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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/19248-8.txt b/19248-8.txt new file mode 100644 index 0000000..a2aa45a --- /dev/null +++ b/19248-8.txt @@ -0,0 +1,5657 @@ +The Project Gutenberg EBook of Opinions sociales, by Anatole France + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Opinions sociales + +Author: Anatole France + +Release Date: September 11, 2006 [EBook #19248] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OPINIONS SOCIALES *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +OPINIONS SOCIALES + +PARIS + +SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION + +1902 + + + + +TOME I + + + + +CONTE POUR COMMENCER GAIEMENT L'ANNÉE + + +Horteur, le fondateur de l'_Étoile_, le directeur politique et +littéraire de la _Revue nationale_ et du _Nouveau Siècle illustré_, +Horteur, m'ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège +directorial: + +--Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du +_Nouveau Siècle_. Trois cents lignes, à l'occasion du «jour de l'an». +Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d'aristocratie. + +Je répondis à Horteur que je n'étais pas bon, au sens du moins où il le +disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte. + +--J'aimerais bien, me dit-il, que cela s'appelât: Conte pour les riches. + +--J'aimerais mieux: Conte pour les pauvres. + +--C'est ce que j'entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié +pour les pauvres. + +--C'est que précisément je n'aime pas que les riches aient pitié des +pauvres. + +--Bizarre! + +--Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers +le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous +voulez que je parle aux riches, je leur dirai: «Épargnez aux pauvres +votre pitié: ils n'en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la +justice? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n'est pas +une affaire de sentiment. C'est une affaire économique. Si ce que vous +leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre +richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le +rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au +juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l'aumône pour ne +pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous +félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la +Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au +tyran son anneau dans le ventre d'un poisson. Et Polycrate fut dépouillé +de toutes ses richesses.» + +--Vous plaisantez. + +--Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu'ils sont +bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu'ils amusent le +créancier, et que ce n'est pas ainsi qu'on fait les affaires. C'est un +avis qui peut leur être utile. + +--Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le _Nouveau Siècle_, +pour couler la feuille! Pas de ça! mon ami, pas de ça! + +--Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement +qu'avec les riches et les puissants? Il leur paye ce qu'il leur doit, +et, s'il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C'est la probité. S'il +est probe, qu'il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que +les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu'un seul riche +le pense. C'est sur l'étendue de la dette que commencent les +incertitudes. Et l'on n'est pas pressé d'en sortir. On aime mieux rester +dans le vague. On sait qu'on doit. On ne sait pas ce qu'on doit, et l'on +verse de temps en temps un petit acompte. Cela s'appelle la +bienfaisance, et c'est avantageux. + +--Mais ce que vous dites là n'a pas le sens commun, mon cher +collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis +pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une +parcelle des injustices sociales, c'est un résultat. Le peu de bien +qu'on fait est fait. Ce n'est pas tout, mais c'est quelque chose. Si le +petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches +abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et +la souffrance. C'est ainsi que peu à peu on rend la condition des +pauvres supportable. + +--Est-il bon que la condition des pauvres soit supportable? La pauvreté +est indispensable à la richesse, la richesse est nécessaire à la +pauvreté. Ces deux maux s'engendrent l'un l'autre et s'entretiennent +l'un par l'autre. Il ne faut pas améliorer la condition des pauvres; il +faut la supprimer. Je n'induirai pas les riches en aumône, parce que +leur aumône est empoisonnée, parce que l'aumône fait du bien à celui qui +donne et du mal à celui qui reçoit, et parce qu'enfin, la richesse étant +par elle-même dure et cruelle, il ne faut pas qu'elle revête l'apparence +trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour +les riches, je leur dirai: «Vos pauvres sont vos chiens que vous +nourrissez pour mordre. Les assistés font aux possédants une meute qui +aboie aux prolétaires. Les riches ne donnent qu'à ceux qui demandent. +Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne reçoivent rien.» + +--Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards?... + +--Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n'exciterai pas la pitié, +j'invoquerai le droit. + +--Tout cela, c'est de la théorie! Revenons à la réalité. Vous me ferez +un petit conte à l'occasion des étrennes, et vous pourrez y mettre une +pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode. C'est une +élégance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du +socialisme de Jaurès; mais d'un bon socialisme que les gens du monde +opposent avec à-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre +conte des figures jeunes. Il sera illustré, et l'on n'aime, dans les +images, que les sujets gracieux. Mettez en scène une jeune fille, une +charmante jeune fille. Ce n'est pas difficile. + +--Non, ce n'est pas difficile. + +--Ne pourriez-vous pas introduire aussi dans le conte un petit ramoneur? +J'ai une illustration toute faite, une gravure en couleurs, qui +représente une jolie jeune fille faisant l'aumône à un petit ramoneur, +sur les marches de la Madeleine. Ce serait une occasion de l'employer... +Il fait froid, il neige; la jolie demoiselle fait la charité au petit +ramoneur... Vous voyez cela?... + +--Je vois cela. + +--Vous broderez sur ce thème. + +--Je broderai. Le petit ramoneur, transporté de reconnaissance, se jette +au cou de la jolie demoiselle qui se trouve être la propre fille de M. +le comte de Linotte. Il lui donne un baiser et imprime sur la joue de +cette gracieuse enfant un petit O de suie, un joli petit O tout rond et +tout noir. Il l'aime. Edmée (elle se nomme Edmée) n'est pas insensible à +un sentiment si sincère et si ingénu... Il me semble que l'idée est +assez touchante. + +--Oui... vous pourrez en faire quelque chose. + +--Vous m'encouragez à continuer... Rentrée dans son appartement +somptueux du boulevard Malesherbes, Edmée éprouve pour la première fois +de la répugnance à se débarbouiller; elle voudrait garder sur la joue +l'empreinte des lèvres qui s'y sont posées. Cependant le petit ramoneur +l'a suivie jusqu'à sa porte; il reste en extase sous les fenêtres de +l'adorable jeune fille... Cela va-t-il? + +--Mais, oui... + +--Je poursuis. Le lendemain matin, Edmée, couchée dans son petit lit +blanc, voit le petit ramoneur sortir de la cheminée de sa chambre. Il se +jette ingénument sur la délicieuse enfant et la couvre de petits O de +suie, tout ronds. J'ai oublié de vous dire qu'il est d'une beauté +merveilleuse. La comtesse de Linotte le surprend dans ce doux travail. +Elle crie, elle appelle. Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne +l'entend. + +--Mon cher Marteau... + +--Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne l'entend. Le comte accourt. Il +a l'âme d'un gentilhomme. Il prend le petit ramoneur par le fond de la +culotte, qui précisément se présente à ses yeux, et le jette par la +fenêtre. + +--Mon cher Marteau... + +--J'abrège... Neuf mois après, le petit ramoneur épousait la noble jeune +fille. Et il n'était que temps. Voilà les suites d'une charité bien +placée. + +--Mon cher Marteau, vous vous êtes assez payé ma tête. + +--N'en croyez rien. J'achève. Ayant épousé Mlle de Linotte, le petit +ramoneur devint comte du Pape et se ruina aux courses. Il est +aujourd'hui fumiste rue de la Gaîté, à Montparnasse. Sa femme tient la +boutique et vend des salamandres, à 18 francs, payables en huit mois. + +--Mon cher Marteau, ce n'est pas drôle. + +--Prenez garde, mon cher Horteur. Ce que je viens de vous conter, c'est, +au fond, _la Chute d'un ange_, de Lamartine, et l'_Eloa_, d'Alfred de +Vigny. Et, à tout prendre, cela vaut mieux que vos petites histoires +larmoyantes, qui font croire aux gens qu'ils sont très bons alors qu'ils +ne sont pas bons du tout, qu'ils font du bien alors qu'ils ne font pas +de bien, qu'il leur est facile d'être bienfaisants, alors que c'est la +chose la plus difficile du monde. Mon conte est moral. De plus il est +optimiste et finit bien. Car Edmée trouva dans la boutique de la rue de +la Gaîté le bonheur qu'elle aurait cherché en vain dans les +divertissements et les fêtes, si elle avait épousé un diplomate ou un +officier... Mon cher directeur, répondez-moi: prenez-vous _Edmée ou la +Charité bien placée_ pour le _Nouveau Siècle illustré_? + +--C'est que vous avez l'air de me le demander sérieusement?... + +--Je vous le demande sérieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte, +je le publierai ailleurs. + +--Où? + +--Dans une feuille bourgeoise. + +--Je vous en défie bien. + +--Vous verrez. + + + + +CRAINQUEBILLE + + +_Nous publions ici les chapitres II, III, V, VI, VII et VIII, de +l'édition originale et complète publiée par E. Pelletan, 125, boulevard +Saint-Germain._ + + +Jérôme Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville, +poussant sa petite voiture et criant: Des choux, des carottes, des +navets! Et, quand il avait des poireaux, il criait: Bottes d'asperges! +parce que les poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à +l'heure de midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la +cordonnière, _A l'Ange gardien_, sortit de sa boutique et s'approcha de +la voiture légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux: + +--Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte? + +--Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur. + +--Quinze sous, trois mauvais poireaux? + +Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût. + +C'est alors que l'agent 64 survint et dit à Crainquebille: + +--Circulez. + +Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel +ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses. Tout +disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa +convenance. + +--Faut encore que je choisisse la marchandise, répondit aigrement la +cordonnière. + +Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda +celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme +les saintes, dans les tableaux d'église, pressent sur leur poitrine la +palme triomphale. + +--Je vas vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut +que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas +sur moi. + +Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où +une cliente, portant un enfant, l'avait précédée. + +A ce moment l'agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille: + +--Circulez! + +--J'attends mon argent, répondit Crainquebille. + +--Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler, +répondit l'agent avec fermeté. + +Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus +à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes +vertes des poireaux reposaient sur le comptoir. + +Depuis un demi-siècle qu'il poussait sa voiture dans les rues, +Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l'autorité. Mais +il se trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un +devoir et un droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas +que la jouissance d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir +un devoir social. Il considéra trop son droit qui était de recevoir +quatorze sous, et il ne s'attacha pas assez à son devoir qui était de +pousser sa voiture et d'aller plus avant et toujours plus avant. Il +demeura. + +Pour la troisième fois, l'agent 64, tranquille et sans colère, lui donna +l'ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montauciel, +qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l'agent 64 est sobre +d'avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien +qu'un peu sournois, c'est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le +courage d'un lion et la douceur d'un enfant. Il ne connaît que sa +consigne. + +--Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler! + +Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à +ses yeux pour qu'il ne la crût pas suffisante. Il l'exposa simplement et +sans art: + +--Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent. + +L'agent 64 se contenta de répondre: + +--Voulez-vous que je vous f... une contravention? Si vous le voulez, +vous n'avez qu'à le dire. + +En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les épaules et +coula sur l'agent un regard douloureux qu'il éleva ensuite vers le ciel. +Et ce regard disait: + +--Que Dieu me voie! Suis-je un contempteur des lois? Est-ce que je me +ris des décrets et des ordonnances qui régissent mon état ambulatoire? A +cinq heures du matin, j'étais sur le carreau des Halles. Depuis sept +heures je me brûle les mains à mes brancards en criant: Des choux, des +carottes, des navets! J'ai soixante ans sonnés. Je suis las. Et vous me +demandez si je lève le drapeau noir de la révolte. Vous vous moquez et +votre raillerie est cruelle. + +Soit que l'expression de ce regard lui eût échappé, soit qu'il n'y +trouvât pas une excuse à la désobéissance, l'agent demanda d'une voix +brève et rude si c'était compris. + +Or, en ce moment précis, l'embarras des voitures était extrême dans la +rue Montmartre. Les fiacres, les baquets, les tapissières, les omnibus, +les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient +indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante +s'élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangeaient, +de loin, et lentement, avec les garçons bouchers, des injures héroïques, +et les conducteurs d'omnibus, considérant Crainquebille comme la cause +de l'embarras, l'appelaient «sale poireau». + +Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs à la +querelle. Et l'agent, se voyant observé, ne songea plus qu'à faire +montre de son autorité. + +--C'est bon, dit-il. + +Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon très court. + +Crainquebille suivait son idée et obéissait à une force intérieure. +D'ailleurs il lui était impossible maintenant d'avancer ou de reculer. +La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d'une +voiture de laitier. + +Il s'écria, en s'arrachant les cheveux sous sa casquette: + +--Mais, puisque je vous dis que j'attends mon argent! C'est-il pas +malheureux! Misère de misère! Bon sang de bon sang! + +Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le +désespoir, l'agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte +revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée, +rituelle et pour ainsi dire liturgique de «Mort aux vaches!», c'est sous +cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreille +les paroles du délinquant. + +--Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon. Suivez-moi. + +Crainquebille, dans l'excès de la stupeur et de la détresse, regardait +avec ses gros yeux brûlés du soleil l'agent 64, et de sa voix cassée, +qui lui sortait tantôt de dessus la tête et tantôt de dessous les +talons, s'écriait, les bras croisés sur sa blouse bleue: + +--J'ai dit: «Mort aux vaches»? Moi?... Oh! + +Cette arrestation fut accueillie par les rires des employés de commerce +et des petits garçons. Elle contentait le goût que toutes les foules +d'hommes éprouvent pour les spectacles ignobles et violents. Mais, +s'étant frayé un passage à travers le cercle populaire, un vieillard +très triste, vêtu de noir et coiffé d'un chapeau de haute forme, +s'approcha de l'agent et lui dit très doucement et très fermement, à +voix basse: + +--Vous vous êtes mépris. Cet homme ne vous a pas insulté. + +--Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lui répondit l'agent, sans proférer +de menaces, car il parlait à un homme proprement mis. + +Le vieillard insista avec beaucoup de calme et de ténacité. Et l'agent +lui intima l'ordre de s'expliquer chez le Commissaire. + +Cependant Crainquebille s'écriait: + +--Alors! que j'ai dit «Mort aux vaches!» Oh!... + +Il prononçait ces paroles étonnées quand Mme Bayard, la cordonnière, +vint à lui, les quatorze sous dans la main. Mais déjà l'agent 64 le +tenait au collet, et Mme Bayard, pensant qu'on ne devait rien à un homme +conduit au poste, mit les quatorze sous dans la poche de son tablier. + +Et voyant tout à coup sa voiture en fourrière, sa liberté perdue, +l'abîme sous ses pas et le soleil éteint, Crainquebille murmura: + +--Tout de même!... + +Devant le Commissaire, le vieillard déclara que, arrêté sur son chemin +par un embarras de voitures, il avait été témoin de la scène, qu'il +affirmait que l'agent n'avait pas été insulté, et qu'il s'était +totalement mépris. Il donna ses noms et qualités: docteur David +Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la +Légion d'honneur. En d'autres temps, un tel témoignage aurait +suffisamment éclairé le Commissaire. Mais alors, en France, les savants +étaient suspects. + +Crainquebille, dont l'arrestation fut maintenue, passa la nuit au violon +et fut transféré, le matin, dans le panier à salade, au dépôt. + +La prison ne lui parut ni douloureuse, ni humiliante. Elle lui parut +nécessaire. Ce qui le frappa en y entrant, ce fut la propreté des murs +et du carrelage. Il dit: + +--Pour un endroit propre, c'est un endroit propre. Vrai de vrai! On +mangerait par terre. + +Laissé seul, il voulut tirer son escabeau; mais il s'aperçut qu'il était +enchaîné au mur. Il en exprima tout haut sa surprise: + +--Quelle drôle d'idée! Voilà une chose que j'aurais pas inventée, pour +sûr. + +S'étant assis, il tourna ses pouces et demeura dans l'étonnement. Le +silence et la solitude l'accablaient. Il s'ennuyait et il pensait avec +inquiétude à sa voiture mise en fourrière encore toute chargée de choux, +de carottes, de céleri, de mâche et de pissenlit. Et il se demandait +anxieux: + +--Où qu'ils m'ont étouffé ma voiture? + +Le troisième jour, il reçut la visite de son avocat, Me Lemerle, un des +plus jeunes membres du barreau de Paris, président d'une des sections de +la «Ligue de la Patrie française». + +Crainquebille essaya de lui conter son affaire, ce qui ne lui était pas +facile, car il n'avait pas l'habitude de la parole. Peut-être s'en +serait-il tiré pourtant, avec un peu d'aide. Mais son avocat secouait la +tête d'un air méfiant à tout ce qu'il disait, et, feuilletant des +papiers, murmurait: + +--Hum! Hum! je ne vois rien de tout cela au dossier... + +Puis, avec un peu de fatigue, il dit en frisant sa moustache blonde: + +--Dans votre intérêt, il serait peut-être préférable d'avouer. Pour ma +part j'estime que votre système de dénégations absolues est d'une +insigne maladresse. + +Et dès lors Crainquebille eût fait des aveux s'il avait su ce qu'il +fallait avouer. + + * * * * * + +M. le président Bourriche consacra six minutes pleines à +l'interrogatoire de Crainquebille. Cet interrogatoire aurait apporté +plus de lumière si l'accusé avait répondu aux questions qui lui étaient +posées. Mais Crainquebille n'avait pas l'habitude de la discussion, et +dans une telle compagnie le respect et l'effroi lui fermaient la bouche. +Aussi gardait-il le silence et le président faisait lui-même les +réponses; elles étaient accablantes. Il conclut: + +--Enfin, vous reconnaissez avoir dit: «Mort aux vaches!» + +Alors seulement l'inculpé Crainquebille tira de sa vieille gorge un +bruit de ferraille et de carreaux cassés. + +--J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce que M. l'agent a dit: «Mort aux +vaches!» Alors j'ai dit: «Mort aux vaches!» + +Il voulait faire entendre qu'étonné par l'imputation la plus imprévue, +il avait, dans sa stupeur, répété les paroles étranges qu'on lui prêtait +faussement et qu'il n'avait certes point prononcées. Il avait dit: «Mort +aux vaches!» comme il eût dit: «Moi! tenir des propos injurieux, +l'avez-vous pu croire?» + +M. le président Bourriche ne le prit pas ainsi. + +--Prétendez-vous, dit-il, que l'agent a proféré le cri le premier! + +Crainquebille renonça à s'expliquer. C'était trop difficile. + +--Vous n'insistez pas. Vous avez raison, dit le président. + +Et il fit appeler les témoins. + +L'agent 64, de son nom Bastien Matra, jura de dire la vérité et de ne +rien dire que la vérité. Puis il déposa en ces termes: + +--Étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi, je remarquai, dans +la rue Montmartre, un individu qui me sembla être un vendeur ambulant et +qui tenait sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro 328, ce +qui occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois +fois l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtempérer. Et sur ce que +je l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en criant: «Mort +aux vaches!» ce qui me sembla être injurieux. + +Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec une évidente faveur +par le Tribunal. La défense avait cité Mme Bayard, cordonnière, et M. +David Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de +la Légion d'honneur. Mme Bayard n'avait rien vu ni entendu. Le docteur +Matthieu se trouvait dans la foule assemblée autour de l'agent qui +sommait le marchand de circuler. Sa déposition amena un incident. + +--J'ai été témoin de la scène, dit-il. J'ai remarqué que l'agent s'était +mépris: il n'avait pas été insulté. Je m'approchai et lui en fis +l'observation. L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et +m'invita à le suivre au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai ma +déclaration devant le Commissaire. + +--Vous pouvez vous asseoir, dit le président. Huissier, rappelez le +témoin Matra.--Matra, quand vous avez procédé à l'arrestation de +l'accusé, M. le docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que +vous vous mépreniez? + +--C'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a insulté. + +--Que vous a-t-il dit? + +--Il m'a dit: «Mort aux vaches!» + +Une rumeur et des rires s'élevèrent dans l'auditoire. + +--Vous pouvez vous retirer, dit le président avec précipitation. + +Et il avertit le public que si ces manifestations indécentes se +reproduisaient, il ferait évacuer la salle. Cependant la défense agitait +triomphalement les manches de sa robe, et l'on pensait en ce moment que +Crainquebille serait acquitté. + +Le calme s'étant rétabli, Me Lemerle se leva. Il commença sa plaidoirie +par l'éloge des agents de la Préfecture, «ces modestes serviteurs de la +société, qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des fatigues et +affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l'héroïsme +quotidien. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats, +ce mot dit tout...» + +Et Me Lemerle s'éleva, sans effort, à des considérations très hautes sur +les vertus militaires. Il était de ceux, dit-il, «qui ne permettent pas +qu'on touche à l'armée, à cette armée nationale à laquelle il était fier +d'appartenir». + +Le président inclina la tête. + +Me Lemerle, en effet, était lieutenant dans la territoriale. Il était +aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes. + +Il poursuivit: + +«Non certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que +rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population +de Paris. Et je n'aurais pas consenti à vous présenter, messieurs, la +défense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien +soldat. On accuse mon client d'avoir dit: «Mort aux vaches!» Le sens de +cette phrase n'est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la +langue verte, vous y lirez: «Vachard, paresseux, fainéant; qui s'étend +paresseusement comme une vache, au lieu de travailler.--Vache, qui se +vend à la police; mouchard.» Mort aux vaches! se dit dans un certain +monde. Mais toute la question est celle-ci: comment Crainquebille +l'a-t-il dit? Et même, l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en +douter. + +Je ne soupçonne l'agent Matra d'aucune mauvaise pensée. Mais il +accomplit, comme nous l'avons dit, une tâche pénible. Il est parfois +fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la +victime d'une sorte d'hallucination de l'ouïe. Et quand il vient vous +dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion +d'honneur, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, un prince de la +science et un homme du monde, a crié aussi: «Mort aux vaches!» nous +sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de +l'obsession, et, si le terme n'est pas trop fort, au délire de la +persécution. + +Et alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il +resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d'un délit. +Crainquebille est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue +d'inconduite et de boisson: il est né alcoolique. Vous le voyez ici +abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu'il est +irresponsable.» + +Me Lemerle s'assit et M. le président Bourriche lut entre ses dents un +jugement qui condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de prison et +50 francs d'amende. Le Tribunal avait fondé sa conviction sur le +témoignage de l'agent Matra. + +Mené par les longs couloirs sombres du Palais, Crainquebille ressentit +un immense besoin de sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui +le conduisait et l'appela trois fois: + +--Cipal!... Cipal!... Hein? Cipal!... + +Et il soupira: + +--Il y a seulement quinze jours, si on m'avait dit qu'il m'arriverait ce +qui m'arrive!... + +Puis il fit cette réflexion: + +--Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils +parlent trop vite. On peut pas s'expliquer avec eux... Cipal, vous +trouvez pas qu'ils parlent trop vite? + +Mais le soldat marchait sans répondre ni tourner la tête. + +Crainquebille lui demanda: + +--Pourquoi que vous me répondez pas? + +Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille lui dit avec amertume: + +--On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas? Vous ouvrez +jamais la bouche: vous avez donc pas peur qu'elle pue? + + * * * * * + +Crainquebille, reconduit en prison, s'assit, plein d'étonnement et +d'admiration, sur son escabeau enchaîné. Il ne savait pas bien lui-même +que les juges s'étaient trompés. Le Tribunal lui avait caché ses +faiblesses intimes sous la majesté des formes. Il ne pouvait croire +qu'il eût raison contre des magistrats dont il n'avait pas compris les +raisons; il lui était impossible de concevoir que quelque chose clochât +dans une si belle cérémonie. Car, n'allant ni à la messe ni à l'Élysée, +il n'avait, de sa vie, rien vu de si beau qu'un jugement en police +correctionnelle. Il savait bien qu'il n'avait pas crié «Mort aux +vaches!» Et, qu'il eût été condamné à quinze jours de prison pour +l'avoir crié, c'était, en sa pensée, un auguste mystère, un de ces +articles de foi auxquels les croyants adhèrent sans les comprendre, une +révélation obscure, éclatante, adorable et terrible. + +Ce pauvre vieil homme se reconnaissait coupable d'avoir mystiquement +offensé l'agent 64, comme le petit garçon qui va au catéchisme se +reconnaît coupable du péché d'Ève. Il lui était enseigné, par son arrêt, +qu'il avait crié: «Mort aux vaches!» C'était donc qu'il avait crié: +«Mort aux vaches!» d'une façon mystérieuse, inconnue de lui-même. Il +était transporté dans un monde surnaturel. Son jugement était son +apocalypse. + +S'il ne se faisait pas une idée nette du délit, il ne se faisait pas une +idée plus nette de la peine. Sa condamnation lui avait paru une chose +solennelle, rituelle et supérieure, une chose éblouissante, qui ne se +comprend pas, qui ne se discute pas, et dont on n'a ni à se louer, ni à +se plaindre. A cette heure il aurait vu le président Bourriche, une +auréole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond +entr'ouvert, qu'il n'aurait pas été surpris de cette nouvelle +manifestation de la gloire judiciaire. Il se serait dit: «Voilà mon +affaire qui continue!» + +Le lendemain son avocat vint le voir: + +--Eh bien! mon bonhomme, vous n'êtes pas trop mal? Du courage! une +semaine est vite passée. Nous n'avons pas trop à nous plaindre. + +--Pour ça, on peut dire que ces messieurs ont été bien doux, bien polis; +pas un gros mot. J'aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants +blancs. Vous avez pas vu? + +--Tout pesé, nous avons bien fait d'avouer. + +--Possible. + +--Crainquebille, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Une personne +charitable, que j'ai intéressée à votre position, m'a remis pour vous +une somme de 50 francs qui sera affectée au payement de l'amende à +laquelle vous avez été condamné. + +--Alors, quand que vous me donnerez les 50 francs? + +--Ils seront versés au greffe. Ne vous en inquiétez pas. + +--C'est égal. Je remercie tout de même la personne. + +Et Crainquebille, méditatif, murmura: + +--C'est pas ordinaire ce qui m'arrive. + +--N'exagérez rien, Crainquebille. Votre cas n'est pas rare, loin de là. + +--Vous pourriez pas me dire où qu'ils m'ont étouffé ma voiture? + + * * * * * + +Crainquebille, sorti de prison, poussait sa voiture, rue Montmartre, en +criant: Des choux, des navets, des carottes! Il n'avait ni orgueil ni +honte de son aventure. Il n'en gardait pas un souvenir pénible. Cela +tenait, dans son esprit, du théâtre, du voyage et du rêve. Il était +surtout content de marcher dans la boue, sur le pavé de la ville, et de +voir sur sa tête le ciel tout en eau et sale comme le ruisseau, le bon +ciel de sa ville. Il s'arrêtait à tous les coins de rue pour boire un +verre; puis, libre et joyeux, ayant craché dans ses mains pour en +lubrifier la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait la +charrette, tandis que, devant lui, les moineaux, comme lui matineux et +pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chaussée, s'envolaient en gerbe +avec son cri familier: Des choux, des navets, des carottes! Une vieille +ménagère, qui s'était approchée, lui disait, en tâtant des céleris: + +--Qu'est-ce qui vous est donc arrivé, père Crainquebille? Il y a bien +trois semaines qu'on ne vous a pas vu. Vous avez été malade? Vous êtes +un peu pâle. + +--Je vas vous dire, m'ame Mailloche, j'ai fait le rentier. + +Rien n'est changé dans sa vie, à cela près qu'il va chez le troquet plus +souvent que d'habitude, parce qu'il a l'idée que c'est fête, et qu'il a +fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre, un peu gai, +dans sa soupente. Étendu dans le plumard, il ramène sur lui les sacs que +lui a prêtés le marchand de marrons du coin et qui lui servent de +couverture, et il songe: «La prison, il n'y a pas à se plaindre; on y a +tout ce qui vous faut. Mais on est tout de même mieux chez soi.» + +Son contentement fut de courte durée. Il s'aperçut vite que les clientes +lui firent grise mine. + +--Des beaux céleris, m'ame Cointreau! + +--Il ne me faut rien. + +--Comment qu'il ne vous faut rien? Vous vivez pourtant pas de l'air du +temps. + +Et m'ame Cointreau, sans lui faire de réponse, rentrait fièrement dans +la grande boulangerie dont elle était la patronne. Les boutiquières et +les concierges, naguère assidues autour de sa voiture verdoyante et +fleurie, maintenant se détournaient de lui. Parvenu à la cordonnerie de +l'_Ange gardien_, qui est le point où commencèrent ses aventures +judiciaires, il appela: + +--M'ame Bayard, m'ame Bayard, vous me devez quinze sous de l'autre fois. + +Mais m'ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne daigna pas tourner la +tête. + +Toute la rue Montmartre savait que le père Crainquebille sortait de +prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de +sa condamnation était parvenu jusqu'au faubourg et à l'angle tumultueux +de la rue Richer. Là, vers midi, il aperçut Mme Laure, sa bonne et +fidèle cliente, penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tâtait un +gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d'abondants fils d'or +largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand'chose, un sale coco, +lui jurait, la main sur son coeur, qu'il n'y avait pas plus belle +marchandise que la sienne. A ce spectacle, le coeur de Crainquebille se +déchira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit à Mme +Laure d'une voix plaintive et brisée: + +--C'est pas bien de me faire des infidélités. + +Mme Laure, comme elle le reconnaissait elle-même, n'était pas une +duchesse. Ce n'est pas dans le monde qu'elle s'était fait une idée du +panier à salade et du Dépôt. Mais on peut être honnête dans tous les +états, pas vrai? Chacun a son amour-propre, et l'on n'aime pas avoir +affaire à un individu qui sort de prison. Aussi ne répondit-elle à +Crainquebille qu'en simulant un haut de coeur. + +Et le vieux marchand ambulant, ressentant l'affront, hurla: + +--Dessalée, va! + +Mme Laure en laissa tomber son chou vert, et s'écria: + +--Eh! va donc, vieux cheval de retour! Ça sort de prison, et ça insulte +les personnes! + +Crainquebille, s'il avait été de sang-froid, n'aurait jamais reproché à +Mme Laure sa condition. Il savait trop qu'on ne fait pas ce qu'on veut +dans la vie, qu'on ne choisit pas son métier, et qu'il y a du bon monde +partout. Il avait coutume d'ignorer sagement ce que faisaient chez elles +les clientes, et il ne méprisait personne. Mais il était hors de lui. Il +donna par trois fois à Mme Laure les noms de dessalée, de charogne et de +roulure. Un cercle de curieux se forma autour de Mme Laure et de +Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs injures aussi +solennelles que les premières, et qui eussent égrené tout du long leur +chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence +et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui. +Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans +l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer. + + * * * * * + +Et le vieil homme allait marmonnant: + +--Pour sûr que c'est une morue. Et même y a pas plus morue que cette +femme-là. + +Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela qu'il faisait un +reproche. Il ne la méprisait pas d'être ce qu'elle était. Il l'en +estimait plutôt, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient +tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui +habitaient la campagne. Et ils formaient tous deux le même voeu de +cultiver un petit jardin et d'élever des poules. C'était une bonne +cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un +pas grand'chose, il en avait reçu un coup dans l'estomac; et quand il +l'avait vue faisant mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au +nez, et dame! + +Le pis, c'est qu'elle n'était pas la seule qui le traitât comme un +galeux. Personne ne voulait plus le connaître. De même que Mme Laure, +Mme Cointreau la boulangère, Mme Bayard de l'_Ange gardien_ le +méprisaient et le repoussaient. Toute la société, quoi! + +Alors! parce qu'on avait été mis pour quinze jours à l'ombre, on n'était +plus bon seulement à vendre des poireaux! Est-ce que c'était juste? +Est-ce qu'il y avait du bon sens à faire mourir de faim un brave homme +parce qu'il avait eu des difficultés avec les flics? S'il ne pouvait +plus vendre ses légumes, il n'avait plus qu'à crever. + +Comme le vin maltraité, il tournait à l'aigre. Après avoir eu «des mots» +avec Mme Laure, il en avait maintenant avec tout le monde. Pour un rien, +il disait leur fait aux chalandes, et sans mettre de gants, je vous prie +de le croire. Si elles tâtaient un peu longtemps la marchandise, il les +appelait proprement râleuses et purées; pareillement, chez le troquet, +il engueulait les camarades. Son ami, le marchand de marrons, qui ne le +reconnaissait plus, déclarait que ce sacré père Crainquebille était un +vrai porc-épic. On ne peut le nier: il devenait incongru, mauvais +coucheur, mal embouché, fort en gueule. C'est que, trouvant la société +imparfaite, il avait moins de facilité qu'un professeur de l'École des +sciences morales et politiques à exprimer ses idées sur les vices du +système et sur les réformes nécessaires, et que ses pensées ne se +déroulaient pas dans sa tête avec ordre et mesure. + +Le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui +voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faibles que lui. C'est +ainsi qu'il donna une gifle à Alphonse, le petit du marchand de vin, qui +lui avait demandé si on était bien à l'ombre. Il le gifla et lui dit: + +--Sale gosse! c'est ton père qui devrait être à l'ombre au lieu de +s'enrichir à vendre du poison. + +Acte et parole qui ne lui faisaient pas honneur; car, ainsi que le +marchand de marrons le lui remontra justement, on ne doit pas battre un +enfant, ni lui reprocher son père, qu'il n'a pas choisi. + +Il s'était mis à boire. Moins il gagnait d'argent, plus il buvait +d'eau-de-vie. Autrefois économe et sobre, il s'émerveillait lui-même de +ce changement. + +--J'ai jamais été fricoteur, disait-il. Faut croire qu'on devient moins +raisonnable en vieillissant. + +Parfois il jugeait sévèrement son inconduite et sa paresse: + +--Mon vieux Crainquebille, t'es plus bon que pour lever le coude. + +Parfois il se trompait lui-même et se persuadait qu'il buvait par +besoin: + +--Faut comme ça, de temps en temps, que je boive un verre pour me donner +des forces et pour me rafraîchir. Sûr que j'ai quelque chose de brûlé +dans l'intérieur. Et il y a encore que la boisson comme +rafraîchissement. + +Souvent il manquait la criée matinale et ne se fournissait plus que de +marchandise avariée qu'on lui livrait à crédit. Un jour, se sentant les +jambes molles et le coeur las, il laissa sa voiture dans la remise et +passa toute la sainte journée à tourner autour de l'étal de Mme Rose, la +tripière, et devant tous les troquets des Halles. Le soir, assis sur un +panier, il songea, et il eut conscience de sa déchéance. Il se rappela +sa force première et ses antiques travaux, ses longues fatigues et ses +gains heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins; les cent pas, la +nuit, sur le carreau des Halles, en attendant la criée; les légumes +enlevés par brassées et rangés avec art dans la voiture, le petit noir +de la mère Théodore avalé tout chaud d'un coup, au pied levé, les +brancards empoignés solidement; son cri, vigoureux comme le chant du +coq, déchirant l'air matinal, sa course par les rues populeuses, toute +sa vie innocente et rude de cheval humain, qui, durant un demi-siècle, +porta, sur son étal roulant, aux citadins brûlés de veilles et de +soucis, la fraîche moisson des jardins potagers. Et secouant la tête il +soupira: + +--Non! j'ai plus le courage que j'avais. Je suis fini. Tant va la cruche +à l'eau qu'à la fin elle se casse. Et puis, depuis mon affaire en +justice, je n'ai plus le même caractère. Je suis plus le même homme, +quoi! + +Enfin, il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que +c'est un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui +passent lui pilent dessus. + + * * * * * + +La misère vint, la misère noire. Le vieux marchand ambulant, qui +rapportait autrefois du faubourg Montmartre les pièces de cent sous à +plein sac, maintenant n'avait plus un rond. C'était l'hiver. Expulsé de +sa soupente, il coucha sous des charrettes, dans une remise. Les pluies +ayant tombé pendant vingt-quatre jours, les égouts débordèrent et la +remise fut inondée. + +Accroupi dans sa voiture, au-dessus des eaux empoisonnées, en compagnie +des araignées, des rats et des chats faméliques, il songeait dans +l'ombre. N'ayant rien mangé de la journée et n'ayant plus pour se +couvrir les sacs du marchand de marrons, il se rappela la semaine durant +laquelle le gouvernement lui avait donné le vivre et le couvert. Il +envia le sort des prisonniers, qui ne souffrent ni du froid ni de la +faim, et il lui vint une idée: + +--Puisque je connais le truc, pourquoi que je ne m'en servirais pas? + +Il se leva et sortit dans la rue. Il n'était guère plus de onze heures. +Il faisait un temps aigre et noir. Une bruine tombait, plus froide et +plus pénétrante que la pluie. De rares passants se coulaient au ras des +murs. + +Crainquebille longea l'église Saint-Eustache et tourna dans la rue +Montmartre. Elle était déserte. Un gardien de la paix se tenait planté +sur le trottoir, au chevet de l'église, sous un bec de gaz, et l'on +voyait, autour de la flamme, tomber une petite pluie rousse. L'agent la +recevait sur son capuchon. Il avait l'air transi, mais soit qu'il +préférât la lumière à l'ombre, soit qu'il fût las de marcher, il restait +sous son candélabre, et peut-être s'en faisait-il un compagnon, un ami. +Cette flamme tremblante était son seul entretien dans la nuit solitaire. +Son immobilité ne paraissait pas tout à fait humaine; le reflet de ses +bottes sur le trottoir mouillé, qui semblait un lac, le prolongeait +inférieurement et lui donnait de loin l'aspect d'un monstre amphibie, à +demi sorti des eaux. De plus près, encapuchonné et armé, il avait l'air +monacal et militaire. Les gros traits de son visage, encore grossis par +l'ombre du capuchon, étaient paisibles et tristes. Il avait une +moustache épaisse, courte et grise. C'était un vieux sergot, un homme +d'une quarantaine d'années. + +Crainquebille s'approcha doucement de lui et, d'une voix hésitante et +faible, lui dit: + +--Mort aux vaches! + +Puis il attendit l'effet de cette parole consacrée. Mais elle ne fut +suivie d'aucun effet. Le sergot resta immobile et muet, les bras croisés +sous son manteau court. Ses yeux, grands ouverts et qui luisaient dans +l'ombre, regardaient Crainquebille avec tristesse, vigilance et mépris. + +Crainquebille étonné, mais gardant encore un reste de résolution, +balbutia: + +--Mort aux vaches! que je vous ai dit. + +Il y eut un long silence durant lequel tombait la pluie fine et rousse +et régnait l'ombre glaciale. Enfin le sergot parla: + +--Ce n'est pas à dire... Pour sûr et certain que ce n'est pas à dire. A +votre âge on devrait avoir plus de connaissance... Passez votre chemin. + +--Pourquoi que vous m'arrêtez pas? demanda Crainquebille. + +Le sergot secoua la tête sous son capuchon humide: + +--S'il fallait empoigner tous les poivrots qui disent ce qui n'est pas à +dire, y en aurait de l'ouvrage!... Et de quoi que ça servirait? + +Crainquebille, accablé par ce dédain magnanime, demeura longtemps +stupide et muet, les pieds dans le ruisseau. Avant de partir, il essaya +de s'expliquer: + +--C'était pas pour vous que j'ai dit: «Mort aux vaches!» C'était pas +plus pour l'un que pour l'autre que je l'ai dit. C'était pour une idée. + +Le sergot répondit avec une austère douceur: + +--Que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n'était pas à dire, +parce que quand un homme fait son devoir et qu'il endure bien des +souffrances, on ne doit pas l'insulter par des paroles futiles... Je +vous réitère de passer votre chemin. + +Crainquebille, la tête basse et les bras ballants, s'enfonça sous la +pluie dans l'ombre. + + + + +CLOPINEL + + +C'était le premier jour de l'an. Par les rues blondes d'une boue +fraîche, entre deux averses, M. Bergeret et sa fille Pauline allaient +porter leurs souhaits à une tante maternelle qui vivait encore, mais +pour elle seule et peu, et qui habitait dans la rue Rousselet un petit +logis de béguine, sur un potager, dans le son des cloches conventuelles. +Pauline était joyeuse sans raison et seulement parce que ces jours de +fête, qui marquent le cours du temps, lui rendaient plus sensibles les +progrès charmants de sa jeunesse. + +M. Bergeret gardait, en ce jour solennel, son indulgence coutumière, +n'attendant plus grand bien des hommes et de la vie, mais sachant, comme +M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Le long des voies, +les mendiants, dressés comme des candélabres ou étalés comme des +reposoirs, faisaient l'ornement de cette fête sociale. Ils étaient tous +venus parer les quartiers bourgeois, nos pauvres, truands, cagoux, +piètres et malingreux, callots et sabouleux, francs-mitoux, drilles, +courtauts de boutanche. Mais, subissant l'effacement universel des +caractères et se conformant à la médiocrité générale des moeurs, ils +n'étalaient pas, comme aux âges du grand Coësre, des difformités +horribles et des plaies épouvantables. Ils n'entouraient point de linges +sanglants leurs membres mutilés. Ils étaient simples, ils n'affectaient +que des infirmités supportables. L'un d'eux suivit assez longtemps M. +Bergeret en clochant du pied, et toutefois d'un pas agile. Puis il +s'arrêta et se remit en lampadaire au bord du trottoir. + +Après quoi M. Bergeret dit à sa fille: + +--Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône. +En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier +mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa +puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique +iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme. + +--Tu as fait tout cela, papa? dit Pauline incrédule. + +--Presque tout cela, répondit M. Bergeret. J'ai vendu à mon frère +Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en +l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui +qui la fait. J'ai mal agi. + +--Je ne crois pas, dit Pauline. + +--Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de +philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en +apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel +m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de +complainte. J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le +pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux +genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec +ouvert comme un couple de canards. Séducteur! O dangereux Clopinel! +Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu +de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de +laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la +puissance, je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur +au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai +senti que j'étais un puissant de ce monde au regard de toi, un riche +près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur! Je me suis +réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et +ma grandeur. Vis, ô Clopinel! _Pulcher hymnus divitiarum pauper +immortalis_. + +Exécrable pratique de l'aumône! Pitié barbare de l'élémosyne! Antique +erreur du bourgeois qui donne un sou et qui pense faire le bien, et qui +se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus +gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux +qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des +richesses. Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la +bienfaisance et en horreur à la charité. + +--C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté. + +--L'aumône, poursuivit M. Bergeret, n'est pas plus comparable à la +bienfaisance que la grimace d'un singe ne ressemble au sourire de la +Joconde. La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte. +Elle est vigilante, elle proportionne son effort au besoin. C'est +précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon frère Clopinel. +Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les +âmes sensibles, au siècle des philosophes. On croyait que ce nom avait +été créé par le bon abbé de Saint-Pierre. Mais il est plus ancien et se +trouve déjà dans le vieux Balzac. Au XVIe siècle, on disait bénéficence. +C'est le même mot. J'avoue que je ne retrouve pas à ce mot de +bienfaisance sa beauté première; il m'a été gâté par les pharisiens qui +l'ont trop employé. Nous avons dans notre société beaucoup +d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés de +prévoyance, d'assurance mutuelle. Quelques-uns sont utiles et rendent +des services. Leur vice commun est de procéder de l'iniquité sociale +qu'ils sont destinés à corriger et d'être des médecines contaminées. La +bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du +travail d'autrui. Hors l'échange et la solidarité, tout est vil, +honteux, infécond. La charité humaine, c'est le concours de tous dans la +production et le partage des fruits. + +«Elle est la justice; elle est amour, et les pauvres y sont plus habiles +que les riches. Quels riches exercèrent jamais aussi pleinement +qu'Épictète ou que Benoît Malon la charité du genre humain? La charité +véritable, c'est le don des oeuvres de chacun à tous, c'est la belle +bonté, c'est le geste harmonieux de l'âme qui se penche comme un vase +plein de nard précieux et qui se répand en bienfaits, c'est Michel-Ange +peignant la chapelle Sixtine, ou les députés à l'Assemblée nationale +dans la nuit du 4 août; c'est le don répandu dans sa plénitude heureuse, +l'argent coulant pêle-mêle avec l'amour et la pensée. Nous n'avons rien +en propre que nous-mêmes. On ne donne vraiment que quand on donne son +travail, son âme, son génie. Et cette offrande magnifique de tout soi à +tous les hommes enrichit le donateur autant que la communauté. + +--Mais, objecta Pauline, tu ne pouvais pas donner de l'amour et de la +beauté à Clopinel. Tu lui as donné ce qui lui était le plus convenable. + +--Il est vrai que Clopinel est devenu une brute. De tous les biens qui +peuvent flatter un homme, il ne goûte que l'alcool. J'en juge à ce qu'il +puait l'eau-de-vie, quand il m'approcha. Mais tel qu'il est, il est +notre ouvrage. Notre orgueil fut son père; notre iniquité sa mère. Il +est le fruit mauvais de nos vices. Tout homme en société doit donner et +recevoir. Celui-ci n'a pas assez donné sans doute parce qu'il n'a pas +assez reçu. + +--C'est peut-être un paresseux, dit Pauline. Comment ferons-nous, mon +Dieu, pour qu'il n'y ait plus de pauvres, plus de faibles, ni de +paresseux? Est-ce que tu ne crois pas que les hommes sont bons +naturellement et que c'est la société qui les rend méchants? + +--Non. Je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement, +répondit M. Bergeret. Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à +peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une +justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où +ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres. Le temps est +loin où ils ne feront plus la guerre entre eux et où les tableaux qui +représentent des batailles seront cachés aux yeux comme immoraux et +offrant un spectacle honteux. Je crois que le règne de la violence +durera longtemps encore, que longtemps les peuples s'entre-déchireront +pour des raisons frivoles, que longtemps les citoyens d'une même nation +s'arracheront furieusement les uns aux autres les biens nécessaires à la +vie, au lieu d'en faire un partage équitable. Mais je crois aussi que +les hommes sont moins féroces quand ils sont moins misérables, que les +progrès de l'industrie déterminent à la longue quelque adoucissement +dans les moeurs, et je tiens d'un botaniste que l'aubépine transportée +d'un terrain sec en un sol gras y change ses épines en fleurs. + +--Vois-tu? tu es optimiste, papa! Je le savais bien, s'écria Pauline en +s'arrêtant au milieu du trottoir pour fixer un moment sur son père le +regard de ses yeux gris d'aube, pleins de lumière douce et de fraîcheur +matinale. Tu es optimiste. Tu travailles de bon coeur à bâtir la maison +future. C'est bien, cela! C'est beau de construire avec les hommes de +bonne volonté la république nouvelle. + +M. Bergeret sourit à cette parole d'espoir et à ces yeux d'aurore. + +--Oui, dit-il, ce serait beau d'établir la société nouvelle, où chacun +recevrait le prix de son travail. + +--N'est-ce pas que cela sera?... Mais quand? demanda Pauline avec +candeur. + +Et M. Bergeret répondit, non sans douceur ni tristesse: + +--Ne me demande pas de prophétiser, mon enfant. Ce n'est pas sans raison +que les anciens ont considéré le pouvoir de percer l'avenir comme le don +le plus funeste que puisse recevoir un homme. S'il nous était possible +de voir ce qui viendra, nous n'aurions plus qu'à mourir, et peut-être +tomberions-nous foudroyés de douleur ou d'épouvante. L'avenir, il y faut +travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs +tapisseries, sans le voir. + +Ainsi conversaient en cheminant le père et la fille. Devant le square de +la rue de Sèvres, ils rencontrèrent un mendigot solidement implanté sur +le trottoir. + +--Je n'ai plus de monnaie, dit M. Bergeret. As-tu une pièce de dix sous +à me donner, Pauline? Cette main tendue me barre la rue. Nous serions +sur la place de la Concorde, qu'elle me barrerait la place. Le bras +allongé d'un misérable est une barrière que je ne saurais franchir. +C'est une faiblesse que je ne puis vaincre. Donne à ce truand. C'est +pardonnable. Il ne faut pas s'exagérer le mal qu'on fait. + +--Papa, je suis inquiète de savoir ce que tu feras de Clopinel, dans ta +république. Car tu ne penses pas qu'il vive des fruits de son travail? + +--Ma fille, répondit M. Bergeret, je crois qu'il consentira à +disparaître. Il est déjà très diminué. La paresse, le goût du repos le +dispose à l'évanouissement final, il rentrera dans le néant avec +facilité. + +--Je crois au contraire qu'il est très content de vivre. + +--Il est vrai qu'il a des joies. Il lui est délicieux sans doute +d'avaler le vitriol de l'assommoir. Il disparaîtra avec le dernier +mastroquet. Il n'y aura plus de marchands de vin, dans ma république. Il +n'y aura plus d'acheteurs ni de vendeurs. Il n'y aura plus de riches ni +de pauvres. Et chacun jouira du fruit de son travail. + +--Nous serons tous heureux, mon père. + +--Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même +temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le +mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le +bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont +aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde +dans la nature, et l'un ne saurait être tari sans l'autre. Nous ne +sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est +soeur de la joie, et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes, +les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait +un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux +inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de +la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui +résultent de notre condition sociale. Les hommes ne seront plus déformés +par un travail inique dont ils meurent plutôt qu'ils n'en vivent. +L'esclave sortira de l'ergastule, et l'usine ne dévorera plus que les +corps par millions. + +«Cette délivrance, je l'attends de la machine elle-même. La machine qui +a broyé tant d'hommes viendra en aide doucement, généreusement, à la +tendre chair humaine. La machine, d'abord cruelle et dure, deviendra +bonne, favorable, amie. Comment changera-t-elle d'âme? Écoute. +L'étincelle qui jaillit de la bouteille de Leyde, la petite étoile +subtile qui se révéla, dans le siècle dernier, au physicien émerveillé, +accomplira ce prodige. L'Inconnue qui s'est laissée vaincre sans se +laisser connaître, la force mystérieuse et captive, l'insaisissable +saisi par nos mains, la foudre docile, mise en bouteilles et dévidée sur +les innombrables fils qui couvrent la terre de leur réseau, +l'électricité portera sa force, son aide, partout où il faudra, dans les +maisons, dans les chambres, au foyer où le père et la mère et les +enfants ne seront plus séparés. Ce n'est point un rêve. La machine +farouche, qui broie dans l'usine les chairs et les âmes, deviendra +domestique, intime et familière. Mais ce n'est rien, non, ce n'est rien +que les poulies, les engrenages, les bielles, les manivelles, les +glissières, les volants s'humanisent, si les hommes gardent un coeur de +fer. + +«Nous attendons, nous appelons un changement plus merveilleux encore. Un +jour viendra où le patron, s'élevant en beauté morale, deviendra un +ouvrier parmi les ouvriers affranchis, où il n'y aura plus de salaire, +mais échange de biens. La haute industrie, comme la vieille noblesse +qu'elle remplace et qu'elle imite, fera sa nuit du 4 Août. Elle +abandonnera des gains disputés et des privilèges menacés. Elle sera +généreuse quand elle sentira qu'il est temps de l'être. Et que dit +aujourd'hui le patron? Qu'il est l'âme et la pensée, et que sans lui son +armée d'ouvriers serait comme un corps privé d'intelligence. Eh bien! +s'il est la pensée, qu'il se contente de cet honneur et de cette joie. +Faut-il, parce qu'on est pensée et esprit, qu'on se gorge de richesses? +Quand le grand Donatello fondait avec ses compagnons une statue de +bronze, il était l'âme de l'oeuvre. Le prix qu'il en recevait du prince +ou des citoyens, il le mettait dans un panier qu'on hissait par une +poulie à une poutre de l'atelier. Chaque compagnon dénouait la corde à +son tour et prenait dans le panier selon ses besoins. N'est-ce point +assez de produire par l'intelligence, et cet avantage dispense-t-il le +maître ouvrier de partager le gain avec ses humbles collaborateurs? Mais +dans ma république il n'y aura plus de gains ni de salaires et tout sera +à tous. + +--Papa, c'est le collectivisme, cela, dit Pauline avec tranquillité. + +--Les biens les plus précieux, répondit M. Bergeret, sont communs à tous +les hommes, et le furent toujours. L'air et la lumière appartiennent en +commun à tout ce qui respire et voit la clarté du jour. Après les +travaux séculaires de l'égoïsme et de l'avarice, en dépit des efforts +violents des individus pour saisir et garder des trésors, les biens +individuels dont jouissent les plus riches d'entre nous sont encore peu +de chose en comparaison de ceux qui appartiennent indistinctement à tous +les hommes. Et dans notre société même, ne vois-tu pas que les biens les +plus doux ou les plus splendides, routes, fleuves, forêts autrefois +royales, bibliothèques, musées appartiennent à tous? Aucun riche ne +possède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau du +Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche, si je sais mieux en jouir. +La propriété collective, qu'on redoute comme un monstre lointain, nous +entoure déjà sous mille formes familières. Elle effraye quand on +l'annonce, et l'on use déjà des avantages qu'elle procure. + +«Les positivistes qui s'assemblent dans la maison d'Auguste Comte, +autour du vénéré M. Pierre Laffitte, ne sont point pressés de devenir +socialistes. Mais l'un d'eux a fait cette remarque judicieuse que la +propriété est de source sociale. Et rien n'est plus vrai, puisque toute +propriété acquise par un effort individuel n'a pu naître et subsister +que par le concours de la communauté toute entière. Et puisque la +propriété privée est de source sociale, ce n'est point en méconnaître +l'origine ni en corrompre l'essence que de l'étendre à la communauté et +la commettre à l'État dont elle dépend nécessairement. Et qu'est-ce que +l'État?... + +Mlle Bergeret s'empressa de répondre à cette question: + +--L'État, mon père, c'est un monsieur piteux et malgracieux assis +derrière un guichet. Tu comprends qu'on n'a pas envie de se dépouiller +pour lui. + +--Je comprends, répondit M. Bergeret en souriant. Je me suis toujours +incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je +découvre sur le tard que c'est une grande force que de ne pas +comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait +été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans +une mansarde. Je comprends. Mais ce monsieur malgracieux et piteux qui +est assis derrière un guichet, tu lui confies tes lettres, Pauline, que +tu ne confierais pas à l'agence Tricoche. Il administre une partie de +tes biens, et non la moins vaste, ni la moins précieuse. Tu lui vois un +visage morose. Mais quand il sera tout il ne sera plus rien. Ou plutôt, +il ne sera plus que nous. Anéanti par son universalité, il cessera de +paraître tracassier. On n'est plus méchant, ma fille, quand on n'est +plus personne. Ce qu'il a de déplaisant à l'heure qu'il est, c'est qu'il +rogne sur la propriété individuelle, qu'il va grattant et limant, +mordant peu sur les gros et beaucoup sur les maigres. Cela le rend +insupportable. Il est avide. Il a des besoins. Dans ma république, il +sera sans désirs, comme les dieux. Il aura tout et il n'aura rien. Nous +ne le sentirons pas, puisqu'il sera conforme à nous, indistinct de nous. +Il sera comme s'il n'était pas. Et quand tu crois que je sacrifie les +particuliers à l'État, la vie à une abstraction, c'est au contraire +l'abstraction que je subordonne à la réalité, l'État que je supprime en +l'identifiant à toute l'activité sociale. + +«Si même cette république ne devait jamais exister, je me féliciterais +d'en avoir caressé l'idée. Il est permis de bâtir en Utopie. Et Auguste +Comte lui-même, qui se flattait de ne construire que sur les données de +la science positive, a placé Campanella dans le calendrier des grands +hommes. + +«Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité des hommes d'action +qui se sont mis à l'oeuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l'avenir. +Les hommes d'État travaillent sur les plans que nous laissons après +notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats. Non, ma fille, je ne +bâtis pas en Utopie. Mon songe, qui ne m'appartient nullement et qui +est, en ce moment même, le songe de mille et mille âmes, est véritable +et prophétique. Toute société dont les organes ne correspondent plus aux +fonctions pour lesquelles ils ont été créés, et dont les membres ne sont +point nourris en raison du travail utile qu'ils produisent, meurt. Des +troubles profonds, des désordres intimes précèdent sa fin et +l'annoncent. + +«La société féodale était fortement constituée. Quand le clergé cessa +d'y représenter le savoir et la noblesse d'y défendre par l'épée le +laboureur et l'artisan, quand ces ordres ne furent plus que des membres +gonflés et nuisibles, tout le corps périt; une révolution imprévue et +nécessaire emporta le malade. Qui soutiendrait que, dans la société +actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les +membres sont nourris en raison du travail utile qu'ils produisent? Qui +soutiendrait que la richesse est justement répartie? Qui peut croire +enfin à la durée de l'iniquité? + +--Et comment la faire cesser, mon père? Comment changer le monde? + +--Par la parole, mon enfant. Rien n'est plus puissant que la parole. +L'enchaînement des fortes raisons et des hautes pensées est un lien +qu'on ne peut rompre. La parole, comme la fronde de David, abat les +violents et fait tomber les forts. C'est l'arme invincible. Sans cela le +monde appartiendrait aux brutes armées. Qui donc les tient en respect? +Seule, sans armes et nue, la pensée. + +Je ne verrai pas la cité nouvelle. Tous les changements dans l'ordre +social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un +géologue d'un esprit profond, Charles Lyell, a démontré que ces traces +effrayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans +les vallées, cette flore des froides contrées et ces animaux velus +succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces apparences de +cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées, +et que ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des +forces naturelles, ne furent pas même soupçonnés par les innombrables +générations des êtres animés qui y assistèrent. Les transformations +sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse. L'homme +timide redoute, comme un cataclysme futur, un changement commencé avant +sa naissance, qui s'opère sous ses yeux, sans qu'il le voie, et qui ne +deviendra sensible que dans un siècle.» + + + + +ROUPART + + +M. Bergeret aimait et estimait hautement les gens de métier. Ne faisant +point de grands aménagements, il n'avait guère occasion d'appeler des +ouvriers; mais, quand il en employait un, il s'efforçait de lier +conversation avec lui, comptant bien en tirer quelques paroles +substantielles. + +Aussi fit-il un gracieux accueil au menuisier Roupart qui vint, un +matin, poser des bibliothèques dans le cabinet de travail. + +Cependant, couché à sa coutume, au fond du fauteuil de son maître, +Riquet dormait en paix. Mais le souvenir immémorial des périls qui +assiégeaient leurs aïeux sauvages dans les forêts rend léger le sommeil +des chiens domestiques. Il convient de dire aussi que cette aptitude +héréditaire au prompt réveil était entretenue chez Riquet par le +sentiment du devoir. Riquet se considérait lui-même comme un chien de +garde. Fermement convaincu que sa fonction était de garder la maison, il +en concevait une heureuse fierté. + +Par malheur, il se figurait les maisons comme elles sont dans les +campagnes et dans les Fables de la Fontaine, entre cour et jardin, et +telles qu'on peut en faire le tour en flairant le sol parfumé des odeurs +des bêtes et du fumier. Il ne se mettait pas dans l'esprit le plan de +l'appartement que son maître occupait au cinquième étage d'un grand +immeuble. Faute de connaître les limites de son domaine, il ne savait +pas précisément ce qu'il avait à garder. Et c'était un gardien féroce. +Pensant que la venue de cet inconnu en pantalon bleu rapiécé, qui +sentait la sueur et traînait des planches, mettait la demeure en péril, +il sauta à bas du fauteuil et se mit à aboyer à l'homme, en reculant +devant lui avec une lenteur héroïque. M. Bergeret lui ordonna de se +taire, et il obéit à regret, surpris et triste de voir son dévouement +inutile et ses avis méprisés. Son regard profond, tourné vers son +maître, semblait lui dire: + +--Tu reçois cet anarchiste avec les engins qu'il traîne après lui. J'ai +fait mon devoir, advienne que pourra. + +Il reprit sa place accoutumée et se rendormit. M. Bergeret, quittant les +scoliastes de Virgile, commença de converser avec le menuisier. Il lui +fit d'abord des questions touchant le débit, la coupe et le polissage +des bois, et l'assemblage des planches. Il aimait à s'instruire et +savait l'excellence du langage populaire. + +Roupart, tourné contre le mur, lui faisait des réponses interrompues par +de longs silences, pendant lesquels il prenait des mesures. C'est ainsi +qu'il traita des lambris et des assemblages. + +--L'assemblage à tenon et mortaise, dit-il, ne veut point de colle, si +l'ouvrage est bien dressé. + +--N'y a-t-il point aussi, demanda M. Bergeret, l'assemblage en queue +d'aronde? + +--Il est rustique et ne se fait plus, répondit le menuisier. + +Ainsi le professeur s'instruisait en écoutant l'artisan. Ayant assez +avancé l'ouvrage, le menuisier se tourna vers M. Bergeret. Sa face +creusée, ses grands traits, son teint brun, ses cheveux collés au front +et sa barbe de bouc toute grise de poussière lui donnaient l'air d'une +figure de bronze. Il sourit d'un sourire pénible et doux et montra ses +dents blanches, et il parut jeune. + +--Je vous connais, monsieur Bergeret. + +--Vraiment? + +--Oui, oui, je vous connais... Monsieur Bergeret, vous avez fait tout de +même quelque chose qui n'est pas ordinaire... Ça ne vous fâche pas que +je vous le dise? + +--Nullement. + +--Eh bien, vous avez fait quelque chose qui n'est pas ordinaire. Vous +êtes sorti de votre caste et vous n'avez pas voulu frayer avec les +défenseurs du sabre et du goupillon. + +--Je déteste les faussaires, mon ami, répondit M. Bergeret. Cela devrait +être permis à un philologue. Je n'ai pas caché ma pensée. Mais je ne +l'ai pas beaucoup répandue. Comment la connaissez-vous? + +--Je vais vous dire. On voit du monde, rue Saint-Jacques, à l'atelier. +On en voit des uns et des autres, des gros et des maigres. En rabotant +mes planches, j'entendais Pierre qui disait: «Cette canaille de +Bergeret!» Et Paul lui demandait: «Est-ce qu'on ne lui cassera pas la +gueule?» Alors j'ai compris que vous étiez du bon côté dans l'Affaire. +Il n'y en a pas beaucoup de votre espèce dans le cinquième. + +--Et que disent vos amis? + +--Les socialistes ne sont pas bien nombreux par ici, et ils ne sont pas +d'accord. Samedi dernier, à la Fraternelle, nous étions quatre pelés et +un tondu et nous nous sommes pris aux cheveux. Le camarade Fléchier, un +vieux, un combattant de 70, un communard, un déporté, un homme, est +monté à la tribune et nous a dit: «Citoyens, tenez-vous tranquilles. Les +bourgeois intellectuels ne sont pas moins bourgeois que les bourgeois +militaires. Laissez les capitalistes se manger le nez. Croisez-vous les +bras, et regardez venir les antisémites. Pour l'heure, ils font +l'exercice avec un fusil de paille et un sabre de bois. Mais quand il +s'agira de procéder à l'expropriation des capitalistes, je ne vois pas +d'inconvénients à commencer par les juifs.» + +«Et là-dessus, les camarades ont fait aller leurs battoirs. Mais, je +vous le demande, est-ce que c'est comme ça que devait parler un vieux +communard, un bon révolutionnaire? Je n'ai pas d'instruction comme le +citoyen Fléchier, qui a étudié dans les livres de Marx. Mais je me suis +bien aperçu qu'il ne raisonnait pas droit. Parce qu'il me semble que le +socialisme, qui est la vérité, est aussi la justice et la bonté, que +tout ce qui est juste et bon en sort naturellement comme la pomme du +pommier. Il me semble que combattre une injustice, c'est travailler pour +nous, les prolétaires, sur qui pèsent toutes les injustices. A mon idée, +tout ce qui est équitable est un commencement de socialisme. Je pense +comme Jaurès que marcher avec les défenseurs de la violence et du +mensonge, c'est tourner le dos à la révolution sociale. Je ne connais ni +juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de +distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont +injustes. Qu'ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches +d'être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront +justes. Dès à présent les collectivistes et les libertaires préparent +l'avenir en combattant toutes les tyrannies et en inspirant aux peuples +la haine de la guerre et l'amour du genre humain. Nous pouvons dès à +présent faire un peu de bien. C'est ce qui nous empêchera de mourir +désespérés et la rage au coeur. Car bien sûr nous ne verrons pas le +triomphe de nos idées, et quand le collectivisme sera établi sur le +monde, il y aura beau temps que je serai sorti de ma soupente les pieds +devant... Mais je jase et le temps file.» + +Il tira sa montre, et, voyant qu'il était onze heures, il endossa sa +veste, ramassa ses outils, enfonça sa casquette jusqu'à la nuque et dit +sans se retourner: + +--Pour sûr que la bourgeoisie est pourrie! Ça s'est vu du reste dans +l'affaire Dreyfus. + +Et il s'en alla déjeuner. + +Alors, soit qu'en son léger sommeil un songe eût effrayé son âme +obscure, soit qu'épiant, à son réveil, la retraite de l'ennemi, il en +prît avantage, soit que le nom qu'il venait d'entendre l'eût rendu +furieux, ainsi que le maître feignit de le croire, Riquet s'élança la +gueule ouverte et le poil hérissé, les yeux en flammes, sur les talons +de Roupart qu'il poursuivit de ses aboiements frénétiques. + +Demeuré seul avec lui, M. Bergeret lui adressa, d'un ton plein de +douceur, ces paroles attristées: + +--Toi aussi, pauvre petit être noir, si faible en dépit de tes dents +pointues et de ta gueule profonde, qui, par l'appareil de la force, +rendent ta faiblesse ridicule et ta poltronnerie amusante, toi aussi tu +as le culte des grandeurs de chair et la religion de l'antique iniquité. +Toi aussi tu adores l'injustice par respect pour l'ordre social qui +t'assure ta niche et ta pâtée. Toi aussi tu tiendrais pour véritable un +jugement irrégulier, obtenu par le mensonge et la fraude. Toi aussi tu +es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des +mensonges. Tu te nourris de fables grossières. Ton esprit ténébreux se +repaît de ténèbres. On te trompe et tu te trompes avec une plénitude +délicieuse. Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le +mépris des malheureux. + +Et comme Riquet tournait sur lui un regard d'une innocence infinie, M. +Bergeret reprit avec plus de douceur encore: + +--Je sais: tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban. Tu es pieux, tu +as ta théologie et ta morale, tu crois bien faire. Et puis tu ne sais +pas. Tu gardes la maison, tu la gardes même contre ceux qui la défendent +et qui l'ornent. Cet artisan que tu voulais en chasser a, dans sa +simplicité, des pensées admirables. Tu ne l'as pas écouté. + +Tes oreilles velues entendent non celui qui parle le mieux, mais celui +qui crie le plus fort. Et la peur, la peur naturelle, qui fut la +conseillère de tes ancêtres, et des miens, à l'âge des cavernes, la peur +qui fit les dieux et les crimes, te détourne des malheureux et t'ôte la +pitié. Et tu ne veux pas être juste. Tu regardes comme une figure +étrangère la face blanche de la Justice, divinité nouvelle, et tu rampes +devant les vieux dieux, noirs comme toi, de la violence et de la peur. +Tu admires la force brutale parce que tu crois qu'elle est la force +souveraine, et que tu ne sais pas qu'elle se dévore elle-même. Tu ne +sais pas que toutes les ferrailles tombent devant une idée juste... + +Tu ne sais pas que la force véritable est dans la sagesse et que les +nations ne sont grandes que par elle. Tu ne sais pas que ce qui fait la +gloire des peuples, ce ne sont pas les clameurs stupides, poussées sur +les places publiques, mais la pensée auguste, cachée dans quelque +mansarde et qui, un jour, répandue par le monde, en changera la face. Tu +ne sais pas que ceux-là honorent leur patrie qui, pour la justice, ont +souffert la prison, l'exil et l'outrage. Tu ne sais pas.» + + + + +ALLOCUTIONS + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE INAUGURALE DE L'ÉMANCIPATION UNIVERSITÉ +POPULAIRE DU XVe ARRONDISSEMENT LE 21 NOVEMBRE 1899. + + +Citoyennes et citoyens, + +L'association que nous inaugurons aujourd'hui est formée pour l'étude. +Ce sont des hommes qui se réunissent pour penser en commun. Vous voulez +acquérir des connaissances qui donneront à vos idées de l'exactitude et +de l'étendue et qui vous enrichiront ainsi d'une richesse intérieure et +véritable. Vous voulez apprendre pour comprendre et retenir, au rebours +de ces fils de riches qui n'étudient que pour passer des examens et qui, +l'épreuve finie, ont hâte de débarrasser leurs cerveaux de leur science, +comme d'un meuble encombrant. Votre désir est plus noble et plus +désintéressé. Et comme vous vous proposez de travailler à votre propre +développement, vous rechercherez ce qui est vraiment utile et ce qui est +vraiment beau. + +Les connaissances utiles à la vie ne sont pas seulement celles des +métiers et des arts. S'il est nécessaire que chacun sache son métier, il +est utile à chacun d'interroger la nature qui nous a formés et la +société dans laquelle nous vivons. Quel que soit notre état parmi nos +semblables, nous sommes avant tout des hommes et nous avons grand +intérêt à connaître les conditions nécessaires de la vie humaine. Nous +dépendons de la terre et de la société, et c'est en recherchant les +causes de cette dépendance que nous pourrons imaginer les moyens de la +rendre plus facile et plus douce. C'est parce que les découvertes des +grandes lois physiques qui régissent les mondes ont été lentes, +tardives, longtemps renfermées dans un petit nombre d'intelligences, +qu'une morale barbare, fondée sur une fausse interprétation des +phénomènes de la nature, a pu s'imposer à la masse des hommes et les +soumettre à des pratiques imbéciles et cruelles. + +Croyez-vous, par exemple, citoyens, que, si les savants avaient connu +plus tôt la vraie situation du globe terrestre tournant en compagnie de +quelques autres globes, ses frères, autour d'un soleil qui nage lui-même +dans l'espace infini, peuplé d'une multitude d'autres soleils, pères +ardents et lumineux d'une multitude de mondes,--pensez-vous que, si dans +les siècles anciens un grand nombre d'hommes avaient eu cette juste idée +de l'univers et y avaient suffisamment attaché leur pensée, c'eût été +possible de les effrayer en leur faisant croire qu'il y a sous terre un +enfer et des diables? C'est la science qui nous affranchit de ces vaines +terreurs, que certes vous avez rejetées loin de vous. Et ne voyez-vous +pas que de l'étude de la nature vous tirerez une foule de conséquences +morales qui rendront votre pensée plus assurée et plus tranquille? + +La connaissance de l'être humain n'est pas moins profitable. En suivant +les transformations de l'homme depuis l'époque où il vivait nu, armé de +flèches de pierre, dans des cavernes, jusqu'à l'âge actuel des machines, +au règne de la vapeur et de l'électricité, vous embrasserez les grandes +phases de l'évolution de notre race. + +La connaissance des progrès accomplis vous permettra de pressentir, de +solliciter les progrès futurs. Peut-être voudrez-vous vous tenir de +préférence dans des temps voisins du nôtre et rechercher dans un passé +récent l'origine de l'état actuel de la société. Là encore, là surtout +l'étude vous sera d'un grand profit. En recherchant comment s'est formée +et accrue la force capitaliste, vous jugerez mieux des moyens qu'il faut +employer pour la maîtriser, à l'exemple des grands inventeurs qui n'ont +asservi la nature qu'après l'avoir patiemment observée. + +Vous étudierez les faits de bonne foi, sans parti pris ni système +préconçu. Les vrais savants--et j'en vois ici--vous diront que la +science veut garder son indépendance et sa liberté, et qu'elle ne se +soumet à aucune puissance étrangère. Est-ce à dire que vous poursuivrez +vos recherches sans direction ni but déterminé? Non. Vous entreprenez +une oeuvre idéale mais définie, immense mais précise. + +Vous vous proposez de travailler mutuellement à développer votre être +intellectuel et moral, à vous rendre plus sûrs de vous-mêmes, et plus +conscients de vos forces, par une connaissance plus exacte des +nécessités de la vie sur la planète, et des conditions particulières où +chacun se trouve dans la société actuelle. Votre association est +constituée pour vous solliciter les uns les autres à penser et à +réfléchir à la place des privilégiés, qui ne s'en donnent plus la peine, +et pour vous assurer ainsi une part dans l'élaboration d'un ordre de +choses nouveau et meilleur, puisque, malgré les coups de force, c'est la +pensée qui conduit le monde, comme la boussole dans la tempête montre +encore la route aux navires. + +Votre association recherchera ce qu'il y a de plus utile à connaître +dans la science. Elle vous découvrira ce qu'il y a de plus agréable à +considérer dans l'art. Ne vous refusez pas à mêler dans vos études +l'agréable à l'utile. D'ailleurs, comment les séparer, si l'on a un peu +de philosophie? Comment marquer le point où finit l'utile et où commence +l'agréable? Une chanson, est-ce que cela ne sert à rien? La +_Marseillaise_ et la _Carmagnole_ ont renversé les armées des rois et +des empereurs. Est-ce qu'un sourire est inutile? Est-ce donc si peu de +plaire et de charmer? + +Vous entendez parfois des moralistes vous dire qu'il ne faut rien +accorder à l'agrément dans la vie. Ne les écoutez pas. Une longue +tradition religieuse, qui pèse encore sur nous, nous enseigne que la +privation, la souffrance et la douleur sont des biens désirables et +qu'il y a des mérites spéciaux attachés à la privation volontaire. +Quelle imposture! C'est en disant aux peuples qu'il faut souffrir en ce +monde pour être heureux dans l'autre qu'on a obtenu d'eux une pitoyable +résignation à toutes les oppressions et à toutes les iniquités. +N'écoutons pas les prêtres qui enseignent que la souffrance est +excellente. C'est la joie qui est bonne! + +Nos instincts, nos organes, notre nature physique et morale, tout notre +être nous conseille de chercher le bonheur sur la terre. Il est +difficile de le rencontrer. Ne le fuyons point. Ne craignons pas la +joie; et lorsqu'une forme heureuse ou une pensée riante nous offre du +plaisir, ne la refusons pas. Votre association est de cet avis. Elle est +prête à vous offrir, avec des pensées utiles, des pensées agréables, qui +sont utiles aussi. Elle vous fera connaître les grands poètes: Racine, +Corneille, Molière, Victor Hugo, Shakespeare. Ainsi nourris, vos esprits +croîtront en force et en beauté. + +Et il est temps, citoyens, qu'on sente votre force, et que votre +volonté, plus claire et plus belle, s'impose pour établir un peu de +raison et d'équité dans un monde qui n'obéit plus qu'aux suggestions de +l'égoïsme et de la peur. Nous avons vu ces derniers temps la société +bourgeoise et ses chefs incapables de nous assurer la justice, je ne dis +pas la justice idéale et future, mais seulement la vieille justice +boiteuse, survivante des âges rudes. Celle-là, qui les protégeait, les +insensés, dans leur folie, ils viennent de lui porter un coup mortel. +Nous les avons vus triompher dans le mensonge, aspirer à la plus brutale +des tyrannies, souffler dans les rues la guerre civile et la haine du +genre humain. + +A vous, citoyens, à vous, travailleurs, de hausser vos esprits et vos +coeurs, et de vous rendre capables, par l'étude et la réflexion, de +préparer l'avènement de la justice sociale et de la paix universelle. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE LE 4 MARS 1900 A LA FÊTE INAUGURALE DE L'UNIVERSITÉ +POPULAIRE «LE RÉVEIL» DES 1er ET 2e ARRONDISSEMENTS. + + +Citoyens, + +En poursuivant sa marche lente, à travers les obstacles, vers la +conquête des pouvoirs publics et des forces sociales, le prolétariat a +compris la nécessité de mettre dès à présent la main sur la science et +de s'emparer des armes puissantes de la pensée. + +Partout, à Paris et dans les provinces, se fondent et se multiplient ces +universités populaires, destinées à répandre parmi les travailleurs ces +richesses intellectuelles longtemps renfermées dans la classe +bourgeoise. + +Votre association, le Réveil des 1er et 2e arrondissements, se jette +dans cette grande entreprise avec un élan généreux et une pleine +conscience de la réalité. Vous avez compris qu'on n'agit utilement qu'à +la clarté de la science. Et qu'est en effet la science? Mécanique, +physique, physiologie, biologie, qu'est-ce que tout cela, sinon la +connaissance de la nature et de l'homme, ou plus précisément la +connaissance des rapports de l'homme avec la nature et des conditions +mêmes de la vie? Vous sentez qu'il nous importe grandement de connaître +les conditions de la vie afin de nous soumettre à celles-là seules qui +sont nécessaires, et non point aux conditions arbitraires, souvent +humiliantes ou pénibles, que l'ignorance et l'erreur nous ont imposées. +Les dépendances naturelles qui résultent de la constitution de la +planète et des fonctions de nos organes sont assez étroites et +pressantes pour que nous prenions garde de ne pas subir encore des +dépendances arbitraires. Avertis par la science, nous nous soumettons à +la nature des choses, et cette soumission auguste est notre seule +soumission. + +L'ignorance n'est si détestable que parce qu'elle nourrit les préjugés +qui nous empêchent d'accomplir nos vraies fonctions, en nous en imposant +de fausses qui sont pénibles et parfois malfaisantes et cruelles, à ce +point qu'on voit, sous l'empire de l'ignorance, les plus honnêtes gens +devenir criminels par devoir. L'histoire des religions nous en fournit +d'innombrables exemples: sacrifices humains, guerres religieuses, +persécutions, bûchers, voeux monastiques, exécrables pratiques issues +moins de la méchanceté des hommes que de leur insanité. Si l'on +réfléchit sur les misères qui, depuis l'âge des cavernes jusqu'à nos +jours encore barbares, ont accablé la malheureuse humanité, on en trouve +presque toujours la cause dans une fausse interprétation des phénomènes +de la nature et dans quelqu'une de ces doctrines théologiques qui +donnent de l'univers une explication atroce et stupide. Une mauvaise +physique produit une mauvaise morale, et c'est assez pour que, durant +des siècles, des générations humaines naissent et meurent dans un abîme +de souffrances et de désolation. + +En leur longue enfance, les peuples ont été asservis aux fantômes de la +peur, qu'ils avaient eux-mêmes créés. Et nous, si nous touchons enfin le +bord des ténèbres théologiques, nous n'en sommes pas encore tout à fait +sortis. Ou pour mieux dire, dans la marche inégale et lente de la +famille humaine, quand déjà la tête de la caravane est entrée dans les +régions lumineuses de la science, le reste se traîne encore sous les +nuées épaisses de la superstition, dans des contrées obscures, pleines +de larves et de spectres. + +Ah! que vous avez raison, citoyens, de prendre la tête de la caravane! +Que vous avez raison de vouloir la lumière, d'aller demander conseil à +la science. Sans doute, il vous reste peu d'heures, le soir, après le +dur travail du jour, bien peu d'heures pour l'interroger, cette science +qui répond lentement aux questions qu'on lui fait et qui livre l'un +après l'autre, sans hâte, ses secrets innombrables. Nous devons tous +nous résigner à n'obtenir d'elle que des parcelles de vérité. Mais il y +a à considérer dans la science la méthode et les résultats. Les +résultats, vous en prendrez ce que vous pourrez. La méthode, plus +précieuse encore que les résultats, puisqu'elle les a tous produits et +qu'elle en produira encore une infinité d'autres, la méthode, vous +saurez vous l'approprier, et elle vous procurera les moyens de conduire +sûrement votre esprit dans toutes les recherches qu'il vous sera utile +de faire. + +Citoyens, le nom que vous avez donné à votre université montre assez que +vous sentez que l'heure est venue des pensées vigilantes. Vous l'avez +appelée «le Réveil», sans doute parce que vous sentez qu'il est temps de +chasser les fantômes de la nuit et de vous tenir alertes et debout, +prêts à défendre les droits de l'esprit contre les ennemis de la pensée +et la République, contre ces étranges libéraux, qui ne réclament de +liberté que contre la liberté. + +Il m'était réservé d'annoncer votre noble effort et de vous féliciter de +votre entreprise. + +Je l'ai fait avec joie et en aussi peu de mots que possible. J'aurais +considéré comme un grand tort envers vous de retarder, fût-ce d'un +instant, l'heure où vous entendrez la grande voix de Jaurès. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE D'INAUGURATION DES NOUVEAUX LOCAUX DES +«SOIRÉES OUVRIÈRES» DE MONTREUIL-SOUS-BOIS + + +Citoyens, + +Vous avez compris que l'ignorance était la plus étroite des servitudes +et vous avez voulu vous en affranchir. Sentant que l'homme ne peut rien +quand il ne sait rien et qu'il est enfermé dans sa stupidité comme dans +une prison obscure, vous avez cherché à percer le mur noir. Vous avez +tenté cela de vous-mêmes, sans aide, sans secours, seuls, et vous avez +réussi. Après un effort de quatre années, vous avez amené à vous assez +de camarades pour qu'il vous fût nécessaire d'élargir votre salle +d'étude en même temps que vous élargissiez vos intelligences. Votre +oeuvre vit et grandit. Vous l'avez désignée du nom le plus simple qui est +en même temps le plus aimable. Vous avez appelé vos réunions: _Soirées +d'études après le travail_. + +Le nom est beau parce que la chose est belle. L'étude après le travail, +voilà ce qui révèle la force de volonté et montre ce que vous valez par +l'esprit et par le coeur. L'étude est facile en somme si l'on a tout le +loisir de s'y livrer, et c'est un vrai travail attrayant quand c'est +notre seul travail. Mais s'y mettre après la fatigue d'un dur labeur, +quand on a déjà porté le rude poids du jour, c'est là qu'est l'effort +superbe et le courage. + +Vous avez fait cet effort, vous avez eu le courage, citoyens, et vous +avez conduit cette entreprise avec autant d'habileté que de vaillance. +La méthode que vous avez adoptée pour vous instruire est excellente. +Vous avez d'abord recherché, sans autre aide que des livres, la +situation que la planète que nous habitons occupe dans l'univers et jeté +un regard sur les mondes semés dans l'espace illimité. En déchirant la +voûte théologique du ciel, vous avez détruit du même coup d'antiques +superstitions. Après une année occupée à reconnaître la position réelle +de notre monde dans la multitude des mondes, vous avez employé une année +à étudier la constitution de la terre. Vous avez vu la vie sortir comme +la Vénus antique de la chaude écume des mers primitives. Elle se +manifestait alors par des organismes rudimentaires dont les +transformations successives ont abouti à la flore et à la faune +actuelles. Vous avez suivi anneau par anneau cette chaîne des êtres qui +va des mollusques, des poissons, aux mammifères supérieurs, à l'homme. +Là encore vous avez substitué à des conceptions théologiques fondées sur +des fables grossières une idée expérimentale des origines humaines. Vous +avez considéré les faibles commencements de l'homme et admiré par quels +efforts lents et continus notre espèce, si misérable à l'origine, a créé +la pensée, les arts, la beauté. Cette vue jetée sur un passé si profond +vous a fait mieux comprendre quels travaux ils nous reste à accomplir +pour sortir tout à fait de la barbarie première et instituer sur la +terre, après le règne animal, qui est celui de la guerre, le règne +humain, le règne de la justice et de la paix. Vous avez consacré une +troisième année à l'étude de l'anatomie. On m'a dit que vous vous étiez +intéressés très vivement à cette science des organes et de leurs +fonctions. Je n'en suis pas surpris, et j'en suis heureux, car +l'ignorance des conditions de la vie organique a produit, dans la suite +des âges, des préjugés barbares et des pratiques cruelles qui n'ont +point encore entièrement péri. + +C'est seulement après ces trois années de recherches méthodiques et +suivies que vous avez accueilli des professionnels de l'étude et entendu +des conférences sur divers points de science et d'histoire. J'ai assisté +à une de ces causeries et j'ai été charmé autant de la façon dont Mlle +Baertschi vous exposait la prise de la Bastille que de la façon dont +vous l'écoutiez et des judicieuses observations que vous fîtes, selon +votre coutume, après l'exposé. + +Il convient de vous féliciter, citoyens, de l'énergie avec laquelle vous +avez entrepris votre oeuvre civilisatrice et de l'esprit d'ordre avec +lequel vous l'avez poursuivie. Il faut approuver enfin le soin que vous +avez mis à vous prémunir contre les conclusions trop hâtives de vos +études et contre les applications forcées de vos premières expériences +scientifiques. Vous avez voulu demeurer dans ces régions sereines de la +pensée et de la réflexion. C'est la sagesse même. Mais si c'est offenser +la science que de la traîner de force dans le domaine agité de +l'existence sociale, c'est méconnaître son pouvoir souverain que de ne +lui pas demander des règles de vie et des principes d'action. +Considérez, citoyens, que nous vivons en des temps où les conditions +sociales sont encore déterminées dans leur ensemble par des croyances et +des préjugés qui ne sont pas seulement étrangers à la science, mais qui +lui sont contraires, qu'il importe de substituer à l'esprit théologique +l'esprit scientifique dans tous les domaines où notre activité s'exerce, +et que votre tâche, si généreusement commencée, serait vaine, si vous ne +conformiez pas tous vos actes privés ou publics à l'idée que vous vous +faites de la nature après l'avoir considérée avec bonne volonté. Prenez +garde qu'à l'heure où nous sommes, cette science que vous aimez, et qui +vous donne tant de force, est combattue par une innombrable armée +d'esprits rétrogrades que commandent des moines fanatiques. Prenez garde +que l'esprit théocratique donne en ce moment un assaut furieux à +l'esprit d'examen; qu'il est temps de veiller à la défense de toutes nos +libertés et de la République, qui seule nous les garantit, et que c'est +nous, comme dit la _Marseillaise_, qu'on médite de rendre à l'antique +esclavage. + +C'est trahir la science que de ne pas en introduire, dès qu'on le peut, +les enseignements dans la vie sociale. La science nous apprend à +combattre le fanatisme sous toutes ses formes; elle nous apprend à +construire nous-mêmes notre idéal de justice sans en emprunter les +matériaux à des systèmes erronés ou à des traditions barbares; elle nous +invite enfin à défendre comme le plus cher des biens notre liberté +menacée. Vous l'avez trop noblement aimée, citoyens, pour méconnaître sa +voix. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE EN L'HONNEUR DE DIDEROT AMI DU PEUPLE + + +Citoyens, + +Des maîtres, qui sont nos amis, viennent ici nous parler de Diderot +philosophe, et de Diderot savant. Ce n'est pas à moi, c'est à Duclaux de +vous montrer en Diderot le précurseur de Lamarck et de Darwin, c'est à +Ferdinand Buisson, c'est à Gabriel Séailles de vous parler du philosophe +qui préféra l'examen utile des faits à la vaine recherche des causes, et +enseigna qu'il faut demander à la nature non pas «Pourquoi cela?» comme +font les enfants, mais «Comment cela?» à la manière du chimiste et du +physicien. + +Pour moi, je n'ai qu'un mot à dire. Je voudrais vous montrer Diderot, +ami du peuple. + +C'était un homme excellent que le fils du coutelier de Langres. +Contemporain de Voltaire et de Rousseau, il fut le meilleur des hommes +dans le meilleur des siècles. Il eut la passion des sciences +mathématiques, physiques, des arts et métiers. Connaître pour aimer fut +l'effort de sa vie entière. Il aimait les hommes, et les oeuvres +pacifiques des hommes. Il forma le grand dessein de mettre en honneur +les métiers manuels, abaissés par les aristocraties militaires, civiles +et religieuses. L'_Encyclopédie_ dont il conçut le plan avec génie et +dont il poursuivit l'exécution si courageusement, l'_Encyclopédie_ est +le premier grand inventaire du travail fourni par le prolétariat à la +société. Et cet inventaire, avec quel zèle, quelle ardeur, quelle +conscience Diderot et ses collaborateurs prirent soin de le dresser, +c'est ce que le prospectus de l'_Encyclopédie_ nous fait connaître. + +«On s'est adressé, y est-il dit, aux plus habiles ouvriers de Paris et +du royaume. On s'est donné la peine d'aller dans leurs ateliers, de les +interroger, d'écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d'en +tirer les termes propres à leurs professions, d'en dresser des tables, +de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des +mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de +longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d'autres avaient +imparfaitement, obscurément et quelquefois infidèlement exprimé.» + +Et Diderot ajoute: + +«On enverra des dessinateurs dans les ateliers; on prendra l'esquisse +des machines et des outils; on n'omettra rien de ce qui peut les montrer +distinctement aux yeux.» + +Citoyens, + +A l'heure où les ennemis coalisés de la science, de la paix, de la +liberté s'arment contre la République et menacent d'étouffer la +démocratie sous le poids de tout ce qui ne pense pas ou ne pense que +contre la pensée, vous avez été bien inspirés en rappelant, pour +l'honorer, la mémoire de ce philosophe qui enseigna aux hommes le +bonheur par le travail, la science et l'amour et qui, tourné tout entier +vers l'avenir, annonça l'ère nouvelle, l'avènement du prolétariat dans +le monde pacifié et consolé. + +Son regard pénétrant a discerné nos luttes actuelles et nos succès +futurs. Ainsi Diderot enthousiaste et méthodique recueillait les titres +des artisans pour les mettre au-dessus des titres des nobles ou des +grands. Et il n'est pas possible de se méprendre sur ses intentions, si +extraordinaires pour le temps. «Il convient, a-t-il dit, que les arts +libéraux, qui se sont assez chantés eux-mêmes, emploient désormais leur +voix à célébrer les arts mécaniques et à les tirer de l'avilissement où +le préjugé les a tenus si longtemps.» + +Voilà donc, au milieu du dix-huitième siècle, les métiers honorés, chose +étrange, nouvelle, merveilleuse. Les artisans demeuraient humblement +courbés sous les dédains traditionnels. Et Diderot leur crie: +«Relevez-vous. Vous ne vous croyez méprisables que parce qu'on vous a +méprisés. Mais de votre sort dépend le sort de l'humanité tout entière.» +Diderot a inséré dans l'_Encyclopédie_ la définition que voici de +l'ouvrier manuel, du journalier: + +«_Journalier_, ouvrier qui travaille de ses mains et qu'on paye au jour +la journée. Cette espèce d'hommes forme la plus grande partie d'une +nation; c'est son sort qu'un bon gouvernement doit avoir principalement +en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable.» + +Est-ce trop de dire après cela que Diderot dont nous célébrons +aujourd'hui la mémoire, Diderot mort depuis cent seize ans, nous touche +de très près, qu'il est des nôtres, un grand serviteur du peuple, un +défenseur du prolétariat? + +La victoire du prolétariat est certaine. Ce sont moins les efforts +désordonnés de nos adversaires que nos propres divisions et les +indécisions de notre méthode qui pourraient la retarder. Elle est +certaine parce que la nature même des choses et les conditions de la vie +l'ordonnent et la préparent. Elle sera méthodique, raisonnée, +harmonieuse. Elle se dessine déjà sur le monde avec l'inflexible rigueur +d'une construction géométrique. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE D'INAUGURATION DE L'«ÉMANCIPATRICE», +IMPRIMERIE COMMUNISTE, LE 12 MAI 1901. + + +Camarades, + +Je puis presque me dire un des vôtres; les ateliers de typographie me +rappellent de vieux et chers souvenirs. Mon père était libraire. Encore +enfant, j'ai porté de la copie à l'imprimerie; très jeune, je me suis +occupé de la fabrication des livres et j'ai corrigé des épreuves. J'ai +corrigé les épreuves des autres avant de corriger les miennes. Je ferais +un prote passable. Si j'étais plus jeune, je me recommanderais à vous. + +Ce n'est pas seulement par de bons souvenirs que votre art m'est cher. +Je le tiens pour le plus beau du monde. Vous savez ce qu'en dit le bon +Pantagruel. + +Pantagruel dit, par la bouche de Rabelais, que l'imprimerie a été +inventée par inspiration angélique, comme à contre-fil la poudre à canon +par suggestion diabolique. Je n'ai pas besoin de vous avertir de ne pas +prendre à la lettre ce mot d'angélique. Rabelais ne croyait ni aux anges +ni aux diables. Il voulait seulement, par cette parole, magnifier l'art +qui répand la science et la pensée, et maudire les engins de guerre. Et +il faut bien que l'imprimerie soit par elle-même une invention +excellente, puisqu'elle a, dès sa naissance, fait une peur horrible aux +théologiens. En France, durant tout le XVIe siècle, la Sorbonne brûla +des livres, et souvent l'imprimeur avec. + +On a dit que l'imprimerie fait autant de mal que de bien, puisqu'elle +imprime les mauvais livres comme les bons, et qu'elle propage le +mensonge et l'erreur en même temps que la science et la vérité. Ce +serait vrai, si le mensonge avait autant d'avantage que la vérité à être +mis en lumière. Mais il n'en est rien. L'erreur croît dans l'ombre et la +science fructifie dans la lumière. Certes l'imprimerie n'a pas, en +quatre siècles, dissipé les vieilles erreurs et les antiques +superstitions. Elle ne le pouvait vraiment pas; c'eût été contraire à la +nature des choses. La conquête des vérités utiles au bonheur des hommes +est lente et difficile, et l'espèce humaine sort péniblement et peu à +peu de la barbarie primitive. On peut dire que le type de société +qu'elle a réalisé, après tant de siècles d'efforts et de souffrances, +n'est que la barbarie organisée, la violence administrée, l'injustice +régularisée. + +C'est aussi votre sentiment, camarades. Et vous ayez voulu du moins +établir la justice en un point du vieux monde; vous avez voulu mettre +d'accord vos actes et vos pensées; vous avez voulu que parmi vous le +fruit du travail fût équitablement réparti. C'est une entreprise belle +et difficile. Prenez garde, camarades, vous vous êtes mis hors de +l'ordre commun: vous vous êtes condamnés à la vertu à perpétuité. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE A LA RÉUNION DES SECTIONS DE LA «LIGUE DES DROITS +DE L'HOMME ET DU CITOYEN» DU XVIe ARRONDISSEMENT, LE 21 DÉCEMBRE 1901. + + +Avant de donner la parole à Louis Havet, vice-président de la Ligue des +Droits de l'Homme, je dois vous remercier de l'honneur que vous m'avez +fait en m'appelant à présider cette réunion plénière, et, puisque je +vois assemblées ici les sections du XVIe arrondissement, je veux +féliciter la Ligue elle-même de l'esprit qui l'anime; je veux vous +féliciter tous d'avoir pensé que le patriotisme s'accordait avec +l'esprit de justice et de paix, avec le respect du droit et l'amour de +l'humanité; je veux vous féliciter de vous être montrés des hommes +libres, non point comme ces prétendus libéraux qui ne réclament de +liberté que contre la liberté, mais en dénonçant courageusement les +tentatives hypocrites ou violentes de la réaction. Vous avez beaucoup +fait. Il vous reste beaucoup à faire encore. + +Les réactionnaires et les cléricaux à demi vaincus ne renoncent point à +là lutte, d'autant plus dangereux qu'ils ne se montrent point sous leur +véritable visage, qui ferait peur, et qu'ils empruntent, pour séduire la +foule républicaine, votre langage et vos discours. Ils n'ont à la bouche +que liberté et droits de l'homme. + +Pour les combattre et les vaincre, rappelez-vous, citoyens, que vous +devez marcher avec tous les artisans de l'émancipation des travailleurs +manuels, avec tous les défenseurs de la justice sociale, et que vous +n'avez pas d'ennemis à gauche. Rappelez-vous que, sans les prolétaires, +vous n'êtes qu'une poignée de dissidents bourgeois, et qu'unis, mêlés au +prolétariat, vous êtes le nombre au service de la justice. + +Vous allez entendre la ferme parole d'un homme qui n'a jamais menti. +Vous allez entendre le son de l'âme la plus droite et la plus +courageuse. Le citoyen Louis Havet va vous entretenir d'un sujet qui, à +cette heure, doit vous intéresser particulièrement. Il va vous parler de +la moralité des élections, et examiner avec vous les conditions dans +lesquelles s'exerce actuellement le droit de suffrage. + +Ce sont là des questions qui ne peuvent vous laisser indifférents. Il se +trouve à Paris beaucoup de réactionnaires et quelques républicains pour +crier: «A bas les parlementaires». Et ce cri caresse assez agréablement +l'oreille des Parisiens. Certes je ne défendrai pas devant vous les +actes de la représentation nationale. Sans chercher si ce fut la faute +des représentants ou des représentés, les législatures ont succédé aux +législatures, et la justice et la bonté ne sont pas encore entrées dans +nos lois. Depuis trente ans, par ce qu'elles ont fait et surtout par ce +qu'elles n'ont pas fait, les Chambres n'ont pas peu contribué à rendre +la République moins aimable et moins sûre qu'elle ne promettait de +l'être à son avènement. Certes la Chambre qui maintenant expire n'a +montré, dans sa vie, qu'une faible pensée et un médiocre courage. Née +dans l'erreur, le mensonge et l'épouvante, sous un ministère criminel, +elle traîna une existence incertaine et molle. Il semble que la peur +soit l'inspiratrice et la conseillère de nos députés, et l'on peut dire +de nos Chambres que leur faiblesse trahit tous les partis. + +Vous voyez, citoyens, que je ne tombe pas accablé d'un respectueux +étonnement devant la majesté de nos institutions politiques. Mais quand +nos fougueux nationalistes en réclament la destruction soudaine, quand +nos grands plébiscitaires demandent d'une voix retentissante la +suppression des parlementaires, je vois trop qu'ils pensent les +remplacer par des patrouilles de cavalerie, et que la liberté n'y +gagnerait rien. Dans l'état actuel de nos institutions et de nos moeurs, +le suffrage universel est l'unique garantie de nos droits et de nos +libertés, et il suffirait d'un souffle, d'un souffle de fraternité +passant sur nos villes et nos campagnes, pour qu'il devînt un instrument +de justice sociale. + + + + +ALLOCUTION PRONONCÉE AU FESTIVAL ORGANISÉ EN L'HONNEUR DE VICTOR HUGO +PAR LA SOCIÉTÉ DES UNIVERSITÉS POPULAIRES ET LES UNIVERSITÉS POPULAIRES +DE PARIS ET DE LA BANLIEUE, SALLE DU TROCADÉRO, LE DIMANCHE 2 MARS 1902. + + +Citoyennes et citoyens, + +Le 1er juin 1885, un cercueil déposé sous l'Arc de Triomphe était +conduit au Panthéon par tout le peuple de Paris et par les représentants +de la France et du monde pensant. Sur les voies suivies par le cortège +funèbre et triomphal, la flamme des lanternes tremblait au jour sous un +crêpe; des mâts, plantés d'espace en espace, portaient des écussons sur +lesquels on lisait des inscriptions, et ce n'était point des noms de +batailles, c'était des titres de livres. Car les honneurs jusque-là +réservés aux rois et aux empereurs, aux souverains et aux conquérants, +la foule émue les décernait à un homme de travail et de pensée, qui +n'avait exercé de puissance que par le langage. + +«Au Penseur!» Ce mot revenait sans cesse sur les bannières qui +marchaient derrière le mort glorieux. Et ces funérailles instituées, non +par un décret des pouvoirs publics, mais par un mouvement superbe de +l'instinct populaire, marquaient une ère nouvelle de l'humanité. +L'appareil pompeux, qui depuis un temps immémorial honorait la force et +la violence, on le voyait pour la première fois accompagner la douce +puissance de l'esprit et célébrer une gloire innocente. Funérailles +éloquentes, symbole magnifique de l'idée révolutionnaire: à ce signe, il +apparaissait que le peuple substituait désormais dans son coeur au dogme +la pensée libre, au pouvoir absolu la liberté, aux images de la force +les marques de la raison, à la guerre la justice et la paix, à la haine +l'amour et la fraternité. + +Comme le peuple qui, un siècle auparavant, avait pris la Bastille, le +peuple qui fit l'apothéose de Victor Hugo sentit confusément ce qu'il +faisait, et qu'il honorait moins un poète, tout grand qu'était celui-là, +que la poésie et la beauté, et que, s'il célébrait le vieillard qui +avait jeté au monde tant de pensées et de paroles, c'était afin de +reconnaître en lui la souveraineté de la parole et de la pensée. + +C'est dans ce même esprit, c'est avec ce même coeur, citoyens, que nous +célébrons aujourd'hui le centenaire de Victor Hugo. Certes, nous ne +ferons pas du poète un dieu, et nous nous garderons de toutes les +idolâtries, même de la plus excusable, de l'idolâtrie des grands hommes. +Nous nous garderons d'opposer aux vieux dogmes un dogme nouveau, et de +substituer à l'autorité du théologien et du prêtre l'autorité du penseur +et du poète. + +Nous savons que tous les hommes sont faillibles, sujets à l'erreur, +qu'ils ont tous leurs jours de trouble et leurs heures de ténèbres. Nous +ne refuserons point aux plus grands et aux meilleurs le droit sacré aux +faiblesses de l'esprit et aux incertitudes de l'intelligence. Les plus +sages se trompent. Ne croyons à aucun homme. + +Victor Hugo, moins qu'un autre, peut fournir matière à une doctrine et +donner les lignes d'un système politique et social. Sa pensée, à la fois +éclatante et fumeuse, abondante, contradictoire, énorme et vague comme +la pensée des foules, fut celle de tout son siècle,--dont il était, il +l'a dit lui-même, un écho sonore. Ce que nous saluons ici avec respect, +ce n'est pas seulement un homme, c'est un siècle de la France et de +l'humanité, ce dix-neuvième siècle dont Victor Hugo exprima plus +abondamment que tout autre les songes, les illusions, les erreurs, les +divinations, les amours et les haines, les craintes et les espérances. + +Enfant quand la monarchie fut rétablie sur la France épuisée par la +guerre, il fut royaliste sous deux rois; puis il se sentit après la +révolution de Juillet monarchiste et impérialiste libéral. Mais dès lors +une vive sympathie l'entraînait vers le peuple. Et il put dire plus +tard, en forçant un peu le terme, qu'il avait été socialiste avant +d'être républicain. Il devint républicain en 1850. Ce progrès de son +esprit, peut-être n'en découvrait-il pas lui-même toutes les raisons. +Voici celle qu'il en a donnée plus tard: + +«La liberté m'est apparue vaincue. Après le 13 juin, quand j'ai vu la +République à terre, son droit m'a frappé et touché d'autant plus qu'elle +était agonisante. C'est alors que je suis allé à elle.» + +A compter de ce jour, il la défendit ardemment par ses actes et ses +paroles. En 1850, M. de Falloux, ministre de l'instruction publique, +présenta à l'Assemblée législative un projet de loi qui livrait +l'instruction publique au clergé. C'est ce que les cléricaux appelaient, +comme aujourd'hui, assurer la liberté de l'enseignement. Victor Hugo, +membre de l'Assemblée, combattit cette loi qu'il dénonçait comme un +«traquenard clérical caché sous un beau nom». Il faut rappeler quelques +mots de ce discours: + +Victor Hugo y disait aux cléricaux: + +«... Il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un +penseur que vous acceptiez. Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, +déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la +civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun +des intelligences, vous le rejetez! + +... Et vous réclamez la liberté d'enseigner! Tenez, soyons sincères, +entendons-nous sur la liberté que vous réclamez: c'est la liberté de ne +pas enseigner. + +Ah! vous voulez qu'on vous donne des peuples à instruire! Fort +bien.--Voyons vos élèves. Voyons vos produits. Qu'est-ce que vous avez +fait de l'Italie? Qu'est-ce que vous avez fait de l'Espagne?...» + +Citoyens, si, parmi les idées politiques de Victor Hugo, je choisis, +pour vous les rappeler, celles de 1850, c'est parce que 1902 (puissent +votre sagesse et votre énergie détourner ce présage!) ressemble en +quelque chose à 1850. La ressemblance serait plus fâcheuse encore si +1902 avait, comme 1850, une chambre cléricale et réactionnaire. + +Voilà comment de force et brusquement le souvenir de Victor Hugo nous +ramène à l'heure présente, à cette heure trouble où les ennemis de la +République démocratique et de la justice sociale s'efforcent de +restaurer l'autorité de l'Église et le règne du privilège. Aujourd'hui +comme à la veille du coup d'État, toutes les réactions violentes ou +sournoises, ralliées autour des moines et des prêtres, arment contre la +liberté le mensonge, la calomnie et la corruption. Et, comme en 1850, +comme toujours, les ennemis de la liberté se réclament de la liberté. +C'est en son propre nom qu'ils prétendent l'étrangler. Ainsi que ce +prophète voilé que personne n'aurait cru si l'on avait vu son visage, +ils cachent leur vrai nom sous celui de libéraux. + +Citoyens, c'est à vous de démasquer les fourbes et les hypocrites et de +sauver la République, la République que nous défendons non pour ce +qu'elle est, mais pour ce qu'elle peut et doit être, la République que +nous voulons garder comme instrument nécessaire de réformes et de +progrès, la République qui sera demain la République démocratique et +sociale, et qui nous acheminera vers cette République universelle, la +République future que Victor Hugo, dans sa vieillesse auguste, a +magnifiquement annoncée: + +«Aux batailles, a-t-il dit d'une voix prophétique, succéderont les +découvertes; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et +s'éclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs; +on trouvera, on instruira, on inventera; exterminer ne sera plus une +gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les créateurs.» + +Citoyens, cette République annoncée par le grand poète dont nous +célébrons aujourd'hui le centenaire, cette République idéale et +nécessaire, il vous appartient d'en préparer, d'en hâter l'avènement en +combattant partout l'esprit d'égoïsme et de violence et en travaillant +sans cesse pour la justice sociale et pour la liberté véritable, +celle-là qui ne reconnaît point de liberté contre elle. + + + + +TOME II + + + + +LA RELIGION ET L'ANTISÉMITISME + + + + +I + + +Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire +d'incessantes inquiétudes. Fils unique d'un savetier qui avait son +échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c'était, par l'éclat de +son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D'humeur +paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son +caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté +de ses moeurs. Mais il n'avait ni l'esprit théologique, ni la vocation du +sacerdoce. Sa foi même était incertaine. + +Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l'excès, +chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que +la grâce apaise. Il s'effrayait, au contraire, des langueurs d'un esprit +tranquillement indocile. Il désespérait presque d'une âme à qui le doute +était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l'irreligion +par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du +cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de +ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de +cette nature dissimulée par politesse. Il s'était aperçu avec effroi que +Firmin n'avait retenu de l'enseignement du séminaire que des élégances +de latinité, de l'adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme +sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et +redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant, +il l'aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu'il en eût, il lui +savait gré d'être l'ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin +les charmes de l'esprit, la douceur fine du langage et jusqu'à la +tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières +battantes. Il se flattait que, mieux conduit à l'avenir, Firmin, trop +faible pour donner jamais à l'église un de ces chefs énergiques dont +elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un +Pereyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un +coeur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M. +Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il +discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d'angoisse +lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels +élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables. + +Il savait que c'est dans le temple que furent forgés les marteaux qui +ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent: «Telle est la force de la +discipline théologique que seule elle est capable de former les grands +impies; un incrédule qui n'a point passé par nos mains est sans force et +sans armes pour le mal. C'est dans nos murs qu'on reçoit toute science, +même celle du blasphème.» Il ne demandait au vulgaire des élèves que de +l'application et de la droiture, assuré d'en faire de bons desservants. +Chez les sujets d'élite, il craignait la curiosité, l'orgueil, l'audace +mauvaise de l'esprit et jusqu'aux vertus qui ont perdu les anges. + +--Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel. + +Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur les lèvres, feuilleta +le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes +tracées en marge du cahier: + +«M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.» + +«M. Piédagnel incline à la tristesse.» + +«M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.» + +Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore: + +«M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l'unité de la foi.» + +Alors l'abbé Lantaigne éclata: + +--L'unité, voilà donc ce qu'il ne concevra jamais! Et pourtant c'est +l'idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne +crains pas d'affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi +dire sa plus forte expression sur les Hommes. + +Il tourna vers l'abbé Perruque son regard creux et noir: + +--Ce sujet de l'unité de la foi, monsieur Perruque, c'est ma pierre de +touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si +elles ne manquent pas de droiture, tirent de l'idée de l'unité des +conséquences logiques; et les plus habiles font sortir de ce principe +une admirable philosophie. J'ai traité trois fois en chaire, monsieur +Perruque, de l'unité de la foi, et la richesse de la matière me confond +encore. + +Il reprit sa lecture: + +«M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et +qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de +diverses poésies érotiques, composées par Leconte de l'Isle et Paul +Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des +pièces décèle un excessif libertinage de l'esprit et des sens.» + +Il ferma le registre et le rejeta brusquement. + +--Ce qui manque aujourd'hui, soupira-t-il, ce n'est ni le savoir ni +l'intelligence: c'est l'esprit théologique. + +--Monsieur, dit l'abbé Perruque, M. l'économe vous fait demander si vous +pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie, pour la viande +de boucherie, expire le 15 de ce mois, et l'on attend votre décision +avant de renouveler des arrangements dont la maison n'eut point à se +louer. Car vous n'êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du +boeuf fourni par le boucher Lafolie. + +--Faites entrer M. l'économe, dit M. Lantaigne. + +Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira: + +«_O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi?_ Loin de +vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n'est pas de +plus grands crimes que ceux commis contre l'unité de la foi. Daignez +ramener le monde à cette unité bénie!» + +Quand, après le déjeuner de midi, à l'heure de la récréation, M. le +supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de +ballon. C'était, sur l'aire sablée, une grande agitation de têtes +rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs; des gestes +secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux +du diocèse. Le préfet des études, M. l'abbé Perruque, sa soutane +retroussée, se mêlait aux jeux avec l'ardeur d'un paysan reclus, grisé +d'air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à +boucle, l'énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. A la vue de M. le +supérieur, les joueurs s'arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de +continuer. Il suivit l'allée d'acacias malades qui borde la cour du côté +des remparts et de la campagne. A mi-chemin, il rencontra trois élèves +qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu'ils +employaient ainsi d'ordinaire le temps des récréations, on les appelait +les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l'un d'eux, le plus petit, un +adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux +timides. Celui-ci n'entendit pas d'abord, et son voisin dut le pousser +du coude et lui dire: + +--Piédagnel, M. le supérieur t'appelle. + +Alors Piédagnel s'approcha de M. l'abbé Lantaigne et le salua avec une +gaucherie presque gracieuse. + +--Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe +demain. + +Le jeune homme rougit. C'était un honneur envié que de servir la messe +de M. le supérieur. + +L'abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte +qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses +promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d'orties, qui suit +les remparts. + +Il songeait. + +--Que deviendra ce pauvre enfant, s'il se trouve soudain jeté dehors, +ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif? Et quel deuil +dans l'échoppe de son père infirme! + +Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la +mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son +front et dit à voix basse: + +--Mon Dieu! inspirez-moi d'agir selon vos intérêts, quoi qu'il en puisse +coûter à mon coeur paternel! + +Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l'abbé Lantaigne achevait +de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un +autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans +des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour +gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le +célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier +évangile. + +«_Et verbum caro factum est_», dit-il en fléchissant les genoux. + +Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s'agenouilla en même temps sur +le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons, +précéda le prêtre dans la sacristie. M. l'abbé Lantaigne posa le calice +avec le corporal et attendit que le desservant l'aidât à dépouiller ses +ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences +mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple, +et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d'une onction attendrissante, +goûtait avec une sorte d'allégresse la grandeur familière du sacerdoce. +Jamais il n'avait senti si profondément le désir d'être prêtre et de +célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié +soigneusement l'aube et la chasuble, il s'inclina devant M. l'abbé +Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait +sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de +noblesse et de douceur que l'adolescent reçut ce regard comme un +bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence: + +--Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai +demandé de servir, j'ai prié Dieu de me donner la force de vous +renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette +maison. + +En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le +plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux +gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et +de travail, une destinée d'enfant perdu dont s'effrayaient sa faiblesse +et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la +tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un +sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine +du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute +la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la +sacristie. + + + + +II + + +Étant venu à mourir en sa quatre-vingt-douzième année, M. le premier +président Cassignol fut conduit à l'église dans le corbillard des +pauvres, selon sa volonté qu'il avait exprimée. Cette disposition fut +jugée en silence. L'assistance tout entière en était secrètement +offensée comme d'une marque de mépris pour la richesse, objet du respect +public, et comme de l'ostensible abandon d'un privilège attaché à la +classe bourgeoise. On se rappelait que M. Cassignol avait toujours tenu +maison très honorablement et montré jusqu'en l'extrême vieillesse une +sévère propreté dans ses habits. Bien qu'on le vît sans cesse occupé +d'oeuvres catholiques, nul n'aurait songé à dire, lui appliquant les +paroles d'un orateur chrétien, qu'il aimait les pauvres jusqu'à se +rendre semblable à eux. Ce qu'on ne croyait point venir d'un excès de +charité passait pour un paradoxe de l'orgueil, et l'on regardait +froidement cette humilité superbe. + +On regrettait aussi que le défunt, officier de la Légion d'honneur, eût +ordonné que les honneurs militaires ne lui fussent point rendus. L'état +des esprits, enflammés par les journaux nationalistes, était tel qu'on +se plaignait ouvertement dans la foule de ne pas voir les soldats. Le +général Cartier de Chalmot, venu en civil, fut salué avec un profond +respect par la députation des avocats. Des magistrats en grand nombre et +des ecclésiastiques se pressaient devant la maison mortuaire. Et quand, +au son des cloches, précédé par la croix et par les chants liturgiques, +le corbillard s'avança lentement vers la cathédrale, entre les coiffes +blanches de douze religieuses, suivi par les garçons et les filles des +écoles congréganistes, dont la file grise et noire s'allongeait à perte +de vue, le sens apparut clairement de cette longue vie consacrée au +triomphe de l'Église catholique. + +La ville entière suivait en troupe. M. Bergeret marchait parmi les +traînards du cortège. M. Mazure, s'approchant, lui dit à l'oreille: + +--Je n'ignorais point que ce vieux Cassignol eût été, de son vivant, +zélé tortionnaire. Mais je ne savais pas qu'il fût si grand calotin. Il +se disait libéral! + +--Il l'était, répondit M. Bergeret. Il lui fallait bien l'être puisqu'il +aspirait à la domination. N'est-ce point par la liberté qu'on s'achemine +à l'empire?... + +... Et M. Mazure, qui était libre-penseur, fut pris, à l'idée de la +mort, d'un grand désir d'avoir une âme immortelle. + +--Je ne crois pas, dit-il, un mot de ce qu'enseignent les diverses +églises qui se partagent aujourd'hui la domination spirituelle des +peuples. Je sais trop bien comment les dogmes s'élaborent, se forment et +se transforment. Mais pourquoi n'y aurait-il pas en nous un principe +pensant, et pourquoi ce principe ne survivrait-il pas à cette +association d'éléments organiques qu'on nomme la vie? + +--Je voudrais, dit M. Bergeret, vous demander ce que c'est qu'un +principe pensant, mais je vous embarrasserais sans doute. + +--Nullement, répondit M. Mazure: j'appelle ainsi la cause de la pensée, +ou, si vous voulez, la pensée elle-même. Pourquoi la pensée ne +serait-elle point immortelle? + +--Oui, pourquoi? demanda à son tour M. Bergeret. + +--Cette supposition n'est point absurde, dit M. Mazure encouragé. + +--Et pourquoi, demanda M. Bergeret, un M. Dupont n'habiterait-il point +la maison des Tintelleries qui porte le numéro 38? Cette supposition +n'est point absurde. Le nom de Dupont est commun en France, et la maison +que je dis est à trois corps de logis. + +--Vous n'êtes pas sérieux, dit M. Mazure. + +--Moi, je suis spiritualiste d'une certaine manière, dit le docteur +Fornerol. Le spiritualisme est un agent thérapeutique qu'il ne faut pas +négliger dans l'état actuel de la médecine. Toute ma clientèle croit à +l'immortalité de l'âme et n'entend pas qu'on plaisante là-dessus. Les +bonnes gens, aux Tintelleries comme ailleurs, veulent être immortels. On +leur ferait de la peine en leur disant que peut-être ils ne le sont pas. +Voyez-vous Madame Péchin qui sort de chez le fruitier avec des tomates +dans son cabas? Vous lui diriez: «Madame Péchin, vous goûterez des +félicités célestes pendant des milliards de siècles, mais vous n'êtes +point immortelle. Vous durerez plus que les étoiles et vous durerez +encore quand les nébuleuses se seront formées en soleils et quand ces +soleils se seront éteints, et dans l'inconcevable durée de ces âges vous +serez baignée de délices et de gloire. Mais vous n'êtes point +immortelle, madame Péchin.» Si vous lui parliez de la sorte, elle ne +penserait point que vous lui annoncez une bonne nouvelle et si, par +impossible, vos discours étaient appuyés de telles preuves qu'elle y +ajoutât foi, elle serait désolée, elle tomberait dans le désespoir, la +pauvre vieille, et elle mangerait ses tomates avec ses larmes. + +«Madame Péchin veut être immortelle. Tous mes malades veulent être +immortels. Vous, M. Mazure, et vous-même, M. Bergeret, vous voulez être +immortels. Maintenant je vous avouerai que l'instabilité est le +caractère essentiel des combinaisons qui produisent la vie. La vie, +voulez-vous que je vous la définisse scientifiquement? C'est de +l'inconnu qui f... le camp. + +--Confucius, dit M. Bergeret, était un homme bien raisonnable. Son +disciple, Ki-Lou, demandant un jour comment il fallait servir les +Esprits et les Génies, le maître répondit: «Quand l'homme n'est pas +encore en état de servir l'humanité, comment pourrait-il servir les +Esprits et les Génies?--Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous +demander ce que c'est que la mort.» Et Confucius répondit: «Lorsqu'on ne +sait pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la +mort?» + +Le cortège, longeant la rue Nationale, passa devant le collège. Et le +docteur Fornerol se rappela les jours de son enfance, et il dit: + +--C'est là que j'ai fait mes études. Il y a longtemps. Je suis beaucoup +plus vieux que vous. J'aurai cinquante-six ans dans huit jours. + +--Vraiment, dit M. Bergeret, madame Péchin veut être immortelle? + +--Elle est certaine de l'être, dit le docteur Fornerol. Si vous lui +disiez le contraire, elle vous voudrait du mal et ne vous croirait pas. + +--Et cela, demanda M. Bergeret, ne l'étonne pas de devoir durer +toujours, dans l'écoulement universel des choses? Et elle ne se lasse +pas de nourrir ces espérances démesurées? Mais peut-être n'a-t-elle pas +beaucoup médité sur la nature des êtres et sur les conditions de la vie. + +--Qu'importe! dit le docteur. Je ne conçois pas votre surprise, mon cher +monsieur Bergeret. Cette bonne dame a de la religion. C'est même tout ce +qu'elle a au monde. Elle est catholique, étant née dans un pays +catholique. Elle croit ce qui lui a été enseigné. C'est naturel! + +--Docteur, vous parlez comme Zaïre, dit M. Bergeret. _J'eusse été près +du Gange_... Au reste, la croyance à l'immortalité de l'âme est vulgaire +en Europe, en Amérique et dans une partie de l'Asie. Elle se répand en +Afrique avec les cotonnades. + +--Tant mieux! dit le docteur, car elle est nécessaire à la civilisation. +Sans elle, les malheureux ne se résigneraient point à leur sort. + +--Pourtant, dit M. Bergeret, les coolies chinois travaillent pour un +faible salaire. Ils sont patients et résignés, et ils ne sont pas +spiritualistes. + +--Parce que ce sont des jaunes, dit le docteur Fornerol. Les races +blanches ont moins de résignation. Elles conçoivent un idéal de justice +et de hautes espérances. Le général Cartier de Chalmot a raison de dire +que la croyance à une vie future est nécessaire aux armées. Elle est +aussi fort utile dans toutes les transactions sociales. Sans la peur de +l'enfer, il y aurait moins d'honnêteté. + +--Docteur, demanda M. Bergeret, croyez-vous que vous ressusciterez? + +--Moi, c'est différent, répondit le docteur. Je n'ai pas besoin de +croire en Dieu pour être un honnête homme. En matière de religion, comme +savant, j'ignore tout; comme citoyen, je crois tout. Je suis catholique +d'État. J'estime que les idées religieuses sont essentiellement +moralisatrices, et qu'elles contribuent à donner au populaire des +sentiments humains. + +--C'est une opinion très répandue, dit M. Bergeret. Et elle m'est +suspecte par sa vulgarité même. Les opinions communes passent sans +examen. Le plus souvent, on ne les admettrait pas si l'on y faisait +attention. Il en est d'elles comme de cet amateur de spectacles qui +pendant vingt ans entra à la Comédie-Française en jetant au contrôle ce +nom: «feu Scribe». Un droit d'entrée ainsi motivé ne supporterait pas +l'examen. Mais on ne l'examinait pas. Comment penser que les idées +religieuses sont essentiellement moralisatrices, quand on voit que +l'histoire des peuples chrétiens est tissue de guerres, de massacres et +de supplices? Vous ne voulez pas qu'on ait plus de piété que dans les +monastères. Pourtant toutes les espèces de moines, les blanches et les +noires, les pies et les capucines se sont souillées des crimes les plus +exécrables. Les suppôts de l'Inquisition et les curés de la Ligue +étaient pieux, et ils étaient cruels. Je ne parle pas des papes qui +ensanglantèrent le monde, parce qu'il n'est pas certain qu'ils croyaient +à une autre vie. + + + + +III + + +M. de Terremondre était antisémite en province, particulièrement pendant +la saison des chasses. L'hiver, à Paris, il dînait chez des financiers +juifs qu'il aimait assez pour leur faire acheter avantageusement des +tableaux. Il était nationaliste et antisémite au Conseil général, en +considération des sentiments qui régnaient dans le chef-lieu. Mais comme +il n'y avait pas de juifs dans la ville, l'antisémitisme y consistait +principalement à attaquer les protestants qui formaient une petite +société austère et fermée. + +--Nous voilà donc adversaires, dit M. de Terremondre; j'en suis fâché, +car vous êtes un homme d'esprit, mais vous vivez en dehors du mouvement +social. Vous n'êtes point mêlé à la vie publique. Si vous mettiez comme +moi la main à la pâte, vous seriez antisémite. + +--Vous me flattez, dit M. Bergeret. Les Sémites qui couvraient autrefois +la Chaldée, l'Assyrie, la Phénicie, et qui fondèrent des villes sur tout +le littoral de la Méditerranée, se composent aujourd'hui des juifs épars +dans le monde et des innombrables peuplades arabes de l'Asie et de +l'Afrique. Je n'ai pas le coeur assez grand pour renfermer tant de +haines. Le vieux Cadmus était sémite. Je ne peux pourtant pas être +l'ennemi du vieux Cadmus. + +--Vous plaisantez, dit M. de Terremondre, en retenant son cheval qui +mordait les branches des arbustes. Vous savez bien que l'antisémitisme +est uniquement dirigé contre les juifs établis en France. + +--Il me faudra donc haïr quatre-vingt mille personnes, dit M. Bergeret. +C'est trop encore et je ne m'en sens pas la force. + +--On ne vous demande pas de haïr, dit M. de Terremondre. Mais il y a +incompatibilité entre les Français et les juifs. L'antagonisme est +irréductible. C'est une affaire de race. + +--Je crois au contraire, dit M. Bergeret, que les juifs sont +extraordinairement assimilables et l'espèce d'hommes la plus plastique +et malléable qui soit au monde. Aussi volontiers qu'autrefois la nièce +de Mardochée entra dans le harem d'Assuérus, les filles de nos +financiers juifs épousent aujourd'hui les héritiers des plus grands noms +de la France chrétienne. Il est tard, après ces unions, de parler de +l'incompatibilité des deux races. Et puis je tiens pour mauvais qu'on +fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n'est pas la race qui +fait la patrie. Il n'y a pas de peuple en Europe qui ne soit formé d'une +multitude de races confondues et mêlées. La Gaule, quand César y entra, +était peuplée de Celtes, de Gaulois, d'Ibères, différents les uns des +autres d'origine et de religion. Les tribus qui plantaient des dolmens +n'étaient pas du même sang que les nations qui honoraient les bardes et +les druides. Dans ce mélange humain les invasions versèrent des +Germains, des Romains, des Sarrasins, et cela fit un peuple, un peuple +héroïque et charmant, la France qui naguère encore enseignait la +justice, la liberté, la philosophie à l'Europe et au monde. +Rappelez-vous la belle parole de Renan; je voudrais pouvoir la citer +exactement: «Ce qui fait que des hommes forment un peuple, c'est le +souvenir des grandes choses qu'ils ont faites ensemble et la volonté +d'en accomplir de nouvelles.» + +--Fort bien, dit M. de Terremondre; mais, n'ayant pas la volonté +d'accomplir de grandes choses avec les juifs, je reste antisémite. + +--Êtes-vous bien sûr de pouvoir l'être tout à fait? demanda M. Bergeret. + +--Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre. + +--Je m'expliquerai donc, dit M. Bergeret. Il y a un fait constant: +chaque fois qu'on attaque les juifs, on en a un bon nombre pour soi. +C'est précisément ce qui arriva à Titus. + +A ce point de la conversation, le chien Riquet s'assit sur son derrière +au milieu du chemin et regarda son maître avec résignation. + +--Vous reconnaîtrez, poursuivit M. Bergeret, que Titus fut assez +antisémite entre les années 67 et 70 de notre ère. Il prit Jotapate et +en extermina les habitants. Il s'empara de Jérusalem, brûla le temple, +fit de la ville un amas de cendres et de décombres qui, n'ayant plus de +nom, reçut quelques années plus tard celui d'Ælia Capitolina. Il fit +porter à Rome, dans les pompes de son triomphe, le chandelier à sept +branches. Je crois, sans vous faire de tort, que c'est là pousser +l'antisémitisme à un point que vous n'espérez pas d'atteindre. Eh bien! +Titus, destructeur de Jérusalem, garda de nombreux amis par les juifs. +Bérénice lui fut tendrement attachée, et vous savez qu'il la quitta +malgré lui et malgré elle. Flavius Josèphe se donna à lui, et Flavius +n'était pas un des moindres de sa nation. Il descendait des rois +asmonéens; il vivait en pharisien austère et écrivait assez correctement +le grec. Après la ruine du temple et de la cité sainte, il suivit Titus +à Rome et se glissa dans la familiarité de l'empereur. Il reçut le droit +de cité, le titre de chevalier romain et une pension. Et ne croyez pas, +monsieur, qu'il crût ainsi trahir le judaïsme. Au contraire, il restait +attaché à la loi et il s'appliquait à recueillir ses antiquités +nationales. Enfin il était bon juif à sa façon et ami de Titus. Or, il y +eut de tout temps des Flavius en Israël. Comme vous le dites, je vis +fort retiré du monde et étranger aux personnes qui s'y agitent. Mais je +serais bien surpris que les juifs, cette fois encore, ne fussent point +divisés et qu'on n'en comptât pas un grand nombre dans votre parti. + +--Quelques-uns, en effet, sont avec nous, dit M. de Terremondre. Ils y +ont du mérite. + +--Je le pensais bien, dit M. Bergeret. Et je pense qu'il s'en trouve +parmi eux de fort habiles qui réussiront dans l'antisémitisme. On +rapportait, il y a une trentaine d'années, le mot d'un sénateur, homme +d'esprit, qui admirait chez les juifs la faculté de réussir et qui +donnait pour exemple un certain aumônier de cour, israélite d'origine: +«Voyez, disait-il, un juif s'est mis dans les curés, et il devenu +monsignor.» + +Ne restaurons point les préjugés barbares. Ne recherchons pas si un +homme est juif ou chrétien, mais s'il est honnête et s'il se rend utile +à son pays. + +Le cheval de M. Terremondre commençait à s'ébrouer, et Riquet, s'étant +approché de son maître, l'invita d'un regard suppliant et doux à +reprendre la promenade commencée. + +--Ne croyez pas, du moins, dit M. de Terremondre, que j'enveloppe tous +les juifs dans un sentiment d'aveugle réprobation. J'ai parmi eux +d'excellents amis. Mais je suis antisémite par patriotisme. + +Il tendit la main à M. Bergeret et porta son cheval en avant. Il avait +repris tranquillement sa route, quand M. Bergeret le rappela: + +--Eh! cher monsieur de Terremondre, un conseil: puisque la paille est +rompue, puisque vous et vos amis vous êtes brouillés avec les juifs, +faites en sorte de ne rien leur devoir et rendez leur le dieu que vous +leur avez pris. Car vous leur avez pris leur dieu!... + + + + +IV + + +MADAME CÉSAIRE + +Moi, je suis antisémite de sentiment. + +M. BERGERET + +Il n'y a pas de raison à opposer à celle-là. Mais le sentiment +n'autorise pas l'iniquité. C'est à vous-même que vous faites tort en +étant injuste envers les juifs. L'arrêt du Conseil de guerre qui a +condamné Dreyfus innocent cause plus de dommage aux juges qu'à leur +victime. + +MADAME CÉSAIRE + +C'est une antipathie qui me vient de naissance. + +LE CITOYEN COTON + +Ou plutôt ne l'avez-vous pas prise dans les petites histoires saintes +qu'on vous donnait à lire quand vous étiez enfant? + +MADAME CÉSAIRE + +Je ne crois pas. + +M. BERGERET + +Du moins avez-vous pu remarquer, madame, que les juifs sont traités avec +beaucoup d'amour et beaucoup de haine dans ces menus livres de doctrine +chrétienne. Avant Jésus-Christ, ils sont le peuple élu, la nation chérie +de Dieu Bossuet les loue comme jamais rabbin n'osa le faire. Mais après +Jésus-Christ tout change. Ils ont accompli le plus grand des crimes; ils +sont des maudits. Le traître Judas devient le symbole de toute leur +race. Sans doute vous leur reprochez la mort de votre Dieu. + +MADAME CÉSAIRE + +A propos! j'ai lu, dans un article très bien fait, que Jésus n'était pas +Juif, qu'il était né en terre des gentils, qu'il était aryen. Je m'en +doutais. Mais j'ai été bien contente d'en avoir la certitude. + +M. BERGERET + +Vous croyez, madame, que Jésus n'était pas Juif. Alors que faites-vous +des deux généalogies par lesquelles Luc et Mathieu rattachent le Messie +à la race de David, pour l'accomplissement des prophéties? + +MADAME CÉSAIRE + +Je n'en fais rien. Je suis trop contente que Jésus-Christ ne soit pas +Juif. + +M. ROMANCEY + +Moi je suis ennemi des juifs, et ce n'est pas pour des raisons +confessionnelles. Je leur reproche d'être cosmopolites. Et je considère +le cosmopolitisme comme le plus grand danger qui menace la France. + +M. BERGERET + +Si c'est être cosmopolite que d'élire domicile chez tous les peuples, il +est vrai que les juifs sont cosmopolites de nature et de tempérament. +Ils le furent toujours. Ils l'étaient avant que le délicieux Titus eût +grandement favorisé cette inclination naturelle en faisant de la Judée +un désert. Mais il faudrait rechercher si les juifs ne sont pas capables +de s'attacher à leur patrie adoptive. On reconnaît en France que les +juifs d'Allemagne sont Allemands. On reconnaît en Allemagne que les +juifs français sont Français. + +M. ROMANCEY + +Les juifs n'ont pas de patrie. Ils sont agioteurs ou spéculateurs. Ils +procèdent au dépouillement méthodique des chrétiens. Cela crève les +yeux. + +M. BERGERET + +Il y a quatre-vingt mille juifs en France. Tous ne sont pas agioteurs. +Le plus grand nombre est pauvre. Autrefois, les soirs d'été, en passant +par le faubourg Saint-Antoine, je voyais, sur des bancs, autour d'une +petite place plantée d'arbres, des juifs déguenillés. Vieillards, +femmes, enfants, filles aux noires chevelures, serrés les uns contre les +autres, ils montraient, sous l'armée innombrable des étoiles, avec +tranquillité une misère antique, d'un éclat oriental. + +Ceux-là, toute la journée, travaillaient chez les petits patrons du +faubourg ou brocantaient de vieux habits. Je crois qu'ils étaient plus +attachés à leur religion que les barons israélites qui tiennent trop de +place dans notre société. Mais ils ne procédaient point au dépouillement +méthodique des chrétiens. Depuis lors j'ai vécu en province et je ne +sais ce que sont devenus ces juifs du Marais. Mais je connais des +israélites qui ont voué leur vie à la science et qui, par leurs travaux, +honorent la France, notre patrie et la leur. L'un est un des premiers +hellénistes du monde, l'autre a fait de grandes découvertes en +assyriologie; un troisième a recherché avec une admirable méthode les +lois du langage. On trouve des juifs dans tous les départements du +savoir humain. Ceux-là sont aussi étrangers au commerce de l'or +qu'Aboulafia le Kabbaliste, qui se livrait à de profonds calculs, non +pour établir l'état de sa fortune, car il ne possédait rien, mais pour +connaître la valeur numérique du nom de Dieu. + +M. ROMANCEY + +Je ne m'occupe pas des juifs qui se confinent dans la science. Je +m'attaque à la haute banque israélite, qui est cosmopolite par tradition +et par intérêt. + +M. BERGERET + +La haute banque catholique a-t-elle d'autres moeurs? J'en doute. Je ne +vois pas qu'à la Bourse le jeu du chrétien soit différent du jeu de +l'israélite. + +MADAME CÉSAIRE + +J'ai perdu dans les Mines d'or. Mon argent a passé aux juifs. Je ne m'en +console pas. Il m'aurait été bien moins pénible d'être dépouillée par +des chrétiens. Voyons, est-il possible de subir la loi de l'argent juif? +Je m'adresse à monsieur Coton. Nous n'avons pas les mêmes idées en +religion et en politique. Vous êtes pour la suppression du budget des +cultes, ce qui serait une iniquité monstrueuse, une spoliation. Vous +êtes pour la socialisation du capital... C'est comme cela qu'on dit, +n'est-ce pas?... + +LE CITOYEN COTON + +Oui, madame. + +MADAME CÉSAIRE + +C'est une chose affreuse! Quand on a voulu mettre l'impôt sur le revenu, +j'en ai été malade... Positivement! Je connaissais la femme d'un +ministre. Je suis allée la trouver. Je me suis jetée à ses genoux. Je +lui ai dit: «Madame, ne permettez pas à votre mari d'accomplir cette +infamie.» C'est vous dire que nous n'avons pas les mêmes opinions. Mais +vous êtes Français, vous êtes Français de race, d'origine, Français de +vieille souche... + +LE CITOYEN COTON + +Je suis fils d'un cordonnier de la Villette et d'une laitière de +Palaiseau. + +MADAME CÉSAIRE + +Eh bien! est-ce que vous n'éprouvez pas pour le Juif une invincible +répulsion? Est-ce que tout en eux, leur parler, leur aspect, ne vous +choque pas? + +LE CITOYEN COTON + +Excusez-moi, madame. Je n'ai pas de ces délicatesses. Au sortir de +l'École normale, je suis entré à la rédaction d'un journal socialiste. +J'écris pour le peuple et je pense comme lui. Le bonhomme Prolo ne hait +point un homme pour la forme de son nez. Et puis, permettez-moi de vous +le dire: il est affranchi des superstitions qui abêtissent les bourgeois +et les rendent méchants. Il ne croit pas que les juifs ont une figure de +bouc, des cornes au front et un appendice caudal, qu'ils répandent du +sang par le nombril le vendredi saint et qu'ils crucifient un enfant en +cérémonie. Il sait qu'il y a des juifs cupides, enrichis par l'usure et +l'agio et qui n'ont que des pensées de lucre. Il sait qu'il y a des +juifs occupés uniquement de justice et qui consacrèrent leur vie entière +à l'affranchissement des prolétaires. Les distinctions de race ne le +préoccupent point, parce qu'elles sont chimériques et qu'il vit dans le +réel, au dur contact de la nécessité. + +MADAME CÉSAIRE + +Ah! si, par exemple! il y a des ouvriers antisémites; je les ai vus +défiler sur les boulevards, devant le Cercle militaire, un jour de +grande manifestation. + +LE CITOYEN COTON + +Ne vous faites pas d'illusions, madame, le prolétariat ne se soucie +point de l'antisémitisme. Il a d'autres chats à fouetter. + +M. ROMANCEY + +Monsieur Coton, la question sémitique est une question vitale pour la +France. Je suis propriétaire et agriculteur. Je parle en connaissance de +cause. + +LE CITOYEN COTON + +Donc la lutte est entre l'aristocratie territoriale et l'aristocratie +financière. C'est une guerre de possédants. L'ouvrier n'a pas à s'en +mêler. + +M. ROMANCEY + +Il y a encore à l'antisémitisme d'autres causes profondes. + +M. BERGERET + +J'en suis persuadé. L'antisémitisme politique et social, qui se rattache +à l'antisémitisme religieux par les ralliés de M. Méline et les moines +journalistes de la _Croix_, est fomenté non seulement par l'aristocratie +terrienne, agricole, qui ne peut soutenir la concurrence étrangère, +s'appauvrit et s'épuise, mais aussi par la petite bourgeoisie arriérée +et routinière, qui ne sait pas s'adapter aux formes nouvelles, plus +amples, de l'industrie et du commerce. Tout ce monde souffre, et s'en +prend au juif qui prospère, et non pas toujours sans insolence. + +LE CITOYEN COTON + +Tout cela, c'est du battage! On crie «Sus au juif!» pour culbuter la +République, et se ruer aux places. Le beau monde commence à sentir le +besoin d'exercer, sous le Roi, des fonctions lucratives. Il a fortement +écopé dans le krach des mines d'or. Les Mines d'or, ç'a été le Panama de +l'aristocratie. + +M. ROMANCEY + +Il y a un fait, c'est que le juif nous dévore. Mais patience! Nous ne +manquons pas d'énergie. On trouvera moyen, un jour, de lui faire rendre +gorge, et on le mettra tout nu dehors. + +LE CITOYEN COTON + +Fort bien! Mais quand vous aurez dépouillé et chassé Israël, lorsque M. +de Rothschild aura vendu sa maison pour un âne, les travailleurs en +deviendront-ils plus heureux? Le régime capitaliste leur sera-t-il plus +favorable? Les patrons leur feront-ils des conditions meilleures? Le +jour de notre émancipation sera-t-il plus proche? Pourquoi serions-nous +antisémites? Quelles raisons aurions-nous de préférer Rodin à Shylock. +Est-il plus agréable d'être dévoré par M. Vautour que d'être croqué par +Moïse Geiermann. Nous n'avons rien à voir avec la synagogue, mais nous +nous méfions de Notre-Dame-de-l'Usine. La puissance inique de l'argent, +voilà le mal. Nous sommes également ennemis du capital juif et du +capital chrétien. Nous regardons tranquillement les chrétiens et les +sémites lutter pour la galette. Que Jacob dépouille saint Pierre ou que +saint Pierre mette la main sur le sac du juif, peu nous importe. Mais il +nous sera agréable de voir la richesse se concentrer dans un très petit +nombre de mains. Notre mission se trouvera ainsi simplifiée le jour de +la grande liquidation. + + + + +V + + +--Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités +scientifiques qui entrent dans les foules s'y enfoncent comme dans un +marécage, s'y noient, n'éclatent point et sont sans force pour détruire +les erreurs et les préjugés. + +Les vérités de laboratoire, n'ont point d'empire sur la masse du peuple. +Je n'en citerai qu'un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est +absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous +voyez qu'il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les +écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts +théologiques qu'il devait détruire absolument. Il est certain que les +idées d'un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille +cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu'un tableau à horloge +fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace +sont clairement exposées depuis près d'un siècle sans que les petits +contes juifs ou chaldéens sur l'origine du monde, qui se trouvent dans +les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les +hommes. La science n'a jamais fait de tort à la religion, et l'on +démontrera l'absurdité d'une pratique pieuse sans diminuer le nombre des +personnes qui s'y livrent. + +Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les +peuples vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions +dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup, et +quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d'existences. + + + + +L'ARMÉE ET L'AFFAIRE + + + + +I + + +Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambour. +C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se +carrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portant +des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un +cercle de gueux et de marmots le regardaient bouche bée. + +--Ce sergent recruteur, me dit mon bon maître, que vous entendez d'ici +promettre à ces gueux un sou par jour avec le pain et la viande, +m'inspire, mon fils, de profondes réflexions sur la guerre et l'armée. +J'ai fait tous les métiers, hors celui de soldat qui m'a toujours +inspiré du dégoût et de l'effroi, par les caractères de servitude, de +fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les +plus contraires à mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la +liberté et à mon esprit qui, jugeant sainement de la gloire, estime au +juste prix celle de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant +invincible à la méditation qui eût été trop excessivement contrarié par +l'exercice du sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous +concevrez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou +Brin-d'Amour. Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service +militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées... + +Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les citoyens de +se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité, mais avec +allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel à l'homme est le +métier de soldat; c'est celui auquel il est porté le plus facilement par +ses instincts et par ses goûts, qui ne sont pas tous bons. Et, hors +quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut être défini un +animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espérance d'aller +se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'état militaire +l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet état est le +plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. L'état militaire +a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'y pense jamais, et +il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser. La pensée est une +maladie particulière à quelques individus et qui ne se propagerait pas +sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldats vivent en +troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent des habits bleus +et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des plumets et +des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage du coq sur la +poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme est naturellement +voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. C'est l'amour +de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les armes. Et il +est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est la seule +éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lui lire les histoires. La +Tulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live. + +Mon bon maître poursuivit en ces termes: + +--Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres, +dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu +d'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'origine +fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur +gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout +entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les +poètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cette +gentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous, +sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le +poète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont des +hommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la +guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte +et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre +nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de +matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent +d'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans +les familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polis +l'illustration des citoyens sur les quantités de meurtres et de carnages +qu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines. + +--Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que +le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on y +court et du courage qu'il y faut déployer? + +--Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes est +noble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrais pas +d'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles +hommes d'état, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et +de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposent +sont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heures +pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets +qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient +légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus de +gloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de la +guerre à plus haut prix que les arts de la paix... + +... Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout +ensemble, dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la +honte de l'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous +tire à notre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que +nous avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions +et les coqs qui y portent une admirable fierté, mais encore les +oiselets, tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont très +querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent +avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laissé +d'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez +l'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ou +conserver la proie, ou pour défendre le nid et la tanière, ou pour jouir +d'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement des +Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, la nuit, +ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces +raisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous y +répandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nous +battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière +logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est +simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et +détestable. Et s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu à s'entretuer +pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons renchéri +sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal sans +raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plus méchant +et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les fourmis +dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins les armées pour +la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupidité qui leur +font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef de mercenaires ou +de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pas mieux formés aux +bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposer sa volonté par la +force rend un homme de guerre très inhabile à l'éloquence, qui a sa +source dans le besoin de persuader. Aussi le militaire affecte-t-il le +mépris de la parole et des belles connaissances... + +Mon bon maître, à ces mots, s'était arrêté pour souffler; je lui +demandai s'il ne pensait pas qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner +des batailles. Il me répondit en ces termes: + +--Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a à +rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dans +l'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordre +de bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain tel +que celui d'un César est seul capable d'une telle entreprise, et l'on +s'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque +toutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaine +connaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, les +industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de +petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes. +Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut les +changer au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à la +fois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec la +sourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rien +n'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont +en présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit que +l'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la +commande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'il +en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussi +d'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans ces +rencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce qui +vient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, mon +fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte de +l'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empires +par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est par +elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et +soutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, la +fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des +pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte +derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, la +première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce +grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste +que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'_Urbs_ est fille de la +guerre. + +La première cité fut une enceinte fortifiée, et c'est dans ce berceau +rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles +industries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieu +voulut être nommé le Dieu des armées. + +Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que vous +signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'envie +de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par +jour, en moyenne. + +Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un mal +héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité +criminelle. Les princes de ce temps porteront à jamais l'illustre honte +d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusement des cours. Il m'est +douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin de ces carnages +concertés. + +Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le +rêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi. +L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, comme +en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples +se feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissante +des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix +universelle. Les armées augmentent en force et en nombre. Les peuples +entiers y seront un jour engouffrés. Alors le nombre périra par son trop +de nourriture. Il crèvera d'obésité. + + + + +II + + +... Ainsi M. Bergeret composait sa tristesse et ses ennuis en songeant +que sa vie était étroite, recluse et sans joie, que sa femme avait l'âme +vulgaire et n'était plus belle, que ses filles ne l'aimaient pas, et que +les combats d'Enée et de Turnus étaient insipides. Il fut distrait de +ces pensées par la venue de M. Roux, son élève, qui, faisant son année +de service militaire, se présenta au maître en pantalon rouge et capote +bleue. + +--Hé! dit M. Bergeret, voici qu'ils ont travesti mon meilleur latiniste +en héros! + +Et comme M. Roux se défendait d'être un héros: + +--Je m'entends, dit le maître de conférences. J'appelle proprement héros +un porteur de briquet. Si vous aviez un bonnet à poil, je vous nommerais +grand héros. C'est bien le moins qu'on flatte un peu les gens qu'on +envoie se faire tuer. On ne saurait les charger à meilleur marché de la +commission. Mais puissiez-vous, mon ami, n'être jamais immortalisé par +un acte héroïque, et ne devoir qu'à vos connaissances en métrique latine +les louanges des hommes! C'est l'amour de mon pays qui seul m'inspire ce +voeu sincère. Je me suis persuadé, par l'étude de l'histoire, qu'il n'y +avait guère d'héroïsme que chez les vaincus et dans les déroutes... + +...--C'est bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. C'est la +joie innée de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maître, que +je ne suis pas un animal destructeur. Je n'ai pas de goût pour le +militarisme. J'ai même des idées humanitaires très avancées, et je crois +que la fraternité des peuples sera l'oeuvre du socialisme triomphant. +Enfin, j'ai l'amour de l'humanité. Mais dès qu'on me fiche un fusil dans +la main, j'ai envie de tirer sur tout le monde. C'est dans le sang. + +M. Roux était un beau garçon robuste qui s'était vite débrouillé au +régiment. Les exercices violents convenaient à son tempérament sanguin. +Et comme il était, de plus, excessivement rusé, il avait non pas pris le +métier en goût, mais rendu supportable la vie de caserne et conservé sa +santé et sa belle humeur. + +--Vous n'ignorez pas, cher maître, ajouta-t-il, la force de la +suggestion. Il suffit de donner à un homme une baïonnette au bout d'un +fusil, pour qu'il l'enfonce dans le ventre du premier venu et devienne, +comme vous dites, un héros... + +...--Vous êtes un peu bruni, monsieur Roux, dit Mme Bergeret, et, il me +semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal. + +--Les premiers mois sont fatigants, répondit M. Roux. Évidemment, +l'exercice à six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit +degrés de froid, est pénible, et l'on ne surmonte pas tout de suite les +dégoûts de la chambrée. Mais la fatigue est un grand remède et +l'abêtissement une précieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait +l'effet d'une couche d'ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d'un +sommeil à tout moment interrompu, on n'est pas bien éveillé le jour. Et +cet état d'automatisme léthargique où l'on demeure est favorable à la +discipline, conforme à l'esprit militaire, utile au bon ordre physique +et moral des troupes. + + + + +III + + +...--Sans manquer au loyalisme qui m'attache à la maison de Savoie, dit +le commandeur Aspertini, je reconnais que le service militaire et +l'impôt importunent assez le peuple de Naples pour lui faire regretter +parfois le bon temps du roi Bomba et la douceur de vivre sans gloire +sous un gouvernement léger. Il n'aime ni payer ni servir. Un législateur +doit mieux comprendre les nécessités de la vie nationale. Mais vous +savez que, pour ma part, j'ai toujours combattu la politique des +mégalomanes et que je déplore ces grands armements qui arrêtent tout +progrès intellectuel, moral et matériel dans l'Europe continentale. +C'est une grande folie, et ruineuse, qui finira dans le ridicule. + +--Je n'en prévois pas la fin, répondit M. Bergeret. Personne ne la +désire, hors quelques sages sans force et sans voix. Les chefs d'État ne +peuvent souhaiter le désarmement qui rendrait leur fonction difficile et +mal sûre, et leur ferait perdre un admirable instrument de règne. Car +les nations armées se laissent conduire avec docilité. La discipline +militaire les forme à l'obéissance et l'on ne craint chez elle ni +insurrections, ni troubles, ni tumultes d'aucune sorte. Quand le service +est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sont soldats ou le +furent, toutes les forces sociales se trouvent disposées de manière à +protéger le pouvoir, ou même son absence, comme on l'a vu en France. + +M. Bergeret en était à ce point de ses considérations politiques lorsque +éclata, du côté de la cuisine prochaine, un bruit de graisses répandues +sur un brasier; le maître de conférences en induisit que la jeune +Euphémie avait, selon la coutume des jours de gala, renversé sa +casserole dans le fourneau après l'y avoir imprudemment dressée sur une +pyramide de charbons. Il reconnut qu'un tel fait se produisait avec la +rigueur inexorable des lois qui gouvernent le monde. Une exécrable odeur +de graillon pénétra dans le cabinet de travail, et M. Bergeret +poursuivit en ces mots le cours de ses idées: + +--Si l'Europe n'était pas en caserne, on y verrait, comme autrefois, des +insurrections éclater, soit en France, soit en Allemagne ou en Italie. +Mais les forces obscures qui, par moments, soulèvent les pavés des +capitales, trouvent aujourd'hui un emploi régulier dans des corvées de +quartier, le pansement des chevaux et le sentiment patriotique. + +Le grade de caporal donne une issue convenablement ménagée à l'énergie +des jeunes héros qui, libres, eussent fait des barricades pour se +dégourdir les bras. En blouse, ces héros aspireraient à la liberté. +Portant l'uniforme, ils aspirent à la tyrannie et font régner l'ordre. +La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées, et +vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinq dernières +années, Paris, une fois, s'est quelque peu agité, c'est que le mouvement +avait été communiqué par un ministre de la guerre. Un général avait pu +faire ce qu'un tribun n'aurait pas fait. Et quand ce général fut détaché +de l'armée, il le fut en même temps de la nation et perdit sa force. Que +l'État soit monarchie, empire ou république, ses chefs ont donc intérêt +à maintenir le service obligatoire pour tous, afin de conduire une armée +au lieu de gouverner une nation. + +Le désarmement, qu'ils ne souhaitent pas, n'est pas désiré non plus par +les peuples. Les peuples supportent très volontiers le service militaire +qui, sans être délicieux, correspond à l'instinct violent et ingénu de +la plupart des hommes, s'impose à eux comme l'expression la plus simple, +la plus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur et +l'éclat de l'appareil, par l'abondance du métal qui y est employé, les +exalte enfin par les seules images de puissance, de grandeur et de +gloire qu'ils soient capables de se représenter. Ils s'y ruent en +chantant; sinon, ils y sont mis de force. Aussi ne vois-je pas la fin de +cet état honorable qui appauvrit et abêtit l'Europe. + +--Il y a deux portes pour en sortir, répondit le commandeur Aspertini: +la guerre et la banqueroute. + +--La guerre! réplique M. Bergeret. Il est visible que les grands +armements la retardent en la rendant trop effrayante et d'un succès +incertain pour l'un et l'autre adversaire. Quant à la banqueroute, je la +prédisais l'autre jour, sur un banc du mail, à M. l'abbé Lantaigne, +supérieur du grand séminaire. Mais il ne faut pas m'en croire. Vous avez +trop étudié l'histoire du Bas-Empire, cher monsieur Aspertini, pour +savoir ce qu'il y a, dans les finances des peuples, de ressources +mystérieuses, dont la connaissance échappe aux économistes. Une nation +ruinée peut vivre cinq cents ans d'exactions et de rapines, et comment +supputer ce que la misère d'un grand peuple fournit de canons, de +fusils, de mauvais pain, de mauvais souliers, de paille et d'avoine à +ses défenseurs? + + + + +IV + + +M. Panneton de la Barge avait des yeux à fleur de tête et une âme à +fleur de peau. Et comme sa peau était luisante, on lui voyait une âme +grasse. Il faisait paraître en toute sa personne de l'orgueil avec de la +rondeur et une fierté qui semblait ne pas craindre d'être importune. M. +Bergeret soupçonna que cet homme venait lui demander un service. + +Ils s'étaient connus en province. Le professeur voyait souvent dans ses +promenades, au bord de la lente rivière, sur un vert coteau, les toits +d'ardoise fine du château qu'habitait M. de la Barge avec sa famille. Il +voyait moins souvent M. de la Barge, qui fréquentait la noblesse de la +contrée, sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir +les petites gens. Il ne connaissait M. Bergeret, en province, qu'aux +jours critiques où l'un de ses fils avait un examen à passer. Cette +fois, à Paris, il voulait être aimable et il y faisait effort: + +--Cher Monsieur Bergeret, je tiens tout d'abord à vous féliciter... + +--N'en faites rien, je vous prie, répondit M. Bergeret avec un petit +geste de refus, que M. de la Barge eut grand tort de croire inspiré par +la modestie. + +--Je vous demande pardon, Monsieur Bergeret; une chaire à la Sorbonne, +c'est une position très enviée... et qui convient à votre mérite. + +--Comment va votre fils Adhémar?--demanda M. Bergeret, qui se rappelait +ce nom comme celui d'un candidat au baccalauréat qui avait intéressé à +sa faiblesse toutes les puissances de la société civile, ecclésiastique +et militaire. + +--Adhémar? Il va bien. Il va très bien. Il fait un peu la fête. +Qu'est-ce que vous voulez? Il n'a rien à faire. Dans un certain sens, il +vaudrait mieux qu'il eût une occupation. Mais il est bien jeune. Il a le +temps. Il tient de moi: il deviendra sérieux quand il aura trouvé sa +voie. + +--Est-ce qu'il n'a pas un peu manifesté à Auteuil? demanda M. Bergeret +avec douceur. + +--Pour l'armée, pour l'armée, répondit M. Panneton de la Barge. Et je +vous avoue que je n'ai pas eu le courage de l'en blâmer. Que +voulez-vous? Je tiens à l'armée par mon beau-père le général, par mes +beaux-frères, par mon cousin le commandant... + +Il était bien modeste de ne pas nommer son père Panneton, l'aîné des +frères Panneton, qui tenait aussi à l'armée par les fournitures, et qui, +pour avoir livré aux mobiles de l'armée de l'Est, qui marchaient dans la +neige, des souliers à semelle de carton, avait été condamné en 1872, en +police correctionnelle, à une peine légère avec des considérants +accablants, et était mort, dix ans après, dans son château de la Barge, +riche et honoré. + +--J'ai été élevé dans le culte de l'armée, poursuivit M. Panneton de la +Barge. Tout enfant, j'avais la religion de l'uniforme. C'était une +tradition de famille. Je ne m'en cache pas, je suis un homme de l'ancien +régime. C'est plus fort que moi, c'est dans le sang. Je suis monarchiste +et autoritaire de tempérament. Je suis royaliste. Or, l'armée, c'est +tout ce qui nous reste de la monarchie. C'est tout ce qui subsiste d'un +passé glorieux. Elle nous console du présent et nous fait espérer en +l'avenir. + +M. Bergeret aurait pu faire quelques observations d'ordre historique; +mais il ne les fit pas, et M. Panneton de la Barge conclut: + +--Voilà pourquoi je tiens pour criminels ceux qui attaquent l'armée, +pour insensés ceux qui oseraient y toucher. + +--Napoléon, répondit le professeur, pour louer une pièce de Luce de +Lancival, disait que c'était une tragédie de quartier général. Je puis +me permettre de dire que vous avez une philosophie d'état-major. Mais +puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être +bon d'en prendre les moeurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l'usage +de la parole, il faut s'habituer à tout entendre. N'espérez pas qu'en +France aucun sujet désormais soit soustrait à la discussion. Considérez +aussi que l'armée n'est pas immuable; il n'y a rien d'immuable au monde. +Les institutions ne subsistent qu'en se modifiant sans cesse. L'armée a +subi de telles transformations dans le cours de son existence, qu'il est +probable qu'elle changera encore beaucoup à l'avenir, et il est croyable +que, dans vingt ans, elle sera tout autre chose que ce qu'elle est +aujourd'hui. + +--J'aime mieux vous le dire tout de suite, répliqua M. Panneton de la +Barge. Quand il s'agit de l'armée, je ne veux rien entendre. Je le +répète, il n'y faut pas toucher. C'est la hache. Ne touchez pas à la +hache. A la dernière session du Conseil général que j'ai l'honneur de +présider, la minorité radicale-socialiste émit un voeu en faveur du +service de deux ans. Je me suis élevé contre ce voeu antipatriotique. Je +n'ai pas eu de peine à démontrer que le service de deux ans, ce serait +la fin de l'armée. On ne fait pas un fantassin en deux ans. Encore moins +un cavalier. Ceux qui réclament le service de deux ans, vous les appelez +des réformateurs, peut-être; moi, je les appelle des démolisseurs. Et il +en est de toutes les réformes qu'on propose comme de celle-là. Ce sont +des machines dressées contre l'armée. Si les socialistes avouaient +qu'ils veulent la remplacer par une vaste garde nationale, ce serait +plus franc. + +--Les socialistes, répondit M. Bergeret, contraires à toute entreprise +de conquête territoriale, proposent d'organiser les milices uniquement +en vue de la défense du sol. Ils ne le cachent pas; ils le publient. Et +ces idées valent bien peut-être qu'on les examine. N'ayez pas peur +qu'elles soient trop vite réalisées. Tous les progrès sont incertains et +lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche +vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse. Les forces +innombrables et profondes qui rattachent l'homme au passé lui en font +chérir les erreurs, les superstitions, les préjugés et les barbaries, +comme des gages précieux de sa sécurité. Toute nouveauté bienfaisante +l'effraye. Il est imitateur par prudence, et il n'ose pas sortir de +l'abri chancelant qui a protégé ses pères et qui va s'écrouler sur lui. + +«N'est-ce pas votre sentiment, monsieur Panneton? ajouta M. Bergeret, +avec un charmant sourire. + +M. Panneton de la Barge répondit qu'il défendait l'armée. Il la +représenta méconnue, persécutée, menacée. Et il poursuivit d'une voix +qui s'enflait: + +--Cette campagne en faveur du traître, cette campagne si obstinée et si +ardente, quelles que soient les intentions de ceux qui la mènent, +l'effet en est certain, visible, indéniable. L'armée en est affaiblie, +ses chefs en sont atteints. + +--Je vais maintenant vous dire des choses extrêmement simples, répondit +M. Bergeret. Si l'armée est atteinte dans la personne de quelques-uns de +ses chefs, ce n'est point la faute de ceux qui ont demandé la justice +c'est la faute de ceux qui l'ont si longtemps refusée; ce n'est pas la +faute de ceux qui ont exigé la lumière, c'est la faute de ceux qui l'ont +dérobée obstinément avec une imbécillité démesurée et une scélératesse +atroce. Et enfin, puisqu'il y a eu des crimes, le mal n'est point qu'ils +soient connus, le mal est qu'ils aient été commis. Ils se cachaient dans +leur énormité et leur difformité même. Ce n'était pas des figures +reconnaissables. Ils ont passé sur les foules comme des nuées obscures. +Pensiez-vous donc qu'ils ne crèveraient pas? Pensiez-vous que le soleil +ne luirait plus sur la terre classique de la justice, dans le pays qui +fut le professeur de droit de l'Europe et du monde? + +--Ne parlons pas de l'Affaire, répondit M. de La Barge. Je ne la connais +pas. Je ne veux pas la connaître. Je n'ai pas lu une ligne de l'enquête. +Le commandant de la Barge, mon cousin, m'a affirmé que Dreyfus était +coupable. Cette affirmation m'a suffi... Je venais, cher monsieur +Bergeret, vous demander un conseil. Il s'agit de mon fils Adhémar, dont +la situation me préoccupe. Un an de service militaire, c'est déjà bien +long pour un fils de famille. Trois ans, ce serait un véritable +désastre. Il est essentiel de trouver un moyen d'exemption. J'avais +pensé à la licence ès lettres... je crains que ce ne soit trop +difficile. Adhémar est intelligent. Mais il n'a pas de goût pour la +littérature. + +--Eh bien! dit M. Bergeret, essayez de l'École des hautes études +commerciales, ou de l'Institut commercial, ou de l'École de commerce. Je +ne sais si l'École d'horlogerie de Cluses fournit encore un motif +d'exemption. Il n'était pas difficile, m'a-t-on dit, d'obtenir le +brevet. + +--Adhémar ne peut pourtant faire des montres, dit M. de La Barge avec +quelque pudeur. + +--Essayez de l'École des langues orientales, dit obligeamment M. +Bergeret. C'était excellent à l'origine. + +--C'est bien gâté depuis, soupira M. de La Barge. + +--Il y a encore du bon. Voyez un peu dans le tamoul. + +--Le tamoul, vous croyez? + +--Ou le malgache. + +--Le malgache, peut-être. + +--Il y a aussi une certaine langue polynésienne qui n'était plus parlée, +au commencement de ce siècle, que par une vieille femme jaune. Cette +femme mourut laissant un perroquet. Un savant allemand recueillit +quelques mots de cette langue sur le bec du perroquet. Il en fit un +lexique. Peut-être ce lexique est-il enseigné à l'École des langues +orientales. Je conseille vivement à M. votre fils de s'en informer. + +Sur cet avis, M. Panneton de La Barge salua et se retira pensif. + + + + +V + + +Comme on parlait de l'Affaire chez Paillot, dans le coin des bouquins, +M. Bergeret, qui avait l'esprit spéculatif, exprima des idées qui ne +correspondaient point au sentiment public. + +--Le huis clos, dit-il, est une pratique détestable. + +Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d'État, il répliqua: + +--Nous n'avons point d'État. Nous avons des administrations. Ce que nous +appelons la raison d'État, c'est la raison des bureaux. On nous dit +qu'elle est auguste. En fait, elle permet à l'administration de cacher +ses fautes et de les aggraver. + +M. Mazure dit avec solennité: + +--Je suis républicain, jacobin, terroriste... et patriote. J'admets +qu'on guillotine les généraux, mais je ne permets pas qu'on discute les +décisions de la justice militaire. + +--Vous avez raison, dit M. de Terremondre, car si une justice est +respectable, c'est bien celle-là. Et je puis vous assurer, connaissant +l'armée, qu'il n'y a pas de juges aussi indulgents et aussi capables de +pitié que les juges militaires. + +--Je suis heureux de vous l'entendre dire, répliqua M. Bergeret. Mais +l'armée étant une administration comme l'agriculture, les finances ou +l'instruction publique, on ne conçoit pas qu'il existe une justice +militaire quand il n'existe ni justice agricole, ni justice financière, +ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition +avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront +à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous +les justices seigneuriales et les officialités. + +--Vous plaisantez, dit M. de Terremondre. + +--C'est ce qu'on a dit à tous ceux qui ont prévu l'avenir, répondit M. +Bergeret. + +--Mais si vous touchez aux conseils de guerre, s'écria M. de +Terremondre, c'est la fin de l'armée, c'est la fin du pays! + +M. Bergeret fit cette réponse: + +--Quand les abbés et les seigneurs furent privés du droit de pendre des +vilains, on crut aussi que c'était la fin de tout. Mais on vit bientôt +naître un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. Je vous parle de +soumettre le soldat, en temps de paix, au droit commun. Croyez-vous que +depuis Charles VII, ou seulement depuis Napoléon, l'année française +n'ait pas subi de plus grands changements que celui-là? + +--Moi, dit M. Mazure, je suis un vieux jacobin, je maintiens les +conseils de guerre et je place les généraux sous l'autorité d'un comité +de salut public. Il n'y a rien de tel pour les décider à remporter des +victoires. + +--C'est une autre question, dit M. de Terremondre. Je reviens à ce qui +nous occupe, et je demande à M. Bergeret s'il croit, de bonne foi, que +sept officiers ont pu se tromper. + +--Quatorze! s'écria M. Mazure. + +--Quatorze, reprit M. de Terremondre. + +--Je le crois, répondit M. Bergeret. + +--Quatorze officiers français! s'écria M. de Terremondre. + +--Oh! dit M. Bergeret, ils auraient été suisses, belges, espagnols, +allemands ou néerlandais, qu'ils auraient pu se tromper tout autant. + +--Ce n'est pas possible, s'écria M. de Terremondre. + +Le libraire Paillot secoua la tête, pour exprimer qu'à son avis aussi, +c'était impossible. Et le commis Léon regarda M. Bergeret avec une +surprise indignée. + +--Je ne sais si vous serez jamais éclairés fit doucement M. Bergeret. Je +ne le pense pas, quoique tout soit possible, même le triomphe de la +vérité. + +--Vous voulez parler de la revision, dit M. de Terremondre. Cela, +jamais! La revision, vous ne l'aurez pas. Ce serait la guerre. Trois +ministres et vingt députés me l'ont dit. + +--Le poète Bouchor, répondit M. Bergeret, nous enseigne qu'il vaut mieux +endurer les maux de la guerre que d'accomplir une action injuste. Mais +vous n'êtes point dans cette alternative, messieurs, et l'on vous +effraye avec des mensonges. + +Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata +sur la place. C'était une bande de petits garçons qui passaient en +criant: «A bas Zola! Mort aux Juifs!» Ils allaient casser des carreaux +chez le bottier Meyer qu'on croyait israélite, et les bourgeois de la +ville les regardaient avec bienveillance. + + + + +VI + +PAROLES PRONONCÉES A UN MEETING + + +Citoyens, + +Nous sommes ici pour la défense de la justice, nous sommes ici pour +réclamer la réparation éclatante des iniquités commises. Nous sommes ici +pour nous opposer à ce qu'on en commette de nouvelles, plus monstrueuses +que les premières. + +Quelle force opposons-nous à nos adversaires? Quels moyens +employons-nous pour obtenir satisfaction? La force de la pensée, la +puissance de la raison. + +La pensée, un souffle, mais un souffle qui renverse tout. La raison qui, +combattue et méprisée, finit toujours par prévaloir, parce qu'on ne peut +vivre sans elle. + +Nous aurons raison, parce que nous avons raison. + +Après qu'un conseil de guerre a condamné un innocent et qu'un deuxième +conseil de guerre a acquitté un coupable, condamnant ainsi l'innocent +pour la deuxième fois, il ne faut pas qu'un troisième conseil de guerre +confirme deux sentences iniques par une troisième plus inique encore, et +frappe un homme coupable d'aimer la vérité d'un amour héroïque, coupable +de s'être donné tout entier à une juste cause. + +Avoir tout sacrifié à la paix de la conscience éveillée, c'est là le +crime du colonel Picquart. Il lui assure l'estime de la France et du +monde. La lumière vient. Picquart triomphera dans la lumière. + +Mais si nous sommes certains du succès définitif de l'oeuvre que nous +accomplissons ici, nous redoutons avec trop de raison les effets de cet +esprit d'imprudence qui entraîne nos adversaires aux abîmes. Nous +redoutons une dernière iniquité, ou une suprême erreur. Nous la +redoutons, non pour le colonel Picquart qui grandit dans l'épreuve, mais +pour ses juges, pour la patrie, pour l'humanité tout entière. Nous +pouvons tout craindre: on nous en a donné le droit. Cette semaine +encore, ne nous est-il pas venu, du côté des accusateurs de Picquart, un +exemple frappant d'aberration? N'avons-nous pas entendu un général +Mercier traiter d'arguties byzantines les clameurs de la pensée +française, indignée contre l'injustice et le mensonge? + +De toutes parts, à cet ancien ministre renié par ses collègues, on crie: +«Vous êtes véhémentement soupçonné d'avoir livré l'innocent et de +l'avoir fait condamner sans défense, par une fraude indigne, d'avoir +enfin commis le crime de forfaiture.» Et cet homme, que trouve-t-il à +répondre? Que ce sont là des arguties byzantines! Il ne se justifie +point, il ne s'excuse point, il ne s'indigne point, il ne se tait point +et, craignant également de nier et d'avouer, il essaye de nous faire +peur et il nous menace de périls imaginaires qui, s'ils étaient réels, +seraient son propre ouvrage et l'ouvrage de ses pareils. + +Citoyens, + +A un tel trouble mental, dont nous pourrions citer bien d'autres +exemples, opposons la raison, l'inébranlable raison. Disons aux ennemis +de la vérité, qui sont aussi les ennemis de l'armée et de la patrie, +disons-leur: Ne soutenez plus cet édifice croulant de mensonges, qui va +tomber sur vous. Les poursuites dirigées contre Picquart sont tellement +monstrueuses, que l'acquittement même ne serait pas une réparation +suffisante. Cessez, sortez de l'absurde et du faux. Entendez, comprenez. +Avertis par les premiers éclairs qui déchirent les nuées, reculez devant +l'orage qui vient. + +Et vous, citoyens réunis ici pour la défense du droit, ne faites +entendre que le langage de la justice et de la raison. Mais faites-le +entendre avec un bruit de tonnerre. + + + + +VII + +LETTRE ÉCRITE DE HOLLANDE + + +Rotterdam. Dans une odeur de marée et d'épices, sous un ciel gris, où +les nuages traînent lourdement comme de gros oreillers, les bateaux de +forme ancienne dressent dans les canaux la futaie grêle et sèche des +mâts et des espars. Les maisons étroites, aux pignons en escaliers ou en +accolades, sont celles qu'on voit dans les tableaux des vieux maîtres. +La ville a conservé sa figure du dix-septième siècle, sa physionomie du +temps où le café et le tabac commençaient à venir en Europe. Bordée de +quais où s'entassent les marchandises, entourée de chantiers et +d'usines, elle garde, dans l'activité moderne, l'antique simplicité +batave. + +La place du Grand-Marché, sous laquelle passe un canal, est ombragée de +beaux ormes, dont le feuillage opaque se mêle, dans le ciel fin, aux +gréements des bateaux. + +Là, ce matin, devant la vieille statue d'Érasme, des marchandes, +coiffées d'un chapeau noir sur un bonnet blanc, avec deux grosses boules +d'or aux tempes, étalent des poissons sortis tout irisés et nacrés de la +mer, royaume des couleurs lumineuses et des phosphorescences +mystérieuses. + +Là aussi, parmi les ferrailles, brillent ces grands pots de cuivre +étincelants que Karel Dujardin met sur la tête de ses laitières, qui +troussent leur jupe pour passer le gué. On trouve même sur ce marché des +bouquins dont l'aspect vous eût réjoui, mon cher Bergeret. Et j'ai +acquis pour vous, au prix de deux florins, un _Grotius_ in-folio, +recouvert d'une vénérable peau de truie. Tandis que, songeant à ces +grands humanistes de la Renaissance, qui se rendaient, chaque année, à +la foire aux livres, dans ces villes de Hollande et d'Allemagne, je +faisais affaire avec le libraire ambulant, un colporteur, près de moi, +offrait des chemises de toile, en chantant, sur un air de complainte, +des vers hollandais à lourdes rimes. Tout à coup, il interrompit son +chant mercantile pour interpeller vivement le professeur Caspar +Esselens, mon hôte et mon ami, qui, de sa maisonnette entourée de +fleurs, m'avait accompagné jusqu'au Grand-Marché. Je vis qu'il me +montrait du doigt et j'entendis qu'il prononçait le nom de Dreyfus. + +--Reconnaissant à votre parler que vous êtes Français, me dit le +professeur Caspar Esselens, il voudrait savoir de vous si la grande +iniquité ne sera point réparée. Mais je ne vous cache pas qu'il craint +que vous ne soyez un ennemi de Dreyfus et un de ces Français qui ne +veulent point être justes, et à qui il ne saurait donner la bienvenue. + +J'examinai le colporteur. C'était un très vieux Hollandais, hâlé comme +un matelot. + +Il avait de gros yeux clairs; de longues peaux inertes lui tombaient des +joues; une touffe blanche de poils de bouc pendait à son menton. Il +ressemblait au président Krüger, tel qu'on le voit sur son portrait dans +les journaux anglais. Un tricot de laine enveloppait son corps maigre et +robuste. + +--Ce pauvre homme, m'écriai-je, s'occupe aussi de l'Affaire. + +--Il n'y a personne dans notre ville qui ne s'y intéresse, me répondit +le professeur Caspar Esselens. C'est la conversation de nos déchargeurs +du port comme de nos magistrats. N'avez-vous pas vu les portraits de +Picquart et de Zola à la vitrine de tous les libraires? les bulletins du +procès de Rennes affichés à la fenêtre de toutes les boutiques de tabac? +et, dans nos beaux magasins de la Hoogstraat, des cartes postales, des +boutons de manchettes, des pipes, des étuis, une multitude de menus +objets décorés de figures en l'honneur des défenseurs de la justice? Ne +savez-vous point que nous avons envoyé une adresse à Labori? Les +sentiments ici ne sont point partagés en deux sens contraires. +L'innocence de Dreyfus et le crime d'Esterhazy éclatent à tous les yeux. +Et, parce que nous aimons la France, son égarement, qui nous causa une +pénible surprise, nous plonge dans une profonde tristesse. Ne vous +étonnez pas si un marchand qui vend des chemises aux paysans est ainsi +soucieux des intérêts de la justice. En Hollande, les gens du peuple +sont instruits et moraux. L'Évangile est rapproché d'eux et familier, +dans leurs livres de piété comme dans ces tableaux de Rembrandt où les +paraboles sont mises en action par des Hollandais, tels qu'on en voit +sur le Dam, dans les boutiques et au moulin. + +Cependant, le colporteur se mit à me parler avec véhémence; et il me +sembla que, de sa gorge rouillée par l'air humide de la digue, sortaient +des paroles de blâme et d'adjuration. + +--Dites-lui, monsieur Esselens, que je suis un ami de Picquart et de +Zola. + +Ayant reçu ce bon avis, le colporteur réfléchit avec la lenteur des +vieux et des simples, qui mâchent lentement leur pensée comme leur +nourriture. Puis il me tendit la main. + +Je ne crois pas que ce vieillard ait été payé par l'or juif. Je ne crois +pas que mon ami, le professeur Caspar Esselens, qui a acquis par +déduction, comme il le dit, la certitude scientifique de l'innocence de +Dreyfus, soit un ennemi de la France. Je ne crois pas que la Hollande +soit vendue au Syndicat, ni l'Europe. Car c'est l'Europe, c'est le monde +entier qu'il eût fallu acheter. Ou bien, c'est le monde entier qui se +rencontrerait dans une haine inconcevable de la France. L'Angleterre, +égoïste et affairée, l'Allemagne, qui ne songe qu'à vivre en paix avec +nous pour chercher au loin des débouchés à sa production hâtive, énorme, +déjà surabondante; la faible Autriche, à l'exception des antisémites qui +pullulent à Vienne (car la maladie de l'antisémitisme, qui ne prend pas +sur les peuples robustes, s'attaque aux nations malades); la Belgique, +le Danemark, la Suisse, races sensées, d'esprit libéral; l'Italie, la +Russie, l'Amérique: tous les habitants du monde enfin, malgré la +diversité de leurs génies et de leurs moeurs, de leurs croyances et de +leurs habitudes, jugent cette affaire de la même manière et proclament +l'innocence du condamné de 1894. Et l'on veut que le sentiment unanime +du monde entier dépende d'un syndicat juif qu'on n'a jamais pu +découvrir, et que tous les peuples de la terre conspirent pour sauver un +petit capitaine israélite français! Qui sont donc ces juifs qui achètent +l'univers, quand leurs plus riches coreligionnaires de France gardent +leur or, ou bien le mettent dans les journaux des jésuites et de +l'état-major? Une si niaise imagination a dû naître dans la loge où le +Uhlan dînait avec la fille Pays, et c'est là, sans doute, dans les +balayures de la concierge, qu'un général l'a ramassée pour la porter à +la barre d'un Conseil de guerre. + +Puisqu'il y a une conjuration des peuples, comment ne pas voir que c'est +la conjuration de la conscience humaine? Comment ne pas voir que, si +tout ce qui est doué d'intelligence et de sentiment sur la planète se +tourne vers le capitaine Dreyfus, c'est que cet être imperceptible, ce +rien humain, est devenu le symbole de l'humanité souffrante et que +l'humanité entière se sent offensée en lui? Et comment ne pas voir que +cette unanimité résulte des conditions mêmes dans lesquelles s'exercent +l'intelligence et la raison, qui en définitive gouvernent les hommes, et +que c'est partout la même pensée, parce que la pensée, dans son +ensemble, obéit partout aux mêmes lois? + +Si l'on pense dans la planète Mars, si l'on pense dans le monde énorme +et lointain de Sirius et si l'on y reçoit des nouvelles de notre monde +terraqué, on y croit à l'innocence de Dreyfus, comme on y croit que la +somme des trois angles d'un triangle est égale à deux angles droits. + +Ayant mené ces réflexions sur le pavé du Grand-Marché, parmi les blondes +et rondes ménagères, je me trouvai au pied de la statue de bronze qui +figure Erasme de Rotterdam, debout, en bonnet carré et en robe fourrée, +tenant dans ses mains un gros livre ouvert. + +Le professeur Caspar Esselens, qui commente avec beaucoup de savoir et +de goût les tragédies d'Euripide, ne craint point, en bon Hollandais, +les grosses plaisanteries nationales. Il m'en fit une qui a pour elle +l'autorité d'une longue tradition bourgeoise. + +--Regardez bien la statue, me dit-il, et prenez patience. La main +tournera le feuillet, quand l'heure sonnera. + +Ce bon Erasme, établi maintenant dans sa ville, pour ne la plus jamais +quitter, après avoir, en son temps, visité beaucoup de villes, beaucoup +lu et beaucoup écrit, enseigné les lettres antiques, et châtié les moeurs +en souriant, se montre si simple et si familier encore sur son socle +glorieux, il a un tel air de bonhomie dans sa finesse, que, volontiers, +j'aurais osé prendre quelques libertés avec lui. L'envie me venait de +lui adresser la parole et de l'engager dans un de ces colloques qu'il +menait, en son vivant, avec tant d'élégance et de raison. Pour un peu, +je lui aurais dit avec un grand salut: + +--Docteur, tu connaissais les moines et ne les aimais pas. Tu les savais +ignares, libidineux, paresseux et gourmands. Les nôtres sont d'une +nouvelle espèce. Je crois qu'ils te déplairaient davantage si tu les +voyais travailler, avec des militaires, à l'abêtissement d'une grande +nation qui, dans le siècle dernier, fut instruite dans la sagesse et +dans la tolérance par des hommes excellents dont le plus illustre avait +tes traits et ton sourire et autant d'esprit que toi. Ce peuple +français, chez qui tu vins étudier en ta jeunesse, a été grandement +berné, tympanisé et dindonné de nos jours par un quarteron de +bureaucrates chamarrés. Ah! docteur, la dame au bonnet vert à qui tu +dictas d'ironiques discours, qu'on lit encore, agite précisément à cette +heure, sur mes compatriotes assourdis, plus de sonnettes que n'en +contenait la marotte que tu mis en sa main, plus de grelots que n'en eut +jamais la mule espagnole qui te porta ton diplôme de conseiller de +l'empereur Charles-Quint. On a persuadé aux coquebins, fort nombreux en +tous pays et même en France, qu'il était honorable et profitable de +maintenir un innocent au bagne afin de ne pas déplaire à un général qui +l'a fait condamner frauduleusement, et qu'on admire pour avoir fait +périr six mille soldats français dans une expédition contre des sauvages +nus et sans armes. Croyais-tu, docteur, que la folie pût aller +jusque-là? + +Voilà ce que j'aurais peut-être osé dire respectueusement à Erasme de +Rotterdam, quand les onze heures sonnèrent au cadran de Groote Kerk. +Alors le professeur Caspar Esselens me dit avec un rire candide: + +--Onze heures! Il n'a pas tourné le feuillet. C'est qu'il n'a pas +entendu. Il est sourd. + +Et je songeai: + +«Tant mieux pour lui! Heureux les sourds! Ils n'entendent pas ces +militaires mentir sous serment, pour l'honneur de l'armée. Ils +n'entendent pas l'apologie forcenée des imposteurs et des faussaires. +Ils n'entendent pas ces cris de mort aux juifs et de haine aux étrangers +poussés dans les rues d'une ville qui convie les peuples aux fêtes d'une +Exposition universelle.» + +Le professeur Caspar Esselens me prit par le bras et me dit doucement: + +--Croyez-moi, cher ami, les Français ont tort d'accueillir avec défiance +et mépris toute pensée et toute opinion venue du dehors. Ils +méconnaissent les conditions nécessaires de l'existence sur la planète. +L'échange des idées est aussi indispensable aux peuples que l'échange +des substances. Autrefois, la France comprenait cette vérité; d'où vient +qu'elle ne la comprend plus? + +Il tira de sa poche un cigare enveloppé d'or comme une momie royale de +Thèbes et qu'il n'avait pas payé plus de dix cents; il l'alluma et +reprit du ton le plus cordial: + +--Il était bien naturel que cette affaire nous intéressât comme si elle +était nôtre. Ce qui vient de vous ne nous est jamais indifférent. Un de +vos compatriotes l'a dit: «Les choses de France deviennent vite choses +humaines.» + +Et il poursuivit d'un accent plus grave: + +--Surtout, ne croyez pas que le bon renom de la France, compromis par +quelques malfaiteurs, soit pour cela perdu. Le peuple français est +innocent de ces fautes et de ces crimes. Un peuple est toujours +irresponsable parce qu'il est toujours inconscient, ou du moins qu'il ne +parvient à la conscience que pour un petit nombre d'idées très grandes +et très simples. En ce cas d'ailleurs il est certain que votre peuple a +été trompé par ses journaux. Mais s'il est vrai que son ignorance a +causé sa défaillance, s'il est vrai qu'il a essuyé une grande défaite +morale, il est vrai pareillement qu'une petite poignée d'hommes +courageux a sauvé l'honneur du pays. Vous savez en quelle estime nous +tenons Zola et Picquart. La gloire d'Athènes est grande. Combien peu +d'hommes font la gloire d'Athènes! De tout temps, en tout lieu, les +hommes qui honorèrent leur patrie en honorant l'humanité furent peu +nombreux et le plus souvent méconnus, insultés, persécutés, condamnés à +la prison, à l'exil, au supplice. Votre Renan, si je ne me trompe, a dit +de bonnes choses dans ce sens. + +Le professeur Caspar Esselens se tut, et comme il me sembla un peu plus +inquiet que de raison sur l'issue de cette affaire si petite en fait et +si grande en esprit, je pris soin de le rassurer: + +--Ne perdez pas confiance, monsieur Esselens; ne désespérez ni de la +justice ni de la France. Tout cela, je vous le dis, finira, comme il +convient, par la réhabilitation de l'innocent et le châtiment des +coupables. J'en ai l'assurance. Et dites bien à vos élèves et à tous vos +amis que la France, loin d'être abaissée, se trouve aujourd'hui +précisément au plus haut point du monde, puisqu'on y combat pour une +idée. + +Je vous prie, mon cher Bergeret, etc. + + + + +VIII + + +M. Bergeret se promenait dans le jardin du Luxembourg, au déclin du +jour. Les feuilles desséchées des platanes, qui tombaient en tournoyant +à ses pieds, lui donnaient une douce idée de la mort; il songeait que, +pour la nature comme pour l'homme, vivre c'est périr sans cesse, et que +les Grecs ingénieux avaient raison de donner à l'amour et à la mort le +même visage et le même sourire. Sous la statue de la Marguerite des +princesses il rencontra M. Mazure, archiviste départemental, qui était +venu passer quelques jours à Paris, dans la science, l'amitié et les +divertissements. + +--Je viens de voir mon collègue Lehaleur, dit Mazure. La fièvre qu'il a +prise à Rennes ne le quitte pas. Il en est consumé. Cette déplorable +affaire n'a fait que trop de victimes. Heureusement qu'elle est +terminée. + +--Elle n'est pas terminée, répondit M. Bergeret. Les conséquences de +toute action sont infinies. Celle-là aura des suites qu'il n'est +possible à personne d'arrêter. Il en est des forces morales comme des +forces physiques: elles se transforment et ne se perdent pas. On +n'arrête pas un mouvement d'idées sans échauffer les esprits, et la +chaleur, à son tour, produit du mouvement. On n'anéantit point une +force. + +--Il faut pourtant que l'apaisement se fasse. Le pays tout entier le +veut. Il veut oublier. + +--On ne s'endort pas sur un oreiller de fraudes et de violences. Il +n'est point d'amnistie qui puisse réconcilier l'erreur et la vérité, le +crime et l'innocence. Ne voyez-vous pas qu'il y a des justes qui ne +veulent point être pardonnés? Aujourd'hui même, Picquart et Zola +refusent une injurieuse clémence et demandent justice. + +--Il faut être raisonnable. Vous n'espérez pas ramener l'opinion égarée. +Et il n'y a point de pouvoir en France que l'opinion n'entraîne pas. +Pourquoi s'obstiner inutilement? + +--Il est vrai que si je m'arrêtais aux apparences, je pourrais +désespérer de la justice. Il y a des criminels impunis; la forfaiture et +le faux témoignage sont publiquement approuvés comme des actes louables. +Les esprits chérissent leur vieille erreur comme un bien précieux. Je +n'espère pas que les adversaires de la vérité avouent qu'ils se sont +trompés. Un tel effort n'est possible qu'aux plus grandes âmes. Mais les +conséquences nécessaires de leurs erreurs et de leurs fautes se +produisent malgré eux, et ils voient avec étonnement leur perte +commencée. + +--Ils restent le nombre. + +--Aussi sont-ils vaincus par le dedans. Et c'est la défaite irréparable. +Quand on est vaincu du dehors, on peut continuer la résistance et +espérer une revanche. Mais la défaite intérieure est définitive. +Qu'importe, dès lors, que les sanctions légales tardent ou manquent! La +seule justice naturelle et véritable est dans les conséquences mêmes de +l'acte, non dans des formules extérieures, souvent étroites, parfois +arbitraires. Et la faction des violents et des injustes souffre déjà +cruellement de son injustice et de sa violence. Voyez et +instruisez-vous. Ce parti énorme de l'iniquité, demeuré intact, +respecté, redouté, tombe et s'écroule de lui-même, par l'effet d'un +travail intime de dissolution, et périt par cela seul qu'il est mauvais. +N'êtes-vous pas frappé de voir que ces tribunaux militaires, superbes, +au milieu des louanges et des applaudissements, s'affaissent sous le +poids des erreurs et des fautes dont on leur faisait des vertus? Une +loi, déposée aujourd'hui sur le bureau de la Chambre, les atteint dans +leur triomphe. + +Cette loi sera discutée, combattue, amendée peut-être. Elle sera votée. +Les juges militaires l'ont eux-mêmes préparée, imposée. Les légistes du +gouvernement n'ont fait que la rédiger. Une juridiction qui n'avait ni +la lumière ni l'indépendance, est en vain applaudie, adulée, caressée. +Elle va disparaître. Le moindre effort l'emportera. Pourtant hier encore +elle sacrifiait, dans l'ivresse publique, un innocent à sa puissance. Et +voici qu'elle meurt d'être injuste. Ainsi, par ses fautes, elle a +contribué au progrès des moeurs: + +C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt +De nous vendre bien cher les grands biens qu'ils nous font. + +Quand un tel résultat est déjà obtenu, pourquoi se plaindre que de +grands coupables échappent à la loi et gardent de méprisables honneurs? +Cela n'importe pas plus, dans notre état social, qu'il n'importait, dans +la jeunesse de la terre, quand déjà les grands sauriens des océans +primitifs disparaissaient devant des animaux d'une forme plus belle et +d'un instinct plus heureux, qu'il restât encore, échoués sur le limon +des plages, quelques monstrueux survivants d'une race condamnée. + +Et voyez encore. Ces moines ennemis de la justice et de la liberté +fondaient leur puissance sur une iniquité qui semblait assez vaste pour +les porter. Avant même que l'iniquité soit détruite, ils s'écroulent. +Leur ruine est prochaine. La loi, la faible loi, insultée et bafouée par +eux, entre tout à coup dans leurs riches maisons, et la caisse où ils +entassaient des centaines de mille francs en gros sous est à cette heure +fermée de ce petit fil si mince, qu'on ne peut rompre. Ce n'est là, je +le sais, qu'une descente de police. Mais que de menaces sont suspendues +sur ces agitateurs! N'ont-ils pas désormais tout à craindre d'un +Parlement naguère leur complice, qui demain les frappera peut-être, et +avec eux toutes ces congrégations qui s'enrichissaient dans l'ombre, +achetaient secrètement des maisons et des terres? Et ces moines +prospères, ces riches marchands de miracles courent un grand péril, pour +s'être associés à l'injustice triomphante. + +Voyez enfin! tout ce qui s'appuya sur ce qui n'était pas la vérité +chancelle. Méline était fort. Qu'est-il à présent? Et les royalistes qui +se croyaient plus forts que lui en se faisant plus iniques, que sont-ils +devenus? Leur prince, ses faibles forces l'ont abandonné. Il ne rôde +plus, avide et craintif, autour de la France convoitée. Il va se cacher +derrière les Pyramides, tandis que ses amis sont en prison. + +Peu de changement dans l'état des esprits. Pas de ces brusques +revirements des foules, qui étonnent. Rien de sensible ni de frappant. +Pourtant il n'est plus, le temps où un Président de la République +abaissait au niveau de son âme la justice, l'honneur de la patrie, les +alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de +leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la +garde; ce temps de brutalité et d'hypocrisie où le mépris de +l'intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion +populaire et une doctrine d'État, où les pouvoirs publics protégeaient +les porteurs de matraque, où c'était un délit de crier «Vive la +République!» Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un +passé profond, plongés dans l'ombre des âges barbares. + +--Ils peuvent revenir. + +--Ils peuvent revenir. Et vraiment nous n'en sommes séparés encore par +rien de solide, par rien même d'apparent ni de distinct. Ils se sont +évanouis comme les nuages de l'erreur qui les avait formés. Le moindre +souffle peut encore ramener ces ombres. Je le sais. Je crois pourtant +que la République est sauvée, et avec elle la parcelle de justice et de +vérité qu'elle peut réaliser. C'est peu de chose. Mais ce peu nous est +précieux quand nous avons failli perdre, dans un abîme de violence et +d'imbécillité, tout ce qui fait le génie et la beauté de la France, la +tolérance, la justice, la liberté de pensée, tout ce qui donne un sens à +notre histoire, un caractère à notre peuple, tout ce qui est cher aux +Français qui aiment assez leur patrie pour la vouloir juste et +généreuse. Ce qui frappe nos adversaires comme des coups imprévus, ce +qu'ils attribuent à la malignité d'un petit nombre d'hommes au pouvoir, +encore mal assis et mal obéis, n'est en réalité que la conséquence de +leurs propres fautes, quand ils ont cru se fortifier dans l'injustice et +l'erreur. Il est de toute nécessité qu'une société humaine soit en +définitive juste et raisonnable. La démocratie, sans en avoir +conscience, les abandonne, et c'est pourquoi ils tombent par terre. Leur +chute est molle, sur un terrain amolli. Mais il n'est pas certain qu'ils +puissent se relever. Ce que n'ont pu faire les ennemis de la République +et de la liberté quand ils avaient pour eux le Président de la +République, les ministres, tous les pouvoirs publics, la presse, la +foule terrifiée et abusée, et ces chevaux dont la bride était aux mains +des séditieux, le pourront-ils quand les républicains, encore timides, +mais inquiets et pleins de méfiance, commencent à se défendre? Et qui +donnera l'assaut? La troupe mince et brillante des riches et des oisifs, +renforcée des camelots à quarante sous. Rien de plus. Le bourgeois +regarde avec bienveillance. Mais il ne combat pas, et il ne sert la +réaction qu'en applaudissant aux couplets nationalistes des +cafés-concerts. Cependant la masse grave et sombre, énorme, des +travailleurs, qu'on n'amuse plus avec de la politique et des émeutes, le +peuple qui, un jour, peut tout exiger puisqu'il produit tout, +s'organise, apprend à penser et s'apprête à vouloir. + + + + +LA PRESSE + + +Ce soir-là, M. Bergeret reçut, dans son cabinet, la visite de son +collègue Jumage. + +Alphonse Jumage et Lucien Bergeret étaient nés le même jour, à la même +heure, de deux mères amies, pour qui ce fut, par la suite, un +inépuisable sujet de conversations. Ils avaient grandi ensemble. Lucien +ne s'inquiétait en aucune manière d'être entré dans la vie au même +moment que son camarade. Alphonse, plus attentif, y songeait avec +contention. Il accoutuma son esprit à comparer, dans leur cours, ces +deux existences simultanément commencées, et il se persuada peu à peu +qu'il était juste, équitable et salutaire que les progrès de l'une et de +l'autre fussent égaux... + +... Un effet assez étrange de cette étude comparée de deux existences +fut que Jumage s'habitua à penser et à agir en toute occasion au rebours +de Bergeret; non qu'il n'eût point l'esprit sincère et probe, mais parce +qu'il ne pouvait se défendre de soupçonner quelque malignité dans des +succès de carrière plus grands et meilleurs que les siens, par +conséquent iniques. C'est ainsi que, pour toutes sortes de raisons +honorables qu'il s'était données et pour celle qu'il avait d'être le +contradicteur, d'être l'autre de M. Bergeret, il s'engagea dans les +nationalistes, quand il vit que le professeur de faculté avait pris le +parti de la révision. Il se fit inscrire à la ligue de l'_Agitation +française_, et même il y prononça des discours. Il se mettait +pareillement en opposition avec son ami sur tous les sujets, dans les +systèmes de chauffage économique et dans les règles de la grammaire +latine. Et comme enfin M. Bergeret n'avait pas toujours tort, Jumage +n'avait pas toujours raison. + +Cette contrariété, qui avait pris avec les années l'exactitude d'un +système raisonné, n'altéra point une amitié formée dès l'enfance: Jumage +s'intéressait vraiment à Bergeret dans les disgrâces que celui-ci +essuyait au cours parfois embarrassé de sa vie. Il allait le voir à +chaque malheur qu'il apprenait. C'était l'ami des mauvais jours. + +Ce soir-là, il s'approcha de son vieux camarade avec cette mine +brouillée et trouble, ce visage couperosé de joie et de tristesse, que +Lucien connaissait. + +--Tu vas bien, Lucien? Je ne te dérange pas? + +--Non. + +--Je venais te voir... dit Jumage, te parler... Mais ça n'a aucune +importance... Je t'apportais un article. Mais je te le répète, c'est +sans importance. + +Et il tira de sa poche un journal. M. Bergeret tendit lentement la main +pour le prendre. Jumage le remit dans sa poche, M. Bergeret replia le +bras, et Jumage posa, d'une main un peu tremblante, le papier sur la +table: + +--Encore une fois, c'est sans importance. Mais j'ai pensé qu'il valait +mieux... Peut-être est-il bon que tu saches... Comme tu as des +ennemis... + +--Flatteur! dit M. Bergeret. + +Et prenant le journal, il lut ces lignes, marquées au crayon bleu: + +«Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel Bergeret, qui croupissait +en province, vient d'être chargé de cours à la Sorbonne. Les étudiants +de la Faculté des lettres protestent énergiquement contre la nomination +scandaleuse de ce protestant antifrançais. Et nous ne sommes pas surpris +d'apprendre que bon nombre d'entre eux ont décidé d'accueillir comme il +le mérite, par des huées, ce sale juif allemand, que le ministre de la +trahison publique a l'outrecuidance de leur imposer comme professeur.» + +Et quand M. Bergeret eut achevé sa lecture: + +--Ne lis donc pas cela, dit vivement Jumage. Cela n'en vaut pas la +peine. C'est si peu de chose. + +--C'est peu, j'en conviens, répondit M. Bergeret. Encore faut-il me +laisser ce peu comme un témoignage obscur et faible, mais honorable et +véritable, de ce que j'ai fait dans des temps difficiles. Je n'ai pas +beaucoup fait. Mais enfin j'ai couru quelques risques. Le doyen Stapfer +fut suspendu pour avoir parlé de la justice sur une tombe. M. Bourgeois +était alors grand maître de l'Université. Et nous avons connu des jours +plus mauvais que ceux que nous fit M. Bourgeois. Sans la fermeté +généreuse de mes chefs, j'étais chassé de l'Université par un ministre +privé de sagesse. Je n'y pensai point alors. Je peux bien y songer +maintenant et réclamer le loyer de mes actes. Or, quelle récompense +puis-je attendre plus digne, plus belle en son âpreté, plus haute, que +l'injure des ennemis de la justice? J'eusse souhaité que l'écrivain +injurieux, qui malgré lui me rend témoignage, sût exprimer une pensée +plus exacte dans une forme plus durable. Mais c'était trop demander. + +--Remarque, dit Jumage, que tu es diffamé en raison de tes fonctions. Tu +peux traîner ton diffamateur devant le jury. Mais je ne te le conseille +pas: il serait acquitté. Le jury a de ces défaillances. + +--Il est vrai, dit M. Bergeret, que le jury semble incliner à croire que +la diffamation des fonctionnaires et les attaques idéales dirigées +contre les corps constitués ne sont point punissables. Si, quand on leur +soumit cette lettre mesurée que Zola écrivit à un Président de la +République mal préparé à entendre de si justes paroles, les jurés de la +Seine en condamnèrent l'auteur, c'est qu'ils délibéraient sous des cris +inhumains, sous des menaces hideuses, dans un insupportable bruit de +ferraille, au milieu de tous les fantômes de l'erreur et du mensonge. +Ils ne recommenceront pas. Et ils ont montré depuis qu'il ne fallait +plus se plaindre à eux des blessures trop subtiles faites par les +pierres de la parole et les flèches de la pensée. Je ne connais pas +précisément leurs raisons, mais je leur en prêterai d'abondantes et +d'excellentes. + +»Peut-être estiment-ils qu'un délit si fréquent et mille fois répété +chaque jour, du matin au soir, est non plus un délit, mais un usage. +Peut-être pensent-ils que c'est de la politique et l'effet nécessaire de +nos institutions; qu'il est dangereux de limiter en faveur d'un seul +intéressé les droits de la pensée humaine; qu'il y a de bonnes +diffamations comme il y en a de médiocres et de mauvaises, et qu'il est +difficile de les distinguer; qu'on peut porter de justes et généreuses +accusations contre un homme puissant ou contre une grande institution +sans être en état d'en fournir les preuves formelles, ainsi que cela +s'est vu, et qu'il est enfin de ces accusations condamnées par les lois +qui concourent au bien public et importent au salut de la patrie. Enfin, +il est possible que les jurés acquittent les journalistes par excès de +respect. Et il est possible qu'ils les acquittent par excès de mépris. +En tout cas ils ont supprimé le délit de diffamation. + +--Il est probable en effet, dit Jumage, que le jury ne t'accorderait +aucune satisfaction. Mais si la proposition Joseph Fabre était votée, tu +amènerais ton diffamateur en police correctionnelle où il serait admis à +faire la preuve. Et comme il ne pourrait prouver que tu es à la fois un +protestant antifrançais et un sale juif allemand, il serait condamné. + +--J'aime beaucoup M. Joseph Fabre, qui a très bien parlé de Jeanne +d'Arc, dit M. Bergeret. Mais sa loi est d'une excessive imprudence. Si +elle était votée, les juges l'appliqueraient d'une façon qui pourrait +bien un jour surprendre et contrister M. Joseph Fabre lui-même. Il n'est +pas sage de remettre à d'honnêtes magistrats, qui ne savent que leur +Code, la connaissance d'une cause qui intéresse contradictoirement une +personne ou un groupe de personnes et l'universalité des citoyens et des +hommes, car un journaliste écrit pour tout le monde et de sa liberté +dépendent toutes les libertés. + +--Mais alors!... dit Jumage. + +--Alors, répondit le professeur Bergeret, l'offense aux grands corps +publics et la diffamation des personnes en place ne seront point punies. +Et ce sera bien ainsi. La diffamation est parfois infâme, parfois +généreuse. L'indignité du diffamé la rend innocente, l'indignité du +diffamateur la rend méprisable. Dans l'un et l'autre cas elle relève de +l'opinion et non des lois. Il est vrai que c'est beaucoup l'usage, en ce +temps-ci, de diffamer les honnêtes gens. Mais dans l'état de banalité et +d'avilissement où cette espèce de diffamation est tombée, si elle +gardait encore quelque force, ce serait parce qu'elle est suivie de +sanctions pénales. Sans cette suite et ce cortège, elle tombe +misérablement. C'est la peine dont vous la frappez qui la relève. Car +enfin si mon diffamateur brave la prison, c'est un gaillard. Ce serait +un héros s'il y jouait sa vie. Ne risquant rien, c'est un polisson. Sans +compter que sa voix grêle, un procès la grossit, et que les juges, en +punissant l'injure, la publient. Un des plus absurdes et des plus +constants préjugés de l'animal humain est de croire à l'efficacité des +châtiments, qui, la plupart du temps, ne servent à rien, puisque la +société subsiste et prospère après qu'ils sont diminués ou supprimés. +Pour ma part je crois fermement que le journaliste qui m'a appelé +intellectuel croupi, protestant antifrançais et sale juif prussien ne +mérite ni la prison ni l'amende et qu'il est un innocent. + +Tirant M. Bergeret par la manche, Jumage le pressa d'entendre ces +paroles émues: + +--Écoute-moi, Lucien; je n'ai aucune de tes idées sur l'Affaire. J'ai +blâmé ta conduite, je la blâme encore. Mais je tiens à te déclarer que +je réprouve énergiquement les procédés de polémique dont certains +journaux usent à ton égard. Et, si j'ai un reproche à te faire, c'est de +ne pas les blâmer toi-même avec la même vigueur. Ton indulgence est +immorale. Permets-moi de te dire que je ne la conçois guère chez un +membre de la ligue des _Immortels Principes_. La déclaration de 1791, +invoquée par cette ligue, porte précisément que la libre communication +des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de +l'homme, et que tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer +librement, sauf à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par +la loi... Sauf à répondre de l'abus, tu entends. L'outrage est un de ces +cas. L'auteur en doit répondre. Tu ne peux pas sortir de là. + +--Je n'y entrerai point, répondit M. Bergeret. C'est de la métaphysique. +Je reste dans la réalité des choses. En fait, il n'est pas si facile que +le croyaient les législateurs de 1791 de distinguer l'abus de l'usage, +et pour nous en tenir au point que nous examinons, de marquer la limite +qui sépare la sévérité de l'outrage, la critique de l'offense. Il est +plus malaisé encore de peser les intentions de l'écrivain. Nous avons +vu, sous la présidence d'un ministre laboureur, un généreux appel à la +justice et à l'humanité poursuivi comme un crime. Et dans le même temps +il était permis d'insulter à l'innocence et d'offenser la vérité. Cette +dame nue fut mal protégée par les lois durant dix-huit mois environ. Un +tel exemple, précédé de beaucoup d'autres, me confirme dans l'idée qu'il +vaut mieux ne poursuivre personne pour du papier noirci. + +Les délits de pensée sont indéfinissables. Il leur manque ainsi la +qualité essentielle à tout délit. Celui que la proposition Joseph Fabre +prétend restaurer, la diffamation d'État, échappe notamment à toute +définition. Il est périlleux d'en saisir les juges correctionnels, qui +ne le reconnaîtraient qu'à des signes incertains. Ils le puniraient +cependant; et ce serait une peine faible et vaine. Lors de la +Renaissance, dès que se répandirent dans les pays d'Europe ces petites +presses à bras et ces pauvres casses de lettres mobiles qui faisaient la +charge d'un âne et qui devaient changer le monde, tous les princes +armèrent des lois contre l'imprimerie naissante. En France, sous +François Ier et sous Henri II, quiconque publiait un écrit sans avoir +préalablement obtenu l'approbation de la Sorbonne était puni de mort. On +y pendit à force les colporteurs de Genève, coupables de vendre des +prières calvinistes dans les campagnes. En 1618, alors que Luynes, «qui +n'avait jamais entendu parler d'affaires ni vu autre chose que des +chiens et des oiseaux», gouvernait le royaume, le poète Durant, pour +avoir fait un livre, fut rompu vif en grève, avec deux de ses complices. + +Le dix-septième siècle, que nous croyons poli parce qu'on y dessinait +des jardins et qu'on y composait des pièces de théâtre, des oraisons +funèbres et des fables, ne le céda guère en barbarie aux âges +précédents. En 1694, l'année même où l'évêque Bossuet, dans ses _Maximes +sur la Comédie_, traitait Corneille d'entremetteur et Molière +d'histrion, les imprimeurs Rambaud et Larcher furent pendus pour avoir +publié un libelle intitulé _l'Ombre de Scarron_, où le roi était traité +sans respect. + +Le supplice des pauvres colporteurs genevois n'empêcha pas les progrès +de la Réforme. La mort de deux malheureux imprimeurs n'épargna pas à +Louis XIV une vieillesse exécrée et funeste. La cruauté des arrêts de +justice n'arrêta pas les progrès de l'esprit public. Avec le +dix-huitième siècle se leva l'aurore de la douceur humaine. Les lois +suivirent, en boitant et en rechignant, les préceptes des philosophes. +Aux époques troublées, dans les jours de violence, il y eut de brusques +retours au passé. + +Les législateurs de l'an IV tentèrent de défendre la liberté comme les +Parlements défendaient la monarchie et l'Église. La loi du 27 germinal +punit de mort la provocation à la dissolution du gouvernement et au +rétablissement de la royauté. Cette loi furieuse ne sauva pas la +République. + +Et vous croyez aujourd'hui que la menace de six mois de prison et de +cinq cents francs d'amende empêchera ce que n'ont pu empêcher la corde +et la roue, et plus tard la guillotine! Et vous croyez à l'efficacité de +vos peines dégénérées! + +La liberté seule est efficace, si elle est pleine et entière. Elle seule +est bonne et salutaire. + +Vous la devez à la presse, non pas seulement à la presse qui la mérite +par sa prudence, mais à la presse telle qu'elle est, sage ou folle. Vous +la devez à la presse, parce que la presse exprime la pensée de la nation +entière, et qu'elle est et doit être, comme cette pensée même, diverse, +confuse, contradictoire, juste, injuste, sage, absurde, violente, +magnanime; parce qu'elle est la conscience de la foule obscure des +citoyens comme de l'élite des intelligences, et le miroir où chacun, se +voyant au milieu de tous, se compare et se juge; parce qu'il est +indispensable qu'elle dise tout ce qui se croit ou se pense confusément +autour de nous, en sorte que le vrai et le faux se trouvent amenés à la +lumière dans la même proportion où ils sont au fond des esprits; parce +que ses faiblesses et ses hontes, son ignorance brutale, ses préjugés +stupides lui viennent de la communauté, tandis qu'elle possède en propre +cette force et cette vertu attachées à la parole humaine; parce que, +tant bien que mal, elle pense, et que la pensée, à la longue, s'ordonne +d'elle-même selon des lois supérieures, qu'on ne peut transgresser, et +produit la conciliation des contraires; parce qu'elle apporte des faits +et donne des raisons, et que si les faits qu'elle apporte sont faux, +elle les anéantit dès qu'elle les expose, et que ses raisons, +fussent-elles les pires de toutes, impliquent la reconnaissance de la +raison souveraine; parce qu'elle ne peut ni se tromper ni mentir sans +mettre à découvert le mensonge et l'erreur, et qu'ainsi, de gré ou de +force, elle travaille, en définitive, à l'établissement de la vérité; +parce que ses discussions ardentes, partiales, et même injurieuses ou +ineptes, se substituant à la violence matérielle, annoncent +l'adoucissement des moeurs et y contribuent; parce que, étant l'idée, +elle doit rester indépendante du fait, étant la pensée, elle doit +dominer tout acte, étant la force morale, elle doit être soustraite à la +force matérielle. + +Et remarque, poursuivit M. Bergeret, que la presse, quand elle est +libre, est faible pour le mal et forte pour le bien. C'est à la liberté +de la presse que nous devons le triomphe récent d'une juste cause. Quand +une petite poignée d'hommes intelligents et généreux dénoncèrent, pour +l'honneur de la France, la condamnation frauduleuse d'un innocent, ils +furent traités en ennemis par le gouvernement et par l'opinion. Ils +parlèrent cependant. Et par la parole ils furent les plus forts. Le gros +des feuilles travaillait contre eux, avec quelle ardeur! tu le sais. +Mais elles servirent la vérité malgré elles, et, en publiant des pièces +fausses, permirent d'en établir la fausseté. Les mensonges se +détruisirent les uns par les autres. L'erreur éparse ne put rejoindre +ses tronçons dispersés. Finalement il ne subsista que ce qui avait de la +suite et de la continuité. La vérité possède une force d'enchaînement +que l'erreur n'a pas. Elle forma, devant l'injure et la haine +impuissantes, une chaîne que rien ne peut plus rompre. Mais, pour +accomplir ce travail heureux, il fallait une presse libre. Nous l'avons +eue, grâce à la République, malgré la mauvaise foi et la tracasserie. +Nous l'avons eue, et la vérité a été servie dans la presse par ses +ennemis presque autant que par ses amis. + +Et M. Bergeret, ayant ainsi parlé, prit dans ses mains le journal que +lui avait apporté Jumage, parcourut d'un regard tranquille l'article qui +commençait par ces mots: _Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel +Bergeret, qui croupissait en province_... + +Puis il dit avec douceur et gravité: + +--Ces douze lignes, ces douze lignes qui, par elles-mêmes sont de vil +prix, je les tiens pour intangibles et sacrées, parce que, dénuées de +pensée, elles ont du moins été tracées avec les signes de la pensée, +avec ces caractères d'imprimerie, ces saintes petites lettres de plomb +qui ont porté le droit et la raison par le monde. + + + + +LA JUSTICE CIVILE ET MILITAIRE + + + + +I + + +--Notre esprit, dit mon bon maître, est ainsi fait que rien ne le +trouble ni ne le blesse de ce qui est ordinaire et coutumier. Et l'usage +use, si je puis dire, notre indignation, aussi bien que notre +émerveillement. Je m'éveille chaque matin, sans songer, je l'avoue, aux +malheureux qui seront pendus ou roués pendant le jour. Mais quand l'idée +du supplice m'est rendue plus sensible, mon coeur se trouble, et pour +avoir vu cette belle fille conduite à la mort, ma gorge se serre au +point que ce petit poisson n'y saurait entrer. + +--Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à +Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci +avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse? + +--Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous +n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas +davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts +qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour +libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la +doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de +croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la +justice qui punit des actions dont le principe, l'ordre et les causes +nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et qui +sont parfois accomplies sans connaissance... + +--Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes +du parti des fripons. + +--Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité +souffrante, et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre +deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés qui +paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux +s'indigneront. + +--Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup +de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois +et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une +humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux +crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués, +les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les +sorciers et les sodomites brûlés, les faux monnayeurs bouillis, en quoi +la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur +possible. + +--Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants, +équitables et doux. Aux âges gothiques de Saint Louis et même de +Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble +rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur +tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les +tortures et sur les supplices dont nous usons. + +--Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est +nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la +douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire +pour assurer la vie et les biens des citoyens. + +--Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le +juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des +préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies +non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue +du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la +société. C'est ainsi que les faux monnayeurs sont mis dans une chaudière +d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper +des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un +dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une +impitoyable cruauté! Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité +qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement +petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il +convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est +l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute +philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie. + +--Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me +semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus +utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la +devrait rendre auguste et sacrée. + +--Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître. + +--Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point. +Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter? + +Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie, +laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du +petit huissier. + +--A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est +bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète, +est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité +même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la +devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que +l'essence même de la justice, est le juste, ainsi que le mot l'indique. + +--Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est +belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du +tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la +justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui +lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent +cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et +qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs +rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions +des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui +veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des +juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec +celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette +distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout +arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une +corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse +une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe +appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait +ou achetée de ses deniers ou trouvée dans son coffre de mariage, ou +reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais +de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en +jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd +d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je +consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce +jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres +enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle +n'y avait pas moins de droits qu'un autre, je le veux bien. La justice +était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire, +pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine... + +... Quant à punir les voleurs, c'est un droit issu de la force et non de +la philosophie. La philosophie nous enseigne au contraire que tout ce +que nous possédons est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez +aussi que les juges approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand +le ravisseur est puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous +prendre notre vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu +sous Louis le Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on +enleva jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la +soie. Ce prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les +trésors des églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à +Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux +sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout +le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en +grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été +guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans +ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce +aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens +fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer. + +--Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du +roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré +pour la guerre ou pour les bâtiments ou de toute autre manière. + +--Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du +jeu. Les juges y vont comme à l'Oie, en regardant ce qui est écrit sur +le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes +sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de +gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait +droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est +parfaitement exact. + +--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense, +Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des +soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer. + +--Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre +que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice +assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu de +société qui est le plus inique, le plus absurde et le moins divertissant +des jeux... + +... La plus cruelle offense qu'on ait pu faire à Notre-Seigneur +Jésus-Christ est de mettre son image dans les prétoires où les juges +absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié et condamnent la Madeleine +qu'il releva de ses mains divines. Que fait-il, le juste, parmi ces +hommes qui ne pourraient pas se montrer justes, même s'ils le voulaient, +puisque leur triste devoir est de considérer les actions de leurs +semblables non en elles-mêmes et dans leur essence, mais au seul point +de vue de l'intérêt social, c'est-à-dire en raison de cet amas +d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et d'abus qui forme les cités, et dont +ils sont les aveugles conservateurs? En pesant la faute, ils y ajoutent +le poids de la peur ou de la colère qu'elle inspira au lâche public. Et +tout cela est écrit dans leur livre, en sorte que le texte antique et la +lettre morte leur servent d'esprit, de coeur et d'âme vivante. Et toutes +ces dispositions, dont quelques-unes remontent aux âges infâmes de +Byzance et de Théodora, s'accordent seulement sur ce point qu'il faut +tout sauver, vertus et vices, d'un monde qui ne veut pas changer. La +faute aux yeux des lois est si peu de chose en soi, et les circonstances +extérieures en sont si considérables, qu'un même acte, légitime dans +telle condition, devient impardonnable dans telle autre, comme il se +voit par l'exemple d'un soufflet qui, donné par un homme sur la joue +d'un autre, paraît seulement chez un bourgeois l'effet d'une humeur +irascible et devient, pour un soldat, un crime puni de mort. Cette +barbarie, qui subsiste encore, fera de nous l'opprobre des siècles +futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se demandera un jour quels +sauvages nous étions pour punir du dernier supplice l'ardeur généreuse +du sang quand elle jaillit du coeur d'un jeune homme assujetti par les +lois aux périls de la guerre et aux dégoûts de la caserne. Et il est +clair que s'il y avait une justice, nous n'aurions pas deux codes, l'un +militaire, l'autre civil. Ces justices soldatesques, dont on voit tous +les jours les effets, sont d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se +policent jamais, ne voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, +des conseils de guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des +caporaux et des sergents... + +... Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les +coeurs; aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. +Encore s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière +écorce d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes, +c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux +petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités +sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui +vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le +devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans +ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la +conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et +d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du +prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous +les fleurs de lys un asile inviolable. Le magistrat le plus austère peut +être amené, par son intégrité même, à rendre des arrêts aussi révoltants +et peut-être plus inhumains encore que ceux du magistrat prévaricateur, +et je ne sais, pour ma part, qui des deux je redouterais le plus, ou du +juge qui s'est fait une âme avec des textes de loi, ou de celui qui +emploie un reste de sentiment à torturer ces textes. Celui-ci me +sacrifiera à son intérêt ou à ses passions; l'autre m'immolera +froidement à la chose écrite. Encore faut-il observer que le magistrat +est défenseur, par fonction, non pas des préjugés nouveaux, auxquels +nous sommes tous plus ou moins soumis, mais des préjugés anciens qui +sont conservés dans les lois alors qu'ils s'effacent de nos âmes et de +nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit quelque peu méditatif et libre qui +ne sente tout ce qu'il y a de gothique dans la loi, tandis que le juge +n'a pas le droit de le sentir. + +Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières, +étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il +en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en +comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces +difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir +divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a +pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup +attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même +après avoir récité le _Veni Creator_, demeurent sujets à l'erreur; et il +vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour +cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à +celle-là. Le prince est de cet avis: car il a des lits de justice +au-dessus des Parlements... + +Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde +où tout passe et rien ne change. + +Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse: + +--Cela, seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille +que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont +intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit +de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que, dans +toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne +lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé +son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une +belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à +voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à +certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes +causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît +que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté +des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il +est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en +dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il +est vrai encore que, ignorant les lois, ils sont appelés, non à les +appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les +appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats +absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés +comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers. +Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent +être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne +sont pour ainsi dire imputables à personne. L'iniquité semble tolérable +quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire. + +Ce petit huissier, qui a un si grand sentiment de la justice, me +soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours, je +réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir +même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que +les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les +homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils, +qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat +perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre +justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un +mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour +l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser +dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut +s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais +pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu, +remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une +institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont +revêtue à l'envi d'une majesté empruntée. J'ai voulu montrer l'humilité +originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en +réalité qu'un amas bizarre d'expédients. + +Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine. +L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition, +l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie, +voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables +quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les +enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté +des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant, et je lis tous +les jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de +circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne +découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout +temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de +l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs +contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient +tout aussi épais et embrouillés. + +En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises moins +par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle +disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en +vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des +habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse +raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois +par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles +seuls défont l'oeuvre des siècles. + + + + +II + + +--Il faut reconnaître, dit M. de Terremondre, que, dans son genre, la +prison de notre ville est quelque chose d'admirable, avec ses cellules +blanches, si propres, rayonnant toutes d'un observatoire central, et si +ingénieusement disposées qu'on y est toujours en vue, sans jamais rien +voir. Il n'y a pas à dire, c'est bien compris, c'est moderne, c'est au +niveau du progrès. L'année dernière, comme je faisais une promenade dans +le Maroc, je vis à Tanger, dans une cour ombragée d'un mûrier, une +méchante bâtisse de boue et de plâtre devant laquelle un grand nègre en +guenilles sommeillait. Étant soldat, il avait pour arme un bâton. Par +les fenêtres étroites de la bâtisse passaient des bras basanés, qui +tendaient des paniers d'osier. C'étaient les prisonniers qui, de leur +prison, offraient aux passants, contre une pièce de cuivre, le produit +de leur travail indolent. Leur voix gutturale modulait des prières et +des plaintes que coupaient brusquement des imprécations et des cris de +fureur. Car, enfermés pêle-mêle dans la vaste salle, ils se disputaient +les ouvertures, voulant tous y passer leurs corbeilles. La querelle trop +vive tira de son assoupissement le soldat noir qui, à coups de bâton, +fit rentrer dans le mur les paniers avec les mains suppliantes. Mais +bientôt d'autres mains reparurent, brunes et tatouées de bleu comme les +premières. J'eus la curiosité de regarder par les fentes d'une vieille +porte de bois l'intérieur de la prison. Je vis dans l'ombre une foule +déguenillée, éparse sur la terre humide, des corps de bronze couchés +parmi des loques rouges, des faces graves portant sous le turban des +barbes vénérables, des moricauds agiles tressant en riant des +corbeilles. On découvrait çà et là, sur les jambes enflées, des linges +souillés, cachant mal les plaies et les ulcères; et l'on voyait, l'on +entendait ondoyer et bruire la vermine. Parfois passaient des rires. Une +poule noire piquait du bec le sol fangeux. Le soldat me laissait +observer les prisonniers tout à loisir, épiant mon départ pour tendre la +main. Alors, je songeai au directeur de notre belle prison +départementale. Et je me dis: «Si M. Ossian Colot venait à Tanger, il la +reconnaîtrait et il la flétrirait, la promiscuité, l'odieuse +promiscuité.» + +--Au tableau que vous faites, répliqua M. Bergeret, je reconnais la +barbarie. Elle est moins cruelle que la civilisation. Les prisonniers +musulmans ne souffrent que de l'indifférence et parfois de la férocité +de leurs gardiens. Du moins n'ont-ils rien à redouter des philanthropes. +Leur vie est supportable, puisqu'on ne leur inflige pas le régime +cellulaire. Toute prison est douce, comparée à la cellule inventée par +nos savants criminalistes. + +«Il y a, poursuivit M. Bergeret, une férocité particulière aux peuples +civilisés, qui passe en cruauté l'imagination des barbares. Un +criminaliste est bien plus méchant qu'un sauvage, un philanthrope +invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine. Le bourreau +persan fait mourir de faim les prisonniers. Il fallait un philanthrope +pour imaginer de les faire mourir de solitude. C'est là précisément en +quoi consiste le supplice de la prison cellulaire. Il est incomparable +pour la durée et l'atrocité. Le patient, par bonheur, en devient fou, et +la démence lui ôte le sentiment de ses tortures. On croit justifier +cette abomination en alléguant qu'il fallait soustraire le condamné aux +mauvaises influences de ses pareils et le mettre hors d'état d'accomplir +des actes immoraux ou criminels. Ceux qui raisonnent ainsi sont trop +bêtes pour qu'on affirme qu'ils sont hypocrites. + +--Vous avez raison, dit M. Mazure. Mais ne soyons pas injustes envers +notre temps. La Révolution, qui a su accomplir la réforme judiciaire, a +beaucoup amélioré le sort des prisonniers. Les cachots de l'ancien +régime étaient, pour la plupart, infects et noirs. + +--Il est vrai, répliqua M. Bergeret, que de tout temps les hommes ont +été méchants et cruels, et qu'ils ont toujours pris plaisir à tourmenter +les malheureux. Du moins, avant qu'il y eût des philanthropes, ne +torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de +vengeance, et non dans l'intérêt de leurs moeurs. + + + + +III + + +--J'ai appris ce matin à la préfecture, dit M. Frémont, qu'on coupait +une tête dans notre ville. Tout le monde en parle. + +--On a si peu de distractions en province! dit M. de Terremondre. + +--Mais celle-là, dit M. Bergeret, est dégoûtante. On tue légalement dans +l'ombre. Pourquoi le faire encore, puisqu'on en a honte? Le président +Grévy, qui était fort intelligent, avait aboli virtuellement la peine de +mort, en ne l'appliquant jamais. Que ses successeurs n'ont-ils imité son +exemple! La sécurité des individus dans les sociétés modernes ne repose +pas sur la terreur des supplices. La peine de mort est abolie dans +plusieurs nations de l'Europe, sans qu'il s'y commette plus de crimes +que dans les pays où subsiste cette ignoble pratique. Là même où cette +coutume dure encore, elle languit et s'affaiblit. Elle n'a plus ni force +ni vertu. C'est une laideur inutile. Elle survit à son principe. Les +idées de justice et de droit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec +majesté, sont bien ébranlées maintenant par la morale issue des sciences +naturelles. Et puisque visiblement la peine de mort se meurt, la sagesse +est de la laisser mourir. + +--Vous avez raison, dit M. Frémont. La peine de mort est devenue une +pratique intolérable, depuis qu'on n'y attache plus l'idée d'expiation, +qui est toute théologique. + +--Le Président aurait bien fait grâce, dit Léon avec importance. Mais le +crime était trop horrible. + +--Le droit de grâce, dit M. Bergeret, était un des attributs du droit +divin. Le roi ne l'exerçait que parce qu'il était au-dessus de la +justice humaine comme représentant de Dieu sur la terre. Ce droit, en +passant du roi au président de la République, a perdu son caractère +essentiel et sa légitimité. Il constitue désormais une magistrature en +l'air, une fonction judiciaire en dehors de la justice et non plus +au-dessus; il institue une juridiction arbitraire, inconnue au +législateur. L'usage en est bon, puisqu'il sauve des malheureux. Mais +prenez garde qu'il est devenu absurde. La miséricorde du roi était la +miséricorde de Dieu même. Conçoit-on M. Félix Faure investi des +attributs de la divinité? M. Thiers, qui ne se croyait pas l'oint du +Seigneur, et qui, de fait, n'avait pas été sacré à Reims, se déchargea +du droit de grâce sur une commission qui avait mandat d'être +miséricordieuse pour lui. + +--Elle le fut médiocrement, dit M. Frémont... + +--Des restes de barbarie traînent encore, dit M. Bergeret, dans la +civilisation moderne. Notre code de justice militaire, par exemple, nous +rendra odieux à un prochain avenir. Ce code a été fait pour ces troupes +de brigands armés qui désolaient l'Europe au XVIIIe siècle. Il fut +conservé par la République de 92, et systématisé dans la première moitié +de ce siècle. Après avoir substitué la nation à l'armée, on a oublié de +le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces, faites pour +des pandours, on les applique aujourd'hui à de jeunes paysans effarés, à +des enfants des villes qu'il serait facile de conduire avec douceur. Et +cela semble naturel! + +--Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre. Notre code militaire, +préparé, je crois, sous la Restauration, date seulement du second +Empire. Aux environs de 1875, il a été remanié et mis d'accord avec +l'organisation nouvelle de l'armée. Vous ne pouvez donc pas dire qu'il +est fait pour les armées de l'ancien régime. + +--Je le puis dire parfaitement, répondit M. Bergeret, puisque ce code +n'est qu'une compilation des ordonnances concernant les armées de Louis +XIV et de Louis XV. On sait ce qu'étaient ces armées, ramas de racoleurs +et de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu'achetaient de +jeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l'obéissance de ces +troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout est changé; les +militaires de la monarchie et des deux Empires ont fait place à une +énorme et placide garde nationale. Il n'y a plus à craindre ni +mutineries ni violences. Pourtant la mort à tout propos menace ces doux +troupeaux de paysans et d'artisans, mal habillés en soldats. Le +contraste de ces moeurs bénignes et de ces lois féroces est presque +risible. Et, si l'on y réfléchissait, on trouverait qu'il est aussi +grotesque qu'odieux de punir de mort des attentats dont on aurait +facilement raison par le léger appareil des peines de simple police. + +--Mais, dit M. de Terremondre, les soldats d'aujourd'hui ont des armes +comme les soldats d'autrefois. Et il faut bien que des officiers, en +petit nombre et désarmés, s'assurent l'obéissance et le respect d'une +multitude d'hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là. + +--C'est un vieux préjugé, dit M. Bergeret, que de croire à la nécessité +des peines et d'estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La +peine de mort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où +les officiers n'étaient pas du même sang que les soldats... + + + + +IV + + +Il y a environ dix ans, peut-être plus, peut-être moins, je visitai une +prison de femmes. C'était un ancien château construit sous Henri IV et +dont les hauts toits d'ardoise dominaient une sombre petite ville du +Midi, au bord d'un fleuve. Le directeur de cette prison paraissait +toucher à l'âge de la retraite; il portait une perruque noire et une +barbe blanche. C'était un directeur extraordinaire. Il pensait par +lui-même et avait des sentiments humains. Il ne se faisait pas +d'illusions sur la moralité de ses trois cents pensionnaires, mais il +n'estimait pas qu'elle fût bien au-dessous de la moralité de trois cents +femmes prises au hasard dans une ville. + +--Il y a de tout ici comme ailleurs, semblait-il me dire de son regard +doux et las. + +Quand nous traversâmes la cour, une longue file de détenues achevait la +promenade silencieuse et regagnait les ateliers. Il y avait beaucoup de +vieilles, l'air brut et sournois. Mon ami, le docteur Cabane, qui nous +accompagnait, me fit remarquer que presque toutes ces femmes avaient des +tares caractéristiques, que le strabisme était fréquent parmi elles, que +c'était des dégénérées, et qu'il s'en trouvait bien peu qui ne fussent +marquées des stigmates du crime, ou tout au moins du délit. + +Le directeur secoua lentement la tête. Je vis bien qu'il n'était guère +accessible aux théories des médecins criminalistes et qu'il demeurait +persuadé que dans notre société les coupables ne sont pas toujours très +différents des innocents. + +Il nous mena dans les ateliers. Nous vîmes les boulangères, les +blanchisseuses, les lingères à l'ouvrage. Le travail et la propreté +mettaient là presque un peu de joie. Le directeur traitait toutes ces +femmes avec bonté. Les plus stupides et les plus méchantes ne lui +faisaient pas perdre sa patience ni sa bienveillance. Il estimait qu'on +doit passer bien des choses aux personnes avec lesquelles on vit, qu'il +ne faut pas trop demander même à des délinquantes et à des criminelles; +et, contrairement à l'usage, il n'exigeait pas des voleuses et des +entremetteuses qu'elles fussent parfaites parce qu'elles étaient punies. +Il ne croyait guère à l'efficacité des châtiments pour rendre les êtres +meilleurs, et il désespérait de faire de la prison une école de vertu. +Ne pensant pas qu'on rend les gens meilleurs en les faisant souffrir, il +épargnait le plus qu'il pouvait les souffrances à ces malheureuses. Je +ne sais s'il avait des sentiments religieux, mais il n'attachait aucune +signification morale à l'idée d'expiation. + +--J'interprète le règlement, me dit-il, avant de l'appliquer. Et je +l'explique moi-même aux détenues. Le règlement prescrit, par exemple, le +silence absolu. Or, si elles gardaient absolument le silence, elles +deviendraient toutes idiotes ou folles. Je pense, je dois penser, que ce +n'est pas cela que veut le règlement. Je leur dis: «Le règlement vous +ordonne de garder le silence. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie +que les surveillantes ne doivent pas vous entendre. Si l'on vous entend, +vous serez punies; si l'on ne vous entend pas, on n'a pas de reproche à +vous faire. Je n'ai pas à vous demander compte de vos pensées. Si vos +paroles ne font pas plus de bruit que vos pensées, je n'ai pas à vous +demander compte de vos paroles.» Ainsi averties, elles s'étudient à +parler sans pour ainsi dire proférer de sons. Elles ne deviennent pas +folles, et la règle est suivie. + +Je lui demandai si ses supérieurs hiérarchiques approuvaient cette +interprétation du règlement. + +Il me répondit que les inspecteurs lui faisaient souvent des reproches; +qu'alors il les conduisait jusqu'à la porte extérieure, et leur disait: +«Vous voyez cette grille; elle est en bois. Si l'on enfermait ici des +hommes, au bout de huit jours il n'en resterait pas un. Les femmes n'ont +pas l'idée de s'évader. Mais il est prudent de ne pas les rendre +enragées. Le régime de la prison n'est pas déjà très favorable à leur +santé physique et morale. Je ne me charge plus de les garder si vous +leur imposez la torture du silence.» + +L'infirmerie et les dortoirs, que nous visitâmes ensuite, étaient +installés dans de grandes salles blanchies à la chaux, et qui ne +gardaient plus de leur antique splendeur que des cheminées monumentales +de pierre grise et de marbre noir surmontées de pompeuses Vertus en +ronde bosse. Une Justice, sculptée vers 1600 par quelque artiste flamand +italianisé, la gorge libre et la cuisse hors de sa tunique fendue, +tenait d'un bras gras ses balances affolées dont les plateaux se +choquaient comme des cymbales, et tournait la pointe de son glaive +contre une petite malade couchée dans un lit de fer, sur un matelas +aussi mince qu'une serviette pliée. On eût dit un enfant. + +--Eh bien! cela va mieux? demanda le docteur Cabane. + +--Oh! oui, monsieur, beaucoup mieux. + +Et elle sourit. + +--Allons, soyez bien sage et vous guérirez. + +Elle regarda le médecin avec de grands yeux pleins de joie et +d'espérance. + +--C'est qu'elle a été bien malade, cette petite, dit le docteur Cabane. + +Et nous passâmes. + +--Pour quel délit a-t-elle été condamnée? + +--Ce n'est pas pour un délit, c'est pour un crime. + +--Ah! + +--Infanticide. + +Au bout d'un long corridor, nous entrâmes dans une petite pièce assez +gaie, toute garnie d'armoires, et dont les fenêtres, qui n'étaient pas +grillées, donnaient sur la campagne. Là, une jeune femme, fort jolie, +écrivait devant un bureau. Debout, près d'elle, une autre, très bien +faite, cherchait une clef dans un trousseau pendu à sa ceinture. +J'aurais cru volontiers que ce fussent les filles du directeur. Il +m'avertit que c'était deux détenues. + +--Vous n'avez pas vu qu'elles ont le costume de la maison? + +Je ne l'avais pas remarqué, sans doute parce qu'elles ne le portaient +pas comme les autres. + +--Leurs robes sont mieux faites et leurs bonnets, plus petits, laissent +voir les cheveux. + +--C'est, me répondit le vieux directeur, qu'il est bien difficile +d'empêcher une femme de montrer ses cheveux, quand ils sont beaux. +Celles-ci sont soumises au régime commun et astreintes au travail. + +--Que font-elles? + +--L'une est archiviste et l'autre bibliothécaire. + +Il n'y avait pas besoin de le demander: c'étaient deux «passionnelles». +Le directeur ne nous cacha pas qu'aux délinquantes il préférait les +criminelles. + +--J'en sais, dit-il, qui sont comme étrangères à leur crime. Ce fut un +éclair dans leur vie. Elles sont capables de droiture, de courage et de +générosité. Je n'en dirais pas autant de mes voleuses. Leurs délits, qui +restent médiocres et vulgaires, forment le tissu de leur existence. +Elles sont incorrigibles. Et cette bassesse, qui leur fit commettre des +actes répréhensibles, se retrouve à tout instant dans leur conduite. La +peine qui les atteint est relativement légère et, comme elles ont peu de +sensibilité physique et morale, elles la supportent le plus souvent avec +facilité. + +«Ce n'est pas à dire, ajouta-t-il vivement, que ces malheureuses soient +toutes indignes de pitié et ne méritent point qu'on s'intéresse à elles. +Plus je vis, plus je m'aperçois qu'il n'y a pas de coupables et qu'il +n'y a que des malheureux.» + +Il nous fit entrer dans son cabinet et donna à un surveillant l'ordre de +lui amener la détenue 503. + +--Je vais, nous dit-il, vous donner un spectacle que je n'ai point +préparé, je vous prie de le croire, et qui vous inspirera sans doute des +réflexions neuves sur les délits et les peines. Ce que vous allez voir +et entendre, je l'ai vu et entendu cent fois dans ma vie. + +Une vieille femme, accompagnée d'une surveillante, entra dans le +cabinet. C'était une paysanne rude, informe, sans front ni menton, +borgne. + +--J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, lui dit le directeur. M. le +Président de la République, instruit de votre bonne conduite, vous remet +le reste de votre peine. Vous sortirez samedi. + +Elle écoutait, la bouche ouverte, les mains jointes sur le ventre. Mais +les idées n'entraient pas vite dans sa tête. + +--Vous sortirez samedi prochain de cette maison. Vous serez libre. + +Cette fois elle comprit, ses mains se soulevèrent dans un geste de +détresse, ses lèvres tremblèrent: + +--C'est-il vrai qu'il faut que je m'en aille? Alors, qu'est-ce que je +vais devenir? Ici j'étais nourrie, vêtue, et tout. Est-ce que vous +pourriez pas le dire à ce bon monsieur, qu'il vaut mieux que je reste où +je suis? + +Il l'avertit qu'à son départ elle recevrait une certaine somme, dix ou +douze francs. + +Elle sortit, pensant à cet argent. + +Je demandai ce qu'elle avait fait, celle-là. + +Il feuilleta un registre: + +--503. Elle était servante chez des cultivateurs... Elle a volé un +tablier à ses maîtres... Vol domestique... Vous savez, la loi punit +sévèrement le vol domestique. + + + + +V + + +--Il n'est pas convenable, dit Jean Marteau, de manquer de pain. C'est +une incorrection. La faim devrait être un délit comme le vagabondage. +Mais en fait les deux délits se confondent, et l'article 269 punit de +trois à six mois de prison les gens qui n'ont pas de moyens de +subsistance. Le vagabondage, dit le code, est l'état des vagabonds, des +gens sans aveu, qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsistance +et qui n'exercent habituellement aucun métier, aucune profession. Ce +sont de grands coupables. + +--Il est remarquable, dit M. Bergeret, que l'état de ces vagabonds, +passibles de six mois de prison et de dix ans de surveillance, est +précisément celui où le bon saint François mit ses compagnons, à +Sainte-Marie-des-Anges, et les filles de sainte Claire. Saint François +d'Assise et saint Antoine de Padoue, s'ils venaient prêcher aujourd'hui +à Paris, risqueraient fort d'aller dans le panier à salade au dépôt de +la Préfecture. Ce que j'en dis n'est pas pour dénoncer à la police les +moines mendiants qui pullulent maintenant et trublionnent chez nous. +Ceux-là ont des moyens d'existence et ils exercent tous les métiers. + +--Ils sont respectables puisqu'ils sont riches, dit Jean Marteau, et la +mendicité n'est interdite qu'aux pauvres. Ne possédant rien, j'étais un +ennemi présumé de la propriété, et il est juste de défendre la propriété +contre ses ennemis. La tâche auguste du juge est d'assurer à chacun ce +qui lui revient, au riche sa richesse et au pauvre sa pauvreté. + +--J'ai médité la philosophie du droit, dit M. Bergeret, et j'ai reconnu +que toute la justice sociale reposait sur ces deux axiomes: Le vol est +condamnable. Le produit du vol est sacré. Ce sont là les principes qui +assurent la sécurité des individus et maintiennent l'ordre dans l'État. +Si l'un de ces principes tutélaires était méconnu, la société tout +entière s'écroulerait. Ils furent établis au commencement des âges. Un +chef vêtu de peaux d'ours, armé d'une hache de silex et d'une épée en +bronze, rentra avec ses compagnons dans l'enceinte de pierres où les +enfants de la tribu étaient renfermés avec les troupeaux des femmes et +des rennes. Ils ramenaient les jeunes filles et les jeunes garçons de la +tribu voisine et rapportaient des pierres tombées du ciel, qui étaient +précieuses parce qu'on en faisait des épées qui ne pliaient pas. Le chef +monta sur un tertre, au milieu de l'enceinte, et dit: «Ces esclaves et +ce fer, que j'ai pris à des hommes faibles et méprisables, sont à moi. +Quiconque étendra la main dessus sera frappé de ma hache.» Telle est +l'origine des lois. Leur esprit est antique et barbare. Et c'est parce +que la justice est la consécration de toutes les injustices, qu'elle +rassure tout le monde. Un juge peut être bon, car les hommes ne sont pas +tous méchants; la loi ne peut pas être bonne parce qu'elle est +antérieure à toute idée de bonté. Les changements qu'on y a apportés +dans la suite des âges n'ont pas altéré son caractère original. Les +juristes l'ont rendue subtile et l'ont laissée barbare. C'est à sa +férocité même qu'elle doit d'être respectée et de paraître auguste. Les +hommes sont enclins à adorer les dieux méchants, et ce qui n'est point +cruel ne leur semble point vénérable. Les justiciables croient à la +justice des lois. Ils n'ont point une autre morale que les juges, et ils +pensent comme eux qu'une action punie est une action punissable. J'ai +été souvent touché de voir, en police correctionnelle ou en cour +d'assises, que le coupable et le juge s'accordent parfaitement sur les +idées de bien et de mal. Ils ont les mêmes préjugés et une morale +commune. + +--Il n'en saurait être autrement, dit Jean Marteau. Un malheureux qui a +volé à un étalage une saucisse ou une paire de souliers n'a pas pour +cela pénétré d'un regard profond et d'un esprit intrépide les origines +du droit et les fondements de la justice. Et ceux qui, comme nous, n'ont +pas craint de voir la consécration de la violence et de l'iniquité à +l'origine des codes, ceux-là sont incapables de voler un centime. + +--Mais enfin, dit M. Goubin, il y a des lois justes! + +--Croyez-vous? demanda Jean Marteau. + +--M. Goubin a raison, dit M. Bergeret. Il y a des lois justes. Mais la +loi, étant instituée pour la défense de la société, ne saurait être, +dans son esprit, plus équitable que cette société. Tant que la société +sera fondée sur l'injustice, les lois auront pour fonction de défendre +et de soutenir l'injustice. Et elles paraîtront d'autant plus +respectables qu'elles seront plus injustes. Remarquez aussi +qu'anciennes, pour la plupart, elles représentent non pas tout à fait +l'iniquité présente, mais une iniquité passée, plus rude et plus +grossière. Ce sont des monuments des âges mauvais, qui subsistent dans +des jours plus doux. + +--Mais on les corrige, dit M. Goubin. + +--On les corrige, répondit M. Bergeret. La Chambre et le Sénat y +travaillent quand ils n'ont pas autre chose à faire. Mais le fond +subsiste: il est âpre. A vrai dire, je ne craindrais pas beaucoup les +mauvaises lois si elles étaient appliquées par de bons juges. La loi est +inflexible, dit-on. Je ne le crois pas. Il n'y a point de texte qui ne +se laisse solliciter. La loi est morte. Le magistrat est vivant; c'est +un grand avantage qu'il a sur elle. Malheureusement il n'en use guère. +D'ordinaire, il se fait plus mort, plus froid, plus insensible que le +texte qu'il applique. Il n'est point humain; il n'a point de pitié. +L'esprit de caste étouffe en lui toute sympathie humaine. + +Je ne parle ici que des magistrats honnêtes. + +--C'est le plus grand nombre, dit M. Goubin. + +--C'est le plus grand nombre, répondit M. Bergeret, si nous considérons +la probité vulgaire et la morale commune. Mais est-ce assez que d'être à +peu près un honnête homme pour exercer sans erreurs et sans abus le +pouvoir monstrueux de punir? Le bon juge devrait unir l'esprit +philosophique à la simple bonté. C'est beaucoup demander à un homme qui +fait sa carrière et veut avancer. Sans compter que s'il fait paraître +une morale supérieure à celle de son temps, il sera odieux à ses +confrères et soulèvera l'indignation générale. Car nous appelons +immoralité toute morale qui n'est point la nôtre. Tous ceux qui ont +apporté un peu de bonté nouvelle au monde essuyèrent le mépris des +honnêtes gens. C'est bien ce qui est arrivé au président Magnaud. + +J'ai là ses jugements réunis en un petit volume et commentés par Henry +Leyret. Ces jugements, quand ils furent prononcés, indignèrent les +magistrats austères et les législateurs vertueux. Ils sont empreints +d'une philosophie profonde et d'une bonté délicate. Ils témoignent de +l'esprit le plus élevé et de l'âme la plus tendre. Ils sont pleins de +pitié, ils sont humains, ils sont vertueux. On estima dans la +magistrature que le président Magnaud n'avait pas l'esprit juridique, et +les amis de M. Méline l'accusèrent de ne point assez respecter la +propriété. Et il est vrai que les «attendus» dont s'appuient les +jugements de M. le président Magnaud sont singuliers; car on y rencontre +à chaque ligne les pensées d'un esprit libre et les sentiments d'un coeur +généreux. + +M. Bergeret, prenant sur la table un petit volume rouge, le feuilleta et +lut: + +«La probité et la délicatesse sont deux vertus infiniment plus faciles à +pratiquer quand on ne manque de rien, que lorsqu'on est dénué de tout.» + +«Ce qui ne peut être évité ne saurait être puni.» + +«Pour équitablement apprécier le délit de l'indigent, le juge doit, pour +un instant, oublier le bien-être dont il jouit, afin de s'identifier +autant que possible avec la situation lamentable de l'être abandonné de +tous.» + +«Le souci du juge, dans son interprétation de la loi, ne doit pas être +seulement limité au cas spécial qui lui est soumis, mais s'étendre +encore aux conséquences bonnes ou mauvaises que peut produire sa +sentence dans un intérêt plus général.» + +«C'est l'ouvrier seul qui produit et qui expose sa santé ou sa vie au +profit exclusif du patron, lequel ne peut compromettre que son capital.» + +Et j'ai cité presque au hasard, ajouta M. Bergeret en fermant le livre. +Voilà des paroles nouvelles et qui rendent le son d'une grande âme! + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Opinions sociales, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OPINIONS SOCIALES *** + +***** This file should be named 19248-8.txt or 19248-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/2/4/19248/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/19248-8.zip b/19248-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..265addf --- /dev/null +++ b/19248-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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