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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/19249-8.txt b/19249-8.txt new file mode 100644 index 0000000..90f3cec --- /dev/null +++ b/19249-8.txt @@ -0,0 +1,9076 @@ +The Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La vie littéraire + Première série + +Author: Anatole France + +Release Date: September 11, 2006 [EBook #19249] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +LA VIE LITTÉRAIRE + +PREMIÈRE SÉRIE + +PARIS + +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + + + + +À MONSIEUR ADRIEN HÉBRARD, SÉNATEUR, DIRECTEUR DU _TEMPS_ + +Cher monsieur, + +Permettez-moi de vous offrir ce petit livre; je vous le dois bien, car +assurément il n'existerait pas sans vous. Je ne songeais guère à faire +de la critique dans un journal quand vous m'avez appelé au _Temps_. J'ai +été étonné de votre choix et j'en demeure encore surpris. Comment un +esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante +avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté +au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie, +lente et solitaire comme la mienne? + +Mais rien ne vous est étranger, pas même la méditation. Ceux qui vous +connaissent intimement assurent qu'il y a en vous du rêveur. Ils ne se +trompent pas. Seulement Vous rêvez très vite. En toutes choses vous +possédez au plus haut degré le génie de la promptitude. La facilité avec +laquelle vous pensez est prodigieuse. Vous comprenez tout à la fois. +Votre conversation, rapide et brillante comme la lumière, m'éblouit +toujours. Pourtant elle est toujours raisonnable. Éblouir avec la +raison, cela n'a été donné qu'à vous. Quel écrivain vous feriez, si vous +aviez moins d'idées! Une magicienne russe, qui a longtemps vécu dans +l'Inde, parle dans ses écrits d'un procédé qu'emploient les sages indous +pour communiquer leur pensée aux profanes. À mesure qu'elle se forme en +eux-mêmes, ils la précipitent dans le cerveau d'un saint homme qui +l'écrit à loisir. Voilà un procédé qui vous conviendrait! Quel dommage +que notre barbare Occident ignore encore la «précipitation» de la +pensée! Mais je vous connais: si un saint homme se mettait à rédiger vos +idées précipitées, vous iriez tout de suite le prier de n'en rien faire. +Vous aimez à rester inédit. Homme public, vous avez horreur de paraître: +c'est une de vos originalités, et non pas la moins charmante. + +Je crois que vous avez un talisman. Vous faites ce que vous voulez. Vous +avez fait de moi un écrivain périodique et régulier. Vous avez triomphé +de ma paresse. Vous avez utilisé mes songeries et monnayé mon esprit. +C'est pourquoi je vous tiens pour un incomparable économiste. M'avoir +rendu productif, je vous assure que c'est merveilleux. Mon excellent ami +Calmann Lévy lui-même n'avait pas réussi à me faire écrire un seul livre +depuis six ans. + +Vous avez un très bon caractère et vous êtes très facile à vivre. Vous +ne me faites jamais de reproches. Je n'en tire pas vanité. Vous avez +compris tout de suite que je n'étais pas bon à grand'chose et qu'il +valait mieux ne pas me tourmenter. Sans me flatter, c'est la principale +cause de la liberté que vous me laissez dans votre journal. Vous me +savez incorrigible et vous désespérez de m'amender. Un jour, n'avez-vous +pas dit de moi à un de nos amis communs: + +--C'est un bénédictin narquois. + +On se connaît mal soi-même, mais je crois que la définition est bonne. +Je me fais assez l'effet d'un moine philosophe. J'appartiens de coeur à +une abbaye de Thélème, dont la règle est douce et l'obédience facile. +Peut-être n'y a-t-on pas beaucoup de foi, mais assurément on y est très +pieux. + +L'indulgence, la tolérance, le respect de soi et des autres sont des +saints qu'on y chôme toujours. Si l'on y incline au doute, il faut +considérer que le pyrrhonisme ne va pas sans un profond attachement à la +coutume et à l'usage. Or, la coutume du plus grand nombre, c'est +proprement la morale. Il n'y a qu'un sceptique pour être toujours moral +et bon citoyen. Un sceptique ne se révolte jamais contre les lois, car +il n'a pas espéré qu'on pût en faire de bonnes. Il sait qu'il faut +beaucoup pardonner à la République. Pourtant voulez-vous un conseil? Ne +confiez jamais le bulletin politique du _Temps_ à un de nos thélémites. +Il y répandrait une mélancolie douce qui découragerait vos honnêtes +lecteurs. Ce n'est pas avec la philosophie qu'on soutient les +ministères. Quant à moi, je garde une modestie qui me sied, et je m'en +tiens à la critique. + +Telle que je l'entends et que vous me la laissez faire, la critique est, +comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des +esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une +autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de +son âme au milieu des chefs-d'oeuvre. + +Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et +tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur +oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu'on ne +sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne +donnerions-nous pas pour voir pendant une minute, le ciel et la terre +avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le +cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien +défendu. Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous +souvenir d'avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre personne +comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, +ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse +condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que +nous n'avons pas la force de nous taire. + +Pour être franc, le critique devrait dire: + +--Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de +Racine, ou de Pascal, ou de Goethe. C'est une assez belle occasion. + +J'ai eu l'honneur de connaître M. Cuvillier-Fleury, qui était un vieux +critique fort convaincu. Un jour, que je l'allai voir dans sa petite +maison de l'avenue Raphaël, il me montra la modeste bibliothèque dont il +était fier: + +--Monsieur, me dit-il, éloquence, belles-lettres, philosophie, histoire, +tous les genres y sont représentés, sans compter la critique qui +embrasse tous les autres genres. Oui, monsieur, le critique est tour à +tour orateur, philosophe, historien. + +M. Cuvillier-Fleury avait raison. Le critique est tout cela, ou du moins +il peut l'être. Il a l'occasion de montrer les facultés intellectuelles +les plus rares, les plus diverses, les plus variées. Et quand il est un +Sainte-Beuve, un Taine, un J.-J. Weiss, un Jules Lemaître, un Ferdinand +Brunetière, il n'y manque pas. Sans sortir de lui-même, il fait +l'histoire intellectuelle de l'homme. La critique est la dernière en +date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les +absorber toutes. Elle convient admirablement à une société très +civilisée dont les souvenirs sont riches et les traditions déjà longues. +Elle est particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et +polie. Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n'en demandent +toutes les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Montaigne, +Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la +philosophie et de l'histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une +époque d'absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et, +si l'on cherche le docteur universel, le saint Thomas d'Aquin du XIXe +siècle, n'est-ce pas à Sainte-Beuve qu'il faut songer? + +C'était un saint homme de critique, je vénère sa mémoire. Mais, à vous +parler franchement, cher monsieur Hébrard, je crois qu'il est plus sage +de planter des choux que de faire des livres. + +Il est des âmes livresques pour qui l'univers n'est qu'encre et que +papier. Celui dont une telle âme anime le corps apaisé passe sa vie +devant sa table de travail, sans souci des réalités dont il étudie +obstinément la représentation graphique. Il ne sait de la beauté des +femmes que ce qui en est écrit. Il ne connaît des travaux, des +souffrances et des espérances des hommes que ce qui peut en être cousu +sur nerfs et relié en maroquin. Il est monstrueux et innocent. Il n'a +jamais mis le nez à la fenêtre. Tel était le bonhomme Peignot, qui +recueillait les opinions des auteurs pour en faire des livres. Rien ne +l'avait jamais troublé. Il concevait les passions comme des sujets de +monographies curieuses et savait que les nations périssent en un certain +nombre de pages in-octavo. Jusqu'au jour de sa mort, il travailla d'une +ardeur égale, sans jamais rien comprendre. C'est pourquoi le travail ne +lui fut point amer. Il faut l'envier, si l'on ne peut qu'à ce prix +trouver la paix du coeur. + +Bénissons les livres, si la vie peut couler au milieu d'eux en une +longue et douce enfance! Gustave Doré, qui imprimait quelquefois à ses +dessins les plus comiques je ne sais quel sentiment de fantaisie +profonde et de poésie bizarre, a donné un jour, sans trop le savoir, +l'emblème ironique et touchant de ces existences que le culte des livres +console de toutes les réalités douloureuses. Dans le moine Nestor, qui +écrivit une chronique en des temps barbares et troublés, il a symbolisé +toute la race des bibliomanes et des bibliographes. Son dessin n'est pas +plus grand que le creux de la main, mais qui l'a vu une fois ne peut +plus l'oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu'il +publia lors de la guerre de Crimée, sous ce titre: _la Sainte Russie_, +et qui n'est pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son +talent et de son patriotisme. + +Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses +papiers. Assis comme un homme qui aime à s'asseoir, la tête enfoncée +dans son capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour +est livré au massacre et à l'incendie. Les flèches obscurcissent l'air. +Le couvent même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de +mur s'écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule, +épargnée par miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une +fenêtre. Des archers s'entassent sur ce qui reste des toits, marchent +comme des mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol +hérissé de lances et d'épées. On se bat jusque dans sa cheminée; il +écrit. Une commotion terrible renverse son encrier; il écrit encore. +Voilà ce que c'est que de vivre dans les bouquins! Voilà le pouvoir des +paperasses! + +Les bibliothèques abritent encore aujourd'hui quelques sages semblables +au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de patience qui +remplit leur vie et qui comble leur âme; ils ne manquent pas une séance, +même dans les jours de troubles et de révolution. + +Ils sont heureux. N'en parlons plus. Mais j'en connais plusieurs, d'un +esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes +de beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et +leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix +aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part, +beaucoup d'âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de +lecture. Voyez, par exemple, ce qu'il advint à don Quichotte pour avoir +dévoré les quatre volumes d'_Amadis de Gaule_ et une douzaine d'autres +beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux +enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et +il fit mille folies qu'il n'aurait point faites, s'il n'avait pas eu +l'esprit de lire. + +Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages +manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je +définirais le livre une oeuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes +sortes d'images qui troublent les esprits et changent les coeurs. Je +dirai mieux encore: le livre est un petit appareil magique qui nous +transporte au milieu des images du passé ou parmi des ombres +surnaturelles. Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des +mangeurs de haschisch. Ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui +pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et les jette en +proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l'opium de +l'Occident. Il nous dévore. Un jour viendra où nous serons tous +bibliothécaires, et ce sera fini. + +Aimons les livres comme l'amoureuse du poète aimait son mal. Aimons-les; +ils nous coûtent assez cher. Aimons-les; nous en mourons. Oui, les +livres nous tuent. Croyez-m'en, moi qui les adorai, moi qui me donnai +longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en avons trop +et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges sans rien lire, +et c'est précisément le temps où ils firent les plus grandes choses et +les plus utiles, car c'est le temps où ils passèrent de la barbarie à la +civilisation. Pour être sans livres, ils n'étaient pas alors tout à fait +dénués de poésie et de morale; ils savaient par coeur des chansons et de +petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient +_Peau-d'Âne_ et le _Chat botté_, dont on a fait beaucoup plus tard des +éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses +pierres, couvertes d'inscriptions en style administratif et religieux. + +Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons accompli +depuis lors! Les livres se sont multipliés d'une façon merveilleuse au +XVIe siècle et au XVIIIe. Aujourd'hui la production en est centuplée. +Voici qu'on publie, seulement à Paris, cinquante volumes par jour; sans +compter les journaux. C'est une orgie monstrueuse. Nous en sortirons +fous. La destinée de l'homme est de tomber successivement dans des excès +contraires. Au moyen âge, l'ignorance enfantait la peur. Il régnait +alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus. Maintenant, +nous courons, par l'étude, à la paralysie générale. N'y aurait-il pas +plus de sagesse et d'élégance à garder la mesure? + +Soyons des bibliophiles et lisons nos livres; mais ne les prenons point +de toutes mains; soyons délicat, choisissons, et, comme ce seigneur +d'une des comédies de Shakespeare, disons à notre libraire: «Je veux +qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.» + +Je ne me flatte pas que ce petit livre ait rien d'amoureux ni qu'il +mérite une belle reliure. Mais on y trouvera, vous le savez, cher +monsieur, une parfaite sincérité (le mensonge veut un talent que je n'ai +pas), beaucoup d'indulgence et quelque naturelle amitié pour le beau et +le bien. + +C'est pourquoi j'ose vous l'offrir, cher monsieur, comme un trop faible +témoignage de gratitude, d'estime et de sympathie. + +A.F. + + + + +HAMLET À LA COMÉDIE-FRANÇAISE + + +«Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent par +leurs chants ton sommeil!» Voilà ce que, mardi, à minuit, nous disions +avec Horatio au jeune Hamlet, en sortant du Théâtre-Français. Aussi +bien, nous devions souhaiter une bonne nuit à qui nous avait fait passer +une belle soirée. Oui, c'est un aimable prince que le prince Hamlet. Il +est beau, il est malheureux; il sait tout et ne sait que faire. Il est +digne d'envie et de pitié. Il est plus mauvais et meilleur que chacun de +nous. C'est un homme, c'est l'homme, c'est tout l'homme. Et il y avait +bien dans la salle comble, je vous jure, vingt personnes pour sentir +cela. «Bonne nuit, aimable prince!» On ne peut vous quitter sans avoir +la tête pleine de vous, et voilà trois jours que je n'ai de pensées que +les vôtres. + +J'ai senti à vous voir une joie triste, mon prince. Et cela est plus +qu'une joie joyeuse. Je vous dirai tout bas que la salle m'a semblé un +peu distraite et légère: il faut ne pas trop s'en plaindre et ne pas +s'en étonner du tout. C'était une salle composée de Français et de +Françaises. Vous n'étiez pas en habit de soirée, vous n'aviez point une +intrigue amoureuse dans le monde de la haute finance et vous ne portiez +point une fleur de gardénia à votre boutonnière. C'est pourquoi les +dames toussaient un peu, dans leur loge, en mangeant des fruits glacés; +vos aventures ne pouvaient pas les intéresser. Ce ne sont point des +aventures mondaines; ce ne sont que des aventures humaines. Vous forcez +les gens à penser, et c'est un tort qu'on ne vous pardonnera point ici. +Pourtant, il y avait çà et là, dans la salle, quelques esprits que vous +avez profondément remués. En leur parlant de vous, vous leur parliez +d'eux-mêmes. C'est pourquoi ils vous préfèrent à tous les autres êtres +créés, comme vous, par le génie. Un heureux hasard me plaça, dans la +salle, auprès de M. Auguste Dorchain. Il vous comprend, mon prince, +comme il comprend Racine, parce qu'il est poète. Je crois vous +comprendre un peu aussi, parce que je viens de la mer... Oh! ne craignez +pas que je dise que vous êtes deux océans. Ce sont là des mots, des +mots, et vous ne les aimez pas. Non, je veux dire seulement que je vous +comprends, parce qu'après deux mois de repos et d'oubli au milieu de +larges horizons, je suis devenu très simple et très accessible à ce qui +est vraiment beau, grand et profond. Dans notre Paris, l'hiver, on se +prend de goût volontiers pour les jolies choses, pour les coquetteries à +la mode et les gentillesses compliquées des petites écoles. Mais le +sentiment s'élève et s'épure dans la féconde oisiveté des promenades +agrestes, au milieu des grands horizons des champs et de la mer. Quand +on en revient, on est tout préparé pour l'intimité du sauvage génie d'un +Shakespeare. C'est pourquoi vous avez été le bienvenu, prince Hamlet; +c'est pourquoi toutes vos pensées errent confusément sur mes lèvres et +m'enveloppent de terreur, de poésie et de tristesse. Vous avez vu: on +s'est demandé, dans la _Revue bleue_ et ailleurs, d'où vous venait votre +mélancolie. On l'a justement jugée si profonde, qu'on n'a pas cru que +les catastrophes domestiques les plus épouvantables eussent suffi à la +former dans toute son étendue. Un économiste très distingué, M. Émile de +Laveleye, a pensé que ce devait être une tristesse d'économiste. Et il a +fait un article exprès pour le démontrer. Il a donné à entendre que son +ami Lanfrey et lui-même en avaient éprouvé une semblable après le coup +d'État de 1851, et que vous avez souffert plus que toutes choses, prince +Hamlet, du mauvais état où l'usurpateur Claudius avait mis, de votre +temps, les affaires du Danemark. + +Je crois qu'en effet vous aviez grand souci des destinées de votre +patrie, et j'applaudis aux paroles que prononça Fortinbras quand il +ordonna à quatre capitaines de porter votre corps sur un lit d'honneur, +comme on fait pour les soldats. «Si Hamlet avait vécu, s'écria-t-il, il +se serait montré un généreux roi.» Pourtant, je ne pense pas que votre +mélancolie fût tout à fait celle de M. Émile de Laveleye. Je crois +qu'elle était plus haute encore et plus intelligente. Je crois qu'elle +était inspirée par un vif sentiment de la destinée. Ce n'est pas +seulement le Danemark, c'est le monde entier qui vous paraissait sombre. +Vous n'espériez plus en rien, pas même, comme M. de Laveleye, dans des +principes de droit public. Que ceux qui en doutent encore se rappellent +la belle et amère prière qui sortit de vos lèvres déjà glacées par la +mort: «Ô mon bon Horatio! si tu m'as jamais tenu pour cher à ton coeur, +reste éloigné quelque temps encore de la suprême félicité et consens à +respirer dans la souffrance au sein de ce dur monde, pour raconter mon +histoire.» Ce furent vos dernières paroles. Celui à qui elles +s'adressaient n'avait pas, comme vous, une famille empoisonnée de +crimes; il n'était pas comme vous un fatal assassin. C'était un esprit +libre, sage et fidèle; c'était un homme heureux, s'il en est. Mais vous +saviez, prince Hamlet, vous saviez qu'il n'en fut jamais. Vous saviez +que tout est mal dans l'univers. Il faut dire le mot, vous étiez un +pessimiste. Sans doute votre destinée vous poussait au désespoir: elle +fut tragique. Mais votre nature était conforme à votre destinée. C'est +là ce qui vous rend si admirable: vous étiez fait pour goûter le +malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre goût. Vous fûtes bien +servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal qui vous abreuve! +Quelle finesse de palais! Oh! vous êtes un connaisseur, un gourmet en +douleurs. + +Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu'il +n'était guère optimiste lui-même, alors qu'il vous créa. De 1601 à 1608, +il anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense, +d'ombres désolées ou furieuses. C'est alors qu'il montra Desdémone +périssant par Iago, et le sang d'un vieux roi paternel tachant les +petites mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son +préféré, et Timon d'Athènes. + +Oui, Timon! C'est à croire, décidément, que Shakespeare était +pessimiste, comme vous. Qu'en dira son confrère, l'auteur du second +_Gerfaut_, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort, +m'a-t-on dit, les pauvres pessimistes? Oh! il leur fait passer +quotidiennement un mauvais quart d'heure. Je les plains; il se trouve +partout des heureux qui les raillent sans pitié. À leur place, je ne +saurais où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour +eux Job et Shakespeare. Cela redresse un peu la balance. Voilà M. Paul +Bourget sauvé pour cette fois. Et c'est par vous, prince Hamlet. + +J'ai sous les yeux, tandis que j'écris, une vieille gravure allemande +qui vous représente, mais où j'ai peine à vous reconnaître. Elle vous +représente tel que vous étiez au théâtre de Berlin vers 1780. Vous ne +portiez point alors ce deuil solennel dont parle votre mère, ce +pourpoint, ces hauts-de-chausses, ce manteau, cette toque dont Delacroix +vous a si noblement vêtu quand il fixa votre type dans des dessins +maladroits, mais sublimes, et que M. Mounet-Sully porte avec une grâce +si virile et tant de poétiques attitudes. Non! vous paraissiez devant +les Berlinois du XVIIIe siècle dans un costume qui nous semblerait +aujourd'hui bien étrange. Vous étiez vêtu--ma gravure en fait foi--à la +dernière mode de France. Vous étiez coiffé en ailes de pigeon et poudré +à blanc; vous portiez collerette brodée, culottes de satin, bas de soie, +souliers à boucles et petit manteau de cour, enfin tout l'habit de deuil +des courtisans de Versailles. J'oubliais le chapeau Henri IV, le vrai +chapeau de la noblesse aux États généraux. Ainsi accoutré et l'épée de +cour au côté, vous vous tenez aux pieds d'Ophélie, qui est, ma foi, fort +gentille dans sa robe à paniers, avec sa haute coiffure à la +Marie-Antoinette, que surmonte un grand panache de plumes d'autruche. +Tous les autres personnages sont habillés à l'avenant. Ils assistent, +avec vous, à la tragédie de _Gonzago et Baptista_. Votre beau fauteuil +Louis XV est vide et laisse voir toutes les fleurs de sa tapisserie. +Déjà vous rampez à terre; vous épiez sur le visage du roi l'aveu muet du +crime que vous avez mission de venger. Le roi aussi porte un beau +chapeau à la Henri IV, comme Louis XVI. Vous croyez sans doute que je +vais sourire et me moquer, et triompher vivement du progrès de nos +décors et de nos costumes. Vous vous trompez. Assurément, si vous n'êtes +plus habillé à la mode de ma vieille estampe, si vous ne ressemblez plus +au comte de Provence en deuil du Dauphin et si votre Ophélie n'est plus +attifée comme Mesdames, je ne le regrette pas le moins du monde. Loin de +là, je vous aime beaucoup mieux tel que vous êtes maintenant. Mais +l'habit n'est rien pour vous; vous pouvez porter tous les costumes qu'il +vous plaira; ils vous conviendront tous, s'ils sont beaux. Vous êtes de +tous les temps et de tous les pays. Vous n'avez pas vieilli d'une heure +en trois siècles. Votre âme a l'âge de chacune de nos âmes. Nous vivons +ensemble, prince Hamlet, et vous êtes ce que nous sommes, un homme au +milieu du mal universel. On vous a chicané sur vos paroles et sur vos +actions. On a montré que vous n'étiez pas d'accord avec vous-même. +Comment saisir cet insaisissable personnage? a-t-on dit. Il pense tour à +tour comme un moine du moyen âge et comme un savant de la Renaissance; +il a la tête philosophique et pourtant pleine de diableries. Il a +horreur du mensonge et sa vie n'est qu'un long mensonge. Il est +irrésolu, c'est visible, et pourtant certains critiques l'ont jugé plein +de décision, sans qu'on puisse leur donner tout à fait tort. Enfin, on a +prétendu, mon prince, que vous étiez un magasin de pensées, un amas de +contradictions et non pas un être humain. Mais c'est là, au contraire, +le signe de votre profonde humanité. Vous êtes prompt et lent, audacieux +et timide, bienveillant et cruel, vous croyez et vous doutez, vous êtes +sage et par-dessus tout vous êtes fou. En un mot, vous vivez. Qui de +nous ne vous ressemble en quelque chose? Qui de nous pense sans +contradiction et agit sans incohérence? Qui de nous n'est fou? Qui de +nous ne vous dit avec un mélange de pitié, de sympathie, d'admiration et +d'horreur: «Bonne nuit, aimable prince!» + + + + +SÉRÉNUS + +_Sérénus, par Jules Lemaître, in-18._ + + +Le temps est proche où Ponce-Pilate sera en grande estime pour avoir +prononcé une parole qui pendant dix-huit siècles pesa lourdement sur sa +mémoire. Jésus lui ayant dit: «Je suis venu dans le monde pour rendre +témoignage à la vérité; quiconque est de la vérité écoute ma voix», +Pilate lui répondit: «Qu'est-ce que la vérité?» + +Aujourd'hui, les plus intelligents d'entre nous ne disent pas autre +chose: «Qu'est-ce que la vérité?» M. Jules Lemaître vient de publier un +petit conte philosophique, _Sérénus_, qui ne fut qu'un jeu pour son +esprit facile et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans +l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme _Candide_ ou _Zadig_ +marque aujourd'hui dans celle du XVIIIe. + +Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lemaître répète, +sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux +fonctionnaire romain: «Qu'est-ce que la vérité?» Il admire les croyants +et il ne croit pas. On peut dire qu'avec lui la critique est décidément +sortie de l'âge théologique. Il conçoit que sur toutes choses il y a +beaucoup de vérités, sans qu'une seule de ces vérités soit la vérité. Il +a, plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du +relatif et l'inquiétude avec l'amour de l'éternelle illusion qui nous +enveloppe. Un vieux poète grec a dit: «Nous sommes agités au hasard par +des mensonges;» de cette idée, M. Jules Lemaître a tiré mille et mille +idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles détachées. + +C'est la philosophie d'un honnête homme. Vous entendez bien ce mot. +Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est doux +et sûr, une intelligence qui ne connaît point la peur, une âme souriante +et pleine d'indulgence. M. Jules Lemaître est tout cela. En ajoutant +qu'il a l'ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu'un peu vif, +j'aurai fait l'esquisse de son portrait. En dépit de sa belle culture +classique, il ne tient pas trop au passé. Nous l'avons bien vu un jour +que nous eûmes l'idée de le mener voir, aux beaux-arts, l'Hermès de +Praxitèle et les frontons du Parthénon. Nous étions trois mortels devant +les vrais dieux et les vraies déesses, et je fus le seul tout à fait +respectueux. Il arriva ce jour-là, comme d'habitude, que l'esprit ne fut +pas du côté du respect. Je ne sais pas si M. Jules Lemaître admire +beaucoup son temps, mais il l'aime. Paris, tel qu'il est, lui plaît +beaucoup. Il y est heureux, malgré «l'ennui commun à toute créature bien +née». Le mot n'est pas de moi; il est de Marguerite d'Angoulême, la soeur +de François Ier. + +Mais pourquoi, dites-vous, s'il aime tant Paris, nous conduit-il à Rome, +chez Sérénus? Je vous répondrai qu'il a choisi, pour aller à Rome, le +temps où l'on avait à Rome bien des idées et bien des sentiments que +l'on a aujourd'hui à Paris. Le mal de Sérénus fut l'impossibilité de +croire. Sa soeur était chrétienne; elle était belle; elle avait la +douceur impérieuse des saintes; elle le conduisit dans la petite église, +où il éprouva des sentiments étranges et contradictoires, quelque chose +de ce que sentirait un galant homme introduit dans une assemblée des +spirites, si les spirites étaient des martyrs, ou dans un conciliabule +de nihilistes, si les nihilistes attendaient la mort sans la donner. Il +fut saisi d'une sorte d'admiration et il éprouva en même temps +d'invincibles répugnances. Voici comment il rend compte lui-même de ce +double sentiment. Il analyse d'abord les raisons qu'il a d'admirer et +d'aimer ces braves gens: + +«Toutes les vertus, dit-il, que les philosophes avaient déjà connues et +prêchées, m'apparaissaient, chez les disciples de Christus, transformées +par un sentiment nouveau: l'amour d'un Dieu homme et d'un Dieu crucifié, +amour sensible, ardent, pleins de larmes, de confiance, de tendresse, +d'espoir. Évidemment, ni les forces naturelles personnifiées ni le Dieu +abstrait des stoïciens n'ont jamais inspiré rien de pareil. Et cet amour +de Dieu, source et commencement des autres vertus chrétiennes, leur +communiquait une pureté, une douceur, une onction et comme un parfum que +je n'avais pas encore respiré.» + +Voilà ce qui l'attire. Voici maintenant ce qui l'éloignerait s'il +n'était retenu par le chaste attrait de Séréna: + +«L'idée que mes nouveaux frères avaient de ce monde et de cette vie +heurtait en moi je ne sais quel sentiment de nature... Malgré mon +pessimisme persistant..., il me déplaisait que des hommes méprisassent +si fort la seule vie, après tout, dont nous soyons assurés. Puis je les +trouvais par trop simples, fermés aux impressions artistiques, bornés, +inélégants... Un peu de souci de la patrie romaine se réveillait en moi; +je m'effrayais du mal que pouvait faire à l'empire, si elle continuait +de se répandre, une telle conception de la vie, un tel détachement des +devoirs civils et des occupations profanes... J'étais choqué que ces +saints fussent si sûrs de tant de choses, et de choses si merveilleuses, +quand j'avais, moi, tant cherché sans trouver, tant douté dans ma vie, +et mis finalement mon orgueil dans mon incroyance.» + +Bientôt les chrétiens eurent le bonheur d'être persécutés. Sérénus, qui +était homme de goût, resta parmi eux. Sa mort stoïque eut les apparences +du martyre. Son corps fut enseveli parmi ceux des saints, dans le +tombeau de la famille Flavia. Transporté à Beaugency-sur-Loire, en l'an +de grâce 860, il ne tarda pas à opérer des miracles. Il rendit notamment +la vue à un aveugle et la vie à la jument d'un prêtre. + +Voilà l'histoire de Sérénus. Et remarquez bien que l'impossibilité de +croire, qui est le mal de ce galant homme, ne sévit pas seulement dans +la partie religieuse de son âme. Elle le dévore tout entier. En +politique comme en amour, il ne croit pas. Il ne trouve de raison de se +déterminer que dans un certain sentiment de l'élégance morale qui survit +chez lui à toute conviction et à toute philosophie. Le malheur est qu'on +cesse d'agir quand on est ainsi. Il y a lieu de s'en inquiéter. Le +bonhomme Franklin n'avait pas, tant s'en faut, autant d'esprit et de +goût que Sérénus; mais il possédait le sens pratique et il sut se rendre +utile à ses concitoyens. Il était laborieux; il faisait sa tâche et +voulait que chacun fît la sienne. + +--Quand vous serez embarrassé pour prendre une décision, disait-il, +allez chercher une feuille de papier blanc et divisez-la en deux +colonnes. Vous écrirez dans une des colonnes toutes les raisons que vous +avez d'agir, et, dans l'autre, toutes les raisons que vous avez de vous +abstenir. De même qu'en algèbre on supprime les quantités semblables, +vous bifferez les raisons qui se balancent, et vous vous déterminerez +d'après la raison qui subsistera. + +Jamais Sérénus n'emploiera cette méthode, qui n'est pas faite pour lui. +Sérénus épuiserait tous les papyrus et toutes les tablettes de cire, il +userait ses roseaux du Nil et son poinçon d'acier avant d'avoir épuisé +les raisons que lui suggérerait son esprit subtil, et finalement il n'en +trouverait aucune qui valût mieux ou moins que les autres. + +Faut-il donc agir? Sans doute qu'il le faut! Rappelez-vous le premier +mot prononcé, dans le second _Faust_, par le petit homme que le famulus +Wagner vient de fabriquer avec ses cornues. À peine sorti de son bocal, +ce petit homme s'écrie fièrement: «Il faut que j'agisse, puisque je +suis.» On peut vivre sans penser. Et même c'est généralement ainsi qu'on +vit. Il n'en résulte pas grand dommage pour la république. Au contraire, +la patrie a besoin de l'action diverse et harmonieuse de tous les +citoyens. C'est d'actes et non d'idées que vivent les peuples. + + + + +LA RÉCEPTION DE M. LÉON SAY À L'ACADÉMIE FRANÇAISE + + +Nous avons entendu jeudi, à l'Institut, la fourmi faire l'éloge de la +cigale. La louange était piquante, inattendue, heureuse. Il faut dire +aussi que la fourmi n'est pas ce que croit le fabuliste; elle est +économe de la fortune publique; c'est ce qu'on appelle économiste; elle +est sage, elle est laborieuse, elle n'est point ingrate et elle sait +qu'il ne faut point offenser la cigale, aimée des Muses. Cela revient à +dire que M. Léon Say a parlé agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont +le souvenir est si aimable. Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond +About des choses tout à fait intéressantes. Il s'est exprimé en homme de +goût, avec une élégance naturelle et la vivacité d'une intelligence +aiguë, qu'affina la pratique des affaires. Il ne s'est pas piqué de +littérature plus qu'il ne convenait. Il n'est point tombé dans le +travers de Philippe, roi de Macédoine, qui voulait s'entendre en +chansons mieux que les chansonniers. Il a voulu rester l'homme qui goûte +et qui sent. Il a bien fait; car son goût est fin et son sentiment +juste. Pourtant, je le contredirai sur deux points, parce que, s'il faut +toujours dire la vérité, c'est surtout aux triomphateurs qu'on doit la +faire entendre. Mon principal grief est qu'il a passé un peu lestement +sur les romans de Sandeau; il n'a même pas nommé _la Maison de +Penarvan_. Je reviendrai tout à l'heure sur ce sujet. Mon second +reproche s'applique à un certain portrait qu'il a fait incidemment, en +quelques traits rapides, d'une inexactitude que je tiens pour +exemplaire. Il nous a montré «un maître charmant, plein de tact et de +mesure, un poète très fin, qui dit les choses sans appuyer, laissant +ainsi à l'auditoire le plaisir de croire qu'il collabore, en l'écoutant, +avec l'homme d'esprit qui a écrit la pièce»... En ce maître charmant, en +le fin poète, en cet homme d'esprit, il veut nous faire reconnaître M. +Émile Augier. J'y éprouve, pour ma part, quelque peine, et j'affirme que +le portrait manque de ressemblance. Ce n'est pas que l'auteur du _Fils +de Giboyer_ soit dépourvu de finesse et de mesure; mais ses qualités +essentielles sont tout autres. Il ne dit pas les choses sans appuyer: il +appuie au contraire avec une heureuse rudesse. Il est robuste, il est +ferme; il frappe juste et fort. Il a plus d'énergie que de grâce et plus +de droiture que de souplesse. Ses créations ne laissent rien à deviner. +Le maître les jette en pleine lumière. Elles n'ont rien d'inachevé, rien +de mystérieux. On n'avait qu'à nommer la Vigueur et la Probité pour +faire apparaître M. Émile Augier entre ses deux Muses. À Dieu ne plaise, +monsieur Léon Say, que vous sachiez ces choses aussi bien que moi. À +Rome, au temps de Néron, certain tribun des soldats, fils d'un honnête +publicain, montrait dans l'administration militaire des talents qu'il +avait précédemment exercés dans l'administration civile. Il était +laborieux et sage, mais il dormait au théâtre. Il n'en parvint pas moins +à la première magistrature de l'État. Je soupçonne M. Léon Say d'avoir +quelquefois sommeillé de même au Théâtre-Français pendant qu'on jouait +_Gabrielle_ ou _les Fourchambault_. Il n'y a pas grand mal à cela et M. +Émile Augier est le premier, j'en suis sûr, à lui pardonner. Les hommes +d'État n'ont pas toujours le loisir de fréquenter les Muses; il faut +seulement qu'il ne se brouillent pas avec elles, car ce serait se +brouiller avec la grâce et la persuasion, et qu'est-ce, je vous prie, +qu'un président du conseil sans la persuasion et la grâce? Il faut +beaucoup de choses pour gouverner, beaucoup de bonnes choses et quelques +mauvaises. Ne vous y trompez pas: il y faut du goût. Sans le goût, on +choque ceux mêmes qui n'en ont pas. Mon confrère et ami M. Adolphe Racot +prête au héros de son dernier roman cette idée que, pour la conduite des +hommes, le goût vaut l'intelligence et la probité. Je n'irai pas +jusque-là; mais il est vrai que le goût suppose la justesse de l'esprit, +la délicatesse des sentiments et plusieurs fortes qualités dont il est +la fleur. + +M. Léon Say a du goût. Il y paraît dans l'élégante simplicité, dans la +clarté abondante de sa parole. + +Ses discours politiques, particulièrement ceux qui traitent de finances, +sont d'un art achevé. Tout y semble facile. C'est un rare plaisir que +d'entendre M. Léon Say à la tribune du Sénat. La voix est claire. Au +début, elle semble un peu aigre. C'est justement ce qu'il faut pour +qu'on sache gré à l'orateur de l'adoucir ensuite. Dès la seconde phrase, +elle ne garde d'aigu que ce qu'il faut pour bien entrer dans les +oreilles. Elle les mord sans les blesser. La diction, bien qu'aisée, +n'est pas coulante à l'excès. M. Léon Say n'a pas cette parole savonnée +qui glisse et ne pénètre pas. Certes, la tribune n'est pas faite pour +les orateurs pénibles; ceux-là font partager à leurs auditeurs la +fatigue qu'ils éprouvent; par une sympathie involontaire, on souffre de +leur souffrance. Mais un orateur dont la parole est trop fluide et se +répand d'un cours égal n'inspire, dans une Assemblée, qu'un intérêt +superficiel. Il faut que celui qui parle paraisse chercher et choisir +ses idées et ses paroles. La recherche doit être rapide et le choix sûr; +encore faut-il que l'un et l'autre se sentent dans quelques inflexions +de la voix et dans certains ralentissements du débit. Il faut enfin que +le travail de la pensée reste sensible au milieu de l'action oratoire. +M. Léon Say a ce qu'on peut appeler la parole vivante. Il anime les +abstractions; il trouve, pour amuser et soutenir l'attention, plusieurs +des ressources qu'avait M. Thiers. Il explique, il compare, il cite des +exemples, il raconte des historiettes, il est familier, il pénètre dans +l'intimité des choses. Il a ces finesses qui font un piquant contraste +avec la rondeur de sa personne. S'il ne sait point s'échauffer, il ne +dit rien qui exige de la chaleur. Comme il est toujours maître de son +sujet, il le renferme dans les limites de son talent et il s'arrange +pour n'avoir jamais besoin des qualités qui lui manquent. + +Il intéresse avec des chiffres. C'est là un grand mérite. Quant à dire, +comme on le fait si souvent, que c'est un tour de force, je m'en +garderai bien, la louange serait fausse. Les questions financières sont +par elles-mêmes aussi intéressantes que toutes les autres grandes +questions. Pour être plus abstraites que d'autres, elles n'en sont pas +plus arides. L'esprit trouve à les étudier une profonde satisfaction. +Elles offrent aux déductions des bases solides et larges. Elles plaisent +à la raison par leur exactitude et à l'imagination par leur étendue. +Enfin, elles sont chose humaine. Elles appartiennent à l'homme par leur +principe et par leur fin. Elles sont donc intéressantes par elles-mêmes +et se prêtent naturellement au bien-dire. Il y a un bon style de +finances comme il y a un bon style littéraire. + +Mais je reviens à ma querelle. Je m'y obstine d'autant plus que c'est +une mauvaise querelle. J'aurais voulu que M. Léon Say dît à Jules +Sandeau, dans son aimable langage,--pourquoi ne pas l'avouer?--tout ce +que je voudrais dire moi-même. Au fond, nous ne reprochons jamais aux +gens que de ne pas sentir et de ne pas penser comme nous. + +C'est que, pour moi, Sandeau, c'est mieux encore qu'un délicat écrivain +et qu'un romancier poète, c'est un souvenir d'enfance. Que de fois, en +allant ou revenant du collège, je l'ai rencontré, ce brave homme dont la +bienvenue souriait à tout le monde, sur les quais illustres où il était +chez lui; car ils sont la patrie adoptive de tous les hommes de pensée +et de goût. L'excellent vieillard! On peut dire de celui-là qu'il avait +le dos bon, un de ces larges dos qui, visiblement, ont porté avec un +naïf courage le fardeau de la vie et que les douleurs de l'âme ont +courbé lentement. Il n'était point beau, ni guère brave en ses habits. +Je lui connus longtemps un grand pardessus, devenu vert et jaune, qui +remontait par derrière et pendait en pointe par devant. Avec cela, le +chapeau sur l'oreille et un pantalon à la hussarde; en sorte que la +crânerie se mêlait chez ce vieillard à la bonhomie. Les braves gens +ressemblent presque tous en quelque sorte à des soldats. Sandeau, avec +ses yeux limpides, son gros nez rouge, sa rude moustache blanche, son +air d'innocence, avait je ne sais quel air de capitaine en retraite. Je +veux parler de ces vieux braves qui gardent dans le coeur et dans les +yeux la candeur de l'enfance, parce qu'il n'ont jamais cherché à gagner +de l'argent et qu'ils n'ont connu dans la vie que le devoir, le +sentiment et le sacrifice. Toute la personne de Jules Sandeau respirait +la bonté, et, quand la tristesse d'un deuil mortel s'imprima sur ses +traits, il avait l'air encore du meilleur des hommes. Or, vous le savez, +la douleur n'est bonne que chez les bons. + +Pour dire vrai, si, quand j'avais quinze ans, je contemplais M. Jules +Sandeau, sur les quais, avec tant d'intérêt et de curiosité, c'est +qu'alors je lisais _Marianna_ pendant la classe, derrière une pile de +bouquins. Que l'honnête M. Chéron, mon professeur de rhétorique, me le +pardonne! Pendant qu'il m'expliquait Thucydide, j'étais aux genoux de +madame de Belnave. Juste ciel! quel feu s'allumait dans mes veines! +J'étais bien loin, monsieur Chéron, des verges en _mi_ et des années de +l'octaétéride dont vous nous faisiez le compte. J'étais ravi dans les +sphères de la passion idéale; j'aimais, j'aimais Marianna. Je souffrais +par elle, je la faisais souffrir; mais mon mal et le sien m'étaient +chers. On m'a averti depuis que _Marianna_ est un livre qui enseigne le +devoir; à quinze ans, il ne m'enseignait que l'amour. M. Léon Say dit +que ce livre a vieilli. Il en parle avec détachement. On voit bien qu'il +ne l'a pas lu, comme moi, entre les feuillets de son dictionnaire grec. +Non! non! _Marianna_ ne vieillira jamais pour moi. Mais, par prudence, +je ne la relirai jamais. + +Vous concevez, après ce que je viens de dire, que je ne pouvais +rencontrer M. Sandeau aux abords du palais Mazarin sans frissonner des +pieds à la tête. Il me semblait un être extraordinaire, marqué d'un +sceau mystérieux. Ce que j'entendais chuchoter autour de moi, quand il +passait, de son ardente amitié avec une femme illustre et de la +mélancolie qu'il en avait gardée toute sa vie, me le rendait encore plus +intéressant et plus extraordinaire. J'ouvrais de grands yeux avides pour +voir cet être privilégié qui avait vécu dans des régions merveilleuses, +inconnues, où je n'espérais point entrer jamais. Je reconnaissais bien +qu'il n'était pas beau et qu'il avait l'air simplement d'un bon vieil +homme. Pourtant, je l'admirais. J'éprouvais à le voir quelque chose +comme le sentiment dont madame Bovary fut saisie en contemplant le +vieillard qui avait été soixante ans auparavant l'amant de la reine. +Voilà, me disais-je, voilà celui qui revient du pays de l'idéal. +J'enviais ses souffrances. On est avide de souffrir à quinze ans. + +Après cela, je ne dis pas qu'il ne faille donner raison à M. Léon Say. +_Marianna_ a vieilli et moi aussi. J'avais déjà perdu bien des illusions +quand il m'arriva de lire les véritables chefs-d'oeuvre de Sandeau, +_Mademoiselle de la Seiglière_ et _la Maison de Penarvan_. Ils ne m'ont +pas troublé comme _Marianna_. La faute en est à moi et non à l'auteur. +Du moins, ils m'ont paru gracieux. Ce sont des poèmes intimes dont les +héros flottent, entre la réalité et l'idéal, dans une région moyenne, où +il est délicieux de se promener. Et remarquez qu'il y a dans cet +idéalisme autant et plus de vérité que n'en peut avoir le réalisme le +plus scrupuleux. Sandeau a très bien saisi le caractère de l'époque +qu'il a voulu peindre; il a choisi avec un bonheur parfait ses +personnages et son action. Balzac a peint aussi, et avec un génie +incomparable, les types du siècle: l'acquéreur de biens nationaux, le +colonel du premier empire, le vieux gentilhomme, etc., mais il ne les a +pas fait mouvoir dans une action aussi simple; il ne les a pas fixés +dans des formes assez pures; il ne les a pas enfermés dans un poème +indestructible et parfait. Il les a éparpillés au long d'aventures +infinies. Sandeau, moins puissant, a été plus heureux. S'il n'a embrassé +que sous des aspects peu variés l'histoire sentimentale de l'ancien +régime en face du nouveau, il a exprimé sa vision en des fables aussi +aimables que sages. + +Son talent lui était bien naturel et ne devait rien à l'étude. Sandeau, +qui vivait dans les livres, n'en lisait guère. Ce brave homme n'était +curieux que de sentir. Il y a dans l'étude des sciences un fonds +d'orgueil et d'audace amère que cette âme paisible et douce ne connut +jamais. On ne le voyait pas feuilleter de bouquins. Il laissait bien +tranquilles ces nids à poussière dont s'échappent, comme des mites, dès +qu'on les ouvre, le doute et l'inquiétude. Je n'offenserai pas sa +mémoire en disant que, bibliothécaire de la Mazarine, il ne connut +jamais très bien sa bibliothèque. Qui lui en ferait un grief? Il avait +de trop beaux livres dans la tête pour s'inquiéter de ceux qui +chargeaient la salle où il siégeait à côté de Philarète Chasles. + +On raconte à ce propos qu'un savant, qui travaillait à la Mazarine, +consultait journellement la _Bibliothèque du père Lelong_. Il aurait +pris lui-même ce livre, s'il lui avait été permis de le faire; car il en +savait bien la place. C'était pour se conformer au règlement qu'il le +demandait au bibliothécaire. Un jour, le malheur voulut que le +bibliothécaire fut Jules Sandeau. À la demande qui lui fut faite: + +--La bibliothèque du père Lelong, répondit Sandeau, ce n'est pas ici, +monsieur. Ici, c'est la bibliothèque Mazarine. + +--Derrière vous, s'écria l'autre en allongeant le bras vers l'in-folio +qu'il était pressé d'ouvrir. + +--Derrière moi, c'est le Louvre, monsieur, répliqua doucement Sandeau. + +Je me hâte d'ajouter que je ne crois pas un mot de cette histoire et que +je ne la conte que pour l'amusement des bibliophiles, qui sont gens de +bien. + + + + +M. ALEXANDRE DUMAS MORALISTE + +_À propos de Francillon._ + + +M. Alexandre Dumas est un moraliste aussi bien qu'un dramaturge. Voilà +quinze ans qu'il partage avec M. Renan les fonctions de directeur +spirituel de la foule humaine. Mais que ces deux confesseurs sont de +tempérament contraire! M. Renan absout toujours.--Toutes les voies, nous +dit-il, mènent au salut.--Il nous apporte chaque jour de nouvelles +indulgences. N'a-t-il pas, à son dernier jubilé, le 1er janvier de cette +année, pardonné par avance à M. Laguerre tous les maux qu'une politique +étroite et violente attirera sur la France? Si nous en croyons ce +paisible conducteur de nos âmes, on ne peut échapper à la bonté divine +et nous irons tous en paradis, à moins qu'il n'y ait pas de paradis, ce +qui est bien probable. + +Une telle doctrine n'a pu naître que dans un esprit large et souriant. +J'en goûte la sérénité. Mais l'orgueil du commun des pécheurs +s'accommode mal de tant de mansuétude. Tous tant que nous sommes, nous +ne faisons bon marché ni de nos vertus ni de nos vices. Nous voulons que +nos faiblesses mêmes paraissent considérables, et l'on nous fâche quand +on nous dit qu'elles sont sans conséquence. Je sais des dévotes qui se +flattent de donner à leur confesseur et à leur Dieu de terribles +inquiétudes. Celles-là n'iront jamais à M. Renan. Il ne se trouble pas +assez. Je ne lui cacherai point que son article sur Amiel lui a fait +perdre, il y a deux ans, une partie de sa clientèle spirituelle. Il s'y +était montré miséricordieux à l'excès. S'il ne nous demande presque +rien, ont pensé les âmes pieuses, c'est qu'il ne nous croit pas capables +de grand'chose. Il nous méprise.--Et il est de fait qu'on ne s'empare +pas des consciences par la douceur. Il y avait, au dix-septième siècle, +un chanoine de Saint-Cloud nommé Nicolas Feuillet. C'était un grand +preneur d'âmes. Il s'adressait à des personnes simples et il leur +persuadait qu'elles n'avaient, de leur vie, mis un pied devant l'autre +ou seulement ouvert la bouche sans faire pleurer Dieu et les anges, et +que leurs moindres pensées allumaient dans les légions infernales un +rire inextinguible. Ces bonnes gens admiraient qu'ils eussent tant +d'importance dans l'autre monde, quand on leur en donnait si peu dans +celui-ci. Ils en concevaient un orgueil et une épouvante qui les +jetaient dans toutes les fureurs de l'ascétisme. M. Feuillet les +expédiait au ciel en deux ou trois ans au plus. Voilà un bon directeur +spirituel, ou je ne m'y connais pas! + +Je ne crains pas de dire que M. Alexandre Dumas procède plus de M. +Feuillet que de M. Renan. Il nous présente de nos péchés une image +grossie et colorée qui nous étonne, nous intéresse et nous trouble. Il +nous montre plus grands et plus forts dans le mal que nous ne sommes +réellement; c'est par cette flatterie qu'il nous prend: elle lui suffit +et il se garde bien de nous en faire d'autres. Les personnes pieuses ne +s'offenseront pas, j'espère, si j'ai comparé M. Alexandre Dumas au +chanoine de Saint-Cloud. On reconnaît généralement que l'auteur des +_Idées de Madame Aubray_ est un mystique. Il a vu la Bête et soufflé +l'esprit de Dieu aux comédiennes du Gymnase et de la Comédie-Française. +Il est vrai qu'il n'est pas catholique et qu'il ne professe aucune +religion révélée. C'est même ce qui l'empêche d'être un saint. Car, ne +vous y trompez pas, il y a en cet homme l'étoffe d'un saint, et plus +d'un bienheureux dont on lit le nom sur le calendrier était bâti comme +lui. Je ne parle pas des saints de la dernière heure, abâtardis et +crasseux, d'un curé d'Ars ou d'un saint Labre, ou d'un Louis de +Gonzague, dont la modestie était si grande, au dire de son biographe, +qu'il ne pouvait sans rougir rester seul enfermé dans une chambre avec +la princesse sa mère. Non, non, je pense aux saints de la première +heure, à ces hommes apostoliques qui annoncèrent la bonne nouvelle aux +peuples et dont le souvenir est encore empreint dans l'âme des races. Je +pense surtout à ceux qui répandirent leur âme et leur sang sur notre sol +antique et dont la terre de France crie encore les noms: Hilaire, de +Poitiers; Martin, de Tours; Germain, d'Auxerre; Marcel, de Paris. Ils +avaient, ceux-là, la poitrine large et le souffle puissant; ils +portaient haut la tête. Ils abattaient des chênes et disaient des choses +nouvelles. Eux aussi, ils savaient tout de la vie et ils étaient mieux +faits pour conduire les hommes que pour servir de modèles aux petites +demoiselles. Ils ne mettaient pas leur morale en pièces de théâtre, +ayant de bonnes raisons pour ne point faire de comédies. Mais leur +parole était pleine d'images. Ils y joignaient l'action. C'est un +avantage qu'ils doivent à la rudesse de leur temps et qui les met +absolument au-dessus de M. Alexandre Dumas. Il est apôtre comme eux. +Mais ils furent de plus des soldats. Cela passe tout le reste. Je dois +vous le dire, monsieur Alexandre Dumas: il y a quelqu'un dans votre +famille que j'estime plus haut que vous, et ce n'est point votre père. +Certes, votre père fut un homme prodigieux. Il vint, comme un bon géant, +apporter à pleines mains des joujoux à ces pauvres enfants que nous +sommes. Il fut gai, il fut bon; il consolait les hommes en leur contant +des belles histoires qui n'en finissaient pas. C'était une âme énorme et +candide. Mais vous avez su donner à votre parole un sérieux que la +sienne n'eut jamais: il m'a amusé et vous m'avez instruit. Je vous dois +plus qu'à lui, c'est pourquoi je vous prise davantage. Le plus grand des +Dumas, ce n'est ni lui, ni vous, c'est le fils de la négresse, c'est +votre grand-père, c'est le général Alexandre Dumas de la Pailleterie, le +vainqueur du Saint-Bernard et du mont Cenis, le héros de Brixen. Il +offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et +mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d'oeuvre auquel il n'y +a rien à comparer. On est heureux de descendre d'un tel homme. Il y a +des chances pour qu'on en garde en soi quelque chose. Je suis tenté de +croire que l'énergie dans le travail, l'absolue franchise et le courage +à tout dire qu'on estime chez le troisième Alexandre lui viennent du +premier. + +Admirez par quelles voies Dieu (me voilà devenu mystique par contagion) +donna un directeur laïque aux âmes de ce temps! Une pauvre Africaine, +jetée à Saint-Domingue dans les bras d'un colon, enfante un héros qui +produit à son tour un colosse dont le fils élevé dans les théâtres de +Paris, y remue les consciences avec une rudesse exemplaire et une audace +inouïe. En morale, M. Alexandre Dumas fils n'a touché, il est vrai, +qu'un point. Mais c'est le point d'où tout sort, c'est le principe +universel. Il nous dit comment on naît et il nous montre que nous +naissons mal; il nous dit comment nous donnons la vie et il nous montre +que nous la donnons mal, et il annonce la fin de notre monde, si l'on ne +rend pas bien vite + + À l'époux sans macule une épouse impollue. + +Ce qu'il combat, ce qu'il poursuit partout, c'est le trafic honteux de +l'amour. À l'en croire, publique ou cachée, la prostitution a tout +envahi. Elle s'étale dans nos rues. Le mariage l'a installée avec +honneur au foyer du riche. Il n'y a guère que chez quelques courtisanes +qu'il ne la voit pas. C'est la Bête aux sept têtes, dont les diadèmes +dépassent les plus hautes montagnes. + +Elle va dévorer la France, l'Europe et le monde. + +Le voyant l'a regardée en face. «Cette Bête, nous dit-il, était +semblable à un léopard; ses pieds étaient comme des pieds d'ours, sa +gueule comme la gueule d'un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et +cette Bête était vêtue de pourpre et d'écarlate, elle était parée d'or, +de pierres précieuses et de perles, elle tenait en ses mains blanches +comme du lait un vase d'or, plein des abominations et des impuretés de +Babylone, de Sodome et de Lesbos. Par moments, cette Bête, que je +croyais reconnaître pour celle que saint Jean avait vue, dégageait de +tout son corps une vapeur enivrante au travers de laquelle elle +apparaissait et rayonnait comme le plus beau des anges de Dieu, et dans +laquelle venaient, par milliers, se jouer, se tordre de plaisir, hurler +de douleur et finalement s'évaporer les animalcules anthropomorphiques +dont la naissance avait précédé la sienne. Ils s'évanouissaient alors +spontanément avec une toute petite détonation. Autrement dit, ils +crevaient, et il n'en restait plus rien qu'une goutte de liquide, larme +ou sang, que l'air absorbait aussitôt. La Bête ne s'en rassasiait pas. +Pour aller plus vite, elle en écrasait sous ses pieds, elle en déchirait +avec ses ongles, elle en broyait avec ses dents, elle en étouffait sur +son sein. Ceux-ci étaient les plus heureux et les plus enviés[1]...» + +Voilà le monstre! Tout ce que l'apôtre, le prophète peut dire pour nous +rassurer, c'est que la Bête dévorera ce qui doit périr, ce qui est +condamné à mort pour incapacité morale, et que les purs, les forts, les +bons, ceux enfin qui sont dignes de vivre survivront seuls. C'est +précisément ce que les darwiniens appellent la sélection naturelle. Mais +elle agit lentement, et, à juger par ce qu'elle a produit jusqu'ici, on +ne peut espérer qu'elle nous délivre prochainement des méchants et des +imbéciles. + +Oh! que M. Dumas est un moins suave docteur que M. Renan! Il ne +s'attaque pas seulement à la Bête. Il en veut à l'amour lui-même, à +l'amour tel que nous le menons d'ordinaire. Lebonnard conclut, dans _la +Visite de Noces_, que «cela finit par la haine de la femme et le mépris +de l'homme». Et Lebonnard n'est point un sot. M. de Ryons se montre plus +cruel encore quand il dit à Madame de Simerose: «M. de Montègre va vous +faire du mal, puisqu'il vous aime.» Ce M. de Ryons est très fort. Il est +l'ami des femmes, ce qui veut dire qu'il ne les aime pas. «Je me suis +promis, nous dit-il, de ne donner jamais ni mon coeur, ni mon honneur, ni +ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres pour lesquels +on se ruine, on se déshonore et on se tue, et dont l'unique +préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s'habiller +tantôt comme des parapluies, tantôt comme des sonnettes[2].» À +merveille! C'est ce que le sage Épicure avait coutume d'enseigner dans +des livres qui sont malheureusement perdus. Son écolier Lucrèce apprit +et répéta la leçon avec ardeur. M. de Ryons est à son tour un grand +philosophe. Il y a une raison à cela: c'est qu'il n'est pas amoureux. +Qu'il le devienne, et voilà sa philosophie et celle d'Épicure, et celle +de Lucrèce, et celle de Dumas en pleine déroute! Notre homme fort sera +un homme faible et il donnera tout ce qu'il possède en pâture à un petit +être, sonnette ou parapluie. + +Oh! je vois bien le mal. Le mal est que l'Amour est le plus vieux des +dieux. Les Grecs l'ont dit. Quand il est né, il n'y avait encore ni +justice ni intelligence au monde. Le malheureux ne trouva pas dans la +matière cosmique de quoi se faire un cerveau, ni des yeux, ni des +oreilles. Il naquit instinctif et aveugle, et tel il est né, tel il est +encore, tel il restera toujours. Il travaille à tâtons. On l'a +représenté comme un enfant ailé. C'est une flatterie. Sa vraie figure +est celle d'un taureau acéphale. Loin d'être fils de Vénus, il en est le +père. Jetez un coup d'oeil sur ses travaux. Ils sont immenses. Il a tout +produit, mais sans esprit, sans morale, sans intelligence. Il fabriqua +d'abord des bêtes, et quelles bêtes! des coquillages, des poissons, des +reptiles. En ce temps-là, il vivait dans l'eau. Voilà comme il se +préparait à ménager un jour les pudeurs et les délicatesses des jeunes +filles de notre monde! Améliorant par hasard, peu à peu, ses procédés, +il obtint les marsupiaux, puis les vivipares. Les mammifères lui +donnèrent beaucoup de peine et les singes restèrent longtemps son +chef-d'oeuvre. Pour faire l'homme après eux, il ne changea ni de nature +ni de méthode. Il resta obscur, aveugle, violent et n'appela point +l'esprit à son aide. Il ne l'appellera jamais. Et il aura raison, car la +vie finirait bientôt s'il dépendait de l'intelligence de la semer sur la +terre. Il est aveugle et il nous conduit. Tout le mal est là. Et c'est +un mal éternel; car l'amour durera autant que les mondes. + +Nous faisons comme M. de Ryons, nous lui opposons notre volonté et nous +le dominons quand il est plus faible que nous. Mais, chaque fois qu'il +est le plus fort, il nous domine à son tour. C'est ce qu'on appelle la +lutte contre la passion. L'issue en est fatale. Il en est de la volonté +et de l'instinct comme des deux plateaux d'une balance. C'est le plus +chargé qui penche. + +Je ne sais si ma mythologie est bien claire, mais je m'entends; elle +revient à dire qu'il y a dans l'homme des forces obscures qui, +antérieures à lui, agissent indépendamment de sa volonté et dont il ne +peut pas toujours se rendre maître. Faut-il, pour cela, prendre la vie +en haine et l'homme en horreur? Non, le Taureau acéphale lui-même a du +bon. Il n'en faut pas trop médire. En définitive, il a toujours fait +plus de bien que de mal. Sans cela, il ne durerait pas. Il vaut ce que +vaut la nature, qui, après tout, est plus indifférente que méchante. Je +croirai même qu'ils ont, elle et lui, un idéal secret. Par malheur, ce +n'est pas le nôtre, et j'ai tout lieu de croire qu'il est inférieur au +nôtre. + +Les hommes valent mieux que la nature. C'est là une vérité consolante et +pleine de douceur, que je ne me lasserai jamais de répéter. + +S'ils pouvaient donner au Taureau acéphale un peu de coeur et de +cervelle, soyez sûrs qu'ils le feraient tout de suite. + +M. Alexandre Dumas les croit pires qu'ils ne sont; il a pour cela deux +bonnes raisons: il est dramaturge et prophète. + +Le théâtre ne vit que de nos maux et, depuis Israël, les prophètes n'ont +annoncé que des malheurs: leur éloquence est à ce prix. + +S'il a raison de dire que l'homme est brutal et que la femme est +absurde, on peut lui répondre, avec le Perdican de Musset, qu'«il y a au +monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux êtres si +imparfaits». + + + + +LA JEUNE FILLE D'AUTREFOIS ET LA JEUNE FILLE D'AUJOURD'HUI + +_Histoire d'une Grande Dame au dix-huitième siècle, la princesse Hélène +de Ligne, par Lucien Perey.--Princesse, par Ludovic Halévy.--Jeanne +Avril, par Robert de Bonnières._ + + +On dit communément: Ceci ou cela est un signe des temps. Et, neuf fois +sur dix, la chose qu'on croyait nouvelle est en réalité vieille comme le +monde. Il est même à remarquer qu'à toutes les époques, on s'est effrayé +des mêmes signes. À toutes les époques, il s'est trouvé des âmes naïves +et généreuses pour gémir du déclin universel des hommes et des choses, +et pour annoncer la fin du siècle. Homère a dit avant M. Henry Cochin: +«Les hommes d'autrefois valaient mieux que ceux d'aujourd'hui.» +Quelques-uns, par une illusion contraire, proclament fortunée l'heure où +ils sont nés. Ils pensent de bonne foi que le passé fut obscur et +misérable, et que l'avenir sera beau, puisqu'il sortira d'eux. Et +personne ne s'avise de croire qu'avant nous les choses humaines étaient +mêlées de bien et de mal, qu'après nous le monde ira son train ordinaire +et restera médiocre; ce qui pourtant est le plus probable. Mais nous +connaissons mal notre temps et pas du tout les autres: nous les jugeons +d'après nos sentiments. + +Certes tout se meut et tout change. Le mouvement, c'est la vie, ou du +moins c'est tout ce que nous en voyons. La figure de l'humanité ne reste +pas un moment la même. Ses transformations sont continues et c'est par +cela même qu'elles sont peu sensibles. Elles s'opèrent avec +l'impitoyable lenteur des forces naturelles. Elles ne s'arrêtent ni ne +se hâtent jamais. Les révolutions soudaines n'existent que dans notre +imagination. Si nous ne sommes point tout à fait pareils à nos pères, +nous leur ressemblons plus que nous ne croyons et quelquefois plus que +nous ne voulons. Il est infiniment délicat de marquer les similitudes et +les dissemblances par lesquelles nous nous rapprochons ou nous nous +éloignons d'eux. On est tenté d'exagérer les unes ou les autres, à +mesure qu'on les découvre. + +Je faisais ces réflexions en lisant l'_Histoire d'une Grande Dame au +dix-huitième siècle_, par Lucien Perey. On trouve dans ce livre le +journal écrit de 1772 à 1779, à l'Abbaye-aux-Bois, par la jeune princesse +Massalska, qui le commença à neuf ans et le continua jusqu'à sa +quatorzième année. Disons tout de suite que M. Lucien Perey a complété, +après de laborieuses recherches, la biographie de cette princesse, qui, +devenue, par un premier mariage, la belle-fille de l'aimable prince de +Ligne, épousa, après un divorce audacieux, le prince Jean Potocki, +chambellan du roi de Pologne. On sait peut-être que ce nom de Lucien +Perey est le pseudonyme d'une docte demoiselle qui exerce, depuis de +longues années, sa pénétrante érudition sur ces vieux manuscrits où nos +grands-pères et nos grand'mères ont laissé un peu de leur âme. La figure +que pseudo-Perey a cette fois fait revivre pour nous est celle d'une +petite créature très jolie et très amoureuse, qui fit dans sa vie +beaucoup de mal sans le moindre remords: car elle le fit par amour. Et +il faut avouer que c'est une grande cause. «Nul n'a le droit de juger +ceux qui aiment,» pensa la Jeanne Avril de M. de Bonnières, quand elle +aima. + +Hélène de Massalska écrivait très bien. La raison en est qu'elle sentait +fortement et n'avait pas appris le beau style. Hélène était orpheline; +son oncle, le prince-évêque de Wilna la mit, âgée de neuf ans, à +l'Abbaye-aux-Bois. À cette époque, où, parmi tant de femmes, il n'y avait +point de mères, le couvent servait de famille aux filles de qualité. +Mademoiselle de Fresnes, petite-fille du chancelier d'Aguesseau, y fut +mise à trois ans avec sa nourrice. On y faisait ses dents. On s'y +mariait à douze ou treize ans. L'usage fréquent de ces mariages était +alors une des plaies de la société. Les fiancés, les maris venaient au +parloir. La petite princesse Massalska raconte que mademoiselle de +Bourbonne revint un jour fort triste du monde; le surlendemain, elle fit +part à ses compagnes de son mariage avec M. d'Avaux. Elle avait à peine +douze ans; elle devait faire sa première communion dans la semaine, se +marier huit jours après et rentrer au couvent. «Elle était si +excessivement mélancolique, raconte Hélène, que nous lui demandâmes si +son futur ne lui plaisait pas; elle nous dit franchement qu'il était +bien laid et bien vieux; elle nous dit aussi qu'il devait venir la voir +le lendemain. Nous priâmes madame l'abbesse de permettre qu'on nous +ouvrît l'appartement d'Orléans, qui avait vue sur la cour abbatiale, +pour que nous voyions le futur mari de notre compagne; on nous +l'accorda. Le lendemain, à son réveil, mademoiselle de Bourbonne reçut +un gros bouquet, et, l'après-midi, M. d'Avaux vint. Nous le trouvâmes +comme il était, abominable. Quand mademoiselle de Bourbonne sortit du +parloir, tout le monde lui disait: «Ah! mon Dieu, que ton mari est laid! +Si j'étais de toi, je ne l'épouserais pas. Ah! la malheureuse!» Et elle +disait: «Ah! je l'épouserai, car papa le veut; mais je ne l'aimerai pas, +c'est une chose sûre.» + +Tout cela est bien loin de nous. Si l'on compare l'Abbaye-aux-Bois, la +Présentation, Penthémont, les dames Sainte-Marie, enfin les couvents où +s'élevaient les filles nobles il y a cent ans, aux couvents qui +reçoivent aujourd'hui les petites demoiselles riches, on est frappé du +changement des moeurs. Certaines choses se sont perdues dans ce grand +changement, qui peuvent être regrettées. On enseignait aux héritières +des premières maisons de France les soins domestiques. On les employait +tour à tour à la lingerie, à la bibliothèque, au réfectoire, à la +cuisine et à l'infirmerie. Elles apprenaient à serrer le linge, à +balayer les chambres, à servir à table, à faire la cuisine: Mademoiselle +de Vogüé y avait un talent particulier; elles apprenaient à préparer les +tisanes et à allumer les lampes. Cet enseignement valait bien celui de +la minéralogie et de la chronologie, dont nous tirons aujourd'hui +beaucoup d'orgueil. Il instruisait les riches à ne point mépriser les +pauvres; il les gardait de croire que le travail des mains avilit ceux +qui s'y livrent et qu'il est noble de ne rien faire. Il leur montrait le +but de la vie, qui est de servir, et non point par occasion, dans +d'éclatantes rencontres, mais tous les jours, à toute heure, humblement +et avec simplicité. Mesdemoiselles d'Aumont, de Damas et de Mortemart +savaient qu'il n'est point humiliant de laver la vaisselle. Je doute +qu'on le persuade facilement aujourd'hui à mademoiselle Catherine Duval, +la fille du gros marchand de papier que vous savez (_Princesse_). Nous +voyons fort bien les préjugés de la vieille aristocratie: ils étaient +cruels, j'en conviens, et je plains de tout mon coeur la petite +mademoiselle de Bourbonne qui fut contrainte d'épouser M. d'Avaux. Mais +il ne faut pas prêter à la société d'autrefois ceux que nous avons et +qu'elle n'avait point. Voyez le jeune baron de Thondertentronck. Ce qui +le fâche, ce n'est pas que sa soeur Cunégonde lave les écuelles chez un +prince de Transylvanie, c'est qu'elle épouse Candide, lequel n'est point +noble. Nous avons inventé l'aristocratie des mains blanches, et +maintenant les petites filles de nos gros industriels ne comprennent pas +que Peau-d'Âne fît des gâteaux, puisqu'elle était fille de roi. + +Madame Duval, une bourgeoise du Marais, a voulu apprendre à sa fille le +ménage et la cuisine. «Les filles de la reine d'Angleterre, lui a-t-elle +dit, apprennent à se servir elles-mêmes à balayer leur chambre, à +savonner et à repasser.» Mais sa fille a résisté, et le papa, le gros +papetier a été pour elle. (_Princesse_.) + +Si l'on peut noter dans le journal de la princesse Massalska quelques +différences de nature entre les jeunes filles de son temps et celles du +nôtre, ce n'est pas toujours à l'avantage des dernières. Je me garderais +bien de juger deux époques sur de trop légers indices; mais je suis +tenté de reconnaître par instants dans l'âme des compagnes d'Hélène un +ressort qui a fléchi depuis, une fierté, une hauteur de pensées devenues +rares aujourd'hui. Chez ces enfants, déjà le caractère est ferme. Des +fillettes de dix ans, de huit ans, se montrent indomptables; elles +comptent pour rien les châtiments, s'ils les font souffrir sans les +humilier. Les révoltes ont, parmi elles, une force et une durée dont +s'étonneraient aujourd'hui les religieuses du Sacré-Coeur ou des Oiseaux. + +À douze ans, mademoiselle de Choiseul, apprenant tout à coup l'indignité +de sa mère, impose le silence et le respect à ses compagnes par la +généreuse fermeté de son attitude. À huit ans, mademoiselle de +Montmorency est menacée pour quelque faute par mademoiselle de +Richelieu, alors abbesse, qui lui dit en colère: «Quand je vous vois +comme cela, je vous tuerais» Elle répond: «Ce ne serait pas la première +fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency.» À +quinze ans, elle meurt comme une dame de Port-Royal. Ses os étaient +cariés, son bras gangrené. «Voilà que je commence à mourir,» dit-elle. +Elle demanda pardon à ses gens, qu'elle fit assembler, et reçut les +sacrements... Quelques moments plus tard, elle tint à sa soeur ces graves +propos: «Dites à toutes mes compagnes de l'Abbaye-aux-Bois que je leur +donne un grand exemple du néant des choses humaines; il ne me manquait +rien pour être heureuse selon le monde, et pourtant la mort vient +m'arracher à tout ce qui m'était destiné...» Elle fit un effort pour +tousser et expira[3]. + +Ces filles des plus illustres maisons de France se distinguent par la +fierté et par le courage. Leurs maîtresses, qui sont pour la plupart du +même sang qu'elles, développent ces vertus préférablement aux autres. +Elles haïssent la délation d'une haine qui, dit-on, s'est affaiblie +depuis dans les couvents. Quand mademoiselle de Lévis se fait un mérite +de n'avoir point été de la dernière révolte, mademoiselle de +Rochechouart, sa maîtresse, lui en fait un compliment ironique. Ces +femmes bien nées ont surtout l'horreur de la bassesse, très coulantes au +reste sur la grammaire et même sur le catéchisme. Elles ne peuvent +souffrir les momeries. On annonce à l'une d'elles, avec de grands cris, +que ces demoiselles ont mis de l'encre dans le bénitier, que les +religieuses s'en sont barbouillées à matines, et que le trait est noir. +Elle répond tranquillement qu'il est noir en effet, à cause de l'encre. + +Si les compagnes de la princesse Massalska sont plus fières, en général, +que les filles de nos bourgeois, elles sont plus violentes aussi et plus +brutales. Elles se frappent entre elles avec une violence extrême. +Hélène, qu'on accuse de _rapporter_, est foulée aux pieds par toutes ses +compagnes. «J'en étais moulue,» dit-elle. Les maîtresses l'envoient +coucher[4], sans s'inquiéter davantage. Pour je ne sais quelles sottes +querelles, «quand les rouges (les grandes) rencontraient les bleues (les +petites), elles les tapaient comme des plâtres». Elles étaient aussi +beaucoup plus libres dans leurs paroles qu'on ne le souffrirait +aujourd'hui. Leur esprit se ressentait de la vie de château qu'elles +menaient et qui est, en somme, une vie rustique. Il leur échappait +parfois des propos salés. Hélène raconte qu'il y avait dans la classe +rouge une maîtresse qu'on ne pouvait souffrir, nommée madame de +Saint-Jérôme. «Comme elle avait la peau fort noire et dom Rigoley (son +confesseur) aussi, quelques-unes s'avisèrent de dire que, si on les +mariait ensemble, il viendrait des taupes et des négrillons. Quoique ce +fût une grande bêtise, cette plaisanterie devint si fort à mode, que +l'on ne parlait que de taupes et de négrillons dans toute la classe.» + +Fermeté, fierté, non sans quelque rudesse, voilà ce qui gonflait en 1780 +les jeunes poitrines de celles qui bientôt devaient voir sans pâlir +crouler leurs maisons et finir leur monde. + +Mais, à tout prendre, de nos filles aux leurs, il n'y a à cet égard que +des nuances. Un trait tout autre marque la véritable différence. Nos +jeunes bourgeoises sont plus inquiètes et plus troublées que ne le +furent les filles nobles d'autrefois. Il ne semble pas que celles-ci +eussent beaucoup de vague dans l'âme. Nos filles parfois en ont trop. +Voyez la Jeanne Avril de M. Robert de Bonnières: + +«Elle avait des aspirations confuses vers de grandes choses, sans savoir +lesquelles. Une impatience était en elle qui l'emportait dans des +régions élevées au-dessus des sages pratiques et des soucis vulgaires.» +(_Jeanne Avril_.) + +Si nos jeunes bourgeoises rêvent beaucoup, c'est aussi que la vie leur +donne beaucoup à rêver. Elles peuvent désormais, dans la confusion des +vieilles classes, dans le tumulte des mondes qui se choquent, se hausser +par un mariage jusqu'à des titres et des couronnes. + +C'est, en 1885, l'ambition de mademoiselle Catherine Duval. Son père, +nous l'avons dit, est un gros marchand de papier du Marais. Elle veut +être une grande dame. Voilà pourquoi elle rêve; elle l'avoue ingénument. +«Un seul désir m'agite, dit-elle, une seule ambition me saisit et me +possède tout entière... Moi aussi, être, un jour, une de ces femmes sur +lesquelles Paris a sans cesse les yeux fixés! Et moi aussi, au lendemain +d'un grand bal, délicieusement lasse, entendant encore à mon oreille le +bourdonnement de déclarations aimables et tendres, sentant encore sur +mes épaules la caresse et la flamme de mille regards admirateurs, moi +aussi, lire dans le _Carnet d'une mondaine_ ou dans les _Notes d'une +Parisienne_ que la plus jolie à ce bal, et la plus fêtée, et la plus +entourée, et la mieux attifée, et la plus jalousée, c'était moi, moi, +moi, Catherine Duval, métamorphosée en marquise ou en comtesse de je ne +sais quoi.» (_Princesse_.) La vie moderne laisse une grande marge au +désir. Elle permet à Jeanne Avril et à Catherine Duval de vastes +espérances; elle leur apporte des «peut-être» nouveaux. Elle excite les +ambitions en multipliant les chances. Elle est une loterie. C'est par là +qu'elle énerve et déprave. C'est ainsi qu'elle fait les névrosées, les +détraquées, les morphinomanes. + +Pourtant, je ne suis pas bien sûr encore que ce soit là un infaillible +signe des temps. Et je reviens à mes premiers doutes. Ce n'est que sage. +La vérité est que la nature est toujours plus diverse que nous ne le +soupçonnons. Il y a encore aujourd'hui des filles simples qui pensent +fortement et ne rêvent guère. Il y eut de tout temps des névrosées. +Seulement, on leur donnait un autre nom et on y prenait moins garde. Si +les moeurs changent, il y a dans la femme un naturel qui ne change guère. +Elle est toujours la même et toujours diverse. On ne peut pas plus la +caractériser que la vie elle-même, dont elle est la source. + + + + +M. GUY DE MAUPASSANT ET LES CONTEURS FRANÇAIS + + +Oui, je les appellerai tous! Diseurs de fabliaux, de lais et de +moralités, faiseurs de soties, de diableries et de joyeux devis, +jongleurs et vieux conteurs gaulois je les appellerai et les défierai +tous! Qu'ils viennent et qu'ils confessent que leur gaie science ne vaut +pas l'art savant et délié de nos conteurs modernes! Qu'ils s'avouent +vaincus par les Alphonse Daudet, les Paul Arène et les Guy de +Maupassant! J'appellerai d'abord les ménestrels qui, du temps de la +reine Blanche, allaient de château en château, disant leur lai, comme +les grues dont parle Dante dans le sixième chant de son _Enfer_. Ceux-là +contaient en vers; mais leurs vers avaient moins de grâce que la prose +de notre Jean des Vignes. La mesure et la rime n'étaient pour eux qu'un +aide-mémoire et un guide-âne. Ils employaient l'une et l'autre pour +retenir facilement et réciter sans peine leurs petites histoires. Le +vers, étant utile, pouvait alors se passer d'être beau. Au XIIIe siècle, +l'un récitait _la Housse coupée en deux_, où l'on voit un seigneur qui +chasse de la maison son vieux père infirme et pauvre, et qui le rappelle +ensuite, de peur d'éprouver de la part de son fils un semblable +traitement. L'autre disait comment le changeur Guillaume eut non +seulement cent livres du moine qui pensait «decevoir» sa femme, mais +encore un cochon par-dessus le marché. + +En ce temps, chez les conteurs, la forme était rude et le fond à +l'avenant. Çà et là toutefois naissaient quelques jolis lais, comme +celui de l'oiselet, dans lequel on entend un rossignol donner à un +vilain les préceptes d'une pure sagesse, ou comme le _Graélent_ de Marie +de France. Encore ce _Graélent_ est-il mieux fait pour nous surprendre +que pour nous plaire. Je vous en fais juge: + +«Il y avait, dit la poétesse Marie de France, il y avait proche la ville +une épaisse forêt traversée par une rivière. Le chevalier Graélent y +alla pensif et dolent. Après avoir erré quelque temps sous la futaie, il +vit dans un buisson une biche blanche fuir à son approche. Il la +poursuivit sans penser l'atteindre, et il parvint ainsi à une clairière +où coulait une fontaine limpide. Dans cette fontaine s'ébattait une +demoiselle toute nue. En la voyant svelte, riante, gracieuse et blanche, +Graélent oublia la biche.» + +La bonne Marie conte la suite avec un naturel parfait: Graélent trouve +la demoiselle à son gré et «la prie d'amour». Mais, voyant bientôt que +ses prières sont vaines, «il l'entraîne de force au fond du bois, fait +d'elle ce qui lui plaît et la supplie très doucement de ne point se +fâcher, en lui promettant de l'aimer loyalement et de ne la quitter +jamais. La demoiselle vit bien qu'il était bon chevalier, courtois et +sage.--«Graélent, dit-elle, quoique vous m'ayez surprise, je ne vous en +aimerai pas moins; mais je vous défends de dire une parole qui puisse +découvrir nos amours. Je vous donnerai beaucoup d'argent et de belles +étoffes. Vous êtes loyal, vaillant et beau.» La poétesse Marie ajoute +que dès lors Graélent vécut en grande joie. C'était un bel ami. + +Vraiment, les conteurs du XIIIe siècle disent les choses avec une +incomparable simplicité. J'en trouve un exemple dans la célèbre histoire +d'_Amis et Amiles_. + +«Arderay jura qu'Amiles avait déshonoré la fille du roi; Amis jura +qu'Arderay en avait menti. Ils se lancèrent l'un contre l'autre et se +battirent depuis l'heure de tirce jusqu'à none. Arderay fut vaincu et +Amis lui coupa la tête. Le roi était en même temps triste d'avoir perdu +Arderay et joyeux de voir sa fille lavée de tout reproche. Il la donne +en mariage à Amis, avec une grande somme d'or et d'argent. Amis devint +lépreux par la volonté de Notre-Seigneur. Sa femme, qui se nommait +Obias, le détestait. Elle avait essayé plusieurs fois de l'étrangler...» + +Voilà un narrateur qui ne s'étonne de rien! C'est à compter du quinzième +siècle que nous rencontrons, non plus des chanteurs ambulants, mais de +vrais écrivains, capables de faire un bon récit. Tel est l'auteur du +_Petit Jehan de Saintré_. Il n'aimait pas les moines; c'est une +disposition commune à tous les vieux conteurs; mais il savait dire. Tels +sont les gentilshommes du dauphin Louis, qui composèrent à Genappe en +Brabant, de 1456 à 1461, le recueil connu sous le titres des _Cent +Nouvelles nouvelles du roi Louis XI_. L'invention en semble un peu +maigre; mais le style en est vif, sobre, nerveux. C'est du bon vieux +français. Ces contes ne manquent pas d'esprit; ils sont courts et il y +en a bien dix au cent qui font sourire encore aujourd'hui. Ne +trouvez-vous point fort agréable, par exemple, l'histoire de ce bon curé +de village qui aimait tendrement son chien? La pauvre bête étant morte, +le bonhomme, sans penser à mal, la mit en terre sainte, dans le +cimetière où les chrétiens du lieu attendaient en paix le jugement +dernier et la résurrection de la chair. Par malheur, l'évêque en eut +vent. C'était un homme avare et dur. Il manda l'ensevelisseur et lui fit +de grands reproches. Il l'allait mettre en prison, quand l'autre «parla +de bref» ainsi qu'il suit: + +--En vérité, monseigneur, si vous eussiez connu mon bon chien, à qui +Dieu pardonne, comme j'ai fait, vous ne seriez pas tant ébahi de la +sépulture que je lui ai ordonnée. + +Et lors commença à dire baume de son chien: + +--Ainsi pareillement s'il fut bien sage en son vivant, encore le fut-il +plus à sa mort: car il fit un très beau testament, et pour ce qu'il +savait votre nécessité et indigence, il vous ordonna cinquante écus d'or +que je vous apporte. + +L'évêque, ajoute le conteur, approuva ensemble le testament et la +sépulture. Ces conteurs-là et surtout ceux qui les suivent, je ne les +appelle pas pour confesser leur défaite, mais pour former un aimable et +glorieux cortège aux derniers venus. + +Au seizième siècle, la nouvelle fleurit, grimpe et s'épanouit dans tout +le champ des lettres; elle emplit des recueils multiples; elle se glisse +dans les plus doctes ouvrages entre des dissertations savantes et même +un peu pédantes. + +Béroald de Verville, Guillaume Boucher, Henri Estienne, Noël du Fail, le +plus varié et le plus riche des «novellistes» d'alors, content à l'envi. +La reine de Navarre fait de son _Heptaméron_ le recueil «de tous les +mauvais tours que les femmes ont joués aux pauvres hommes». Je ne parle +ni de Rabelais ni de Montaigne. Pourtant ils ont conté tous deux, et +mieux que personne. Au dix-septième siècle, la nouvelle s'habille à +l'espagnole, porte la cape et l'épée, et devient tragi-comique. Le +malheureux Scarron en fit voir plusieurs ainsi équipées. Il en est chez +lui deux entre autres, _les Hypocrites_ et _le Châtiment de l'avarice_, +dans lesquelles Molière trouva quelques traits qui ne déparent ni son +_Avare_ ni son _Tartufe_. Le grand homme fit au cul-de-jatte en le +pillant beaucoup d'honneur. Encore l'avare espagnol de la nouvelle +a-t-il un air picaresque assez plaisant: «Jamais bout de chandelle ne +s'allumait dans sa chambre s'il ne l'avait volé; et, pour le bien +ménager, il commençait à se déshabiller dans la rue, dès le lieu où il +avait pris la lumière, et, en entrant dans sa chambre, il l'éteignait et +se mettait au lit. Mais, trouvant encore qu'on se couchait à moins de +frais, son esprit inventif lui fit faire un trou dans la muraille, qui +séparait sa chambre de celle d'un voisin, qui n'avait pas plutôt allumé +sa chandelle que Marcos (c'est le nom de l'avare) ouvrait son trou et +recevait par là assez de lumière pour ce qu'il avait à faire. Ne pouvant +se dispenser de porter une épée, à cause de sa noblesse, il la portait +un jour à droite, et l'autre à gauche, afin qu'elle usât ses chausses en +symétrie.» Je conviens avec Racine que ce Scarron écrit comme un fiacre. +Mais il sait peindre. Voici, par exemple, un trait bien jeté: Notre +avare est amoureux. Il rentre au logis fort troublé, mais encore +attentif à ne rien perdre. «Il tire de sa poche un bout de bougie, le +pique au bout de son épée et, l'ayant allumé à une lampe qui brûlait +devant le crucifix public d'une place voisine, non sans faire une +oraison jaculatoire pour la réussite de son mariage, il ouvre avec un +passe-partout la porte de la maison où il couchait, et se va mettre dans +son méchant lit, plutôt pour songer à son amour que pour dormir.» Voilà, +ce me semble, un bon motif pour un dessin à la plume de M. Henri Pille. +Je ne veux m'attarder ni aux _Caquets de l'accouchée_, ni aux histoires +de laquais de Charles Sorel, ni aux récits bourgeois de Furetière, ni +aux contes de fées. Quant au dix-huitième siècle, c'est l'âge d'or du +conte. La plume court et rit dans les doigts d'Antoine Hamilton, dans +ceux de l'abbé de Voisenon, dans ceux de Diderot, dans ceux de Voltaire. +_Candide_ est bâclé en trois jours pour l'immortalité. Alors tout le +monde conte avec esprit et philosophie. Avez-vous lu les historiettes de +Caylus et connaissez-vous Galichet? Galichet était un sorcier. «C'est +lui qui fit passer pour l'âme d'un jacobin une grande fille habillée de +blanc, qui venait toutes les nuits voir le père procureur. C'est lui qui +fit pleuvoir des chauves-souris sur le couvent des religieuses de +Montereau, le jour que les mousquetaires y arrivèrent. C'est lui qui fit +paraître tout les soirs un lapin blanc dans la chambre de madame +l'abbesse...» Mais je crois que Galichet me fait dire des sottises. Oh! +les aimables gens, et comme ils étaient intelligents et gais! Oui, gais. +Et savez-vous comment s'appelle la gaieté des gens qui pensent? Elle +s'appelle le courage de l'esprit. C'est pourquoi j'estime infiniment ces +marquis et ces philosophes qui découvraient en souriant le néant des +choses, et qui écrivaient des contes sur le mal universel. Le chevalier +de Boufflers, hussard et poète, a fait pour sa part un petit conte qui +est si gracieux, si philosophique, si grave et si léger, si impertinent +à la fois et si indulgent, qu'on ne peut l'achever sans un sourire +mouillé d'une larme. C'est _Aline reine de Golconde_. Aline était +bergère; elle perdit un jour son pot au lait et son innocence, et se +jeta dans les plaisirs. Mais elle devint sage quand elle fut vieille. +Alors elle trouva le bonheur. «Le bonheur, dit-elle, c'est le plaisir +fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d'eau; le bonheur est pareil au +diamant.» Nous voici au dix-neuvième siècle; vous désignez avec moi +Stendhal, Charles Nodier, Balzac, Gérard de Nerval, Mérimée et tant +d'autres dont les noms se pressent si fort, que je n'ai pas même le +temps de les écrire. + +Parmi ceux-là les uns ont la douceur, les autres la force. Aucun la +gaieté. La révolution française a guillotiné les grâces légères, elle a +proscrit le sourire facile. La littérature ne rit plus depuis près d'un +siècle. + +Nous avons fait à M. Guy de Maupassant un assez beau cortège de conteurs +anciens et modernes. Et c'était justice. + +M. de Maupassant est certainement un des plus francs conteurs de ce +pays, où l'on fit tant de contes, et de si bons. Sa langue forte, +simple, naturelle, a un goût de terroir qui nous la fait aimer +chèrement. Il possède les trois grandes qualités de l'écrivain français, +d'abord la clarté, puis encore la clarté et enfin la clarté. Il a +l'esprit de mesure et d'ordre qui est celui de notre race. Il écrit +comme vit un bon propriétaire normand, avec économie et joie. Madré, +matois, bon enfant, assez gabeur, un peu faraud, n'ayant honte que de sa +large bonté native, attentif à cacher ce qu'il y a d'exquis dans son +âme, plein de ferme et haute raison, point rêveur, peu curieux des +choses d'outre-tombe, ne croyant qu'à ce qu'il voit, ne comptant que sur +ce qu'il touche, il est de chez nous, celui-là; c'est un pays! De là +l'amitié qu'il inspire à tout ce qui sait lire en France. Et, malgré ce +goût normand, en dépit de cette fleur de sarrasin qu'on respire par +toute son oeuvre, il est plus varié dans ses types, plus riche dans ses +sujets qu'aucun autre conteur de ce temps. On ne trouve guère +d'imbéciles ni de coquins qui ne soient bons pour lui et qu'il ne mette +en passant dans son sac. Il est le grand peintre de la grimace humaine. +Il peint sans haine et sans amour, sans colère et sans pitié, les +paysans avares, les matelots ivres, les filles perdues, les petits +employés abêtis par le bureau et tous les humbles en qui l'humilité est +sans beauté comme sans vertu. Tous ces grotesques et tous ces +malheureux, il nous les montre si distinctement, que nous croyons les +voir devant nos yeux et que nous les trouvons plus réels que la réalité +même. Il les fait vivre, mais il ne les juge pas. Nous ne savons point +ce qu'il pense de ces drôles, de ces coquins, de ces polissons qu'il a +créés et qui nous hantent. C'est un habile artiste qui sait qu'il a tout +fait quand il a donné la vie. Son indifférence est égale à celle de la +nature: elle m'étonne, elle m'irrite. Je voudrais savoir ce que croit et +sent en dedans de lui cet homme impitoyable, robuste et bon. Aime-t-il +les imbéciles pour leur bêtise? Aime-t-il le mal pour sa laideur? Est-il +gai? Est-il triste? S'amuse-t-il lui-même en nous amusant? Que croit-il +de l'homme? Que pense-t-il de la vie? Que pense-t-il des chastes +douleurs de mademoiselle Perle, de l'amour ridicule et mortel de miss +Harriett et des larmes que la fille Rosa répandit dans l'église de +Virville, au souvenir de sa première communion? Peut-être, se dit-il, +qu'après tout la vie est bonne? Du moins se montre-t-il çà et là très +content de la façon dont on la donne. Peut-être se dit-il que le monde +est bien fait, puisqu'il est plein d'êtres mal faits et malfaisants dont +on fait des contes. Ce serait, à tout prendre, une bonne philosophie +pour un conteur. Toutefois, on est libre de penser, au contraire, que M. +de Maupassant est en secret triste et miséricordieux, navré d'une pitié +profonde, et qu'il pleure intérieurement les misères qu'il nous étale +avec une tranquillité superbe. + +Il est unique, vous le savez, pour peindre les villageois tels que la +malédiction d'Adam les a faits et défaits. Il nous en montre un, entre +autres, dans une admirable nouvelle, un tout en nez, sans joues, l'oeil +rond, fixe, inquiet et sauvage, la tête d'un pauvre coq sous un antique +chapeau de forme haute à poil roussi et hérissé. Enfin le paysan que +nous voyons tous et que nous sommes étonnés de voir près de nous, tant +il nous semble différent de nous. Il y a quinze ans environ, un jour +d'été, nous nous promenions, M. François Coppée et moi, sur une petite +plage normande à demi déserte, sauvage, triste, où le chardon bleu des +grèves séchait dans le sable. Au milieu de notre promenade, nous +rencontrâmes un homme du pays, cagneux, tordu, disloqué, pourtant +robuste, avec un cou pelé de vautour et un regard rond d'oiseau. En +marchant, il faisait à chaque pas une grimace énorme et qui n'exprimait +absolument rien. Je ne pus m'empêcher de rire; mais, ayant interrogé +d'un coup d'oeil mon compagnon, je lus sur son visage une telle +expression de pitié, que j'eus honte de ma gaieté si peu partagée. + +--Il ressemble à Brasseur, dis-je assez platement, pour m'excuser. + +--Oui, me répondit le poète, et Brasseur fait rire. Mais celui-là n'est +pas laid pour rire. C'est pourquoi je ne ris pas. + +Cette rencontre avait donné à mon compagnon une sorte de malaise. M. de +Maupassant, qui est aussi un poète, ne souffre-t-il point de voir les +hommes tels que ses yeux et son cerveau les lui montrent, si laids, si +méchants et si lâches, bornés dans leurs joies, dans leurs douleurs et +jusque dans leurs crimes, par une irrémédiable misère? Je ne sais. Je +sais seulement qu'il est pratique, qu'il ne baye point aux nuées, et +qu'il n'est pas homme à chercher des remèdes pour des maux incurables. + +J'inclinerais à croire que sa philosophie est contenue tout entière dans +cette chanson si sage que les nourrices chantent à leurs nourrissons et +qui résume à merveille tout ce que nous savons de la destinée des hommes +sur la terre: + + Les petites marionnettes + Font, font, font, + Trois petits tours + Et puis s'en vont. + + + + +LE JOURNAL DE BENJAMIN CONSTANT + +_Revue internationale, année 1886-1887._ + + +J'avais l'honneur de causer hier avec un homme politique fort attaché au +parti républicain modéré, qu'il honore par sa correction et sa +mélancolie. Il me parla de Benjamin Constant comme d'un père, avec +respect et vénération. On eût dit, à l'entendre, un sage, un Solon, +presque un Lycurgue. Il ne m'appartenait pas d'en disputer avec un tel +interlocuteur. D'ailleurs, on ne peut nier l'autorité de Benjamin +Constant en matière de droit constitutionnel. Mais j'étais tenté de +sourire intérieurement en songeant à la source de ces idées politiques +dont la sagesse et la gravité imposent, et en me représentant les +faiblesses du Solon de 1828. + +Né à Lausanne, d'une famille originaire de l'Artois, Benjamin Constant +mêlait dans ses veines le sang des capitaines huguenots à celui des +pasteurs qui chantaient des psaumes aux soldats du Seigneur, dans les +batailles. Sa mère, douce et maladive, mourut en lui donnant la vie. Son +père, d'un caractère ironique et timide, ne lui inspira jamais de +confiance. Il fut soumis jusqu'à l'âge de quatorze ans à une éducation +sévère qui desséchait son coeur en exaltant son amour-propre. Il passa +deux années de son adolescence dans une université d'Allemagne, livré à +lui-même, au milieu de succès qui lui faisaient tourner la tête. Il +confesse y avoir fait d'énormes sottises. De seize à dix-huit ans, il +étudia à Édimbourg. Puis il vint à Paris. + +À dix-huit ans, ambitieux, joueur et amoureux, il nourrissait les trois +flammes qui devaient dévorer lentement et misérablement sa vie. Ce fut à +Coppet, le 19 septembre 1794, qu'il vit pour la première fois madame de +Stal. On sait que cette rencontre décida de sa destinée et le jeta dans +la politique à la suite de cette femme illustre. Il se fit connaître par +plusieurs écrits et fut appelé au Tribunat après le 18 brumaire; mais +son opposition à la tribune et dans le salon de madame de Staël le fit +bientôt éliminer et exiler. C'est alors qu'il se rendit à Weimar, où la +grande-duchesse lui fit le meilleur accueil. + +J'éprouve quelque embarras à rappeler la suite d'une vie si connue. On +sait que Benjamin Constant se maria une seconde fois en Allemagne et que +cette seconde union, plus orageuse que la première, lui fut aussi plus +supportable. Rentré en France en 1814, il se rallia à la monarchie +constitutionnelle. Le 19 mars 1815, alors que Napoléon, revenu de l'île +d'Elbe, était déjà à Fontainebleau, Benjamin Constant écrivit dans les +_Débats_, sous une inspiration qui a été tardivement révélée, un +véhément article que termine une phrase trop célèbre: «Je n'irai pas, +misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir +l'infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter +une vie honteuse.» Un mois s'était à peine écoulé que Benjamin Constant, +conseiller d'État de l'empereur, rédigeait l'acte additionnel. Banni +comme traître par la deuxième Restauration, il put rentrer en France dès +1816. En 1819, il fut envoyé à la Chambre des députés, où il resta +jusqu'à la fin le chef éloquent de l'opposition constitutionnelle. La +révolution de 1830, sa fille reconnaissante, l'appela à la présidence du +conseil d'État. Mort le 8 décembre 1830, il eut des funérailles +populaires. + +Voilà les lignes principales de sa vie. Elles sont brisées et +contrariées. Si l'on pénètre dans le détail des actions, si l'on entre +dans l'âme, on découvre des contradictions qui étonnent, des luttes +intestines dont la violence effraye, et l'on se dit: Il y avait en cet +homme plusieurs hommes qui eussent fait de belles et grandes choses +s'ils n'avaient été contraints, par une union intolérable et +indissoluble, de s'entre-dévorer. + +Celui qui devait rédiger l'acte additionnel, collaborer au _Mercure_ de +1816 et, aux heures critiques, défendre la liberté à la tribune de la +Chambre, celui-là n'était pas né avec un généreux amour des hommes. Il +n'était lié à eux par aucune sympathie. Quand il put les connaître, il +les méprisa. + +«Je ménage les autres, mais je ne les aime pas. De là vient qu'on me +hait peu et qu'on ne m'aime guère.--Je ne m'intéresse guère plus à moi +qu'aux autres.» Sismondi lui reproche de ne jamais parler sérieusement. +«C'est vrai, dit-il, je mets trop peu d'intérêt aux personnes et aux +choses, dans la disposition où je suis, pour chercher à convaincre. Je +me borne donc au silence et à la plaisanterie. La meilleure qualité que +le ciel m'ait donnée, c'est celle de m'amuser de moi-même.» Dans ces +dispositions, il lui était difficile de nourrir des illusions sur les +bienfaits de la liberté. Il s'était montré favorable aux débuts de la +Révolution, mais sans ardeur et sans beaucoup d'espoir. Il écrivait en +1790: «Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C'est la +règle; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et +aux Barnave plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil.» + +Ce n'est pas là certes l'accent du tribun libéral. Ce front est encore +glacé. Un souffle embrasé sorti des lèvres d'une femme l'échauffera six +ans plus tard. Benjamin Constant a puisé toutes ses inspirations sur des +lèvres aimées; ce sont les femmes qui ont réglé ses opinions, ses +discours et ses actes. Madame de Staël est pendant dix ans sa conscience +et sa lumière. C'est ensuite à madame Récamier qu'il demande vainement +avec des larmes ce qu'il faut faire et ce qu'il faut croire. + +Il ne prenait point les idées des femmes; il était trop intelligent pour +cela. Mais, comme il les aimait, il pensait pour elles, et de la manière +qu'elles voulaient. Seul, il était incapable de prendre un parti. Jamais +homme ne fut plus indécis. Les idées naissaient trop nombreuses et trop +agiles dans son cerveau. Elles s'y formaient, non comme une armée en +solides bataillons carrés, mais en troupe légère, comme les abeilles des +poètes et des philosophes attiques, ou comme les danseuses des ballets, +dont les groupes se composent et se décomposent sans cesse avec +harmonie. Il avait l'esprit d'imagination et l'esprit d'examen. Avec la +réflexion tout devient difficile. Les politiques sont comme les chevaux, +ils ne peuvent marcher droit sans oeillère. Le malheur de Benjamin +Constant fut de n'en avoir pas. Il le savait et il tendait le front au +bandeau. + +J'ai dit qu'il aimait les femmes. C'est presque vrai: il les aurait +aimées s'il avait pu, et s'il n'avait été aussi incapable d'aimer que de +croire. Du moins savait-il qu'elles seules donnent quelque prix à la vie +et que ce monde, qui n'est que mauvais, serait, sans elles, tout à fait +inhabitable. Ce sentiment, qui remplit les trois quarts de sa vie, lui +fit faire des fautes éclatantes, lui dicta des pages heureuses; et, +maintenant encore, il assure à sa mémoire une sorte d'attrait auquel +nous ne pouvons résister. Je ne dirai pas que Benjamin Constant s'aimait +dans les femmes, car il n'avait pas plus de goût pour lui-même que pour +les autres. Mais il se désennuyait en elles et, à force de chercher la +passion, il faillit bien l'atteindre une fois. Ses débuts furent +heureux. À dix-huit ans, il aima une femme de quarante-cinq ans qui +avait de l'esprit. Il resta son ami. Une autre liaison se serait +terminée avec la même douceur si madame de Staël l'avait voulu. Mais, +cette fois, Benjamin eut le malheur d'être aimé encore quand il n'aimait +plus. C'est là le dénouement le plus fréquent des liaisons qui unissent +les personnes sans joindre les intérêts. Car l'homme a atteint son but +par la possession, tandis que la femme attend du don qu'elle a fait une +reconnaissance infinie. Elle se plaint qu'on l'a trompée, comme si un +homme pouvait aimer sans se tromper d'abord soi-même! L'hôte de Coppet +essuya les plus violents orages qui aient jamais fondu sur la tête d'un +parjure. C'est un épisode sur lequel il ne reste plus rien à dire. Nous +ne connaissons que trop ces fureurs de femme, ces déchirements, cette +longue et cruelle rupture. Nous avons entendu les plaintes amères de +notre malheureux héros et nous avons retrouvé, dans le roman +autobiographique d'_Adolphe_, l'écho adouci de ces plaintes. Adolphe +compatit au douloureux étonnement de l'âme qu'il a trompée; il comprend +qu'il y a quelque chose de sacré dans cette âme qui souffre parce +qu'elle aime. Où il n'avait senti d'abord que des ardeurs importunes, il +sent la chaleur auguste d'un coeur vivant et transpercé. + +Lorsqu'il avait trente-cinq ans et qu'il n'aimait plus, il disait: «Mon +coeur est trop vieux pour s'ouvrir à des liaisons nouvelles.» Mais, +quinze ans plus tard, il se sentait jeune encore et courait aux orages. +En cela, il fut semblable aux autres hommes. J'ai entendu pour ma part +bien des gens s'écrier, à quarante ans, à trente ans même, qu'ils se +sentaient vieux et atteints d'une caducité morale qu'ils savaient sans +remède. Je les ai retrouvés, dix et vingt ans après, vantant leur +jeunesse inépuisable. + +J'ai dit que Benjamin Constant faillit aimer tout à fait. C'est madame +Récamier, avec «sa figure d'ange et de pensionnaire», qui fit ce +demi-miracle. Elle le rendit fou rien qu'en défaisant ses gants: + + _Facie tenerisque lacertis + Devovet_... + +Le fit-elle sans le vouloir? Benjamin Constant ne le croyait pas, et il +est bien probable qu'il avait raison. + +Il lui écrivit des lettres où l'on sent la flamme. Il lui disait: +«Aimer, c'est souffrir, mais aussi c'est vivre. Et, depuis si longtemps, +je ne vivais plus!» Il écrivit pour elle dans les _Débats_ le fameux +article du 19 mars 1815. Mais la divine Juliette avait des secrets pour +transformer les amours les plus violentes en des amitiés paisibles. Elle +savait, à l'exemple de sainte Cécile, faire, du canapé où le peintre +David nous la montre à demi couchée, une chaire d'abstinence et changer +en agneaux timides ceux qu'elle avait reçus comme des lions +dévastateurs. Benjamin, après dix mois de rugissements, finit en agneau. + +Ayant tenté vainement une dernière fois de masquer sous les images de +l'amour l'affreuse réalité de la vie, il entra, la mort au coeur, dans sa +vieillesse glacée. + +«Quand l'âge des passions est passé, dit-il, que peut-on désirer, si ce +n'est d'échapper à la vie avec le moins de douleur possible?» + +On peut juger sévèrement cet homme, mais il y a une grandeur qu'on ne +lui refusera pas: il fut très malheureux et cela n'est point d'une âme +médiocre. Oui, il fut très malheureux. Il souffrit cruellement de +lui-même et des autres. Et il n'était pas de ces vrais amoureux qui +aiment leur mal, quand c'est une femme ou un dieu qui le leur donne.. Il +traîna soixante ans sur cette terre de douleurs l'âme la plus lasse et +la plus inquiète qu'une civilisation exquise ait jamais façonnée pour le +désenchantement et l'ennui. Il ne pouvait vivre ni avec les hommes ni +seul. «Le monde me fatigue les yeux et la tête, disait-il.--Je suis +abîmé d'avoir été si longtemps dans le monde. Quel étouffoir pour toute +espèce de talent!» Il s'écriait: «Solitude! solitude! plus nécessaire +encore à mon talent qu'à mon bonheur.--Je ne puis dépeindre ma joie +d'être seul.» Et, le lendemain, il se rejetait dans le monde, où son +orgueil, la sécheresse de son coeur et la délicatesse de son esprit lui +préparaient de rares tortures. Un jour, voyant clair dans l'abîme de son +âme, il s'écria: «Au fond, je ne puis me passer de rien!» Il lui fallait +tout, et il manquait de tout. Joie, vertu, bonheur, fierté, +contentement, tout se desséchait entre ses doigts arides. Et il en avait +d'étranges impatiences: «C'est trop fort de n'avoir ni le plaisir auquel +on sacrifie sa dignité, ni la dignité à laquelle on sacrifie le +plaisir!» Que n'a-t-il pas souhaité? Quel enchantement ce désenchanté +n'a-t-il pas rêvé? Il appelle, en même temps, la gloire et l'amour. Il +veut emplir le monde de son nom et de sa pensée, et, tout à coup, +rencontrant, dans une petite ville d'Allemagne, un vieux moine occupé +depuis trente ans à ranger des curiosités naturelles sur les planches +d'une armoire, il envie la sérénité, le calme et la douceur de ce +bonhomme. Il veut toutes les joies, celles des grands et celles des +humbles, celles des fous et celles des sages. Le _Faust_ de Goethe lui +paraît médiocre. C'est que Faust n'avait que des désirs naïfs à côté des +siens et semblait raisonnable auprès de lui. Il ne croit à rien et il +s'efforce de goûter les délices dont l'amour divin remplit les âmes +pieuses. + +Ayant conçu un livre contre toutes les religions, il compose, de bonne +foi, un livre en faveur de toutes les religions. Il s'en confesse au duc +de Broglie: «J'avais réuni, dit-il, trois ou quatre mille faits à +l'appui de ma première thèse; ils ont fait volte-face à commandement et +chargent maintenant en sens opposé! Quel exemple d'obéissance passive!» + +Il n'a pas de foi et il croit à tous les mystères, même à ceux +qu'enseignait madame de Krudener, au temps de sa vieillesse pénitente, +agitée et mystique. En 1815, il lui arrivait de passer des nuits dans le +salon de cette dame, tantôt à genoux, en prière, tantôt étendu sur le +tapis, en extase, demandant madame Récamier à Dieu! + +Jamais homme ne fut plus exigeant envers la vie et jamais homme ne lui +garda plus de rancune de l'avoir déçu. Le sentiment de l'incertitude +humaine l'emplit de douleur: «Tout, dit-il, me semble précaire et prêt à +m'échapper.--Une impression que la vie m'a faite et qui ne me quitte +pas, c'est une sorte de terreur de la destinée. Je ne finis jamais le +récit d'une journée, en inscrivant la date du lendemain, sans un +sentiment d'inquiétude sur ce que ce lendemain inconnu doit m'apporter.» +À trente-sept ans, il est désespéré: «Je ne serais pas fâché d'en finir +tout d'un temps. Qu'ai-je à attendre de la vie?» + +Il n'avait pas l'amour de son mal, mais il en avait l'orgueil. «Si +j'étais heureux à la manière vulgaire, je me mépriserais.» Et, comme il +faut que tout soit ironie dans cette vie, il fit son dernier bonheur de +la roulette. On le croyait méchant. Il ne l'était pas. Il était capable +de sympathie et d'une sorte de pitié réfléchie. Mieux encore: il garda à +Julie Talma, tant qu'elle vécut, une amitié solide; il écrivit sur elle, +quand elle fut morte, des pages exquises dont la dernière est grave et +touchante. La voici: + + La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne et le + signal d'un dépérissement aussi manifeste que rapide... Sa santé, + souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi + longtemps que l'espérance l'avait soutenue, ou que l'activité des + soins qu'elle prodiguait à son fils mourant l'avait ranimée; + lorsqu'elle ne vit plus de bien à faire, ses forces + l'abandonnèrent. Elle revint à Paris malade, et, le jour même de + son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura + environ trois mois... Lorsque des symptômes trop peu + méconnaissables pour elle, puisqu'elle les avait observés dans la + longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une + lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d'un nuage; + mais elle repoussait cette impression; elle n'en parlait que pour + demander à l'amitié, d'une manière détournée, de concourir à + l'écarter. Enfin, le moment terrible arriva... Sa maladie, qui + quelquefois avait paru modifier son caractère, n'avait pas eu le + même empire sur son esprit. Deux heures avant de mourir, elle + parlait avec intérêt sur les objets qui l'avaient occupée toute sa + vie et ses réflexions fortes et profondes sur l'avilissement de + l'espèce humaine quand le despotisme pèse sur elle étaient + entremêlées de plaisanteries piquantes sur les individus qui se + sont le plus signalés dans cette carrière de dégradation. La mort + vint mettre un terme à l'exercice de tant de facultés que n'avait + pu affaiblir la souffrance physique. Dans son agonie même, Julie + conserva toute sa raison. Hors d'état de parler, elle indiquait par + des gestes les secours qu'elle croyait encore possible de lui + donner. Elle me serrait la main en signe de reconnaissance. Ce fut + ainsi qu'elle expira[5]. + +La souffrance humaine offensait la délicatesse de ses sens et la pureté +de son intelligence. Il en avait une haine stérile, mais sincère. +Malheureux aux autres et à lui-même, il n'a jamais voulu le mal qu'il a +fait. Je lis dans une lettre inédite qu'il écrivait en 1815 à la baronne +de Gérando: «Une singularité de ma vie, c'est d'avoir toujours passé +pour l'homme le plus insensible et le plus sec, et d'avoir constamment +été gouverné et tourmenté par des sentiments indépendants de tout calcul +et même destructifs de tous mes intérêts de position, de gloire ou de +fortune.» + +Assurément il ne se gouvernait ni par intérêt ni par calcul: il ne se +gouvernait pas, et c'est ce qu'on lui reprochait. Homme public, il +obtint la popularité sans jamais atteindre la considération. Au terme de +sa vie agitée, parfois si brillante et toujours douloureuse, il demanda +un fauteuil à l'Académie; l'Académie le lui refusa et, pour aggraver son +refus, elle donna ce fauteuil à M. Viennet, qui était un sot, mais qui +ne manquait pas de considération. C'est ainsi que Benjamin Constant +accomplit jusqu'au bout sa destinée et souffrit de ne pouvoir jamais +inspirer la confiance qu'il sollicitait sans cesse. Aussi, comment se +fier à un homme qui cherche éperdument la passion quand la passion le +fuit, qui méprise les hommes et travaille à les rendre libres, et dont +la parole n'est que le brillant cliquetis des contradictions acérées qui +déchirent son intelligence et son coeur? + +J'ai gardé longtemps dans mon cabinet un portrait de ce grand tribun, +dont l'éloquence était froide, dit-on, et traversée comme son âme d'un +souffle de mort. C'était une simple esquisse faite dans une des +dernières années de la Restauration par un de mes parents, le peintre +Gabriel Guérin, de Strasbourg. Elle a été comprise, voilà cinq ans, dans +un partage de famille, et je ne sais ce qu'elle est devenue. Je la +regrette. Je m'étais pris de sympathie pour cette grande figure pâle et +longue, empreinte de tant de tristesse et d'ironie, et dont les traits +avaient plus de finesse que ceux de la plupart des hommes. L'expression +n'en était ni simple ni très claire. Mais elle était tout à fait +étrange. Elle avait je ne sais quoi d'exquis et de misérable, je ne sais +quoi d'infiniment distingué et d'infiniment pénible, sans doute parce +que l'esprit et la vie de Benjamin Constant s'y reflétaient. + +Et ce n'est pas pour un être pensant un spectacle indifférent que le +portrait de cet homme qui désirait les orages[6] et qui, conduit par les +passions, par l'ennui, l'ambition et le hasard à la vie publique, +professa la liberté sans y croire. + + + + +UN ROMAN ET UN ORDRE DU JOUR + +LE CAVALIER MISEREY + +_Un vol. in-18, Charpentier, éditeur._ + + +_Le Cavalier Miserey, 21e chasseurs_, a fait quelque bruit ces jours-ci. +C'est un roman naturaliste et ce roman naturaliste est un roman +militaire. «J'essaye le premier, dit l'auteur dans sa préface, +d'appliquer une vision artiste et les procédés du roman d'analyse à +l'étude sur nature du Soldat... Tout un monde mis en scène dans une +confusion de foule et deux personnalités essentielles campées seules en +pleine lumière: l'Homme et le Régiment,--un drame très simple sous la +complication des détails, jaillissant de leur antagonisme, de leur +action réciproque, de leur _collage_ et de leur brutale rupture, voilà +tout ce livre; en somme, rien que de la littérature construite sur la +vérité.» + +J'entends bien, mais il reste à savoir ce que c'est que la vérité et si +celle de M. Abel Germant est la bonne. Nous savons déjà que cette vérité +n'est pas la vérité du colonel du 21e chasseurs. Si les lions savaient +écrire, si le colonel du 21e faisait un roman sur son régiment, il n'y +pas à douter que ce serait tout autre chose que _le Cavalier Miserey_. +Je ne crains pas d'affirmer que ce roman ne serait pas naturaliste. J'ai +dit que _le Cavalier Miserey_ l'est. Il l'est tout à fait. On ne doit +pas entendre par là qu'il soit brutal; il semble plutôt doucereux. +L'auteur a évité les grossièretés dans un sujet où on en rencontrait à +tout propos; car les chasseurs ne sont pas des demoiselles et le langage +des casernes ne ressemble point à celui des salons. M. Abel Hermant ne +nous apporte de l'argot des cavaliers qu'un écho adouci. Mais son livre +est jeté tout entier dans le moule du roman nouveau. Chaque morceau, +repris à part minutieusement, est traité selon la formule. Les +descriptions, entrecoupées de bouts de dialogue, se succèdent avec une +monotonie dont le lecteur éprouve, je crains, quelque fatigue. Elles +sont précises, sans beaucoup d'éclat. Il y a des petits paysages aux +endroits où les romanciers ont coutume d'en mettre. Bien que courts, ils +sont trop longs, puisque Miserey et le régiment ne les voient pas. Bref, +on sent partout la facture, et j'ai raison de dire que c'est un roman +naturaliste. J'en sais de meilleurs, j'en sais de pires; je n'en vois +pas de plus exemplaires. Celui-là est froid et correct comme un modèle +d'école. + +M. Émile Zola aussi nous donnera, tôt ou tard, un roman militaire. Il +nous l'a promis. Eh bien, je gage que ce roman-là sera moins naturaliste +que _le Cavalier Miserey_. Et il y a beaucoup de raisons pour que je +gagne mon pari. La première est que, si M. Zola a inventé le +naturalisme, d'autres l'ont perfectionné. Les machines que construisent +les inventeurs sont toujours rudimentaires. + +Il faut considérer aussi que M. Zola est moins fidèle à ses doctrines +qu'il ne dit et qu'il ne croit. Il n'a pas réussi à étouffer sa robuste +imagination. Il est poète à sa manière, poète sans délicatesse et sans +grâce, mais non sans audace et sans énergie. Il voit gros; quelquefois +même il voit grand. Il pousse au type et vise au symbole. En voulant +copier, le maladroit invente et crée! Sa conception des +_Rougon-Maquart_, qui est de montrer tous les états physiologiques et +toutes les conditions sociales dans une seule famille, a en soi quelque +chose d'énorme et de symétrique qui révèle chez son auteur le plus +ardent idéalisme. Son point de départ n'a de scientifique que +l'apparence: c'est l'hérédité. Or, les lois de l'hérédité ne sont pas +connues; c'est sur une fiction qu'il a fondé son oeuvre. À voir le fond +des choses, il procède autant de l'auteur du _Juif Errant_ que de +l'auteur de _la Cousine Bette_; encore celui-ci n'était-il pas un +réaliste. Les instincts de M. Zola répugnent à l'observation directe. De +tous les mondes, c'est le sien qu'il semble connaître le moins. Il +devine, et c'est dans la divination qu'il se plaît. Il a des visions, +des hallucinations de solitaire. Il anime la matière inerte, il donne +une pensée aux choses. Du fond de sa retraite, il évoque l'âme des +foules. C'est à Médan que se cache le dernier des romantiques. + +Ajoutez à cela que l'armée que nous peindra M. Zola est celle de +Sébastopol, de Magenta et de Reichshoffen; c'est une armée historique +dont il ne reste plus que le souvenir, souvenir cher à la patrie, mais +déjà lointain. Le cadre immense dans lequel M. Zola s'est volontairement +enfermé l'attache à une époque qui n'est plus la nôtre. Ses héros +appartiennent à l'histoire. M. Zola, retenu dans le second empire, est +une façon de Walter Scott. Ce n'est pas moi qui en fais la remarque: +c'est M. Jules Lemaître. Elle est juste. Le naturalisme de l'auteur de +_Rougon-Maquart_ se complique d'archaïsme. Il lui faudra bientôt +recueillir ses documents humains dans les musées. Quand le temps sera +venu de préparer son roman militaire, il examinera les vieux flingots +des vainqueurs de Solférino, comme le romanesque Écossais contemplait +une antique claymore arrachée d'un champ de bataille par le tranchant de +la charrue. + +Il est donc possible que M. Abel Hermant soit le dernier naturaliste de +l'armée comme il en est le premier. Il faut le souhaiter, car l'idée +n'est pas bonne d'examiner un régiment à la loupe. + +M. Hermant a voulu placer «l'armée très haut» et parler «du régiment +avec cette espèce de religion passionnée qu'il inspire à tous ceux qui +ont eu l'honneur de porter l'uniforme». C'est lui-même qui le dit, et je +le crois; mais il est certain qu'il n'a pas réussi du tout. Et comment +pouvait-il atteindre un si noble but à l'aide de la triste fable qu'il a +inventée? Le moyen de professer la religion du drapeau en contant +l'histoire d'un cavalier qui déserte pour suivre une fille et puis qui +vole la montre d'un camarade? Je mettrai en scène, nous dit-il, l'homme +et le régiment. Et voilà l'homme qu'il nous donne comme le type du +soldat! Quant au régiment, je reconnais qu'il a eu ça et là le sentiment +de cet «organisme simple et fort» (p. 19), de «ce corps énorme, vivant +d'une personnalité diffuse d'océan, où les individus se fondent et ne +comptent pas plus que l'unité d'une goutte d'eau» (p. 18). Son héros, +qui n'est pourtant qu'un paysan vicieux, sent, «comme ils le sentent +tous, la nécessité de la loi qui expédie les conscrits d'un bout de la +France à l'autre pour en faire d'un seul coup des orphelins que l'armée +adopte» (p. 199). Il éprouve même «l'humble orgueil des hommes obscurs +qui ont un instant la conscience nette de leur rôle utile et ignoré dans +une grande oeuvre» (p. 222). Mais que devient la majesté du régiment dans +ces longues et pénibles scènes où se déroulent avec monotonie la +timidité louche du capitaine Weber, la niaiserie et l'avilissement de +capitaine du Simard, et l'enthousiasme ahuri du capitaine Ratelot, qui, +après six ans d'Afrique, sait lire encore, étonné; mais ne comprend plus +rien de ce qu'il lit? On a dit que ces officiers avaient été copiés +malignement d'après nature dans l'état-major du régiment où l'auteur fit +son volontariat. Je ne le crois pas. Ils sont inventés: je le veux. +Encore sont-ce là de fâcheuses inventions. + +Le tort en est à l'auteur. Le tort en est aussi au genre de littérature +que le goût public lui a imposé; Ces perpétuelles analyses, ces +minutieux récits, qu'on nous donne comme pleins de vérité, blessent au +contraire la vérité, et avec elle la justice et la pudeur. On prétend +que le roman naturaliste est une littérature fondée sur la science. En +réalité, il est renié par la science, qui ne connaît que le vrai, et par +l'art, qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à +celle-là sa plate difformité. L'un et l'autre le rejettent. Il n'est +point utile et il est laid. C'est une monstruosité dont on s'étonnera +bientôt. + +Tout dire, c'est ne rien dire. Tout montrer c'est ne rien faire voir. La +littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d'éclairer ce qui +est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d'aimer, elle est +déchue comme la femme qui se livre sans préférence. Il y a une vérité +littéraire, ainsi qu'une vérité scientifique, et savez-vous le nom de la +vérité littéraire? Elle s'appelle la poésie. En art tout est faux qui +n'est pas beau. Chaque détail du livre de M. Abel Hermant fût-il +parfaitement exact, je dirai que l'ensemble est sans vérité, parce qu'il +est sans poésie. Ce n'est jamais, remarquez-le bien, par l'exactitude +des détails que l'artiste obtient la ressemblance de l'ensemble. C'est, +au contraire, par une vue juste et supérieure de l'ensemble qu'il +parvient à une entente exacte des parties. La raison de cela est facile +à concevoir. C'est que nous sommes ainsi faits, tous tant que nous +sommes, que nous ne comprenons et ne sentons vraiment que la forme +générale et, pour ainsi dire, l'esprit des choses, et qu'au contraire +les éléments qui constituent ces choses échappent à notre observation et +à notre intelligence par leur infinie complexité. Quelques lignes d'une +forme entrevue suffisent parfois à nous donner un grand amour. Toutes +les révélations du microscope n'y ajouteraient rien; ou plutôt elles +seraient importunes. L'art, c'est encore l'amour. C'est pourquoi il n'y +faut pas de microscope. + +Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l'honorable colonel +du 21e chasseurs s'inspirait de ces idées quand il rédigea l'ordre du +jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du _Cavalier +Miserey_. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût «brûlé +sur le fumier», le chef du régiment avait d'autres raisons que les +miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment +meilleures. Je les tiens pour excellentes: c'était des raisons +militaires. On veut l'indépendance de l'art. Je la veux aussi; j'en suis +jaloux. Il faut que l'écrivain puisse tout dire, mais il ne saurait lui +être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à +toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l'absolu. Il est en +relation avec les hommes. Cela implique des devoirs; il est indépendant +pour éclairer et embellir la vie; il ne l'est pas pour la troubler et la +compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. +Et, s'il y a dans la société humaine, du consentement de tous, une chose +sacrée, c'est l'armée. + +Certes, à côté de ses grandeurs, elle a, comme toutes les choses +humaines, ses tristes petitesses. C'est chose souffrante, puisque c'est +chose héroïque. On peut mêler quelque pitié au respect qu'elle inspire. +Le poète Alfred de Vigny l'a fait en un temps qui semble lointain, il +l'a fait dans toute la douceur et toute la dignité de son génie. Comme +M. Abel Hermant, il avait servi, non point il est vrai un an comme +soldat, mais plusieurs années comme officier. Il avait quitté le +régiment avec l'épaulette de capitaine. Quelques années après, en 1836, +il publia son beau livre de _Servitude et Grandeur militaires_. Je ne +sache point qu'aucun colonel de cavalerie ait fait brûler sur le fumier +du quartier des exemplaires de cet ouvrage. Je n'ai vu nulle part que le +noble écrivain ait eu la douleur de fâcher quelque ancien brigand de la +Loire, irrité par l'inutilité de sa vieillesse et par le souvenir de sa +gloire. Pourtant, il y a dans ces pages si graves et si tristes des +hardiesses intellectuelles auxquelles M. Abel Hermant ne s'est point +haussé. On y trouve des reproches à l'armée, et un idéal souvent +révolutionnaire, parfois chimérique. L'auteur y déplore l'obéissance +passive du soldat et l'asservissement des volontés à la règle, dont il +ne reconnaît pas assez l'impérieuse nécessité; mais rien d'amer ni de +vil ne se mêle à sa plainte. Jamais il ne cesse d'honorer ceux qu'il +plaint. Il peut tout dire, parce qu'il garde dans tout ce qu'il dit +l'amour des hommes et le respect des vertus ainsi que des souffrances. +Dès le début, il montre la gravité paisible de son coeur et une noblesse +d'âme qui semble aujourd'hui perdue. «Je ferai peu le guerrier, dit-il, +ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des mâles coutumes de +l'armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et +qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve en lui faisant +rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l'étude.» Ensuite +il montre l'armée à la fois esclave et reine, et il la salue deux fois, +dans sa misère et dans sa gloire. Il voudrait qu'elle pensât davantage. +Je crois qu'il a tort et que l'armée ne doit pas penser, puisqu'elle ne +doit pas vouloir. Mais avec quelle délicatesse il parle de l'esprit un +peu paresseux et attardé de cette armée, telle qu'il l'avait connue! +«C'est, dit-il, un corps séparé du grand corps de la nation, et qui +semble le corps d'un enfant.» Et comme partout il célèbre chez les chefs +et chez les soldats la vertu des vertus, le sacrifice, qui est la plus +grande beauté du monde et qu'il faut admirer même quand il est +involontaire! Enfin, comme il sait voir la grandeur des petits! + +Voilà comment il faut toucher à l'arche, voilà comment il faut parler de +l'armée! M. Abel Hermant reconnaîtra un jour qu'il a, sans le vouloir, +offensé un des sentiments qui nous tiennent le plus au coeur. Il +reconnaîtra qu'il est injuste de ne montrer que les moindres côtés des +grandes choses et de ne voir dans l'armée que les laides humilités de la +vie de garnison. Dans une lettre adressée au ministre de la guerre, et +dont on peut d'ailleurs contester l'opportunité, l'auteur du _Cavalier +Miserey_ a fait une déclaration qui l'honore. «J'ai assez l'esprit +militaire, a-t-il dit, pour approuver absolument la mesure de police +prise par le colonel du 21e chasseurs, s'il a cru voir dans mon livre +une seule phrase qui fût de nature à diminuer aux yeux des hommes le +prestige de leurs supérieurs.» + +Pour moi, je ne connais qu'une ligne du fameux ordre que le colonel fit +lire dans le quartier des Chartreux, à Rouen. + +C'est celle-ci: «Tout exemplaire du _Cavalier Miserey_ saisi au quartier +sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé +possesseur sera puni de prison.» + +Ce n'est pas une phrase très élégante, j'en conviens; mais je serais +plus content de l'avoir faite que d'avoir écrit les quatre cents pages +du _Cavalier Miserey_. Car je suis sûr qu'elle vaut infiniment mieux +pour mon pays. + + + + +À PROPOS DU JOURNAL DES GONCOURT + +_Tome Ier, 1851-1861._ + + +On reproche aux gens de parler d'eux-mêmes. C'est pourtant le sujet +qu'ils traitent le mieux. Ils s'y intéressent et ils nous font souvent +partager cet intérêt. Il y a, je le sais, de fâcheuses confidences. Mais +les lourdauds qui nous importunent en nous faisant leur histoire nous +assomment tout à fait quand ils font celle des autres. Rarement un +écrivain est si bien inspiré que lorsqu'il se raconte. Le pigeon du +poète a raison de dire: + + Mon voyage dépeint + Vous sera d'un plaisir extrême. + Je dirai: «J'étais là; telle chose m'advint:» + Vous y croirez être vous-même. + +Il est vrai qu'il dit cela à un ami, tandis que les faiseurs de mémoires +écrivent pour des inconnus; mais les hommes s'aiment entre eux, quand +ils ne se connaissent pas. Tout lecteur est volontiers un ami. Il n'est +point de journal, de mémoires, de confessions, de confidences ni de +roman autobiographique qui n'ait valu à son auteur des sympathies +posthumes. Marmontel ne nous intéresse pas du tout quand il parle de +Bélisaire ou des Incas; mais il nous intéresse vivement dès qu'il nous +entretient d'un petit Limousin qui lisait les _Géorgiques_ dans un +jardin où bourdonnaient les abeilles. Il sait alors nous toucher et nous +émouvoir, parce que cet enfant, c'est lui; parce que ces abeilles sont +celles dont il mangeait le miel, celles que sa tante réchauffait dans le +creux de sa main et fortifiait avec une goutte de vin, quand elle les +trouvait engourdies par le froid. Son imagination, excitée par des +souvenirs vivants, s'échauffe, se colore et s'anime. Comme il nous peint +bien le jeune villageois qu'il était, lorsque nourri de latin, luisant +de santé, il entra, au sortir du collège, dans les boudoirs des filles +de théâtre! Alors il nous fait tout voir et tout sentir, lui d'ordinaire +le plus froid des écrivains. Qu'est-ce donc si un grand génie, si un +Jean-Jacques Rousseau, un Chateaubriand se plaît à se peindre? + +Je ne parle point des confessions de saint Augustin: le grand docteur ne +s'y confesse pas assez. C'est un livre spirituel qui satisfait mieux +l'amour divin que la curiosité humaine. Augustin se confesse à Dieu et +non point aux hommes; il déteste ses péchés, et ceux-là seuls nous font +de belles confessions qui aiment encore leurs fautes. Il se repent, et +il n'y a rien qui gâte une confession comme le repentir. Par exemple, il +dit, en deux phrases charmantes, qu'on le vit tout petit sourire dans +son berceau; et tout aussitôt il s'efforce de démontrer «qu'il y a de la +corruption et de la malignité dans les enfants mêmes qui sont encore à +la mamelle.» Le saint me gâte l'homme. Il conte que, dans son enfance, +il y avait, auprès de la vigne paternelle, un poirier chargé de poires, +et qu'un jour il alla avec une troupe de petits polissons secouer +l'arbre et voler les fruits qui en tombaient. Fera-t-il à ce sujet un de +ces tableaux familiers comme on en découvre avec enchantement dans les +premières pages des _Confessions_ de Jean-Jacques, ou, si c'est trop +demander, quelque élégant et sobre récit dans le goût des petits +conteurs grecs? Non! il s'écrie: «Voilà quel était; ô mon Dieu, le +misérable coeur qu'il a plu à votre miséricorde de tirer du fond de +l'abîme!» Comme si, pour un gamin, c'était tomber dans un abîme que de +voler quelques méchantes poires! + +Il confesse ses amours, mais il ne le fait point avec grâce parce qu'il +le fait avec honte. Il ne parle que des «pestilences» et des «vapeurs +infernales qui sortaient du fond corrompu de sa cupidité». Rien de plus +moral, mais rien de moins élégant. Il n'écrit point pour des curieux; il +écrit contre les manichéens. Cela me fâche doublement, parce que je suis +curieux et un peu manichéen. Mais, telles qu'elles sont, pleines de +l'horreur de la chair et du dégoût de l'existence terrestre, les +_Confessions_ d'Augustin ont contribué plus que tous les autres livres +de ce saint à le faire connaître et à le faire aimer à travers les +siècles. + +Quant à Rousseau, dont l'âme renferme tant de misères et de grandeurs, +on ne peut lui reprocher de s'être confessé à demi. Il avoue ses fautes +et celles des autres avec une merveilleuse facilité. La vérité ne lui +coûte point à dire: il sait que, pour ignoble et vile qu'elle est, il la +rendra touchante et belle: il a des secrets pour cela, les secrets du +génie, qui, comme le feu, purifie tout. Pauvre grand Jean-Jacques! Il a +remué le monde. Il a dit aux mères: Nourrissez vos enfants, et les +jeunes femmes sont devenues nourrices, et les peintres ont représenté +les plus belles dames donnant le sein à un nourrisson. Il a dit aux +hommes: Les hommes sont nés bons et heureux. La société les a rendus +malheureux et méchants. Ils retrouveront le bonheur en retournant à la +nature. Alors les reines se sont faites bergères, les ministres se sont +faits philosophes, les législateurs ont proclamé les droits de l'homme, +et le peuple, naturellement bon a massacré les prisonniers dans les +prisons pendant trois jours: Mais, si Jean-Jacques a encore aujourd'hui +des lecteurs, ce n'est pas pour avoir jeté par le monde, avec une +éloquence enchanteresse, un sentiment nouveau d'amour et de pitié, mêlé +aux idées les plus fausses et les plus funestes que jamais homme ait +eues sur la nature et sur la société; ce n'est pas pour avoir écrit le +plus beau des romans d'amour; ce n'est pas pour avoir fait jaillir des +sources nouvelles de poésie, c'est pour avoir peint sa pitoyable +existence, c'est pour avoir raconté ce qui lui advint en ce triste monde +depuis le temps où il n'était qu'un jeune vagabond, vicieux, voleur, +ingrat et pourtant sensible à la beauté des choses, rempli de l'amour +sacré de la nature, jusqu'au jour où son âme inquiète sombra dans la +folie noire. On n'ouvre plus guère l'_Émile_ et _la Nouvelle Héloïse_. +On lira toujours les _Confessions_. + +De Chateaubriand aussi, on ne lit guère qu'un seul livre: celui où il +s'est raconté, les _Mémoires d'outre-tombe_. Il s'était peint dans tous +ses livres, dans le René des _Natchez_ et dans celui d'_Amélie_, dans +l'Eudore des _Martyrs_ et jusque dans _le Dernier des Abencérages_. Du +fond de la magnifique solitude de son génie, il ne vit jamais rien en ce +monde que lui-même et son cortège de femmes. Pourtant nous préférons le +livre où il se peint je ne dis pas sans apprêt, mais sans déguisement, +avec un orgueil que l'ironie tempère, une sorte de bonhomie hautaine et +un ennui profond qui s'amuse pourtant du jeu brillant des mots; enfin +les _Mémoires_. Pour lui comme pour Jean-Jacques, le livre posthume est +le livre durable. + +Oui, nous aimons toutes les confessions et tous les mémoires. Non, les +écrivains ne nous ennuient pas en nous parlant de leurs amours et de +leurs haines, de leurs joies et de leurs douleurs. Il y a plusieurs +raisons à cela. J'en découvre deux. La première est qu'un journal, qu'un +mémorial, qu'un livre de souvenirs enfin échappe à toutes les modes, à +toutes les conventions qui s'imposent aux oeuvres de l'esprit. + +Un poème, un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la +forme littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art ne peuvent +plaire longtemps; car la nouveauté est pour beaucoup dans l'agrément +qu'elles donnent. Or, des mémoires ne sont point des oeuvres d'art. Une +autobiographie ne doit rien à la mode. On n'y cherche que la vérité +humaine. Cette remarque deviendra plus claire si je l'étends aux +chroniques. Grégoire de Tours, a peint son âme et son monde dans un +écrit informe et précieux. Cet écrit vit encore et nous touche. Les vers +de son contemporain Fortunat n'existent plus pour nous. Ils ont péri +avec la barbarie latine dont ils faisaient l'ornement. + +Il faut considérer, en second lieu, qu'il y a en chacun de nous un +besoin de vérité qui nous fait rejeter à certains moments les plus +belles fictions. Cet instinct est profond. Il naît avec nous. Ma petite +fille, quand je lui conte _Peau-d'Âne_, ne manque pas de me demander +s'il est vrai que la bague de la princesse était dans le gâteau, et si +tout cela est arrivé, et s'il existe encore des fées. + +Voilà, je crois, les deux raisons principales pour lesquelles nous +aimons tant les lettres et les petits cahiers des grands hommes, et même +ceux des petits hommes, lorsqu'ils ont aimé, cru, espéré quelque chose +et qu'ils ont laissé un peu de leur âme au bout de leur plume. Aussi +bien, si l'on y songe, c'est déjà une merveille que l'esprit d'un homme +médiocre. + +Il y a beaucoup à admirer chez une personne ordinaire. Sans compter que +ce que nous y admirons se retrouve chez nous, et cela nous est doux. Je +découragerais volontiers certains de mes amis d'écrire un drame ou une +épopée; je ne découragerais personne de dicter ses mémoires, personne, +pas même ma cuisinière bretonne; qui ne sait lire que les lettres +moulées de son livre de messe et qui croit fermement que ma maison est +hantée par l'âme d'un sabotier qui revient la nuit demander des prières. +Ce serait un livre intéressant que celui dans lequel une de ces pauvres +âmes obscures s'expliquerait et expliquerait le monde avec une +imbécillité dont la profondeur va jusqu'à la poésie. + +Ce livre nous toucherait. Nous serions obligés, malgré la superbe de +notre esprit, de reconnaître la parenté qui lie cette humble +intelligence à la nôtre et de saluer en elle une aïeule. Car nous avons +tous eu une grand'mère qui croyait à l'âme du sabotier. Notre science, +notre philosophie sortent des contes des bonnes femmes. Mais qu'est-ce +qui sortira de notre philosophie? + +M. Lorédan Larchey, savant homme dont l'esprit est plein de curiosités +ironiques, a publié jadis une petite collection de mémoires composés par +des obscurs et des simples; je me rappelle confusément le journal d'un +sergent et celui d'une vieille dame, et il me reste l'idée que c'est +très curieux. Nous ne lirons jamais trop de mémoires et de journaux +intimes, parce que nous n'étudierons jamais trop les hommes. Je ne suis +pas du tout de l'avis de ceux qui trouvent qu'on a trop fait et trop +publié en ce temps-ci d'ouvrages de ce genre, intimes et personnels. + +Je ne crois pas qu'il faille être extraordinaire pour avoir le droit de +dire ce qu'on est. Je crois au contraire que les confidences des gens +ordinaires sont bonnes à entendre. + +Quant à celles des hommes de talent, elles ont une grâce spéciale; c'est +pourquoi je suis ravi, pour ma part, de la publication anticipée du +_Journal des Goncourt_. + +Ce journal, commencé par les deux frères le 2 décembre 1851, jour de la +mise en vente de leur premier livre, fut continué, après la mort du plus +jeune, par le survivant, qui ne songeait pas à le publier. Il en lut, +l'an dernier, à la campagne, quelques cahiers à M. Alphonse Daudet, son +ami, qui fut justement frappé de l'intérêt de ces notes brèves et +sincères, de ces impressions immédiates. Il pressa M. de Goncourt de les +livrer tout de suite au public, et sa douce violence eut raison des +scrupules de l'auteur. Nous connaissons déjà la première partie de ce +_Journal_; elle embrasse dix années et va jusqu'en 1861. La publication +n'en présentait, ce me semble, aucun inconvénient grave. D'abord, on n'y +parle guère que des morts. Les choses d'il y a trente ans sont des +choses anciennes, hélas! + +Toutes les figures qu'on revoit dans ce premier volume sont des figures +d'autrefois. Gavarni, Gautier, Flaubert, Paul de Saint-Victor... On peut +parler d'elles avec la liberté que nous rendent leurs ombres en fuyant. +Quelques-unes s'effacent. D'autres grandissent. Gavarni devient dans le +_Journal_ presque l'égal des grands artistes de la Renaissance. Peintre, +philosophe, mathématicien, tout ce qu'il dit est rare et profond. Il +pense, et cela étonne au milieu de tout ce monde d'artistes qui se +contente de voir et de sentir. + +Il est à remarquer aussi que ce journal tout intime est en même temps +tout littéraire. Les deux auteurs, qui n'en font qu'un, sont si bien +voués à leur art, ils en sont à ce point l'hostie et la victime, ils lui +sont si entièrement offerts, que leurs pensées les plus secrètes +appartiennent aux lettres. Ils ont pris la plume et le papier comme on +prend le voile et le scapulaire. Leur vie est un perpétuel travail +d'observation et d'expression. Partout ils sont à l'atelier, j'allais +dire à l'autel et dans le cloître. + +On est saisi de respect pour cet obstiné travail que le sommeil +interrompait à peine; car ils observaient et notaient jusqu'à leurs +rêves. Aussi, bien qu'ils missent par écrit, au jour le jour, ce qu'ils +voyaient et ce qu'ils entendaient, ne peut-on les soupçonner un seul +instant de curiosité frivole et d'indiscrétion. Ils n'entendaient ni ne +voyaient que dans l'art et pour l'art. On ne trouverait pas facilement, +je crois, un second exemple de cette perpétuelle tension de deux +intelligences. L'une d'elles s'y déchira. Tous leurs sentiments, toutes +leurs idées, toutes leurs sensations aboutissent au livre. Ils vivaient +pour écrire. En cela, comme dans leur talent, ils sont bien de leur +temps. Autrefois, on écrivait par aventure. Certaines personnes vivaient +de leur plume, comme l'abbé Prévost, en écrivant beaucoup, mais sans +dépense excessive et constante de force nerveuse. D'ordinaire, les +pensions aidant, le métier d'homme de lettres était un métier fort doux. + +Le dix-neuvième siècle changea cet usage. C'est alors que les hommes de +lettres organisèrent toute leur existence en vue de la production +littéraire. Balzac, Gautier, Flaubert prirent d'instinct des +dispositions héroïques et traversèrent le monde comme +d'incompréhensibles étrangers. Mais les Goncourt firent mieux encore. +Sans se distinguer par aucune marque extérieure de la société dans +laquelle ils étaient nés, sans affectation, simplement, fermement, ils +vécurent une vie particulière, spéciale, faite de rigoureuses +observances, de dures privations, de pénibles pratiques, comme ces +personnes pieuses qui, mêlées à la foule et habillées comme elle, +observent les règles monastiques de la congrégation à laquelle elles +sont secrètement affiliées. À cet égard, le _Journal des Goncourt_ est +un document unique. Je ne veux point examiner ici si cet ascétisme +littéraire n'a pas, au point de vue de la conception et de l'exécution +des livres, de sérieux inconvénients. Mais on comprend mieux, quand on a +lu le _Journal_ de 1851 à 1861, comment une culture excessive de +l'appareil nerveux, une tension constante de l'oeil et du cerveau a +produit «cette écriture artiste» que M. Edmond de Goncourt se reconnaît +justement, et cette notation minutieuse des sensations qui est le +caractère le plus saillant de l'oeuvre des deux frères. Leur pensée et +leur style, créés dans une atmosphère spéciale, n'ont pas la gaieté du +grand air et la joie facile des formes que mûrit le soleil. Mais c'est +chose rare et c'est chose respectable; car l'un d'eux est mort de +l'avoir trouvée. Le _Journal_ nous explique comment. + + + + +M. LECONTE DE LISLE À L'ACADÉMIE FRANÇAISE + + +Je ne connais pas, je ne dois pas connaître le discours que M. Leconte +de Lisle prononcera jeudi prochain à l'Académie française. Mais +j'imagine que ce sera une noble chose, une harangue grave, de style +ample et hautain, un bloc d'esthétique éloquente. Je serais bien surpris +s'il s'y trouvait des anecdotes, des digressions, des curiosités, des +familiarités et si l'on y rencontrait la moindre négligence. On y +contemplera le portrait idéal du poète ou plutôt le portrait du poète +idéal. M. Victor Hugo y sera dignement et largement loué, avec une +inflexibilité dogmatique qui rappellera ces vies de saints écrites en +latin par les grands abbés du XIe siècle, dans un absolu mépris des +choses temporelles et transitoires, et dans l'unique souci de +l'orthodoxie. C'est que M. Leconte de Lisle est un prêtre de l'art, +l'abbé crossé et mitré des monastères poétiques. Mieux que cela encore. +N'est-ce pas M. Paul Bourget qui l'a appelé un pape en exil? + +Son discours à l'Académie sera plein de certitude et d'infaillibilité. +Il y faudra admirer l'ampleur imposante des formes liturgiques, et +l'autorité que donne la foi quand on y joint l'exemple de toute une vie. +Voilà l'horoscope que je tire. Tenez-le pour certain, car je suis +astrologue. Je connais les cieux et j'y ai observé M. Leconte de Lisle. + +Je ne crains point de prédire, en outre, qu'il y aura dans le discours +du poète un morceau sur le moyen âge. Je devine que ce morceau sera +concis et violent. Je le ferais, au besoin, et il n'y manquerait que le +talent. M. Leconte de Lisle poursuit le moyen âge de sa haine. Et, comme +c'est une haine de poète, elle est très grande et très simple. Elle +ressemble à l'amour. Elle est féconde comme lui; des poèmes magnifiques +en sont sortis (_le Corbeau_, _un Acte de charité_, _les Deux Glaives_, +_l'Agonie d'un saint_, _les Paraboles de Don Guy_, _Hieronymus_, _le +Lévrier de Magnus_). Mais je crois que cette haine, qui est bonne pour +faire des vers, serait mauvaise pour faire de l'histoire. M. Leconte de +Lisle ne voit dans le moyen âge que les famines, l'ignorance, la lèpre +et les bûchers. C'est assez pour écrire des vers admirables quand on est +un poète tel que lui. En réalité, il y a bien autre chose, dans ces +temps qui nous sembleraient moins obscurs si nous les connaissions +mieux. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on +ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore, +puisqu'ils préparèrent le monde meilleur dont nous jouissons +aujourd'hui. Ils ont beaucoup souffert, ils ont beaucoup aimé. Ils ont +procédé, dans des conditions que les invasions et le mélange des races +rendaient très difficiles, à une organisation nouvelle de la société +humaine, qui représente une somme de travail et d'efforts dont on reste +étonné. Ils portèrent au plus haut degré de l'héroïsme les vertus +militaires, qui sont les vertus fondamentales sur lesquels tout l'ordre +humain repose encore aujourd'hui. Ils apportèrent au monde ce qui +l'honore peut-être le plus: l'esprit chevaleresque. Je sais bien qu'ils +étaient violents; mais j'admire les hommes violents qui travaillent d'un +coeur simple à fonder la justice sur la terre et servent à grands coups +les grandes causes. + +Il y eut, à côté des chevaliers, des juristes pleins de science et +d'équité. L'oeuvre législative du XIIIe siècle est admirable. Nous avons +de fortes raisons de croire qu'au début de la guerre de Cent ans la +condition des paysans était généralement bonne en France. La féodalité +donna d'excellents résultats avant d'en produire de mauvais; à cet +égard, son histoire est celle de toutes les grandes institutions +humaines. Je me garderai bien d'esquisser en quelques traits un tableau +du moyen âge. Si M. Leconte de Lisle l'a fait en trente-six vers +(_Siècles maudits_ dans les _Poèmes tragiques_,) c'est là un de ces +raccourcis audacieux qui ne sont permis qu'aux poètes. Mais, tandis que +j'écris, mille images éparses de la vie de nos pères brillent et +s'agitent à la fois dans mon imagination; j'en vois de terribles et j'en +vois de charmantes. Je vois de sublimes artisans qui bâtissent des +cathédrales et ne disent point leur nom; je vois des moines qui sont des +sages, puisqu'ils vivent cachés, un livre à la main, _in angello cum +libello_; je vois des théologiens qui poursuivent, à travers les +subtilités de la scolastique, un idéal supérieur; je vois un roi et sa +chevalerie conduits par une bergère. Enfin je vois partout les saintes +choses du travail et de l'amour, je vois la ruche pleine d'abeilles et +de rayons de miel. Je vois la France et je dis: Mes pères, soyez bénis; +soyez bénis dans vos oeuvres qui ont préparé les nôtres, soyez bénis dans +vos souffrances qui n'ont point été stériles, soyez bénis jusque dans +les erreurs de votre courage et de votre simplicité. S'il est vrai, +comme je le crois, que vous valiez moins que nous ne valons, je ne vous +en louerai que davantage. On juge l'arbre à ses fruits. Puissions-nous +mériter la même louange! Puisse-t-on dire un jour que nos enfants sont +meilleurs que nous! + +Il peut arriver que M. Leconte de Lisle montre, dans son discours, +quelque dédain de la poésie de ces vieux âges. Or, dans ce cas, que +j'ose prévoir, je lui représenterai respectueusement que cette poésie +fut belle en sa fraîche nouveauté, quelle eut, à son heure, les formes +et les couleurs si douces de la jeunesse, qu'alors elle aidait les +hommes à supporter l'ennui de vivre, qu'elle donnait à chacun la petite +part de beauté dont tous avaient besoin et qu'enfin ces vieilles +chansons de geste sont des _Iliades_ barbares. Après quoi je ne ferai +pas difficulté de reconnaître qu'à la poésie des trouvères, et à celle +des diseurs de lais et de fabliaux, je préfère la poésie moderne, celle +de Lamartine, par exemple, et aussi celle de M. Leconte de Lisle. + +On sera surpris, sans doute, que je rapproche ces deux noms. Car il est +vrai que ce n'est point l'usage. Et il est vrai aussi que rien ne +ressemble moins aux vers de Lamartine que les vers de Leconte de Lisle. +Dans ceux-ci on admire un art incomparable. Des autres on a dit +justement qu'on ne sait pas comment c'est fait. Leconte de Lisle veut +tout devoir au talent. Lamartine ne demandait rien qu'au génie. Enfin +les contrastes sont tels qu'il serait superflu et même ridicule de les +marquer davantage. Pourtant je les admire l'un et l'autre bien +sincèrement. Je le fais malgré moi, par plaisir et, comme dit la +Fontaine, «pour que cela m'amuse»; mais n'y serais-je pas amené par une +naturelle inclination, que je voudrais le faire encore par hygiène +intellectuelle. + +Cela me paraît un bon exercice pour l'esprit. Il me semble qu'on a moins +de chances de se tromper tout à fait dans son admiration quand on admire +des choses très diverses. Je puis l'avouer sans crainte, après l'avoir +si peu caché: je suis sûr de très peu de choses en ce monde. Je ne parle +que de ce monde, ayant de bonnes raisons pour ne rien dire des autres. +Or, une des choses qui me semblent le plus échapper sur la terre à la +certitude humaine, c'est la qualité d'un vers. J'en fais une affaire de +goût et de sentiment. Je ne croirai jamais qu'il y ait rien d'absolu à +cet égard. M. Leconte de Lisle le croit. + +C'est d'ailleurs un sceptique. Il a sur le monde et la vie des idées +très arrêtées. Sa philosophie, qui sut tant de fois, et avec une +tristesse si magnifique, inspirer ses vers, est une philosophie +pyrrhonienne dans laquelle il n'y a pas de place pour une seule +affirmation. Je ne sais si je suis, puisque je ne sais pas ce que c'est +qu'être, dit-il constamment. L'illusion m'enveloppe de toutes parts. La +vie est un rêve, amusé par des images qui n'ont point de signification +possible: + + Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment, + La Vie antique est faite inépuisablement + Du tourbillon sans fin des apparences vaines. + +Eh bien, ce philosophe qui nie si fermement l'absolu, qui croit que tout +est relatif, que ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre, et +qu'enfin les choses ne sont que ce qu'on les voit, ce même esprit change +brusquement de manière de voir quand il s'agit de son art. Il ne sait +s'il existe lui-même, mais il sait à n'en point douter, que ses vers +existent absolument. + +Il professe que les qualités des choses sont des apparences comme les +choses elles-mêmes sont des illusions, mais il ne doute pas que telle +rime ne soit bonne d'une absolue bonté. Il a de la poésie une conception +dogmatique, religieuse, autocratique. Il déclare qu'un beau vers restera +beau quand le soleil sera éteint et qu'il n'y aura plus d'hommes en qui +cette beauté puisse encore se connaître. Il juge les plus vieux poèmes +d'après des règles qu'il tient pour immuables et divines. Enfin, ce +philosophe incrédule devient, quand il s'agit de son art, le fidèle et +zélé croyant, le grand abbé, le pape que je vous montrais tout à l'heure +dans l'attitude d'un éloquent et fanatique défenseur de l'orthodoxie du +vers. + +Et si vous croyez que je l'en blâme, si vous croyez que je prends +plaisir, en faisant cette remarque, à relever les contradictions d'un +esprit supérieur, vous me rendez peu de justice et devinez mal ma +pensée. Je tiens au contraire cette inconséquence pour la chose la plus +heureuse et la meilleure. Elle suffirait à prouver que l'auteur des +_Poèmes barbares_ est plus poète que philosophe, qu'il est poète +d'instinct, de nature, poète avec plénitude, et que tout son être est +poète. Il oublie tout, même ses raisons et sa raison, quand il s'agit de +son art. Cela est heureux et excellent. J'ajouterai que cela est +naturel. Quels que soient nos doutes philosophiques, nous sommes bien +obligés d'agir dans la vie comme si nous ne doutions pas. Voyant une +poutre lui tomber sur la tête, Pyrrhon se serait détourné, encore qu'il +tint la poutre pour une vaine et inintelligible apparence. Il aurait +craint naturellement de prendre du coup l'apparence d'un homme écrasé. +Eh bien, pour M. Leconte de Lisle, l'action, ce sont les vers. Quand il +pense, il doute. Dès qu'il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si +un beau vers est une illusion dans l'éternelle illusion, et si les +images qu'il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le +sein de l'éternelle Maïa avant même d'en être sortis. Il ne raisonne +plus; il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et avec elle +l'intolérance qui la suit de près. + +On ne sort jamais de soi-même. C'est une vérité commune à tout le monde, +mais qui paraît plus sensible dans certaines natures, dont l'originalité +est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à +propos de l'oeuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui +s'est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son oeuvre, +comme Dieu de la création qui n'a jamais soufflé mot de lui-même et de +ce qui l'entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre +secret, rêva d'exprimer celui du monde, qui a fait parler, les dieux, +les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps en +s'efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à +tour, joyeux et fier de l'étrangeté de leur forme et de leur âme, +Bhagavat, Cunacepa, Hypatie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Qaïn[7], +Néférou-ra, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune, +Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc'h, +Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l'abbé Hiéronymus, la Xiména, les pirates +malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le +colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de +l'Atlantique, ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa +propre pensée, et, seul présent dans son oeuvre, ne révèle sous toutes +ces formes qu'une chose: l'âme de Leconte de Lisle. + +Mais c'est assez. Les plus grands n'ont pas fait davantage. Ils n'ont +parlé que d'eux. Sous de faux noms, ils n'ont montré qu'eux-mêmes. +L'historien d'Israël, le nouveau traducteur de la Bible, M. E. Ledrain, +a dit un jour dans la _Revue positive_ que M. Renan faisait son portrait +dans toutes ses histoires et qu'il s'était représenté notamment, dans +_l'Antéchrist_, sous les traits de Néron. M. Renan n'en reste pas moins +le plus sage des hommes. Il faut entendre la proposition de M. Ledrain +dans un sens tout à fait philosophique et esthétique. En ce sens, je +répète que M. Leconte de Lisle s'est peint dans toutes ses figures et +surtout dans son Qaïn. Et qu'est-ce en effet le Qaïn des _Poèmes +barbares_, sinon un homme farouche, solitaire, timide, irrité, faible, +parfois délicieusement attendri, mais cachant ses larmes sous un souci +orgueilleux, un esprit violent, qui se représente la vie et les hommes +avec une ample simplicité, qui raisonne avec une logique étroite mais +sûre, un philosophe pessimiste pour qui Dieu est le principe du mal +puisqu'il est le principe de la vie et que la vie est tout entière +mauvaise, un artiste dédaigneux des nuances, sonore et abondant en +images éclatantes, un poète? + +Mais alors pourquoi, dira-t-on, pourquoi notre poète chercha-t-il si +loin, dans le nord Scandinave et dans l'antique Asie, des formes et des +couleurs. Pourquoi? Parce que sans doute ces couleurs et ces formes +étaient les vêtements nécessaires de sa pensée et le vrai corps de son +âme poétique. Y a-t-il donc du mal à se vêtir et à s'incarner de la +sorte? N'est-ce pas plutôt un heureux instinct qui pousse le poète dans +les pays lointains et dans les âges reculés? Il y trouve le mystère et +l'étrangeté, dont il a tant besoin, car il n'y a de poésie que dans ce +que nous ne connaissons pas. Il n'y a de poésie que dans le désir de +l'impossible ou dans le regret de l'irréparable. + +M. Leconte de Lisle a au plus haut degré le don du rythme et de l'image. +Quand à l'émotion, il la possède sous la forme la plus noble et la plus +haute: il est riche en émotions intellectuelles. Il nous trouble avec de +pures pensées. Mais il y a pour le coeur de l'homme des émotions plus +intimes et plus douces; et celles-là, quoi qu'on dise et quoi qu'il +dise, ne sont pas absentes de son oeuvre. Je n'aurais pas grand'peine à +prouver que parfois M. Leconte de Lisle est un élégiaque. Pour cela, je +rappellerais _le Manchy_: + + Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux. + De la montagne à la grand'messe, + Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse, + Au pas rythmé de tes Hindous. + + Maintenant, dans le sable aride de nos grèves, + Sous les chiendents, au bruit des mers, + Tu reposes parmi les morts qui me sont chers + Ô charme de mes premiers rêves. + +Ces vers sont voisins de la jeunesse du poète. On en trouve l'écho pur +et clair dans un poème tout récent, _l'Illusion suprême_. + + Ô chère vision, toi qui répands encore, + De la plage lointaine où tu dors à jamais, + Comme un mélancolique et doux reflet d'aurore + Au fond d'un coeur obscur et glacé désormais! + + Les ans n'ont pas pesé sur ta grâce immortelle, + La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté; + _Il_ te revoit avec tes yeux divins, et telle + Que tu lui souriais en un monde enchanté. + +L'âme et la voix du poète ont gardé, après tant d'années, leur pureté +première. Si M. Leconte de Lisle se montre surtout héroïque et +descriptif, certains de ses vers, les plus beaux peut-être, trahissent +un élégiaque timide et fier, un héroïque, un descriptif et un méditatif. + + + + +SUR LE QUAI MALAQUAIS + +M. ALEXANDRE DUMAS ET SON DISCOURS + + +Jeudi, à quatre heures, comme nous sortions de l'Institut, un gai soleil +de printemps éclairait les quais et leur noble horizon de pierre. +Quelques nuages qui coulaient dans le ciel donnaient à la lumière du +jour la mobilité charmante d'un sourire. Ce sourire s'arrêtait avec joie +sur les chapeaux étincelants, sur les nuques dorées et sur les visages +clairs des femmes. Mais il devenait moqueur en passant sur les livres +poudreux étalés le long des parapets. Oh! comme il révélait ironiquement +la vétusté misérable des bouquins, ce sourire dans lequel brillait +l'éternelle jeunesse de la nature! Alors, tandis que s'écoulait la foule +des lettrés et des mondaines, je m'abandonnai à des rêveries vagues et +douces. Laissez-moi vous dire que je ne passe jamais sur ces quais sans +éprouver un trouble, plein de joie et de tristesse, parce que j'y suis +né, parce que j'y ai passé mon enfance et que les figures familières que +j'y voyais autrefois sont maintenant à jamais évanouies. Je conte cela +malgré moi, par habitude de dire seulement ce que je pense et ce à quoi +je pense. On n'est pas tout à fait sincère sans être un peu ennuyeux. +Mais j'ai l'espoir que, si je parle de moi, ceux qui m'écouteront ne +penseront qu'à eux-mêmes. De la sorte, je les contenterai en me +contentant. J'ai été élevé, sur ce quai, au milieu des livres, par des +humbles et des simples dont je suis seul à garder le souvenir. Quand je +n'existerai plus, ils seront comme s'ils n'avaient jamais été. Mon âme +est toute pleine de leurs reliques. Ces pieux restes, dont elle est +sanctifiée, font des miracles. À ce signe, je reconnais que ceux-là que +j'ai perdus furent de saintes gens. Leur vie était obscure, leur âme +était naïve. Leur souvenir m'inspire la joie du renoncement et l'amour +de la paix. Un seul des vieux témoins de mon enfance mène encore sur le +quai sa pauvre vie. Il n'était ni des plus intimes ni des plus chers. +Pourtant, je le revois toujours avec plaisir. C'est le pauvre +bouquiniste que voici se chauffant devant ses boîtes à ce clair soleil +de printemps. Il est devenu tout petit avec l'âge. Chaque année il +diminue, et son pauvre étalage se fait aussi plus mince et plus léger +chaque année. Si la mort oublie quelque temps encore mon vieil ami, un +coup de vent l'emportera un jour avec les derniers feuillets de ses +bouquins et les grains d'avoine que les chevaux de la station, paissant +à son côté, laissent échapper de leur musette grise. En attendant, il +est presque heureux. S'il est pauvre, c'est sans y penser. Il ne vend +pas ses livres, mais il les lit. Il est artiste et philosophe. + +Quand il fait beau, il goûte la douceur de vivre en plein air. Il +s'installe sur l'extrémité d'un banc avec un pot de colle et un pinceau, +et, tout en réparant ses bouquins disloqués, il médite sur l'immortalité +de l'âme. Il s'intéresse à la politique, et ne manque guère, s'il +rencontre un client sûr, de lui faire la critique du régime actuel! Il +est aristocrate et même oligarque. L'habitude de voir devant lui, de +l'autre côté de la Seine, le palais des Tuileries, lui a inculqué une +sorte de familiarité à l'égard des souverains. Sous l'Empire, il jugeait +Napoléon III avec la sévérité d'un voisin à qui rien n'échappe. +Maintenant encore, il explique, par la conduite du gouvernement, les +vicissitudes de son commerce. Je ne me dissimule pas que mon vieil ami +est un peu frondeur. + +Il m'aborde et me dit, en homme qui a lu son journal du matin: + +--Vous venez de l'Académie. Ces jeunes gens ont-ils bien parlé de M. +Hugo? + +Puis, clignant de l'oeil il me coule ce mot à l'oreille: + +--Un peu démagogue, monsieur Hugo! + +C'est ainsi que mon ami le bouquiniste ramena ma pensée sur la séance +académique où M. Leconte de Lisle et M. Alexandre Dumas ont prédit tous +deux l'immortalité à Victor Hugo. Mais, tandis que l'auteur des _Poèmes +barbares_ expédiait tout d'un bloc aux âges à venir les oeuvres complètes +du maître, le philosophe du théâtre donnait à entendre que la postérité +ferait un choix sévère. + +Il a prononcé un excellent discours, M. Alexandre Dumas, et je n'en suis +pas surpris. Cet homme est doué pour parler au monde. Il pense et il dit +ce qu'il pense. En cela, il est à peu près unique, du moins dans les +lettres. On retrouve dans sa réponse à M. Leconte de Lisle cette absolue +sincérité et cette expérience des choses qui donnent tant d'autorité à +sa parole. Il a rendu à Victor Hugo, à Lamartine et à Musset ce qui leur +était dû. Et, près d'achever son honnête et forte harangue, il s'est +demandé ce qu'il allait maintenant advenir de l'oeuvre du plus laborieux +de ces trois poètes. + +«Il en adviendra, a-t-il répondu à sa propre question, ce qu'il advient +de toutes les oeuvres de l'esprit humain. Le temps ne fera pas plus +d'exception pour celles-là que pour les autres; il respectera et +affirmera ce qui sera solide; il réduira en poussière ce qui ne le sera +pas. Tout ce qui est de pure sonorité s'évanouira dans l'air; ce qui est +fait pour le bruit est fait pour le vent. Mais il ne m'appartient pas de +préparer ici le travail de la postérité. Il n'y a, d'ailleurs, à +l'influencer ni pour ni contre; elle sait son métier de postérité; elle +a le sens mystérieux et implacable des conclusions infaillibles et +définitives.» + +C'est sur ce point que je me permettrai de présenter à l'écrivain que +j'admire infiniment quelques observations humbles mais fermes. Je crois +que la postérité n'est pas infaillible dans ses conclusions. Et la +raison que j'ai de le croire, c'est que la postérité, c'est moi, c'est +nous, c'est des hommes. Nous sommes la postérité pour une longue suite +d'oeuvres que nous connaissons fort mal. La postérité a perdu les trois +quarts des oeuvres de l'antiquité; elle a laissé corrompre effroyablement +ce qui reste. M. Leconte de Lisle nous parlait jeudi avec une noble +admiration d'Eschyle; mais il n'y a pas dans le texte du _Prométhée_ qui +nous est parvenu deux cents vers qui ne soient altérés. La postérité des +Grecs et des Latins a gardé peu de chose, et, dans le peu qu'elle a +gardé, il se trouve des ouvrages détestables, qui n'en sont pas moins +immortels. Varius était, dit-on, l'égal de Virgile. Il a péri. Élien +était un imbécile; il dure. Voilà la postérité! On me dira qu'elle était +barbare en ce temps-là et que c'est la faute des moines. Mais qui nous +assure que nous n'aurons pas, nous aussi, une postérité barbare? +Savons-nous dans quelles mains passera l'héritage intellectuel que nous +léguons à l'avenir! À supposer, d'ailleurs, que ceux qui viendront après +nous soient plus intelligents que nous-mêmes, ce qui n'est pas +impossible, est-ce une raison pour proclamer d'avance leur +infaillibilité? Nous savons par expérience que, même dans les âges de +haute culture, la postérité n'est pas toujours équitable. Il est certain +qu'elle n'a point de règles fixes, point de méthodes sûres pour juger +les actions. Comment en aurait-elle pour juger l'art et la pensée? +Madame Roland, qui fit d'assez mauvaise politique, mais qui avait le +coeur d'une héroïne, écrivit des mémoires dans la prison d'où elle ne +devait sortir--elle le savait--que pour monter sur l'échafaud. Elle +traça de sa main virile sur la première page du cahier ces mots: _Appel +à l'impartiale postérité_. La postérité ne lui a encore répondu, après +un siècle, que par un murmure contradictoire de louanges et de +réprobation. La muse des Girondins était bien naïve de croire à notre +sagesse et à notre équité. Je ne sais si le roi Macbeth eut, en son +temps, une pareille illusion. En ce cas, il aurait été bien trompé. +C'était, en réalité, un excellent roi, habile et probe. Il enrichit +l'Écosse en y favorisant le commerce et l'industrie. Le chroniqueur nous +le montre comme un prince pacifique, le roi des villes, l'ami des +bourgeois. Les clans le haïssaient parce qu'il était bon justicier. Il +n'assassina personne. On sait ce que la légende et le génie ont fait de +sa mémoire. + +Loin d'être infaillible, la postérité a toutes les chances de se +tromper. Elle est ignorante et indifférente. Je vois passer en ce moment +sur le quai Malaquais la postérité de Corneille et de Voltaire. Elle se +promène, égayée par le soleil d'avril. Elle va, la voilette sur le nez +ou le cigare aux lèvres, et je vous assure qu'elle se soucie infiniment +peu de Voltaire et de Corneille. La faim et l'amour l'occupent assez. +Elle pense à ses affaires, à ses plaisirs, et laisse aux savants le soin +de juger les grands morts. Je distingue précisément parmi cette +postérité qui sort de l'Institut un joli visage coiffé d'un chapeau +couleur du temps. C'est celui d'une jeune femme qui me demandait, un +soir de cet hiver, à quoi servaient les poètes. Je lui répondis qu'ils +nous aidaient à aimer; mais elle m'assura qu'on aimait fort bien sans +eux. La vérité est que les professeurs et les savants forment à eux +seuls toute la postérité. Ce sont donc les savants que vous croyez +infaillibles. Mais non, car vous savez bien que la poésie et l'art ne +relèvent que du sentiment, que la science ne connaît point la beauté et +qu'un vers tombé aux mains d'un philologue est comme une fleur entre les +doigts d'un botaniste. + +Ah! certes, les conclusions de la postérité ne sont point infaillibles; +elles dépendent beaucoup du hasard. J'ajouterai qu'elles ne sont jamais +définitives, quoi qu'en ait dit M. Alexandre Dumas. + +Et comment le seraient-elles, puisque la postérité n'est jamais close et +que les générations nouvelles remettent sans cesse en question ce qui a +été précédemment jugé? + +Le dix-septième siècle a condamné Ronsard; le dix-huitième siècle a +confirmé ce jugement; le dix-neuvième l'a cassé. Qui sait comment jugera +le vingtième? Dante et Shakespeare furent méprisés pendant longtemps +avant d'être admirés comme ils le sont aujourd'hui. Racine fut outragé +après un siècle de gloire. Il ne l'est plus. Mais la langue change vite; +il faut déjà être un lettré pour bien comprendre les vers de _Phèdre_ et +d'_Athalie_. + +J'ai entendu un excellent poète reprocher à Racine des impropriétés +d'expression. Il ne voulait pas convenir que la langue eût changé depuis +deux siècles, afin, peut-être, de ne pas s'avouer qu'elle changerait +encore, et cette fois à son préjudice. Corneille et Molière lui-même +sont mal compris; les comédiens qui les jouent y font à chaque instant +des contresens. On parle communément de Rabelais, mais comme de la reine +Berthe, sans savoir le moins du monde ce que c'est. Il y a des gloires +qui s'éteignent. Celle du Tasse est mourante. Du Bartas fut, de son +vivant, plus célèbre que Ronsard. Qui nous assure que sa gloire ne +renaîtra pas? Goethe le considérait comme le plus grand des poètes +français, et nos jeunes symbolistes l'aiment beaucoup. Il y a vingt ans, +Lamartine était déjà abandonné, tandis que Musset restait l'objet d'une +ferveur qui s'est peu à peu refroidie. Tous deux retrouvent aujourd'hui +des fidèles. Ainsi la postérité ballotte les épaves du génie. + +Victor Hugo gardera-t-il mort la place qu'il a occupée vivant? M. +Alexandre Dumas est sage d'en douter. Il est sage aussi de ne pas faire +d'avance la part de la destruction. Quel jugement l'avenir portera-t-il +sur Victor Hugo? C'est ce que personne n'est en état de deviner. Nous ne +pouvons savoir ce que pensera la postérité, puisque nous ne savons ce +qu'elle sera. Il est vain de vouer les gloires contemporaines soit à +l'immortalité, soit à l'oubli. + +On peut dire seulement que la gloire du poète dont on a mené hier la +dernière pompe funèbre traverse un moment difficile et critique. +L'enthousiasme, lassé par un excessif effort de quinze années, retombe. +Certaines illusions se dissipent. On croyait qu'un si grand poète avait +pensé davantage. + +Il faut bien reconnaître qu'il a remué plus de mots que d'idées. C'est +une souffrance que de découvrir qu'il donna pour la plus haute +philosophie un amas de rêveries banales et incohérentes. Enfin on est +attristé, en même temps qu'effrayé, de ne pas rencontrer dans son oeuvre +énorme, au milieu de tant de monstres, une seule figure humaine. + +Les Grecs l'ont dit: l'homme est la mesure de toutes choses. Victor Hugo +est démesuré parce qu'il n'est pas humain. Le secret des âmes ne lui fut +jamais entièrement révélé. Il n'était pas fait pour comprendre et pour +aimer. Il le sentit d'instinct. C'est pourquoi il voulut étonner; il en +eut longtemps la puissance. Mais peut-on étonner toujours? Il vécut ivre +de sons et de couleurs, et il en soûla le monde. Tout son génie est là: +c'est un grand visionnaire et un incomparable artiste. C'est beaucoup. +Ce n'est pas tout. + +Quant à la postérité, elle sera ce qu'elle pourra; elle aimera ce +qu'elle voudra. C'est une grande duperie de travailler pour elle. Elle +garde peu de chose de tout ce qu'on lui envoie, et elle préfère souvent +un ouvrage de circonstance aux oeuvres qu'on lui destinait spécialement. +Loin de l'en blâmer, je l'en loue de tout mon coeur. Peut-être, après +tout, saura-t-elle à la longue son métier aussi bien que le dit M. +Alexandre Dumas. Mais, s'il n'arrive pas quelque catastrophe qui +détruise les bibliothèques, un jour viendra où elle sera terriblement +encombrée, et il n'est pas impossible que, ce jour-là, elle prenne en +dégoût tout le papier noirci que nous lui préparons. J'éprouve moi-même, +à vrai dire, quelque pressentiment de ce dégoût en voyant poudroyer au +soleil les boîtes de bouquins de mon vieil ami. + + + + +L'HYPNOTISME DANS LA LITTÉRATURE + +MARFA + +_Marfa, le Palimpseste, par Gilbert-Augustin Thierry, 1 vol. in-18._ + + +On a beau être raisonnable et n'aimer que le vrai, il y a des heures où +la réalité commune ne vous contente plus et où l'on voudrait sortir de +la nature. Nous savons bien que c'est impossible, mais nous ne le +souhaitons pas moins. Les désirs les plus irréalisables ne sont-ils pas +les plus ardents? Sans doute--et c'est notre grand mal--nous ne pouvons +sortir de nous-mêmes. Nous sommes condamnés irrévocablement à voir les +choses se refléter en nous avec une morne et désolante monotonie. C'est +pour cela même que nous avons soif de l'inconnu et que nous aspirons à +ce qui est au delà. Il nous faut du nouveau. On nous dit: «Que +voulez-vous?» Et nous répondons: «Je veux autre chose.» Ce que nous +touchons, ce que nous voyons n'est plus rien: nous sommes attirés par +l'intangible et l'invisible. Pourquoi s'en défendre? N'est-ce pas là un +naturel et légitime sentiment. C'est peu de chose que l'univers +sensible, oui, peu de chose, puisque chacun de nous le contient en soi. +Sans manquer de respect à la physique et à la chimie, on peut deviner +qu'elles ne sont rien à côté de l'ultra-physique et de l'ultra-chimie, +que nous ne connaissons pas. Oh! comme j'admire M. William Crookes et +comme je l'envie! C'est un savant et c'est un poète. Il étudia les +propriétés du spectre solaire et du spectre terrestre, il imagina +d'ingénieux appareils pour mesurer et, si j'ose dire, pour peser la +lumière; il photographia la lune, il trouva un métal, il crut même +trouver une apparence nouvelle des choses, un quatrième état de la +matière, qu'il nomma l'état radiant. Pourtant il était triste; il +sentait douloureusement tout ce qu'il y a de médiocre et de pitoyable à +n'être qu'un homme: il souffrait de cet ennui commun, a-t-on dit, à +toute créature bien née. Il soupirait après un idéal sans nom. Il +poursuivait un rêve. Ce rêve était impossible à réaliser. Et il le +réalisa. Il vit un esprit, il le toucha, il le nomma Katie King et il +l'aima. Oui, M. William Crookes, membre de la Société royale de Londres, +vécut pendant six mois dans le commerce d'un fantôme délicieux. Il +entretint des relations intimes et pleines de respect avec une jeune +personne d'une essence mystérieuse, qui joignait au charme féminin la +majesté de la mort. Il aima un démon qui, paraissant à son appel, +agitait pour lui les parfums de sa chevelure blonde et lui faisait +sentir à travers sa tiède poitrine les battements de son coeur angélique. +Le doux démon consentit à être photographié par son terrestre et savant +ami, qui obtint quarante-quatre clichés. À en juger par le portrait que +j'ai sous les yeux, l'esprit de Katie King savait s'envelopper d'une +forme charmante. On ne peut qu'admirer l'expression intelligente et +triste de son jeune visage, la grâce de sa joue ronde et pure, la +chasteté de ses draperies blanches. Encore M. William Crookes nous +apprend il que cela n'est rien auprès de ce qu'il a vu, entendu et +touché, et que Katie King était incomparablement plus belle que l'image +qui nous en reste. «La photographie peut, dit-il, donner un dessin de sa +pose; mais comment pourrait-elle reproduire la pureté brillante de son +teint ou l'expression sans cesse changeante de ses traits si mobiles, +tantôt voilés de tristesse, lorsqu'elle racontait quelque amer événement +de sa vie passée, tantôt souriant avec toute l'innocence d'une jeune +fille, lorsqu'elle avait réuni mes enfants autour d'elle et qu'elle les +amusait en leur racontant des épisodes de ses aventures dans l'Inde. +Autour d'elle, elle créait une atmosphère de vie. Ses yeux semblaient +rendre l'air lui-même plus brillant; ils étaient si doux, si beaux et si +pleins de tout ce que nous pouvons imaginer des cieux; sa présence +subjuguait à tel point, que vous n'auriez pas trouvé que ce fût de +l'idolâtrie de se mettre à ses genoux.» On a raillé ce généreux Crookes; +on l'a plaint d'être le jouet de quelque petite effrontée. Pour moi, je +le proclame heureux, et je l'admire moins pour avoir découvert le +thallium et construit le radiomètre que pour avoir su voir Katie King. + +Tous tant que nous sommes, nous voudrions bien évoquer aussi Katie King. +J'avoue que j'en meurs d'envie. Nous ne pouvons pas. Et, pour nous +consoler, nous nous disons que, si nous ne la voyons pas, c'est parce +que nous avons trop de bon sens; mais nous nous flattons; c'est en +réalité parce que nous n'avons pas assez d'imagination. C'est faute +d'espérance et de foi, c'est faute de vertu. Aussi suis-je infiniment +reconnaissant aux artistes prestigieux, aux menteurs bienfaisants qui, +par la magie de leur art, me font croire que j'ai entrevu un pan de la +robe blanche, un pli du sourire, un éclair de l'oeil de l'éternelle Katie +King que je poursuis sans cesse et qui me fuit toujours. + +Il y a des esprits qui habitent naturellement les confins mystérieux de +la nature. Ils ont pour mission de nous montrer des prodiges. Leur tâche +est devenue bien difficile aujourd'hui. Elle était facile dans le monde +romain, au temps des premiers césars. Alors les prodiges de l'Inde, les +enchantements de la Thessalie, les merveilles de l'Afrique, mère féconde +des monstres, les pratiques italiotes du néo-pythagorisme se mêlaient, +se confondaient. Il s'en dégageait une sorte de vapeur bizarre qui, +étendue sur le monde, voilait et déformait toute la nature. Les esprits +étaient encore soumis à une culture savante. Mais des connaissances +variées et une intelligence subtile ne servaient qu'à imaginer des +impossibilités et à multiplier les superstitions. De toutes parts, aux +oreilles, aux yeux troublés, se manifestaient des mystères, des oracles, +des oeuvres de magie. Les sophistes, les rhéteurs, avidement écoutés, +entretenaient le délire des esprits. Tous leurs discours, comme il a été +dit de ceux de Dion, répandaient un parfum semblable à l'odeur qui +s'exhale des temples. + +_L'Âne d'or_ d'Apulée nous est parvenu comme un témoignage de ce délire. +Le malheur est qu'il a perdu sa puissance magique. Il ne touche plus que +notre curiosité. Il fut merveilleux; il est devenu absurde et nous n'y +croyons pas. Nous ne croyons pas non plus aux diableries dont le moyen +âge était plein. Les moines vécurent jusqu'au quinzième siècle dans un +sortilège perpétuel. Ils assistaient à des miracles simples et naïfs, +mais qui du moins rompaient la lourde monotonie de leur existence. Ils +voyaient les lampes du sanctuaire se rallumer d'elles-mêmes, et les +rameaux de l'églantier enlacer, en une nuit, les tombes des époux restés +vierges. Je ne vois que le dix-septième siècle français et cartésien qui +se soit passé volontiers et sans peine de tout merveilleux. La raison +dominait alors les esprits. Elle les domina encore au temps de Voltaire. +Mais bientôt elle parut sèche, et les années qui précédèrent la +Révolution virent renaître de toutes parts des prodiges. La religion +n'en produisait plus; la science en enfanta. + +C'est une grande erreur de croire que la superstition est exclusivement +religieuse. Il y a des temps où elle devient laïque. Si la science un +jour règne seule, les hommes crédules n'auront plus que des crédulités +scientifiques. N'oublions pas que ce sont des philosophes qui ont fait +la fortune des Saint-Germain et des Cagliostro. Un de leurs adeptes, le +baron de Gleichen, confesse bien joliment dans ses _Souvenirs_ le +plaisir qu'il avait d'être trompé par ces vendeurs de songes et le +regret qu'il éprouva quand il ne lui fut pas possible de s'abuser +davantage. «Le penchant pour le merveilleux, dit-il, inné à tous les +hommes en général, mon goût particulier pour les impossibilités, +l'inquiétude de mon scepticisme habituel, mon mépris pour ce que nous +savons et mon respect pour ce que nous ignorons, voilà les mobiles qui +m'ont engagé à voyager durant une grande partie de ma vie dans les +espaces imaginaires. Aucun de mes voyages ne m'a fait autant de plaisir; +j'ai été absent pendant des années et suis très fâché de devoir +maintenant rester chez moi.» + +Pendant que le bon Gleichen, vieilli et attristé, les pieds sur les +chenets, rassemblait ses anciens rêves, faute d'en pouvoir former de +nouveaux, la pauvre humanité courait après d'autres chimères et le +spiritisme naissait. Je suis comme le baron de Gleichen: je veux qu'on +m'amuse et je crois qu'il n'y a pas de bonheur sans illusion. Mais le +spiritisme met, en vérité, trop peu d'art à nous séduire. Il nous fait +converser avec les morts dans des entretiens si plats, qu'on en sort +plus dégoûté encore de l'autre monde que de celui-ci. Passe encore pour +saint Louis, qui, logé dans une table, répondit aux questions du médium +comme un ignorant. Il ne connaissait ni la reine Blanche, ni le pont de +Taillebourg, ni Damiette, ni les Quinze-Vingts, ni la Sainte-Chapelle, +ni Étienne Boileau, ni Charles d'Anjou, ni Joinville, ni Tunis, ni rien. +Jamais pied de table n'avait étalé une si sotte ignorance. Pourtant le +guéridon se donnait pour l'esprit de Saint-Louis et n'en démordait pas. +Le médium en demeurait stupide. Enfin, se frappant le front: «Tout +s'explique, s'écria-t-il; c'est saint Louis de Gonzague!--C'était saint +Louis de Gonzague. J'admets l'explication. Mais j'ai lu des dictées +spirites de Bossuet qui étaient aussi dans l'esprit de saint Louis de +Gonzague. Et cela ne s'explique pas. Quant à Katie King, je l'attends +encore. On ne manquera pas de vous dire que le spiritisme est remplacé +par l'occultisme et qu'une sonnette invisible tinte sur la tête de +madame Blavatsky, ce qui est en effet merveilleux, je le sais, et que +les cigarettes de madame Blavatsky font des miracles, et que madame de +Blavatsky est en correspondance avec un mage nommé Kout-Houmi, qui +possède une science surnaturelle et qui rend aux dames les broches +qu'elles ont perdues. C'est précisément ce sage Kout-Houmi qui me gâte +l'occultisme. Ne s'est-il pas avisé, lui qui sait tout, de copier sans +le dire, dans une de ses lettres magiques, une conférence faite à +Lake-Pleasant, le 15 août 1880, par un journaliste américain nommé +Kiddle? Kiddle s'en plaignit amèrement, et Kout-Houmi répondit à ces +plaintes qu'un sage pouvait bien oublier une paire de guillemets. +J'admire la sérénité de cette réponse, mais le doute s'est glissé malgré +moi dans mon coeur et il ne m'est plus possible de croire en Kout-Houmi. +La vérité est que le monde inconnu, c'est, non pas aux magiciens et aux +spirites, mais aux romanciers et aux poètes qu'il faut en demander le +chemin. Eux seuls possèdent l'aiguille aimantée qui se tourne vers le +pôle enchanté; eux seuls ont la clef d'or du palais des rêves. Et, +puisque nous avons besoin de magies et d'évocations, c'est à de nouveaux +Apulées, c'est aux Hoffmann et aux Edgar Poë que nous demanderons +l'initiation aux mystères. Les poètes, du moins, ne trompent pas, +puisqu'on sait qu'ils mentent, et puisqu'ils ne mentent que par +générosité. + +M. Gilbert-Augustin Thierry doit être compté au premier rang parmi les +esprits doués du sens des choses étranges et mystérieuses. Neveu de +l'illustre aveugle qui, comme Homère et Milton, sut voir tant de choses, +fils d'Amédée Thierry, qui poussa si loin, dans ses _Récits de +l'histoire romaine_, l'art de la composition historique, l'écrivain qui +m'a inspiré les réflexions déjà trop longues qu'on vient de lire, reçut +dès l'enfance la forte éducation qui devait le faire historien, si +l'imagination ne l'avait pas emporté dans d'autres voies. Il débuta avec +autorité par un roman qui présente l'étude d'une maladie mentale dans un +milieu historique, l'_Aventure d'une âme en peine_. Plus récemment M. +Gilbert-Augustin Thierry donna _le Capitaine sans façon_, tableau +vigoureux d'une insurrection de paysans du bas Maine en 1813. Mais déjà +il avait composé deux histoires «de morts et de vivants», _la Rédemption +de Larmor_ et _Rediviva_. Déjà il était emporté dans ce monde mystérieux +où le bon Gleichen passa le meilleur de sa vie. _Marfa_, qui paraît +aujourd'hui, marque le troisième pas dans cette voie. Ce roman ou, pour +mieux dire, cette nouvelle, qui forme à elle seule un volume, a été +insérée tout récemment dans la _Revue des Deux Mondes_, sous un titre +qui ne subsiste dans le livre que comme sous-titre, _le Palimpseste_. +L'éditeur a craint avec raison que ce mot de palimpseste ne parlât pas à +l'imagination des lectrices aussi vivement qu'à celle des lettrés et des +savants, à qui ce terme rappelle, si je puis le dire, des émotions +intellectuelles d'une vivacité presque dramatique. On nomme palimpsestes +comme chacun sait, les manuscrits d'auteurs anciens que les copistes du +moyen âge ont effacés puis recouverts d'une seconde écriture, sous +laquelle on peut faire reparaître parfois les premiers caractères. Le +palimpseste a donc par lui-même l'attrait du mystère; il cache un +secret. Ce sont les chimistes du commencement de ce siècle qui ont +trouvé les réactifs propres à faire revivre le texte primitif sur le +parchemin lavé par les moines au lait de chaux. Mais déjà les +humanistes, lors de la Renaissance, tentaient de lire l'écriture effacée +des palimpsestes. Ils y mettaient, à défaut de science et de méthode, +une amoureuse ardeur. Michelet a retracé avec beaucoup de poésie +l'émotion et la tristesse de ces déchiffrements inspirés par tant de +piété et si vainement essayés. + +«Chaque fois, a-t-il dit, que l'on découvrait sous quelque antienne +insipide un mot des grands auteurs perdus, on maudissait cent fois ce +crime, ce vol fait à l'esprit humain, cette diminution irréparable de +son patrimoine. Souvent la ligne commencée mettait sur la voie d'une +découverte, d'une idée qui semblait féconde; on croyait saisir de profil +la fuyante nymphe; on y attachait les yeux, mais en vain; l'objet désiré +rentrait obstinément dans l'ombre; l'Eurydice ressuscitée retombait au +sombre royaume et s'y perdait pour toujours.» + +Aujourd'hui, la nymphe, l'Eurydice revit sous de puissants réactifs, ou +du moins on retrouve quelques lambeaux de son corps; car les moines non +seulement grattaient les manuscrits grecs et latins, mais encore ils les +dépeçaient et ils en éparpillaient les feuilles. _Le Palimpseste_ que M. +Gilbert-Augustin Thierry nous fait connaître est un psautier du Xe +siècle, en minuscules carolines, incomplet et tronqué, ne comprenant que +les psaumes 114, 119, 120, 129, 137 et 145, qui sont ceux de l'office +des morts. M. Stéphane Cheraval, archiviste paléographe, a reçu du +gouvernement français la mission de le rechercher et de l'acquérir pour +le compte de l'État. Et quel texte se cache sous ces carolines que M. +Léopold Delisle contemplerait avec ravissement? Un texte en caractères +de la belle époque, _la Milésienne_ de Lucius de Patras, «ce +chef-d'oeuvre disparu, dont _l'Âne d'or_ d'Apulée n'est qu'une copie si +misérable... cette oeuvre étrange et merveilleuse--le livre des +morts--qui ravit d'admiration et frappa d'épouvante le monde oriental du +IIe siècle». (_Marfa_, pages 29 et 189.) C'est au château de Doremont, +(Haute-Saône), dans la bibliothèque du feu prince Volkine, que M. +Stéphane Cheraval découvre ce vénérable codex, cette gemme non pareille +de l'écrin paléographique, ce trésor qu'il faudrait confier tout de +suite au grand helléniste Henri Weil. Si la nouvelle de M. +Gilbert-Augustin Thierry contenait pour tout drame la découverte +inattendue et la perte définitive de _la Milésienne_ de Patras, le +public s'y plairait sans doute beaucoup moins que je ne fais; mais M. +Stéphane Cheraval ne trouve pas seulement un manuscrit à Doremont, il y +rencontre aussi la princesse Volkine, une jeune serve que le vieux +prince, bibliophile et nihiliste, avait épousée dans sa vieillesse et +instituée héritière de son nom et de ses biens. «Mignonne, petite et +frêle avec des cheveux très blonds, des yeux très noirs, une peau très +blanche, cette femme n'était pourtant pas jolie. Un front bombé, des +lèvres épaisses, un nez trop court la faisaient presque laide. Mais sa +laideur rayonnait de beauté, de cette beauté dont Dieu illumine toute +créature ici-bas quand elle aime et qu'elle se sent aimée» (p. 37). +Marfa, en effet, aime et elle est aimée. Lucien de Hurecourt, fils d'un +juge de paix franc-comtois, l'a aimée jusqu'au crime. Étant consul de +France à Kherson, il a tué le mari, le vieux prince, par une nuit de +neige, dans un traîneau et il l'a jeté aux loups qui poursuivaient +l'attelage. C'est de cette situation que jaillit un drame étrange, +puissant et si neuf qu'il était impossible de le concevoir il y a +seulement cinq ans. Volkine, frappé par Lucien d'une balle de revolver, +n'est pas mort sans parler. Il s'est accroché tout sanglant au +meurtrier, il l'a saisi de ses deux mains; l'une s'est portée sur le +front, l'autre a serré la nuque, et il a dit: «Tu n'épouseras point +Marfa! Le jour de vos noces, toi-même, tu raconteras tout aux juges de +ton pays. Je veux...» Puis il est tombé. Or, ce mourant qui parlait +ainsi, ce vieillard énergique, savant, bizarre mystérieux, était, en +physiologie, un disciple du docteur Charcot et de l'école de Nancy. Il +pratiquait l'hypnotisme et connaissait sa propre puissance suggestive; +il savait que son meurtrier était, au contraire, un sujet nerveux, +sensible, faible et facile à hypnotiser. Il était sûr, par conséquent, +que ce qu'il avait voulu s'accomplirait et qu'il serait vengé. + +Il laissait, d'ailleurs, auprès de Marfa un être extraordinaire, capable +de seconder inconsciemment son action suggestive. C'était un pope, de la +secte des Silipovetz, «volontaires expiateurs des crimes de la terre, +disciples toujours sanglants de l'agneau égorgé» (p. 65), qui enseignent +que Jésus, en voulant mourir sur la croix, donna l'exemple salutaire du +suicide. Celui-là, nommé Popof, suivait partout la jeune princesse +Volkine, qui le considérait comme un saint. Il allait, sa robe de pope +en haillons, rampant dans la poussière et se meurtrissant le visage aux +cailloux des routes. + +La suggestion imposée par le vieux Volkine eut son effet, sous les yeux +de M. Stéphane Cheraval, le jour même que Lucien et Marfa avaient fixé +pour leurs noces. Lucien alla chercher le juge d'instruction du ressort, +le pria d'être son témoin, le mena devant un autel de fleurs élevé la +veille par le prêtre de l'expiation et de la mort volontaire, et, là, il +fit, sous l'empire de l'hypnose, l'aveu de son crime. Quand il eut +achevé, Popof donna, avec une joie religieuse, du poison à Lucien et à +Marfa, pour qui Lucien avait péché. Sûr alors de leur félicité, il +songea à son propre salut et se pendit. Le palimpseste disparut dans +cette catastrophe. + +Je n'ai pas analysé la nouvelle de M. Gilbert-Augustin Thierry, j'en ai +seulement indiqué la donnée sans faire pressentir suffisamment la +solidité avec laquelle elle est construite et l'impression de terreur +qu'elle produit. Je la signale comme une oeuvre originale et forte. + +Elle est d'ordre extranaturel et répond au sentiment du merveilleux qui +est inné en nous, et que ni l'esprit scientifique ni les spéculations +métaphysiques ne détruisent entièrement. Pourtant, elle ne choque aucune +de nos idées modernes, n'est en contradiction absolue avec aucune de nos +doctrines. Loin d'être en désaccord avec la science, elle semble +s'appuyer sur elle. L'auteur s'est hardiment porté, pour l'établir, sur +les travaux avancés de la physiologie. J'ignore si ces points +stratégiques seront un jour abandonnés ou définitivement conquis. De +hardis neurologistes les défendent actuellement. Cela suffit à la +vraisemblance et partant à l'intérêt du récit de M. Gilbert-Augustin +Thierry. Je n'en conclus pas que tous les faits qu'il expose soient +possibles. Loin de là. Le docteur Brouardel a écrit pour l'excellent +livre du docteur Gilles de la Tourette sur l'_Hypnotisme_ une préface +dans laquelle je lis quelques lignes qui pourraient bien s'appliquer à +_Marfa, le Palimpseste_. «Encouragés par les littérateurs, certains +médecins, dit M. Brouardel, ont trop oublié les règles essentielles de +la critique scientifique. Ils se sont laissé entraîner à répéter, devant +des juges incompétents, les phénomènes de l'hypnotisme, de la +catalepsie, du somnambulisme; les suggestions les plus bizarres. Les +littérateurs, conviés à de pareils spectacles, ont accepté pour vrai ce +que leur disait ou montrait un médecin de bonne foi en qui ils devaient +avoir confiance, et ils ont versé dans leur écrits, en les embellissant +par leur imagination, toutes les singularités dont ils avaient été les +témoins.» Ce pourrait bien être le cas de l'auteur de _Marfa_. Après +tout, qu'importe? Ce que M. Gilbert-Augustin Thierry demandait à la +science, c'était non des vérités, mais des apparences, des ombres, des +fantômes de vérités. S'il avait fait une histoire scientifique, il +n'aurait pas fait une histoire merveilleuse, et ce serait dommage. + +Il est une autre question que soulève la lecture de _Marfa_; celle-là, +très importante, ne saurait être traitée convenablement en quelques +lignes. Je me contenterai de l'indiquer. Les doctrines nouvelles de +l'hérédité morale et de la suggestion par l'hypnose n'ont pas laissé +intact le vieux dogme de la liberté humaine. En cela, elles ont atteint +la morale traditionnelle et causé quelque inquiétude au philosophe comme +au légiste. Peut-on, par contre, dégager de la science nouvelle une +nouvelle morale? M. Gilbert-Augustin Thierry le croit, il ne le prouve +pas. Il a visé haut et voulu aborder de grands problèmes scientifiques +et moraux. Il a réussi du moins à faire une oeuvre d'art d'un ordre +supérieur, un beau conte. C'était là l'essentiel. Le reste lui sera +peut-être donné par surcroît; car il y a dans un beau conte d'abord ce +que l'auteur y a mis et ensuite ce que le lecteur y ajoute. + + + + +LE PRINCE DE BISMARCK + +_Le Prince de Bismarck, sa vie et son oeuvre, par madame Marie Dronsart, +1 vol. in-18, Calmann Lévy, éditeur._ + + +Ce matin, à six heures, le ciel est sombre. Tandis qu'une lourde pluie, +lancée par le vent, sonne la charge contre les vitres, la tempête +souffle dans les cheminées comme dans d'énormes flûtes mélancoliques, et +courbe sur l'avenue un grand peuplier qui semble ainsi l'arc de Nemrod. +Les jeunes feuilles des tilleuls ont froid et n'osent s'ouvrir. Les +oiseaux se taisent. À vrai dire, c'est un temps qui convient à mes +pensées. J'ai dévoré hier une biographie du prince de Bismarck, écrite +avec beaucoup de talent par Mme Marie Dronsart; j'en reste oppressé, et +voici que j'ai dans l'âme autant de souffles et de nuées qu'en chasse +devant moi le ciel agité. Otto de Bismarck! Quel homme! quelle destinée! + +Il est né, on le sait, au coeur de la Prusse, sur cette vaste plaine de +sable où règnent de rudes et longs hivers, et qui nourrit de sombres +forêts. Il est junker, c'est-à-dire gentilhomme campagnard, issu d'une +longue lignée de cavaliers, grands chasseurs, grands buveurs, fortes +têtes. L'un d'eux, Rulo, fut excommunié en 1309 pour avoir ouvert une +école laïque. Le fils de celui-là fut un grand politique. On grava sur +sa tombe cette simple épitaphe: _Nicolaus de Bismarck, miles_. Soldats, +ils le sont tous. Ils sont cuirassiers, dragons, carabiniers. Au reste, +aussi aptes à négocier qu'à se battre. Avec une main de fer, ils ont +l'esprit délié. Ils sont violents et rusés. Ce double caractère se +retrouve dans le plus grand d'entre eux. Otto de Bismarck montra dès la +jeunesse un esprit indomptable. Envoyé par son père en 1832 à +l'Université de Goettingue, il n'était pas arrivé depuis vingt-quatre +heures qu'il avait déjà fait mille extravagances. Cité devant le +recteur, il se présenta dans un costume désordonné, en compagnie d'un +dogue féroce et démuselé. À Berlin, où il alla ensuite, il n'entendit +aucun professeur et ne suivit pas même le cours de droit de l'illustre +Savigny. Il passait son temps à boire, à fumer et à se battre au sabre. +Il lui arriva de se battre vingt-huit fois en trois semestres. Chaque +fois, il toucha son adversaire et ne reçut lui-même qu'une seule +blessure, dont il porte encore une cicatrice à la joue. C'est à ce jeu +qu'il prit en lui-même une confiance insolente. Il est soldat comme ses +aïeux; mais c'est, comme eux, pour commander, non pour obéir. Entré, en +1838, dans les cuirassiers de la garde, il ne put supporter la +discipline. Un de ses chefs lui fit faire antichambre. «J'étais, venu +lui dit M. de Bismarck, pour vous demander un congé. Mais, pendant cette +longue heure, j'ai réfléchi. Je vous offre ma démission.» Il porte dans +la vie publique la même impatience, que l'âge n'a pas calmée. En 1863, à +la Chambre, rappelé à l'ordre par le président, il répond: «Je n'ai pas +l'honneur d'être membre de cette Assemblée; je n'ai pas fait votre +règlement; je n'ai pas pris part à l'élection de votre président; je ne +suis donc pas soumis aux règles disciplinaires de la Chambre. Le pouvoir +de M. le Président a pour limite la place que j'occupe ici. Je ne +reconnais d'autorité supérieure à la mienne que celle de Sa Majesté le +roi... Je parle ici en vertu, non pas de votre règlement, mais de +l'autorité que Sa Majesté m'a conférée et du paragraphe de la +Constitution qui prescrit que les ministres, en tout temps, devront +obtenir la parole, s'ils la demandent, et être écoutés.» + +À ce moment, des murmures s'élèvent dans l'Assemblée. Il les domine: + +--Vous n'avez pas le droit de m'interrompre. + +En 1865, ministre, il garde l'humeur batailleuse d'un étudiant. En +pleine Chambre, il propose à un brave homme de savant, M. de Virchow, +d'aller ensemble dans un pré se couper la gorge. + +L'âge même n'a pas raison de sa violence. Si le seul maître qu'il +reconnaisse, le souverain, lui résiste, il contient mal sa colère. Un +jour, en sortant du cabinet de l'empereur, il tire la porte de telle +façon, que le bouton lui reste dans la main. Il le lance dans la pièce +voisine contre un vase de porcelaine qui se brise avec fracas. Alors il +pousse un soupir de soulagement et murmure: + +--Maintenant, ça va mieux! + +Tour à tour, la violence sauvage de son humeur le retient au milieu des +hommes pour les conduire ou les combattre et le pousse dans la solitude +des bois, des champs paternels, que son âme démesurée emplit toute. À +Varzin, il pratique sincèrement la vie rustique. Il a besoin d'air et +d'espace. Il fallut longtemps à ses muscles puissants des exercices +terribles. C'est un cavalier digne des vieux centaures de l'Elbe dont il +descend. Son père, le voyant à cheval, disait: + +--Il est tout comme Pluvinel. + +Mais, à la vérité, le maître classique qui enseigna l'équitation +française à Louis XIII n'aurait jamais avoué pour son élève ce +chevaucheur furieux qui crève sa bête et mène, à travers plantations, +taillis et fondrières, le train du cavalier fantôme. + +Comme ses pères, M. de Bismarck est grand chasseur. Quarante ans il +poursuivit le cerf, l'élan, le moufflon, le daim, l'ours, le chamois, le +renard et le loup. Il a goûté plus qu'aucun autre gentilhomme campagnard +cette joie de détruire qui ajoute, dit-on, à la joie de vivre, et qui +entretient en santé les rudes veneurs. Il y a peu de temps, sentant son +déclin et la vanité de l'effort, une image familière lui vint à +l'esprit; son oeuvre politique lui apparut comme un long hallali, et il +se compara lui-même à «un chasseur épuisé de fatigue». Il nage comme il +chasse. Il se plonge dans l'eau des fleuves, des lacs et des océans avec +délices. Il semble que la mer soit la grande volupté de ce géant chaste. +Il lui donne les noms de belle et de charmante. «J'attends avec +impatience, écrit-il un jour, le moment de presser son sein mouvant sur +mon coeur.» Il a pour sa terre un amour de propriétaire campagnard. + +En 1870, il disait un matin, à Versailles: «J'ai eu cette nuit, pour la +première fois depuis longtemps, deux heures de bon sommeil réparateur. +Ordinairement je reste éveillé, l'esprit rempli de toutes sortes de +pensées et d'inquiétudes; puis Varzin se présente tout à coup, +parfaitement distinct, jusque dans les plus petits détails, comme un +grand tableau avec toutes ses couleurs. Les arbres verts, les rayons de +soleil sur l'écorce lisse, le ciel bleu au dessus. Impossible, malgré +mes efforts, d'échapper à cette obsession...» Aujourd'hui, dit-on, le +prince de l'empire n'est jamais si heureux que lorsqu'il parcourt ce +rustique domaine «en grandes bottes bien graissées». Il goûte la +campagne en homme pratique, se préoccupant des gelées, des boeufs +malades, des moutons morts ou mal nourris, des mauvais chemins, de la +rareté des fourrages, de la paille, des pommes de terre, du fumier; il +aime aussi la nature pour le mystère infini qui est en elle. Il a le +sentiment de la beauté des choses. En 1862, pendant le séjour à jamais +funeste qu'il fit en France, il visita la Touraine. En revenant de +Chambord, il écrivit à la princesse de Bismarck: «Tu ne peux te faire +une idée, d'après les échantillons de bruyère que je t'envoie, du violet +rosé que revêt dans ce pays ma fleur préférée. C'est la seule qui +fleurisse dans le jardin royal, comme l'hirondelle est la seule créature +vivante qui habite le château. Il est trop solitaire pour le moineau.» +Chez lui, la machine animale est d'une force prodigieuse; elle est aussi +d'une capacité et d'une exigence peu communes. M. de Bismarck est un des +plus grands buveurs de son temps. Bière, vin de Champagne, vin de +Bourgogne, vin de Bordeaux, tout lui est bon. Il étonna les cuirassiers +de Brandebourg en vidant d'un trait le hanap du régiment, qui contenait +une bouteille. Un jour, à la chasse, il avala d'une haleine ce que +contenait de Champagne une énorme corne de cerf percée des deux bouts. +Étant à Bordeaux, en 1862, il fit grand honneur aux crus du Médoc et +puis s'en vanta justement. «J'ai bu, écrivit-il, du laffitte, du pichon, +du mouton, du latour, du margaux, du saint-julien, du brame, du laroze, +de l'armaillac et autres vins. Nous avons à l'ombre 30 degrés et au +soleil 55, mais on ne pense pas à cela quand on a du bon vin dans le +corps.» S'il boit beaucoup, il mange à l'avenant. Pendant la guerre de +1870-71, sa table ne cesse d'être abondamment fournie en pâtés, +venaisons et poitrines d'oie fumées. «Nous avons toujours été grands +mangeurs dans la famille, disait-il devant ces victuailles. S'il faut +que je travaille bien, il faut que je sois bien nourri. Je ne peux faire +une bonne paix si l'on ne me donne pas de quoi bien manger et bien +boire.» + +Par un contraste qui fait sa force, cet homme violent, aux appétits +impérieux, sait quand il veut se contenir et feindre. Il sait boire, il +sait tout aussi bien faire boire les autres. Il aimait les cartes dans +sa jeunesse, mais il cessa de jouer après son mariage. «Cela ne +convenait pas à un père de famille.» Le jeu ne fut plus pour lui qu'un +moyen de tromper son monde. M. Busch nous a conservé à ce sujet un +intéressant propos de table: «Dans l'été de 1865, pendant que je +négociais la convention de Gastein avec Blome, le diplomate autrichien, +je me livrai au _quinze_ avec une folie apparente, qui stupéfia la +galerie. Mais je savais très bien ce que je faisais. Blome avait entendu +dire que ce jeu fournissait la meilleure occasion de découvrir la nature +vraie d'un homme, et il voulait l'expérimenter sur moi. «Ah! c'est +ainsi, pensai-je. Eh bien, voilà pour vous!» Et je perdis quelques +centaines de thalers, que j'aurais vraiment pu réclamer, comme ayant été +dépensés au service de Sa Majesté. J'avais mis Blome sur une fausse +piste; il me prit pour un casse-cou et s'égara.» + +Sa puissance de travail est prodigieuse et ne peut être comparée qu'à +celle de Napoléon. M. de Bismarck trouve, au milieu des grandes +affaires, le temps de lire. En 1866, le 2 juillet, la veille de Sadowa, +il visita le champ de bataille de Sichrow, couvert de cadavres, de +chevaux éventrés, d'armes et de caissons. Au retour, il écrivit à la +comtesse: «Envoyez-moi un pistolet d'arçon et un roman français.» Il +sait par coeur Shakespeare et Goethe. Il a une connaissance approfondie de +l'histoire universelle. Il sent la musique, surtout celle de Beethoven. +Il lui arriva d'emprunter au poème du _Freyschütz_ un de ses effets +oratoires les plus heureux. C'était en 1848. Les libéraux offraient à +Frédéric-Guillaume IV la couronne impériale. L'altier junker, leur +ennemi, s'écria: «C'est le radicalisme qui apporte au roi ce cadeau. Tôt +ou tard, le radicalisme se dressera devant le roi, réclamera sa +récompense et, montrant l'emblème de l'aigle sur le drapeau impérial, il +lui dira: «Pensais-tu que cette aigle fût un don gratuit?» Ces paroles +sont exactement celles que prononce le diable quand il réclame l'âme de +Max pour prix des balles enchantées. + +Sa parole est rude et savoureuse. Elle abonde en images pittoresques et +en expressions créées. Un jour, il parle d'un débat sincère à la +tribune. «C'est, dit-il, la politique en caleçon de bain.» Il vante +Lassalle, dont l'esprit lui plaisait. «Je l'aurais voulu pour voisin de +campagne.» Il s'entretient avec un socialiste éloquent et entêté: «J'ai +trouvé une borne-fontaine de phrases.» + +Je partage, pour ma part, le goût que M. J.-J. Weiss trouve à la +savoureuse éloquence du chancelier. Ce n'est pas, si vous voulez, un bel +orateur.--Il manque tout à fait de rhétorique. Mais il a, ce qui vaut +mieux, l'image soudaine et l'expression vivante. Voici un exemple, pris +entre mille, de cette causerie imagée qui lui est naturelle. + +C'était au début de la session de 1884-1885. Plusieurs députés avaient +déposé une proposition tendant à allouer aux membres du Reichstag une +indemnité pécuniaire, à l'exemple de la France, où les députés comme les +sénateurs reçoivent, on le sait, un traitement. C'est là une disposition +démocratique. Comme telle, elle devait déplaire à M. de Bismarck, qui y +fit en effet le plus mauvais accueil. Il la considéra comme inspirée par +les socialistes du Parlement et non content de la combattre, il se donna +la satisfaction de combattre ceux de qui elle semblait émaner. + +Il leur reprocha d'attaquer tous les systèmes de gouvernement sans avoir +eux-mêmes un système à proposer. «Ils étaient six avant les élections, +dit-il. Ils sont douze aujourd'hui. J'espère bien qu'ils seront dix-huit +à la prochaine législature et qu'ils s'estimeront assez nombreux alors +pour porter leur Eldorado sur le bureau de la Chambre. Alors on +connaîtra l'inanité de ce qu'ils veulent et ils perdront leurs +partisans. En attendant ils ont encore le voile du prophète--de ce +prophète dont le visage était si affreux, qu'il ne le montrait à +personne. Comme lui, ils se gardent de soulever le voile.» Cette image +du prophète voilé, dont il a fait usage plusieurs fois, est frappante. +Elle ne lui appartient pas, il est vrai. Elle est tirée d'un poème de +Thomas Moore (_the veiled prophet_). C'est un emprunt. Mais de telles +citations, amenées aussi naturellement, relèvent la pensée et donnent au +discours une force inattendue. + +Ce qu'est M. de Bismarck, on le voit. Ce qu'il a dit, on l'a entendu. Ce +qu'il a fait, on le sait trop. Mais que pense-t-il? que croit-il? Quelle +idée se fait-il de lui-même, de la vie et de la destinée de l'homme? +Personne peut-être ne le sait. Et ce serait pourtant une chose curieuse +à connaître que la philosophie du prince de Bismarck. + +On a dit que cet esprit si fort confessait la foi religieuse de la +multitude, et que même il y mêlait des superstitions antiques et +grossières: que, par exemple, il tenait pour funestes certains jours et +certaines dates. Il s'en est défendu. «Je prendrai place, a-t-il dit, à +une table de treize convives aussi souvent qu'il vous plaira, et je +m'occupe des affaires les plus importantes le vendredi ou le 13 du mois, +si c'est nécessaire.» Soit! À cet égard, il a l'esprit libre. Par +contre, il avoue avoir été frappé d'une terreur superstitieuse quand le +roi lui conféra le titre de comte. C'est une vieille croyance, en +Poméranie, que toutes les familles qui reçoivent ce titre s'éteignent +promptement. «Je pourrais en citer dix ou douze, disait longtemps après +M. de Bismarck; je fis donc tout pour l'éviter; il fallut bien enfin me +soumettre. Mais je ne suis pas sans inquiétude, même maintenant.» + +Il ne paraît pas que ce soit là une pure plaisanterie. On dit aussi +qu'il vit des fantômes dans un vieux château du Brandebourg. Quant à sa +croyance en Dieu, elle semble profonde. La foi chrétienne a même arraché +à ce superbe des accents d'humilité. N'a-t-il pas écrit publiquement: +«Je suis du grand nombre des pécheurs auxquels manque la gloire de Dieu. +Je n'en espère pas moins, comme eux, que, dans sa grâce, il ne voudra +pas me retirer le bâton de l'humble foi, à l'aide duquel je cherche ma +voie au milieu des doutes et des dangers de mon état.» Je ne suis pas +tenté de suspecter outre mesure la sincérité du sentiment qu'expriment +ces paroles piétistes. Il n'est pas surprenant que M. de Bismarck soit +un esprit religieux, puisqu'il joint à beaucoup d'imagination un dégoût +instinctif des sciences naturelles et positives. De tout temps, il a +volontiers consulté «la Bible et le Ciel étoilé», et fait comme un autre +son roman de l'idéal. + +On le dit triste, et je l'en félicite. Il méprise les hommes, et +pourtant leur inimitié lui pèse. Il s'écrie amèrement: «J'ai été haï de +beaucoup et aimé d'un petit nombre (1866).--Il n'y a pas d'homme si bien +détesté que moi de la Garonne à la Néva (1874).» Il sait qu'en Prusse +même, il serait maudit si la victoire n'avait assuré ses desseins. «Que +nous soyons vaincus, disait-il avant Sadowa, et les femmes de Berlin me +lapideront à coups de torchons mouillés.» + +Pour comble de misère, cet homme qui a tant agi ne découvre plus, à la +réflexion, de raisons d'agir en ce monde. Il ne trouve même plus un sens +possible à la vie. «Que la volonté de Dieu soit faite! écrit-il en 1856. +Tout n'est ici-bas qu'une question de temps; les races et les individus, +la folie et la sagesse, la paix et la guerre vont et viennent comme les +vagues, et la mer demeure. Il n'y a sur la terre qu'hypocrisie et +jonglerie! Que ce masque de chair nous soit arraché par la fièvre ou par +une balle, il faut qu'il tombe tôt ou tard; alors apparaîtra entre un +Prussien et un Autrichien une ressemblance qui rendra très difficile de +les distinguer l'un de l'autre.» + +Vingt ans plus tard, dans une heure intime et solennelle, il sentit lui +monter au coeur l'épouvante et l'horreur de son oeuvre. C'était à Varzin. +Le jour tombait. Le prince, selon son habitude, était assis après son +dîner, près du poêle, dans le grand salon où se dresse la statue de +Rauch: _la Victoire distribuant des couronnes_. Après un long silence, +pendant lequel il jetait de temps à autre des pommes de pin dans le feu +et regardait droit devant lui, il commença tout à coup à se plaindre de +ce que son activité politique ne lui avait valu que peu de satisfaction +et encore moins d'amis. Personne ne l'aimait pour ce qu'il avait +accompli. Il n'avait fait par là le bonheur de personne, ni de lui-même, +ni de sa famille, ni de qui que ce fût. + +Quelqu'un lui suggéra qu'il avait fait celui d'une grande nation. + +--Oui; mais le malheur de combien? répondit-il. Sans moi, trois grandes +guerres n'auraient pas eu lieu, quatre-vingt mille hommes n'auraient pas +péri; des pères, des mères, des frères, des soeurs, des veuves ne +seraient pas plongés dans le deuil. J'ai réglé tout cela avec mon +créateur; mais je n'ai récolté que peu ou pas de joie de toutes mes +oeuvres. + +Jamais M. de Bismarck ne s'était montré si grand que ce soir-là. + + + + +BALZAC + +_Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, par Anatole Cerfberr +et Jules Christophe, avec une introduction de Paul Bourget, in-8°, +Calmann Lévy, éditeur.--Histoire des oeuvres de M. H. Balzac, par le +vicomte de Spoelberch de Lovenjoul (Charles de Lovenjoul), 2e édition, +in-8°, Calmann Lévy, éditeur._ + + +Un jour que je bouquinais chez un libraire du quartier latin, je +remarquai dans un coin de la boutique un homme à longs cheveux, jeune +encore, qui paraissait d'humeur expansive. Sa figure m'était connue sans +qu'il me fût possible d'y mettre un nom. Il feuilletait un livre; son +regard, son sourire, les plis mobiles de son front, ses gestes ouverts, +tout parlait en lui avant qu'il eût trouvé à qui parler. Il n'y avait +pas besoin de beaucoup d'instinct pour flairer un bavard. Je sentis +qu'il fallait fuir ou devenir sa proie. Pourtant je restai. Sophocle eut +raison de dire que nul ne peut éviter sa destinée. J'en ai fait une +longue épreuve dans ma vie. Je ne sais résister ni aux mauvaises +fortunes ni aux bonnes. Mais les mauvaises sont naturellement les plus +fréquentes. À vrai dire, ce bouquineur ne m'était point antipathique. Il +avait cette physionomie heureuse, cet air aisé des pauvres qui ne +sentent pas leur pauvreté et des paresseux qui rêvent sans cesse. Ses +vêtements, plus négligés que malpropres, ne me semblaient poudreux que +de la noble poussière des bibliothèques. Il les portait sans souci et +sans curiosité. Seul, le chapeau, dont les bords étaient étrangement +larges et la soie hérissée, trahissait un goût, une volonté, peut-être +même une esthétique. Ne vivant que par le cerveau, cet homme ne +s'inquiétait sans doute que de vêtir sa tête. Les autres habits ne lui +étaient de rien. J'ai le regret de dire qu'il avait les mains sales. +Mais nous savons par tradition que le prince des bibliothécaires, le +vieux Weiss, de Besançon, trahissait pareille négligence. Il en était de +ses mains comme de celles de lady Macbeth. Elles restaient noires après +le bain, et M. Weiss en donnait pour raison qu'il lisait dans sa +baignoire. + +L'homme au livre, sitôt qu'il me vit, s'avança vers moi et, frappant sur +mon bouquin: + +--Lisez, me dit-il. C'est la loi sainte, la loi du Seigneur. + +Il tenait une vieille Bible de Sacy, ouverte au chapitre XX de l'Exode, +et son doigt me montrait le verset 4: «Vous ne ferez point d'images +taillées.» + +--L'humanité, ajouta-t-il, périra dans la démence pour avoir transgressé +ce commandement. + +Je vis que j'avais affaire à un fou. Je n'en fus pas fâché. Les fous +sont quelquefois amusants. Je ne prétends pas qu'ils raisonnent mieux +que les autres hommes, mais ils raisonnent autrement, et c'est ce dont +il faut leur savoir gré. Je ne craignis pas de contrarier un peu +celui-ci. + +--Excusez-moi, lui dis-je, je suis idolâtre et j'adore les images. + +--Et moi, me répondit-il, je les ai aimées à la folie. J'en ai souffert +mille morts. C'est pourquoi je les déteste et les tiens pour +diaboliques. N'avez-vous point lu l'histoire véritable de cet homme que +la Joconde de Léonard rendit insensé et qui, un jour, en sortant du +Salon carré, se jeta dans la Seine? Ne vous souvient-il pas de ce que +dit Lucien de Samosate d'un jeune Grec à qui la Vénus de Cnide inspira +un amour sacrilège et funeste? Ignorez-vous que le marbre de +l'Hermaphrodite du Louvre a été usé par les caresses des visiteurs, et +que l'administration des musées a dû protéger par une barrière cette +figure monstrueuse et charmante? Vous échappe-t-il que les Christs en +croix et les Vierges peintes sont dans toute la chrétienté les objets de +la plus grossière idolâtrie? Il faut dire d'une manière générale que les +tableaux et les statues troublent les sens, égarent l'esprit, inspirent +le dégoût et l'horreur de la réalité, et rendent les hommes mille fois +plus malheureux qu'ils n'étaient dans leur barbarie primitive. Ce sont +des oeuvres impies et abominables. + +J'objectai timidement que la part de la statuaire et de la peinture est +bien petite, en somme, dans les troubles de la chair et du sang qui +agitent les hommes, et que l'art, au contraire, ravit ses amants dans +des régions sereines où ils goûtent seulement des voluptés paisibles. + +Mon interlocuteur ferma sa vieille petite Bible et poursuivit sans +daigner me répondre: + +--Il y a des images plus funestes mille fois que les images taillées et +peintes dont Iaveh voulut préserver Israël: ce sont les images par +excellence, les images idéales que conçoivent les romanciers et les +poètes. Ce sont les types et les caractères, ce sont les personnages des +romans. Ces figures-là vivent d'une vie active: elles sont des âmes, et +il n'est que juste de dire que leurs malins auteurs les jettent parmi +nous comme des démons pour nous tenter et pour nous perdre. Et comment +leur échapper, puisqu'elles habitent en nous et nous possèdent? Goethe +lance Werther dans le monde: aussitôt les suicides se multiplient. Tous +les poètes, tous les romanciers sans exception troublent la paix de la +terre. L'_Iliade_ d'Homère et le _Germinal_ de M. Zola ont également +enfanté des crimes. L'_Émile_ fit des terroristes et des égorgeurs de +ceux que Jean-Jacques voulait ramener à la nature. Les plus innocents, +comme Dickens, sont encore de grands coupables; ils détournent vers des +êtres imaginaires notre tendresse et notre pitié, qui seraient mieux +placées sur la tête des vivants dont nous sommes entourés. Tel romancier +produit des hystériques, tel autre des coquettes, un troisième des +joueurs ou des assassins. Mais le plus diabolique de tous, le Lucifer de +la littérature, c'est Balzac. Il a imaginé tout un monde infernal, que +nous réalisons aujourd'hui. C'est sur ses plans que nous sommes jaloux, +cupides, violents, injurieux et que nous nous ruons les uns sur les +autres, avec une furie homicide et ridicule, à la conquête de l'or, à +l'assaut des honneurs. Balzac est le prince du mal et son règne est +venu. Pour tous les sculpteurs, pour tous les peintres, pour tous les +poètes, pour tous les romanciers qui, depuis les premiers temps du monde +jusqu'à cette heure, firent du mal à l'humanité, que Balzac soit maudit! + +Il s'arrêta pour souffler. + +--Hélas! monsieur, lui dis-je, ce que vous dites n'est pas sans quelque +raison (il était convenable de le flatter); mais les hommes n'ont point +attendu les artistes pour être violents et débauchés. Attila et +Gengis-Khan, qui n'avaient point lu Homère, furent des guerriers plus +destructeurs qu'Alexandre. Les Fuégiens et les Boschimans sont dépravés, +et ils ne savent ni lire ni dessiner. Les paysans assassinent leurs +vieux parents sans aucun souvenir romanesque. La concurrence vitale +était meurtrière avant Balzac. Il y eut des grèves devant que _Germinal_ +fût écrit. Les arts vous inspirent trop de haine, et je crains, +monsieur, que vous ne soyez un moraliste partial. + +Il me tira son large chapeau et me dit: + +--Je ne suis pas moraliste, monsieur; je suis sculpteur, poète et +romancier. + +Quand il fut parti: + +--C'est un homme qui a beaucoup d'esprit, monsieur, me dit le +bouquiniste; mais il n'est pas heureux, et Balzac lui a fait perdre la +tête. + +Je n'ai pas revu depuis ce jour l'homme au grand chapeau. Mais le +souvenir de cette conversation me revient à l'esprit tandis que je +parcours le _Répertoire de la Comédie humaine_, que M. Calmann Lévy +vient de m'envoyer. Ce répertoire a été dressé soigneusement par deux +balzaciens enthousiastes, MM. Anatole Cerfberr et Jules Christophe. + +Il contient la biographie sommaire des deux mille personnages que Balzac +a conçus, enfantés et dessinés dans son oeuvre énorme. En feuilletant ce +Vapereau d'un nouveau genre, je suis confondu de la puissance créatrice +de Balzac, et je suis presque tenté de crier à l'impie, comme faisait +l'homme au chapeau. Je demeure stupide et j'admire. C'est un monde! Il +est inconcevable qu'un homme ait suivi, sans les brouiller, les fils de +tant d'existences. Je ne veux pas me faire plus balzacien que je ne +suis. J'ai une préférence secrète pour les petits livres. Ce sont +ceux-là que je reprends sans cesse. Mais, quand Balzac me ferait un peu +peur, et si même je trouvais qu'il a parfois la pensée lourde et le +style épais, il faudrait bien encore reconnaître sa puissance. C'est un +dieu. Reprochez-lui après cela d'être quelquefois grossier: ses fidèles +vous répondront qu'il ne faut pas être trop délicat pour créer un monde +et que les dégoûtés n'en viendraient jamais à bout. + +Une des qualités de ce grand homme me frappe particulièrement. Quand il +est bon, quand il ne tombe pas dans le chimérique et le romanesque, il +est un historien perspicace de la société de son temps. Il en révèle +tous les secrets. Il nous fait comprendre mieux que personne le passage +de l'ancien régime au nouveau, et il n'y a que lui pour bien montrer les +deux grandes souches de notre nouvel arbre social: l'acquéreur de biens +nationaux et le soldat de l'Empire. Il n'a jamais trouvé, ni sans doute +cherché, pour faire valoir ses fortes études, quelque cadre étroit et +charmant, comme celui que Jules Sandeau donna, par exemple, à _Mlle de +la Seiglière_, quand il fit des portraits et des scènes de l'époque si +bien comprise par Balzac. Sandeau avait un goût et une mesure que +l'autre ne posséda jamais. Comme encadreur, Sandeau vaut infiniment +mieux. Comme peintre, c'est tout le contraire. Pour le relief et la +profondeur, Balzac ne peut être comparé à personne. Il a, plus que tout +autre, l'instinct de la vie, le sentiment des passions intimes, +l'intelligence des intérêts domestiques. + +Les romans de Balzac servent d'autant mieux à l'histoire qu'ils ne +contiennent, pour ainsi dire, ni faits ni personnages historiques. +Ceux-là, hommes et choses, ne peuvent que s'altérer et se dénaturer en +passant de l'histoire dans le roman. Le romancier bien inspiré prend +pour ses héros les inconnus que l'histoire dédaigne, qui ne sont +personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types +immortels. C'est ainsi qu'un poème ou un roman peut nous faire voir le +peuple, la nation et la race, cachés souvent dans l'histoire par un +rideau de personnages publics. Obéissant à un sentiment très sûr des +lois de son art, Balzac se refuse à entraîner les hommes historiques +dans le cercle de ses créations et à leur attribuer des actions +imaginaires. C'est ainsi que l'homme qui domine le siècle, Napoléon, ne +figure que six fois dans toute _la Comédie humaine_, et de loin, dans +des circonstances tout à fait accessoires. (Voy. le livre de MM. +Cerfberr et Christophe, page 47). Balzac, mêle à ses deux mille +personnages imaginaires un très petit nombre de personnages réels. MM. +Cerfberr et Christophe indiquent indifféremment les uns et les autres. +J'aurais souhaité qu'ils distinguassent les noms réels par un astérisque +ou par tout autre signe. Cette distinction est peu utile, j'en conviens, +pour Napoléon, Louis XVIII, madame de Staël ou même pour madame Falcon, +Hyde de Neuville et madame de Mirbel, dont je relève les noms dans le +livre que j'ai sous les yeux. J'allais ajouter Marchangy, qui est aussi +connu comme magistrat servile que comme écrivain ridicule; mais je +m'aperçois qu'il a été omis dans le répertoire, bien qu'il figure dans +la belle scène de la réhabilitation de César Birotteau[8]. + +Tout le monde, par contre, ne sait peut-être pas que Barchou de Penhoen, +pour ne citer que lui, a réellement existé et composé de gros livres. +Jugez, par la finesse de cette minutieuse critique, si je ne deviens pas +à mon tour un pur balzacien. Que dis-je! Je me sens, pour le moment, +d'humeur à renchérir de balzacisme sur MM. Cerfberr et Christophe eux +mêmes. Je souhaite ardemment qu'ils ajoutent bientôt à leur répertoire +un peu de statistique. La statistique est une belle science qui, +appliquée à la société créée par Balzac, ne manquera pas de donner +d'intéressants résultats. J'ai dit que les personnes de cette société +sont au nombre de deux mille. C'est un chiffre approximatif. On +préférerait peut-être le chiffre exact. On serait curieux, j'imagine, de +savoir le nombre des adultes et des enfants, des hommes, des femmes, des +célibataires et des gens mariés. On aimerait à connaître leur +nationalité. Des tables de mortalité ne seraient pas déplacées. Il ne +serait point indifférent non plus de joindre à l'ouvrage un plan de +Paris et une carte de France, pour l'intelligence des oeuvres d'Honoré de +Balzac. La géographie de _la Comédie humaine_ présenterait autant +d'intérêt que la statistique. + +MM. Cerfberr et Christophe ne nous donnent pas cela; mais ils nous +donnent, ce qui vaut mieux encore, une belle introduction critique où M. +Paul Bourget se montre une fois de plus ce qu'il fut tant de fois, +habile et élégant historien des affaires de l'esprit. + + + + +TROIS POÈTES + +SULLY-PRUDHOMME--FRANÇOIS COPPÉE--FRÉDÉRIC PLESSIS + + +Grâces au ciel, nous avons des poètes; nous en aurons longtemps encore, +nous en aurons toujours. On peut douter qu'il en vienne bientôt +d'héroïques. Le cycle de l'épopée m'a tout l'air d'être clos pour +longtemps. Mais les poètes élégiaques et les poètes philosophes ne sont +pas près de se taire au milieu de l'indifférence. Nous les écouterons +volontiers tant que l'amour et le doute agiteront nos âmes. Un savant +qui a gardé la pure fraîcheur du sentiment et qui joint à la +connaissance des vieilles formes littéraires le goût de la poésie +nouvelle, M. Gaston Paris, disait un jour, dans un banquet, à M. +Sully-Prudhomme, son ami: «Vous avez mérité la sympathie et la +reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse: vous +les avez aidés à aimer.» C'est à cela que servent les poètes. Et c'est +pour cela qu'ils nous sont chers. Ils mettent la lumière en même temps +que la parole sur nos joies confuses et sur nos obscures douleurs; ils +nous disent ce que nous sentons vaguement; ils sont la voix de nos âmes. +C'est par eux que nous prenons une pleine conscience de nos voluptés et +de nos angoisses. M. Sully-Prudhomme a accompli cette mission délicate +avec un bonheur mérité. Il avait, pour y réussir, non seulement les dons +mystérieux du poète, mais encore une absolue sincérité, une inflexible +douceur, une pitié sans faiblesse et cette candeur, cette simplicité sur +lesquelles son scepticisme philosophique s'élève comme sur deux ailes +dans les hautes régions où jadis la foi ravissait les mystiques. On +chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du +coeur et de l'esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un +meilleur ami. Son athéisme est si pieux, qu'il a semblé chrétien à +certaines personnes croyantes. Son désespoir est si vertueux, qu'il +ressemble à l'espérance pour ceux qui font de l'espérance une vertu. +C'est une heureuse illusion que celle des âmes simples qui croient que +ce poète est religieux; n'a-t-il pas gardé de la religion la seule chose +essentielle, l'amour et le respect de l'homme? + +Sa pensée, suivant son cours naturel, a passé du sentiment à la +réflexion, de l'amour à la philosophie, de l'élégie au poème didactique, +et le poète du _Vase brisé_ est devenu le poète de _la Justice_. Il ne +pouvait se flatter d'être suivi jusqu'au bout par tous ceux qui d'abord +lui avaient fait cortège. Beaucoup qu'il avait aidés à aimer ne lui +demandèrent pas qu'il les aidât à penser. Comment s'en étonner, puisque +tous nous sommes si bien faits pour sentir et si mal pour comprendre? La +poésie philosophique n'est pas bonne pour le grand nombre. Les trois +quarts d'entre nous sont comme ce prince de la comédie de Shakespeare +qui voulait que tous les livres de sa bibliothèque fussent bien reliés +et qu'ils parlassent d'amour. C'est pourquoi _la Justice_ n'est pas, +comme les _Stances et Poèmes_, dans tous les coeurs généreux et sur +toutes les lèvres aimantes. Pourtant, quel beau manuel de philosophie! +Jamais le mal universel n'avait été envisagé d'un coeur aussi pur, +enseigné d'une voix aussi douce. M. Sully-Prudhomme laisse le blasphème +aux enfants. Il ne déclame jamais. Sa tristesse est infinie et sereine +comme la nature qui la cause. Il semble que le poète se soumette aux +harmonies de la douleur universelle avec une sorte de joie, parce que ce +sont des harmonies encore. N'en fait-il pas la plus concise et la plus +noble des idylles dans les dix vers que voici: + + La nymphe bat le vieux Silène + Avec un sceptre d'églantier + Qu'un zéphir bat de son haleine, + Et dont la fleur bat le sentier + + Et Silène à trotter condamne + Son baudet tardif et têtu; + Il le bat, et, du pied de l'âne, + Le gazon naissant est battu. + + Et personne, églantiers, zéphirs, + Bêtes ni gens, n'en est surpris. + . . . . . . . . . . . . . . . . . + + * * * * * + +Je crois que _le Bonheur_ entrera plus vite et plus profondément que _la +Justice_ dans la conscience du monde intelligent. Le poète, à en juger +par les fragments déjà publiés, s'y révèle avec une aisance nouvelle et +dans toute sa plénitude. Et puis le sujet est heureux et nous touche +profondément. Nous nous soucions en somme assez peu de la justice. Au +sens philosophique du mot, ce n'est rien; au sens vulgaire, c'est la +plus triste des vertus. Personne n'en veut. La foi lui oppose la grâce, +et la nature l'amour. Il suffit qu'un homme se dise juste pour qu'il +inspire une véritable répulsion. La justice est en horreur aux choses et +aux êtres. Dans l'ordre social, elle n'est qu'une machine, indispensable +sans doute, et par là respectable, mais cruelle à coup sûr, puisqu'elle +n'a d'autre fonction que de punir et qu'elle met en oeuvre les geôliers +et les bourreaux. Le poète, je n'ai pas besoin de le dire, ne +s'inquiétait nullement de celle-là. Il cherchait la plus illustre des +inconnues, la justice de Dieu. C'est elle qu'il poursuivit à travers les +générations des hommes, des animaux et des plantes, et par delà la +cellule germinative jusque dans la nébuleuse originelle. Vaine +poursuite, qui fatigua plus d'un lecteur! On se résigne, de guerre +lasse, à ne pas saisir cette fugitive plus rapide que la lumière, qu'on +annonce partout et qu'on ne trouve nulle part, pas même dans les cieux, +théâtre éternel de carnage et de mort, où l'astronomie nous montre +l'action impitoyable de ces mêmes lois de la vie par lesquelles le mal +se perpétue sur la terre. La justice éternelle, je ne l'ai vue, pour ma +part, que sur la toile fameuse de Prud'hon. Elle a les traits d'une +femme. Sa robe, noblement drapée, révèle une poitrine et des flancs +puissants; elle pourrait être amante et mère, c'est-à-dire deux fois +humaine, deux fois injuste. C'est l'image de l'injustice sublime, jetée +sur la toile par le pinceau-poète du plus suave des artistes... Mais, si +nous nous résignons volontiers à ignorer à jamais la justice, nous +voulons connaître le bonheur. Il nous fuit comme elle; cependant, à +certaines heures, nous entrevoyons son ombre, et elle nous semble si +belle, que nous ne pouvons nous défendre de la poursuivre les bras +ouverts. C'est quelque chose, quoi qu'on dise, que d'embrasser une ombre +charmante. Aussi le nouveau poème de M. Sully-Prudhomme serait-il bien +venu. Eût-il, comme je le crois pour conclusion le néant du bonheur, +nous enseignât-il que l'art d'être heureux est l'art de souffrir et +qu'il n'est de volupté vraie que dans le sacrifice, nous en goûterions +avec délices la beauté sérieuse et profonde. + +_Le Bonheur_ nous viendra cet hiver; en attendant, nous avons, pour +charmer notre printemps mouillé, des vers d'amour de M. François Coppée. +Celui-là aussi a beaucoup aidé à aimer. Ce n'est pas par méprise qu'on +l'a admis dans l'intimité des coeurs. C'est un poète vrai. Il est +naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l'art est ce +qu'il y a de plus rare; je dirai presque que c'est une espèce de +merveille. Et, quand l'artiste est, comme M. François Coppée, un ouvrier +singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets +du métier, ce n'est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que +de crier au prodige. Ce qu'il peint de préférence ce sont les sentiments +les plus ordinaires et les moeurs les plus modestes. Il y faut une grande +dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant +sous tous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l'exactitude est +aussitôt saisie. M. François Coppée garde presque toujours une mesure +parfaite. Et, comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est +chèrement aimé. Je vous assure qu'il n'use pas d'autre sortilège pour +plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d'hommes. S'il suffit d'une +médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l'esprit raffiné pour +le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. Comme il a +du tact, il sait parler de lui-même fort agréablement, et c'est là, pour +un poète, un singulier avantage; car, en faisant leurs confidences, les +poètes font les nôtres et, cela nous flatte. Pendant qu'ils nous content +joliment les affaires de leur coeur, nous croyons entendre celles de +notre propre coeur et nous sommes ravis. Ils ne pensent qu'à eux, nous ne +pensons qu'à nous; c'est une excellente disposition pour s'entendre. Il +fut un temps où je flânais tous les jours avec délices. J'ai souvent +écouté, en ce temps-là, les conversations des bonnes gens sur les bancs +des jardins publics. J'en ai surpris de fort douces et même d'un peu +attendries. + +Celles-là consistaient en des confidences alternées dont l'interlocuteur +n'entendait que le murmure en songeant à ce qu'il allait dire. Toutes +les répliques commençaient par ces mots: «Vous dites bien, c'est comme +moi...» Ils ne s'ennuyaient pas l'un l'autre. C'est pourquoi le doux +murmure des poètes intimes ne nous ennuie pas non plus. C'est pourquoi +plus d'une jeune femme, en finissant de lire _Olivier_ ou _l'Exilée_, +murmure: «C'est comme moi...», et reste pensive. Si sa rêverie a été +profonde et douce, elle dira: «M. François Coppée est un bon poète.» + +Aujourd'hui, il nous donne en cinquante pages ses feuilles d'automne. Un +mince cahier de vers d'amour, qu'il intitule: _Arrière-saison_. Il y +montre avec une douce mélancolie ses cheveux qui grisonnent aux tempes. +Il est jeune encore, puisqu'il dit qu'il vieillit. Ce n'est pas que je +le soupçonne de quelque affectation. Je suis persuadé, au contraire, +qu'il sent l'âge venir et qu'il en est attristé. Quoi de plus naturel? +La vieillesse ne se sent vivement que par avance. L'on en goûte le +frisson et les affres avant d'y être entré. Le crépuscule de la jeunesse +est l'heure la plus mélancolique de la vie. Il faut du courage ou de +l'étourderie pour le passer sans trop rechigner. M. Coppée n'est point +un étourdi, pourtant il ne rechigne pas, et, s'il lui échappe quelque +plainte, on y sent autant de résignation que de tristesse. C'est un +moment à passer. Il est probable que, quand on est vraiment vieux, on ne +s'en aperçoit pas. Du moins, on n'en avise pas les autres. M. Coppée +verra cela plus tard. Je n'espère pas le consoler en lui disant que nous +le verrons ensemble. _Arrière-saison_ forme comme les _Élégies_ de Parny +ou l'_Intermezzo_ de Heine, une sorte de roman d'amour très simple et +d'autant plus intéressant. L'héroïne en est une jeune ouvrière, mise en +apprentissage à seize ans, + + Qui rentrait à la hâte et voulait rester sage. + +Mais fille du peuple, sans mère et sans foyer, elle n'évita point ce qui +ne pouvait être évité. + + En mai, sous le maigre feuillage, + Chantaient les moineaux des faubourgs. + N'est-ce pas? le vague ennui, l'âge?... + +Qu'importe le passé? Elle est «douce, triste et jolie». Il est «tendre +et clément». Ils s'aiment. L'été, ils vont ensemble à la campagne. Elle +prend + + Sa robe la plus claire et sa plus fraîche ombrelle. + +Ils se promènent dans les bois. Ils dînent à l'auberge du bourg, où ils +trouvent sur la nappe grossière la vaisselle de faïence, les couverts +d'étain + + Et des cerneaux tout frais dans une assiette à fleurs. + +L'hiver, il quitte pour elle le monde, où il s'ennuie. Tous ses projets +sont faits; ils ne se sépareront pas, elle lui fermera les yeux. Les +vers du poète seront à demi oubliés. C'est lui qui le dit, et il ajoute: + + Oh! si par bonheur doit survivre + Un humble poème de moi, + Qu'il soit donc choisi dans ce livre + Que j'ai, mignonne, écrit pour toi. + +Ce n'est là ni le pompeux orgueil avec lequel Ronsard annonçait sa +gloire posthume à l'ingrate Cassandre, ni la bonhomie grivoise de +Béranger, disant à Lisette: + + Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse! + +C'est un sentiment nouveau, plus simple, plus délicat, plus affectueux. + +Cet amour d'_arrière-saison_ se résume à peu près à ce que je viens de +dire. C'est assez pour qu'il soit charmant. Quand le poète compare les +désirs d'automne à un dernier vol d'hirondelles, on se dit: «C'est +cela!» et on est saisi de je ne sais quel attendrissement tranquille et +doux. C'est du vrai Coppée, et du meilleur. + +Je ne parle aujourd'hui que pour ceux qui aiment les vers, moins encore +pour ceux qui les aiment beaucoup que pour ceux qui les aiment bien. Je +promets à ceux-là un plaisir digne d'eux s'ils lisent _la Lampe +d'argile_, de M. Frédéric Plessis. J'entends, par aimer bien les vers, +en aimer peu, n'en aimer que d'exquis et sentir ce qu'ils contiennent +d'âme et de destinée; car les plus belles formes ne valent que par +l'esprit qui les anime. Que ceux que aiment ainsi les vers lisent le +livre de M. Frédéric Plessis. Ils y embrasseront la plus heureuse partie +d'une vie, la fleur de quinze années d'études, de rêves et d'amour. + +L'auteur, aujourd'hui maître de conférences dans une de nos facultés, +s'est révélé poète à dix-sept ans. Il sortait d'une vieille petite ville +bretonne où il avait été élevé avec une tendresse grave, quand il parut, +presque enfant encore, dans le cercle des poètes parnassiens, chez +l'éditeur Alphonse Lemerre. Il était notre cadet. Mais, laborieux et +rêveur, il montrait déjà ce doux entêtement et cet idéalisme sincère qui +caractérisent sa race et constituent le fond même de sa nature. À vrai +dire, comme M. Renan, il n'est qu'à demi Breton, et compte par sa mère +des ancêtres provençaux. «C'est pourquoi, a-t-il dit lui-même, + + Né parmi les barbares du Nord, + Sous leur ciel gris hanté par le dieu de la mort, + J'aime de tant d'amour la vie et la lumière! + Et je retiens en moi, d'une souche première, + Une sève inconnue aux lieux où j'ai grandi, + La sève qui fermente au soleil du Midi. + Je suis resté ton fils, ô province romaine, + Et le vieux sang latin bleuit encor ma veine. + +Il est permis de croire que c'est grâce à cette double origine qu'il +unit, selon une expression qui lui appartient et que je veux lui +appliquer, + + La kymrique rudesse aux grâces d'Ausonie. + +Il fut partagé de bonne heure entre le sentiment de la nature, qui +troublait son âme pensive, et l'étude des lettres, qui donnait à +l'activité de son esprit un but précis. + +Son goût se fixa de bonne heure sur les poètes antiques, et +particulièrement sur les latins, dont il discerna tout de suite le +sérieux, la gravité et ce que j'appellerai la probité sublime. C'est +avec Virgile, Ovide et Lucain qu'il fit son droit à Paris. Il feignit +plus tard d'avoir eu besoin d'un guide et d'un initiateur, et cette +illusion, à demi volontaire, lui inspira des vers délicieux: + + Ô poète, c'est toi, c'est ta mémoire agile + Qui, se jouant aux vers relus et médités, + D'abord me fit connaître Euripide et Virgile, + Et m'ouvrit le trésor des deux antiquités. + + C'est toi qui me menas vers le docte Racine + Formé, dès son enfance, à la langue des dieux. + Je marchais altéré... la source était voisine... + À peine un clair rideau la voilait à mes yeux. + + Mais il fallut ta main pour m'écarter les branches + Et, prolongeant sous bois un facile sentier, + Pour me faire entrevoir le choeur des formes blanches, + Amours du vieux Ronsard et du jeune Chénier! + +La vérité est que de secrètes affinités, un irrésistible instinct +l'attiraient vers la muse antique. Il eut pour elle toutes les +curiosités minutieuses de l'amour. Il ne s'arrêta pas à l'érudition, il +poussa jusqu'à la philologie. Sa thèse sur _Properce_, dans laquelle +l'élégiaque latin est compris à l'aide de toutes les ressources de la +science, avec les intuitions du coeur et l'édition de ce poète qui doit +prendre place, à côté du _Virgile_ du regretté Benoist, dans une +collection savante, sont les fruits de ces labeurs. Il ne faut donc pas +être surpris si l'on rencontre de nombreuses études d'après l'antique +sous cette enseigne de _la Lampe d'argile_. Ceux qui aiment les petits +tableaux d'André Chénier prendront sans doute plaisir à visiter ce +musée, plein de figures de héros et de nymphes. Mais ce qui donne à ce +livre le plus grand prix, ce qui le met à côté des meilleurs, ce sont +les onze poèmes de _la Muse nouvelle_. Là est la vraie flamme de _la +Lampe d'argile_; c'est une flamme amoureuse, et combien forte, et +paisible, et douce! Tout le sérieux du poète breton se retrouve uni à +une grâce irrésistible dans ces vers à celle par qui «tous ses jours +sont fleuris», + + Qui près de _lui_ le soir travaille sous la lampe. + +Par là, par ces nobles élégies, l'illustrateur de Properce se montre un +nouveau Properce, moins majestueux, moins ample, mais plus sincère +peut-être et plus pur que le premier. + + + + +MARIE BASHKIRTSEFF + +_Son Journal, 2 vol. in-18._ + + +Marie Bashkirtseff, dont on vient de publier le _Journal_, mourut à +vingt-quatre ans, le 31 octobre 1884, laissant plusieurs toiles et +quelques pastels qui témoignent d'un sentiment sincère de la nature et +d'un amour ardent de l'art. Petite-fille d'un des défenseurs de +Sébastopol, le général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, elle se vantait +d'avoir, par sa mère, du vieux sang tartare dans les veines. Elle avait +le teint blanc, les cheveux d'un roux magnifique, les pommettes +saillantes, le nez court, un regard profond et des lèvres enfantines. +Elle était petite et parfaitement bien faite. C'est pour cela sans doute +qu'elle aimait beaucoup à regarder les statues. À Rome, âgée de seize +ans, elle passait de longues heures devant les marbres du musée du +Capitole. Il ne faut pas s'étonner si elle fut ravie dans le même temps +d'une amazone «en drap noir, faite d'une seule pièce par Laferrière... +une robe princesse collante partout». Ses mains, fines et très blanches, +n'étaient pas d'un dessin très pur; mais un peintre a dit que c'était +une beauté que la façon dont elles se posaient sur les choses. Marie +Bashkirtseff en avait le culte. Elle se savait jolie; pourtant elle se +décrit assez peu dans son journal intime. J'ai noté seulement, à la date +du 17 juillet 1874, ce portrait, fort joliment arrangé: «Mes cheveux, +noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc +particulier, seyant et gracieux; un fichu de dentelle autour du cou. +J'ai l'air d'un de ces portraits du premier empire; pour compléter le +tableau, il me faudrait être sous un arbre et tenir un livre à la main.» +Et elle ajoute qu'elle aime la solitude devant une glace. + +Elle était plus vaine de sa voix que de sa beauté. Cette voix s'étendait +à trois octaves moins deux notes. Un des premiers rêves de Marie +Bashkirtseff fut de devenir une grande cantatrice. + +Elle a voulu se montrer dans son _Journal_ telle qu'elle était, avec ses +défauts et ses qualités, sa mobilité constante et ses perpétuelles +contradictions. M. Edmond de Goncourt, du temps qu'il écrivait +l'histoire de Chérie, demandait aux jeunes filles et aux femmes des +confidences et des aveux. Marie Bashkirtseff a fait les siens. Elle a +tout dit, s'il faut l'en croire; mais elle n'était pas d'humeur à +s'adresser à un seul confesseur, si distingué qu'il fût; sa vanité ne +pouvait s'accommoder que d'une confession publique, et c'est à la face +du monde qu'elle a ouvert son âme. + +Qui ne prendrait en pitié et en grâce cette pauvre enfant dont le +malheur fut de n'avoir pas eu d'enfance? Ce n'est, sans doute, la faute +de personne, mais Marie Bashkirtseff ne fut jamais semblable à ceux que +le Dieu qu'elle priait tous les jours désignait comme seuls dignes +d'entrer dans le royaume des cieux. Elle ne connut jamais l'ineffable +douceur d'être humble et petite. À quinze ans, elle eut des ailes sans +le souvenir du nid. Ce qui lui manqua toujours, c'est l'allégresse naïve +et la simplicité. + +Les premières confidences qu'elle nous fait sont celles d'une petite +intrigue qu'elle noua pendant le carnaval, à Rome, et qui n'eut d'autre +dénouement qu'un baiser sur les yeux. La jeune fille y déploya beaucoup +de coquetterie et de manège. + +«--Vous ne m'aimez pas, soupira un jour le jeune neveu de cardinal +qu'elle avait pris pour _patito_; hélas! vous ne m'aimez pas! + +»--Non. + +»--Je ne dois pas espérer? + +»--Mon Dieu, si! Il faut toujours espérer. L'espérance est dans la +nature de l'homme; mais, quant à moi, je ne vous en donnerai pas.» + +Le neveu du prêtre se montrait très tendre, mais Marie Bashkirtseff ne +s'y laissa pas prendre. «Je serais au comble de la joie si je le +croyais, dit-elle; mais je doute, malgré son air vrai, gentil, naïf +même. _Voilà ce que c'est que d'être soi-même une canaille_.» + +Et elle ajoute: + +«D'ailleurs, cela vaut mieux.» + +Elle n'avait pas la moindre envie d'épouser le pauvre Pietro. + +«Si j'étais sa femme, pensait-elle, les richesses, les villas, les +musées des Ruspoli, des Doria, des Torlonia, des Borghèse, des Chiara +m'écraseraient. Je suis ambitieuse et vaniteuse par-dessus tout. Et dire +qu'on aime une pareille créature, parce qu'on ne la connaît pas! Si on +la connaissait, cette créature... Ah! baste! on l'aimerait tout de +même.» Se montrer, paraître, briller, voilà son rêve perpétuel. +L'orgueil la dévore. Elle répète sans cesse: «Si j'étais reine!» Elle +s'écrie, en se promenant dans Rome: «Je veux être César, Auguste, +Marc-Aurèle, Néron, Caracalla, le diable, le pape!» Elle ne trouve de +beauté qu'aux princes, au duc de H..., au grand-duc Wladimir, à don +Carlos. Le reste ne vaut pas un regard. + +Les idées les plus incohérentes se mêlent dans sa tête. C'est un étrange +chaos. Elle est très pieuse; elle prie Dieu matin et soir; elle lui +demande un duc pour mari, une belle voix et la santé de sa mère. Elle +s'écrie, comme le Claudius de Shakespeare: «Il n'y a rien de plus +affreux que de ne pouvoir prier.» Elle a une dévotion spéciale à la +sainte Vierge: elle pratique la religion orthodoxe et elle lit l'avenir +dans un miroir brisé, où elle découvre une multitude de petites figures, +un plancher d'église en marbre blanc et noir, et peut-être un cercueil. +Elle consulte le somnambule Alexis, qui voit dans son sommeil le +cardinal Antonelli; elle se fait dire pour un louis la bonne aventure +par la mère Jacob. Elle a toutes les superstitions: elle est persuadée +que le pape Pie IX a le mauvais oeil. Elle craint un malheur parce +qu'elle a vu la nouvelle lune de l'oeil gauche. Ses idées changent à tout +moment. À Naples, tout à coup, elle se demande ce que c'est qu'une âme +immortelle qui se replie devant une indigestion de homard. Elle ne +conçoit pas qu'un malaise de l'estomac puisse faire envoler la céleste +Psyché, elle en conclut qu'il n'y a pas d'âme, que c'est «une pure +invention». Quelques jours plus tard, elle se met un chapelet au cou, +pour ressembler à Béatrix, dit-elle, et aussi parce que «Dieu, dans sa +simple grandeur, ne suffit pas. Il faut des images à regarder, des croix +à baiser». Elle est coquette, elle est folle; mais cette tête de linotte +est meublée comme celle d'un vieux bibliothécaire. À dix-sept ans, Marie +Bashkirtseff a lu Aristote, Platon, Dante et Shakespeare. Les récits de +l'histoire romaine d'Amédée Thierry la captivent. Elle se rappelle avec +plaisir «un ouvrage intéressant sur Confucius». Elle sait par coeur +Horace, Tibulle et les sentences de Publius Syrus. Elle sent +profondément la poésie d'Homère. «Personne, il me semble, ne peut, +dit-elle, échapper à cette adoration des anciens... Aucun drame moderne, +aucun roman, aucune comédie à sensation de Dumas ou de George Sand ne +m'a laissé un souvenir aussi net et une impression aussi profonde, aussi +naturelle que la description de la prise de Troie. Il me semble avoir +assisté à ces horreurs, avoir entendu les cris, vu l'incendie, été avec +la famille de Priam, avec ces malheureux qui se cachaient derrière les +autels de leurs dieux, où les lueurs sinistres du feu qui dévorait leur +ville allaient les chercher et les livrer... Et qui peut se défendre +d'un léger frisson en lisant l'apparition du fantôme de Créuse?» Son +esprit est un magasin où elle fourre pêle-mêle la _Corinne_ de madame de +Staël, l'_Homme-Femme_ de M. Alexandre Dumas fils, _Roland furieux_, les +romans de M. Zola et ceux de George Sand. Elle voyage sans cesse allant +de Nice à Rome, de Rome à Paris, de Paris à Pétersbourg, à Vienne et à +Berlin. Sans cesse errante, elle s'ennuie sans cesse. Sa vie lui semble +amère et vide. «Dans ce monde, dit-elle, tout ce qui n'est pas triste +est bête, et tout ce qui n'est pas bête est triste.» Elle manque de tout +parce qu'elle veut tout. Elle est dans une affreuse détresse, elle +pousse des cris d'angoisse. Et pourtant elle aime la vie. «Je la trouve +bonne, dit-elle. Le croira-t-on? Je trouve tout bon et agréable, +jusqu'aux larmes, jusqu'à la douleur. J'aime pleurer, j'aime me +désespérer. J'aime à être chagrine et triste... et j'aime la vie malgré +tout. Je veux vivre. Ce serait cruel de me faire mourir quand je suis si +accommodante.» À certaines heures, elle a l'obscure et terrible +conscience du mal qu'elle couve. Dès le printemps de 1876, elle se sent +touchée. «Tout à l'heure, écrit-elle à la date du 3 juin, en sortant de +mon cabinet de toilette, je me suis superstitieusement effrayée. J'ai vu +à côté de moi une femme vêtue d'une longue robe blanche, une lumière à +la main, et regardant, la tête un peu inclinée et plaintive, comme ces +fantômes des légendes allemandes. Rassurez-vous, ce n'était que moi +réfléchie dans une glace. Oh! j'ai peur qu'un mal physique ne procède de +toutes ces tortures morales.» + +En 1877, une passion unique s'empara de cette âme en peine: Marie +Bashkirtseff se consacra tout entière à la peinture. Elle rassembla +enfin les trésors épars de son intelligence. Tous ses rêves de gloire se +fondirent en un seul et elle ne vécut plus que pour devenir une grande +artiste. Elle étudia avec ardeur dans l'académie de Julian, dont elle +devint bientôt une des meilleures élèves. Ce fut, si j'ose dire, une de +ces conversions subites dont les vies de saints offrent tant d'exemples +et qui révèlent une nature sincère, excessive, instable. Dès lors, les +princes ne lui furent plus rien. Elle devint républicaine, socialiste et +même un peu révolutionnaire. Elle ne mit plus d'amazones de chez +Laferrière et porta gaiement le sarreau noir des femmes artistes. Elle +découvrit la beauté des misérables. C'était une créature nouvelle. Au +bout de six mois, elle tenait la tête de la classe avec mademoiselle +Breslau. Elle a tracé de sa rivale un portrait qui, sans doute, n'est +pas flatté: «Breslau est maigre, biscornue, ravagée quoique avec une +tête intéressante, aucune grâce, et garçon, et seule!» Elle se flatte +que, si elle avait le talent de mademoiselle Breslau, elle s'en +servirait d'une manière plus féminine. Alors elle serait unique à Paris. +En attendant, elle travaille avec acharnement. C'est le 21 janvier 1882 +qu'elle vit pour la première fois Bastien Lepage, dont elle admirait et +imitait la peinture. «Il est tout petit, dit-elle, tout blond, les +cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d'adolescent.» Il +était déjà frappé du mal dont il devait bientôt mourir. Elle-même se +sentait profondément atteinte. Depuis deux ans, elle était secouée par +une toux déchirante. Elle maigrissait. Elle devenait sourde. Cette +infirmité la désespérait. «Pourquoi, disait-elle, pourquoi Dieu fait-il +souffrir? Si c'est lui qui a créé le monde, pourquoi a-t-il créé le mal, +la souffrance, la méchanceté?... Je ne guérirai jamais... Il y aura un +voile entre moi et le reste du monde. Le vent dans les branches, le +murmure de l'eau, la pluie qui tombe sur les vitres, les mots prononcés +à voix basse, je n'entendrai rien de tout cela!» Bientôt elle apprend +qu'elle est poitrinaire et que le poumon droit est pris. Elle s'écrie: +«Qu'on me laisse encore dix ans, et, pendant ces dix années, de la +gloire et de l'amour! et je mourrai contente à trente ans. S'il y avait +avec qui traiter, je ferais un marché:--Mourir à trente ans passés, +ayant vécu.» + +La phtisie suit son cours fatal. Marie Bashkirtseff écrit, le 29 août +1883: + +«Je tousse tout le temps, malgré la chaleur; et, cet après-midi, pendant +le repos du modèle, m'étant à moitié endormie sur le divan, je me suis +vue couchée et un grand cierge allumé à côté de moi... + +»Mourir? J'en ai très peur.» + +Maintenant que la vie lui échappe, elle l'aime éperdument. Arts, +musique, peinture, livres, monde, robes, luxe, bruit, calme, rire, +tristesse, mélancolie, amour, froid, soleil, toutes les saisons, les +plaines calmes de la Russie et les montagnes de Naples, la neige, la +pluie; le printemps et ses folies, les tranquilles journées d'été et les +belles nuits avec des étoiles, elle adore, elle admire tout! Et il faut +mourir. «Mourir, c'est un mot qu'on dit et qu'on écrit facilement, mais +penser, _croire_ qu'on va mourir bientôt? Est-ce que je le crois? Non, +mais je le _crains_.» + +Et, quelques jours plus tard, écartant ces illusions, si obstinées à +s'asseoir au chevet des phtisiques, elle voit distinctement la mort: + +«La voilà donc la fin de toutes nos misères! Tant d'aspirations, tant de +désirs, de projets, tant de... pour mourir à vingt-quatre ans au seuil +de tout.» + +Pendant qu'elle se mourait, Bastien Lepage mourant se faisait porter +presque chaque jour chez elle. Le journal s'arrête au lundi 20 octobre. +Ce jour-là encore Bastien Lepage était venu, soutenu par son frère, au +chevet de la malade. Marie Bashkirtseff s'éteignit onze jours après, +«par une journée de brume, dit M. André Theuriet, pareille à celle +qu'elle avait peinte dans un de ses derniers tableaux, _l'Allée_.» + +C'est toujours un spectacle touchant quand la nature, par un terrible +raccourci, nous montre l'un près de l'autre l'amour et la mort; mais il +y a dans la vie si courte de Marie Bashkirtseff je ne sais quoi d'âcre +et de désespéré qui serre le coeur. On songe, en lisant son _Journal_, +qu'elle a dû mourir inapaisée et que son ombre erre encore quelque part, +chargée de lourds désirs. + +En pensant aux agitations de cette âme troublée, en suivant cette vie +déracinée et jetée à tous les vents de l'Europe, je murmure avec la +ferveur d'une prière ce vers de Sainte-Beuve: + +Naître, vivre et mourir dans la même maison! + + + + +LES FOUS DANS LA LITTÉRATURE + +_L'Inconnu, par Paul Hervieu. 1 vol. in-18.--Le Horla, par Guy de +Maupassant. 1 vol. in-18._ + + +Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand +Charles Dickens. Il fut reçu et s'excusa sur son admiration de venir +ainsi prendre quelques minutes d'une existence si précieuse. + +--Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous +inspirez vous exposent, sans doute, à d'innombrables importunités. Votre +porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous les jours des +princes, des hommes d'État, des savants, des écrivains, des artistes et +même des fous. + +--Oui! des fous, des fous, s'écria Dickens, en se levant avec cette +agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps +de sa vie, des fous! Ceux-là seuls m'amusent. + +Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné. + +Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une +grâce attendrie l'innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M. +Dick, puisque tout le monde a lu _David Copperfield_. Tout le monde en +France: car il est aujourd'hui de mode en Angleterre de négliger le +meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m'a confié tantôt que +_Dombey and Son_ n'était lisible que dans les traductions. Il m'a dit +aussi que lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme +notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus +grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu'aucun +autre écrivain la faculté de sentir; je crois que ses romans sont beaux +comme l'amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que _David +Copperfield_ est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui +j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la seule +raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe +guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit +je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles Ier! Il est +bienveillant; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à +laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui. +C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté +individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux +vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après +tout, sinon une sorte d'originalité mentale? Je dis la folie, et non +point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles. +La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés. + +J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en +apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une +avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas. +À cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du +quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais, +comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il +les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun +mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il +entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller +l'espèce de souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il +l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que +possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une +sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne +avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui +prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il +contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami +malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du +monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant +lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous +très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à +ce qu'on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j'ai pris plaisir +à le voir et à l'entendre! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup +de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui +peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la +tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour +raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en +Océanie. + +Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste: car +il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de +latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service +s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs +compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour +obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle; il gardait le +souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait +bouleversée. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa +mémoire; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui +pût faire croire qu'il se rappelait en quoi que ce fût ce terrible +malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers +son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait +la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur +fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J'ai pensé à lui depuis +lors en lisant l'excellent _Traité des études_ de Rollin. Il n'entrait +guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis; il suivait la +sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j'ai remarqué +une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement +supérieures qu'il m'a été donné de fréquenter. Après s'être vêtu pendant +une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à +matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était +pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en +fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme +était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine +intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et +l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait +de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il +refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu. +On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de +ce vieillard m'inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui +ressemblent. Mais je crois que c'est le petit nombre. Il en est des fous +comme des autres hommes: les bons sont rares, et l'on visiterait bien +des maisons de santé sans trouver un second vieillard à la toile à +matelas ou un autre M. Dick. M. Paul Hervieu n'est pas éloigné de +penser, comme Dickens, que les fous sont seuls intéressants. Il nous +raconte, dans _l'Inconnu_, une terrible histoire de folie qui finalement +se trouve n'être qu'un rêve, mais bien le plus effrayant et le mieux +suivi des rêves: le rêve d'un fou. Il n'est tel qu'un fou pour conduire +un cauchemar dans la perfection. C'est ce que M. Paul Hervieu a montré +avec un rare talent. Cartésien à rebours, il nous a apporté les raisons +de la folie. Il a suivi dans ses détraquements successifs la machine à +penser, avec l'intérêt qu'un horloger pervers doit porter à l'examen +d'une montre extraordinairement mauvaise. Son livre est bien curieux et +tout à fait original. Il produit deux effets: il fait peur et donne à +réfléchir. La peur, je vous l'épargnerai, non sans motifs. Il me +faudrait avoir tout le talent de M. Paul Hervieu et en faire l'usage +qu'il en a fait pour vous communiquer le frisson dont il m'a secoué. +Quant aux réflexions que son livre inspire, elles sont nombreuses. C'est +le moins qu'il m'en échappe une. Il est si agréable de philosopher! +Pendant que j'écris, un acacia balance à ma fenêtre ses branches légères +et fleuries, et je me répète à moi-même ce distique d'un poète de +l'Anthologie: «Asseyons-nous sous ce bel arbre: il sera doux de +converser à son ombre.» Un bel arbre et de calmes pensées, qu'y a-t-il +de meilleur au monde? Mon acacia, que la brise agite doucement, répand +jusque sur ma table la neige parfumée de ses fleurs. Sous cette agréable +influence, il m'est impossible de me défendre d'une véritable sympathie +pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n'en pas faire du +tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés. Il n'existe +aucun moyen de vivre sans nuire. Il ne faut point haïr les fous. Ne +sont-ils pas nos semblables? Qui peut se flatter de n'être fou en rien? +Je viens de chercher dans le _Dictionnaire_ de Littré et de Robin la +définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée; du moins celle +qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu: +car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion +anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou +quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les +idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent +le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est +exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde +se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que +l'image que nous en recevons est vraie et que celles qu'ils en reçoivent +est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est +absolument vraie. La leur est vraie pour eux; la nôtre est vraie pour +nous. Écoutez cette fable: Un jour, un miroir dont la surface était +parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe. + +--Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature +comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les +figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer +toutes les lignes droites en lignes courbes. + +--C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir +convexe; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits +parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en +vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes +qu'un miroir trompeur. + +--Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe, +qui faites la caricature des hommes et des choses. + +La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là. +C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert. + +--Mes amis, vous avez raison et tort tous deux, dit-il aux miroirs. Vous +réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les +figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude +géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en +produirait une troisième fort différente et toute aussi parfaite. Quant +à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable, et il est +même probable qu'elle n'a de figure que dans les miroirs qui la +reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter +de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses. + +Voilà, je pense, une belle fable; je la dédie aux médecins aliénistes +qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments +s'écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un +homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant +de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans +l'égoïsme. + +Ils estiment qu'un homme est fou quand il entend ce que les autres +n'entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas; pourtant +Socrate consultait son démon et Jeanne d'Arc entendait des voix. Et +d'ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés? +Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre +chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de +nos nerfs sensitifs? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes +et habituelles, d'un ordre général et coutumier. Les perceptions des +fous sont rares, exceptionnelles et distinguées. C'est à cela surtout +qu'on les reconnaît. + +C'est un fou aussi que nous fait connaître, dans le _Horla_, M. Guy de +Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un +vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de +nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n'est pas sans raison; car rien +n'est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible. + +Mais dirai-je toute ma pensée? Pour un fou, cet homme manque un peu de +subtilité. À sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à +loisir et je me dirais: «Voilà qui va bien, à force d'absorber le +liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s'assimiler quelques +éléments opaques, et il deviendra visible. En attendant, il ne peut +demeurer invisible sans rester transparent; donc, si je ne le vois pas, +je verrai du moins dans son corps le lait qu'il aura bu. S'il vous +plaît, je ne m'en tiendrais pas au lait: je tâcherais de lui faire +avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête. + +À cela près, et pourvu qu'ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles +peuvent fort bien exister. Et pourquoi non, je vous prie? Qu'y a-t-il +d'absurde à supposer leur existence? C'est l'hypothèse contraire, pour +peu que l'on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand +hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si +nous étions constitués de manière à embrasser l'échelle entière des +êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des +conditions très particulières de température. Si elle existe dans les +milieux gazeux, ce qui, après tout, n'est pas impossible, nous n'en +pouvons rien connaître, et ce n'est pas une raison pour la nier. La +matière n'a pas, à l'état gazeux, moins d'énergie qu'à l'état solide. +Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l'univers, au centre de +chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le +séjour de l'éternel silence? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs +vastes flancs la vie et l'intelligence en même temps que la chaleur et +la lumière? Et pourquoi l'atmosphère des planètes, pourquoi l'atmosphère +de la terre ne seraient-elles pas également habitées? Ne peut-on +imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur +nourriture dans les couches atmosphériques supérieures? + +Rien n'empêche qu'il n'existe des enfants de l'air, comme il existe des +enfants des eaux et des fils de la terre. + + + + +LES FÉLIBRES À LA FÊTE DE SCEAUX + +LE CHEVALIER DE FLORIAN + + +Les félibres de séjour à Paris ont célébré dimanche dernier, selon la +coutume, la fête de Florian. Florian, né dans la belle Occitanie, est +leur compatriote. Il est vrai qu'il écrivit dans la langue des barbares, +dans l'idiome de la Fontaine et de Voltaire; il est vrai qu'il vécut et +mourut sur la terre étrangère. Mais les félibres sont indulgents. Ils +sont pleins de joie et d'oubli. Ils ont tout pardonné. Leur piété +facile, leur riante sagesse égayent chaque année la tombe du poète. On y +chante, on y boit. C'est-à-dire qu'on y accomplit les actes les plus +agréables de la religion populaire. Ces félibres entendent admirablement +la vie et la mort. Tout leur est fête. + +Sans eux, l'auteur de _Galatée_ tomberait dans l'oubli, et ce serait +dommage. On éprouve à rappeler le souvenir du chevalier de Florian le +genre d'agrément que donne la rencontre, dans une boutique de +bric-à-brac, d'un vieux pastel très fin, à demi effacé. + +«Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes, +entre la ville d'Anduze et le village de Massane, est un vallon où la +nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues +prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des +berceaux de figuiers et d'acacias. L'iris, le genêt fleuri, le narcisse +émaillent la terre; le grenadier, l'aubépine exhalent dans l'air des +parfums; un cercle de collines parsemées d'arbres touffus ferme de tous +côtés la vallée, et des rochers couverts de neige bornent au loin +l'horizon.» C'est ainsi que Florian décrit lui-même, dans son _Estelle_, +la vallée où fut son berceau. Faisant allusion à ce passage, le bon +Sedaine disait au poète en le recevant académicien: «L'hommage que vous +rendez aux lieux qui vous ont vu naître est une nouvelle preuve de cette +sensibilité qui vous caractérise.» + +Fils d'un pauvre chevalier de Saint-Louis, Florian fut élevé dans le +château bâti à grands frais par son aïeul. «C'était, a-t-il dit, un +gentilhomme qui dissipait tout son bien avec les femmes et les maçons.» +Sa mère, Gillette de Salgues, était d'origine castillane. Boissy +d'Anglas, ami de la famille, nous apprend «qu'elle avait conservé +quelque chose des moeurs et des habitudes particulières au pays où elle +était née, et qu'elle l'avait transmis à son fils». Il la perdit de +bonne heure et fut mis au collège. Il eut beaucoup de maîtres. L'un deux +le menait souvent chez une demoiselle de la rue des Prêtres, qui +demeurait au cinquième étage et peignait des éventails. «Je remarquai, +contait-il lui-même plus tard, qu'il avait presque toujours quelque +chose à lui dire en particulier, ce qui les obligeait de passer dans la +chambre d'à côté. Un jour, j'eus la curiosité d'aller regarder par le +trou de la serrure; je les vis qui causaient, mais d'une manière qui me +rendit rêveur pour plus de huit jours.» + +Ce n'est pas des leçons de ce maître qu'il profita le moins. Nous savons +de son propre aveu qu'avant dix-sept ans il était «assez heureux pour +posséder une maîtresse, un coup d'épée et un ami». L'ami était un +bretteur de la pire espèce qui avait des démêlés avec le guet et causa +quelques désagréments au jeune chevalier. Par bonheur, Florian avait +aussi un oncle, et cet oncle, ayant épousé une nièce de Voltaire, envoya +son neveu à Ferney. Voltaire trouva son petit parent gentil, le caressa +et l'appela Floriannet. Il fit mieux encore: il le fit entrer à seize +ans comme page chez le duc de Penthièvre. Pour sa bienvenue, le +chevalier but avec les autres pages du duc tant de café et de liqueurs, +«qu'il en gagna une maladie assez sérieuse». Ces petits garnements +faisaient mille folies. Le bon seigneur n'était pas homme à s'en aviser. +C'était un saint. Dans son innocence, il ne voyait jamais le mal. On +raconte qu'un jour, à la foire, un marchand, qui ne le connaissait +point, lui montra et fit mouvoir devant lui des figurines obscènes. +L'excellent duc crut en toute candeur que c'étaient des jouets d'enfant, +et il les acheta pour une petite princesse à laquelle il les remit le +lendemain. + +Cet homme de bien s'intéressa à Florian et lui donna bientôt une +compagnie dans son régiment de dragons. C'était l'usage. «Lindor, dit +Marmontel dans un de ses _Contes moraux_, venait d'obtenir une compagnie +de cavalerie au sortir des pages.» Devenu ensuite gentilhomme ordinaire +du duc de Penthièvre, Florian célébra la bienfaisance inépuisable, de +cet excellent maître. + + Avec lui la bonté, la douce bienfaisance + Dans le palais d'Anet habitent en silence, + Les vains plaisirs ont fui, mais non pas le bonheur. + Bourbon n'invite point les folâtres bergères + À s'assembler sous les ormeaux; + Il ne se mêle point à leurs danses légères, + Mais il leur donne des troupeaux. + +C'est auprès du duc, dans les châteaux d'Anet et de Sceaux, que Florian +composa ces bergeries où l'on ne voit pas de loups, ces jolies comédies +italiennes dans lesquelles Arlequin lui-même est sensible et ces romans +poétiques dont on disait alors avec une politesse exquise: «Ils sont +dédiés à Fénelon, et l'offrande n'a point déparé l'autel». À la veille +de la Révolution, le jeune chevalier faisait danser ses bergères. +_Galatée_ parut en 1783, _Numa Pompilius_ en 1786, _Estelle_ en 1788. +Sans inspirer l'enthousiasme, ces ouvrages furent bien reçus. Encore que +les gens de goût en sentissent la faiblesse, les pastorales devinrent à +la mode. Les dessinateurs, et particulièrement Queverdo y mirent de +galants frontispices où l'on voyait des pastourelles avec des fleurs à +leur chapeau, des rubans à leur houlette et le nom d'Estelle gravé sur +l'écorce des chênes. Laharpe, bien qu'ami de l'auteur, maltraita +_Gonzalve de Cordoue_. Mais il avait loué _Galatée_. On dit qu'un jour +Rivarol, rencontrant Florian qui marchait devant lui, un manuscrit à +demi sorti de sa poche, s'écria: «Ah! monsieur, comme on vous volerait +si on ne vous connaissait pas.» Mais ce n'est là qu'un joli mot. Nous +savons, par le témoignage d'un contemporain, qu'_Estelle_ rapporta à +Florian beaucoup plus que l'_Emile_ et _la Nouvelle Héloïse_ n'avaient +rapporté à Jean-Jacques. + +Quoi qu'il en semble aujourd'hui, Florian avait le génie de l'à-propos. +Il se fit berger au temps où toutes les belles dames étaient bergères. +Il parla nature et sentiment à une société qui ne voulait entendre que +sentiment et nature. Son _Numa Pompilius_, publié trois ans avant la +réunion des états généraux, n'est qu'une longue allusion aux voeux +politiques de la France. Ce roi inspiré par la sagesse, ce prince, +disciple de Zoroastre, élevé par le choix des peuples à l'auguste et +suprême magistrature, ce Numa qui fait des noms de père et de roi deux +parfaits synonymes, n'était-ce point l'image du monarque +constitutionnel, du prince philosophe qu'attendait la nation? N'était-ce +point l'emblème des espérances que Louis XVI donnait alors à son peuple +idolâtre? + +On voyait tout en rose. La philosophie nous gouvernera, disait-on. Et +quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à +son tout-puissant empire? L'âge d'or imaginé par les poètes deviendra +une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la +tyrannie qui les ont enfantés. L'homme vertueux et éclairé jouira d'une +félicité sans trouble. On rêvait les moeurs de Galatée et la police de +Numa. + +Le chevalier de Florian montrait patte blanche. Néanmoins il entrait +comme un jeune loup dans le bercail des théâtres à la mode. On trouve +dans ses poésies fugitives les vers que voici: + + À MADAME G... + + Après l'avoir vue jouer _la Mère confidente_ + Que j'aime à t'écouter, quand d'un accent si tendre + Tu dis que la vertu fait seule le bonheur! + Ton secret pour te faire entendre, + C'est de laisser parler ton coeur. + Mais, en blâmant l'amour, ta voix trop séduisante + Vers l'amour, malgré moi, m'entraîne à chaque instant; + Et depuis que j'ai vu _la Mère confidente_ + J'ai grand besoin d'un confident. + +Cette madame G... n'est autre que Rose Gontier, qui n'avait pas sa +pareille pour faire passer le spectateur du sourire aux larmes. Elle +était de huit ans plus âgée que le chevalier. Il l'aima, mais elle +l'aima bien davantage. Il ne nous reste de ces amours qu'un seul et +tardif témoignage. Longtemps, longtemps après la mort de Florian, Rose +Gontier, devenue la bonne mère Gontier, amusait ses nouvelles camarades +comme une figure d'un autre âge. Fort dévote, elle n'entrait jamais en +scène sans faire deux ou trois fois dans la coulisse le signe de la +croix. Toutes les jeunes actrices se donnaient le plaisir de lutiner +celle qui jouait si au naturel _Ma tante Aurore_; elles l'entouraient au +foyer et lui refaisaient bien souvent la même question malicieuse: + +--Mais est-ce bien possible, grand'maman Gontier, est-il bien vrai que +M. de Florian vous battait? + +Et, pour toute réponse et explication, toute retenue qu'elle était, la +bonne maman Gontier leur disait dans sa langue du dix-huitième siècle: + +--C'est, voyez-vous, mes enfants, que celui-là ne payait pas[9]. + +Il est piquant de savoir qu'Estelle était battue par Némorin. La +Révolution contraria vivement le chevalier de Florian, qui l'avait +comprise d'une tout autre manière. Dès les premiers troubles, il se +réfugia à Sceaux, où il vécut très retiré. Il écrivit le 17 février 1792 +à Boissy d'Anglas: + +«Je passe doucement ma vie au coin de mon feu, lisant Voltaire et fuyant +des sociétés qui sont devenues des arènes affreuses où tout le monde +hait la raison, où les vertus ne sont même plus louées, où l'humanité, +la première des vertus, et la modération, la première des qualités, sont +méprisées par tous les partis. Je me trouve fort bien de ma solitude, +et, si j'y recevais souvent de vos nouvelles, je l'aimerais encore +plus.» + +Florian s'était montré très empressé, vers ce temps-là, auprès de la +troisième fille de M. Le Sénéchal, administrateur des domaines. Elle +n'avait pas été insensible aux attentions d'un homme plus âgé qu'elle de +quatorze ans, mais agréable et célèbre. Sans être fiancés l'un à +l'autre, ils avaient échangé des engagements sur la foi desquels Sophie +(c'est le nom de cette jeune fille) se reposait avec confiance. Nous +possédons un portrait littéraire de Sophie à dix-neuf ans. Il n'est pas +inutile de dire, avant de mettre ce portrait sous les yeux du lecteur, +qu'il est de la main d'un rival malheureux du chevalier. «À la +régularité de ses traits, si l'on en croit ce témoin, Sophie joignait +une physionomie animée. C'était une beauté grecque ou une beauté +française, suivant qu'il lui convenait; seulement il lui manquait +l'éclat du teint. La fierté semblait d'abord le premier caractère de sa +figure, mais les impressions de la pitié y jetaient comme un rayon +céleste. Dès qu'elle entendait raconter une belle action, ses yeux +lançaient une noble flamme. Elle aimait avec un goût trop vif les traits +saillants de l'esprit.» + +Et le portraitiste amoureux ajoute ingénument: «C'est ce qui faisait ma +désolation, car je ne pouvais soutenir avec elle ce genre de lutte.» +Puis il met les derniers traits au tableau: «Une extrême activité +compromettait sa santé, qui déjà donnait quelques signes inquiétants. La +musique, la peinture, la traduction de quelques romans anglais, auxquels +elle ajoutait parfois des scènes très vivement frappées, remplissaient +alors des journées qu'il fallait disputer aux chagrins les plus +poignants.» Vive, spirituelle, mélancolique et lettrée, Sophie Le +Sénéchal était tout à fait à la mode et au goût du temps. Son père +occupait une de ces fonctions civiles que la riche bourgeoisie se +partageait: car les offices de judicature et de finance à tous les +degrés appartenaient alors au tiers état. M. Le Sénéchal avait établi +ses deux filles aînées dans la noblesse; la première était marquise de +Chérisey, la cadette marquise d'Audiffret. C'était par lui-même un homme +insignifiant. Mais sa femme avait quelque prétention au bel esprit et +tenait un salon ouvert aux gens de lettres. Cette famille, naguère +opulente, était à peu près ruinée par la Révolution. Les biens de +l'administrateur des domaines, tenus sous séquestre, s'y dévoraient +sûrement. Après le 10 Août, M. Le Sénéchal jugea prudent de quitter +Paris, où il était soupçonné de modérantisme. Il se retira à Rouen avec +sa famille. C'est là qu'il connut Charles Lacretelle, dit Lacretelle +jeune, âgé alors de vingt-six ans. Celui-ci ne fréquenta pas longtemps +la maison Le Sénéchal sans devenir amoureux de la jeune Sophie. Il lui +cacha cet amour avec d'autant plus de facilité qu'elle ne le partageait +pas. Elle lui disait: «Mon frère,» et il ne tarda pas à sentir toute +l'amertume de ce nom dont il avait d'abord goûté la douceur. Comme +c'était un fort honnête jeune homme, il informa de ses vues et de ses +sentiments la mère de la belle Sophie. La réponse qu'il obtint ne +pouvait être favorable. La voici, telle qu'il nous l'a transmise: + +«C'est au frère aîné de Sophie que je vais faire une confidence qui +mourra dans son sein et que je crois nécessaire à votre repos.--Ne vous +abusez pas; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de +Florian et ne paraît pas insensible à cet hommage; je souhaiterais +pourtant qu'elle en perdît le souvenir: car j'ai vu l'amour du chevalier +décliner à mesure que notre fortune lui a paru baisser, et chaque jour +de la Révolution en compromet les restes. N'imaginez pas que ce soit +l'homme de ses bergeries; il a trop de probité pour être un séducteur; +mais il a trop de prudence et de calcul pour être un Némorin.» + +Il ne paraît pas que le rival qui entendit ces paroles les ait le moins +du monde adoucies. Telles qu'il les rapporte, elles sont vraiment trop +dures. Si le chevalier ne s'empressait pas d'épouser Mlle Le Sénéchal, +il était facile de supposer à ses retards d'autres raisons que celle de +la cupidité déçue. Suspect lui-même et sans cesse inquiété dans sa +retraite de Sceaux, il pouvait raisonnablement juger qu'à la veille de +la proscription ce n'était pas le temps d'unir sa destinée à celle d'une +jeune fille notée elle-même d'incivisme. C'eût été là une généreuse +folie, et M. de Florian n'était capable de folies d'aucune sorte. Il +professait volontiers avec Parny que: + + Une indifférence paisible + Est la plus sage des vertus. + +Il était trop prudent pour n'être pas un peu égoïste et il estimait, lui +aussi, que, dans une pareille époque, c'est assez de vivre, sans rien de +plus. Madame Le Sénéchal, qui ne se faisait pas d'illusions sur son +caractère, loin de là, ne tarda pas à acquérir une nouvelle preuve des +dispositions paisibles du chevalier. Fixée à Montrouge avec sa famille +dans les derniers mois de 1792, cette dame donna asile au marquis +d'Audiffret, son gendre, qui était porté sur une liste d'émigrés. Il fut +dénoncé par des patriotes de Montrouge et aussitôt arrêté. Madame Le +Sénéchal pria Florian d'attester que M. d'Audiffret n'avait pas quitté +le territoire de la République. C'était la vérité, mais il y avait péril +à porter ce témoignage. D'Audiffret n'était point un émigré, mais +c'était un ci-devant. Son beau-frère, le marquis de Chérisey, avait +émigré. D'Audiffret était deux fois suspect. Florian, ci-devant +lui-même, ne pouvait se montrer sans danger. Il s'excusa. Son jeune +rival, trop heureux de saisir une occasion qu'on lui laissait, s'offrit +pour témoin. Il courait les plus grands risques en faisant cette +démarche: car sa collaboration au _Journal de Paris_, avec André +Chénier, pouvait n'être pas oubliée. Pourtant il n'hésita pas, se +présenta devant la municipalité et obtint la liberté du beau-frère de +Sophie. Est-il besoin de dire qu'il n'en fut pas aimé davantage? Heureux +encore si on lui pardonna d'avoir laissé voir une grandeur d'âme que +l'homme aimé n'avait point montrée! C'est là un grief qu'une femme qui +aime ne supporte pas volontiers. + +Le chevalier faisait visite assez souvent à madame Le Sénéchal à +Montrouge. Il avait perdu sa gaieté et ne montrait plus à Sophie ni +amour ni galanterie. «Un soir, dit Lacretelle, il entra brusquement au +moment où nous improvisions, vaille que vaille, une comédie-proverbe +tirée de Gil Blas, où le général Baraguay d'Hilliers, à la grande et +noble stature, représentait le capitaine Roland, moi _Gil Blas_, et la +jolie madame d'Audiffret la vieille Hébé, qui servait à boire aux +voleurs. Je ne vis jamais une figure plus sombre, plus indignée que +celle de Florian. C'était un prophète aux cheveux hérissés. Il venait de +lire une séance des Jacobins, pleine d'atroces propositions qui ne +devaient être que trop tôt converties en décrets, et pour lui il les +lisait comme autant de décrets déjà rendus. Il semblait se plaire, pour +nous punir de notre gaieté, à nous pétrifier de terreur. Peu s'en fallut +qu'il ne nous annonçât notre mort à nous tous. L'avis eût été bon s'il y +avait eu des moyens de fuir. C'est ce que fit observer avec douceur +madame Le Sénéchal. Après son départ, nous voulûmes reprendre la pièce +commencée, mais nous n'y pûmes parvenir.» + +Certes le chevalier avait tort de n'être point gai. Je tiens d'une +personne fort spirituelle et fort sensée que la gaieté est la forme la +plus aimable du courage. Mais il faut reconnaître que les inquiétudes du +ci-devant chevalier étaient fondées. Bientôt, cet homme inoffensif, +victime d'une odieuse et folle suspicion, fut mis en état d'arrestation +et conduit à la Bourbe. On appelait vulgairement ainsi l'ancien couvent +de Port-Royal de Paris, devenu une prison sous le nom de Port-Libre. +C'était une demeure habitable encore, malgré l'encombrement, et dont le +régime était moins dur que celui des autres maisons d'arrêt. + +La compagnie y était excellente. Le soir, les femmes, parées avec grand +soin, se réunissaient aux hommes dans la salle commune, qu'elles +transformaient en un salon élégant. Le poète Vigée et le citoyen +Coittant y disaient des vers. Le baron de Wirbach y donnait des +concerts, et l'on affirme que ce baron de Wirbach était la première +viole d'amour de son siècle. Un acacia, planté dans une des cours, +abritait, dit-on, les plus douces confidences. Un poète reconnaissant le +célébra dans un ode qui se termine par ce vers: + + Sous son ombrage on fut heureux. + +On lit dans le journal d'un des détenus de la Bourbe, à la date du 27 +messidor an II (15 juillet 1794): «On nous a amené ce matin un homme +bien estimable, le chevalier de Florian, auteur de _Numa_, d'_Estelle_, +etc.» Trois jours après, les détenus se réunirent, le soir, pour +entendre un des leurs chanter une chanson du nouveau venu, dont ils +s'honoraient d'être les compagnons d'infortune. Il ne paraît pas que +Florian se soit associé à ces pâles fêtes de la captivité. On ne dit pas +qu'il s'entretint avec les femmes galamment vêtues ni qu'il s'assit, la +nuit, sous l'acacia. D'ailleurs, sa détention fut de courte durée. Il +sortit de la Bourbe peu de jours après le 9 Thermidor. De retour dans sa +chère retraite de Sceaux, il ne put retrouver en lui-même la paix qui +l'environnait. La fièvre le consumait. À chaque coup frappé à sa porte, +son imagination troublée lui figurait des patriotes armés de piques +venus pour l'arrêter. Il languit ainsi quelques semaines et mourut le 29 +fructidor an II (15 septembre 1794), à l'âge de trente-huit ans. Peu de +mois après, mademoiselle Sophie Le Sénéchal se maria avec un homme +obscur et riche, et, quatre ans plus tard, Rose Gontier épousa son +camarade Allaire. + +Tel est le véritable Florian. Il battait sa maîtresse, et il n'épousa +pas mademoiselle Sophie. Mais l'ombre d'Estelle sourit encore sur sa +tombe dans le cimetière du village où il repose. + + + + +À PROPOS DE L'INAUGURATION DE LA STATUE D'ARMAND CARREL À ROUEN + + +Il y a différentes manières, pour un homme de parti, d'inspirer du +respect à ses adversaires. On y parvient le plus sûrement par une +longue, immuable et majestueuse incapacité. Mais il n'est pas toujours +impossible d'en venir à bout par la force du talent unie à la grandeur +du caractère. Carrel en est un exemple. Ses ennemis politiques, bien +qu'il leur fût redoutable, s'inclinaient devant la noblesse de son âme. +Carrel avait été sous-lieutenant avant de devenir journaliste. Il porta +dans la vie politique les brillantes vertus des armes. Quelques traits +suffiront à peindre sa fierté. + +Fils d'un marchand de toile de la ville de Rouen, Armand Carrel était, +en 1820, un des plus intelligents et des plus capricieux élèves de +Saint-Cyr. Sa fougue et son élégance annonçaient un bon officier. Mais +il était peu docile; il étalait, en outre, avec une généreuse +imprudence, son admiration pour les soldats de la République et de +l'Empire. Le commandant de l'École était alors le général comte +d'Albignac de Castelnau, brave militaire qui, oubliant ses services +honorables dans la Grande-Armée, se souvenait seulement d'avoir émigré +en 1791. Il affectait de regarder le libéralisme comme une bassesse +indigne d'un officier. + +--Pensant comme vous faites, dit-il un jour au jeune ami des brigands de +la Loire, vous feriez mieux de tenir l'aune dans le comptoir de votre +père. + +Carrel lui répondit: + +--Mon général, si jamais je reprends l'aune de mon père, ce ne sera pas +pour mesurer de la toile. + +Trois ans plus tard, Carrel se battait en Espagne, contre l'armée de la +Foi, dans la légion libérale étrangère, composée de Français et +d'Italiens. Dans un engagement, le colonel commandant la légion, un +Italien, crut voir que les Français commençaient à plier. Il se jeta au +galop de leur côté et s'écria: + +--Français, vous fuyez!... + +Alors Carrel, s'élançant au-devant de son chef, lui dit d'une voix +forte: + +--Vous en avez menti! + +L'année suivante, traduit devant un conseil de guerre français, il +opposait à l'accusation le témoignage de son honneur. + +--Dans votre position, lui dit le président, vous ne pouvez invoquer +l'honneur. + +En entendant ces mots, Carrel saisit sa chaise, et il allait la lancer à +la tête du président lorsqu'il fut entraîné hors de la salle par les +soldats qui le gardaient. + +Voilà l'homme peint en trois traits. La fierté fut le ressort de son +âme. Aussi n'est-il pas surprenant que, dès l'adolescence, il se soit +senti du goût pour les armes. Ce n'est pas à dire qu'il eût la vocation +militaire. Les vertus qui lui manquaient pour faire un soldat exemplaire +ne sont pas, peut-être, les plus éclatantes; ce ne sont pas assurément +les moins nécessaires. Il ne savait pas obéir. L'esprit de sacrifice lui +fit toujours défaut. Il ne soupçonna jamais ce sublime amour du +renoncement qui fait les bons prêtres et les bons soldats. Aussi +verrons-nous qu'il resta peu de temps au service et fut loin de s'y +conduire d'une manière irréprochable. + +Il fut nommé sous-lieutenant l'année de la mort de Napoléon. C'était un +douloureux moment pour entrer dans l'armée. Il est vrai que la loi +Gouvion Saint-Cyr, votée en 1818, malgré l'opposition des royalistes +_ultra_, retirait l'avancement au bon plaisir du roi pour le soumettre à +des règles fixes. Il est vrai que beaucoup d'officiers de l'Empire +étaient rentrés dans les cadres. Mais le commandement s'exerçait encore +bien souvent dans un esprit de haine et de rancune. Les vieux soldats, +punis de leur gloire, obéissaient en frémissant à des fils d'émigrés. +Ils entendaient crier le sang des héros dont ils avaient été les +compagnons et qu'on avait indignement mis à mort: Ney, les deux frères +Fauchet, Labédoyère, Mouton-Duvernet, Charton, sans compter le brave +colonel Boyer de Peyreleau, condamné à la peine capitale pour avoir +défendu la Guadeloupe contre les Anglais, sous le drapeau tricolore. +Cette armée, justement irritée, désespérée, pleine de regrets aussi +grands que ses souvenirs et haïssant ses drapeaux neufs, était +travaillée par les nombreuses sociétés secrètes que les libéraux +organisaient autour d'elle. La _charbonnerie_, née sur la terre +classique des complots, dans les cabanes des Abruzzes, établissait dans +toute la France ces réunions mystérieuses qu'elle nommait des ventes, +parce qu'à l'origine les conjurés se donnaient pour des charbonniers +vendant leur charbon. Ceux-ci et les «chevaliers de la Liberté», qui +leur étaient affiliés, tramaient sans relâche des complots militaires, +débauchant des officiers et des sous-officiers auxquels ils faisaient +courir plus de dangers qu'ils n'en couraient eux-mêmes. + +Carrel était alors sous-lieutenant au 29e de ligne, qui tenait garnison +dans Belfort et Neuf-Brisach. Très jeune, très ardent, amoureux du péril +autant que de la liberté, il entra dans un complot qui avait pour but de +soulever les garnisons de l'Est et de proclamer un gouvernement +provisoire. Une nuit, il quitta secrètement sa compagnie, qui était à +Neuf-Brisach, et accompagna un des carbonari à Belfort où devait éclater +le mouvement. Mais, quand il arriva dans cette ville, les trames étaient +découvertes, les complices arrêtés ou en fuite. Il reprit à franc étrier +la route de Neuf-Brisach, où il arriva de bon matin, avant l'exercice. +Un de ses biographes, ayant raconté ses faits, ajoute: «Lorsqu'on fit +une instruction pour rechercher les complices des officiers de Belfort +et surtout pour savoir quel était celui qui s'était rendu de +Neuf-Brisach dans cette ville, on ne put rien découvrir, et les soupçons +se portèrent sur tout autre que Carrel; car ses manières légères et +insouciantes l'avaient fait regarder par ses chefs comme tout à fait en +dehors des menées.» Cette conséquence de son action dut être +particulièrement pénible à ce jeune homme loyal, toujours prêt à +réclamer le prix de ses actes, ce prix fût-il la mort. D'ailleurs, la +conspiration de Belfort eut des suites plus lamentables. Les +sous-officiers du 45e de ligne, gagnés par les carbonari, conspiraient +encore. Les quatre sergents de la Rochelle payèrent de leur tête pour +tout le monde: car tout le monde était plus ou moins dans l'affaire, +même La Fayette, même M. Laffitte. On voudrait croire qu'un tel exemple +fit une impression profonde sur l'esprit de Carrel et que cet homme de +coeur détesta dès lors ces conjurations militaires dont l'issue la plus +probable est la perte de quelques malheureux. Mais il faut reconnaître +que Carrel n'eut jamais un sens juste des devoirs du soldat. Son +impatience, son orgueil et plus encore le malheur des temps firent de +lui un mauvais officier. Il ne cessa jamais de conspirer. En garnison à +Marseille, il envoya à un journal de cette ville des attaques anonymes +contre son colonel. Il écrivit aussi aux Cortès espagnoles une lettre +politique qui fut saisie. C'est là une conduite qu'il est impossible +d'approuver, à quelque parti qu'on appartienne: car elle offense +grièvement l'esprit militaire et la discipline de l'armée. En 1823, +quand le gouvernement prépara la campagne d'Espagne, Carrel fut laissé à +Aix au dépôt de son régiment. Donnant dans cette ville de nouveaux +sujets de plainte, il reçut l'ordre de garder les arrêts forcés. Cette +disgrâce lui fut amère. On ne saurait nier qu'il ne l'eût bien méritée. +J'ai sous les yeux une lettre qu'il écrivit alors au général baron de +Damas, qui commandait la 10e division militaire. Bien qu'elle soit un +peu longue, je la donne tout entière, moins encore parce qu'elle est +absolument inédite que parce qu'elle me semble très intéressante et +surtout très instructive. + + Mon général, + + J'ai reçu, à Aix, l'ordre de garder les arrêts forcés en attendant + une décision du ministre provoquée contre moi par M. le colonel + Lachau. + + Je suis accusé par lui d'avoir cherché à exciter des troubles dans + la compagnie dont je faisais partie. J'ignore ce qu'il a pu + imaginer pour donner un caractère probable à cette accusation; + j'ose donc réclamer de vos bontés une enquête prompte et sévère + depuis le 10 courant, jour auquel mon ordre de départ pour Aix m'a + été remis, jusqu'au 13 courant, mon départ pour cette destination. + Le seul exposé des relations qui ont existé entre moi et la 5e + compagnie du 1er bataillon, pendant ces trois jours prouvera + l'atrocité d'une calomnie dont le but paraît être de me faire + passer devant un conseil de guerre sous le poids d'une odieuse + prévention. + + Les officiers de ma compagnie et l'adjudant-major de mon bataillon + attesteront que je n'ai point paru au quartier depuis l'appel du 10 + au soir, où j'assistais comme officier de semaine, et un billet que + j'ai écrit aux sous-officiers de la 5e compagnie suffira pour me + laver des provocations au désordre que l'on m'attribue. L'enquête + que je demande ne saurait manquer de m'être favorable; j'en + attendrai le résultat pour donner ma démission, fondée sur la + double injustice dont je crois avoir à me plaindre. Je ne crois + pas, en effet, que rien puisse motiver mon renvoi au dépôt: à peine + sorti de l'École militaire, bien portant, aussi capable de servir + que qui que ce soit, fermement décidé à faire mon devoir, il + n'appartient pas à de vaines opinions de me fermer une carrière + qu'on nous montre comme celle de l'honneur, à moins que des mots à + peine définis ne soient des garantis de dévouement pour les uns et + des titres d'exclusion pour les autres. Mécontent avec de tels + motifs de l'être, j'ai pu le témoigner devant des camarades ou des + étrangers. La chaleur naturelle à un jeune homme, l'aigreur qui + naît du sentiment d'une injustice ont pu donner à mes plaintes un + caractère violent, mais il y a loin de là aux tentatives + criminelles qu'une vengeance particulière a pu seule inventer pour + me perdre, et jamais soldat ni sous-officier n'a entendu de moi les + expressions ignobles dont je saurai me laver dans l'enquête que je + demande. Je prouverai là, par des récriminations qui me sont + faciles, que le mal existant aujourd'hui dans le 29e n'est venu ni + de moi, ni des officiers dont je partage la disgrâce, et que celui + qui, contre les intentions encore inconnues du ministre et les + assurances consolantes que vous-même, mon général, avez bien voulu + nous donner, a peint à nos anciens camarades et subordonnés les + officiers mis au dépôt comme des artisans de trouble et des ennemis + du gouvernement, est le seul capable d'indisposer le régiment, si + le dévouement à la monarchie, l'esprit de subordination dont il a + donné de si belles preuves avant lui pouvaient cesser d'être + inébranlables. C'est le colonel Lachau qui a créé parmi nous des + coteries secrètes, des partis qui n'existaient point, et y a + distribué, classé les individus selon son caprice. Nous ne + connaissions avant lui ni haine, ni défiance, ni espionnage. Il n'y + avait point de nuances d'opinion pour des hommes qui servaient + également bien. Le colonel s'est séparé de nous. Ses harangues + scandaleuses ne nous ont jamais témoigné que des soupçons et de + l'animosité. Il a souffert qu'on chantât en sa présence des + couplets aussi injurieux pour son corps d'officiers que bassement + adulateurs pour lui. J'en ai trop dit peut-être, mon général, mais, + si les voix de tous ceux que le colonel force au silence par la + terreur pouvaient s'élever avec la mienne, vous verriez jusqu'à + quel point il a abusé de l'affreux principe: diviser pour régner. + + J'espère qu'avant la décision du ministre vous aurez la bonté de + faire droit à ma demande. Je suis prêt à quitter le service, mais + je tiens à confondre d'abord mes accusateurs. Il importe peut-être + à la sage modération avec laquelle vous avez toujours commandé + qu'aucun des officiers qui ont eu l'honneur de servir sous vos + ordres ne soit victime de perfidies qu'une injustice éclairée peut + dévoiler. Dans cette confiance, j'ose vous exprimer mes regrets de + ne point être appelé à combattre dans les rangs de mes camarades et + vous prier de croire aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur + d'être, + + Mon général, + + Votre très respectueux et très soumis, CARREL, + + Officier attaché au dépôt du 29e de ligne, à Aix. + +Il faut le reconnaître, un tel langage n'est pas digne de Carrel. On +souffre d'entendre cet officier porter par la voie hiérarchique des +plaintes contre un chef qu'il avait d'abord secrètement vilipendé dans +les journaux. On veut croire que le chef qu'il accuse a beaucoup de +torts. Il est impossible de croire qu'il les ait tous. On a beau se +reporter aux temps qui étaient cruels, on ne peut qu'excuser Carrel sans +l'absoudre. Il ne lui sied pas de se porter garant du dévouement du +régiment à la monarchie. Sa situation était fausse, si son caractère +était franc; et son langage se ressent de sa situation plus que de son +caractère. Pour rester égal à lui-même, il devait ne point crier à +l'injustice et ne point se plaindre après avoir trahi. + +Comment ne sentait-il pas dans sa conscience qu'après Neuf-Brisach et +Belfort il y avait incompatibilité entre l'armée de la Restauration et +lui, et que la seule chose séante qui lui restât à faire était de se +démettre en silence? + +Hâtons-nous de dire qu'il se démit en effet quelques jours après et que, +devenu libre, il se jeta dans une aventure héroïque et malheureuse, que +le patriotisme condamne, mais où il put cependant montrer tout entière +l'inébranlable fermeté de son coeur. + +En effet, pendant que ses anciens compagnons d'armes se massaient sur la +frontière d'Espagne pour faire une guerre que réprouvent nos instincts +libéraux et nos sentiments du droit des peuples, mais qui du moins +n'était point impolitique; car elle fortifia le gouvernement des +Bourbons en rattachant l'armée au drapeau blanc, pendant que le duc +d'Angoulême se préparait à franchir la Bidassoa à la tête de +quatre-vingt mille hommes, Armand Carrel se jetait dans un bateau +pêcheur qui le débarquait à Barcelone et de là se portait au coeur de la +Catalogne pour s'engager comme sous-lieutenant au régiment des +volontaires français, dit régiment Napoléon II, et combattre dans +l'uniforme de la vieille garde, avec la cocarde tricolore, sous l'aigle +impérial, pour les Cortès, contre cette armée de la Foi et ces mêmes +soldats de Ferdinand VII que venaient soutenir les baïonnettes +françaises, au-dessus desquelles flottaient les fleurs de lis. + +Il y montra le plus ardent courage. Mais, hélas! ce fut contre des +Français. Son régiment décimé dut se fondre avec la légion italienne. +Après deux jours de combats, où le corps dont il faisait partie perdit +les deux tiers de son effectif, il se rendit avec ses camarades au +général de Damas, qui leur laissa leurs épées et les insignes +distinctifs de leur uniforme. Le gouvernement français ne crut pas +devoir ratifier cette capitulation, et Carrel, condamné à mort par deux +conseils de guerre, fut définitivement acquitté par un troisième. Je +n'entrerai pas dans le détail de ces procédures. Je ne raconte pas la +vie de Carrel, j'essaye de marquer seulement quelques traits de la +physionomie de cet homme extraordinaire. C'est un fait digne de +réflexion que Carrel put, en 1823, combattre contre des Français sans +manquer à l'honneur. Plus d'un des généraux de l'armée royale qu'il +avait combattue s'étaient trouvés dans l'armée des Princes en face des +soldats de la République. L'inspirateur de la guerre d'Espagne, le +ministre qui l'avait rendue inévitable, Chateaubriand, n'avait-il pas +servi sous Condé contre la France? Et pourtant Chateaubriand était un +homme d'honneur. On peut dire, il est vrai, que Chateaubriand, homme de +l'ancien régime, mit son honneur à combattre pour son roi, tandis +qu'Armand Carrel appartenait par son origine et par ses sentiments à la +France démocratique, et qu'il était sans excuse, ne pouvant avoir +d'autre religion que celle de la patrie. Mais il faut considérer que le +devoir est difficile dans les époques troublées. Les contemporains de +Carrel l'ont absous. Leur jugement est rendu. Nous n'avons point qualité +pour le reviser. Réjouissons-nous seulement des progrès du sentiment +patriotique, qui interdirait absolument aujourd'hui à tout homme +d'honneur la conduite que Carrel put croire permise. Lui-même, ayant +occasion de rappeler, en 1823, comme témoin, devant la cour d'assises +d'Eure-et-Loir, son passage en Espagne, il le fit dans des termes qui +trahissaient un noble repentir. «Vous savez, messieurs les jurés, +dit-il, que le drapeau tricolore a eu aussi son émigration, et que les +émigrations ne sont pas heureuses.» Il n'y a rien à ajouter à cette +parole. D'ailleurs, Carrel se trompa plus d'une fois. Mais il fut +souvent héroïque, toujours désintéressé. Et cette tournure d'esprit +donne à quelques-unes de ses erreurs mêmes un caractère superbe. Il ne +considéra jamais son propre intérêt. Il avait un magnifique dédain de ce +que le vulgaire estime de plus. «Il lui est arrivé une fois, dit son +biographe, en jetant au feu des papiers indifférents, d'y jeter en même +temps un billet de banque qui lui faisait grand besoin.» Carrel fut plus +à l'aise dans la vie civile qu'il ne l'avait été dans la vie militaire. +Il devint en peu d'années un grand journaliste. Par la force de son +caractère plus encore que par celle de son talent, il conquit d'emblée +l'opinion. Pourtant il faut estimer très haut les articles qu'il donna +au _Producteur_, au _Constitutionnel_, à la _Revue française_, à la +_Revue américaine_, à la _Revue de Paris_ et ceux qu'il publia en si +grand nombre dans _le National_, dont il était l'âme. Carrel fut un très +grand journaliste. Il pensait vite et juste; il s'exprimait avec une +pureté et une fermeté classiques. Ceux qui savent encore ce que c'est +que d'écrire admirent la robuste nudité de son style. + +Un si beau talent ne s'était pas formé sans étude. Carrel avait beaucoup +lu et beaucoup réfléchi. Il avait mis dans le bateau de pêche qui +l'avait porté en Espagne une trentaine de volumes choisis qu'il lisait +au bivouac, entre deux alertes, imitant ainsi les grands capitaines, +auxquels il ressemblait par la promptitude et l'audace de l'intelligence +autant que par la fermeté du coeur. Aussi montra-t-il, jeune encore, un +esprit bien armé. Il avait gardé de son premier état un vif amour des +choses militaires, et, bien qu'il ait traité avec talent d'innombrables +sujets de politique, d'économie sociale et de littérature, ses plus +belles pages sont inspirées par l'art de la guerre. L'article, entre +autres, qu'il consacra en 1832 aux _Mémoires de Gouvion Saint-Cyr_ est +un mâle chef-d'oeuvre qui devrait être étudié et commenté dans nos écoles +militaires. Il commence par ces mots: «On persuaderait difficilement aux +hommes, et surtout aux hommes de notre temps, qui ont vu beaucoup de +militaires, que l'art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne +le plus d'exercice à l'esprit. Cela est pourtant vrai, et ce qui fait +cet art si grand, c'est qu'il exige le caractère autant que l'esprit, et +qu'il met en action et en évidence l'homme tout entier.» J'éprouve un +véritable malaise à ne pouvoir tout citer. + +Derrière l'écrivain on sentait l'homme. Carrel répondit toujours de ce +qu'il écrivait. Sa polémique ardente le conduisit trois fois sur le +terrain. Il mettait un soin extrême à arranger à l'amiable les affaires +d'honneur de ses amis; mais il avait moins de patience quand il +s'agissait des siennes. Tous les détails du duel qui eut pour lui une +issue funeste ont été relatés minutieusement; j'en veux rappeler +quelques-uns, qui sont des traits de caractère. Arrivé sur le terrain, +il s'avança vers M. Emile de Girardin, son adversaire, et lui dit: + +--Monsieur, vous m'avez menacé d'une biographie. La chance des armes +peut tourner contre moi; cette biographie, vous la ferez alors, +monsieur; mais, dans ma vie privée et dans ma vie politique, si vous la +faites loyalement, vous ne trouverez rien qui ne soit honorable, +n'est-ce pas, monsieur? + +--Oui, monsieur, répondit M. de Girardin. + +Carrel tira le premier. M. de Girardin s'écria: + +--Je suis touché à la cuisse, et fit feu. + +--Et moi à l'aine, dit Carrel après avoir essuyé le feu de son +adversaire. + +Il eut encore la force d'aller s'asseoir sur un talus au bord de +l'allée, où ses témoins et son médecin lui donnèrent les premiers soins. +Puis ils le prirent dans leurs bras pour le porter dans une maison +voisine. En passant auprès de M. Girardin, il voulut s'arrêter. + +--Souffrez-vous, monsieur de Girardin? demanda-t-il. + +Il mourut après quarante-cinq heures de souffrances, à l'âge de +trente-six ans, le 24 juillet 1836. Il avait donné dans sa vie trop +courte, malgré de graves fautes, l'exemple d'une volonté ferme, d'un +mâle courage et d'une intelligence généreuse. Les âmes ainsi trempées +étaient rares de son temps; peut-être sont-elles encore plus rares +aujourd'hui. Il est croyable pourtant que notre époque vaut mieux que la +sienne et qu'il est meilleur d'y vivre. Elle est moins violente et moins +troublée. Le sentiment national s'est affermi. Bien des abîmes, jadis +béants, sont comblés. Bien des réconciliations sont faites. D'autres se +feront insensiblement. Nous avons la vie plus facile et des devoirs +mieux tracés. Dans la régularité présente, les médiocres eux-mêmes +savent se garder contre les erreurs dans lesquelles les meilleurs +étaient autrefois entraînés. + + + + +LOUIS DE RONCHAUD + +SOUVENIRS + + +J'apprends en ce moment avec une vive douleur que M. de Ronchaud vient +de mourir à Saint-Germain. + +Je le connaissais depuis mon enfance. Sa loyale figure est associée à +mes plus vieux souvenirs. Je le vois encore tel qu'il était vers 1860, +tout blond, le front découvert, l'oeil bleu, avec un air de douceur et de +gravité profondes et la simplicité des grandes âmes. Je l'entends encore +parler de l'art grec et de l'art florentin comme le plus candide amant +de leur beauté. Alors il préparait son _Phidias_; alors M. de Lamartine +lui consacrait un numéro entier du _Cours familier de littérature_. + +Autant qu'il m'en souvient, l'image que le grand poète traçait de notre +ami était vague, idéale, élyséenne et pourtant ressemblante. «M. de +Ronchaud, disait il eût été dans d'autres temps un orateur comme il est +un poète et un historien de l'art.» Pour être tout à fait orateur, il +eût fallu que M. de Ronchaud vécût dans des temps fabuleux et qu'un dieu +vînt délier sa langue; car il parlait les dents serrées, d'une voix +sourde et rauque. Mais il était éloquent par la force de la pensée, par +la sincérité de l'expression et par l'incomparable beauté du regard. + +Sa conversation fut un de mes premiers enchantements. J'étais encore un +enfant. Bien souvent, au retour du collège, je l'entendais parler au +milieu du petit cercle qui se formait tous les soirs dans le magasin de +librairie de mon père. Il me ravissait. Je ne comprenais pas tout ce +qu'il disait. Mais, quand on est très jeune, on n'a pas besoin de tout +comprendre pour tout admirer. Je sentais qu'il était en possession du +beau et du bien. J'étais sûr qu'il partageait la table des dieux et le +lit des déesses. + +Le lendemain, en classe, je devinais que mon modeste professeur n'était +point de cette race divine, et je l'en méprisais. J'étais choqué de le +voir si ignorant de la beauté antique. C'est ainsi que l'influence de M. +de Ronchaud me fit manquer un certain nombre de classes dont je passai +le temps au Louvre, devant une métope du Parthénon. Mais, comme dit M. +Renan, on peut faire son salut par diverses voies. + +M. de Ronchaud savait aimer. C'est un secret qu'il connut toute sa vie +et qui l'empêcha de vieillir. M. de Ronchaud aima toute sa vie la +poésie, l'art et la liberté. + +Il fréquentait, sous l'empire, le salon de madame d'Agoult, centre de +l'opposition républicaine. Il était lui-même un ardent républicain. Je +me rappelle encore un article qu'il donna en 1856, dans la _Revue de +Paris_, à propos du _César_ de M. de Lamartine et d'une étude sur le +même personnage par M. Troplong. Ce divin Jules passait alors de durs +moments. On lui faisait tous les mauvais compliments qu'on ne pouvait, +pas faire à Napoléon III. M. de Ronchaud se conforma à cet usage. Il +reprocha en termes couverts au fils auguste de Vénus d'avoir fait le 2 +Décembre. Je crois bien que cet article fut poursuivi; car il souleva +beaucoup d'enthousiasme parmi mes camarades de classe. Nous en récitions +des tirades dans les cours de récréation, et il ne me serait pas +impossible d'en retrouver encore aujourd'hui quelques phrases dans ma +mémoire: «Pour grands que soient les Césars, au dire de leurs flatteurs, +eussent-ils fait un pacte avec la victoire, et le monde entier fût-il +pour eux, nous..., etc., etc.» C'était bien naïf, mais que cela nous +semblait beau! + +M. de Ronchaud avait le génie intérieur et l'âme d'un grand poète. Il +sentait comme Lamartine, mais l'expression ne servait pas toujours sa +pensée. Il portait jusque dans ses vers cette négligence, cet abandon, +cet oubli de soi que ses amis savent bien qu'il étendait à toute sa +personne: car ils l'ont connu fort insoucieux de tout ce qui le touchait +et laissant à sa noblesse naturelle le soin de réparer seule le désordre +de ses habits. Ses vers pareillement sont incultes et beaux d'une beauté +native. Je songe surtout à son dernier recueil, les _Poèmes de la mort_. +C'est sans doute en le lisant que M. D. Nisard a dit qu'avec une forme +plus châtiée M. de Ronchaud serait un des premiers poètes de ce siècle. +Il y a, en effet, dans ce recueil un poème de quinze cents vers, _la +Mort du Centaure_, dont on ne peut sentir sans frissonner le souffle +puissant. Je citerai les plaintes du vieux Chiron, regrettant sa +jeunesse et la jeunesse des choses, qui s'en sont allées ensemble: + + Encore un jour de plus levé sur l'univers! + Que j'en ai vu depuis que mes yeux sont ouverts! + Que d'aurores depuis cette joyeuse aurore + Où ma course à travers l'air brillant et sonore + Vint réveiller l'écho dormant dans ces vallons! + Les jours comme aujourd'hui ne me semblaient pas longs. + Étonné de moi-même et de mon être étrange, + De l'homme et du cheval mystérieux mélange,... + + * * * * * + + Curieux d'inconnu, l'âme de désirs pleine, + J'embrassais d'un regard, j'aspirais d'une haleine + Et l'air et la lumière, et la terre et le ciel. + Tout était liberté, joie, amour, lait et miel. + Cette immortalité, qui maintenant me pèse, + Je la portais superbe, avec un coeur plein d'aise, + Et, sur la terre en fleurs, sous les cieux éclatants, + Libre, je m'emparais de l'espace et du temps. + Un jour, je rencontrai Pholoë sur la cime + Où m'avait emporté mon vertige sublime. + Superbe, le front haut, ses longs cheveux épars, + Les seins au vent, le ciel était dans ses regards. + On eût dit à la voir, dans sa grâce ingénue, + Une fille du ciel, une enfant de la nue, + Ou la divinité sauvage du vieux mont. + Moitié femme, moitié cavale, son beau front + Rayonnait dans l'air pur de lumière et de gloire, + Et son pied frémissant creusait la terre noire. + Que je la trouvai belle! Elle me regarda... + + * * * * * + + À mon désir muet son âme fut séduite; + Et tous deux emportés par une même fuite, + Nous allâmes cacher dans les bois nos amours... + +Ce poème de _la Mort du Centaure_ est inspiré par une belle philosophie. +Ayant la joie de dîner il y a quelques jours avec un très grand sage, +j'appris de lui quelle philosophie il est convenable d'avoir si l'on +veut n'être pas trop dupe de la vie et des choses.--«C'est, me dit ce +sage, le panthéisme pour soi et le déisme pour les autres.» M. de +Ronchaud ne connut jamais une sagesse si prudente. Il était panthéiste +pour les autres comme pour lui-même. Il professait une riante obéissance +aux lois éternelles. Il croyait hautement aux dieux bons cachés dans la +nature. De toutes les doctrines philosophiques, le panthéisme est +assurément la plus favorable à la poésie. M. de Ronchaud doit au +panthéisme ses plus beaux vers. Ce poème de Chiron, dont j'ai cité un +passage, est un admirable cantique chanté à la divine nature. Le vieux +centaure y symbolise l'humanité et, quand l'oracle de Dodone dit au +bestial et noble sagittaire: + + Tes parents + Sont dans les flots profonds et les cieux transparents, + Et toute la nature, alliée à ta race, + Dans sa maternité t'enveloppe et t'embrasse! + +ce sont nos propres origines que le poète nous enseigne. + +Chiron, rassasié de la vie, a soif de la mort. Il sait qu'elle est +bonne, qu'elle est nécessaire, qu'elle est divine puisqu'elle est +naturelle. Il aspire à rentrer dans le grand tout. + +La pensée du centaure était bien celle de M. de Ronchaud lui-même. Comme +il avait beaucoup de candeur, il croyait à la bonté de la nature, et +cette illusion fit la douceur de sa vie. + +M de Ronchaud publia en 1861 un livre intitulé: _Phidias, sa vie et ses +ouvrages_. C'est à Londres, devant les marbres arrachés au Parthénon, +qu'il eut la première idée de ce livre. En contemplant ces beaux restes, +il fut saisi d'une généreuse émotion et, songeant à l'art grec et à ses +paisibles merveilles, il s'écria avec Chandler: «Il a disparu, ce +banquet des yeux, et il n'en reste rien de plus que d'un songe!» Le +récit qu'il a fait de sa visite à la salle Elgin du British Muséum garde +l'empreinte d'une ardente et pieuse admiration: «Il semble, dit M. de +Ronchaud, qu'on a devant les yeux les morceaux d'une lyre antique +brisée: on essaye de les rassembler par la pensée et d'évoquer encore +une fois le génie qui animait les cordes muettes. Mais les membres +dispersés du poète ne se réuniront plus; la tête d'Orphée, échouée sur +un rivage barbare, n'exhale plus qu'une mélodie confuse et plaintive. + +»Et cependant quelle beauté respire dans ces ruines de la beauté! Nulle +part on ne sent mieux la puissance de l'art et du génie que devant ces +débris d'où rien n'a pu effacer l'empreinte de la main qui s'y est posée +autrefois pour leur donner la vie avec la forme. La forme a été brisée, +mais la vie éclate encore dans ces restes épars. Sur cette création, à +moitié rentrée dans le chaos d'où le génie l'avait fait sortir, plane +encore le souffle qui l'avait autrefois suscitée; il semble même par +moments qu'on va la voir de nouveau surgir dans sa glorieuse intégrité. +Mais bientôt on s'aperçoit combien l'imagination est impuissante à +restaurer ces chefs-d'oeuvre de l'art antique. Le regret de +l'irréparable, l'attrait du problème insoluble ajoutent alors pour nous +à la beauté de ces statues le seul charme qui leur ait manqué dans le +temps de leur gloire, la poésie du mystère et de l'infini. Le sentiment +qu'elles font naître tient à la fois de la tendresse et de l'admiration +pour la beauté humaine, de l'enthousiasme pour le génie, du respect de +l'antiquité, de la tristesse qui s'attache aux ruines, de la curiosité +pour une énigme et de l'inquiétude d'un désir irréalisable[10].» + +Ce livre, conçu si ardemment, fut exécuté avec un soin laborieux. Il +représentait, quand il parut, l'état de la science. Il ne faut pas se +plaindre si vingt-sept ans de travaux archéologiques et de fouilles dans +le sol de la Grèce l'ont un peu vieilli. M. de Ronchaud en préparait, +peu de temps avant sa mort, une nouvelle édition entièrement remaniée. +Il faut espérer que de pieux éditeurs la publieront bientôt. + +Ce sont les travaux les plus nobles et les plus désintéressés sur +l'histoire de l'art qui désignèrent M. de Ronchaud au poste +d'administrateur des musées nationaux. L'exemple d'un tel choix est +assez rare pour qu'on félicite ceux qui l'ont donné. On peut dire que M. +de Ronchaud honora les fonctions auxquelles il fut élevé et que, s'il +n'avait pas toutes les aptitudes spéciales d'un parfait administrateur, +il ne cessa de montrer, dans son trop court passage au Louvre, cet amour +ardent et lumineux du beau et du bien qui inspira toute sa vie. + +Il emporte en mourant les plus pures et les plus nobles visions que les +chefs-d'oeuvre de l'art aient jamais imprimées dans une âme bien née. Il +nous laisse quelques vers admirables, des pages où l'enthousiasme est +uni à la science et le souvenir d'une belle vie. + + + + +LA TERRE + + +Vous savez que M. Zola vient d'éprouver le même traitement que le +patriarche Noé. Cinq de ses fils spirituels ont commis à son égard, +pendant qu'il dormait, le péché de Cham. Ces enfants maudits sont MM. +Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et +Gustave Guiches. Ils ont raillé publiquement la nudité du père. M. +Fernand Xau, imitant la piété de Sem, a étendu son manteau sur le +vieillard endormi. C'est pourquoi il sera béni dans les siècles des +siècles. Ainsi l'ancienne loi est l'image de la nouvelle et M. Émile +Zola est véritablement Celui qui avait été annoncé par les prophéties. + +Tous les journaux ont publié le manifeste littéraire de MM. Gustave +Guiches, Paul Margueritte, Lucien Descaves, J.-H. Rosny et Paul +Bonnetain. Voici comment le nouveau roman du maître, _la Terre_, y est +apprécié: «Non seulement l'observation est superficielle, les trucs +démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la +note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses +que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le +Maître est descendu au fond de l'immondice.» + +Ainsi parlent les Cinq. Leur déclaration a causé quelque surprise. Il y +en a pour le moins deux d'entre eux qui ne sont pas tels qu'il faut être +pour jeter la première pierre. M. Bonnetain, pour sa part, est l'auteur +d'un roman qui ne passe pas pour chaste. Il est vrai qu'il répond +qu'ayant commencé comme finit M. Zola, il compte bien finir comme M. +Zola a commencé. Mais le manifeste, en lui-même, n'est pas +irréprochable. Il contient des appréciations sur l'état physiologique de +l'auteur de _la Terre_ qui passent les bornes de la critique permise. +Expliquer l'oeuvre par l'homme est un procédé excellent quand il s'agit +du _Misanthrope_ ou de l'_Esprit des Lois_, mais qui ne saurait être +appliqué sans inconvénients aux ouvrages des contemporains. Les romans +de M. Zola appartiennent à la critique, et l'on verra tout à l'heure si +je crains de dire ce que j'en pense. Quant à la vie privée de M. Zola, +elle doit être absolument respectée; il n'y faut point rechercher la +raison des obscénités qu'il étale dans ses livres. On ne veut pas savoir +si c'est par goût ou si c'est par intérêt que M. Zola accorde tant à la +lubricité. Enfin le manifeste se termine par un avis aux lecteurs qui, +venant de jeunes romanciers, n'a pas paru tout à fait désintéressé. «Il +faut, ont dit les Cinq, il faut que le jugement public fasse balle sur +_la Terre_ et ne s'éparpille pas en décharge de petit plomb sur les +livres sincères de demain.» Évidemment ces messieurs ont quelques +volumes sous presse. Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer dans ce +conseil, ou de son astuce ou de son ingénuité. + +Les Cinq n'ont point attendu, pour juger _la Terre_, d'en connaître la +fin. M. Zola s'en est plaint. Il est vrai qu'ordinairement, pour juger +une oeuvre, il faut attendre qu'elle soit terminée. Mais ce n'est pas ici +une oeuvre ordinaire. _La Terre_ n'a ni commencement ni milieu. M. Zola, +quoi qu'il fasse, n'y saurait mettre une fin. C'est pourquoi je me +permettrai, à l'exemple de ces messieurs, d'en dire tout de suite mon +avis. J'en suis resté au moment où la Grande, paysanne de +quatre-vingt-neuf ans, est violée par son petit-fils, ainsi qu'il est +dit au quatre-vingt-sixième feuilleton. On est donc averti que ce que je +vais dire ne s'applique pas aux faits postérieurs à ce trait de moeurs +champêtres. + +Le sujet du livre, est, comme le titre l'indique, la terre. Au dire de +M. Zola, la terre est une femme ou une femelle. Pour lui, c'est tout un. +Il nous montre «les anciens mâles usés à l'engrosser». Il nous décrit +les paysans qui veulent «la pénétrer, la féconder jusqu'au ventre», qui +l'aiment «pendant cette intimité chaude de chaque heure» et qui +respirent «avec une jouissance de bon mâle l'odeur de sa fécondation». + +C'est là de la rhétorique brutale, mais de la rhétorique encore. +D'ailleurs, tout le livre est plein de vieux épisodes mal rajeunis, la +veillée, la fenaison, la noce champêtre, la moisson, les vendanges, la +grêle, l'orage, déjà chanté par Chênedollé avec un sentiment plus juste +de la nature et du paysan; le semeur, dont Victor Hugo avait montré «le +geste auguste»; la vache au taureau, dont M. Maurice Rollinat a fait un +poème assez vigoureux. Avez-vous lu, par hasard, le _Prædium rusticum_? +C'est un poème en vers latins qu'un jésuite du XVIIIe siècle, composa à +l'imitation de Virgile, pour les écoliers. Eh bien, le livre de M. Zola +m'a fait songer à celui du P. Vanière, par je ne sais quel fond poncif +qui leur est commun. Rien, dans ces pages d'un pseudo-naturaliste, ne +révèle l'observation directe. On n'y sent vivre ni l'homme ni la nature. +Les figures y sont peintes par des procédés d'école qui semblent +aujourd'hui bien vieux. Que dire de ce notaire «assoupi par la digestion +du fin déjeuner qu'il venait de faire?», de ce curé apparu «dans +l'envolement noir de sa soutane?», de cette maison qui «était comme ces +très vieilles femmes dont les reins se cassent?», de ce «bruit doux et +rythmique des bouses étalées?», de cette «douceur berçante qui montait +des grandes pièces vertes»? Voyons-nous mieux les paysans attablés quand +on nous a dit qu'«un attendrissement noyait leurs faces»? M. Zola n'a +guère mis dans ce nouveau livre que ses défauts. Le plus singulier est +l'effet de cet oeil de mouche, de cet oeil à facettes qui lui fait voir +les objets multipliés comme à travers une topaze taillée. C'est ainsi +qu'il termine la description, assez exacte et assez vive d'ailleurs, +d'un marché dans un chef-lieu de canton, par ce trait inconcevable: «De +grands barbets jaunes se sauvaient en hurlant, une patte écrasée.» C'est +ainsi qu'une hallucination lui fait voir des myriades de semeurs à la +fois. «Ils se multipliaient, dit il, pullulaient comme de noires fourmis +laborieuses, mises en l'air par quelques gros travail, s'acharnant sur +une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse; et l'on +distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, +toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec l'immensité du +sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.» + +M. Zola ne nous montre pas distinctement les paysans. Ce qui est plus +grave encore, c'est qu'il ne les fait pas bien parler. Il leur prête la +loquacité violente des ouvriers des villes. + +Les paysans parlent peu; ils sont volontiers sentencieux et expriment +souvent des idées très générales. Ceux des régions où l'on ne parle pas +patois ont pourtant des mots savoureux qui gardent le goût de la terre. +Rien de cela dans les propos que M. Zola met dans leur bouche. + +M. Zola[11] prête aux campagnards des propos d'une obscénité prolixe et +d'une lubricité pittoresque qu'ils ne tinrent jamais. J'ai causé +quelquefois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur +parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis +pas qu'ils parlent aussi bien qu'Alcinoüs et les vieillards d'Homère; +tant s'en faut! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la +façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue +lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est +courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont +héroïques et non pas amoureuses: elles ont trait à de grands coups +donnés ou reçus, à des exemples de force et d'audace, à des hauts faits +de batteries ou de buveries. + +J'ai le regret d'ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre +compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l'accablante +monotonie de ses formules: «Sa chair tendre de colosse,--son agilité de +brune maigre,--sa gaieté de grasse commère,--la nudité de son corps de +fille solide.» + +Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, +Bastien-Lepage l'ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des +visages, la raideur solennelle qu'un incessant labeur donne au corps, +les harmonies de l'homme et de la terre, la grandeur de la misère, la +sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, +rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la +beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l'envi. Quand il nomme un +village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom; l'homme +s'appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l'Aigre. Il y a +pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux +surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s'y baignaient autrefois, +des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. +Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses. + +Il n'a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce +péché mystérieux dont parle l'Écriture, le plus grand des péchés, le +seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette +irrémédiable infirmité? M. Zola nous montre dans _la Terre_ un paysan +crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs +cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne +manque jamais de l'appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des +phrases comme celles-ci: «C'était Jésus-Christ qui s'empoignait avec +Flore, à qui il demandait un litre de rhum.--Ce qu'il rigolait, +Jésus-Christ, de la petite fête de famille!...--Jésus-Christ était très +venteux.» Il n'y a pas besoin d'être catholique ni chrétien pour sentir +l'inconvenance de ce procédé. + +Mais le pire défaut de _la Terre_, c'est l'obscénité gratuite. Les +paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la +nuit, que redoutent les moines et qu'ils conjurent en chantant à vêpres +les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu'à l'aube le chevet des +cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d'incestes. Le +travail des champs, loin d'y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous +les buissons un garçon de ferme presse «une fille odorante ainsi qu'une +bête en folie». + +Les aïeules y sont violées, comme j'ai déjà eu le regret de vous le +dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il +est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier. + +Il a plu à M. Zola de loger dans ce village de Rognes deux époux, M. et +madame Georges, lesquels ont gagné une honnête aisance en tenant à +Chartres une «maison Tellier» qu'ils ont cédée à leur gendre et qu'ils +surveillent encore avec sollicitude. + +C'est le conte bien connu de M. Guy de Maupassant, mais amplifié, grossi +d'une manière absurde, étalé jusqu'à l'écoeurement. Madame Georges a +amené, à Rognes un vieux chat, qu'elle avait à Chartres.. Ce chat, +«caressé, dit M. Zola, par les mains grasses de cinq ou six générations +de femmes,... familier des chambres closes... muet... rêveur... voyait +tout de ses prunelles amincies dans leur cercle d'or». Et M. Zola ne +s'arrête pas là; il transforme ce chat en je ne sais quelle figure +monstrueuse et mystique de génie oriental, en une sorte de vieillard +noyé et confit, comme l'Hérode de Gustave Moreau, dans la volupté comme +dans du miel. Puis, quand on en a fini avec le chat, c'est une bague, +une simple alliance d'or, usée au doigt de madame Charles, qui est fée +et qui raconte des choses sans nom. + +M. Zola a comblé cette fois la mesure de l'indécence et de la +grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu'elle a de +plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa +vache vêle. «Ça crève!» dit un des témoins, qui ne parle pas de la +vache. La crudité des détails passe toute idée. + +Il n'a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je +lui en veux encore d'avoir sali l'innocente vache en étalant sans pitié +les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous +donner la raison de mon indignation. Il m'est arrivé, il y a quelques +années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait +cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux +yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le +petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant, +beau à voir, je vous assure, et c'est une honte que de profaner ces +mystères augustes. M. Zola dit d'un de ses paysans qu'il avait +«l'affolement de l'ordure». C'est un affolement qu'aujourd'hui M. Zola +prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant _la Terre_, il +a donné les Géorgiques de la crapule[12]. + +Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un +gros talent, il se peut. Qu'il lui en reste encore quelques lambeaux, +cela est croyable, mais j'avoue que j'ai toutes les peines du monde à en +convenir. Son oeuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on +peut dire qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés. + +Certes, je ne lui nierai point sa détestable gloire. Personne avant lui +n'avait élevé un si haut tas d'immondices. C'est là son monument, dont +on ne peut contester la grandeur. Jamais homme n'avait fait un pareil +effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté +et de l'amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais +homme n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes. Il y a en nous +tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez +les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce +qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M. +Zola ne le sait pas. Il y a dans l'homme un besoin infini d'aimer qui le +divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent +parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il +est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées; il est des +âmes pures et des coeurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des +faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté +touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de +toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l'homme auguste à +l'homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont +décentes, que l'ironie philosophique est indulgente et douce, et que les +choses humaines n'inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits: +l'admiration ou la pitié. M. Zola est digne d'une profonde pitié. + + + + +M. THIERS HISTORIEN + +_À propos de l'inauguration du monument de M. Thiers au Père-Lachaise._ + + + +Samedi dernier, le monument funèbre élevé dans le cimetière du +Père-Lachaise à la mémoire de M. Thiers a été inauguré en présence de la +famille et de quelques amis. Cette cérémonie intime marque le dixième +anniversaire de la mort de M. Thiers, survenue à Saint-Germain en Laye +le 3 septembre 1877. Dix ans! c'est déjà la postérité. Il est +intéressant de rechercher comment les livres de cet homme illustre se +soutiennent devant elle. + +L'_Histoire de la Révolution_ et l'_Histoire du consulat et de +l'Empire_, par M. Thiers, furent, pendant plus de trente ans, les livres +qu'on lut le plus en France, si l'on excepte _les Trois mousquetaires_, +qui, l'on en conviendra, n'appartiennent pas au même genre. On dit que +les lecteurs de ces ouvrages ont diminué depuis dix ans; je suis disposé +à le croire; mais il est certain qu'ils sont très nombreux encore. + +Quant aux jugements qu'on en porte aujourd'hui,--je parle des jugements +qui font loi,--ils sont très divers. Convenons que la nouvelle école +historique ne leur est pas très favorable. Mais il faut se garder des +jugements trop généraux et entrer un peu dans le détail des choses. + +C'est en 1823 que M. Thiers commença son _Histoire de la Révolution_. On +n'avait alors sur cette grande époque que le témoignage des +contemporains. MM. Berville et Barrière publiaient la volumineuse +collection de _Mémoires_ à laquelle leur nom est attaché. Tous les +lecteurs un peu généreux se sentaient remués jusqu'au fond de l'âme par +ces pages brûlantes, écrites dans la prison ou l'exil, sous le coup de +la proscription et de la mort, par ces testaments publics de madame +Roland et de tant d'autres victimes héroïques. Déjà naissait la légende +des Girondins. Le livre de M. Thiers fut conçu dans le feu de cet +enthousiasme. + +Il n'était préparé ni par de longues études, ni par de graves +méditations. M. Thiers, fort jeune encore, montrait plus de spirituelle +pétulance que de profondeur méditative. Ce petit homme, grisé par la +capiteuse nouveauté de la vie, demandait au monde le plaisir avant la +puissance. Il faisait, dit-on, des soupers qui ne convenaient pas à son +tempérament délicat et se promenait, non sans péril, sur Ibrahim, son +cheval pie. Cependant il n'inspirait pas de confiance aux éditeurs. +Quand il proposa aux libraires Lecointe et Durey une histoire de la +Révolution dont il avait le plan dans la tête, ces messieurs restèrent +indécis. Ils avaient besoin d'un ouvrage de ce genre pour continuer +Anquetil; mais ils n'osaient en confier l'exécution à un inconnu. Enfin, +après y avoir suffisamment réfléchi, ils acceptèrent l'offre de M. +Thiers, à la condition qu'il signât le livre avec Félix Bodin. Ce Félix +Bodin, qui servit de caution à M. Thiers, n'était guère moins jeune que +lui, mais il était connu comme historien. Il faisait des résumés +historiques et il en faisait faire. Son industrie prospérait. C'est un +grand hasard si, en bouquinant aujourd'hui sur les quais, on ne trouve +pas dans la boîte à quatre sous quelques-uns de ces résumés. Ceux de +l'histoire de France et de l'histoire d'Angleterre sont de Félix Bodin +lui-même. Armand Carrel et Amédée Thierry ont débuté tous deux dans le +magasin de cet entrepreneur d'histoire. + +Les deux premiers volumes de l'_Histoire de la Révolution_ parurent avec +la signature de Félix Bodin et A. Thiers. Il ne semble pas que Bodin y +ait mis autre chose que son nom. Ces deux volumes furent accueillis avec +faveur par le public. Ils embrassent toute la Constituante et une grande +partie de la Législative. Leur succès s'explique sans peine; ils +représentaient le premier essai d'une histoire générale de ces +évènements qui changèrent la France et remuèrent le monde; les auteurs +ou, pour mieux dire, l'auteur y jugeait avant tout autre la Révolution +au nom de la jeune génération qui en sortait. Aujourd'hui, ces deux +volumes paraissent un peu faibles. Les neufs autres, signés par M. +Thiers seul, furent publiés de 1824 à 1827. Ils sont bien supérieurs. M. +Thiers avait appris beaucoup de choses en peu de mois. Il avait vu, chez +Manuel et chez M. Laffitte, d'anciens constituants, des montagnards +échappés à la Convention, des survivants des Cinq-Cents, du Corps +législatif et du Tribunal, des vieux généraux de la République, des +fournisseurs des armées; il avait mesuré tous ces débris, interrogé +toutes ces ombres; il avait même travaillé la guerre avec Jomini et les +finances avec le baron Louis. + +Ces témoins du passé, il les écoutait autant qu'il pouvait écouter, +n'étant pas grand écouteur de son naturel; il les devinait surtout; +c'est à cela qu'il excella toujours. Le troisième volume porte déjà le +témoignage de ce commerce avec les hommes et de cette pratique des +choses si indispensables à l'historien. Il est informé, vivant, +lumineux. Qui donc a dit si bien de Thiers qu'il arrive dans la +Révolution avec les Marseillais eux-mêmes, à la veille du 10 Août? Mais +la source de son inspiration n'était pas tout entière dans l'étude du +passé. Il ne vivait point enfermé dans son oeuvre. Les affaires présentes +l'occupaient autant pour le moins que les souvenirs de la Convention. En +1824, le chef de la fraction ultraroyaliste était monté sur le trône. Ce +qui animait M. Thiers d'un souffle dont l'ardeur passait dans son livre, +c'était le ministère Villèle, la loi du sacrilège, le milliard des +émigrés, la censure, c'était l'effort du gouvernement pour revenir à +l'ancien régime. Son histoire se ressent des temps où elle a été écrite. +Bien que purement narrative, elle respire l'amour des institutions qu'on +menace et un zèle obstiné pour la garde des conquêtes encore disputées. +M. Thiers laissa à Mignet, son ami, dont le _Précis_ parut en 1824, le +soin de composer une histoire dogmatique; il conta seulement et il +exposa. Mais avec quelle vivacité! Cet esprit si agissant semble activer +les événements qu'il raconte. + +Je viens de rouvrir ce livre de jeunesse. J'avoue que j'ai été entraîné +et qu'il m'a fallu aller jusqu'au bout. On est emporté comme sur un +fleuve dont le cours est égal, dont les bords sont unis. On ne +s'aperçoit par aucune secousse des changements de théâtre et de +personnages; car l'historien, toujours rapide, n'est jamais brusque. Et +quels excellents chapitres sur les finances: assignats, maximum, emprunt +forcé, institution du Grand-Livre! Quelles expositions lucides des faits +de guerre! Comme il fait bien comprendre le point de départ, le noeud, +les péripéties, le dénouement d'une campagne. + +On l'a chicané sur sa philosophie; on y a perdu son temps, il n'en a +pas. Il n'est ni fataliste comme on le lui a reproché, ni providentiel. +Il a dit lui-même, dans un de ses articles du _National_, avec la +fermeté des convictions sincères: «Il n'y a que des hommes et des +passions d'hommes.» Il a dit encore: «Nous sommes tous hommes, et cette +condition est dure.» Il veut que la Révolution réussisse; il le veut à +tout prix. C'est dans ce sens qu'après avoir plaint les Girondins, qui +moururent pour elle, il ajoute: «On ne pourrait mettre au-dessus d'eux +que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens +révolutionnaires par politique seule et non par l'entraînement de la +haine.» Cela n'est point philosophique du tout et n'est guère moral. Que +nous sommes loin ici de M. Quinet, qui se lamente dès qu'il voit la +Révolution s'écarter des règles de la philosophie humanitaire! Mais la +philosophie et la morale ne sont point les parties essentielles de l'art +de l'historien. + +On a contesté à M. Thiers sa parfaite exactitude. On lui a reproché de +confondre, à certains moments, sur la foi du _Moniteur_, Maximilien +Robespierre et Robespierre jeune; on lui a fait un grief de dire que +Couthon, qui était cul-de-jatte, «s'élançait» à la tribune. On a relevé +plusieurs erreurs dans son livre; mais, en somme, point d'erreurs +graves. Ses plus grosses fautes à cet égard ne seraient chez Michelet +que des peccadilles. D'ailleurs, on ne peut écrire une histoire générale +sans laisser échapper un très grand nombre d'inexactitudes. La question +est de savoir si l'on doit écrire des histoires générales. La mode en +semble passée aujourd'hui. + +Les érudits de la nouvelle école, qui se vouent à cette heure à l'étude +de la Révolution, sont plus enclins à publier des documents qu'à les +mettre en oeuvre. Ils proscrivent toutes les histoires générales, hors +celles de Michelet, qui leur apparaît comme une sorte d'épopée dans +laquelle toute licence est licence poétique. Ils nous donnent à entendre +qu'il est imprudent de rien écrire sur la grande époque avant que tous +les papiers des dépôts publics soient imprimés, ce qui sera l'affaire de +deux ou trois cents ans au plus. C'est à peine s'ils permettent à M. +Sorel et à M. Chuquet de traiter en attendant des relations extérieures +et des campagnes. Le conseil municipal de Paris a ordonné des +publications considérables de documents inédits qui sont poussées avec +une grande activité. M. Maurice Tourneux est chargé pour sa part d'un +travail devant lequel un bénédictin eût reculé. + +Cela est fort bien. Mais, si l'on considère que les témoignages imprimés +vont à cinquante mille volumes environ, et que les témoignages inédits +sont beaucoup plus considérables, on désespérera de savoir jamais +l'histoire de la Révolution. Permettez-moi de vous faire à ce sujet un +conte que l'abbé Blanchet a fait avant moi, bien mieux que je ne saurais +le faire. Mais, n'ayant pas son livre sous la main, je me vois forcé de +le dire comme je le sais. Je le dédie à M. F.-A. Aulard, qui recueille +avec un zèle infatigable les documents pour servir à l'histoire de +l'époque à laquelle il a attaché son nom et sa fortune. + +Quand le jeune prince disciple du docteur Zeb succéda à son père sur le +trône de Perse, il fit appeler tous les savants de son royaume et, les +ayant réunis, il leur dit: + +--Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains +s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du +passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous +ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour +la rendre complète. + +Les savants promirent de satisfaire le désir du prince et, s'étant +retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de trente ans, ils se +présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze +chameaux, portant chacun cinq cents volumes. + +Le doyen, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces +termes: + +--Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos +pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre +Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a +été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les +vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques +qui ont été heureusement conservées, et nous les avons illustrées de +notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. +Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les +paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau. + +Le roi répondit: + +--Messieurs, je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes +donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs, +j'ai vieilli pendant que vous travailliez. J'ai passé de dix ans ce +qu'un poète appelle le milieu du chemin de la vie et, à supposer que je +meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir encore +le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les +archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à +la brièveté de l'existence humaine. + +Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils +apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux. + +--Sire, dit le doyen d'une voix affaiblie par le travail et par l'âge, +voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'y avoir rien omis +d'essentiel. + +--Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux: +les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore +et ne tardez point. + +Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un +seul chameau porteur de cinq cents volumes. + +--Je me flatte, dit le doyen, d'avoir été compendieux. + +--Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis +au bout de ma vie. Abrégez, si vous voulez que je sache, avant de +mourir, l'histoire des hommes. + +On revit le doyen devant le palais au bout de cinq ans. Marchant avec +des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros +livre sur son dos. + +--Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt. En effet, le roi +était sur son lit de mort. Il tourna vers le doyen et son gros livre un +regard presque éteint, et il dit en soupirant: + +--Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes! + +--Sire, répondit le doyen, presque aussi mourant que lui, je vais vous +la résumer en trois mots: _Ils naquirent, ils souffrirent, ils +moururent_. + +C'est ainsi que le roi de Perse apprit l'histoire universelle au moment +de passer, comme on dit, de ce monde à l'autre. + +M. Thiers, en lançant tout fougueux son livre en 1823, fut mieux avisé, +il faut en convenir, que le doyen des académiciens de Perse. Il nous +reste à dire un mot de la façon dont le livre est écrit, puisque enfin +notre métier est de parler littérature. Convenons-en tout de suite, M. +Thiers est incorrect et négligé. Carrel, qui pourtant l'estimait, a dit: +«Lorsqu'il écrit, on pourrait croire qu'il improvise.» Sa phrase, +souvent molle et fluide, manque de nerf. Cela est vrai. Pour faire +toucher du doigt le défaut de l'écrivain, il suffit de citer un fragment +du portrait de Danton par Garat, en le faisant suivre du passage de +l'_Histoire de la Révolution_ qui en est une imitation avérée. Je ne +demande pas mieux que de faire ici l'expérience. Voici le morceau de +Garat: + + Jamais Danton n'a écrit ni imprimé un discours. Il disait: «Je + n'écris point...» Son imagination et l'espèce d'éloquence qu'elle + lui donnait, singulièrement appropriée à sa figure, à sa stature, + était celle d'un démagogue; son coup d'oeil sur les hommes et sur + les choses subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence + solide et pratique que donne la seule expérience. Il ne savait + presque rien, et il n'avait l'orgueil de rien deviner; à la + tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient + longtemps; dans la conversation il se taisait, écoutait avec + intérêt lorsqu'on parlait peu, avec étonnement lorsqu'on parlait + beaucoup; il faisait parler Camille et laissait parler Fabre + d'Églantine. + +C'est là sans doute un assez fin morceau de rhétorique. Voici comment M. +Thiers l'a imité dans son _Histoire de la Révolution_: + + Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout + simple et solide. Il ne savait s'en servir que pour ses besoins et + jamais pour briller; aussi parlait-il peu et dédaignait d'écrire. + Suivant un contemporain, il n'avait aucune prétention, pas même de + deviner ce qu'il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa + trempe. Il écoutait Fabre d'Églantine et faisait parler sans cesse + son jeune et intéressant ami Camille Desmoulins, dont l'esprit + faisait ses délices. + +On voit du premier coup d'oeil que, dans cette copie, tous les contours +sont amollis, tous les traits émoussés. Je n'ai pas besoin de montrer +combien la dernière phrase est languissante. M. Thiers n'a pas, le plus +souvent, de relief dans l'expression. On remarque aussi que le style de +sa première histoire a vieilli par endroits. On ne dit plus, comme lui, +le _temple des lois_ pour désigner la Convention; on n'appelle plus +André Chénier et Roucher _deux enfants des Muses_. Bien que ces façons +de dire me choquent médiocrement, puisqu'elles étaient dans le goût du +temps, je veux bien les condamner avec tous les autres défauts du style +de M. Thiers. Mais que les adversaires de l'écrivain ne se hâtent pas de +triompher; toutes ces taches paraissent peu dans l'ensemble et c'est +l'ensemble qu'il faut considérer. Il faut bien aussi louer les qualités +de ce style, et c'est ce qu'on ne fait pas assez. Il faut en reconnaître +la clarté, la chaleur et le mouvement. Ce ne sont pas là de minces +mérites. M. Thiers a la phrase vraie, large, animée. Je m'arrête; +peut-être serons-nous plus à l'aise, tout à l'heure, en parlant du +_Consulat_, pour défendre, avec succès et dans la plus large mesure, la +manière de l'historien. + +M. Thiers entreprit en 1845 d'écrire l'histoire du grand homme dont il +avait ramené les cendres. Ce dessein n'était pas tout à fait +désintéressé. Quand il le forma, M. Thiers était dans l'opposition, et +l'on peut le soupçonner véhémentement d'avoir consenti sans déplaisir à +éclipser la monarchie de Juillet sous la gloire du Consulat et l'éclat +de l'Empire. Il ne faut pas perdre de vue que, si M. Guizot est un +historien qui fait de la politique, M. Thiers est un politique qui fait +de l'histoire. On ne pourrait dire pourtant sans injustice que c'est une +oeuvre de circonstance. Son modèle, qu'il mit vingt ans à peindre, +l'enthousiasmait. On l'a entendu qui s'écriait: «Quelle bonne fortune! +On m'a été prendre Alexandre du fond de l'antiquité et on me l'a mis là, +de nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie de la +science moderne.» Et, pour peindre le nouvel Alexandre, M. Thiers +employa toutes les ressources d'un esprit inépuisable. On ne sait ce +qu'il faut admirer le plus dans cet ouvrage, de la grandeur du dessein, +de la noblesse aisée de la distribution, ou de la clarté des tableaux. +Vaste et magnifique composition dont les chapitres portent, non les noms +des Muses comme les livres d'Hérodote, mais des noms de victoires! +Ensemble harmonieux d'une beauté vraiment classique! Oeuvre immense, +oeuvre unique d'un esprit rompu aux affaires et sensible à la gloire! M. +Thiers était, lors de son entreprise, un vieil homme d'État. Des +minutieux l'ont chicané sur les variations de ses jugements, comme si +vingt années de révolutions n'apportaient pas de changements dans un +esprit politique. Ils lui ont reproché la longueur de ses batailles; il +est vrai qu'elles sont longues, et qu'il les allonge encore en les +résumant. Il est vrai aussi qu'après les avoir racontées telles qu'elles +ont été livrées, il les raconte telles qu'elles devaient l'être et que, +de la sorte, il les gagne toutes, après coup. Il est vrai qu'il emploie +les documents un peu trop à sa guise et que,--parfois,--comme on dit, il +tire à lui la couverture. + +On a pu relever, dans cet admirable _Consulat_ comme dans la +_Révolution_, des inexactitudes et des inadvertances. M. de Martel n'y +manque point, après Charras, Lanfrey, Barni et tant d'autres. Mais qui +oserait soutenir que le Napoléon de Lanfrey est aussi vrai que celui de +M. Thiers? De bonne foi, lequel des deux est le plus vivant? N'est-ce +point M. Brunetière qui disait de l'histoire de M. Thiers: «C'est encore +la plus ressemblante»? M. Thiers n'a parlé, a-t-on dit, dans ces vingt +volumes, que «des grandeurs de chair», et il n'a rien dit de celles de +l'esprit et des lettres. Il a fait l'histoire des affaires. Le mot est, +je crois, de M. Nisard. Soit! Ce n'est pas la plus aisée à faire. Nous +voudrions bien qu'un contemporain de Tacite eût fait l'histoire des +affaires de son temps. + +L'espace me manque pour un si grand sujet. Nous voilà ramenés à la +question d'écrire. Le style du _Consulat et de l'Empire_ est bien celui +des derniers volumes de la _Révolution_, aussi simple, aussi alerte, +mais plus pur et plus plein. Il est parfaitement approprié, dans sa +large simplicité, à la nature et à l'étendue de l'oeuvre. M. Thiers avait +des théories sur l'art d'écrire. Dès 1830, il les exposait très +simplement dans _le National_, à propos des dictées de Napoléon. «Nous +ne pouvons plus, disait-il, avoir cette grandeur tout à la fois sublime +et naïve qui appartenait à Bossuet et à Pascal, et qui appartenait +autant à leur siècle qu'à eux; nous ne pouvons plus même avoir cette +finesse, cette grâce, ce naturel exquis de Voltaire. Les temps sont +passés; mais un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, +voilà ce qu'il nous est permis de produire. C'est encore un beau lot, +quand avec cela on a d'importantes vérités à dire. Le style de Laplace +dans l'_Exposition du système du monde_, de Napoléon dans ses Mémoires, +voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge.» + +Il y aurait beaucoup à dire là-dessus; car enfin je ne sais pas comment +Bossuet, Pascal et Voltaire eussent écrit en 1830, mais je sais bien +qu'ils n'eussent pas écrit comme M. Thiers. Napoléon écrivait autrement +que Laplace, et ni l'un ni l'autre n'écrivaient comme M. Thiers. Il n'y +a pas qu'un langage propre à une époque. Il y a un langage propre à +chaque écrivain de génie. + +Vingt-cinq ans après, M. Thiers, revenant sur ces idées, exposait les +principes de l'art d'écrire l'histoire dans la préface du 12e volume du +_Consulat_; il y comparait le bon style de l'historien à une grande +glace sans défaut dont le mérite est de laisser tout voir sans paraître +elle-même. Il reprit peu de temps après les mêmes maximes dans une +lettre à Sainte-Beuve. «Je regarde, dit-il, à l'histoire des +littératures, et je vois que les chercheurs d'effet ont eu la durée non +pas d'une génération, mais d'une mode; et vraiment ce n'est pas la peine +de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus, je les mets +au défi de faire lire non pas vingt volumes, mais un seul. C'est une +immense impertinence que de prétendre occuper si longtemps les autres de +soi, c'est-à-dire de son style. Il n'y a que les choses humaines +exposées dans leur vérité, c'est-à-dire avec leur grandeur, leur +variété, leur inépuisable fécondité, qui aient le droit de retenir le +lecteur et qui le retiennent en effet.» + +Il était d'autant plus fidèle à son système, qu'il lui était imposé par +son tempérament. Il disait: «J'écris l'histoire comme elle doit être +écrite;» en réalité, il l'écrivait comme il pouvait l'écrire. Sa façon +était bonne, mais il se trompait en croyant qu'elle était la seule +bonne. Plus d'un style convient à l'histoire. Celui d'Augustin Thierry y +est parfaitement approprié. On en peut dire autant de celui de Guizot, +qui est tout autre. Tacite et Michelet ne sont simples ni l'un ni +l'autre, et ce sont tous deux de grands écrivains. + +Pourtant, M. Thiers avait raison de penser que sa manière se supporte +très longtemps sans fatigue et qu'elle est excellente pour des livres +très longs. + +D'ailleurs, la majesté riante de sa composition soutient son style, qui +paraît moins nu dans le lumineux effet de l'ensemble. Au contraire que +serait Michelet sans l'éclat de sa phrase lui qui ignore les belles +ordonnances et le noble arrangement des idées? Cette phrase sensuelle de +Michelet donne un plaisir bien vif, mais qui ne peut se prolonger sans +se changer en malaise et devenir enfin une véritable souffrance. Tout se +paye en ce monde, et surtout la volupté. + + + + +CORRESPONDANCE DE MARIE-LOUISE + +_Publiée à Vienne, 1 vol. in-8°._ + + +La vie littéraire se nourrit parfois de souvenirs et cherche l'entretien +des ombres. Nous allons commercer aujourd'hui avec une princesse dont la +correspondance, récemment publiée, a soulevé une certaine curiosité. +Vous savez déjà qu'on vient d'imprimer à Vienne, sous les auspices +secrets du comte Falkenhayn, ministre de l'agriculture, un choix des +lettres que Marie-Louise écrivit de 1799 à 1847, à la comtesse +Colloredo, qui avait dirigé son éducation pendant dix ans, et à la fille +de celle-ci, Victoire de Pontet, comtesse de Crenneville. + +«Nous avons mis tous nos soins à trier ses lettres, dit l'éditeur +allemand, pour être sûr d'appeler sur elles l'intérêt du public, trop +heureux s'il était excité au point d'attirer son attention sur la tombe +de la duchesse de Parme. Puissions-nous, le jour des Morts, où le monde +afflue dans le caveau impérial, entendre dire: «Voici le cercueil de +l'archiduchesse Marie-Louise, qui, l'année 1810, s'est sacrifiée pour la +monarchie et son père!» M. le comte de Falkenhayn sera déçu dans ses +pieuses espérances. Les lettres qu'il publie ne changeront point le +sentiment de ceux qui les liront. Après comme avant leur publication, le +souvenir de la fille de l'empereur François Ier n'obtiendra pas, même +dans sa patrie, le culte qu'on doit aux augustes mémoires. Partout où +battent des coeurs honnêtes, on refusera de donner le nom sacré de +victime à celle qui fut infidèle au malheur. + +Les lettres de Marie-Louise à la comtesse de Colloredo et à mademoiselle +de Pontet sont écrites en français, sans éclat, sans correction et sans +grâce, mais clairement. Dès l'âge de sept ans, la princesse savait +s'exprimer d'une façon intelligible en français comme en allemand. Elle +s'habitua plus tard à penser dans la langue de sa nouvelle patrie. À +vingt et un ans, elle savait mieux le français que l'allemand. «Dans sa +correspondance avec son père, dit le baron Menneval, elle était souvent +obligée de recourir à des expressions françaises, parce qu'elle avait +oublié les mots équivalents de sa langue maternelle.» + +Les premières lettres, il faut le dire, sont assez aimables. Elles nous +mettent dans l'intimité de la cour de Vienne et témoignent des moeurs +simples et familiales qui y règnent. «Maman, dit la petit Louise en +parlant de sa jeune belle-mère, cause et lit toute la soirée avec moi. +L'empereur fait des excursions dans la campagne avec ses filles.» Ces +petits voyages amusent Louise extrêmement, «parce que, dit-elle, mon +cher papa a la bonté de m'enseigner une quantité de choses». Une des +lettres de sa dixième année commence ainsi: «J'ai lu avec grand plaisir +que les tourterelles font un nid.» Louise fait des ouvrages à +l'aiguille: des habits pour des bébés, des fichus brodés. + +À quatorze ans, elle écrit qu'elle a lu les voyages de Zimmermann, et +elle ajoute: + + J'ai aussi brodé un portefeuille pour papa, dont c'était le jour de + naissance hier; puis j'ai commencé un autre ouvrage dont je + t'écrirai plus tard, car c'est une surprise pour maman; le soir, je + tricote un jupon. + +La future impératrice des Français était alors une enfant timide, +paisible, obéissante, lente, dont le rire et les pleurs ne finissaient +point. Son caractère était déjà formé. Elle s'acquittait envers le +malheur d'un seul coup, par une crise de nerfs. Au reste, bienveillante +à tout et à tous, docile aux hommes, docile aux choses, caressant ses +parents, ses amis et les bêtes du bon Dieu. Elle nourrissait des +grenouilles et apprivoisait un petit lièvre. C'était la bonne Louise. +Mais ceux qui la connaissaient bien lui découvraient un fond de ruse +instinctive et des ressources inattendues pour se tirer d'affaire dans +les situations difficiles. (Voir sur ce point la lettre du 23 décembre +1809, page 132.) + +Elle n'est pas habituée à penser par elle-même; pourtant, à dix-sept +ans; elle se permet d'avoir son avis sur ses lectures. Elle ose trouver +fades les romans d'Auguste Lafontaine, qui faisaient les délices de sa +belle-mère. La _Pluralité des mondes_ lui inspire une réflexion juste. + + Il faut, dit-elle après avoir lu ce livre, il faut pourtant laisser + aux Français l'avantage que les Allemands n'ont pas, c'est de + donner à toutes les sciences les plus abstraites et sérieuses une + tournure si agréable, qu'elles plaisent même aux femmes, ce qui est + le cas pour Fontenelle. + +Elle a du goût pour la peinture et fait de jolies aquarelles. Elle ne +s'en tient pas là. + + Mes oncles, qui sont d'excellents peintres, et mon maître m'ont + tellement tourmentée, que j'ai dû prendre la résolution de peindre + à l'huile. J'y ai tout de suite pris du goût. Je peins un paysage + bien triste qui me plaît pour cette raison. + +Puis elle s'attaque à «un énorme tableau, qui représente sainte Barbe +debout» et elle essaye le portrait du comte Edling. «Le comte Edling +n'est pas beau, mais c'est justement dans le laid qu'on peut étudier +l'art de la peinture.» + +Elle chante, elle joue du clavecin, elle a même composé six valses, +«mais elle ne peut les produire». Elle aime la danse et elle danse +beaucoup. Valses, écossaises et quadrilles la ravissent également. Elle +est désolée quand il lui faut tenir le piano pour faire danser les +invités. + +Chassée de Vienne en 1809 par les Français victorieux, elle se retire à +Erlau avec l'impératrice. Elle habite une masure démeublée et couche +dans un lit plein de vermine. Pourtant elle est contente, parce que +«c'est comme une maison de campagne».--«À trois heures on est réveillé +par les cochons qu'on mène au pâturage.» Son grand plaisir est d'acheter +des cerises aux paysannes. + +De là, Napoléon lui apparaît comme un monstre N'est-il pas le +persécuteur de sa famille et de son peuple? N'a-t-il pas mis la maison +de Hapsbourg à deux doigts de sa perte? N'est-ce pas devant lui qu'elle +fuit avec les siens de ville en ville? Aussi comme elle accueille tous +les contes qu'on fait sur le tyran, avec quelle bonne foi elle raconte +qu'il s'est fait Turc et a renié le Christ en Egypte, et que, dans une +grande défaite, le 22 mai 1809, il a tué de sa main deux de ses +généraux. En réalité, le 22 mai 1809, l'empereur gagnait la bataille +d'Essling et pleurait en embrassant le maréchal Lannes mortellement +frappé. Pour elle, Napoléon, c'est l'Antéchrist. (Lettre du 8 juillet +1809.) Elle tremble à son nom. + + Je vous assure que de voir cette personne me serait un supplice + pire que tous les martyres, et je ne sais si cela ne lui viendrait + pas en tête. + +Bientôt, elle apprend de toutes parts que le monstre quitte sa femme +pour en prendre une autre dans une des cours de l'Europe. «Je plains, +dit-elle, la pauvre princesse qu'il choisira.» Mais, quand, enfin, elle +soupçonne que cette pauvre princesse, c'est elle-même, elle se résigne. +Marie-Louise était née pour la résignation. + + Depuis le divorce de Napoléon, j'ouvre chaque gazette de Francfort + dans l'idée d'y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et + j'avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires; je + remets mon sort entre les mains de la Providence, elle seule sait + ce qui peut nous rendre heureux. Mais, si le malheur voulait, je + suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'État, + persuadée que l'on ne trouve la vraie félicité que dans + l'accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses + inclinations. Je ne veux plus y penser; mais, s'il le faut, ma + résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible + sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas. (22-23 janvier 1810.) + +Vous connaissez le conte de _la Belle et la Bête_. La Belle avait +grand'peur de la Bête; mais, quand elle la vit, elle l'aima. Napoléon, +flatté d'épouser une archiduchesse, accueillit sa fiancée avec un +empressement dont la violence même ne déplut pas à la jeune Allemande, +qui venait à lui, blanche, blonde et grasse. «Il était si enthousiasmé, +dit une des femmes de chambre de l'impératrice, qu'à peine voulut-il +s'arrêter quelques instants à Soissons, où il avait été décidé qu'on +coucherait, et l'on se rendit tout de suite à Compiègne. Il paraît que +les prières de Napoléon, unies aux instances de la reine de Naples, +décidèrent Marie-Louise à ne rien refuser à son trop heureux mari.» Les +lettres écrites de France à la comtesse Colloredo et à la comtesse de +Crenneville sont remplies des témoignages d'une joie sans nuage. «Je +sens dit-elle, combien il est doux de parler de son bonheur.» + +Elle étale l'innocent orgueil de sa maternité: «Mon fils profite à vue +d'oeil, il devient charmant, je crois même lui avoir déjà entendu dire +_papa_; mon amour maternel veut au moins s'en flatter.» (2 septembre +1811.) + +Mais nous savons par un témoin qu'elle était gauche et maladroite avec +son fils, et qu'elle n'osait ni le prendre ni le caresser. L'empereur, +au contraire, le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait, +le caressait, le taquinait, le portait devant une glace et lui faisait +des grimaces. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, +trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer et lui en +barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l'empereur riait et +l'enfant paraissait recevoir avec plaisir les caresses bruyantes de son +père. + +Marie-Louise ne cesse pendant trois ans de vanter son bonheur conjugal: +«Les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec +l'empereur et où je m'occupe toute seule. Le carnaval sera assez triste +ce qui m'est fort égal, ayant entièrement perdu le goût de la danse, qui +a été remplacé par celui de l'exercice à cheval.» (1er janvier 1811.) + +Séparée de son mari, la sentimentale Germaine languit et se lamente. Ni +son père ni son fils ne peuvent la distraire du chagrin que lui cause +l'absence de l'empereur. + + Vous pouvez vous figurer le bonheur que je ressens d'être au milieu + de ma famille, car vous savez comme je l'aime; cependant il est + troublé par le chagrin de me trouver séparée de l'empereur. Je ne + puis être heureuse qu'auprès de lui. (Prague, 11 juin 1812.) Je ne + serai contente et tranquille que lorsque je le reverrai: que Dieu + vous préserve jamais d'une telle séparation; elle est trop cruelle + pour un coeur aimant et, si elle dure longtemps, je n'y résisterai + pas. (Prague, 28 juin 1812.) J'ai retrouvé mon fils embelli et + grandi; il est si intelligent, que je ne me lasse pas de l'avoir + près de moi. Mais, malgré toutes ses grâces, il ne peut pas + parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, + l'absence de son père. (Saint-Cloud, 2 octobre 1812.) + +Que deviendra cet amour au jour de l'épreuve? Impératrice régente, +épouse et mère, Marie-Louise quitte la capitale le 29 mars 1814, alors +que les alliés en étaient encore à plusieurs journées. Abandon +lamentable et désastreux que nous ne lui reprocherons pas, car elle ne +partit que sur l'ordre réitéré de Napoléon. Il est puissant encore: elle +lui obéit; mais bientôt, déchu, il part pour l'île d'Elbe. Cette tendre +épouse ne le suivra pas. À peine fait-elle mine de le rejoindre. Elle se +laisse arrêter en route dès les premiers pas et ramener à Vienne. + +Le héros malheureux l'appelle et l'attend. Elle ne va pas à lui. Elle +lui écrit tant qu'on le lui permet. Mais elle ne répond plus dès que son +père le défend. C'est une fille obéissante. + +On raconte qu'à Vienne elle rencontra sa grand'mère la reine Caroline, +ennemie de Bonaparte, et que la fille de Marie-Thérèse demanda à +Marie-Louise pourquoi elle avait ainsi abandonné son mari. Celle-ci +s'excusa timidement sur les obstacles qu'on avait mis à leur réunion. + +--Ma fille, répondit la vieille reine, on saute par la fenêtre! + +Mais la bonne Marie-Louise ne songeait pas à sauter, par la fenêtre. +Elle était trop bien élevée pour cela. Pendant ce temps, elle jouait +paisiblement de la guitare. C'est elle-même qui nous l'apprend: + + Cette vie tranquille me réussit très bien. Vous savez, ma chère + Victoire, que je n'ai jamais aimé le grand monde. Et je le hais à + présent plus que jamais. Je suis heureuse dans mon petit coin, + voyant beaucoup mon fils, qui embellit journellement et devient de + plus en plus aimable... Ma santé est très bonne... On a bien tort + de vous dire que je néglige la musique, j'en fais encore souvent. + Je commence même à jouer de la guitare, il est vrai très mal. + (Schoenbrunn, 3 mars 1815.) + +Le retour de l'île d'Elbe l'inquiéta. Et il ne fallut pas moins que +Waterloo et Sainte-Hélène pour la rassurer. Elle avait assez bien +conduit ses petites affaires et pourvu à sa tranquillité: elle s'était +fait attribuer le duché de Parme, à la condition de ne plus revoir son +fils. Là, pendant la longue agonie de l'empereur, cette tendre et +vertueuse Allemande donnait des petits frères germaniques au roi de +Rome. Son nouveau maître était un gentilhomme wurtembergeois au service +de l'Autriche. Homme sûr: elle le tenait de M. de Metternich. Il avait +quarante ans passés, était blond et portait un large bandeau noir sur un +oeil qu'il avait perdu. Le comte Neipperg donna trois enfants à la bonne +Marie-Louise, dont il administrait le duché. Mais Marie-Louise était +pieuse. Elle s'empressa de consacrer, dès qu'elle le put, cette union, +par un mariage religieux et secret. Si elle remit jusqu'en 1821, c'est +la faute de Napoléon, qui tardait à mourir. + +Il mourut pourtant. Marie-Louise l'apprit par une gazette, et cette +nouvelle, dont le monde entier s'émut, contraria la duchesse de Parme. +Elle écrivit, à la date du 19 juillet 1821, à la comtesse de +Crenneville: + + Je suis à présent dans une grande incertitude. La _Gazette de + Piémont_ a annoncé d'une manière si positive la mort de Napoléon, + qu'il n'est presque plus possible d'en douter. J'avoue que j'en ai + été extrêmement frappée. Quoique je n'aie jamais eu de sentiment + vif _d'aucun genre_ pour lui, je ne puis oublier qu'il est le père + de mon fils, et que, loin de me maltraiter comme tout le monde le + croit, il m'a toujours témoigné tous les égards, seule chose que + l'on puisse désirer dans un mariage politique. J'en ai donc été + très affligée, et, quoiqu'on doive être heureux qu'il ait fini son + existence malheureuse d'une manière chrétienne, je lui aurais + cependant désiré encore des années de bonheur et de vie,--pourvu + que ce fût loin de moi. + +Elle ajoute que son estomac s'est tellement remis qu'elle peut manger de +tout, «même du melon», et qu'ayant été piquée par les cousins au visage, +elle est contente de ne pas devoir se montrer. + +Enfin elle pouvait épouser le comte de Neipperg. + + Veuve d'Hector; hélas! et femme d'Hélénus! + +Neipperg eut le tort de mourir à son tour; il fut remplacé par M. de +Bombelles. + +Elle-même enfin quitta cette terre où elle n'avait cherché que son +repos. On fut surpris d'apprendre, en décembre 1847, la fin de +Marie-Louise, qu'on croyait morte depuis longtemps. + +Médiocre dans une haute fortune, elle ne fut ni bonne ni méchante; elle +appartient à l'innombrable troupeau de ces âmes tièdes que le ciel +rejette et que l'enfer lui-même, dit le poète, vomit avec dégoût. + + + + +LA REINE CATHERINE + +_Briefwechsel der Koenigin Katharina und des Koenigs Jérôme von +Westphalien so wie des Kaisers Napoléon I mit dem Koenig Friedrich von +Würtemberg: Herausgegeben von Doctor August von Schlossberger. +Stuttgart, 2 vol, in-8°._ + + +La dernière fois, en feuilletant les lettres de Marie-Louise, nous avons +eu la pénible image d'une âme commune, jetée dans d'illustres +conjonctures et remplissant mal une grande destinée. Or, pendant que +l'indigne impératrice refusait de partager l'exil de celui dont elle +avait partagé le trône, une autre princesse, soumise à de semblables +épreuves, les traversait à sa gloire. Donnant l'exemple de la constance +dans ces jours qui virent tant de lâchetés, Catherine de Wurtemberg +restait fidèle à l'époux déchu et proscrit que l'Europe entière +s'efforçait de lui arracher. + +«Par sa belle conduite en 1815, disait Napoléon à Sainte-Hélène, cette +princesse s'est inscrite de ses propres mains dans l'histoire.» Il se +trouve qu'en même temps qu'on publiait à Vienne des lettres de +Marie-Louise, le docteur August de Schlossberger tirait des archives de +Stuttgart la correspondance échangée de 1801 à 1815 entre Catherine et +son père. L'occasion est belle de saisir un contraste que nous n'avons +pas cherché, d'opposer l'une à l'autre les deux belles-soeurs et de +montrer côte à côte la mollesse et la vertu. + +Catherine naquit à Saint-Pétersbourg le 21 février 1783. Elle était la +deuxième enfant de Frédéric, duc et plus tard roi de Wurtemberg, et de +la princesse Augusta de Brunswick. + +Elle connut à peine sa mère, qui mourut jeune, et elle fut élevée à +Mumpelgard par sa grand'mère, Sophie-Dorothée de Wurtemberg, nièce du +grand Frédéric, auprès de laquelle elle resta jusqu'à l'âge de quatorze +ans. Elle a dit elle-même, en se reportant à l'époque de son enfance: +«Quoique spirituelle et gentille, j'étais cependant très volontaire, +très impérieuse et très capricieuse, et il était impossible de +m'assujettir ou de m'appliquer à la moindre des choses.» Sophie-Dorothée +était, dit-on, une femme instruite et supérieure. Elle donna ses soins à +l'éducation de sa petite-fille et «la cultiva comme une jeune plante». +Catherine qui lui en garda une profonde reconnaissance disait: «C'est +d'elle que j'acquis le peu de vertus que je possède.» Mais, quelle +qu'ait été l'influence de Sophie-Dorothée, il faut reconnaître que sa +petite-fille était née avec un coeur droit et une âme généreuse. +Catherine avait quinze ans quand elle perdit sa grand'mère. Ce fut sa +première douleur. Elle alla vivre alors à la cour de son père, qu'elle +trouva marié en secondes noces à la princesse Charlotte-Mathilde +d'Angleterre. + +Par une disposition d'esprit qu'on sait n'être pas rare, elle refusa son +amitié et sa confiance à sa jeune belle-mère, réservant à sa tante et +surtout à son père toute la tendresse de son âme ardente. C'était alors +une belle jeune fille, dans tout l'éclat de son teint clair, de ses +grands yeux bleus et de sa chevelure blonde et bouclée. Elle avait un +air mutin qui devait se changer bientôt en un air héroïque. Son père, la +voyant riante et fraîche, lui témoignait de l'amitié et jouait +volontiers avec elle. Frédéric de Wurtemberg était un soldat. Le coeur +des soldats est parfois d'une exquise bonté. Mais c'était aussi un +politique, et la tendresse des politiques est toujours courte. Nous +verrons que Frédéric fit taire la sienne dès que la raison d'État parla +à son oreille. On dit que, lors même de la première jeunesse de sa +fille, «ses caresses était celles du lion faisant sentir ses griffes». +Ce lion germanique tenait aussi du renard. Il était violent, mais il +était rusé. Les relations de ce petit souverain avec Napoléon rappellent +assez certains épisodes du roman populaire que Goethe mit en vers et dans +lequel on voit Noble, le lion, et l'ingénieux Goupil marchant de +compagnie. Ajoutons, pour être juste, que le renard souabe ne se tira +des griffes du lion qu'à moitié dévoré, lui et son peuple. L'amitié du +grand homme était un présent des dieux. Mais ce n'était pas un présent +gratuit. + +La vie que menait Catherine dans la petite cour de Stuttgart se traînait +monotone et triste, sans douce chaleur, sans joies intimes. La jeune +princesse, repliée sur elle-même, s'occupait de lectures, d'ouvrages de +femme et de musique. S'exerçant à chanter, elle voulut apprendre +l'italien, comme la langue la plus musicale, et commença à jouer de la +mandoline. Mais elle n'était pas de nature à se laisser ravir tout +entière par l'illusion des arts. Ses instincts de générosité positive la +retenaient dans la saine réalité de la vie. Le rêve tint peu de place en +son âme toujours présente aux choses. Elle portait jusque dans +l'enjouement de la jeunesse une certaine gravité. À vingt-deux ans, on +l'appelait l'abbesse. Elle se disait vieille fille alors, et elle +ajoutait avec une gaieté sérieuse: «Je m'en console et prendrai mon +parti en grand capitaine; comme je n'aurai jamais de mari, c'est une +honnête retraite pour une vieille fille qu'une abbaye.» + +Deux ans plus tard, elle recevait un mari des mains de son père. C'était +en 1807. Napoléon victorieux venait de dicter le traité de Tilsitt. De +la Hesse-Cassel et des possessions prussiennes à l'ouest de l'Elbe, il +avait formé le royaume de Westphalie, qu'il donnait à son frère Jérôme. +Celui-ci, âgé seulement de vingt-trois ans, s'était déjà marié quatre +ans auparavant, à l'insu du chef de la famille, avec la fille d'un +négociant de Baltimore, mademoiselle Paterson. Mais le premier consul, à +qui ce mariage déplaisait, l'avait fait casser comme contracté par un +mineur. Jérôme était redevenu libre et il fallait une reine à la +Westphalie. Napoléon choisit la princesse Catherine. Il la demanda au +roi de Wurtemberg, qui n'avait ni l'envie ni le pouvoir de la refuser à +son puissant allié. Mais, quand Frédéric s'ouvrit de ses projets à sa +fille, elle y opposa une résistance énergique. + +Nous savons, par son propre aveu, qu'elle était alors «occupée d'autres +projets». Elle ne céda qu'au bout d'une année. Cependant, la guerre +avait éclaté; Jérôme commandait avec Vendamme une armée sur le Rhin. +L'empereur écrivait de Saint-Cloud, au roi Frédéric: «Je crains que les +noces ne soient un peu dérangées; n'importe, d'autres moments viendront +où nous referons mieux ce que l'on aura fait en bottes.» + +Catherine était résolue à chercher dans ces liens que la politique avait +seule formés, la satisfaction du devoir accompli. On voit par sa +correspondance que, durant le voyage qu'elle fit pour rejoindre le +prince, sa seule inquiétude était de ne pas plaire au mari qui ne la +connaissait encore que par un portrait. Sa beauté ne la rassurait point. +Elle écrivait à son père avant la rencontre: + +«Ce n'est pas sans un serrement de coeur que je pense à cette première +entrevue; j'en ai une peur que je ne puis décrire.» + +Cette entrevue tant redoutée eut lieu aux Tuileries le 22 août 1807. +Catherine en rendit compte à son père le lendemain en ces termes: + +«J'ai fait ma toilette pour recevoir le prince. Je ne puis vous exprimer +combien j'ai été émue en le voyant, quoiqu'il ait été très poli; mais il +paraissait en proie à un si grand embarras que cela augmentait +naturellement le mien.» + +C'est ce jour-là que le contrat fut signé. La princesse apportait au roi +une dot de cent mille florins et des bijoux pour une somme égale. +L'éditeur allemand, dont nous avons le travail sous les yeux, a soin de +remarquer que cette somme n'était pas petite, eu égard au temps et aux +circonstances. Quant au trousseau, il était à la mode de Wurtemberg et +ne put servir. L'empereur et Jérôme le remplacèrent gracieusement. + +Où elle n'avait prévu que le devoir, Catherine trouva le bonheur. Son +mari était jeune, brave, amoureux; elle l'aima tout de suite et pour la +vie. + +Elle écrivait le 25 août: + +«Le prince, mon mari, depuis deux jours, paraît véritablement s'attacher +à moi; c'est réellement un homme charmant, rempli d'amabilité, d'esprit, +de bonté. Vous devriez voir les attentions, la délicatesse, la tendresse +dont il comble votre fille. Déjà il commence à me gâter; car il est +impossible de mettre plus de grâce, plus de franchise, plus de confiance +dans ce qu'il me fait pour me faire plaisir; aussi je ne pourrais plus +être heureuse sans lui.» + +Et elle disait trois jours après: + +«Je ne pourrais plus vivre sans lui.» + +Elle acheva l'année à Saint-Cloud et à Paris, avec la cour impériale, et +se rendit ensuite dans le royaume que Napoléon lui avait taillé avec son +épée. Le 1er janvier 1808, elle fit son entrée à Cassel, où elle devait +rester six ans, au milieu des épreuves qui montrèrent l'inébranlable +fermeté de son caractère. Catherine, épouse et reine, eut doublement à +souffrir. La campagne de 1809 lui enleva son mari. + +Elle écrivait le 25 mars à son père: + +«Je puis vous assurer que j'attends les événements sinon avec une +entière sécurité, du moins avec le courage et la force d'âme qui me +conviennent. Si mon mari va rejoindre l'armée, ainsi que cela est +probable, je ne m'opposerai pas, par une faiblesse déplacée, à un plan +si sage, mais j'espérerai des bontés de la Providence le succès de ses +soins et de ses exploits militaires.» + +Le royaume de Westphalie, formé par le tranchant du fer de lambeaux pour +ainsi dire encore saignants, s'agitait en des convulsions terribles. +Catherine et Jérôme, entourés d'assassins, risquaient d'être égorgés +dans leur palais. Une formidable insurrection de paysans éclata au +printemps de 1809. Dans ces conjonctures, la princesse écrivait à son +père: «Je vous supplie d'être tranquille. Je le suis moi-même, je vous +assure.» + +Elle ne quitta Cassel qu'à la dernière extrémité, quand les troupes +autrichiennes envahirent la Westphalie soulevée. Et, si elle consentit +alors à partir, ce fut pour ne pas obliger plus longtemps le roi à +employer une portion de ses forces à la garder. + +Nous ne retracerons pas ici les vicissitudes de cette royauté de six +années, il faudrait, pour cela, suivre pas à pas _les Mémoires du roi +Jérôme_, publiés de 1861 à 1866. Nous nous bornons à relever, dans la +récente publication de Stuttgart, quelques traits de la vie et du +caractère de la reine Catherine. + +Nous retrouvons cette princesse dans sa capitale en 1811. Le 25 +novembre, un incendie dévore son palais. Elle écrit le lendemain de la +catastrophe, dont elle a failli être victime: + +«Je puis dire que je ne me suis pas effrayée une minute et que je n'ai +perdu ni mon calme ni mon sang-froid dans la terrible catastrophe +d'hier. Je n'ai frémi qu'à l'idée du danger que le roi a couru.» + +Appelée à Paris, à la fin de l'année 1809, pour les cérémonies du +mariage de l'empereur avec Marie-Louise, elle trouva Napoléon tout +occupé de l'attente de l'archiduchesse. Les lettres anecdotiques qu'elle +écrivit dans cette circonstance sont des plus curieuses. On y trouve cet +enjouement paisible et cette bonne humeur que les contemporains aimaient +en elle. + +«Vous ne croiriez jamais, mon cher père, combien il (l'empereur) est +amoureux de sa femme future; il en a la tête montée à un point que je +n'aurais jamais imaginé et que je ne puis assez vous exprimer; chaque +jour, il lui envoie un de ses chambellans, chargé, comme Mercure, des +missives du grand Jupiter; il m'a montré cinq de ses épîtres, qui ne +sont pas tout à fait celles de saint Paul, il est vrai, mais qui sont +réellement dignes d'avoir été dictées par un amant transi; il ne m'a +parlé que d'elle et de tout ce qui la concerne; je ne vous ferai pas ici +l'énumération des fêtes et des cadeaux qu'il lui prépare, dont il m'a +fait le détail le plus circonstancié; je me bornerai à vous rendre la +disposition de son esprit, en vous rendant ce qu'il m'a dit, que, +lorsqu'il serait marié, il donnerait la paix au monde et tout le reste +de son temps à Zaïre.» (17 mars 1810.) + + * * * * * + +«Pour vous prouver à quel point l'empereur est occupé de sa femme +future, je vous dirai qu'il a fait venir tailleur et cordonnier pour se +faire habiller avec tout le soin possible et qu'il apprend à valser; ce +sont des choses que ni vous ni moi n'aurions imaginées.» (27 mars 1810.) + +Voilà un Bonaparte que nous ne soupçonnions guère, même après les +documentations copieuses de M. Taine. Les hommes sont plus divers en +réalité qu'on ne se les imagine, et il faut désormais nous faire à +l'idée d'un Napoléon valseur. Ces deux fragments de lettres, que nous +venons de citer, sont plus, importants pour la psychologie du grand +homme que pour celle de sa belle-soeur. Mais ils nous ont semblé piquants +et d'un tour agréable. Ils tranchent par leur vivacité sur le ton +généralement grave de la correspondance de Catherine. + +Les papiers publiés à Stuttgart ne nous fournissent aucun document +important relatif aux années 1810 et 1811. À la date du 17 janvier 1812, +rien (Catherine l'attestait solennellement) n'avait encore «altéré le +repos et le bonheur» de son foyer. Mais les jours de sa royauté étaient +désormais comptés. + +L'empereur méditait la campagne de Russie et préparait, avec la ruine de +son empire, celle des petits États qui en étaient les satellites. Jérôme +avait tenté en vain d'ouvrir les yeux du conquérant sur les difficultés +et les périls de cette entreprise démesurée. Napoléon lui avait fermé la +bouche d'un mot. + +--Vous me faites pitié, lui avait-il dit. C'est comme si l'écolier +d'Homère voulait lui apprendre à faire des vers. (Voy. Schlossberger, p. +5.) + +La guerre étant déclarée, Jérôme dut se rendre à Glogau. Catherine +s'attendait à cette nouvelle séparation. Elle écrivait le 24 février à +son père: + +«Je serai séparée du roi... j'aurai à trembler pour un mari et pour un +frère. Cependant, ne croyez pas, mon cher père, que je me montre en +cette circonstance égoïste ou pusillanime; je sens trop combien il est +essentiel à la gloire des princes, et peut-être à leur existence +présente et future, de se montrer dans des instants pareils et de +prendre une part active à leur propre cause, pour ne retenir en aucune +façon le roi.» + +Le 17 mai, elle se rendit à Dresde et y arriva en même temps que +Napoléon. Elle espérait y embrasser son mari. + +--Sire, dit-elle à l'empereur, ne faites-vous pas venir Jérôme ici pour +que je puisse le voir?... + +Il lui répondit brusquement: + +--Oh! oh! vous allez voir que je ferai déranger un de mes généraux +d'armée pour une femme!... (_Loc. cit._, p. 22) + +Catherine rapporte ce dur propos et elle ajoute: «Je ne pus cacher +quelques larmes qui m'échappèrent à cette réponse.» + +Régente de Westphalie en l'absence du prince, ce n'est pas sans +inquiétude qu'elle avait accepté ces hautes fonctions. + +«J'ai voulu prouver au roi, par cette soumission, dit-elle, que je ne +désire que ce qui peut lui être agréable et utile. Me voilà donc lancée +dans les affaires, moi qui les ai toujours détestées... C'est le plus +grand des sacrifices que je puisse faire au roi, moi qui n'aime qu'une +vie tranquille, calme, paisible, qui adore la lecture, l'ouvrage, la +musique, enfin toutes les occupations des femmes.» (_Loc. cit._, p. 9.) + +Son père, inquiet des dangers qu'elle courait et disposé déjà à séparer +secrètement la cause de sa fille de celle des Bonaparte, la pressa de +quitter Cassel et de se rendre auprès de lui. Elle lui répondit: «Mon +cher père, je me rappellerai toujours de vous avoir ouï blâmer la +princesse héréditaire de Weimar pour avoir quitté son pays au moment où +elle aurait dû y rester.» + +Mais les événements se précipitaient. Nous touchons à la phase héroïque +de la vie de Catherine. + +La sixième coalition mit fin au royaume de Westphalie. Catherine sortit +de Cassel, pour n'y plus rentrer, le 10 mars 1813. À Leipzig, la +cavalerie wurtembergeoise passa à l'ennemi sur le champ de bataille. Le +roi Frédéric, jusque-là vassal de la France, était devenu son ennemi. + +En 1814, après la chute de l'Empire, il invita sa fille à suivre +l'exemple de Marie-Louise et à se séparer de son mari. La politique, +selon lui, pouvait délier un lien qu'elle avait seule formé. + +Catherine, indignée et résolue, fit cette fière réponse: + +«Sire, le mari que vous m'avez donné, je ne le quitterai pas déchu du +trône. J'ai partagé sa prospérité. Il m'appartient dans son malheur.» + +Elle était alors réfugiée à Trieste avec son mari. Lorsque Napoléon, +sorti de l'île d'Elbe, reparut en France et que l'aigle vola de clocher +en clocher, Jérôme résolut de rejoindre son frère. Trompant la +surveillance des autorités autrichiennes, Catherine l'aida à fuir sous +un déguisement. Il parvint à gagner la France, fit la campagne de 1815 +et fut blessé à Waterloo. + +Pendant ce temps, sa femme restait exposée aux outrages d'une police +inquiète et brutale, qui allait jusqu'à mettre des échelles contre ses +fenêtres pour l'observer chez elle. Chassée bientôt de Trieste, elle se +trouva sans asile, ne sachant où reposer sa tête dans l'Europe entière, +conjurée pour la séparer de son mari. Elle pensa obtenir chez son père +un refuge pour Jérôme et pour elle: elle n'y trouva qu'une prison. Ce +qu'elle souffrit dans le château d'Ellwangen lui fit cent fois souhaiter +la mort. + +Mais l'exil, la captivité et la persécution ne lassèrent pas sa +fidélité. Du moins, elle goûtait, au milieu de ces épreuves, des joies +qui avaient été refusées à ses jours prospères. Elle avait souhaité +ardemment d'être mère. Elle le devint pour la première fois en 1814, +d'un fils qui devait lui survivre peu de temps. Elle eut encore deux +enfants: la princesse Mathilde et le prince Napoléon. + +Cette vie, dont le printemps fut si pur et l'été tout brûlant de +généreuses ardeurs, ne connut point la paix d'un long soir. Catherine de +Wurtemberg, dont la santé avait toujours été délicate, mourut près de +Lausanne, d'une hydropisie de poitrine, dans la nuit du 29 au 30 +novembre 1835, dans sa cinquante-deuxième année. Ses derniers moments, +dignes de sa vie entière, offrent un spectacle d'une grandeur antique. + +À huit heures du soir, les médecins déclarèrent à Jérôme que la reine +n'avait plus que quelques heures à vivre. Il alla chercher ses enfants +et les fit entrer dans la chambre de leur mère. En les voyant +agenouillés devant son lit, Catherine, qui avait conservé toute sa +connaissance, mais qui ne croyait pas que la mort fut si proche, demanda +quelle était cette bénédiction qu'on lui réclamait. + +--Il est sage que tu bénisses ainsi tes enfants tous les soirs, lui dit +son mari, parce qu'un malheur est toujours possible. + +Catherine comprit à ces mots qu'elle touchait à ses derniers moments. +Elle bénit ses enfants et dit avec calme: «Je vois que la mort approche, +je ne la crains pas. Ce que j'ai aimé le plus au monde, c'est toi, +Jérôme.» Et, en disant ces paroles, elle portait à ses lèvres la main de +son mari. + +Elle ajouta: «Je suis prête... J'aurais voulu vous dire adieu en +France...» Jérôme et son fils aîné restèrent près de la mourante. +Napoléon et Mathilde, qui avaient l'un treize ans et l'autre quinze, +furent emmenés dans une maison voisine. À dix heures, Catherine perdit +connaissance. À deux heures et demie du matin, elle avait cessé de +vivre. + +Elle laissait en mourant une belle mémoire, le souvenir d'une âme qui +marchait toujours droit et haut au devoir, parce qu'elle avait deux +guides qui n'égarent jamais quand ils vont ensemble: le courage et +l'amour. + + + + +POUR LE LATIN + + +Nos collégiens ont repris la gibecière, et les voilà de nouveau étudiant +la bonne doctrine dans ces salles où il y a tant d'encre répandue et +tant de poussière de craie autour du tableau noir. Le jour de la rentrée +n'est pas généralement redouté. Il est même plus désiré à mesure qu'il +approche. Les vacances sont longues et oiseuses. La rentrée réunit des +camarades qui ont beaucoup à se dire. Enfin, elle cause un changement. +Cela seul la ferait bien venir. Les enfants veulent du nouveau. Nous en +voudrions comme eux si l'inconnu nous inspirait encore quelque +confiance. Mais nous avons appris à nous en défier. Et puis nous savons +que la vie n'apporte jamais rien de neuf et que c'est nous, au +contraire, qui lui donnons du nouveau quand nous sommes jeunes. +L'univers a l'âge de chacun de nous. Il est jeune aux jeunes. Il est +revêtu, pour les yeux de quinze ans, des teintes de l'aurore. Il meurt +avec nous; il renaît dans nos enfants. Qui de nous n'est soucieux d'un +avenir qu'il ne verra pas? Pour moi, je suis chaque année avec un +intérêt plus vif et plus inquiet la fortune de nos études classiques. +Songez donc que la culture française est la chose du monde la plus noble +et la plus délicate, qu'elle s'appauvrit et qu'on multiplie pour la +régénérer les essais les plus périlleux. Comment voulez-vous qu'à des +heures aussi critiques on puisse voir sans émotion un petit «potache» +allant, matinal, le nez en l'air, ses livres sur le dos, à son lycée? + +Il est l'avenir de la patrie, ce pauvre petit diable! C'est avec +angoisse que je cherche à deviner s'il gardera toute vive ou s'il +laissera éteindre la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps. Je +tremble pour nos humanités. Elles formaient des hommes; elles +enseignaient à penser. On a voulu qu'elles fissent davantage et qu'elles +eussent une utilité directe, immédiate. On a voulu que l'enseignement +restât libéral tout en devenant pratique. On a chargé les programmes +comme des fusils pour je ne sais quel farouche combat. On y a fourré des +faits, des faits, des faits. On a eu notamment une inconcevable fureur +de géographie. + +Le latin en a grandement souffert. Beaucoup de républicains s'en sont +consolés, le croyant inventé par les jésuites. Ils se trompaient. Les +jésuites n'ont jamais rien inventé; ils ont toujours tout employé. On +n'a qu'à ouvrir Erasme ou Rabelais pour voir que le latin classique fut +instauré dans les écoles par les savants de la Renaissance. Le conseil +supérieur de l'instruction publique ne pouvait prendre son parti si +aisément. Il a voulu faire la part du latin. Mais la volonté d'un +conseil, même supérieur, n'est jamais ni bien stable ni bien efficace. +L'énergie s'y tourne vite en résignation. On veut croire que la +meilleure manière de restaurer le latin est de créer un enseignement +secondaire dans lequel on n'apprendra que des langues vivantes; on +s'efforce d'espérer que les études latines seront sauvées dès qu'elles +partageront le beau nom de classiques avec des rivales qui ne les +égaleront jamais, quoi qu'on fasse, en noblesse, en force, en grâce et +en beauté. Ce sont des illusions qu'il est difficile de partager. + +En réalité, le déclin des études latines est terriblement rapide. Les +rhétoriciens de mon temps lisaient couramment Virgile et Cicéron. Ils +écrivaient en latin, j'entends qu'ils faisaient effort pour exprimer +dans cette langue morte leur pensée encore mal éveillée. C'est tout ce +qu'on pouvait leur demander. On me dit de toutes parts et je vois qu'il +n'en est plus ainsi. Il y a encore à la tête de chaque classe quelques +jeunes gens amoureux des lettres latines. Mais on les compte déjà pour +les derniers humanistes. Le grand nombre se désintéresse de plus en plus +des choses classiques. + +S'il faut s'en affliger, peut-on en être surpris? Le latin s'est retiré +du monde; il tend à se retirer de l'école. C'est fatal. Au XVIIIe +siècle, il était encore la langue universelle de la science. Maintenant, +la science parle français, anglais, allemand. La théologie seule garde +son vieil idiome; mais elle est étroitement resserrée dans l'enceinte +des séminaires et le public ne prête plus l'oreille à ses disputes. Déjà +on a beaucoup diminué la place qu'occupait le latin dans les programmes. +On lui a ôté ses antiques honneurs; on l'en arrachera peu à peu par +lambeaux, et sa disparition totale est certaine dans un avenir prochain +que du moins nous ne verrons pas, je l'espère. + +Pourtant, tout mutilé qu'il est, il reste le nerf et le muscle de +l'enseignement secondaire. À la place des membres dont il est amputé, on +a mis quelques branches de sciences. Il ne paraît pas que l'esprit des +élèves en ait été profitablement nourri. Il y a eu à cet égard une +pénible déception. Comme les méthodes des sciences passent l'entendement +des enfants, on s'en est tenu aux nomenclatures qui fatiguent la mémoire +sans solliciter l'intelligence. Les éléments d'histoire naturelle +introduits dans les classes de lettres y ont donné, en particulier, les +plus mauvais résultats. + +«On peut affirmer sans crainte, dit M. H. de Lacaze-Duthiers, qu'il est +peu de professeurs faisant des examens du baccalauréat ayant en grande +estime le savoir des candidats au baccalauréat restreint ou au +baccalauréat ès lettres, en physique, en chimie et en histoire +naturelle... Quant aux bacheliers ès lettres, il peut en exister sans +doute de bien forts en histoire naturelle; mais j'avouerai n'en pas +connaître beaucoup parmi ceux que j'ai examinés, tandis que ceux qui ne +le sont pas abondent[13].» + +On a ajouté, en outre, aux programmes beaucoup d'histoire et encore plus +de géographie. On a rendu plus sérieuse l'étude des langues vivantes; +enfin, on s'est efforcé de donner un caractère pratique à l'enseignement +secondaire. + +Il faut bien reconnaître qu'on n'a pas réussi. Nos bacheliers ès lettres +sont-ils mieux armés pour le combat de la vie depuis qu'on a mis dans +leur tête quelques termes de chimie? Non. Les éléments d'une science +exacte ne sont d'aucune utilité à ceux qui ne poussent pas cette science +assez avant pour en faire la synthèse ou pour en tirer des applications +industrielles. Auront-ils plus d'expérience parce qu'ils apprennent +l'histoire universelle depuis l'âge des cavernes jusqu'à la présidence +de M. Jules Grévy? J'en doute. L'histoire, telle qu'on la leur enseigne, +n'est qu'un insipide catalogue de faits et de dates. Il vaudrait +peut-être mieux embrasser moins de temps, s'en tenir aux âges modernes +et les étudier avec toutes les circonstances qui en révèlent l'esprit et +la vie. Mais comment faire connaître la vie d'un peuple à des enfants +qui ne savent pas même ce que c'est que la vie d'un homme? Je ne dis +rien de la géographie, qui fut longtemps l'objet des espérances les plus +superstitieuses. Elle n'est une grande science qu'à la condition d'en +absorber plusieurs autres, telles que la géologie, la minéralogie, +l'ethnographie, l'économie politique, etc., etc., et ce n'est point de +cette façon qu'on l'entend au lycée. On l'y réduit à un exercice de +mémoire long et stérile. + +Je ne vois guère, dans toutes ces notions, que la connaissance des +langues vivantes qui ait un intérêt pratique. On ne peut nier qu'il ne +soit avantageux de savoir l'anglais et l'allemand. Cette connaissance +est utile au négociant et au législateur, comme au soldat et au savant. +Mais il reste à savoir si l'enseignement secondaire doit avoir pour +unique objet l'utile. Il est bien général pour cela. + +Non, le beau nom d'humanités qu'ont lui donna longtemps nous éclaire sur +sa véritable mission; il doit former des hommes et non point telle ou +telle espèce d'hommes; il doit enseigner à penser. La sagesse est de se +tenir satisfait s'il y réussit et de ne pas lui demander beaucoup +d'autres choses en plus. + +Apprendre à penser, c'est en cela que se résume tout le programme bien +compris de l'enseignement secondaire. + +C'est pourquoi je regrette infiniment, les méthodes d'après lesquelles +on enseignait autrefois le latin dans les classes de lettres; car, en +apprenant le latin de la sorte, les élèves apprenaient quelque chose +d'infiniment plus précieux que le latin: ils apprenaient l'art de +conduire et d'exprimer leur pensée. + +Je lutte contre la nécessité. Qu'on veuille excuser cette vaine +obstination. Je porte aux études latines un amour désespéré. Je crois +fermement que, sans-elles, c'en est fait de la beauté du génie français. +Le latin, ce n'est pas pour nous une langue étrangère, c'est une langue +maternelle; nous sommes des Latins. C'est le lait de la louve romaine +qui fait le plus beau de notre sang. Tous ceux d'entre nous qui ont +pensé un peu fortement avaient appris à penser dans le latin. Je +n'exagère pas en disant qu'en ignorant le latin on ignore la souveraine +clarté du discours. Toutes les langues sont obscures à côté de celle-là. +La littérature latine est plus propre que toute autre à former les +esprits. En parlant ainsi, je ne m'abuse pas, croyez-le bien, sur +l'étendue du génie des compatriotes de Cicéron; j'en vois les limites. +Rome eut des idées simples, fortes, peu nombreuses. Mais c'est par cela +même qu'elle est une incomparable éducatrice. Depuis elle, l'humanité +conçut des idées plus profondes; le monde eut un frisson nouveau au +contact des choses, il est vrai. Il est vrai aussi que, pour armer la +jeunesse, rien ne vaut la force latine. + +Voyez _Hamlet_, c'est tout un monde immense. Je doute qu'on ait jamais +fait quelque chose de plus grand. Mais que voulez-vous qu'un écolier y +prenne? Comment saisira-t-il ces fantômes d'idées plus insaisissables +que le fantôme errant sur l'esplanade d'Elseneur? Comment se +débrouillera-t-il dans le chaos de ces images, aussi incertaines que les +nuées dont le jeune mélancolique montre à Polonius les formes +changeantes? Toute la littérature anglaise, si poétique et si profonde, +offre de semblables complexités et une telle confusion. J'en dirai +autant de la littérature allemande, pour toutes les parties qui n'ont +été inspirées ni par Rome ni par la France. Je relisais hier le _Faust_ +de Goethe, le premier _Faust_, dans la belle traduction, aujourd'hui sous +presse, de M. Camille Benoit. C'est un riche magasin d'idées et de +sentiments; c'est mieux encore: c'est un laboratoire où la substance +humaine est mise au creuset. Pourtant, que de brumes dans cette oeuvre du +plus lumineux génie de toute la Germanie! On y marche à tâtons par des +sentiers tortueux, le regard aveuglé de météores. Cela non plus ne sera +jamais classique pour nous. Maintenant, ouvrez les histoires de +Tite-Live. Là tout est ordonné, lumineux, simple; Tite-Live, ce n'est +pas un génie profond; c'est un parfait pédagogue. Il ne nous trouble +jamais; c'est pourquoi nous le lisons sans vif plaisir. Mais comme il +pense régulièrement! Qu'il est aisé de démontrer sa pensée, d'en +examiner à part toutes les pièces et d'expliquer le jeu de chacune. +Voilà pour la forme. Quant au fond même, qu'y trouve-t-on? Des leçons de +patriotisme, de courage et de dévouement, la religion des ancêtres, le +culte de la patrie. Voilà un classique! Je ne parle pas des Grecs. Ils +sont la fleur et le parfum. Ils ont plus que la vertu, ils ont le goût! +J'entends ce goût souverain, cette harmonie qui naît de la sagesse. Mais +il faut convenir qu'ils ont toujours tenu peu de place dans les +programmes du baccalauréat. + +Et voici que le latin est devenu, dans nos lycées, semblable au grec. +Voici qu'il n'est plus qu'une vaine ombre, jouet d'un souffle léger. + +L'enseignement secondaire se dépouillera de plus en plus de cette +incomparable splendeur qu'il tirait de son apparente inutilité. Puisque +cette transformation est nécessaire, puisqu'elle correspond au +changement des moeurs, il ne serait pas bien philosophique de s'en +affliger outre mesure. Si je suis inconsolable, la raison me donne tort; +la nature n'est jamais du parti des inconsolables. C'est toujours une +attitude un peu sotte que celle de bouder l'avenir. Les nations ont +l'instinct de ce qui leur est convenable et la France nouvelle trouvera +peut-être l'enseignement dont elle a besoin pour ses enfants. Et nous +autres, cependant, si ce plaisir égoïste nous est permis, nous nous +réjouirons d'avoir été appelés les derniers au banquet des Muses et nous +murmurerons ces vers d'un docte poète, Frédéric Plessis, en nous +refusant toutefois, par un sentiment pieux, à croire à l'entier +accomplissement de la menace prophétique qu'ils contiennent: + + Les siècles rediront que, d'Athène et de Rome, + Au stérile Occident l'art fécond est venu, + Et ceux qu'autour de nous la voix du jour renomme + Périront dès demain pour l'avoir méconnu. + + Dans la route banale où leur foule s'engage + Ils trouvent la fortune et l'applaudissement; + Mais la noble pensée et le noble langage + Par eux ne seront pas foulés impunément. + + + + +PROPOS DE RENTRÉE + +LA TERRE ET LA LANGUE + +_La Vie des mots, par Arsène Darmesteter, in-8°, Delagrave, éditeur._ + + +Les premières bises de l'hiver nous chassent vers la ville. Les jours se +font courts et brumeux. Pendant que j'écris, au coin du feu, dans la +maison isolée, la lune se lève, toute rouge, au bout de l'allée que +jonchent les feuilles mortes. Tout se tait. Une immense tristesse +s'étend à l'horizon: Adieu les longs soleils, les heures lumineuses et +chantantes! Adieu les champs et leur clair repos! Adieu la terre, la +belle terre fleurie, la terre maternelle de laquelle nous sortons tous +pour y rentrer un jour! + +À la veille du départ, quand déjà les malles sont faites et les sacs +bouclés, je n'ai sous la main, dans la demeure attristée, qu'un seul +volume, et tout mince. C'est par aventure que ce petit volume est resté +là, sur la cheminée. Le hasard est mon intendant. Je lui laisse le soin +de mes biens et le gouvernement de ma fortune. Il me vole souvent, mais +le coquin a de l'esprit: il m'amuse et je lui pardonne. D'ailleurs, si +mal qu'il fasse, je ferais plus mal encore. Je lui dois quelques bonnes +affaires. C'est un serviteur plein de ressources, et d'une fantaisie +charmante. Il ne me donne jamais ce que je lui demande. Je ne m'en fâche +pas, en considérant que les hommes ne forment guère que des voeux +imprudents et qu'ils ne sont jamais si malheureux que quand ils +obtiennent ce qu'ils demandent. «Tu n'es devenu misérable, dit Créon à +Oedipe, que pour avoir fait toujours ta volonté.» Hasard, mon intendant, +ne fait point la mienne. Je le soupçonne d'être plus avant que moi dans +les secrets de la destinée. Je me fie à lui, en mépris de la sagesse +humaine. + +Pour cette fois, au moins, il m'a bien servi en laissant, ce soir, à la +portée de mon bras ce petit volume jaune que j'avais déjà lu avec une +certaine émotion intellectuelle, cet été, et qui est tout à fait en +harmonie avec mes songeries de ce soir, car il parle du langage et je +songe à la terre. + +Vous me demandez pourquoi j'associe ces deux idées? Je vais vous le +dire. Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le +langage humain. Le langage des hommes est né du sillon: il est d'origine +rustique, et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire +toute sa force des campagnes où il est né. À quel point la langue que +nous parlons tous est agreste et paysanne, c'est, en ce moment, ce qui +me frappe et me touche. Oui, notre langage sort des blés, comme le chant +de l'alouette. + +Le livre de M. Arsène Darmesteter, qui m'aide à faire, en tisonnant, ces +rêveries d'automne, que je jette décolorées sur le papier, est un livre +de science dont il faudrait faire un plus utile usage, une plus sérieuse +étude. M. Arsène Darmesteter est un linguiste doué d'un esprit à la fois +analytique et généralisateur qui s'élève par degrés jusqu'à la +philosophie de la parole. Sa rigoureuse et vigoureuse intelligence +inaugure une méthode et construit un système. + +Darwin de la grammaire et du lexique, il applique aux mots les théories +transformistes et conclut que le langage est une matière sonore que la +pensée humaine modifie insensiblement et sans fin, sous l'action +inconsciente de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. Il +conviendrait d'analyser méthodiquement cette étude méthodique. Je laisse +ce soin à d'autres, plus savants, à M. Michel Bréal, par exemple. Je +n'entrerai pas dans la pensée profonde et régulière de M. Arsène +Darmesteter. Je m'amuserai seulement un peu tout autour. Je vais +feuilleter son livre, mais en détournant de temps en temps les yeux vers +le sillon que la nuit couvre à demi, et dont je m'éloignerai demain +avant le jour. + +Oui, le langage humain sort de la glèbe: il en garde le goût. Que cela +est vrai, par exemple, du latin! Sous la majesté de cette langue +souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium. De même +qu'à Rome les temples circulaires de marbre éternisent le souvenir et la +forme des vieilles cabanes de bois et de chaume, de même la langue de +Tite-Live conserve les images rustiques que les premiers nourrissons de +la Louve y ont imprimées avec une naïveté puissante. Les maîtres du +monde se servaient de mots légués par les laboureurs, leurs ancêtres, +quand ils nommaient cornes de boeuf ou de bélier (_cornu_) les ailes de +leurs armes; enclos de ferme (_cohors_), les parties de leurs légions, +et gerbes de blé (_manipulus_), les unités de leurs cohortes. + +Et voici qui nous en dira plus sur les Romains que toutes les harangues +des historiens. Ces hommes laborieux, qui s'élevèrent par le travail à +la puissance, employaient le verbe _callere_ pour dire être habile. Or, +quel est le sens primitif de _callere_? C'est avoir du cal aux mains. +Vraie langue de paysans, enfin, celle qui exprime par un même mot la +fertilité du champ et la joie de l'homme (_lætus_), et qui compare +l'insensé au laboureur s'écartant du sillon (_lira_, sillon; _deliare_, +délirer)! + +Je tire ces exemples du livre de M. Arsène Darmesteter sur la _Vie des +mots_. Le français pareillement naquit et se forma dans les travaux de +la terre. Il est plein de métaphores empruntées à la vie rustique; il +est tout fleuri des fleurs des champs et des bois. Et c'est là pourquoi +les fables de La Fontaine ont tant de parfum. + +Qui dit campagnard dit chasseur ou braconnier. On ne vit point aux +champs sans tirer sur la plume ou le poil. Mon aimable confrère M. de +Cherville, l'auteur de la _Vie à la campagne_, ne me démentira pas. Or, +les hommes changent moins qu'on ne pense; de tout temps, il s'est trouvé +en France beaucoup de chasseurs et plus encore de braconniers. Aussi le +nombre est grand des métaphores que la chasse fournit à notre idiome. + +M. Darmesteter en cite de curieux exemples. Ainsi quand nous disons: +_aller sur les brisées de quelqu'un_, nous employons, à notre insu, une +image tirée des pratiques de la vénerie. Les _brisées_ sont les branches +rompues par le veneur pour reconnaître l'endroit où est passée la bête. + +Parmi les personnes qui emploient le verbe _acharner_, combien peu +savent qu'il signifie proprement lancer le faucon sur la chair? La +chasse a donné à la langue courante: être à l'_affût_, _amorce_, ce que +mord l'animal, _appât_, ce qu'on donne à manger à la bête pour +l'attirer; _rendre gorge_ qui se disait au propre du faucon avant de se +dire au figuré des concussionnaires; _gorge-chaude_, curée de l'oiseau, +d'où: _s'en faire des gorges chaudes_, s'en donner à plaisir; _hagard_, +_faucon hagard_, qui vit sur les haies et n'est pas apprivoisé, d'où: +_air hagard_, air farouche; _niais_, proprement oiseau qui est encore au +nid, etc. + +«Les mots, dit M. Arsène Darmesteter, les mots gardent l'empreinte +primitive que leur a donnée la pensée populaire. Les générations se +suivent, recevant des générations antérieures la tradition orale +d'expressions, d'idées et d'images qu'elles transmettent aux générations +suivantes.» Aussi peut-on lire, quand on est averti, toute l'histoire de +France dans un dictionnaire français. Je me rappelle un propos de table +de M. Renan. On parlait des Mérovingiens. «Le genre de vie d'un Clotaire +ou d'un Chilpéric, nous dit M. Renan, n'était pas bien différent de +celui que mène, de notre temps, un gros fermier de la Beauce ou de la +Brie.» Or, l'étymologie des mots _cour_, _ville_, _connétable_ et +_maréchal_ donne raison à M. Renan, en nous révélant le mode d'existence +des rois chevelus. En effet, la cour mérovingienne, la _cortem_, n'était +pas autre chose que la _cohortem_ ou basse cour des Romains. Les +_connétables_ étaient les chefs des écuries, et les _maréchaux_ les +gardiens des bêtes de somme. Et le roi résidait dans sa _villa_, +c'est-à-dire dans sa métairie. + +«Toutes les misères du moyen âge, dit M. Darmesteter, se révèlent dans +le _chétif_, c'est-à-dire dans le _captivum_, le prisonnier (_chétif_, +au moyen âge, signifie encore prisonnier), le faible incapable de +résister, dans le _serf_, l'esclave, ou dans le _boucher_, celui qui +vend de la viande de _bouc_. + +«On voit la féodalité décliner avec le _vasselet_ ou _vaslet_, le jeune +_vassal_, qui se dégrade au point de devenir le valet moderne, et la +bourgeoisie s'élever avec l'humble _minister_ ou serviteur, qui devient +le _ministre_ de l'État.» + +Tous les actes, toutes les institutions de la vie nationale ont laissé +leur empreinte dans la langue. On retrouve dans le français actuel les +marques qu'y ont mises l'église et la féodalité, les croisades, la +royauté, le droit coutumier et le droit romain, la scolastique, la +renaissance, la réforme, les humanités, la philosophie la révolution et +la démocratie. On peut dire sans exagération que la philologie, qui +vient de se constituer récemment en science positive, est un auxiliaire +inattendu de l'histoire. + +C'est le peuple qui fait les langues. Voltaire s'en plaint: «Il est +triste, dit-il, qu'en fait de langues comme d'autres usages plus +importants, ce soit la populace qui dirige les premiers pas d'une +nation.» Platon disait au contraire: «Le peuple est, en matière de +langue, un très excellent maître.» Platon disait vrai. Le peuple fait +bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes. +Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais, +en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n'a aucune idée +de la méthode scientifique. L'instinct lui suffit. C'est avec l'instinct +qu'on crée. Il n'y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus +sages et les plus savantes sont-elles tissues d'inexactitudes et de +bizarreries. Sans doute, on peut en ramener tous les faits à des lois +rigoureuses, parce que tout dans l'univers est sujet aux lois, même les +anomalies et les monstruosités. Le grand Geoffroy Saint-Hilaire n'a pas +fait autre chose que de déterminer avec la dernière rigueur les lois de +la tératologie. Il n'en est pas moins vrai de dire que le quiproquo et +le coq-à-l'âne entrent pour une certaine part dans la confection des +langues en général et, en particulier, de celle que Brunetto Latini +estimait la plus délectable de toutes. + +J'en citerai deux exemples curieux. + +Foie, vient de _ficus_ qui veut dire figue, ou, pour être tout à fait +exact, d'un dérivé de _ficus_. Comment? Le plus naturellement du monde. +Les Romains, qui devinrent gourmands dès qu'ils furent riches, ce qui +était fatal, les Romains recherchaient le foie gras préparé aux figues, +_jecur ficatum_ ou _ficatum_ tout court. Ce dernier mot, _ficatum_, +arriva à désigner, non seulement le foie en pâté de figues, mais encore +le foie tout simplement. Et voilà comment foie vient d'un dérivé de +_ficus_. + +L'étymologie de truie est analogue, mais plus curieuse encore. _Truie_ +est le latin populaire _troia_, le nom même de la ville de _Troie_! + +Les Romains appelaient _porcus troianus_ (en latin vulgaire _porcus de +Troia_) un porc qu'on servait à table farci de viande d'autres animaux. +C'était une allusion comique et tout à fait populaire au cheval de +Troie, à cette machine _foeta armis_, comme dit Virgile. De là, par +restriction ou par absorption du déterminé dans le déterminant, Troia +seul vint à prendre ce sens de _porc farci_, puis, grâce à sa +terminaison féminine, à se spécialiser au sens féminin. Truie est la +forme populaire de Troia, dont Troie représente la formation savante. + +Les caprices et les erreurs du langage sont innombrables; et ces +caprices s'imposent, ces erreurs ne sauraient être redressées. Les +savants voient le mal; ils n'y peuvent remédier. On a beau connaître +qu'il faudrait dire _l'endemain_ et _l'ierre_, on est bien obligé de +dire _le lendemain_ et _le lierre_. + +On parle pour s'entendre. C'est pourquoi l'usage est la règle absolue en +matière de langue. Ni la science, ni la logique, ne prévaudront contre +lui, et c'est mal s'exprimer que de s'exprimer trop bien. Les plus beaux +mots du monde ne sont que de vains sons, si on ne les comprend pas. +Voilà une vérité dont la jeune littérature n'est pas assez pénétrée. Le +style décadent serait le plus parfait des styles, qu'il ne vaudrait rien +encore, puisqu'il est inintelligible. Il ne faut pas trop raffiner ni +pécher par excès de délicatesse. L'Église catholique, qui possède au +plus haut point la connaissance de la nature humaine, défend à l'homme +de faire l'ange, de peur qu'il ne fasse la bête. C'est précisément ce +qui arrive à ceux qui veulent s'exprimer trop subtilement et donner à +leur «écriture» des beautés trop rares. Ils s'amusent à des niaiseries +et imitent les cris des animaux. Le langage s'est formé naturellement; +sa première qualité sera toujours le naturel. + + + + +M. BECQ DE FOUQUIÈRES + + +Je le proclame heureux et digne d'envie. Il est mort, mais il a vécu une +pleine vie, il a achevé son oeuvre et élevé son monument. C'est de M. +Becq de Fouquières que je parle. Combien j'estimais, combien j'enviais +cet honnête homme qui fut l'homme d'un seul livre! Je ne l'avais jamais +vu. Une fois seulement et trop tard, il me fut donné de le rencontrer. +Ce fut sur une petite plage normande où je passais l'été, voilà trois +ans. Il avait l'air d'un soldat. À le voir, l'oeil vague, la moustache +pendante, le dos rond, on eût dit un vieux capitaine rêveur et résigné. +L'expression de son visage trahissait une âme solitaire, innocente et +généreuse. Il allait silencieux, un peu las, triste et doux. Il me parla +tendrement, comme à quelqu'un qui a retrouvé dix vers inédits d'André +Chénier; mais sa voix tombait. Il semblait aspirer dès lors au repos +définitif qu'il goûte aujourd'hui. Peut-être il m'eût semblé moins +éteint s'il n'avait été accompagné, dans cette promenade le long de la +falaise, par M. José-Maria de Hérédia, l'excellent poète, qui est tout +éclat et toute sonorité, qui pétille, crépite et rayonne sans cesse. +Mais, sans ce contraste, il était visible que déjà Becq de Fouquières +consentait à mourir: il avait publié les oeuvres d'André Chénier, établi +le texte du poète avec autant d'exactitude qu'il est possible de le +faire actuellement; il avait éclairci, commenté, illustré ce texte par +des notes et des préfaces, par un recueil de documents et par des +lettres adressées tant à M. Antoine de Latour qu'à M. Prosper +Blanchemain et à M. Reinhold Dezeimeris. Sa tâche était faite. Rien ne +le retenait plus en ce monde, et la maladie, qui commençait à venir, ne +lui semblait pas trop importune. + +Sa vie fut modeste. Mais César, à le prendre au mot, s'en serait +contenté. Car M. Becq de Fouquières fut le premier dans son village. Il +laisse le renom de prince des éditeurs. Entendons-nous: son domaine +n'est pas celui où règnent les grands philologues, les Madvig et les +Henri Weil. Ceux-là sont des savants. M. Becq de Fouquières fut un +lettré. Le texte qu'il constitua est un texte français, presque +contemporain. Mais, comme il l'a dit lui-même avec raison: «Constituer +un texte est toujours une tâche délicate où les esprits les mieux +exercés peuvent souvent faiblir.» Le public n'a pas la moindre idée des +soins que prend un éditeur soucieux de ses devoirs, un Paul Mesnard, par +exemple, un Marty-Laveaux, ou un Maurice Tourneux. On ne peut établir +exactement une tragédie de Racine ou seulement une fable de La Fontaine +sans beaucoup d'application et un certain tour d'esprit qui ne +s'acquiert point. Pourtant les _Fables_ ont été imprimées du vivant de +La Fontaine, et Racine a revu lui-même l'édition complète de son +_Théâtre_, en 1697. Les difficultés grandissent quand il s'agit des +_Essais_, dont Montaigne a laissé en mourant un exemplaire corrigé qu'on +ne saurait ni tout à fait écarter, ni suivre tout à fait. La sagacité de +l'éditeur est mise a une épreuve plus redoutable encore en face des +pensées de Pascal et des poésies d'André Chénier. Ce sont là, on le +sait, des fragments épars et des ruines d'une nature particulière sur +lesquelles le chaos règne avec tous ses droits, les ruines d'un édifice +qui n'a jamais été construit. Ce que M. Ernest Havet a déployé de zèle +pour ordonner les pensées de Pascal, je n'ai pas à le dire ici. Quant à +Chénier, il trouva en M. Becq de Fouquières le plus amoureux et le plus +fidèle des éditeurs. C'est sa vie tout entière que M. Becq de Fouquières +consacra à la gloire d'André. + +Pour se préparer à sa tâche d'éditeur, non seulement il étudia, fragment +par fragment, vers par vers, mot par mot, les oeuvres inachevées de son +auteur, mais encore il le suivit pas à pas dans son existence terrestre +et il revécut la vie que le poète avait vécue, cette vie courte et +pleine, si généreusement dédiée à l'amitié, à l'amour, à la poésie et à +la patrie, cette vie toute chaude de mâles vertus. Il fréquenta les amis +d'André, les de Pange, les Trudaine, les Brézais. Il aima les femmes +qu'André avait aimées; il s'attacha aux ombres charmantes des Bonneuil, +des Gouy d'Arsy, des Cosway, des Lecoulteux et des Fleury. Bien plus: il +partagea les études du poète comme il en partageait les plaisirs. Le +fils de Santi L'Homaca avait appris le grec avec amour et, pour ainsi +dire, naturellement. Il vivait en commerce intime avec la muse +hellénique et la muse latine. M. Becq de Fouquières fréquenta, sur la +trace du jeune dieu, Homère et Virgile, les élégiaques latins, la +pléiade alexandrine, Callimaque, Aratus, Méléagre et l'Anthologie, et +Théognis et Nonnos. Il ne négligea pas les faiseurs de petits romans, +les diégématistes; il n'oublia ni Héliodore d'Émèse, ni Achille Tatius, +ni Xénophon d'Antioche, ni Xénophon d'Éphèse. Il n'oublia personne, +hormis toutefois Théodore Prodrome, qui composa, comme vous savez +peut-être, les _Aventures de Rhodate et de Dosiclès_. M. Becq de +Fouquières faillit en ce point. Il ne lut pas les _Aventures de Rhodate +et de Dosiclès_. Or, c'est précisément dans ce livre, c'est à Théodore +Prodrome que Chénier a emprunté un de ses chefs-d'oeuvre, le _Malade_: + + Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères. + +M. Reinhold Dezeimeris le lui fit bien voir, dans une élégante et +subtile dissertation. C'est là un exemple frappant et digne d'être +médité. Nous avons tous notre talon d'Achille. Si bien préparés que nous +soyons à la tâche qui nous incombe, il y a toujours un Théodore Prodrome +qui nous échappe. Il faut nous résoudre à ne pas tout savoir, puisque +Becq de Fouquières lui-même a ignoré une des sources de son poète. + +C'est en 1862 que cet éditeur plein d'amour donna sa première édition +critique des poésies d'André Chénier. Dix ans plus tard, il en donnait +une seconde bien améliorée et beaucoup enrichie, tant pour la notice que +pour le commentaire. + +Peu après, en 1874, M. Gabriel de Chénier publia la sienne. C'était un +robuste vieillard que M. Gabriel de Chénier. À quatre-vingts ans, il +portait haut la tête; ses épaules athlétiques s'élevaient au-dessus de +celles des autres hommes. Son visage était immobile et chenu, mais ses +yeux noirs jetaient des flammes. Il avait blanchi paisiblement dans un +bureau du ministère de la guerre, et il semblait revenir, comme un autre +Latour-d'Auvergne, de quelque armée de héros dont il eût été le doyen. +Un de nos confrères dont j'ai oublié le nom, un jeune journaliste, +l'ayant rencontré chez le libraire Lemerre, admira cette robuste +vieillesse et le prit pour un homme des anciens jours. Il courut au +journal annoncer en frémissant qu'il venait de voir l'oncle d'André +Chénier. En réalité, il n'avait vu que le neveu. M. Gabriel de Chénier +était le fils d'un des frères d'André, Louis Sauveur. Le beau vieillard +manquait absolument d'atticisme. Il avait beaucoup tardé à publier les +oeuvres de son oncle, et il voulait mal de mort à ceux qui l'avaient +devancé dans cette tâche. Il ne les nommait jamais par leur nom: il +disait le _premier éditeur_ pour désigner Latouche, à qui il reprochait +également d'être menteur, voleur et borgne. «La notice du premier +éditeur, affirmait-il, est un conte fait à plaisir.» Et il disait +encore: «Le premier éditeur, qui était privé d'un oeil et qui ne voyait +pas très nettement de l'autre, a mal lu.» + +Il accusait formellement le premier éditeur de lui avoir volé les +manuscrits d'André Chénier. La mort de ce «premier éditeur» n'avait pas +calmé sa haine. Il est à remarquer qu'il ne s'était plaint de rien tant +qu'avait vécu Latouche. Soyons justes: ce Latouche n'avait manqué ni de +tact ni de goût en publiant les poésies d'André. S'il fit subir au texte +sacré quelques changements dont nous sommes justement choqués +aujourd'hui, il servit bien, en définitive, la gloire du poète, alors +inconnu. Mais M. Gabriel de Chénier ne voulait pas qu'on touchât à son +oncle. C'était un homme extrêmement jaloux. Et, comme il avait l'esprit +très simple, il s'imaginait que tous ceux qui s'occupaient d'André +Chénier étaient des bandits. Il ne mettait pas la moindre nuance dans +ses sentiments. Il poursuivait vigoureusement d'une haine égale la +mémoire de M. de Latouche et la personne de M. de Fouquières. Il +appelait celui-ci «l'éditeur critique de 1862 et 1872», prenant garde de +jamais le désigner plus expressément. En vérité, c'était un vieillard +irascible. + +M. Becq de Fouquières l'était allé voir autrefois, avant de rien +publier. Mais, dès la première entrevue, il avait été traité en ennemi. + +«Cet homme sent la pipe,» avait dit M. de Chénier pour expliquer son +antipathie. En effet, il n'aimait pas le tabac, et il gardait depuis sa +jeunesse la certitude que les fumeurs étaient tous des débauchés et des +romantiques. M. de Fouquières, qui portait des moustaches, lui parut +l'un et l'autre. M. de Chénier avait les moeurs du jour en abomination. +On n'aurait pas pu lui tirer de la tête cette idée que la débauche est +une invention contemporaine. Il l'attribuait à la littérature. Tel était +le neveu d'André Chénier. Mais, quoi qu'il dît, à ses yeux, le grand +tort de M. Becq de Fouquières, celui qui ne pouvait se pardonner, était +de s'occuper des poésies d'André. Il y parut en 1874, quand M. Gabriel +de Chénier exposa ses griefs dans son édition tardive. Il fit là +d'étranges reproches à «l'éditeur critique de 1862 et 1872». Celui-ci, +par exemple, ayant dit innocemment qu'André Chénier avait traduit des +vers de Sapho au collège de Navarre, l'ombrageux neveu en fut tout +courroucé. Il répliqua, au mépris du témoignage d'André lui-même, que +cela n'était pas, que cela n'avait pu être. Et il ajouta: «On n'aurait +pas plus toléré alors qu'aujourd'hui, dans un collège, qu'un élève ait +en sa possession les poésies de Sapho.» + +M. Becq de Fouquières dut sourire doucement des raisons du vieillard. +J'ai le droit d'en sourire aussi peut-être; car, précisément, j'ai lu +Sapho au collège, dans un petit volume de l'édition Boissonnade, ou la +pauvre poétesse tenait fort peu de place. Hélas! le temps n'a respecté +qu'un petit nombre de ses vers. J'ajouterai que, plus tard, ce même +volume passa, avec le reste de ma collection des poètes grecs, dans la +bibliothèque du père Gratry, de l'Oratoire, dont l'ardente imagination +se nourrissait de science et de poésie. Au fait, que croyait donc M. +Gabriel de Chénier des poésies de Sapho? S'imaginait-il, par hasard, +qu'il y eût dans ces beaux fragments de quoi ternir l'innocence, déjà +expirante, du jeune André? Ce serait une étrange méprise. + +La querelle de MM. Becq de Fouquières et Gabriel de Chénier restera +mémorable dans l'histoire de la république des lettres. M. de Fouquières +avait cité le mot bien connu de Chênedollé: «André Chénier était athée +avec délices.» Le neveu répondit avec assurance: «André, qui avait une +intelligence si supérieure, qui savait si bien admirer les merveilles de +la nature et comprendre les grandeurs infinies de l'univers, ne pouvait +être supposé atteint de cette infirmité de l'esprit humain qu'on appelle +l'athéisme que par un homme qui aurait été l'ennemi de la philosophie du +dix-huitième siècle.» Ces paroles respirent la conviction, mais elles ne +prouvent rien. Il demeure certain que l'idée de Dieu est absente de la +poésie d'André Chénier. M. de Chénier voulait que son jeune oncle, qu'il +protégeait, fut pieux et chaste. Il fut scandalisé quand M. Becq de +Fouquières soupçonna des maîtresses au poète des _Elégies_, au chantre +érotique de _la Lampe_. Ces soupçons étaient assez fondés, pourtant. +André lui-même a dit quelque part: «Je me livrai souvent aux +distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse.» On +savait que cette Camille, «éperduement aimée», n'était autre que la +belle madame de Bonneuil, dont la terre touchait à la forêt de Sénart. +Amélie, Rose et Glycère ne semblaient pas tout à fait des fictions +poétiques, non plus que les belles et faciles Anglaises dont André a +immortalisé les formes dans de libres épigrammes grecques. On parlait de +madame Gouy-d'Arcy, de la belle mistress Cosway, en qui le poète vantait + + La paix, la conscience ignorante du crime, + Et la sainte fierté que nul revers n'opprime. + +Il semblait bien que l'ardent et fier jeune homme eût goûté la beauté de +la femme jusqu'au pied de l'échafaud, il semblait qu'il eût alors +regardé d'un oeil ardent cette _jeune captive_, cette duchesse de Fleury +dont madame Vigée-Lebrun a dit: «Son visage était enchanteur, son regard +brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus, et son esprit supérieur.» + +Mais M. Gabriel de Chénier déclara, d'un ton qui n'admettait pas de +réplique, qu'il n'y avait ni Bonneuil, ni d'Arcy, ni Cosway, ni Fleury, +qu'Amélie, Rose et Glycère n'avaient jamais existé, et que c'était un +bien bon jeune homme que l'oncle dont il était le neveu. «De ce +qu'André, dit-il, put quelquefois prendre part aux soupers où se +trouvaient réunis ses jeunes amis de collège et des beautés faciles, de +ce que dans ses élégies, on trouve la trace de ces exceptions à ses +habitudes studieuses et tranquilles, il ne faut pas en conclure que sa +vie fût dissipée et livrée à des plaisirs échevelés.» Et, feignant de +croire que «l'éditeur critique de 1862 et 1872» a fait d'André un +débauché, le grave neveu s'écrie: Il a agi ainsi «pour expliquer et +justifier peut-être les dissipations et les folles orgies de nos jours». +Cela n'est-il par admirable et n'avais-je pas raison de vous dire que +cette querelle est vouée à l'immortalité? + +Après avoir découvert avec tant de perspicacité le mobile auquel +obéissait M. Becq de Fouquières, son entêté contradicteur ajoute: «Ils +ont prétendu qu'André avait été amoureux d'un grand nombre de femmes... +Il n'en était pourtant rien, et ce qui le prouve, c'est la fraîcheur, +c'est la vivacité de l'amour qu'il exprime. Un homme blasé par les +plaisirs, rassasié de maîtresses, n'a plus l'imagination si fraîche, si +ardente, si féconde.» Qu'en dites-vous?... Mais il ne s'en tient pas là; +il lance un dernier argument qui révèle toute sa candeur: «André, +dit-il, avait trop de philosophie pour user des choses jusqu'à l'abus.» +M. Becq de Fouquières, ai-je besoin de le dire, ne crut jamais à un +André Chénier si raisonnable. Il persista à le voir violent, fougueux, +excessif, se donnant sans mesure à tout ce qui sollicitait son âme +mobile et prompte, ardent à l'amour, à la haine, au travail, plein de +vie et d'âme et de génie. + +Quant à M. Chénier, il n'était pas homme à en démordre. Tout au plus +accorda-t-il que Fanny, la vertueuse Fanny avait réellement existé, et +que peut-être André l'avait aimée. «Mais, se hâte-t-il d'ajouter, cet +amour, si amour il y eut, ne fut jamais un amour comme on l'entend +aujourd'hui.» Hélas! on l'entend aujourd'hui tout de même qu'autrefois. +Ce sont les choses de l'amour qui changent le moins. Et, si quelque +jeune curieuse demande aujourd'hui, comme autrefois l'héroïne +d'Euripide: «Qu'est-ce donc qu'aimer?» Il faudra lui répondre encore +avec la vieille Athénienne du poète: «Ô ma fille, la chose la plus douce +à la fois et la plus cruelle!» + +C'est ce que pensait, sans doute M. Becq de Fouquières. Il était +indulgent: car il savait que les hommes ne valent que par les passions +qui les animent, et qu'il n'y a de ressources que dans les fortes +natures. + +Il avait vu son dieu, son André, jeter d'abord au hasard les flammes de +son ardente jeunesse. Puis, se calmant, se purifiant chaque jour par le +travail, la réflexion et la souffrance, atteindre enfin, en quelques +années, aux chastes mélancolies de l'amour idéal. Tel est, en effet, le +sentiment qu'inspira au poète, dans les derniers mois de sa vie, la muse +pudique, la douce hôtesse de Luciennes, la charmante madame Laurent +Lecoulteux. + +Cette dame, la Fanny du poète, était comme on sait, la fille de la belle +madame Pourrat, dont Voltaire avait vanté la grâce et l'esprit. Or, +Fanny, pour lui laisser son nom d'amour et d'immortalité, Fanny avait +une soeur, la comtesse Hocquart, qui vécut assez longtemps pour apporter +son témoignage aux générations nouvelles. Cette dame a dit d'André, +qu'elle avait souvent vu chez sa mère et sa soeur: «Il était à la fois +rempli de charme et fort laid, avec de gros traits et une tête énorme.» + +C'est précisément ainsi qu'il nous apparaît sur le portrait que Suvée +peignit à Saint-Lazare, le 29 messidor an II. Mais à l'idée de cette +tête énorme et de ces gros traits, M. Gabriel de Chénier se fâcha tout +rouge contre madame Hocquart et contre «l'éditeur critique de 1862 et +1872», qui avait recueilli le propos de cette dame. Sans s'arrêter à une +maxime du poète qui écrivit dans le canevas de son _Art d'aimer_ cette +pensée consolante: «Les beaux garçons sont souvent si bêtes,» le zélé +neveu crie à la calomnie: «Tout le monde sait, dit-il, qu'André était +beau!» Et il veut le prouver en citant ces lignes d'une lettre que lui +avait autrefois adressée le général marquis de Pange: «J'ai connu votre +oncle; J'ai retrouvé ses traits en vous, dès le premier moment que je +vous ai vu.» + +Ce pauvre M. de Chénier n'était pas capable de faire une bonne édition: +il faut pour cela savoir douter; et c'est ce qu'il ignorait le plus, +bien qu'il ignorât généralement toutes choses. Son édition est pourtant +utile. On la recherche justement, moins encore parce qu'elle est bien +imprimée que parce qu'elle contient plusieurs morceaux inédits, tirés +des manuscrits conservés dans la famille. M. Becq de Fouquières fit un +petit volume tout exprès pour relever les bévues de M. de Chénier. Il +les releva avec autant de sûreté que de grâce. Il y mit du savoir et n'y +mit point de méchanceté. Il fallait qu'il fût attaqué injustement pour +qu'on sût à quel point il était galant homme. En cela encore, je +l'estime heureux. Il n'a point vécu en vain; il laisse de bonnes +éditions d'un grand poète, qui fut aussi un excellent prosateur, un +écrivain nerveux et concis. On ne sait pas assez qu'André Chénier +compte, pour sa prose, parmi les grands écrivains de la Révolution. Sans +M. Becq de Fouquières on ne le saurait pas du tout. M. Becq de +Fouquières a réalisé le dessein que formait Marie-Joseph Chénier, dans +l'enthousiasme fugitif de ses regrets, quand il disait éloquemment: + + Auprès d'André Chénier, avant que de descendre, + J'élèverai la tombe où manquera sa cendre, + Mais où vivront du moins et son doux souvenir + Et sa gloire et ses vers dictés pour l'avenir. + +Ce monument, que Marie-Joseph n'éleva point, est enfin achevé: c'est la +double édition critique (_Poésie_ 1872, _Prose_ 1886). Si, comme le veut +M. Renan, les esprits envolés de cette terre s'assemblent dans les +Champs-Elysées selon leurs goûts et d'après leur affinités, s'ils +forment des groupes harmonieux, à coup sûr M. Becq de Fouquières +entretien en ce moment François de Pange et André Chénier, sous l'ombre +des myrtes. Assise près d'eux, sur un banc de marbre, Fanny joue avec +son petit enfant qu'elle a retrouvé. M. de Fouquières demande au poète +si le fragment qui commence par ces mots: _Proserpine incertaine_ est +authentique, bien que M. Gabriel de Chénier ne l'ai point admis dans son +texte, et il réclame instamment des vers inédits pour une édition +céleste. Que ferait-il parmi les ombres s'il n'éditait point? Il serait +doux de penser que les choses fussent ainsi là ou nous irons tous. De +rigoureuses doctrines y contredisent peut-être; mais un excellent +académicien qui aime beaucoup les livres, M. Xavier Marinier, incline à +croire qu'il y a des bibliothèques dans l'autre monde. + + + + +M. CUVILLIER-FLEURY + + +M. Cuvillier-Fleury, dont on célébrait hier les funérailles, a duré dans +la critique littéraire plus d'un âge d'homme. Le journalisme s'honore de +ce robuste talent si longtemps exercé. Ce n'est point assez de rendre +mes respects à cet écrivain plein de probité. Je voudrais, si j'en avait +l'art et le loisir, esquisser son image: elle vaut qu'on la dessine. +Mais prenons garde, la figure de M. Cuvillier-Fleury n'était pas de +celles que le peintre doit flatter. Aux caresses d'un pinceau trop +moelleux elle perdrait tout son caractère, et ce serait dommage. Il y +faut aller à grands traits. Son mérite était solide, son charme était +sévère. Il mettait de la dignité jusque dans l'enjouement. On sait qu'il +se garda toujours des grâces légères et du facile sourire. Parfois +peut-être se défendit-il moins bien contre la solennité. + +Pourtant il n'était ni triste ni sévère. Ce n'était point un mécontent, +loin de là; il inclinait même à l'optimisme. Il croyait au bien. Il +avait en diverses matières la conviction du professeur, qui, quoi qu'on +dise, est aussi forte que la foi du charbonnier. Il voulait être juste +et même il savait être modéré, bien qu'il fût extrêmement attaché à ses +idées et à ses goûts. Et cet honnête esprit n'était point un esprit +borné. Il n'enfermait pas sa critique dans des jeux d'école et ne +s'amusait pas aux bagatelles littéraires. Il cherchait l'homme sous +l'écrivain. C'est l'homme qu'il étudiait, l'homme moral, l'homme social. +Aussi ses opinions ont trouvé du crédit et gardé de l'intérêt. Les +livres dans lesquels il les a recueillies, _Posthumes et Revenants_, +_Études et Portraits_, se lisent encore très bien aujourd'hui. J'en ai +fait l'expérience ce matin même, en feuilletant avec un noble plaisir +les études que M. Cuvillier-Fleury consacrait, il y a quinze ans et +plus, à des personnages du XVIIIe siècle: à cet aimable chevalier de +Boufflers et à cette exquise madame de Sabran, la plus sage des âmes +tendres; à madame Geoffrin et à son «cher enfant» le roi de Pologne; à +la maréchale de Beauveau, en qui l'athéisme prenait la douceur d'une +sainte espérance; à Marie-Antoinette, envers laquelle M. +Cuvillier-Fleury n'eut qu'un tort, celui de tenir pour authentiques les +lettres publiées par M. d'Hunolstein. Mais comment ne s'y serait-il pas +trompé, puisque Sainte-Beuve lui-même y fut pris à demi? Ce sont là des +pages solides et, si l'on y trouve quelque pesanteur, c'est qu'elles +sont pleines de choses. Il n'est point aisé d'être léger quand on n'est +point vide. Et si, dans quelque idéale promenade sur un chemin de +fleurs, levant tout à coup les yeux, vous voyez des formes solides, où +se révèle la plénitude de la vie, flotter au milieu des airs, comme des +ombres fortunées, jetez-vous à genoux et adorez-les: elles sont divines. + +L'inspiration du critique n'avait point d'ailes; mais elle marchait +droit et ferme. Il y a beaucoup de traits louables dans la physionomie +morale de M. Cuvillier-Fleury. Entre autres, il en est un tout à fait +original. C'est la fidélité. M. Cuvillier-Fleury demeura attaché jusqu'à +la mort aux idées, aux amitiés, aux cultes de sa lointaine jeunesse. Il +ne voulait point qu'on lui fît un mérite de cette constance qui honore +sa vie: «Je me croirais bien humble, disait-il, de me glorifier de cette +vertu, n'en connaissant pas de plus simple à concevoir, ni de plus +facile à pratiquer.» Dès 1830, époque à laquelle il écrivit une notice +sur le comte Lavallette, sa foi était fixée. M. Cuvillier-Fleury était +désormais attaché à la monarchie libérale. + +On lit, à la dernière page de l'intéressante notice dont je parle, une +phrase qui donne à penser, bien qu'elle soit toute simple. C'est +celle-ci: «Le comte Lavallette est mort plein de jours, à la soixante et +unième année de son âge.» L'homme, le même homme qui s'exprimait ainsi à +vingt-huit ans me disait à moi, un grand demi-siècle plus tard, en +parlant d'un candidat à l'Académie qui marchait, comme on dit, sur ses +soixante-quatre ans: «Il est jeune.» Ô contradiction terriblement +humaine! ô contradiction touchante! Comme il est naturel de changer +ainsi de sentiment sur l'âge et la figure des hommes! Il disait juste +dans les deux rencontres. Tous tant que nous sommes, nous jugeons tout à +notre mesure. Comment ferions-nous autrement, puisque juger, c'est +comparer, et que nous n'avons qu'une mesure qui est nous? Et cette +mesure change sans cesse. Nous sommes tous les jouets des mobiles +apparences. + +À ce mot: «Il est jeune,» je compris que M. Cuvillier-Fleury me +regardait comme un enfant, moi qui n'avais pas soixante-quatre ans, ni +même quarante. En effet, ma jeunesse l'émerveillait. Il ne se lassait +pas de me dire: «Quoi! vous avez trente-six ans!» Et il semblait aspirer +à pleines narines tout l'air du temps qui s'ouvrait devant moi. Et il +trouvait cela bon; car il aimait la vie. Comme il me traitait avec +beaucoup de faveur, il daigna me demander un jour ce que j'écrivais dans +le moment. J'eus le malheur de lui répondre que c'était des souvenirs. +Je le lui dis tout doucement, en lui marquant, par l'inflexion de ma +voix, combien ces souvenirs étaient intimes et modestes. Pourtant je vis +que je l'avais fâché. + +--Des souvenirs! s'écria-t-il étonné. À votre âge, des souvenirs! + +--Hélas! monsieur, répondis-je en hésitant, n'ai-je pu noter mes +impressions d'enfance? + +Mais il ne voulut rien entendre et reprit avec une sévérité dont je ne +méconnus pas la secrète bienveillance: + +--Monsieur, l'Académie ne verrait pas avec plaisir que vous eussiez des +souvenirs. + +Je confesse que je fis tout de même un petit livre de mes souvenirs. + +Plusieurs fois, depuis lors, je visitai M. Cuvillier-Fleury dans la +maisonnette de l'avenue Raphaël, où il terminait sa longue existence en +un repos modeste et décent. Il était entouré de souvenirs. Je n'ai vu +nulle part ailleurs tant de meubles en acajou plaqué et tant de +tapisseries à la main. Tout, chez M. Cuvillier-Fleury, tout, portraits, +statuettes, étagères, lampes de porcelaine, pendules à sujet, et +jusqu'au petit chien en laines multicolores qui fait le dessus d'un +tabouret, tout parlait du règne de Louis-Philippe, tout disait +l'épanouissement de la vie bourgeoise. + +Devenu aveugle, M. Cuvillier-Fleury supporta cette infirmité avec une +admirable constance. Il gardait, dans son coeur encore chaud, l'amour des +lettres et le goût des choses de l'esprit. Au bord de la tombe, et déjà +le front dans la nuit éternelle, il parlait de l'Académie avec un filial +orgueil dont l'expression restait attendrissante alors même qu'elle +faisait sourire. Les visites des candidats chatouillaient ce coeur de +quatre-vingts ans. Les petites affaires du Palais Mazarin le +transportaient. Eh quoi! ne faut-il pas amuser la vie jusqu'au bout? + +C'était un vif vieillard qui s'échauffait sur la littérature et sur la +grammaire. Sa conversation était nourrie de morale et d'histoire; elle +avait moins de finesse que de vigueur et était coupée de citations +latines faites avec bonhomie. Il appliquait volontiers Virgile aux soins +domestiques, et demandait à boire avec un hémistiche de l'_Énéide_. + +Ses livres, rangés tout autour de son cabinet dans un ordre minutieux, +composaient une bonne bibliothèque de travail, à laquelle ne manquaient +ni les classiques ni les collections de mémoires. Un jour qu'il m'avait +fait l'honneur de me recevoir dans cette pièce, il se leva soudainement +au milieu d'une conversation dont il faisait tous les frais avec ses +souvenirs, et il me demanda affectueusement mon bras pour faire le tour +de la chambre. Il était tout à fait aveugle alors. Je l'aidai à faire la +revue de sa bibliothèque. Il s'arrêtait à chaque instant, mettait la +main sur un livre et, le reconnaissant au toucher, il le désignait par +son titre. Tout à coup sa main passa sur les tranches dorées d'un +_Cicéron_ que je vois encore. C'est une édition du dernier siècle, en +vingt ou vingt-cinq volumes in-octavo; l'exemplaire porte une reliure de +veau fauve. En le caressant de ses doigts tremblants, le vieillard +frissonna. + +--Mon prix d'honneur! s'écria-t-il. Je l'ai obtenu en 1819. J'étais +alors en rhétorique, à Louis-le-Grand. Je le lègue à... + +Et il prononça deux noms: le nom de l'admirable compagne qui devait +bientôt lui fermer les yeux et celui du prince dont il avait été le +maître, puis le confrère et l'ami. + +Tandis qu'il parlait, ses yeux éteints s'étaient mouillés de larmes. +J'étais seul à le voir. Il me toucha; car je vis aussitôt tous les +vieillards en celui-là. Au déclin de la vie, les souvenirs de notre +jeunesse envolée ne nous envahissent-ils pas d'une douce et délicieuse +tristesse? Heureux le roi de Thulé! Heureux aussi le vieux critique de +l'avenue Raphaël! Heureux qui meurt en pressant sur son coeur la coupe +d'or de la première amante ou le livre témoin d'une studieuse +adolescence! Les reliques du coeur et celles de l'esprit sont également +chères et sacrées. + +Il me semble que cette anecdote, pour peu qu'on l'ornât, ferait assez +bon effet dans l'éloge académique de M. Cuvillier-Fleury. Je puis me +tromper, faute d'étude et de vocation. En tout cas, c'est de bon coeur +que je l'offrirais au successeur de l'académicien zélé que nous +enterrons aujourd'hui, à M. J.-J. Weiss, par exemple[14]. + + + + +M. ERNEST RENAN + +HISTORIEN DES ORIGINES + + +M. Ernest Renan nous donnera, la semaine prochaine, le tome premier +d'une _Histoire d'Israël_ qui comprendra trois volumes. Cet ouvrage +formera une sorte d'introduction à l'histoire des _Origines du +Christianisme_. Quand il sera publié, M. Renan aura achevé sa vaste +entreprise. Il aura recherché les sources profondes de la religion qui +devait alimenter tant de peuples, et qui, aujourd'hui encore, partage +avec le bouddhisme et l'islamisme l'empire des âmes. + +De quelque manière qu'on envisage les obscurs commencements de ces +grandes idées qui nous enveloppent de toutes parts et nous pénètrent, +quelque compte qu'on se rende de l'élaboration d'un si haut idéal, on +reconnaîtra que M. Ernest Renan ne s'était pas trompé sur la nature et +l'étendue de ses aptitudes, en dirigeant son esprit vers de telles +recherches. Le sujet exigeait les qualités les plus rares de +l'intelligence, et même les plus contradictoires. Il y fallait un sens +critique toujours en éveil, un scepticisme scientifique capable de +défier toutes les ruses des croyants et leurs candeurs plus puissantes +que leurs ruses. Il y fallait, en même temps, un vif sentiment du divin, +un instinct secret des besoins de l'âme humaine et comme une piété +objective. Or, cette double nature se rencontre en M. Ernest Renan avec +une extraordinaire richesse. Étranger à toute communion de fidèles, il a +au plus haut point le sentiment religieux. Sans croire, il est +infiniment apte à saisir toutes les délicatesses des croyances +populaires. Si l'on veut bien me comprendre, je dirai que la foi ne le +possède point, mais qu'il possède la foi. Heureusement doué pour son +oeuvre, il s'y prépara sérieusement. Né artiste, il se fit savant. Sa +jeunesse fut vouée à un labeur acharné. Pendant vingt ans, il étudia +jour et nuit, et acquit une telle habitude de l'effort qu'il put +accomplir dans sa maturité de grands travaux avec la quiétude d'un génie +contemplatif. Aujourd'hui, tout lui est facile, et il rend tout facile. +Enfin, il est artiste, il a le style, c'est-à-dire les nuances infinies +de la pensée. + +Il faut dire que, si M. Renan était fait pour écrire sur les origines du +christianisme, il vint au moment propice. Le travail était préparé, les +esprits disposés. La curiosité était née avec le doute. La philosophie +du dix-huitième siècle avait affranchi les intelligences et pénétré même +la théologie protestante. Les textes, longtemps sacrés, étaient étudiés +avec beaucoup de critique en France, avec beaucoup de savoir en +Allemagne. M. Renan trouva tout préparés les matériaux de son histoire. +La substance était là. Il lui donna la forme, il lui donna l'âme, étant +artiste et poète. + +C'est généralement une imprudence de croire à la nouveauté des idées et +des sentiments. Il y a longtemps que tout a été dit et senti, et nous +retrouvons le plus souvent ce que nous croyons découvrir. Pourtant, les +intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle: celle de +comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. De tout +temps, sans doute, l'homme a gardé quelques souvenirs et fixé quelques +traditions. Il a depuis longtemps des annales écrites, et c'est même ce +qui le distingue des animaux, autant et plus que l'habitude de porter +des vêtements. Il disait bien: «Nos pères faisaient ceci ou cela.» Mais +les différences qu'il y avait d'eux à lui ne le frappaient guère. Il +prêtait volontiers au passé le plus lointain la figure du présent. Il +n'était point sensible aux diversités profondes que le temps apporte +dans les modes de la vie. Il se figurait l'enfance du monde sous les +traits de sa maturité. Cette tendance est frappante dans les historiens +anciens, et particulièrement chez Tite-Live, qui fait parler les rudes +pâtres du Latium comme des contemporains d'Auguste. Elle est plus +frappante encore dans tout l'art du moyen âge, qui donnait aux rois de +l'antique Juda la main de justice et la couronne fleurdelisée des rois +de France. Avec Descartes, l'intelligence humaine franchit un abîme. +Pourtant, la tragédie du dix-septième siècle, dans laquelle la +connaissance de l'homme abstrait est parfaite, suppose, chez Racine +lui-même, l'invariabilité des moeurs à travers les âges. Le dix-huitième +siècle, bien qu'il s'inquiétât beaucoup des origines, se représentait +volontiers Solon sous la figure de Turgot et Sémiramis dans le manteau +royal de Catherine II. Il semble que l'image véritable du passé nous ait +été révélée par la grande école historique de notre siècle. Il semble +que le sens des origines soit un sens nouveau, ou du moins un sens +nouvellement exercé chez l'homme. Je le crois, bien qu'il puisse y avoir +là une part d'illusion. Les générations qui viendront après la nôtre +diront peut-être que nous avions une vue de l'antiquité bien ridicule et +bien démodée. Toutefois, il est certain que nous avons créé en quelques +parties l'histoire comparée de l'humanité. De jeunes sciences, +l'ethnographie, l'archéologie, la philologie y ont contribué pour une +grande part. L'homme très ancien nous apparaît aujourd'hui avec une +physionomie, avec un caractère qui pourrait bien être le vrai; qui, du +moins, s'en rapproche. Eh bien, ce sens des origines, cette divination +du passé perdu, cette connaissance des humanités enfantines et neuves, +M. Renan les possède au plus haut degré. Il l'a montré dans toutes les +parties de son ouvrage qui confinent à la légende et présentent des +scènes primitives, que le soleil de l'histoire n'a pas éclairées. Il a +découvert avec un flair spécial, un tact parfait, ce qui demeurait noyé +dans le crépuscule du matin. + +Cet art, ce don, comme on voudra l'appeler, M. Renan a dû l'exercer +pleinement dans cette histoire d'Israël, dans cette antique histoire +qu'on voit sortir toute sauvage de contes d'enfants et de poésies +rustiques. Il a rapporté de ses voyages en Orient des fonds toujours +vrais pour ces scènes pastorales ou guerrières, dont son intelligence +d'artiste retrouve la forment le sentiment. Il ne convient pas de parler +aujourd'hui de son livre. J'essaye seulement d'indiquer les qualités +essentielles de l'historien, surtout celles qu'il a montrées dans un +chapitre déjà connu, celui de Saül et de David. Je ne puis me défendre +de donner ici le portrait que M. Renan trace de plus ancien roi +d'Israël. C'est un excellent exemple à l'appui de ce que je viens +d'avancer. + +«Il (Saül) demeurait habituellement dans son bourg d'origine, à Gibéa de +Benjamin, qui fut de lui appelé Gibéa de Saül. Il menait là, en famille, +sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble, +cultivant ses champs quand il n'était pas en guerre, ne se mêlant, du +reste, d'aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. À chaque +nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins où tous les +officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au +mur. Il avait, pour exécuter ses ordres, des _râcim_, «coureurs», +analogues au chaouch de l'Orient moderne. Du reste, rien qui ressemblât +à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parents, +comme Abner, lui tenaient compagnie. C'était une espèce de noblesse +rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en +trouve à la base des monarchies durables.» + +Nous sommes loin de l'obscur et noble Saül de la tradition. Comme ce roi +des pasteurs est devenu intelligible et clair! Le David de M. Renan est +plus intéressant encore. Qu'il semble vivant, dans sa gentillesse de +jeune brigand, dans sa ruse de chef avide, dans sa cruauté naïve et dans +sa poésie de sauvage! Je songeais, en lisant ces pages fines et fortes, +qu'il est amusant pour le curieux de vivre en un temps comme celui-ci, +en un temps où l'on peut comparer le petit David en burnous de M. Ernest +Renan au majestueux David que la statuaire du treizième siècle nous +montre pensif dans sa barbe blanche, sous sa lourde couronne, et tenant +entre ses doigts la lyre prophétique. + +Oui, je me disais qu'il est intéressant et doux de vivre en un temps où +la science et la poésie trouvent chacune son compte, puisqu'une large +critique nous montre tout ensemble, d'une façon merveilleuse, et le +bourgeon plein de sève de la réalité et la fleur épanouie de la légende. + + + + +LA VERTU EN FRANCE + +_La Vertu en France, par M. Maxime du Camp. 1 vol. in-8°._ + + +Il y a dans Athènes, au pied de l'Acropole, un petit temple charmant +dédié à la Victoire. Ce temple porte sur une de ses faces un bas-relief +représentant la déesse occupée à délier la courroie de ses sandales. +Elle annonce ainsi sa volonté de demeurer parmi les descendants de +Thémistocle et de Miltiade. Mais c'est en vain que ses pieds sont nus: +la Victoire a des ailes. Le jour est proche qui la verra s'envoler loin +des Athéniens. Aucune nation, fût-elle peuplée de héros, n'a retenu +longtemps dans ses bras cette sanglante infidèle. Et pourquoi +serait-elle constante? Elle sait qu'aussitôt qu'elle revient, elle est +pardonnée. Pourtant, le sculpteur attique avait conçu là une belle +allégorie. Je veux l'imiter en imagination et la rendre plus vraie. Je +me figure, non plus la Victoire, mais la Vertu assise à quelque humble +foyer de notre pays de France et rejetant loin d'elle son manteau de +voyage, désormais inutile. Je place, en pensée, cette figure en tête du +nouveau livre de M. Maxime du Camp, comme un frontispice symbolique. La +vertu, sans doute, est de tous les pays et de tous les âges. Sa présence +est partout nécessaire, les peuples ne subsistent que par elle; mais il +est vrai de dire qu'elle aime les Français et que leur terre est sa +terre de dilection. La vertu! il y a beau temps qu'elle est de chez +nous. Je ne sais pas de peuple chez lequel elle ait montré tant de force +unie à tant de grâce. Elle tenait nos pères par la main. Et, +aujourd'hui, nous la suivons encore. Oui, ce jour même!... On a beau +étaler les scandales: nous savons que, derrière cette surface de honte, +il y a en réalité les vertus militaires et civiles d'une population +honnête qui travaille et qui sert. Il faut louer M. Maxime du Camp +d'avoir écrit, d'avoir publié, à cette heure, un livre sur la vertu en +France, un livre d'exemples, un simple recueil de récits véritables. + +On sait que M. Maxime du Camp s'est fait, depuis plusieurs années, +l'annaliste de la charité contemporaine. Il tient avec une émotion +contenue et une parfaite exactitude le registre du bien. Ses travaux sur +les institutions de bienfaisance sont des modèles de clarté et de +précision. Il a tout vu par lui-même, et l'on dit que, pour mieux +observer ce qu'il voulait peindre, il s'est mêlé plus d'une fois aux +pauvres dans les asiles de nuit: un attrait puissant l'entraîne à tous +les rendez-vous de la misère et de la charité. C'est cet attrait, allié +à un patriotisme vrai, qui l'a poussé à écrire son nouveau livre de _la +Vertu en France_. + +«Quand j'étais petit garçon--dit-il,--j'ai lu _la Morale en action_, et +j'ai reconnu que, pour écrire ce volume, on avait compulsé les annales +de tous les temps et de tous les peuples. Je me suis demandé si notre +histoire contemporaine, c'est-à-dire celle qui commence avec le siècle +et se prolonge jusqu'à nos jours, n'offrirait pas une suite de récits +propres à démontrer que notre époque, trop décriée, n'est pas inférieure +aux époques passées, et s'il ne serait pas possible d'y récolter une +série de faits analogues à ceux que l'on a jadis offerts à notre +admiration?» + +Il a cherché et il a trouvé. Il a cent fois rencontré sur nos routes le +bon Samaritain. Il a surpris beaucoup de belles oeuvres obscures et il a +conté les plus belles. Oui, la vertu est partout, dans les champs, dans +les faubourgs; elle court les rues de Paris. + +Entendez bien ce qu'on nomme vertu. C'est la force généreuse de la vie. +La vertu n'est pas une innocente. Nous adorons la divine innocence, mais +elle n'est pas de tous les âges et de toutes les conditions; elle n'est +pas préparée à toutes les rencontres. Elle se garde des pièges de la +nature et de l'homme. L'innocence craint tout, la vertu ne craint rien. +Elle sait, s'il le faut, se plonger, avec une sublime impureté, dans +toutes les misères pour les soulager, dans tous les vices pour les +guérir. Elle sait ce qu'est la grande tâche humaine et qu'il faut +parfois se salir les mains. _Inquinandæ sunt manus_. Guerrière ou +pacifique, elle est toujours armée. Elle charge le fusil du soldat et +met le scalpel aux mains des chirurgiens. M. Maxime du Camp l'entend +bien ainsi. Il la veut active et forte. C'est véritablement une _morale +en action_ qu'il a composée. Ses devanciers, les Blanchard, les Bouilly +n'étaient que de fades apologistes du sentiment. Le livre de M. Maxime +du Camp, bien que destiné à la jeunesse, est plein de mâles pensées. + +Si l'on compare entre eux les humbles et sublimes acteurs de la charité +et du dévouement qui revivent dans ce livre, on ne sait à qui donner la +palme, on hésite entre la pauvre paysanne qui meurt de sa bonté +inguérissable, la soeur de charité, la servante magnanime, le marin, le +soldat. Pourtant, c'est peut-être à ces derniers, c'est peut-être aux +soldats et aux marins que revient l'honneur des plus beaux et des plus +pénibles sacrifices. L'héroïque Gordon n'a-t-il pas dit: «Un soldat ne +peut pas faire plus que son devoir.» Écoutez ce que M. du Camp dit du +lieutenant Bellot qui périt dans les glaces, après d'inimaginables +fatigues: «Son action d'éclat n'a pas été d'un moment, elle a duré +pendant des années sans qu'une défaillance apparente l'ait affaiblie. Il +portait si haut l'honneur de sa nationalité et de son uniforme, que rien +ne pouvait attiédir son courage. Lorsqu'au mois de mai 1852, il remonte +à bord du _Prince Albert_, après sa longue exploration de trois mois, il +écrit: «J'avais un dur apprentissage à faire, et tous ici, excepté moi, +avaient des fatigues de pareils voyages une expérience qui m'était +complètement étrangère. Que de tourments au moral, d'ailleurs, +n'avais-je point, qui se joignaient aux difficultés matérielles! Mais +j'ai renfermé en moi-même ces luttes d'un moment et personne ne peut +dire qu'un officier français a fléchi là où d'autres ne faiblissaient +pas.» + +Voilà des exemples capables de gonfler les coeurs les plus amollis. Que +M. Maxime du Camp a été bien inspiré en les retraçant avec la sobriété +et la simplicité qui convenaient! + +Son livre, je l'ai dit, est destiné à la jeunesse. En achevant de le +lire, j'ai fait une réflexion que les jeunes gens, par bonheur, ne +feront pas. Elle est triste. Je la dirai pourtant. Il faut parler des +grandes choses de l'homme et de la vie avec une entière sincérité. À +cette condition seulement, on a le droit de parler au public. + +Or, ce qui frappe quand on lit les actions de ces hommes qui se +dévouèrent jusqu'à la mort, c'est la sublime impuissance de leur +courage, c'est la stérilité imméritée de leur sacrifice. Le dévouement +et l'héroïsme sont comme les grandes oeuvres d'art: ils n'ont d'objet +qu'eux-mêmes. On dirait presque que leur inutilité fait leur grandeur. +On se dévoue pour se dévouer. L'objet des plus beaux sacrifices est +souvent indigne, quelquefois nul. Par la fureur d'une sorte de sublime +égoïsme, la charité ressemble à l'amour. Sans doute la vertu est une +force; c'est même la seule force humaine. Mais sa destinée fatale, est +d'être toujours défaite. Elle donne à ses soldats l'incomparable beauté +des vaincus. Voilà bien longtemps que la vertu frappe le mal à coups +redoublés; mais le mal est immortel: il se rit de nos coups. + +Oui, le mal est immortel. Le génie dans lequel la vieille théologie +l'incarne, Satan, survivra au dernier homme et restera seul, assis, les +ailes repliées, sur les débris des mondes éteints. Et nous n'avons même +pas le droit de désirer la mort de Satan. Une haute philosophie ne +gémira pas sur l'éternité du mal universel. Elle reconnaîtra, au +contraire, que le mal est nécessaire et qu'il doit durer; car, sans lui, +l'homme n'aurait rien à faire en ce monde. Il serait comme s'il n'était +pas. La vie n'aurait pas de sens et serait tout à fait inintelligible. +Pourquoi? Parce que le mal est la raison d'être du bien et que le bien +est la raison d'être de l'homme. Si, par impossible,--oh! ne craignez +rien,--si, par impossible, le mal disparaissait jamais, il emporterait +avec lui tout ce qui fait le prix de la vie, il dépouillerait la terre +de sa parure et de sa gloire. Il en arracherait l'amour inquiet des +mères et la piété des fils, il en bannirait la science avec l'étude, et +éteindrait toutes les lumières de l'esprit. Il tuerait l'honneur du +monde. On ne verrait plus couler ni le sang des héros, ni les larmes des +amants, plus douces que leurs baisers. + +Au milieu de l'éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose +est certaine, c'est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la +vie. C'est sur elle que l'humanité est fondée comme sur un roc +inébranlable. Hors d'elle, tout est incertitude. Elle est l'unique +témoignage d'une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous +souffrons et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle +l'homme à tout édifié. Oui, c'est sur le granit brûlant de la douleur +que l'homme a établi solidement l'amour et le courage, l'héroïsme et la +pitié, et le choeur des lois augustes et le cortège des vertus terribles +ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures +sombreraient toutes ensemble dans l'abîme du néant. L'humanité a la +conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la +tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui +souffrent et malheur aux heureux! Pour avoir poussé ce cri, l'Évangile a +régné deux mille ans sur le monde. + +Nous disions un jour qu'il est permis d'imaginer que notre planète, +notre pauvre petite terre est entourée de formes invisibles et +pensantes[15]. L'atmosphère peut, en effet, être habitée par des +créatures d'une essence trop subtile pour tomber sous nos sens. Ce n'est +qu'un rêve, mais le rêve a ses droits. Je veux rêver des génies aériens; +ils flottent dans les espaces éthérés. Je me les figure plus +intelligents et plus doux que ces Elohim que M. Renan nous montre épars +autour des tentes du nomade Israël. Je veux aussi qu'ils soient moins +vains, moins indifférents, moins joyeux que les ombres légères dont la +Grèce antique peuplait ses bois et ses montagnes. Mes génies seront, si +vous voulez, des anges, mais des anges philosophes et savants, +c'est-à-dire des anges d'une espèce toute nouvelle. Ils ne chanteront +pas, ils n'adoreront pas: ils observeront. Je suppose que l'un d'eux, +couché sur le bord d'un nuage, tourne vers la terre ses yeux plus +puissants que nos télescopes et nos lunettes, et regarde vivre les +hommes. Le voilà qui nous examine avec une intelligente curiosité, comme +sir John Lubbeck observe les fourmis. Cet ange positif ne trouve rien à +admirer dans la figure des petits êtres dont il suit les mouvements. Il +n'est sensible ni à la force des hommes, ni à la beauté des femmes. Nous +ne lui inspirons ni goût ni dégoût; car sa pensée toute pure s'élève +au-dessus du désir comme de la répugnance. Scrutant nos actions, il +reconnaîtra qu'elles sont pleines de violence et de ruse; et il +s'épouvantera de la quantité de crimes qu'enfantent sans cesse parmi +nous la faim et l'amour. Il dira: «Voilà de méchants petits animaux. Ils +se rendent justice puisqu'ils se mangent les uns les autres.» Mais +bientôt il s'apercevra que nous souffrons et toute notre grandeur lui +sera révélée. Alors vous l'entendrez murmurer: «Ils naissent infirmes, +souffrants, affamés, destinés à s'entre-dévorer. Et ils ne se dévorent +pas tous. J'en vois même qui, dans leur grande détresse, tendent les +bras les uns vers les autres. Ils se consolent et se soutiennent entre +eux. Comme soulagement ils ont inventé les industries et les arts. Ils +ont même des poètes pour les amuser. Leur dieu avait créé la maladie: +ils ont créé le médecin et ils s'emploient de leur mieux à réparer la +nature. La nature a fait le mal, et c'est un grand mal. C'est eux qui +font le bien. Ce bien est petit, mais il est leur ouvrage. La terre est +mauvaise: elle est insensible. Mais l'homme est bon parce qu'il souffre. +Il a tout tiré de sa douleur, même son génie.» + +Voilà comment parlerait, ce me semble, un ange nourri de saine +philosophie. Et il se garderait bien, s'il en avait le pouvoir, +d'extirper de ce monde le levain amer de sa grandeur et de sa beauté. + +Nous apprendrions de lui qu'il faut savoir souffrir et que la science de +la douleur est l'unique science de la vie. Ses leçons nous inspireraient +la patience, qui est le plus difficile des héroïsmes, l'héroïsme +constant. Elles nous enseigneraient la clémence et le pardon; elles nous +enseigneraient la résignation, je veux dire la résignation dans +l'effort, qui consiste à frapper toujours le mal, sans nous irriter +jamais de son invulnérable immortalité. + +Sous cette inspiration, les existences les plus humbles peuvent devenir +des oeuvres d'art bien supérieures aux plus belles symphonies et aux plus +beaux poèmes. Est-ce que les oeuvres d'art qu'on réalise en soi-même ne +sont pas les meilleures? Les autres, qu'on jette en dehors, sur la toile +ou le papier, ne sont rien que des images, des ombres. L'oeuvre de la vie +est une réalité. L'homme simple dont nous parle M. Maxime du Camp, le +pauvre revendeur du faubourg Saint-Germain, qui fit de sa vie un poème +de charité, vaut mieux qu'Homère. + + + + +GEORGE SAND ET L'IDÉALISME DANS L'ART + +_George Sand, par E. Caro, dans la Collection des grands écrivains, +Hachette, édit. in-18._ + + +Aujourd'hui seulement, nous mesurons le vide que laissa au milieu de +nous la mort soudaine de M. Caro. M. Caro fut retranché en pleine vie, +dans toute l'activité de son intelligence. Au lendemain de sa mort, dans +la première surprise,--qu'on nous le pardonne,--nous parlions de lui +comme s'il allait revenir. Nous gardions les familiarités de la veille. +Nous n'avions pas encore le sentiment de l'irréparable. Il nous est venu +depuis. Désormais, nous sentons que M. Caro nous manque et qu'il nous +manquera longtemps. Nous allons disant: «Qui maintenant exposera, comme +lui, avec une clarté lumineuse, les nouveaux systèmes et les jeunes +doctrines? Qui enseignera les profanes? Qui sera le doux apôtre des +gentils? Sur quelles lèvres irons-nous recueillir les nobles élégances +de la philosophie? Rien n'est plus doux ni plus rare qu'un docteur +aimable. C'est une chose divine que d'enseigner avec grâce, et cette +chose s'en est allée avec lui. + +Ainsi disions-nous, quand un petit volume posthume est venu raviver nos +regrets. Quelques jours avant sa mort, M. Caro mettait la dernière main +à une étude sur George Sand, pour la _Collection des Grands Écrivains +français_. Cette collection se compose, comme on sait, d'études sur la +vie, les oeuvres et l'influence des principaux auteurs de notre +littérature. Chaque volume comprend une monographie. L'étude sur George +Sand, par M. E. Caro, vient de paraître. Ce volume est le troisième en +date de la collection. Un _Victor Cousin_, par M. Jules Simon; une +_Madame de Sévigné_, par M. Gaston Boissier, et un _Montesquieu_, par M. +Albert Sorel, l'avaient précédé. + +_Turgot_, par M. Léon Say, et _Voltaire_, par M. Ferd. Brunetière, sont +sous presse. On annonce ensuite: _Villon_, par M. Gaston Paris; +d'_Aubigné_, par M. Guillaume Guizot; _Rousseau_, par M. Cherbuliez; +_Joseph de Maistre_, par le vicomte Eugène Melchior de Vogüé; +_Lamartine_, par M. de Pomairols; _Balzac_, par M. Paul Bourget; +_Musset_, par M. Jules Lemaître; _Sainte-Beuve_, par M. H. Taine; +_Guizot_, par M. G. Monod, _Boileau_, par M. Brunetière, qui se trouve +ainsi chargé de deux études. Ce que j'en dis là n'est pas pour m'en +plaindre; bien au contraire. On voit, par les noms que je viens de +citer, que les directeurs de cette entreprise littéraire ont souci de +choisir des critiques préparés à leur tâche par leurs goûts, leurs +travaux ou la nature de leur esprit. + +S'ils ont demandé à M. Caro une étude sur George Sand, ce n'est pas sans +raison. Le philosophe spiritualiste était attaché à la mémoire de madame +Sand, comme à la muse de sa jeunesse. Le seul nom de l'auteur +d'_Indiana_ résumait pour lui des journées de rêverie délicieuses et de +discussions ardentes. «Ce nom, nous dit-il, représente tant de passions +généreuses, tant d'aspirations confuses, de témérités de pensée, de +découragements profonds, d'espérances surhumaines mêlées à l'élégante +torture du doute!...» En ranimant ses souvenirs, il se remet sous le +charme, et son livre est un hommage au beau génie de madame Sand. Il est +vrai que l'auteur de _l'Idée de Dieu_ n'avait pas sur la famille et la +société les idées de l'auteur de _Lélia_; mais les idées sont peu de +chose chez madame Sand; le sentiment, au contraire, est tout et l'on +peut l'admirer, sans penser comme elle, à la condition de sentir comme +elle. + +L'âme de cette femme admirable se répand aisément dans ses livres + + .....Comme ces eaux si pures et si belles + Qui coulent sans effort des sources naturelles. + +Ne lui demandez pas ce qu'elle pense: la pensée suppose la réflexion, et +elle ne réfléchit pas. Elle laisse ses amis penser pour elle; elle +reçoit leurs idées toutes faites et elle aime mieux les répéter que de +les comprendre. Sa seule fonction au monde est d'exprimer avec une +magnificence incomparable le sentiment de la nature et les images de la +passion. + +La nature, elle la voit bien, puisqu'elle la voit belle. La nature n'est +que ce qu'elle paraît: elle n'est en soi ni belle ni laide. C'est l'oeil +de l'homme qui fait seul la beauté du ciel et de la terre. Nous donnons +la beauté aux choses en les aimant. L'amour contient tout le mystère de +l'idéal. M. Caro nous rappelle à propos, dans son livre, un trait +charmant de cette grande et naïve amante des choses, dont l'âme était en +harmonie avec les fleurs des champs: «En portant mes mains à mon visage, +dit George Sand, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les +feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait +maintenant sur la montagne à plusieurs lieues de moi. Je l'avais +respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient +qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui +sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains +d'un ami et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps +la beauté de la fleur qu'il aime? Le parfum de l'âme, c'est le +souvenir...» + +Elle était en communion perpétuelle avec la nature, et ne pouvait +respirer un brin de sauge sans sentir en elle le Dieu inconnu. Ne nous +laissons point tromper par les grands mots d'art et de vérité. Le secret +du beau est à la portée des petits enfants. Les humbles le devinent +quelquefois plus vite que les superbes. Aimer, c'est embellir; embellir, +c'est aimer. + +L'art naturaliste n'est pas plus vrai que l'art idéaliste. M. Zola ne +voit pas l'homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait +madame Sand. Il n'a pour les voir que ses yeux comme elle avait les +siens. Le témoignage qu'il porte des choses n'est qu'un témoignage +individuel. Il nous dit comment la nature vient se briser contre lui: ni +plus ni moins; mais il ne sait ce qu'est l'univers, ni s'il est. +Naturalistes et idéalistes sont également les jouets des apparences; ils +sont, les uns et les autres, en proie au spectre de la caverne. C'est +ainsi que Bacon appelait le principe de notre éternelle ignorance, de +l'ignorance à laquelle la condition d'homme nous condamne, murés que +nous sommes en nous-mêmes comme dans un rocher, et solitaires, +hallucinés, au milieu du monde. Eh bien, puisque tous les témoignages +que nous portons de la nature ont aussi peu de réalité objective les uns +que les autres, puisque toutes les images que nous nous faisons des +choses correspondent non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux +états de notre âme, pourquoi ne point rechercher et goûter de préférence +les figures de grâce, de beauté et d'amour? Songe pour songe, pourquoi +ne pas choisir les plus aimables? C'est ce que faisaient les Grecs. Ils +adoraient la beauté; la laideur, au contraire, leur semblait impie. +Pourtant, ils ne conservaient guère d'illusions ni sur la réalité des +choses, ni sur la bonté de la nature. Ces Hellènes eurent de bonne heure +une philosophie douloureuse et sans illusions. + +Je feuilletais, ce matin même, le beau livre de M. Victor Brochard sur +les sceptiques et j'y voyais que le doute scientifique régnait dans les +plus anciennes écoles de la Grèce, avec son cortège de tristesses et +d'amertumes. La Grèce intelligente souffrit, dès l'enfance, de +l'impossibilité de croire. Sa religion ne fut que l'amusement de son +incrédulité. C'est pourquoi peut-être cette religion resta humaine et +bienfaisante. Du moins, ce charmant petit peuple n'accrut pas son mal en +ajoutant à l'impossibilité de croire l'impossibilité d'aimer. Il eut la +sagesse de poursuivre le beau, alors que le vrai lui échappait, et le +beau ne le trompa point comme le vrai. + +C'est que le beau dépend de nous; il est la forme sensible de tout ce +que nous aimons. Entre les romanciers idéalistes et les romanciers +réalistes la question est bien mal posée. On oppose la réalité à +l'idéal, comme si l'idéal n'était pas la seule réalité qu'il nous soit +permis de saisir. Dans le fait, les naturalistes voudraient nous rendre +la vie haïssable, tandis que les idéalistes cherchaient à l'embellir. Et +comme ils avaient raison! Comme ce qu'ils faisaient était excellent! Il +y a chez les hommes un incessant désir, un perpétuel besoin d'orner la +vie et les êtres. Madame Sand a dit si bien: «Par une loi naturelle, +l'esprit humain ne peut s'empêcher d'embellir et d'élever l'objet de sa +contemplation.» Pour embellir la vie, que n'avons-nous pas inventé? Nous +nous sommes fait de magnifiques habits de guerre et d'amour et nous +avons chanté nos joies et nos douleurs. Tout l'effort immense des +civilisations aboutit à l'embellissement de la vie. Le naturalisme est +bien inhumain: car il veut défaire ce travail de l'humanité entière. Il +arrache les parures, il déchire les voiles; il humilie la chair qui +triomphait en se spiritualisant, il nous ramène à la barbarie primitive, +à la bestialité des cavernes et des cités lacustres. + +Ce peut être là un plaisir de décadent. Mais il serait dangereux de le +goûter avec trop d'obstination; il mène à une irrémédiable grossièreté, +à la ruine de tout ce qui fait le charme et les grâces de l'existence. +Madame Sand fut un grand artisan d'idéal: c'est pour cela que je l'aime +et que je la vénère. On me dit que le livre de M. Caro est fort bien +accueilli du public et qu'il s'enlève avec rapidité sous les galeries de +l'Odéon. Tant mieux! Il faudrait nous réjouir grandement si ce succès +était le signe du retour de l'idéal dans l'art. + +On me dit aussi que les romans de George Sand, trop oubliés aujourd'hui, +retrouveront des lecteurs. Je le souhaite; je voudrais qu'on lût non +seulement les plus sages et les plus apaisés; mais encore les plus +ardents, ceux de la première heure, _Lélia_ et _Jacques_. On y trouvera +sans doute une revendication bien audacieuse des droits de la passion. +C'est là, comme disait Chateaubriand vieux, une offense à la rectitude +de la vie. Mais l'auteur de _René_ n'avait-il pas semé aussi par le +monde des paroles brûlantes? D'ailleurs, à quoi bon nier les droits de +la passion? La passion ne demande pas sa part à la société, elle la lui +vole avec la fureur du désir et le calme de l'innocence. Rien ne +l'arrête: elle a le sentiment de son inévitable fatalité. Comment +pourrait-on l'effrayer? Elle fait ses délices de l'angoisse et de +l'inquiétude. Les religions mêmes n'ont rien pu contre elle; elles lui +ont seulement offert une volupté de plus: la volupté des remords. Elle +est à elle seule sa gloire, son bonheur et son châtiment. Elle se moque +bien des livres qui l'exaltent ou la répriment. + +Exalter les passions, c'est ce que les grands poètes ont fait bien avant +les grands romanciers. Phèdre, Didon, Françoise de Rimini, Juliette, +Ériphyle, Velléda ont précédé Lélia et la Fernande de _Jacques_. Il peut +y avoir du danger, sans doute, à remuer ces flammes. Où n'y-a-t-il pas +du danger, et qui peut dire, sa journée faite: je n'ai nui à personne? +Mais ces sentiments touchent aux côtés généreux de la nature humaine. +Les traiter, c'est glorifier l'homme dans ses joies les plus +douloureuses et les plus touchantes. Le roman qui décrit le vice est +bien plus funeste que celui qui représente la passion. Pourquoi? parce +que le vice est plus facile à suggérer que la passion; parce qu'il +s'insinue lentement et sourdement; parce qu'enfin il est à la portée des +âmes communes. Le roman du vice, madame Sand ne l'a jamais écrit. + +Madame Sand demeura toujours bien persuadée que la grande affaire des +hommes, c'est l'amour. Elle avait raison à moitié. La faim et l'amour +sont les deux axes du monde. L'humanité roule tout entière sur l'amour +et la faim. Ce que Balzac a vu surtout dans l'homme, c'est la faim, +c'est-à-dire le sentiment de la conservation et de l'accroissement, +l'avarice, la cupidité, les ambitions matérielles, les privations, les +jeûnes, les indigestions, les grandeurs de chair. Il a montré avec une +extrême précision toutes les fonctions de la griffe, de la mâchoire et +de l'estomac, toutes les habitudes de l'homme de proie. George Sand n'a +pas moins de grandeur, pour ne nous avoir montré que des amoureux. +Carlyle dit, dans un passage cité par Arvède Barine, que «toute +l'affaire de l'amour est une si misérable futilité, qu'à une époque +héroïque, personne ne se donnerait la peine d'y penser». Le vieux +Carlyle est bien détaché. Pourtant, il semble que la nature entière +n'ait d'autre but que de jeter les êtres dans les bras l'un de l'autre +et de leur faire goûter, entre deux infinis, l'ivresse éphémère du +baiser. + + + + +MENSONGES + +PAR M. PAUL BOURGET + + «Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du + monde. + + Ne flattez point les riches et ne désirez point de paraître devant + les grands... + + N'ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu + toutes celles qui sont vertueuses... + + Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa + bonne réputation; et, en se montrant, elle détruit l'opinion qu'on + avait d'elle.» + + (_Imitation_, liv. I, ch. VIII.) + +Ayant lu jusqu'à la dernière page, avidement, mais non sans tristesse, +le livre douloureux de M. Paul Bourget, j'ai tout de suite regardé mon +_Imitation de Jésus-Christ_, à la page où elle s'ouvre toute seule, et +j'ai récité avec ferveur les versets que je viens de transcrire. Chacun +de ces versets répond à un chapitre du roman nouveau. Chacune de ces +maximes est un baume et un électuaire pour une des plaies que l'habile +écrivain a montrées. N'est-il pas merveilleux que l'_Imitation_, +composée dans un âge de foi, par un humble ascète, pour des âmes pieuses +et solitaires, convienne admirablement aujourd'hui aux sceptiques et aux +gens du monde? Un pur déiste, un doux athée peut en faire son livre de +chevet. Bien plus, je sens par moi-même que ce délicieux écrit doit être +mieux goûté, du moins dans quelques-unes de ses parties, par ceux qui +doutent ou qui nient que par ceux qui adorent et qui croient. En effet, +le solitaire dont c'est l'ouvrage alliait à de célestes espérances une +sagesse humaine que l'homme de peu de foi est particulièrement apte à +goûter. Il connaissait profondément la vie; il avait pénétré les secrets +de l'âme et ceux des sens. Il n'ignorait rien du monde des apparences, +au milieu duquel nous nous débattons avec une faiblesse cruelle et des +illusions touchantes; Il connaissait les passions mieux que ceux qui les +éprouvent; car il en savait la vanité définitive. Ses sentences sont des +joyaux de psychologie dont les connaisseurs restent émerveillés. C'est +le livre des meilleurs, puisque c'est le livre des malheureux. Il n'est +pas de plus sûr conseiller ni de plus intime, consolateur. + +Ah! si le héros de M. Paul Bourget, si le jeune poète René Vinci avait +relu, chaque matin, dans sa petite chambre de la rue Coëtlogon, le +chapitre VIII de l'_Imitation_; s'il s'était pénétré du sens profond de +ces paroles: «Ne désirez pas de paraître devant les grands... N'ayez de +familiarité avec aucune femme;» s'il avait cherché sa joie dans la +tristesse et son allégresse dans le renoncement, il n'aurait pas éprouvé +la pire des souffrances, la seule souffrance véritablement mauvaise, +celle qui ne purifie pas mais qui souille; et il n'aurait pas cherché à +mourir de la mort des désespérés. René Vinci est un jeune homme pauvre, +un poète de vingt-cinq ans, qui fit applaudir au Théâtre-Français une +saynète délicieuse, un autre _Passant_. Le monde des étrangères et des +parisiennes, les salons où l'on cause, où l'on joue la comédie, enfin ce +qu'on appelle le monde, s'ouvrit soudain à sa jeune célébrité. Il s'y +jeta avec une ardeur enfantine et fut séduit tout de suite par ce que +Pascal appelle les grandeurs de chair. L'éclat des luxueuses existences +l'éblouit. C'est peut-être qu'il n'était pas un grand philosophe. Je +l'ai entendu railler à ce sujet. Il faut le plaindre plutôt. Le luxe +exerce un irrésistible attrait sur les natures élégantes et délicates. +Un de mes amis, né pauvre comme René Vinci, fut admis pareillement, à +son heure, dans le concile des riches et des puissants. Il regarda leur +luxe d'un oeil paisible et froid. Comme je l'en félicitais, il me +répondit: «J'avais fréquenté le Louvre et vu des cathédrales avant +d'aller dans des salons.» Mais je ne dois pas citer mon ami comme un +exemple: il a un grand fond de dédain. René Vinci est plus jeune et plus +candide. Une goutte de _white rose_ suffit à l'enivrer; il aime le luxe +des femmes. Si c'est un tort, qu'il lui soit pardonné: il aime, il +souffre. Oui, il aime une madame Moraines, dont M. Paul Bourget a fait +un portrait terriblement vrai. On la voit, on la sent, on la respire, +cette femme aux traits déliés, à la bouche spirituelle, aux formes à la +fois fines et robustes, et cachant sous les grâces d'une apparente +fragilité l'ardente richesse de sa nature. On la voit si bien qu'on +chicanerait volontiers le peintre sur tel et tel détail. Tous, tant que +nous sommes, nous serions tentés, je le gage, de changer quelque chose, +deçà, delà, à la nuance des cheveux, à la couleur des yeux, pour adapter +cette figure à quelque souvenir ou tout au moins à quelque confidence... + +Quand je parle de portrait, on se doute bien que j'entends parler +surtout d'un portrait moral, puisque l'artiste est M. Paul Bourget. Ce +portrait est vrai, il est vrai de cette grande vérité de l'art qui +atteint du premier coup l'évidence. Que dites-vous de ceci par exemple? + +«Elle appartenait, sans doute par l'hérédité, se trouvant la fille d'un +homme d'État, à la grande race des êtres d'action dont le trait dominant +est la faculté distributive, si l'on peut dire. Ces êtres-là ont la +puissance d'exploiter pleinement l'heure présente, sans que, ni l'heure +passée, ni l'heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L'argot +actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d'oubli +momentané; il appelle cela _couper le fil_.» (_Mensonges_, p. 317). +Madame Moraines était parfaite pour couper le fil. Elle avait arrangé +très raisonnablement son existence avec un mari épris et naïf, et un +amant vieux mais élégant, égoïste mais libéral, qui subvenait au luxe de +la maison. Elle fit, entre les deux, une petite place au jeune poète qui +lui avait inspiré un goût à la fois sensuel et sentimental. Du soir +qu'il la rencontra, René Vinci crut à l'inaltérable pureté de Suzanne +Moraines; il en douta moins encore quand il l'eut possédée. Elle savait, +elle aimait mentir; elle le trompa: il fut divinement heureux. Le +mensonge d'une femme aimée est le plus doux des bienfaits, tant qu'on y +croit. Mais on n'y croit pas longtemps. Il y a dans tout mensonge, même +le plus subtil, de secrètes impossibilités qui le font bientôt évanouir. +Les paroles fausses crèvent comme des bulles de savon. Malgré toute sa +science, la petite madame Moraines ne savait pas une chose, c'est qu'on +ne peut pas tromper ceux qui aiment vraiment. Ils le voudraient, ils le +demandent, et, quand celle qu'ils aiment, soit dédain, soit cruauté, ne +daigne plus feindre, ils lui mendient bassement l'aumône d'un dernier +mensonge. Ils lui disent: «Par pitié trompez-moi, mentez-moi, que +j'espère encore!» Mais les malheureux gardent jusque dans le délire leur +funeste clairvoyance. René Vinci connut vite qu'on lui mentait. Cette +parole de l'ascète se vérifia pour lui: «Il arrive que, sans la +connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation, et, en se +montrant, elle détruit l'opinion qu'on avait d'elle.» René Vinci se vit +trahi. Et, comme il souffrait trop, il voulut se tromper lui-même: «Qui +donc, demande alors M. Paul Bourget, qui donc a pu aimer et être trahi +sans l'entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous +dit d'espérer contre toute espérance? C'en est fini de croire, et pour +toujours. Comme on voudrait douter au moins!» Un jour, Vinci ne put plus +douter. Il devint horriblement jaloux. La jalousie produit sur nous +l'effet du sel sur la glace: elle opère, avec une effrayante rapidité, +la dissolution totale de notre être. Et, comme la glace, quand on est +jaloux, on fond dans la boue. C'est une torture et une honte. On est +condamné au supplice de tout savoir et de tout voir. Oui! tout voir, +hélas! car imaginer, c'est voir; c'est voir sans même la ressource de +détourner ou de fermer les yeux. + +Vinci avait vingt-cinq ans: c'est l'âge où tout est facile, même de +mourir. Certain de ne pouvoir posséder Suzanne à lui seul, il se tire un +coup de revolver dans la région du coeur... Rassurez-vous, il n'en mourra +pas. Le poumon seul est traversé. Les médecins répondent de la guérison. +Il renaîtra lentement à la vie; il se sentira faible, il lui viendra une +grande pitié de lui-même; il s'aimera à la manière attendrie des +malades, et il ne vous aimera plus, Suzanne. + +Ce livre de M. Paul Bourget est une belle et savante étude. Jamais +encore l'auteur de _Cruelle Énigme_, depuis longtemps philosophe et +psychologue, n'avait montré un tel talent d'analyse. Notez bien qu'il y +a beaucoup plus de choses dans _Mensonges_ que je n'en ai indiquées. Je +n'ai parlé que de madame Moraines, parce que, ici, je ne fais pas une +étude. Je cause, et la causerie a ses hasards. Dans _Mensonges_, il y a +Colette, une ingénue de la Comédie-Française qui inspire à un homme de +lettres une passion «à base de haine et de sensualité». Il y a aussi +dans ce livre, il y a surtout des observations d'une vérité dure. Sans +doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu'on les a faites +pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas +nécessairement ce que les précédentes avaient fait? Qu'est-ce que vivre +sinon recommencer? Est-ce que tous nous ne faisons pas, chacun à notre +tour, les mêmes découvertes désespérantes? Et n'avons-nous pas l'amer +besoin d'une voix jeune, d'une parole neuve qui nous conte nos douleurs +et nos hontes? Quand M. Paul Bourget a dit: «Il y a des femmes qui ont +une façon céleste de ne pas s'apercevoir des familiarités que l'on se +permet avec elles,» n'a-t-il pas dévoilé à nouveau une ruse éternelle? +Quand il a dit: «C'est un plaisir divin pour les femmes que de dire, +avec de certains sourires, des vérités auxquelles ne croient pas ceux à +qui elles les disent; elles se donnent ainsi un peu de cette sensation +du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs,» n'a-t-il pas +renouvelé heureusement une observation précieuse? Quand il a dit: «Les +femmes aiment d'autant plus à inspirer des mouvements de pitié qu'elles +les méritent moins,» n'a-t-il pas mis à neuf une petite pièce assez +importante de la psychologie féminine? + +Son livre, dans lequel on entend l'accent de l'inimitable vérité, est +désespérant d'un bout à l'autre. Ce qu'on y goûte est plus amer que la +mort. Il en reste de la cendre dans la bouche. C'est pourquoi je suis +allé à la fontaine de vie; c'est pourquoi j'ai ouvert l'_Imitation_ et +lu les paroles salutaires. Mais nous n'aimons pas qu'on nous sauve. Nous +craignons, au contraire, qu'on nous prive de la volupté de nous perdre. +Les meilleurs d'entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être +consolée. + + + + +L'AMOUR EXOTIQUE + +MADAME CHRYSANTHÈME + +_Par Pierre Loti, 1 vol. in-8°._ + + +Il y a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans, un jeune gentilhomme breton, +qui visitait les tribus des Creeks et des Natchez, amusait ses désirs et +ses ennuis en dénouant la chevelure de deux jeunes Floridiennes dont le +teint de cuivre, les longs yeux et la grâce sauvage restèrent fixés +depuis dans ses rêves. Ce Breton était Chateaubriand; de ses deux +Floridiennes, il fit Atala et Céluta. C'est ainsi que l'amour exotique +entra dans la littérature. Il est vrai que le dix-huitième siècle avait +déjà montré des Américaines au théâtre et dans les romans. On avait eu +_Alzire_ et _les Incas_. Les écrivains philosophes n'avaient pas caché +leur goût pour les sauvages. Mais ils ne les connaissaient guère et ne +se flattaient pas de les peindre exactement. Ils n'étaient soucieux, en +fait, que de montrer l'innocence dans la nature. Chateaubriand vit ce +qu'on n'avait pas vu jusqu'à lui. Quand il porta sur ses deux +Floridiennes son regard enchanté d'amant et de poète, il découvrit la +beauté étrange. Le premier, il infusa, il fit fermenter l'exotisme dans +la poésie, et il composa un poison nouveau que la jeunesse du siècle but +avec délices. Pourtant il s'en faut que les deux filles de son souvenir +et de sa rêverie, Atala et Céluta, soient de véritables sauvages. Ces +figures ont encore des proportions classiques; leur sein est moulé sur +l'antique et le souffle de leur poitrine emprunte son rythme aux vers de +Racine. Atala, les mains jointes sur son crucifix, suit sans peine la +longue théorie des amantes tragiques de l'Occident chrétien. Elle a du +sang espagnol dans les veines. Et ce noble sang a mangé celui qu'elle +tient de «Simaghan aux bracelets d'or». Certes, elle a trahi «les vieux +génies de la cabane». Telle qu'elle est, elle est adorable, mais ce +n'est point un être primitif, ce n'est point une créature simple. + +Il était réservé à Pierre Loti de nous faire goûter jusqu'à l'ivresse, +jusqu'au délire, jusqu'à la stupeur l'âcre saveur des amours exotiques. + +Il est heureux pour lui et pour nous que M. Pierre Loti soit entré dans +la marine et qu'il ait beaucoup voyagé; car la nature lui avait donné +une âme avide et légère à laquelle il fallait beaucoup d'images. Elle +lui avait donné, de plus, des sens exquis pour goûter la beauté de +l'amoureux univers, une intelligence naïve et libre, et cette rare +faculté de l'artiste qui se voit, s'écoute, s'observe, cristallise ses +souvenirs. Il était comme fait exprès pour nous apporter la beauté +bizarre et la volupté étrange. Et, certes, il n'a point manqué à sa +destinée. + +Les femmes de Pierre Loti, Azyadé, Rarahu, Fatou-Gaye sont, celles-là, +de vraies sauvages, et qui sentent la bête. On y mord comme dans un +fruit inconnu. Loti les aime, il les aime d'un amour enfantin et +pervers, infiniment doux et infiniment cruel. + +Les unions des filles des hommes avec les fils de Dieu, qu'ensevelirent +les eaux du déluge, n'étaient ni si impies, ni si douloureuses. Marier +Loti à Rarahu, le spahi à Fatou-Gaye, unir des hommes blancs à de +petites bêtes jaunes ou noires, voilà ce que Chateaubriand n'imaginait +pas complètement quand il déroulait, avec une coquetterie mélancolique, +les tresses sombres de ses deux Floridiennes, aux trois quarts +Espagnoles. + +Oh! c'est que Fatou-Gaye est une véritable négresse! Elle reproduit le +type khassonké dans toute son horrible pureté: la peau lisse et noire, +les dents d'une blancheur éclatante, deux larges prunelles de jais sans +cesse en mouvement. Et la coiffure est aussi étrange que le type. La +tête est rasée, sauf cinq toutes petites mèches, cordées et gommées, +plantées à intervalles réguliers depuis le front jusqu'au bas de la +nuque, et terminées chacune par une perle de corail. Et son âme est à +l'avenant: une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux. +Si Fatou-Gaye est bien sauvage, Rarahu est tout à fait primitive. Son +île fleurie de Tahiti est, telle que la décrit Loti, une nouvelle +Arcadie. Le commandant Rivière goûtait moins cette Nouvelle-Cythère, ses +fontaines ses bois et ses femmes. Il disait que tout cela était laid. +C'est peut-être qu'il n'était pas, comme Loti, un poète toujours en +éveil. Je me garderai bien de voir par les yeux du voyageur désenchanté, +tandis qu'un poète me prête sa lorgnette magique. Oui, je veux croire +que Tahiti, c'est l'Arcadie encore, et je veux croire à la beauté +mahorie. Je me persuade que Rarahu était belle quand elle se baignait en +chantant dans la fontaine d'Apiré. Et je vois bien qu'elle était +charmante quand, le dimanche, pour aller au temple des missionnaires +protestants à Papeete, elle piquait dans ses cheveux noirs, au-dessus de +l'oreille, une large fleur d'hibiscus, «dont le rouge ardent donnait une +pâleur transparente à sa joue cuivrée.» Et Loti l'épousa, sur le conseil +de la reine Pomaré, à la mode du pays. Et c'est une douloureuse histoire +d'amour que celle-là. Ils ne se comprenaient pas. Quel moyen a un blanc +de lire dans les douces ténèbres d'une pensée mahorie? On raconte qu'au +commencement de ce siècle, il y eut, dans ces îles charmantes, une Didon +océanienne, mais une Didon résignée, qui mourut sans se plaindre. Cette +Didon n'eut point de Virgile. Un inconnu lui fit les vers que voici: + + Cependant qu'à travers l'océan Pacifique + Un Anglais naviguait, morose et magnifique, + Dans une île odorante où son brick aborda + Une reine, une enfant qui se nommait Ti-Da, + Lui jeta ses colliers de brillants coquillages, + Prête à le suivre, esclave, en ses lointains voyages. + Et, pendant trente nuits, son jeune sein cuivré + Battit d'amour joyeux près de l'hôte adoré, + Dans des murs de bambou, sur la natte légère. + Mais, avant que finît cette lune si chère, + Pour l'abandon prévu, douce, d'un coeur égal, + Elle avait fait dresser un bûcher de sandal, + Et du brick qui lofait, lui, pâle, sans surprise, + Vit la flamme, et sentit le parfum dans la brise. + +Hélas! Rarahu n'était point reine; elle ne finit point avec cette +simplicité tragique; elle survécut par malheur à son mariage avec Loti. +Mourant de la maladie qui emporte sa race, elle mettait des couronnes de +fleurs fraîches sur sa tête de petite morte. Elle n'avait plus de gîte à +la fin et traînait avec elle son vieux chat infirme qui portait des +boucles d'oreilles et qu'elle aimait tendrement. Tous les matelots +l'aimaient beaucoup, bien qu'elle fût devenue décharnée, et elle les +voulait tous. Elle se mourait de la poitrine, et, comme elle s'était +mise à boire de l'eau-de-vie, son mal alla très vite. + +Ainsi finit la petite créature jaune qui avait donné à Loti la chose la +plus précieuse du monde, la seule chose qui attache à cette malheureuse +vie assez de prix pour qu'elle vaille d'être vécue, un moment d'idéal. +Livre charmant et douloureux que celui-là! et voluptueux et bizarre! il +n'y a pas d'amour sans dissonances. Deux coeurs ont beau battre l'un +contre l'autre, ils ne battent pas toujours de même. Mais, dans les +mariages exotiques de Loti, les coeurs ne battent jamais, jamais à +l'unisson. Rarahu et Loti ne sentent, ne comprennent rien de la même +manière. De là une mélancolie infinie. + +Je ne parle ici que de Loti et de ses femmes noires ou jaunes; je ne dis +rien de ses deux grands chefs-d'oeuvre, _Mon frère Yves_ et _Pêcheur +d'Islande_ qui nous entraîneraient dans un tout autre monde de +sentiments et de sensations. Et même il n'est que temps d'en venir au +nouveau mariage de l'époux fugitif de Rarahu. On sait que M. Pierre Loti +a épousé, à Nagasaki, devant les autorités, pour un printemps, +mademoiselle Chrysanthème, et qu'il a fait incontinent de ce mariage un +beau volume qui paraît cette semaine à la librairie Calmann Lévy. Ni la +jalousie ni l'amour ne troublèrent cette paisible union. Après avoir +partagé pendant trois mois une maison de papier et un moustiquaire de +gaze verte avec madame Chrysanthème, M. Pierre Loti semble obstinément +persuadé qu'une âme nippone, dans un petit corps jaune de _mousmé_, est +la chose la plus insignifiante du monde. Une mousmé, c'est une jeune +personne du pays des lanternes peintes et des arbres nains. Madame +Chrysanthème est une mousmé accomplie. M. Pierre Loti la trouve aussi +mystérieuse que la pauvre Rarahu, mais infiniment moins intéressante. +Comme il n'aime point celle-là, il n'est pas curieux de la bien +connaître. Une seule fois, en la voyant, le soir, en prière devant une +idole dorée, il se demanda ce que peut bien penser cette jeune +bouddhiste, si tant est qu'elle pense quelque chose. + +«Qui pourrait démêler, se dit-il, ses idées sur les dieux et sur la +mort? A-t-elle une âme? Pense-t-elle en avoir une? Sa religion est un +ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par +respect pour les choses très anciennes, et d'idées plus récentes sur le +bienheureux néant final, apportées de l'Inde à l'époque de notre moyen +âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s'y +perdent;--et alors que peut devenir tout cela, greffé d'enfantillage et +de légèreté d'oiseau, dans la tête d'une mousmé qui s'endort?» + +Ce qui donne au nouveau livre de M. Pierre Loti sa physionomie et son +charme, ce sont les descriptions vives, courtes, émues; c'est le tableau +animé de la vie japonaise, si petite, si mièvre, si artificielle. Enfin, +ce sont les paysages. Ils sont divins, les paysages que dessine Pierre +Loti en quelques traits mystérieux. Comme cet homme sent la nature! +comme il la goûte en amoureux, et comme il la comprend avec tristesse! +Il sait voir mille et mille images des arbres et des fleurs, des eaux +vives et des nuées. Il connaît les diverses figures que l'univers nous +montre, et il sait que ces figures, en apparence innombrables, se +réduisent réellement à deux, la figure de l'amour et celle de la mort. + +Cette vue simple est d'un poète et d'un philosophe. Pour ceux qui la +comprennent bien, la nature n'a que ces deux faces. Cherchez par le +monde les bois mystérieux, les rivières qui chantent dans la vapeur +blanche du matin, autour de leurs îles fleuries; voyez, du haut des +montagnes neigeuses bondir de cime en cime la rose aurore, attendez dans +un vallon ombreux la paix du soir; contemplez la terre et le ciel: +partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que l'amour +et la mort. C'est pour cela qu'elle sourit aux hommes et que son sourire +est parfois si triste. + + + + +NOTES + +[1: À M. Cuvillier-Fleury, _Édition des Comédiens_, t. V, page 248.] + +[2: _Édit. des Comédiens_, t. IV, p. 72.] + +[3: _Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle_, p. 73 et suiv.] + +[4: _Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle_, p. 42.] + +[5: _Lettre sur Julie_, à la suite d'_Adolphe_, édit. Lévy, p. 214.] + +[6: C'est son caractère propre, c'est aussi un des signes du temps. +Comparez Chateaubriand: «Levez-vous vite, orages désirés qui devez +emporter René!»] + +[7: C'est l'orthographe que donne la dernière édition des _Poèmes +barbares_. Les précédentes portent _Kain_.] + +[8: J'ai reçu la lettre suivante: + +Paris, 3 juin. + +Monsieur et cher confrère, + +Quel monde, ce Balzac, ainsi que l'établit fort bien l'exquise +chronique, consacrée par vous à notre _Répertoire de la Comédie +humaine_, et dont nous vous remercions infiniment! Il éblouit, il +étourdit, et il trompe, avec son océan de détails, le lecteur le plus +avisé. En voulez-vous une preuve? La voici: + +Vous avez raison et tort de nous reprocher l'absence de Marchangy dans +_Birotteau_. Sans doute, il figure sur l'édition Houssiaux, datée de +1853; mais toutes les éditions ultérieures lui substituent Granville, et +nous adoptons ces derniers textes comme base unique. Cela nous contraint +encore de négliger Victor Hugo, primitivement désigné (Voir _la Peau de +chagrin_, édition Charpentier), puis remplacé par Cazalis. + +Agréez, s'il vous plaît, monsieur et cher confrère, nos compliments les +plus empressés. + +ANATOLE CERFBERR.--JULES CHRISTOPHE.] + +[9: Sainte-Beuve, sur madame Desbordes-Valmore.] + +[10: _Phidias_, p 212-213.] + +[11: Je suis heureux d'apporter à l'appui de ce que j'avance une pièce +justificative dont l'autorité n'est pas contestable. C'est une lettre +datée de Rambervillers et signée d'un médecin de campagne qui donne +depuis vingt ans ses soins aux paysans vosgiens. La voici: + +«28 août 1887 + +»Monsieur, + +»Je viens de lire votre _Vie littéraire_ dans le _Temps_ du 28 août. +Voulez-vous permettre à un médecin de campagne, qui, depuis vingt +années, vit avec les paysans, de vous donner son appréciation sur leurs +moeurs? + +»Il y a un fait qui ressort éclatant: c'est que le paysan n'est jamais +sale en paroles. Toujours, quand il est amené à dire quelque chose de +risqué, il emploie la formule «sauf votre respect». Jamais il ne +racontera crûment, comme le veut M. Zola, une histoire un peu grasse. +C'est toujours avec réticences, avec des précautions oratoires, des +périphrases qu'il le fera. Cela, parce que le fait qu'il conte est +sûrement une _personnalité_ et que toujours, sur cet article, le paysan +est d'une prudence extraordinaire. Ce n'est pas le paysan que l'on peut +accuser d'appeler les choses par leur nom. Bien au contraire, on peut +dire de lui que la parole a été donnée pour déguiser la pensée. + +»Comme vous le dites fort bien, il parle par sentences, par axiomes; et +si, au cabaret, la langue déliée par le vin ou l'alcool,--hélas!--il +conte une histoire gauloise, il gaze son récit. Jamais, comme vous le +dites également, il n'emploiera le parler des faubourgs. + +»Ce n'est pas à dire que je veuille présenter mes paysans comme des +modèles de chasteté ou de vertu. Il y aurait sur ce chapitre bien des +choses à dire. Mais ce que j'ai lu de _la Terre_ me prouve, à moi qui +vis depuis vingt ans avec les paysans, que M. Zola n'a jamais fréquenté +les gens de la campagne. + +»Chez ceux-ci, on trouve un sentiment de pudeur excessive, que le +médecin, plus que qui que ce soit, est à même de constater tous les +jours; sentiment qui va jusqu'à dissimuler, au risque de perdre la santé +et la vie, des choses que l'habitant de la ville ou du faubourg n'hésite +pas un moment à révéler. + +»Parce que le paysan vit avec les animaux de ses écuries, ce n'est pas +une raison pour qu'il soit malpropre de sa personne et dans ses paroles. +Si M. Zola avait jamais visité une écurie, une étable, il aurait +constaté que le paysan met toute sa gloire à avoir des bêtes propres, +des écuries bien nettoyées; et je ne vois pas ce que le fumier peut +avoir de sale... ou d'excitant. Certes, les soins de propreté, le paysan +pourra les négliger dans le coup de feu d'une rentrée de récoltes, +pendant la fenaison, la moisson... mais qui pourrait le lui reprocher? +Je m'arrête, car sur ce sujet je n'en finirais pas. + +»Le paysan a souci de sa dignité; il a de la pudeur. Il n'emploie pas +les mots crus. Peu importent les raisons qui le font agir ainsi. Le fait +est là. Et ce fait prouve combien M. Zola connaît peu les gens qu'il a +la pensée de décrire. + +»Veuillez agréer, etc. + +»_P.-S._--Excusez le décousu de ma lettre, écrite au courant de la +plume. + +»Dr A. Fournier.» + +Cette lettre me rappelle ce que me dit un jour une jeune paysanne des +environs de Saint-Lô. C'était un dimanche; elle sortait de la messe et +paraissait fort mécontente. On lui demanda ce qui la fâchait, et elle +répondit: «Monsieur le curé n'a point bien parlé. Il a dit: «Vous écurez +vos chaudrons et vous n'écurez point vos âmes». C'est mal dit: une âme +n'est pas comparable à un chaudron, et ce n'est point ainsi qu'on parle +à des chrétiens.» Le curé du village avait employé là une expression +proverbiale consacrée par un long usage et que les dictionnaires +mentionnent comme un très vieux dicton. Pourtant son ouaille était +blessée. Ma jeune paysanne avait souffert d'entendre une vulgarité +tomber de la chaire sacrée. La pauvre enfant n'avait pas assurément le +goût fin, mais elle avait de la délicatesse. Nous voilà loin avec elle +des abominables paysans de M. Zola.] + +[12: J'apprends en ce moment même que la traduction de _la Terre_ est +interdite en Russie. M. Louis Ulbach, qui reproduit cette nouvelle, +ajoute: «Soyons convaincus que cette oeuvre, injurieuse pour la France, +sera traduite et commentée en Allemagne.» Et M. Ulbach proteste avec une +énergie dont je voudrais pouvoir m'inspirer. + +«Non, dit-il, non. Ce roman est une calomnie, une insulte envers la +majorité des Français. + +»Avec sa théorie de l'hérédité, M. Zola aurait de la peine à expliquer +comment ces paysans sont les pères de ce qu il y a de plus honnête, de +plus intelligent, de plus brave en France. Qui de nous n'a pas dans les +veines du sang d'homme de la terre, et qui de nous n'admire ces +travailleurs obstinés comme un exemple, comme une tradition à suivre? + +»Nier la finesse du paysan, c'est nier l'évidence; nier son courage, +c'est nier la France. + +»Des livres pareils, après la guerre, après les francs-tireurs, après +l'héroïsme, sont des livres bons pour nos ennemis et insultants pour +notre patriotisme. + +»Je racontais, il y a quelques jours, le beau spectacle auquel j'avais +assisté, d'une brigade manoeuvrant avec une discipline admirable et un +entrain superbe. C'était la manifestation des paysans français. + +»Je sais que l'article naïf que j'ai écrit à ce sujet a été lu dans les +casernes de la brigade; je sais que le numéro du _Petit Marseillais_ a +été affiché, et j'ajouterai même, pour me vanter, non de ce que j'ai +écrit, mais de ce que j'ai pensé, que le général a fait lire ce +témoignage d'un spectateur au ministre de la guerre et que celui-ci a +dit: + +»--Voilà la note qu'il faut faire entendre et que nos soldats savent +apprécier. + +»Allez donc à ces soldats, tout prêts à se faire tuer pour la France, +qui ont appris à lire au village ou à la caserne, qui ont des notions +grandissantes de l'honneur national, à ces héros en herbe, allez donc +lire un livre où l'on prétendra qu'ils sont les victimes d'une inégalité +sociale; qu'ils sont fils de coquins par leurs pères, de femmes sans +moeurs et sans pudeur par leurs mères; qu'ils ont l'appétit du fumier; +qu'ils n'ont aucun sentiment idéal; qu'ils sont le produit de l'inceste, +en tout cas de la débauche, l'excrément de la France, déposé sur un tas +d'excréments! + +»Vous verrez alors avec quel mépris ils vous accueilleront, ces Français +échauffés de la pure sève française.»] + +[13: M. Lacaze-Duthiers ajoute: + +«Ils ne s'en tiennent pas à ne pas savoir, ils inventent des réponses et +les débitent avec un aplomb qui mériterait un autre sort qu'une +réception. Je ne puis résister à l'envie d'en citer un exemple. + +»D.--Comment respirent les animaux? + +»R.--Par des poumons, des branchies, des trachées. + +»D.--Qu'est-ce qu'une trachée? + +»R.--_Une houppe de petites villosités fixée sur la pointe du nez des +insectes._ + +»Ce candidat fut reçu; il avait la moyenne pour le passable.--Il passa.» + +N'en déplaise à M. H. de Lacaze-Duthiers, le jeune gaillard qui lui fit +cette réponse n'inventa rien. Il rendit à l'_alma mater_ la monnaie de +sa pièce. Il lui donna les mêmes mots qu'elle lui avait donnés. +Seulement il ne les rendit pas dans l'ordre où il les avait reçus. Il en +avait trop entendu. Ils s'étaient brouillés dans sa tête.] + +[14: On sait que M. Weiss n'a pas été élu. L'Académie a manqué +l'occasion, pourtant assez rare, d'admettre un véritable écrivain.] + +[15: Voir les deux derniers paragraphes de _Les fous dans la +littérature_ dans le présent volume.] + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE *** + +***** This file should be named 19249-8.txt or 19249-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/2/4/19249/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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