summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--19249-8.txt9076
-rw-r--r--19249-8.zipbin0 -> 213195 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 9092 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/19249-8.txt b/19249-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..90f3cec
--- /dev/null
+++ b/19249-8.txt
@@ -0,0 +1,9076 @@
+The Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La vie littéraire
+ Première série
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: September 11, 2006 [EBook #19249]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+LA VIE LITTÉRAIRE
+
+PREMIÈRE SÉRIE
+
+PARIS
+
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+
+
+
+
+À MONSIEUR ADRIEN HÉBRARD, SÉNATEUR, DIRECTEUR DU _TEMPS_
+
+Cher monsieur,
+
+Permettez-moi de vous offrir ce petit livre; je vous le dois bien, car
+assurément il n'existerait pas sans vous. Je ne songeais guère à faire
+de la critique dans un journal quand vous m'avez appelé au _Temps_. J'ai
+été étonné de votre choix et j'en demeure encore surpris. Comment un
+esprit alerte, agissant, répandu comme le vôtre, en communion constante
+avec tout et avec tous, si fort en possession de la vie et toujours jeté
+au milieu des choses, a-t-il pu prendre en gré une pensée recueillie,
+lente et solitaire comme la mienne?
+
+Mais rien ne vous est étranger, pas même la méditation. Ceux qui vous
+connaissent intimement assurent qu'il y a en vous du rêveur. Ils ne se
+trompent pas. Seulement Vous rêvez très vite. En toutes choses vous
+possédez au plus haut degré le génie de la promptitude. La facilité avec
+laquelle vous pensez est prodigieuse. Vous comprenez tout à la fois.
+Votre conversation, rapide et brillante comme la lumière, m'éblouit
+toujours. Pourtant elle est toujours raisonnable. Éblouir avec la
+raison, cela n'a été donné qu'à vous. Quel écrivain vous feriez, si vous
+aviez moins d'idées! Une magicienne russe, qui a longtemps vécu dans
+l'Inde, parle dans ses écrits d'un procédé qu'emploient les sages indous
+pour communiquer leur pensée aux profanes. À mesure qu'elle se forme en
+eux-mêmes, ils la précipitent dans le cerveau d'un saint homme qui
+l'écrit à loisir. Voilà un procédé qui vous conviendrait! Quel dommage
+que notre barbare Occident ignore encore la «précipitation» de la
+pensée! Mais je vous connais: si un saint homme se mettait à rédiger vos
+idées précipitées, vous iriez tout de suite le prier de n'en rien faire.
+Vous aimez à rester inédit. Homme public, vous avez horreur de paraître:
+c'est une de vos originalités, et non pas la moins charmante.
+
+Je crois que vous avez un talisman. Vous faites ce que vous voulez. Vous
+avez fait de moi un écrivain périodique et régulier. Vous avez triomphé
+de ma paresse. Vous avez utilisé mes songeries et monnayé mon esprit.
+C'est pourquoi je vous tiens pour un incomparable économiste. M'avoir
+rendu productif, je vous assure que c'est merveilleux. Mon excellent ami
+Calmann Lévy lui-même n'avait pas réussi à me faire écrire un seul livre
+depuis six ans.
+
+Vous avez un très bon caractère et vous êtes très facile à vivre. Vous
+ne me faites jamais de reproches. Je n'en tire pas vanité. Vous avez
+compris tout de suite que je n'étais pas bon à grand'chose et qu'il
+valait mieux ne pas me tourmenter. Sans me flatter, c'est la principale
+cause de la liberté que vous me laissez dans votre journal. Vous me
+savez incorrigible et vous désespérez de m'amender. Un jour, n'avez-vous
+pas dit de moi à un de nos amis communs:
+
+--C'est un bénédictin narquois.
+
+On se connaît mal soi-même, mais je crois que la définition est bonne.
+Je me fais assez l'effet d'un moine philosophe. J'appartiens de coeur à
+une abbaye de Thélème, dont la règle est douce et l'obédience facile.
+Peut-être n'y a-t-on pas beaucoup de foi, mais assurément on y est très
+pieux.
+
+L'indulgence, la tolérance, le respect de soi et des autres sont des
+saints qu'on y chôme toujours. Si l'on y incline au doute, il faut
+considérer que le pyrrhonisme ne va pas sans un profond attachement à la
+coutume et à l'usage. Or, la coutume du plus grand nombre, c'est
+proprement la morale. Il n'y a qu'un sceptique pour être toujours moral
+et bon citoyen. Un sceptique ne se révolte jamais contre les lois, car
+il n'a pas espéré qu'on pût en faire de bonnes. Il sait qu'il faut
+beaucoup pardonner à la République. Pourtant voulez-vous un conseil? Ne
+confiez jamais le bulletin politique du _Temps_ à un de nos thélémites.
+Il y répandrait une mélancolie douce qui découragerait vos honnêtes
+lecteurs. Ce n'est pas avec la philosophie qu'on soutient les
+ministères. Quant à moi, je garde une modestie qui me sied, et je m'en
+tiens à la critique.
+
+Telle que je l'entends et que vous me la laissez faire, la critique est,
+comme la philosophie et l'histoire, une espèce de roman à l'usage des
+esprits avisés et curieux, et tout roman, à le bien prendre, est une
+autobiographie. Le bon critique est celui qui raconte les aventures de
+son âme au milieu des chefs-d'oeuvre.
+
+Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et
+tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur
+oeuvre sont dupes de la plus fallacieuse illusion. La vérité est qu'on ne
+sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne
+donnerions-nous pas pour voir pendant une minute, le ciel et la terre
+avec l'oeil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le
+cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien
+défendu. Nous ne pouvons pas, ainsi que Tirésias, être homme et nous
+souvenir d'avoir été femme. Nous sommes enfermés dans notre personne
+comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire,
+ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse
+condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que
+nous n'avons pas la force de nous taire.
+
+Pour être franc, le critique devrait dire:
+
+--Messieurs, je vais parler de moi à propos de Shakespeare, à propos de
+Racine, ou de Pascal, ou de Goethe. C'est une assez belle occasion.
+
+J'ai eu l'honneur de connaître M. Cuvillier-Fleury, qui était un vieux
+critique fort convaincu. Un jour, que je l'allai voir dans sa petite
+maison de l'avenue Raphaël, il me montra la modeste bibliothèque dont il
+était fier:
+
+--Monsieur, me dit-il, éloquence, belles-lettres, philosophie, histoire,
+tous les genres y sont représentés, sans compter la critique qui
+embrasse tous les autres genres. Oui, monsieur, le critique est tour à
+tour orateur, philosophe, historien.
+
+M. Cuvillier-Fleury avait raison. Le critique est tout cela, ou du moins
+il peut l'être. Il a l'occasion de montrer les facultés intellectuelles
+les plus rares, les plus diverses, les plus variées. Et quand il est un
+Sainte-Beuve, un Taine, un J.-J. Weiss, un Jules Lemaître, un Ferdinand
+Brunetière, il n'y manque pas. Sans sortir de lui-même, il fait
+l'histoire intellectuelle de l'homme. La critique est la dernière en
+date de toutes les formes littéraires; elle finira peut-être par les
+absorber toutes. Elle convient admirablement à une société très
+civilisée dont les souvenirs sont riches et les traditions déjà longues.
+Elle est particulièrement appropriée à une humanité curieuse, savante et
+polie. Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n'en demandent
+toutes les autres formes littéraires. Elle eut pour créateurs Montaigne,
+Saint-Évremond, Bayle et Montesquieu. Elle procède à la fois de la
+philosophie et de l'histoire. Il lui a fallu, pour se développer, une
+époque d'absolue liberté intellectuelle. Elle remplace la théologie, et,
+si l'on cherche le docteur universel, le saint Thomas d'Aquin du XIXe
+siècle, n'est-ce pas à Sainte-Beuve qu'il faut songer?
+
+C'était un saint homme de critique, je vénère sa mémoire. Mais, à vous
+parler franchement, cher monsieur Hébrard, je crois qu'il est plus sage
+de planter des choux que de faire des livres.
+
+Il est des âmes livresques pour qui l'univers n'est qu'encre et que
+papier. Celui dont une telle âme anime le corps apaisé passe sa vie
+devant sa table de travail, sans souci des réalités dont il étudie
+obstinément la représentation graphique. Il ne sait de la beauté des
+femmes que ce qui en est écrit. Il ne connaît des travaux, des
+souffrances et des espérances des hommes que ce qui peut en être cousu
+sur nerfs et relié en maroquin. Il est monstrueux et innocent. Il n'a
+jamais mis le nez à la fenêtre. Tel était le bonhomme Peignot, qui
+recueillait les opinions des auteurs pour en faire des livres. Rien ne
+l'avait jamais troublé. Il concevait les passions comme des sujets de
+monographies curieuses et savait que les nations périssent en un certain
+nombre de pages in-octavo. Jusqu'au jour de sa mort, il travailla d'une
+ardeur égale, sans jamais rien comprendre. C'est pourquoi le travail ne
+lui fut point amer. Il faut l'envier, si l'on ne peut qu'à ce prix
+trouver la paix du coeur.
+
+Bénissons les livres, si la vie peut couler au milieu d'eux en une
+longue et douce enfance! Gustave Doré, qui imprimait quelquefois à ses
+dessins les plus comiques je ne sais quel sentiment de fantaisie
+profonde et de poésie bizarre, a donné un jour, sans trop le savoir,
+l'emblème ironique et touchant de ces existences que le culte des livres
+console de toutes les réalités douloureuses. Dans le moine Nestor, qui
+écrivit une chronique en des temps barbares et troublés, il a symbolisé
+toute la race des bibliomanes et des bibliographes. Son dessin n'est pas
+plus grand que le creux de la main, mais qui l'a vu une fois ne peut
+plus l'oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu'il
+publia lors de la guerre de Crimée, sous ce titre: _la Sainte Russie_,
+et qui n'est pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son
+talent et de son patriotisme.
+
+Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses
+papiers. Assis comme un homme qui aime à s'asseoir, la tête enfoncée
+dans son capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour
+est livré au massacre et à l'incendie. Les flèches obscurcissent l'air.
+Le couvent même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de
+mur s'écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule,
+épargnée par miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une
+fenêtre. Des archers s'entassent sur ce qui reste des toits, marchent
+comme des mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol
+hérissé de lances et d'épées. On se bat jusque dans sa cheminée; il
+écrit. Une commotion terrible renverse son encrier; il écrit encore.
+Voilà ce que c'est que de vivre dans les bouquins! Voilà le pouvoir des
+paperasses!
+
+Les bibliothèques abritent encore aujourd'hui quelques sages semblables
+au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de patience qui
+remplit leur vie et qui comble leur âme; ils ne manquent pas une séance,
+même dans les jours de troubles et de révolution.
+
+Ils sont heureux. N'en parlons plus. Mais j'en connais plusieurs, d'un
+esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes
+de beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et
+leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix
+aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part,
+beaucoup d'âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de
+lecture. Voyez, par exemple, ce qu'il advint à don Quichotte pour avoir
+dévoré les quatre volumes d'_Amadis de Gaule_ et une douzaine d'autres
+beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux
+enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et
+il fit mille folies qu'il n'aurait point faites, s'il n'avait pas eu
+l'esprit de lire.
+
+Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages
+manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je
+définirais le livre une oeuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes
+sortes d'images qui troublent les esprits et changent les coeurs. Je
+dirai mieux encore: le livre est un petit appareil magique qui nous
+transporte au milieu des images du passé ou parmi des ombres
+surnaturelles. Ceux qui lisent beaucoup de livres sont comme des
+mangeurs de haschisch. Ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui
+pénètre leur cerveau les rend insensibles au monde réel et les jette en
+proie à des fantômes terribles ou charmants. Le livre est l'opium de
+l'Occident. Il nous dévore. Un jour viendra où nous serons tous
+bibliothécaires, et ce sera fini.
+
+Aimons les livres comme l'amoureuse du poète aimait son mal. Aimons-les;
+ils nous coûtent assez cher. Aimons-les; nous en mourons. Oui, les
+livres nous tuent. Croyez-m'en, moi qui les adorai, moi qui me donnai
+longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en avons trop
+et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges sans rien lire,
+et c'est précisément le temps où ils firent les plus grandes choses et
+les plus utiles, car c'est le temps où ils passèrent de la barbarie à la
+civilisation. Pour être sans livres, ils n'étaient pas alors tout à fait
+dénués de poésie et de morale; ils savaient par coeur des chansons et de
+petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient
+_Peau-d'Âne_ et le _Chat botté_, dont on a fait beaucoup plus tard des
+éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses
+pierres, couvertes d'inscriptions en style administratif et religieux.
+
+Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons accompli
+depuis lors! Les livres se sont multipliés d'une façon merveilleuse au
+XVIe siècle et au XVIIIe. Aujourd'hui la production en est centuplée.
+Voici qu'on publie, seulement à Paris, cinquante volumes par jour; sans
+compter les journaux. C'est une orgie monstrueuse. Nous en sortirons
+fous. La destinée de l'homme est de tomber successivement dans des excès
+contraires. Au moyen âge, l'ignorance enfantait la peur. Il régnait
+alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus. Maintenant,
+nous courons, par l'étude, à la paralysie générale. N'y aurait-il pas
+plus de sagesse et d'élégance à garder la mesure?
+
+Soyons des bibliophiles et lisons nos livres; mais ne les prenons point
+de toutes mains; soyons délicat, choisissons, et, comme ce seigneur
+d'une des comédies de Shakespeare, disons à notre libraire: «Je veux
+qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.»
+
+Je ne me flatte pas que ce petit livre ait rien d'amoureux ni qu'il
+mérite une belle reliure. Mais on y trouvera, vous le savez, cher
+monsieur, une parfaite sincérité (le mensonge veut un talent que je n'ai
+pas), beaucoup d'indulgence et quelque naturelle amitié pour le beau et
+le bien.
+
+C'est pourquoi j'ose vous l'offrir, cher monsieur, comme un trop faible
+témoignage de gratitude, d'estime et de sympathie.
+
+A.F.
+
+
+
+
+HAMLET À LA COMÉDIE-FRANÇAISE
+
+
+«Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent par
+leurs chants ton sommeil!» Voilà ce que, mardi, à minuit, nous disions
+avec Horatio au jeune Hamlet, en sortant du Théâtre-Français. Aussi
+bien, nous devions souhaiter une bonne nuit à qui nous avait fait passer
+une belle soirée. Oui, c'est un aimable prince que le prince Hamlet. Il
+est beau, il est malheureux; il sait tout et ne sait que faire. Il est
+digne d'envie et de pitié. Il est plus mauvais et meilleur que chacun de
+nous. C'est un homme, c'est l'homme, c'est tout l'homme. Et il y avait
+bien dans la salle comble, je vous jure, vingt personnes pour sentir
+cela. «Bonne nuit, aimable prince!» On ne peut vous quitter sans avoir
+la tête pleine de vous, et voilà trois jours que je n'ai de pensées que
+les vôtres.
+
+J'ai senti à vous voir une joie triste, mon prince. Et cela est plus
+qu'une joie joyeuse. Je vous dirai tout bas que la salle m'a semblé un
+peu distraite et légère: il faut ne pas trop s'en plaindre et ne pas
+s'en étonner du tout. C'était une salle composée de Français et de
+Françaises. Vous n'étiez pas en habit de soirée, vous n'aviez point une
+intrigue amoureuse dans le monde de la haute finance et vous ne portiez
+point une fleur de gardénia à votre boutonnière. C'est pourquoi les
+dames toussaient un peu, dans leur loge, en mangeant des fruits glacés;
+vos aventures ne pouvaient pas les intéresser. Ce ne sont point des
+aventures mondaines; ce ne sont que des aventures humaines. Vous forcez
+les gens à penser, et c'est un tort qu'on ne vous pardonnera point ici.
+Pourtant, il y avait çà et là, dans la salle, quelques esprits que vous
+avez profondément remués. En leur parlant de vous, vous leur parliez
+d'eux-mêmes. C'est pourquoi ils vous préfèrent à tous les autres êtres
+créés, comme vous, par le génie. Un heureux hasard me plaça, dans la
+salle, auprès de M. Auguste Dorchain. Il vous comprend, mon prince,
+comme il comprend Racine, parce qu'il est poète. Je crois vous
+comprendre un peu aussi, parce que je viens de la mer... Oh! ne craignez
+pas que je dise que vous êtes deux océans. Ce sont là des mots, des
+mots, et vous ne les aimez pas. Non, je veux dire seulement que je vous
+comprends, parce qu'après deux mois de repos et d'oubli au milieu de
+larges horizons, je suis devenu très simple et très accessible à ce qui
+est vraiment beau, grand et profond. Dans notre Paris, l'hiver, on se
+prend de goût volontiers pour les jolies choses, pour les coquetteries à
+la mode et les gentillesses compliquées des petites écoles. Mais le
+sentiment s'élève et s'épure dans la féconde oisiveté des promenades
+agrestes, au milieu des grands horizons des champs et de la mer. Quand
+on en revient, on est tout préparé pour l'intimité du sauvage génie d'un
+Shakespeare. C'est pourquoi vous avez été le bienvenu, prince Hamlet;
+c'est pourquoi toutes vos pensées errent confusément sur mes lèvres et
+m'enveloppent de terreur, de poésie et de tristesse. Vous avez vu: on
+s'est demandé, dans la _Revue bleue_ et ailleurs, d'où vous venait votre
+mélancolie. On l'a justement jugée si profonde, qu'on n'a pas cru que
+les catastrophes domestiques les plus épouvantables eussent suffi à la
+former dans toute son étendue. Un économiste très distingué, M. Émile de
+Laveleye, a pensé que ce devait être une tristesse d'économiste. Et il a
+fait un article exprès pour le démontrer. Il a donné à entendre que son
+ami Lanfrey et lui-même en avaient éprouvé une semblable après le coup
+d'État de 1851, et que vous avez souffert plus que toutes choses, prince
+Hamlet, du mauvais état où l'usurpateur Claudius avait mis, de votre
+temps, les affaires du Danemark.
+
+Je crois qu'en effet vous aviez grand souci des destinées de votre
+patrie, et j'applaudis aux paroles que prononça Fortinbras quand il
+ordonna à quatre capitaines de porter votre corps sur un lit d'honneur,
+comme on fait pour les soldats. «Si Hamlet avait vécu, s'écria-t-il, il
+se serait montré un généreux roi.» Pourtant, je ne pense pas que votre
+mélancolie fût tout à fait celle de M. Émile de Laveleye. Je crois
+qu'elle était plus haute encore et plus intelligente. Je crois qu'elle
+était inspirée par un vif sentiment de la destinée. Ce n'est pas
+seulement le Danemark, c'est le monde entier qui vous paraissait sombre.
+Vous n'espériez plus en rien, pas même, comme M. de Laveleye, dans des
+principes de droit public. Que ceux qui en doutent encore se rappellent
+la belle et amère prière qui sortit de vos lèvres déjà glacées par la
+mort: «Ô mon bon Horatio! si tu m'as jamais tenu pour cher à ton coeur,
+reste éloigné quelque temps encore de la suprême félicité et consens à
+respirer dans la souffrance au sein de ce dur monde, pour raconter mon
+histoire.» Ce furent vos dernières paroles. Celui à qui elles
+s'adressaient n'avait pas, comme vous, une famille empoisonnée de
+crimes; il n'était pas comme vous un fatal assassin. C'était un esprit
+libre, sage et fidèle; c'était un homme heureux, s'il en est. Mais vous
+saviez, prince Hamlet, vous saviez qu'il n'en fut jamais. Vous saviez
+que tout est mal dans l'univers. Il faut dire le mot, vous étiez un
+pessimiste. Sans doute votre destinée vous poussait au désespoir: elle
+fut tragique. Mais votre nature était conforme à votre destinée. C'est
+là ce qui vous rend si admirable: vous étiez fait pour goûter le
+malheur, et vous eûtes de quoi exercer votre goût. Vous fûtes bien
+servi, prince. Aussi, comme vous savourez le mal qui vous abreuve!
+Quelle finesse de palais! Oh! vous êtes un connaisseur, un gourmet en
+douleurs.
+
+Tel vous enfanta le grand Shakespeare. Et il me semble bien qu'il
+n'était guère optimiste lui-même, alors qu'il vous créa. De 1601 à 1608,
+il anima de ses mains enchantées une assez grande foule, je pense,
+d'ombres désolées ou furieuses. C'est alors qu'il montra Desdémone
+périssant par Iago, et le sang d'un vieux roi paternel tachant les
+petites mains de lady Macbeth et la pauvre Cordelia, et vous son
+préféré, et Timon d'Athènes.
+
+Oui, Timon! C'est à croire, décidément, que Shakespeare était
+pessimiste, comme vous. Qu'en dira son confrère, l'auteur du second
+_Gerfaut_, M. Moreau, qui, chaque soir, au Vaudeville, malmène si fort,
+m'a-t-on dit, les pauvres pessimistes? Oh! il leur fait passer
+quotidiennement un mauvais quart d'heure. Je les plains; il se trouve
+partout des heureux qui les raillent sans pitié. À leur place, je ne
+saurais où me cacher. Mais Hamlet doit leur rendre courage. Ils ont pour
+eux Job et Shakespeare. Cela redresse un peu la balance. Voilà M. Paul
+Bourget sauvé pour cette fois. Et c'est par vous, prince Hamlet.
+
+J'ai sous les yeux, tandis que j'écris, une vieille gravure allemande
+qui vous représente, mais où j'ai peine à vous reconnaître. Elle vous
+représente tel que vous étiez au théâtre de Berlin vers 1780. Vous ne
+portiez point alors ce deuil solennel dont parle votre mère, ce
+pourpoint, ces hauts-de-chausses, ce manteau, cette toque dont Delacroix
+vous a si noblement vêtu quand il fixa votre type dans des dessins
+maladroits, mais sublimes, et que M. Mounet-Sully porte avec une grâce
+si virile et tant de poétiques attitudes. Non! vous paraissiez devant
+les Berlinois du XVIIIe siècle dans un costume qui nous semblerait
+aujourd'hui bien étrange. Vous étiez vêtu--ma gravure en fait foi--à la
+dernière mode de France. Vous étiez coiffé en ailes de pigeon et poudré
+à blanc; vous portiez collerette brodée, culottes de satin, bas de soie,
+souliers à boucles et petit manteau de cour, enfin tout l'habit de deuil
+des courtisans de Versailles. J'oubliais le chapeau Henri IV, le vrai
+chapeau de la noblesse aux États généraux. Ainsi accoutré et l'épée de
+cour au côté, vous vous tenez aux pieds d'Ophélie, qui est, ma foi, fort
+gentille dans sa robe à paniers, avec sa haute coiffure à la
+Marie-Antoinette, que surmonte un grand panache de plumes d'autruche.
+Tous les autres personnages sont habillés à l'avenant. Ils assistent,
+avec vous, à la tragédie de _Gonzago et Baptista_. Votre beau fauteuil
+Louis XV est vide et laisse voir toutes les fleurs de sa tapisserie.
+Déjà vous rampez à terre; vous épiez sur le visage du roi l'aveu muet du
+crime que vous avez mission de venger. Le roi aussi porte un beau
+chapeau à la Henri IV, comme Louis XVI. Vous croyez sans doute que je
+vais sourire et me moquer, et triompher vivement du progrès de nos
+décors et de nos costumes. Vous vous trompez. Assurément, si vous n'êtes
+plus habillé à la mode de ma vieille estampe, si vous ne ressemblez plus
+au comte de Provence en deuil du Dauphin et si votre Ophélie n'est plus
+attifée comme Mesdames, je ne le regrette pas le moins du monde. Loin de
+là, je vous aime beaucoup mieux tel que vous êtes maintenant. Mais
+l'habit n'est rien pour vous; vous pouvez porter tous les costumes qu'il
+vous plaira; ils vous conviendront tous, s'ils sont beaux. Vous êtes de
+tous les temps et de tous les pays. Vous n'avez pas vieilli d'une heure
+en trois siècles. Votre âme a l'âge de chacune de nos âmes. Nous vivons
+ensemble, prince Hamlet, et vous êtes ce que nous sommes, un homme au
+milieu du mal universel. On vous a chicané sur vos paroles et sur vos
+actions. On a montré que vous n'étiez pas d'accord avec vous-même.
+Comment saisir cet insaisissable personnage? a-t-on dit. Il pense tour à
+tour comme un moine du moyen âge et comme un savant de la Renaissance;
+il a la tête philosophique et pourtant pleine de diableries. Il a
+horreur du mensonge et sa vie n'est qu'un long mensonge. Il est
+irrésolu, c'est visible, et pourtant certains critiques l'ont jugé plein
+de décision, sans qu'on puisse leur donner tout à fait tort. Enfin, on a
+prétendu, mon prince, que vous étiez un magasin de pensées, un amas de
+contradictions et non pas un être humain. Mais c'est là, au contraire,
+le signe de votre profonde humanité. Vous êtes prompt et lent, audacieux
+et timide, bienveillant et cruel, vous croyez et vous doutez, vous êtes
+sage et par-dessus tout vous êtes fou. En un mot, vous vivez. Qui de
+nous ne vous ressemble en quelque chose? Qui de nous pense sans
+contradiction et agit sans incohérence? Qui de nous n'est fou? Qui de
+nous ne vous dit avec un mélange de pitié, de sympathie, d'admiration et
+d'horreur: «Bonne nuit, aimable prince!»
+
+
+
+
+SÉRÉNUS
+
+_Sérénus, par Jules Lemaître, in-18._
+
+
+Le temps est proche où Ponce-Pilate sera en grande estime pour avoir
+prononcé une parole qui pendant dix-huit siècles pesa lourdement sur sa
+mémoire. Jésus lui ayant dit: «Je suis venu dans le monde pour rendre
+témoignage à la vérité; quiconque est de la vérité écoute ma voix»,
+Pilate lui répondit: «Qu'est-ce que la vérité?»
+
+Aujourd'hui, les plus intelligents d'entre nous ne disent pas autre
+chose: «Qu'est-ce que la vérité?» M. Jules Lemaître vient de publier un
+petit conte philosophique, _Sérénus_, qui ne fut qu'un jeu pour son
+esprit facile et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans
+l'histoire de la pensée du XIXe siècle, comme _Candide_ ou _Zadig_
+marque aujourd'hui dans celle du XVIIIe.
+
+Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lemaître répète,
+sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux
+fonctionnaire romain: «Qu'est-ce que la vérité?» Il admire les croyants
+et il ne croit pas. On peut dire qu'avec lui la critique est décidément
+sortie de l'âge théologique. Il conçoit que sur toutes choses il y a
+beaucoup de vérités, sans qu'une seule de ces vérités soit la vérité. Il
+a, plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du
+relatif et l'inquiétude avec l'amour de l'éternelle illusion qui nous
+enveloppe. Un vieux poète grec a dit: «Nous sommes agités au hasard par
+des mensonges;» de cette idée, M. Jules Lemaître a tiré mille et mille
+idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles détachées.
+
+C'est la philosophie d'un honnête homme. Vous entendez bien ce mot.
+Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est doux
+et sûr, une intelligence qui ne connaît point la peur, une âme souriante
+et pleine d'indulgence. M. Jules Lemaître est tout cela. En ajoutant
+qu'il a l'ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu'un peu vif,
+j'aurai fait l'esquisse de son portrait. En dépit de sa belle culture
+classique, il ne tient pas trop au passé. Nous l'avons bien vu un jour
+que nous eûmes l'idée de le mener voir, aux beaux-arts, l'Hermès de
+Praxitèle et les frontons du Parthénon. Nous étions trois mortels devant
+les vrais dieux et les vraies déesses, et je fus le seul tout à fait
+respectueux. Il arriva ce jour-là, comme d'habitude, que l'esprit ne fut
+pas du côté du respect. Je ne sais pas si M. Jules Lemaître admire
+beaucoup son temps, mais il l'aime. Paris, tel qu'il est, lui plaît
+beaucoup. Il y est heureux, malgré «l'ennui commun à toute créature bien
+née». Le mot n'est pas de moi; il est de Marguerite d'Angoulême, la soeur
+de François Ier.
+
+Mais pourquoi, dites-vous, s'il aime tant Paris, nous conduit-il à Rome,
+chez Sérénus? Je vous répondrai qu'il a choisi, pour aller à Rome, le
+temps où l'on avait à Rome bien des idées et bien des sentiments que
+l'on a aujourd'hui à Paris. Le mal de Sérénus fut l'impossibilité de
+croire. Sa soeur était chrétienne; elle était belle; elle avait la
+douceur impérieuse des saintes; elle le conduisit dans la petite église,
+où il éprouva des sentiments étranges et contradictoires, quelque chose
+de ce que sentirait un galant homme introduit dans une assemblée des
+spirites, si les spirites étaient des martyrs, ou dans un conciliabule
+de nihilistes, si les nihilistes attendaient la mort sans la donner. Il
+fut saisi d'une sorte d'admiration et il éprouva en même temps
+d'invincibles répugnances. Voici comment il rend compte lui-même de ce
+double sentiment. Il analyse d'abord les raisons qu'il a d'admirer et
+d'aimer ces braves gens:
+
+«Toutes les vertus, dit-il, que les philosophes avaient déjà connues et
+prêchées, m'apparaissaient, chez les disciples de Christus, transformées
+par un sentiment nouveau: l'amour d'un Dieu homme et d'un Dieu crucifié,
+amour sensible, ardent, pleins de larmes, de confiance, de tendresse,
+d'espoir. Évidemment, ni les forces naturelles personnifiées ni le Dieu
+abstrait des stoïciens n'ont jamais inspiré rien de pareil. Et cet amour
+de Dieu, source et commencement des autres vertus chrétiennes, leur
+communiquait une pureté, une douceur, une onction et comme un parfum que
+je n'avais pas encore respiré.»
+
+Voilà ce qui l'attire. Voici maintenant ce qui l'éloignerait s'il
+n'était retenu par le chaste attrait de Séréna:
+
+«L'idée que mes nouveaux frères avaient de ce monde et de cette vie
+heurtait en moi je ne sais quel sentiment de nature... Malgré mon
+pessimisme persistant..., il me déplaisait que des hommes méprisassent
+si fort la seule vie, après tout, dont nous soyons assurés. Puis je les
+trouvais par trop simples, fermés aux impressions artistiques, bornés,
+inélégants... Un peu de souci de la patrie romaine se réveillait en moi;
+je m'effrayais du mal que pouvait faire à l'empire, si elle continuait
+de se répandre, une telle conception de la vie, un tel détachement des
+devoirs civils et des occupations profanes... J'étais choqué que ces
+saints fussent si sûrs de tant de choses, et de choses si merveilleuses,
+quand j'avais, moi, tant cherché sans trouver, tant douté dans ma vie,
+et mis finalement mon orgueil dans mon incroyance.»
+
+Bientôt les chrétiens eurent le bonheur d'être persécutés. Sérénus, qui
+était homme de goût, resta parmi eux. Sa mort stoïque eut les apparences
+du martyre. Son corps fut enseveli parmi ceux des saints, dans le
+tombeau de la famille Flavia. Transporté à Beaugency-sur-Loire, en l'an
+de grâce 860, il ne tarda pas à opérer des miracles. Il rendit notamment
+la vue à un aveugle et la vie à la jument d'un prêtre.
+
+Voilà l'histoire de Sérénus. Et remarquez bien que l'impossibilité de
+croire, qui est le mal de ce galant homme, ne sévit pas seulement dans
+la partie religieuse de son âme. Elle le dévore tout entier. En
+politique comme en amour, il ne croit pas. Il ne trouve de raison de se
+déterminer que dans un certain sentiment de l'élégance morale qui survit
+chez lui à toute conviction et à toute philosophie. Le malheur est qu'on
+cesse d'agir quand on est ainsi. Il y a lieu de s'en inquiéter. Le
+bonhomme Franklin n'avait pas, tant s'en faut, autant d'esprit et de
+goût que Sérénus; mais il possédait le sens pratique et il sut se rendre
+utile à ses concitoyens. Il était laborieux; il faisait sa tâche et
+voulait que chacun fît la sienne.
+
+--Quand vous serez embarrassé pour prendre une décision, disait-il,
+allez chercher une feuille de papier blanc et divisez-la en deux
+colonnes. Vous écrirez dans une des colonnes toutes les raisons que vous
+avez d'agir, et, dans l'autre, toutes les raisons que vous avez de vous
+abstenir. De même qu'en algèbre on supprime les quantités semblables,
+vous bifferez les raisons qui se balancent, et vous vous déterminerez
+d'après la raison qui subsistera.
+
+Jamais Sérénus n'emploiera cette méthode, qui n'est pas faite pour lui.
+Sérénus épuiserait tous les papyrus et toutes les tablettes de cire, il
+userait ses roseaux du Nil et son poinçon d'acier avant d'avoir épuisé
+les raisons que lui suggérerait son esprit subtil, et finalement il n'en
+trouverait aucune qui valût mieux ou moins que les autres.
+
+Faut-il donc agir? Sans doute qu'il le faut! Rappelez-vous le premier
+mot prononcé, dans le second _Faust_, par le petit homme que le famulus
+Wagner vient de fabriquer avec ses cornues. À peine sorti de son bocal,
+ce petit homme s'écrie fièrement: «Il faut que j'agisse, puisque je
+suis.» On peut vivre sans penser. Et même c'est généralement ainsi qu'on
+vit. Il n'en résulte pas grand dommage pour la république. Au contraire,
+la patrie a besoin de l'action diverse et harmonieuse de tous les
+citoyens. C'est d'actes et non d'idées que vivent les peuples.
+
+
+
+
+LA RÉCEPTION DE M. LÉON SAY À L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+
+Nous avons entendu jeudi, à l'Institut, la fourmi faire l'éloge de la
+cigale. La louange était piquante, inattendue, heureuse. Il faut dire
+aussi que la fourmi n'est pas ce que croit le fabuliste; elle est
+économe de la fortune publique; c'est ce qu'on appelle économiste; elle
+est sage, elle est laborieuse, elle n'est point ingrate et elle sait
+qu'il ne faut point offenser la cigale, aimée des Muses. Cela revient à
+dire que M. Léon Say a parlé agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont
+le souvenir est si aimable. Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond
+About des choses tout à fait intéressantes. Il s'est exprimé en homme de
+goût, avec une élégance naturelle et la vivacité d'une intelligence
+aiguë, qu'affina la pratique des affaires. Il ne s'est pas piqué de
+littérature plus qu'il ne convenait. Il n'est point tombé dans le
+travers de Philippe, roi de Macédoine, qui voulait s'entendre en
+chansons mieux que les chansonniers. Il a voulu rester l'homme qui goûte
+et qui sent. Il a bien fait; car son goût est fin et son sentiment
+juste. Pourtant, je le contredirai sur deux points, parce que, s'il faut
+toujours dire la vérité, c'est surtout aux triomphateurs qu'on doit la
+faire entendre. Mon principal grief est qu'il a passé un peu lestement
+sur les romans de Sandeau; il n'a même pas nommé _la Maison de
+Penarvan_. Je reviendrai tout à l'heure sur ce sujet. Mon second
+reproche s'applique à un certain portrait qu'il a fait incidemment, en
+quelques traits rapides, d'une inexactitude que je tiens pour
+exemplaire. Il nous a montré «un maître charmant, plein de tact et de
+mesure, un poète très fin, qui dit les choses sans appuyer, laissant
+ainsi à l'auditoire le plaisir de croire qu'il collabore, en l'écoutant,
+avec l'homme d'esprit qui a écrit la pièce»... En ce maître charmant, en
+le fin poète, en cet homme d'esprit, il veut nous faire reconnaître M.
+Émile Augier. J'y éprouve, pour ma part, quelque peine, et j'affirme que
+le portrait manque de ressemblance. Ce n'est pas que l'auteur du _Fils
+de Giboyer_ soit dépourvu de finesse et de mesure; mais ses qualités
+essentielles sont tout autres. Il ne dit pas les choses sans appuyer: il
+appuie au contraire avec une heureuse rudesse. Il est robuste, il est
+ferme; il frappe juste et fort. Il a plus d'énergie que de grâce et plus
+de droiture que de souplesse. Ses créations ne laissent rien à deviner.
+Le maître les jette en pleine lumière. Elles n'ont rien d'inachevé, rien
+de mystérieux. On n'avait qu'à nommer la Vigueur et la Probité pour
+faire apparaître M. Émile Augier entre ses deux Muses. À Dieu ne plaise,
+monsieur Léon Say, que vous sachiez ces choses aussi bien que moi. À
+Rome, au temps de Néron, certain tribun des soldats, fils d'un honnête
+publicain, montrait dans l'administration militaire des talents qu'il
+avait précédemment exercés dans l'administration civile. Il était
+laborieux et sage, mais il dormait au théâtre. Il n'en parvint pas moins
+à la première magistrature de l'État. Je soupçonne M. Léon Say d'avoir
+quelquefois sommeillé de même au Théâtre-Français pendant qu'on jouait
+_Gabrielle_ ou _les Fourchambault_. Il n'y a pas grand mal à cela et M.
+Émile Augier est le premier, j'en suis sûr, à lui pardonner. Les hommes
+d'État n'ont pas toujours le loisir de fréquenter les Muses; il faut
+seulement qu'il ne se brouillent pas avec elles, car ce serait se
+brouiller avec la grâce et la persuasion, et qu'est-ce, je vous prie,
+qu'un président du conseil sans la persuasion et la grâce? Il faut
+beaucoup de choses pour gouverner, beaucoup de bonnes choses et quelques
+mauvaises. Ne vous y trompez pas: il y faut du goût. Sans le goût, on
+choque ceux mêmes qui n'en ont pas. Mon confrère et ami M. Adolphe Racot
+prête au héros de son dernier roman cette idée que, pour la conduite des
+hommes, le goût vaut l'intelligence et la probité. Je n'irai pas
+jusque-là; mais il est vrai que le goût suppose la justesse de l'esprit,
+la délicatesse des sentiments et plusieurs fortes qualités dont il est
+la fleur.
+
+M. Léon Say a du goût. Il y paraît dans l'élégante simplicité, dans la
+clarté abondante de sa parole.
+
+Ses discours politiques, particulièrement ceux qui traitent de finances,
+sont d'un art achevé. Tout y semble facile. C'est un rare plaisir que
+d'entendre M. Léon Say à la tribune du Sénat. La voix est claire. Au
+début, elle semble un peu aigre. C'est justement ce qu'il faut pour
+qu'on sache gré à l'orateur de l'adoucir ensuite. Dès la seconde phrase,
+elle ne garde d'aigu que ce qu'il faut pour bien entrer dans les
+oreilles. Elle les mord sans les blesser. La diction, bien qu'aisée,
+n'est pas coulante à l'excès. M. Léon Say n'a pas cette parole savonnée
+qui glisse et ne pénètre pas. Certes, la tribune n'est pas faite pour
+les orateurs pénibles; ceux-là font partager à leurs auditeurs la
+fatigue qu'ils éprouvent; par une sympathie involontaire, on souffre de
+leur souffrance. Mais un orateur dont la parole est trop fluide et se
+répand d'un cours égal n'inspire, dans une Assemblée, qu'un intérêt
+superficiel. Il faut que celui qui parle paraisse chercher et choisir
+ses idées et ses paroles. La recherche doit être rapide et le choix sûr;
+encore faut-il que l'un et l'autre se sentent dans quelques inflexions
+de la voix et dans certains ralentissements du débit. Il faut enfin que
+le travail de la pensée reste sensible au milieu de l'action oratoire.
+M. Léon Say a ce qu'on peut appeler la parole vivante. Il anime les
+abstractions; il trouve, pour amuser et soutenir l'attention, plusieurs
+des ressources qu'avait M. Thiers. Il explique, il compare, il cite des
+exemples, il raconte des historiettes, il est familier, il pénètre dans
+l'intimité des choses. Il a ces finesses qui font un piquant contraste
+avec la rondeur de sa personne. S'il ne sait point s'échauffer, il ne
+dit rien qui exige de la chaleur. Comme il est toujours maître de son
+sujet, il le renferme dans les limites de son talent et il s'arrange
+pour n'avoir jamais besoin des qualités qui lui manquent.
+
+Il intéresse avec des chiffres. C'est là un grand mérite. Quant à dire,
+comme on le fait si souvent, que c'est un tour de force, je m'en
+garderai bien, la louange serait fausse. Les questions financières sont
+par elles-mêmes aussi intéressantes que toutes les autres grandes
+questions. Pour être plus abstraites que d'autres, elles n'en sont pas
+plus arides. L'esprit trouve à les étudier une profonde satisfaction.
+Elles offrent aux déductions des bases solides et larges. Elles plaisent
+à la raison par leur exactitude et à l'imagination par leur étendue.
+Enfin, elles sont chose humaine. Elles appartiennent à l'homme par leur
+principe et par leur fin. Elles sont donc intéressantes par elles-mêmes
+et se prêtent naturellement au bien-dire. Il y a un bon style de
+finances comme il y a un bon style littéraire.
+
+Mais je reviens à ma querelle. Je m'y obstine d'autant plus que c'est
+une mauvaise querelle. J'aurais voulu que M. Léon Say dît à Jules
+Sandeau, dans son aimable langage,--pourquoi ne pas l'avouer?--tout ce
+que je voudrais dire moi-même. Au fond, nous ne reprochons jamais aux
+gens que de ne pas sentir et de ne pas penser comme nous.
+
+C'est que, pour moi, Sandeau, c'est mieux encore qu'un délicat écrivain
+et qu'un romancier poète, c'est un souvenir d'enfance. Que de fois, en
+allant ou revenant du collège, je l'ai rencontré, ce brave homme dont la
+bienvenue souriait à tout le monde, sur les quais illustres où il était
+chez lui; car ils sont la patrie adoptive de tous les hommes de pensée
+et de goût. L'excellent vieillard! On peut dire de celui-là qu'il avait
+le dos bon, un de ces larges dos qui, visiblement, ont porté avec un
+naïf courage le fardeau de la vie et que les douleurs de l'âme ont
+courbé lentement. Il n'était point beau, ni guère brave en ses habits.
+Je lui connus longtemps un grand pardessus, devenu vert et jaune, qui
+remontait par derrière et pendait en pointe par devant. Avec cela, le
+chapeau sur l'oreille et un pantalon à la hussarde; en sorte que la
+crânerie se mêlait chez ce vieillard à la bonhomie. Les braves gens
+ressemblent presque tous en quelque sorte à des soldats. Sandeau, avec
+ses yeux limpides, son gros nez rouge, sa rude moustache blanche, son
+air d'innocence, avait je ne sais quel air de capitaine en retraite. Je
+veux parler de ces vieux braves qui gardent dans le coeur et dans les
+yeux la candeur de l'enfance, parce qu'il n'ont jamais cherché à gagner
+de l'argent et qu'ils n'ont connu dans la vie que le devoir, le
+sentiment et le sacrifice. Toute la personne de Jules Sandeau respirait
+la bonté, et, quand la tristesse d'un deuil mortel s'imprima sur ses
+traits, il avait l'air encore du meilleur des hommes. Or, vous le savez,
+la douleur n'est bonne que chez les bons.
+
+Pour dire vrai, si, quand j'avais quinze ans, je contemplais M. Jules
+Sandeau, sur les quais, avec tant d'intérêt et de curiosité, c'est
+qu'alors je lisais _Marianna_ pendant la classe, derrière une pile de
+bouquins. Que l'honnête M. Chéron, mon professeur de rhétorique, me le
+pardonne! Pendant qu'il m'expliquait Thucydide, j'étais aux genoux de
+madame de Belnave. Juste ciel! quel feu s'allumait dans mes veines!
+J'étais bien loin, monsieur Chéron, des verges en _mi_ et des années de
+l'octaétéride dont vous nous faisiez le compte. J'étais ravi dans les
+sphères de la passion idéale; j'aimais, j'aimais Marianna. Je souffrais
+par elle, je la faisais souffrir; mais mon mal et le sien m'étaient
+chers. On m'a averti depuis que _Marianna_ est un livre qui enseigne le
+devoir; à quinze ans, il ne m'enseignait que l'amour. M. Léon Say dit
+que ce livre a vieilli. Il en parle avec détachement. On voit bien qu'il
+ne l'a pas lu, comme moi, entre les feuillets de son dictionnaire grec.
+Non! non! _Marianna_ ne vieillira jamais pour moi. Mais, par prudence,
+je ne la relirai jamais.
+
+Vous concevez, après ce que je viens de dire, que je ne pouvais
+rencontrer M. Sandeau aux abords du palais Mazarin sans frissonner des
+pieds à la tête. Il me semblait un être extraordinaire, marqué d'un
+sceau mystérieux. Ce que j'entendais chuchoter autour de moi, quand il
+passait, de son ardente amitié avec une femme illustre et de la
+mélancolie qu'il en avait gardée toute sa vie, me le rendait encore plus
+intéressant et plus extraordinaire. J'ouvrais de grands yeux avides pour
+voir cet être privilégié qui avait vécu dans des régions merveilleuses,
+inconnues, où je n'espérais point entrer jamais. Je reconnaissais bien
+qu'il n'était pas beau et qu'il avait l'air simplement d'un bon vieil
+homme. Pourtant, je l'admirais. J'éprouvais à le voir quelque chose
+comme le sentiment dont madame Bovary fut saisie en contemplant le
+vieillard qui avait été soixante ans auparavant l'amant de la reine.
+Voilà, me disais-je, voilà celui qui revient du pays de l'idéal.
+J'enviais ses souffrances. On est avide de souffrir à quinze ans.
+
+Après cela, je ne dis pas qu'il ne faille donner raison à M. Léon Say.
+_Marianna_ a vieilli et moi aussi. J'avais déjà perdu bien des illusions
+quand il m'arriva de lire les véritables chefs-d'oeuvre de Sandeau,
+_Mademoiselle de la Seiglière_ et _la Maison de Penarvan_. Ils ne m'ont
+pas troublé comme _Marianna_. La faute en est à moi et non à l'auteur.
+Du moins, ils m'ont paru gracieux. Ce sont des poèmes intimes dont les
+héros flottent, entre la réalité et l'idéal, dans une région moyenne, où
+il est délicieux de se promener. Et remarquez qu'il y a dans cet
+idéalisme autant et plus de vérité que n'en peut avoir le réalisme le
+plus scrupuleux. Sandeau a très bien saisi le caractère de l'époque
+qu'il a voulu peindre; il a choisi avec un bonheur parfait ses
+personnages et son action. Balzac a peint aussi, et avec un génie
+incomparable, les types du siècle: l'acquéreur de biens nationaux, le
+colonel du premier empire, le vieux gentilhomme, etc., mais il ne les a
+pas fait mouvoir dans une action aussi simple; il ne les a pas fixés
+dans des formes assez pures; il ne les a pas enfermés dans un poème
+indestructible et parfait. Il les a éparpillés au long d'aventures
+infinies. Sandeau, moins puissant, a été plus heureux. S'il n'a embrassé
+que sous des aspects peu variés l'histoire sentimentale de l'ancien
+régime en face du nouveau, il a exprimé sa vision en des fables aussi
+aimables que sages.
+
+Son talent lui était bien naturel et ne devait rien à l'étude. Sandeau,
+qui vivait dans les livres, n'en lisait guère. Ce brave homme n'était
+curieux que de sentir. Il y a dans l'étude des sciences un fonds
+d'orgueil et d'audace amère que cette âme paisible et douce ne connut
+jamais. On ne le voyait pas feuilleter de bouquins. Il laissait bien
+tranquilles ces nids à poussière dont s'échappent, comme des mites, dès
+qu'on les ouvre, le doute et l'inquiétude. Je n'offenserai pas sa
+mémoire en disant que, bibliothécaire de la Mazarine, il ne connut
+jamais très bien sa bibliothèque. Qui lui en ferait un grief? Il avait
+de trop beaux livres dans la tête pour s'inquiéter de ceux qui
+chargeaient la salle où il siégeait à côté de Philarète Chasles.
+
+On raconte à ce propos qu'un savant, qui travaillait à la Mazarine,
+consultait journellement la _Bibliothèque du père Lelong_. Il aurait
+pris lui-même ce livre, s'il lui avait été permis de le faire; car il en
+savait bien la place. C'était pour se conformer au règlement qu'il le
+demandait au bibliothécaire. Un jour, le malheur voulut que le
+bibliothécaire fut Jules Sandeau. À la demande qui lui fut faite:
+
+--La bibliothèque du père Lelong, répondit Sandeau, ce n'est pas ici,
+monsieur. Ici, c'est la bibliothèque Mazarine.
+
+--Derrière vous, s'écria l'autre en allongeant le bras vers l'in-folio
+qu'il était pressé d'ouvrir.
+
+--Derrière moi, c'est le Louvre, monsieur, répliqua doucement Sandeau.
+
+Je me hâte d'ajouter que je ne crois pas un mot de cette histoire et que
+je ne la conte que pour l'amusement des bibliophiles, qui sont gens de
+bien.
+
+
+
+
+M. ALEXANDRE DUMAS MORALISTE
+
+_À propos de Francillon._
+
+
+M. Alexandre Dumas est un moraliste aussi bien qu'un dramaturge. Voilà
+quinze ans qu'il partage avec M. Renan les fonctions de directeur
+spirituel de la foule humaine. Mais que ces deux confesseurs sont de
+tempérament contraire! M. Renan absout toujours.--Toutes les voies, nous
+dit-il, mènent au salut.--Il nous apporte chaque jour de nouvelles
+indulgences. N'a-t-il pas, à son dernier jubilé, le 1er janvier de cette
+année, pardonné par avance à M. Laguerre tous les maux qu'une politique
+étroite et violente attirera sur la France? Si nous en croyons ce
+paisible conducteur de nos âmes, on ne peut échapper à la bonté divine
+et nous irons tous en paradis, à moins qu'il n'y ait pas de paradis, ce
+qui est bien probable.
+
+Une telle doctrine n'a pu naître que dans un esprit large et souriant.
+J'en goûte la sérénité. Mais l'orgueil du commun des pécheurs
+s'accommode mal de tant de mansuétude. Tous tant que nous sommes, nous
+ne faisons bon marché ni de nos vertus ni de nos vices. Nous voulons que
+nos faiblesses mêmes paraissent considérables, et l'on nous fâche quand
+on nous dit qu'elles sont sans conséquence. Je sais des dévotes qui se
+flattent de donner à leur confesseur et à leur Dieu de terribles
+inquiétudes. Celles-là n'iront jamais à M. Renan. Il ne se trouble pas
+assez. Je ne lui cacherai point que son article sur Amiel lui a fait
+perdre, il y a deux ans, une partie de sa clientèle spirituelle. Il s'y
+était montré miséricordieux à l'excès. S'il ne nous demande presque
+rien, ont pensé les âmes pieuses, c'est qu'il ne nous croit pas capables
+de grand'chose. Il nous méprise.--Et il est de fait qu'on ne s'empare
+pas des consciences par la douceur. Il y avait, au dix-septième siècle,
+un chanoine de Saint-Cloud nommé Nicolas Feuillet. C'était un grand
+preneur d'âmes. Il s'adressait à des personnes simples et il leur
+persuadait qu'elles n'avaient, de leur vie, mis un pied devant l'autre
+ou seulement ouvert la bouche sans faire pleurer Dieu et les anges, et
+que leurs moindres pensées allumaient dans les légions infernales un
+rire inextinguible. Ces bonnes gens admiraient qu'ils eussent tant
+d'importance dans l'autre monde, quand on leur en donnait si peu dans
+celui-ci. Ils en concevaient un orgueil et une épouvante qui les
+jetaient dans toutes les fureurs de l'ascétisme. M. Feuillet les
+expédiait au ciel en deux ou trois ans au plus. Voilà un bon directeur
+spirituel, ou je ne m'y connais pas!
+
+Je ne crains pas de dire que M. Alexandre Dumas procède plus de M.
+Feuillet que de M. Renan. Il nous présente de nos péchés une image
+grossie et colorée qui nous étonne, nous intéresse et nous trouble. Il
+nous montre plus grands et plus forts dans le mal que nous ne sommes
+réellement; c'est par cette flatterie qu'il nous prend: elle lui suffit
+et il se garde bien de nous en faire d'autres. Les personnes pieuses ne
+s'offenseront pas, j'espère, si j'ai comparé M. Alexandre Dumas au
+chanoine de Saint-Cloud. On reconnaît généralement que l'auteur des
+_Idées de Madame Aubray_ est un mystique. Il a vu la Bête et soufflé
+l'esprit de Dieu aux comédiennes du Gymnase et de la Comédie-Française.
+Il est vrai qu'il n'est pas catholique et qu'il ne professe aucune
+religion révélée. C'est même ce qui l'empêche d'être un saint. Car, ne
+vous y trompez pas, il y a en cet homme l'étoffe d'un saint, et plus
+d'un bienheureux dont on lit le nom sur le calendrier était bâti comme
+lui. Je ne parle pas des saints de la dernière heure, abâtardis et
+crasseux, d'un curé d'Ars ou d'un saint Labre, ou d'un Louis de
+Gonzague, dont la modestie était si grande, au dire de son biographe,
+qu'il ne pouvait sans rougir rester seul enfermé dans une chambre avec
+la princesse sa mère. Non, non, je pense aux saints de la première
+heure, à ces hommes apostoliques qui annoncèrent la bonne nouvelle aux
+peuples et dont le souvenir est encore empreint dans l'âme des races. Je
+pense surtout à ceux qui répandirent leur âme et leur sang sur notre sol
+antique et dont la terre de France crie encore les noms: Hilaire, de
+Poitiers; Martin, de Tours; Germain, d'Auxerre; Marcel, de Paris. Ils
+avaient, ceux-là, la poitrine large et le souffle puissant; ils
+portaient haut la tête. Ils abattaient des chênes et disaient des choses
+nouvelles. Eux aussi, ils savaient tout de la vie et ils étaient mieux
+faits pour conduire les hommes que pour servir de modèles aux petites
+demoiselles. Ils ne mettaient pas leur morale en pièces de théâtre,
+ayant de bonnes raisons pour ne point faire de comédies. Mais leur
+parole était pleine d'images. Ils y joignaient l'action. C'est un
+avantage qu'ils doivent à la rudesse de leur temps et qui les met
+absolument au-dessus de M. Alexandre Dumas. Il est apôtre comme eux.
+Mais ils furent de plus des soldats. Cela passe tout le reste. Je dois
+vous le dire, monsieur Alexandre Dumas: il y a quelqu'un dans votre
+famille que j'estime plus haut que vous, et ce n'est point votre père.
+Certes, votre père fut un homme prodigieux. Il vint, comme un bon géant,
+apporter à pleines mains des joujoux à ces pauvres enfants que nous
+sommes. Il fut gai, il fut bon; il consolait les hommes en leur contant
+des belles histoires qui n'en finissaient pas. C'était une âme énorme et
+candide. Mais vous avez su donner à votre parole un sérieux que la
+sienne n'eut jamais: il m'a amusé et vous m'avez instruit. Je vous dois
+plus qu'à lui, c'est pourquoi je vous prise davantage. Le plus grand des
+Dumas, ce n'est ni lui, ni vous, c'est le fils de la négresse, c'est
+votre grand-père, c'est le général Alexandre Dumas de la Pailleterie, le
+vainqueur du Saint-Bernard et du mont Cenis, le héros de Brixen. Il
+offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et
+mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d'oeuvre auquel il n'y
+a rien à comparer. On est heureux de descendre d'un tel homme. Il y a
+des chances pour qu'on en garde en soi quelque chose. Je suis tenté de
+croire que l'énergie dans le travail, l'absolue franchise et le courage
+à tout dire qu'on estime chez le troisième Alexandre lui viennent du
+premier.
+
+Admirez par quelles voies Dieu (me voilà devenu mystique par contagion)
+donna un directeur laïque aux âmes de ce temps! Une pauvre Africaine,
+jetée à Saint-Domingue dans les bras d'un colon, enfante un héros qui
+produit à son tour un colosse dont le fils élevé dans les théâtres de
+Paris, y remue les consciences avec une rudesse exemplaire et une audace
+inouïe. En morale, M. Alexandre Dumas fils n'a touché, il est vrai,
+qu'un point. Mais c'est le point d'où tout sort, c'est le principe
+universel. Il nous dit comment on naît et il nous montre que nous
+naissons mal; il nous dit comment nous donnons la vie et il nous montre
+que nous la donnons mal, et il annonce la fin de notre monde, si l'on ne
+rend pas bien vite
+
+ À l'époux sans macule une épouse impollue.
+
+Ce qu'il combat, ce qu'il poursuit partout, c'est le trafic honteux de
+l'amour. À l'en croire, publique ou cachée, la prostitution a tout
+envahi. Elle s'étale dans nos rues. Le mariage l'a installée avec
+honneur au foyer du riche. Il n'y a guère que chez quelques courtisanes
+qu'il ne la voit pas. C'est la Bête aux sept têtes, dont les diadèmes
+dépassent les plus hautes montagnes.
+
+Elle va dévorer la France, l'Europe et le monde.
+
+Le voyant l'a regardée en face. «Cette Bête, nous dit-il, était
+semblable à un léopard; ses pieds étaient comme des pieds d'ours, sa
+gueule comme la gueule d'un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et
+cette Bête était vêtue de pourpre et d'écarlate, elle était parée d'or,
+de pierres précieuses et de perles, elle tenait en ses mains blanches
+comme du lait un vase d'or, plein des abominations et des impuretés de
+Babylone, de Sodome et de Lesbos. Par moments, cette Bête, que je
+croyais reconnaître pour celle que saint Jean avait vue, dégageait de
+tout son corps une vapeur enivrante au travers de laquelle elle
+apparaissait et rayonnait comme le plus beau des anges de Dieu, et dans
+laquelle venaient, par milliers, se jouer, se tordre de plaisir, hurler
+de douleur et finalement s'évaporer les animalcules anthropomorphiques
+dont la naissance avait précédé la sienne. Ils s'évanouissaient alors
+spontanément avec une toute petite détonation. Autrement dit, ils
+crevaient, et il n'en restait plus rien qu'une goutte de liquide, larme
+ou sang, que l'air absorbait aussitôt. La Bête ne s'en rassasiait pas.
+Pour aller plus vite, elle en écrasait sous ses pieds, elle en déchirait
+avec ses ongles, elle en broyait avec ses dents, elle en étouffait sur
+son sein. Ceux-ci étaient les plus heureux et les plus enviés[1]...»
+
+Voilà le monstre! Tout ce que l'apôtre, le prophète peut dire pour nous
+rassurer, c'est que la Bête dévorera ce qui doit périr, ce qui est
+condamné à mort pour incapacité morale, et que les purs, les forts, les
+bons, ceux enfin qui sont dignes de vivre survivront seuls. C'est
+précisément ce que les darwiniens appellent la sélection naturelle. Mais
+elle agit lentement, et, à juger par ce qu'elle a produit jusqu'ici, on
+ne peut espérer qu'elle nous délivre prochainement des méchants et des
+imbéciles.
+
+Oh! que M. Dumas est un moins suave docteur que M. Renan! Il ne
+s'attaque pas seulement à la Bête. Il en veut à l'amour lui-même, à
+l'amour tel que nous le menons d'ordinaire. Lebonnard conclut, dans _la
+Visite de Noces_, que «cela finit par la haine de la femme et le mépris
+de l'homme». Et Lebonnard n'est point un sot. M. de Ryons se montre plus
+cruel encore quand il dit à Madame de Simerose: «M. de Montègre va vous
+faire du mal, puisqu'il vous aime.» Ce M. de Ryons est très fort. Il est
+l'ami des femmes, ce qui veut dire qu'il ne les aime pas. «Je me suis
+promis, nous dit-il, de ne donner jamais ni mon coeur, ni mon honneur, ni
+ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres pour lesquels
+on se ruine, on se déshonore et on se tue, et dont l'unique
+préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s'habiller
+tantôt comme des parapluies, tantôt comme des sonnettes[2].» À
+merveille! C'est ce que le sage Épicure avait coutume d'enseigner dans
+des livres qui sont malheureusement perdus. Son écolier Lucrèce apprit
+et répéta la leçon avec ardeur. M. de Ryons est à son tour un grand
+philosophe. Il y a une raison à cela: c'est qu'il n'est pas amoureux.
+Qu'il le devienne, et voilà sa philosophie et celle d'Épicure, et celle
+de Lucrèce, et celle de Dumas en pleine déroute! Notre homme fort sera
+un homme faible et il donnera tout ce qu'il possède en pâture à un petit
+être, sonnette ou parapluie.
+
+Oh! je vois bien le mal. Le mal est que l'Amour est le plus vieux des
+dieux. Les Grecs l'ont dit. Quand il est né, il n'y avait encore ni
+justice ni intelligence au monde. Le malheureux ne trouva pas dans la
+matière cosmique de quoi se faire un cerveau, ni des yeux, ni des
+oreilles. Il naquit instinctif et aveugle, et tel il est né, tel il est
+encore, tel il restera toujours. Il travaille à tâtons. On l'a
+représenté comme un enfant ailé. C'est une flatterie. Sa vraie figure
+est celle d'un taureau acéphale. Loin d'être fils de Vénus, il en est le
+père. Jetez un coup d'oeil sur ses travaux. Ils sont immenses. Il a tout
+produit, mais sans esprit, sans morale, sans intelligence. Il fabriqua
+d'abord des bêtes, et quelles bêtes! des coquillages, des poissons, des
+reptiles. En ce temps-là, il vivait dans l'eau. Voilà comme il se
+préparait à ménager un jour les pudeurs et les délicatesses des jeunes
+filles de notre monde! Améliorant par hasard, peu à peu, ses procédés,
+il obtint les marsupiaux, puis les vivipares. Les mammifères lui
+donnèrent beaucoup de peine et les singes restèrent longtemps son
+chef-d'oeuvre. Pour faire l'homme après eux, il ne changea ni de nature
+ni de méthode. Il resta obscur, aveugle, violent et n'appela point
+l'esprit à son aide. Il ne l'appellera jamais. Et il aura raison, car la
+vie finirait bientôt s'il dépendait de l'intelligence de la semer sur la
+terre. Il est aveugle et il nous conduit. Tout le mal est là. Et c'est
+un mal éternel; car l'amour durera autant que les mondes.
+
+Nous faisons comme M. de Ryons, nous lui opposons notre volonté et nous
+le dominons quand il est plus faible que nous. Mais, chaque fois qu'il
+est le plus fort, il nous domine à son tour. C'est ce qu'on appelle la
+lutte contre la passion. L'issue en est fatale. Il en est de la volonté
+et de l'instinct comme des deux plateaux d'une balance. C'est le plus
+chargé qui penche.
+
+Je ne sais si ma mythologie est bien claire, mais je m'entends; elle
+revient à dire qu'il y a dans l'homme des forces obscures qui,
+antérieures à lui, agissent indépendamment de sa volonté et dont il ne
+peut pas toujours se rendre maître. Faut-il, pour cela, prendre la vie
+en haine et l'homme en horreur? Non, le Taureau acéphale lui-même a du
+bon. Il n'en faut pas trop médire. En définitive, il a toujours fait
+plus de bien que de mal. Sans cela, il ne durerait pas. Il vaut ce que
+vaut la nature, qui, après tout, est plus indifférente que méchante. Je
+croirai même qu'ils ont, elle et lui, un idéal secret. Par malheur, ce
+n'est pas le nôtre, et j'ai tout lieu de croire qu'il est inférieur au
+nôtre.
+
+Les hommes valent mieux que la nature. C'est là une vérité consolante et
+pleine de douceur, que je ne me lasserai jamais de répéter.
+
+S'ils pouvaient donner au Taureau acéphale un peu de coeur et de
+cervelle, soyez sûrs qu'ils le feraient tout de suite.
+
+M. Alexandre Dumas les croit pires qu'ils ne sont; il a pour cela deux
+bonnes raisons: il est dramaturge et prophète.
+
+Le théâtre ne vit que de nos maux et, depuis Israël, les prophètes n'ont
+annoncé que des malheurs: leur éloquence est à ce prix.
+
+S'il a raison de dire que l'homme est brutal et que la femme est
+absurde, on peut lui répondre, avec le Perdican de Musset, qu'«il y a au
+monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux êtres si
+imparfaits».
+
+
+
+
+LA JEUNE FILLE D'AUTREFOIS ET LA JEUNE FILLE D'AUJOURD'HUI
+
+_Histoire d'une Grande Dame au dix-huitième siècle, la princesse Hélène
+de Ligne, par Lucien Perey.--Princesse, par Ludovic Halévy.--Jeanne
+Avril, par Robert de Bonnières._
+
+
+On dit communément: Ceci ou cela est un signe des temps. Et, neuf fois
+sur dix, la chose qu'on croyait nouvelle est en réalité vieille comme le
+monde. Il est même à remarquer qu'à toutes les époques, on s'est effrayé
+des mêmes signes. À toutes les époques, il s'est trouvé des âmes naïves
+et généreuses pour gémir du déclin universel des hommes et des choses,
+et pour annoncer la fin du siècle. Homère a dit avant M. Henry Cochin:
+«Les hommes d'autrefois valaient mieux que ceux d'aujourd'hui.»
+Quelques-uns, par une illusion contraire, proclament fortunée l'heure où
+ils sont nés. Ils pensent de bonne foi que le passé fut obscur et
+misérable, et que l'avenir sera beau, puisqu'il sortira d'eux. Et
+personne ne s'avise de croire qu'avant nous les choses humaines étaient
+mêlées de bien et de mal, qu'après nous le monde ira son train ordinaire
+et restera médiocre; ce qui pourtant est le plus probable. Mais nous
+connaissons mal notre temps et pas du tout les autres: nous les jugeons
+d'après nos sentiments.
+
+Certes tout se meut et tout change. Le mouvement, c'est la vie, ou du
+moins c'est tout ce que nous en voyons. La figure de l'humanité ne reste
+pas un moment la même. Ses transformations sont continues et c'est par
+cela même qu'elles sont peu sensibles. Elles s'opèrent avec
+l'impitoyable lenteur des forces naturelles. Elles ne s'arrêtent ni ne
+se hâtent jamais. Les révolutions soudaines n'existent que dans notre
+imagination. Si nous ne sommes point tout à fait pareils à nos pères,
+nous leur ressemblons plus que nous ne croyons et quelquefois plus que
+nous ne voulons. Il est infiniment délicat de marquer les similitudes et
+les dissemblances par lesquelles nous nous rapprochons ou nous nous
+éloignons d'eux. On est tenté d'exagérer les unes ou les autres, à
+mesure qu'on les découvre.
+
+Je faisais ces réflexions en lisant l'_Histoire d'une Grande Dame au
+dix-huitième siècle_, par Lucien Perey. On trouve dans ce livre le
+journal écrit de 1772 à 1779, à l'Abbaye-aux-Bois, par la jeune princesse
+Massalska, qui le commença à neuf ans et le continua jusqu'à sa
+quatorzième année. Disons tout de suite que M. Lucien Perey a complété,
+après de laborieuses recherches, la biographie de cette princesse, qui,
+devenue, par un premier mariage, la belle-fille de l'aimable prince de
+Ligne, épousa, après un divorce audacieux, le prince Jean Potocki,
+chambellan du roi de Pologne. On sait peut-être que ce nom de Lucien
+Perey est le pseudonyme d'une docte demoiselle qui exerce, depuis de
+longues années, sa pénétrante érudition sur ces vieux manuscrits où nos
+grands-pères et nos grand'mères ont laissé un peu de leur âme. La figure
+que pseudo-Perey a cette fois fait revivre pour nous est celle d'une
+petite créature très jolie et très amoureuse, qui fit dans sa vie
+beaucoup de mal sans le moindre remords: car elle le fit par amour. Et
+il faut avouer que c'est une grande cause. «Nul n'a le droit de juger
+ceux qui aiment,» pensa la Jeanne Avril de M. de Bonnières, quand elle
+aima.
+
+Hélène de Massalska écrivait très bien. La raison en est qu'elle sentait
+fortement et n'avait pas appris le beau style. Hélène était orpheline;
+son oncle, le prince-évêque de Wilna la mit, âgée de neuf ans, à
+l'Abbaye-aux-Bois. À cette époque, où, parmi tant de femmes, il n'y avait
+point de mères, le couvent servait de famille aux filles de qualité.
+Mademoiselle de Fresnes, petite-fille du chancelier d'Aguesseau, y fut
+mise à trois ans avec sa nourrice. On y faisait ses dents. On s'y
+mariait à douze ou treize ans. L'usage fréquent de ces mariages était
+alors une des plaies de la société. Les fiancés, les maris venaient au
+parloir. La petite princesse Massalska raconte que mademoiselle de
+Bourbonne revint un jour fort triste du monde; le surlendemain, elle fit
+part à ses compagnes de son mariage avec M. d'Avaux. Elle avait à peine
+douze ans; elle devait faire sa première communion dans la semaine, se
+marier huit jours après et rentrer au couvent. «Elle était si
+excessivement mélancolique, raconte Hélène, que nous lui demandâmes si
+son futur ne lui plaisait pas; elle nous dit franchement qu'il était
+bien laid et bien vieux; elle nous dit aussi qu'il devait venir la voir
+le lendemain. Nous priâmes madame l'abbesse de permettre qu'on nous
+ouvrît l'appartement d'Orléans, qui avait vue sur la cour abbatiale,
+pour que nous voyions le futur mari de notre compagne; on nous
+l'accorda. Le lendemain, à son réveil, mademoiselle de Bourbonne reçut
+un gros bouquet, et, l'après-midi, M. d'Avaux vint. Nous le trouvâmes
+comme il était, abominable. Quand mademoiselle de Bourbonne sortit du
+parloir, tout le monde lui disait: «Ah! mon Dieu, que ton mari est laid!
+Si j'étais de toi, je ne l'épouserais pas. Ah! la malheureuse!» Et elle
+disait: «Ah! je l'épouserai, car papa le veut; mais je ne l'aimerai pas,
+c'est une chose sûre.»
+
+Tout cela est bien loin de nous. Si l'on compare l'Abbaye-aux-Bois, la
+Présentation, Penthémont, les dames Sainte-Marie, enfin les couvents où
+s'élevaient les filles nobles il y a cent ans, aux couvents qui
+reçoivent aujourd'hui les petites demoiselles riches, on est frappé du
+changement des moeurs. Certaines choses se sont perdues dans ce grand
+changement, qui peuvent être regrettées. On enseignait aux héritières
+des premières maisons de France les soins domestiques. On les employait
+tour à tour à la lingerie, à la bibliothèque, au réfectoire, à la
+cuisine et à l'infirmerie. Elles apprenaient à serrer le linge, à
+balayer les chambres, à servir à table, à faire la cuisine: Mademoiselle
+de Vogüé y avait un talent particulier; elles apprenaient à préparer les
+tisanes et à allumer les lampes. Cet enseignement valait bien celui de
+la minéralogie et de la chronologie, dont nous tirons aujourd'hui
+beaucoup d'orgueil. Il instruisait les riches à ne point mépriser les
+pauvres; il les gardait de croire que le travail des mains avilit ceux
+qui s'y livrent et qu'il est noble de ne rien faire. Il leur montrait le
+but de la vie, qui est de servir, et non point par occasion, dans
+d'éclatantes rencontres, mais tous les jours, à toute heure, humblement
+et avec simplicité. Mesdemoiselles d'Aumont, de Damas et de Mortemart
+savaient qu'il n'est point humiliant de laver la vaisselle. Je doute
+qu'on le persuade facilement aujourd'hui à mademoiselle Catherine Duval,
+la fille du gros marchand de papier que vous savez (_Princesse_). Nous
+voyons fort bien les préjugés de la vieille aristocratie: ils étaient
+cruels, j'en conviens, et je plains de tout mon coeur la petite
+mademoiselle de Bourbonne qui fut contrainte d'épouser M. d'Avaux. Mais
+il ne faut pas prêter à la société d'autrefois ceux que nous avons et
+qu'elle n'avait point. Voyez le jeune baron de Thondertentronck. Ce qui
+le fâche, ce n'est pas que sa soeur Cunégonde lave les écuelles chez un
+prince de Transylvanie, c'est qu'elle épouse Candide, lequel n'est point
+noble. Nous avons inventé l'aristocratie des mains blanches, et
+maintenant les petites filles de nos gros industriels ne comprennent pas
+que Peau-d'Âne fît des gâteaux, puisqu'elle était fille de roi.
+
+Madame Duval, une bourgeoise du Marais, a voulu apprendre à sa fille le
+ménage et la cuisine. «Les filles de la reine d'Angleterre, lui a-t-elle
+dit, apprennent à se servir elles-mêmes à balayer leur chambre, à
+savonner et à repasser.» Mais sa fille a résisté, et le papa, le gros
+papetier a été pour elle. (_Princesse_.)
+
+Si l'on peut noter dans le journal de la princesse Massalska quelques
+différences de nature entre les jeunes filles de son temps et celles du
+nôtre, ce n'est pas toujours à l'avantage des dernières. Je me garderais
+bien de juger deux époques sur de trop légers indices; mais je suis
+tenté de reconnaître par instants dans l'âme des compagnes d'Hélène un
+ressort qui a fléchi depuis, une fierté, une hauteur de pensées devenues
+rares aujourd'hui. Chez ces enfants, déjà le caractère est ferme. Des
+fillettes de dix ans, de huit ans, se montrent indomptables; elles
+comptent pour rien les châtiments, s'ils les font souffrir sans les
+humilier. Les révoltes ont, parmi elles, une force et une durée dont
+s'étonneraient aujourd'hui les religieuses du Sacré-Coeur ou des Oiseaux.
+
+À douze ans, mademoiselle de Choiseul, apprenant tout à coup l'indignité
+de sa mère, impose le silence et le respect à ses compagnes par la
+généreuse fermeté de son attitude. À huit ans, mademoiselle de
+Montmorency est menacée pour quelque faute par mademoiselle de
+Richelieu, alors abbesse, qui lui dit en colère: «Quand je vous vois
+comme cela, je vous tuerais» Elle répond: «Ce ne serait pas la première
+fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency.» À
+quinze ans, elle meurt comme une dame de Port-Royal. Ses os étaient
+cariés, son bras gangrené. «Voilà que je commence à mourir,» dit-elle.
+Elle demanda pardon à ses gens, qu'elle fit assembler, et reçut les
+sacrements... Quelques moments plus tard, elle tint à sa soeur ces graves
+propos: «Dites à toutes mes compagnes de l'Abbaye-aux-Bois que je leur
+donne un grand exemple du néant des choses humaines; il ne me manquait
+rien pour être heureuse selon le monde, et pourtant la mort vient
+m'arracher à tout ce qui m'était destiné...» Elle fit un effort pour
+tousser et expira[3].
+
+Ces filles des plus illustres maisons de France se distinguent par la
+fierté et par le courage. Leurs maîtresses, qui sont pour la plupart du
+même sang qu'elles, développent ces vertus préférablement aux autres.
+Elles haïssent la délation d'une haine qui, dit-on, s'est affaiblie
+depuis dans les couvents. Quand mademoiselle de Lévis se fait un mérite
+de n'avoir point été de la dernière révolte, mademoiselle de
+Rochechouart, sa maîtresse, lui en fait un compliment ironique. Ces
+femmes bien nées ont surtout l'horreur de la bassesse, très coulantes au
+reste sur la grammaire et même sur le catéchisme. Elles ne peuvent
+souffrir les momeries. On annonce à l'une d'elles, avec de grands cris,
+que ces demoiselles ont mis de l'encre dans le bénitier, que les
+religieuses s'en sont barbouillées à matines, et que le trait est noir.
+Elle répond tranquillement qu'il est noir en effet, à cause de l'encre.
+
+Si les compagnes de la princesse Massalska sont plus fières, en général,
+que les filles de nos bourgeois, elles sont plus violentes aussi et plus
+brutales. Elles se frappent entre elles avec une violence extrême.
+Hélène, qu'on accuse de _rapporter_, est foulée aux pieds par toutes ses
+compagnes. «J'en étais moulue,» dit-elle. Les maîtresses l'envoient
+coucher[4], sans s'inquiéter davantage. Pour je ne sais quelles sottes
+querelles, «quand les rouges (les grandes) rencontraient les bleues (les
+petites), elles les tapaient comme des plâtres». Elles étaient aussi
+beaucoup plus libres dans leurs paroles qu'on ne le souffrirait
+aujourd'hui. Leur esprit se ressentait de la vie de château qu'elles
+menaient et qui est, en somme, une vie rustique. Il leur échappait
+parfois des propos salés. Hélène raconte qu'il y avait dans la classe
+rouge une maîtresse qu'on ne pouvait souffrir, nommée madame de
+Saint-Jérôme. «Comme elle avait la peau fort noire et dom Rigoley (son
+confesseur) aussi, quelques-unes s'avisèrent de dire que, si on les
+mariait ensemble, il viendrait des taupes et des négrillons. Quoique ce
+fût une grande bêtise, cette plaisanterie devint si fort à mode, que
+l'on ne parlait que de taupes et de négrillons dans toute la classe.»
+
+Fermeté, fierté, non sans quelque rudesse, voilà ce qui gonflait en 1780
+les jeunes poitrines de celles qui bientôt devaient voir sans pâlir
+crouler leurs maisons et finir leur monde.
+
+Mais, à tout prendre, de nos filles aux leurs, il n'y a à cet égard que
+des nuances. Un trait tout autre marque la véritable différence. Nos
+jeunes bourgeoises sont plus inquiètes et plus troublées que ne le
+furent les filles nobles d'autrefois. Il ne semble pas que celles-ci
+eussent beaucoup de vague dans l'âme. Nos filles parfois en ont trop.
+Voyez la Jeanne Avril de M. Robert de Bonnières:
+
+«Elle avait des aspirations confuses vers de grandes choses, sans savoir
+lesquelles. Une impatience était en elle qui l'emportait dans des
+régions élevées au-dessus des sages pratiques et des soucis vulgaires.»
+(_Jeanne Avril_.)
+
+Si nos jeunes bourgeoises rêvent beaucoup, c'est aussi que la vie leur
+donne beaucoup à rêver. Elles peuvent désormais, dans la confusion des
+vieilles classes, dans le tumulte des mondes qui se choquent, se hausser
+par un mariage jusqu'à des titres et des couronnes.
+
+C'est, en 1885, l'ambition de mademoiselle Catherine Duval. Son père,
+nous l'avons dit, est un gros marchand de papier du Marais. Elle veut
+être une grande dame. Voilà pourquoi elle rêve; elle l'avoue ingénument.
+«Un seul désir m'agite, dit-elle, une seule ambition me saisit et me
+possède tout entière... Moi aussi, être, un jour, une de ces femmes sur
+lesquelles Paris a sans cesse les yeux fixés! Et moi aussi, au lendemain
+d'un grand bal, délicieusement lasse, entendant encore à mon oreille le
+bourdonnement de déclarations aimables et tendres, sentant encore sur
+mes épaules la caresse et la flamme de mille regards admirateurs, moi
+aussi, lire dans le _Carnet d'une mondaine_ ou dans les _Notes d'une
+Parisienne_ que la plus jolie à ce bal, et la plus fêtée, et la plus
+entourée, et la mieux attifée, et la plus jalousée, c'était moi, moi,
+moi, Catherine Duval, métamorphosée en marquise ou en comtesse de je ne
+sais quoi.» (_Princesse_.) La vie moderne laisse une grande marge au
+désir. Elle permet à Jeanne Avril et à Catherine Duval de vastes
+espérances; elle leur apporte des «peut-être» nouveaux. Elle excite les
+ambitions en multipliant les chances. Elle est une loterie. C'est par là
+qu'elle énerve et déprave. C'est ainsi qu'elle fait les névrosées, les
+détraquées, les morphinomanes.
+
+Pourtant, je ne suis pas bien sûr encore que ce soit là un infaillible
+signe des temps. Et je reviens à mes premiers doutes. Ce n'est que sage.
+La vérité est que la nature est toujours plus diverse que nous ne le
+soupçonnons. Il y a encore aujourd'hui des filles simples qui pensent
+fortement et ne rêvent guère. Il y eut de tout temps des névrosées.
+Seulement, on leur donnait un autre nom et on y prenait moins garde. Si
+les moeurs changent, il y a dans la femme un naturel qui ne change guère.
+Elle est toujours la même et toujours diverse. On ne peut pas plus la
+caractériser que la vie elle-même, dont elle est la source.
+
+
+
+
+M. GUY DE MAUPASSANT ET LES CONTEURS FRANÇAIS
+
+
+Oui, je les appellerai tous! Diseurs de fabliaux, de lais et de
+moralités, faiseurs de soties, de diableries et de joyeux devis,
+jongleurs et vieux conteurs gaulois je les appellerai et les défierai
+tous! Qu'ils viennent et qu'ils confessent que leur gaie science ne vaut
+pas l'art savant et délié de nos conteurs modernes! Qu'ils s'avouent
+vaincus par les Alphonse Daudet, les Paul Arène et les Guy de
+Maupassant! J'appellerai d'abord les ménestrels qui, du temps de la
+reine Blanche, allaient de château en château, disant leur lai, comme
+les grues dont parle Dante dans le sixième chant de son _Enfer_. Ceux-là
+contaient en vers; mais leurs vers avaient moins de grâce que la prose
+de notre Jean des Vignes. La mesure et la rime n'étaient pour eux qu'un
+aide-mémoire et un guide-âne. Ils employaient l'une et l'autre pour
+retenir facilement et réciter sans peine leurs petites histoires. Le
+vers, étant utile, pouvait alors se passer d'être beau. Au XIIIe siècle,
+l'un récitait _la Housse coupée en deux_, où l'on voit un seigneur qui
+chasse de la maison son vieux père infirme et pauvre, et qui le rappelle
+ensuite, de peur d'éprouver de la part de son fils un semblable
+traitement. L'autre disait comment le changeur Guillaume eut non
+seulement cent livres du moine qui pensait «decevoir» sa femme, mais
+encore un cochon par-dessus le marché.
+
+En ce temps, chez les conteurs, la forme était rude et le fond à
+l'avenant. Çà et là toutefois naissaient quelques jolis lais, comme
+celui de l'oiselet, dans lequel on entend un rossignol donner à un
+vilain les préceptes d'une pure sagesse, ou comme le _Graélent_ de Marie
+de France. Encore ce _Graélent_ est-il mieux fait pour nous surprendre
+que pour nous plaire. Je vous en fais juge:
+
+«Il y avait, dit la poétesse Marie de France, il y avait proche la ville
+une épaisse forêt traversée par une rivière. Le chevalier Graélent y
+alla pensif et dolent. Après avoir erré quelque temps sous la futaie, il
+vit dans un buisson une biche blanche fuir à son approche. Il la
+poursuivit sans penser l'atteindre, et il parvint ainsi à une clairière
+où coulait une fontaine limpide. Dans cette fontaine s'ébattait une
+demoiselle toute nue. En la voyant svelte, riante, gracieuse et blanche,
+Graélent oublia la biche.»
+
+La bonne Marie conte la suite avec un naturel parfait: Graélent trouve
+la demoiselle à son gré et «la prie d'amour». Mais, voyant bientôt que
+ses prières sont vaines, «il l'entraîne de force au fond du bois, fait
+d'elle ce qui lui plaît et la supplie très doucement de ne point se
+fâcher, en lui promettant de l'aimer loyalement et de ne la quitter
+jamais. La demoiselle vit bien qu'il était bon chevalier, courtois et
+sage.--«Graélent, dit-elle, quoique vous m'ayez surprise, je ne vous en
+aimerai pas moins; mais je vous défends de dire une parole qui puisse
+découvrir nos amours. Je vous donnerai beaucoup d'argent et de belles
+étoffes. Vous êtes loyal, vaillant et beau.» La poétesse Marie ajoute
+que dès lors Graélent vécut en grande joie. C'était un bel ami.
+
+Vraiment, les conteurs du XIIIe siècle disent les choses avec une
+incomparable simplicité. J'en trouve un exemple dans la célèbre histoire
+d'_Amis et Amiles_.
+
+«Arderay jura qu'Amiles avait déshonoré la fille du roi; Amis jura
+qu'Arderay en avait menti. Ils se lancèrent l'un contre l'autre et se
+battirent depuis l'heure de tirce jusqu'à none. Arderay fut vaincu et
+Amis lui coupa la tête. Le roi était en même temps triste d'avoir perdu
+Arderay et joyeux de voir sa fille lavée de tout reproche. Il la donne
+en mariage à Amis, avec une grande somme d'or et d'argent. Amis devint
+lépreux par la volonté de Notre-Seigneur. Sa femme, qui se nommait
+Obias, le détestait. Elle avait essayé plusieurs fois de l'étrangler...»
+
+Voilà un narrateur qui ne s'étonne de rien! C'est à compter du quinzième
+siècle que nous rencontrons, non plus des chanteurs ambulants, mais de
+vrais écrivains, capables de faire un bon récit. Tel est l'auteur du
+_Petit Jehan de Saintré_. Il n'aimait pas les moines; c'est une
+disposition commune à tous les vieux conteurs; mais il savait dire. Tels
+sont les gentilshommes du dauphin Louis, qui composèrent à Genappe en
+Brabant, de 1456 à 1461, le recueil connu sous le titres des _Cent
+Nouvelles nouvelles du roi Louis XI_. L'invention en semble un peu
+maigre; mais le style en est vif, sobre, nerveux. C'est du bon vieux
+français. Ces contes ne manquent pas d'esprit; ils sont courts et il y
+en a bien dix au cent qui font sourire encore aujourd'hui. Ne
+trouvez-vous point fort agréable, par exemple, l'histoire de ce bon curé
+de village qui aimait tendrement son chien? La pauvre bête étant morte,
+le bonhomme, sans penser à mal, la mit en terre sainte, dans le
+cimetière où les chrétiens du lieu attendaient en paix le jugement
+dernier et la résurrection de la chair. Par malheur, l'évêque en eut
+vent. C'était un homme avare et dur. Il manda l'ensevelisseur et lui fit
+de grands reproches. Il l'allait mettre en prison, quand l'autre «parla
+de bref» ainsi qu'il suit:
+
+--En vérité, monseigneur, si vous eussiez connu mon bon chien, à qui
+Dieu pardonne, comme j'ai fait, vous ne seriez pas tant ébahi de la
+sépulture que je lui ai ordonnée.
+
+Et lors commença à dire baume de son chien:
+
+--Ainsi pareillement s'il fut bien sage en son vivant, encore le fut-il
+plus à sa mort: car il fit un très beau testament, et pour ce qu'il
+savait votre nécessité et indigence, il vous ordonna cinquante écus d'or
+que je vous apporte.
+
+L'évêque, ajoute le conteur, approuva ensemble le testament et la
+sépulture. Ces conteurs-là et surtout ceux qui les suivent, je ne les
+appelle pas pour confesser leur défaite, mais pour former un aimable et
+glorieux cortège aux derniers venus.
+
+Au seizième siècle, la nouvelle fleurit, grimpe et s'épanouit dans tout
+le champ des lettres; elle emplit des recueils multiples; elle se glisse
+dans les plus doctes ouvrages entre des dissertations savantes et même
+un peu pédantes.
+
+Béroald de Verville, Guillaume Boucher, Henri Estienne, Noël du Fail, le
+plus varié et le plus riche des «novellistes» d'alors, content à l'envi.
+La reine de Navarre fait de son _Heptaméron_ le recueil «de tous les
+mauvais tours que les femmes ont joués aux pauvres hommes». Je ne parle
+ni de Rabelais ni de Montaigne. Pourtant ils ont conté tous deux, et
+mieux que personne. Au dix-septième siècle, la nouvelle s'habille à
+l'espagnole, porte la cape et l'épée, et devient tragi-comique. Le
+malheureux Scarron en fit voir plusieurs ainsi équipées. Il en est chez
+lui deux entre autres, _les Hypocrites_ et _le Châtiment de l'avarice_,
+dans lesquelles Molière trouva quelques traits qui ne déparent ni son
+_Avare_ ni son _Tartufe_. Le grand homme fit au cul-de-jatte en le
+pillant beaucoup d'honneur. Encore l'avare espagnol de la nouvelle
+a-t-il un air picaresque assez plaisant: «Jamais bout de chandelle ne
+s'allumait dans sa chambre s'il ne l'avait volé; et, pour le bien
+ménager, il commençait à se déshabiller dans la rue, dès le lieu où il
+avait pris la lumière, et, en entrant dans sa chambre, il l'éteignait et
+se mettait au lit. Mais, trouvant encore qu'on se couchait à moins de
+frais, son esprit inventif lui fit faire un trou dans la muraille, qui
+séparait sa chambre de celle d'un voisin, qui n'avait pas plutôt allumé
+sa chandelle que Marcos (c'est le nom de l'avare) ouvrait son trou et
+recevait par là assez de lumière pour ce qu'il avait à faire. Ne pouvant
+se dispenser de porter une épée, à cause de sa noblesse, il la portait
+un jour à droite, et l'autre à gauche, afin qu'elle usât ses chausses en
+symétrie.» Je conviens avec Racine que ce Scarron écrit comme un fiacre.
+Mais il sait peindre. Voici, par exemple, un trait bien jeté: Notre
+avare est amoureux. Il rentre au logis fort troublé, mais encore
+attentif à ne rien perdre. «Il tire de sa poche un bout de bougie, le
+pique au bout de son épée et, l'ayant allumé à une lampe qui brûlait
+devant le crucifix public d'une place voisine, non sans faire une
+oraison jaculatoire pour la réussite de son mariage, il ouvre avec un
+passe-partout la porte de la maison où il couchait, et se va mettre dans
+son méchant lit, plutôt pour songer à son amour que pour dormir.» Voilà,
+ce me semble, un bon motif pour un dessin à la plume de M. Henri Pille.
+Je ne veux m'attarder ni aux _Caquets de l'accouchée_, ni aux histoires
+de laquais de Charles Sorel, ni aux récits bourgeois de Furetière, ni
+aux contes de fées. Quant au dix-huitième siècle, c'est l'âge d'or du
+conte. La plume court et rit dans les doigts d'Antoine Hamilton, dans
+ceux de l'abbé de Voisenon, dans ceux de Diderot, dans ceux de Voltaire.
+_Candide_ est bâclé en trois jours pour l'immortalité. Alors tout le
+monde conte avec esprit et philosophie. Avez-vous lu les historiettes de
+Caylus et connaissez-vous Galichet? Galichet était un sorcier. «C'est
+lui qui fit passer pour l'âme d'un jacobin une grande fille habillée de
+blanc, qui venait toutes les nuits voir le père procureur. C'est lui qui
+fit pleuvoir des chauves-souris sur le couvent des religieuses de
+Montereau, le jour que les mousquetaires y arrivèrent. C'est lui qui fit
+paraître tout les soirs un lapin blanc dans la chambre de madame
+l'abbesse...» Mais je crois que Galichet me fait dire des sottises. Oh!
+les aimables gens, et comme ils étaient intelligents et gais! Oui, gais.
+Et savez-vous comment s'appelle la gaieté des gens qui pensent? Elle
+s'appelle le courage de l'esprit. C'est pourquoi j'estime infiniment ces
+marquis et ces philosophes qui découvraient en souriant le néant des
+choses, et qui écrivaient des contes sur le mal universel. Le chevalier
+de Boufflers, hussard et poète, a fait pour sa part un petit conte qui
+est si gracieux, si philosophique, si grave et si léger, si impertinent
+à la fois et si indulgent, qu'on ne peut l'achever sans un sourire
+mouillé d'une larme. C'est _Aline reine de Golconde_. Aline était
+bergère; elle perdit un jour son pot au lait et son innocence, et se
+jeta dans les plaisirs. Mais elle devint sage quand elle fut vieille.
+Alors elle trouva le bonheur. «Le bonheur, dit-elle, c'est le plaisir
+fixé. Le plaisir ressemble à la goutte d'eau; le bonheur est pareil au
+diamant.» Nous voici au dix-neuvième siècle; vous désignez avec moi
+Stendhal, Charles Nodier, Balzac, Gérard de Nerval, Mérimée et tant
+d'autres dont les noms se pressent si fort, que je n'ai pas même le
+temps de les écrire.
+
+Parmi ceux-là les uns ont la douceur, les autres la force. Aucun la
+gaieté. La révolution française a guillotiné les grâces légères, elle a
+proscrit le sourire facile. La littérature ne rit plus depuis près d'un
+siècle.
+
+Nous avons fait à M. Guy de Maupassant un assez beau cortège de conteurs
+anciens et modernes. Et c'était justice.
+
+M. de Maupassant est certainement un des plus francs conteurs de ce
+pays, où l'on fit tant de contes, et de si bons. Sa langue forte,
+simple, naturelle, a un goût de terroir qui nous la fait aimer
+chèrement. Il possède les trois grandes qualités de l'écrivain français,
+d'abord la clarté, puis encore la clarté et enfin la clarté. Il a
+l'esprit de mesure et d'ordre qui est celui de notre race. Il écrit
+comme vit un bon propriétaire normand, avec économie et joie. Madré,
+matois, bon enfant, assez gabeur, un peu faraud, n'ayant honte que de sa
+large bonté native, attentif à cacher ce qu'il y a d'exquis dans son
+âme, plein de ferme et haute raison, point rêveur, peu curieux des
+choses d'outre-tombe, ne croyant qu'à ce qu'il voit, ne comptant que sur
+ce qu'il touche, il est de chez nous, celui-là; c'est un pays! De là
+l'amitié qu'il inspire à tout ce qui sait lire en France. Et, malgré ce
+goût normand, en dépit de cette fleur de sarrasin qu'on respire par
+toute son oeuvre, il est plus varié dans ses types, plus riche dans ses
+sujets qu'aucun autre conteur de ce temps. On ne trouve guère
+d'imbéciles ni de coquins qui ne soient bons pour lui et qu'il ne mette
+en passant dans son sac. Il est le grand peintre de la grimace humaine.
+Il peint sans haine et sans amour, sans colère et sans pitié, les
+paysans avares, les matelots ivres, les filles perdues, les petits
+employés abêtis par le bureau et tous les humbles en qui l'humilité est
+sans beauté comme sans vertu. Tous ces grotesques et tous ces
+malheureux, il nous les montre si distinctement, que nous croyons les
+voir devant nos yeux et que nous les trouvons plus réels que la réalité
+même. Il les fait vivre, mais il ne les juge pas. Nous ne savons point
+ce qu'il pense de ces drôles, de ces coquins, de ces polissons qu'il a
+créés et qui nous hantent. C'est un habile artiste qui sait qu'il a tout
+fait quand il a donné la vie. Son indifférence est égale à celle de la
+nature: elle m'étonne, elle m'irrite. Je voudrais savoir ce que croit et
+sent en dedans de lui cet homme impitoyable, robuste et bon. Aime-t-il
+les imbéciles pour leur bêtise? Aime-t-il le mal pour sa laideur? Est-il
+gai? Est-il triste? S'amuse-t-il lui-même en nous amusant? Que croit-il
+de l'homme? Que pense-t-il de la vie? Que pense-t-il des chastes
+douleurs de mademoiselle Perle, de l'amour ridicule et mortel de miss
+Harriett et des larmes que la fille Rosa répandit dans l'église de
+Virville, au souvenir de sa première communion? Peut-être, se dit-il,
+qu'après tout la vie est bonne? Du moins se montre-t-il çà et là très
+content de la façon dont on la donne. Peut-être se dit-il que le monde
+est bien fait, puisqu'il est plein d'êtres mal faits et malfaisants dont
+on fait des contes. Ce serait, à tout prendre, une bonne philosophie
+pour un conteur. Toutefois, on est libre de penser, au contraire, que M.
+de Maupassant est en secret triste et miséricordieux, navré d'une pitié
+profonde, et qu'il pleure intérieurement les misères qu'il nous étale
+avec une tranquillité superbe.
+
+Il est unique, vous le savez, pour peindre les villageois tels que la
+malédiction d'Adam les a faits et défaits. Il nous en montre un, entre
+autres, dans une admirable nouvelle, un tout en nez, sans joues, l'oeil
+rond, fixe, inquiet et sauvage, la tête d'un pauvre coq sous un antique
+chapeau de forme haute à poil roussi et hérissé. Enfin le paysan que
+nous voyons tous et que nous sommes étonnés de voir près de nous, tant
+il nous semble différent de nous. Il y a quinze ans environ, un jour
+d'été, nous nous promenions, M. François Coppée et moi, sur une petite
+plage normande à demi déserte, sauvage, triste, où le chardon bleu des
+grèves séchait dans le sable. Au milieu de notre promenade, nous
+rencontrâmes un homme du pays, cagneux, tordu, disloqué, pourtant
+robuste, avec un cou pelé de vautour et un regard rond d'oiseau. En
+marchant, il faisait à chaque pas une grimace énorme et qui n'exprimait
+absolument rien. Je ne pus m'empêcher de rire; mais, ayant interrogé
+d'un coup d'oeil mon compagnon, je lus sur son visage une telle
+expression de pitié, que j'eus honte de ma gaieté si peu partagée.
+
+--Il ressemble à Brasseur, dis-je assez platement, pour m'excuser.
+
+--Oui, me répondit le poète, et Brasseur fait rire. Mais celui-là n'est
+pas laid pour rire. C'est pourquoi je ne ris pas.
+
+Cette rencontre avait donné à mon compagnon une sorte de malaise. M. de
+Maupassant, qui est aussi un poète, ne souffre-t-il point de voir les
+hommes tels que ses yeux et son cerveau les lui montrent, si laids, si
+méchants et si lâches, bornés dans leurs joies, dans leurs douleurs et
+jusque dans leurs crimes, par une irrémédiable misère? Je ne sais. Je
+sais seulement qu'il est pratique, qu'il ne baye point aux nuées, et
+qu'il n'est pas homme à chercher des remèdes pour des maux incurables.
+
+J'inclinerais à croire que sa philosophie est contenue tout entière dans
+cette chanson si sage que les nourrices chantent à leurs nourrissons et
+qui résume à merveille tout ce que nous savons de la destinée des hommes
+sur la terre:
+
+ Les petites marionnettes
+ Font, font, font,
+ Trois petits tours
+ Et puis s'en vont.
+
+
+
+
+LE JOURNAL DE BENJAMIN CONSTANT
+
+_Revue internationale, année 1886-1887._
+
+
+J'avais l'honneur de causer hier avec un homme politique fort attaché au
+parti républicain modéré, qu'il honore par sa correction et sa
+mélancolie. Il me parla de Benjamin Constant comme d'un père, avec
+respect et vénération. On eût dit, à l'entendre, un sage, un Solon,
+presque un Lycurgue. Il ne m'appartenait pas d'en disputer avec un tel
+interlocuteur. D'ailleurs, on ne peut nier l'autorité de Benjamin
+Constant en matière de droit constitutionnel. Mais j'étais tenté de
+sourire intérieurement en songeant à la source de ces idées politiques
+dont la sagesse et la gravité imposent, et en me représentant les
+faiblesses du Solon de 1828.
+
+Né à Lausanne, d'une famille originaire de l'Artois, Benjamin Constant
+mêlait dans ses veines le sang des capitaines huguenots à celui des
+pasteurs qui chantaient des psaumes aux soldats du Seigneur, dans les
+batailles. Sa mère, douce et maladive, mourut en lui donnant la vie. Son
+père, d'un caractère ironique et timide, ne lui inspira jamais de
+confiance. Il fut soumis jusqu'à l'âge de quatorze ans à une éducation
+sévère qui desséchait son coeur en exaltant son amour-propre. Il passa
+deux années de son adolescence dans une université d'Allemagne, livré à
+lui-même, au milieu de succès qui lui faisaient tourner la tête. Il
+confesse y avoir fait d'énormes sottises. De seize à dix-huit ans, il
+étudia à Édimbourg. Puis il vint à Paris.
+
+À dix-huit ans, ambitieux, joueur et amoureux, il nourrissait les trois
+flammes qui devaient dévorer lentement et misérablement sa vie. Ce fut à
+Coppet, le 19 septembre 1794, qu'il vit pour la première fois madame de
+Stal. On sait que cette rencontre décida de sa destinée et le jeta dans
+la politique à la suite de cette femme illustre. Il se fit connaître par
+plusieurs écrits et fut appelé au Tribunat après le 18 brumaire; mais
+son opposition à la tribune et dans le salon de madame de Staël le fit
+bientôt éliminer et exiler. C'est alors qu'il se rendit à Weimar, où la
+grande-duchesse lui fit le meilleur accueil.
+
+J'éprouve quelque embarras à rappeler la suite d'une vie si connue. On
+sait que Benjamin Constant se maria une seconde fois en Allemagne et que
+cette seconde union, plus orageuse que la première, lui fut aussi plus
+supportable. Rentré en France en 1814, il se rallia à la monarchie
+constitutionnelle. Le 19 mars 1815, alors que Napoléon, revenu de l'île
+d'Elbe, était déjà à Fontainebleau, Benjamin Constant écrivit dans les
+_Débats_, sous une inspiration qui a été tardivement révélée, un
+véhément article que termine une phrase trop célèbre: «Je n'irai pas,
+misérable transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir
+l'infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter
+une vie honteuse.» Un mois s'était à peine écoulé que Benjamin Constant,
+conseiller d'État de l'empereur, rédigeait l'acte additionnel. Banni
+comme traître par la deuxième Restauration, il put rentrer en France dès
+1816. En 1819, il fut envoyé à la Chambre des députés, où il resta
+jusqu'à la fin le chef éloquent de l'opposition constitutionnelle. La
+révolution de 1830, sa fille reconnaissante, l'appela à la présidence du
+conseil d'État. Mort le 8 décembre 1830, il eut des funérailles
+populaires.
+
+Voilà les lignes principales de sa vie. Elles sont brisées et
+contrariées. Si l'on pénètre dans le détail des actions, si l'on entre
+dans l'âme, on découvre des contradictions qui étonnent, des luttes
+intestines dont la violence effraye, et l'on se dit: Il y avait en cet
+homme plusieurs hommes qui eussent fait de belles et grandes choses
+s'ils n'avaient été contraints, par une union intolérable et
+indissoluble, de s'entre-dévorer.
+
+Celui qui devait rédiger l'acte additionnel, collaborer au _Mercure_ de
+1816 et, aux heures critiques, défendre la liberté à la tribune de la
+Chambre, celui-là n'était pas né avec un généreux amour des hommes. Il
+n'était lié à eux par aucune sympathie. Quand il put les connaître, il
+les méprisa.
+
+«Je ménage les autres, mais je ne les aime pas. De là vient qu'on me
+hait peu et qu'on ne m'aime guère.--Je ne m'intéresse guère plus à moi
+qu'aux autres.» Sismondi lui reproche de ne jamais parler sérieusement.
+«C'est vrai, dit-il, je mets trop peu d'intérêt aux personnes et aux
+choses, dans la disposition où je suis, pour chercher à convaincre. Je
+me borne donc au silence et à la plaisanterie. La meilleure qualité que
+le ciel m'ait donnée, c'est celle de m'amuser de moi-même.» Dans ces
+dispositions, il lui était difficile de nourrir des illusions sur les
+bienfaits de la liberté. Il s'était montré favorable aux débuts de la
+Révolution, mais sans ardeur et sans beaucoup d'espoir. Il écrivait en
+1790: «Le genre humain est né sot et mené par les fripons. C'est la
+règle; mais, entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et
+aux Barnave plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil.»
+
+Ce n'est pas là certes l'accent du tribun libéral. Ce front est encore
+glacé. Un souffle embrasé sorti des lèvres d'une femme l'échauffera six
+ans plus tard. Benjamin Constant a puisé toutes ses inspirations sur des
+lèvres aimées; ce sont les femmes qui ont réglé ses opinions, ses
+discours et ses actes. Madame de Staël est pendant dix ans sa conscience
+et sa lumière. C'est ensuite à madame Récamier qu'il demande vainement
+avec des larmes ce qu'il faut faire et ce qu'il faut croire.
+
+Il ne prenait point les idées des femmes; il était trop intelligent pour
+cela. Mais, comme il les aimait, il pensait pour elles, et de la manière
+qu'elles voulaient. Seul, il était incapable de prendre un parti. Jamais
+homme ne fut plus indécis. Les idées naissaient trop nombreuses et trop
+agiles dans son cerveau. Elles s'y formaient, non comme une armée en
+solides bataillons carrés, mais en troupe légère, comme les abeilles des
+poètes et des philosophes attiques, ou comme les danseuses des ballets,
+dont les groupes se composent et se décomposent sans cesse avec
+harmonie. Il avait l'esprit d'imagination et l'esprit d'examen. Avec la
+réflexion tout devient difficile. Les politiques sont comme les chevaux,
+ils ne peuvent marcher droit sans oeillère. Le malheur de Benjamin
+Constant fut de n'en avoir pas. Il le savait et il tendait le front au
+bandeau.
+
+J'ai dit qu'il aimait les femmes. C'est presque vrai: il les aurait
+aimées s'il avait pu, et s'il n'avait été aussi incapable d'aimer que de
+croire. Du moins savait-il qu'elles seules donnent quelque prix à la vie
+et que ce monde, qui n'est que mauvais, serait, sans elles, tout à fait
+inhabitable. Ce sentiment, qui remplit les trois quarts de sa vie, lui
+fit faire des fautes éclatantes, lui dicta des pages heureuses; et,
+maintenant encore, il assure à sa mémoire une sorte d'attrait auquel
+nous ne pouvons résister. Je ne dirai pas que Benjamin Constant s'aimait
+dans les femmes, car il n'avait pas plus de goût pour lui-même que pour
+les autres. Mais il se désennuyait en elles et, à force de chercher la
+passion, il faillit bien l'atteindre une fois. Ses débuts furent
+heureux. À dix-huit ans, il aima une femme de quarante-cinq ans qui
+avait de l'esprit. Il resta son ami. Une autre liaison se serait
+terminée avec la même douceur si madame de Staël l'avait voulu. Mais,
+cette fois, Benjamin eut le malheur d'être aimé encore quand il n'aimait
+plus. C'est là le dénouement le plus fréquent des liaisons qui unissent
+les personnes sans joindre les intérêts. Car l'homme a atteint son but
+par la possession, tandis que la femme attend du don qu'elle a fait une
+reconnaissance infinie. Elle se plaint qu'on l'a trompée, comme si un
+homme pouvait aimer sans se tromper d'abord soi-même! L'hôte de Coppet
+essuya les plus violents orages qui aient jamais fondu sur la tête d'un
+parjure. C'est un épisode sur lequel il ne reste plus rien à dire. Nous
+ne connaissons que trop ces fureurs de femme, ces déchirements, cette
+longue et cruelle rupture. Nous avons entendu les plaintes amères de
+notre malheureux héros et nous avons retrouvé, dans le roman
+autobiographique d'_Adolphe_, l'écho adouci de ces plaintes. Adolphe
+compatit au douloureux étonnement de l'âme qu'il a trompée; il comprend
+qu'il y a quelque chose de sacré dans cette âme qui souffre parce
+qu'elle aime. Où il n'avait senti d'abord que des ardeurs importunes, il
+sent la chaleur auguste d'un coeur vivant et transpercé.
+
+Lorsqu'il avait trente-cinq ans et qu'il n'aimait plus, il disait: «Mon
+coeur est trop vieux pour s'ouvrir à des liaisons nouvelles.» Mais,
+quinze ans plus tard, il se sentait jeune encore et courait aux orages.
+En cela, il fut semblable aux autres hommes. J'ai entendu pour ma part
+bien des gens s'écrier, à quarante ans, à trente ans même, qu'ils se
+sentaient vieux et atteints d'une caducité morale qu'ils savaient sans
+remède. Je les ai retrouvés, dix et vingt ans après, vantant leur
+jeunesse inépuisable.
+
+J'ai dit que Benjamin Constant faillit aimer tout à fait. C'est madame
+Récamier, avec «sa figure d'ange et de pensionnaire», qui fit ce
+demi-miracle. Elle le rendit fou rien qu'en défaisant ses gants:
+
+ _Facie tenerisque lacertis
+ Devovet_...
+
+Le fit-elle sans le vouloir? Benjamin Constant ne le croyait pas, et il
+est bien probable qu'il avait raison.
+
+Il lui écrivit des lettres où l'on sent la flamme. Il lui disait:
+«Aimer, c'est souffrir, mais aussi c'est vivre. Et, depuis si longtemps,
+je ne vivais plus!» Il écrivit pour elle dans les _Débats_ le fameux
+article du 19 mars 1815. Mais la divine Juliette avait des secrets pour
+transformer les amours les plus violentes en des amitiés paisibles. Elle
+savait, à l'exemple de sainte Cécile, faire, du canapé où le peintre
+David nous la montre à demi couchée, une chaire d'abstinence et changer
+en agneaux timides ceux qu'elle avait reçus comme des lions
+dévastateurs. Benjamin, après dix mois de rugissements, finit en agneau.
+
+Ayant tenté vainement une dernière fois de masquer sous les images de
+l'amour l'affreuse réalité de la vie, il entra, la mort au coeur, dans sa
+vieillesse glacée.
+
+«Quand l'âge des passions est passé, dit-il, que peut-on désirer, si ce
+n'est d'échapper à la vie avec le moins de douleur possible?»
+
+On peut juger sévèrement cet homme, mais il y a une grandeur qu'on ne
+lui refusera pas: il fut très malheureux et cela n'est point d'une âme
+médiocre. Oui, il fut très malheureux. Il souffrit cruellement de
+lui-même et des autres. Et il n'était pas de ces vrais amoureux qui
+aiment leur mal, quand c'est une femme ou un dieu qui le leur donne.. Il
+traîna soixante ans sur cette terre de douleurs l'âme la plus lasse et
+la plus inquiète qu'une civilisation exquise ait jamais façonnée pour le
+désenchantement et l'ennui. Il ne pouvait vivre ni avec les hommes ni
+seul. «Le monde me fatigue les yeux et la tête, disait-il.--Je suis
+abîmé d'avoir été si longtemps dans le monde. Quel étouffoir pour toute
+espèce de talent!» Il s'écriait: «Solitude! solitude! plus nécessaire
+encore à mon talent qu'à mon bonheur.--Je ne puis dépeindre ma joie
+d'être seul.» Et, le lendemain, il se rejetait dans le monde, où son
+orgueil, la sécheresse de son coeur et la délicatesse de son esprit lui
+préparaient de rares tortures. Un jour, voyant clair dans l'abîme de son
+âme, il s'écria: «Au fond, je ne puis me passer de rien!» Il lui fallait
+tout, et il manquait de tout. Joie, vertu, bonheur, fierté,
+contentement, tout se desséchait entre ses doigts arides. Et il en avait
+d'étranges impatiences: «C'est trop fort de n'avoir ni le plaisir auquel
+on sacrifie sa dignité, ni la dignité à laquelle on sacrifie le
+plaisir!» Que n'a-t-il pas souhaité? Quel enchantement ce désenchanté
+n'a-t-il pas rêvé? Il appelle, en même temps, la gloire et l'amour. Il
+veut emplir le monde de son nom et de sa pensée, et, tout à coup,
+rencontrant, dans une petite ville d'Allemagne, un vieux moine occupé
+depuis trente ans à ranger des curiosités naturelles sur les planches
+d'une armoire, il envie la sérénité, le calme et la douceur de ce
+bonhomme. Il veut toutes les joies, celles des grands et celles des
+humbles, celles des fous et celles des sages. Le _Faust_ de Goethe lui
+paraît médiocre. C'est que Faust n'avait que des désirs naïfs à côté des
+siens et semblait raisonnable auprès de lui. Il ne croit à rien et il
+s'efforce de goûter les délices dont l'amour divin remplit les âmes
+pieuses.
+
+Ayant conçu un livre contre toutes les religions, il compose, de bonne
+foi, un livre en faveur de toutes les religions. Il s'en confesse au duc
+de Broglie: «J'avais réuni, dit-il, trois ou quatre mille faits à
+l'appui de ma première thèse; ils ont fait volte-face à commandement et
+chargent maintenant en sens opposé! Quel exemple d'obéissance passive!»
+
+Il n'a pas de foi et il croit à tous les mystères, même à ceux
+qu'enseignait madame de Krudener, au temps de sa vieillesse pénitente,
+agitée et mystique. En 1815, il lui arrivait de passer des nuits dans le
+salon de cette dame, tantôt à genoux, en prière, tantôt étendu sur le
+tapis, en extase, demandant madame Récamier à Dieu!
+
+Jamais homme ne fut plus exigeant envers la vie et jamais homme ne lui
+garda plus de rancune de l'avoir déçu. Le sentiment de l'incertitude
+humaine l'emplit de douleur: «Tout, dit-il, me semble précaire et prêt à
+m'échapper.--Une impression que la vie m'a faite et qui ne me quitte
+pas, c'est une sorte de terreur de la destinée. Je ne finis jamais le
+récit d'une journée, en inscrivant la date du lendemain, sans un
+sentiment d'inquiétude sur ce que ce lendemain inconnu doit m'apporter.»
+À trente-sept ans, il est désespéré: «Je ne serais pas fâché d'en finir
+tout d'un temps. Qu'ai-je à attendre de la vie?»
+
+Il n'avait pas l'amour de son mal, mais il en avait l'orgueil. «Si
+j'étais heureux à la manière vulgaire, je me mépriserais.» Et, comme il
+faut que tout soit ironie dans cette vie, il fit son dernier bonheur de
+la roulette. On le croyait méchant. Il ne l'était pas. Il était capable
+de sympathie et d'une sorte de pitié réfléchie. Mieux encore: il garda à
+Julie Talma, tant qu'elle vécut, une amitié solide; il écrivit sur elle,
+quand elle fut morte, des pages exquises dont la dernière est grave et
+touchante. La voici:
+
+ La mort du dernier fils de Julie fut la cause de la sienne et le
+ signal d'un dépérissement aussi manifeste que rapide... Sa santé,
+ souvent chancelante, avait paru lutter contre la nature aussi
+ longtemps que l'espérance l'avait soutenue, ou que l'activité des
+ soins qu'elle prodiguait à son fils mourant l'avait ranimée;
+ lorsqu'elle ne vit plus de bien à faire, ses forces
+ l'abandonnèrent. Elle revint à Paris malade, et, le jour même de
+ son arrivée, tous les médecins en désespérèrent. Sa maladie dura
+ environ trois mois... Lorsque des symptômes trop peu
+ méconnaissables pour elle, puisqu'elle les avait observés dans la
+ longue maladie de son dernier fils, jetaient à ses propres yeux une
+ lueur soudaine sur son état, sa physionomie se couvrait d'un nuage;
+ mais elle repoussait cette impression; elle n'en parlait que pour
+ demander à l'amitié, d'une manière détournée, de concourir à
+ l'écarter. Enfin, le moment terrible arriva... Sa maladie, qui
+ quelquefois avait paru modifier son caractère, n'avait pas eu le
+ même empire sur son esprit. Deux heures avant de mourir, elle
+ parlait avec intérêt sur les objets qui l'avaient occupée toute sa
+ vie et ses réflexions fortes et profondes sur l'avilissement de
+ l'espèce humaine quand le despotisme pèse sur elle étaient
+ entremêlées de plaisanteries piquantes sur les individus qui se
+ sont le plus signalés dans cette carrière de dégradation. La mort
+ vint mettre un terme à l'exercice de tant de facultés que n'avait
+ pu affaiblir la souffrance physique. Dans son agonie même, Julie
+ conserva toute sa raison. Hors d'état de parler, elle indiquait par
+ des gestes les secours qu'elle croyait encore possible de lui
+ donner. Elle me serrait la main en signe de reconnaissance. Ce fut
+ ainsi qu'elle expira[5].
+
+La souffrance humaine offensait la délicatesse de ses sens et la pureté
+de son intelligence. Il en avait une haine stérile, mais sincère.
+Malheureux aux autres et à lui-même, il n'a jamais voulu le mal qu'il a
+fait. Je lis dans une lettre inédite qu'il écrivait en 1815 à la baronne
+de Gérando: «Une singularité de ma vie, c'est d'avoir toujours passé
+pour l'homme le plus insensible et le plus sec, et d'avoir constamment
+été gouverné et tourmenté par des sentiments indépendants de tout calcul
+et même destructifs de tous mes intérêts de position, de gloire ou de
+fortune.»
+
+Assurément il ne se gouvernait ni par intérêt ni par calcul: il ne se
+gouvernait pas, et c'est ce qu'on lui reprochait. Homme public, il
+obtint la popularité sans jamais atteindre la considération. Au terme de
+sa vie agitée, parfois si brillante et toujours douloureuse, il demanda
+un fauteuil à l'Académie; l'Académie le lui refusa et, pour aggraver son
+refus, elle donna ce fauteuil à M. Viennet, qui était un sot, mais qui
+ne manquait pas de considération. C'est ainsi que Benjamin Constant
+accomplit jusqu'au bout sa destinée et souffrit de ne pouvoir jamais
+inspirer la confiance qu'il sollicitait sans cesse. Aussi, comment se
+fier à un homme qui cherche éperdument la passion quand la passion le
+fuit, qui méprise les hommes et travaille à les rendre libres, et dont
+la parole n'est que le brillant cliquetis des contradictions acérées qui
+déchirent son intelligence et son coeur?
+
+J'ai gardé longtemps dans mon cabinet un portrait de ce grand tribun,
+dont l'éloquence était froide, dit-on, et traversée comme son âme d'un
+souffle de mort. C'était une simple esquisse faite dans une des
+dernières années de la Restauration par un de mes parents, le peintre
+Gabriel Guérin, de Strasbourg. Elle a été comprise, voilà cinq ans, dans
+un partage de famille, et je ne sais ce qu'elle est devenue. Je la
+regrette. Je m'étais pris de sympathie pour cette grande figure pâle et
+longue, empreinte de tant de tristesse et d'ironie, et dont les traits
+avaient plus de finesse que ceux de la plupart des hommes. L'expression
+n'en était ni simple ni très claire. Mais elle était tout à fait
+étrange. Elle avait je ne sais quoi d'exquis et de misérable, je ne sais
+quoi d'infiniment distingué et d'infiniment pénible, sans doute parce
+que l'esprit et la vie de Benjamin Constant s'y reflétaient.
+
+Et ce n'est pas pour un être pensant un spectacle indifférent que le
+portrait de cet homme qui désirait les orages[6] et qui, conduit par les
+passions, par l'ennui, l'ambition et le hasard à la vie publique,
+professa la liberté sans y croire.
+
+
+
+
+UN ROMAN ET UN ORDRE DU JOUR
+
+LE CAVALIER MISEREY
+
+_Un vol. in-18, Charpentier, éditeur._
+
+
+_Le Cavalier Miserey, 21e chasseurs_, a fait quelque bruit ces jours-ci.
+C'est un roman naturaliste et ce roman naturaliste est un roman
+militaire. «J'essaye le premier, dit l'auteur dans sa préface,
+d'appliquer une vision artiste et les procédés du roman d'analyse à
+l'étude sur nature du Soldat... Tout un monde mis en scène dans une
+confusion de foule et deux personnalités essentielles campées seules en
+pleine lumière: l'Homme et le Régiment,--un drame très simple sous la
+complication des détails, jaillissant de leur antagonisme, de leur
+action réciproque, de leur _collage_ et de leur brutale rupture, voilà
+tout ce livre; en somme, rien que de la littérature construite sur la
+vérité.»
+
+J'entends bien, mais il reste à savoir ce que c'est que la vérité et si
+celle de M. Abel Germant est la bonne. Nous savons déjà que cette vérité
+n'est pas la vérité du colonel du 21e chasseurs. Si les lions savaient
+écrire, si le colonel du 21e faisait un roman sur son régiment, il n'y
+pas à douter que ce serait tout autre chose que _le Cavalier Miserey_.
+Je ne crains pas d'affirmer que ce roman ne serait pas naturaliste. J'ai
+dit que _le Cavalier Miserey_ l'est. Il l'est tout à fait. On ne doit
+pas entendre par là qu'il soit brutal; il semble plutôt doucereux.
+L'auteur a évité les grossièretés dans un sujet où on en rencontrait à
+tout propos; car les chasseurs ne sont pas des demoiselles et le langage
+des casernes ne ressemble point à celui des salons. M. Abel Hermant ne
+nous apporte de l'argot des cavaliers qu'un écho adouci. Mais son livre
+est jeté tout entier dans le moule du roman nouveau. Chaque morceau,
+repris à part minutieusement, est traité selon la formule. Les
+descriptions, entrecoupées de bouts de dialogue, se succèdent avec une
+monotonie dont le lecteur éprouve, je crains, quelque fatigue. Elles
+sont précises, sans beaucoup d'éclat. Il y a des petits paysages aux
+endroits où les romanciers ont coutume d'en mettre. Bien que courts, ils
+sont trop longs, puisque Miserey et le régiment ne les voient pas. Bref,
+on sent partout la facture, et j'ai raison de dire que c'est un roman
+naturaliste. J'en sais de meilleurs, j'en sais de pires; je n'en vois
+pas de plus exemplaires. Celui-là est froid et correct comme un modèle
+d'école.
+
+M. Émile Zola aussi nous donnera, tôt ou tard, un roman militaire. Il
+nous l'a promis. Eh bien, je gage que ce roman-là sera moins naturaliste
+que _le Cavalier Miserey_. Et il y a beaucoup de raisons pour que je
+gagne mon pari. La première est que, si M. Zola a inventé le
+naturalisme, d'autres l'ont perfectionné. Les machines que construisent
+les inventeurs sont toujours rudimentaires.
+
+Il faut considérer aussi que M. Zola est moins fidèle à ses doctrines
+qu'il ne dit et qu'il ne croit. Il n'a pas réussi à étouffer sa robuste
+imagination. Il est poète à sa manière, poète sans délicatesse et sans
+grâce, mais non sans audace et sans énergie. Il voit gros; quelquefois
+même il voit grand. Il pousse au type et vise au symbole. En voulant
+copier, le maladroit invente et crée! Sa conception des
+_Rougon-Maquart_, qui est de montrer tous les états physiologiques et
+toutes les conditions sociales dans une seule famille, a en soi quelque
+chose d'énorme et de symétrique qui révèle chez son auteur le plus
+ardent idéalisme. Son point de départ n'a de scientifique que
+l'apparence: c'est l'hérédité. Or, les lois de l'hérédité ne sont pas
+connues; c'est sur une fiction qu'il a fondé son oeuvre. À voir le fond
+des choses, il procède autant de l'auteur du _Juif Errant_ que de
+l'auteur de _la Cousine Bette_; encore celui-ci n'était-il pas un
+réaliste. Les instincts de M. Zola répugnent à l'observation directe. De
+tous les mondes, c'est le sien qu'il semble connaître le moins. Il
+devine, et c'est dans la divination qu'il se plaît. Il a des visions,
+des hallucinations de solitaire. Il anime la matière inerte, il donne
+une pensée aux choses. Du fond de sa retraite, il évoque l'âme des
+foules. C'est à Médan que se cache le dernier des romantiques.
+
+Ajoutez à cela que l'armée que nous peindra M. Zola est celle de
+Sébastopol, de Magenta et de Reichshoffen; c'est une armée historique
+dont il ne reste plus que le souvenir, souvenir cher à la patrie, mais
+déjà lointain. Le cadre immense dans lequel M. Zola s'est volontairement
+enfermé l'attache à une époque qui n'est plus la nôtre. Ses héros
+appartiennent à l'histoire. M. Zola, retenu dans le second empire, est
+une façon de Walter Scott. Ce n'est pas moi qui en fais la remarque:
+c'est M. Jules Lemaître. Elle est juste. Le naturalisme de l'auteur de
+_Rougon-Maquart_ se complique d'archaïsme. Il lui faudra bientôt
+recueillir ses documents humains dans les musées. Quand le temps sera
+venu de préparer son roman militaire, il examinera les vieux flingots
+des vainqueurs de Solférino, comme le romanesque Écossais contemplait
+une antique claymore arrachée d'un champ de bataille par le tranchant de
+la charrue.
+
+Il est donc possible que M. Abel Hermant soit le dernier naturaliste de
+l'armée comme il en est le premier. Il faut le souhaiter, car l'idée
+n'est pas bonne d'examiner un régiment à la loupe.
+
+M. Hermant a voulu placer «l'armée très haut» et parler «du régiment
+avec cette espèce de religion passionnée qu'il inspire à tous ceux qui
+ont eu l'honneur de porter l'uniforme». C'est lui-même qui le dit, et je
+le crois; mais il est certain qu'il n'a pas réussi du tout. Et comment
+pouvait-il atteindre un si noble but à l'aide de la triste fable qu'il a
+inventée? Le moyen de professer la religion du drapeau en contant
+l'histoire d'un cavalier qui déserte pour suivre une fille et puis qui
+vole la montre d'un camarade? Je mettrai en scène, nous dit-il, l'homme
+et le régiment. Et voilà l'homme qu'il nous donne comme le type du
+soldat! Quant au régiment, je reconnais qu'il a eu ça et là le sentiment
+de cet «organisme simple et fort» (p. 19), de «ce corps énorme, vivant
+d'une personnalité diffuse d'océan, où les individus se fondent et ne
+comptent pas plus que l'unité d'une goutte d'eau» (p. 18). Son héros,
+qui n'est pourtant qu'un paysan vicieux, sent, «comme ils le sentent
+tous, la nécessité de la loi qui expédie les conscrits d'un bout de la
+France à l'autre pour en faire d'un seul coup des orphelins que l'armée
+adopte» (p. 199). Il éprouve même «l'humble orgueil des hommes obscurs
+qui ont un instant la conscience nette de leur rôle utile et ignoré dans
+une grande oeuvre» (p. 222). Mais que devient la majesté du régiment dans
+ces longues et pénibles scènes où se déroulent avec monotonie la
+timidité louche du capitaine Weber, la niaiserie et l'avilissement de
+capitaine du Simard, et l'enthousiasme ahuri du capitaine Ratelot, qui,
+après six ans d'Afrique, sait lire encore, étonné; mais ne comprend plus
+rien de ce qu'il lit? On a dit que ces officiers avaient été copiés
+malignement d'après nature dans l'état-major du régiment où l'auteur fit
+son volontariat. Je ne le crois pas. Ils sont inventés: je le veux.
+Encore sont-ce là de fâcheuses inventions.
+
+Le tort en est à l'auteur. Le tort en est aussi au genre de littérature
+que le goût public lui a imposé; Ces perpétuelles analyses, ces
+minutieux récits, qu'on nous donne comme pleins de vérité, blessent au
+contraire la vérité, et avec elle la justice et la pudeur. On prétend
+que le roman naturaliste est une littérature fondée sur la science. En
+réalité, il est renié par la science, qui ne connaît que le vrai, et par
+l'art, qui ne connaît que le beau. Il traîne en vain de celui-ci à
+celle-là sa plate difformité. L'un et l'autre le rejettent. Il n'est
+point utile et il est laid. C'est une monstruosité dont on s'étonnera
+bientôt.
+
+Tout dire, c'est ne rien dire. Tout montrer c'est ne rien faire voir. La
+littérature a pour devoir de noter ce qui compte et d'éclairer ce qui
+est fait pour la lumière. Si elle cesse de choisir et d'aimer, elle est
+déchue comme la femme qui se livre sans préférence. Il y a une vérité
+littéraire, ainsi qu'une vérité scientifique, et savez-vous le nom de la
+vérité littéraire? Elle s'appelle la poésie. En art tout est faux qui
+n'est pas beau. Chaque détail du livre de M. Abel Hermant fût-il
+parfaitement exact, je dirai que l'ensemble est sans vérité, parce qu'il
+est sans poésie. Ce n'est jamais, remarquez-le bien, par l'exactitude
+des détails que l'artiste obtient la ressemblance de l'ensemble. C'est,
+au contraire, par une vue juste et supérieure de l'ensemble qu'il
+parvient à une entente exacte des parties. La raison de cela est facile
+à concevoir. C'est que nous sommes ainsi faits, tous tant que nous
+sommes, que nous ne comprenons et ne sentons vraiment que la forme
+générale et, pour ainsi dire, l'esprit des choses, et qu'au contraire
+les éléments qui constituent ces choses échappent à notre observation et
+à notre intelligence par leur infinie complexité. Quelques lignes d'une
+forme entrevue suffisent parfois à nous donner un grand amour. Toutes
+les révélations du microscope n'y ajouteraient rien; ou plutôt elles
+seraient importunes. L'art, c'est encore l'amour. C'est pourquoi il n'y
+faut pas de microscope.
+
+Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l'honorable colonel
+du 21e chasseurs s'inspirait de ces idées quand il rédigea l'ordre du
+jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du _Cavalier
+Miserey_. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût «brûlé
+sur le fumier», le chef du régiment avait d'autres raisons que les
+miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment
+meilleures. Je les tiens pour excellentes: c'était des raisons
+militaires. On veut l'indépendance de l'art. Je la veux aussi; j'en suis
+jaloux. Il faut que l'écrivain puisse tout dire, mais il ne saurait lui
+être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à
+toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l'absolu. Il est en
+relation avec les hommes. Cela implique des devoirs; il est indépendant
+pour éclairer et embellir la vie; il ne l'est pas pour la troubler et la
+compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées.
+Et, s'il y a dans la société humaine, du consentement de tous, une chose
+sacrée, c'est l'armée.
+
+Certes, à côté de ses grandeurs, elle a, comme toutes les choses
+humaines, ses tristes petitesses. C'est chose souffrante, puisque c'est
+chose héroïque. On peut mêler quelque pitié au respect qu'elle inspire.
+Le poète Alfred de Vigny l'a fait en un temps qui semble lointain, il
+l'a fait dans toute la douceur et toute la dignité de son génie. Comme
+M. Abel Hermant, il avait servi, non point il est vrai un an comme
+soldat, mais plusieurs années comme officier. Il avait quitté le
+régiment avec l'épaulette de capitaine. Quelques années après, en 1836,
+il publia son beau livre de _Servitude et Grandeur militaires_. Je ne
+sache point qu'aucun colonel de cavalerie ait fait brûler sur le fumier
+du quartier des exemplaires de cet ouvrage. Je n'ai vu nulle part que le
+noble écrivain ait eu la douleur de fâcher quelque ancien brigand de la
+Loire, irrité par l'inutilité de sa vieillesse et par le souvenir de sa
+gloire. Pourtant, il y a dans ces pages si graves et si tristes des
+hardiesses intellectuelles auxquelles M. Abel Hermant ne s'est point
+haussé. On y trouve des reproches à l'armée, et un idéal souvent
+révolutionnaire, parfois chimérique. L'auteur y déplore l'obéissance
+passive du soldat et l'asservissement des volontés à la règle, dont il
+ne reconnaît pas assez l'impérieuse nécessité; mais rien d'amer ni de
+vil ne se mêle à sa plainte. Jamais il ne cesse d'honorer ceux qu'il
+plaint. Il peut tout dire, parce qu'il garde dans tout ce qu'il dit
+l'amour des hommes et le respect des vertus ainsi que des souffrances.
+Dès le début, il montre la gravité paisible de son coeur et une noblesse
+d'âme qui semble aujourd'hui perdue. «Je ferai peu le guerrier, dit-il,
+ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des mâles coutumes de
+l'armée, où les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et
+qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve en lui faisant
+rejeter ses forces dans le recueillement solitaire et l'étude.» Ensuite
+il montre l'armée à la fois esclave et reine, et il la salue deux fois,
+dans sa misère et dans sa gloire. Il voudrait qu'elle pensât davantage.
+Je crois qu'il a tort et que l'armée ne doit pas penser, puisqu'elle ne
+doit pas vouloir. Mais avec quelle délicatesse il parle de l'esprit un
+peu paresseux et attardé de cette armée, telle qu'il l'avait connue!
+«C'est, dit-il, un corps séparé du grand corps de la nation, et qui
+semble le corps d'un enfant.» Et comme partout il célèbre chez les chefs
+et chez les soldats la vertu des vertus, le sacrifice, qui est la plus
+grande beauté du monde et qu'il faut admirer même quand il est
+involontaire! Enfin, comme il sait voir la grandeur des petits!
+
+Voilà comment il faut toucher à l'arche, voilà comment il faut parler de
+l'armée! M. Abel Hermant reconnaîtra un jour qu'il a, sans le vouloir,
+offensé un des sentiments qui nous tiennent le plus au coeur. Il
+reconnaîtra qu'il est injuste de ne montrer que les moindres côtés des
+grandes choses et de ne voir dans l'armée que les laides humilités de la
+vie de garnison. Dans une lettre adressée au ministre de la guerre, et
+dont on peut d'ailleurs contester l'opportunité, l'auteur du _Cavalier
+Miserey_ a fait une déclaration qui l'honore. «J'ai assez l'esprit
+militaire, a-t-il dit, pour approuver absolument la mesure de police
+prise par le colonel du 21e chasseurs, s'il a cru voir dans mon livre
+une seule phrase qui fût de nature à diminuer aux yeux des hommes le
+prestige de leurs supérieurs.»
+
+Pour moi, je ne connais qu'une ligne du fameux ordre que le colonel fit
+lire dans le quartier des Chartreux, à Rouen.
+
+C'est celle-ci: «Tout exemplaire du _Cavalier Miserey_ saisi au quartier
+sera brûlé sur le fumier, et tout militaire qui en serait trouvé
+possesseur sera puni de prison.»
+
+Ce n'est pas une phrase très élégante, j'en conviens; mais je serais
+plus content de l'avoir faite que d'avoir écrit les quatre cents pages
+du _Cavalier Miserey_. Car je suis sûr qu'elle vaut infiniment mieux
+pour mon pays.
+
+
+
+
+À PROPOS DU JOURNAL DES GONCOURT
+
+_Tome Ier, 1851-1861._
+
+
+On reproche aux gens de parler d'eux-mêmes. C'est pourtant le sujet
+qu'ils traitent le mieux. Ils s'y intéressent et ils nous font souvent
+partager cet intérêt. Il y a, je le sais, de fâcheuses confidences. Mais
+les lourdauds qui nous importunent en nous faisant leur histoire nous
+assomment tout à fait quand ils font celle des autres. Rarement un
+écrivain est si bien inspiré que lorsqu'il se raconte. Le pigeon du
+poète a raison de dire:
+
+ Mon voyage dépeint
+ Vous sera d'un plaisir extrême.
+ Je dirai: «J'étais là; telle chose m'advint:»
+ Vous y croirez être vous-même.
+
+Il est vrai qu'il dit cela à un ami, tandis que les faiseurs de mémoires
+écrivent pour des inconnus; mais les hommes s'aiment entre eux, quand
+ils ne se connaissent pas. Tout lecteur est volontiers un ami. Il n'est
+point de journal, de mémoires, de confessions, de confidences ni de
+roman autobiographique qui n'ait valu à son auteur des sympathies
+posthumes. Marmontel ne nous intéresse pas du tout quand il parle de
+Bélisaire ou des Incas; mais il nous intéresse vivement dès qu'il nous
+entretient d'un petit Limousin qui lisait les _Géorgiques_ dans un
+jardin où bourdonnaient les abeilles. Il sait alors nous toucher et nous
+émouvoir, parce que cet enfant, c'est lui; parce que ces abeilles sont
+celles dont il mangeait le miel, celles que sa tante réchauffait dans le
+creux de sa main et fortifiait avec une goutte de vin, quand elle les
+trouvait engourdies par le froid. Son imagination, excitée par des
+souvenirs vivants, s'échauffe, se colore et s'anime. Comme il nous peint
+bien le jeune villageois qu'il était, lorsque nourri de latin, luisant
+de santé, il entra, au sortir du collège, dans les boudoirs des filles
+de théâtre! Alors il nous fait tout voir et tout sentir, lui d'ordinaire
+le plus froid des écrivains. Qu'est-ce donc si un grand génie, si un
+Jean-Jacques Rousseau, un Chateaubriand se plaît à se peindre?
+
+Je ne parle point des confessions de saint Augustin: le grand docteur ne
+s'y confesse pas assez. C'est un livre spirituel qui satisfait mieux
+l'amour divin que la curiosité humaine. Augustin se confesse à Dieu et
+non point aux hommes; il déteste ses péchés, et ceux-là seuls nous font
+de belles confessions qui aiment encore leurs fautes. Il se repent, et
+il n'y a rien qui gâte une confession comme le repentir. Par exemple, il
+dit, en deux phrases charmantes, qu'on le vit tout petit sourire dans
+son berceau; et tout aussitôt il s'efforce de démontrer «qu'il y a de la
+corruption et de la malignité dans les enfants mêmes qui sont encore à
+la mamelle.» Le saint me gâte l'homme. Il conte que, dans son enfance,
+il y avait, auprès de la vigne paternelle, un poirier chargé de poires,
+et qu'un jour il alla avec une troupe de petits polissons secouer
+l'arbre et voler les fruits qui en tombaient. Fera-t-il à ce sujet un de
+ces tableaux familiers comme on en découvre avec enchantement dans les
+premières pages des _Confessions_ de Jean-Jacques, ou, si c'est trop
+demander, quelque élégant et sobre récit dans le goût des petits
+conteurs grecs? Non! il s'écrie: «Voilà quel était; ô mon Dieu, le
+misérable coeur qu'il a plu à votre miséricorde de tirer du fond de
+l'abîme!» Comme si, pour un gamin, c'était tomber dans un abîme que de
+voler quelques méchantes poires!
+
+Il confesse ses amours, mais il ne le fait point avec grâce parce qu'il
+le fait avec honte. Il ne parle que des «pestilences» et des «vapeurs
+infernales qui sortaient du fond corrompu de sa cupidité». Rien de plus
+moral, mais rien de moins élégant. Il n'écrit point pour des curieux; il
+écrit contre les manichéens. Cela me fâche doublement, parce que je suis
+curieux et un peu manichéen. Mais, telles qu'elles sont, pleines de
+l'horreur de la chair et du dégoût de l'existence terrestre, les
+_Confessions_ d'Augustin ont contribué plus que tous les autres livres
+de ce saint à le faire connaître et à le faire aimer à travers les
+siècles.
+
+Quant à Rousseau, dont l'âme renferme tant de misères et de grandeurs,
+on ne peut lui reprocher de s'être confessé à demi. Il avoue ses fautes
+et celles des autres avec une merveilleuse facilité. La vérité ne lui
+coûte point à dire: il sait que, pour ignoble et vile qu'elle est, il la
+rendra touchante et belle: il a des secrets pour cela, les secrets du
+génie, qui, comme le feu, purifie tout. Pauvre grand Jean-Jacques! Il a
+remué le monde. Il a dit aux mères: Nourrissez vos enfants, et les
+jeunes femmes sont devenues nourrices, et les peintres ont représenté
+les plus belles dames donnant le sein à un nourrisson. Il a dit aux
+hommes: Les hommes sont nés bons et heureux. La société les a rendus
+malheureux et méchants. Ils retrouveront le bonheur en retournant à la
+nature. Alors les reines se sont faites bergères, les ministres se sont
+faits philosophes, les législateurs ont proclamé les droits de l'homme,
+et le peuple, naturellement bon a massacré les prisonniers dans les
+prisons pendant trois jours: Mais, si Jean-Jacques a encore aujourd'hui
+des lecteurs, ce n'est pas pour avoir jeté par le monde, avec une
+éloquence enchanteresse, un sentiment nouveau d'amour et de pitié, mêlé
+aux idées les plus fausses et les plus funestes que jamais homme ait
+eues sur la nature et sur la société; ce n'est pas pour avoir écrit le
+plus beau des romans d'amour; ce n'est pas pour avoir fait jaillir des
+sources nouvelles de poésie, c'est pour avoir peint sa pitoyable
+existence, c'est pour avoir raconté ce qui lui advint en ce triste monde
+depuis le temps où il n'était qu'un jeune vagabond, vicieux, voleur,
+ingrat et pourtant sensible à la beauté des choses, rempli de l'amour
+sacré de la nature, jusqu'au jour où son âme inquiète sombra dans la
+folie noire. On n'ouvre plus guère l'_Émile_ et _la Nouvelle Héloïse_.
+On lira toujours les _Confessions_.
+
+De Chateaubriand aussi, on ne lit guère qu'un seul livre: celui où il
+s'est raconté, les _Mémoires d'outre-tombe_. Il s'était peint dans tous
+ses livres, dans le René des _Natchez_ et dans celui d'_Amélie_, dans
+l'Eudore des _Martyrs_ et jusque dans _le Dernier des Abencérages_. Du
+fond de la magnifique solitude de son génie, il ne vit jamais rien en ce
+monde que lui-même et son cortège de femmes. Pourtant nous préférons le
+livre où il se peint je ne dis pas sans apprêt, mais sans déguisement,
+avec un orgueil que l'ironie tempère, une sorte de bonhomie hautaine et
+un ennui profond qui s'amuse pourtant du jeu brillant des mots; enfin
+les _Mémoires_. Pour lui comme pour Jean-Jacques, le livre posthume est
+le livre durable.
+
+Oui, nous aimons toutes les confessions et tous les mémoires. Non, les
+écrivains ne nous ennuient pas en nous parlant de leurs amours et de
+leurs haines, de leurs joies et de leurs douleurs. Il y a plusieurs
+raisons à cela. J'en découvre deux. La première est qu'un journal, qu'un
+mémorial, qu'un livre de souvenirs enfin échappe à toutes les modes, à
+toutes les conventions qui s'imposent aux oeuvres de l'esprit.
+
+Un poème, un roman, tout beau qu'il est, devient caduc quand vieillit la
+forme littéraire dans laquelle il fut conçu. Les oeuvres d'art ne peuvent
+plaire longtemps; car la nouveauté est pour beaucoup dans l'agrément
+qu'elles donnent. Or, des mémoires ne sont point des oeuvres d'art. Une
+autobiographie ne doit rien à la mode. On n'y cherche que la vérité
+humaine. Cette remarque deviendra plus claire si je l'étends aux
+chroniques. Grégoire de Tours, a peint son âme et son monde dans un
+écrit informe et précieux. Cet écrit vit encore et nous touche. Les vers
+de son contemporain Fortunat n'existent plus pour nous. Ils ont péri
+avec la barbarie latine dont ils faisaient l'ornement.
+
+Il faut considérer, en second lieu, qu'il y a en chacun de nous un
+besoin de vérité qui nous fait rejeter à certains moments les plus
+belles fictions. Cet instinct est profond. Il naît avec nous. Ma petite
+fille, quand je lui conte _Peau-d'Âne_, ne manque pas de me demander
+s'il est vrai que la bague de la princesse était dans le gâteau, et si
+tout cela est arrivé, et s'il existe encore des fées.
+
+Voilà, je crois, les deux raisons principales pour lesquelles nous
+aimons tant les lettres et les petits cahiers des grands hommes, et même
+ceux des petits hommes, lorsqu'ils ont aimé, cru, espéré quelque chose
+et qu'ils ont laissé un peu de leur âme au bout de leur plume. Aussi
+bien, si l'on y songe, c'est déjà une merveille que l'esprit d'un homme
+médiocre.
+
+Il y a beaucoup à admirer chez une personne ordinaire. Sans compter que
+ce que nous y admirons se retrouve chez nous, et cela nous est doux. Je
+découragerais volontiers certains de mes amis d'écrire un drame ou une
+épopée; je ne découragerais personne de dicter ses mémoires, personne,
+pas même ma cuisinière bretonne; qui ne sait lire que les lettres
+moulées de son livre de messe et qui croit fermement que ma maison est
+hantée par l'âme d'un sabotier qui revient la nuit demander des prières.
+Ce serait un livre intéressant que celui dans lequel une de ces pauvres
+âmes obscures s'expliquerait et expliquerait le monde avec une
+imbécillité dont la profondeur va jusqu'à la poésie.
+
+Ce livre nous toucherait. Nous serions obligés, malgré la superbe de
+notre esprit, de reconnaître la parenté qui lie cette humble
+intelligence à la nôtre et de saluer en elle une aïeule. Car nous avons
+tous eu une grand'mère qui croyait à l'âme du sabotier. Notre science,
+notre philosophie sortent des contes des bonnes femmes. Mais qu'est-ce
+qui sortira de notre philosophie?
+
+M. Lorédan Larchey, savant homme dont l'esprit est plein de curiosités
+ironiques, a publié jadis une petite collection de mémoires composés par
+des obscurs et des simples; je me rappelle confusément le journal d'un
+sergent et celui d'une vieille dame, et il me reste l'idée que c'est
+très curieux. Nous ne lirons jamais trop de mémoires et de journaux
+intimes, parce que nous n'étudierons jamais trop les hommes. Je ne suis
+pas du tout de l'avis de ceux qui trouvent qu'on a trop fait et trop
+publié en ce temps-ci d'ouvrages de ce genre, intimes et personnels.
+
+Je ne crois pas qu'il faille être extraordinaire pour avoir le droit de
+dire ce qu'on est. Je crois au contraire que les confidences des gens
+ordinaires sont bonnes à entendre.
+
+Quant à celles des hommes de talent, elles ont une grâce spéciale; c'est
+pourquoi je suis ravi, pour ma part, de la publication anticipée du
+_Journal des Goncourt_.
+
+Ce journal, commencé par les deux frères le 2 décembre 1851, jour de la
+mise en vente de leur premier livre, fut continué, après la mort du plus
+jeune, par le survivant, qui ne songeait pas à le publier. Il en lut,
+l'an dernier, à la campagne, quelques cahiers à M. Alphonse Daudet, son
+ami, qui fut justement frappé de l'intérêt de ces notes brèves et
+sincères, de ces impressions immédiates. Il pressa M. de Goncourt de les
+livrer tout de suite au public, et sa douce violence eut raison des
+scrupules de l'auteur. Nous connaissons déjà la première partie de ce
+_Journal_; elle embrasse dix années et va jusqu'en 1861. La publication
+n'en présentait, ce me semble, aucun inconvénient grave. D'abord, on n'y
+parle guère que des morts. Les choses d'il y a trente ans sont des
+choses anciennes, hélas!
+
+Toutes les figures qu'on revoit dans ce premier volume sont des figures
+d'autrefois. Gavarni, Gautier, Flaubert, Paul de Saint-Victor... On peut
+parler d'elles avec la liberté que nous rendent leurs ombres en fuyant.
+Quelques-unes s'effacent. D'autres grandissent. Gavarni devient dans le
+_Journal_ presque l'égal des grands artistes de la Renaissance. Peintre,
+philosophe, mathématicien, tout ce qu'il dit est rare et profond. Il
+pense, et cela étonne au milieu de tout ce monde d'artistes qui se
+contente de voir et de sentir.
+
+Il est à remarquer aussi que ce journal tout intime est en même temps
+tout littéraire. Les deux auteurs, qui n'en font qu'un, sont si bien
+voués à leur art, ils en sont à ce point l'hostie et la victime, ils lui
+sont si entièrement offerts, que leurs pensées les plus secrètes
+appartiennent aux lettres. Ils ont pris la plume et le papier comme on
+prend le voile et le scapulaire. Leur vie est un perpétuel travail
+d'observation et d'expression. Partout ils sont à l'atelier, j'allais
+dire à l'autel et dans le cloître.
+
+On est saisi de respect pour cet obstiné travail que le sommeil
+interrompait à peine; car ils observaient et notaient jusqu'à leurs
+rêves. Aussi, bien qu'ils missent par écrit, au jour le jour, ce qu'ils
+voyaient et ce qu'ils entendaient, ne peut-on les soupçonner un seul
+instant de curiosité frivole et d'indiscrétion. Ils n'entendaient ni ne
+voyaient que dans l'art et pour l'art. On ne trouverait pas facilement,
+je crois, un second exemple de cette perpétuelle tension de deux
+intelligences. L'une d'elles s'y déchira. Tous leurs sentiments, toutes
+leurs idées, toutes leurs sensations aboutissent au livre. Ils vivaient
+pour écrire. En cela, comme dans leur talent, ils sont bien de leur
+temps. Autrefois, on écrivait par aventure. Certaines personnes vivaient
+de leur plume, comme l'abbé Prévost, en écrivant beaucoup, mais sans
+dépense excessive et constante de force nerveuse. D'ordinaire, les
+pensions aidant, le métier d'homme de lettres était un métier fort doux.
+
+Le dix-neuvième siècle changea cet usage. C'est alors que les hommes de
+lettres organisèrent toute leur existence en vue de la production
+littéraire. Balzac, Gautier, Flaubert prirent d'instinct des
+dispositions héroïques et traversèrent le monde comme
+d'incompréhensibles étrangers. Mais les Goncourt firent mieux encore.
+Sans se distinguer par aucune marque extérieure de la société dans
+laquelle ils étaient nés, sans affectation, simplement, fermement, ils
+vécurent une vie particulière, spéciale, faite de rigoureuses
+observances, de dures privations, de pénibles pratiques, comme ces
+personnes pieuses qui, mêlées à la foule et habillées comme elle,
+observent les règles monastiques de la congrégation à laquelle elles
+sont secrètement affiliées. À cet égard, le _Journal des Goncourt_ est
+un document unique. Je ne veux point examiner ici si cet ascétisme
+littéraire n'a pas, au point de vue de la conception et de l'exécution
+des livres, de sérieux inconvénients. Mais on comprend mieux, quand on a
+lu le _Journal_ de 1851 à 1861, comment une culture excessive de
+l'appareil nerveux, une tension constante de l'oeil et du cerveau a
+produit «cette écriture artiste» que M. Edmond de Goncourt se reconnaît
+justement, et cette notation minutieuse des sensations qui est le
+caractère le plus saillant de l'oeuvre des deux frères. Leur pensée et
+leur style, créés dans une atmosphère spéciale, n'ont pas la gaieté du
+grand air et la joie facile des formes que mûrit le soleil. Mais c'est
+chose rare et c'est chose respectable; car l'un d'eux est mort de
+l'avoir trouvée. Le _Journal_ nous explique comment.
+
+
+
+
+M. LECONTE DE LISLE À L'ACADÉMIE FRANÇAISE
+
+
+Je ne connais pas, je ne dois pas connaître le discours que M. Leconte
+de Lisle prononcera jeudi prochain à l'Académie française. Mais
+j'imagine que ce sera une noble chose, une harangue grave, de style
+ample et hautain, un bloc d'esthétique éloquente. Je serais bien surpris
+s'il s'y trouvait des anecdotes, des digressions, des curiosités, des
+familiarités et si l'on y rencontrait la moindre négligence. On y
+contemplera le portrait idéal du poète ou plutôt le portrait du poète
+idéal. M. Victor Hugo y sera dignement et largement loué, avec une
+inflexibilité dogmatique qui rappellera ces vies de saints écrites en
+latin par les grands abbés du XIe siècle, dans un absolu mépris des
+choses temporelles et transitoires, et dans l'unique souci de
+l'orthodoxie. C'est que M. Leconte de Lisle est un prêtre de l'art,
+l'abbé crossé et mitré des monastères poétiques. Mieux que cela encore.
+N'est-ce pas M. Paul Bourget qui l'a appelé un pape en exil?
+
+Son discours à l'Académie sera plein de certitude et d'infaillibilité.
+Il y faudra admirer l'ampleur imposante des formes liturgiques, et
+l'autorité que donne la foi quand on y joint l'exemple de toute une vie.
+Voilà l'horoscope que je tire. Tenez-le pour certain, car je suis
+astrologue. Je connais les cieux et j'y ai observé M. Leconte de Lisle.
+
+Je ne crains point de prédire, en outre, qu'il y aura dans le discours
+du poète un morceau sur le moyen âge. Je devine que ce morceau sera
+concis et violent. Je le ferais, au besoin, et il n'y manquerait que le
+talent. M. Leconte de Lisle poursuit le moyen âge de sa haine. Et, comme
+c'est une haine de poète, elle est très grande et très simple. Elle
+ressemble à l'amour. Elle est féconde comme lui; des poèmes magnifiques
+en sont sortis (_le Corbeau_, _un Acte de charité_, _les Deux Glaives_,
+_l'Agonie d'un saint_, _les Paraboles de Don Guy_, _Hieronymus_, _le
+Lévrier de Magnus_). Mais je crois que cette haine, qui est bonne pour
+faire des vers, serait mauvaise pour faire de l'histoire. M. Leconte de
+Lisle ne voit dans le moyen âge que les famines, l'ignorance, la lèpre
+et les bûchers. C'est assez pour écrire des vers admirables quand on est
+un poète tel que lui. En réalité, il y a bien autre chose, dans ces
+temps qui nous sembleraient moins obscurs si nous les connaissions
+mieux. Il y a des hommes qui firent sans doute beaucoup de mal, car on
+ne peut vivre sans nuire, mais qui firent plus de bien encore,
+puisqu'ils préparèrent le monde meilleur dont nous jouissons
+aujourd'hui. Ils ont beaucoup souffert, ils ont beaucoup aimé. Ils ont
+procédé, dans des conditions que les invasions et le mélange des races
+rendaient très difficiles, à une organisation nouvelle de la société
+humaine, qui représente une somme de travail et d'efforts dont on reste
+étonné. Ils portèrent au plus haut degré de l'héroïsme les vertus
+militaires, qui sont les vertus fondamentales sur lesquels tout l'ordre
+humain repose encore aujourd'hui. Ils apportèrent au monde ce qui
+l'honore peut-être le plus: l'esprit chevaleresque. Je sais bien qu'ils
+étaient violents; mais j'admire les hommes violents qui travaillent d'un
+coeur simple à fonder la justice sur la terre et servent à grands coups
+les grandes causes.
+
+Il y eut, à côté des chevaliers, des juristes pleins de science et
+d'équité. L'oeuvre législative du XIIIe siècle est admirable. Nous avons
+de fortes raisons de croire qu'au début de la guerre de Cent ans la
+condition des paysans était généralement bonne en France. La féodalité
+donna d'excellents résultats avant d'en produire de mauvais; à cet
+égard, son histoire est celle de toutes les grandes institutions
+humaines. Je me garderai bien d'esquisser en quelques traits un tableau
+du moyen âge. Si M. Leconte de Lisle l'a fait en trente-six vers
+(_Siècles maudits_ dans les _Poèmes tragiques_,) c'est là un de ces
+raccourcis audacieux qui ne sont permis qu'aux poètes. Mais, tandis que
+j'écris, mille images éparses de la vie de nos pères brillent et
+s'agitent à la fois dans mon imagination; j'en vois de terribles et j'en
+vois de charmantes. Je vois de sublimes artisans qui bâtissent des
+cathédrales et ne disent point leur nom; je vois des moines qui sont des
+sages, puisqu'ils vivent cachés, un livre à la main, _in angello cum
+libello_; je vois des théologiens qui poursuivent, à travers les
+subtilités de la scolastique, un idéal supérieur; je vois un roi et sa
+chevalerie conduits par une bergère. Enfin je vois partout les saintes
+choses du travail et de l'amour, je vois la ruche pleine d'abeilles et
+de rayons de miel. Je vois la France et je dis: Mes pères, soyez bénis;
+soyez bénis dans vos oeuvres qui ont préparé les nôtres, soyez bénis dans
+vos souffrances qui n'ont point été stériles, soyez bénis jusque dans
+les erreurs de votre courage et de votre simplicité. S'il est vrai,
+comme je le crois, que vous valiez moins que nous ne valons, je ne vous
+en louerai que davantage. On juge l'arbre à ses fruits. Puissions-nous
+mériter la même louange! Puisse-t-on dire un jour que nos enfants sont
+meilleurs que nous!
+
+Il peut arriver que M. Leconte de Lisle montre, dans son discours,
+quelque dédain de la poésie de ces vieux âges. Or, dans ce cas, que
+j'ose prévoir, je lui représenterai respectueusement que cette poésie
+fut belle en sa fraîche nouveauté, quelle eut, à son heure, les formes
+et les couleurs si douces de la jeunesse, qu'alors elle aidait les
+hommes à supporter l'ennui de vivre, qu'elle donnait à chacun la petite
+part de beauté dont tous avaient besoin et qu'enfin ces vieilles
+chansons de geste sont des _Iliades_ barbares. Après quoi je ne ferai
+pas difficulté de reconnaître qu'à la poésie des trouvères, et à celle
+des diseurs de lais et de fabliaux, je préfère la poésie moderne, celle
+de Lamartine, par exemple, et aussi celle de M. Leconte de Lisle.
+
+On sera surpris, sans doute, que je rapproche ces deux noms. Car il est
+vrai que ce n'est point l'usage. Et il est vrai aussi que rien ne
+ressemble moins aux vers de Lamartine que les vers de Leconte de Lisle.
+Dans ceux-ci on admire un art incomparable. Des autres on a dit
+justement qu'on ne sait pas comment c'est fait. Leconte de Lisle veut
+tout devoir au talent. Lamartine ne demandait rien qu'au génie. Enfin
+les contrastes sont tels qu'il serait superflu et même ridicule de les
+marquer davantage. Pourtant je les admire l'un et l'autre bien
+sincèrement. Je le fais malgré moi, par plaisir et, comme dit la
+Fontaine, «pour que cela m'amuse»; mais n'y serais-je pas amené par une
+naturelle inclination, que je voudrais le faire encore par hygiène
+intellectuelle.
+
+Cela me paraît un bon exercice pour l'esprit. Il me semble qu'on a moins
+de chances de se tromper tout à fait dans son admiration quand on admire
+des choses très diverses. Je puis l'avouer sans crainte, après l'avoir
+si peu caché: je suis sûr de très peu de choses en ce monde. Je ne parle
+que de ce monde, ayant de bonnes raisons pour ne rien dire des autres.
+Or, une des choses qui me semblent le plus échapper sur la terre à la
+certitude humaine, c'est la qualité d'un vers. J'en fais une affaire de
+goût et de sentiment. Je ne croirai jamais qu'il y ait rien d'absolu à
+cet égard. M. Leconte de Lisle le croit.
+
+C'est d'ailleurs un sceptique. Il a sur le monde et la vie des idées
+très arrêtées. Sa philosophie, qui sut tant de fois, et avec une
+tristesse si magnifique, inspirer ses vers, est une philosophie
+pyrrhonienne dans laquelle il n'y a pas de place pour une seule
+affirmation. Je ne sais si je suis, puisque je ne sais pas ce que c'est
+qu'être, dit-il constamment. L'illusion m'enveloppe de toutes parts. La
+vie est un rêve, amusé par des images qui n'ont point de signification
+possible:
+
+ Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
+ La Vie antique est faite inépuisablement
+ Du tourbillon sans fin des apparences vaines.
+
+Eh bien, ce philosophe qui nie si fermement l'absolu, qui croit que tout
+est relatif, que ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre, et
+qu'enfin les choses ne sont que ce qu'on les voit, ce même esprit change
+brusquement de manière de voir quand il s'agit de son art. Il ne sait
+s'il existe lui-même, mais il sait à n'en point douter, que ses vers
+existent absolument.
+
+Il professe que les qualités des choses sont des apparences comme les
+choses elles-mêmes sont des illusions, mais il ne doute pas que telle
+rime ne soit bonne d'une absolue bonté. Il a de la poésie une conception
+dogmatique, religieuse, autocratique. Il déclare qu'un beau vers restera
+beau quand le soleil sera éteint et qu'il n'y aura plus d'hommes en qui
+cette beauté puisse encore se connaître. Il juge les plus vieux poèmes
+d'après des règles qu'il tient pour immuables et divines. Enfin, ce
+philosophe incrédule devient, quand il s'agit de son art, le fidèle et
+zélé croyant, le grand abbé, le pape que je vous montrais tout à l'heure
+dans l'attitude d'un éloquent et fanatique défenseur de l'orthodoxie du
+vers.
+
+Et si vous croyez que je l'en blâme, si vous croyez que je prends
+plaisir, en faisant cette remarque, à relever les contradictions d'un
+esprit supérieur, vous me rendez peu de justice et devinez mal ma
+pensée. Je tiens au contraire cette inconséquence pour la chose la plus
+heureuse et la meilleure. Elle suffirait à prouver que l'auteur des
+_Poèmes barbares_ est plus poète que philosophe, qu'il est poète
+d'instinct, de nature, poète avec plénitude, et que tout son être est
+poète. Il oublie tout, même ses raisons et sa raison, quand il s'agit de
+son art. Cela est heureux et excellent. J'ajouterai que cela est
+naturel. Quels que soient nos doutes philosophiques, nous sommes bien
+obligés d'agir dans la vie comme si nous ne doutions pas. Voyant une
+poutre lui tomber sur la tête, Pyrrhon se serait détourné, encore qu'il
+tint la poutre pour une vaine et inintelligible apparence. Il aurait
+craint naturellement de prendre du coup l'apparence d'un homme écrasé.
+Eh bien, pour M. Leconte de Lisle, l'action, ce sont les vers. Quand il
+pense, il doute. Dès qu'il agit, il croit. Il ne se demande pas alors si
+un beau vers est une illusion dans l'éternelle illusion, et si les
+images qu'il forme au moyen des mots et de leurs sons rentrent dans le
+sein de l'éternelle Maïa avant même d'en être sortis. Il ne raisonne
+plus; il croit, il voit, il sait. Il possède la foi et avec elle
+l'intolérance qui la suit de près.
+
+On ne sort jamais de soi-même. C'est une vérité commune à tout le monde,
+mais qui paraît plus sensible dans certaines natures, dont l'originalité
+est nette et le caractère arrêté. La remarque est intéressante à faire à
+propos de l'oeuvre de M. Leconte de Lisle. Ce poète impersonnel, qui
+s'est appliqué avec un héroïque entêtement à rester absent de son oeuvre,
+comme Dieu de la création qui n'a jamais soufflé mot de lui-même et de
+ce qui l'entoure, qui a voulu taire son âme et qui, cachant son propre
+secret, rêva d'exprimer celui du monde, qui a fait parler, les dieux,
+les vierges et les héros de tous les âges et de tous les temps en
+s'efforçant de les maintenir dans leur passé profond, qui montre tour à
+tour, joyeux et fier de l'étrangeté de leur forme et de leur âme,
+Bhagavat, Cunacepa, Hypatie, Niobé, Tiphaine et Komor, Naboth, Qaïn[7],
+Néférou-ra, le barde de Temrah, Angantyr, Hialmar, Sigurd, Gudrune,
+Velléda, Nurmahal, Djihan-Ara, dom Guy, Mouça-el-Kébyr, Kenwarc'h,
+Mohâmed-ben-Amar-al-Mançour, l'abbé Hiéronymus, la Xiména, les pirates
+malais et le condor des Cordillères, et le jaguar des pampas, et le
+colibri des collines, et les chiens du Cap, et les requins de
+l'Atlantique, ce poète finalement ne peint que lui, ne montre que sa
+propre pensée, et, seul présent dans son oeuvre, ne révèle sous toutes
+ces formes qu'une chose: l'âme de Leconte de Lisle.
+
+Mais c'est assez. Les plus grands n'ont pas fait davantage. Ils n'ont
+parlé que d'eux. Sous de faux noms, ils n'ont montré qu'eux-mêmes.
+L'historien d'Israël, le nouveau traducteur de la Bible, M. E. Ledrain,
+a dit un jour dans la _Revue positive_ que M. Renan faisait son portrait
+dans toutes ses histoires et qu'il s'était représenté notamment, dans
+_l'Antéchrist_, sous les traits de Néron. M. Renan n'en reste pas moins
+le plus sage des hommes. Il faut entendre la proposition de M. Ledrain
+dans un sens tout à fait philosophique et esthétique. En ce sens, je
+répète que M. Leconte de Lisle s'est peint dans toutes ses figures et
+surtout dans son Qaïn. Et qu'est-ce en effet le Qaïn des _Poèmes
+barbares_, sinon un homme farouche, solitaire, timide, irrité, faible,
+parfois délicieusement attendri, mais cachant ses larmes sous un souci
+orgueilleux, un esprit violent, qui se représente la vie et les hommes
+avec une ample simplicité, qui raisonne avec une logique étroite mais
+sûre, un philosophe pessimiste pour qui Dieu est le principe du mal
+puisqu'il est le principe de la vie et que la vie est tout entière
+mauvaise, un artiste dédaigneux des nuances, sonore et abondant en
+images éclatantes, un poète?
+
+Mais alors pourquoi, dira-t-on, pourquoi notre poète chercha-t-il si
+loin, dans le nord Scandinave et dans l'antique Asie, des formes et des
+couleurs. Pourquoi? Parce que sans doute ces couleurs et ces formes
+étaient les vêtements nécessaires de sa pensée et le vrai corps de son
+âme poétique. Y a-t-il donc du mal à se vêtir et à s'incarner de la
+sorte? N'est-ce pas plutôt un heureux instinct qui pousse le poète dans
+les pays lointains et dans les âges reculés? Il y trouve le mystère et
+l'étrangeté, dont il a tant besoin, car il n'y a de poésie que dans ce
+que nous ne connaissons pas. Il n'y a de poésie que dans le désir de
+l'impossible ou dans le regret de l'irréparable.
+
+M. Leconte de Lisle a au plus haut degré le don du rythme et de l'image.
+Quand à l'émotion, il la possède sous la forme la plus noble et la plus
+haute: il est riche en émotions intellectuelles. Il nous trouble avec de
+pures pensées. Mais il y a pour le coeur de l'homme des émotions plus
+intimes et plus douces; et celles-là, quoi qu'on dise et quoi qu'il
+dise, ne sont pas absentes de son oeuvre. Je n'aurais pas grand'peine à
+prouver que parfois M. Leconte de Lisle est un élégiaque. Pour cela, je
+rappellerais _le Manchy_:
+
+ Tu t'en venais ainsi, par ces matins si doux.
+ De la montagne à la grand'messe,
+ Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
+ Au pas rythmé de tes Hindous.
+
+ Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
+ Sous les chiendents, au bruit des mers,
+ Tu reposes parmi les morts qui me sont chers
+ Ô charme de mes premiers rêves.
+
+Ces vers sont voisins de la jeunesse du poète. On en trouve l'écho pur
+et clair dans un poème tout récent, _l'Illusion suprême_.
+
+ Ô chère vision, toi qui répands encore,
+ De la plage lointaine où tu dors à jamais,
+ Comme un mélancolique et doux reflet d'aurore
+ Au fond d'un coeur obscur et glacé désormais!
+
+ Les ans n'ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
+ La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté;
+ _Il_ te revoit avec tes yeux divins, et telle
+ Que tu lui souriais en un monde enchanté.
+
+L'âme et la voix du poète ont gardé, après tant d'années, leur pureté
+première. Si M. Leconte de Lisle se montre surtout héroïque et
+descriptif, certains de ses vers, les plus beaux peut-être, trahissent
+un élégiaque timide et fier, un héroïque, un descriptif et un méditatif.
+
+
+
+
+SUR LE QUAI MALAQUAIS
+
+M. ALEXANDRE DUMAS ET SON DISCOURS
+
+
+Jeudi, à quatre heures, comme nous sortions de l'Institut, un gai soleil
+de printemps éclairait les quais et leur noble horizon de pierre.
+Quelques nuages qui coulaient dans le ciel donnaient à la lumière du
+jour la mobilité charmante d'un sourire. Ce sourire s'arrêtait avec joie
+sur les chapeaux étincelants, sur les nuques dorées et sur les visages
+clairs des femmes. Mais il devenait moqueur en passant sur les livres
+poudreux étalés le long des parapets. Oh! comme il révélait ironiquement
+la vétusté misérable des bouquins, ce sourire dans lequel brillait
+l'éternelle jeunesse de la nature! Alors, tandis que s'écoulait la foule
+des lettrés et des mondaines, je m'abandonnai à des rêveries vagues et
+douces. Laissez-moi vous dire que je ne passe jamais sur ces quais sans
+éprouver un trouble, plein de joie et de tristesse, parce que j'y suis
+né, parce que j'y ai passé mon enfance et que les figures familières que
+j'y voyais autrefois sont maintenant à jamais évanouies. Je conte cela
+malgré moi, par habitude de dire seulement ce que je pense et ce à quoi
+je pense. On n'est pas tout à fait sincère sans être un peu ennuyeux.
+Mais j'ai l'espoir que, si je parle de moi, ceux qui m'écouteront ne
+penseront qu'à eux-mêmes. De la sorte, je les contenterai en me
+contentant. J'ai été élevé, sur ce quai, au milieu des livres, par des
+humbles et des simples dont je suis seul à garder le souvenir. Quand je
+n'existerai plus, ils seront comme s'ils n'avaient jamais été. Mon âme
+est toute pleine de leurs reliques. Ces pieux restes, dont elle est
+sanctifiée, font des miracles. À ce signe, je reconnais que ceux-là que
+j'ai perdus furent de saintes gens. Leur vie était obscure, leur âme
+était naïve. Leur souvenir m'inspire la joie du renoncement et l'amour
+de la paix. Un seul des vieux témoins de mon enfance mène encore sur le
+quai sa pauvre vie. Il n'était ni des plus intimes ni des plus chers.
+Pourtant, je le revois toujours avec plaisir. C'est le pauvre
+bouquiniste que voici se chauffant devant ses boîtes à ce clair soleil
+de printemps. Il est devenu tout petit avec l'âge. Chaque année il
+diminue, et son pauvre étalage se fait aussi plus mince et plus léger
+chaque année. Si la mort oublie quelque temps encore mon vieil ami, un
+coup de vent l'emportera un jour avec les derniers feuillets de ses
+bouquins et les grains d'avoine que les chevaux de la station, paissant
+à son côté, laissent échapper de leur musette grise. En attendant, il
+est presque heureux. S'il est pauvre, c'est sans y penser. Il ne vend
+pas ses livres, mais il les lit. Il est artiste et philosophe.
+
+Quand il fait beau, il goûte la douceur de vivre en plein air. Il
+s'installe sur l'extrémité d'un banc avec un pot de colle et un pinceau,
+et, tout en réparant ses bouquins disloqués, il médite sur l'immortalité
+de l'âme. Il s'intéresse à la politique, et ne manque guère, s'il
+rencontre un client sûr, de lui faire la critique du régime actuel! Il
+est aristocrate et même oligarque. L'habitude de voir devant lui, de
+l'autre côté de la Seine, le palais des Tuileries, lui a inculqué une
+sorte de familiarité à l'égard des souverains. Sous l'Empire, il jugeait
+Napoléon III avec la sévérité d'un voisin à qui rien n'échappe.
+Maintenant encore, il explique, par la conduite du gouvernement, les
+vicissitudes de son commerce. Je ne me dissimule pas que mon vieil ami
+est un peu frondeur.
+
+Il m'aborde et me dit, en homme qui a lu son journal du matin:
+
+--Vous venez de l'Académie. Ces jeunes gens ont-ils bien parlé de M.
+Hugo?
+
+Puis, clignant de l'oeil il me coule ce mot à l'oreille:
+
+--Un peu démagogue, monsieur Hugo!
+
+C'est ainsi que mon ami le bouquiniste ramena ma pensée sur la séance
+académique où M. Leconte de Lisle et M. Alexandre Dumas ont prédit tous
+deux l'immortalité à Victor Hugo. Mais, tandis que l'auteur des _Poèmes
+barbares_ expédiait tout d'un bloc aux âges à venir les oeuvres complètes
+du maître, le philosophe du théâtre donnait à entendre que la postérité
+ferait un choix sévère.
+
+Il a prononcé un excellent discours, M. Alexandre Dumas, et je n'en suis
+pas surpris. Cet homme est doué pour parler au monde. Il pense et il dit
+ce qu'il pense. En cela, il est à peu près unique, du moins dans les
+lettres. On retrouve dans sa réponse à M. Leconte de Lisle cette absolue
+sincérité et cette expérience des choses qui donnent tant d'autorité à
+sa parole. Il a rendu à Victor Hugo, à Lamartine et à Musset ce qui leur
+était dû. Et, près d'achever son honnête et forte harangue, il s'est
+demandé ce qu'il allait maintenant advenir de l'oeuvre du plus laborieux
+de ces trois poètes.
+
+«Il en adviendra, a-t-il répondu à sa propre question, ce qu'il advient
+de toutes les oeuvres de l'esprit humain. Le temps ne fera pas plus
+d'exception pour celles-là que pour les autres; il respectera et
+affirmera ce qui sera solide; il réduira en poussière ce qui ne le sera
+pas. Tout ce qui est de pure sonorité s'évanouira dans l'air; ce qui est
+fait pour le bruit est fait pour le vent. Mais il ne m'appartient pas de
+préparer ici le travail de la postérité. Il n'y a, d'ailleurs, à
+l'influencer ni pour ni contre; elle sait son métier de postérité; elle
+a le sens mystérieux et implacable des conclusions infaillibles et
+définitives.»
+
+C'est sur ce point que je me permettrai de présenter à l'écrivain que
+j'admire infiniment quelques observations humbles mais fermes. Je crois
+que la postérité n'est pas infaillible dans ses conclusions. Et la
+raison que j'ai de le croire, c'est que la postérité, c'est moi, c'est
+nous, c'est des hommes. Nous sommes la postérité pour une longue suite
+d'oeuvres que nous connaissons fort mal. La postérité a perdu les trois
+quarts des oeuvres de l'antiquité; elle a laissé corrompre effroyablement
+ce qui reste. M. Leconte de Lisle nous parlait jeudi avec une noble
+admiration d'Eschyle; mais il n'y a pas dans le texte du _Prométhée_ qui
+nous est parvenu deux cents vers qui ne soient altérés. La postérité des
+Grecs et des Latins a gardé peu de chose, et, dans le peu qu'elle a
+gardé, il se trouve des ouvrages détestables, qui n'en sont pas moins
+immortels. Varius était, dit-on, l'égal de Virgile. Il a péri. Élien
+était un imbécile; il dure. Voilà la postérité! On me dira qu'elle était
+barbare en ce temps-là et que c'est la faute des moines. Mais qui nous
+assure que nous n'aurons pas, nous aussi, une postérité barbare?
+Savons-nous dans quelles mains passera l'héritage intellectuel que nous
+léguons à l'avenir! À supposer, d'ailleurs, que ceux qui viendront après
+nous soient plus intelligents que nous-mêmes, ce qui n'est pas
+impossible, est-ce une raison pour proclamer d'avance leur
+infaillibilité? Nous savons par expérience que, même dans les âges de
+haute culture, la postérité n'est pas toujours équitable. Il est certain
+qu'elle n'a point de règles fixes, point de méthodes sûres pour juger
+les actions. Comment en aurait-elle pour juger l'art et la pensée?
+Madame Roland, qui fit d'assez mauvaise politique, mais qui avait le
+coeur d'une héroïne, écrivit des mémoires dans la prison d'où elle ne
+devait sortir--elle le savait--que pour monter sur l'échafaud. Elle
+traça de sa main virile sur la première page du cahier ces mots: _Appel
+à l'impartiale postérité_. La postérité ne lui a encore répondu, après
+un siècle, que par un murmure contradictoire de louanges et de
+réprobation. La muse des Girondins était bien naïve de croire à notre
+sagesse et à notre équité. Je ne sais si le roi Macbeth eut, en son
+temps, une pareille illusion. En ce cas, il aurait été bien trompé.
+C'était, en réalité, un excellent roi, habile et probe. Il enrichit
+l'Écosse en y favorisant le commerce et l'industrie. Le chroniqueur nous
+le montre comme un prince pacifique, le roi des villes, l'ami des
+bourgeois. Les clans le haïssaient parce qu'il était bon justicier. Il
+n'assassina personne. On sait ce que la légende et le génie ont fait de
+sa mémoire.
+
+Loin d'être infaillible, la postérité a toutes les chances de se
+tromper. Elle est ignorante et indifférente. Je vois passer en ce moment
+sur le quai Malaquais la postérité de Corneille et de Voltaire. Elle se
+promène, égayée par le soleil d'avril. Elle va, la voilette sur le nez
+ou le cigare aux lèvres, et je vous assure qu'elle se soucie infiniment
+peu de Voltaire et de Corneille. La faim et l'amour l'occupent assez.
+Elle pense à ses affaires, à ses plaisirs, et laisse aux savants le soin
+de juger les grands morts. Je distingue précisément parmi cette
+postérité qui sort de l'Institut un joli visage coiffé d'un chapeau
+couleur du temps. C'est celui d'une jeune femme qui me demandait, un
+soir de cet hiver, à quoi servaient les poètes. Je lui répondis qu'ils
+nous aidaient à aimer; mais elle m'assura qu'on aimait fort bien sans
+eux. La vérité est que les professeurs et les savants forment à eux
+seuls toute la postérité. Ce sont donc les savants que vous croyez
+infaillibles. Mais non, car vous savez bien que la poésie et l'art ne
+relèvent que du sentiment, que la science ne connaît point la beauté et
+qu'un vers tombé aux mains d'un philologue est comme une fleur entre les
+doigts d'un botaniste.
+
+Ah! certes, les conclusions de la postérité ne sont point infaillibles;
+elles dépendent beaucoup du hasard. J'ajouterai qu'elles ne sont jamais
+définitives, quoi qu'en ait dit M. Alexandre Dumas.
+
+Et comment le seraient-elles, puisque la postérité n'est jamais close et
+que les générations nouvelles remettent sans cesse en question ce qui a
+été précédemment jugé?
+
+Le dix-septième siècle a condamné Ronsard; le dix-huitième siècle a
+confirmé ce jugement; le dix-neuvième l'a cassé. Qui sait comment jugera
+le vingtième? Dante et Shakespeare furent méprisés pendant longtemps
+avant d'être admirés comme ils le sont aujourd'hui. Racine fut outragé
+après un siècle de gloire. Il ne l'est plus. Mais la langue change vite;
+il faut déjà être un lettré pour bien comprendre les vers de _Phèdre_ et
+d'_Athalie_.
+
+J'ai entendu un excellent poète reprocher à Racine des impropriétés
+d'expression. Il ne voulait pas convenir que la langue eût changé depuis
+deux siècles, afin, peut-être, de ne pas s'avouer qu'elle changerait
+encore, et cette fois à son préjudice. Corneille et Molière lui-même
+sont mal compris; les comédiens qui les jouent y font à chaque instant
+des contresens. On parle communément de Rabelais, mais comme de la reine
+Berthe, sans savoir le moins du monde ce que c'est. Il y a des gloires
+qui s'éteignent. Celle du Tasse est mourante. Du Bartas fut, de son
+vivant, plus célèbre que Ronsard. Qui nous assure que sa gloire ne
+renaîtra pas? Goethe le considérait comme le plus grand des poètes
+français, et nos jeunes symbolistes l'aiment beaucoup. Il y a vingt ans,
+Lamartine était déjà abandonné, tandis que Musset restait l'objet d'une
+ferveur qui s'est peu à peu refroidie. Tous deux retrouvent aujourd'hui
+des fidèles. Ainsi la postérité ballotte les épaves du génie.
+
+Victor Hugo gardera-t-il mort la place qu'il a occupée vivant? M.
+Alexandre Dumas est sage d'en douter. Il est sage aussi de ne pas faire
+d'avance la part de la destruction. Quel jugement l'avenir portera-t-il
+sur Victor Hugo? C'est ce que personne n'est en état de deviner. Nous ne
+pouvons savoir ce que pensera la postérité, puisque nous ne savons ce
+qu'elle sera. Il est vain de vouer les gloires contemporaines soit à
+l'immortalité, soit à l'oubli.
+
+On peut dire seulement que la gloire du poète dont on a mené hier la
+dernière pompe funèbre traverse un moment difficile et critique.
+L'enthousiasme, lassé par un excessif effort de quinze années, retombe.
+Certaines illusions se dissipent. On croyait qu'un si grand poète avait
+pensé davantage.
+
+Il faut bien reconnaître qu'il a remué plus de mots que d'idées. C'est
+une souffrance que de découvrir qu'il donna pour la plus haute
+philosophie un amas de rêveries banales et incohérentes. Enfin on est
+attristé, en même temps qu'effrayé, de ne pas rencontrer dans son oeuvre
+énorme, au milieu de tant de monstres, une seule figure humaine.
+
+Les Grecs l'ont dit: l'homme est la mesure de toutes choses. Victor Hugo
+est démesuré parce qu'il n'est pas humain. Le secret des âmes ne lui fut
+jamais entièrement révélé. Il n'était pas fait pour comprendre et pour
+aimer. Il le sentit d'instinct. C'est pourquoi il voulut étonner; il en
+eut longtemps la puissance. Mais peut-on étonner toujours? Il vécut ivre
+de sons et de couleurs, et il en soûla le monde. Tout son génie est là:
+c'est un grand visionnaire et un incomparable artiste. C'est beaucoup.
+Ce n'est pas tout.
+
+Quant à la postérité, elle sera ce qu'elle pourra; elle aimera ce
+qu'elle voudra. C'est une grande duperie de travailler pour elle. Elle
+garde peu de chose de tout ce qu'on lui envoie, et elle préfère souvent
+un ouvrage de circonstance aux oeuvres qu'on lui destinait spécialement.
+Loin de l'en blâmer, je l'en loue de tout mon coeur. Peut-être, après
+tout, saura-t-elle à la longue son métier aussi bien que le dit M.
+Alexandre Dumas. Mais, s'il n'arrive pas quelque catastrophe qui
+détruise les bibliothèques, un jour viendra où elle sera terriblement
+encombrée, et il n'est pas impossible que, ce jour-là, elle prenne en
+dégoût tout le papier noirci que nous lui préparons. J'éprouve moi-même,
+à vrai dire, quelque pressentiment de ce dégoût en voyant poudroyer au
+soleil les boîtes de bouquins de mon vieil ami.
+
+
+
+
+L'HYPNOTISME DANS LA LITTÉRATURE
+
+MARFA
+
+_Marfa, le Palimpseste, par Gilbert-Augustin Thierry, 1 vol. in-18._
+
+
+On a beau être raisonnable et n'aimer que le vrai, il y a des heures où
+la réalité commune ne vous contente plus et où l'on voudrait sortir de
+la nature. Nous savons bien que c'est impossible, mais nous ne le
+souhaitons pas moins. Les désirs les plus irréalisables ne sont-ils pas
+les plus ardents? Sans doute--et c'est notre grand mal--nous ne pouvons
+sortir de nous-mêmes. Nous sommes condamnés irrévocablement à voir les
+choses se refléter en nous avec une morne et désolante monotonie. C'est
+pour cela même que nous avons soif de l'inconnu et que nous aspirons à
+ce qui est au delà. Il nous faut du nouveau. On nous dit: «Que
+voulez-vous?» Et nous répondons: «Je veux autre chose.» Ce que nous
+touchons, ce que nous voyons n'est plus rien: nous sommes attirés par
+l'intangible et l'invisible. Pourquoi s'en défendre? N'est-ce pas là un
+naturel et légitime sentiment. C'est peu de chose que l'univers
+sensible, oui, peu de chose, puisque chacun de nous le contient en soi.
+Sans manquer de respect à la physique et à la chimie, on peut deviner
+qu'elles ne sont rien à côté de l'ultra-physique et de l'ultra-chimie,
+que nous ne connaissons pas. Oh! comme j'admire M. William Crookes et
+comme je l'envie! C'est un savant et c'est un poète. Il étudia les
+propriétés du spectre solaire et du spectre terrestre, il imagina
+d'ingénieux appareils pour mesurer et, si j'ose dire, pour peser la
+lumière; il photographia la lune, il trouva un métal, il crut même
+trouver une apparence nouvelle des choses, un quatrième état de la
+matière, qu'il nomma l'état radiant. Pourtant il était triste; il
+sentait douloureusement tout ce qu'il y a de médiocre et de pitoyable à
+n'être qu'un homme: il souffrait de cet ennui commun, a-t-on dit, à
+toute créature bien née. Il soupirait après un idéal sans nom. Il
+poursuivait un rêve. Ce rêve était impossible à réaliser. Et il le
+réalisa. Il vit un esprit, il le toucha, il le nomma Katie King et il
+l'aima. Oui, M. William Crookes, membre de la Société royale de Londres,
+vécut pendant six mois dans le commerce d'un fantôme délicieux. Il
+entretint des relations intimes et pleines de respect avec une jeune
+personne d'une essence mystérieuse, qui joignait au charme féminin la
+majesté de la mort. Il aima un démon qui, paraissant à son appel,
+agitait pour lui les parfums de sa chevelure blonde et lui faisait
+sentir à travers sa tiède poitrine les battements de son coeur angélique.
+Le doux démon consentit à être photographié par son terrestre et savant
+ami, qui obtint quarante-quatre clichés. À en juger par le portrait que
+j'ai sous les yeux, l'esprit de Katie King savait s'envelopper d'une
+forme charmante. On ne peut qu'admirer l'expression intelligente et
+triste de son jeune visage, la grâce de sa joue ronde et pure, la
+chasteté de ses draperies blanches. Encore M. William Crookes nous
+apprend il que cela n'est rien auprès de ce qu'il a vu, entendu et
+touché, et que Katie King était incomparablement plus belle que l'image
+qui nous en reste. «La photographie peut, dit-il, donner un dessin de sa
+pose; mais comment pourrait-elle reproduire la pureté brillante de son
+teint ou l'expression sans cesse changeante de ses traits si mobiles,
+tantôt voilés de tristesse, lorsqu'elle racontait quelque amer événement
+de sa vie passée, tantôt souriant avec toute l'innocence d'une jeune
+fille, lorsqu'elle avait réuni mes enfants autour d'elle et qu'elle les
+amusait en leur racontant des épisodes de ses aventures dans l'Inde.
+Autour d'elle, elle créait une atmosphère de vie. Ses yeux semblaient
+rendre l'air lui-même plus brillant; ils étaient si doux, si beaux et si
+pleins de tout ce que nous pouvons imaginer des cieux; sa présence
+subjuguait à tel point, que vous n'auriez pas trouvé que ce fût de
+l'idolâtrie de se mettre à ses genoux.» On a raillé ce généreux Crookes;
+on l'a plaint d'être le jouet de quelque petite effrontée. Pour moi, je
+le proclame heureux, et je l'admire moins pour avoir découvert le
+thallium et construit le radiomètre que pour avoir su voir Katie King.
+
+Tous tant que nous sommes, nous voudrions bien évoquer aussi Katie King.
+J'avoue que j'en meurs d'envie. Nous ne pouvons pas. Et, pour nous
+consoler, nous nous disons que, si nous ne la voyons pas, c'est parce
+que nous avons trop de bon sens; mais nous nous flattons; c'est en
+réalité parce que nous n'avons pas assez d'imagination. C'est faute
+d'espérance et de foi, c'est faute de vertu. Aussi suis-je infiniment
+reconnaissant aux artistes prestigieux, aux menteurs bienfaisants qui,
+par la magie de leur art, me font croire que j'ai entrevu un pan de la
+robe blanche, un pli du sourire, un éclair de l'oeil de l'éternelle Katie
+King que je poursuis sans cesse et qui me fuit toujours.
+
+Il y a des esprits qui habitent naturellement les confins mystérieux de
+la nature. Ils ont pour mission de nous montrer des prodiges. Leur tâche
+est devenue bien difficile aujourd'hui. Elle était facile dans le monde
+romain, au temps des premiers césars. Alors les prodiges de l'Inde, les
+enchantements de la Thessalie, les merveilles de l'Afrique, mère féconde
+des monstres, les pratiques italiotes du néo-pythagorisme se mêlaient,
+se confondaient. Il s'en dégageait une sorte de vapeur bizarre qui,
+étendue sur le monde, voilait et déformait toute la nature. Les esprits
+étaient encore soumis à une culture savante. Mais des connaissances
+variées et une intelligence subtile ne servaient qu'à imaginer des
+impossibilités et à multiplier les superstitions. De toutes parts, aux
+oreilles, aux yeux troublés, se manifestaient des mystères, des oracles,
+des oeuvres de magie. Les sophistes, les rhéteurs, avidement écoutés,
+entretenaient le délire des esprits. Tous leurs discours, comme il a été
+dit de ceux de Dion, répandaient un parfum semblable à l'odeur qui
+s'exhale des temples.
+
+_L'Âne d'or_ d'Apulée nous est parvenu comme un témoignage de ce délire.
+Le malheur est qu'il a perdu sa puissance magique. Il ne touche plus que
+notre curiosité. Il fut merveilleux; il est devenu absurde et nous n'y
+croyons pas. Nous ne croyons pas non plus aux diableries dont le moyen
+âge était plein. Les moines vécurent jusqu'au quinzième siècle dans un
+sortilège perpétuel. Ils assistaient à des miracles simples et naïfs,
+mais qui du moins rompaient la lourde monotonie de leur existence. Ils
+voyaient les lampes du sanctuaire se rallumer d'elles-mêmes, et les
+rameaux de l'églantier enlacer, en une nuit, les tombes des époux restés
+vierges. Je ne vois que le dix-septième siècle français et cartésien qui
+se soit passé volontiers et sans peine de tout merveilleux. La raison
+dominait alors les esprits. Elle les domina encore au temps de Voltaire.
+Mais bientôt elle parut sèche, et les années qui précédèrent la
+Révolution virent renaître de toutes parts des prodiges. La religion
+n'en produisait plus; la science en enfanta.
+
+C'est une grande erreur de croire que la superstition est exclusivement
+religieuse. Il y a des temps où elle devient laïque. Si la science un
+jour règne seule, les hommes crédules n'auront plus que des crédulités
+scientifiques. N'oublions pas que ce sont des philosophes qui ont fait
+la fortune des Saint-Germain et des Cagliostro. Un de leurs adeptes, le
+baron de Gleichen, confesse bien joliment dans ses _Souvenirs_ le
+plaisir qu'il avait d'être trompé par ces vendeurs de songes et le
+regret qu'il éprouva quand il ne lui fut pas possible de s'abuser
+davantage. «Le penchant pour le merveilleux, dit-il, inné à tous les
+hommes en général, mon goût particulier pour les impossibilités,
+l'inquiétude de mon scepticisme habituel, mon mépris pour ce que nous
+savons et mon respect pour ce que nous ignorons, voilà les mobiles qui
+m'ont engagé à voyager durant une grande partie de ma vie dans les
+espaces imaginaires. Aucun de mes voyages ne m'a fait autant de plaisir;
+j'ai été absent pendant des années et suis très fâché de devoir
+maintenant rester chez moi.»
+
+Pendant que le bon Gleichen, vieilli et attristé, les pieds sur les
+chenets, rassemblait ses anciens rêves, faute d'en pouvoir former de
+nouveaux, la pauvre humanité courait après d'autres chimères et le
+spiritisme naissait. Je suis comme le baron de Gleichen: je veux qu'on
+m'amuse et je crois qu'il n'y a pas de bonheur sans illusion. Mais le
+spiritisme met, en vérité, trop peu d'art à nous séduire. Il nous fait
+converser avec les morts dans des entretiens si plats, qu'on en sort
+plus dégoûté encore de l'autre monde que de celui-ci. Passe encore pour
+saint Louis, qui, logé dans une table, répondit aux questions du médium
+comme un ignorant. Il ne connaissait ni la reine Blanche, ni le pont de
+Taillebourg, ni Damiette, ni les Quinze-Vingts, ni la Sainte-Chapelle,
+ni Étienne Boileau, ni Charles d'Anjou, ni Joinville, ni Tunis, ni rien.
+Jamais pied de table n'avait étalé une si sotte ignorance. Pourtant le
+guéridon se donnait pour l'esprit de Saint-Louis et n'en démordait pas.
+Le médium en demeurait stupide. Enfin, se frappant le front: «Tout
+s'explique, s'écria-t-il; c'est saint Louis de Gonzague!--C'était saint
+Louis de Gonzague. J'admets l'explication. Mais j'ai lu des dictées
+spirites de Bossuet qui étaient aussi dans l'esprit de saint Louis de
+Gonzague. Et cela ne s'explique pas. Quant à Katie King, je l'attends
+encore. On ne manquera pas de vous dire que le spiritisme est remplacé
+par l'occultisme et qu'une sonnette invisible tinte sur la tête de
+madame Blavatsky, ce qui est en effet merveilleux, je le sais, et que
+les cigarettes de madame Blavatsky font des miracles, et que madame de
+Blavatsky est en correspondance avec un mage nommé Kout-Houmi, qui
+possède une science surnaturelle et qui rend aux dames les broches
+qu'elles ont perdues. C'est précisément ce sage Kout-Houmi qui me gâte
+l'occultisme. Ne s'est-il pas avisé, lui qui sait tout, de copier sans
+le dire, dans une de ses lettres magiques, une conférence faite à
+Lake-Pleasant, le 15 août 1880, par un journaliste américain nommé
+Kiddle? Kiddle s'en plaignit amèrement, et Kout-Houmi répondit à ces
+plaintes qu'un sage pouvait bien oublier une paire de guillemets.
+J'admire la sérénité de cette réponse, mais le doute s'est glissé malgré
+moi dans mon coeur et il ne m'est plus possible de croire en Kout-Houmi.
+La vérité est que le monde inconnu, c'est, non pas aux magiciens et aux
+spirites, mais aux romanciers et aux poètes qu'il faut en demander le
+chemin. Eux seuls possèdent l'aiguille aimantée qui se tourne vers le
+pôle enchanté; eux seuls ont la clef d'or du palais des rêves. Et,
+puisque nous avons besoin de magies et d'évocations, c'est à de nouveaux
+Apulées, c'est aux Hoffmann et aux Edgar Poë que nous demanderons
+l'initiation aux mystères. Les poètes, du moins, ne trompent pas,
+puisqu'on sait qu'ils mentent, et puisqu'ils ne mentent que par
+générosité.
+
+M. Gilbert-Augustin Thierry doit être compté au premier rang parmi les
+esprits doués du sens des choses étranges et mystérieuses. Neveu de
+l'illustre aveugle qui, comme Homère et Milton, sut voir tant de choses,
+fils d'Amédée Thierry, qui poussa si loin, dans ses _Récits de
+l'histoire romaine_, l'art de la composition historique, l'écrivain qui
+m'a inspiré les réflexions déjà trop longues qu'on vient de lire, reçut
+dès l'enfance la forte éducation qui devait le faire historien, si
+l'imagination ne l'avait pas emporté dans d'autres voies. Il débuta avec
+autorité par un roman qui présente l'étude d'une maladie mentale dans un
+milieu historique, l'_Aventure d'une âme en peine_. Plus récemment M.
+Gilbert-Augustin Thierry donna _le Capitaine sans façon_, tableau
+vigoureux d'une insurrection de paysans du bas Maine en 1813. Mais déjà
+il avait composé deux histoires «de morts et de vivants», _la Rédemption
+de Larmor_ et _Rediviva_. Déjà il était emporté dans ce monde mystérieux
+où le bon Gleichen passa le meilleur de sa vie. _Marfa_, qui paraît
+aujourd'hui, marque le troisième pas dans cette voie. Ce roman ou, pour
+mieux dire, cette nouvelle, qui forme à elle seule un volume, a été
+insérée tout récemment dans la _Revue des Deux Mondes_, sous un titre
+qui ne subsiste dans le livre que comme sous-titre, _le Palimpseste_.
+L'éditeur a craint avec raison que ce mot de palimpseste ne parlât pas à
+l'imagination des lectrices aussi vivement qu'à celle des lettrés et des
+savants, à qui ce terme rappelle, si je puis le dire, des émotions
+intellectuelles d'une vivacité presque dramatique. On nomme palimpsestes
+comme chacun sait, les manuscrits d'auteurs anciens que les copistes du
+moyen âge ont effacés puis recouverts d'une seconde écriture, sous
+laquelle on peut faire reparaître parfois les premiers caractères. Le
+palimpseste a donc par lui-même l'attrait du mystère; il cache un
+secret. Ce sont les chimistes du commencement de ce siècle qui ont
+trouvé les réactifs propres à faire revivre le texte primitif sur le
+parchemin lavé par les moines au lait de chaux. Mais déjà les
+humanistes, lors de la Renaissance, tentaient de lire l'écriture effacée
+des palimpsestes. Ils y mettaient, à défaut de science et de méthode,
+une amoureuse ardeur. Michelet a retracé avec beaucoup de poésie
+l'émotion et la tristesse de ces déchiffrements inspirés par tant de
+piété et si vainement essayés.
+
+«Chaque fois, a-t-il dit, que l'on découvrait sous quelque antienne
+insipide un mot des grands auteurs perdus, on maudissait cent fois ce
+crime, ce vol fait à l'esprit humain, cette diminution irréparable de
+son patrimoine. Souvent la ligne commencée mettait sur la voie d'une
+découverte, d'une idée qui semblait féconde; on croyait saisir de profil
+la fuyante nymphe; on y attachait les yeux, mais en vain; l'objet désiré
+rentrait obstinément dans l'ombre; l'Eurydice ressuscitée retombait au
+sombre royaume et s'y perdait pour toujours.»
+
+Aujourd'hui, la nymphe, l'Eurydice revit sous de puissants réactifs, ou
+du moins on retrouve quelques lambeaux de son corps; car les moines non
+seulement grattaient les manuscrits grecs et latins, mais encore ils les
+dépeçaient et ils en éparpillaient les feuilles. _Le Palimpseste_ que M.
+Gilbert-Augustin Thierry nous fait connaître est un psautier du Xe
+siècle, en minuscules carolines, incomplet et tronqué, ne comprenant que
+les psaumes 114, 119, 120, 129, 137 et 145, qui sont ceux de l'office
+des morts. M. Stéphane Cheraval, archiviste paléographe, a reçu du
+gouvernement français la mission de le rechercher et de l'acquérir pour
+le compte de l'État. Et quel texte se cache sous ces carolines que M.
+Léopold Delisle contemplerait avec ravissement? Un texte en caractères
+de la belle époque, _la Milésienne_ de Lucius de Patras, «ce
+chef-d'oeuvre disparu, dont _l'Âne d'or_ d'Apulée n'est qu'une copie si
+misérable... cette oeuvre étrange et merveilleuse--le livre des
+morts--qui ravit d'admiration et frappa d'épouvante le monde oriental du
+IIe siècle». (_Marfa_, pages 29 et 189.) C'est au château de Doremont,
+(Haute-Saône), dans la bibliothèque du feu prince Volkine, que M.
+Stéphane Cheraval découvre ce vénérable codex, cette gemme non pareille
+de l'écrin paléographique, ce trésor qu'il faudrait confier tout de
+suite au grand helléniste Henri Weil. Si la nouvelle de M.
+Gilbert-Augustin Thierry contenait pour tout drame la découverte
+inattendue et la perte définitive de _la Milésienne_ de Patras, le
+public s'y plairait sans doute beaucoup moins que je ne fais; mais M.
+Stéphane Cheraval ne trouve pas seulement un manuscrit à Doremont, il y
+rencontre aussi la princesse Volkine, une jeune serve que le vieux
+prince, bibliophile et nihiliste, avait épousée dans sa vieillesse et
+instituée héritière de son nom et de ses biens. «Mignonne, petite et
+frêle avec des cheveux très blonds, des yeux très noirs, une peau très
+blanche, cette femme n'était pourtant pas jolie. Un front bombé, des
+lèvres épaisses, un nez trop court la faisaient presque laide. Mais sa
+laideur rayonnait de beauté, de cette beauté dont Dieu illumine toute
+créature ici-bas quand elle aime et qu'elle se sent aimée» (p. 37).
+Marfa, en effet, aime et elle est aimée. Lucien de Hurecourt, fils d'un
+juge de paix franc-comtois, l'a aimée jusqu'au crime. Étant consul de
+France à Kherson, il a tué le mari, le vieux prince, par une nuit de
+neige, dans un traîneau et il l'a jeté aux loups qui poursuivaient
+l'attelage. C'est de cette situation que jaillit un drame étrange,
+puissant et si neuf qu'il était impossible de le concevoir il y a
+seulement cinq ans. Volkine, frappé par Lucien d'une balle de revolver,
+n'est pas mort sans parler. Il s'est accroché tout sanglant au
+meurtrier, il l'a saisi de ses deux mains; l'une s'est portée sur le
+front, l'autre a serré la nuque, et il a dit: «Tu n'épouseras point
+Marfa! Le jour de vos noces, toi-même, tu raconteras tout aux juges de
+ton pays. Je veux...» Puis il est tombé. Or, ce mourant qui parlait
+ainsi, ce vieillard énergique, savant, bizarre mystérieux, était, en
+physiologie, un disciple du docteur Charcot et de l'école de Nancy. Il
+pratiquait l'hypnotisme et connaissait sa propre puissance suggestive;
+il savait que son meurtrier était, au contraire, un sujet nerveux,
+sensible, faible et facile à hypnotiser. Il était sûr, par conséquent,
+que ce qu'il avait voulu s'accomplirait et qu'il serait vengé.
+
+Il laissait, d'ailleurs, auprès de Marfa un être extraordinaire, capable
+de seconder inconsciemment son action suggestive. C'était un pope, de la
+secte des Silipovetz, «volontaires expiateurs des crimes de la terre,
+disciples toujours sanglants de l'agneau égorgé» (p. 65), qui enseignent
+que Jésus, en voulant mourir sur la croix, donna l'exemple salutaire du
+suicide. Celui-là, nommé Popof, suivait partout la jeune princesse
+Volkine, qui le considérait comme un saint. Il allait, sa robe de pope
+en haillons, rampant dans la poussière et se meurtrissant le visage aux
+cailloux des routes.
+
+La suggestion imposée par le vieux Volkine eut son effet, sous les yeux
+de M. Stéphane Cheraval, le jour même que Lucien et Marfa avaient fixé
+pour leurs noces. Lucien alla chercher le juge d'instruction du ressort,
+le pria d'être son témoin, le mena devant un autel de fleurs élevé la
+veille par le prêtre de l'expiation et de la mort volontaire, et, là, il
+fit, sous l'empire de l'hypnose, l'aveu de son crime. Quand il eut
+achevé, Popof donna, avec une joie religieuse, du poison à Lucien et à
+Marfa, pour qui Lucien avait péché. Sûr alors de leur félicité, il
+songea à son propre salut et se pendit. Le palimpseste disparut dans
+cette catastrophe.
+
+Je n'ai pas analysé la nouvelle de M. Gilbert-Augustin Thierry, j'en ai
+seulement indiqué la donnée sans faire pressentir suffisamment la
+solidité avec laquelle elle est construite et l'impression de terreur
+qu'elle produit. Je la signale comme une oeuvre originale et forte.
+
+Elle est d'ordre extranaturel et répond au sentiment du merveilleux qui
+est inné en nous, et que ni l'esprit scientifique ni les spéculations
+métaphysiques ne détruisent entièrement. Pourtant, elle ne choque aucune
+de nos idées modernes, n'est en contradiction absolue avec aucune de nos
+doctrines. Loin d'être en désaccord avec la science, elle semble
+s'appuyer sur elle. L'auteur s'est hardiment porté, pour l'établir, sur
+les travaux avancés de la physiologie. J'ignore si ces points
+stratégiques seront un jour abandonnés ou définitivement conquis. De
+hardis neurologistes les défendent actuellement. Cela suffit à la
+vraisemblance et partant à l'intérêt du récit de M. Gilbert-Augustin
+Thierry. Je n'en conclus pas que tous les faits qu'il expose soient
+possibles. Loin de là. Le docteur Brouardel a écrit pour l'excellent
+livre du docteur Gilles de la Tourette sur l'_Hypnotisme_ une préface
+dans laquelle je lis quelques lignes qui pourraient bien s'appliquer à
+_Marfa, le Palimpseste_. «Encouragés par les littérateurs, certains
+médecins, dit M. Brouardel, ont trop oublié les règles essentielles de
+la critique scientifique. Ils se sont laissé entraîner à répéter, devant
+des juges incompétents, les phénomènes de l'hypnotisme, de la
+catalepsie, du somnambulisme; les suggestions les plus bizarres. Les
+littérateurs, conviés à de pareils spectacles, ont accepté pour vrai ce
+que leur disait ou montrait un médecin de bonne foi en qui ils devaient
+avoir confiance, et ils ont versé dans leur écrits, en les embellissant
+par leur imagination, toutes les singularités dont ils avaient été les
+témoins.» Ce pourrait bien être le cas de l'auteur de _Marfa_. Après
+tout, qu'importe? Ce que M. Gilbert-Augustin Thierry demandait à la
+science, c'était non des vérités, mais des apparences, des ombres, des
+fantômes de vérités. S'il avait fait une histoire scientifique, il
+n'aurait pas fait une histoire merveilleuse, et ce serait dommage.
+
+Il est une autre question que soulève la lecture de _Marfa_; celle-là,
+très importante, ne saurait être traitée convenablement en quelques
+lignes. Je me contenterai de l'indiquer. Les doctrines nouvelles de
+l'hérédité morale et de la suggestion par l'hypnose n'ont pas laissé
+intact le vieux dogme de la liberté humaine. En cela, elles ont atteint
+la morale traditionnelle et causé quelque inquiétude au philosophe comme
+au légiste. Peut-on, par contre, dégager de la science nouvelle une
+nouvelle morale? M. Gilbert-Augustin Thierry le croit, il ne le prouve
+pas. Il a visé haut et voulu aborder de grands problèmes scientifiques
+et moraux. Il a réussi du moins à faire une oeuvre d'art d'un ordre
+supérieur, un beau conte. C'était là l'essentiel. Le reste lui sera
+peut-être donné par surcroît; car il y a dans un beau conte d'abord ce
+que l'auteur y a mis et ensuite ce que le lecteur y ajoute.
+
+
+
+
+LE PRINCE DE BISMARCK
+
+_Le Prince de Bismarck, sa vie et son oeuvre, par madame Marie Dronsart,
+1 vol. in-18, Calmann Lévy, éditeur._
+
+
+Ce matin, à six heures, le ciel est sombre. Tandis qu'une lourde pluie,
+lancée par le vent, sonne la charge contre les vitres, la tempête
+souffle dans les cheminées comme dans d'énormes flûtes mélancoliques, et
+courbe sur l'avenue un grand peuplier qui semble ainsi l'arc de Nemrod.
+Les jeunes feuilles des tilleuls ont froid et n'osent s'ouvrir. Les
+oiseaux se taisent. À vrai dire, c'est un temps qui convient à mes
+pensées. J'ai dévoré hier une biographie du prince de Bismarck, écrite
+avec beaucoup de talent par Mme Marie Dronsart; j'en reste oppressé, et
+voici que j'ai dans l'âme autant de souffles et de nuées qu'en chasse
+devant moi le ciel agité. Otto de Bismarck! Quel homme! quelle destinée!
+
+Il est né, on le sait, au coeur de la Prusse, sur cette vaste plaine de
+sable où règnent de rudes et longs hivers, et qui nourrit de sombres
+forêts. Il est junker, c'est-à-dire gentilhomme campagnard, issu d'une
+longue lignée de cavaliers, grands chasseurs, grands buveurs, fortes
+têtes. L'un d'eux, Rulo, fut excommunié en 1309 pour avoir ouvert une
+école laïque. Le fils de celui-là fut un grand politique. On grava sur
+sa tombe cette simple épitaphe: _Nicolaus de Bismarck, miles_. Soldats,
+ils le sont tous. Ils sont cuirassiers, dragons, carabiniers. Au reste,
+aussi aptes à négocier qu'à se battre. Avec une main de fer, ils ont
+l'esprit délié. Ils sont violents et rusés. Ce double caractère se
+retrouve dans le plus grand d'entre eux. Otto de Bismarck montra dès la
+jeunesse un esprit indomptable. Envoyé par son père en 1832 à
+l'Université de Goettingue, il n'était pas arrivé depuis vingt-quatre
+heures qu'il avait déjà fait mille extravagances. Cité devant le
+recteur, il se présenta dans un costume désordonné, en compagnie d'un
+dogue féroce et démuselé. À Berlin, où il alla ensuite, il n'entendit
+aucun professeur et ne suivit pas même le cours de droit de l'illustre
+Savigny. Il passait son temps à boire, à fumer et à se battre au sabre.
+Il lui arriva de se battre vingt-huit fois en trois semestres. Chaque
+fois, il toucha son adversaire et ne reçut lui-même qu'une seule
+blessure, dont il porte encore une cicatrice à la joue. C'est à ce jeu
+qu'il prit en lui-même une confiance insolente. Il est soldat comme ses
+aïeux; mais c'est, comme eux, pour commander, non pour obéir. Entré, en
+1838, dans les cuirassiers de la garde, il ne put supporter la
+discipline. Un de ses chefs lui fit faire antichambre. «J'étais, venu
+lui dit M. de Bismarck, pour vous demander un congé. Mais, pendant cette
+longue heure, j'ai réfléchi. Je vous offre ma démission.» Il porte dans
+la vie publique la même impatience, que l'âge n'a pas calmée. En 1863, à
+la Chambre, rappelé à l'ordre par le président, il répond: «Je n'ai pas
+l'honneur d'être membre de cette Assemblée; je n'ai pas fait votre
+règlement; je n'ai pas pris part à l'élection de votre président; je ne
+suis donc pas soumis aux règles disciplinaires de la Chambre. Le pouvoir
+de M. le Président a pour limite la place que j'occupe ici. Je ne
+reconnais d'autorité supérieure à la mienne que celle de Sa Majesté le
+roi... Je parle ici en vertu, non pas de votre règlement, mais de
+l'autorité que Sa Majesté m'a conférée et du paragraphe de la
+Constitution qui prescrit que les ministres, en tout temps, devront
+obtenir la parole, s'ils la demandent, et être écoutés.»
+
+À ce moment, des murmures s'élèvent dans l'Assemblée. Il les domine:
+
+--Vous n'avez pas le droit de m'interrompre.
+
+En 1865, ministre, il garde l'humeur batailleuse d'un étudiant. En
+pleine Chambre, il propose à un brave homme de savant, M. de Virchow,
+d'aller ensemble dans un pré se couper la gorge.
+
+L'âge même n'a pas raison de sa violence. Si le seul maître qu'il
+reconnaisse, le souverain, lui résiste, il contient mal sa colère. Un
+jour, en sortant du cabinet de l'empereur, il tire la porte de telle
+façon, que le bouton lui reste dans la main. Il le lance dans la pièce
+voisine contre un vase de porcelaine qui se brise avec fracas. Alors il
+pousse un soupir de soulagement et murmure:
+
+--Maintenant, ça va mieux!
+
+Tour à tour, la violence sauvage de son humeur le retient au milieu des
+hommes pour les conduire ou les combattre et le pousse dans la solitude
+des bois, des champs paternels, que son âme démesurée emplit toute. À
+Varzin, il pratique sincèrement la vie rustique. Il a besoin d'air et
+d'espace. Il fallut longtemps à ses muscles puissants des exercices
+terribles. C'est un cavalier digne des vieux centaures de l'Elbe dont il
+descend. Son père, le voyant à cheval, disait:
+
+--Il est tout comme Pluvinel.
+
+Mais, à la vérité, le maître classique qui enseigna l'équitation
+française à Louis XIII n'aurait jamais avoué pour son élève ce
+chevaucheur furieux qui crève sa bête et mène, à travers plantations,
+taillis et fondrières, le train du cavalier fantôme.
+
+Comme ses pères, M. de Bismarck est grand chasseur. Quarante ans il
+poursuivit le cerf, l'élan, le moufflon, le daim, l'ours, le chamois, le
+renard et le loup. Il a goûté plus qu'aucun autre gentilhomme campagnard
+cette joie de détruire qui ajoute, dit-on, à la joie de vivre, et qui
+entretient en santé les rudes veneurs. Il y a peu de temps, sentant son
+déclin et la vanité de l'effort, une image familière lui vint à
+l'esprit; son oeuvre politique lui apparut comme un long hallali, et il
+se compara lui-même à «un chasseur épuisé de fatigue». Il nage comme il
+chasse. Il se plonge dans l'eau des fleuves, des lacs et des océans avec
+délices. Il semble que la mer soit la grande volupté de ce géant chaste.
+Il lui donne les noms de belle et de charmante. «J'attends avec
+impatience, écrit-il un jour, le moment de presser son sein mouvant sur
+mon coeur.» Il a pour sa terre un amour de propriétaire campagnard.
+
+En 1870, il disait un matin, à Versailles: «J'ai eu cette nuit, pour la
+première fois depuis longtemps, deux heures de bon sommeil réparateur.
+Ordinairement je reste éveillé, l'esprit rempli de toutes sortes de
+pensées et d'inquiétudes; puis Varzin se présente tout à coup,
+parfaitement distinct, jusque dans les plus petits détails, comme un
+grand tableau avec toutes ses couleurs. Les arbres verts, les rayons de
+soleil sur l'écorce lisse, le ciel bleu au dessus. Impossible, malgré
+mes efforts, d'échapper à cette obsession...» Aujourd'hui, dit-on, le
+prince de l'empire n'est jamais si heureux que lorsqu'il parcourt ce
+rustique domaine «en grandes bottes bien graissées». Il goûte la
+campagne en homme pratique, se préoccupant des gelées, des boeufs
+malades, des moutons morts ou mal nourris, des mauvais chemins, de la
+rareté des fourrages, de la paille, des pommes de terre, du fumier; il
+aime aussi la nature pour le mystère infini qui est en elle. Il a le
+sentiment de la beauté des choses. En 1862, pendant le séjour à jamais
+funeste qu'il fit en France, il visita la Touraine. En revenant de
+Chambord, il écrivit à la princesse de Bismarck: «Tu ne peux te faire
+une idée, d'après les échantillons de bruyère que je t'envoie, du violet
+rosé que revêt dans ce pays ma fleur préférée. C'est la seule qui
+fleurisse dans le jardin royal, comme l'hirondelle est la seule créature
+vivante qui habite le château. Il est trop solitaire pour le moineau.»
+Chez lui, la machine animale est d'une force prodigieuse; elle est aussi
+d'une capacité et d'une exigence peu communes. M. de Bismarck est un des
+plus grands buveurs de son temps. Bière, vin de Champagne, vin de
+Bourgogne, vin de Bordeaux, tout lui est bon. Il étonna les cuirassiers
+de Brandebourg en vidant d'un trait le hanap du régiment, qui contenait
+une bouteille. Un jour, à la chasse, il avala d'une haleine ce que
+contenait de Champagne une énorme corne de cerf percée des deux bouts.
+Étant à Bordeaux, en 1862, il fit grand honneur aux crus du Médoc et
+puis s'en vanta justement. «J'ai bu, écrivit-il, du laffitte, du pichon,
+du mouton, du latour, du margaux, du saint-julien, du brame, du laroze,
+de l'armaillac et autres vins. Nous avons à l'ombre 30 degrés et au
+soleil 55, mais on ne pense pas à cela quand on a du bon vin dans le
+corps.» S'il boit beaucoup, il mange à l'avenant. Pendant la guerre de
+1870-71, sa table ne cesse d'être abondamment fournie en pâtés,
+venaisons et poitrines d'oie fumées. «Nous avons toujours été grands
+mangeurs dans la famille, disait-il devant ces victuailles. S'il faut
+que je travaille bien, il faut que je sois bien nourri. Je ne peux faire
+une bonne paix si l'on ne me donne pas de quoi bien manger et bien
+boire.»
+
+Par un contraste qui fait sa force, cet homme violent, aux appétits
+impérieux, sait quand il veut se contenir et feindre. Il sait boire, il
+sait tout aussi bien faire boire les autres. Il aimait les cartes dans
+sa jeunesse, mais il cessa de jouer après son mariage. «Cela ne
+convenait pas à un père de famille.» Le jeu ne fut plus pour lui qu'un
+moyen de tromper son monde. M. Busch nous a conservé à ce sujet un
+intéressant propos de table: «Dans l'été de 1865, pendant que je
+négociais la convention de Gastein avec Blome, le diplomate autrichien,
+je me livrai au _quinze_ avec une folie apparente, qui stupéfia la
+galerie. Mais je savais très bien ce que je faisais. Blome avait entendu
+dire que ce jeu fournissait la meilleure occasion de découvrir la nature
+vraie d'un homme, et il voulait l'expérimenter sur moi. «Ah! c'est
+ainsi, pensai-je. Eh bien, voilà pour vous!» Et je perdis quelques
+centaines de thalers, que j'aurais vraiment pu réclamer, comme ayant été
+dépensés au service de Sa Majesté. J'avais mis Blome sur une fausse
+piste; il me prit pour un casse-cou et s'égara.»
+
+Sa puissance de travail est prodigieuse et ne peut être comparée qu'à
+celle de Napoléon. M. de Bismarck trouve, au milieu des grandes
+affaires, le temps de lire. En 1866, le 2 juillet, la veille de Sadowa,
+il visita le champ de bataille de Sichrow, couvert de cadavres, de
+chevaux éventrés, d'armes et de caissons. Au retour, il écrivit à la
+comtesse: «Envoyez-moi un pistolet d'arçon et un roman français.» Il
+sait par coeur Shakespeare et Goethe. Il a une connaissance approfondie de
+l'histoire universelle. Il sent la musique, surtout celle de Beethoven.
+Il lui arriva d'emprunter au poème du _Freyschütz_ un de ses effets
+oratoires les plus heureux. C'était en 1848. Les libéraux offraient à
+Frédéric-Guillaume IV la couronne impériale. L'altier junker, leur
+ennemi, s'écria: «C'est le radicalisme qui apporte au roi ce cadeau. Tôt
+ou tard, le radicalisme se dressera devant le roi, réclamera sa
+récompense et, montrant l'emblème de l'aigle sur le drapeau impérial, il
+lui dira: «Pensais-tu que cette aigle fût un don gratuit?» Ces paroles
+sont exactement celles que prononce le diable quand il réclame l'âme de
+Max pour prix des balles enchantées.
+
+Sa parole est rude et savoureuse. Elle abonde en images pittoresques et
+en expressions créées. Un jour, il parle d'un débat sincère à la
+tribune. «C'est, dit-il, la politique en caleçon de bain.» Il vante
+Lassalle, dont l'esprit lui plaisait. «Je l'aurais voulu pour voisin de
+campagne.» Il s'entretient avec un socialiste éloquent et entêté: «J'ai
+trouvé une borne-fontaine de phrases.»
+
+Je partage, pour ma part, le goût que M. J.-J. Weiss trouve à la
+savoureuse éloquence du chancelier. Ce n'est pas, si vous voulez, un bel
+orateur.--Il manque tout à fait de rhétorique. Mais il a, ce qui vaut
+mieux, l'image soudaine et l'expression vivante. Voici un exemple, pris
+entre mille, de cette causerie imagée qui lui est naturelle.
+
+C'était au début de la session de 1884-1885. Plusieurs députés avaient
+déposé une proposition tendant à allouer aux membres du Reichstag une
+indemnité pécuniaire, à l'exemple de la France, où les députés comme les
+sénateurs reçoivent, on le sait, un traitement. C'est là une disposition
+démocratique. Comme telle, elle devait déplaire à M. de Bismarck, qui y
+fit en effet le plus mauvais accueil. Il la considéra comme inspirée par
+les socialistes du Parlement et non content de la combattre, il se donna
+la satisfaction de combattre ceux de qui elle semblait émaner.
+
+Il leur reprocha d'attaquer tous les systèmes de gouvernement sans avoir
+eux-mêmes un système à proposer. «Ils étaient six avant les élections,
+dit-il. Ils sont douze aujourd'hui. J'espère bien qu'ils seront dix-huit
+à la prochaine législature et qu'ils s'estimeront assez nombreux alors
+pour porter leur Eldorado sur le bureau de la Chambre. Alors on
+connaîtra l'inanité de ce qu'ils veulent et ils perdront leurs
+partisans. En attendant ils ont encore le voile du prophète--de ce
+prophète dont le visage était si affreux, qu'il ne le montrait à
+personne. Comme lui, ils se gardent de soulever le voile.» Cette image
+du prophète voilé, dont il a fait usage plusieurs fois, est frappante.
+Elle ne lui appartient pas, il est vrai. Elle est tirée d'un poème de
+Thomas Moore (_the veiled prophet_). C'est un emprunt. Mais de telles
+citations, amenées aussi naturellement, relèvent la pensée et donnent au
+discours une force inattendue.
+
+Ce qu'est M. de Bismarck, on le voit. Ce qu'il a dit, on l'a entendu. Ce
+qu'il a fait, on le sait trop. Mais que pense-t-il? que croit-il? Quelle
+idée se fait-il de lui-même, de la vie et de la destinée de l'homme?
+Personne peut-être ne le sait. Et ce serait pourtant une chose curieuse
+à connaître que la philosophie du prince de Bismarck.
+
+On a dit que cet esprit si fort confessait la foi religieuse de la
+multitude, et que même il y mêlait des superstitions antiques et
+grossières: que, par exemple, il tenait pour funestes certains jours et
+certaines dates. Il s'en est défendu. «Je prendrai place, a-t-il dit, à
+une table de treize convives aussi souvent qu'il vous plaira, et je
+m'occupe des affaires les plus importantes le vendredi ou le 13 du mois,
+si c'est nécessaire.» Soit! À cet égard, il a l'esprit libre. Par
+contre, il avoue avoir été frappé d'une terreur superstitieuse quand le
+roi lui conféra le titre de comte. C'est une vieille croyance, en
+Poméranie, que toutes les familles qui reçoivent ce titre s'éteignent
+promptement. «Je pourrais en citer dix ou douze, disait longtemps après
+M. de Bismarck; je fis donc tout pour l'éviter; il fallut bien enfin me
+soumettre. Mais je ne suis pas sans inquiétude, même maintenant.»
+
+Il ne paraît pas que ce soit là une pure plaisanterie. On dit aussi
+qu'il vit des fantômes dans un vieux château du Brandebourg. Quant à sa
+croyance en Dieu, elle semble profonde. La foi chrétienne a même arraché
+à ce superbe des accents d'humilité. N'a-t-il pas écrit publiquement:
+«Je suis du grand nombre des pécheurs auxquels manque la gloire de Dieu.
+Je n'en espère pas moins, comme eux, que, dans sa grâce, il ne voudra
+pas me retirer le bâton de l'humble foi, à l'aide duquel je cherche ma
+voie au milieu des doutes et des dangers de mon état.» Je ne suis pas
+tenté de suspecter outre mesure la sincérité du sentiment qu'expriment
+ces paroles piétistes. Il n'est pas surprenant que M. de Bismarck soit
+un esprit religieux, puisqu'il joint à beaucoup d'imagination un dégoût
+instinctif des sciences naturelles et positives. De tout temps, il a
+volontiers consulté «la Bible et le Ciel étoilé», et fait comme un autre
+son roman de l'idéal.
+
+On le dit triste, et je l'en félicite. Il méprise les hommes, et
+pourtant leur inimitié lui pèse. Il s'écrie amèrement: «J'ai été haï de
+beaucoup et aimé d'un petit nombre (1866).--Il n'y a pas d'homme si bien
+détesté que moi de la Garonne à la Néva (1874).» Il sait qu'en Prusse
+même, il serait maudit si la victoire n'avait assuré ses desseins. «Que
+nous soyons vaincus, disait-il avant Sadowa, et les femmes de Berlin me
+lapideront à coups de torchons mouillés.»
+
+Pour comble de misère, cet homme qui a tant agi ne découvre plus, à la
+réflexion, de raisons d'agir en ce monde. Il ne trouve même plus un sens
+possible à la vie. «Que la volonté de Dieu soit faite! écrit-il en 1856.
+Tout n'est ici-bas qu'une question de temps; les races et les individus,
+la folie et la sagesse, la paix et la guerre vont et viennent comme les
+vagues, et la mer demeure. Il n'y a sur la terre qu'hypocrisie et
+jonglerie! Que ce masque de chair nous soit arraché par la fièvre ou par
+une balle, il faut qu'il tombe tôt ou tard; alors apparaîtra entre un
+Prussien et un Autrichien une ressemblance qui rendra très difficile de
+les distinguer l'un de l'autre.»
+
+Vingt ans plus tard, dans une heure intime et solennelle, il sentit lui
+monter au coeur l'épouvante et l'horreur de son oeuvre. C'était à Varzin.
+Le jour tombait. Le prince, selon son habitude, était assis après son
+dîner, près du poêle, dans le grand salon où se dresse la statue de
+Rauch: _la Victoire distribuant des couronnes_. Après un long silence,
+pendant lequel il jetait de temps à autre des pommes de pin dans le feu
+et regardait droit devant lui, il commença tout à coup à se plaindre de
+ce que son activité politique ne lui avait valu que peu de satisfaction
+et encore moins d'amis. Personne ne l'aimait pour ce qu'il avait
+accompli. Il n'avait fait par là le bonheur de personne, ni de lui-même,
+ni de sa famille, ni de qui que ce fût.
+
+Quelqu'un lui suggéra qu'il avait fait celui d'une grande nation.
+
+--Oui; mais le malheur de combien? répondit-il. Sans moi, trois grandes
+guerres n'auraient pas eu lieu, quatre-vingt mille hommes n'auraient pas
+péri; des pères, des mères, des frères, des soeurs, des veuves ne
+seraient pas plongés dans le deuil. J'ai réglé tout cela avec mon
+créateur; mais je n'ai récolté que peu ou pas de joie de toutes mes
+oeuvres.
+
+Jamais M. de Bismarck ne s'était montré si grand que ce soir-là.
+
+
+
+
+BALZAC
+
+_Répertoire de la Comédie humaine de H. de Balzac, par Anatole Cerfberr
+et Jules Christophe, avec une introduction de Paul Bourget, in-8°,
+Calmann Lévy, éditeur.--Histoire des oeuvres de M. H. Balzac, par le
+vicomte de Spoelberch de Lovenjoul (Charles de Lovenjoul), 2e édition,
+in-8°, Calmann Lévy, éditeur._
+
+
+Un jour que je bouquinais chez un libraire du quartier latin, je
+remarquai dans un coin de la boutique un homme à longs cheveux, jeune
+encore, qui paraissait d'humeur expansive. Sa figure m'était connue sans
+qu'il me fût possible d'y mettre un nom. Il feuilletait un livre; son
+regard, son sourire, les plis mobiles de son front, ses gestes ouverts,
+tout parlait en lui avant qu'il eût trouvé à qui parler. Il n'y avait
+pas besoin de beaucoup d'instinct pour flairer un bavard. Je sentis
+qu'il fallait fuir ou devenir sa proie. Pourtant je restai. Sophocle eut
+raison de dire que nul ne peut éviter sa destinée. J'en ai fait une
+longue épreuve dans ma vie. Je ne sais résister ni aux mauvaises
+fortunes ni aux bonnes. Mais les mauvaises sont naturellement les plus
+fréquentes. À vrai dire, ce bouquineur ne m'était point antipathique. Il
+avait cette physionomie heureuse, cet air aisé des pauvres qui ne
+sentent pas leur pauvreté et des paresseux qui rêvent sans cesse. Ses
+vêtements, plus négligés que malpropres, ne me semblaient poudreux que
+de la noble poussière des bibliothèques. Il les portait sans souci et
+sans curiosité. Seul, le chapeau, dont les bords étaient étrangement
+larges et la soie hérissée, trahissait un goût, une volonté, peut-être
+même une esthétique. Ne vivant que par le cerveau, cet homme ne
+s'inquiétait sans doute que de vêtir sa tête. Les autres habits ne lui
+étaient de rien. J'ai le regret de dire qu'il avait les mains sales.
+Mais nous savons par tradition que le prince des bibliothécaires, le
+vieux Weiss, de Besançon, trahissait pareille négligence. Il en était de
+ses mains comme de celles de lady Macbeth. Elles restaient noires après
+le bain, et M. Weiss en donnait pour raison qu'il lisait dans sa
+baignoire.
+
+L'homme au livre, sitôt qu'il me vit, s'avança vers moi et, frappant sur
+mon bouquin:
+
+--Lisez, me dit-il. C'est la loi sainte, la loi du Seigneur.
+
+Il tenait une vieille Bible de Sacy, ouverte au chapitre XX de l'Exode,
+et son doigt me montrait le verset 4: «Vous ne ferez point d'images
+taillées.»
+
+--L'humanité, ajouta-t-il, périra dans la démence pour avoir transgressé
+ce commandement.
+
+Je vis que j'avais affaire à un fou. Je n'en fus pas fâché. Les fous
+sont quelquefois amusants. Je ne prétends pas qu'ils raisonnent mieux
+que les autres hommes, mais ils raisonnent autrement, et c'est ce dont
+il faut leur savoir gré. Je ne craignis pas de contrarier un peu
+celui-ci.
+
+--Excusez-moi, lui dis-je, je suis idolâtre et j'adore les images.
+
+--Et moi, me répondit-il, je les ai aimées à la folie. J'en ai souffert
+mille morts. C'est pourquoi je les déteste et les tiens pour
+diaboliques. N'avez-vous point lu l'histoire véritable de cet homme que
+la Joconde de Léonard rendit insensé et qui, un jour, en sortant du
+Salon carré, se jeta dans la Seine? Ne vous souvient-il pas de ce que
+dit Lucien de Samosate d'un jeune Grec à qui la Vénus de Cnide inspira
+un amour sacrilège et funeste? Ignorez-vous que le marbre de
+l'Hermaphrodite du Louvre a été usé par les caresses des visiteurs, et
+que l'administration des musées a dû protéger par une barrière cette
+figure monstrueuse et charmante? Vous échappe-t-il que les Christs en
+croix et les Vierges peintes sont dans toute la chrétienté les objets de
+la plus grossière idolâtrie? Il faut dire d'une manière générale que les
+tableaux et les statues troublent les sens, égarent l'esprit, inspirent
+le dégoût et l'horreur de la réalité, et rendent les hommes mille fois
+plus malheureux qu'ils n'étaient dans leur barbarie primitive. Ce sont
+des oeuvres impies et abominables.
+
+J'objectai timidement que la part de la statuaire et de la peinture est
+bien petite, en somme, dans les troubles de la chair et du sang qui
+agitent les hommes, et que l'art, au contraire, ravit ses amants dans
+des régions sereines où ils goûtent seulement des voluptés paisibles.
+
+Mon interlocuteur ferma sa vieille petite Bible et poursuivit sans
+daigner me répondre:
+
+--Il y a des images plus funestes mille fois que les images taillées et
+peintes dont Iaveh voulut préserver Israël: ce sont les images par
+excellence, les images idéales que conçoivent les romanciers et les
+poètes. Ce sont les types et les caractères, ce sont les personnages des
+romans. Ces figures-là vivent d'une vie active: elles sont des âmes, et
+il n'est que juste de dire que leurs malins auteurs les jettent parmi
+nous comme des démons pour nous tenter et pour nous perdre. Et comment
+leur échapper, puisqu'elles habitent en nous et nous possèdent? Goethe
+lance Werther dans le monde: aussitôt les suicides se multiplient. Tous
+les poètes, tous les romanciers sans exception troublent la paix de la
+terre. L'_Iliade_ d'Homère et le _Germinal_ de M. Zola ont également
+enfanté des crimes. L'_Émile_ fit des terroristes et des égorgeurs de
+ceux que Jean-Jacques voulait ramener à la nature. Les plus innocents,
+comme Dickens, sont encore de grands coupables; ils détournent vers des
+êtres imaginaires notre tendresse et notre pitié, qui seraient mieux
+placées sur la tête des vivants dont nous sommes entourés. Tel romancier
+produit des hystériques, tel autre des coquettes, un troisième des
+joueurs ou des assassins. Mais le plus diabolique de tous, le Lucifer de
+la littérature, c'est Balzac. Il a imaginé tout un monde infernal, que
+nous réalisons aujourd'hui. C'est sur ses plans que nous sommes jaloux,
+cupides, violents, injurieux et que nous nous ruons les uns sur les
+autres, avec une furie homicide et ridicule, à la conquête de l'or, à
+l'assaut des honneurs. Balzac est le prince du mal et son règne est
+venu. Pour tous les sculpteurs, pour tous les peintres, pour tous les
+poètes, pour tous les romanciers qui, depuis les premiers temps du monde
+jusqu'à cette heure, firent du mal à l'humanité, que Balzac soit maudit!
+
+Il s'arrêta pour souffler.
+
+--Hélas! monsieur, lui dis-je, ce que vous dites n'est pas sans quelque
+raison (il était convenable de le flatter); mais les hommes n'ont point
+attendu les artistes pour être violents et débauchés. Attila et
+Gengis-Khan, qui n'avaient point lu Homère, furent des guerriers plus
+destructeurs qu'Alexandre. Les Fuégiens et les Boschimans sont dépravés,
+et ils ne savent ni lire ni dessiner. Les paysans assassinent leurs
+vieux parents sans aucun souvenir romanesque. La concurrence vitale
+était meurtrière avant Balzac. Il y eut des grèves devant que _Germinal_
+fût écrit. Les arts vous inspirent trop de haine, et je crains,
+monsieur, que vous ne soyez un moraliste partial.
+
+Il me tira son large chapeau et me dit:
+
+--Je ne suis pas moraliste, monsieur; je suis sculpteur, poète et
+romancier.
+
+Quand il fut parti:
+
+--C'est un homme qui a beaucoup d'esprit, monsieur, me dit le
+bouquiniste; mais il n'est pas heureux, et Balzac lui a fait perdre la
+tête.
+
+Je n'ai pas revu depuis ce jour l'homme au grand chapeau. Mais le
+souvenir de cette conversation me revient à l'esprit tandis que je
+parcours le _Répertoire de la Comédie humaine_, que M. Calmann Lévy
+vient de m'envoyer. Ce répertoire a été dressé soigneusement par deux
+balzaciens enthousiastes, MM. Anatole Cerfberr et Jules Christophe.
+
+Il contient la biographie sommaire des deux mille personnages que Balzac
+a conçus, enfantés et dessinés dans son oeuvre énorme. En feuilletant ce
+Vapereau d'un nouveau genre, je suis confondu de la puissance créatrice
+de Balzac, et je suis presque tenté de crier à l'impie, comme faisait
+l'homme au chapeau. Je demeure stupide et j'admire. C'est un monde! Il
+est inconcevable qu'un homme ait suivi, sans les brouiller, les fils de
+tant d'existences. Je ne veux pas me faire plus balzacien que je ne
+suis. J'ai une préférence secrète pour les petits livres. Ce sont
+ceux-là que je reprends sans cesse. Mais, quand Balzac me ferait un peu
+peur, et si même je trouvais qu'il a parfois la pensée lourde et le
+style épais, il faudrait bien encore reconnaître sa puissance. C'est un
+dieu. Reprochez-lui après cela d'être quelquefois grossier: ses fidèles
+vous répondront qu'il ne faut pas être trop délicat pour créer un monde
+et que les dégoûtés n'en viendraient jamais à bout.
+
+Une des qualités de ce grand homme me frappe particulièrement. Quand il
+est bon, quand il ne tombe pas dans le chimérique et le romanesque, il
+est un historien perspicace de la société de son temps. Il en révèle
+tous les secrets. Il nous fait comprendre mieux que personne le passage
+de l'ancien régime au nouveau, et il n'y a que lui pour bien montrer les
+deux grandes souches de notre nouvel arbre social: l'acquéreur de biens
+nationaux et le soldat de l'Empire. Il n'a jamais trouvé, ni sans doute
+cherché, pour faire valoir ses fortes études, quelque cadre étroit et
+charmant, comme celui que Jules Sandeau donna, par exemple, à _Mlle de
+la Seiglière_, quand il fit des portraits et des scènes de l'époque si
+bien comprise par Balzac. Sandeau avait un goût et une mesure que
+l'autre ne posséda jamais. Comme encadreur, Sandeau vaut infiniment
+mieux. Comme peintre, c'est tout le contraire. Pour le relief et la
+profondeur, Balzac ne peut être comparé à personne. Il a, plus que tout
+autre, l'instinct de la vie, le sentiment des passions intimes,
+l'intelligence des intérêts domestiques.
+
+Les romans de Balzac servent d'autant mieux à l'histoire qu'ils ne
+contiennent, pour ainsi dire, ni faits ni personnages historiques.
+Ceux-là, hommes et choses, ne peuvent que s'altérer et se dénaturer en
+passant de l'histoire dans le roman. Le romancier bien inspiré prend
+pour ses héros les inconnus que l'histoire dédaigne, qui ne sont
+personne et qui sont tout le monde, et dont le poète compose des types
+immortels. C'est ainsi qu'un poème ou un roman peut nous faire voir le
+peuple, la nation et la race, cachés souvent dans l'histoire par un
+rideau de personnages publics. Obéissant à un sentiment très sûr des
+lois de son art, Balzac se refuse à entraîner les hommes historiques
+dans le cercle de ses créations et à leur attribuer des actions
+imaginaires. C'est ainsi que l'homme qui domine le siècle, Napoléon, ne
+figure que six fois dans toute _la Comédie humaine_, et de loin, dans
+des circonstances tout à fait accessoires. (Voy. le livre de MM.
+Cerfberr et Christophe, page 47). Balzac, mêle à ses deux mille
+personnages imaginaires un très petit nombre de personnages réels. MM.
+Cerfberr et Christophe indiquent indifféremment les uns et les autres.
+J'aurais souhaité qu'ils distinguassent les noms réels par un astérisque
+ou par tout autre signe. Cette distinction est peu utile, j'en conviens,
+pour Napoléon, Louis XVIII, madame de Staël ou même pour madame Falcon,
+Hyde de Neuville et madame de Mirbel, dont je relève les noms dans le
+livre que j'ai sous les yeux. J'allais ajouter Marchangy, qui est aussi
+connu comme magistrat servile que comme écrivain ridicule; mais je
+m'aperçois qu'il a été omis dans le répertoire, bien qu'il figure dans
+la belle scène de la réhabilitation de César Birotteau[8].
+
+Tout le monde, par contre, ne sait peut-être pas que Barchou de Penhoen,
+pour ne citer que lui, a réellement existé et composé de gros livres.
+Jugez, par la finesse de cette minutieuse critique, si je ne deviens pas
+à mon tour un pur balzacien. Que dis-je! Je me sens, pour le moment,
+d'humeur à renchérir de balzacisme sur MM. Cerfberr et Christophe eux
+mêmes. Je souhaite ardemment qu'ils ajoutent bientôt à leur répertoire
+un peu de statistique. La statistique est une belle science qui,
+appliquée à la société créée par Balzac, ne manquera pas de donner
+d'intéressants résultats. J'ai dit que les personnes de cette société
+sont au nombre de deux mille. C'est un chiffre approximatif. On
+préférerait peut-être le chiffre exact. On serait curieux, j'imagine, de
+savoir le nombre des adultes et des enfants, des hommes, des femmes, des
+célibataires et des gens mariés. On aimerait à connaître leur
+nationalité. Des tables de mortalité ne seraient pas déplacées. Il ne
+serait point indifférent non plus de joindre à l'ouvrage un plan de
+Paris et une carte de France, pour l'intelligence des oeuvres d'Honoré de
+Balzac. La géographie de _la Comédie humaine_ présenterait autant
+d'intérêt que la statistique.
+
+MM. Cerfberr et Christophe ne nous donnent pas cela; mais ils nous
+donnent, ce qui vaut mieux encore, une belle introduction critique où M.
+Paul Bourget se montre une fois de plus ce qu'il fut tant de fois,
+habile et élégant historien des affaires de l'esprit.
+
+
+
+
+TROIS POÈTES
+
+SULLY-PRUDHOMME--FRANÇOIS COPPÉE--FRÉDÉRIC PLESSIS
+
+
+Grâces au ciel, nous avons des poètes; nous en aurons longtemps encore,
+nous en aurons toujours. On peut douter qu'il en vienne bientôt
+d'héroïques. Le cycle de l'épopée m'a tout l'air d'être clos pour
+longtemps. Mais les poètes élégiaques et les poètes philosophes ne sont
+pas près de se taire au milieu de l'indifférence. Nous les écouterons
+volontiers tant que l'amour et le doute agiteront nos âmes. Un savant
+qui a gardé la pure fraîcheur du sentiment et qui joint à la
+connaissance des vieilles formes littéraires le goût de la poésie
+nouvelle, M. Gaston Paris, disait un jour, dans un banquet, à M.
+Sully-Prudhomme, son ami: «Vous avez mérité la sympathie et la
+reconnaissance de tous ceux qui lurent vos vers dans leur jeunesse: vous
+les avez aidés à aimer.» C'est à cela que servent les poètes. Et c'est
+pour cela qu'ils nous sont chers. Ils mettent la lumière en même temps
+que la parole sur nos joies confuses et sur nos obscures douleurs; ils
+nous disent ce que nous sentons vaguement; ils sont la voix de nos âmes.
+C'est par eux que nous prenons une pleine conscience de nos voluptés et
+de nos angoisses. M. Sully-Prudhomme a accompli cette mission délicate
+avec un bonheur mérité. Il avait, pour y réussir, non seulement les dons
+mystérieux du poète, mais encore une absolue sincérité, une inflexible
+douceur, une pitié sans faiblesse et cette candeur, cette simplicité sur
+lesquelles son scepticisme philosophique s'élève comme sur deux ailes
+dans les hautes régions où jadis la foi ravissait les mystiques. On
+chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du
+coeur et de l'esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un
+meilleur ami. Son athéisme est si pieux, qu'il a semblé chrétien à
+certaines personnes croyantes. Son désespoir est si vertueux, qu'il
+ressemble à l'espérance pour ceux qui font de l'espérance une vertu.
+C'est une heureuse illusion que celle des âmes simples qui croient que
+ce poète est religieux; n'a-t-il pas gardé de la religion la seule chose
+essentielle, l'amour et le respect de l'homme?
+
+Sa pensée, suivant son cours naturel, a passé du sentiment à la
+réflexion, de l'amour à la philosophie, de l'élégie au poème didactique,
+et le poète du _Vase brisé_ est devenu le poète de _la Justice_. Il ne
+pouvait se flatter d'être suivi jusqu'au bout par tous ceux qui d'abord
+lui avaient fait cortège. Beaucoup qu'il avait aidés à aimer ne lui
+demandèrent pas qu'il les aidât à penser. Comment s'en étonner, puisque
+tous nous sommes si bien faits pour sentir et si mal pour comprendre? La
+poésie philosophique n'est pas bonne pour le grand nombre. Les trois
+quarts d'entre nous sont comme ce prince de la comédie de Shakespeare
+qui voulait que tous les livres de sa bibliothèque fussent bien reliés
+et qu'ils parlassent d'amour. C'est pourquoi _la Justice_ n'est pas,
+comme les _Stances et Poèmes_, dans tous les coeurs généreux et sur
+toutes les lèvres aimantes. Pourtant, quel beau manuel de philosophie!
+Jamais le mal universel n'avait été envisagé d'un coeur aussi pur,
+enseigné d'une voix aussi douce. M. Sully-Prudhomme laisse le blasphème
+aux enfants. Il ne déclame jamais. Sa tristesse est infinie et sereine
+comme la nature qui la cause. Il semble que le poète se soumette aux
+harmonies de la douleur universelle avec une sorte de joie, parce que ce
+sont des harmonies encore. N'en fait-il pas la plus concise et la plus
+noble des idylles dans les dix vers que voici:
+
+ La nymphe bat le vieux Silène
+ Avec un sceptre d'églantier
+ Qu'un zéphir bat de son haleine,
+ Et dont la fleur bat le sentier
+
+ Et Silène à trotter condamne
+ Son baudet tardif et têtu;
+ Il le bat, et, du pied de l'âne,
+ Le gazon naissant est battu.
+
+ Et personne, églantiers, zéphirs,
+ Bêtes ni gens, n'en est surpris.
+ . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ * * * * *
+
+Je crois que _le Bonheur_ entrera plus vite et plus profondément que _la
+Justice_ dans la conscience du monde intelligent. Le poète, à en juger
+par les fragments déjà publiés, s'y révèle avec une aisance nouvelle et
+dans toute sa plénitude. Et puis le sujet est heureux et nous touche
+profondément. Nous nous soucions en somme assez peu de la justice. Au
+sens philosophique du mot, ce n'est rien; au sens vulgaire, c'est la
+plus triste des vertus. Personne n'en veut. La foi lui oppose la grâce,
+et la nature l'amour. Il suffit qu'un homme se dise juste pour qu'il
+inspire une véritable répulsion. La justice est en horreur aux choses et
+aux êtres. Dans l'ordre social, elle n'est qu'une machine, indispensable
+sans doute, et par là respectable, mais cruelle à coup sûr, puisqu'elle
+n'a d'autre fonction que de punir et qu'elle met en oeuvre les geôliers
+et les bourreaux. Le poète, je n'ai pas besoin de le dire, ne
+s'inquiétait nullement de celle-là. Il cherchait la plus illustre des
+inconnues, la justice de Dieu. C'est elle qu'il poursuivit à travers les
+générations des hommes, des animaux et des plantes, et par delà la
+cellule germinative jusque dans la nébuleuse originelle. Vaine
+poursuite, qui fatigua plus d'un lecteur! On se résigne, de guerre
+lasse, à ne pas saisir cette fugitive plus rapide que la lumière, qu'on
+annonce partout et qu'on ne trouve nulle part, pas même dans les cieux,
+théâtre éternel de carnage et de mort, où l'astronomie nous montre
+l'action impitoyable de ces mêmes lois de la vie par lesquelles le mal
+se perpétue sur la terre. La justice éternelle, je ne l'ai vue, pour ma
+part, que sur la toile fameuse de Prud'hon. Elle a les traits d'une
+femme. Sa robe, noblement drapée, révèle une poitrine et des flancs
+puissants; elle pourrait être amante et mère, c'est-à-dire deux fois
+humaine, deux fois injuste. C'est l'image de l'injustice sublime, jetée
+sur la toile par le pinceau-poète du plus suave des artistes... Mais, si
+nous nous résignons volontiers à ignorer à jamais la justice, nous
+voulons connaître le bonheur. Il nous fuit comme elle; cependant, à
+certaines heures, nous entrevoyons son ombre, et elle nous semble si
+belle, que nous ne pouvons nous défendre de la poursuivre les bras
+ouverts. C'est quelque chose, quoi qu'on dise, que d'embrasser une ombre
+charmante. Aussi le nouveau poème de M. Sully-Prudhomme serait-il bien
+venu. Eût-il, comme je le crois pour conclusion le néant du bonheur,
+nous enseignât-il que l'art d'être heureux est l'art de souffrir et
+qu'il n'est de volupté vraie que dans le sacrifice, nous en goûterions
+avec délices la beauté sérieuse et profonde.
+
+_Le Bonheur_ nous viendra cet hiver; en attendant, nous avons, pour
+charmer notre printemps mouillé, des vers d'amour de M. François Coppée.
+Celui-là aussi a beaucoup aidé à aimer. Ce n'est pas par méprise qu'on
+l'a admis dans l'intimité des coeurs. C'est un poète vrai. Il est
+naturel. Par là, il est presque unique, car le naturel dans l'art est ce
+qu'il y a de plus rare; je dirai presque que c'est une espèce de
+merveille. Et, quand l'artiste est, comme M. François Coppée, un ouvrier
+singulièrement habile, un artisan consommé qui possède tous les secrets
+du métier, ce n'est pas trop, en voyant une si parfaite simplicité, que
+de crier au prodige. Ce qu'il peint de préférence ce sont les sentiments
+les plus ordinaires et les moeurs les plus modestes. Il y faut une grande
+dextérité de main, un tact sûr, un sens raisonnable. Les modèles étant
+sous tous les yeux, la moindre faute contre le goût ou l'exactitude est
+aussitôt saisie. M. François Coppée garde presque toujours une mesure
+parfaite. Et, comme il est vrai, il est touchant. Voilà pourquoi il est
+chèrement aimé. Je vous assure qu'il n'use pas d'autre sortilège pour
+plaire à beaucoup de femmes et à beaucoup d'hommes. S'il suffit d'une
+médiocre culture pour le comprendre, il faut avoir l'esprit raffiné pour
+le goûter entièrement. Aussi son public est-il très étendu. Comme il a
+du tact, il sait parler de lui-même fort agréablement, et c'est là, pour
+un poète, un singulier avantage; car, en faisant leurs confidences, les
+poètes font les nôtres et, cela nous flatte. Pendant qu'ils nous content
+joliment les affaires de leur coeur, nous croyons entendre celles de
+notre propre coeur et nous sommes ravis. Ils ne pensent qu'à eux, nous ne
+pensons qu'à nous; c'est une excellente disposition pour s'entendre. Il
+fut un temps où je flânais tous les jours avec délices. J'ai souvent
+écouté, en ce temps-là, les conversations des bonnes gens sur les bancs
+des jardins publics. J'en ai surpris de fort douces et même d'un peu
+attendries.
+
+Celles-là consistaient en des confidences alternées dont l'interlocuteur
+n'entendait que le murmure en songeant à ce qu'il allait dire. Toutes
+les répliques commençaient par ces mots: «Vous dites bien, c'est comme
+moi...» Ils ne s'ennuyaient pas l'un l'autre. C'est pourquoi le doux
+murmure des poètes intimes ne nous ennuie pas non plus. C'est pourquoi
+plus d'une jeune femme, en finissant de lire _Olivier_ ou _l'Exilée_,
+murmure: «C'est comme moi...», et reste pensive. Si sa rêverie a été
+profonde et douce, elle dira: «M. François Coppée est un bon poète.»
+
+Aujourd'hui, il nous donne en cinquante pages ses feuilles d'automne. Un
+mince cahier de vers d'amour, qu'il intitule: _Arrière-saison_. Il y
+montre avec une douce mélancolie ses cheveux qui grisonnent aux tempes.
+Il est jeune encore, puisqu'il dit qu'il vieillit. Ce n'est pas que je
+le soupçonne de quelque affectation. Je suis persuadé, au contraire,
+qu'il sent l'âge venir et qu'il en est attristé. Quoi de plus naturel?
+La vieillesse ne se sent vivement que par avance. L'on en goûte le
+frisson et les affres avant d'y être entré. Le crépuscule de la jeunesse
+est l'heure la plus mélancolique de la vie. Il faut du courage ou de
+l'étourderie pour le passer sans trop rechigner. M. Coppée n'est point
+un étourdi, pourtant il ne rechigne pas, et, s'il lui échappe quelque
+plainte, on y sent autant de résignation que de tristesse. C'est un
+moment à passer. Il est probable que, quand on est vraiment vieux, on ne
+s'en aperçoit pas. Du moins, on n'en avise pas les autres. M. Coppée
+verra cela plus tard. Je n'espère pas le consoler en lui disant que nous
+le verrons ensemble. _Arrière-saison_ forme comme les _Élégies_ de Parny
+ou l'_Intermezzo_ de Heine, une sorte de roman d'amour très simple et
+d'autant plus intéressant. L'héroïne en est une jeune ouvrière, mise en
+apprentissage à seize ans,
+
+ Qui rentrait à la hâte et voulait rester sage.
+
+Mais fille du peuple, sans mère et sans foyer, elle n'évita point ce qui
+ne pouvait être évité.
+
+ En mai, sous le maigre feuillage,
+ Chantaient les moineaux des faubourgs.
+ N'est-ce pas? le vague ennui, l'âge?...
+
+Qu'importe le passé? Elle est «douce, triste et jolie». Il est «tendre
+et clément». Ils s'aiment. L'été, ils vont ensemble à la campagne. Elle
+prend
+
+ Sa robe la plus claire et sa plus fraîche ombrelle.
+
+Ils se promènent dans les bois. Ils dînent à l'auberge du bourg, où ils
+trouvent sur la nappe grossière la vaisselle de faïence, les couverts
+d'étain
+
+ Et des cerneaux tout frais dans une assiette à fleurs.
+
+L'hiver, il quitte pour elle le monde, où il s'ennuie. Tous ses projets
+sont faits; ils ne se sépareront pas, elle lui fermera les yeux. Les
+vers du poète seront à demi oubliés. C'est lui qui le dit, et il ajoute:
+
+ Oh! si par bonheur doit survivre
+ Un humble poème de moi,
+ Qu'il soit donc choisi dans ce livre
+ Que j'ai, mignonne, écrit pour toi.
+
+Ce n'est là ni le pompeux orgueil avec lequel Ronsard annonçait sa
+gloire posthume à l'ingrate Cassandre, ni la bonhomie grivoise de
+Béranger, disant à Lisette:
+
+ Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse!
+
+C'est un sentiment nouveau, plus simple, plus délicat, plus affectueux.
+
+Cet amour d'_arrière-saison_ se résume à peu près à ce que je viens de
+dire. C'est assez pour qu'il soit charmant. Quand le poète compare les
+désirs d'automne à un dernier vol d'hirondelles, on se dit: «C'est
+cela!» et on est saisi de je ne sais quel attendrissement tranquille et
+doux. C'est du vrai Coppée, et du meilleur.
+
+Je ne parle aujourd'hui que pour ceux qui aiment les vers, moins encore
+pour ceux qui les aiment beaucoup que pour ceux qui les aiment bien. Je
+promets à ceux-là un plaisir digne d'eux s'ils lisent _la Lampe
+d'argile_, de M. Frédéric Plessis. J'entends, par aimer bien les vers,
+en aimer peu, n'en aimer que d'exquis et sentir ce qu'ils contiennent
+d'âme et de destinée; car les plus belles formes ne valent que par
+l'esprit qui les anime. Que ceux que aiment ainsi les vers lisent le
+livre de M. Frédéric Plessis. Ils y embrasseront la plus heureuse partie
+d'une vie, la fleur de quinze années d'études, de rêves et d'amour.
+
+L'auteur, aujourd'hui maître de conférences dans une de nos facultés,
+s'est révélé poète à dix-sept ans. Il sortait d'une vieille petite ville
+bretonne où il avait été élevé avec une tendresse grave, quand il parut,
+presque enfant encore, dans le cercle des poètes parnassiens, chez
+l'éditeur Alphonse Lemerre. Il était notre cadet. Mais, laborieux et
+rêveur, il montrait déjà ce doux entêtement et cet idéalisme sincère qui
+caractérisent sa race et constituent le fond même de sa nature. À vrai
+dire, comme M. Renan, il n'est qu'à demi Breton, et compte par sa mère
+des ancêtres provençaux. «C'est pourquoi, a-t-il dit lui-même,
+
+ Né parmi les barbares du Nord,
+ Sous leur ciel gris hanté par le dieu de la mort,
+ J'aime de tant d'amour la vie et la lumière!
+ Et je retiens en moi, d'une souche première,
+ Une sève inconnue aux lieux où j'ai grandi,
+ La sève qui fermente au soleil du Midi.
+ Je suis resté ton fils, ô province romaine,
+ Et le vieux sang latin bleuit encor ma veine.
+
+Il est permis de croire que c'est grâce à cette double origine qu'il
+unit, selon une expression qui lui appartient et que je veux lui
+appliquer,
+
+ La kymrique rudesse aux grâces d'Ausonie.
+
+Il fut partagé de bonne heure entre le sentiment de la nature, qui
+troublait son âme pensive, et l'étude des lettres, qui donnait à
+l'activité de son esprit un but précis.
+
+Son goût se fixa de bonne heure sur les poètes antiques, et
+particulièrement sur les latins, dont il discerna tout de suite le
+sérieux, la gravité et ce que j'appellerai la probité sublime. C'est
+avec Virgile, Ovide et Lucain qu'il fit son droit à Paris. Il feignit
+plus tard d'avoir eu besoin d'un guide et d'un initiateur, et cette
+illusion, à demi volontaire, lui inspira des vers délicieux:
+
+ Ô poète, c'est toi, c'est ta mémoire agile
+ Qui, se jouant aux vers relus et médités,
+ D'abord me fit connaître Euripide et Virgile,
+ Et m'ouvrit le trésor des deux antiquités.
+
+ C'est toi qui me menas vers le docte Racine
+ Formé, dès son enfance, à la langue des dieux.
+ Je marchais altéré... la source était voisine...
+ À peine un clair rideau la voilait à mes yeux.
+
+ Mais il fallut ta main pour m'écarter les branches
+ Et, prolongeant sous bois un facile sentier,
+ Pour me faire entrevoir le choeur des formes blanches,
+ Amours du vieux Ronsard et du jeune Chénier!
+
+La vérité est que de secrètes affinités, un irrésistible instinct
+l'attiraient vers la muse antique. Il eut pour elle toutes les
+curiosités minutieuses de l'amour. Il ne s'arrêta pas à l'érudition, il
+poussa jusqu'à la philologie. Sa thèse sur _Properce_, dans laquelle
+l'élégiaque latin est compris à l'aide de toutes les ressources de la
+science, avec les intuitions du coeur et l'édition de ce poète qui doit
+prendre place, à côté du _Virgile_ du regretté Benoist, dans une
+collection savante, sont les fruits de ces labeurs. Il ne faut donc pas
+être surpris si l'on rencontre de nombreuses études d'après l'antique
+sous cette enseigne de _la Lampe d'argile_. Ceux qui aiment les petits
+tableaux d'André Chénier prendront sans doute plaisir à visiter ce
+musée, plein de figures de héros et de nymphes. Mais ce qui donne à ce
+livre le plus grand prix, ce qui le met à côté des meilleurs, ce sont
+les onze poèmes de _la Muse nouvelle_. Là est la vraie flamme de _la
+Lampe d'argile_; c'est une flamme amoureuse, et combien forte, et
+paisible, et douce! Tout le sérieux du poète breton se retrouve uni à
+une grâce irrésistible dans ces vers à celle par qui «tous ses jours
+sont fleuris»,
+
+ Qui près de _lui_ le soir travaille sous la lampe.
+
+Par là, par ces nobles élégies, l'illustrateur de Properce se montre un
+nouveau Properce, moins majestueux, moins ample, mais plus sincère
+peut-être et plus pur que le premier.
+
+
+
+
+MARIE BASHKIRTSEFF
+
+_Son Journal, 2 vol. in-18._
+
+
+Marie Bashkirtseff, dont on vient de publier le _Journal_, mourut à
+vingt-quatre ans, le 31 octobre 1884, laissant plusieurs toiles et
+quelques pastels qui témoignent d'un sentiment sincère de la nature et
+d'un amour ardent de l'art. Petite-fille d'un des défenseurs de
+Sébastopol, le général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, elle se vantait
+d'avoir, par sa mère, du vieux sang tartare dans les veines. Elle avait
+le teint blanc, les cheveux d'un roux magnifique, les pommettes
+saillantes, le nez court, un regard profond et des lèvres enfantines.
+Elle était petite et parfaitement bien faite. C'est pour cela sans doute
+qu'elle aimait beaucoup à regarder les statues. À Rome, âgée de seize
+ans, elle passait de longues heures devant les marbres du musée du
+Capitole. Il ne faut pas s'étonner si elle fut ravie dans le même temps
+d'une amazone «en drap noir, faite d'une seule pièce par Laferrière...
+une robe princesse collante partout». Ses mains, fines et très blanches,
+n'étaient pas d'un dessin très pur; mais un peintre a dit que c'était
+une beauté que la façon dont elles se posaient sur les choses. Marie
+Bashkirtseff en avait le culte. Elle se savait jolie; pourtant elle se
+décrit assez peu dans son journal intime. J'ai noté seulement, à la date
+du 17 juillet 1874, ce portrait, fort joliment arrangé: «Mes cheveux,
+noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc
+particulier, seyant et gracieux; un fichu de dentelle autour du cou.
+J'ai l'air d'un de ces portraits du premier empire; pour compléter le
+tableau, il me faudrait être sous un arbre et tenir un livre à la main.»
+Et elle ajoute qu'elle aime la solitude devant une glace.
+
+Elle était plus vaine de sa voix que de sa beauté. Cette voix s'étendait
+à trois octaves moins deux notes. Un des premiers rêves de Marie
+Bashkirtseff fut de devenir une grande cantatrice.
+
+Elle a voulu se montrer dans son _Journal_ telle qu'elle était, avec ses
+défauts et ses qualités, sa mobilité constante et ses perpétuelles
+contradictions. M. Edmond de Goncourt, du temps qu'il écrivait
+l'histoire de Chérie, demandait aux jeunes filles et aux femmes des
+confidences et des aveux. Marie Bashkirtseff a fait les siens. Elle a
+tout dit, s'il faut l'en croire; mais elle n'était pas d'humeur à
+s'adresser à un seul confesseur, si distingué qu'il fût; sa vanité ne
+pouvait s'accommoder que d'une confession publique, et c'est à la face
+du monde qu'elle a ouvert son âme.
+
+Qui ne prendrait en pitié et en grâce cette pauvre enfant dont le
+malheur fut de n'avoir pas eu d'enfance? Ce n'est, sans doute, la faute
+de personne, mais Marie Bashkirtseff ne fut jamais semblable à ceux que
+le Dieu qu'elle priait tous les jours désignait comme seuls dignes
+d'entrer dans le royaume des cieux. Elle ne connut jamais l'ineffable
+douceur d'être humble et petite. À quinze ans, elle eut des ailes sans
+le souvenir du nid. Ce qui lui manqua toujours, c'est l'allégresse naïve
+et la simplicité.
+
+Les premières confidences qu'elle nous fait sont celles d'une petite
+intrigue qu'elle noua pendant le carnaval, à Rome, et qui n'eut d'autre
+dénouement qu'un baiser sur les yeux. La jeune fille y déploya beaucoup
+de coquetterie et de manège.
+
+«--Vous ne m'aimez pas, soupira un jour le jeune neveu de cardinal
+qu'elle avait pris pour _patito_; hélas! vous ne m'aimez pas!
+
+»--Non.
+
+»--Je ne dois pas espérer?
+
+»--Mon Dieu, si! Il faut toujours espérer. L'espérance est dans la
+nature de l'homme; mais, quant à moi, je ne vous en donnerai pas.»
+
+Le neveu du prêtre se montrait très tendre, mais Marie Bashkirtseff ne
+s'y laissa pas prendre. «Je serais au comble de la joie si je le
+croyais, dit-elle; mais je doute, malgré son air vrai, gentil, naïf
+même. _Voilà ce que c'est que d'être soi-même une canaille_.»
+
+Et elle ajoute:
+
+«D'ailleurs, cela vaut mieux.»
+
+Elle n'avait pas la moindre envie d'épouser le pauvre Pietro.
+
+«Si j'étais sa femme, pensait-elle, les richesses, les villas, les
+musées des Ruspoli, des Doria, des Torlonia, des Borghèse, des Chiara
+m'écraseraient. Je suis ambitieuse et vaniteuse par-dessus tout. Et dire
+qu'on aime une pareille créature, parce qu'on ne la connaît pas! Si on
+la connaissait, cette créature... Ah! baste! on l'aimerait tout de
+même.» Se montrer, paraître, briller, voilà son rêve perpétuel.
+L'orgueil la dévore. Elle répète sans cesse: «Si j'étais reine!» Elle
+s'écrie, en se promenant dans Rome: «Je veux être César, Auguste,
+Marc-Aurèle, Néron, Caracalla, le diable, le pape!» Elle ne trouve de
+beauté qu'aux princes, au duc de H..., au grand-duc Wladimir, à don
+Carlos. Le reste ne vaut pas un regard.
+
+Les idées les plus incohérentes se mêlent dans sa tête. C'est un étrange
+chaos. Elle est très pieuse; elle prie Dieu matin et soir; elle lui
+demande un duc pour mari, une belle voix et la santé de sa mère. Elle
+s'écrie, comme le Claudius de Shakespeare: «Il n'y a rien de plus
+affreux que de ne pouvoir prier.» Elle a une dévotion spéciale à la
+sainte Vierge: elle pratique la religion orthodoxe et elle lit l'avenir
+dans un miroir brisé, où elle découvre une multitude de petites figures,
+un plancher d'église en marbre blanc et noir, et peut-être un cercueil.
+Elle consulte le somnambule Alexis, qui voit dans son sommeil le
+cardinal Antonelli; elle se fait dire pour un louis la bonne aventure
+par la mère Jacob. Elle a toutes les superstitions: elle est persuadée
+que le pape Pie IX a le mauvais oeil. Elle craint un malheur parce
+qu'elle a vu la nouvelle lune de l'oeil gauche. Ses idées changent à tout
+moment. À Naples, tout à coup, elle se demande ce que c'est qu'une âme
+immortelle qui se replie devant une indigestion de homard. Elle ne
+conçoit pas qu'un malaise de l'estomac puisse faire envoler la céleste
+Psyché, elle en conclut qu'il n'y a pas d'âme, que c'est «une pure
+invention». Quelques jours plus tard, elle se met un chapelet au cou,
+pour ressembler à Béatrix, dit-elle, et aussi parce que «Dieu, dans sa
+simple grandeur, ne suffit pas. Il faut des images à regarder, des croix
+à baiser». Elle est coquette, elle est folle; mais cette tête de linotte
+est meublée comme celle d'un vieux bibliothécaire. À dix-sept ans, Marie
+Bashkirtseff a lu Aristote, Platon, Dante et Shakespeare. Les récits de
+l'histoire romaine d'Amédée Thierry la captivent. Elle se rappelle avec
+plaisir «un ouvrage intéressant sur Confucius». Elle sait par coeur
+Horace, Tibulle et les sentences de Publius Syrus. Elle sent
+profondément la poésie d'Homère. «Personne, il me semble, ne peut,
+dit-elle, échapper à cette adoration des anciens... Aucun drame moderne,
+aucun roman, aucune comédie à sensation de Dumas ou de George Sand ne
+m'a laissé un souvenir aussi net et une impression aussi profonde, aussi
+naturelle que la description de la prise de Troie. Il me semble avoir
+assisté à ces horreurs, avoir entendu les cris, vu l'incendie, été avec
+la famille de Priam, avec ces malheureux qui se cachaient derrière les
+autels de leurs dieux, où les lueurs sinistres du feu qui dévorait leur
+ville allaient les chercher et les livrer... Et qui peut se défendre
+d'un léger frisson en lisant l'apparition du fantôme de Créuse?» Son
+esprit est un magasin où elle fourre pêle-mêle la _Corinne_ de madame de
+Staël, l'_Homme-Femme_ de M. Alexandre Dumas fils, _Roland furieux_, les
+romans de M. Zola et ceux de George Sand. Elle voyage sans cesse allant
+de Nice à Rome, de Rome à Paris, de Paris à Pétersbourg, à Vienne et à
+Berlin. Sans cesse errante, elle s'ennuie sans cesse. Sa vie lui semble
+amère et vide. «Dans ce monde, dit-elle, tout ce qui n'est pas triste
+est bête, et tout ce qui n'est pas bête est triste.» Elle manque de tout
+parce qu'elle veut tout. Elle est dans une affreuse détresse, elle
+pousse des cris d'angoisse. Et pourtant elle aime la vie. «Je la trouve
+bonne, dit-elle. Le croira-t-on? Je trouve tout bon et agréable,
+jusqu'aux larmes, jusqu'à la douleur. J'aime pleurer, j'aime me
+désespérer. J'aime à être chagrine et triste... et j'aime la vie malgré
+tout. Je veux vivre. Ce serait cruel de me faire mourir quand je suis si
+accommodante.» À certaines heures, elle a l'obscure et terrible
+conscience du mal qu'elle couve. Dès le printemps de 1876, elle se sent
+touchée. «Tout à l'heure, écrit-elle à la date du 3 juin, en sortant de
+mon cabinet de toilette, je me suis superstitieusement effrayée. J'ai vu
+à côté de moi une femme vêtue d'une longue robe blanche, une lumière à
+la main, et regardant, la tête un peu inclinée et plaintive, comme ces
+fantômes des légendes allemandes. Rassurez-vous, ce n'était que moi
+réfléchie dans une glace. Oh! j'ai peur qu'un mal physique ne procède de
+toutes ces tortures morales.»
+
+En 1877, une passion unique s'empara de cette âme en peine: Marie
+Bashkirtseff se consacra tout entière à la peinture. Elle rassembla
+enfin les trésors épars de son intelligence. Tous ses rêves de gloire se
+fondirent en un seul et elle ne vécut plus que pour devenir une grande
+artiste. Elle étudia avec ardeur dans l'académie de Julian, dont elle
+devint bientôt une des meilleures élèves. Ce fut, si j'ose dire, une de
+ces conversions subites dont les vies de saints offrent tant d'exemples
+et qui révèlent une nature sincère, excessive, instable. Dès lors, les
+princes ne lui furent plus rien. Elle devint républicaine, socialiste et
+même un peu révolutionnaire. Elle ne mit plus d'amazones de chez
+Laferrière et porta gaiement le sarreau noir des femmes artistes. Elle
+découvrit la beauté des misérables. C'était une créature nouvelle. Au
+bout de six mois, elle tenait la tête de la classe avec mademoiselle
+Breslau. Elle a tracé de sa rivale un portrait qui, sans doute, n'est
+pas flatté: «Breslau est maigre, biscornue, ravagée quoique avec une
+tête intéressante, aucune grâce, et garçon, et seule!» Elle se flatte
+que, si elle avait le talent de mademoiselle Breslau, elle s'en
+servirait d'une manière plus féminine. Alors elle serait unique à Paris.
+En attendant, elle travaille avec acharnement. C'est le 21 janvier 1882
+qu'elle vit pour la première fois Bastien Lepage, dont elle admirait et
+imitait la peinture. «Il est tout petit, dit-elle, tout blond, les
+cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d'adolescent.» Il
+était déjà frappé du mal dont il devait bientôt mourir. Elle-même se
+sentait profondément atteinte. Depuis deux ans, elle était secouée par
+une toux déchirante. Elle maigrissait. Elle devenait sourde. Cette
+infirmité la désespérait. «Pourquoi, disait-elle, pourquoi Dieu fait-il
+souffrir? Si c'est lui qui a créé le monde, pourquoi a-t-il créé le mal,
+la souffrance, la méchanceté?... Je ne guérirai jamais... Il y aura un
+voile entre moi et le reste du monde. Le vent dans les branches, le
+murmure de l'eau, la pluie qui tombe sur les vitres, les mots prononcés
+à voix basse, je n'entendrai rien de tout cela!» Bientôt elle apprend
+qu'elle est poitrinaire et que le poumon droit est pris. Elle s'écrie:
+«Qu'on me laisse encore dix ans, et, pendant ces dix années, de la
+gloire et de l'amour! et je mourrai contente à trente ans. S'il y avait
+avec qui traiter, je ferais un marché:--Mourir à trente ans passés,
+ayant vécu.»
+
+La phtisie suit son cours fatal. Marie Bashkirtseff écrit, le 29 août
+1883:
+
+«Je tousse tout le temps, malgré la chaleur; et, cet après-midi, pendant
+le repos du modèle, m'étant à moitié endormie sur le divan, je me suis
+vue couchée et un grand cierge allumé à côté de moi...
+
+»Mourir? J'en ai très peur.»
+
+Maintenant que la vie lui échappe, elle l'aime éperdument. Arts,
+musique, peinture, livres, monde, robes, luxe, bruit, calme, rire,
+tristesse, mélancolie, amour, froid, soleil, toutes les saisons, les
+plaines calmes de la Russie et les montagnes de Naples, la neige, la
+pluie; le printemps et ses folies, les tranquilles journées d'été et les
+belles nuits avec des étoiles, elle adore, elle admire tout! Et il faut
+mourir. «Mourir, c'est un mot qu'on dit et qu'on écrit facilement, mais
+penser, _croire_ qu'on va mourir bientôt? Est-ce que je le crois? Non,
+mais je le _crains_.»
+
+Et, quelques jours plus tard, écartant ces illusions, si obstinées à
+s'asseoir au chevet des phtisiques, elle voit distinctement la mort:
+
+«La voilà donc la fin de toutes nos misères! Tant d'aspirations, tant de
+désirs, de projets, tant de... pour mourir à vingt-quatre ans au seuil
+de tout.»
+
+Pendant qu'elle se mourait, Bastien Lepage mourant se faisait porter
+presque chaque jour chez elle. Le journal s'arrête au lundi 20 octobre.
+Ce jour-là encore Bastien Lepage était venu, soutenu par son frère, au
+chevet de la malade. Marie Bashkirtseff s'éteignit onze jours après,
+«par une journée de brume, dit M. André Theuriet, pareille à celle
+qu'elle avait peinte dans un de ses derniers tableaux, _l'Allée_.»
+
+C'est toujours un spectacle touchant quand la nature, par un terrible
+raccourci, nous montre l'un près de l'autre l'amour et la mort; mais il
+y a dans la vie si courte de Marie Bashkirtseff je ne sais quoi d'âcre
+et de désespéré qui serre le coeur. On songe, en lisant son _Journal_,
+qu'elle a dû mourir inapaisée et que son ombre erre encore quelque part,
+chargée de lourds désirs.
+
+En pensant aux agitations de cette âme troublée, en suivant cette vie
+déracinée et jetée à tous les vents de l'Europe, je murmure avec la
+ferveur d'une prière ce vers de Sainte-Beuve:
+
+Naître, vivre et mourir dans la même maison!
+
+
+
+
+LES FOUS DANS LA LITTÉRATURE
+
+_L'Inconnu, par Paul Hervieu. 1 vol. in-18.--Le Horla, par Guy de
+Maupassant. 1 vol. in-18._
+
+
+Un Français, qui fit le voyage de Londres, alla voir un jour le grand
+Charles Dickens. Il fut reçu et s'excusa sur son admiration de venir
+ainsi prendre quelques minutes d'une existence si précieuse.
+
+--Votre gloire, ajouta-t-il, et la sympathie universelle que vous
+inspirez vous exposent, sans doute, à d'innombrables importunités. Votre
+porte est sans cesse assiégée. Vous devez recevoir tous les jours des
+princes, des hommes d'État, des savants, des écrivains, des artistes et
+même des fous.
+
+--Oui! des fous, des fous, s'écria Dickens, en se levant avec cette
+agitation à laquelle il était souvent en proie dans les derniers temps
+de sa vie, des fous! Ceux-là seuls m'amusent.
+
+Et il poussa dehors par les épaules le visiteur étonné.
+
+Les fous, Charles Dickens les aima toujours, lui qui décrivit avec une
+grâce attendrie l'innocence de ce bon M. Dick. Tout le monde connaît M.
+Dick, puisque tout le monde a lu _David Copperfield_. Tout le monde en
+France: car il est aujourd'hui de mode en Angleterre de négliger le
+meilleur des conteurs anglais. Un jeune esthète m'a confié tantôt que
+_Dombey and Son_ n'était lisible que dans les traductions. Il m'a dit
+aussi que lord Byron était un poète assez plat, quelque chose comme
+notre Ponsard. Je ne le crois pas. Je crois que Byron est un des plus
+grands poètes du siècle, et je crois que Dickens exerça plus qu'aucun
+autre écrivain la faculté de sentir; je crois que ses romans sont beaux
+comme l'amour et la pitié qui les inspirent. Je crois que _David
+Copperfield_ est un nouvel évangile. Je crois enfin que M. Dick, à qui
+j'ai seul affaire ici, est un fou de bon conseil, parce que la seule
+raison qui lui reste est la raison du coeur et que celle-là ne trompe
+guère. Qu'importe qu'il lance des cerfs-volants sur lesquels il a écrit
+je ne sais quelles rêveries relatives à la mort de Charles Ier! Il est
+bienveillant; il ne veut de mal à personne, et c'est là une sagesse à
+laquelle beaucoup d'hommes raisonnables ne s'élèvent point comme lui.
+C'est un bonheur pour M. Dick d'être né en Angleterre. La liberté
+individuelle y est plus grande qu'en France. L'originalité y est mieux
+vue, plus respectée que chez nous. Et qu'est-ce que la folie, après
+tout, sinon une sorte d'originalité mentale? Je dis la folie, et non
+point la démence. La démence est la perte des facultés intellectuelles.
+La folie n'est qu'un usage bizarre et singulier de ces facultés.
+
+J'ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu fou en
+apprenant la mort d'un fils unique, enseveli, à vingt ans, sous une
+avalanche du Righi. Sa folie consistait à s'habiller de toile à matelas.
+À cela près, il était parfaitement sage. Tous les petits polissons du
+quartier le suivaient dans la rue en poussant des cris sauvages. Mais,
+comme il joignait à la douceur d'un enfant la vigueur d'un colosse, il
+les tenait en respect, leur faisant assez de peur sans leur faire aucun
+mal. En cela, il donnait l'exemple d'une excellente police. Quand il
+entrait dans une maison amie, son premier soin était de dépouiller
+l'espèce de souquenille à grands carreaux qui le rendait ridicule. Il
+l'arrangeait sur un fauteuil de manière qu'elle semblât autant que
+possible recouvrir un corps humain. Il y plantait sa canne comme une
+sorte de colonne vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne
+avec son grand chapeau de feutre, dont il rabattait les bords et qui
+prenait sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait, il
+contemplait un moment sa défroque de l'air dont on regarde un vieil ami
+malade qui dort, et aussitôt il devenait l'homme le plus raisonnable du
+monde, comme si en vérité ce fût sa propre folie qui sommeillât devant
+lui dans un habit de carnaval. Il lui restait un vêtement de dessous
+très décent, une sorte de grand gilet noir à manches, assez semblable à
+ce qu'on nommait une veste sous Louis XVI. Que de fois j'ai pris plaisir
+à le voir et à l'entendre! Il parlait sur tous les sujets avec beaucoup
+de raison et d'intelligence. C'était un savant, nourri de tout ce qui
+peut faire connaître le monde et les hommes. Il avait notamment dans la
+tête une riche bibliothèque de voyages, et il était sans pareil pour
+raconter le naufrage de la Méduse ou quelque aventure de matelots en
+Océanie.
+
+Je serais impardonnable d'oublier qu'il était excellent humaniste: car
+il m'a donné, par pure bienveillance, plusieurs leçons de grec et de
+latin qui m'ont fort avancé dans mes études. Son zèle à rendre service
+s'exerçait en toute rencontre. Je l'ai vu interrompre des calculs
+compliqués dont un astronome l'avait chargé et fendre du bois pour
+obliger une vieille servante. Sa mémoire était fidèle; il gardait le
+souvenir de tous les événements de sa vie, hors de celui qui l'avait
+bouleversée. La mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa
+mémoire; du moins, on ne lui entendit jamais prononcer un seul mot qui
+pût faire croire qu'il se rappelait en quoi que ce fût ce terrible
+malheur. Il était d'humeur égale, presque gaie, et reposait volontiers
+son esprit sur des images douces, affectueuses, riantes. Il recherchait
+la compagnie des jeunes gens. Son esprit avait pris dans leur
+fréquentation un tour pédagogique très prononcé. J'ai pensé à lui depuis
+lors en lisant l'excellent _Traité des études_ de Rollin. Il n'entrait
+guère, je dois le dire, dans la pensée de ses jeunes amis; il suivait la
+sienne d'un cours obstiné que rien ne pouvait rompre. Mais j'ai remarqué
+une disposition analogue chez toutes les personnes véritablement
+supérieures qu'il m'a été donné de fréquenter. Après s'être vêtu pendant
+une vingtaine d'années, été comme hiver, d'un surtout de toile à
+matelas, il parut un jour avec une veste à petits carreaux qui n'était
+pas ridicule. Son humeur était changée comme son costume, mais il s'en
+fallait de beaucoup que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme
+était triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine
+intelligibles, qui lui échappaient, trahissaient l'inquiétude et
+l'épouvante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait
+de larges plaques violettes. Ses lèvres étaient noires et tombantes. Il
+refusait toute nourriture. Un jour, il parla du fils qu'il avait perdu.
+On le trouva, le lendemain matin, pendu dans sa chambre. Le souvenir de
+ce vieillard m'inspire une véritable sympathie pour les fous qui lui
+ressemblent. Mais je crois que c'est le petit nombre. Il en est des fous
+comme des autres hommes: les bons sont rares, et l'on visiterait bien
+des maisons de santé sans trouver un second vieillard à la toile à
+matelas ou un autre M. Dick. M. Paul Hervieu n'est pas éloigné de
+penser, comme Dickens, que les fous sont seuls intéressants. Il nous
+raconte, dans _l'Inconnu_, une terrible histoire de folie qui finalement
+se trouve n'être qu'un rêve, mais bien le plus effrayant et le mieux
+suivi des rêves: le rêve d'un fou. Il n'est tel qu'un fou pour conduire
+un cauchemar dans la perfection. C'est ce que M. Paul Hervieu a montré
+avec un rare talent. Cartésien à rebours, il nous a apporté les raisons
+de la folie. Il a suivi dans ses détraquements successifs la machine à
+penser, avec l'intérêt qu'un horloger pervers doit porter à l'examen
+d'une montre extraordinairement mauvaise. Son livre est bien curieux et
+tout à fait original. Il produit deux effets: il fait peur et donne à
+réfléchir. La peur, je vous l'épargnerai, non sans motifs. Il me
+faudrait avoir tout le talent de M. Paul Hervieu et en faire l'usage
+qu'il en a fait pour vous communiquer le frisson dont il m'a secoué.
+Quant aux réflexions que son livre inspire, elles sont nombreuses. C'est
+le moins qu'il m'en échappe une. Il est si agréable de philosopher!
+Pendant que j'écris, un acacia balance à ma fenêtre ses branches légères
+et fleuries, et je me répète à moi-même ce distique d'un poète de
+l'Anthologie: «Asseyons-nous sous ce bel arbre: il sera doux de
+converser à son ombre.» Un bel arbre et de calmes pensées, qu'y a-t-il
+de meilleur au monde? Mon acacia, que la brise agite doucement, répand
+jusque sur ma table la neige parfumée de ses fleurs. Sous cette agréable
+influence, il m'est impossible de me défendre d'une véritable sympathie
+pour les fous qui ne font pas beaucoup de mal. Quant à n'en pas faire du
+tout, cela est bien défendu aux hommes, fous ou sensés. Il n'existe
+aucun moyen de vivre sans nuire. Il ne faut point haïr les fous. Ne
+sont-ils pas nos semblables? Qui peut se flatter de n'être fou en rien?
+Je viens de chercher dans le _Dictionnaire_ de Littré et de Robin la
+définition de la folie, et je ne l'ai point trouvée; du moins celle
+qu'on y lit est-elle à peu près dénuée de sens. Je m'y attendais un peu:
+car la folie, quand elle n'est caractérisée par aucune lésion
+anatomique, demeure indéfinissable. Nous disons qu'un homme est fou
+quand il ne pense pas comme nous. Voilà tout. Philosophiquement, les
+idées des fous sont aussi légitimes que les nôtres. Ils se représentent
+le monde extérieur d'après les impressions qu'ils en reçoivent. C'est
+exactement ce que nous faisons, nous qui passons pour sensés. Le monde
+se réfléchit en eux d'une autre façon qu'en nous. Nous disons que
+l'image que nous en recevons est vraie et que celles qu'ils en reçoivent
+est fausse. En réalité, aucune n'est absolument fausse et aucune n'est
+absolument vraie. La leur est vraie pour eux; la nôtre est vraie pour
+nous. Écoutez cette fable: Un jour, un miroir dont la surface était
+parfaitement plane rencontra, dans un jardin, un miroir convexe.
+
+--Je vous trouve bien impertinent, lui dit-il, de représenter la nature
+comme vous faites. Il faut que vous soyez fou pour donner à toutes les
+figures un gros ventre avec des pieds et des têtes grêles, et changer
+toutes les lignes droites en lignes courbes.
+
+--C'est vous qui déformez la nature, répondit avec humeur le miroir
+convexe; votre plate personne s'imagine que les arbres sont tout droits
+parce qu'elle les fait tels, et que tout est plan hors de vous comme en
+vous. Les troncs des arbres sont courbes. Voilà la vérité. Vous n'êtes
+qu'un miroir trompeur.
+
+--Je ne trompe personne, reprit l'autre. C'est vous, compère convexe,
+qui faites la caricature des hommes et des choses.
+
+La querelle commençait à s'échauffer quand un géomètre passa par là.
+C'était, dit l'histoire, le grand d'Alembert.
+
+--Mes amis, vous avez raison et tort tous deux, dit-il aux miroirs. Vous
+réfléchissez tous deux les objets selon les lois de l'optique. Les
+figures que vous en recevez sont l'une et l'autre d'une exactitude
+géométrique. Elles sont parfaites toutes deux. Un miroir concave en
+produirait une troisième fort différente et toute aussi parfaite. Quant
+à la nature elle-même, nul ne connaît sa figure véritable, et il est
+même probable qu'elle n'a de figure que dans les miroirs qui la
+reflètent. Apprenez donc, messieurs les miroirs, à ne pas vous traiter
+de fous parce que vous ne recevez pas le même reflet des choses.
+
+Voilà, je pense, une belle fable; je la dédie aux médecins aliénistes
+qui font enfermer les gens dont les passions et les sentiments
+s'écartent sensiblement des leurs. Ils tiennent pour privés de raison un
+homme prodigue et une femme amoureuse, comme s'il n'y avait pas autant
+de raison dans la prodigalité et dans l'amour que dans l'avarice et dans
+l'égoïsme.
+
+Ils estiment qu'un homme est fou quand il entend ce que les autres
+n'entendent pas et voit ce que les autres ne voient pas; pourtant
+Socrate consultait son démon et Jeanne d'Arc entendait des voix. Et
+d'ailleurs ne sommes-nous pas tous des visionnaires et des hallucinés?
+Savons-nous quoi que ce soit du monde extérieur et percevons-nous autre
+chose dans toute notre vie que les vibrations lumineuses ou sonores de
+nos nerfs sensitifs? Il est vrai que nos hallucinations sont constantes
+et habituelles, d'un ordre général et coutumier. Les perceptions des
+fous sont rares, exceptionnelles et distinguées. C'est à cela surtout
+qu'on les reconnaît.
+
+C'est un fou aussi que nous fait connaître, dans le _Horla_, M. Guy de
+Maupassant, le prince des conteurs. Le pauvre homme est hanté par un
+vampire qui trouble son sommeil et lui boit son lait sur sa table de
+nuit. Il en est furieux et désespéré. Ce n'est pas sans raison; car rien
+n'est plus affreux que de se sentir aux prises avec un ennemi invisible.
+
+Mais dirai-je toute ma pensée? Pour un fou, cet homme manque un peu de
+subtilité. À sa place, je laisserais le vampire se gorger de lait tout à
+loisir et je me dirais: «Voilà qui va bien, à force d'absorber le
+liquide alcalin, cet animal ne manquera pas de s'assimiler quelques
+éléments opaques, et il deviendra visible. En attendant, il ne peut
+demeurer invisible sans rester transparent; donc, si je ne le vois pas,
+je verrai du moins dans son corps le lait qu'il aura bu. S'il vous
+plaît, je ne m'en tiendrais pas au lait: je tâcherais de lui faire
+avaler de la garance, pour le colorer en rouge des pieds à la tête.
+
+À cela près, et pourvu qu'ils ne boivent ni lait ni eau, les invisibles
+peuvent fort bien exister. Et pourquoi non, je vous prie? Qu'y a-t-il
+d'absurde à supposer leur existence? C'est l'hypothèse contraire, pour
+peu que l'on y songe, qui choque la raison. Car ce serait un grand
+hasard si la vie, dans toutes ses formes, tombait sous nos sens, et si
+nous étions constitués de manière à embrasser l'échelle entière des
+êtres. Pour nous apparaître, il faut que la vie se manifeste dans des
+conditions très particulières de température. Si elle existe dans les
+milieux gazeux, ce qui, après tout, n'est pas impossible, nous n'en
+pouvons rien connaître, et ce n'est pas une raison pour la nier. La
+matière n'a pas, à l'état gazeux, moins d'énergie qu'à l'état solide.
+Pourquoi les soleils, qui semblent remplir dans l'univers, au centre de
+chaque système, des fonctions royales et paternelles, seraient-ils le
+séjour de l'éternel silence? Pourquoi ne porteraient-ils pas dans leurs
+vastes flancs la vie et l'intelligence en même temps que la chaleur et
+la lumière? Et pourquoi l'atmosphère des planètes, pourquoi l'atmosphère
+de la terre ne seraient-elles pas également habitées? Ne peut-on
+imaginer des êtres très légers, tout à fait diaphanes, puisant leur
+nourriture dans les couches atmosphériques supérieures?
+
+Rien n'empêche qu'il n'existe des enfants de l'air, comme il existe des
+enfants des eaux et des fils de la terre.
+
+
+
+
+LES FÉLIBRES À LA FÊTE DE SCEAUX
+
+LE CHEVALIER DE FLORIAN
+
+
+Les félibres de séjour à Paris ont célébré dimanche dernier, selon la
+coutume, la fête de Florian. Florian, né dans la belle Occitanie, est
+leur compatriote. Il est vrai qu'il écrivit dans la langue des barbares,
+dans l'idiome de la Fontaine et de Voltaire; il est vrai qu'il vécut et
+mourut sur la terre étrangère. Mais les félibres sont indulgents. Ils
+sont pleins de joie et d'oubli. Ils ont tout pardonné. Leur piété
+facile, leur riante sagesse égayent chaque année la tombe du poète. On y
+chante, on y boit. C'est-à-dire qu'on y accomplit les actes les plus
+agréables de la religion populaire. Ces félibres entendent admirablement
+la vie et la mort. Tout leur est fête.
+
+Sans eux, l'auteur de _Galatée_ tomberait dans l'oubli, et ce serait
+dommage. On éprouve à rappeler le souvenir du chevalier de Florian le
+genre d'agrément que donne la rencontre, dans une boutique de
+bric-à-brac, d'un vieux pastel très fin, à demi effacé.
+
+«Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes,
+entre la ville d'Anduze et le village de Massane, est un vallon où la
+nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues
+prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des
+berceaux de figuiers et d'acacias. L'iris, le genêt fleuri, le narcisse
+émaillent la terre; le grenadier, l'aubépine exhalent dans l'air des
+parfums; un cercle de collines parsemées d'arbres touffus ferme de tous
+côtés la vallée, et des rochers couverts de neige bornent au loin
+l'horizon.» C'est ainsi que Florian décrit lui-même, dans son _Estelle_,
+la vallée où fut son berceau. Faisant allusion à ce passage, le bon
+Sedaine disait au poète en le recevant académicien: «L'hommage que vous
+rendez aux lieux qui vous ont vu naître est une nouvelle preuve de cette
+sensibilité qui vous caractérise.»
+
+Fils d'un pauvre chevalier de Saint-Louis, Florian fut élevé dans le
+château bâti à grands frais par son aïeul. «C'était, a-t-il dit, un
+gentilhomme qui dissipait tout son bien avec les femmes et les maçons.»
+Sa mère, Gillette de Salgues, était d'origine castillane. Boissy
+d'Anglas, ami de la famille, nous apprend «qu'elle avait conservé
+quelque chose des moeurs et des habitudes particulières au pays où elle
+était née, et qu'elle l'avait transmis à son fils». Il la perdit de
+bonne heure et fut mis au collège. Il eut beaucoup de maîtres. L'un deux
+le menait souvent chez une demoiselle de la rue des Prêtres, qui
+demeurait au cinquième étage et peignait des éventails. «Je remarquai,
+contait-il lui-même plus tard, qu'il avait presque toujours quelque
+chose à lui dire en particulier, ce qui les obligeait de passer dans la
+chambre d'à côté. Un jour, j'eus la curiosité d'aller regarder par le
+trou de la serrure; je les vis qui causaient, mais d'une manière qui me
+rendit rêveur pour plus de huit jours.»
+
+Ce n'est pas des leçons de ce maître qu'il profita le moins. Nous savons
+de son propre aveu qu'avant dix-sept ans il était «assez heureux pour
+posséder une maîtresse, un coup d'épée et un ami». L'ami était un
+bretteur de la pire espèce qui avait des démêlés avec le guet et causa
+quelques désagréments au jeune chevalier. Par bonheur, Florian avait
+aussi un oncle, et cet oncle, ayant épousé une nièce de Voltaire, envoya
+son neveu à Ferney. Voltaire trouva son petit parent gentil, le caressa
+et l'appela Floriannet. Il fit mieux encore: il le fit entrer à seize
+ans comme page chez le duc de Penthièvre. Pour sa bienvenue, le
+chevalier but avec les autres pages du duc tant de café et de liqueurs,
+«qu'il en gagna une maladie assez sérieuse». Ces petits garnements
+faisaient mille folies. Le bon seigneur n'était pas homme à s'en aviser.
+C'était un saint. Dans son innocence, il ne voyait jamais le mal. On
+raconte qu'un jour, à la foire, un marchand, qui ne le connaissait
+point, lui montra et fit mouvoir devant lui des figurines obscènes.
+L'excellent duc crut en toute candeur que c'étaient des jouets d'enfant,
+et il les acheta pour une petite princesse à laquelle il les remit le
+lendemain.
+
+Cet homme de bien s'intéressa à Florian et lui donna bientôt une
+compagnie dans son régiment de dragons. C'était l'usage. «Lindor, dit
+Marmontel dans un de ses _Contes moraux_, venait d'obtenir une compagnie
+de cavalerie au sortir des pages.» Devenu ensuite gentilhomme ordinaire
+du duc de Penthièvre, Florian célébra la bienfaisance inépuisable, de
+cet excellent maître.
+
+ Avec lui la bonté, la douce bienfaisance
+ Dans le palais d'Anet habitent en silence,
+ Les vains plaisirs ont fui, mais non pas le bonheur.
+ Bourbon n'invite point les folâtres bergères
+ À s'assembler sous les ormeaux;
+ Il ne se mêle point à leurs danses légères,
+ Mais il leur donne des troupeaux.
+
+C'est auprès du duc, dans les châteaux d'Anet et de Sceaux, que Florian
+composa ces bergeries où l'on ne voit pas de loups, ces jolies comédies
+italiennes dans lesquelles Arlequin lui-même est sensible et ces romans
+poétiques dont on disait alors avec une politesse exquise: «Ils sont
+dédiés à Fénelon, et l'offrande n'a point déparé l'autel». À la veille
+de la Révolution, le jeune chevalier faisait danser ses bergères.
+_Galatée_ parut en 1783, _Numa Pompilius_ en 1786, _Estelle_ en 1788.
+Sans inspirer l'enthousiasme, ces ouvrages furent bien reçus. Encore que
+les gens de goût en sentissent la faiblesse, les pastorales devinrent à
+la mode. Les dessinateurs, et particulièrement Queverdo y mirent de
+galants frontispices où l'on voyait des pastourelles avec des fleurs à
+leur chapeau, des rubans à leur houlette et le nom d'Estelle gravé sur
+l'écorce des chênes. Laharpe, bien qu'ami de l'auteur, maltraita
+_Gonzalve de Cordoue_. Mais il avait loué _Galatée_. On dit qu'un jour
+Rivarol, rencontrant Florian qui marchait devant lui, un manuscrit à
+demi sorti de sa poche, s'écria: «Ah! monsieur, comme on vous volerait
+si on ne vous connaissait pas.» Mais ce n'est là qu'un joli mot. Nous
+savons, par le témoignage d'un contemporain, qu'_Estelle_ rapporta à
+Florian beaucoup plus que l'_Emile_ et _la Nouvelle Héloïse_ n'avaient
+rapporté à Jean-Jacques.
+
+Quoi qu'il en semble aujourd'hui, Florian avait le génie de l'à-propos.
+Il se fit berger au temps où toutes les belles dames étaient bergères.
+Il parla nature et sentiment à une société qui ne voulait entendre que
+sentiment et nature. Son _Numa Pompilius_, publié trois ans avant la
+réunion des états généraux, n'est qu'une longue allusion aux voeux
+politiques de la France. Ce roi inspiré par la sagesse, ce prince,
+disciple de Zoroastre, élevé par le choix des peuples à l'auguste et
+suprême magistrature, ce Numa qui fait des noms de père et de roi deux
+parfaits synonymes, n'était-ce point l'image du monarque
+constitutionnel, du prince philosophe qu'attendait la nation? N'était-ce
+point l'emblème des espérances que Louis XVI donnait alors à son peuple
+idolâtre?
+
+On voyait tout en rose. La philosophie nous gouvernera, disait-on. Et
+quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à
+son tout-puissant empire? L'âge d'or imaginé par les poètes deviendra
+une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la
+tyrannie qui les ont enfantés. L'homme vertueux et éclairé jouira d'une
+félicité sans trouble. On rêvait les moeurs de Galatée et la police de
+Numa.
+
+Le chevalier de Florian montrait patte blanche. Néanmoins il entrait
+comme un jeune loup dans le bercail des théâtres à la mode. On trouve
+dans ses poésies fugitives les vers que voici:
+
+ À MADAME G...
+
+ Après l'avoir vue jouer _la Mère confidente_
+ Que j'aime à t'écouter, quand d'un accent si tendre
+ Tu dis que la vertu fait seule le bonheur!
+ Ton secret pour te faire entendre,
+ C'est de laisser parler ton coeur.
+ Mais, en blâmant l'amour, ta voix trop séduisante
+ Vers l'amour, malgré moi, m'entraîne à chaque instant;
+ Et depuis que j'ai vu _la Mère confidente_
+ J'ai grand besoin d'un confident.
+
+Cette madame G... n'est autre que Rose Gontier, qui n'avait pas sa
+pareille pour faire passer le spectateur du sourire aux larmes. Elle
+était de huit ans plus âgée que le chevalier. Il l'aima, mais elle
+l'aima bien davantage. Il ne nous reste de ces amours qu'un seul et
+tardif témoignage. Longtemps, longtemps après la mort de Florian, Rose
+Gontier, devenue la bonne mère Gontier, amusait ses nouvelles camarades
+comme une figure d'un autre âge. Fort dévote, elle n'entrait jamais en
+scène sans faire deux ou trois fois dans la coulisse le signe de la
+croix. Toutes les jeunes actrices se donnaient le plaisir de lutiner
+celle qui jouait si au naturel _Ma tante Aurore_; elles l'entouraient au
+foyer et lui refaisaient bien souvent la même question malicieuse:
+
+--Mais est-ce bien possible, grand'maman Gontier, est-il bien vrai que
+M. de Florian vous battait?
+
+Et, pour toute réponse et explication, toute retenue qu'elle était, la
+bonne maman Gontier leur disait dans sa langue du dix-huitième siècle:
+
+--C'est, voyez-vous, mes enfants, que celui-là ne payait pas[9].
+
+Il est piquant de savoir qu'Estelle était battue par Némorin. La
+Révolution contraria vivement le chevalier de Florian, qui l'avait
+comprise d'une tout autre manière. Dès les premiers troubles, il se
+réfugia à Sceaux, où il vécut très retiré. Il écrivit le 17 février 1792
+à Boissy d'Anglas:
+
+«Je passe doucement ma vie au coin de mon feu, lisant Voltaire et fuyant
+des sociétés qui sont devenues des arènes affreuses où tout le monde
+hait la raison, où les vertus ne sont même plus louées, où l'humanité,
+la première des vertus, et la modération, la première des qualités, sont
+méprisées par tous les partis. Je me trouve fort bien de ma solitude,
+et, si j'y recevais souvent de vos nouvelles, je l'aimerais encore
+plus.»
+
+Florian s'était montré très empressé, vers ce temps-là, auprès de la
+troisième fille de M. Le Sénéchal, administrateur des domaines. Elle
+n'avait pas été insensible aux attentions d'un homme plus âgé qu'elle de
+quatorze ans, mais agréable et célèbre. Sans être fiancés l'un à
+l'autre, ils avaient échangé des engagements sur la foi desquels Sophie
+(c'est le nom de cette jeune fille) se reposait avec confiance. Nous
+possédons un portrait littéraire de Sophie à dix-neuf ans. Il n'est pas
+inutile de dire, avant de mettre ce portrait sous les yeux du lecteur,
+qu'il est de la main d'un rival malheureux du chevalier. «À la
+régularité de ses traits, si l'on en croit ce témoin, Sophie joignait
+une physionomie animée. C'était une beauté grecque ou une beauté
+française, suivant qu'il lui convenait; seulement il lui manquait
+l'éclat du teint. La fierté semblait d'abord le premier caractère de sa
+figure, mais les impressions de la pitié y jetaient comme un rayon
+céleste. Dès qu'elle entendait raconter une belle action, ses yeux
+lançaient une noble flamme. Elle aimait avec un goût trop vif les traits
+saillants de l'esprit.»
+
+Et le portraitiste amoureux ajoute ingénument: «C'est ce qui faisait ma
+désolation, car je ne pouvais soutenir avec elle ce genre de lutte.»
+Puis il met les derniers traits au tableau: «Une extrême activité
+compromettait sa santé, qui déjà donnait quelques signes inquiétants. La
+musique, la peinture, la traduction de quelques romans anglais, auxquels
+elle ajoutait parfois des scènes très vivement frappées, remplissaient
+alors des journées qu'il fallait disputer aux chagrins les plus
+poignants.» Vive, spirituelle, mélancolique et lettrée, Sophie Le
+Sénéchal était tout à fait à la mode et au goût du temps. Son père
+occupait une de ces fonctions civiles que la riche bourgeoisie se
+partageait: car les offices de judicature et de finance à tous les
+degrés appartenaient alors au tiers état. M. Le Sénéchal avait établi
+ses deux filles aînées dans la noblesse; la première était marquise de
+Chérisey, la cadette marquise d'Audiffret. C'était par lui-même un homme
+insignifiant. Mais sa femme avait quelque prétention au bel esprit et
+tenait un salon ouvert aux gens de lettres. Cette famille, naguère
+opulente, était à peu près ruinée par la Révolution. Les biens de
+l'administrateur des domaines, tenus sous séquestre, s'y dévoraient
+sûrement. Après le 10 Août, M. Le Sénéchal jugea prudent de quitter
+Paris, où il était soupçonné de modérantisme. Il se retira à Rouen avec
+sa famille. C'est là qu'il connut Charles Lacretelle, dit Lacretelle
+jeune, âgé alors de vingt-six ans. Celui-ci ne fréquenta pas longtemps
+la maison Le Sénéchal sans devenir amoureux de la jeune Sophie. Il lui
+cacha cet amour avec d'autant plus de facilité qu'elle ne le partageait
+pas. Elle lui disait: «Mon frère,» et il ne tarda pas à sentir toute
+l'amertume de ce nom dont il avait d'abord goûté la douceur. Comme
+c'était un fort honnête jeune homme, il informa de ses vues et de ses
+sentiments la mère de la belle Sophie. La réponse qu'il obtint ne
+pouvait être favorable. La voici, telle qu'il nous l'a transmise:
+
+«C'est au frère aîné de Sophie que je vais faire une confidence qui
+mourra dans son sein et que je crois nécessaire à votre repos.--Ne vous
+abusez pas; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de
+Florian et ne paraît pas insensible à cet hommage; je souhaiterais
+pourtant qu'elle en perdît le souvenir: car j'ai vu l'amour du chevalier
+décliner à mesure que notre fortune lui a paru baisser, et chaque jour
+de la Révolution en compromet les restes. N'imaginez pas que ce soit
+l'homme de ses bergeries; il a trop de probité pour être un séducteur;
+mais il a trop de prudence et de calcul pour être un Némorin.»
+
+Il ne paraît pas que le rival qui entendit ces paroles les ait le moins
+du monde adoucies. Telles qu'il les rapporte, elles sont vraiment trop
+dures. Si le chevalier ne s'empressait pas d'épouser Mlle Le Sénéchal,
+il était facile de supposer à ses retards d'autres raisons que celle de
+la cupidité déçue. Suspect lui-même et sans cesse inquiété dans sa
+retraite de Sceaux, il pouvait raisonnablement juger qu'à la veille de
+la proscription ce n'était pas le temps d'unir sa destinée à celle d'une
+jeune fille notée elle-même d'incivisme. C'eût été là une généreuse
+folie, et M. de Florian n'était capable de folies d'aucune sorte. Il
+professait volontiers avec Parny que:
+
+ Une indifférence paisible
+ Est la plus sage des vertus.
+
+Il était trop prudent pour n'être pas un peu égoïste et il estimait, lui
+aussi, que, dans une pareille époque, c'est assez de vivre, sans rien de
+plus. Madame Le Sénéchal, qui ne se faisait pas d'illusions sur son
+caractère, loin de là, ne tarda pas à acquérir une nouvelle preuve des
+dispositions paisibles du chevalier. Fixée à Montrouge avec sa famille
+dans les derniers mois de 1792, cette dame donna asile au marquis
+d'Audiffret, son gendre, qui était porté sur une liste d'émigrés. Il fut
+dénoncé par des patriotes de Montrouge et aussitôt arrêté. Madame Le
+Sénéchal pria Florian d'attester que M. d'Audiffret n'avait pas quitté
+le territoire de la République. C'était la vérité, mais il y avait péril
+à porter ce témoignage. D'Audiffret n'était point un émigré, mais
+c'était un ci-devant. Son beau-frère, le marquis de Chérisey, avait
+émigré. D'Audiffret était deux fois suspect. Florian, ci-devant
+lui-même, ne pouvait se montrer sans danger. Il s'excusa. Son jeune
+rival, trop heureux de saisir une occasion qu'on lui laissait, s'offrit
+pour témoin. Il courait les plus grands risques en faisant cette
+démarche: car sa collaboration au _Journal de Paris_, avec André
+Chénier, pouvait n'être pas oubliée. Pourtant il n'hésita pas, se
+présenta devant la municipalité et obtint la liberté du beau-frère de
+Sophie. Est-il besoin de dire qu'il n'en fut pas aimé davantage? Heureux
+encore si on lui pardonna d'avoir laissé voir une grandeur d'âme que
+l'homme aimé n'avait point montrée! C'est là un grief qu'une femme qui
+aime ne supporte pas volontiers.
+
+Le chevalier faisait visite assez souvent à madame Le Sénéchal à
+Montrouge. Il avait perdu sa gaieté et ne montrait plus à Sophie ni
+amour ni galanterie. «Un soir, dit Lacretelle, il entra brusquement au
+moment où nous improvisions, vaille que vaille, une comédie-proverbe
+tirée de Gil Blas, où le général Baraguay d'Hilliers, à la grande et
+noble stature, représentait le capitaine Roland, moi _Gil Blas_, et la
+jolie madame d'Audiffret la vieille Hébé, qui servait à boire aux
+voleurs. Je ne vis jamais une figure plus sombre, plus indignée que
+celle de Florian. C'était un prophète aux cheveux hérissés. Il venait de
+lire une séance des Jacobins, pleine d'atroces propositions qui ne
+devaient être que trop tôt converties en décrets, et pour lui il les
+lisait comme autant de décrets déjà rendus. Il semblait se plaire, pour
+nous punir de notre gaieté, à nous pétrifier de terreur. Peu s'en fallut
+qu'il ne nous annonçât notre mort à nous tous. L'avis eût été bon s'il y
+avait eu des moyens de fuir. C'est ce que fit observer avec douceur
+madame Le Sénéchal. Après son départ, nous voulûmes reprendre la pièce
+commencée, mais nous n'y pûmes parvenir.»
+
+Certes le chevalier avait tort de n'être point gai. Je tiens d'une
+personne fort spirituelle et fort sensée que la gaieté est la forme la
+plus aimable du courage. Mais il faut reconnaître que les inquiétudes du
+ci-devant chevalier étaient fondées. Bientôt, cet homme inoffensif,
+victime d'une odieuse et folle suspicion, fut mis en état d'arrestation
+et conduit à la Bourbe. On appelait vulgairement ainsi l'ancien couvent
+de Port-Royal de Paris, devenu une prison sous le nom de Port-Libre.
+C'était une demeure habitable encore, malgré l'encombrement, et dont le
+régime était moins dur que celui des autres maisons d'arrêt.
+
+La compagnie y était excellente. Le soir, les femmes, parées avec grand
+soin, se réunissaient aux hommes dans la salle commune, qu'elles
+transformaient en un salon élégant. Le poète Vigée et le citoyen
+Coittant y disaient des vers. Le baron de Wirbach y donnait des
+concerts, et l'on affirme que ce baron de Wirbach était la première
+viole d'amour de son siècle. Un acacia, planté dans une des cours,
+abritait, dit-on, les plus douces confidences. Un poète reconnaissant le
+célébra dans un ode qui se termine par ce vers:
+
+ Sous son ombrage on fut heureux.
+
+On lit dans le journal d'un des détenus de la Bourbe, à la date du 27
+messidor an II (15 juillet 1794): «On nous a amené ce matin un homme
+bien estimable, le chevalier de Florian, auteur de _Numa_, d'_Estelle_,
+etc.» Trois jours après, les détenus se réunirent, le soir, pour
+entendre un des leurs chanter une chanson du nouveau venu, dont ils
+s'honoraient d'être les compagnons d'infortune. Il ne paraît pas que
+Florian se soit associé à ces pâles fêtes de la captivité. On ne dit pas
+qu'il s'entretint avec les femmes galamment vêtues ni qu'il s'assit, la
+nuit, sous l'acacia. D'ailleurs, sa détention fut de courte durée. Il
+sortit de la Bourbe peu de jours après le 9 Thermidor. De retour dans sa
+chère retraite de Sceaux, il ne put retrouver en lui-même la paix qui
+l'environnait. La fièvre le consumait. À chaque coup frappé à sa porte,
+son imagination troublée lui figurait des patriotes armés de piques
+venus pour l'arrêter. Il languit ainsi quelques semaines et mourut le 29
+fructidor an II (15 septembre 1794), à l'âge de trente-huit ans. Peu de
+mois après, mademoiselle Sophie Le Sénéchal se maria avec un homme
+obscur et riche, et, quatre ans plus tard, Rose Gontier épousa son
+camarade Allaire.
+
+Tel est le véritable Florian. Il battait sa maîtresse, et il n'épousa
+pas mademoiselle Sophie. Mais l'ombre d'Estelle sourit encore sur sa
+tombe dans le cimetière du village où il repose.
+
+
+
+
+À PROPOS DE L'INAUGURATION DE LA STATUE D'ARMAND CARREL À ROUEN
+
+
+Il y a différentes manières, pour un homme de parti, d'inspirer du
+respect à ses adversaires. On y parvient le plus sûrement par une
+longue, immuable et majestueuse incapacité. Mais il n'est pas toujours
+impossible d'en venir à bout par la force du talent unie à la grandeur
+du caractère. Carrel en est un exemple. Ses ennemis politiques, bien
+qu'il leur fût redoutable, s'inclinaient devant la noblesse de son âme.
+Carrel avait été sous-lieutenant avant de devenir journaliste. Il porta
+dans la vie politique les brillantes vertus des armes. Quelques traits
+suffiront à peindre sa fierté.
+
+Fils d'un marchand de toile de la ville de Rouen, Armand Carrel était,
+en 1820, un des plus intelligents et des plus capricieux élèves de
+Saint-Cyr. Sa fougue et son élégance annonçaient un bon officier. Mais
+il était peu docile; il étalait, en outre, avec une généreuse
+imprudence, son admiration pour les soldats de la République et de
+l'Empire. Le commandant de l'École était alors le général comte
+d'Albignac de Castelnau, brave militaire qui, oubliant ses services
+honorables dans la Grande-Armée, se souvenait seulement d'avoir émigré
+en 1791. Il affectait de regarder le libéralisme comme une bassesse
+indigne d'un officier.
+
+--Pensant comme vous faites, dit-il un jour au jeune ami des brigands de
+la Loire, vous feriez mieux de tenir l'aune dans le comptoir de votre
+père.
+
+Carrel lui répondit:
+
+--Mon général, si jamais je reprends l'aune de mon père, ce ne sera pas
+pour mesurer de la toile.
+
+Trois ans plus tard, Carrel se battait en Espagne, contre l'armée de la
+Foi, dans la légion libérale étrangère, composée de Français et
+d'Italiens. Dans un engagement, le colonel commandant la légion, un
+Italien, crut voir que les Français commençaient à plier. Il se jeta au
+galop de leur côté et s'écria:
+
+--Français, vous fuyez!...
+
+Alors Carrel, s'élançant au-devant de son chef, lui dit d'une voix
+forte:
+
+--Vous en avez menti!
+
+L'année suivante, traduit devant un conseil de guerre français, il
+opposait à l'accusation le témoignage de son honneur.
+
+--Dans votre position, lui dit le président, vous ne pouvez invoquer
+l'honneur.
+
+En entendant ces mots, Carrel saisit sa chaise, et il allait la lancer à
+la tête du président lorsqu'il fut entraîné hors de la salle par les
+soldats qui le gardaient.
+
+Voilà l'homme peint en trois traits. La fierté fut le ressort de son
+âme. Aussi n'est-il pas surprenant que, dès l'adolescence, il se soit
+senti du goût pour les armes. Ce n'est pas à dire qu'il eût la vocation
+militaire. Les vertus qui lui manquaient pour faire un soldat exemplaire
+ne sont pas, peut-être, les plus éclatantes; ce ne sont pas assurément
+les moins nécessaires. Il ne savait pas obéir. L'esprit de sacrifice lui
+fit toujours défaut. Il ne soupçonna jamais ce sublime amour du
+renoncement qui fait les bons prêtres et les bons soldats. Aussi
+verrons-nous qu'il resta peu de temps au service et fut loin de s'y
+conduire d'une manière irréprochable.
+
+Il fut nommé sous-lieutenant l'année de la mort de Napoléon. C'était un
+douloureux moment pour entrer dans l'armée. Il est vrai que la loi
+Gouvion Saint-Cyr, votée en 1818, malgré l'opposition des royalistes
+_ultra_, retirait l'avancement au bon plaisir du roi pour le soumettre à
+des règles fixes. Il est vrai que beaucoup d'officiers de l'Empire
+étaient rentrés dans les cadres. Mais le commandement s'exerçait encore
+bien souvent dans un esprit de haine et de rancune. Les vieux soldats,
+punis de leur gloire, obéissaient en frémissant à des fils d'émigrés.
+Ils entendaient crier le sang des héros dont ils avaient été les
+compagnons et qu'on avait indignement mis à mort: Ney, les deux frères
+Fauchet, Labédoyère, Mouton-Duvernet, Charton, sans compter le brave
+colonel Boyer de Peyreleau, condamné à la peine capitale pour avoir
+défendu la Guadeloupe contre les Anglais, sous le drapeau tricolore.
+Cette armée, justement irritée, désespérée, pleine de regrets aussi
+grands que ses souvenirs et haïssant ses drapeaux neufs, était
+travaillée par les nombreuses sociétés secrètes que les libéraux
+organisaient autour d'elle. La _charbonnerie_, née sur la terre
+classique des complots, dans les cabanes des Abruzzes, établissait dans
+toute la France ces réunions mystérieuses qu'elle nommait des ventes,
+parce qu'à l'origine les conjurés se donnaient pour des charbonniers
+vendant leur charbon. Ceux-ci et les «chevaliers de la Liberté», qui
+leur étaient affiliés, tramaient sans relâche des complots militaires,
+débauchant des officiers et des sous-officiers auxquels ils faisaient
+courir plus de dangers qu'ils n'en couraient eux-mêmes.
+
+Carrel était alors sous-lieutenant au 29e de ligne, qui tenait garnison
+dans Belfort et Neuf-Brisach. Très jeune, très ardent, amoureux du péril
+autant que de la liberté, il entra dans un complot qui avait pour but de
+soulever les garnisons de l'Est et de proclamer un gouvernement
+provisoire. Une nuit, il quitta secrètement sa compagnie, qui était à
+Neuf-Brisach, et accompagna un des carbonari à Belfort où devait éclater
+le mouvement. Mais, quand il arriva dans cette ville, les trames étaient
+découvertes, les complices arrêtés ou en fuite. Il reprit à franc étrier
+la route de Neuf-Brisach, où il arriva de bon matin, avant l'exercice.
+Un de ses biographes, ayant raconté ses faits, ajoute: «Lorsqu'on fit
+une instruction pour rechercher les complices des officiers de Belfort
+et surtout pour savoir quel était celui qui s'était rendu de
+Neuf-Brisach dans cette ville, on ne put rien découvrir, et les soupçons
+se portèrent sur tout autre que Carrel; car ses manières légères et
+insouciantes l'avaient fait regarder par ses chefs comme tout à fait en
+dehors des menées.» Cette conséquence de son action dut être
+particulièrement pénible à ce jeune homme loyal, toujours prêt à
+réclamer le prix de ses actes, ce prix fût-il la mort. D'ailleurs, la
+conspiration de Belfort eut des suites plus lamentables. Les
+sous-officiers du 45e de ligne, gagnés par les carbonari, conspiraient
+encore. Les quatre sergents de la Rochelle payèrent de leur tête pour
+tout le monde: car tout le monde était plus ou moins dans l'affaire,
+même La Fayette, même M. Laffitte. On voudrait croire qu'un tel exemple
+fit une impression profonde sur l'esprit de Carrel et que cet homme de
+coeur détesta dès lors ces conjurations militaires dont l'issue la plus
+probable est la perte de quelques malheureux. Mais il faut reconnaître
+que Carrel n'eut jamais un sens juste des devoirs du soldat. Son
+impatience, son orgueil et plus encore le malheur des temps firent de
+lui un mauvais officier. Il ne cessa jamais de conspirer. En garnison à
+Marseille, il envoya à un journal de cette ville des attaques anonymes
+contre son colonel. Il écrivit aussi aux Cortès espagnoles une lettre
+politique qui fut saisie. C'est là une conduite qu'il est impossible
+d'approuver, à quelque parti qu'on appartienne: car elle offense
+grièvement l'esprit militaire et la discipline de l'armée. En 1823,
+quand le gouvernement prépara la campagne d'Espagne, Carrel fut laissé à
+Aix au dépôt de son régiment. Donnant dans cette ville de nouveaux
+sujets de plainte, il reçut l'ordre de garder les arrêts forcés. Cette
+disgrâce lui fut amère. On ne saurait nier qu'il ne l'eût bien méritée.
+J'ai sous les yeux une lettre qu'il écrivit alors au général baron de
+Damas, qui commandait la 10e division militaire. Bien qu'elle soit un
+peu longue, je la donne tout entière, moins encore parce qu'elle est
+absolument inédite que parce qu'elle me semble très intéressante et
+surtout très instructive.
+
+ Mon général,
+
+ J'ai reçu, à Aix, l'ordre de garder les arrêts forcés en attendant
+ une décision du ministre provoquée contre moi par M. le colonel
+ Lachau.
+
+ Je suis accusé par lui d'avoir cherché à exciter des troubles dans
+ la compagnie dont je faisais partie. J'ignore ce qu'il a pu
+ imaginer pour donner un caractère probable à cette accusation;
+ j'ose donc réclamer de vos bontés une enquête prompte et sévère
+ depuis le 10 courant, jour auquel mon ordre de départ pour Aix m'a
+ été remis, jusqu'au 13 courant, mon départ pour cette destination.
+ Le seul exposé des relations qui ont existé entre moi et la 5e
+ compagnie du 1er bataillon, pendant ces trois jours prouvera
+ l'atrocité d'une calomnie dont le but paraît être de me faire
+ passer devant un conseil de guerre sous le poids d'une odieuse
+ prévention.
+
+ Les officiers de ma compagnie et l'adjudant-major de mon bataillon
+ attesteront que je n'ai point paru au quartier depuis l'appel du 10
+ au soir, où j'assistais comme officier de semaine, et un billet que
+ j'ai écrit aux sous-officiers de la 5e compagnie suffira pour me
+ laver des provocations au désordre que l'on m'attribue. L'enquête
+ que je demande ne saurait manquer de m'être favorable; j'en
+ attendrai le résultat pour donner ma démission, fondée sur la
+ double injustice dont je crois avoir à me plaindre. Je ne crois
+ pas, en effet, que rien puisse motiver mon renvoi au dépôt: à peine
+ sorti de l'École militaire, bien portant, aussi capable de servir
+ que qui que ce soit, fermement décidé à faire mon devoir, il
+ n'appartient pas à de vaines opinions de me fermer une carrière
+ qu'on nous montre comme celle de l'honneur, à moins que des mots à
+ peine définis ne soient des garantis de dévouement pour les uns et
+ des titres d'exclusion pour les autres. Mécontent avec de tels
+ motifs de l'être, j'ai pu le témoigner devant des camarades ou des
+ étrangers. La chaleur naturelle à un jeune homme, l'aigreur qui
+ naît du sentiment d'une injustice ont pu donner à mes plaintes un
+ caractère violent, mais il y a loin de là aux tentatives
+ criminelles qu'une vengeance particulière a pu seule inventer pour
+ me perdre, et jamais soldat ni sous-officier n'a entendu de moi les
+ expressions ignobles dont je saurai me laver dans l'enquête que je
+ demande. Je prouverai là, par des récriminations qui me sont
+ faciles, que le mal existant aujourd'hui dans le 29e n'est venu ni
+ de moi, ni des officiers dont je partage la disgrâce, et que celui
+ qui, contre les intentions encore inconnues du ministre et les
+ assurances consolantes que vous-même, mon général, avez bien voulu
+ nous donner, a peint à nos anciens camarades et subordonnés les
+ officiers mis au dépôt comme des artisans de trouble et des ennemis
+ du gouvernement, est le seul capable d'indisposer le régiment, si
+ le dévouement à la monarchie, l'esprit de subordination dont il a
+ donné de si belles preuves avant lui pouvaient cesser d'être
+ inébranlables. C'est le colonel Lachau qui a créé parmi nous des
+ coteries secrètes, des partis qui n'existaient point, et y a
+ distribué, classé les individus selon son caprice. Nous ne
+ connaissions avant lui ni haine, ni défiance, ni espionnage. Il n'y
+ avait point de nuances d'opinion pour des hommes qui servaient
+ également bien. Le colonel s'est séparé de nous. Ses harangues
+ scandaleuses ne nous ont jamais témoigné que des soupçons et de
+ l'animosité. Il a souffert qu'on chantât en sa présence des
+ couplets aussi injurieux pour son corps d'officiers que bassement
+ adulateurs pour lui. J'en ai trop dit peut-être, mon général, mais,
+ si les voix de tous ceux que le colonel force au silence par la
+ terreur pouvaient s'élever avec la mienne, vous verriez jusqu'à
+ quel point il a abusé de l'affreux principe: diviser pour régner.
+
+ J'espère qu'avant la décision du ministre vous aurez la bonté de
+ faire droit à ma demande. Je suis prêt à quitter le service, mais
+ je tiens à confondre d'abord mes accusateurs. Il importe peut-être
+ à la sage modération avec laquelle vous avez toujours commandé
+ qu'aucun des officiers qui ont eu l'honneur de servir sous vos
+ ordres ne soit victime de perfidies qu'une injustice éclairée peut
+ dévoiler. Dans cette confiance, j'ose vous exprimer mes regrets de
+ ne point être appelé à combattre dans les rangs de mes camarades et
+ vous prier de croire aux sentiments avec lesquels j'ai l'honneur
+ d'être,
+
+ Mon général,
+
+ Votre très respectueux et très soumis, CARREL,
+
+ Officier attaché au dépôt du 29e de ligne, à Aix.
+
+Il faut le reconnaître, un tel langage n'est pas digne de Carrel. On
+souffre d'entendre cet officier porter par la voie hiérarchique des
+plaintes contre un chef qu'il avait d'abord secrètement vilipendé dans
+les journaux. On veut croire que le chef qu'il accuse a beaucoup de
+torts. Il est impossible de croire qu'il les ait tous. On a beau se
+reporter aux temps qui étaient cruels, on ne peut qu'excuser Carrel sans
+l'absoudre. Il ne lui sied pas de se porter garant du dévouement du
+régiment à la monarchie. Sa situation était fausse, si son caractère
+était franc; et son langage se ressent de sa situation plus que de son
+caractère. Pour rester égal à lui-même, il devait ne point crier à
+l'injustice et ne point se plaindre après avoir trahi.
+
+Comment ne sentait-il pas dans sa conscience qu'après Neuf-Brisach et
+Belfort il y avait incompatibilité entre l'armée de la Restauration et
+lui, et que la seule chose séante qui lui restât à faire était de se
+démettre en silence?
+
+Hâtons-nous de dire qu'il se démit en effet quelques jours après et que,
+devenu libre, il se jeta dans une aventure héroïque et malheureuse, que
+le patriotisme condamne, mais où il put cependant montrer tout entière
+l'inébranlable fermeté de son coeur.
+
+En effet, pendant que ses anciens compagnons d'armes se massaient sur la
+frontière d'Espagne pour faire une guerre que réprouvent nos instincts
+libéraux et nos sentiments du droit des peuples, mais qui du moins
+n'était point impolitique; car elle fortifia le gouvernement des
+Bourbons en rattachant l'armée au drapeau blanc, pendant que le duc
+d'Angoulême se préparait à franchir la Bidassoa à la tête de
+quatre-vingt mille hommes, Armand Carrel se jetait dans un bateau
+pêcheur qui le débarquait à Barcelone et de là se portait au coeur de la
+Catalogne pour s'engager comme sous-lieutenant au régiment des
+volontaires français, dit régiment Napoléon II, et combattre dans
+l'uniforme de la vieille garde, avec la cocarde tricolore, sous l'aigle
+impérial, pour les Cortès, contre cette armée de la Foi et ces mêmes
+soldats de Ferdinand VII que venaient soutenir les baïonnettes
+françaises, au-dessus desquelles flottaient les fleurs de lis.
+
+Il y montra le plus ardent courage. Mais, hélas! ce fut contre des
+Français. Son régiment décimé dut se fondre avec la légion italienne.
+Après deux jours de combats, où le corps dont il faisait partie perdit
+les deux tiers de son effectif, il se rendit avec ses camarades au
+général de Damas, qui leur laissa leurs épées et les insignes
+distinctifs de leur uniforme. Le gouvernement français ne crut pas
+devoir ratifier cette capitulation, et Carrel, condamné à mort par deux
+conseils de guerre, fut définitivement acquitté par un troisième. Je
+n'entrerai pas dans le détail de ces procédures. Je ne raconte pas la
+vie de Carrel, j'essaye de marquer seulement quelques traits de la
+physionomie de cet homme extraordinaire. C'est un fait digne de
+réflexion que Carrel put, en 1823, combattre contre des Français sans
+manquer à l'honneur. Plus d'un des généraux de l'armée royale qu'il
+avait combattue s'étaient trouvés dans l'armée des Princes en face des
+soldats de la République. L'inspirateur de la guerre d'Espagne, le
+ministre qui l'avait rendue inévitable, Chateaubriand, n'avait-il pas
+servi sous Condé contre la France? Et pourtant Chateaubriand était un
+homme d'honneur. On peut dire, il est vrai, que Chateaubriand, homme de
+l'ancien régime, mit son honneur à combattre pour son roi, tandis
+qu'Armand Carrel appartenait par son origine et par ses sentiments à la
+France démocratique, et qu'il était sans excuse, ne pouvant avoir
+d'autre religion que celle de la patrie. Mais il faut considérer que le
+devoir est difficile dans les époques troublées. Les contemporains de
+Carrel l'ont absous. Leur jugement est rendu. Nous n'avons point qualité
+pour le reviser. Réjouissons-nous seulement des progrès du sentiment
+patriotique, qui interdirait absolument aujourd'hui à tout homme
+d'honneur la conduite que Carrel put croire permise. Lui-même, ayant
+occasion de rappeler, en 1823, comme témoin, devant la cour d'assises
+d'Eure-et-Loir, son passage en Espagne, il le fit dans des termes qui
+trahissaient un noble repentir. «Vous savez, messieurs les jurés,
+dit-il, que le drapeau tricolore a eu aussi son émigration, et que les
+émigrations ne sont pas heureuses.» Il n'y a rien à ajouter à cette
+parole. D'ailleurs, Carrel se trompa plus d'une fois. Mais il fut
+souvent héroïque, toujours désintéressé. Et cette tournure d'esprit
+donne à quelques-unes de ses erreurs mêmes un caractère superbe. Il ne
+considéra jamais son propre intérêt. Il avait un magnifique dédain de ce
+que le vulgaire estime de plus. «Il lui est arrivé une fois, dit son
+biographe, en jetant au feu des papiers indifférents, d'y jeter en même
+temps un billet de banque qui lui faisait grand besoin.» Carrel fut plus
+à l'aise dans la vie civile qu'il ne l'avait été dans la vie militaire.
+Il devint en peu d'années un grand journaliste. Par la force de son
+caractère plus encore que par celle de son talent, il conquit d'emblée
+l'opinion. Pourtant il faut estimer très haut les articles qu'il donna
+au _Producteur_, au _Constitutionnel_, à la _Revue française_, à la
+_Revue américaine_, à la _Revue de Paris_ et ceux qu'il publia en si
+grand nombre dans _le National_, dont il était l'âme. Carrel fut un très
+grand journaliste. Il pensait vite et juste; il s'exprimait avec une
+pureté et une fermeté classiques. Ceux qui savent encore ce que c'est
+que d'écrire admirent la robuste nudité de son style.
+
+Un si beau talent ne s'était pas formé sans étude. Carrel avait beaucoup
+lu et beaucoup réfléchi. Il avait mis dans le bateau de pêche qui
+l'avait porté en Espagne une trentaine de volumes choisis qu'il lisait
+au bivouac, entre deux alertes, imitant ainsi les grands capitaines,
+auxquels il ressemblait par la promptitude et l'audace de l'intelligence
+autant que par la fermeté du coeur. Aussi montra-t-il, jeune encore, un
+esprit bien armé. Il avait gardé de son premier état un vif amour des
+choses militaires, et, bien qu'il ait traité avec talent d'innombrables
+sujets de politique, d'économie sociale et de littérature, ses plus
+belles pages sont inspirées par l'art de la guerre. L'article, entre
+autres, qu'il consacra en 1832 aux _Mémoires de Gouvion Saint-Cyr_ est
+un mâle chef-d'oeuvre qui devrait être étudié et commenté dans nos écoles
+militaires. Il commence par ces mots: «On persuaderait difficilement aux
+hommes, et surtout aux hommes de notre temps, qui ont vu beaucoup de
+militaires, que l'art de la guerre est celui de tous peut-être qui donne
+le plus d'exercice à l'esprit. Cela est pourtant vrai, et ce qui fait
+cet art si grand, c'est qu'il exige le caractère autant que l'esprit, et
+qu'il met en action et en évidence l'homme tout entier.» J'éprouve un
+véritable malaise à ne pouvoir tout citer.
+
+Derrière l'écrivain on sentait l'homme. Carrel répondit toujours de ce
+qu'il écrivait. Sa polémique ardente le conduisit trois fois sur le
+terrain. Il mettait un soin extrême à arranger à l'amiable les affaires
+d'honneur de ses amis; mais il avait moins de patience quand il
+s'agissait des siennes. Tous les détails du duel qui eut pour lui une
+issue funeste ont été relatés minutieusement; j'en veux rappeler
+quelques-uns, qui sont des traits de caractère. Arrivé sur le terrain,
+il s'avança vers M. Emile de Girardin, son adversaire, et lui dit:
+
+--Monsieur, vous m'avez menacé d'une biographie. La chance des armes
+peut tourner contre moi; cette biographie, vous la ferez alors,
+monsieur; mais, dans ma vie privée et dans ma vie politique, si vous la
+faites loyalement, vous ne trouverez rien qui ne soit honorable,
+n'est-ce pas, monsieur?
+
+--Oui, monsieur, répondit M. de Girardin.
+
+Carrel tira le premier. M. de Girardin s'écria:
+
+--Je suis touché à la cuisse, et fit feu.
+
+--Et moi à l'aine, dit Carrel après avoir essuyé le feu de son
+adversaire.
+
+Il eut encore la force d'aller s'asseoir sur un talus au bord de
+l'allée, où ses témoins et son médecin lui donnèrent les premiers soins.
+Puis ils le prirent dans leurs bras pour le porter dans une maison
+voisine. En passant auprès de M. Girardin, il voulut s'arrêter.
+
+--Souffrez-vous, monsieur de Girardin? demanda-t-il.
+
+Il mourut après quarante-cinq heures de souffrances, à l'âge de
+trente-six ans, le 24 juillet 1836. Il avait donné dans sa vie trop
+courte, malgré de graves fautes, l'exemple d'une volonté ferme, d'un
+mâle courage et d'une intelligence généreuse. Les âmes ainsi trempées
+étaient rares de son temps; peut-être sont-elles encore plus rares
+aujourd'hui. Il est croyable pourtant que notre époque vaut mieux que la
+sienne et qu'il est meilleur d'y vivre. Elle est moins violente et moins
+troublée. Le sentiment national s'est affermi. Bien des abîmes, jadis
+béants, sont comblés. Bien des réconciliations sont faites. D'autres se
+feront insensiblement. Nous avons la vie plus facile et des devoirs
+mieux tracés. Dans la régularité présente, les médiocres eux-mêmes
+savent se garder contre les erreurs dans lesquelles les meilleurs
+étaient autrefois entraînés.
+
+
+
+
+LOUIS DE RONCHAUD
+
+SOUVENIRS
+
+
+J'apprends en ce moment avec une vive douleur que M. de Ronchaud vient
+de mourir à Saint-Germain.
+
+Je le connaissais depuis mon enfance. Sa loyale figure est associée à
+mes plus vieux souvenirs. Je le vois encore tel qu'il était vers 1860,
+tout blond, le front découvert, l'oeil bleu, avec un air de douceur et de
+gravité profondes et la simplicité des grandes âmes. Je l'entends encore
+parler de l'art grec et de l'art florentin comme le plus candide amant
+de leur beauté. Alors il préparait son _Phidias_; alors M. de Lamartine
+lui consacrait un numéro entier du _Cours familier de littérature_.
+
+Autant qu'il m'en souvient, l'image que le grand poète traçait de notre
+ami était vague, idéale, élyséenne et pourtant ressemblante. «M. de
+Ronchaud, disait il eût été dans d'autres temps un orateur comme il est
+un poète et un historien de l'art.» Pour être tout à fait orateur, il
+eût fallu que M. de Ronchaud vécût dans des temps fabuleux et qu'un dieu
+vînt délier sa langue; car il parlait les dents serrées, d'une voix
+sourde et rauque. Mais il était éloquent par la force de la pensée, par
+la sincérité de l'expression et par l'incomparable beauté du regard.
+
+Sa conversation fut un de mes premiers enchantements. J'étais encore un
+enfant. Bien souvent, au retour du collège, je l'entendais parler au
+milieu du petit cercle qui se formait tous les soirs dans le magasin de
+librairie de mon père. Il me ravissait. Je ne comprenais pas tout ce
+qu'il disait. Mais, quand on est très jeune, on n'a pas besoin de tout
+comprendre pour tout admirer. Je sentais qu'il était en possession du
+beau et du bien. J'étais sûr qu'il partageait la table des dieux et le
+lit des déesses.
+
+Le lendemain, en classe, je devinais que mon modeste professeur n'était
+point de cette race divine, et je l'en méprisais. J'étais choqué de le
+voir si ignorant de la beauté antique. C'est ainsi que l'influence de M.
+de Ronchaud me fit manquer un certain nombre de classes dont je passai
+le temps au Louvre, devant une métope du Parthénon. Mais, comme dit M.
+Renan, on peut faire son salut par diverses voies.
+
+M. de Ronchaud savait aimer. C'est un secret qu'il connut toute sa vie
+et qui l'empêcha de vieillir. M. de Ronchaud aima toute sa vie la
+poésie, l'art et la liberté.
+
+Il fréquentait, sous l'empire, le salon de madame d'Agoult, centre de
+l'opposition républicaine. Il était lui-même un ardent républicain. Je
+me rappelle encore un article qu'il donna en 1856, dans la _Revue de
+Paris_, à propos du _César_ de M. de Lamartine et d'une étude sur le
+même personnage par M. Troplong. Ce divin Jules passait alors de durs
+moments. On lui faisait tous les mauvais compliments qu'on ne pouvait,
+pas faire à Napoléon III. M. de Ronchaud se conforma à cet usage. Il
+reprocha en termes couverts au fils auguste de Vénus d'avoir fait le 2
+Décembre. Je crois bien que cet article fut poursuivi; car il souleva
+beaucoup d'enthousiasme parmi mes camarades de classe. Nous en récitions
+des tirades dans les cours de récréation, et il ne me serait pas
+impossible d'en retrouver encore aujourd'hui quelques phrases dans ma
+mémoire: «Pour grands que soient les Césars, au dire de leurs flatteurs,
+eussent-ils fait un pacte avec la victoire, et le monde entier fût-il
+pour eux, nous..., etc., etc.» C'était bien naïf, mais que cela nous
+semblait beau!
+
+M. de Ronchaud avait le génie intérieur et l'âme d'un grand poète. Il
+sentait comme Lamartine, mais l'expression ne servait pas toujours sa
+pensée. Il portait jusque dans ses vers cette négligence, cet abandon,
+cet oubli de soi que ses amis savent bien qu'il étendait à toute sa
+personne: car ils l'ont connu fort insoucieux de tout ce qui le touchait
+et laissant à sa noblesse naturelle le soin de réparer seule le désordre
+de ses habits. Ses vers pareillement sont incultes et beaux d'une beauté
+native. Je songe surtout à son dernier recueil, les _Poèmes de la mort_.
+C'est sans doute en le lisant que M. D. Nisard a dit qu'avec une forme
+plus châtiée M. de Ronchaud serait un des premiers poètes de ce siècle.
+Il y a, en effet, dans ce recueil un poème de quinze cents vers, _la
+Mort du Centaure_, dont on ne peut sentir sans frissonner le souffle
+puissant. Je citerai les plaintes du vieux Chiron, regrettant sa
+jeunesse et la jeunesse des choses, qui s'en sont allées ensemble:
+
+ Encore un jour de plus levé sur l'univers!
+ Que j'en ai vu depuis que mes yeux sont ouverts!
+ Que d'aurores depuis cette joyeuse aurore
+ Où ma course à travers l'air brillant et sonore
+ Vint réveiller l'écho dormant dans ces vallons!
+ Les jours comme aujourd'hui ne me semblaient pas longs.
+ Étonné de moi-même et de mon être étrange,
+ De l'homme et du cheval mystérieux mélange,...
+
+ * * * * *
+
+ Curieux d'inconnu, l'âme de désirs pleine,
+ J'embrassais d'un regard, j'aspirais d'une haleine
+ Et l'air et la lumière, et la terre et le ciel.
+ Tout était liberté, joie, amour, lait et miel.
+ Cette immortalité, qui maintenant me pèse,
+ Je la portais superbe, avec un coeur plein d'aise,
+ Et, sur la terre en fleurs, sous les cieux éclatants,
+ Libre, je m'emparais de l'espace et du temps.
+ Un jour, je rencontrai Pholoë sur la cime
+ Où m'avait emporté mon vertige sublime.
+ Superbe, le front haut, ses longs cheveux épars,
+ Les seins au vent, le ciel était dans ses regards.
+ On eût dit à la voir, dans sa grâce ingénue,
+ Une fille du ciel, une enfant de la nue,
+ Ou la divinité sauvage du vieux mont.
+ Moitié femme, moitié cavale, son beau front
+ Rayonnait dans l'air pur de lumière et de gloire,
+ Et son pied frémissant creusait la terre noire.
+ Que je la trouvai belle! Elle me regarda...
+
+ * * * * *
+
+ À mon désir muet son âme fut séduite;
+ Et tous deux emportés par une même fuite,
+ Nous allâmes cacher dans les bois nos amours...
+
+Ce poème de _la Mort du Centaure_ est inspiré par une belle philosophie.
+Ayant la joie de dîner il y a quelques jours avec un très grand sage,
+j'appris de lui quelle philosophie il est convenable d'avoir si l'on
+veut n'être pas trop dupe de la vie et des choses.--«C'est, me dit ce
+sage, le panthéisme pour soi et le déisme pour les autres.» M. de
+Ronchaud ne connut jamais une sagesse si prudente. Il était panthéiste
+pour les autres comme pour lui-même. Il professait une riante obéissance
+aux lois éternelles. Il croyait hautement aux dieux bons cachés dans la
+nature. De toutes les doctrines philosophiques, le panthéisme est
+assurément la plus favorable à la poésie. M. de Ronchaud doit au
+panthéisme ses plus beaux vers. Ce poème de Chiron, dont j'ai cité un
+passage, est un admirable cantique chanté à la divine nature. Le vieux
+centaure y symbolise l'humanité et, quand l'oracle de Dodone dit au
+bestial et noble sagittaire:
+
+ Tes parents
+ Sont dans les flots profonds et les cieux transparents,
+ Et toute la nature, alliée à ta race,
+ Dans sa maternité t'enveloppe et t'embrasse!
+
+ce sont nos propres origines que le poète nous enseigne.
+
+Chiron, rassasié de la vie, a soif de la mort. Il sait qu'elle est
+bonne, qu'elle est nécessaire, qu'elle est divine puisqu'elle est
+naturelle. Il aspire à rentrer dans le grand tout.
+
+La pensée du centaure était bien celle de M. de Ronchaud lui-même. Comme
+il avait beaucoup de candeur, il croyait à la bonté de la nature, et
+cette illusion fit la douceur de sa vie.
+
+M de Ronchaud publia en 1861 un livre intitulé: _Phidias, sa vie et ses
+ouvrages_. C'est à Londres, devant les marbres arrachés au Parthénon,
+qu'il eut la première idée de ce livre. En contemplant ces beaux restes,
+il fut saisi d'une généreuse émotion et, songeant à l'art grec et à ses
+paisibles merveilles, il s'écria avec Chandler: «Il a disparu, ce
+banquet des yeux, et il n'en reste rien de plus que d'un songe!» Le
+récit qu'il a fait de sa visite à la salle Elgin du British Muséum garde
+l'empreinte d'une ardente et pieuse admiration: «Il semble, dit M. de
+Ronchaud, qu'on a devant les yeux les morceaux d'une lyre antique
+brisée: on essaye de les rassembler par la pensée et d'évoquer encore
+une fois le génie qui animait les cordes muettes. Mais les membres
+dispersés du poète ne se réuniront plus; la tête d'Orphée, échouée sur
+un rivage barbare, n'exhale plus qu'une mélodie confuse et plaintive.
+
+»Et cependant quelle beauté respire dans ces ruines de la beauté! Nulle
+part on ne sent mieux la puissance de l'art et du génie que devant ces
+débris d'où rien n'a pu effacer l'empreinte de la main qui s'y est posée
+autrefois pour leur donner la vie avec la forme. La forme a été brisée,
+mais la vie éclate encore dans ces restes épars. Sur cette création, à
+moitié rentrée dans le chaos d'où le génie l'avait fait sortir, plane
+encore le souffle qui l'avait autrefois suscitée; il semble même par
+moments qu'on va la voir de nouveau surgir dans sa glorieuse intégrité.
+Mais bientôt on s'aperçoit combien l'imagination est impuissante à
+restaurer ces chefs-d'oeuvre de l'art antique. Le regret de
+l'irréparable, l'attrait du problème insoluble ajoutent alors pour nous
+à la beauté de ces statues le seul charme qui leur ait manqué dans le
+temps de leur gloire, la poésie du mystère et de l'infini. Le sentiment
+qu'elles font naître tient à la fois de la tendresse et de l'admiration
+pour la beauté humaine, de l'enthousiasme pour le génie, du respect de
+l'antiquité, de la tristesse qui s'attache aux ruines, de la curiosité
+pour une énigme et de l'inquiétude d'un désir irréalisable[10].»
+
+Ce livre, conçu si ardemment, fut exécuté avec un soin laborieux. Il
+représentait, quand il parut, l'état de la science. Il ne faut pas se
+plaindre si vingt-sept ans de travaux archéologiques et de fouilles dans
+le sol de la Grèce l'ont un peu vieilli. M. de Ronchaud en préparait,
+peu de temps avant sa mort, une nouvelle édition entièrement remaniée.
+Il faut espérer que de pieux éditeurs la publieront bientôt.
+
+Ce sont les travaux les plus nobles et les plus désintéressés sur
+l'histoire de l'art qui désignèrent M. de Ronchaud au poste
+d'administrateur des musées nationaux. L'exemple d'un tel choix est
+assez rare pour qu'on félicite ceux qui l'ont donné. On peut dire que M.
+de Ronchaud honora les fonctions auxquelles il fut élevé et que, s'il
+n'avait pas toutes les aptitudes spéciales d'un parfait administrateur,
+il ne cessa de montrer, dans son trop court passage au Louvre, cet amour
+ardent et lumineux du beau et du bien qui inspira toute sa vie.
+
+Il emporte en mourant les plus pures et les plus nobles visions que les
+chefs-d'oeuvre de l'art aient jamais imprimées dans une âme bien née. Il
+nous laisse quelques vers admirables, des pages où l'enthousiasme est
+uni à la science et le souvenir d'une belle vie.
+
+
+
+
+LA TERRE
+
+
+Vous savez que M. Zola vient d'éprouver le même traitement que le
+patriarche Noé. Cinq de ses fils spirituels ont commis à son égard,
+pendant qu'il dormait, le péché de Cham. Ces enfants maudits sont MM.
+Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et
+Gustave Guiches. Ils ont raillé publiquement la nudité du père. M.
+Fernand Xau, imitant la piété de Sem, a étendu son manteau sur le
+vieillard endormi. C'est pourquoi il sera béni dans les siècles des
+siècles. Ainsi l'ancienne loi est l'image de la nouvelle et M. Émile
+Zola est véritablement Celui qui avait été annoncé par les prophéties.
+
+Tous les journaux ont publié le manifeste littéraire de MM. Gustave
+Guiches, Paul Margueritte, Lucien Descaves, J.-H. Rosny et Paul
+Bonnetain. Voici comment le nouveau roman du maître, _la Terre_, y est
+apprécié: «Non seulement l'observation est superficielle, les trucs
+démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la
+note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses
+que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le
+Maître est descendu au fond de l'immondice.»
+
+Ainsi parlent les Cinq. Leur déclaration a causé quelque surprise. Il y
+en a pour le moins deux d'entre eux qui ne sont pas tels qu'il faut être
+pour jeter la première pierre. M. Bonnetain, pour sa part, est l'auteur
+d'un roman qui ne passe pas pour chaste. Il est vrai qu'il répond
+qu'ayant commencé comme finit M. Zola, il compte bien finir comme M.
+Zola a commencé. Mais le manifeste, en lui-même, n'est pas
+irréprochable. Il contient des appréciations sur l'état physiologique de
+l'auteur de _la Terre_ qui passent les bornes de la critique permise.
+Expliquer l'oeuvre par l'homme est un procédé excellent quand il s'agit
+du _Misanthrope_ ou de l'_Esprit des Lois_, mais qui ne saurait être
+appliqué sans inconvénients aux ouvrages des contemporains. Les romans
+de M. Zola appartiennent à la critique, et l'on verra tout à l'heure si
+je crains de dire ce que j'en pense. Quant à la vie privée de M. Zola,
+elle doit être absolument respectée; il n'y faut point rechercher la
+raison des obscénités qu'il étale dans ses livres. On ne veut pas savoir
+si c'est par goût ou si c'est par intérêt que M. Zola accorde tant à la
+lubricité. Enfin le manifeste se termine par un avis aux lecteurs qui,
+venant de jeunes romanciers, n'a pas paru tout à fait désintéressé. «Il
+faut, ont dit les Cinq, il faut que le jugement public fasse balle sur
+_la Terre_ et ne s'éparpille pas en décharge de petit plomb sur les
+livres sincères de demain.» Évidemment ces messieurs ont quelques
+volumes sous presse. Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer dans ce
+conseil, ou de son astuce ou de son ingénuité.
+
+Les Cinq n'ont point attendu, pour juger _la Terre_, d'en connaître la
+fin. M. Zola s'en est plaint. Il est vrai qu'ordinairement, pour juger
+une oeuvre, il faut attendre qu'elle soit terminée. Mais ce n'est pas ici
+une oeuvre ordinaire. _La Terre_ n'a ni commencement ni milieu. M. Zola,
+quoi qu'il fasse, n'y saurait mettre une fin. C'est pourquoi je me
+permettrai, à l'exemple de ces messieurs, d'en dire tout de suite mon
+avis. J'en suis resté au moment où la Grande, paysanne de
+quatre-vingt-neuf ans, est violée par son petit-fils, ainsi qu'il est
+dit au quatre-vingt-sixième feuilleton. On est donc averti que ce que je
+vais dire ne s'applique pas aux faits postérieurs à ce trait de moeurs
+champêtres.
+
+Le sujet du livre, est, comme le titre l'indique, la terre. Au dire de
+M. Zola, la terre est une femme ou une femelle. Pour lui, c'est tout un.
+Il nous montre «les anciens mâles usés à l'engrosser». Il nous décrit
+les paysans qui veulent «la pénétrer, la féconder jusqu'au ventre», qui
+l'aiment «pendant cette intimité chaude de chaque heure» et qui
+respirent «avec une jouissance de bon mâle l'odeur de sa fécondation».
+
+C'est là de la rhétorique brutale, mais de la rhétorique encore.
+D'ailleurs, tout le livre est plein de vieux épisodes mal rajeunis, la
+veillée, la fenaison, la noce champêtre, la moisson, les vendanges, la
+grêle, l'orage, déjà chanté par Chênedollé avec un sentiment plus juste
+de la nature et du paysan; le semeur, dont Victor Hugo avait montré «le
+geste auguste»; la vache au taureau, dont M. Maurice Rollinat a fait un
+poème assez vigoureux. Avez-vous lu, par hasard, le _Prædium rusticum_?
+C'est un poème en vers latins qu'un jésuite du XVIIIe siècle, composa à
+l'imitation de Virgile, pour les écoliers. Eh bien, le livre de M. Zola
+m'a fait songer à celui du P. Vanière, par je ne sais quel fond poncif
+qui leur est commun. Rien, dans ces pages d'un pseudo-naturaliste, ne
+révèle l'observation directe. On n'y sent vivre ni l'homme ni la nature.
+Les figures y sont peintes par des procédés d'école qui semblent
+aujourd'hui bien vieux. Que dire de ce notaire «assoupi par la digestion
+du fin déjeuner qu'il venait de faire?», de ce curé apparu «dans
+l'envolement noir de sa soutane?», de cette maison qui «était comme ces
+très vieilles femmes dont les reins se cassent?», de ce «bruit doux et
+rythmique des bouses étalées?», de cette «douceur berçante qui montait
+des grandes pièces vertes»? Voyons-nous mieux les paysans attablés quand
+on nous a dit qu'«un attendrissement noyait leurs faces»? M. Zola n'a
+guère mis dans ce nouveau livre que ses défauts. Le plus singulier est
+l'effet de cet oeil de mouche, de cet oeil à facettes qui lui fait voir
+les objets multipliés comme à travers une topaze taillée. C'est ainsi
+qu'il termine la description, assez exacte et assez vive d'ailleurs,
+d'un marché dans un chef-lieu de canton, par ce trait inconcevable: «De
+grands barbets jaunes se sauvaient en hurlant, une patte écrasée.» C'est
+ainsi qu'une hallucination lui fait voir des myriades de semeurs à la
+fois. «Ils se multipliaient, dit il, pullulaient comme de noires fourmis
+laborieuses, mises en l'air par quelques gros travail, s'acharnant sur
+une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse; et l'on
+distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné,
+toujours le même, cet entêtement d'insectes en lutte avec l'immensité du
+sol, victorieux à la fin de l'étendue et de la vie.»
+
+M. Zola ne nous montre pas distinctement les paysans. Ce qui est plus
+grave encore, c'est qu'il ne les fait pas bien parler. Il leur prête la
+loquacité violente des ouvriers des villes.
+
+Les paysans parlent peu; ils sont volontiers sentencieux et expriment
+souvent des idées très générales. Ceux des régions où l'on ne parle pas
+patois ont pourtant des mots savoureux qui gardent le goût de la terre.
+Rien de cela dans les propos que M. Zola met dans leur bouche.
+
+M. Zola[11] prête aux campagnards des propos d'une obscénité prolixe et
+d'une lubricité pittoresque qu'ils ne tinrent jamais. J'ai causé
+quelquefois avec des paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur
+parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis
+pas qu'ils parlent aussi bien qu'Alcinoüs et les vieillards d'Homère;
+tant s'en faut! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la
+façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue
+lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est
+courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont
+héroïques et non pas amoureuses: elles ont trait à de grands coups
+donnés ou reçus, à des exemples de force et d'audace, à des hauts faits
+de batteries ou de buveries.
+
+J'ai le regret d'ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre
+compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l'accablante
+monotonie de ses formules: «Sa chair tendre de colosse,--son agilité de
+brune maigre,--sa gaieté de grasse commère,--la nudité de son corps de
+fille solide.»
+
+Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet,
+Bastien-Lepage l'ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des
+visages, la raideur solennelle qu'un incessant labeur donne au corps,
+les harmonies de l'homme et de la terre, la grandeur de la misère, la
+sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue,
+rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la
+beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l'envi. Quand il nomme un
+village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom; l'homme
+s'appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l'Aigre. Il y a
+pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux
+surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s'y baignaient autrefois,
+des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M.
+Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.
+
+Il n'a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce
+péché mystérieux dont parle l'Écriture, le plus grand des péchés, le
+seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette
+irrémédiable infirmité? M. Zola nous montre dans _la Terre_ un paysan
+crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs
+cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne
+manque jamais de l'appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des
+phrases comme celles-ci: «C'était Jésus-Christ qui s'empoignait avec
+Flore, à qui il demandait un litre de rhum.--Ce qu'il rigolait,
+Jésus-Christ, de la petite fête de famille!...--Jésus-Christ était très
+venteux.» Il n'y a pas besoin d'être catholique ni chrétien pour sentir
+l'inconvenance de ce procédé.
+
+Mais le pire défaut de _la Terre_, c'est l'obscénité gratuite. Les
+paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la
+nuit, que redoutent les moines et qu'ils conjurent en chantant à vêpres
+les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu'à l'aube le chevet des
+cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d'incestes. Le
+travail des champs, loin d'y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous
+les buissons un garçon de ferme presse «une fille odorante ainsi qu'une
+bête en folie».
+
+Les aïeules y sont violées, comme j'ai déjà eu le regret de vous le
+dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il
+est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier.
+
+Il a plu à M. Zola de loger dans ce village de Rognes deux époux, M. et
+madame Georges, lesquels ont gagné une honnête aisance en tenant à
+Chartres une «maison Tellier» qu'ils ont cédée à leur gendre et qu'ils
+surveillent encore avec sollicitude.
+
+C'est le conte bien connu de M. Guy de Maupassant, mais amplifié, grossi
+d'une manière absurde, étalé jusqu'à l'écoeurement. Madame Georges a
+amené, à Rognes un vieux chat, qu'elle avait à Chartres.. Ce chat,
+«caressé, dit M. Zola, par les mains grasses de cinq ou six générations
+de femmes,... familier des chambres closes... muet... rêveur... voyait
+tout de ses prunelles amincies dans leur cercle d'or». Et M. Zola ne
+s'arrête pas là; il transforme ce chat en je ne sais quelle figure
+monstrueuse et mystique de génie oriental, en une sorte de vieillard
+noyé et confit, comme l'Hérode de Gustave Moreau, dans la volupté comme
+dans du miel. Puis, quand on en a fini avec le chat, c'est une bague,
+une simple alliance d'or, usée au doigt de madame Charles, qui est fée
+et qui raconte des choses sans nom.
+
+M. Zola a comblé cette fois la mesure de l'indécence et de la
+grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu'elle a de
+plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa
+vache vêle. «Ça crève!» dit un des témoins, qui ne parle pas de la
+vache. La crudité des détails passe toute idée.
+
+Il n'a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je
+lui en veux encore d'avoir sali l'innocente vache en étalant sans pitié
+les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous
+donner la raison de mon indignation. Il m'est arrivé, il y a quelques
+années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait
+cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux
+yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le
+petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant,
+beau à voir, je vous assure, et c'est une honte que de profaner ces
+mystères augustes. M. Zola dit d'un de ses paysans qu'il avait
+«l'affolement de l'ordure». C'est un affolement qu'aujourd'hui M. Zola
+prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant _la Terre_, il
+a donné les Géorgiques de la crapule[12].
+
+Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un
+gros talent, il se peut. Qu'il lui en reste encore quelques lambeaux,
+cela est croyable, mais j'avoue que j'ai toutes les peines du monde à en
+convenir. Son oeuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on
+peut dire qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas nés.
+
+Certes, je ne lui nierai point sa détestable gloire. Personne avant lui
+n'avait élevé un si haut tas d'immondices. C'est là son monument, dont
+on ne peut contester la grandeur. Jamais homme n'avait fait un pareil
+effort pour avilir l'humanité, insulter à toutes les images de la beauté
+et de l'amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais
+homme n'avait à ce point méconnu l'idéal des hommes. Il y a en nous
+tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez
+les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce
+qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M.
+Zola ne le sait pas. Il y a dans l'homme un besoin infini d'aimer qui le
+divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent
+parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il
+est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées; il est des
+âmes pures et des coeurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des
+faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté
+touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de
+toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l'homme auguste à
+l'homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont
+décentes, que l'ironie philosophique est indulgente et douce, et que les
+choses humaines n'inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits:
+l'admiration ou la pitié. M. Zola est digne d'une profonde pitié.
+
+
+
+
+M. THIERS HISTORIEN
+
+_À propos de l'inauguration du monument de M. Thiers au Père-Lachaise._
+
+
+
+Samedi dernier, le monument funèbre élevé dans le cimetière du
+Père-Lachaise à la mémoire de M. Thiers a été inauguré en présence de la
+famille et de quelques amis. Cette cérémonie intime marque le dixième
+anniversaire de la mort de M. Thiers, survenue à Saint-Germain en Laye
+le 3 septembre 1877. Dix ans! c'est déjà la postérité. Il est
+intéressant de rechercher comment les livres de cet homme illustre se
+soutiennent devant elle.
+
+L'_Histoire de la Révolution_ et l'_Histoire du consulat et de
+l'Empire_, par M. Thiers, furent, pendant plus de trente ans, les livres
+qu'on lut le plus en France, si l'on excepte _les Trois mousquetaires_,
+qui, l'on en conviendra, n'appartiennent pas au même genre. On dit que
+les lecteurs de ces ouvrages ont diminué depuis dix ans; je suis disposé
+à le croire; mais il est certain qu'ils sont très nombreux encore.
+
+Quant aux jugements qu'on en porte aujourd'hui,--je parle des jugements
+qui font loi,--ils sont très divers. Convenons que la nouvelle école
+historique ne leur est pas très favorable. Mais il faut se garder des
+jugements trop généraux et entrer un peu dans le détail des choses.
+
+C'est en 1823 que M. Thiers commença son _Histoire de la Révolution_. On
+n'avait alors sur cette grande époque que le témoignage des
+contemporains. MM. Berville et Barrière publiaient la volumineuse
+collection de _Mémoires_ à laquelle leur nom est attaché. Tous les
+lecteurs un peu généreux se sentaient remués jusqu'au fond de l'âme par
+ces pages brûlantes, écrites dans la prison ou l'exil, sous le coup de
+la proscription et de la mort, par ces testaments publics de madame
+Roland et de tant d'autres victimes héroïques. Déjà naissait la légende
+des Girondins. Le livre de M. Thiers fut conçu dans le feu de cet
+enthousiasme.
+
+Il n'était préparé ni par de longues études, ni par de graves
+méditations. M. Thiers, fort jeune encore, montrait plus de spirituelle
+pétulance que de profondeur méditative. Ce petit homme, grisé par la
+capiteuse nouveauté de la vie, demandait au monde le plaisir avant la
+puissance. Il faisait, dit-on, des soupers qui ne convenaient pas à son
+tempérament délicat et se promenait, non sans péril, sur Ibrahim, son
+cheval pie. Cependant il n'inspirait pas de confiance aux éditeurs.
+Quand il proposa aux libraires Lecointe et Durey une histoire de la
+Révolution dont il avait le plan dans la tête, ces messieurs restèrent
+indécis. Ils avaient besoin d'un ouvrage de ce genre pour continuer
+Anquetil; mais ils n'osaient en confier l'exécution à un inconnu. Enfin,
+après y avoir suffisamment réfléchi, ils acceptèrent l'offre de M.
+Thiers, à la condition qu'il signât le livre avec Félix Bodin. Ce Félix
+Bodin, qui servit de caution à M. Thiers, n'était guère moins jeune que
+lui, mais il était connu comme historien. Il faisait des résumés
+historiques et il en faisait faire. Son industrie prospérait. C'est un
+grand hasard si, en bouquinant aujourd'hui sur les quais, on ne trouve
+pas dans la boîte à quatre sous quelques-uns de ces résumés. Ceux de
+l'histoire de France et de l'histoire d'Angleterre sont de Félix Bodin
+lui-même. Armand Carrel et Amédée Thierry ont débuté tous deux dans le
+magasin de cet entrepreneur d'histoire.
+
+Les deux premiers volumes de l'_Histoire de la Révolution_ parurent avec
+la signature de Félix Bodin et A. Thiers. Il ne semble pas que Bodin y
+ait mis autre chose que son nom. Ces deux volumes furent accueillis avec
+faveur par le public. Ils embrassent toute la Constituante et une grande
+partie de la Législative. Leur succès s'explique sans peine; ils
+représentaient le premier essai d'une histoire générale de ces
+évènements qui changèrent la France et remuèrent le monde; les auteurs
+ou, pour mieux dire, l'auteur y jugeait avant tout autre la Révolution
+au nom de la jeune génération qui en sortait. Aujourd'hui, ces deux
+volumes paraissent un peu faibles. Les neufs autres, signés par M.
+Thiers seul, furent publiés de 1824 à 1827. Ils sont bien supérieurs. M.
+Thiers avait appris beaucoup de choses en peu de mois. Il avait vu, chez
+Manuel et chez M. Laffitte, d'anciens constituants, des montagnards
+échappés à la Convention, des survivants des Cinq-Cents, du Corps
+législatif et du Tribunal, des vieux généraux de la République, des
+fournisseurs des armées; il avait mesuré tous ces débris, interrogé
+toutes ces ombres; il avait même travaillé la guerre avec Jomini et les
+finances avec le baron Louis.
+
+Ces témoins du passé, il les écoutait autant qu'il pouvait écouter,
+n'étant pas grand écouteur de son naturel; il les devinait surtout;
+c'est à cela qu'il excella toujours. Le troisième volume porte déjà le
+témoignage de ce commerce avec les hommes et de cette pratique des
+choses si indispensables à l'historien. Il est informé, vivant,
+lumineux. Qui donc a dit si bien de Thiers qu'il arrive dans la
+Révolution avec les Marseillais eux-mêmes, à la veille du 10 Août? Mais
+la source de son inspiration n'était pas tout entière dans l'étude du
+passé. Il ne vivait point enfermé dans son oeuvre. Les affaires présentes
+l'occupaient autant pour le moins que les souvenirs de la Convention. En
+1824, le chef de la fraction ultraroyaliste était monté sur le trône. Ce
+qui animait M. Thiers d'un souffle dont l'ardeur passait dans son livre,
+c'était le ministère Villèle, la loi du sacrilège, le milliard des
+émigrés, la censure, c'était l'effort du gouvernement pour revenir à
+l'ancien régime. Son histoire se ressent des temps où elle a été écrite.
+Bien que purement narrative, elle respire l'amour des institutions qu'on
+menace et un zèle obstiné pour la garde des conquêtes encore disputées.
+M. Thiers laissa à Mignet, son ami, dont le _Précis_ parut en 1824, le
+soin de composer une histoire dogmatique; il conta seulement et il
+exposa. Mais avec quelle vivacité! Cet esprit si agissant semble activer
+les événements qu'il raconte.
+
+Je viens de rouvrir ce livre de jeunesse. J'avoue que j'ai été entraîné
+et qu'il m'a fallu aller jusqu'au bout. On est emporté comme sur un
+fleuve dont le cours est égal, dont les bords sont unis. On ne
+s'aperçoit par aucune secousse des changements de théâtre et de
+personnages; car l'historien, toujours rapide, n'est jamais brusque. Et
+quels excellents chapitres sur les finances: assignats, maximum, emprunt
+forcé, institution du Grand-Livre! Quelles expositions lucides des faits
+de guerre! Comme il fait bien comprendre le point de départ, le noeud,
+les péripéties, le dénouement d'une campagne.
+
+On l'a chicané sur sa philosophie; on y a perdu son temps, il n'en a
+pas. Il n'est ni fataliste comme on le lui a reproché, ni providentiel.
+Il a dit lui-même, dans un de ses articles du _National_, avec la
+fermeté des convictions sincères: «Il n'y a que des hommes et des
+passions d'hommes.» Il a dit encore: «Nous sommes tous hommes, et cette
+condition est dure.» Il veut que la Révolution réussisse; il le veut à
+tout prix. C'est dans ce sens qu'après avoir plaint les Girondins, qui
+moururent pour elle, il ajoute: «On ne pourrait mettre au-dessus d'eux
+que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens
+révolutionnaires par politique seule et non par l'entraînement de la
+haine.» Cela n'est point philosophique du tout et n'est guère moral. Que
+nous sommes loin ici de M. Quinet, qui se lamente dès qu'il voit la
+Révolution s'écarter des règles de la philosophie humanitaire! Mais la
+philosophie et la morale ne sont point les parties essentielles de l'art
+de l'historien.
+
+On a contesté à M. Thiers sa parfaite exactitude. On lui a reproché de
+confondre, à certains moments, sur la foi du _Moniteur_, Maximilien
+Robespierre et Robespierre jeune; on lui a fait un grief de dire que
+Couthon, qui était cul-de-jatte, «s'élançait» à la tribune. On a relevé
+plusieurs erreurs dans son livre; mais, en somme, point d'erreurs
+graves. Ses plus grosses fautes à cet égard ne seraient chez Michelet
+que des peccadilles. D'ailleurs, on ne peut écrire une histoire générale
+sans laisser échapper un très grand nombre d'inexactitudes. La question
+est de savoir si l'on doit écrire des histoires générales. La mode en
+semble passée aujourd'hui.
+
+Les érudits de la nouvelle école, qui se vouent à cette heure à l'étude
+de la Révolution, sont plus enclins à publier des documents qu'à les
+mettre en oeuvre. Ils proscrivent toutes les histoires générales, hors
+celles de Michelet, qui leur apparaît comme une sorte d'épopée dans
+laquelle toute licence est licence poétique. Ils nous donnent à entendre
+qu'il est imprudent de rien écrire sur la grande époque avant que tous
+les papiers des dépôts publics soient imprimés, ce qui sera l'affaire de
+deux ou trois cents ans au plus. C'est à peine s'ils permettent à M.
+Sorel et à M. Chuquet de traiter en attendant des relations extérieures
+et des campagnes. Le conseil municipal de Paris a ordonné des
+publications considérables de documents inédits qui sont poussées avec
+une grande activité. M. Maurice Tourneux est chargé pour sa part d'un
+travail devant lequel un bénédictin eût reculé.
+
+Cela est fort bien. Mais, si l'on considère que les témoignages imprimés
+vont à cinquante mille volumes environ, et que les témoignages inédits
+sont beaucoup plus considérables, on désespérera de savoir jamais
+l'histoire de la Révolution. Permettez-moi de vous faire à ce sujet un
+conte que l'abbé Blanchet a fait avant moi, bien mieux que je ne saurais
+le faire. Mais, n'ayant pas son livre sous la main, je me vois forcé de
+le dire comme je le sais. Je le dédie à M. F.-A. Aulard, qui recueille
+avec un zèle infatigable les documents pour servir à l'histoire de
+l'époque à laquelle il a attaché son nom et sa fortune.
+
+Quand le jeune prince disciple du docteur Zeb succéda à son père sur le
+trône de Perse, il fit appeler tous les savants de son royaume et, les
+ayant réunis, il leur dit:
+
+--Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains
+s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du
+passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous
+ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour
+la rendre complète.
+
+Les savants promirent de satisfaire le désir du prince et, s'étant
+retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de trente ans, ils se
+présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze
+chameaux, portant chacun cinq cents volumes.
+
+Le doyen, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces
+termes:
+
+--Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos
+pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre
+Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a
+été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les
+vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques
+qui ont été heureusement conservées, et nous les avons illustrées de
+notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique.
+Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les
+paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.
+
+Le roi répondit:
+
+--Messieurs, je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes
+donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs,
+j'ai vieilli pendant que vous travailliez. J'ai passé de dix ans ce
+qu'un poète appelle le milieu du chemin de la vie et, à supposer que je
+meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir encore
+le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les
+archives du royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à
+la brièveté de l'existence humaine.
+
+Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils
+apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.
+
+--Sire, dit le doyen d'une voix affaiblie par le travail et par l'âge,
+voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n'y avoir rien omis
+d'essentiel.
+
+--Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux:
+les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore
+et ne tardez point.
+
+Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un
+seul chameau porteur de cinq cents volumes.
+
+--Je me flatte, dit le doyen, d'avoir été compendieux.
+
+--Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis
+au bout de ma vie. Abrégez, si vous voulez que je sache, avant de
+mourir, l'histoire des hommes.
+
+On revit le doyen devant le palais au bout de cinq ans. Marchant avec
+des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros
+livre sur son dos.
+
+--Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt. En effet, le roi
+était sur son lit de mort. Il tourna vers le doyen et son gros livre un
+regard presque éteint, et il dit en soupirant:
+
+--Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!
+
+--Sire, répondit le doyen, presque aussi mourant que lui, je vais vous
+la résumer en trois mots: _Ils naquirent, ils souffrirent, ils
+moururent_.
+
+C'est ainsi que le roi de Perse apprit l'histoire universelle au moment
+de passer, comme on dit, de ce monde à l'autre.
+
+M. Thiers, en lançant tout fougueux son livre en 1823, fut mieux avisé,
+il faut en convenir, que le doyen des académiciens de Perse. Il nous
+reste à dire un mot de la façon dont le livre est écrit, puisque enfin
+notre métier est de parler littérature. Convenons-en tout de suite, M.
+Thiers est incorrect et négligé. Carrel, qui pourtant l'estimait, a dit:
+«Lorsqu'il écrit, on pourrait croire qu'il improvise.» Sa phrase,
+souvent molle et fluide, manque de nerf. Cela est vrai. Pour faire
+toucher du doigt le défaut de l'écrivain, il suffit de citer un fragment
+du portrait de Danton par Garat, en le faisant suivre du passage de
+l'_Histoire de la Révolution_ qui en est une imitation avérée. Je ne
+demande pas mieux que de faire ici l'expérience. Voici le morceau de
+Garat:
+
+ Jamais Danton n'a écrit ni imprimé un discours. Il disait: «Je
+ n'écris point...» Son imagination et l'espèce d'éloquence qu'elle
+ lui donnait, singulièrement appropriée à sa figure, à sa stature,
+ était celle d'un démagogue; son coup d'oeil sur les hommes et sur
+ les choses subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence
+ solide et pratique que donne la seule expérience. Il ne savait
+ presque rien, et il n'avait l'orgueil de rien deviner; à la
+ tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient
+ longtemps; dans la conversation il se taisait, écoutait avec
+ intérêt lorsqu'on parlait peu, avec étonnement lorsqu'on parlait
+ beaucoup; il faisait parler Camille et laissait parler Fabre
+ d'Églantine.
+
+C'est là sans doute un assez fin morceau de rhétorique. Voici comment M.
+Thiers l'a imité dans son _Histoire de la Révolution_:
+
+ Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout
+ simple et solide. Il ne savait s'en servir que pour ses besoins et
+ jamais pour briller; aussi parlait-il peu et dédaignait d'écrire.
+ Suivant un contemporain, il n'avait aucune prétention, pas même de
+ deviner ce qu'il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa
+ trempe. Il écoutait Fabre d'Églantine et faisait parler sans cesse
+ son jeune et intéressant ami Camille Desmoulins, dont l'esprit
+ faisait ses délices.
+
+On voit du premier coup d'oeil que, dans cette copie, tous les contours
+sont amollis, tous les traits émoussés. Je n'ai pas besoin de montrer
+combien la dernière phrase est languissante. M. Thiers n'a pas, le plus
+souvent, de relief dans l'expression. On remarque aussi que le style de
+sa première histoire a vieilli par endroits. On ne dit plus, comme lui,
+le _temple des lois_ pour désigner la Convention; on n'appelle plus
+André Chénier et Roucher _deux enfants des Muses_. Bien que ces façons
+de dire me choquent médiocrement, puisqu'elles étaient dans le goût du
+temps, je veux bien les condamner avec tous les autres défauts du style
+de M. Thiers. Mais que les adversaires de l'écrivain ne se hâtent pas de
+triompher; toutes ces taches paraissent peu dans l'ensemble et c'est
+l'ensemble qu'il faut considérer. Il faut bien aussi louer les qualités
+de ce style, et c'est ce qu'on ne fait pas assez. Il faut en reconnaître
+la clarté, la chaleur et le mouvement. Ce ne sont pas là de minces
+mérites. M. Thiers a la phrase vraie, large, animée. Je m'arrête;
+peut-être serons-nous plus à l'aise, tout à l'heure, en parlant du
+_Consulat_, pour défendre, avec succès et dans la plus large mesure, la
+manière de l'historien.
+
+M. Thiers entreprit en 1845 d'écrire l'histoire du grand homme dont il
+avait ramené les cendres. Ce dessein n'était pas tout à fait
+désintéressé. Quand il le forma, M. Thiers était dans l'opposition, et
+l'on peut le soupçonner véhémentement d'avoir consenti sans déplaisir à
+éclipser la monarchie de Juillet sous la gloire du Consulat et l'éclat
+de l'Empire. Il ne faut pas perdre de vue que, si M. Guizot est un
+historien qui fait de la politique, M. Thiers est un politique qui fait
+de l'histoire. On ne pourrait dire pourtant sans injustice que c'est une
+oeuvre de circonstance. Son modèle, qu'il mit vingt ans à peindre,
+l'enthousiasmait. On l'a entendu qui s'écriait: «Quelle bonne fortune!
+On m'a été prendre Alexandre du fond de l'antiquité et on me l'a mis là,
+de nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie de la
+science moderne.» Et, pour peindre le nouvel Alexandre, M. Thiers
+employa toutes les ressources d'un esprit inépuisable. On ne sait ce
+qu'il faut admirer le plus dans cet ouvrage, de la grandeur du dessein,
+de la noblesse aisée de la distribution, ou de la clarté des tableaux.
+Vaste et magnifique composition dont les chapitres portent, non les noms
+des Muses comme les livres d'Hérodote, mais des noms de victoires!
+Ensemble harmonieux d'une beauté vraiment classique! Oeuvre immense,
+oeuvre unique d'un esprit rompu aux affaires et sensible à la gloire! M.
+Thiers était, lors de son entreprise, un vieil homme d'État. Des
+minutieux l'ont chicané sur les variations de ses jugements, comme si
+vingt années de révolutions n'apportaient pas de changements dans un
+esprit politique. Ils lui ont reproché la longueur de ses batailles; il
+est vrai qu'elles sont longues, et qu'il les allonge encore en les
+résumant. Il est vrai aussi qu'après les avoir racontées telles qu'elles
+ont été livrées, il les raconte telles qu'elles devaient l'être et que,
+de la sorte, il les gagne toutes, après coup. Il est vrai qu'il emploie
+les documents un peu trop à sa guise et que,--parfois,--comme on dit, il
+tire à lui la couverture.
+
+On a pu relever, dans cet admirable _Consulat_ comme dans la
+_Révolution_, des inexactitudes et des inadvertances. M. de Martel n'y
+manque point, après Charras, Lanfrey, Barni et tant d'autres. Mais qui
+oserait soutenir que le Napoléon de Lanfrey est aussi vrai que celui de
+M. Thiers? De bonne foi, lequel des deux est le plus vivant? N'est-ce
+point M. Brunetière qui disait de l'histoire de M. Thiers: «C'est encore
+la plus ressemblante»? M. Thiers n'a parlé, a-t-on dit, dans ces vingt
+volumes, que «des grandeurs de chair», et il n'a rien dit de celles de
+l'esprit et des lettres. Il a fait l'histoire des affaires. Le mot est,
+je crois, de M. Nisard. Soit! Ce n'est pas la plus aisée à faire. Nous
+voudrions bien qu'un contemporain de Tacite eût fait l'histoire des
+affaires de son temps.
+
+L'espace me manque pour un si grand sujet. Nous voilà ramenés à la
+question d'écrire. Le style du _Consulat et de l'Empire_ est bien celui
+des derniers volumes de la _Révolution_, aussi simple, aussi alerte,
+mais plus pur et plus plein. Il est parfaitement approprié, dans sa
+large simplicité, à la nature et à l'étendue de l'oeuvre. M. Thiers avait
+des théories sur l'art d'écrire. Dès 1830, il les exposait très
+simplement dans _le National_, à propos des dictées de Napoléon. «Nous
+ne pouvons plus, disait-il, avoir cette grandeur tout à la fois sublime
+et naïve qui appartenait à Bossuet et à Pascal, et qui appartenait
+autant à leur siècle qu'à eux; nous ne pouvons plus même avoir cette
+finesse, cette grâce, ce naturel exquis de Voltaire. Les temps sont
+passés; mais un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé,
+voilà ce qu'il nous est permis de produire. C'est encore un beau lot,
+quand avec cela on a d'importantes vérités à dire. Le style de Laplace
+dans l'_Exposition du système du monde_, de Napoléon dans ses Mémoires,
+voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge.»
+
+Il y aurait beaucoup à dire là-dessus; car enfin je ne sais pas comment
+Bossuet, Pascal et Voltaire eussent écrit en 1830, mais je sais bien
+qu'ils n'eussent pas écrit comme M. Thiers. Napoléon écrivait autrement
+que Laplace, et ni l'un ni l'autre n'écrivaient comme M. Thiers. Il n'y
+a pas qu'un langage propre à une époque. Il y a un langage propre à
+chaque écrivain de génie.
+
+Vingt-cinq ans après, M. Thiers, revenant sur ces idées, exposait les
+principes de l'art d'écrire l'histoire dans la préface du 12e volume du
+_Consulat_; il y comparait le bon style de l'historien à une grande
+glace sans défaut dont le mérite est de laisser tout voir sans paraître
+elle-même. Il reprit peu de temps après les mêmes maximes dans une
+lettre à Sainte-Beuve. «Je regarde, dit-il, à l'histoire des
+littératures, et je vois que les chercheurs d'effet ont eu la durée non
+pas d'une génération, mais d'une mode; et vraiment ce n'est pas la peine
+de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus, je les mets
+au défi de faire lire non pas vingt volumes, mais un seul. C'est une
+immense impertinence que de prétendre occuper si longtemps les autres de
+soi, c'est-à-dire de son style. Il n'y a que les choses humaines
+exposées dans leur vérité, c'est-à-dire avec leur grandeur, leur
+variété, leur inépuisable fécondité, qui aient le droit de retenir le
+lecteur et qui le retiennent en effet.»
+
+Il était d'autant plus fidèle à son système, qu'il lui était imposé par
+son tempérament. Il disait: «J'écris l'histoire comme elle doit être
+écrite;» en réalité, il l'écrivait comme il pouvait l'écrire. Sa façon
+était bonne, mais il se trompait en croyant qu'elle était la seule
+bonne. Plus d'un style convient à l'histoire. Celui d'Augustin Thierry y
+est parfaitement approprié. On en peut dire autant de celui de Guizot,
+qui est tout autre. Tacite et Michelet ne sont simples ni l'un ni
+l'autre, et ce sont tous deux de grands écrivains.
+
+Pourtant, M. Thiers avait raison de penser que sa manière se supporte
+très longtemps sans fatigue et qu'elle est excellente pour des livres
+très longs.
+
+D'ailleurs, la majesté riante de sa composition soutient son style, qui
+paraît moins nu dans le lumineux effet de l'ensemble. Au contraire que
+serait Michelet sans l'éclat de sa phrase lui qui ignore les belles
+ordonnances et le noble arrangement des idées? Cette phrase sensuelle de
+Michelet donne un plaisir bien vif, mais qui ne peut se prolonger sans
+se changer en malaise et devenir enfin une véritable souffrance. Tout se
+paye en ce monde, et surtout la volupté.
+
+
+
+
+CORRESPONDANCE DE MARIE-LOUISE
+
+_Publiée à Vienne, 1 vol. in-8°._
+
+
+La vie littéraire se nourrit parfois de souvenirs et cherche l'entretien
+des ombres. Nous allons commercer aujourd'hui avec une princesse dont la
+correspondance, récemment publiée, a soulevé une certaine curiosité.
+Vous savez déjà qu'on vient d'imprimer à Vienne, sous les auspices
+secrets du comte Falkenhayn, ministre de l'agriculture, un choix des
+lettres que Marie-Louise écrivit de 1799 à 1847, à la comtesse
+Colloredo, qui avait dirigé son éducation pendant dix ans, et à la fille
+de celle-ci, Victoire de Pontet, comtesse de Crenneville.
+
+«Nous avons mis tous nos soins à trier ses lettres, dit l'éditeur
+allemand, pour être sûr d'appeler sur elles l'intérêt du public, trop
+heureux s'il était excité au point d'attirer son attention sur la tombe
+de la duchesse de Parme. Puissions-nous, le jour des Morts, où le monde
+afflue dans le caveau impérial, entendre dire: «Voici le cercueil de
+l'archiduchesse Marie-Louise, qui, l'année 1810, s'est sacrifiée pour la
+monarchie et son père!» M. le comte de Falkenhayn sera déçu dans ses
+pieuses espérances. Les lettres qu'il publie ne changeront point le
+sentiment de ceux qui les liront. Après comme avant leur publication, le
+souvenir de la fille de l'empereur François Ier n'obtiendra pas, même
+dans sa patrie, le culte qu'on doit aux augustes mémoires. Partout où
+battent des coeurs honnêtes, on refusera de donner le nom sacré de
+victime à celle qui fut infidèle au malheur.
+
+Les lettres de Marie-Louise à la comtesse de Colloredo et à mademoiselle
+de Pontet sont écrites en français, sans éclat, sans correction et sans
+grâce, mais clairement. Dès l'âge de sept ans, la princesse savait
+s'exprimer d'une façon intelligible en français comme en allemand. Elle
+s'habitua plus tard à penser dans la langue de sa nouvelle patrie. À
+vingt et un ans, elle savait mieux le français que l'allemand. «Dans sa
+correspondance avec son père, dit le baron Menneval, elle était souvent
+obligée de recourir à des expressions françaises, parce qu'elle avait
+oublié les mots équivalents de sa langue maternelle.»
+
+Les premières lettres, il faut le dire, sont assez aimables. Elles nous
+mettent dans l'intimité de la cour de Vienne et témoignent des moeurs
+simples et familiales qui y règnent. «Maman, dit la petit Louise en
+parlant de sa jeune belle-mère, cause et lit toute la soirée avec moi.
+L'empereur fait des excursions dans la campagne avec ses filles.» Ces
+petits voyages amusent Louise extrêmement, «parce que, dit-elle, mon
+cher papa a la bonté de m'enseigner une quantité de choses». Une des
+lettres de sa dixième année commence ainsi: «J'ai lu avec grand plaisir
+que les tourterelles font un nid.» Louise fait des ouvrages à
+l'aiguille: des habits pour des bébés, des fichus brodés.
+
+À quatorze ans, elle écrit qu'elle a lu les voyages de Zimmermann, et
+elle ajoute:
+
+ J'ai aussi brodé un portefeuille pour papa, dont c'était le jour de
+ naissance hier; puis j'ai commencé un autre ouvrage dont je
+ t'écrirai plus tard, car c'est une surprise pour maman; le soir, je
+ tricote un jupon.
+
+La future impératrice des Français était alors une enfant timide,
+paisible, obéissante, lente, dont le rire et les pleurs ne finissaient
+point. Son caractère était déjà formé. Elle s'acquittait envers le
+malheur d'un seul coup, par une crise de nerfs. Au reste, bienveillante
+à tout et à tous, docile aux hommes, docile aux choses, caressant ses
+parents, ses amis et les bêtes du bon Dieu. Elle nourrissait des
+grenouilles et apprivoisait un petit lièvre. C'était la bonne Louise.
+Mais ceux qui la connaissaient bien lui découvraient un fond de ruse
+instinctive et des ressources inattendues pour se tirer d'affaire dans
+les situations difficiles. (Voir sur ce point la lettre du 23 décembre
+1809, page 132.)
+
+Elle n'est pas habituée à penser par elle-même; pourtant, à dix-sept
+ans; elle se permet d'avoir son avis sur ses lectures. Elle ose trouver
+fades les romans d'Auguste Lafontaine, qui faisaient les délices de sa
+belle-mère. La _Pluralité des mondes_ lui inspire une réflexion juste.
+
+ Il faut, dit-elle après avoir lu ce livre, il faut pourtant laisser
+ aux Français l'avantage que les Allemands n'ont pas, c'est de
+ donner à toutes les sciences les plus abstraites et sérieuses une
+ tournure si agréable, qu'elles plaisent même aux femmes, ce qui est
+ le cas pour Fontenelle.
+
+Elle a du goût pour la peinture et fait de jolies aquarelles. Elle ne
+s'en tient pas là.
+
+ Mes oncles, qui sont d'excellents peintres, et mon maître m'ont
+ tellement tourmentée, que j'ai dû prendre la résolution de peindre
+ à l'huile. J'y ai tout de suite pris du goût. Je peins un paysage
+ bien triste qui me plaît pour cette raison.
+
+Puis elle s'attaque à «un énorme tableau, qui représente sainte Barbe
+debout» et elle essaye le portrait du comte Edling. «Le comte Edling
+n'est pas beau, mais c'est justement dans le laid qu'on peut étudier
+l'art de la peinture.»
+
+Elle chante, elle joue du clavecin, elle a même composé six valses,
+«mais elle ne peut les produire». Elle aime la danse et elle danse
+beaucoup. Valses, écossaises et quadrilles la ravissent également. Elle
+est désolée quand il lui faut tenir le piano pour faire danser les
+invités.
+
+Chassée de Vienne en 1809 par les Français victorieux, elle se retire à
+Erlau avec l'impératrice. Elle habite une masure démeublée et couche
+dans un lit plein de vermine. Pourtant elle est contente, parce que
+«c'est comme une maison de campagne».--«À trois heures on est réveillé
+par les cochons qu'on mène au pâturage.» Son grand plaisir est d'acheter
+des cerises aux paysannes.
+
+De là, Napoléon lui apparaît comme un monstre N'est-il pas le
+persécuteur de sa famille et de son peuple? N'a-t-il pas mis la maison
+de Hapsbourg à deux doigts de sa perte? N'est-ce pas devant lui qu'elle
+fuit avec les siens de ville en ville? Aussi comme elle accueille tous
+les contes qu'on fait sur le tyran, avec quelle bonne foi elle raconte
+qu'il s'est fait Turc et a renié le Christ en Egypte, et que, dans une
+grande défaite, le 22 mai 1809, il a tué de sa main deux de ses
+généraux. En réalité, le 22 mai 1809, l'empereur gagnait la bataille
+d'Essling et pleurait en embrassant le maréchal Lannes mortellement
+frappé. Pour elle, Napoléon, c'est l'Antéchrist. (Lettre du 8 juillet
+1809.) Elle tremble à son nom.
+
+ Je vous assure que de voir cette personne me serait un supplice
+ pire que tous les martyres, et je ne sais si cela ne lui viendrait
+ pas en tête.
+
+Bientôt, elle apprend de toutes parts que le monstre quitte sa femme
+pour en prendre une autre dans une des cours de l'Europe. «Je plains,
+dit-elle, la pauvre princesse qu'il choisira.» Mais, quand, enfin, elle
+soupçonne que cette pauvre princesse, c'est elle-même, elle se résigne.
+Marie-Louise était née pour la résignation.
+
+ Depuis le divorce de Napoléon, j'ouvre chaque gazette de Francfort
+ dans l'idée d'y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et
+ j'avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires; je
+ remets mon sort entre les mains de la Providence, elle seule sait
+ ce qui peut nous rendre heureux. Mais, si le malheur voulait, je
+ suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l'État,
+ persuadée que l'on ne trouve la vraie félicité que dans
+ l'accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses
+ inclinations. Je ne veux plus y penser; mais, s'il le faut, ma
+ résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible
+ sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas. (22-23 janvier 1810.)
+
+Vous connaissez le conte de _la Belle et la Bête_. La Belle avait
+grand'peur de la Bête; mais, quand elle la vit, elle l'aima. Napoléon,
+flatté d'épouser une archiduchesse, accueillit sa fiancée avec un
+empressement dont la violence même ne déplut pas à la jeune Allemande,
+qui venait à lui, blanche, blonde et grasse. «Il était si enthousiasmé,
+dit une des femmes de chambre de l'impératrice, qu'à peine voulut-il
+s'arrêter quelques instants à Soissons, où il avait été décidé qu'on
+coucherait, et l'on se rendit tout de suite à Compiègne. Il paraît que
+les prières de Napoléon, unies aux instances de la reine de Naples,
+décidèrent Marie-Louise à ne rien refuser à son trop heureux mari.» Les
+lettres écrites de France à la comtesse Colloredo et à la comtesse de
+Crenneville sont remplies des témoignages d'une joie sans nuage. «Je
+sens dit-elle, combien il est doux de parler de son bonheur.»
+
+Elle étale l'innocent orgueil de sa maternité: «Mon fils profite à vue
+d'oeil, il devient charmant, je crois même lui avoir déjà entendu dire
+_papa_; mon amour maternel veut au moins s'en flatter.» (2 septembre
+1811.)
+
+Mais nous savons par un témoin qu'elle était gauche et maladroite avec
+son fils, et qu'elle n'osait ni le prendre ni le caresser. L'empereur,
+au contraire, le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait,
+le caressait, le taquinait, le portait devant une glace et lui faisait
+des grimaces. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux,
+trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer et lui en
+barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l'empereur riait et
+l'enfant paraissait recevoir avec plaisir les caresses bruyantes de son
+père.
+
+Marie-Louise ne cesse pendant trois ans de vanter son bonheur conjugal:
+«Les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec
+l'empereur et où je m'occupe toute seule. Le carnaval sera assez triste
+ce qui m'est fort égal, ayant entièrement perdu le goût de la danse, qui
+a été remplacé par celui de l'exercice à cheval.» (1er janvier 1811.)
+
+Séparée de son mari, la sentimentale Germaine languit et se lamente. Ni
+son père ni son fils ne peuvent la distraire du chagrin que lui cause
+l'absence de l'empereur.
+
+ Vous pouvez vous figurer le bonheur que je ressens d'être au milieu
+ de ma famille, car vous savez comme je l'aime; cependant il est
+ troublé par le chagrin de me trouver séparée de l'empereur. Je ne
+ puis être heureuse qu'auprès de lui. (Prague, 11 juin 1812.) Je ne
+ serai contente et tranquille que lorsque je le reverrai: que Dieu
+ vous préserve jamais d'une telle séparation; elle est trop cruelle
+ pour un coeur aimant et, si elle dure longtemps, je n'y résisterai
+ pas. (Prague, 28 juin 1812.) J'ai retrouvé mon fils embelli et
+ grandi; il est si intelligent, que je ne me lasse pas de l'avoir
+ près de moi. Mais, malgré toutes ses grâces, il ne peut pas
+ parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants,
+ l'absence de son père. (Saint-Cloud, 2 octobre 1812.)
+
+Que deviendra cet amour au jour de l'épreuve? Impératrice régente,
+épouse et mère, Marie-Louise quitte la capitale le 29 mars 1814, alors
+que les alliés en étaient encore à plusieurs journées. Abandon
+lamentable et désastreux que nous ne lui reprocherons pas, car elle ne
+partit que sur l'ordre réitéré de Napoléon. Il est puissant encore: elle
+lui obéit; mais bientôt, déchu, il part pour l'île d'Elbe. Cette tendre
+épouse ne le suivra pas. À peine fait-elle mine de le rejoindre. Elle se
+laisse arrêter en route dès les premiers pas et ramener à Vienne.
+
+Le héros malheureux l'appelle et l'attend. Elle ne va pas à lui. Elle
+lui écrit tant qu'on le lui permet. Mais elle ne répond plus dès que son
+père le défend. C'est une fille obéissante.
+
+On raconte qu'à Vienne elle rencontra sa grand'mère la reine Caroline,
+ennemie de Bonaparte, et que la fille de Marie-Thérèse demanda à
+Marie-Louise pourquoi elle avait ainsi abandonné son mari. Celle-ci
+s'excusa timidement sur les obstacles qu'on avait mis à leur réunion.
+
+--Ma fille, répondit la vieille reine, on saute par la fenêtre!
+
+Mais la bonne Marie-Louise ne songeait pas à sauter, par la fenêtre.
+Elle était trop bien élevée pour cela. Pendant ce temps, elle jouait
+paisiblement de la guitare. C'est elle-même qui nous l'apprend:
+
+ Cette vie tranquille me réussit très bien. Vous savez, ma chère
+ Victoire, que je n'ai jamais aimé le grand monde. Et je le hais à
+ présent plus que jamais. Je suis heureuse dans mon petit coin,
+ voyant beaucoup mon fils, qui embellit journellement et devient de
+ plus en plus aimable... Ma santé est très bonne... On a bien tort
+ de vous dire que je néglige la musique, j'en fais encore souvent.
+ Je commence même à jouer de la guitare, il est vrai très mal.
+ (Schoenbrunn, 3 mars 1815.)
+
+Le retour de l'île d'Elbe l'inquiéta. Et il ne fallut pas moins que
+Waterloo et Sainte-Hélène pour la rassurer. Elle avait assez bien
+conduit ses petites affaires et pourvu à sa tranquillité: elle s'était
+fait attribuer le duché de Parme, à la condition de ne plus revoir son
+fils. Là, pendant la longue agonie de l'empereur, cette tendre et
+vertueuse Allemande donnait des petits frères germaniques au roi de
+Rome. Son nouveau maître était un gentilhomme wurtembergeois au service
+de l'Autriche. Homme sûr: elle le tenait de M. de Metternich. Il avait
+quarante ans passés, était blond et portait un large bandeau noir sur un
+oeil qu'il avait perdu. Le comte Neipperg donna trois enfants à la bonne
+Marie-Louise, dont il administrait le duché. Mais Marie-Louise était
+pieuse. Elle s'empressa de consacrer, dès qu'elle le put, cette union,
+par un mariage religieux et secret. Si elle remit jusqu'en 1821, c'est
+la faute de Napoléon, qui tardait à mourir.
+
+Il mourut pourtant. Marie-Louise l'apprit par une gazette, et cette
+nouvelle, dont le monde entier s'émut, contraria la duchesse de Parme.
+Elle écrivit, à la date du 19 juillet 1821, à la comtesse de
+Crenneville:
+
+ Je suis à présent dans une grande incertitude. La _Gazette de
+ Piémont_ a annoncé d'une manière si positive la mort de Napoléon,
+ qu'il n'est presque plus possible d'en douter. J'avoue que j'en ai
+ été extrêmement frappée. Quoique je n'aie jamais eu de sentiment
+ vif _d'aucun genre_ pour lui, je ne puis oublier qu'il est le père
+ de mon fils, et que, loin de me maltraiter comme tout le monde le
+ croit, il m'a toujours témoigné tous les égards, seule chose que
+ l'on puisse désirer dans un mariage politique. J'en ai donc été
+ très affligée, et, quoiqu'on doive être heureux qu'il ait fini son
+ existence malheureuse d'une manière chrétienne, je lui aurais
+ cependant désiré encore des années de bonheur et de vie,--pourvu
+ que ce fût loin de moi.
+
+Elle ajoute que son estomac s'est tellement remis qu'elle peut manger de
+tout, «même du melon», et qu'ayant été piquée par les cousins au visage,
+elle est contente de ne pas devoir se montrer.
+
+Enfin elle pouvait épouser le comte de Neipperg.
+
+ Veuve d'Hector; hélas! et femme d'Hélénus!
+
+Neipperg eut le tort de mourir à son tour; il fut remplacé par M. de
+Bombelles.
+
+Elle-même enfin quitta cette terre où elle n'avait cherché que son
+repos. On fut surpris d'apprendre, en décembre 1847, la fin de
+Marie-Louise, qu'on croyait morte depuis longtemps.
+
+Médiocre dans une haute fortune, elle ne fut ni bonne ni méchante; elle
+appartient à l'innombrable troupeau de ces âmes tièdes que le ciel
+rejette et que l'enfer lui-même, dit le poète, vomit avec dégoût.
+
+
+
+
+LA REINE CATHERINE
+
+_Briefwechsel der Koenigin Katharina und des Koenigs Jérôme von
+Westphalien so wie des Kaisers Napoléon I mit dem Koenig Friedrich von
+Würtemberg: Herausgegeben von Doctor August von Schlossberger.
+Stuttgart, 2 vol, in-8°._
+
+
+La dernière fois, en feuilletant les lettres de Marie-Louise, nous avons
+eu la pénible image d'une âme commune, jetée dans d'illustres
+conjonctures et remplissant mal une grande destinée. Or, pendant que
+l'indigne impératrice refusait de partager l'exil de celui dont elle
+avait partagé le trône, une autre princesse, soumise à de semblables
+épreuves, les traversait à sa gloire. Donnant l'exemple de la constance
+dans ces jours qui virent tant de lâchetés, Catherine de Wurtemberg
+restait fidèle à l'époux déchu et proscrit que l'Europe entière
+s'efforçait de lui arracher.
+
+«Par sa belle conduite en 1815, disait Napoléon à Sainte-Hélène, cette
+princesse s'est inscrite de ses propres mains dans l'histoire.» Il se
+trouve qu'en même temps qu'on publiait à Vienne des lettres de
+Marie-Louise, le docteur August de Schlossberger tirait des archives de
+Stuttgart la correspondance échangée de 1801 à 1815 entre Catherine et
+son père. L'occasion est belle de saisir un contraste que nous n'avons
+pas cherché, d'opposer l'une à l'autre les deux belles-soeurs et de
+montrer côte à côte la mollesse et la vertu.
+
+Catherine naquit à Saint-Pétersbourg le 21 février 1783. Elle était la
+deuxième enfant de Frédéric, duc et plus tard roi de Wurtemberg, et de
+la princesse Augusta de Brunswick.
+
+Elle connut à peine sa mère, qui mourut jeune, et elle fut élevée à
+Mumpelgard par sa grand'mère, Sophie-Dorothée de Wurtemberg, nièce du
+grand Frédéric, auprès de laquelle elle resta jusqu'à l'âge de quatorze
+ans. Elle a dit elle-même, en se reportant à l'époque de son enfance:
+«Quoique spirituelle et gentille, j'étais cependant très volontaire,
+très impérieuse et très capricieuse, et il était impossible de
+m'assujettir ou de m'appliquer à la moindre des choses.» Sophie-Dorothée
+était, dit-on, une femme instruite et supérieure. Elle donna ses soins à
+l'éducation de sa petite-fille et «la cultiva comme une jeune plante».
+Catherine qui lui en garda une profonde reconnaissance disait: «C'est
+d'elle que j'acquis le peu de vertus que je possède.» Mais, quelle
+qu'ait été l'influence de Sophie-Dorothée, il faut reconnaître que sa
+petite-fille était née avec un coeur droit et une âme généreuse.
+Catherine avait quinze ans quand elle perdit sa grand'mère. Ce fut sa
+première douleur. Elle alla vivre alors à la cour de son père, qu'elle
+trouva marié en secondes noces à la princesse Charlotte-Mathilde
+d'Angleterre.
+
+Par une disposition d'esprit qu'on sait n'être pas rare, elle refusa son
+amitié et sa confiance à sa jeune belle-mère, réservant à sa tante et
+surtout à son père toute la tendresse de son âme ardente. C'était alors
+une belle jeune fille, dans tout l'éclat de son teint clair, de ses
+grands yeux bleus et de sa chevelure blonde et bouclée. Elle avait un
+air mutin qui devait se changer bientôt en un air héroïque. Son père, la
+voyant riante et fraîche, lui témoignait de l'amitié et jouait
+volontiers avec elle. Frédéric de Wurtemberg était un soldat. Le coeur
+des soldats est parfois d'une exquise bonté. Mais c'était aussi un
+politique, et la tendresse des politiques est toujours courte. Nous
+verrons que Frédéric fit taire la sienne dès que la raison d'État parla
+à son oreille. On dit que, lors même de la première jeunesse de sa
+fille, «ses caresses était celles du lion faisant sentir ses griffes».
+Ce lion germanique tenait aussi du renard. Il était violent, mais il
+était rusé. Les relations de ce petit souverain avec Napoléon rappellent
+assez certains épisodes du roman populaire que Goethe mit en vers et dans
+lequel on voit Noble, le lion, et l'ingénieux Goupil marchant de
+compagnie. Ajoutons, pour être juste, que le renard souabe ne se tira
+des griffes du lion qu'à moitié dévoré, lui et son peuple. L'amitié du
+grand homme était un présent des dieux. Mais ce n'était pas un présent
+gratuit.
+
+La vie que menait Catherine dans la petite cour de Stuttgart se traînait
+monotone et triste, sans douce chaleur, sans joies intimes. La jeune
+princesse, repliée sur elle-même, s'occupait de lectures, d'ouvrages de
+femme et de musique. S'exerçant à chanter, elle voulut apprendre
+l'italien, comme la langue la plus musicale, et commença à jouer de la
+mandoline. Mais elle n'était pas de nature à se laisser ravir tout
+entière par l'illusion des arts. Ses instincts de générosité positive la
+retenaient dans la saine réalité de la vie. Le rêve tint peu de place en
+son âme toujours présente aux choses. Elle portait jusque dans
+l'enjouement de la jeunesse une certaine gravité. À vingt-deux ans, on
+l'appelait l'abbesse. Elle se disait vieille fille alors, et elle
+ajoutait avec une gaieté sérieuse: «Je m'en console et prendrai mon
+parti en grand capitaine; comme je n'aurai jamais de mari, c'est une
+honnête retraite pour une vieille fille qu'une abbaye.»
+
+Deux ans plus tard, elle recevait un mari des mains de son père. C'était
+en 1807. Napoléon victorieux venait de dicter le traité de Tilsitt. De
+la Hesse-Cassel et des possessions prussiennes à l'ouest de l'Elbe, il
+avait formé le royaume de Westphalie, qu'il donnait à son frère Jérôme.
+Celui-ci, âgé seulement de vingt-trois ans, s'était déjà marié quatre
+ans auparavant, à l'insu du chef de la famille, avec la fille d'un
+négociant de Baltimore, mademoiselle Paterson. Mais le premier consul, à
+qui ce mariage déplaisait, l'avait fait casser comme contracté par un
+mineur. Jérôme était redevenu libre et il fallait une reine à la
+Westphalie. Napoléon choisit la princesse Catherine. Il la demanda au
+roi de Wurtemberg, qui n'avait ni l'envie ni le pouvoir de la refuser à
+son puissant allié. Mais, quand Frédéric s'ouvrit de ses projets à sa
+fille, elle y opposa une résistance énergique.
+
+Nous savons, par son propre aveu, qu'elle était alors «occupée d'autres
+projets». Elle ne céda qu'au bout d'une année. Cependant, la guerre
+avait éclaté; Jérôme commandait avec Vendamme une armée sur le Rhin.
+L'empereur écrivait de Saint-Cloud, au roi Frédéric: «Je crains que les
+noces ne soient un peu dérangées; n'importe, d'autres moments viendront
+où nous referons mieux ce que l'on aura fait en bottes.»
+
+Catherine était résolue à chercher dans ces liens que la politique avait
+seule formés, la satisfaction du devoir accompli. On voit par sa
+correspondance que, durant le voyage qu'elle fit pour rejoindre le
+prince, sa seule inquiétude était de ne pas plaire au mari qui ne la
+connaissait encore que par un portrait. Sa beauté ne la rassurait point.
+Elle écrivait à son père avant la rencontre:
+
+«Ce n'est pas sans un serrement de coeur que je pense à cette première
+entrevue; j'en ai une peur que je ne puis décrire.»
+
+Cette entrevue tant redoutée eut lieu aux Tuileries le 22 août 1807.
+Catherine en rendit compte à son père le lendemain en ces termes:
+
+«J'ai fait ma toilette pour recevoir le prince. Je ne puis vous exprimer
+combien j'ai été émue en le voyant, quoiqu'il ait été très poli; mais il
+paraissait en proie à un si grand embarras que cela augmentait
+naturellement le mien.»
+
+C'est ce jour-là que le contrat fut signé. La princesse apportait au roi
+une dot de cent mille florins et des bijoux pour une somme égale.
+L'éditeur allemand, dont nous avons le travail sous les yeux, a soin de
+remarquer que cette somme n'était pas petite, eu égard au temps et aux
+circonstances. Quant au trousseau, il était à la mode de Wurtemberg et
+ne put servir. L'empereur et Jérôme le remplacèrent gracieusement.
+
+Où elle n'avait prévu que le devoir, Catherine trouva le bonheur. Son
+mari était jeune, brave, amoureux; elle l'aima tout de suite et pour la
+vie.
+
+Elle écrivait le 25 août:
+
+«Le prince, mon mari, depuis deux jours, paraît véritablement s'attacher
+à moi; c'est réellement un homme charmant, rempli d'amabilité, d'esprit,
+de bonté. Vous devriez voir les attentions, la délicatesse, la tendresse
+dont il comble votre fille. Déjà il commence à me gâter; car il est
+impossible de mettre plus de grâce, plus de franchise, plus de confiance
+dans ce qu'il me fait pour me faire plaisir; aussi je ne pourrais plus
+être heureuse sans lui.»
+
+Et elle disait trois jours après:
+
+«Je ne pourrais plus vivre sans lui.»
+
+Elle acheva l'année à Saint-Cloud et à Paris, avec la cour impériale, et
+se rendit ensuite dans le royaume que Napoléon lui avait taillé avec son
+épée. Le 1er janvier 1808, elle fit son entrée à Cassel, où elle devait
+rester six ans, au milieu des épreuves qui montrèrent l'inébranlable
+fermeté de son caractère. Catherine, épouse et reine, eut doublement à
+souffrir. La campagne de 1809 lui enleva son mari.
+
+Elle écrivait le 25 mars à son père:
+
+«Je puis vous assurer que j'attends les événements sinon avec une
+entière sécurité, du moins avec le courage et la force d'âme qui me
+conviennent. Si mon mari va rejoindre l'armée, ainsi que cela est
+probable, je ne m'opposerai pas, par une faiblesse déplacée, à un plan
+si sage, mais j'espérerai des bontés de la Providence le succès de ses
+soins et de ses exploits militaires.»
+
+Le royaume de Westphalie, formé par le tranchant du fer de lambeaux pour
+ainsi dire encore saignants, s'agitait en des convulsions terribles.
+Catherine et Jérôme, entourés d'assassins, risquaient d'être égorgés
+dans leur palais. Une formidable insurrection de paysans éclata au
+printemps de 1809. Dans ces conjonctures, la princesse écrivait à son
+père: «Je vous supplie d'être tranquille. Je le suis moi-même, je vous
+assure.»
+
+Elle ne quitta Cassel qu'à la dernière extrémité, quand les troupes
+autrichiennes envahirent la Westphalie soulevée. Et, si elle consentit
+alors à partir, ce fut pour ne pas obliger plus longtemps le roi à
+employer une portion de ses forces à la garder.
+
+Nous ne retracerons pas ici les vicissitudes de cette royauté de six
+années, il faudrait, pour cela, suivre pas à pas _les Mémoires du roi
+Jérôme_, publiés de 1861 à 1866. Nous nous bornons à relever, dans la
+récente publication de Stuttgart, quelques traits de la vie et du
+caractère de la reine Catherine.
+
+Nous retrouvons cette princesse dans sa capitale en 1811. Le 25
+novembre, un incendie dévore son palais. Elle écrit le lendemain de la
+catastrophe, dont elle a failli être victime:
+
+«Je puis dire que je ne me suis pas effrayée une minute et que je n'ai
+perdu ni mon calme ni mon sang-froid dans la terrible catastrophe
+d'hier. Je n'ai frémi qu'à l'idée du danger que le roi a couru.»
+
+Appelée à Paris, à la fin de l'année 1809, pour les cérémonies du
+mariage de l'empereur avec Marie-Louise, elle trouva Napoléon tout
+occupé de l'attente de l'archiduchesse. Les lettres anecdotiques qu'elle
+écrivit dans cette circonstance sont des plus curieuses. On y trouve cet
+enjouement paisible et cette bonne humeur que les contemporains aimaient
+en elle.
+
+«Vous ne croiriez jamais, mon cher père, combien il (l'empereur) est
+amoureux de sa femme future; il en a la tête montée à un point que je
+n'aurais jamais imaginé et que je ne puis assez vous exprimer; chaque
+jour, il lui envoie un de ses chambellans, chargé, comme Mercure, des
+missives du grand Jupiter; il m'a montré cinq de ses épîtres, qui ne
+sont pas tout à fait celles de saint Paul, il est vrai, mais qui sont
+réellement dignes d'avoir été dictées par un amant transi; il ne m'a
+parlé que d'elle et de tout ce qui la concerne; je ne vous ferai pas ici
+l'énumération des fêtes et des cadeaux qu'il lui prépare, dont il m'a
+fait le détail le plus circonstancié; je me bornerai à vous rendre la
+disposition de son esprit, en vous rendant ce qu'il m'a dit, que,
+lorsqu'il serait marié, il donnerait la paix au monde et tout le reste
+de son temps à Zaïre.» (17 mars 1810.)
+
+ * * * * *
+
+«Pour vous prouver à quel point l'empereur est occupé de sa femme
+future, je vous dirai qu'il a fait venir tailleur et cordonnier pour se
+faire habiller avec tout le soin possible et qu'il apprend à valser; ce
+sont des choses que ni vous ni moi n'aurions imaginées.» (27 mars 1810.)
+
+Voilà un Bonaparte que nous ne soupçonnions guère, même après les
+documentations copieuses de M. Taine. Les hommes sont plus divers en
+réalité qu'on ne se les imagine, et il faut désormais nous faire à
+l'idée d'un Napoléon valseur. Ces deux fragments de lettres, que nous
+venons de citer, sont plus, importants pour la psychologie du grand
+homme que pour celle de sa belle-soeur. Mais ils nous ont semblé piquants
+et d'un tour agréable. Ils tranchent par leur vivacité sur le ton
+généralement grave de la correspondance de Catherine.
+
+Les papiers publiés à Stuttgart ne nous fournissent aucun document
+important relatif aux années 1810 et 1811. À la date du 17 janvier 1812,
+rien (Catherine l'attestait solennellement) n'avait encore «altéré le
+repos et le bonheur» de son foyer. Mais les jours de sa royauté étaient
+désormais comptés.
+
+L'empereur méditait la campagne de Russie et préparait, avec la ruine de
+son empire, celle des petits États qui en étaient les satellites. Jérôme
+avait tenté en vain d'ouvrir les yeux du conquérant sur les difficultés
+et les périls de cette entreprise démesurée. Napoléon lui avait fermé la
+bouche d'un mot.
+
+--Vous me faites pitié, lui avait-il dit. C'est comme si l'écolier
+d'Homère voulait lui apprendre à faire des vers. (Voy. Schlossberger, p.
+5.)
+
+La guerre étant déclarée, Jérôme dut se rendre à Glogau. Catherine
+s'attendait à cette nouvelle séparation. Elle écrivait le 24 février à
+son père:
+
+«Je serai séparée du roi... j'aurai à trembler pour un mari et pour un
+frère. Cependant, ne croyez pas, mon cher père, que je me montre en
+cette circonstance égoïste ou pusillanime; je sens trop combien il est
+essentiel à la gloire des princes, et peut-être à leur existence
+présente et future, de se montrer dans des instants pareils et de
+prendre une part active à leur propre cause, pour ne retenir en aucune
+façon le roi.»
+
+Le 17 mai, elle se rendit à Dresde et y arriva en même temps que
+Napoléon. Elle espérait y embrasser son mari.
+
+--Sire, dit-elle à l'empereur, ne faites-vous pas venir Jérôme ici pour
+que je puisse le voir?...
+
+Il lui répondit brusquement:
+
+--Oh! oh! vous allez voir que je ferai déranger un de mes généraux
+d'armée pour une femme!... (_Loc. cit._, p. 22)
+
+Catherine rapporte ce dur propos et elle ajoute: «Je ne pus cacher
+quelques larmes qui m'échappèrent à cette réponse.»
+
+Régente de Westphalie en l'absence du prince, ce n'est pas sans
+inquiétude qu'elle avait accepté ces hautes fonctions.
+
+«J'ai voulu prouver au roi, par cette soumission, dit-elle, que je ne
+désire que ce qui peut lui être agréable et utile. Me voilà donc lancée
+dans les affaires, moi qui les ai toujours détestées... C'est le plus
+grand des sacrifices que je puisse faire au roi, moi qui n'aime qu'une
+vie tranquille, calme, paisible, qui adore la lecture, l'ouvrage, la
+musique, enfin toutes les occupations des femmes.» (_Loc. cit._, p. 9.)
+
+Son père, inquiet des dangers qu'elle courait et disposé déjà à séparer
+secrètement la cause de sa fille de celle des Bonaparte, la pressa de
+quitter Cassel et de se rendre auprès de lui. Elle lui répondit: «Mon
+cher père, je me rappellerai toujours de vous avoir ouï blâmer la
+princesse héréditaire de Weimar pour avoir quitté son pays au moment où
+elle aurait dû y rester.»
+
+Mais les événements se précipitaient. Nous touchons à la phase héroïque
+de la vie de Catherine.
+
+La sixième coalition mit fin au royaume de Westphalie. Catherine sortit
+de Cassel, pour n'y plus rentrer, le 10 mars 1813. À Leipzig, la
+cavalerie wurtembergeoise passa à l'ennemi sur le champ de bataille. Le
+roi Frédéric, jusque-là vassal de la France, était devenu son ennemi.
+
+En 1814, après la chute de l'Empire, il invita sa fille à suivre
+l'exemple de Marie-Louise et à se séparer de son mari. La politique,
+selon lui, pouvait délier un lien qu'elle avait seule formé.
+
+Catherine, indignée et résolue, fit cette fière réponse:
+
+«Sire, le mari que vous m'avez donné, je ne le quitterai pas déchu du
+trône. J'ai partagé sa prospérité. Il m'appartient dans son malheur.»
+
+Elle était alors réfugiée à Trieste avec son mari. Lorsque Napoléon,
+sorti de l'île d'Elbe, reparut en France et que l'aigle vola de clocher
+en clocher, Jérôme résolut de rejoindre son frère. Trompant la
+surveillance des autorités autrichiennes, Catherine l'aida à fuir sous
+un déguisement. Il parvint à gagner la France, fit la campagne de 1815
+et fut blessé à Waterloo.
+
+Pendant ce temps, sa femme restait exposée aux outrages d'une police
+inquiète et brutale, qui allait jusqu'à mettre des échelles contre ses
+fenêtres pour l'observer chez elle. Chassée bientôt de Trieste, elle se
+trouva sans asile, ne sachant où reposer sa tête dans l'Europe entière,
+conjurée pour la séparer de son mari. Elle pensa obtenir chez son père
+un refuge pour Jérôme et pour elle: elle n'y trouva qu'une prison. Ce
+qu'elle souffrit dans le château d'Ellwangen lui fit cent fois souhaiter
+la mort.
+
+Mais l'exil, la captivité et la persécution ne lassèrent pas sa
+fidélité. Du moins, elle goûtait, au milieu de ces épreuves, des joies
+qui avaient été refusées à ses jours prospères. Elle avait souhaité
+ardemment d'être mère. Elle le devint pour la première fois en 1814,
+d'un fils qui devait lui survivre peu de temps. Elle eut encore deux
+enfants: la princesse Mathilde et le prince Napoléon.
+
+Cette vie, dont le printemps fut si pur et l'été tout brûlant de
+généreuses ardeurs, ne connut point la paix d'un long soir. Catherine de
+Wurtemberg, dont la santé avait toujours été délicate, mourut près de
+Lausanne, d'une hydropisie de poitrine, dans la nuit du 29 au 30
+novembre 1835, dans sa cinquante-deuxième année. Ses derniers moments,
+dignes de sa vie entière, offrent un spectacle d'une grandeur antique.
+
+À huit heures du soir, les médecins déclarèrent à Jérôme que la reine
+n'avait plus que quelques heures à vivre. Il alla chercher ses enfants
+et les fit entrer dans la chambre de leur mère. En les voyant
+agenouillés devant son lit, Catherine, qui avait conservé toute sa
+connaissance, mais qui ne croyait pas que la mort fut si proche, demanda
+quelle était cette bénédiction qu'on lui réclamait.
+
+--Il est sage que tu bénisses ainsi tes enfants tous les soirs, lui dit
+son mari, parce qu'un malheur est toujours possible.
+
+Catherine comprit à ces mots qu'elle touchait à ses derniers moments.
+Elle bénit ses enfants et dit avec calme: «Je vois que la mort approche,
+je ne la crains pas. Ce que j'ai aimé le plus au monde, c'est toi,
+Jérôme.» Et, en disant ces paroles, elle portait à ses lèvres la main de
+son mari.
+
+Elle ajouta: «Je suis prête... J'aurais voulu vous dire adieu en
+France...» Jérôme et son fils aîné restèrent près de la mourante.
+Napoléon et Mathilde, qui avaient l'un treize ans et l'autre quinze,
+furent emmenés dans une maison voisine. À dix heures, Catherine perdit
+connaissance. À deux heures et demie du matin, elle avait cessé de
+vivre.
+
+Elle laissait en mourant une belle mémoire, le souvenir d'une âme qui
+marchait toujours droit et haut au devoir, parce qu'elle avait deux
+guides qui n'égarent jamais quand ils vont ensemble: le courage et
+l'amour.
+
+
+
+
+POUR LE LATIN
+
+
+Nos collégiens ont repris la gibecière, et les voilà de nouveau étudiant
+la bonne doctrine dans ces salles où il y a tant d'encre répandue et
+tant de poussière de craie autour du tableau noir. Le jour de la rentrée
+n'est pas généralement redouté. Il est même plus désiré à mesure qu'il
+approche. Les vacances sont longues et oiseuses. La rentrée réunit des
+camarades qui ont beaucoup à se dire. Enfin, elle cause un changement.
+Cela seul la ferait bien venir. Les enfants veulent du nouveau. Nous en
+voudrions comme eux si l'inconnu nous inspirait encore quelque
+confiance. Mais nous avons appris à nous en défier. Et puis nous savons
+que la vie n'apporte jamais rien de neuf et que c'est nous, au
+contraire, qui lui donnons du nouveau quand nous sommes jeunes.
+L'univers a l'âge de chacun de nous. Il est jeune aux jeunes. Il est
+revêtu, pour les yeux de quinze ans, des teintes de l'aurore. Il meurt
+avec nous; il renaît dans nos enfants. Qui de nous n'est soucieux d'un
+avenir qu'il ne verra pas? Pour moi, je suis chaque année avec un
+intérêt plus vif et plus inquiet la fortune de nos études classiques.
+Songez donc que la culture française est la chose du monde la plus noble
+et la plus délicate, qu'elle s'appauvrit et qu'on multiplie pour la
+régénérer les essais les plus périlleux. Comment voulez-vous qu'à des
+heures aussi critiques on puisse voir sans émotion un petit «potache»
+allant, matinal, le nez en l'air, ses livres sur le dos, à son lycée?
+
+Il est l'avenir de la patrie, ce pauvre petit diable! C'est avec
+angoisse que je cherche à deviner s'il gardera toute vive ou s'il
+laissera éteindre la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps. Je
+tremble pour nos humanités. Elles formaient des hommes; elles
+enseignaient à penser. On a voulu qu'elles fissent davantage et qu'elles
+eussent une utilité directe, immédiate. On a voulu que l'enseignement
+restât libéral tout en devenant pratique. On a chargé les programmes
+comme des fusils pour je ne sais quel farouche combat. On y a fourré des
+faits, des faits, des faits. On a eu notamment une inconcevable fureur
+de géographie.
+
+Le latin en a grandement souffert. Beaucoup de républicains s'en sont
+consolés, le croyant inventé par les jésuites. Ils se trompaient. Les
+jésuites n'ont jamais rien inventé; ils ont toujours tout employé. On
+n'a qu'à ouvrir Erasme ou Rabelais pour voir que le latin classique fut
+instauré dans les écoles par les savants de la Renaissance. Le conseil
+supérieur de l'instruction publique ne pouvait prendre son parti si
+aisément. Il a voulu faire la part du latin. Mais la volonté d'un
+conseil, même supérieur, n'est jamais ni bien stable ni bien efficace.
+L'énergie s'y tourne vite en résignation. On veut croire que la
+meilleure manière de restaurer le latin est de créer un enseignement
+secondaire dans lequel on n'apprendra que des langues vivantes; on
+s'efforce d'espérer que les études latines seront sauvées dès qu'elles
+partageront le beau nom de classiques avec des rivales qui ne les
+égaleront jamais, quoi qu'on fasse, en noblesse, en force, en grâce et
+en beauté. Ce sont des illusions qu'il est difficile de partager.
+
+En réalité, le déclin des études latines est terriblement rapide. Les
+rhétoriciens de mon temps lisaient couramment Virgile et Cicéron. Ils
+écrivaient en latin, j'entends qu'ils faisaient effort pour exprimer
+dans cette langue morte leur pensée encore mal éveillée. C'est tout ce
+qu'on pouvait leur demander. On me dit de toutes parts et je vois qu'il
+n'en est plus ainsi. Il y a encore à la tête de chaque classe quelques
+jeunes gens amoureux des lettres latines. Mais on les compte déjà pour
+les derniers humanistes. Le grand nombre se désintéresse de plus en plus
+des choses classiques.
+
+S'il faut s'en affliger, peut-on en être surpris? Le latin s'est retiré
+du monde; il tend à se retirer de l'école. C'est fatal. Au XVIIIe
+siècle, il était encore la langue universelle de la science. Maintenant,
+la science parle français, anglais, allemand. La théologie seule garde
+son vieil idiome; mais elle est étroitement resserrée dans l'enceinte
+des séminaires et le public ne prête plus l'oreille à ses disputes. Déjà
+on a beaucoup diminué la place qu'occupait le latin dans les programmes.
+On lui a ôté ses antiques honneurs; on l'en arrachera peu à peu par
+lambeaux, et sa disparition totale est certaine dans un avenir prochain
+que du moins nous ne verrons pas, je l'espère.
+
+Pourtant, tout mutilé qu'il est, il reste le nerf et le muscle de
+l'enseignement secondaire. À la place des membres dont il est amputé, on
+a mis quelques branches de sciences. Il ne paraît pas que l'esprit des
+élèves en ait été profitablement nourri. Il y a eu à cet égard une
+pénible déception. Comme les méthodes des sciences passent l'entendement
+des enfants, on s'en est tenu aux nomenclatures qui fatiguent la mémoire
+sans solliciter l'intelligence. Les éléments d'histoire naturelle
+introduits dans les classes de lettres y ont donné, en particulier, les
+plus mauvais résultats.
+
+«On peut affirmer sans crainte, dit M. H. de Lacaze-Duthiers, qu'il est
+peu de professeurs faisant des examens du baccalauréat ayant en grande
+estime le savoir des candidats au baccalauréat restreint ou au
+baccalauréat ès lettres, en physique, en chimie et en histoire
+naturelle... Quant aux bacheliers ès lettres, il peut en exister sans
+doute de bien forts en histoire naturelle; mais j'avouerai n'en pas
+connaître beaucoup parmi ceux que j'ai examinés, tandis que ceux qui ne
+le sont pas abondent[13].»
+
+On a ajouté, en outre, aux programmes beaucoup d'histoire et encore plus
+de géographie. On a rendu plus sérieuse l'étude des langues vivantes;
+enfin, on s'est efforcé de donner un caractère pratique à l'enseignement
+secondaire.
+
+Il faut bien reconnaître qu'on n'a pas réussi. Nos bacheliers ès lettres
+sont-ils mieux armés pour le combat de la vie depuis qu'on a mis dans
+leur tête quelques termes de chimie? Non. Les éléments d'une science
+exacte ne sont d'aucune utilité à ceux qui ne poussent pas cette science
+assez avant pour en faire la synthèse ou pour en tirer des applications
+industrielles. Auront-ils plus d'expérience parce qu'ils apprennent
+l'histoire universelle depuis l'âge des cavernes jusqu'à la présidence
+de M. Jules Grévy? J'en doute. L'histoire, telle qu'on la leur enseigne,
+n'est qu'un insipide catalogue de faits et de dates. Il vaudrait
+peut-être mieux embrasser moins de temps, s'en tenir aux âges modernes
+et les étudier avec toutes les circonstances qui en révèlent l'esprit et
+la vie. Mais comment faire connaître la vie d'un peuple à des enfants
+qui ne savent pas même ce que c'est que la vie d'un homme? Je ne dis
+rien de la géographie, qui fut longtemps l'objet des espérances les plus
+superstitieuses. Elle n'est une grande science qu'à la condition d'en
+absorber plusieurs autres, telles que la géologie, la minéralogie,
+l'ethnographie, l'économie politique, etc., etc., et ce n'est point de
+cette façon qu'on l'entend au lycée. On l'y réduit à un exercice de
+mémoire long et stérile.
+
+Je ne vois guère, dans toutes ces notions, que la connaissance des
+langues vivantes qui ait un intérêt pratique. On ne peut nier qu'il ne
+soit avantageux de savoir l'anglais et l'allemand. Cette connaissance
+est utile au négociant et au législateur, comme au soldat et au savant.
+Mais il reste à savoir si l'enseignement secondaire doit avoir pour
+unique objet l'utile. Il est bien général pour cela.
+
+Non, le beau nom d'humanités qu'ont lui donna longtemps nous éclaire sur
+sa véritable mission; il doit former des hommes et non point telle ou
+telle espèce d'hommes; il doit enseigner à penser. La sagesse est de se
+tenir satisfait s'il y réussit et de ne pas lui demander beaucoup
+d'autres choses en plus.
+
+Apprendre à penser, c'est en cela que se résume tout le programme bien
+compris de l'enseignement secondaire.
+
+C'est pourquoi je regrette infiniment, les méthodes d'après lesquelles
+on enseignait autrefois le latin dans les classes de lettres; car, en
+apprenant le latin de la sorte, les élèves apprenaient quelque chose
+d'infiniment plus précieux que le latin: ils apprenaient l'art de
+conduire et d'exprimer leur pensée.
+
+Je lutte contre la nécessité. Qu'on veuille excuser cette vaine
+obstination. Je porte aux études latines un amour désespéré. Je crois
+fermement que, sans-elles, c'en est fait de la beauté du génie français.
+Le latin, ce n'est pas pour nous une langue étrangère, c'est une langue
+maternelle; nous sommes des Latins. C'est le lait de la louve romaine
+qui fait le plus beau de notre sang. Tous ceux d'entre nous qui ont
+pensé un peu fortement avaient appris à penser dans le latin. Je
+n'exagère pas en disant qu'en ignorant le latin on ignore la souveraine
+clarté du discours. Toutes les langues sont obscures à côté de celle-là.
+La littérature latine est plus propre que toute autre à former les
+esprits. En parlant ainsi, je ne m'abuse pas, croyez-le bien, sur
+l'étendue du génie des compatriotes de Cicéron; j'en vois les limites.
+Rome eut des idées simples, fortes, peu nombreuses. Mais c'est par cela
+même qu'elle est une incomparable éducatrice. Depuis elle, l'humanité
+conçut des idées plus profondes; le monde eut un frisson nouveau au
+contact des choses, il est vrai. Il est vrai aussi que, pour armer la
+jeunesse, rien ne vaut la force latine.
+
+Voyez _Hamlet_, c'est tout un monde immense. Je doute qu'on ait jamais
+fait quelque chose de plus grand. Mais que voulez-vous qu'un écolier y
+prenne? Comment saisira-t-il ces fantômes d'idées plus insaisissables
+que le fantôme errant sur l'esplanade d'Elseneur? Comment se
+débrouillera-t-il dans le chaos de ces images, aussi incertaines que les
+nuées dont le jeune mélancolique montre à Polonius les formes
+changeantes? Toute la littérature anglaise, si poétique et si profonde,
+offre de semblables complexités et une telle confusion. J'en dirai
+autant de la littérature allemande, pour toutes les parties qui n'ont
+été inspirées ni par Rome ni par la France. Je relisais hier le _Faust_
+de Goethe, le premier _Faust_, dans la belle traduction, aujourd'hui sous
+presse, de M. Camille Benoit. C'est un riche magasin d'idées et de
+sentiments; c'est mieux encore: c'est un laboratoire où la substance
+humaine est mise au creuset. Pourtant, que de brumes dans cette oeuvre du
+plus lumineux génie de toute la Germanie! On y marche à tâtons par des
+sentiers tortueux, le regard aveuglé de météores. Cela non plus ne sera
+jamais classique pour nous. Maintenant, ouvrez les histoires de
+Tite-Live. Là tout est ordonné, lumineux, simple; Tite-Live, ce n'est
+pas un génie profond; c'est un parfait pédagogue. Il ne nous trouble
+jamais; c'est pourquoi nous le lisons sans vif plaisir. Mais comme il
+pense régulièrement! Qu'il est aisé de démontrer sa pensée, d'en
+examiner à part toutes les pièces et d'expliquer le jeu de chacune.
+Voilà pour la forme. Quant au fond même, qu'y trouve-t-on? Des leçons de
+patriotisme, de courage et de dévouement, la religion des ancêtres, le
+culte de la patrie. Voilà un classique! Je ne parle pas des Grecs. Ils
+sont la fleur et le parfum. Ils ont plus que la vertu, ils ont le goût!
+J'entends ce goût souverain, cette harmonie qui naît de la sagesse. Mais
+il faut convenir qu'ils ont toujours tenu peu de place dans les
+programmes du baccalauréat.
+
+Et voici que le latin est devenu, dans nos lycées, semblable au grec.
+Voici qu'il n'est plus qu'une vaine ombre, jouet d'un souffle léger.
+
+L'enseignement secondaire se dépouillera de plus en plus de cette
+incomparable splendeur qu'il tirait de son apparente inutilité. Puisque
+cette transformation est nécessaire, puisqu'elle correspond au
+changement des moeurs, il ne serait pas bien philosophique de s'en
+affliger outre mesure. Si je suis inconsolable, la raison me donne tort;
+la nature n'est jamais du parti des inconsolables. C'est toujours une
+attitude un peu sotte que celle de bouder l'avenir. Les nations ont
+l'instinct de ce qui leur est convenable et la France nouvelle trouvera
+peut-être l'enseignement dont elle a besoin pour ses enfants. Et nous
+autres, cependant, si ce plaisir égoïste nous est permis, nous nous
+réjouirons d'avoir été appelés les derniers au banquet des Muses et nous
+murmurerons ces vers d'un docte poète, Frédéric Plessis, en nous
+refusant toutefois, par un sentiment pieux, à croire à l'entier
+accomplissement de la menace prophétique qu'ils contiennent:
+
+ Les siècles rediront que, d'Athène et de Rome,
+ Au stérile Occident l'art fécond est venu,
+ Et ceux qu'autour de nous la voix du jour renomme
+ Périront dès demain pour l'avoir méconnu.
+
+ Dans la route banale où leur foule s'engage
+ Ils trouvent la fortune et l'applaudissement;
+ Mais la noble pensée et le noble langage
+ Par eux ne seront pas foulés impunément.
+
+
+
+
+PROPOS DE RENTRÉE
+
+LA TERRE ET LA LANGUE
+
+_La Vie des mots, par Arsène Darmesteter, in-8°, Delagrave, éditeur._
+
+
+Les premières bises de l'hiver nous chassent vers la ville. Les jours se
+font courts et brumeux. Pendant que j'écris, au coin du feu, dans la
+maison isolée, la lune se lève, toute rouge, au bout de l'allée que
+jonchent les feuilles mortes. Tout se tait. Une immense tristesse
+s'étend à l'horizon: Adieu les longs soleils, les heures lumineuses et
+chantantes! Adieu les champs et leur clair repos! Adieu la terre, la
+belle terre fleurie, la terre maternelle de laquelle nous sortons tous
+pour y rentrer un jour!
+
+À la veille du départ, quand déjà les malles sont faites et les sacs
+bouclés, je n'ai sous la main, dans la demeure attristée, qu'un seul
+volume, et tout mince. C'est par aventure que ce petit volume est resté
+là, sur la cheminée. Le hasard est mon intendant. Je lui laisse le soin
+de mes biens et le gouvernement de ma fortune. Il me vole souvent, mais
+le coquin a de l'esprit: il m'amuse et je lui pardonne. D'ailleurs, si
+mal qu'il fasse, je ferais plus mal encore. Je lui dois quelques bonnes
+affaires. C'est un serviteur plein de ressources, et d'une fantaisie
+charmante. Il ne me donne jamais ce que je lui demande. Je ne m'en fâche
+pas, en considérant que les hommes ne forment guère que des voeux
+imprudents et qu'ils ne sont jamais si malheureux que quand ils
+obtiennent ce qu'ils demandent. «Tu n'es devenu misérable, dit Créon à
+Oedipe, que pour avoir fait toujours ta volonté.» Hasard, mon intendant,
+ne fait point la mienne. Je le soupçonne d'être plus avant que moi dans
+les secrets de la destinée. Je me fie à lui, en mépris de la sagesse
+humaine.
+
+Pour cette fois, au moins, il m'a bien servi en laissant, ce soir, à la
+portée de mon bras ce petit volume jaune que j'avais déjà lu avec une
+certaine émotion intellectuelle, cet été, et qui est tout à fait en
+harmonie avec mes songeries de ce soir, car il parle du langage et je
+songe à la terre.
+
+Vous me demandez pourquoi j'associe ces deux idées? Je vais vous le
+dire. Il existe une relation intime entre la terre nourricière et le
+langage humain. Le langage des hommes est né du sillon: il est d'origine
+rustique, et, si les villes ont ajouté quelque chose à sa grâce, il tire
+toute sa force des campagnes où il est né. À quel point la langue que
+nous parlons tous est agreste et paysanne, c'est, en ce moment, ce qui
+me frappe et me touche. Oui, notre langage sort des blés, comme le chant
+de l'alouette.
+
+Le livre de M. Arsène Darmesteter, qui m'aide à faire, en tisonnant, ces
+rêveries d'automne, que je jette décolorées sur le papier, est un livre
+de science dont il faudrait faire un plus utile usage, une plus sérieuse
+étude. M. Arsène Darmesteter est un linguiste doué d'un esprit à la fois
+analytique et généralisateur qui s'élève par degrés jusqu'à la
+philosophie de la parole. Sa rigoureuse et vigoureuse intelligence
+inaugure une méthode et construit un système.
+
+Darwin de la grammaire et du lexique, il applique aux mots les théories
+transformistes et conclut que le langage est une matière sonore que la
+pensée humaine modifie insensiblement et sans fin, sous l'action
+inconsciente de la concurrence vitale et de la sélection naturelle. Il
+conviendrait d'analyser méthodiquement cette étude méthodique. Je laisse
+ce soin à d'autres, plus savants, à M. Michel Bréal, par exemple. Je
+n'entrerai pas dans la pensée profonde et régulière de M. Arsène
+Darmesteter. Je m'amuserai seulement un peu tout autour. Je vais
+feuilleter son livre, mais en détournant de temps en temps les yeux vers
+le sillon que la nuit couvre à demi, et dont je m'éloignerai demain
+avant le jour.
+
+Oui, le langage humain sort de la glèbe: il en garde le goût. Que cela
+est vrai, par exemple, du latin! Sous la majesté de cette langue
+souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium. De même
+qu'à Rome les temples circulaires de marbre éternisent le souvenir et la
+forme des vieilles cabanes de bois et de chaume, de même la langue de
+Tite-Live conserve les images rustiques que les premiers nourrissons de
+la Louve y ont imprimées avec une naïveté puissante. Les maîtres du
+monde se servaient de mots légués par les laboureurs, leurs ancêtres,
+quand ils nommaient cornes de boeuf ou de bélier (_cornu_) les ailes de
+leurs armes; enclos de ferme (_cohors_), les parties de leurs légions,
+et gerbes de blé (_manipulus_), les unités de leurs cohortes.
+
+Et voici qui nous en dira plus sur les Romains que toutes les harangues
+des historiens. Ces hommes laborieux, qui s'élevèrent par le travail à
+la puissance, employaient le verbe _callere_ pour dire être habile. Or,
+quel est le sens primitif de _callere_? C'est avoir du cal aux mains.
+Vraie langue de paysans, enfin, celle qui exprime par un même mot la
+fertilité du champ et la joie de l'homme (_lætus_), et qui compare
+l'insensé au laboureur s'écartant du sillon (_lira_, sillon; _deliare_,
+délirer)!
+
+Je tire ces exemples du livre de M. Arsène Darmesteter sur la _Vie des
+mots_. Le français pareillement naquit et se forma dans les travaux de
+la terre. Il est plein de métaphores empruntées à la vie rustique; il
+est tout fleuri des fleurs des champs et des bois. Et c'est là pourquoi
+les fables de La Fontaine ont tant de parfum.
+
+Qui dit campagnard dit chasseur ou braconnier. On ne vit point aux
+champs sans tirer sur la plume ou le poil. Mon aimable confrère M. de
+Cherville, l'auteur de la _Vie à la campagne_, ne me démentira pas. Or,
+les hommes changent moins qu'on ne pense; de tout temps, il s'est trouvé
+en France beaucoup de chasseurs et plus encore de braconniers. Aussi le
+nombre est grand des métaphores que la chasse fournit à notre idiome.
+
+M. Darmesteter en cite de curieux exemples. Ainsi quand nous disons:
+_aller sur les brisées de quelqu'un_, nous employons, à notre insu, une
+image tirée des pratiques de la vénerie. Les _brisées_ sont les branches
+rompues par le veneur pour reconnaître l'endroit où est passée la bête.
+
+Parmi les personnes qui emploient le verbe _acharner_, combien peu
+savent qu'il signifie proprement lancer le faucon sur la chair? La
+chasse a donné à la langue courante: être à l'_affût_, _amorce_, ce que
+mord l'animal, _appât_, ce qu'on donne à manger à la bête pour
+l'attirer; _rendre gorge_ qui se disait au propre du faucon avant de se
+dire au figuré des concussionnaires; _gorge-chaude_, curée de l'oiseau,
+d'où: _s'en faire des gorges chaudes_, s'en donner à plaisir; _hagard_,
+_faucon hagard_, qui vit sur les haies et n'est pas apprivoisé, d'où:
+_air hagard_, air farouche; _niais_, proprement oiseau qui est encore au
+nid, etc.
+
+«Les mots, dit M. Arsène Darmesteter, les mots gardent l'empreinte
+primitive que leur a donnée la pensée populaire. Les générations se
+suivent, recevant des générations antérieures la tradition orale
+d'expressions, d'idées et d'images qu'elles transmettent aux générations
+suivantes.» Aussi peut-on lire, quand on est averti, toute l'histoire de
+France dans un dictionnaire français. Je me rappelle un propos de table
+de M. Renan. On parlait des Mérovingiens. «Le genre de vie d'un Clotaire
+ou d'un Chilpéric, nous dit M. Renan, n'était pas bien différent de
+celui que mène, de notre temps, un gros fermier de la Beauce ou de la
+Brie.» Or, l'étymologie des mots _cour_, _ville_, _connétable_ et
+_maréchal_ donne raison à M. Renan, en nous révélant le mode d'existence
+des rois chevelus. En effet, la cour mérovingienne, la _cortem_, n'était
+pas autre chose que la _cohortem_ ou basse cour des Romains. Les
+_connétables_ étaient les chefs des écuries, et les _maréchaux_ les
+gardiens des bêtes de somme. Et le roi résidait dans sa _villa_,
+c'est-à-dire dans sa métairie.
+
+«Toutes les misères du moyen âge, dit M. Darmesteter, se révèlent dans
+le _chétif_, c'est-à-dire dans le _captivum_, le prisonnier (_chétif_,
+au moyen âge, signifie encore prisonnier), le faible incapable de
+résister, dans le _serf_, l'esclave, ou dans le _boucher_, celui qui
+vend de la viande de _bouc_.
+
+«On voit la féodalité décliner avec le _vasselet_ ou _vaslet_, le jeune
+_vassal_, qui se dégrade au point de devenir le valet moderne, et la
+bourgeoisie s'élever avec l'humble _minister_ ou serviteur, qui devient
+le _ministre_ de l'État.»
+
+Tous les actes, toutes les institutions de la vie nationale ont laissé
+leur empreinte dans la langue. On retrouve dans le français actuel les
+marques qu'y ont mises l'église et la féodalité, les croisades, la
+royauté, le droit coutumier et le droit romain, la scolastique, la
+renaissance, la réforme, les humanités, la philosophie la révolution et
+la démocratie. On peut dire sans exagération que la philologie, qui
+vient de se constituer récemment en science positive, est un auxiliaire
+inattendu de l'histoire.
+
+C'est le peuple qui fait les langues. Voltaire s'en plaint: «Il est
+triste, dit-il, qu'en fait de langues comme d'autres usages plus
+importants, ce soit la populace qui dirige les premiers pas d'une
+nation.» Platon disait au contraire: «Le peuple est, en matière de
+langue, un très excellent maître.» Platon disait vrai. Le peuple fait
+bien les langues. Il les fait imagées et claires, vives et frappantes.
+Si les savants les faisaient, elles seraient sourdes et lourdes. Mais,
+en revanche, le peuple ne se pique pas de régularité. Il n'a aucune idée
+de la méthode scientifique. L'instinct lui suffit. C'est avec l'instinct
+qu'on crée. Il n'y ajoute point la réflexion. Aussi les langues les plus
+sages et les plus savantes sont-elles tissues d'inexactitudes et de
+bizarreries. Sans doute, on peut en ramener tous les faits à des lois
+rigoureuses, parce que tout dans l'univers est sujet aux lois, même les
+anomalies et les monstruosités. Le grand Geoffroy Saint-Hilaire n'a pas
+fait autre chose que de déterminer avec la dernière rigueur les lois de
+la tératologie. Il n'en est pas moins vrai de dire que le quiproquo et
+le coq-à-l'âne entrent pour une certaine part dans la confection des
+langues en général et, en particulier, de celle que Brunetto Latini
+estimait la plus délectable de toutes.
+
+J'en citerai deux exemples curieux.
+
+Foie, vient de _ficus_ qui veut dire figue, ou, pour être tout à fait
+exact, d'un dérivé de _ficus_. Comment? Le plus naturellement du monde.
+Les Romains, qui devinrent gourmands dès qu'ils furent riches, ce qui
+était fatal, les Romains recherchaient le foie gras préparé aux figues,
+_jecur ficatum_ ou _ficatum_ tout court. Ce dernier mot, _ficatum_,
+arriva à désigner, non seulement le foie en pâté de figues, mais encore
+le foie tout simplement. Et voilà comment foie vient d'un dérivé de
+_ficus_.
+
+L'étymologie de truie est analogue, mais plus curieuse encore. _Truie_
+est le latin populaire _troia_, le nom même de la ville de _Troie_!
+
+Les Romains appelaient _porcus troianus_ (en latin vulgaire _porcus de
+Troia_) un porc qu'on servait à table farci de viande d'autres animaux.
+C'était une allusion comique et tout à fait populaire au cheval de
+Troie, à cette machine _foeta armis_, comme dit Virgile. De là, par
+restriction ou par absorption du déterminé dans le déterminant, Troia
+seul vint à prendre ce sens de _porc farci_, puis, grâce à sa
+terminaison féminine, à se spécialiser au sens féminin. Truie est la
+forme populaire de Troia, dont Troie représente la formation savante.
+
+Les caprices et les erreurs du langage sont innombrables; et ces
+caprices s'imposent, ces erreurs ne sauraient être redressées. Les
+savants voient le mal; ils n'y peuvent remédier. On a beau connaître
+qu'il faudrait dire _l'endemain_ et _l'ierre_, on est bien obligé de
+dire _le lendemain_ et _le lierre_.
+
+On parle pour s'entendre. C'est pourquoi l'usage est la règle absolue en
+matière de langue. Ni la science, ni la logique, ne prévaudront contre
+lui, et c'est mal s'exprimer que de s'exprimer trop bien. Les plus beaux
+mots du monde ne sont que de vains sons, si on ne les comprend pas.
+Voilà une vérité dont la jeune littérature n'est pas assez pénétrée. Le
+style décadent serait le plus parfait des styles, qu'il ne vaudrait rien
+encore, puisqu'il est inintelligible. Il ne faut pas trop raffiner ni
+pécher par excès de délicatesse. L'Église catholique, qui possède au
+plus haut point la connaissance de la nature humaine, défend à l'homme
+de faire l'ange, de peur qu'il ne fasse la bête. C'est précisément ce
+qui arrive à ceux qui veulent s'exprimer trop subtilement et donner à
+leur «écriture» des beautés trop rares. Ils s'amusent à des niaiseries
+et imitent les cris des animaux. Le langage s'est formé naturellement;
+sa première qualité sera toujours le naturel.
+
+
+
+
+M. BECQ DE FOUQUIÈRES
+
+
+Je le proclame heureux et digne d'envie. Il est mort, mais il a vécu une
+pleine vie, il a achevé son oeuvre et élevé son monument. C'est de M.
+Becq de Fouquières que je parle. Combien j'estimais, combien j'enviais
+cet honnête homme qui fut l'homme d'un seul livre! Je ne l'avais jamais
+vu. Une fois seulement et trop tard, il me fut donné de le rencontrer.
+Ce fut sur une petite plage normande où je passais l'été, voilà trois
+ans. Il avait l'air d'un soldat. À le voir, l'oeil vague, la moustache
+pendante, le dos rond, on eût dit un vieux capitaine rêveur et résigné.
+L'expression de son visage trahissait une âme solitaire, innocente et
+généreuse. Il allait silencieux, un peu las, triste et doux. Il me parla
+tendrement, comme à quelqu'un qui a retrouvé dix vers inédits d'André
+Chénier; mais sa voix tombait. Il semblait aspirer dès lors au repos
+définitif qu'il goûte aujourd'hui. Peut-être il m'eût semblé moins
+éteint s'il n'avait été accompagné, dans cette promenade le long de la
+falaise, par M. José-Maria de Hérédia, l'excellent poète, qui est tout
+éclat et toute sonorité, qui pétille, crépite et rayonne sans cesse.
+Mais, sans ce contraste, il était visible que déjà Becq de Fouquières
+consentait à mourir: il avait publié les oeuvres d'André Chénier, établi
+le texte du poète avec autant d'exactitude qu'il est possible de le
+faire actuellement; il avait éclairci, commenté, illustré ce texte par
+des notes et des préfaces, par un recueil de documents et par des
+lettres adressées tant à M. Antoine de Latour qu'à M. Prosper
+Blanchemain et à M. Reinhold Dezeimeris. Sa tâche était faite. Rien ne
+le retenait plus en ce monde, et la maladie, qui commençait à venir, ne
+lui semblait pas trop importune.
+
+Sa vie fut modeste. Mais César, à le prendre au mot, s'en serait
+contenté. Car M. Becq de Fouquières fut le premier dans son village. Il
+laisse le renom de prince des éditeurs. Entendons-nous: son domaine
+n'est pas celui où règnent les grands philologues, les Madvig et les
+Henri Weil. Ceux-là sont des savants. M. Becq de Fouquières fut un
+lettré. Le texte qu'il constitua est un texte français, presque
+contemporain. Mais, comme il l'a dit lui-même avec raison: «Constituer
+un texte est toujours une tâche délicate où les esprits les mieux
+exercés peuvent souvent faiblir.» Le public n'a pas la moindre idée des
+soins que prend un éditeur soucieux de ses devoirs, un Paul Mesnard, par
+exemple, un Marty-Laveaux, ou un Maurice Tourneux. On ne peut établir
+exactement une tragédie de Racine ou seulement une fable de La Fontaine
+sans beaucoup d'application et un certain tour d'esprit qui ne
+s'acquiert point. Pourtant les _Fables_ ont été imprimées du vivant de
+La Fontaine, et Racine a revu lui-même l'édition complète de son
+_Théâtre_, en 1697. Les difficultés grandissent quand il s'agit des
+_Essais_, dont Montaigne a laissé en mourant un exemplaire corrigé qu'on
+ne saurait ni tout à fait écarter, ni suivre tout à fait. La sagacité de
+l'éditeur est mise a une épreuve plus redoutable encore en face des
+pensées de Pascal et des poésies d'André Chénier. Ce sont là, on le
+sait, des fragments épars et des ruines d'une nature particulière sur
+lesquelles le chaos règne avec tous ses droits, les ruines d'un édifice
+qui n'a jamais été construit. Ce que M. Ernest Havet a déployé de zèle
+pour ordonner les pensées de Pascal, je n'ai pas à le dire ici. Quant à
+Chénier, il trouva en M. Becq de Fouquières le plus amoureux et le plus
+fidèle des éditeurs. C'est sa vie tout entière que M. Becq de Fouquières
+consacra à la gloire d'André.
+
+Pour se préparer à sa tâche d'éditeur, non seulement il étudia, fragment
+par fragment, vers par vers, mot par mot, les oeuvres inachevées de son
+auteur, mais encore il le suivit pas à pas dans son existence terrestre
+et il revécut la vie que le poète avait vécue, cette vie courte et
+pleine, si généreusement dédiée à l'amitié, à l'amour, à la poésie et à
+la patrie, cette vie toute chaude de mâles vertus. Il fréquenta les amis
+d'André, les de Pange, les Trudaine, les Brézais. Il aima les femmes
+qu'André avait aimées; il s'attacha aux ombres charmantes des Bonneuil,
+des Gouy d'Arsy, des Cosway, des Lecoulteux et des Fleury. Bien plus: il
+partagea les études du poète comme il en partageait les plaisirs. Le
+fils de Santi L'Homaca avait appris le grec avec amour et, pour ainsi
+dire, naturellement. Il vivait en commerce intime avec la muse
+hellénique et la muse latine. M. Becq de Fouquières fréquenta, sur la
+trace du jeune dieu, Homère et Virgile, les élégiaques latins, la
+pléiade alexandrine, Callimaque, Aratus, Méléagre et l'Anthologie, et
+Théognis et Nonnos. Il ne négligea pas les faiseurs de petits romans,
+les diégématistes; il n'oublia ni Héliodore d'Émèse, ni Achille Tatius,
+ni Xénophon d'Antioche, ni Xénophon d'Éphèse. Il n'oublia personne,
+hormis toutefois Théodore Prodrome, qui composa, comme vous savez
+peut-être, les _Aventures de Rhodate et de Dosiclès_. M. Becq de
+Fouquières faillit en ce point. Il ne lut pas les _Aventures de Rhodate
+et de Dosiclès_. Or, c'est précisément dans ce livre, c'est à Théodore
+Prodrome que Chénier a emprunté un de ses chefs-d'oeuvre, le _Malade_:
+
+ Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères.
+
+M. Reinhold Dezeimeris le lui fit bien voir, dans une élégante et
+subtile dissertation. C'est là un exemple frappant et digne d'être
+médité. Nous avons tous notre talon d'Achille. Si bien préparés que nous
+soyons à la tâche qui nous incombe, il y a toujours un Théodore Prodrome
+qui nous échappe. Il faut nous résoudre à ne pas tout savoir, puisque
+Becq de Fouquières lui-même a ignoré une des sources de son poète.
+
+C'est en 1862 que cet éditeur plein d'amour donna sa première édition
+critique des poésies d'André Chénier. Dix ans plus tard, il en donnait
+une seconde bien améliorée et beaucoup enrichie, tant pour la notice que
+pour le commentaire.
+
+Peu après, en 1874, M. Gabriel de Chénier publia la sienne. C'était un
+robuste vieillard que M. Gabriel de Chénier. À quatre-vingts ans, il
+portait haut la tête; ses épaules athlétiques s'élevaient au-dessus de
+celles des autres hommes. Son visage était immobile et chenu, mais ses
+yeux noirs jetaient des flammes. Il avait blanchi paisiblement dans un
+bureau du ministère de la guerre, et il semblait revenir, comme un autre
+Latour-d'Auvergne, de quelque armée de héros dont il eût été le doyen.
+Un de nos confrères dont j'ai oublié le nom, un jeune journaliste,
+l'ayant rencontré chez le libraire Lemerre, admira cette robuste
+vieillesse et le prit pour un homme des anciens jours. Il courut au
+journal annoncer en frémissant qu'il venait de voir l'oncle d'André
+Chénier. En réalité, il n'avait vu que le neveu. M. Gabriel de Chénier
+était le fils d'un des frères d'André, Louis Sauveur. Le beau vieillard
+manquait absolument d'atticisme. Il avait beaucoup tardé à publier les
+oeuvres de son oncle, et il voulait mal de mort à ceux qui l'avaient
+devancé dans cette tâche. Il ne les nommait jamais par leur nom: il
+disait le _premier éditeur_ pour désigner Latouche, à qui il reprochait
+également d'être menteur, voleur et borgne. «La notice du premier
+éditeur, affirmait-il, est un conte fait à plaisir.» Et il disait
+encore: «Le premier éditeur, qui était privé d'un oeil et qui ne voyait
+pas très nettement de l'autre, a mal lu.»
+
+Il accusait formellement le premier éditeur de lui avoir volé les
+manuscrits d'André Chénier. La mort de ce «premier éditeur» n'avait pas
+calmé sa haine. Il est à remarquer qu'il ne s'était plaint de rien tant
+qu'avait vécu Latouche. Soyons justes: ce Latouche n'avait manqué ni de
+tact ni de goût en publiant les poésies d'André. S'il fit subir au texte
+sacré quelques changements dont nous sommes justement choqués
+aujourd'hui, il servit bien, en définitive, la gloire du poète, alors
+inconnu. Mais M. Gabriel de Chénier ne voulait pas qu'on touchât à son
+oncle. C'était un homme extrêmement jaloux. Et, comme il avait l'esprit
+très simple, il s'imaginait que tous ceux qui s'occupaient d'André
+Chénier étaient des bandits. Il ne mettait pas la moindre nuance dans
+ses sentiments. Il poursuivait vigoureusement d'une haine égale la
+mémoire de M. de Latouche et la personne de M. de Fouquières. Il
+appelait celui-ci «l'éditeur critique de 1862 et 1872», prenant garde de
+jamais le désigner plus expressément. En vérité, c'était un vieillard
+irascible.
+
+M. Becq de Fouquières l'était allé voir autrefois, avant de rien
+publier. Mais, dès la première entrevue, il avait été traité en ennemi.
+
+«Cet homme sent la pipe,» avait dit M. de Chénier pour expliquer son
+antipathie. En effet, il n'aimait pas le tabac, et il gardait depuis sa
+jeunesse la certitude que les fumeurs étaient tous des débauchés et des
+romantiques. M. de Fouquières, qui portait des moustaches, lui parut
+l'un et l'autre. M. de Chénier avait les moeurs du jour en abomination.
+On n'aurait pas pu lui tirer de la tête cette idée que la débauche est
+une invention contemporaine. Il l'attribuait à la littérature. Tel était
+le neveu d'André Chénier. Mais, quoi qu'il dît, à ses yeux, le grand
+tort de M. Becq de Fouquières, celui qui ne pouvait se pardonner, était
+de s'occuper des poésies d'André. Il y parut en 1874, quand M. Gabriel
+de Chénier exposa ses griefs dans son édition tardive. Il fit là
+d'étranges reproches à «l'éditeur critique de 1862 et 1872». Celui-ci,
+par exemple, ayant dit innocemment qu'André Chénier avait traduit des
+vers de Sapho au collège de Navarre, l'ombrageux neveu en fut tout
+courroucé. Il répliqua, au mépris du témoignage d'André lui-même, que
+cela n'était pas, que cela n'avait pu être. Et il ajouta: «On n'aurait
+pas plus toléré alors qu'aujourd'hui, dans un collège, qu'un élève ait
+en sa possession les poésies de Sapho.»
+
+M. Becq de Fouquières dut sourire doucement des raisons du vieillard.
+J'ai le droit d'en sourire aussi peut-être; car, précisément, j'ai lu
+Sapho au collège, dans un petit volume de l'édition Boissonnade, ou la
+pauvre poétesse tenait fort peu de place. Hélas! le temps n'a respecté
+qu'un petit nombre de ses vers. J'ajouterai que, plus tard, ce même
+volume passa, avec le reste de ma collection des poètes grecs, dans la
+bibliothèque du père Gratry, de l'Oratoire, dont l'ardente imagination
+se nourrissait de science et de poésie. Au fait, que croyait donc M.
+Gabriel de Chénier des poésies de Sapho? S'imaginait-il, par hasard,
+qu'il y eût dans ces beaux fragments de quoi ternir l'innocence, déjà
+expirante, du jeune André? Ce serait une étrange méprise.
+
+La querelle de MM. Becq de Fouquières et Gabriel de Chénier restera
+mémorable dans l'histoire de la république des lettres. M. de Fouquières
+avait cité le mot bien connu de Chênedollé: «André Chénier était athée
+avec délices.» Le neveu répondit avec assurance: «André, qui avait une
+intelligence si supérieure, qui savait si bien admirer les merveilles de
+la nature et comprendre les grandeurs infinies de l'univers, ne pouvait
+être supposé atteint de cette infirmité de l'esprit humain qu'on appelle
+l'athéisme que par un homme qui aurait été l'ennemi de la philosophie du
+dix-huitième siècle.» Ces paroles respirent la conviction, mais elles ne
+prouvent rien. Il demeure certain que l'idée de Dieu est absente de la
+poésie d'André Chénier. M. de Chénier voulait que son jeune oncle, qu'il
+protégeait, fut pieux et chaste. Il fut scandalisé quand M. Becq de
+Fouquières soupçonna des maîtresses au poète des _Elégies_, au chantre
+érotique de _la Lampe_. Ces soupçons étaient assez fondés, pourtant.
+André lui-même a dit quelque part: «Je me livrai souvent aux
+distractions et aux égarements d'une jeunesse forte et fougueuse.» On
+savait que cette Camille, «éperduement aimée», n'était autre que la
+belle madame de Bonneuil, dont la terre touchait à la forêt de Sénart.
+Amélie, Rose et Glycère ne semblaient pas tout à fait des fictions
+poétiques, non plus que les belles et faciles Anglaises dont André a
+immortalisé les formes dans de libres épigrammes grecques. On parlait de
+madame Gouy-d'Arcy, de la belle mistress Cosway, en qui le poète vantait
+
+ La paix, la conscience ignorante du crime,
+ Et la sainte fierté que nul revers n'opprime.
+
+Il semblait bien que l'ardent et fier jeune homme eût goûté la beauté de
+la femme jusqu'au pied de l'échafaud, il semblait qu'il eût alors
+regardé d'un oeil ardent cette _jeune captive_, cette duchesse de Fleury
+dont madame Vigée-Lebrun a dit: «Son visage était enchanteur, son regard
+brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus, et son esprit supérieur.»
+
+Mais M. Gabriel de Chénier déclara, d'un ton qui n'admettait pas de
+réplique, qu'il n'y avait ni Bonneuil, ni d'Arcy, ni Cosway, ni Fleury,
+qu'Amélie, Rose et Glycère n'avaient jamais existé, et que c'était un
+bien bon jeune homme que l'oncle dont il était le neveu. «De ce
+qu'André, dit-il, put quelquefois prendre part aux soupers où se
+trouvaient réunis ses jeunes amis de collège et des beautés faciles, de
+ce que dans ses élégies, on trouve la trace de ces exceptions à ses
+habitudes studieuses et tranquilles, il ne faut pas en conclure que sa
+vie fût dissipée et livrée à des plaisirs échevelés.» Et, feignant de
+croire que «l'éditeur critique de 1862 et 1872» a fait d'André un
+débauché, le grave neveu s'écrie: Il a agi ainsi «pour expliquer et
+justifier peut-être les dissipations et les folles orgies de nos jours».
+Cela n'est-il par admirable et n'avais-je pas raison de vous dire que
+cette querelle est vouée à l'immortalité?
+
+Après avoir découvert avec tant de perspicacité le mobile auquel
+obéissait M. Becq de Fouquières, son entêté contradicteur ajoute: «Ils
+ont prétendu qu'André avait été amoureux d'un grand nombre de femmes...
+Il n'en était pourtant rien, et ce qui le prouve, c'est la fraîcheur,
+c'est la vivacité de l'amour qu'il exprime. Un homme blasé par les
+plaisirs, rassasié de maîtresses, n'a plus l'imagination si fraîche, si
+ardente, si féconde.» Qu'en dites-vous?... Mais il ne s'en tient pas là;
+il lance un dernier argument qui révèle toute sa candeur: «André,
+dit-il, avait trop de philosophie pour user des choses jusqu'à l'abus.»
+M. Becq de Fouquières, ai-je besoin de le dire, ne crut jamais à un
+André Chénier si raisonnable. Il persista à le voir violent, fougueux,
+excessif, se donnant sans mesure à tout ce qui sollicitait son âme
+mobile et prompte, ardent à l'amour, à la haine, au travail, plein de
+vie et d'âme et de génie.
+
+Quant à M. Chénier, il n'était pas homme à en démordre. Tout au plus
+accorda-t-il que Fanny, la vertueuse Fanny avait réellement existé, et
+que peut-être André l'avait aimée. «Mais, se hâte-t-il d'ajouter, cet
+amour, si amour il y eut, ne fut jamais un amour comme on l'entend
+aujourd'hui.» Hélas! on l'entend aujourd'hui tout de même qu'autrefois.
+Ce sont les choses de l'amour qui changent le moins. Et, si quelque
+jeune curieuse demande aujourd'hui, comme autrefois l'héroïne
+d'Euripide: «Qu'est-ce donc qu'aimer?» Il faudra lui répondre encore
+avec la vieille Athénienne du poète: «Ô ma fille, la chose la plus douce
+à la fois et la plus cruelle!»
+
+C'est ce que pensait, sans doute M. Becq de Fouquières. Il était
+indulgent: car il savait que les hommes ne valent que par les passions
+qui les animent, et qu'il n'y a de ressources que dans les fortes
+natures.
+
+Il avait vu son dieu, son André, jeter d'abord au hasard les flammes de
+son ardente jeunesse. Puis, se calmant, se purifiant chaque jour par le
+travail, la réflexion et la souffrance, atteindre enfin, en quelques
+années, aux chastes mélancolies de l'amour idéal. Tel est, en effet, le
+sentiment qu'inspira au poète, dans les derniers mois de sa vie, la muse
+pudique, la douce hôtesse de Luciennes, la charmante madame Laurent
+Lecoulteux.
+
+Cette dame, la Fanny du poète, était comme on sait, la fille de la belle
+madame Pourrat, dont Voltaire avait vanté la grâce et l'esprit. Or,
+Fanny, pour lui laisser son nom d'amour et d'immortalité, Fanny avait
+une soeur, la comtesse Hocquart, qui vécut assez longtemps pour apporter
+son témoignage aux générations nouvelles. Cette dame a dit d'André,
+qu'elle avait souvent vu chez sa mère et sa soeur: «Il était à la fois
+rempli de charme et fort laid, avec de gros traits et une tête énorme.»
+
+C'est précisément ainsi qu'il nous apparaît sur le portrait que Suvée
+peignit à Saint-Lazare, le 29 messidor an II. Mais à l'idée de cette
+tête énorme et de ces gros traits, M. Gabriel de Chénier se fâcha tout
+rouge contre madame Hocquart et contre «l'éditeur critique de 1862 et
+1872», qui avait recueilli le propos de cette dame. Sans s'arrêter à une
+maxime du poète qui écrivit dans le canevas de son _Art d'aimer_ cette
+pensée consolante: «Les beaux garçons sont souvent si bêtes,» le zélé
+neveu crie à la calomnie: «Tout le monde sait, dit-il, qu'André était
+beau!» Et il veut le prouver en citant ces lignes d'une lettre que lui
+avait autrefois adressée le général marquis de Pange: «J'ai connu votre
+oncle; J'ai retrouvé ses traits en vous, dès le premier moment que je
+vous ai vu.»
+
+Ce pauvre M. de Chénier n'était pas capable de faire une bonne édition:
+il faut pour cela savoir douter; et c'est ce qu'il ignorait le plus,
+bien qu'il ignorât généralement toutes choses. Son édition est pourtant
+utile. On la recherche justement, moins encore parce qu'elle est bien
+imprimée que parce qu'elle contient plusieurs morceaux inédits, tirés
+des manuscrits conservés dans la famille. M. Becq de Fouquières fit un
+petit volume tout exprès pour relever les bévues de M. de Chénier. Il
+les releva avec autant de sûreté que de grâce. Il y mit du savoir et n'y
+mit point de méchanceté. Il fallait qu'il fût attaqué injustement pour
+qu'on sût à quel point il était galant homme. En cela encore, je
+l'estime heureux. Il n'a point vécu en vain; il laisse de bonnes
+éditions d'un grand poète, qui fut aussi un excellent prosateur, un
+écrivain nerveux et concis. On ne sait pas assez qu'André Chénier
+compte, pour sa prose, parmi les grands écrivains de la Révolution. Sans
+M. Becq de Fouquières on ne le saurait pas du tout. M. Becq de
+Fouquières a réalisé le dessein que formait Marie-Joseph Chénier, dans
+l'enthousiasme fugitif de ses regrets, quand il disait éloquemment:
+
+ Auprès d'André Chénier, avant que de descendre,
+ J'élèverai la tombe où manquera sa cendre,
+ Mais où vivront du moins et son doux souvenir
+ Et sa gloire et ses vers dictés pour l'avenir.
+
+Ce monument, que Marie-Joseph n'éleva point, est enfin achevé: c'est la
+double édition critique (_Poésie_ 1872, _Prose_ 1886). Si, comme le veut
+M. Renan, les esprits envolés de cette terre s'assemblent dans les
+Champs-Elysées selon leurs goûts et d'après leur affinités, s'ils
+forment des groupes harmonieux, à coup sûr M. Becq de Fouquières
+entretien en ce moment François de Pange et André Chénier, sous l'ombre
+des myrtes. Assise près d'eux, sur un banc de marbre, Fanny joue avec
+son petit enfant qu'elle a retrouvé. M. de Fouquières demande au poète
+si le fragment qui commence par ces mots: _Proserpine incertaine_ est
+authentique, bien que M. Gabriel de Chénier ne l'ai point admis dans son
+texte, et il réclame instamment des vers inédits pour une édition
+céleste. Que ferait-il parmi les ombres s'il n'éditait point? Il serait
+doux de penser que les choses fussent ainsi là ou nous irons tous. De
+rigoureuses doctrines y contredisent peut-être; mais un excellent
+académicien qui aime beaucoup les livres, M. Xavier Marinier, incline à
+croire qu'il y a des bibliothèques dans l'autre monde.
+
+
+
+
+M. CUVILLIER-FLEURY
+
+
+M. Cuvillier-Fleury, dont on célébrait hier les funérailles, a duré dans
+la critique littéraire plus d'un âge d'homme. Le journalisme s'honore de
+ce robuste talent si longtemps exercé. Ce n'est point assez de rendre
+mes respects à cet écrivain plein de probité. Je voudrais, si j'en avait
+l'art et le loisir, esquisser son image: elle vaut qu'on la dessine.
+Mais prenons garde, la figure de M. Cuvillier-Fleury n'était pas de
+celles que le peintre doit flatter. Aux caresses d'un pinceau trop
+moelleux elle perdrait tout son caractère, et ce serait dommage. Il y
+faut aller à grands traits. Son mérite était solide, son charme était
+sévère. Il mettait de la dignité jusque dans l'enjouement. On sait qu'il
+se garda toujours des grâces légères et du facile sourire. Parfois
+peut-être se défendit-il moins bien contre la solennité.
+
+Pourtant il n'était ni triste ni sévère. Ce n'était point un mécontent,
+loin de là; il inclinait même à l'optimisme. Il croyait au bien. Il
+avait en diverses matières la conviction du professeur, qui, quoi qu'on
+dise, est aussi forte que la foi du charbonnier. Il voulait être juste
+et même il savait être modéré, bien qu'il fût extrêmement attaché à ses
+idées et à ses goûts. Et cet honnête esprit n'était point un esprit
+borné. Il n'enfermait pas sa critique dans des jeux d'école et ne
+s'amusait pas aux bagatelles littéraires. Il cherchait l'homme sous
+l'écrivain. C'est l'homme qu'il étudiait, l'homme moral, l'homme social.
+Aussi ses opinions ont trouvé du crédit et gardé de l'intérêt. Les
+livres dans lesquels il les a recueillies, _Posthumes et Revenants_,
+_Études et Portraits_, se lisent encore très bien aujourd'hui. J'en ai
+fait l'expérience ce matin même, en feuilletant avec un noble plaisir
+les études que M. Cuvillier-Fleury consacrait, il y a quinze ans et
+plus, à des personnages du XVIIIe siècle: à cet aimable chevalier de
+Boufflers et à cette exquise madame de Sabran, la plus sage des âmes
+tendres; à madame Geoffrin et à son «cher enfant» le roi de Pologne; à
+la maréchale de Beauveau, en qui l'athéisme prenait la douceur d'une
+sainte espérance; à Marie-Antoinette, envers laquelle M.
+Cuvillier-Fleury n'eut qu'un tort, celui de tenir pour authentiques les
+lettres publiées par M. d'Hunolstein. Mais comment ne s'y serait-il pas
+trompé, puisque Sainte-Beuve lui-même y fut pris à demi? Ce sont là des
+pages solides et, si l'on y trouve quelque pesanteur, c'est qu'elles
+sont pleines de choses. Il n'est point aisé d'être léger quand on n'est
+point vide. Et si, dans quelque idéale promenade sur un chemin de
+fleurs, levant tout à coup les yeux, vous voyez des formes solides, où
+se révèle la plénitude de la vie, flotter au milieu des airs, comme des
+ombres fortunées, jetez-vous à genoux et adorez-les: elles sont divines.
+
+L'inspiration du critique n'avait point d'ailes; mais elle marchait
+droit et ferme. Il y a beaucoup de traits louables dans la physionomie
+morale de M. Cuvillier-Fleury. Entre autres, il en est un tout à fait
+original. C'est la fidélité. M. Cuvillier-Fleury demeura attaché jusqu'à
+la mort aux idées, aux amitiés, aux cultes de sa lointaine jeunesse. Il
+ne voulait point qu'on lui fît un mérite de cette constance qui honore
+sa vie: «Je me croirais bien humble, disait-il, de me glorifier de cette
+vertu, n'en connaissant pas de plus simple à concevoir, ni de plus
+facile à pratiquer.» Dès 1830, époque à laquelle il écrivit une notice
+sur le comte Lavallette, sa foi était fixée. M. Cuvillier-Fleury était
+désormais attaché à la monarchie libérale.
+
+On lit, à la dernière page de l'intéressante notice dont je parle, une
+phrase qui donne à penser, bien qu'elle soit toute simple. C'est
+celle-ci: «Le comte Lavallette est mort plein de jours, à la soixante et
+unième année de son âge.» L'homme, le même homme qui s'exprimait ainsi à
+vingt-huit ans me disait à moi, un grand demi-siècle plus tard, en
+parlant d'un candidat à l'Académie qui marchait, comme on dit, sur ses
+soixante-quatre ans: «Il est jeune.» Ô contradiction terriblement
+humaine! ô contradiction touchante! Comme il est naturel de changer
+ainsi de sentiment sur l'âge et la figure des hommes! Il disait juste
+dans les deux rencontres. Tous tant que nous sommes, nous jugeons tout à
+notre mesure. Comment ferions-nous autrement, puisque juger, c'est
+comparer, et que nous n'avons qu'une mesure qui est nous? Et cette
+mesure change sans cesse. Nous sommes tous les jouets des mobiles
+apparences.
+
+À ce mot: «Il est jeune,» je compris que M. Cuvillier-Fleury me
+regardait comme un enfant, moi qui n'avais pas soixante-quatre ans, ni
+même quarante. En effet, ma jeunesse l'émerveillait. Il ne se lassait
+pas de me dire: «Quoi! vous avez trente-six ans!» Et il semblait aspirer
+à pleines narines tout l'air du temps qui s'ouvrait devant moi. Et il
+trouvait cela bon; car il aimait la vie. Comme il me traitait avec
+beaucoup de faveur, il daigna me demander un jour ce que j'écrivais dans
+le moment. J'eus le malheur de lui répondre que c'était des souvenirs.
+Je le lui dis tout doucement, en lui marquant, par l'inflexion de ma
+voix, combien ces souvenirs étaient intimes et modestes. Pourtant je vis
+que je l'avais fâché.
+
+--Des souvenirs! s'écria-t-il étonné. À votre âge, des souvenirs!
+
+--Hélas! monsieur, répondis-je en hésitant, n'ai-je pu noter mes
+impressions d'enfance?
+
+Mais il ne voulut rien entendre et reprit avec une sévérité dont je ne
+méconnus pas la secrète bienveillance:
+
+--Monsieur, l'Académie ne verrait pas avec plaisir que vous eussiez des
+souvenirs.
+
+Je confesse que je fis tout de même un petit livre de mes souvenirs.
+
+Plusieurs fois, depuis lors, je visitai M. Cuvillier-Fleury dans la
+maisonnette de l'avenue Raphaël, où il terminait sa longue existence en
+un repos modeste et décent. Il était entouré de souvenirs. Je n'ai vu
+nulle part ailleurs tant de meubles en acajou plaqué et tant de
+tapisseries à la main. Tout, chez M. Cuvillier-Fleury, tout, portraits,
+statuettes, étagères, lampes de porcelaine, pendules à sujet, et
+jusqu'au petit chien en laines multicolores qui fait le dessus d'un
+tabouret, tout parlait du règne de Louis-Philippe, tout disait
+l'épanouissement de la vie bourgeoise.
+
+Devenu aveugle, M. Cuvillier-Fleury supporta cette infirmité avec une
+admirable constance. Il gardait, dans son coeur encore chaud, l'amour des
+lettres et le goût des choses de l'esprit. Au bord de la tombe, et déjà
+le front dans la nuit éternelle, il parlait de l'Académie avec un filial
+orgueil dont l'expression restait attendrissante alors même qu'elle
+faisait sourire. Les visites des candidats chatouillaient ce coeur de
+quatre-vingts ans. Les petites affaires du Palais Mazarin le
+transportaient. Eh quoi! ne faut-il pas amuser la vie jusqu'au bout?
+
+C'était un vif vieillard qui s'échauffait sur la littérature et sur la
+grammaire. Sa conversation était nourrie de morale et d'histoire; elle
+avait moins de finesse que de vigueur et était coupée de citations
+latines faites avec bonhomie. Il appliquait volontiers Virgile aux soins
+domestiques, et demandait à boire avec un hémistiche de l'_Énéide_.
+
+Ses livres, rangés tout autour de son cabinet dans un ordre minutieux,
+composaient une bonne bibliothèque de travail, à laquelle ne manquaient
+ni les classiques ni les collections de mémoires. Un jour qu'il m'avait
+fait l'honneur de me recevoir dans cette pièce, il se leva soudainement
+au milieu d'une conversation dont il faisait tous les frais avec ses
+souvenirs, et il me demanda affectueusement mon bras pour faire le tour
+de la chambre. Il était tout à fait aveugle alors. Je l'aidai à faire la
+revue de sa bibliothèque. Il s'arrêtait à chaque instant, mettait la
+main sur un livre et, le reconnaissant au toucher, il le désignait par
+son titre. Tout à coup sa main passa sur les tranches dorées d'un
+_Cicéron_ que je vois encore. C'est une édition du dernier siècle, en
+vingt ou vingt-cinq volumes in-octavo; l'exemplaire porte une reliure de
+veau fauve. En le caressant de ses doigts tremblants, le vieillard
+frissonna.
+
+--Mon prix d'honneur! s'écria-t-il. Je l'ai obtenu en 1819. J'étais
+alors en rhétorique, à Louis-le-Grand. Je le lègue à...
+
+Et il prononça deux noms: le nom de l'admirable compagne qui devait
+bientôt lui fermer les yeux et celui du prince dont il avait été le
+maître, puis le confrère et l'ami.
+
+Tandis qu'il parlait, ses yeux éteints s'étaient mouillés de larmes.
+J'étais seul à le voir. Il me toucha; car je vis aussitôt tous les
+vieillards en celui-là. Au déclin de la vie, les souvenirs de notre
+jeunesse envolée ne nous envahissent-ils pas d'une douce et délicieuse
+tristesse? Heureux le roi de Thulé! Heureux aussi le vieux critique de
+l'avenue Raphaël! Heureux qui meurt en pressant sur son coeur la coupe
+d'or de la première amante ou le livre témoin d'une studieuse
+adolescence! Les reliques du coeur et celles de l'esprit sont également
+chères et sacrées.
+
+Il me semble que cette anecdote, pour peu qu'on l'ornât, ferait assez
+bon effet dans l'éloge académique de M. Cuvillier-Fleury. Je puis me
+tromper, faute d'étude et de vocation. En tout cas, c'est de bon coeur
+que je l'offrirais au successeur de l'académicien zélé que nous
+enterrons aujourd'hui, à M. J.-J. Weiss, par exemple[14].
+
+
+
+
+M. ERNEST RENAN
+
+HISTORIEN DES ORIGINES
+
+
+M. Ernest Renan nous donnera, la semaine prochaine, le tome premier
+d'une _Histoire d'Israël_ qui comprendra trois volumes. Cet ouvrage
+formera une sorte d'introduction à l'histoire des _Origines du
+Christianisme_. Quand il sera publié, M. Renan aura achevé sa vaste
+entreprise. Il aura recherché les sources profondes de la religion qui
+devait alimenter tant de peuples, et qui, aujourd'hui encore, partage
+avec le bouddhisme et l'islamisme l'empire des âmes.
+
+De quelque manière qu'on envisage les obscurs commencements de ces
+grandes idées qui nous enveloppent de toutes parts et nous pénètrent,
+quelque compte qu'on se rende de l'élaboration d'un si haut idéal, on
+reconnaîtra que M. Ernest Renan ne s'était pas trompé sur la nature et
+l'étendue de ses aptitudes, en dirigeant son esprit vers de telles
+recherches. Le sujet exigeait les qualités les plus rares de
+l'intelligence, et même les plus contradictoires. Il y fallait un sens
+critique toujours en éveil, un scepticisme scientifique capable de
+défier toutes les ruses des croyants et leurs candeurs plus puissantes
+que leurs ruses. Il y fallait, en même temps, un vif sentiment du divin,
+un instinct secret des besoins de l'âme humaine et comme une piété
+objective. Or, cette double nature se rencontre en M. Ernest Renan avec
+une extraordinaire richesse. Étranger à toute communion de fidèles, il a
+au plus haut point le sentiment religieux. Sans croire, il est
+infiniment apte à saisir toutes les délicatesses des croyances
+populaires. Si l'on veut bien me comprendre, je dirai que la foi ne le
+possède point, mais qu'il possède la foi. Heureusement doué pour son
+oeuvre, il s'y prépara sérieusement. Né artiste, il se fit savant. Sa
+jeunesse fut vouée à un labeur acharné. Pendant vingt ans, il étudia
+jour et nuit, et acquit une telle habitude de l'effort qu'il put
+accomplir dans sa maturité de grands travaux avec la quiétude d'un génie
+contemplatif. Aujourd'hui, tout lui est facile, et il rend tout facile.
+Enfin, il est artiste, il a le style, c'est-à-dire les nuances infinies
+de la pensée.
+
+Il faut dire que, si M. Renan était fait pour écrire sur les origines du
+christianisme, il vint au moment propice. Le travail était préparé, les
+esprits disposés. La curiosité était née avec le doute. La philosophie
+du dix-huitième siècle avait affranchi les intelligences et pénétré même
+la théologie protestante. Les textes, longtemps sacrés, étaient étudiés
+avec beaucoup de critique en France, avec beaucoup de savoir en
+Allemagne. M. Renan trouva tout préparés les matériaux de son histoire.
+La substance était là. Il lui donna la forme, il lui donna l'âme, étant
+artiste et poète.
+
+C'est généralement une imprudence de croire à la nouveauté des idées et
+des sentiments. Il y a longtemps que tout a été dit et senti, et nous
+retrouvons le plus souvent ce que nous croyons découvrir. Pourtant, les
+intelligences de ce temps ont, ce semble, une faculté nouvelle: celle de
+comprendre le passé et de remonter aux lointaines origines. De tout
+temps, sans doute, l'homme a gardé quelques souvenirs et fixé quelques
+traditions. Il a depuis longtemps des annales écrites, et c'est même ce
+qui le distingue des animaux, autant et plus que l'habitude de porter
+des vêtements. Il disait bien: «Nos pères faisaient ceci ou cela.» Mais
+les différences qu'il y avait d'eux à lui ne le frappaient guère. Il
+prêtait volontiers au passé le plus lointain la figure du présent. Il
+n'était point sensible aux diversités profondes que le temps apporte
+dans les modes de la vie. Il se figurait l'enfance du monde sous les
+traits de sa maturité. Cette tendance est frappante dans les historiens
+anciens, et particulièrement chez Tite-Live, qui fait parler les rudes
+pâtres du Latium comme des contemporains d'Auguste. Elle est plus
+frappante encore dans tout l'art du moyen âge, qui donnait aux rois de
+l'antique Juda la main de justice et la couronne fleurdelisée des rois
+de France. Avec Descartes, l'intelligence humaine franchit un abîme.
+Pourtant, la tragédie du dix-septième siècle, dans laquelle la
+connaissance de l'homme abstrait est parfaite, suppose, chez Racine
+lui-même, l'invariabilité des moeurs à travers les âges. Le dix-huitième
+siècle, bien qu'il s'inquiétât beaucoup des origines, se représentait
+volontiers Solon sous la figure de Turgot et Sémiramis dans le manteau
+royal de Catherine II. Il semble que l'image véritable du passé nous ait
+été révélée par la grande école historique de notre siècle. Il semble
+que le sens des origines soit un sens nouveau, ou du moins un sens
+nouvellement exercé chez l'homme. Je le crois, bien qu'il puisse y avoir
+là une part d'illusion. Les générations qui viendront après la nôtre
+diront peut-être que nous avions une vue de l'antiquité bien ridicule et
+bien démodée. Toutefois, il est certain que nous avons créé en quelques
+parties l'histoire comparée de l'humanité. De jeunes sciences,
+l'ethnographie, l'archéologie, la philologie y ont contribué pour une
+grande part. L'homme très ancien nous apparaît aujourd'hui avec une
+physionomie, avec un caractère qui pourrait bien être le vrai; qui, du
+moins, s'en rapproche. Eh bien, ce sens des origines, cette divination
+du passé perdu, cette connaissance des humanités enfantines et neuves,
+M. Renan les possède au plus haut degré. Il l'a montré dans toutes les
+parties de son ouvrage qui confinent à la légende et présentent des
+scènes primitives, que le soleil de l'histoire n'a pas éclairées. Il a
+découvert avec un flair spécial, un tact parfait, ce qui demeurait noyé
+dans le crépuscule du matin.
+
+Cet art, ce don, comme on voudra l'appeler, M. Renan a dû l'exercer
+pleinement dans cette histoire d'Israël, dans cette antique histoire
+qu'on voit sortir toute sauvage de contes d'enfants et de poésies
+rustiques. Il a rapporté de ses voyages en Orient des fonds toujours
+vrais pour ces scènes pastorales ou guerrières, dont son intelligence
+d'artiste retrouve la forment le sentiment. Il ne convient pas de parler
+aujourd'hui de son livre. J'essaye seulement d'indiquer les qualités
+essentielles de l'historien, surtout celles qu'il a montrées dans un
+chapitre déjà connu, celui de Saül et de David. Je ne puis me défendre
+de donner ici le portrait que M. Renan trace de plus ancien roi
+d'Israël. C'est un excellent exemple à l'appui de ce que je viens
+d'avancer.
+
+«Il (Saül) demeurait habituellement dans son bourg d'origine, à Gibéa de
+Benjamin, qui fut de lui appelé Gibéa de Saül. Il menait là, en famille,
+sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble,
+cultivant ses champs quand il n'était pas en guerre, ne se mêlant, du
+reste, d'aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. À chaque
+nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins où tous les
+officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au
+mur. Il avait, pour exécuter ses ordres, des _râcim_, «coureurs»,
+analogues au chaouch de l'Orient moderne. Du reste, rien qui ressemblât
+à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parents,
+comme Abner, lui tenaient compagnie. C'était une espèce de noblesse
+rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en
+trouve à la base des monarchies durables.»
+
+Nous sommes loin de l'obscur et noble Saül de la tradition. Comme ce roi
+des pasteurs est devenu intelligible et clair! Le David de M. Renan est
+plus intéressant encore. Qu'il semble vivant, dans sa gentillesse de
+jeune brigand, dans sa ruse de chef avide, dans sa cruauté naïve et dans
+sa poésie de sauvage! Je songeais, en lisant ces pages fines et fortes,
+qu'il est amusant pour le curieux de vivre en un temps comme celui-ci,
+en un temps où l'on peut comparer le petit David en burnous de M. Ernest
+Renan au majestueux David que la statuaire du treizième siècle nous
+montre pensif dans sa barbe blanche, sous sa lourde couronne, et tenant
+entre ses doigts la lyre prophétique.
+
+Oui, je me disais qu'il est intéressant et doux de vivre en un temps où
+la science et la poésie trouvent chacune son compte, puisqu'une large
+critique nous montre tout ensemble, d'une façon merveilleuse, et le
+bourgeon plein de sève de la réalité et la fleur épanouie de la légende.
+
+
+
+
+LA VERTU EN FRANCE
+
+_La Vertu en France, par M. Maxime du Camp. 1 vol. in-8°._
+
+
+Il y a dans Athènes, au pied de l'Acropole, un petit temple charmant
+dédié à la Victoire. Ce temple porte sur une de ses faces un bas-relief
+représentant la déesse occupée à délier la courroie de ses sandales.
+Elle annonce ainsi sa volonté de demeurer parmi les descendants de
+Thémistocle et de Miltiade. Mais c'est en vain que ses pieds sont nus:
+la Victoire a des ailes. Le jour est proche qui la verra s'envoler loin
+des Athéniens. Aucune nation, fût-elle peuplée de héros, n'a retenu
+longtemps dans ses bras cette sanglante infidèle. Et pourquoi
+serait-elle constante? Elle sait qu'aussitôt qu'elle revient, elle est
+pardonnée. Pourtant, le sculpteur attique avait conçu là une belle
+allégorie. Je veux l'imiter en imagination et la rendre plus vraie. Je
+me figure, non plus la Victoire, mais la Vertu assise à quelque humble
+foyer de notre pays de France et rejetant loin d'elle son manteau de
+voyage, désormais inutile. Je place, en pensée, cette figure en tête du
+nouveau livre de M. Maxime du Camp, comme un frontispice symbolique. La
+vertu, sans doute, est de tous les pays et de tous les âges. Sa présence
+est partout nécessaire, les peuples ne subsistent que par elle; mais il
+est vrai de dire qu'elle aime les Français et que leur terre est sa
+terre de dilection. La vertu! il y a beau temps qu'elle est de chez
+nous. Je ne sais pas de peuple chez lequel elle ait montré tant de force
+unie à tant de grâce. Elle tenait nos pères par la main. Et,
+aujourd'hui, nous la suivons encore. Oui, ce jour même!... On a beau
+étaler les scandales: nous savons que, derrière cette surface de honte,
+il y a en réalité les vertus militaires et civiles d'une population
+honnête qui travaille et qui sert. Il faut louer M. Maxime du Camp
+d'avoir écrit, d'avoir publié, à cette heure, un livre sur la vertu en
+France, un livre d'exemples, un simple recueil de récits véritables.
+
+On sait que M. Maxime du Camp s'est fait, depuis plusieurs années,
+l'annaliste de la charité contemporaine. Il tient avec une émotion
+contenue et une parfaite exactitude le registre du bien. Ses travaux sur
+les institutions de bienfaisance sont des modèles de clarté et de
+précision. Il a tout vu par lui-même, et l'on dit que, pour mieux
+observer ce qu'il voulait peindre, il s'est mêlé plus d'une fois aux
+pauvres dans les asiles de nuit: un attrait puissant l'entraîne à tous
+les rendez-vous de la misère et de la charité. C'est cet attrait, allié
+à un patriotisme vrai, qui l'a poussé à écrire son nouveau livre de _la
+Vertu en France_.
+
+«Quand j'étais petit garçon--dit-il,--j'ai lu _la Morale en action_, et
+j'ai reconnu que, pour écrire ce volume, on avait compulsé les annales
+de tous les temps et de tous les peuples. Je me suis demandé si notre
+histoire contemporaine, c'est-à-dire celle qui commence avec le siècle
+et se prolonge jusqu'à nos jours, n'offrirait pas une suite de récits
+propres à démontrer que notre époque, trop décriée, n'est pas inférieure
+aux époques passées, et s'il ne serait pas possible d'y récolter une
+série de faits analogues à ceux que l'on a jadis offerts à notre
+admiration?»
+
+Il a cherché et il a trouvé. Il a cent fois rencontré sur nos routes le
+bon Samaritain. Il a surpris beaucoup de belles oeuvres obscures et il a
+conté les plus belles. Oui, la vertu est partout, dans les champs, dans
+les faubourgs; elle court les rues de Paris.
+
+Entendez bien ce qu'on nomme vertu. C'est la force généreuse de la vie.
+La vertu n'est pas une innocente. Nous adorons la divine innocence, mais
+elle n'est pas de tous les âges et de toutes les conditions; elle n'est
+pas préparée à toutes les rencontres. Elle se garde des pièges de la
+nature et de l'homme. L'innocence craint tout, la vertu ne craint rien.
+Elle sait, s'il le faut, se plonger, avec une sublime impureté, dans
+toutes les misères pour les soulager, dans tous les vices pour les
+guérir. Elle sait ce qu'est la grande tâche humaine et qu'il faut
+parfois se salir les mains. _Inquinandæ sunt manus_. Guerrière ou
+pacifique, elle est toujours armée. Elle charge le fusil du soldat et
+met le scalpel aux mains des chirurgiens. M. Maxime du Camp l'entend
+bien ainsi. Il la veut active et forte. C'est véritablement une _morale
+en action_ qu'il a composée. Ses devanciers, les Blanchard, les Bouilly
+n'étaient que de fades apologistes du sentiment. Le livre de M. Maxime
+du Camp, bien que destiné à la jeunesse, est plein de mâles pensées.
+
+Si l'on compare entre eux les humbles et sublimes acteurs de la charité
+et du dévouement qui revivent dans ce livre, on ne sait à qui donner la
+palme, on hésite entre la pauvre paysanne qui meurt de sa bonté
+inguérissable, la soeur de charité, la servante magnanime, le marin, le
+soldat. Pourtant, c'est peut-être à ces derniers, c'est peut-être aux
+soldats et aux marins que revient l'honneur des plus beaux et des plus
+pénibles sacrifices. L'héroïque Gordon n'a-t-il pas dit: «Un soldat ne
+peut pas faire plus que son devoir.» Écoutez ce que M. du Camp dit du
+lieutenant Bellot qui périt dans les glaces, après d'inimaginables
+fatigues: «Son action d'éclat n'a pas été d'un moment, elle a duré
+pendant des années sans qu'une défaillance apparente l'ait affaiblie. Il
+portait si haut l'honneur de sa nationalité et de son uniforme, que rien
+ne pouvait attiédir son courage. Lorsqu'au mois de mai 1852, il remonte
+à bord du _Prince Albert_, après sa longue exploration de trois mois, il
+écrit: «J'avais un dur apprentissage à faire, et tous ici, excepté moi,
+avaient des fatigues de pareils voyages une expérience qui m'était
+complètement étrangère. Que de tourments au moral, d'ailleurs,
+n'avais-je point, qui se joignaient aux difficultés matérielles! Mais
+j'ai renfermé en moi-même ces luttes d'un moment et personne ne peut
+dire qu'un officier français a fléchi là où d'autres ne faiblissaient
+pas.»
+
+Voilà des exemples capables de gonfler les coeurs les plus amollis. Que
+M. Maxime du Camp a été bien inspiré en les retraçant avec la sobriété
+et la simplicité qui convenaient!
+
+Son livre, je l'ai dit, est destiné à la jeunesse. En achevant de le
+lire, j'ai fait une réflexion que les jeunes gens, par bonheur, ne
+feront pas. Elle est triste. Je la dirai pourtant. Il faut parler des
+grandes choses de l'homme et de la vie avec une entière sincérité. À
+cette condition seulement, on a le droit de parler au public.
+
+Or, ce qui frappe quand on lit les actions de ces hommes qui se
+dévouèrent jusqu'à la mort, c'est la sublime impuissance de leur
+courage, c'est la stérilité imméritée de leur sacrifice. Le dévouement
+et l'héroïsme sont comme les grandes oeuvres d'art: ils n'ont d'objet
+qu'eux-mêmes. On dirait presque que leur inutilité fait leur grandeur.
+On se dévoue pour se dévouer. L'objet des plus beaux sacrifices est
+souvent indigne, quelquefois nul. Par la fureur d'une sorte de sublime
+égoïsme, la charité ressemble à l'amour. Sans doute la vertu est une
+force; c'est même la seule force humaine. Mais sa destinée fatale, est
+d'être toujours défaite. Elle donne à ses soldats l'incomparable beauté
+des vaincus. Voilà bien longtemps que la vertu frappe le mal à coups
+redoublés; mais le mal est immortel: il se rit de nos coups.
+
+Oui, le mal est immortel. Le génie dans lequel la vieille théologie
+l'incarne, Satan, survivra au dernier homme et restera seul, assis, les
+ailes repliées, sur les débris des mondes éteints. Et nous n'avons même
+pas le droit de désirer la mort de Satan. Une haute philosophie ne
+gémira pas sur l'éternité du mal universel. Elle reconnaîtra, au
+contraire, que le mal est nécessaire et qu'il doit durer; car, sans lui,
+l'homme n'aurait rien à faire en ce monde. Il serait comme s'il n'était
+pas. La vie n'aurait pas de sens et serait tout à fait inintelligible.
+Pourquoi? Parce que le mal est la raison d'être du bien et que le bien
+est la raison d'être de l'homme. Si, par impossible,--oh! ne craignez
+rien,--si, par impossible, le mal disparaissait jamais, il emporterait
+avec lui tout ce qui fait le prix de la vie, il dépouillerait la terre
+de sa parure et de sa gloire. Il en arracherait l'amour inquiet des
+mères et la piété des fils, il en bannirait la science avec l'étude, et
+éteindrait toutes les lumières de l'esprit. Il tuerait l'honneur du
+monde. On ne verrait plus couler ni le sang des héros, ni les larmes des
+amants, plus douces que leurs baisers.
+
+Au milieu de l'éternelle illusion qui nous enveloppe, une seule chose
+est certaine, c'est la souffrance. Elle est la pierre angulaire de la
+vie. C'est sur elle que l'humanité est fondée comme sur un roc
+inébranlable. Hors d'elle, tout est incertitude. Elle est l'unique
+témoignage d'une réalité qui nous échappe. Nous savons que nous
+souffrons et nous ne savons pas autre chose. Là est la base sur laquelle
+l'homme à tout édifié. Oui, c'est sur le granit brûlant de la douleur
+que l'homme a établi solidement l'amour et le courage, l'héroïsme et la
+pitié, et le choeur des lois augustes et le cortège des vertus terribles
+ou charmantes. Si cette assise leur manquait, ces belles figures
+sombreraient toutes ensemble dans l'abîme du néant. L'humanité a la
+conscience obscure de la nécessité de la douleur. Elle a placé la
+tristesse pieuse parmi les vertus de ses saints. Heureux ceux qui
+souffrent et malheur aux heureux! Pour avoir poussé ce cri, l'Évangile a
+régné deux mille ans sur le monde.
+
+Nous disions un jour qu'il est permis d'imaginer que notre planète,
+notre pauvre petite terre est entourée de formes invisibles et
+pensantes[15]. L'atmosphère peut, en effet, être habitée par des
+créatures d'une essence trop subtile pour tomber sous nos sens. Ce n'est
+qu'un rêve, mais le rêve a ses droits. Je veux rêver des génies aériens;
+ils flottent dans les espaces éthérés. Je me les figure plus
+intelligents et plus doux que ces Elohim que M. Renan nous montre épars
+autour des tentes du nomade Israël. Je veux aussi qu'ils soient moins
+vains, moins indifférents, moins joyeux que les ombres légères dont la
+Grèce antique peuplait ses bois et ses montagnes. Mes génies seront, si
+vous voulez, des anges, mais des anges philosophes et savants,
+c'est-à-dire des anges d'une espèce toute nouvelle. Ils ne chanteront
+pas, ils n'adoreront pas: ils observeront. Je suppose que l'un d'eux,
+couché sur le bord d'un nuage, tourne vers la terre ses yeux plus
+puissants que nos télescopes et nos lunettes, et regarde vivre les
+hommes. Le voilà qui nous examine avec une intelligente curiosité, comme
+sir John Lubbeck observe les fourmis. Cet ange positif ne trouve rien à
+admirer dans la figure des petits êtres dont il suit les mouvements. Il
+n'est sensible ni à la force des hommes, ni à la beauté des femmes. Nous
+ne lui inspirons ni goût ni dégoût; car sa pensée toute pure s'élève
+au-dessus du désir comme de la répugnance. Scrutant nos actions, il
+reconnaîtra qu'elles sont pleines de violence et de ruse; et il
+s'épouvantera de la quantité de crimes qu'enfantent sans cesse parmi
+nous la faim et l'amour. Il dira: «Voilà de méchants petits animaux. Ils
+se rendent justice puisqu'ils se mangent les uns les autres.» Mais
+bientôt il s'apercevra que nous souffrons et toute notre grandeur lui
+sera révélée. Alors vous l'entendrez murmurer: «Ils naissent infirmes,
+souffrants, affamés, destinés à s'entre-dévorer. Et ils ne se dévorent
+pas tous. J'en vois même qui, dans leur grande détresse, tendent les
+bras les uns vers les autres. Ils se consolent et se soutiennent entre
+eux. Comme soulagement ils ont inventé les industries et les arts. Ils
+ont même des poètes pour les amuser. Leur dieu avait créé la maladie:
+ils ont créé le médecin et ils s'emploient de leur mieux à réparer la
+nature. La nature a fait le mal, et c'est un grand mal. C'est eux qui
+font le bien. Ce bien est petit, mais il est leur ouvrage. La terre est
+mauvaise: elle est insensible. Mais l'homme est bon parce qu'il souffre.
+Il a tout tiré de sa douleur, même son génie.»
+
+Voilà comment parlerait, ce me semble, un ange nourri de saine
+philosophie. Et il se garderait bien, s'il en avait le pouvoir,
+d'extirper de ce monde le levain amer de sa grandeur et de sa beauté.
+
+Nous apprendrions de lui qu'il faut savoir souffrir et que la science de
+la douleur est l'unique science de la vie. Ses leçons nous inspireraient
+la patience, qui est le plus difficile des héroïsmes, l'héroïsme
+constant. Elles nous enseigneraient la clémence et le pardon; elles nous
+enseigneraient la résignation, je veux dire la résignation dans
+l'effort, qui consiste à frapper toujours le mal, sans nous irriter
+jamais de son invulnérable immortalité.
+
+Sous cette inspiration, les existences les plus humbles peuvent devenir
+des oeuvres d'art bien supérieures aux plus belles symphonies et aux plus
+beaux poèmes. Est-ce que les oeuvres d'art qu'on réalise en soi-même ne
+sont pas les meilleures? Les autres, qu'on jette en dehors, sur la toile
+ou le papier, ne sont rien que des images, des ombres. L'oeuvre de la vie
+est une réalité. L'homme simple dont nous parle M. Maxime du Camp, le
+pauvre revendeur du faubourg Saint-Germain, qui fit de sa vie un poème
+de charité, vaut mieux qu'Homère.
+
+
+
+
+GEORGE SAND ET L'IDÉALISME DANS L'ART
+
+_George Sand, par E. Caro, dans la Collection des grands écrivains,
+Hachette, édit. in-18._
+
+
+Aujourd'hui seulement, nous mesurons le vide que laissa au milieu de
+nous la mort soudaine de M. Caro. M. Caro fut retranché en pleine vie,
+dans toute l'activité de son intelligence. Au lendemain de sa mort, dans
+la première surprise,--qu'on nous le pardonne,--nous parlions de lui
+comme s'il allait revenir. Nous gardions les familiarités de la veille.
+Nous n'avions pas encore le sentiment de l'irréparable. Il nous est venu
+depuis. Désormais, nous sentons que M. Caro nous manque et qu'il nous
+manquera longtemps. Nous allons disant: «Qui maintenant exposera, comme
+lui, avec une clarté lumineuse, les nouveaux systèmes et les jeunes
+doctrines? Qui enseignera les profanes? Qui sera le doux apôtre des
+gentils? Sur quelles lèvres irons-nous recueillir les nobles élégances
+de la philosophie? Rien n'est plus doux ni plus rare qu'un docteur
+aimable. C'est une chose divine que d'enseigner avec grâce, et cette
+chose s'en est allée avec lui.
+
+Ainsi disions-nous, quand un petit volume posthume est venu raviver nos
+regrets. Quelques jours avant sa mort, M. Caro mettait la dernière main
+à une étude sur George Sand, pour la _Collection des Grands Écrivains
+français_. Cette collection se compose, comme on sait, d'études sur la
+vie, les oeuvres et l'influence des principaux auteurs de notre
+littérature. Chaque volume comprend une monographie. L'étude sur George
+Sand, par M. E. Caro, vient de paraître. Ce volume est le troisième en
+date de la collection. Un _Victor Cousin_, par M. Jules Simon; une
+_Madame de Sévigné_, par M. Gaston Boissier, et un _Montesquieu_, par M.
+Albert Sorel, l'avaient précédé.
+
+_Turgot_, par M. Léon Say, et _Voltaire_, par M. Ferd. Brunetière, sont
+sous presse. On annonce ensuite: _Villon_, par M. Gaston Paris;
+d'_Aubigné_, par M. Guillaume Guizot; _Rousseau_, par M. Cherbuliez;
+_Joseph de Maistre_, par le vicomte Eugène Melchior de Vogüé;
+_Lamartine_, par M. de Pomairols; _Balzac_, par M. Paul Bourget;
+_Musset_, par M. Jules Lemaître; _Sainte-Beuve_, par M. H. Taine;
+_Guizot_, par M. G. Monod, _Boileau_, par M. Brunetière, qui se trouve
+ainsi chargé de deux études. Ce que j'en dis là n'est pas pour m'en
+plaindre; bien au contraire. On voit, par les noms que je viens de
+citer, que les directeurs de cette entreprise littéraire ont souci de
+choisir des critiques préparés à leur tâche par leurs goûts, leurs
+travaux ou la nature de leur esprit.
+
+S'ils ont demandé à M. Caro une étude sur George Sand, ce n'est pas sans
+raison. Le philosophe spiritualiste était attaché à la mémoire de madame
+Sand, comme à la muse de sa jeunesse. Le seul nom de l'auteur
+d'_Indiana_ résumait pour lui des journées de rêverie délicieuses et de
+discussions ardentes. «Ce nom, nous dit-il, représente tant de passions
+généreuses, tant d'aspirations confuses, de témérités de pensée, de
+découragements profonds, d'espérances surhumaines mêlées à l'élégante
+torture du doute!...» En ranimant ses souvenirs, il se remet sous le
+charme, et son livre est un hommage au beau génie de madame Sand. Il est
+vrai que l'auteur de _l'Idée de Dieu_ n'avait pas sur la famille et la
+société les idées de l'auteur de _Lélia_; mais les idées sont peu de
+chose chez madame Sand; le sentiment, au contraire, est tout et l'on
+peut l'admirer, sans penser comme elle, à la condition de sentir comme
+elle.
+
+L'âme de cette femme admirable se répand aisément dans ses livres
+
+ .....Comme ces eaux si pures et si belles
+ Qui coulent sans effort des sources naturelles.
+
+Ne lui demandez pas ce qu'elle pense: la pensée suppose la réflexion, et
+elle ne réfléchit pas. Elle laisse ses amis penser pour elle; elle
+reçoit leurs idées toutes faites et elle aime mieux les répéter que de
+les comprendre. Sa seule fonction au monde est d'exprimer avec une
+magnificence incomparable le sentiment de la nature et les images de la
+passion.
+
+La nature, elle la voit bien, puisqu'elle la voit belle. La nature n'est
+que ce qu'elle paraît: elle n'est en soi ni belle ni laide. C'est l'oeil
+de l'homme qui fait seul la beauté du ciel et de la terre. Nous donnons
+la beauté aux choses en les aimant. L'amour contient tout le mystère de
+l'idéal. M. Caro nous rappelle à propos, dans son livre, un trait
+charmant de cette grande et naïve amante des choses, dont l'âme était en
+harmonie avec les fleurs des champs: «En portant mes mains à mon visage,
+dit George Sand, je respirai l'odeur d'une sauge dont j'avais touché les
+feuilles quelques heures auparavant. Cette petite plante fleurissait
+maintenant sur la montagne à plusieurs lieues de moi. Je l'avais
+respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise senteur. D'où vient
+qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est donc le parfum, qui
+sans rien faire perdre à la plante dont il émane, s'attache aux mains
+d'un ami et le suit en voyage pour le charmer et lui rappeler longtemps
+la beauté de la fleur qu'il aime? Le parfum de l'âme, c'est le
+souvenir...»
+
+Elle était en communion perpétuelle avec la nature, et ne pouvait
+respirer un brin de sauge sans sentir en elle le Dieu inconnu. Ne nous
+laissons point tromper par les grands mots d'art et de vérité. Le secret
+du beau est à la portée des petits enfants. Les humbles le devinent
+quelquefois plus vite que les superbes. Aimer, c'est embellir; embellir,
+c'est aimer.
+
+L'art naturaliste n'est pas plus vrai que l'art idéaliste. M. Zola ne
+voit pas l'homme et la nature avec plus de vérité que ne les voyait
+madame Sand. Il n'a pour les voir que ses yeux comme elle avait les
+siens. Le témoignage qu'il porte des choses n'est qu'un témoignage
+individuel. Il nous dit comment la nature vient se briser contre lui: ni
+plus ni moins; mais il ne sait ce qu'est l'univers, ni s'il est.
+Naturalistes et idéalistes sont également les jouets des apparences; ils
+sont, les uns et les autres, en proie au spectre de la caverne. C'est
+ainsi que Bacon appelait le principe de notre éternelle ignorance, de
+l'ignorance à laquelle la condition d'homme nous condamne, murés que
+nous sommes en nous-mêmes comme dans un rocher, et solitaires,
+hallucinés, au milieu du monde. Eh bien, puisque tous les témoignages
+que nous portons de la nature ont aussi peu de réalité objective les uns
+que les autres, puisque toutes les images que nous nous faisons des
+choses correspondent non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux
+états de notre âme, pourquoi ne point rechercher et goûter de préférence
+les figures de grâce, de beauté et d'amour? Songe pour songe, pourquoi
+ne pas choisir les plus aimables? C'est ce que faisaient les Grecs. Ils
+adoraient la beauté; la laideur, au contraire, leur semblait impie.
+Pourtant, ils ne conservaient guère d'illusions ni sur la réalité des
+choses, ni sur la bonté de la nature. Ces Hellènes eurent de bonne heure
+une philosophie douloureuse et sans illusions.
+
+Je feuilletais, ce matin même, le beau livre de M. Victor Brochard sur
+les sceptiques et j'y voyais que le doute scientifique régnait dans les
+plus anciennes écoles de la Grèce, avec son cortège de tristesses et
+d'amertumes. La Grèce intelligente souffrit, dès l'enfance, de
+l'impossibilité de croire. Sa religion ne fut que l'amusement de son
+incrédulité. C'est pourquoi peut-être cette religion resta humaine et
+bienfaisante. Du moins, ce charmant petit peuple n'accrut pas son mal en
+ajoutant à l'impossibilité de croire l'impossibilité d'aimer. Il eut la
+sagesse de poursuivre le beau, alors que le vrai lui échappait, et le
+beau ne le trompa point comme le vrai.
+
+C'est que le beau dépend de nous; il est la forme sensible de tout ce
+que nous aimons. Entre les romanciers idéalistes et les romanciers
+réalistes la question est bien mal posée. On oppose la réalité à
+l'idéal, comme si l'idéal n'était pas la seule réalité qu'il nous soit
+permis de saisir. Dans le fait, les naturalistes voudraient nous rendre
+la vie haïssable, tandis que les idéalistes cherchaient à l'embellir. Et
+comme ils avaient raison! Comme ce qu'ils faisaient était excellent! Il
+y a chez les hommes un incessant désir, un perpétuel besoin d'orner la
+vie et les êtres. Madame Sand a dit si bien: «Par une loi naturelle,
+l'esprit humain ne peut s'empêcher d'embellir et d'élever l'objet de sa
+contemplation.» Pour embellir la vie, que n'avons-nous pas inventé? Nous
+nous sommes fait de magnifiques habits de guerre et d'amour et nous
+avons chanté nos joies et nos douleurs. Tout l'effort immense des
+civilisations aboutit à l'embellissement de la vie. Le naturalisme est
+bien inhumain: car il veut défaire ce travail de l'humanité entière. Il
+arrache les parures, il déchire les voiles; il humilie la chair qui
+triomphait en se spiritualisant, il nous ramène à la barbarie primitive,
+à la bestialité des cavernes et des cités lacustres.
+
+Ce peut être là un plaisir de décadent. Mais il serait dangereux de le
+goûter avec trop d'obstination; il mène à une irrémédiable grossièreté,
+à la ruine de tout ce qui fait le charme et les grâces de l'existence.
+Madame Sand fut un grand artisan d'idéal: c'est pour cela que je l'aime
+et que je la vénère. On me dit que le livre de M. Caro est fort bien
+accueilli du public et qu'il s'enlève avec rapidité sous les galeries de
+l'Odéon. Tant mieux! Il faudrait nous réjouir grandement si ce succès
+était le signe du retour de l'idéal dans l'art.
+
+On me dit aussi que les romans de George Sand, trop oubliés aujourd'hui,
+retrouveront des lecteurs. Je le souhaite; je voudrais qu'on lût non
+seulement les plus sages et les plus apaisés; mais encore les plus
+ardents, ceux de la première heure, _Lélia_ et _Jacques_. On y trouvera
+sans doute une revendication bien audacieuse des droits de la passion.
+C'est là, comme disait Chateaubriand vieux, une offense à la rectitude
+de la vie. Mais l'auteur de _René_ n'avait-il pas semé aussi par le
+monde des paroles brûlantes? D'ailleurs, à quoi bon nier les droits de
+la passion? La passion ne demande pas sa part à la société, elle la lui
+vole avec la fureur du désir et le calme de l'innocence. Rien ne
+l'arrête: elle a le sentiment de son inévitable fatalité. Comment
+pourrait-on l'effrayer? Elle fait ses délices de l'angoisse et de
+l'inquiétude. Les religions mêmes n'ont rien pu contre elle; elles lui
+ont seulement offert une volupté de plus: la volupté des remords. Elle
+est à elle seule sa gloire, son bonheur et son châtiment. Elle se moque
+bien des livres qui l'exaltent ou la répriment.
+
+Exalter les passions, c'est ce que les grands poètes ont fait bien avant
+les grands romanciers. Phèdre, Didon, Françoise de Rimini, Juliette,
+Ériphyle, Velléda ont précédé Lélia et la Fernande de _Jacques_. Il peut
+y avoir du danger, sans doute, à remuer ces flammes. Où n'y-a-t-il pas
+du danger, et qui peut dire, sa journée faite: je n'ai nui à personne?
+Mais ces sentiments touchent aux côtés généreux de la nature humaine.
+Les traiter, c'est glorifier l'homme dans ses joies les plus
+douloureuses et les plus touchantes. Le roman qui décrit le vice est
+bien plus funeste que celui qui représente la passion. Pourquoi? parce
+que le vice est plus facile à suggérer que la passion; parce qu'il
+s'insinue lentement et sourdement; parce qu'enfin il est à la portée des
+âmes communes. Le roman du vice, madame Sand ne l'a jamais écrit.
+
+Madame Sand demeura toujours bien persuadée que la grande affaire des
+hommes, c'est l'amour. Elle avait raison à moitié. La faim et l'amour
+sont les deux axes du monde. L'humanité roule tout entière sur l'amour
+et la faim. Ce que Balzac a vu surtout dans l'homme, c'est la faim,
+c'est-à-dire le sentiment de la conservation et de l'accroissement,
+l'avarice, la cupidité, les ambitions matérielles, les privations, les
+jeûnes, les indigestions, les grandeurs de chair. Il a montré avec une
+extrême précision toutes les fonctions de la griffe, de la mâchoire et
+de l'estomac, toutes les habitudes de l'homme de proie. George Sand n'a
+pas moins de grandeur, pour ne nous avoir montré que des amoureux.
+Carlyle dit, dans un passage cité par Arvède Barine, que «toute
+l'affaire de l'amour est une si misérable futilité, qu'à une époque
+héroïque, personne ne se donnerait la peine d'y penser». Le vieux
+Carlyle est bien détaché. Pourtant, il semble que la nature entière
+n'ait d'autre but que de jeter les êtres dans les bras l'un de l'autre
+et de leur faire goûter, entre deux infinis, l'ivresse éphémère du
+baiser.
+
+
+
+
+MENSONGES
+
+PAR M. PAUL BOURGET
+
+ «Ayez peu de commerce avec les jeunes gens et les personnes du
+ monde.
+
+ Ne flattez point les riches et ne désirez point de paraître devant
+ les grands...
+
+ N'ayez de familiarité avec aucune femme, mais recommandez à Dieu
+ toutes celles qui sont vertueuses...
+
+ Il arrive que, sans la connaître, on estime une personne sur sa
+ bonne réputation; et, en se montrant, elle détruit l'opinion qu'on
+ avait d'elle.»
+
+ (_Imitation_, liv. I, ch. VIII.)
+
+Ayant lu jusqu'à la dernière page, avidement, mais non sans tristesse,
+le livre douloureux de M. Paul Bourget, j'ai tout de suite regardé mon
+_Imitation de Jésus-Christ_, à la page où elle s'ouvre toute seule, et
+j'ai récité avec ferveur les versets que je viens de transcrire. Chacun
+de ces versets répond à un chapitre du roman nouveau. Chacune de ces
+maximes est un baume et un électuaire pour une des plaies que l'habile
+écrivain a montrées. N'est-il pas merveilleux que l'_Imitation_,
+composée dans un âge de foi, par un humble ascète, pour des âmes pieuses
+et solitaires, convienne admirablement aujourd'hui aux sceptiques et aux
+gens du monde? Un pur déiste, un doux athée peut en faire son livre de
+chevet. Bien plus, je sens par moi-même que ce délicieux écrit doit être
+mieux goûté, du moins dans quelques-unes de ses parties, par ceux qui
+doutent ou qui nient que par ceux qui adorent et qui croient. En effet,
+le solitaire dont c'est l'ouvrage alliait à de célestes espérances une
+sagesse humaine que l'homme de peu de foi est particulièrement apte à
+goûter. Il connaissait profondément la vie; il avait pénétré les secrets
+de l'âme et ceux des sens. Il n'ignorait rien du monde des apparences,
+au milieu duquel nous nous débattons avec une faiblesse cruelle et des
+illusions touchantes; Il connaissait les passions mieux que ceux qui les
+éprouvent; car il en savait la vanité définitive. Ses sentences sont des
+joyaux de psychologie dont les connaisseurs restent émerveillés. C'est
+le livre des meilleurs, puisque c'est le livre des malheureux. Il n'est
+pas de plus sûr conseiller ni de plus intime, consolateur.
+
+Ah! si le héros de M. Paul Bourget, si le jeune poète René Vinci avait
+relu, chaque matin, dans sa petite chambre de la rue Coëtlogon, le
+chapitre VIII de l'_Imitation_; s'il s'était pénétré du sens profond de
+ces paroles: «Ne désirez pas de paraître devant les grands... N'ayez de
+familiarité avec aucune femme;» s'il avait cherché sa joie dans la
+tristesse et son allégresse dans le renoncement, il n'aurait pas éprouvé
+la pire des souffrances, la seule souffrance véritablement mauvaise,
+celle qui ne purifie pas mais qui souille; et il n'aurait pas cherché à
+mourir de la mort des désespérés. René Vinci est un jeune homme pauvre,
+un poète de vingt-cinq ans, qui fit applaudir au Théâtre-Français une
+saynète délicieuse, un autre _Passant_. Le monde des étrangères et des
+parisiennes, les salons où l'on cause, où l'on joue la comédie, enfin ce
+qu'on appelle le monde, s'ouvrit soudain à sa jeune célébrité. Il s'y
+jeta avec une ardeur enfantine et fut séduit tout de suite par ce que
+Pascal appelle les grandeurs de chair. L'éclat des luxueuses existences
+l'éblouit. C'est peut-être qu'il n'était pas un grand philosophe. Je
+l'ai entendu railler à ce sujet. Il faut le plaindre plutôt. Le luxe
+exerce un irrésistible attrait sur les natures élégantes et délicates.
+Un de mes amis, né pauvre comme René Vinci, fut admis pareillement, à
+son heure, dans le concile des riches et des puissants. Il regarda leur
+luxe d'un oeil paisible et froid. Comme je l'en félicitais, il me
+répondit: «J'avais fréquenté le Louvre et vu des cathédrales avant
+d'aller dans des salons.» Mais je ne dois pas citer mon ami comme un
+exemple: il a un grand fond de dédain. René Vinci est plus jeune et plus
+candide. Une goutte de _white rose_ suffit à l'enivrer; il aime le luxe
+des femmes. Si c'est un tort, qu'il lui soit pardonné: il aime, il
+souffre. Oui, il aime une madame Moraines, dont M. Paul Bourget a fait
+un portrait terriblement vrai. On la voit, on la sent, on la respire,
+cette femme aux traits déliés, à la bouche spirituelle, aux formes à la
+fois fines et robustes, et cachant sous les grâces d'une apparente
+fragilité l'ardente richesse de sa nature. On la voit si bien qu'on
+chicanerait volontiers le peintre sur tel et tel détail. Tous, tant que
+nous sommes, nous serions tentés, je le gage, de changer quelque chose,
+deçà, delà, à la nuance des cheveux, à la couleur des yeux, pour adapter
+cette figure à quelque souvenir ou tout au moins à quelque confidence...
+
+Quand je parle de portrait, on se doute bien que j'entends parler
+surtout d'un portrait moral, puisque l'artiste est M. Paul Bourget. Ce
+portrait est vrai, il est vrai de cette grande vérité de l'art qui
+atteint du premier coup l'évidence. Que dites-vous de ceci par exemple?
+
+«Elle appartenait, sans doute par l'hérédité, se trouvant la fille d'un
+homme d'État, à la grande race des êtres d'action dont le trait dominant
+est la faculté distributive, si l'on peut dire. Ces êtres-là ont la
+puissance d'exploiter pleinement l'heure présente, sans que, ni l'heure
+passée, ni l'heure à venir trouble ou arrête leur sensation. L'argot
+actuel a trouvé un joli mot pour désigner ce pouvoir spécial d'oubli
+momentané; il appelle cela _couper le fil_.» (_Mensonges_, p. 317).
+Madame Moraines était parfaite pour couper le fil. Elle avait arrangé
+très raisonnablement son existence avec un mari épris et naïf, et un
+amant vieux mais élégant, égoïste mais libéral, qui subvenait au luxe de
+la maison. Elle fit, entre les deux, une petite place au jeune poète qui
+lui avait inspiré un goût à la fois sensuel et sentimental. Du soir
+qu'il la rencontra, René Vinci crut à l'inaltérable pureté de Suzanne
+Moraines; il en douta moins encore quand il l'eut possédée. Elle savait,
+elle aimait mentir; elle le trompa: il fut divinement heureux. Le
+mensonge d'une femme aimée est le plus doux des bienfaits, tant qu'on y
+croit. Mais on n'y croit pas longtemps. Il y a dans tout mensonge, même
+le plus subtil, de secrètes impossibilités qui le font bientôt évanouir.
+Les paroles fausses crèvent comme des bulles de savon. Malgré toute sa
+science, la petite madame Moraines ne savait pas une chose, c'est qu'on
+ne peut pas tromper ceux qui aiment vraiment. Ils le voudraient, ils le
+demandent, et, quand celle qu'ils aiment, soit dédain, soit cruauté, ne
+daigne plus feindre, ils lui mendient bassement l'aumône d'un dernier
+mensonge. Ils lui disent: «Par pitié trompez-moi, mentez-moi, que
+j'espère encore!» Mais les malheureux gardent jusque dans le délire leur
+funeste clairvoyance. René Vinci connut vite qu'on lui mentait. Cette
+parole de l'ascète se vérifia pour lui: «Il arrive que, sans la
+connaître, on estime une personne sur sa bonne réputation, et, en se
+montrant, elle détruit l'opinion qu'on avait d'elle.» René Vinci se vit
+trahi. Et, comme il souffrait trop, il voulut se tromper lui-même: «Qui
+donc, demande alors M. Paul Bourget, qui donc a pu aimer et être trahi
+sans l'entendre, cette voix qui raisonne contre toute raison, qui nous
+dit d'espérer contre toute espérance? C'en est fini de croire, et pour
+toujours. Comme on voudrait douter au moins!» Un jour, Vinci ne put plus
+douter. Il devint horriblement jaloux. La jalousie produit sur nous
+l'effet du sel sur la glace: elle opère, avec une effrayante rapidité,
+la dissolution totale de notre être. Et, comme la glace, quand on est
+jaloux, on fond dans la boue. C'est une torture et une honte. On est
+condamné au supplice de tout savoir et de tout voir. Oui! tout voir,
+hélas! car imaginer, c'est voir; c'est voir sans même la ressource de
+détourner ou de fermer les yeux.
+
+Vinci avait vingt-cinq ans: c'est l'âge où tout est facile, même de
+mourir. Certain de ne pouvoir posséder Suzanne à lui seul, il se tire un
+coup de revolver dans la région du coeur... Rassurez-vous, il n'en mourra
+pas. Le poumon seul est traversé. Les médecins répondent de la guérison.
+Il renaîtra lentement à la vie; il se sentira faible, il lui viendra une
+grande pitié de lui-même; il s'aimera à la manière attendrie des
+malades, et il ne vous aimera plus, Suzanne.
+
+Ce livre de M. Paul Bourget est une belle et savante étude. Jamais
+encore l'auteur de _Cruelle Énigme_, depuis longtemps philosophe et
+psychologue, n'avait montré un tel talent d'analyse. Notez bien qu'il y
+a beaucoup plus de choses dans _Mensonges_ que je n'en ai indiquées. Je
+n'ai parlé que de madame Moraines, parce que, ici, je ne fais pas une
+étude. Je cause, et la causerie a ses hasards. Dans _Mensonges_, il y a
+Colette, une ingénue de la Comédie-Française qui inspire à un homme de
+lettres une passion «à base de haine et de sensualité». Il y a aussi
+dans ce livre, il y a surtout des observations d'une vérité dure. Sans
+doute, elles ne sont pas neuves et voilà beau temps qu'on les a faites
+pour la première fois. Mais est-ce que chaque génération ne refait pas
+nécessairement ce que les précédentes avaient fait? Qu'est-ce que vivre
+sinon recommencer? Est-ce que tous nous ne faisons pas, chacun à notre
+tour, les mêmes découvertes désespérantes? Et n'avons-nous pas l'amer
+besoin d'une voix jeune, d'une parole neuve qui nous conte nos douleurs
+et nos hontes? Quand M. Paul Bourget a dit: «Il y a des femmes qui ont
+une façon céleste de ne pas s'apercevoir des familiarités que l'on se
+permet avec elles,» n'a-t-il pas dévoilé à nouveau une ruse éternelle?
+Quand il a dit: «C'est un plaisir divin pour les femmes que de dire,
+avec de certains sourires, des vérités auxquelles ne croient pas ceux à
+qui elles les disent; elles se donnent ainsi un peu de cette sensation
+du danger qui fouette délicieusement leurs nerfs,» n'a-t-il pas
+renouvelé heureusement une observation précieuse? Quand il a dit: «Les
+femmes aiment d'autant plus à inspirer des mouvements de pitié qu'elles
+les méritent moins,» n'a-t-il pas mis à neuf une petite pièce assez
+importante de la psychologie féminine?
+
+Son livre, dans lequel on entend l'accent de l'inimitable vérité, est
+désespérant d'un bout à l'autre. Ce qu'on y goûte est plus amer que la
+mort. Il en reste de la cendre dans la bouche. C'est pourquoi je suis
+allé à la fontaine de vie; c'est pourquoi j'ai ouvert l'_Imitation_ et
+lu les paroles salutaires. Mais nous n'aimons pas qu'on nous sauve. Nous
+craignons, au contraire, qu'on nous prive de la volupté de nous perdre.
+Les meilleurs d'entre nous sont comme Rachel, qui ne voulait pas être
+consolée.
+
+
+
+
+L'AMOUR EXOTIQUE
+
+MADAME CHRYSANTHÈME
+
+_Par Pierre Loti, 1 vol. in-8°._
+
+
+Il y a aujourd'hui quatre-vingt-seize ans, un jeune gentilhomme breton,
+qui visitait les tribus des Creeks et des Natchez, amusait ses désirs et
+ses ennuis en dénouant la chevelure de deux jeunes Floridiennes dont le
+teint de cuivre, les longs yeux et la grâce sauvage restèrent fixés
+depuis dans ses rêves. Ce Breton était Chateaubriand; de ses deux
+Floridiennes, il fit Atala et Céluta. C'est ainsi que l'amour exotique
+entra dans la littérature. Il est vrai que le dix-huitième siècle avait
+déjà montré des Américaines au théâtre et dans les romans. On avait eu
+_Alzire_ et _les Incas_. Les écrivains philosophes n'avaient pas caché
+leur goût pour les sauvages. Mais ils ne les connaissaient guère et ne
+se flattaient pas de les peindre exactement. Ils n'étaient soucieux, en
+fait, que de montrer l'innocence dans la nature. Chateaubriand vit ce
+qu'on n'avait pas vu jusqu'à lui. Quand il porta sur ses deux
+Floridiennes son regard enchanté d'amant et de poète, il découvrit la
+beauté étrange. Le premier, il infusa, il fit fermenter l'exotisme dans
+la poésie, et il composa un poison nouveau que la jeunesse du siècle but
+avec délices. Pourtant il s'en faut que les deux filles de son souvenir
+et de sa rêverie, Atala et Céluta, soient de véritables sauvages. Ces
+figures ont encore des proportions classiques; leur sein est moulé sur
+l'antique et le souffle de leur poitrine emprunte son rythme aux vers de
+Racine. Atala, les mains jointes sur son crucifix, suit sans peine la
+longue théorie des amantes tragiques de l'Occident chrétien. Elle a du
+sang espagnol dans les veines. Et ce noble sang a mangé celui qu'elle
+tient de «Simaghan aux bracelets d'or». Certes, elle a trahi «les vieux
+génies de la cabane». Telle qu'elle est, elle est adorable, mais ce
+n'est point un être primitif, ce n'est point une créature simple.
+
+Il était réservé à Pierre Loti de nous faire goûter jusqu'à l'ivresse,
+jusqu'au délire, jusqu'à la stupeur l'âcre saveur des amours exotiques.
+
+Il est heureux pour lui et pour nous que M. Pierre Loti soit entré dans
+la marine et qu'il ait beaucoup voyagé; car la nature lui avait donné
+une âme avide et légère à laquelle il fallait beaucoup d'images. Elle
+lui avait donné, de plus, des sens exquis pour goûter la beauté de
+l'amoureux univers, une intelligence naïve et libre, et cette rare
+faculté de l'artiste qui se voit, s'écoute, s'observe, cristallise ses
+souvenirs. Il était comme fait exprès pour nous apporter la beauté
+bizarre et la volupté étrange. Et, certes, il n'a point manqué à sa
+destinée.
+
+Les femmes de Pierre Loti, Azyadé, Rarahu, Fatou-Gaye sont, celles-là,
+de vraies sauvages, et qui sentent la bête. On y mord comme dans un
+fruit inconnu. Loti les aime, il les aime d'un amour enfantin et
+pervers, infiniment doux et infiniment cruel.
+
+Les unions des filles des hommes avec les fils de Dieu, qu'ensevelirent
+les eaux du déluge, n'étaient ni si impies, ni si douloureuses. Marier
+Loti à Rarahu, le spahi à Fatou-Gaye, unir des hommes blancs à de
+petites bêtes jaunes ou noires, voilà ce que Chateaubriand n'imaginait
+pas complètement quand il déroulait, avec une coquetterie mélancolique,
+les tresses sombres de ses deux Floridiennes, aux trois quarts
+Espagnoles.
+
+Oh! c'est que Fatou-Gaye est une véritable négresse! Elle reproduit le
+type khassonké dans toute son horrible pureté: la peau lisse et noire,
+les dents d'une blancheur éclatante, deux larges prunelles de jais sans
+cesse en mouvement. Et la coiffure est aussi étrange que le type. La
+tête est rasée, sauf cinq toutes petites mèches, cordées et gommées,
+plantées à intervalles réguliers depuis le front jusqu'au bas de la
+nuque, et terminées chacune par une perle de corail. Et son âme est à
+l'avenant: une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux.
+Si Fatou-Gaye est bien sauvage, Rarahu est tout à fait primitive. Son
+île fleurie de Tahiti est, telle que la décrit Loti, une nouvelle
+Arcadie. Le commandant Rivière goûtait moins cette Nouvelle-Cythère, ses
+fontaines ses bois et ses femmes. Il disait que tout cela était laid.
+C'est peut-être qu'il n'était pas, comme Loti, un poète toujours en
+éveil. Je me garderai bien de voir par les yeux du voyageur désenchanté,
+tandis qu'un poète me prête sa lorgnette magique. Oui, je veux croire
+que Tahiti, c'est l'Arcadie encore, et je veux croire à la beauté
+mahorie. Je me persuade que Rarahu était belle quand elle se baignait en
+chantant dans la fontaine d'Apiré. Et je vois bien qu'elle était
+charmante quand, le dimanche, pour aller au temple des missionnaires
+protestants à Papeete, elle piquait dans ses cheveux noirs, au-dessus de
+l'oreille, une large fleur d'hibiscus, «dont le rouge ardent donnait une
+pâleur transparente à sa joue cuivrée.» Et Loti l'épousa, sur le conseil
+de la reine Pomaré, à la mode du pays. Et c'est une douloureuse histoire
+d'amour que celle-là. Ils ne se comprenaient pas. Quel moyen a un blanc
+de lire dans les douces ténèbres d'une pensée mahorie? On raconte qu'au
+commencement de ce siècle, il y eut, dans ces îles charmantes, une Didon
+océanienne, mais une Didon résignée, qui mourut sans se plaindre. Cette
+Didon n'eut point de Virgile. Un inconnu lui fit les vers que voici:
+
+ Cependant qu'à travers l'océan Pacifique
+ Un Anglais naviguait, morose et magnifique,
+ Dans une île odorante où son brick aborda
+ Une reine, une enfant qui se nommait Ti-Da,
+ Lui jeta ses colliers de brillants coquillages,
+ Prête à le suivre, esclave, en ses lointains voyages.
+ Et, pendant trente nuits, son jeune sein cuivré
+ Battit d'amour joyeux près de l'hôte adoré,
+ Dans des murs de bambou, sur la natte légère.
+ Mais, avant que finît cette lune si chère,
+ Pour l'abandon prévu, douce, d'un coeur égal,
+ Elle avait fait dresser un bûcher de sandal,
+ Et du brick qui lofait, lui, pâle, sans surprise,
+ Vit la flamme, et sentit le parfum dans la brise.
+
+Hélas! Rarahu n'était point reine; elle ne finit point avec cette
+simplicité tragique; elle survécut par malheur à son mariage avec Loti.
+Mourant de la maladie qui emporte sa race, elle mettait des couronnes de
+fleurs fraîches sur sa tête de petite morte. Elle n'avait plus de gîte à
+la fin et traînait avec elle son vieux chat infirme qui portait des
+boucles d'oreilles et qu'elle aimait tendrement. Tous les matelots
+l'aimaient beaucoup, bien qu'elle fût devenue décharnée, et elle les
+voulait tous. Elle se mourait de la poitrine, et, comme elle s'était
+mise à boire de l'eau-de-vie, son mal alla très vite.
+
+Ainsi finit la petite créature jaune qui avait donné à Loti la chose la
+plus précieuse du monde, la seule chose qui attache à cette malheureuse
+vie assez de prix pour qu'elle vaille d'être vécue, un moment d'idéal.
+Livre charmant et douloureux que celui-là! et voluptueux et bizarre! il
+n'y a pas d'amour sans dissonances. Deux coeurs ont beau battre l'un
+contre l'autre, ils ne battent pas toujours de même. Mais, dans les
+mariages exotiques de Loti, les coeurs ne battent jamais, jamais à
+l'unisson. Rarahu et Loti ne sentent, ne comprennent rien de la même
+manière. De là une mélancolie infinie.
+
+Je ne parle ici que de Loti et de ses femmes noires ou jaunes; je ne dis
+rien de ses deux grands chefs-d'oeuvre, _Mon frère Yves_ et _Pêcheur
+d'Islande_ qui nous entraîneraient dans un tout autre monde de
+sentiments et de sensations. Et même il n'est que temps d'en venir au
+nouveau mariage de l'époux fugitif de Rarahu. On sait que M. Pierre Loti
+a épousé, à Nagasaki, devant les autorités, pour un printemps,
+mademoiselle Chrysanthème, et qu'il a fait incontinent de ce mariage un
+beau volume qui paraît cette semaine à la librairie Calmann Lévy. Ni la
+jalousie ni l'amour ne troublèrent cette paisible union. Après avoir
+partagé pendant trois mois une maison de papier et un moustiquaire de
+gaze verte avec madame Chrysanthème, M. Pierre Loti semble obstinément
+persuadé qu'une âme nippone, dans un petit corps jaune de _mousmé_, est
+la chose la plus insignifiante du monde. Une mousmé, c'est une jeune
+personne du pays des lanternes peintes et des arbres nains. Madame
+Chrysanthème est une mousmé accomplie. M. Pierre Loti la trouve aussi
+mystérieuse que la pauvre Rarahu, mais infiniment moins intéressante.
+Comme il n'aime point celle-là, il n'est pas curieux de la bien
+connaître. Une seule fois, en la voyant, le soir, en prière devant une
+idole dorée, il se demanda ce que peut bien penser cette jeune
+bouddhiste, si tant est qu'elle pense quelque chose.
+
+«Qui pourrait démêler, se dit-il, ses idées sur les dieux et sur la
+mort? A-t-elle une âme? Pense-t-elle en avoir une? Sa religion est un
+ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par
+respect pour les choses très anciennes, et d'idées plus récentes sur le
+bienheureux néant final, apportées de l'Inde à l'époque de notre moyen
+âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s'y
+perdent;--et alors que peut devenir tout cela, greffé d'enfantillage et
+de légèreté d'oiseau, dans la tête d'une mousmé qui s'endort?»
+
+Ce qui donne au nouveau livre de M. Pierre Loti sa physionomie et son
+charme, ce sont les descriptions vives, courtes, émues; c'est le tableau
+animé de la vie japonaise, si petite, si mièvre, si artificielle. Enfin,
+ce sont les paysages. Ils sont divins, les paysages que dessine Pierre
+Loti en quelques traits mystérieux. Comme cet homme sent la nature!
+comme il la goûte en amoureux, et comme il la comprend avec tristesse!
+Il sait voir mille et mille images des arbres et des fleurs, des eaux
+vives et des nuées. Il connaît les diverses figures que l'univers nous
+montre, et il sait que ces figures, en apparence innombrables, se
+réduisent réellement à deux, la figure de l'amour et celle de la mort.
+
+Cette vue simple est d'un poète et d'un philosophe. Pour ceux qui la
+comprennent bien, la nature n'a que ces deux faces. Cherchez par le
+monde les bois mystérieux, les rivières qui chantent dans la vapeur
+blanche du matin, autour de leurs îles fleuries; voyez, du haut des
+montagnes neigeuses bondir de cime en cime la rose aurore, attendez dans
+un vallon ombreux la paix du soir; contemplez la terre et le ciel:
+partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que l'amour
+et la mort. C'est pour cela qu'elle sourit aux hommes et que son sourire
+est parfois si triste.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: À M. Cuvillier-Fleury, _Édition des Comédiens_, t. V, page 248.]
+
+[2: _Édit. des Comédiens_, t. IV, p. 72.]
+
+[3: _Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle_, p. 73 et suiv.]
+
+[4: _Histoire d'une Grande Dame au XVIIIe siècle_, p. 42.]
+
+[5: _Lettre sur Julie_, à la suite d'_Adolphe_, édit. Lévy, p. 214.]
+
+[6: C'est son caractère propre, c'est aussi un des signes du temps.
+Comparez Chateaubriand: «Levez-vous vite, orages désirés qui devez
+emporter René!»]
+
+[7: C'est l'orthographe que donne la dernière édition des _Poèmes
+barbares_. Les précédentes portent _Kain_.]
+
+[8: J'ai reçu la lettre suivante:
+
+Paris, 3 juin.
+
+Monsieur et cher confrère,
+
+Quel monde, ce Balzac, ainsi que l'établit fort bien l'exquise
+chronique, consacrée par vous à notre _Répertoire de la Comédie
+humaine_, et dont nous vous remercions infiniment! Il éblouit, il
+étourdit, et il trompe, avec son océan de détails, le lecteur le plus
+avisé. En voulez-vous une preuve? La voici:
+
+Vous avez raison et tort de nous reprocher l'absence de Marchangy dans
+_Birotteau_. Sans doute, il figure sur l'édition Houssiaux, datée de
+1853; mais toutes les éditions ultérieures lui substituent Granville, et
+nous adoptons ces derniers textes comme base unique. Cela nous contraint
+encore de négliger Victor Hugo, primitivement désigné (Voir _la Peau de
+chagrin_, édition Charpentier), puis remplacé par Cazalis.
+
+Agréez, s'il vous plaît, monsieur et cher confrère, nos compliments les
+plus empressés.
+
+ANATOLE CERFBERR.--JULES CHRISTOPHE.]
+
+[9: Sainte-Beuve, sur madame Desbordes-Valmore.]
+
+[10: _Phidias_, p 212-213.]
+
+[11: Je suis heureux d'apporter à l'appui de ce que j'avance une pièce
+justificative dont l'autorité n'est pas contestable. C'est une lettre
+datée de Rambervillers et signée d'un médecin de campagne qui donne
+depuis vingt ans ses soins aux paysans vosgiens. La voici:
+
+«28 août 1887
+
+»Monsieur,
+
+»Je viens de lire votre _Vie littéraire_ dans le _Temps_ du 28 août.
+Voulez-vous permettre à un médecin de campagne, qui, depuis vingt
+années, vit avec les paysans, de vous donner son appréciation sur leurs
+moeurs?
+
+»Il y a un fait qui ressort éclatant: c'est que le paysan n'est jamais
+sale en paroles. Toujours, quand il est amené à dire quelque chose de
+risqué, il emploie la formule «sauf votre respect». Jamais il ne
+racontera crûment, comme le veut M. Zola, une histoire un peu grasse.
+C'est toujours avec réticences, avec des précautions oratoires, des
+périphrases qu'il le fera. Cela, parce que le fait qu'il conte est
+sûrement une _personnalité_ et que toujours, sur cet article, le paysan
+est d'une prudence extraordinaire. Ce n'est pas le paysan que l'on peut
+accuser d'appeler les choses par leur nom. Bien au contraire, on peut
+dire de lui que la parole a été donnée pour déguiser la pensée.
+
+»Comme vous le dites fort bien, il parle par sentences, par axiomes; et
+si, au cabaret, la langue déliée par le vin ou l'alcool,--hélas!--il
+conte une histoire gauloise, il gaze son récit. Jamais, comme vous le
+dites également, il n'emploiera le parler des faubourgs.
+
+»Ce n'est pas à dire que je veuille présenter mes paysans comme des
+modèles de chasteté ou de vertu. Il y aurait sur ce chapitre bien des
+choses à dire. Mais ce que j'ai lu de _la Terre_ me prouve, à moi qui
+vis depuis vingt ans avec les paysans, que M. Zola n'a jamais fréquenté
+les gens de la campagne.
+
+»Chez ceux-ci, on trouve un sentiment de pudeur excessive, que le
+médecin, plus que qui que ce soit, est à même de constater tous les
+jours; sentiment qui va jusqu'à dissimuler, au risque de perdre la santé
+et la vie, des choses que l'habitant de la ville ou du faubourg n'hésite
+pas un moment à révéler.
+
+»Parce que le paysan vit avec les animaux de ses écuries, ce n'est pas
+une raison pour qu'il soit malpropre de sa personne et dans ses paroles.
+Si M. Zola avait jamais visité une écurie, une étable, il aurait
+constaté que le paysan met toute sa gloire à avoir des bêtes propres,
+des écuries bien nettoyées; et je ne vois pas ce que le fumier peut
+avoir de sale... ou d'excitant. Certes, les soins de propreté, le paysan
+pourra les négliger dans le coup de feu d'une rentrée de récoltes,
+pendant la fenaison, la moisson... mais qui pourrait le lui reprocher?
+Je m'arrête, car sur ce sujet je n'en finirais pas.
+
+»Le paysan a souci de sa dignité; il a de la pudeur. Il n'emploie pas
+les mots crus. Peu importent les raisons qui le font agir ainsi. Le fait
+est là. Et ce fait prouve combien M. Zola connaît peu les gens qu'il a
+la pensée de décrire.
+
+»Veuillez agréer, etc.
+
+»_P.-S._--Excusez le décousu de ma lettre, écrite au courant de la
+plume.
+
+»Dr A. Fournier.»
+
+Cette lettre me rappelle ce que me dit un jour une jeune paysanne des
+environs de Saint-Lô. C'était un dimanche; elle sortait de la messe et
+paraissait fort mécontente. On lui demanda ce qui la fâchait, et elle
+répondit: «Monsieur le curé n'a point bien parlé. Il a dit: «Vous écurez
+vos chaudrons et vous n'écurez point vos âmes». C'est mal dit: une âme
+n'est pas comparable à un chaudron, et ce n'est point ainsi qu'on parle
+à des chrétiens.» Le curé du village avait employé là une expression
+proverbiale consacrée par un long usage et que les dictionnaires
+mentionnent comme un très vieux dicton. Pourtant son ouaille était
+blessée. Ma jeune paysanne avait souffert d'entendre une vulgarité
+tomber de la chaire sacrée. La pauvre enfant n'avait pas assurément le
+goût fin, mais elle avait de la délicatesse. Nous voilà loin avec elle
+des abominables paysans de M. Zola.]
+
+[12: J'apprends en ce moment même que la traduction de _la Terre_ est
+interdite en Russie. M. Louis Ulbach, qui reproduit cette nouvelle,
+ajoute: «Soyons convaincus que cette oeuvre, injurieuse pour la France,
+sera traduite et commentée en Allemagne.» Et M. Ulbach proteste avec une
+énergie dont je voudrais pouvoir m'inspirer.
+
+«Non, dit-il, non. Ce roman est une calomnie, une insulte envers la
+majorité des Français.
+
+»Avec sa théorie de l'hérédité, M. Zola aurait de la peine à expliquer
+comment ces paysans sont les pères de ce qu il y a de plus honnête, de
+plus intelligent, de plus brave en France. Qui de nous n'a pas dans les
+veines du sang d'homme de la terre, et qui de nous n'admire ces
+travailleurs obstinés comme un exemple, comme une tradition à suivre?
+
+»Nier la finesse du paysan, c'est nier l'évidence; nier son courage,
+c'est nier la France.
+
+»Des livres pareils, après la guerre, après les francs-tireurs, après
+l'héroïsme, sont des livres bons pour nos ennemis et insultants pour
+notre patriotisme.
+
+»Je racontais, il y a quelques jours, le beau spectacle auquel j'avais
+assisté, d'une brigade manoeuvrant avec une discipline admirable et un
+entrain superbe. C'était la manifestation des paysans français.
+
+»Je sais que l'article naïf que j'ai écrit à ce sujet a été lu dans les
+casernes de la brigade; je sais que le numéro du _Petit Marseillais_ a
+été affiché, et j'ajouterai même, pour me vanter, non de ce que j'ai
+écrit, mais de ce que j'ai pensé, que le général a fait lire ce
+témoignage d'un spectateur au ministre de la guerre et que celui-ci a
+dit:
+
+»--Voilà la note qu'il faut faire entendre et que nos soldats savent
+apprécier.
+
+»Allez donc à ces soldats, tout prêts à se faire tuer pour la France,
+qui ont appris à lire au village ou à la caserne, qui ont des notions
+grandissantes de l'honneur national, à ces héros en herbe, allez donc
+lire un livre où l'on prétendra qu'ils sont les victimes d'une inégalité
+sociale; qu'ils sont fils de coquins par leurs pères, de femmes sans
+moeurs et sans pudeur par leurs mères; qu'ils ont l'appétit du fumier;
+qu'ils n'ont aucun sentiment idéal; qu'ils sont le produit de l'inceste,
+en tout cas de la débauche, l'excrément de la France, déposé sur un tas
+d'excréments!
+
+»Vous verrez alors avec quel mépris ils vous accueilleront, ces Français
+échauffés de la pure sève française.»]
+
+[13: M. Lacaze-Duthiers ajoute:
+
+«Ils ne s'en tiennent pas à ne pas savoir, ils inventent des réponses et
+les débitent avec un aplomb qui mériterait un autre sort qu'une
+réception. Je ne puis résister à l'envie d'en citer un exemple.
+
+»D.--Comment respirent les animaux?
+
+»R.--Par des poumons, des branchies, des trachées.
+
+»D.--Qu'est-ce qu'une trachée?
+
+»R.--_Une houppe de petites villosités fixée sur la pointe du nez des
+insectes._
+
+»Ce candidat fut reçu; il avait la moyenne pour le passable.--Il passa.»
+
+N'en déplaise à M. H. de Lacaze-Duthiers, le jeune gaillard qui lui fit
+cette réponse n'inventa rien. Il rendit à l'_alma mater_ la monnaie de
+sa pièce. Il lui donna les mêmes mots qu'elle lui avait donnés.
+Seulement il ne les rendit pas dans l'ordre où il les avait reçus. Il en
+avait trop entendu. Ils s'étaient brouillés dans sa tête.]
+
+[14: On sait que M. Weiss n'a pas été élu. L'Académie a manqué
+l'occasion, pourtant assez rare, d'admettre un véritable écrivain.]
+
+[15: Voir les deux derniers paragraphes de _Les fous dans la
+littérature_ dans le présent volume.]
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE ***
+
+***** This file should be named 19249-8.txt or 19249-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/9/2/4/19249/
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
diff --git a/19249-8.zip b/19249-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..11345bc
--- /dev/null
+++ b/19249-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..2145e6e
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #19249 (https://www.gutenberg.org/ebooks/19249)