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+The Project Gutenberg EBook of Opinions sociales, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Opinions sociales
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: September 11, 2006 [EBook #19248]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OPINIONS SOCIALES ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+
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+ANATOLE FRANCE
+
+OPINIONS SOCIALES
+
+PARIS
+
+SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D'ÉDITION
+
+1902
+
+
+
+
+TOME I
+
+
+
+
+CONTE POUR COMMENCER GAIEMENT L'ANNÉE
+
+
+Horteur, le fondateur de l'_Étoile_, le directeur politique et
+littéraire de la _Revue nationale_ et du _Nouveau Siècle illustré_,
+Horteur, m'ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège
+directorial:
+
+--Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du
+_Nouveau Siècle_. Trois cents lignes, à l'occasion du «jour de l'an».
+Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d'aristocratie.
+
+Je répondis à Horteur que je n'étais pas bon, au sens du moins où il le
+disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte.
+
+--J'aimerais bien, me dit-il, que cela s'appelât: Conte pour les riches.
+
+--J'aimerais mieux: Conte pour les pauvres.
+
+--C'est ce que j'entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié
+pour les pauvres.
+
+--C'est que précisément je n'aime pas que les riches aient pitié des
+pauvres.
+
+--Bizarre!
+
+--Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers
+le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous
+voulez que je parle aux riches, je leur dirai: «Épargnez aux pauvres
+votre pitié: ils n'en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la
+justice? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n'est pas
+une affaire de sentiment. C'est une affaire économique. Si ce que vous
+leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre
+richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le
+rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au
+juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l'aumône pour ne
+pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous
+félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la
+Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au
+tyran son anneau dans le ventre d'un poisson. Et Polycrate fut dépouillé
+de toutes ses richesses.»
+
+--Vous plaisantez.
+
+--Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu'ils sont
+bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu'ils amusent le
+créancier, et que ce n'est pas ainsi qu'on fait les affaires. C'est un
+avis qui peut leur être utile.
+
+--Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le _Nouveau Siècle_,
+pour couler la feuille! Pas de ça! mon ami, pas de ça!
+
+--Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement
+qu'avec les riches et les puissants? Il leur paye ce qu'il leur doit,
+et, s'il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C'est la probité. S'il
+est probe, qu'il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que
+les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu'un seul riche
+le pense. C'est sur l'étendue de la dette que commencent les
+incertitudes. Et l'on n'est pas pressé d'en sortir. On aime mieux rester
+dans le vague. On sait qu'on doit. On ne sait pas ce qu'on doit, et l'on
+verse de temps en temps un petit acompte. Cela s'appelle la
+bienfaisance, et c'est avantageux.
+
+--Mais ce que vous dites là n'a pas le sens commun, mon cher
+collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis
+pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une
+parcelle des injustices sociales, c'est un résultat. Le peu de bien
+qu'on fait est fait. Ce n'est pas tout, mais c'est quelque chose. Si le
+petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches
+abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et
+la souffrance. C'est ainsi que peu à peu on rend la condition des
+pauvres supportable.
+
+--Est-il bon que la condition des pauvres soit supportable? La pauvreté
+est indispensable à la richesse, la richesse est nécessaire à la
+pauvreté. Ces deux maux s'engendrent l'un l'autre et s'entretiennent
+l'un par l'autre. Il ne faut pas améliorer la condition des pauvres; il
+faut la supprimer. Je n'induirai pas les riches en aumône, parce que
+leur aumône est empoisonnée, parce que l'aumône fait du bien à celui qui
+donne et du mal à celui qui reçoit, et parce qu'enfin, la richesse étant
+par elle-même dure et cruelle, il ne faut pas qu'elle revête l'apparence
+trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour
+les riches, je leur dirai: «Vos pauvres sont vos chiens que vous
+nourrissez pour mordre. Les assistés font aux possédants une meute qui
+aboie aux prolétaires. Les riches ne donnent qu'à ceux qui demandent.
+Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne reçoivent rien.»
+
+--Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards?...
+
+--Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n'exciterai pas la pitié,
+j'invoquerai le droit.
+
+--Tout cela, c'est de la théorie! Revenons à la réalité. Vous me ferez
+un petit conte à l'occasion des étrennes, et vous pourrez y mettre une
+pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode. C'est une
+élégance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du
+socialisme de Jaurès; mais d'un bon socialisme que les gens du monde
+opposent avec à-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre
+conte des figures jeunes. Il sera illustré, et l'on n'aime, dans les
+images, que les sujets gracieux. Mettez en scène une jeune fille, une
+charmante jeune fille. Ce n'est pas difficile.
+
+--Non, ce n'est pas difficile.
+
+--Ne pourriez-vous pas introduire aussi dans le conte un petit ramoneur?
+J'ai une illustration toute faite, une gravure en couleurs, qui
+représente une jolie jeune fille faisant l'aumône à un petit ramoneur,
+sur les marches de la Madeleine. Ce serait une occasion de l'employer...
+Il fait froid, il neige; la jolie demoiselle fait la charité au petit
+ramoneur... Vous voyez cela?...
+
+--Je vois cela.
+
+--Vous broderez sur ce thème.
+
+--Je broderai. Le petit ramoneur, transporté de reconnaissance, se jette
+au cou de la jolie demoiselle qui se trouve être la propre fille de M.
+le comte de Linotte. Il lui donne un baiser et imprime sur la joue de
+cette gracieuse enfant un petit O de suie, un joli petit O tout rond et
+tout noir. Il l'aime. Edmée (elle se nomme Edmée) n'est pas insensible à
+un sentiment si sincère et si ingénu... Il me semble que l'idée est
+assez touchante.
+
+--Oui... vous pourrez en faire quelque chose.
+
+--Vous m'encouragez à continuer... Rentrée dans son appartement
+somptueux du boulevard Malesherbes, Edmée éprouve pour la première fois
+de la répugnance à se débarbouiller; elle voudrait garder sur la joue
+l'empreinte des lèvres qui s'y sont posées. Cependant le petit ramoneur
+l'a suivie jusqu'à sa porte; il reste en extase sous les fenêtres de
+l'adorable jeune fille... Cela va-t-il?
+
+--Mais, oui...
+
+--Je poursuis. Le lendemain matin, Edmée, couchée dans son petit lit
+blanc, voit le petit ramoneur sortir de la cheminée de sa chambre. Il se
+jette ingénument sur la délicieuse enfant et la couvre de petits O de
+suie, tout ronds. J'ai oublié de vous dire qu'il est d'une beauté
+merveilleuse. La comtesse de Linotte le surprend dans ce doux travail.
+Elle crie, elle appelle. Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne
+l'entend.
+
+--Mon cher Marteau...
+
+--Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne l'entend. Le comte accourt. Il
+a l'âme d'un gentilhomme. Il prend le petit ramoneur par le fond de la
+culotte, qui précisément se présente à ses yeux, et le jette par la
+fenêtre.
+
+--Mon cher Marteau...
+
+--J'abrège... Neuf mois après, le petit ramoneur épousait la noble jeune
+fille. Et il n'était que temps. Voilà les suites d'une charité bien
+placée.
+
+--Mon cher Marteau, vous vous êtes assez payé ma tête.
+
+--N'en croyez rien. J'achève. Ayant épousé Mlle de Linotte, le petit
+ramoneur devint comte du Pape et se ruina aux courses. Il est
+aujourd'hui fumiste rue de la Gaîté, à Montparnasse. Sa femme tient la
+boutique et vend des salamandres, à 18 francs, payables en huit mois.
+
+--Mon cher Marteau, ce n'est pas drôle.
+
+--Prenez garde, mon cher Horteur. Ce que je viens de vous conter, c'est,
+au fond, _la Chute d'un ange_, de Lamartine, et l'_Eloa_, d'Alfred de
+Vigny. Et, à tout prendre, cela vaut mieux que vos petites histoires
+larmoyantes, qui font croire aux gens qu'ils sont très bons alors qu'ils
+ne sont pas bons du tout, qu'ils font du bien alors qu'ils ne font pas
+de bien, qu'il leur est facile d'être bienfaisants, alors que c'est la
+chose la plus difficile du monde. Mon conte est moral. De plus il est
+optimiste et finit bien. Car Edmée trouva dans la boutique de la rue de
+la Gaîté le bonheur qu'elle aurait cherché en vain dans les
+divertissements et les fêtes, si elle avait épousé un diplomate ou un
+officier... Mon cher directeur, répondez-moi: prenez-vous _Edmée ou la
+Charité bien placée_ pour le _Nouveau Siècle illustré_?
+
+--C'est que vous avez l'air de me le demander sérieusement?...
+
+--Je vous le demande sérieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte,
+je le publierai ailleurs.
+
+--Où?
+
+--Dans une feuille bourgeoise.
+
+--Je vous en défie bien.
+
+--Vous verrez.
+
+
+
+
+CRAINQUEBILLE
+
+
+_Nous publions ici les chapitres II, III, V, VI, VII et VIII, de
+l'édition originale et complète publiée par E. Pelletan, 125, boulevard
+Saint-Germain._
+
+
+Jérôme Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville,
+poussant sa petite voiture et criant: Des choux, des carottes, des
+navets! Et, quand il avait des poireaux, il criait: Bottes d'asperges!
+parce que les poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à
+l'heure de midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la
+cordonnière, _A l'Ange gardien_, sortit de sa boutique et s'approcha de
+la voiture légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux:
+
+--Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte?
+
+--Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.
+
+--Quinze sous, trois mauvais poireaux?
+
+Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût.
+
+C'est alors que l'agent 64 survint et dit à Crainquebille:
+
+--Circulez.
+
+Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel
+ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses. Tout
+disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa
+convenance.
+
+--Faut encore que je choisisse la marchandise, répondit aigrement la
+cordonnière.
+
+Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda
+celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme
+les saintes, dans les tableaux d'église, pressent sur leur poitrine la
+palme triomphale.
+
+--Je vas vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut
+que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas
+sur moi.
+
+Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où
+une cliente, portant un enfant, l'avait précédée.
+
+A ce moment l'agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille:
+
+--Circulez!
+
+--J'attends mon argent, répondit Crainquebille.
+
+--Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler,
+répondit l'agent avec fermeté.
+
+Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus
+à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes
+vertes des poireaux reposaient sur le comptoir.
+
+Depuis un demi-siècle qu'il poussait sa voiture dans les rues,
+Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l'autorité. Mais
+il se trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un
+devoir et un droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas
+que la jouissance d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir
+un devoir social. Il considéra trop son droit qui était de recevoir
+quatorze sous, et il ne s'attacha pas assez à son devoir qui était de
+pousser sa voiture et d'aller plus avant et toujours plus avant. Il
+demeura.
+
+Pour la troisième fois, l'agent 64, tranquille et sans colère, lui donna
+l'ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montauciel,
+qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l'agent 64 est sobre
+d'avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien
+qu'un peu sournois, c'est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le
+courage d'un lion et la douceur d'un enfant. Il ne connaît que sa
+consigne.
+
+--Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler!
+
+Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à
+ses yeux pour qu'il ne la crût pas suffisante. Il l'exposa simplement et
+sans art:
+
+--Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent.
+
+L'agent 64 se contenta de répondre:
+
+--Voulez-vous que je vous f... une contravention? Si vous le voulez,
+vous n'avez qu'à le dire.
+
+En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les épaules et
+coula sur l'agent un regard douloureux qu'il éleva ensuite vers le ciel.
+Et ce regard disait:
+
+--Que Dieu me voie! Suis-je un contempteur des lois? Est-ce que je me
+ris des décrets et des ordonnances qui régissent mon état ambulatoire? A
+cinq heures du matin, j'étais sur le carreau des Halles. Depuis sept
+heures je me brûle les mains à mes brancards en criant: Des choux, des
+carottes, des navets! J'ai soixante ans sonnés. Je suis las. Et vous me
+demandez si je lève le drapeau noir de la révolte. Vous vous moquez et
+votre raillerie est cruelle.
+
+Soit que l'expression de ce regard lui eût échappé, soit qu'il n'y
+trouvât pas une excuse à la désobéissance, l'agent demanda d'une voix
+brève et rude si c'était compris.
+
+Or, en ce moment précis, l'embarras des voitures était extrême dans la
+rue Montmartre. Les fiacres, les baquets, les tapissières, les omnibus,
+les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient
+indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante
+s'élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangeaient,
+de loin, et lentement, avec les garçons bouchers, des injures héroïques,
+et les conducteurs d'omnibus, considérant Crainquebille comme la cause
+de l'embarras, l'appelaient «sale poireau».
+
+Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs à la
+querelle. Et l'agent, se voyant observé, ne songea plus qu'à faire
+montre de son autorité.
+
+--C'est bon, dit-il.
+
+Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon très court.
+
+Crainquebille suivait son idée et obéissait à une force intérieure.
+D'ailleurs il lui était impossible maintenant d'avancer ou de reculer.
+La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d'une
+voiture de laitier.
+
+Il s'écria, en s'arrachant les cheveux sous sa casquette:
+
+--Mais, puisque je vous dis que j'attends mon argent! C'est-il pas
+malheureux! Misère de misère! Bon sang de bon sang!
+
+Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le
+désespoir, l'agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte
+revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée,
+rituelle et pour ainsi dire liturgique de «Mort aux vaches!», c'est sous
+cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreille
+les paroles du délinquant.
+
+--Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon. Suivez-moi.
+
+Crainquebille, dans l'excès de la stupeur et de la détresse, regardait
+avec ses gros yeux brûlés du soleil l'agent 64, et de sa voix cassée,
+qui lui sortait tantôt de dessus la tête et tantôt de dessous les
+talons, s'écriait, les bras croisés sur sa blouse bleue:
+
+--J'ai dit: «Mort aux vaches»? Moi?... Oh!
+
+Cette arrestation fut accueillie par les rires des employés de commerce
+et des petits garçons. Elle contentait le goût que toutes les foules
+d'hommes éprouvent pour les spectacles ignobles et violents. Mais,
+s'étant frayé un passage à travers le cercle populaire, un vieillard
+très triste, vêtu de noir et coiffé d'un chapeau de haute forme,
+s'approcha de l'agent et lui dit très doucement et très fermement, à
+voix basse:
+
+--Vous vous êtes mépris. Cet homme ne vous a pas insulté.
+
+--Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lui répondit l'agent, sans proférer
+de menaces, car il parlait à un homme proprement mis.
+
+Le vieillard insista avec beaucoup de calme et de ténacité. Et l'agent
+lui intima l'ordre de s'expliquer chez le Commissaire.
+
+Cependant Crainquebille s'écriait:
+
+--Alors! que j'ai dit «Mort aux vaches!» Oh!...
+
+Il prononçait ces paroles étonnées quand Mme Bayard, la cordonnière,
+vint à lui, les quatorze sous dans la main. Mais déjà l'agent 64 le
+tenait au collet, et Mme Bayard, pensant qu'on ne devait rien à un homme
+conduit au poste, mit les quatorze sous dans la poche de son tablier.
+
+Et voyant tout à coup sa voiture en fourrière, sa liberté perdue,
+l'abîme sous ses pas et le soleil éteint, Crainquebille murmura:
+
+--Tout de même!...
+
+Devant le Commissaire, le vieillard déclara que, arrêté sur son chemin
+par un embarras de voitures, il avait été témoin de la scène, qu'il
+affirmait que l'agent n'avait pas été insulté, et qu'il s'était
+totalement mépris. Il donna ses noms et qualités: docteur David
+Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la
+Légion d'honneur. En d'autres temps, un tel témoignage aurait
+suffisamment éclairé le Commissaire. Mais alors, en France, les savants
+étaient suspects.
+
+Crainquebille, dont l'arrestation fut maintenue, passa la nuit au violon
+et fut transféré, le matin, dans le panier à salade, au dépôt.
+
+La prison ne lui parut ni douloureuse, ni humiliante. Elle lui parut
+nécessaire. Ce qui le frappa en y entrant, ce fut la propreté des murs
+et du carrelage. Il dit:
+
+--Pour un endroit propre, c'est un endroit propre. Vrai de vrai! On
+mangerait par terre.
+
+Laissé seul, il voulut tirer son escabeau; mais il s'aperçut qu'il était
+enchaîné au mur. Il en exprima tout haut sa surprise:
+
+--Quelle drôle d'idée! Voilà une chose que j'aurais pas inventée, pour
+sûr.
+
+S'étant assis, il tourna ses pouces et demeura dans l'étonnement. Le
+silence et la solitude l'accablaient. Il s'ennuyait et il pensait avec
+inquiétude à sa voiture mise en fourrière encore toute chargée de choux,
+de carottes, de céleri, de mâche et de pissenlit. Et il se demandait
+anxieux:
+
+--Où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?
+
+Le troisième jour, il reçut la visite de son avocat, Me Lemerle, un des
+plus jeunes membres du barreau de Paris, président d'une des sections de
+la «Ligue de la Patrie française».
+
+Crainquebille essaya de lui conter son affaire, ce qui ne lui était pas
+facile, car il n'avait pas l'habitude de la parole. Peut-être s'en
+serait-il tiré pourtant, avec un peu d'aide. Mais son avocat secouait la
+tête d'un air méfiant à tout ce qu'il disait, et, feuilletant des
+papiers, murmurait:
+
+--Hum! Hum! je ne vois rien de tout cela au dossier...
+
+Puis, avec un peu de fatigue, il dit en frisant sa moustache blonde:
+
+--Dans votre intérêt, il serait peut-être préférable d'avouer. Pour ma
+part j'estime que votre système de dénégations absolues est d'une
+insigne maladresse.
+
+Et dès lors Crainquebille eût fait des aveux s'il avait su ce qu'il
+fallait avouer.
+
+ * * * * *
+
+M. le président Bourriche consacra six minutes pleines à
+l'interrogatoire de Crainquebille. Cet interrogatoire aurait apporté
+plus de lumière si l'accusé avait répondu aux questions qui lui étaient
+posées. Mais Crainquebille n'avait pas l'habitude de la discussion, et
+dans une telle compagnie le respect et l'effroi lui fermaient la bouche.
+Aussi gardait-il le silence et le président faisait lui-même les
+réponses; elles étaient accablantes. Il conclut:
+
+--Enfin, vous reconnaissez avoir dit: «Mort aux vaches!»
+
+Alors seulement l'inculpé Crainquebille tira de sa vieille gorge un
+bruit de ferraille et de carreaux cassés.
+
+--J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce que M. l'agent a dit: «Mort aux
+vaches!» Alors j'ai dit: «Mort aux vaches!»
+
+Il voulait faire entendre qu'étonné par l'imputation la plus imprévue,
+il avait, dans sa stupeur, répété les paroles étranges qu'on lui prêtait
+faussement et qu'il n'avait certes point prononcées. Il avait dit: «Mort
+aux vaches!» comme il eût dit: «Moi! tenir des propos injurieux,
+l'avez-vous pu croire?»
+
+M. le président Bourriche ne le prit pas ainsi.
+
+--Prétendez-vous, dit-il, que l'agent a proféré le cri le premier!
+
+Crainquebille renonça à s'expliquer. C'était trop difficile.
+
+--Vous n'insistez pas. Vous avez raison, dit le président.
+
+Et il fit appeler les témoins.
+
+L'agent 64, de son nom Bastien Matra, jura de dire la vérité et de ne
+rien dire que la vérité. Puis il déposa en ces termes:
+
+--Étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi, je remarquai, dans
+la rue Montmartre, un individu qui me sembla être un vendeur ambulant et
+qui tenait sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro 328, ce
+qui occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois
+fois l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtempérer. Et sur ce que
+je l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en criant: «Mort
+aux vaches!» ce qui me sembla être injurieux.
+
+Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec une évidente faveur
+par le Tribunal. La défense avait cité Mme Bayard, cordonnière, et M.
+David Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de
+la Légion d'honneur. Mme Bayard n'avait rien vu ni entendu. Le docteur
+Matthieu se trouvait dans la foule assemblée autour de l'agent qui
+sommait le marchand de circuler. Sa déposition amena un incident.
+
+--J'ai été témoin de la scène, dit-il. J'ai remarqué que l'agent s'était
+mépris: il n'avait pas été insulté. Je m'approchai et lui en fis
+l'observation. L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et
+m'invita à le suivre au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai ma
+déclaration devant le Commissaire.
+
+--Vous pouvez vous asseoir, dit le président. Huissier, rappelez le
+témoin Matra.--Matra, quand vous avez procédé à l'arrestation de
+l'accusé, M. le docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que
+vous vous mépreniez?
+
+--C'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a insulté.
+
+--Que vous a-t-il dit?
+
+--Il m'a dit: «Mort aux vaches!»
+
+Une rumeur et des rires s'élevèrent dans l'auditoire.
+
+--Vous pouvez vous retirer, dit le président avec précipitation.
+
+Et il avertit le public que si ces manifestations indécentes se
+reproduisaient, il ferait évacuer la salle. Cependant la défense agitait
+triomphalement les manches de sa robe, et l'on pensait en ce moment que
+Crainquebille serait acquitté.
+
+Le calme s'étant rétabli, Me Lemerle se leva. Il commença sa plaidoirie
+par l'éloge des agents de la Préfecture, «ces modestes serviteurs de la
+société, qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des fatigues et
+affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l'héroïsme
+quotidien. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats,
+ce mot dit tout...»
+
+Et Me Lemerle s'éleva, sans effort, à des considérations très hautes sur
+les vertus militaires. Il était de ceux, dit-il, «qui ne permettent pas
+qu'on touche à l'armée, à cette armée nationale à laquelle il était fier
+d'appartenir».
+
+Le président inclina la tête.
+
+Me Lemerle, en effet, était lieutenant dans la territoriale. Il était
+aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes.
+
+Il poursuivit:
+
+«Non certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que
+rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population
+de Paris. Et je n'aurais pas consenti à vous présenter, messieurs, la
+défense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien
+soldat. On accuse mon client d'avoir dit: «Mort aux vaches!» Le sens de
+cette phrase n'est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la
+langue verte, vous y lirez: «Vachard, paresseux, fainéant; qui s'étend
+paresseusement comme une vache, au lieu de travailler.--Vache, qui se
+vend à la police; mouchard.» Mort aux vaches! se dit dans un certain
+monde. Mais toute la question est celle-ci: comment Crainquebille
+l'a-t-il dit? Et même, l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en
+douter.
+
+Je ne soupçonne l'agent Matra d'aucune mauvaise pensée. Mais il
+accomplit, comme nous l'avons dit, une tâche pénible. Il est parfois
+fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la
+victime d'une sorte d'hallucination de l'ouïe. Et quand il vient vous
+dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion
+d'honneur, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, un prince de la
+science et un homme du monde, a crié aussi: «Mort aux vaches!» nous
+sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de
+l'obsession, et, si le terme n'est pas trop fort, au délire de la
+persécution.
+
+Et alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il
+resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d'un délit.
+Crainquebille est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue
+d'inconduite et de boisson: il est né alcoolique. Vous le voyez ici
+abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu'il est
+irresponsable.»
+
+Me Lemerle s'assit et M. le président Bourriche lut entre ses dents un
+jugement qui condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de prison et
+50 francs d'amende. Le Tribunal avait fondé sa conviction sur le
+témoignage de l'agent Matra.
+
+Mené par les longs couloirs sombres du Palais, Crainquebille ressentit
+un immense besoin de sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui
+le conduisait et l'appela trois fois:
+
+--Cipal!... Cipal!... Hein? Cipal!...
+
+Et il soupira:
+
+--Il y a seulement quinze jours, si on m'avait dit qu'il m'arriverait ce
+qui m'arrive!...
+
+Puis il fit cette réflexion:
+
+--Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils
+parlent trop vite. On peut pas s'expliquer avec eux... Cipal, vous
+trouvez pas qu'ils parlent trop vite?
+
+Mais le soldat marchait sans répondre ni tourner la tête.
+
+Crainquebille lui demanda:
+
+--Pourquoi que vous me répondez pas?
+
+Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille lui dit avec amertume:
+
+--On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas? Vous ouvrez
+jamais la bouche: vous avez donc pas peur qu'elle pue?
+
+ * * * * *
+
+Crainquebille, reconduit en prison, s'assit, plein d'étonnement et
+d'admiration, sur son escabeau enchaîné. Il ne savait pas bien lui-même
+que les juges s'étaient trompés. Le Tribunal lui avait caché ses
+faiblesses intimes sous la majesté des formes. Il ne pouvait croire
+qu'il eût raison contre des magistrats dont il n'avait pas compris les
+raisons; il lui était impossible de concevoir que quelque chose clochât
+dans une si belle cérémonie. Car, n'allant ni à la messe ni à l'Élysée,
+il n'avait, de sa vie, rien vu de si beau qu'un jugement en police
+correctionnelle. Il savait bien qu'il n'avait pas crié «Mort aux
+vaches!» Et, qu'il eût été condamné à quinze jours de prison pour
+l'avoir crié, c'était, en sa pensée, un auguste mystère, un de ces
+articles de foi auxquels les croyants adhèrent sans les comprendre, une
+révélation obscure, éclatante, adorable et terrible.
+
+Ce pauvre vieil homme se reconnaissait coupable d'avoir mystiquement
+offensé l'agent 64, comme le petit garçon qui va au catéchisme se
+reconnaît coupable du péché d'Ève. Il lui était enseigné, par son arrêt,
+qu'il avait crié: «Mort aux vaches!» C'était donc qu'il avait crié:
+«Mort aux vaches!» d'une façon mystérieuse, inconnue de lui-même. Il
+était transporté dans un monde surnaturel. Son jugement était son
+apocalypse.
+
+S'il ne se faisait pas une idée nette du délit, il ne se faisait pas une
+idée plus nette de la peine. Sa condamnation lui avait paru une chose
+solennelle, rituelle et supérieure, une chose éblouissante, qui ne se
+comprend pas, qui ne se discute pas, et dont on n'a ni à se louer, ni à
+se plaindre. A cette heure il aurait vu le président Bourriche, une
+auréole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond
+entr'ouvert, qu'il n'aurait pas été surpris de cette nouvelle
+manifestation de la gloire judiciaire. Il se serait dit: «Voilà mon
+affaire qui continue!»
+
+Le lendemain son avocat vint le voir:
+
+--Eh bien! mon bonhomme, vous n'êtes pas trop mal? Du courage! une
+semaine est vite passée. Nous n'avons pas trop à nous plaindre.
+
+--Pour ça, on peut dire que ces messieurs ont été bien doux, bien polis;
+pas un gros mot. J'aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants
+blancs. Vous avez pas vu?
+
+--Tout pesé, nous avons bien fait d'avouer.
+
+--Possible.
+
+--Crainquebille, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Une personne
+charitable, que j'ai intéressée à votre position, m'a remis pour vous
+une somme de 50 francs qui sera affectée au payement de l'amende à
+laquelle vous avez été condamné.
+
+--Alors, quand que vous me donnerez les 50 francs?
+
+--Ils seront versés au greffe. Ne vous en inquiétez pas.
+
+--C'est égal. Je remercie tout de même la personne.
+
+Et Crainquebille, méditatif, murmura:
+
+--C'est pas ordinaire ce qui m'arrive.
+
+--N'exagérez rien, Crainquebille. Votre cas n'est pas rare, loin de là.
+
+--Vous pourriez pas me dire où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?
+
+ * * * * *
+
+Crainquebille, sorti de prison, poussait sa voiture, rue Montmartre, en
+criant: Des choux, des navets, des carottes! Il n'avait ni orgueil ni
+honte de son aventure. Il n'en gardait pas un souvenir pénible. Cela
+tenait, dans son esprit, du théâtre, du voyage et du rêve. Il était
+surtout content de marcher dans la boue, sur le pavé de la ville, et de
+voir sur sa tête le ciel tout en eau et sale comme le ruisseau, le bon
+ciel de sa ville. Il s'arrêtait à tous les coins de rue pour boire un
+verre; puis, libre et joyeux, ayant craché dans ses mains pour en
+lubrifier la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait la
+charrette, tandis que, devant lui, les moineaux, comme lui matineux et
+pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chaussée, s'envolaient en gerbe
+avec son cri familier: Des choux, des navets, des carottes! Une vieille
+ménagère, qui s'était approchée, lui disait, en tâtant des céleris:
+
+--Qu'est-ce qui vous est donc arrivé, père Crainquebille? Il y a bien
+trois semaines qu'on ne vous a pas vu. Vous avez été malade? Vous êtes
+un peu pâle.
+
+--Je vas vous dire, m'ame Mailloche, j'ai fait le rentier.
+
+Rien n'est changé dans sa vie, à cela près qu'il va chez le troquet plus
+souvent que d'habitude, parce qu'il a l'idée que c'est fête, et qu'il a
+fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre, un peu gai,
+dans sa soupente. Étendu dans le plumard, il ramène sur lui les sacs que
+lui a prêtés le marchand de marrons du coin et qui lui servent de
+couverture, et il songe: «La prison, il n'y a pas à se plaindre; on y a
+tout ce qui vous faut. Mais on est tout de même mieux chez soi.»
+
+Son contentement fut de courte durée. Il s'aperçut vite que les clientes
+lui firent grise mine.
+
+--Des beaux céleris, m'ame Cointreau!
+
+--Il ne me faut rien.
+
+--Comment qu'il ne vous faut rien? Vous vivez pourtant pas de l'air du
+temps.
+
+Et m'ame Cointreau, sans lui faire de réponse, rentrait fièrement dans
+la grande boulangerie dont elle était la patronne. Les boutiquières et
+les concierges, naguère assidues autour de sa voiture verdoyante et
+fleurie, maintenant se détournaient de lui. Parvenu à la cordonnerie de
+l'_Ange gardien_, qui est le point où commencèrent ses aventures
+judiciaires, il appela:
+
+--M'ame Bayard, m'ame Bayard, vous me devez quinze sous de l'autre fois.
+
+Mais m'ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne daigna pas tourner la
+tête.
+
+Toute la rue Montmartre savait que le père Crainquebille sortait de
+prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de
+sa condamnation était parvenu jusqu'au faubourg et à l'angle tumultueux
+de la rue Richer. Là, vers midi, il aperçut Mme Laure, sa bonne et
+fidèle cliente, penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tâtait un
+gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d'abondants fils d'or
+largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand'chose, un sale coco,
+lui jurait, la main sur son coeur, qu'il n'y avait pas plus belle
+marchandise que la sienne. A ce spectacle, le coeur de Crainquebille se
+déchira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit à Mme
+Laure d'une voix plaintive et brisée:
+
+--C'est pas bien de me faire des infidélités.
+
+Mme Laure, comme elle le reconnaissait elle-même, n'était pas une
+duchesse. Ce n'est pas dans le monde qu'elle s'était fait une idée du
+panier à salade et du Dépôt. Mais on peut être honnête dans tous les
+états, pas vrai? Chacun a son amour-propre, et l'on n'aime pas avoir
+affaire à un individu qui sort de prison. Aussi ne répondit-elle à
+Crainquebille qu'en simulant un haut de coeur.
+
+Et le vieux marchand ambulant, ressentant l'affront, hurla:
+
+--Dessalée, va!
+
+Mme Laure en laissa tomber son chou vert, et s'écria:
+
+--Eh! va donc, vieux cheval de retour! Ça sort de prison, et ça insulte
+les personnes!
+
+Crainquebille, s'il avait été de sang-froid, n'aurait jamais reproché à
+Mme Laure sa condition. Il savait trop qu'on ne fait pas ce qu'on veut
+dans la vie, qu'on ne choisit pas son métier, et qu'il y a du bon monde
+partout. Il avait coutume d'ignorer sagement ce que faisaient chez elles
+les clientes, et il ne méprisait personne. Mais il était hors de lui. Il
+donna par trois fois à Mme Laure les noms de dessalée, de charogne et de
+roulure. Un cercle de curieux se forma autour de Mme Laure et de
+Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs injures aussi
+solennelles que les premières, et qui eussent égrené tout du long leur
+chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence
+et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui.
+Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans
+l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.
+
+ * * * * *
+
+Et le vieil homme allait marmonnant:
+
+--Pour sûr que c'est une morue. Et même y a pas plus morue que cette
+femme-là.
+
+Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela qu'il faisait un
+reproche. Il ne la méprisait pas d'être ce qu'elle était. Il l'en
+estimait plutôt, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient
+tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui
+habitaient la campagne. Et ils formaient tous deux le même voeu de
+cultiver un petit jardin et d'élever des poules. C'était une bonne
+cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un
+pas grand'chose, il en avait reçu un coup dans l'estomac; et quand il
+l'avait vue faisant mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au
+nez, et dame!
+
+Le pis, c'est qu'elle n'était pas la seule qui le traitât comme un
+galeux. Personne ne voulait plus le connaître. De même que Mme Laure,
+Mme Cointreau la boulangère, Mme Bayard de l'_Ange gardien_ le
+méprisaient et le repoussaient. Toute la société, quoi!
+
+Alors! parce qu'on avait été mis pour quinze jours à l'ombre, on n'était
+plus bon seulement à vendre des poireaux! Est-ce que c'était juste?
+Est-ce qu'il y avait du bon sens à faire mourir de faim un brave homme
+parce qu'il avait eu des difficultés avec les flics? S'il ne pouvait
+plus vendre ses légumes, il n'avait plus qu'à crever.
+
+Comme le vin maltraité, il tournait à l'aigre. Après avoir eu «des mots»
+avec Mme Laure, il en avait maintenant avec tout le monde. Pour un rien,
+il disait leur fait aux chalandes, et sans mettre de gants, je vous prie
+de le croire. Si elles tâtaient un peu longtemps la marchandise, il les
+appelait proprement râleuses et purées; pareillement, chez le troquet,
+il engueulait les camarades. Son ami, le marchand de marrons, qui ne le
+reconnaissait plus, déclarait que ce sacré père Crainquebille était un
+vrai porc-épic. On ne peut le nier: il devenait incongru, mauvais
+coucheur, mal embouché, fort en gueule. C'est que, trouvant la société
+imparfaite, il avait moins de facilité qu'un professeur de l'École des
+sciences morales et politiques à exprimer ses idées sur les vices du
+système et sur les réformes nécessaires, et que ses pensées ne se
+déroulaient pas dans sa tête avec ordre et mesure.
+
+Le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui
+voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faibles que lui. C'est
+ainsi qu'il donna une gifle à Alphonse, le petit du marchand de vin, qui
+lui avait demandé si on était bien à l'ombre. Il le gifla et lui dit:
+
+--Sale gosse! c'est ton père qui devrait être à l'ombre au lieu de
+s'enrichir à vendre du poison.
+
+Acte et parole qui ne lui faisaient pas honneur; car, ainsi que le
+marchand de marrons le lui remontra justement, on ne doit pas battre un
+enfant, ni lui reprocher son père, qu'il n'a pas choisi.
+
+Il s'était mis à boire. Moins il gagnait d'argent, plus il buvait
+d'eau-de-vie. Autrefois économe et sobre, il s'émerveillait lui-même de
+ce changement.
+
+--J'ai jamais été fricoteur, disait-il. Faut croire qu'on devient moins
+raisonnable en vieillissant.
+
+Parfois il jugeait sévèrement son inconduite et sa paresse:
+
+--Mon vieux Crainquebille, t'es plus bon que pour lever le coude.
+
+Parfois il se trompait lui-même et se persuadait qu'il buvait par
+besoin:
+
+--Faut comme ça, de temps en temps, que je boive un verre pour me donner
+des forces et pour me rafraîchir. Sûr que j'ai quelque chose de brûlé
+dans l'intérieur. Et il y a encore que la boisson comme
+rafraîchissement.
+
+Souvent il manquait la criée matinale et ne se fournissait plus que de
+marchandise avariée qu'on lui livrait à crédit. Un jour, se sentant les
+jambes molles et le coeur las, il laissa sa voiture dans la remise et
+passa toute la sainte journée à tourner autour de l'étal de Mme Rose, la
+tripière, et devant tous les troquets des Halles. Le soir, assis sur un
+panier, il songea, et il eut conscience de sa déchéance. Il se rappela
+sa force première et ses antiques travaux, ses longues fatigues et ses
+gains heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins; les cent pas, la
+nuit, sur le carreau des Halles, en attendant la criée; les légumes
+enlevés par brassées et rangés avec art dans la voiture, le petit noir
+de la mère Théodore avalé tout chaud d'un coup, au pied levé, les
+brancards empoignés solidement; son cri, vigoureux comme le chant du
+coq, déchirant l'air matinal, sa course par les rues populeuses, toute
+sa vie innocente et rude de cheval humain, qui, durant un demi-siècle,
+porta, sur son étal roulant, aux citadins brûlés de veilles et de
+soucis, la fraîche moisson des jardins potagers. Et secouant la tête il
+soupira:
+
+--Non! j'ai plus le courage que j'avais. Je suis fini. Tant va la cruche
+à l'eau qu'à la fin elle se casse. Et puis, depuis mon affaire en
+justice, je n'ai plus le même caractère. Je suis plus le même homme,
+quoi!
+
+Enfin, il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que
+c'est un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui
+passent lui pilent dessus.
+
+ * * * * *
+
+La misère vint, la misère noire. Le vieux marchand ambulant, qui
+rapportait autrefois du faubourg Montmartre les pièces de cent sous à
+plein sac, maintenant n'avait plus un rond. C'était l'hiver. Expulsé de
+sa soupente, il coucha sous des charrettes, dans une remise. Les pluies
+ayant tombé pendant vingt-quatre jours, les égouts débordèrent et la
+remise fut inondée.
+
+Accroupi dans sa voiture, au-dessus des eaux empoisonnées, en compagnie
+des araignées, des rats et des chats faméliques, il songeait dans
+l'ombre. N'ayant rien mangé de la journée et n'ayant plus pour se
+couvrir les sacs du marchand de marrons, il se rappela la semaine durant
+laquelle le gouvernement lui avait donné le vivre et le couvert. Il
+envia le sort des prisonniers, qui ne souffrent ni du froid ni de la
+faim, et il lui vint une idée:
+
+--Puisque je connais le truc, pourquoi que je ne m'en servirais pas?
+
+Il se leva et sortit dans la rue. Il n'était guère plus de onze heures.
+Il faisait un temps aigre et noir. Une bruine tombait, plus froide et
+plus pénétrante que la pluie. De rares passants se coulaient au ras des
+murs.
+
+Crainquebille longea l'église Saint-Eustache et tourna dans la rue
+Montmartre. Elle était déserte. Un gardien de la paix se tenait planté
+sur le trottoir, au chevet de l'église, sous un bec de gaz, et l'on
+voyait, autour de la flamme, tomber une petite pluie rousse. L'agent la
+recevait sur son capuchon. Il avait l'air transi, mais soit qu'il
+préférât la lumière à l'ombre, soit qu'il fût las de marcher, il restait
+sous son candélabre, et peut-être s'en faisait-il un compagnon, un ami.
+Cette flamme tremblante était son seul entretien dans la nuit solitaire.
+Son immobilité ne paraissait pas tout à fait humaine; le reflet de ses
+bottes sur le trottoir mouillé, qui semblait un lac, le prolongeait
+inférieurement et lui donnait de loin l'aspect d'un monstre amphibie, à
+demi sorti des eaux. De plus près, encapuchonné et armé, il avait l'air
+monacal et militaire. Les gros traits de son visage, encore grossis par
+l'ombre du capuchon, étaient paisibles et tristes. Il avait une
+moustache épaisse, courte et grise. C'était un vieux sergot, un homme
+d'une quarantaine d'années.
+
+Crainquebille s'approcha doucement de lui et, d'une voix hésitante et
+faible, lui dit:
+
+--Mort aux vaches!
+
+Puis il attendit l'effet de cette parole consacrée. Mais elle ne fut
+suivie d'aucun effet. Le sergot resta immobile et muet, les bras croisés
+sous son manteau court. Ses yeux, grands ouverts et qui luisaient dans
+l'ombre, regardaient Crainquebille avec tristesse, vigilance et mépris.
+
+Crainquebille étonné, mais gardant encore un reste de résolution,
+balbutia:
+
+--Mort aux vaches! que je vous ai dit.
+
+Il y eut un long silence durant lequel tombait la pluie fine et rousse
+et régnait l'ombre glaciale. Enfin le sergot parla:
+
+--Ce n'est pas à dire... Pour sûr et certain que ce n'est pas à dire. A
+votre âge on devrait avoir plus de connaissance... Passez votre chemin.
+
+--Pourquoi que vous m'arrêtez pas? demanda Crainquebille.
+
+Le sergot secoua la tête sous son capuchon humide:
+
+--S'il fallait empoigner tous les poivrots qui disent ce qui n'est pas à
+dire, y en aurait de l'ouvrage!... Et de quoi que ça servirait?
+
+Crainquebille, accablé par ce dédain magnanime, demeura longtemps
+stupide et muet, les pieds dans le ruisseau. Avant de partir, il essaya
+de s'expliquer:
+
+--C'était pas pour vous que j'ai dit: «Mort aux vaches!» C'était pas
+plus pour l'un que pour l'autre que je l'ai dit. C'était pour une idée.
+
+Le sergot répondit avec une austère douceur:
+
+--Que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n'était pas à dire,
+parce que quand un homme fait son devoir et qu'il endure bien des
+souffrances, on ne doit pas l'insulter par des paroles futiles... Je
+vous réitère de passer votre chemin.
+
+Crainquebille, la tête basse et les bras ballants, s'enfonça sous la
+pluie dans l'ombre.
+
+
+
+
+CLOPINEL
+
+
+C'était le premier jour de l'an. Par les rues blondes d'une boue
+fraîche, entre deux averses, M. Bergeret et sa fille Pauline allaient
+porter leurs souhaits à une tante maternelle qui vivait encore, mais
+pour elle seule et peu, et qui habitait dans la rue Rousselet un petit
+logis de béguine, sur un potager, dans le son des cloches conventuelles.
+Pauline était joyeuse sans raison et seulement parce que ces jours de
+fête, qui marquent le cours du temps, lui rendaient plus sensibles les
+progrès charmants de sa jeunesse.
+
+M. Bergeret gardait, en ce jour solennel, son indulgence coutumière,
+n'attendant plus grand bien des hommes et de la vie, mais sachant, comme
+M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Le long des voies,
+les mendiants, dressés comme des candélabres ou étalés comme des
+reposoirs, faisaient l'ornement de cette fête sociale. Ils étaient tous
+venus parer les quartiers bourgeois, nos pauvres, truands, cagoux,
+piètres et malingreux, callots et sabouleux, francs-mitoux, drilles,
+courtauts de boutanche. Mais, subissant l'effacement universel des
+caractères et se conformant à la médiocrité générale des moeurs, ils
+n'étalaient pas, comme aux âges du grand Coësre, des difformités
+horribles et des plaies épouvantables. Ils n'entouraient point de linges
+sanglants leurs membres mutilés. Ils étaient simples, ils n'affectaient
+que des infirmités supportables. L'un d'eux suivit assez longtemps M.
+Bergeret en clochant du pied, et toutefois d'un pas agile. Puis il
+s'arrêta et se remit en lampadaire au bord du trottoir.
+
+Après quoi M. Bergeret dit à sa fille:
+
+--Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône.
+En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier
+mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa
+puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique
+iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme.
+
+--Tu as fait tout cela, papa? dit Pauline incrédule.
+
+--Presque tout cela, répondit M. Bergeret. J'ai vendu à mon frère
+Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en
+l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui
+qui la fait. J'ai mal agi.
+
+--Je ne crois pas, dit Pauline.
+
+--Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de
+philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en
+apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel
+m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de
+complainte. J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le
+pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux
+genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec
+ouvert comme un couple de canards. Séducteur! O dangereux Clopinel!
+Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu
+de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de
+laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la
+puissance, je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur
+au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai
+senti que j'étais un puissant de ce monde au regard de toi, un riche
+près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur! Je me suis
+réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et
+ma grandeur. Vis, ô Clopinel! _Pulcher hymnus divitiarum pauper
+immortalis_.
+
+Exécrable pratique de l'aumône! Pitié barbare de l'élémosyne! Antique
+erreur du bourgeois qui donne un sou et qui pense faire le bien, et qui
+se croit quitte envers tous ses frères, par le plus misérable, le plus
+gauche, le plus ridicule, le plus sot, le plus pauvre acte de tous ceux
+qui peuvent être accomplis en vue d'une meilleure répartition des
+richesses. Cette coutume de faire l'aumône est contraire à la
+bienfaisance et en horreur à la charité.
+
+--C'est vrai? demanda Pauline avec bonne volonté.
+
+--L'aumône, poursuivit M. Bergeret, n'est pas plus comparable à la
+bienfaisance que la grimace d'un singe ne ressemble au sourire de la
+Joconde. La bienfaisance est ingénieuse autant que l'aumône est inepte.
+Elle est vigilante, elle proportionne son effort au besoin. C'est
+précisément ce que je n'ai point fait à l'endroit de mon frère Clopinel.
+Le nom seul de bienfaisance éveillait les plus douces idées dans les
+âmes sensibles, au siècle des philosophes. On croyait que ce nom avait
+été créé par le bon abbé de Saint-Pierre. Mais il est plus ancien et se
+trouve déjà dans le vieux Balzac. Au XVIe siècle, on disait bénéficence.
+C'est le même mot. J'avoue que je ne retrouve pas à ce mot de
+bienfaisance sa beauté première; il m'a été gâté par les pharisiens qui
+l'ont trop employé. Nous avons dans notre société beaucoup
+d'établissements de bienfaisance, monts-de-piété, sociétés de
+prévoyance, d'assurance mutuelle. Quelques-uns sont utiles et rendent
+des services. Leur vice commun est de procéder de l'iniquité sociale
+qu'ils sont destinés à corriger et d'être des médecines contaminées. La
+bienfaisance universelle, c'est que chacun vive de son travail et non du
+travail d'autrui. Hors l'échange et la solidarité, tout est vil,
+honteux, infécond. La charité humaine, c'est le concours de tous dans la
+production et le partage des fruits.
+
+«Elle est la justice; elle est amour, et les pauvres y sont plus habiles
+que les riches. Quels riches exercèrent jamais aussi pleinement
+qu'Épictète ou que Benoît Malon la charité du genre humain? La charité
+véritable, c'est le don des oeuvres de chacun à tous, c'est la belle
+bonté, c'est le geste harmonieux de l'âme qui se penche comme un vase
+plein de nard précieux et qui se répand en bienfaits, c'est Michel-Ange
+peignant la chapelle Sixtine, ou les députés à l'Assemblée nationale
+dans la nuit du 4 août; c'est le don répandu dans sa plénitude heureuse,
+l'argent coulant pêle-mêle avec l'amour et la pensée. Nous n'avons rien
+en propre que nous-mêmes. On ne donne vraiment que quand on donne son
+travail, son âme, son génie. Et cette offrande magnifique de tout soi à
+tous les hommes enrichit le donateur autant que la communauté.
+
+--Mais, objecta Pauline, tu ne pouvais pas donner de l'amour et de la
+beauté à Clopinel. Tu lui as donné ce qui lui était le plus convenable.
+
+--Il est vrai que Clopinel est devenu une brute. De tous les biens qui
+peuvent flatter un homme, il ne goûte que l'alcool. J'en juge à ce qu'il
+puait l'eau-de-vie, quand il m'approcha. Mais tel qu'il est, il est
+notre ouvrage. Notre orgueil fut son père; notre iniquité sa mère. Il
+est le fruit mauvais de nos vices. Tout homme en société doit donner et
+recevoir. Celui-ci n'a pas assez donné sans doute parce qu'il n'a pas
+assez reçu.
+
+--C'est peut-être un paresseux, dit Pauline. Comment ferons-nous, mon
+Dieu, pour qu'il n'y ait plus de pauvres, plus de faibles, ni de
+paresseux? Est-ce que tu ne crois pas que les hommes sont bons
+naturellement et que c'est la société qui les rend méchants?
+
+--Non. Je ne crois pas que les hommes soient bons naturellement,
+répondit M. Bergeret. Je vois plutôt qu'ils sortent péniblement et peu à
+peu de la barbarie originelle et qu'ils organisent à grand effort une
+justice incertaine et une bonté précaire. Le temps est loin encore où
+ils seront doux et bienveillants les uns pour les autres. Le temps est
+loin où ils ne feront plus la guerre entre eux et où les tableaux qui
+représentent des batailles seront cachés aux yeux comme immoraux et
+offrant un spectacle honteux. Je crois que le règne de la violence
+durera longtemps encore, que longtemps les peuples s'entre-déchireront
+pour des raisons frivoles, que longtemps les citoyens d'une même nation
+s'arracheront furieusement les uns aux autres les biens nécessaires à la
+vie, au lieu d'en faire un partage équitable. Mais je crois aussi que
+les hommes sont moins féroces quand ils sont moins misérables, que les
+progrès de l'industrie déterminent à la longue quelque adoucissement
+dans les moeurs, et je tiens d'un botaniste que l'aubépine transportée
+d'un terrain sec en un sol gras y change ses épines en fleurs.
+
+--Vois-tu? tu es optimiste, papa! Je le savais bien, s'écria Pauline en
+s'arrêtant au milieu du trottoir pour fixer un moment sur son père le
+regard de ses yeux gris d'aube, pleins de lumière douce et de fraîcheur
+matinale. Tu es optimiste. Tu travailles de bon coeur à bâtir la maison
+future. C'est bien, cela! C'est beau de construire avec les hommes de
+bonne volonté la république nouvelle.
+
+M. Bergeret sourit à cette parole d'espoir et à ces yeux d'aurore.
+
+--Oui, dit-il, ce serait beau d'établir la société nouvelle, où chacun
+recevrait le prix de son travail.
+
+--N'est-ce pas que cela sera?... Mais quand? demanda Pauline avec
+candeur.
+
+Et M. Bergeret répondit, non sans douceur ni tristesse:
+
+--Ne me demande pas de prophétiser, mon enfant. Ce n'est pas sans raison
+que les anciens ont considéré le pouvoir de percer l'avenir comme le don
+le plus funeste que puisse recevoir un homme. S'il nous était possible
+de voir ce qui viendra, nous n'aurions plus qu'à mourir, et peut-être
+tomberions-nous foudroyés de douleur ou d'épouvante. L'avenir, il y faut
+travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs
+tapisseries, sans le voir.
+
+Ainsi conversaient en cheminant le père et la fille. Devant le square de
+la rue de Sèvres, ils rencontrèrent un mendigot solidement implanté sur
+le trottoir.
+
+--Je n'ai plus de monnaie, dit M. Bergeret. As-tu une pièce de dix sous
+à me donner, Pauline? Cette main tendue me barre la rue. Nous serions
+sur la place de la Concorde, qu'elle me barrerait la place. Le bras
+allongé d'un misérable est une barrière que je ne saurais franchir.
+C'est une faiblesse que je ne puis vaincre. Donne à ce truand. C'est
+pardonnable. Il ne faut pas s'exagérer le mal qu'on fait.
+
+--Papa, je suis inquiète de savoir ce que tu feras de Clopinel, dans ta
+république. Car tu ne penses pas qu'il vive des fruits de son travail?
+
+--Ma fille, répondit M. Bergeret, je crois qu'il consentira à
+disparaître. Il est déjà très diminué. La paresse, le goût du repos le
+dispose à l'évanouissement final, il rentrera dans le néant avec
+facilité.
+
+--Je crois au contraire qu'il est très content de vivre.
+
+--Il est vrai qu'il a des joies. Il lui est délicieux sans doute
+d'avaler le vitriol de l'assommoir. Il disparaîtra avec le dernier
+mastroquet. Il n'y aura plus de marchands de vin, dans ma république. Il
+n'y aura plus d'acheteurs ni de vendeurs. Il n'y aura plus de riches ni
+de pauvres. Et chacun jouira du fruit de son travail.
+
+--Nous serons tous heureux, mon père.
+
+--Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même
+temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le
+mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le
+bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont
+aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde
+dans la nature, et l'un ne saurait être tari sans l'autre. Nous ne
+sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est
+soeur de la joie, et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes,
+les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait
+un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux
+inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de
+la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui
+résultent de notre condition sociale. Les hommes ne seront plus déformés
+par un travail inique dont ils meurent plutôt qu'ils n'en vivent.
+L'esclave sortira de l'ergastule, et l'usine ne dévorera plus que les
+corps par millions.
+
+«Cette délivrance, je l'attends de la machine elle-même. La machine qui
+a broyé tant d'hommes viendra en aide doucement, généreusement, à la
+tendre chair humaine. La machine, d'abord cruelle et dure, deviendra
+bonne, favorable, amie. Comment changera-t-elle d'âme? Écoute.
+L'étincelle qui jaillit de la bouteille de Leyde, la petite étoile
+subtile qui se révéla, dans le siècle dernier, au physicien émerveillé,
+accomplira ce prodige. L'Inconnue qui s'est laissée vaincre sans se
+laisser connaître, la force mystérieuse et captive, l'insaisissable
+saisi par nos mains, la foudre docile, mise en bouteilles et dévidée sur
+les innombrables fils qui couvrent la terre de leur réseau,
+l'électricité portera sa force, son aide, partout où il faudra, dans les
+maisons, dans les chambres, au foyer où le père et la mère et les
+enfants ne seront plus séparés. Ce n'est point un rêve. La machine
+farouche, qui broie dans l'usine les chairs et les âmes, deviendra
+domestique, intime et familière. Mais ce n'est rien, non, ce n'est rien
+que les poulies, les engrenages, les bielles, les manivelles, les
+glissières, les volants s'humanisent, si les hommes gardent un coeur de
+fer.
+
+«Nous attendons, nous appelons un changement plus merveilleux encore. Un
+jour viendra où le patron, s'élevant en beauté morale, deviendra un
+ouvrier parmi les ouvriers affranchis, où il n'y aura plus de salaire,
+mais échange de biens. La haute industrie, comme la vieille noblesse
+qu'elle remplace et qu'elle imite, fera sa nuit du 4 Août. Elle
+abandonnera des gains disputés et des privilèges menacés. Elle sera
+généreuse quand elle sentira qu'il est temps de l'être. Et que dit
+aujourd'hui le patron? Qu'il est l'âme et la pensée, et que sans lui son
+armée d'ouvriers serait comme un corps privé d'intelligence. Eh bien!
+s'il est la pensée, qu'il se contente de cet honneur et de cette joie.
+Faut-il, parce qu'on est pensée et esprit, qu'on se gorge de richesses?
+Quand le grand Donatello fondait avec ses compagnons une statue de
+bronze, il était l'âme de l'oeuvre. Le prix qu'il en recevait du prince
+ou des citoyens, il le mettait dans un panier qu'on hissait par une
+poulie à une poutre de l'atelier. Chaque compagnon dénouait la corde à
+son tour et prenait dans le panier selon ses besoins. N'est-ce point
+assez de produire par l'intelligence, et cet avantage dispense-t-il le
+maître ouvrier de partager le gain avec ses humbles collaborateurs? Mais
+dans ma république il n'y aura plus de gains ni de salaires et tout sera
+à tous.
+
+--Papa, c'est le collectivisme, cela, dit Pauline avec tranquillité.
+
+--Les biens les plus précieux, répondit M. Bergeret, sont communs à tous
+les hommes, et le furent toujours. L'air et la lumière appartiennent en
+commun à tout ce qui respire et voit la clarté du jour. Après les
+travaux séculaires de l'égoïsme et de l'avarice, en dépit des efforts
+violents des individus pour saisir et garder des trésors, les biens
+individuels dont jouissent les plus riches d'entre nous sont encore peu
+de chose en comparaison de ceux qui appartiennent indistinctement à tous
+les hommes. Et dans notre société même, ne vois-tu pas que les biens les
+plus doux ou les plus splendides, routes, fleuves, forêts autrefois
+royales, bibliothèques, musées appartiennent à tous? Aucun riche ne
+possède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau du
+Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche, si je sais mieux en jouir.
+La propriété collective, qu'on redoute comme un monstre lointain, nous
+entoure déjà sous mille formes familières. Elle effraye quand on
+l'annonce, et l'on use déjà des avantages qu'elle procure.
+
+«Les positivistes qui s'assemblent dans la maison d'Auguste Comte,
+autour du vénéré M. Pierre Laffitte, ne sont point pressés de devenir
+socialistes. Mais l'un d'eux a fait cette remarque judicieuse que la
+propriété est de source sociale. Et rien n'est plus vrai, puisque toute
+propriété acquise par un effort individuel n'a pu naître et subsister
+que par le concours de la communauté toute entière. Et puisque la
+propriété privée est de source sociale, ce n'est point en méconnaître
+l'origine ni en corrompre l'essence que de l'étendre à la communauté et
+la commettre à l'État dont elle dépend nécessairement. Et qu'est-ce que
+l'État?...
+
+Mlle Bergeret s'empressa de répondre à cette question:
+
+--L'État, mon père, c'est un monsieur piteux et malgracieux assis
+derrière un guichet. Tu comprends qu'on n'a pas envie de se dépouiller
+pour lui.
+
+--Je comprends, répondit M. Bergeret en souriant. Je me suis toujours
+incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je
+découvre sur le tard que c'est une grande force que de ne pas
+comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait
+été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans
+une mansarde. Je comprends. Mais ce monsieur malgracieux et piteux qui
+est assis derrière un guichet, tu lui confies tes lettres, Pauline, que
+tu ne confierais pas à l'agence Tricoche. Il administre une partie de
+tes biens, et non la moins vaste, ni la moins précieuse. Tu lui vois un
+visage morose. Mais quand il sera tout il ne sera plus rien. Ou plutôt,
+il ne sera plus que nous. Anéanti par son universalité, il cessera de
+paraître tracassier. On n'est plus méchant, ma fille, quand on n'est
+plus personne. Ce qu'il a de déplaisant à l'heure qu'il est, c'est qu'il
+rogne sur la propriété individuelle, qu'il va grattant et limant,
+mordant peu sur les gros et beaucoup sur les maigres. Cela le rend
+insupportable. Il est avide. Il a des besoins. Dans ma république, il
+sera sans désirs, comme les dieux. Il aura tout et il n'aura rien. Nous
+ne le sentirons pas, puisqu'il sera conforme à nous, indistinct de nous.
+Il sera comme s'il n'était pas. Et quand tu crois que je sacrifie les
+particuliers à l'État, la vie à une abstraction, c'est au contraire
+l'abstraction que je subordonne à la réalité, l'État que je supprime en
+l'identifiant à toute l'activité sociale.
+
+«Si même cette république ne devait jamais exister, je me féliciterais
+d'en avoir caressé l'idée. Il est permis de bâtir en Utopie. Et Auguste
+Comte lui-même, qui se flattait de ne construire que sur les données de
+la science positive, a placé Campanella dans le calendrier des grands
+hommes.
+
+«Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité des hommes d'action
+qui se sont mis à l'oeuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l'avenir.
+Les hommes d'État travaillent sur les plans que nous laissons après
+notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats. Non, ma fille, je ne
+bâtis pas en Utopie. Mon songe, qui ne m'appartient nullement et qui
+est, en ce moment même, le songe de mille et mille âmes, est véritable
+et prophétique. Toute société dont les organes ne correspondent plus aux
+fonctions pour lesquelles ils ont été créés, et dont les membres ne sont
+point nourris en raison du travail utile qu'ils produisent, meurt. Des
+troubles profonds, des désordres intimes précèdent sa fin et
+l'annoncent.
+
+«La société féodale était fortement constituée. Quand le clergé cessa
+d'y représenter le savoir et la noblesse d'y défendre par l'épée le
+laboureur et l'artisan, quand ces ordres ne furent plus que des membres
+gonflés et nuisibles, tout le corps périt; une révolution imprévue et
+nécessaire emporta le malade. Qui soutiendrait que, dans la société
+actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les
+membres sont nourris en raison du travail utile qu'ils produisent? Qui
+soutiendrait que la richesse est justement répartie? Qui peut croire
+enfin à la durée de l'iniquité?
+
+--Et comment la faire cesser, mon père? Comment changer le monde?
+
+--Par la parole, mon enfant. Rien n'est plus puissant que la parole.
+L'enchaînement des fortes raisons et des hautes pensées est un lien
+qu'on ne peut rompre. La parole, comme la fronde de David, abat les
+violents et fait tomber les forts. C'est l'arme invincible. Sans cela le
+monde appartiendrait aux brutes armées. Qui donc les tient en respect?
+Seule, sans armes et nue, la pensée.
+
+Je ne verrai pas la cité nouvelle. Tous les changements dans l'ordre
+social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un
+géologue d'un esprit profond, Charles Lyell, a démontré que ces traces
+effrayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans
+les vallées, cette flore des froides contrées et ces animaux velus
+succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces apparences de
+cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées,
+et que ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des
+forces naturelles, ne furent pas même soupçonnés par les innombrables
+générations des êtres animés qui y assistèrent. Les transformations
+sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse. L'homme
+timide redoute, comme un cataclysme futur, un changement commencé avant
+sa naissance, qui s'opère sous ses yeux, sans qu'il le voie, et qui ne
+deviendra sensible que dans un siècle.»
+
+
+
+
+ROUPART
+
+
+M. Bergeret aimait et estimait hautement les gens de métier. Ne faisant
+point de grands aménagements, il n'avait guère occasion d'appeler des
+ouvriers; mais, quand il en employait un, il s'efforçait de lier
+conversation avec lui, comptant bien en tirer quelques paroles
+substantielles.
+
+Aussi fit-il un gracieux accueil au menuisier Roupart qui vint, un
+matin, poser des bibliothèques dans le cabinet de travail.
+
+Cependant, couché à sa coutume, au fond du fauteuil de son maître,
+Riquet dormait en paix. Mais le souvenir immémorial des périls qui
+assiégeaient leurs aïeux sauvages dans les forêts rend léger le sommeil
+des chiens domestiques. Il convient de dire aussi que cette aptitude
+héréditaire au prompt réveil était entretenue chez Riquet par le
+sentiment du devoir. Riquet se considérait lui-même comme un chien de
+garde. Fermement convaincu que sa fonction était de garder la maison, il
+en concevait une heureuse fierté.
+
+Par malheur, il se figurait les maisons comme elles sont dans les
+campagnes et dans les Fables de la Fontaine, entre cour et jardin, et
+telles qu'on peut en faire le tour en flairant le sol parfumé des odeurs
+des bêtes et du fumier. Il ne se mettait pas dans l'esprit le plan de
+l'appartement que son maître occupait au cinquième étage d'un grand
+immeuble. Faute de connaître les limites de son domaine, il ne savait
+pas précisément ce qu'il avait à garder. Et c'était un gardien féroce.
+Pensant que la venue de cet inconnu en pantalon bleu rapiécé, qui
+sentait la sueur et traînait des planches, mettait la demeure en péril,
+il sauta à bas du fauteuil et se mit à aboyer à l'homme, en reculant
+devant lui avec une lenteur héroïque. M. Bergeret lui ordonna de se
+taire, et il obéit à regret, surpris et triste de voir son dévouement
+inutile et ses avis méprisés. Son regard profond, tourné vers son
+maître, semblait lui dire:
+
+--Tu reçois cet anarchiste avec les engins qu'il traîne après lui. J'ai
+fait mon devoir, advienne que pourra.
+
+Il reprit sa place accoutumée et se rendormit. M. Bergeret, quittant les
+scoliastes de Virgile, commença de converser avec le menuisier. Il lui
+fit d'abord des questions touchant le débit, la coupe et le polissage
+des bois, et l'assemblage des planches. Il aimait à s'instruire et
+savait l'excellence du langage populaire.
+
+Roupart, tourné contre le mur, lui faisait des réponses interrompues par
+de longs silences, pendant lesquels il prenait des mesures. C'est ainsi
+qu'il traita des lambris et des assemblages.
+
+--L'assemblage à tenon et mortaise, dit-il, ne veut point de colle, si
+l'ouvrage est bien dressé.
+
+--N'y a-t-il point aussi, demanda M. Bergeret, l'assemblage en queue
+d'aronde?
+
+--Il est rustique et ne se fait plus, répondit le menuisier.
+
+Ainsi le professeur s'instruisait en écoutant l'artisan. Ayant assez
+avancé l'ouvrage, le menuisier se tourna vers M. Bergeret. Sa face
+creusée, ses grands traits, son teint brun, ses cheveux collés au front
+et sa barbe de bouc toute grise de poussière lui donnaient l'air d'une
+figure de bronze. Il sourit d'un sourire pénible et doux et montra ses
+dents blanches, et il parut jeune.
+
+--Je vous connais, monsieur Bergeret.
+
+--Vraiment?
+
+--Oui, oui, je vous connais... Monsieur Bergeret, vous avez fait tout de
+même quelque chose qui n'est pas ordinaire... Ça ne vous fâche pas que
+je vous le dise?
+
+--Nullement.
+
+--Eh bien, vous avez fait quelque chose qui n'est pas ordinaire. Vous
+êtes sorti de votre caste et vous n'avez pas voulu frayer avec les
+défenseurs du sabre et du goupillon.
+
+--Je déteste les faussaires, mon ami, répondit M. Bergeret. Cela devrait
+être permis à un philologue. Je n'ai pas caché ma pensée. Mais je ne
+l'ai pas beaucoup répandue. Comment la connaissez-vous?
+
+--Je vais vous dire. On voit du monde, rue Saint-Jacques, à l'atelier.
+On en voit des uns et des autres, des gros et des maigres. En rabotant
+mes planches, j'entendais Pierre qui disait: «Cette canaille de
+Bergeret!» Et Paul lui demandait: «Est-ce qu'on ne lui cassera pas la
+gueule?» Alors j'ai compris que vous étiez du bon côté dans l'Affaire.
+Il n'y en a pas beaucoup de votre espèce dans le cinquième.
+
+--Et que disent vos amis?
+
+--Les socialistes ne sont pas bien nombreux par ici, et ils ne sont pas
+d'accord. Samedi dernier, à la Fraternelle, nous étions quatre pelés et
+un tondu et nous nous sommes pris aux cheveux. Le camarade Fléchier, un
+vieux, un combattant de 70, un communard, un déporté, un homme, est
+monté à la tribune et nous a dit: «Citoyens, tenez-vous tranquilles. Les
+bourgeois intellectuels ne sont pas moins bourgeois que les bourgeois
+militaires. Laissez les capitalistes se manger le nez. Croisez-vous les
+bras, et regardez venir les antisémites. Pour l'heure, ils font
+l'exercice avec un fusil de paille et un sabre de bois. Mais quand il
+s'agira de procéder à l'expropriation des capitalistes, je ne vois pas
+d'inconvénients à commencer par les juifs.»
+
+«Et là-dessus, les camarades ont fait aller leurs battoirs. Mais, je
+vous le demande, est-ce que c'est comme ça que devait parler un vieux
+communard, un bon révolutionnaire? Je n'ai pas d'instruction comme le
+citoyen Fléchier, qui a étudié dans les livres de Marx. Mais je me suis
+bien aperçu qu'il ne raisonnait pas droit. Parce qu'il me semble que le
+socialisme, qui est la vérité, est aussi la justice et la bonté, que
+tout ce qui est juste et bon en sort naturellement comme la pomme du
+pommier. Il me semble que combattre une injustice, c'est travailler pour
+nous, les prolétaires, sur qui pèsent toutes les injustices. A mon idée,
+tout ce qui est équitable est un commencement de socialisme. Je pense
+comme Jaurès que marcher avec les défenseurs de la violence et du
+mensonge, c'est tourner le dos à la révolution sociale. Je ne connais ni
+juifs ni chrétiens. Je ne connais que des hommes, et je ne fais de
+distinction entre eux que de ceux qui sont justes et de ceux qui sont
+injustes. Qu'ils soient juifs ou chrétiens, il est difficile aux riches
+d'être équitables. Mais quand les lois seront justes, les hommes seront
+justes. Dès à présent les collectivistes et les libertaires préparent
+l'avenir en combattant toutes les tyrannies et en inspirant aux peuples
+la haine de la guerre et l'amour du genre humain. Nous pouvons dès à
+présent faire un peu de bien. C'est ce qui nous empêchera de mourir
+désespérés et la rage au coeur. Car bien sûr nous ne verrons pas le
+triomphe de nos idées, et quand le collectivisme sera établi sur le
+monde, il y aura beau temps que je serai sorti de ma soupente les pieds
+devant... Mais je jase et le temps file.»
+
+Il tira sa montre, et, voyant qu'il était onze heures, il endossa sa
+veste, ramassa ses outils, enfonça sa casquette jusqu'à la nuque et dit
+sans se retourner:
+
+--Pour sûr que la bourgeoisie est pourrie! Ça s'est vu du reste dans
+l'affaire Dreyfus.
+
+Et il s'en alla déjeuner.
+
+Alors, soit qu'en son léger sommeil un songe eût effrayé son âme
+obscure, soit qu'épiant, à son réveil, la retraite de l'ennemi, il en
+prît avantage, soit que le nom qu'il venait d'entendre l'eût rendu
+furieux, ainsi que le maître feignit de le croire, Riquet s'élança la
+gueule ouverte et le poil hérissé, les yeux en flammes, sur les talons
+de Roupart qu'il poursuivit de ses aboiements frénétiques.
+
+Demeuré seul avec lui, M. Bergeret lui adressa, d'un ton plein de
+douceur, ces paroles attristées:
+
+--Toi aussi, pauvre petit être noir, si faible en dépit de tes dents
+pointues et de ta gueule profonde, qui, par l'appareil de la force,
+rendent ta faiblesse ridicule et ta poltronnerie amusante, toi aussi tu
+as le culte des grandeurs de chair et la religion de l'antique iniquité.
+Toi aussi tu adores l'injustice par respect pour l'ordre social qui
+t'assure ta niche et ta pâtée. Toi aussi tu tiendrais pour véritable un
+jugement irrégulier, obtenu par le mensonge et la fraude. Toi aussi tu
+es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des
+mensonges. Tu te nourris de fables grossières. Ton esprit ténébreux se
+repaît de ténèbres. On te trompe et tu te trompes avec une plénitude
+délicieuse. Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le
+mépris des malheureux.
+
+Et comme Riquet tournait sur lui un regard d'une innocence infinie, M.
+Bergeret reprit avec plus de douceur encore:
+
+--Je sais: tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban. Tu es pieux, tu
+as ta théologie et ta morale, tu crois bien faire. Et puis tu ne sais
+pas. Tu gardes la maison, tu la gardes même contre ceux qui la défendent
+et qui l'ornent. Cet artisan que tu voulais en chasser a, dans sa
+simplicité, des pensées admirables. Tu ne l'as pas écouté.
+
+Tes oreilles velues entendent non celui qui parle le mieux, mais celui
+qui crie le plus fort. Et la peur, la peur naturelle, qui fut la
+conseillère de tes ancêtres, et des miens, à l'âge des cavernes, la peur
+qui fit les dieux et les crimes, te détourne des malheureux et t'ôte la
+pitié. Et tu ne veux pas être juste. Tu regardes comme une figure
+étrangère la face blanche de la Justice, divinité nouvelle, et tu rampes
+devant les vieux dieux, noirs comme toi, de la violence et de la peur.
+Tu admires la force brutale parce que tu crois qu'elle est la force
+souveraine, et que tu ne sais pas qu'elle se dévore elle-même. Tu ne
+sais pas que toutes les ferrailles tombent devant une idée juste...
+
+Tu ne sais pas que la force véritable est dans la sagesse et que les
+nations ne sont grandes que par elle. Tu ne sais pas que ce qui fait la
+gloire des peuples, ce ne sont pas les clameurs stupides, poussées sur
+les places publiques, mais la pensée auguste, cachée dans quelque
+mansarde et qui, un jour, répandue par le monde, en changera la face. Tu
+ne sais pas que ceux-là honorent leur patrie qui, pour la justice, ont
+souffert la prison, l'exil et l'outrage. Tu ne sais pas.»
+
+
+
+
+ALLOCUTIONS
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE INAUGURALE DE L'ÉMANCIPATION UNIVERSITÉ
+POPULAIRE DU XVe ARRONDISSEMENT LE 21 NOVEMBRE 1899.
+
+
+Citoyennes et citoyens,
+
+L'association que nous inaugurons aujourd'hui est formée pour l'étude.
+Ce sont des hommes qui se réunissent pour penser en commun. Vous voulez
+acquérir des connaissances qui donneront à vos idées de l'exactitude et
+de l'étendue et qui vous enrichiront ainsi d'une richesse intérieure et
+véritable. Vous voulez apprendre pour comprendre et retenir, au rebours
+de ces fils de riches qui n'étudient que pour passer des examens et qui,
+l'épreuve finie, ont hâte de débarrasser leurs cerveaux de leur science,
+comme d'un meuble encombrant. Votre désir est plus noble et plus
+désintéressé. Et comme vous vous proposez de travailler à votre propre
+développement, vous rechercherez ce qui est vraiment utile et ce qui est
+vraiment beau.
+
+Les connaissances utiles à la vie ne sont pas seulement celles des
+métiers et des arts. S'il est nécessaire que chacun sache son métier, il
+est utile à chacun d'interroger la nature qui nous a formés et la
+société dans laquelle nous vivons. Quel que soit notre état parmi nos
+semblables, nous sommes avant tout des hommes et nous avons grand
+intérêt à connaître les conditions nécessaires de la vie humaine. Nous
+dépendons de la terre et de la société, et c'est en recherchant les
+causes de cette dépendance que nous pourrons imaginer les moyens de la
+rendre plus facile et plus douce. C'est parce que les découvertes des
+grandes lois physiques qui régissent les mondes ont été lentes,
+tardives, longtemps renfermées dans un petit nombre d'intelligences,
+qu'une morale barbare, fondée sur une fausse interprétation des
+phénomènes de la nature, a pu s'imposer à la masse des hommes et les
+soumettre à des pratiques imbéciles et cruelles.
+
+Croyez-vous, par exemple, citoyens, que, si les savants avaient connu
+plus tôt la vraie situation du globe terrestre tournant en compagnie de
+quelques autres globes, ses frères, autour d'un soleil qui nage lui-même
+dans l'espace infini, peuplé d'une multitude d'autres soleils, pères
+ardents et lumineux d'une multitude de mondes,--pensez-vous que, si dans
+les siècles anciens un grand nombre d'hommes avaient eu cette juste idée
+de l'univers et y avaient suffisamment attaché leur pensée, c'eût été
+possible de les effrayer en leur faisant croire qu'il y a sous terre un
+enfer et des diables? C'est la science qui nous affranchit de ces vaines
+terreurs, que certes vous avez rejetées loin de vous. Et ne voyez-vous
+pas que de l'étude de la nature vous tirerez une foule de conséquences
+morales qui rendront votre pensée plus assurée et plus tranquille?
+
+La connaissance de l'être humain n'est pas moins profitable. En suivant
+les transformations de l'homme depuis l'époque où il vivait nu, armé de
+flèches de pierre, dans des cavernes, jusqu'à l'âge actuel des machines,
+au règne de la vapeur et de l'électricité, vous embrasserez les grandes
+phases de l'évolution de notre race.
+
+La connaissance des progrès accomplis vous permettra de pressentir, de
+solliciter les progrès futurs. Peut-être voudrez-vous vous tenir de
+préférence dans des temps voisins du nôtre et rechercher dans un passé
+récent l'origine de l'état actuel de la société. Là encore, là surtout
+l'étude vous sera d'un grand profit. En recherchant comment s'est formée
+et accrue la force capitaliste, vous jugerez mieux des moyens qu'il faut
+employer pour la maîtriser, à l'exemple des grands inventeurs qui n'ont
+asservi la nature qu'après l'avoir patiemment observée.
+
+Vous étudierez les faits de bonne foi, sans parti pris ni système
+préconçu. Les vrais savants--et j'en vois ici--vous diront que la
+science veut garder son indépendance et sa liberté, et qu'elle ne se
+soumet à aucune puissance étrangère. Est-ce à dire que vous poursuivrez
+vos recherches sans direction ni but déterminé? Non. Vous entreprenez
+une oeuvre idéale mais définie, immense mais précise.
+
+Vous vous proposez de travailler mutuellement à développer votre être
+intellectuel et moral, à vous rendre plus sûrs de vous-mêmes, et plus
+conscients de vos forces, par une connaissance plus exacte des
+nécessités de la vie sur la planète, et des conditions particulières où
+chacun se trouve dans la société actuelle. Votre association est
+constituée pour vous solliciter les uns les autres à penser et à
+réfléchir à la place des privilégiés, qui ne s'en donnent plus la peine,
+et pour vous assurer ainsi une part dans l'élaboration d'un ordre de
+choses nouveau et meilleur, puisque, malgré les coups de force, c'est la
+pensée qui conduit le monde, comme la boussole dans la tempête montre
+encore la route aux navires.
+
+Votre association recherchera ce qu'il y a de plus utile à connaître
+dans la science. Elle vous découvrira ce qu'il y a de plus agréable à
+considérer dans l'art. Ne vous refusez pas à mêler dans vos études
+l'agréable à l'utile. D'ailleurs, comment les séparer, si l'on a un peu
+de philosophie? Comment marquer le point où finit l'utile et où commence
+l'agréable? Une chanson, est-ce que cela ne sert à rien? La
+_Marseillaise_ et la _Carmagnole_ ont renversé les armées des rois et
+des empereurs. Est-ce qu'un sourire est inutile? Est-ce donc si peu de
+plaire et de charmer?
+
+Vous entendez parfois des moralistes vous dire qu'il ne faut rien
+accorder à l'agrément dans la vie. Ne les écoutez pas. Une longue
+tradition religieuse, qui pèse encore sur nous, nous enseigne que la
+privation, la souffrance et la douleur sont des biens désirables et
+qu'il y a des mérites spéciaux attachés à la privation volontaire.
+Quelle imposture! C'est en disant aux peuples qu'il faut souffrir en ce
+monde pour être heureux dans l'autre qu'on a obtenu d'eux une pitoyable
+résignation à toutes les oppressions et à toutes les iniquités.
+N'écoutons pas les prêtres qui enseignent que la souffrance est
+excellente. C'est la joie qui est bonne!
+
+Nos instincts, nos organes, notre nature physique et morale, tout notre
+être nous conseille de chercher le bonheur sur la terre. Il est
+difficile de le rencontrer. Ne le fuyons point. Ne craignons pas la
+joie; et lorsqu'une forme heureuse ou une pensée riante nous offre du
+plaisir, ne la refusons pas. Votre association est de cet avis. Elle est
+prête à vous offrir, avec des pensées utiles, des pensées agréables, qui
+sont utiles aussi. Elle vous fera connaître les grands poètes: Racine,
+Corneille, Molière, Victor Hugo, Shakespeare. Ainsi nourris, vos esprits
+croîtront en force et en beauté.
+
+Et il est temps, citoyens, qu'on sente votre force, et que votre
+volonté, plus claire et plus belle, s'impose pour établir un peu de
+raison et d'équité dans un monde qui n'obéit plus qu'aux suggestions de
+l'égoïsme et de la peur. Nous avons vu ces derniers temps la société
+bourgeoise et ses chefs incapables de nous assurer la justice, je ne dis
+pas la justice idéale et future, mais seulement la vieille justice
+boiteuse, survivante des âges rudes. Celle-là, qui les protégeait, les
+insensés, dans leur folie, ils viennent de lui porter un coup mortel.
+Nous les avons vus triompher dans le mensonge, aspirer à la plus brutale
+des tyrannies, souffler dans les rues la guerre civile et la haine du
+genre humain.
+
+A vous, citoyens, à vous, travailleurs, de hausser vos esprits et vos
+coeurs, et de vous rendre capables, par l'étude et la réflexion, de
+préparer l'avènement de la justice sociale et de la paix universelle.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE LE 4 MARS 1900 A LA FÊTE INAUGURALE DE L'UNIVERSITÉ
+POPULAIRE «LE RÉVEIL» DES 1er ET 2e ARRONDISSEMENTS.
+
+
+Citoyens,
+
+En poursuivant sa marche lente, à travers les obstacles, vers la
+conquête des pouvoirs publics et des forces sociales, le prolétariat a
+compris la nécessité de mettre dès à présent la main sur la science et
+de s'emparer des armes puissantes de la pensée.
+
+Partout, à Paris et dans les provinces, se fondent et se multiplient ces
+universités populaires, destinées à répandre parmi les travailleurs ces
+richesses intellectuelles longtemps renfermées dans la classe
+bourgeoise.
+
+Votre association, le Réveil des 1er et 2e arrondissements, se jette
+dans cette grande entreprise avec un élan généreux et une pleine
+conscience de la réalité. Vous avez compris qu'on n'agit utilement qu'à
+la clarté de la science. Et qu'est en effet la science? Mécanique,
+physique, physiologie, biologie, qu'est-ce que tout cela, sinon la
+connaissance de la nature et de l'homme, ou plus précisément la
+connaissance des rapports de l'homme avec la nature et des conditions
+mêmes de la vie? Vous sentez qu'il nous importe grandement de connaître
+les conditions de la vie afin de nous soumettre à celles-là seules qui
+sont nécessaires, et non point aux conditions arbitraires, souvent
+humiliantes ou pénibles, que l'ignorance et l'erreur nous ont imposées.
+Les dépendances naturelles qui résultent de la constitution de la
+planète et des fonctions de nos organes sont assez étroites et
+pressantes pour que nous prenions garde de ne pas subir encore des
+dépendances arbitraires. Avertis par la science, nous nous soumettons à
+la nature des choses, et cette soumission auguste est notre seule
+soumission.
+
+L'ignorance n'est si détestable que parce qu'elle nourrit les préjugés
+qui nous empêchent d'accomplir nos vraies fonctions, en nous en imposant
+de fausses qui sont pénibles et parfois malfaisantes et cruelles, à ce
+point qu'on voit, sous l'empire de l'ignorance, les plus honnêtes gens
+devenir criminels par devoir. L'histoire des religions nous en fournit
+d'innombrables exemples: sacrifices humains, guerres religieuses,
+persécutions, bûchers, voeux monastiques, exécrables pratiques issues
+moins de la méchanceté des hommes que de leur insanité. Si l'on
+réfléchit sur les misères qui, depuis l'âge des cavernes jusqu'à nos
+jours encore barbares, ont accablé la malheureuse humanité, on en trouve
+presque toujours la cause dans une fausse interprétation des phénomènes
+de la nature et dans quelqu'une de ces doctrines théologiques qui
+donnent de l'univers une explication atroce et stupide. Une mauvaise
+physique produit une mauvaise morale, et c'est assez pour que, durant
+des siècles, des générations humaines naissent et meurent dans un abîme
+de souffrances et de désolation.
+
+En leur longue enfance, les peuples ont été asservis aux fantômes de la
+peur, qu'ils avaient eux-mêmes créés. Et nous, si nous touchons enfin le
+bord des ténèbres théologiques, nous n'en sommes pas encore tout à fait
+sortis. Ou pour mieux dire, dans la marche inégale et lente de la
+famille humaine, quand déjà la tête de la caravane est entrée dans les
+régions lumineuses de la science, le reste se traîne encore sous les
+nuées épaisses de la superstition, dans des contrées obscures, pleines
+de larves et de spectres.
+
+Ah! que vous avez raison, citoyens, de prendre la tête de la caravane!
+Que vous avez raison de vouloir la lumière, d'aller demander conseil à
+la science. Sans doute, il vous reste peu d'heures, le soir, après le
+dur travail du jour, bien peu d'heures pour l'interroger, cette science
+qui répond lentement aux questions qu'on lui fait et qui livre l'un
+après l'autre, sans hâte, ses secrets innombrables. Nous devons tous
+nous résigner à n'obtenir d'elle que des parcelles de vérité. Mais il y
+a à considérer dans la science la méthode et les résultats. Les
+résultats, vous en prendrez ce que vous pourrez. La méthode, plus
+précieuse encore que les résultats, puisqu'elle les a tous produits et
+qu'elle en produira encore une infinité d'autres, la méthode, vous
+saurez vous l'approprier, et elle vous procurera les moyens de conduire
+sûrement votre esprit dans toutes les recherches qu'il vous sera utile
+de faire.
+
+Citoyens, le nom que vous avez donné à votre université montre assez que
+vous sentez que l'heure est venue des pensées vigilantes. Vous l'avez
+appelée «le Réveil», sans doute parce que vous sentez qu'il est temps de
+chasser les fantômes de la nuit et de vous tenir alertes et debout,
+prêts à défendre les droits de l'esprit contre les ennemis de la pensée
+et la République, contre ces étranges libéraux, qui ne réclament de
+liberté que contre la liberté.
+
+Il m'était réservé d'annoncer votre noble effort et de vous féliciter de
+votre entreprise.
+
+Je l'ai fait avec joie et en aussi peu de mots que possible. J'aurais
+considéré comme un grand tort envers vous de retarder, fût-ce d'un
+instant, l'heure où vous entendrez la grande voix de Jaurès.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE D'INAUGURATION DES NOUVEAUX LOCAUX DES
+«SOIRÉES OUVRIÈRES» DE MONTREUIL-SOUS-BOIS
+
+
+Citoyens,
+
+Vous avez compris que l'ignorance était la plus étroite des servitudes
+et vous avez voulu vous en affranchir. Sentant que l'homme ne peut rien
+quand il ne sait rien et qu'il est enfermé dans sa stupidité comme dans
+une prison obscure, vous avez cherché à percer le mur noir. Vous avez
+tenté cela de vous-mêmes, sans aide, sans secours, seuls, et vous avez
+réussi. Après un effort de quatre années, vous avez amené à vous assez
+de camarades pour qu'il vous fût nécessaire d'élargir votre salle
+d'étude en même temps que vous élargissiez vos intelligences. Votre
+oeuvre vit et grandit. Vous l'avez désignée du nom le plus simple qui est
+en même temps le plus aimable. Vous avez appelé vos réunions: _Soirées
+d'études après le travail_.
+
+Le nom est beau parce que la chose est belle. L'étude après le travail,
+voilà ce qui révèle la force de volonté et montre ce que vous valez par
+l'esprit et par le coeur. L'étude est facile en somme si l'on a tout le
+loisir de s'y livrer, et c'est un vrai travail attrayant quand c'est
+notre seul travail. Mais s'y mettre après la fatigue d'un dur labeur,
+quand on a déjà porté le rude poids du jour, c'est là qu'est l'effort
+superbe et le courage.
+
+Vous avez fait cet effort, vous avez eu le courage, citoyens, et vous
+avez conduit cette entreprise avec autant d'habileté que de vaillance.
+La méthode que vous avez adoptée pour vous instruire est excellente.
+Vous avez d'abord recherché, sans autre aide que des livres, la
+situation que la planète que nous habitons occupe dans l'univers et jeté
+un regard sur les mondes semés dans l'espace illimité. En déchirant la
+voûte théologique du ciel, vous avez détruit du même coup d'antiques
+superstitions. Après une année occupée à reconnaître la position réelle
+de notre monde dans la multitude des mondes, vous avez employé une année
+à étudier la constitution de la terre. Vous avez vu la vie sortir comme
+la Vénus antique de la chaude écume des mers primitives. Elle se
+manifestait alors par des organismes rudimentaires dont les
+transformations successives ont abouti à la flore et à la faune
+actuelles. Vous avez suivi anneau par anneau cette chaîne des êtres qui
+va des mollusques, des poissons, aux mammifères supérieurs, à l'homme.
+Là encore vous avez substitué à des conceptions théologiques fondées sur
+des fables grossières une idée expérimentale des origines humaines. Vous
+avez considéré les faibles commencements de l'homme et admiré par quels
+efforts lents et continus notre espèce, si misérable à l'origine, a créé
+la pensée, les arts, la beauté. Cette vue jetée sur un passé si profond
+vous a fait mieux comprendre quels travaux ils nous reste à accomplir
+pour sortir tout à fait de la barbarie première et instituer sur la
+terre, après le règne animal, qui est celui de la guerre, le règne
+humain, le règne de la justice et de la paix. Vous avez consacré une
+troisième année à l'étude de l'anatomie. On m'a dit que vous vous étiez
+intéressés très vivement à cette science des organes et de leurs
+fonctions. Je n'en suis pas surpris, et j'en suis heureux, car
+l'ignorance des conditions de la vie organique a produit, dans la suite
+des âges, des préjugés barbares et des pratiques cruelles qui n'ont
+point encore entièrement péri.
+
+C'est seulement après ces trois années de recherches méthodiques et
+suivies que vous avez accueilli des professionnels de l'étude et entendu
+des conférences sur divers points de science et d'histoire. J'ai assisté
+à une de ces causeries et j'ai été charmé autant de la façon dont Mlle
+Baertschi vous exposait la prise de la Bastille que de la façon dont
+vous l'écoutiez et des judicieuses observations que vous fîtes, selon
+votre coutume, après l'exposé.
+
+Il convient de vous féliciter, citoyens, de l'énergie avec laquelle vous
+avez entrepris votre oeuvre civilisatrice et de l'esprit d'ordre avec
+lequel vous l'avez poursuivie. Il faut approuver enfin le soin que vous
+avez mis à vous prémunir contre les conclusions trop hâtives de vos
+études et contre les applications forcées de vos premières expériences
+scientifiques. Vous avez voulu demeurer dans ces régions sereines de la
+pensée et de la réflexion. C'est la sagesse même. Mais si c'est offenser
+la science que de la traîner de force dans le domaine agité de
+l'existence sociale, c'est méconnaître son pouvoir souverain que de ne
+lui pas demander des règles de vie et des principes d'action.
+Considérez, citoyens, que nous vivons en des temps où les conditions
+sociales sont encore déterminées dans leur ensemble par des croyances et
+des préjugés qui ne sont pas seulement étrangers à la science, mais qui
+lui sont contraires, qu'il importe de substituer à l'esprit théologique
+l'esprit scientifique dans tous les domaines où notre activité s'exerce,
+et que votre tâche, si généreusement commencée, serait vaine, si vous ne
+conformiez pas tous vos actes privés ou publics à l'idée que vous vous
+faites de la nature après l'avoir considérée avec bonne volonté. Prenez
+garde qu'à l'heure où nous sommes, cette science que vous aimez, et qui
+vous donne tant de force, est combattue par une innombrable armée
+d'esprits rétrogrades que commandent des moines fanatiques. Prenez garde
+que l'esprit théocratique donne en ce moment un assaut furieux à
+l'esprit d'examen; qu'il est temps de veiller à la défense de toutes nos
+libertés et de la République, qui seule nous les garantit, et que c'est
+nous, comme dit la _Marseillaise_, qu'on médite de rendre à l'antique
+esclavage.
+
+C'est trahir la science que de ne pas en introduire, dès qu'on le peut,
+les enseignements dans la vie sociale. La science nous apprend à
+combattre le fanatisme sous toutes ses formes; elle nous apprend à
+construire nous-mêmes notre idéal de justice sans en emprunter les
+matériaux à des systèmes erronés ou à des traditions barbares; elle nous
+invite enfin à défendre comme le plus cher des biens notre liberté
+menacée. Vous l'avez trop noblement aimée, citoyens, pour méconnaître sa
+voix.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE EN L'HONNEUR DE DIDEROT AMI DU PEUPLE
+
+
+Citoyens,
+
+Des maîtres, qui sont nos amis, viennent ici nous parler de Diderot
+philosophe, et de Diderot savant. Ce n'est pas à moi, c'est à Duclaux de
+vous montrer en Diderot le précurseur de Lamarck et de Darwin, c'est à
+Ferdinand Buisson, c'est à Gabriel Séailles de vous parler du philosophe
+qui préféra l'examen utile des faits à la vaine recherche des causes, et
+enseigna qu'il faut demander à la nature non pas «Pourquoi cela?» comme
+font les enfants, mais «Comment cela?» à la manière du chimiste et du
+physicien.
+
+Pour moi, je n'ai qu'un mot à dire. Je voudrais vous montrer Diderot,
+ami du peuple.
+
+C'était un homme excellent que le fils du coutelier de Langres.
+Contemporain de Voltaire et de Rousseau, il fut le meilleur des hommes
+dans le meilleur des siècles. Il eut la passion des sciences
+mathématiques, physiques, des arts et métiers. Connaître pour aimer fut
+l'effort de sa vie entière. Il aimait les hommes, et les oeuvres
+pacifiques des hommes. Il forma le grand dessein de mettre en honneur
+les métiers manuels, abaissés par les aristocraties militaires, civiles
+et religieuses. L'_Encyclopédie_ dont il conçut le plan avec génie et
+dont il poursuivit l'exécution si courageusement, l'_Encyclopédie_ est
+le premier grand inventaire du travail fourni par le prolétariat à la
+société. Et cet inventaire, avec quel zèle, quelle ardeur, quelle
+conscience Diderot et ses collaborateurs prirent soin de le dresser,
+c'est ce que le prospectus de l'_Encyclopédie_ nous fait connaître.
+
+«On s'est adressé, y est-il dit, aux plus habiles ouvriers de Paris et
+du royaume. On s'est donné la peine d'aller dans leurs ateliers, de les
+interroger, d'écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d'en
+tirer les termes propres à leurs professions, d'en dresser des tables,
+de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des
+mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de
+longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d'autres avaient
+imparfaitement, obscurément et quelquefois infidèlement exprimé.»
+
+Et Diderot ajoute:
+
+«On enverra des dessinateurs dans les ateliers; on prendra l'esquisse
+des machines et des outils; on n'omettra rien de ce qui peut les montrer
+distinctement aux yeux.»
+
+Citoyens,
+
+A l'heure où les ennemis coalisés de la science, de la paix, de la
+liberté s'arment contre la République et menacent d'étouffer la
+démocratie sous le poids de tout ce qui ne pense pas ou ne pense que
+contre la pensée, vous avez été bien inspirés en rappelant, pour
+l'honorer, la mémoire de ce philosophe qui enseigna aux hommes le
+bonheur par le travail, la science et l'amour et qui, tourné tout entier
+vers l'avenir, annonça l'ère nouvelle, l'avènement du prolétariat dans
+le monde pacifié et consolé.
+
+Son regard pénétrant a discerné nos luttes actuelles et nos succès
+futurs. Ainsi Diderot enthousiaste et méthodique recueillait les titres
+des artisans pour les mettre au-dessus des titres des nobles ou des
+grands. Et il n'est pas possible de se méprendre sur ses intentions, si
+extraordinaires pour le temps. «Il convient, a-t-il dit, que les arts
+libéraux, qui se sont assez chantés eux-mêmes, emploient désormais leur
+voix à célébrer les arts mécaniques et à les tirer de l'avilissement où
+le préjugé les a tenus si longtemps.»
+
+Voilà donc, au milieu du dix-huitième siècle, les métiers honorés, chose
+étrange, nouvelle, merveilleuse. Les artisans demeuraient humblement
+courbés sous les dédains traditionnels. Et Diderot leur crie:
+«Relevez-vous. Vous ne vous croyez méprisables que parce qu'on vous a
+méprisés. Mais de votre sort dépend le sort de l'humanité tout entière.»
+Diderot a inséré dans l'_Encyclopédie_ la définition que voici de
+l'ouvrier manuel, du journalier:
+
+«_Journalier_, ouvrier qui travaille de ses mains et qu'on paye au jour
+la journée. Cette espèce d'hommes forme la plus grande partie d'une
+nation; c'est son sort qu'un bon gouvernement doit avoir principalement
+en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable.»
+
+Est-ce trop de dire après cela que Diderot dont nous célébrons
+aujourd'hui la mémoire, Diderot mort depuis cent seize ans, nous touche
+de très près, qu'il est des nôtres, un grand serviteur du peuple, un
+défenseur du prolétariat?
+
+La victoire du prolétariat est certaine. Ce sont moins les efforts
+désordonnés de nos adversaires que nos propres divisions et les
+indécisions de notre méthode qui pourraient la retarder. Elle est
+certaine parce que la nature même des choses et les conditions de la vie
+l'ordonnent et la préparent. Elle sera méthodique, raisonnée,
+harmonieuse. Elle se dessine déjà sur le monde avec l'inflexible rigueur
+d'une construction géométrique.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE A LA FÊTE D'INAUGURATION DE L'«ÉMANCIPATRICE»,
+IMPRIMERIE COMMUNISTE, LE 12 MAI 1901.
+
+
+Camarades,
+
+Je puis presque me dire un des vôtres; les ateliers de typographie me
+rappellent de vieux et chers souvenirs. Mon père était libraire. Encore
+enfant, j'ai porté de la copie à l'imprimerie; très jeune, je me suis
+occupé de la fabrication des livres et j'ai corrigé des épreuves. J'ai
+corrigé les épreuves des autres avant de corriger les miennes. Je ferais
+un prote passable. Si j'étais plus jeune, je me recommanderais à vous.
+
+Ce n'est pas seulement par de bons souvenirs que votre art m'est cher.
+Je le tiens pour le plus beau du monde. Vous savez ce qu'en dit le bon
+Pantagruel.
+
+Pantagruel dit, par la bouche de Rabelais, que l'imprimerie a été
+inventée par inspiration angélique, comme à contre-fil la poudre à canon
+par suggestion diabolique. Je n'ai pas besoin de vous avertir de ne pas
+prendre à la lettre ce mot d'angélique. Rabelais ne croyait ni aux anges
+ni aux diables. Il voulait seulement, par cette parole, magnifier l'art
+qui répand la science et la pensée, et maudire les engins de guerre. Et
+il faut bien que l'imprimerie soit par elle-même une invention
+excellente, puisqu'elle a, dès sa naissance, fait une peur horrible aux
+théologiens. En France, durant tout le XVIe siècle, la Sorbonne brûla
+des livres, et souvent l'imprimeur avec.
+
+On a dit que l'imprimerie fait autant de mal que de bien, puisqu'elle
+imprime les mauvais livres comme les bons, et qu'elle propage le
+mensonge et l'erreur en même temps que la science et la vérité. Ce
+serait vrai, si le mensonge avait autant d'avantage que la vérité à être
+mis en lumière. Mais il n'en est rien. L'erreur croît dans l'ombre et la
+science fructifie dans la lumière. Certes l'imprimerie n'a pas, en
+quatre siècles, dissipé les vieilles erreurs et les antiques
+superstitions. Elle ne le pouvait vraiment pas; c'eût été contraire à la
+nature des choses. La conquête des vérités utiles au bonheur des hommes
+est lente et difficile, et l'espèce humaine sort péniblement et peu à
+peu de la barbarie primitive. On peut dire que le type de société
+qu'elle a réalisé, après tant de siècles d'efforts et de souffrances,
+n'est que la barbarie organisée, la violence administrée, l'injustice
+régularisée.
+
+C'est aussi votre sentiment, camarades. Et vous ayez voulu du moins
+établir la justice en un point du vieux monde; vous avez voulu mettre
+d'accord vos actes et vos pensées; vous avez voulu que parmi vous le
+fruit du travail fût équitablement réparti. C'est une entreprise belle
+et difficile. Prenez garde, camarades, vous vous êtes mis hors de
+l'ordre commun: vous vous êtes condamnés à la vertu à perpétuité.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE A LA RÉUNION DES SECTIONS DE LA «LIGUE DES DROITS
+DE L'HOMME ET DU CITOYEN» DU XVIe ARRONDISSEMENT, LE 21 DÉCEMBRE 1901.
+
+
+Avant de donner la parole à Louis Havet, vice-président de la Ligue des
+Droits de l'Homme, je dois vous remercier de l'honneur que vous m'avez
+fait en m'appelant à présider cette réunion plénière, et, puisque je
+vois assemblées ici les sections du XVIe arrondissement, je veux
+féliciter la Ligue elle-même de l'esprit qui l'anime; je veux vous
+féliciter tous d'avoir pensé que le patriotisme s'accordait avec
+l'esprit de justice et de paix, avec le respect du droit et l'amour de
+l'humanité; je veux vous féliciter de vous être montrés des hommes
+libres, non point comme ces prétendus libéraux qui ne réclament de
+liberté que contre la liberté, mais en dénonçant courageusement les
+tentatives hypocrites ou violentes de la réaction. Vous avez beaucoup
+fait. Il vous reste beaucoup à faire encore.
+
+Les réactionnaires et les cléricaux à demi vaincus ne renoncent point à
+là lutte, d'autant plus dangereux qu'ils ne se montrent point sous leur
+véritable visage, qui ferait peur, et qu'ils empruntent, pour séduire la
+foule républicaine, votre langage et vos discours. Ils n'ont à la bouche
+que liberté et droits de l'homme.
+
+Pour les combattre et les vaincre, rappelez-vous, citoyens, que vous
+devez marcher avec tous les artisans de l'émancipation des travailleurs
+manuels, avec tous les défenseurs de la justice sociale, et que vous
+n'avez pas d'ennemis à gauche. Rappelez-vous que, sans les prolétaires,
+vous n'êtes qu'une poignée de dissidents bourgeois, et qu'unis, mêlés au
+prolétariat, vous êtes le nombre au service de la justice.
+
+Vous allez entendre la ferme parole d'un homme qui n'a jamais menti.
+Vous allez entendre le son de l'âme la plus droite et la plus
+courageuse. Le citoyen Louis Havet va vous entretenir d'un sujet qui, à
+cette heure, doit vous intéresser particulièrement. Il va vous parler de
+la moralité des élections, et examiner avec vous les conditions dans
+lesquelles s'exerce actuellement le droit de suffrage.
+
+Ce sont là des questions qui ne peuvent vous laisser indifférents. Il se
+trouve à Paris beaucoup de réactionnaires et quelques républicains pour
+crier: «A bas les parlementaires». Et ce cri caresse assez agréablement
+l'oreille des Parisiens. Certes je ne défendrai pas devant vous les
+actes de la représentation nationale. Sans chercher si ce fut la faute
+des représentants ou des représentés, les législatures ont succédé aux
+législatures, et la justice et la bonté ne sont pas encore entrées dans
+nos lois. Depuis trente ans, par ce qu'elles ont fait et surtout par ce
+qu'elles n'ont pas fait, les Chambres n'ont pas peu contribué à rendre
+la République moins aimable et moins sûre qu'elle ne promettait de
+l'être à son avènement. Certes la Chambre qui maintenant expire n'a
+montré, dans sa vie, qu'une faible pensée et un médiocre courage. Née
+dans l'erreur, le mensonge et l'épouvante, sous un ministère criminel,
+elle traîna une existence incertaine et molle. Il semble que la peur
+soit l'inspiratrice et la conseillère de nos députés, et l'on peut dire
+de nos Chambres que leur faiblesse trahit tous les partis.
+
+Vous voyez, citoyens, que je ne tombe pas accablé d'un respectueux
+étonnement devant la majesté de nos institutions politiques. Mais quand
+nos fougueux nationalistes en réclament la destruction soudaine, quand
+nos grands plébiscitaires demandent d'une voix retentissante la
+suppression des parlementaires, je vois trop qu'ils pensent les
+remplacer par des patrouilles de cavalerie, et que la liberté n'y
+gagnerait rien. Dans l'état actuel de nos institutions et de nos moeurs,
+le suffrage universel est l'unique garantie de nos droits et de nos
+libertés, et il suffirait d'un souffle, d'un souffle de fraternité
+passant sur nos villes et nos campagnes, pour qu'il devînt un instrument
+de justice sociale.
+
+
+
+
+ALLOCUTION PRONONCÉE AU FESTIVAL ORGANISÉ EN L'HONNEUR DE VICTOR HUGO
+PAR LA SOCIÉTÉ DES UNIVERSITÉS POPULAIRES ET LES UNIVERSITÉS POPULAIRES
+DE PARIS ET DE LA BANLIEUE, SALLE DU TROCADÉRO, LE DIMANCHE 2 MARS 1902.
+
+
+Citoyennes et citoyens,
+
+Le 1er juin 1885, un cercueil déposé sous l'Arc de Triomphe était
+conduit au Panthéon par tout le peuple de Paris et par les représentants
+de la France et du monde pensant. Sur les voies suivies par le cortège
+funèbre et triomphal, la flamme des lanternes tremblait au jour sous un
+crêpe; des mâts, plantés d'espace en espace, portaient des écussons sur
+lesquels on lisait des inscriptions, et ce n'était point des noms de
+batailles, c'était des titres de livres. Car les honneurs jusque-là
+réservés aux rois et aux empereurs, aux souverains et aux conquérants,
+la foule émue les décernait à un homme de travail et de pensée, qui
+n'avait exercé de puissance que par le langage.
+
+«Au Penseur!» Ce mot revenait sans cesse sur les bannières qui
+marchaient derrière le mort glorieux. Et ces funérailles instituées, non
+par un décret des pouvoirs publics, mais par un mouvement superbe de
+l'instinct populaire, marquaient une ère nouvelle de l'humanité.
+L'appareil pompeux, qui depuis un temps immémorial honorait la force et
+la violence, on le voyait pour la première fois accompagner la douce
+puissance de l'esprit et célébrer une gloire innocente. Funérailles
+éloquentes, symbole magnifique de l'idée révolutionnaire: à ce signe, il
+apparaissait que le peuple substituait désormais dans son coeur au dogme
+la pensée libre, au pouvoir absolu la liberté, aux images de la force
+les marques de la raison, à la guerre la justice et la paix, à la haine
+l'amour et la fraternité.
+
+Comme le peuple qui, un siècle auparavant, avait pris la Bastille, le
+peuple qui fit l'apothéose de Victor Hugo sentit confusément ce qu'il
+faisait, et qu'il honorait moins un poète, tout grand qu'était celui-là,
+que la poésie et la beauté, et que, s'il célébrait le vieillard qui
+avait jeté au monde tant de pensées et de paroles, c'était afin de
+reconnaître en lui la souveraineté de la parole et de la pensée.
+
+C'est dans ce même esprit, c'est avec ce même coeur, citoyens, que nous
+célébrons aujourd'hui le centenaire de Victor Hugo. Certes, nous ne
+ferons pas du poète un dieu, et nous nous garderons de toutes les
+idolâtries, même de la plus excusable, de l'idolâtrie des grands hommes.
+Nous nous garderons d'opposer aux vieux dogmes un dogme nouveau, et de
+substituer à l'autorité du théologien et du prêtre l'autorité du penseur
+et du poète.
+
+Nous savons que tous les hommes sont faillibles, sujets à l'erreur,
+qu'ils ont tous leurs jours de trouble et leurs heures de ténèbres. Nous
+ne refuserons point aux plus grands et aux meilleurs le droit sacré aux
+faiblesses de l'esprit et aux incertitudes de l'intelligence. Les plus
+sages se trompent. Ne croyons à aucun homme.
+
+Victor Hugo, moins qu'un autre, peut fournir matière à une doctrine et
+donner les lignes d'un système politique et social. Sa pensée, à la fois
+éclatante et fumeuse, abondante, contradictoire, énorme et vague comme
+la pensée des foules, fut celle de tout son siècle,--dont il était, il
+l'a dit lui-même, un écho sonore. Ce que nous saluons ici avec respect,
+ce n'est pas seulement un homme, c'est un siècle de la France et de
+l'humanité, ce dix-neuvième siècle dont Victor Hugo exprima plus
+abondamment que tout autre les songes, les illusions, les erreurs, les
+divinations, les amours et les haines, les craintes et les espérances.
+
+Enfant quand la monarchie fut rétablie sur la France épuisée par la
+guerre, il fut royaliste sous deux rois; puis il se sentit après la
+révolution de Juillet monarchiste et impérialiste libéral. Mais dès lors
+une vive sympathie l'entraînait vers le peuple. Et il put dire plus
+tard, en forçant un peu le terme, qu'il avait été socialiste avant
+d'être républicain. Il devint républicain en 1850. Ce progrès de son
+esprit, peut-être n'en découvrait-il pas lui-même toutes les raisons.
+Voici celle qu'il en a donnée plus tard:
+
+«La liberté m'est apparue vaincue. Après le 13 juin, quand j'ai vu la
+République à terre, son droit m'a frappé et touché d'autant plus qu'elle
+était agonisante. C'est alors que je suis allé à elle.»
+
+A compter de ce jour, il la défendit ardemment par ses actes et ses
+paroles. En 1850, M. de Falloux, ministre de l'instruction publique,
+présenta à l'Assemblée législative un projet de loi qui livrait
+l'instruction publique au clergé. C'est ce que les cléricaux appelaient,
+comme aujourd'hui, assurer la liberté de l'enseignement. Victor Hugo,
+membre de l'Assemblée, combattit cette loi qu'il dénonçait comme un
+«traquenard clérical caché sous un beau nom». Il faut rappeler quelques
+mots de ce discours:
+
+Victor Hugo y disait aux cléricaux:
+
+«... Il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un
+penseur que vous acceptiez. Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé,
+déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la
+civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun
+des intelligences, vous le rejetez!
+
+... Et vous réclamez la liberté d'enseigner! Tenez, soyons sincères,
+entendons-nous sur la liberté que vous réclamez: c'est la liberté de ne
+pas enseigner.
+
+Ah! vous voulez qu'on vous donne des peuples à instruire! Fort
+bien.--Voyons vos élèves. Voyons vos produits. Qu'est-ce que vous avez
+fait de l'Italie? Qu'est-ce que vous avez fait de l'Espagne?...»
+
+Citoyens, si, parmi les idées politiques de Victor Hugo, je choisis,
+pour vous les rappeler, celles de 1850, c'est parce que 1902 (puissent
+votre sagesse et votre énergie détourner ce présage!) ressemble en
+quelque chose à 1850. La ressemblance serait plus fâcheuse encore si
+1902 avait, comme 1850, une chambre cléricale et réactionnaire.
+
+Voilà comment de force et brusquement le souvenir de Victor Hugo nous
+ramène à l'heure présente, à cette heure trouble où les ennemis de la
+République démocratique et de la justice sociale s'efforcent de
+restaurer l'autorité de l'Église et le règne du privilège. Aujourd'hui
+comme à la veille du coup d'État, toutes les réactions violentes ou
+sournoises, ralliées autour des moines et des prêtres, arment contre la
+liberté le mensonge, la calomnie et la corruption. Et, comme en 1850,
+comme toujours, les ennemis de la liberté se réclament de la liberté.
+C'est en son propre nom qu'ils prétendent l'étrangler. Ainsi que ce
+prophète voilé que personne n'aurait cru si l'on avait vu son visage,
+ils cachent leur vrai nom sous celui de libéraux.
+
+Citoyens, c'est à vous de démasquer les fourbes et les hypocrites et de
+sauver la République, la République que nous défendons non pour ce
+qu'elle est, mais pour ce qu'elle peut et doit être, la République que
+nous voulons garder comme instrument nécessaire de réformes et de
+progrès, la République qui sera demain la République démocratique et
+sociale, et qui nous acheminera vers cette République universelle, la
+République future que Victor Hugo, dans sa vieillesse auguste, a
+magnifiquement annoncée:
+
+«Aux batailles, a-t-il dit d'une voix prophétique, succéderont les
+découvertes; les peuples ne conquerront plus, ils grandiront et
+s'éclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera des travailleurs;
+on trouvera, on instruira, on inventera; exterminer ne sera plus une
+gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les créateurs.»
+
+Citoyens, cette République annoncée par le grand poète dont nous
+célébrons aujourd'hui le centenaire, cette République idéale et
+nécessaire, il vous appartient d'en préparer, d'en hâter l'avènement en
+combattant partout l'esprit d'égoïsme et de violence et en travaillant
+sans cesse pour la justice sociale et pour la liberté véritable,
+celle-là qui ne reconnaît point de liberté contre elle.
+
+
+
+
+TOME II
+
+
+
+
+LA RELIGION ET L'ANTISÉMITISME
+
+
+
+
+I
+
+
+Firmin Piédagnel causait depuis deux ans au supérieur du séminaire
+d'incessantes inquiétudes. Fils unique d'un savetier qui avait son
+échoppe entre deux contreforts de Saint-Exupère, c'était, par l'éclat de
+son intelligence, le plus brillant élève de la maison. D'humeur
+paisible, il était assez bien noté pour la conduite. La timidité de son
+caractère et la faiblesse de sa complexion semblaient assurer la pureté
+de ses moeurs. Mais il n'avait ni l'esprit théologique, ni la vocation du
+sacerdoce. Sa foi même était incertaine.
+
+Grand connaisseur des âmes, M. Lantaigne ne redoutait pas à l'excès,
+chez les jeunes lévites, ces crises violentes, parfois salutaires, que
+la grâce apaise. Il s'effrayait, au contraire, des langueurs d'un esprit
+tranquillement indocile. Il désespérait presque d'une âme à qui le doute
+était tolérable et léger, et dont les pensées coulaient à l'irreligion
+par une pente naturelle. Tel se montrait le fils ingénieux du
+cordonnier. M. Lantaigne était un jour arrivé, par surprise, par une de
+ces ruses brusques qui lui étaient habituelles, à découvrir le fond de
+cette nature dissimulée par politesse. Il s'était aperçu avec effroi que
+Firmin n'avait retenu de l'enseignement du séminaire que des élégances
+de latinité, de l'adresse pour les sophismes et une sorte de mysticisme
+sentimental. Firmin lui avait paru dès lors un être faible et
+redoutable, un malheureux et un mauvais. Pourtant il aimait cet enfant,
+il l'aimait tendrement, avec faiblesse. En dépit qu'il en eût, il lui
+savait gré d'être l'ornement, la grâce du séminaire. Il aimait en Firmin
+les charmes de l'esprit, la douceur fine du langage et jusqu'à la
+tendresse de ces pâles yeux de myope, comme blessés sous les paupières
+battantes. Il se flattait que, mieux conduit à l'avenir, Firmin, trop
+faible pour donner jamais à l'église un de ces chefs énergiques dont
+elle avait tant besoin, rendrait du moins à la religion, peut-être, un
+Pereyve ou un Gerbet, un de ces prêtres portant dans le sacerdoce un
+coeur de jeune mère. Mais, incapable de se flatter longtemps lui-même, M.
+Lantaigne rejetait vite cette espérance trop incertaine, et il
+discernait en cet enfant un Guéroult, un Renan. Et une sueur d'angoisse
+lui glaçait le front. Son épouvante était, en nourrissant de tels
+élèves, de préparer à la vérité des ennemis redoutables.
+
+Il savait que c'est dans le temple que furent forgés les marteaux qui
+ébranlèrent le temple. Il disait bien souvent: «Telle est la force de la
+discipline théologique que seule elle est capable de former les grands
+impies; un incrédule qui n'a point passé par nos mains est sans force et
+sans armes pour le mal. C'est dans nos murs qu'on reçoit toute science,
+même celle du blasphème.» Il ne demandait au vulgaire des élèves que de
+l'application et de la droiture, assuré d'en faire de bons desservants.
+Chez les sujets d'élite, il craignait la curiosité, l'orgueil, l'audace
+mauvaise de l'esprit et jusqu'aux vertus qui ont perdu les anges.
+
+--Monsieur Perruque, dit-il brusquement, voyons les notes de Piédagnel.
+
+Le préfet des études, avec son pouce mouillé sur les lèvres, feuilleta
+le registre et puis souligna de son gros index cerclé de noir les lignes
+tracées en marge du cahier:
+
+«M. Piédagnel tient des propos inconsidérés.»
+
+«M. Piédagnel incline à la tristesse.»
+
+«M. Piédagnel se refuse à tout exercice physique.»
+
+Le directeur lut et secoua la tête. Il tourna le feuillet et lut encore:
+
+«M. Piédagnel a fait un mauvais devoir sur l'unité de la foi.»
+
+Alors l'abbé Lantaigne éclata:
+
+--L'unité, voilà donc ce qu'il ne concevra jamais! Et pourtant c'est
+l'idée dont le prêtre doit se pénétrer avant toute autre. Car je ne
+crains pas d'affirmer que cette idée est toute de Dieu, et pour ainsi
+dire sa plus forte expression sur les Hommes.
+
+Il tourna vers l'abbé Perruque son regard creux et noir:
+
+--Ce sujet de l'unité de la foi, monsieur Perruque, c'est ma pierre de
+touche pour éprouver les esprits. Les intelligences les plus simples, si
+elles ne manquent pas de droiture, tirent de l'idée de l'unité des
+conséquences logiques; et les plus habiles font sortir de ce principe
+une admirable philosophie. J'ai traité trois fois en chaire, monsieur
+Perruque, de l'unité de la foi, et la richesse de la matière me confond
+encore.
+
+Il reprit sa lecture:
+
+«M. Piédagnel a composé un cahier, qui a été trouvé dans son pupitre et
+qui contient, tracés de la main même de M. Piédagnel, des extraits de
+diverses poésies érotiques, composées par Leconte de l'Isle et Paul
+Verlaine, ainsi que par plusieurs autres auteurs libres, et le choix des
+pièces décèle un excessif libertinage de l'esprit et des sens.»
+
+Il ferma le registre et le rejeta brusquement.
+
+--Ce qui manque aujourd'hui, soupira-t-il, ce n'est ni le savoir ni
+l'intelligence: c'est l'esprit théologique.
+
+--Monsieur, dit l'abbé Perruque, M. l'économe vous fait demander si vous
+pouvez le recevoir incessamment. Le traité avec Lafolie, pour la viande
+de boucherie, expire le 15 de ce mois, et l'on attend votre décision
+avant de renouveler des arrangements dont la maison n'eut point à se
+louer. Car vous n'êtes pas sans avoir remarqué la mauvaise qualité du
+boeuf fourni par le boucher Lafolie.
+
+--Faites entrer M. l'économe, dit M. Lantaigne.
+
+Et, demeuré seul, il se prit la tête dans les mains et soupira:
+
+«_O quando finieris et quando cessabis, universa vanitas mundi?_ Loin de
+vous, mon Dieu, nous ne sommes que des ombres errantes. Il n'est pas de
+plus grands crimes que ceux commis contre l'unité de la foi. Daignez
+ramener le monde à cette unité bénie!»
+
+Quand, après le déjeuner de midi, à l'heure de la récréation, M. le
+supérieur traversa la cour, les séminaristes faisaient une partie de
+ballon. C'était, sur l'aire sablée, une grande agitation de têtes
+rougeaudes, emmanchées comme à des manches de couteaux noirs; des gestes
+secs de pantins, et des cris, des appels dans tous les dialectes ruraux
+du diocèse. Le préfet des études, M. l'abbé Perruque, sa soutane
+retroussée, se mêlait aux jeux avec l'ardeur d'un paysan reclus, grisé
+d'air et de mouvement, et lançait en athlète, du bout de son soulier à
+boucle, l'énorme ballon, revêtu de quartiers de peau. A la vue de M. le
+supérieur, les joueurs s'arrêtèrent. M. Lantaigne leur fit signe de
+continuer. Il suivit l'allée d'acacias malades qui borde la cour du côté
+des remparts et de la campagne. A mi-chemin, il rencontra trois élèves
+qui, se donnant le bras, allaient et venaient en causant. Parce qu'ils
+employaient ainsi d'ordinaire le temps des récréations, on les appelait
+les péripatéticiens. M. Lantaigne appela l'un d'eux, le plus petit, un
+adolescent pâle, un peu voûté, la bouche fine et moqueuse, avec des yeux
+timides. Celui-ci n'entendit pas d'abord, et son voisin dut le pousser
+du coude et lui dire:
+
+--Piédagnel, M. le supérieur t'appelle.
+
+Alors Piédagnel s'approcha de M. l'abbé Lantaigne et le salua avec une
+gaucherie presque gracieuse.
+
+--Mon enfant, lui dit le supérieur, vous voudrez bien me servir ma messe
+demain.
+
+Le jeune homme rougit. C'était un honneur envié que de servir la messe
+de M. le supérieur.
+
+L'abbé Lantaigne, son bréviaire sous le bras, sortit par la petite porte
+qui donne sur les champs et il suivit le chemin accoutumé de ses
+promenades, un chemin poudreux, bordé de chardons et d'orties, qui suit
+les remparts.
+
+Il songeait.
+
+--Que deviendra ce pauvre enfant, s'il se trouve soudain jeté dehors,
+ignorant tout travail manuel, délicat et débile, craintif? Et quel deuil
+dans l'échoppe de son père infirme!
+
+Il allait sur les cailloux du chemin aride. Parvenu à la croix de la
+mission, il tira son chapeau, essuya avec son foulard la sueur de son
+front et dit à voix basse:
+
+--Mon Dieu! inspirez-moi d'agir selon vos intérêts, quoi qu'il en puisse
+coûter à mon coeur paternel!
+
+Le lendemain matin, à six heures et demie, M. l'abbé Lantaigne achevait
+de dire sa messe dans la chapelle nue et solitaire. Seul, devant un
+autel latéral, un vieux sacristain plantait des fleurs de papier dans
+des vases de porcelaine, sous la statue dorée de saint Joseph. Un jour
+gris coulait tristement avec la pluie le long des vitraux ternis. Le
+célébrant, debout à la gauche du maître-autel, lisait le dernier
+évangile.
+
+«_Et verbum caro factum est_», dit-il en fléchissant les genoux.
+
+Firmin Piédagnel, qui servait la messe, s'agenouilla en même temps sur
+le degré où était la sonnette, se releva et, après les derniers répons,
+précéda le prêtre dans la sacristie. M. l'abbé Lantaigne posa le calice
+avec le corporal et attendit que le desservant l'aidât à dépouiller ses
+ornements sacerdotaux. Firmin Piédagnel, sensible aux influences
+mystérieuses des choses, éprouvait le charme de cette scène, si simple,
+et pourtant sacrée. Son âme, pénétrée d'une onction attendrissante,
+goûtait avec une sorte d'allégresse la grandeur familière du sacerdoce.
+Jamais il n'avait senti si profondément le désir d'être prêtre et de
+célébrer à son tour le saint sacrifice. Ayant baisé et plié
+soigneusement l'aube et la chasuble, il s'inclina devant M. l'abbé
+Lantaigne avant de se retirer. Le supérieur du séminaire, qui revêtait
+sa douillette, lui fit signe de rester, et le regarda avec tant de
+noblesse et de douceur que l'adolescent reçut ce regard comme un
+bienfait et comme une bénédiction. Après un long silence:
+
+--Mon enfant, dit M. Lantaigne, en célébrant cette messe, que je vous ai
+demandé de servir, j'ai prié Dieu de me donner la force de vous
+renvoyer. Ma prière a été exaucée. Vous ne faites plus partie de cette
+maison.
+
+En entendant ces paroles, Firmin devint stupide. Il lui semblait que le
+plancher manquait sous ses pieds. Il voyait vaguement, dans ses yeux
+gros de larmes, la route déserte, la pluie, une vie noire de misère et
+de travail, une destinée d'enfant perdu dont s'effrayaient sa faiblesse
+et sa timidité. Il regarda M. Lantaigne. La douceur résolue, la
+tranquillité ferme, la quiétude de cet homme le révoltèrent. Soudain, un
+sentiment naquit et grandit en lui, le soutint et le fortifia, la haine
+du prêtre, une haine impérissable et féconde, une haine à remplir toute
+la vie. Sans prononcer une parole, il sortit à grands pas de la
+sacristie.
+
+
+
+
+II
+
+
+Étant venu à mourir en sa quatre-vingt-douzième année, M. le premier
+président Cassignol fut conduit à l'église dans le corbillard des
+pauvres, selon sa volonté qu'il avait exprimée. Cette disposition fut
+jugée en silence. L'assistance tout entière en était secrètement
+offensée comme d'une marque de mépris pour la richesse, objet du respect
+public, et comme de l'ostensible abandon d'un privilège attaché à la
+classe bourgeoise. On se rappelait que M. Cassignol avait toujours tenu
+maison très honorablement et montré jusqu'en l'extrême vieillesse une
+sévère propreté dans ses habits. Bien qu'on le vît sans cesse occupé
+d'oeuvres catholiques, nul n'aurait songé à dire, lui appliquant les
+paroles d'un orateur chrétien, qu'il aimait les pauvres jusqu'à se
+rendre semblable à eux. Ce qu'on ne croyait point venir d'un excès de
+charité passait pour un paradoxe de l'orgueil, et l'on regardait
+froidement cette humilité superbe.
+
+On regrettait aussi que le défunt, officier de la Légion d'honneur, eût
+ordonné que les honneurs militaires ne lui fussent point rendus. L'état
+des esprits, enflammés par les journaux nationalistes, était tel qu'on
+se plaignait ouvertement dans la foule de ne pas voir les soldats. Le
+général Cartier de Chalmot, venu en civil, fut salué avec un profond
+respect par la députation des avocats. Des magistrats en grand nombre et
+des ecclésiastiques se pressaient devant la maison mortuaire. Et quand,
+au son des cloches, précédé par la croix et par les chants liturgiques,
+le corbillard s'avança lentement vers la cathédrale, entre les coiffes
+blanches de douze religieuses, suivi par les garçons et les filles des
+écoles congréganistes, dont la file grise et noire s'allongeait à perte
+de vue, le sens apparut clairement de cette longue vie consacrée au
+triomphe de l'Église catholique.
+
+La ville entière suivait en troupe. M. Bergeret marchait parmi les
+traînards du cortège. M. Mazure, s'approchant, lui dit à l'oreille:
+
+--Je n'ignorais point que ce vieux Cassignol eût été, de son vivant,
+zélé tortionnaire. Mais je ne savais pas qu'il fût si grand calotin. Il
+se disait libéral!
+
+--Il l'était, répondit M. Bergeret. Il lui fallait bien l'être puisqu'il
+aspirait à la domination. N'est-ce point par la liberté qu'on s'achemine
+à l'empire?...
+
+... Et M. Mazure, qui était libre-penseur, fut pris, à l'idée de la
+mort, d'un grand désir d'avoir une âme immortelle.
+
+--Je ne crois pas, dit-il, un mot de ce qu'enseignent les diverses
+églises qui se partagent aujourd'hui la domination spirituelle des
+peuples. Je sais trop bien comment les dogmes s'élaborent, se forment et
+se transforment. Mais pourquoi n'y aurait-il pas en nous un principe
+pensant, et pourquoi ce principe ne survivrait-il pas à cette
+association d'éléments organiques qu'on nomme la vie?
+
+--Je voudrais, dit M. Bergeret, vous demander ce que c'est qu'un
+principe pensant, mais je vous embarrasserais sans doute.
+
+--Nullement, répondit M. Mazure: j'appelle ainsi la cause de la pensée,
+ou, si vous voulez, la pensée elle-même. Pourquoi la pensée ne
+serait-elle point immortelle?
+
+--Oui, pourquoi? demanda à son tour M. Bergeret.
+
+--Cette supposition n'est point absurde, dit M. Mazure encouragé.
+
+--Et pourquoi, demanda M. Bergeret, un M. Dupont n'habiterait-il point
+la maison des Tintelleries qui porte le numéro 38? Cette supposition
+n'est point absurde. Le nom de Dupont est commun en France, et la maison
+que je dis est à trois corps de logis.
+
+--Vous n'êtes pas sérieux, dit M. Mazure.
+
+--Moi, je suis spiritualiste d'une certaine manière, dit le docteur
+Fornerol. Le spiritualisme est un agent thérapeutique qu'il ne faut pas
+négliger dans l'état actuel de la médecine. Toute ma clientèle croit à
+l'immortalité de l'âme et n'entend pas qu'on plaisante là-dessus. Les
+bonnes gens, aux Tintelleries comme ailleurs, veulent être immortels. On
+leur ferait de la peine en leur disant que peut-être ils ne le sont pas.
+Voyez-vous Madame Péchin qui sort de chez le fruitier avec des tomates
+dans son cabas? Vous lui diriez: «Madame Péchin, vous goûterez des
+félicités célestes pendant des milliards de siècles, mais vous n'êtes
+point immortelle. Vous durerez plus que les étoiles et vous durerez
+encore quand les nébuleuses se seront formées en soleils et quand ces
+soleils se seront éteints, et dans l'inconcevable durée de ces âges vous
+serez baignée de délices et de gloire. Mais vous n'êtes point
+immortelle, madame Péchin.» Si vous lui parliez de la sorte, elle ne
+penserait point que vous lui annoncez une bonne nouvelle et si, par
+impossible, vos discours étaient appuyés de telles preuves qu'elle y
+ajoutât foi, elle serait désolée, elle tomberait dans le désespoir, la
+pauvre vieille, et elle mangerait ses tomates avec ses larmes.
+
+«Madame Péchin veut être immortelle. Tous mes malades veulent être
+immortels. Vous, M. Mazure, et vous-même, M. Bergeret, vous voulez être
+immortels. Maintenant je vous avouerai que l'instabilité est le
+caractère essentiel des combinaisons qui produisent la vie. La vie,
+voulez-vous que je vous la définisse scientifiquement? C'est de
+l'inconnu qui f... le camp.
+
+--Confucius, dit M. Bergeret, était un homme bien raisonnable. Son
+disciple, Ki-Lou, demandant un jour comment il fallait servir les
+Esprits et les Génies, le maître répondit: «Quand l'homme n'est pas
+encore en état de servir l'humanité, comment pourrait-il servir les
+Esprits et les Génies?--Permettez-moi, ajouta le disciple, de vous
+demander ce que c'est que la mort.» Et Confucius répondit: «Lorsqu'on ne
+sait pas ce que c'est que la vie, comment pourrait-on connaître la
+mort?»
+
+Le cortège, longeant la rue Nationale, passa devant le collège. Et le
+docteur Fornerol se rappela les jours de son enfance, et il dit:
+
+--C'est là que j'ai fait mes études. Il y a longtemps. Je suis beaucoup
+plus vieux que vous. J'aurai cinquante-six ans dans huit jours.
+
+--Vraiment, dit M. Bergeret, madame Péchin veut être immortelle?
+
+--Elle est certaine de l'être, dit le docteur Fornerol. Si vous lui
+disiez le contraire, elle vous voudrait du mal et ne vous croirait pas.
+
+--Et cela, demanda M. Bergeret, ne l'étonne pas de devoir durer
+toujours, dans l'écoulement universel des choses? Et elle ne se lasse
+pas de nourrir ces espérances démesurées? Mais peut-être n'a-t-elle pas
+beaucoup médité sur la nature des êtres et sur les conditions de la vie.
+
+--Qu'importe! dit le docteur. Je ne conçois pas votre surprise, mon cher
+monsieur Bergeret. Cette bonne dame a de la religion. C'est même tout ce
+qu'elle a au monde. Elle est catholique, étant née dans un pays
+catholique. Elle croit ce qui lui a été enseigné. C'est naturel!
+
+--Docteur, vous parlez comme Zaïre, dit M. Bergeret. _J'eusse été près
+du Gange_... Au reste, la croyance à l'immortalité de l'âme est vulgaire
+en Europe, en Amérique et dans une partie de l'Asie. Elle se répand en
+Afrique avec les cotonnades.
+
+--Tant mieux! dit le docteur, car elle est nécessaire à la civilisation.
+Sans elle, les malheureux ne se résigneraient point à leur sort.
+
+--Pourtant, dit M. Bergeret, les coolies chinois travaillent pour un
+faible salaire. Ils sont patients et résignés, et ils ne sont pas
+spiritualistes.
+
+--Parce que ce sont des jaunes, dit le docteur Fornerol. Les races
+blanches ont moins de résignation. Elles conçoivent un idéal de justice
+et de hautes espérances. Le général Cartier de Chalmot a raison de dire
+que la croyance à une vie future est nécessaire aux armées. Elle est
+aussi fort utile dans toutes les transactions sociales. Sans la peur de
+l'enfer, il y aurait moins d'honnêteté.
+
+--Docteur, demanda M. Bergeret, croyez-vous que vous ressusciterez?
+
+--Moi, c'est différent, répondit le docteur. Je n'ai pas besoin de
+croire en Dieu pour être un honnête homme. En matière de religion, comme
+savant, j'ignore tout; comme citoyen, je crois tout. Je suis catholique
+d'État. J'estime que les idées religieuses sont essentiellement
+moralisatrices, et qu'elles contribuent à donner au populaire des
+sentiments humains.
+
+--C'est une opinion très répandue, dit M. Bergeret. Et elle m'est
+suspecte par sa vulgarité même. Les opinions communes passent sans
+examen. Le plus souvent, on ne les admettrait pas si l'on y faisait
+attention. Il en est d'elles comme de cet amateur de spectacles qui
+pendant vingt ans entra à la Comédie-Française en jetant au contrôle ce
+nom: «feu Scribe». Un droit d'entrée ainsi motivé ne supporterait pas
+l'examen. Mais on ne l'examinait pas. Comment penser que les idées
+religieuses sont essentiellement moralisatrices, quand on voit que
+l'histoire des peuples chrétiens est tissue de guerres, de massacres et
+de supplices? Vous ne voulez pas qu'on ait plus de piété que dans les
+monastères. Pourtant toutes les espèces de moines, les blanches et les
+noires, les pies et les capucines se sont souillées des crimes les plus
+exécrables. Les suppôts de l'Inquisition et les curés de la Ligue
+étaient pieux, et ils étaient cruels. Je ne parle pas des papes qui
+ensanglantèrent le monde, parce qu'il n'est pas certain qu'ils croyaient
+à une autre vie.
+
+
+
+
+III
+
+
+M. de Terremondre était antisémite en province, particulièrement pendant
+la saison des chasses. L'hiver, à Paris, il dînait chez des financiers
+juifs qu'il aimait assez pour leur faire acheter avantageusement des
+tableaux. Il était nationaliste et antisémite au Conseil général, en
+considération des sentiments qui régnaient dans le chef-lieu. Mais comme
+il n'y avait pas de juifs dans la ville, l'antisémitisme y consistait
+principalement à attaquer les protestants qui formaient une petite
+société austère et fermée.
+
+--Nous voilà donc adversaires, dit M. de Terremondre; j'en suis fâché,
+car vous êtes un homme d'esprit, mais vous vivez en dehors du mouvement
+social. Vous n'êtes point mêlé à la vie publique. Si vous mettiez comme
+moi la main à la pâte, vous seriez antisémite.
+
+--Vous me flattez, dit M. Bergeret. Les Sémites qui couvraient autrefois
+la Chaldée, l'Assyrie, la Phénicie, et qui fondèrent des villes sur tout
+le littoral de la Méditerranée, se composent aujourd'hui des juifs épars
+dans le monde et des innombrables peuplades arabes de l'Asie et de
+l'Afrique. Je n'ai pas le coeur assez grand pour renfermer tant de
+haines. Le vieux Cadmus était sémite. Je ne peux pourtant pas être
+l'ennemi du vieux Cadmus.
+
+--Vous plaisantez, dit M. de Terremondre, en retenant son cheval qui
+mordait les branches des arbustes. Vous savez bien que l'antisémitisme
+est uniquement dirigé contre les juifs établis en France.
+
+--Il me faudra donc haïr quatre-vingt mille personnes, dit M. Bergeret.
+C'est trop encore et je ne m'en sens pas la force.
+
+--On ne vous demande pas de haïr, dit M. de Terremondre. Mais il y a
+incompatibilité entre les Français et les juifs. L'antagonisme est
+irréductible. C'est une affaire de race.
+
+--Je crois au contraire, dit M. Bergeret, que les juifs sont
+extraordinairement assimilables et l'espèce d'hommes la plus plastique
+et malléable qui soit au monde. Aussi volontiers qu'autrefois la nièce
+de Mardochée entra dans le harem d'Assuérus, les filles de nos
+financiers juifs épousent aujourd'hui les héritiers des plus grands noms
+de la France chrétienne. Il est tard, après ces unions, de parler de
+l'incompatibilité des deux races. Et puis je tiens pour mauvais qu'on
+fasse dans un pays des distinctions de races. Ce n'est pas la race qui
+fait la patrie. Il n'y a pas de peuple en Europe qui ne soit formé d'une
+multitude de races confondues et mêlées. La Gaule, quand César y entra,
+était peuplée de Celtes, de Gaulois, d'Ibères, différents les uns des
+autres d'origine et de religion. Les tribus qui plantaient des dolmens
+n'étaient pas du même sang que les nations qui honoraient les bardes et
+les druides. Dans ce mélange humain les invasions versèrent des
+Germains, des Romains, des Sarrasins, et cela fit un peuple, un peuple
+héroïque et charmant, la France qui naguère encore enseignait la
+justice, la liberté, la philosophie à l'Europe et au monde.
+Rappelez-vous la belle parole de Renan; je voudrais pouvoir la citer
+exactement: «Ce qui fait que des hommes forment un peuple, c'est le
+souvenir des grandes choses qu'ils ont faites ensemble et la volonté
+d'en accomplir de nouvelles.»
+
+--Fort bien, dit M. de Terremondre; mais, n'ayant pas la volonté
+d'accomplir de grandes choses avec les juifs, je reste antisémite.
+
+--Êtes-vous bien sûr de pouvoir l'être tout à fait? demanda M. Bergeret.
+
+--Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre.
+
+--Je m'expliquerai donc, dit M. Bergeret. Il y a un fait constant:
+chaque fois qu'on attaque les juifs, on en a un bon nombre pour soi.
+C'est précisément ce qui arriva à Titus.
+
+A ce point de la conversation, le chien Riquet s'assit sur son derrière
+au milieu du chemin et regarda son maître avec résignation.
+
+--Vous reconnaîtrez, poursuivit M. Bergeret, que Titus fut assez
+antisémite entre les années 67 et 70 de notre ère. Il prit Jotapate et
+en extermina les habitants. Il s'empara de Jérusalem, brûla le temple,
+fit de la ville un amas de cendres et de décombres qui, n'ayant plus de
+nom, reçut quelques années plus tard celui d'Ælia Capitolina. Il fit
+porter à Rome, dans les pompes de son triomphe, le chandelier à sept
+branches. Je crois, sans vous faire de tort, que c'est là pousser
+l'antisémitisme à un point que vous n'espérez pas d'atteindre. Eh bien!
+Titus, destructeur de Jérusalem, garda de nombreux amis par les juifs.
+Bérénice lui fut tendrement attachée, et vous savez qu'il la quitta
+malgré lui et malgré elle. Flavius Josèphe se donna à lui, et Flavius
+n'était pas un des moindres de sa nation. Il descendait des rois
+asmonéens; il vivait en pharisien austère et écrivait assez correctement
+le grec. Après la ruine du temple et de la cité sainte, il suivit Titus
+à Rome et se glissa dans la familiarité de l'empereur. Il reçut le droit
+de cité, le titre de chevalier romain et une pension. Et ne croyez pas,
+monsieur, qu'il crût ainsi trahir le judaïsme. Au contraire, il restait
+attaché à la loi et il s'appliquait à recueillir ses antiquités
+nationales. Enfin il était bon juif à sa façon et ami de Titus. Or, il y
+eut de tout temps des Flavius en Israël. Comme vous le dites, je vis
+fort retiré du monde et étranger aux personnes qui s'y agitent. Mais je
+serais bien surpris que les juifs, cette fois encore, ne fussent point
+divisés et qu'on n'en comptât pas un grand nombre dans votre parti.
+
+--Quelques-uns, en effet, sont avec nous, dit M. de Terremondre. Ils y
+ont du mérite.
+
+--Je le pensais bien, dit M. Bergeret. Et je pense qu'il s'en trouve
+parmi eux de fort habiles qui réussiront dans l'antisémitisme. On
+rapportait, il y a une trentaine d'années, le mot d'un sénateur, homme
+d'esprit, qui admirait chez les juifs la faculté de réussir et qui
+donnait pour exemple un certain aumônier de cour, israélite d'origine:
+«Voyez, disait-il, un juif s'est mis dans les curés, et il devenu
+monsignor.»
+
+Ne restaurons point les préjugés barbares. Ne recherchons pas si un
+homme est juif ou chrétien, mais s'il est honnête et s'il se rend utile
+à son pays.
+
+Le cheval de M. Terremondre commençait à s'ébrouer, et Riquet, s'étant
+approché de son maître, l'invita d'un regard suppliant et doux à
+reprendre la promenade commencée.
+
+--Ne croyez pas, du moins, dit M. de Terremondre, que j'enveloppe tous
+les juifs dans un sentiment d'aveugle réprobation. J'ai parmi eux
+d'excellents amis. Mais je suis antisémite par patriotisme.
+
+Il tendit la main à M. Bergeret et porta son cheval en avant. Il avait
+repris tranquillement sa route, quand M. Bergeret le rappela:
+
+--Eh! cher monsieur de Terremondre, un conseil: puisque la paille est
+rompue, puisque vous et vos amis vous êtes brouillés avec les juifs,
+faites en sorte de ne rien leur devoir et rendez leur le dieu que vous
+leur avez pris. Car vous leur avez pris leur dieu!...
+
+
+
+
+IV
+
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+Moi, je suis antisémite de sentiment.
+
+M. BERGERET
+
+Il n'y a pas de raison à opposer à celle-là. Mais le sentiment
+n'autorise pas l'iniquité. C'est à vous-même que vous faites tort en
+étant injuste envers les juifs. L'arrêt du Conseil de guerre qui a
+condamné Dreyfus innocent cause plus de dommage aux juges qu'à leur
+victime.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+C'est une antipathie qui me vient de naissance.
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Ou plutôt ne l'avez-vous pas prise dans les petites histoires saintes
+qu'on vous donnait à lire quand vous étiez enfant?
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+Je ne crois pas.
+
+M. BERGERET
+
+Du moins avez-vous pu remarquer, madame, que les juifs sont traités avec
+beaucoup d'amour et beaucoup de haine dans ces menus livres de doctrine
+chrétienne. Avant Jésus-Christ, ils sont le peuple élu, la nation chérie
+de Dieu Bossuet les loue comme jamais rabbin n'osa le faire. Mais après
+Jésus-Christ tout change. Ils ont accompli le plus grand des crimes; ils
+sont des maudits. Le traître Judas devient le symbole de toute leur
+race. Sans doute vous leur reprochez la mort de votre Dieu.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+A propos! j'ai lu, dans un article très bien fait, que Jésus n'était pas
+Juif, qu'il était né en terre des gentils, qu'il était aryen. Je m'en
+doutais. Mais j'ai été bien contente d'en avoir la certitude.
+
+M. BERGERET
+
+Vous croyez, madame, que Jésus n'était pas Juif. Alors que faites-vous
+des deux généalogies par lesquelles Luc et Mathieu rattachent le Messie
+à la race de David, pour l'accomplissement des prophéties?
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+Je n'en fais rien. Je suis trop contente que Jésus-Christ ne soit pas
+Juif.
+
+M. ROMANCEY
+
+Moi je suis ennemi des juifs, et ce n'est pas pour des raisons
+confessionnelles. Je leur reproche d'être cosmopolites. Et je considère
+le cosmopolitisme comme le plus grand danger qui menace la France.
+
+M. BERGERET
+
+Si c'est être cosmopolite que d'élire domicile chez tous les peuples, il
+est vrai que les juifs sont cosmopolites de nature et de tempérament.
+Ils le furent toujours. Ils l'étaient avant que le délicieux Titus eût
+grandement favorisé cette inclination naturelle en faisant de la Judée
+un désert. Mais il faudrait rechercher si les juifs ne sont pas capables
+de s'attacher à leur patrie adoptive. On reconnaît en France que les
+juifs d'Allemagne sont Allemands. On reconnaît en Allemagne que les
+juifs français sont Français.
+
+M. ROMANCEY
+
+Les juifs n'ont pas de patrie. Ils sont agioteurs ou spéculateurs. Ils
+procèdent au dépouillement méthodique des chrétiens. Cela crève les
+yeux.
+
+M. BERGERET
+
+Il y a quatre-vingt mille juifs en France. Tous ne sont pas agioteurs.
+Le plus grand nombre est pauvre. Autrefois, les soirs d'été, en passant
+par le faubourg Saint-Antoine, je voyais, sur des bancs, autour d'une
+petite place plantée d'arbres, des juifs déguenillés. Vieillards,
+femmes, enfants, filles aux noires chevelures, serrés les uns contre les
+autres, ils montraient, sous l'armée innombrable des étoiles, avec
+tranquillité une misère antique, d'un éclat oriental.
+
+Ceux-là, toute la journée, travaillaient chez les petits patrons du
+faubourg ou brocantaient de vieux habits. Je crois qu'ils étaient plus
+attachés à leur religion que les barons israélites qui tiennent trop de
+place dans notre société. Mais ils ne procédaient point au dépouillement
+méthodique des chrétiens. Depuis lors j'ai vécu en province et je ne
+sais ce que sont devenus ces juifs du Marais. Mais je connais des
+israélites qui ont voué leur vie à la science et qui, par leurs travaux,
+honorent la France, notre patrie et la leur. L'un est un des premiers
+hellénistes du monde, l'autre a fait de grandes découvertes en
+assyriologie; un troisième a recherché avec une admirable méthode les
+lois du langage. On trouve des juifs dans tous les départements du
+savoir humain. Ceux-là sont aussi étrangers au commerce de l'or
+qu'Aboulafia le Kabbaliste, qui se livrait à de profonds calculs, non
+pour établir l'état de sa fortune, car il ne possédait rien, mais pour
+connaître la valeur numérique du nom de Dieu.
+
+M. ROMANCEY
+
+Je ne m'occupe pas des juifs qui se confinent dans la science. Je
+m'attaque à la haute banque israélite, qui est cosmopolite par tradition
+et par intérêt.
+
+M. BERGERET
+
+La haute banque catholique a-t-elle d'autres moeurs? J'en doute. Je ne
+vois pas qu'à la Bourse le jeu du chrétien soit différent du jeu de
+l'israélite.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+J'ai perdu dans les Mines d'or. Mon argent a passé aux juifs. Je ne m'en
+console pas. Il m'aurait été bien moins pénible d'être dépouillée par
+des chrétiens. Voyons, est-il possible de subir la loi de l'argent juif?
+Je m'adresse à monsieur Coton. Nous n'avons pas les mêmes idées en
+religion et en politique. Vous êtes pour la suppression du budget des
+cultes, ce qui serait une iniquité monstrueuse, une spoliation. Vous
+êtes pour la socialisation du capital... C'est comme cela qu'on dit,
+n'est-ce pas?...
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Oui, madame.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+C'est une chose affreuse! Quand on a voulu mettre l'impôt sur le revenu,
+j'en ai été malade... Positivement! Je connaissais la femme d'un
+ministre. Je suis allée la trouver. Je me suis jetée à ses genoux. Je
+lui ai dit: «Madame, ne permettez pas à votre mari d'accomplir cette
+infamie.» C'est vous dire que nous n'avons pas les mêmes opinions. Mais
+vous êtes Français, vous êtes Français de race, d'origine, Français de
+vieille souche...
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Je suis fils d'un cordonnier de la Villette et d'une laitière de
+Palaiseau.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+Eh bien! est-ce que vous n'éprouvez pas pour le Juif une invincible
+répulsion? Est-ce que tout en eux, leur parler, leur aspect, ne vous
+choque pas?
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Excusez-moi, madame. Je n'ai pas de ces délicatesses. Au sortir de
+l'École normale, je suis entré à la rédaction d'un journal socialiste.
+J'écris pour le peuple et je pense comme lui. Le bonhomme Prolo ne hait
+point un homme pour la forme de son nez. Et puis, permettez-moi de vous
+le dire: il est affranchi des superstitions qui abêtissent les bourgeois
+et les rendent méchants. Il ne croit pas que les juifs ont une figure de
+bouc, des cornes au front et un appendice caudal, qu'ils répandent du
+sang par le nombril le vendredi saint et qu'ils crucifient un enfant en
+cérémonie. Il sait qu'il y a des juifs cupides, enrichis par l'usure et
+l'agio et qui n'ont que des pensées de lucre. Il sait qu'il y a des
+juifs occupés uniquement de justice et qui consacrèrent leur vie entière
+à l'affranchissement des prolétaires. Les distinctions de race ne le
+préoccupent point, parce qu'elles sont chimériques et qu'il vit dans le
+réel, au dur contact de la nécessité.
+
+MADAME CÉSAIRE
+
+Ah! si, par exemple! il y a des ouvriers antisémites; je les ai vus
+défiler sur les boulevards, devant le Cercle militaire, un jour de
+grande manifestation.
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Ne vous faites pas d'illusions, madame, le prolétariat ne se soucie
+point de l'antisémitisme. Il a d'autres chats à fouetter.
+
+M. ROMANCEY
+
+Monsieur Coton, la question sémitique est une question vitale pour la
+France. Je suis propriétaire et agriculteur. Je parle en connaissance de
+cause.
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Donc la lutte est entre l'aristocratie territoriale et l'aristocratie
+financière. C'est une guerre de possédants. L'ouvrier n'a pas à s'en
+mêler.
+
+M. ROMANCEY
+
+Il y a encore à l'antisémitisme d'autres causes profondes.
+
+M. BERGERET
+
+J'en suis persuadé. L'antisémitisme politique et social, qui se rattache
+à l'antisémitisme religieux par les ralliés de M. Méline et les moines
+journalistes de la _Croix_, est fomenté non seulement par l'aristocratie
+terrienne, agricole, qui ne peut soutenir la concurrence étrangère,
+s'appauvrit et s'épuise, mais aussi par la petite bourgeoisie arriérée
+et routinière, qui ne sait pas s'adapter aux formes nouvelles, plus
+amples, de l'industrie et du commerce. Tout ce monde souffre, et s'en
+prend au juif qui prospère, et non pas toujours sans insolence.
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Tout cela, c'est du battage! On crie «Sus au juif!» pour culbuter la
+République, et se ruer aux places. Le beau monde commence à sentir le
+besoin d'exercer, sous le Roi, des fonctions lucratives. Il a fortement
+écopé dans le krach des mines d'or. Les Mines d'or, ç'a été le Panama de
+l'aristocratie.
+
+M. ROMANCEY
+
+Il y a un fait, c'est que le juif nous dévore. Mais patience! Nous ne
+manquons pas d'énergie. On trouvera moyen, un jour, de lui faire rendre
+gorge, et on le mettra tout nu dehors.
+
+LE CITOYEN COTON
+
+Fort bien! Mais quand vous aurez dépouillé et chassé Israël, lorsque M.
+de Rothschild aura vendu sa maison pour un âne, les travailleurs en
+deviendront-ils plus heureux? Le régime capitaliste leur sera-t-il plus
+favorable? Les patrons leur feront-ils des conditions meilleures? Le
+jour de notre émancipation sera-t-il plus proche? Pourquoi serions-nous
+antisémites? Quelles raisons aurions-nous de préférer Rodin à Shylock.
+Est-il plus agréable d'être dévoré par M. Vautour que d'être croqué par
+Moïse Geiermann. Nous n'avons rien à voir avec la synagogue, mais nous
+nous méfions de Notre-Dame-de-l'Usine. La puissance inique de l'argent,
+voilà le mal. Nous sommes également ennemis du capital juif et du
+capital chrétien. Nous regardons tranquillement les chrétiens et les
+sémites lutter pour la galette. Que Jacob dépouille saint Pierre ou que
+saint Pierre mette la main sur le sac du juif, peu nous importe. Mais il
+nous sera agréable de voir la richesse se concentrer dans un très petit
+nombre de mains. Notre mission se trouvera ainsi simplifiée le jour de
+la grande liquidation.
+
+
+
+
+V
+
+
+--Il est malheureusement hors de doute, dit M. Bergeret, que les vérités
+scientifiques qui entrent dans les foules s'y enfoncent comme dans un
+marécage, s'y noient, n'éclatent point et sont sans force pour détruire
+les erreurs et les préjugés.
+
+Les vérités de laboratoire, n'ont point d'empire sur la masse du peuple.
+Je n'en citerai qu'un exemple. Le système de Copernic et de Galilée est
+absolument inconciliable avec la physique chrétienne. Pourtant vous
+voyez qu'il a pénétré, en France et partout au monde, jusque dans les
+écoles primaires, sans modifier de la façon la plus légère les concepts
+théologiques qu'il devait détruire absolument. Il est certain que les
+idées d'un Laplace sur le système du monde font paraître la vieille
+cosmogonie judéo-chrétienne aussi puérile qu'un tableau à horloge
+fabriqué par quelque ouvrier suisse. Pourtant les théories de Laplace
+sont clairement exposées depuis près d'un siècle sans que les petits
+contes juifs ou chaldéens sur l'origine du monde, qui se trouvent dans
+les livres sacrés des chrétiens, aient rien perdu de leur crédit sur les
+hommes. La science n'a jamais fait de tort à la religion, et l'on
+démontrera l'absurdité d'une pratique pieuse sans diminuer le nombre des
+personnes qui s'y livrent.
+
+Les vérités scientifiques ne sont pas sympathiques au vulgaire. Les
+peuples vivent de mythologie. Ils tirent de la fable toutes les notions
+dont ils ont besoin pour vivre. Il ne leur en faut pas beaucoup, et
+quelques simples mensonges suffisent à dorer des millions d'existences.
+
+
+
+
+L'ARMÉE ET L'AFFAIRE
+
+
+
+
+I
+
+
+Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambour.
+C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se
+carrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portant
+des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un
+cercle de gueux et de marmots le regardaient bouche bée.
+
+--Ce sergent recruteur, me dit mon bon maître, que vous entendez d'ici
+promettre à ces gueux un sou par jour avec le pain et la viande,
+m'inspire, mon fils, de profondes réflexions sur la guerre et l'armée.
+J'ai fait tous les métiers, hors celui de soldat qui m'a toujours
+inspiré du dégoût et de l'effroi, par les caractères de servitude, de
+fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les
+plus contraires à mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la
+liberté et à mon esprit qui, jugeant sainement de la gloire, estime au
+juste prix celle de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant
+invincible à la méditation qui eût été trop excessivement contrarié par
+l'exercice du sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous
+concevrez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou
+Brin-d'Amour. Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service
+militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées...
+
+Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les citoyens de
+se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité, mais avec
+allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel à l'homme est le
+métier de soldat; c'est celui auquel il est porté le plus facilement par
+ses instincts et par ses goûts, qui ne sont pas tous bons. Et, hors
+quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut être défini un
+animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espérance d'aller
+se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'état militaire
+l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet état est le
+plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. L'état militaire
+a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'y pense jamais, et
+il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser. La pensée est une
+maladie particulière à quelques individus et qui ne se propagerait pas
+sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldats vivent en
+troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent des habits bleus
+et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des plumets et
+des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage du coq sur la
+poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme est naturellement
+voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. C'est l'amour
+de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les armes. Et il
+est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est la seule
+éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lui lire les histoires. La
+Tulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live.
+
+Mon bon maître poursuivit en ces termes:
+
+--Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres,
+dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu
+d'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'origine
+fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur
+gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout
+entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les
+poètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cette
+gentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous,
+sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le
+poète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont des
+hommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la
+guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte
+et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre
+nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de
+matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent
+d'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans
+les familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polis
+l'illustration des citoyens sur les quantités de meurtres et de carnages
+qu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.
+
+--Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que
+le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on y
+court et du courage qu'il y faut déployer?
+
+--Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes est
+noble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrais pas
+d'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles
+hommes d'état, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et
+de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposent
+sont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heures
+pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets
+qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient
+légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus de
+gloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de la
+guerre à plus haut prix que les arts de la paix...
+
+... Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout
+ensemble, dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la
+honte de l'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous
+tire à notre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que
+nous avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions
+et les coqs qui y portent une admirable fierté, mais encore les
+oiselets, tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont très
+querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent
+avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laissé
+d'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez
+l'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ou
+conserver la proie, ou pour défendre le nid et la tanière, ou pour jouir
+d'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement des
+Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, la nuit,
+ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces
+raisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous y
+répandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nous
+battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière
+logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est
+simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et
+détestable. Et s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu à s'entretuer
+pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons renchéri
+sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal sans
+raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plus méchant
+et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les fourmis
+dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins les armées pour
+la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupidité qui leur
+font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef de mercenaires ou
+de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pas mieux formés aux
+bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposer sa volonté par la
+force rend un homme de guerre très inhabile à l'éloquence, qui a sa
+source dans le besoin de persuader. Aussi le militaire affecte-t-il le
+mépris de la parole et des belles connaissances...
+
+Mon bon maître, à ces mots, s'était arrêté pour souffler; je lui
+demandai s'il ne pensait pas qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner
+des batailles. Il me répondit en ces termes:
+
+--Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a à
+rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dans
+l'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordre
+de bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain tel
+que celui d'un César est seul capable d'une telle entreprise, et l'on
+s'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque
+toutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaine
+connaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, les
+industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de
+petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes.
+Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut les
+changer au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à la
+fois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec la
+sourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rien
+n'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont
+en présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit que
+l'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la
+commande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'il
+en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussi
+d'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans ces
+rencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce qui
+vient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, mon
+fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte de
+l'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empires
+par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est par
+elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et
+soutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, la
+fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des
+pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte
+derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, la
+première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce
+grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste
+que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'_Urbs_ est fille de la
+guerre.
+
+La première cité fut une enceinte fortifiée, et c'est dans ce berceau
+rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles
+industries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieu
+voulut être nommé le Dieu des armées.
+
+Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que vous
+signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'envie
+de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par
+jour, en moyenne.
+
+Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un mal
+héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité
+criminelle. Les princes de ce temps porteront à jamais l'illustre honte
+d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusement des cours. Il m'est
+douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin de ces carnages
+concertés.
+
+Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le
+rêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi.
+L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, comme
+en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples
+se feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissante
+des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix
+universelle. Les armées augmentent en force et en nombre. Les peuples
+entiers y seront un jour engouffrés. Alors le nombre périra par son trop
+de nourriture. Il crèvera d'obésité.
+
+
+
+
+II
+
+
+... Ainsi M. Bergeret composait sa tristesse et ses ennuis en songeant
+que sa vie était étroite, recluse et sans joie, que sa femme avait l'âme
+vulgaire et n'était plus belle, que ses filles ne l'aimaient pas, et que
+les combats d'Enée et de Turnus étaient insipides. Il fut distrait de
+ces pensées par la venue de M. Roux, son élève, qui, faisant son année
+de service militaire, se présenta au maître en pantalon rouge et capote
+bleue.
+
+--Hé! dit M. Bergeret, voici qu'ils ont travesti mon meilleur latiniste
+en héros!
+
+Et comme M. Roux se défendait d'être un héros:
+
+--Je m'entends, dit le maître de conférences. J'appelle proprement héros
+un porteur de briquet. Si vous aviez un bonnet à poil, je vous nommerais
+grand héros. C'est bien le moins qu'on flatte un peu les gens qu'on
+envoie se faire tuer. On ne saurait les charger à meilleur marché de la
+commission. Mais puissiez-vous, mon ami, n'être jamais immortalisé par
+un acte héroïque, et ne devoir qu'à vos connaissances en métrique latine
+les louanges des hommes! C'est l'amour de mon pays qui seul m'inspire ce
+voeu sincère. Je me suis persuadé, par l'étude de l'histoire, qu'il n'y
+avait guère d'héroïsme que chez les vaincus et dans les déroutes...
+
+...--C'est bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. C'est la
+joie innée de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maître, que
+je ne suis pas un animal destructeur. Je n'ai pas de goût pour le
+militarisme. J'ai même des idées humanitaires très avancées, et je crois
+que la fraternité des peuples sera l'oeuvre du socialisme triomphant.
+Enfin, j'ai l'amour de l'humanité. Mais dès qu'on me fiche un fusil dans
+la main, j'ai envie de tirer sur tout le monde. C'est dans le sang.
+
+M. Roux était un beau garçon robuste qui s'était vite débrouillé au
+régiment. Les exercices violents convenaient à son tempérament sanguin.
+Et comme il était, de plus, excessivement rusé, il avait non pas pris le
+métier en goût, mais rendu supportable la vie de caserne et conservé sa
+santé et sa belle humeur.
+
+--Vous n'ignorez pas, cher maître, ajouta-t-il, la force de la
+suggestion. Il suffit de donner à un homme une baïonnette au bout d'un
+fusil, pour qu'il l'enfonce dans le ventre du premier venu et devienne,
+comme vous dites, un héros...
+
+...--Vous êtes un peu bruni, monsieur Roux, dit Mme Bergeret, et, il me
+semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal.
+
+--Les premiers mois sont fatigants, répondit M. Roux. Évidemment,
+l'exercice à six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit
+degrés de froid, est pénible, et l'on ne surmonte pas tout de suite les
+dégoûts de la chambrée. Mais la fatigue est un grand remède et
+l'abêtissement une précieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait
+l'effet d'une couche d'ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d'un
+sommeil à tout moment interrompu, on n'est pas bien éveillé le jour. Et
+cet état d'automatisme léthargique où l'on demeure est favorable à la
+discipline, conforme à l'esprit militaire, utile au bon ordre physique
+et moral des troupes.
+
+
+
+
+III
+
+
+...--Sans manquer au loyalisme qui m'attache à la maison de Savoie, dit
+le commandeur Aspertini, je reconnais que le service militaire et
+l'impôt importunent assez le peuple de Naples pour lui faire regretter
+parfois le bon temps du roi Bomba et la douceur de vivre sans gloire
+sous un gouvernement léger. Il n'aime ni payer ni servir. Un législateur
+doit mieux comprendre les nécessités de la vie nationale. Mais vous
+savez que, pour ma part, j'ai toujours combattu la politique des
+mégalomanes et que je déplore ces grands armements qui arrêtent tout
+progrès intellectuel, moral et matériel dans l'Europe continentale.
+C'est une grande folie, et ruineuse, qui finira dans le ridicule.
+
+--Je n'en prévois pas la fin, répondit M. Bergeret. Personne ne la
+désire, hors quelques sages sans force et sans voix. Les chefs d'État ne
+peuvent souhaiter le désarmement qui rendrait leur fonction difficile et
+mal sûre, et leur ferait perdre un admirable instrument de règne. Car
+les nations armées se laissent conduire avec docilité. La discipline
+militaire les forme à l'obéissance et l'on ne craint chez elle ni
+insurrections, ni troubles, ni tumultes d'aucune sorte. Quand le service
+est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sont soldats ou le
+furent, toutes les forces sociales se trouvent disposées de manière à
+protéger le pouvoir, ou même son absence, comme on l'a vu en France.
+
+M. Bergeret en était à ce point de ses considérations politiques lorsque
+éclata, du côté de la cuisine prochaine, un bruit de graisses répandues
+sur un brasier; le maître de conférences en induisit que la jeune
+Euphémie avait, selon la coutume des jours de gala, renversé sa
+casserole dans le fourneau après l'y avoir imprudemment dressée sur une
+pyramide de charbons. Il reconnut qu'un tel fait se produisait avec la
+rigueur inexorable des lois qui gouvernent le monde. Une exécrable odeur
+de graillon pénétra dans le cabinet de travail, et M. Bergeret
+poursuivit en ces mots le cours de ses idées:
+
+--Si l'Europe n'était pas en caserne, on y verrait, comme autrefois, des
+insurrections éclater, soit en France, soit en Allemagne ou en Italie.
+Mais les forces obscures qui, par moments, soulèvent les pavés des
+capitales, trouvent aujourd'hui un emploi régulier dans des corvées de
+quartier, le pansement des chevaux et le sentiment patriotique.
+
+Le grade de caporal donne une issue convenablement ménagée à l'énergie
+des jeunes héros qui, libres, eussent fait des barricades pour se
+dégourdir les bras. En blouse, ces héros aspireraient à la liberté.
+Portant l'uniforme, ils aspirent à la tyrannie et font régner l'ordre.
+La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées, et
+vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinq dernières
+années, Paris, une fois, s'est quelque peu agité, c'est que le mouvement
+avait été communiqué par un ministre de la guerre. Un général avait pu
+faire ce qu'un tribun n'aurait pas fait. Et quand ce général fut détaché
+de l'armée, il le fut en même temps de la nation et perdit sa force. Que
+l'État soit monarchie, empire ou république, ses chefs ont donc intérêt
+à maintenir le service obligatoire pour tous, afin de conduire une armée
+au lieu de gouverner une nation.
+
+Le désarmement, qu'ils ne souhaitent pas, n'est pas désiré non plus par
+les peuples. Les peuples supportent très volontiers le service militaire
+qui, sans être délicieux, correspond à l'instinct violent et ingénu de
+la plupart des hommes, s'impose à eux comme l'expression la plus simple,
+la plus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur et
+l'éclat de l'appareil, par l'abondance du métal qui y est employé, les
+exalte enfin par les seules images de puissance, de grandeur et de
+gloire qu'ils soient capables de se représenter. Ils s'y ruent en
+chantant; sinon, ils y sont mis de force. Aussi ne vois-je pas la fin de
+cet état honorable qui appauvrit et abêtit l'Europe.
+
+--Il y a deux portes pour en sortir, répondit le commandeur Aspertini:
+la guerre et la banqueroute.
+
+--La guerre! réplique M. Bergeret. Il est visible que les grands
+armements la retardent en la rendant trop effrayante et d'un succès
+incertain pour l'un et l'autre adversaire. Quant à la banqueroute, je la
+prédisais l'autre jour, sur un banc du mail, à M. l'abbé Lantaigne,
+supérieur du grand séminaire. Mais il ne faut pas m'en croire. Vous avez
+trop étudié l'histoire du Bas-Empire, cher monsieur Aspertini, pour
+savoir ce qu'il y a, dans les finances des peuples, de ressources
+mystérieuses, dont la connaissance échappe aux économistes. Une nation
+ruinée peut vivre cinq cents ans d'exactions et de rapines, et comment
+supputer ce que la misère d'un grand peuple fournit de canons, de
+fusils, de mauvais pain, de mauvais souliers, de paille et d'avoine à
+ses défenseurs?
+
+
+
+
+IV
+
+
+M. Panneton de la Barge avait des yeux à fleur de tête et une âme à
+fleur de peau. Et comme sa peau était luisante, on lui voyait une âme
+grasse. Il faisait paraître en toute sa personne de l'orgueil avec de la
+rondeur et une fierté qui semblait ne pas craindre d'être importune. M.
+Bergeret soupçonna que cet homme venait lui demander un service.
+
+Ils s'étaient connus en province. Le professeur voyait souvent dans ses
+promenades, au bord de la lente rivière, sur un vert coteau, les toits
+d'ardoise fine du château qu'habitait M. de la Barge avec sa famille. Il
+voyait moins souvent M. de la Barge, qui fréquentait la noblesse de la
+contrée, sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir
+les petites gens. Il ne connaissait M. Bergeret, en province, qu'aux
+jours critiques où l'un de ses fils avait un examen à passer. Cette
+fois, à Paris, il voulait être aimable et il y faisait effort:
+
+--Cher Monsieur Bergeret, je tiens tout d'abord à vous féliciter...
+
+--N'en faites rien, je vous prie, répondit M. Bergeret avec un petit
+geste de refus, que M. de la Barge eut grand tort de croire inspiré par
+la modestie.
+
+--Je vous demande pardon, Monsieur Bergeret; une chaire à la Sorbonne,
+c'est une position très enviée... et qui convient à votre mérite.
+
+--Comment va votre fils Adhémar?--demanda M. Bergeret, qui se rappelait
+ce nom comme celui d'un candidat au baccalauréat qui avait intéressé à
+sa faiblesse toutes les puissances de la société civile, ecclésiastique
+et militaire.
+
+--Adhémar? Il va bien. Il va très bien. Il fait un peu la fête.
+Qu'est-ce que vous voulez? Il n'a rien à faire. Dans un certain sens, il
+vaudrait mieux qu'il eût une occupation. Mais il est bien jeune. Il a le
+temps. Il tient de moi: il deviendra sérieux quand il aura trouvé sa
+voie.
+
+--Est-ce qu'il n'a pas un peu manifesté à Auteuil? demanda M. Bergeret
+avec douceur.
+
+--Pour l'armée, pour l'armée, répondit M. Panneton de la Barge. Et je
+vous avoue que je n'ai pas eu le courage de l'en blâmer. Que
+voulez-vous? Je tiens à l'armée par mon beau-père le général, par mes
+beaux-frères, par mon cousin le commandant...
+
+Il était bien modeste de ne pas nommer son père Panneton, l'aîné des
+frères Panneton, qui tenait aussi à l'armée par les fournitures, et qui,
+pour avoir livré aux mobiles de l'armée de l'Est, qui marchaient dans la
+neige, des souliers à semelle de carton, avait été condamné en 1872, en
+police correctionnelle, à une peine légère avec des considérants
+accablants, et était mort, dix ans après, dans son château de la Barge,
+riche et honoré.
+
+--J'ai été élevé dans le culte de l'armée, poursuivit M. Panneton de la
+Barge. Tout enfant, j'avais la religion de l'uniforme. C'était une
+tradition de famille. Je ne m'en cache pas, je suis un homme de l'ancien
+régime. C'est plus fort que moi, c'est dans le sang. Je suis monarchiste
+et autoritaire de tempérament. Je suis royaliste. Or, l'armée, c'est
+tout ce qui nous reste de la monarchie. C'est tout ce qui subsiste d'un
+passé glorieux. Elle nous console du présent et nous fait espérer en
+l'avenir.
+
+M. Bergeret aurait pu faire quelques observations d'ordre historique;
+mais il ne les fit pas, et M. Panneton de la Barge conclut:
+
+--Voilà pourquoi je tiens pour criminels ceux qui attaquent l'armée,
+pour insensés ceux qui oseraient y toucher.
+
+--Napoléon, répondit le professeur, pour louer une pièce de Luce de
+Lancival, disait que c'était une tragédie de quartier général. Je puis
+me permettre de dire que vous avez une philosophie d'état-major. Mais
+puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être
+bon d'en prendre les moeurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l'usage
+de la parole, il faut s'habituer à tout entendre. N'espérez pas qu'en
+France aucun sujet désormais soit soustrait à la discussion. Considérez
+aussi que l'armée n'est pas immuable; il n'y a rien d'immuable au monde.
+Les institutions ne subsistent qu'en se modifiant sans cesse. L'armée a
+subi de telles transformations dans le cours de son existence, qu'il est
+probable qu'elle changera encore beaucoup à l'avenir, et il est croyable
+que, dans vingt ans, elle sera tout autre chose que ce qu'elle est
+aujourd'hui.
+
+--J'aime mieux vous le dire tout de suite, répliqua M. Panneton de la
+Barge. Quand il s'agit de l'armée, je ne veux rien entendre. Je le
+répète, il n'y faut pas toucher. C'est la hache. Ne touchez pas à la
+hache. A la dernière session du Conseil général que j'ai l'honneur de
+présider, la minorité radicale-socialiste émit un voeu en faveur du
+service de deux ans. Je me suis élevé contre ce voeu antipatriotique. Je
+n'ai pas eu de peine à démontrer que le service de deux ans, ce serait
+la fin de l'armée. On ne fait pas un fantassin en deux ans. Encore moins
+un cavalier. Ceux qui réclament le service de deux ans, vous les appelez
+des réformateurs, peut-être; moi, je les appelle des démolisseurs. Et il
+en est de toutes les réformes qu'on propose comme de celle-là. Ce sont
+des machines dressées contre l'armée. Si les socialistes avouaient
+qu'ils veulent la remplacer par une vaste garde nationale, ce serait
+plus franc.
+
+--Les socialistes, répondit M. Bergeret, contraires à toute entreprise
+de conquête territoriale, proposent d'organiser les milices uniquement
+en vue de la défense du sol. Ils ne le cachent pas; ils le publient. Et
+ces idées valent bien peut-être qu'on les examine. N'ayez pas peur
+qu'elles soient trop vite réalisées. Tous les progrès sont incertains et
+lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche
+vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse. Les forces
+innombrables et profondes qui rattachent l'homme au passé lui en font
+chérir les erreurs, les superstitions, les préjugés et les barbaries,
+comme des gages précieux de sa sécurité. Toute nouveauté bienfaisante
+l'effraye. Il est imitateur par prudence, et il n'ose pas sortir de
+l'abri chancelant qui a protégé ses pères et qui va s'écrouler sur lui.
+
+«N'est-ce pas votre sentiment, monsieur Panneton? ajouta M. Bergeret,
+avec un charmant sourire.
+
+M. Panneton de la Barge répondit qu'il défendait l'armée. Il la
+représenta méconnue, persécutée, menacée. Et il poursuivit d'une voix
+qui s'enflait:
+
+--Cette campagne en faveur du traître, cette campagne si obstinée et si
+ardente, quelles que soient les intentions de ceux qui la mènent,
+l'effet en est certain, visible, indéniable. L'armée en est affaiblie,
+ses chefs en sont atteints.
+
+--Je vais maintenant vous dire des choses extrêmement simples, répondit
+M. Bergeret. Si l'armée est atteinte dans la personne de quelques-uns de
+ses chefs, ce n'est point la faute de ceux qui ont demandé la justice
+c'est la faute de ceux qui l'ont si longtemps refusée; ce n'est pas la
+faute de ceux qui ont exigé la lumière, c'est la faute de ceux qui l'ont
+dérobée obstinément avec une imbécillité démesurée et une scélératesse
+atroce. Et enfin, puisqu'il y a eu des crimes, le mal n'est point qu'ils
+soient connus, le mal est qu'ils aient été commis. Ils se cachaient dans
+leur énormité et leur difformité même. Ce n'était pas des figures
+reconnaissables. Ils ont passé sur les foules comme des nuées obscures.
+Pensiez-vous donc qu'ils ne crèveraient pas? Pensiez-vous que le soleil
+ne luirait plus sur la terre classique de la justice, dans le pays qui
+fut le professeur de droit de l'Europe et du monde?
+
+--Ne parlons pas de l'Affaire, répondit M. de La Barge. Je ne la connais
+pas. Je ne veux pas la connaître. Je n'ai pas lu une ligne de l'enquête.
+Le commandant de la Barge, mon cousin, m'a affirmé que Dreyfus était
+coupable. Cette affirmation m'a suffi... Je venais, cher monsieur
+Bergeret, vous demander un conseil. Il s'agit de mon fils Adhémar, dont
+la situation me préoccupe. Un an de service militaire, c'est déjà bien
+long pour un fils de famille. Trois ans, ce serait un véritable
+désastre. Il est essentiel de trouver un moyen d'exemption. J'avais
+pensé à la licence ès lettres... je crains que ce ne soit trop
+difficile. Adhémar est intelligent. Mais il n'a pas de goût pour la
+littérature.
+
+--Eh bien! dit M. Bergeret, essayez de l'École des hautes études
+commerciales, ou de l'Institut commercial, ou de l'École de commerce. Je
+ne sais si l'École d'horlogerie de Cluses fournit encore un motif
+d'exemption. Il n'était pas difficile, m'a-t-on dit, d'obtenir le
+brevet.
+
+--Adhémar ne peut pourtant faire des montres, dit M. de La Barge avec
+quelque pudeur.
+
+--Essayez de l'École des langues orientales, dit obligeamment M.
+Bergeret. C'était excellent à l'origine.
+
+--C'est bien gâté depuis, soupira M. de La Barge.
+
+--Il y a encore du bon. Voyez un peu dans le tamoul.
+
+--Le tamoul, vous croyez?
+
+--Ou le malgache.
+
+--Le malgache, peut-être.
+
+--Il y a aussi une certaine langue polynésienne qui n'était plus parlée,
+au commencement de ce siècle, que par une vieille femme jaune. Cette
+femme mourut laissant un perroquet. Un savant allemand recueillit
+quelques mots de cette langue sur le bec du perroquet. Il en fit un
+lexique. Peut-être ce lexique est-il enseigné à l'École des langues
+orientales. Je conseille vivement à M. votre fils de s'en informer.
+
+Sur cet avis, M. Panneton de La Barge salua et se retira pensif.
+
+
+
+
+V
+
+
+Comme on parlait de l'Affaire chez Paillot, dans le coin des bouquins,
+M. Bergeret, qui avait l'esprit spéculatif, exprima des idées qui ne
+correspondaient point au sentiment public.
+
+--Le huis clos, dit-il, est une pratique détestable.
+
+Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d'État, il répliqua:
+
+--Nous n'avons point d'État. Nous avons des administrations. Ce que nous
+appelons la raison d'État, c'est la raison des bureaux. On nous dit
+qu'elle est auguste. En fait, elle permet à l'administration de cacher
+ses fautes et de les aggraver.
+
+M. Mazure dit avec solennité:
+
+--Je suis républicain, jacobin, terroriste... et patriote. J'admets
+qu'on guillotine les généraux, mais je ne permets pas qu'on discute les
+décisions de la justice militaire.
+
+--Vous avez raison, dit M. de Terremondre, car si une justice est
+respectable, c'est bien celle-là. Et je puis vous assurer, connaissant
+l'armée, qu'il n'y a pas de juges aussi indulgents et aussi capables de
+pitié que les juges militaires.
+
+--Je suis heureux de vous l'entendre dire, répliqua M. Bergeret. Mais
+l'armée étant une administration comme l'agriculture, les finances ou
+l'instruction publique, on ne conçoit pas qu'il existe une justice
+militaire quand il n'existe ni justice agricole, ni justice financière,
+ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition
+avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront
+à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous
+les justices seigneuriales et les officialités.
+
+--Vous plaisantez, dit M. de Terremondre.
+
+--C'est ce qu'on a dit à tous ceux qui ont prévu l'avenir, répondit M.
+Bergeret.
+
+--Mais si vous touchez aux conseils de guerre, s'écria M. de
+Terremondre, c'est la fin de l'armée, c'est la fin du pays!
+
+M. Bergeret fit cette réponse:
+
+--Quand les abbés et les seigneurs furent privés du droit de pendre des
+vilains, on crut aussi que c'était la fin de tout. Mais on vit bientôt
+naître un nouvel ordre, meilleur que l'ancien. Je vous parle de
+soumettre le soldat, en temps de paix, au droit commun. Croyez-vous que
+depuis Charles VII, ou seulement depuis Napoléon, l'année française
+n'ait pas subi de plus grands changements que celui-là?
+
+--Moi, dit M. Mazure, je suis un vieux jacobin, je maintiens les
+conseils de guerre et je place les généraux sous l'autorité d'un comité
+de salut public. Il n'y a rien de tel pour les décider à remporter des
+victoires.
+
+--C'est une autre question, dit M. de Terremondre. Je reviens à ce qui
+nous occupe, et je demande à M. Bergeret s'il croit, de bonne foi, que
+sept officiers ont pu se tromper.
+
+--Quatorze! s'écria M. Mazure.
+
+--Quatorze, reprit M. de Terremondre.
+
+--Je le crois, répondit M. Bergeret.
+
+--Quatorze officiers français! s'écria M. de Terremondre.
+
+--Oh! dit M. Bergeret, ils auraient été suisses, belges, espagnols,
+allemands ou néerlandais, qu'ils auraient pu se tromper tout autant.
+
+--Ce n'est pas possible, s'écria M. de Terremondre.
+
+Le libraire Paillot secoua la tête, pour exprimer qu'à son avis aussi,
+c'était impossible. Et le commis Léon regarda M. Bergeret avec une
+surprise indignée.
+
+--Je ne sais si vous serez jamais éclairés fit doucement M. Bergeret. Je
+ne le pense pas, quoique tout soit possible, même le triomphe de la
+vérité.
+
+--Vous voulez parler de la revision, dit M. de Terremondre. Cela,
+jamais! La revision, vous ne l'aurez pas. Ce serait la guerre. Trois
+ministres et vingt députés me l'ont dit.
+
+--Le poète Bouchor, répondit M. Bergeret, nous enseigne qu'il vaut mieux
+endurer les maux de la guerre que d'accomplir une action injuste. Mais
+vous n'êtes point dans cette alternative, messieurs, et l'on vous
+effraye avec des mensonges.
+
+Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata
+sur la place. C'était une bande de petits garçons qui passaient en
+criant: «A bas Zola! Mort aux Juifs!» Ils allaient casser des carreaux
+chez le bottier Meyer qu'on croyait israélite, et les bourgeois de la
+ville les regardaient avec bienveillance.
+
+
+
+
+VI
+
+PAROLES PRONONCÉES A UN MEETING
+
+
+Citoyens,
+
+Nous sommes ici pour la défense de la justice, nous sommes ici pour
+réclamer la réparation éclatante des iniquités commises. Nous sommes ici
+pour nous opposer à ce qu'on en commette de nouvelles, plus monstrueuses
+que les premières.
+
+Quelle force opposons-nous à nos adversaires? Quels moyens
+employons-nous pour obtenir satisfaction? La force de la pensée, la
+puissance de la raison.
+
+La pensée, un souffle, mais un souffle qui renverse tout. La raison qui,
+combattue et méprisée, finit toujours par prévaloir, parce qu'on ne peut
+vivre sans elle.
+
+Nous aurons raison, parce que nous avons raison.
+
+Après qu'un conseil de guerre a condamné un innocent et qu'un deuxième
+conseil de guerre a acquitté un coupable, condamnant ainsi l'innocent
+pour la deuxième fois, il ne faut pas qu'un troisième conseil de guerre
+confirme deux sentences iniques par une troisième plus inique encore, et
+frappe un homme coupable d'aimer la vérité d'un amour héroïque, coupable
+de s'être donné tout entier à une juste cause.
+
+Avoir tout sacrifié à la paix de la conscience éveillée, c'est là le
+crime du colonel Picquart. Il lui assure l'estime de la France et du
+monde. La lumière vient. Picquart triomphera dans la lumière.
+
+Mais si nous sommes certains du succès définitif de l'oeuvre que nous
+accomplissons ici, nous redoutons avec trop de raison les effets de cet
+esprit d'imprudence qui entraîne nos adversaires aux abîmes. Nous
+redoutons une dernière iniquité, ou une suprême erreur. Nous la
+redoutons, non pour le colonel Picquart qui grandit dans l'épreuve, mais
+pour ses juges, pour la patrie, pour l'humanité tout entière. Nous
+pouvons tout craindre: on nous en a donné le droit. Cette semaine
+encore, ne nous est-il pas venu, du côté des accusateurs de Picquart, un
+exemple frappant d'aberration? N'avons-nous pas entendu un général
+Mercier traiter d'arguties byzantines les clameurs de la pensée
+française, indignée contre l'injustice et le mensonge?
+
+De toutes parts, à cet ancien ministre renié par ses collègues, on crie:
+«Vous êtes véhémentement soupçonné d'avoir livré l'innocent et de
+l'avoir fait condamner sans défense, par une fraude indigne, d'avoir
+enfin commis le crime de forfaiture.» Et cet homme, que trouve-t-il à
+répondre? Que ce sont là des arguties byzantines! Il ne se justifie
+point, il ne s'excuse point, il ne s'indigne point, il ne se tait point
+et, craignant également de nier et d'avouer, il essaye de nous faire
+peur et il nous menace de périls imaginaires qui, s'ils étaient réels,
+seraient son propre ouvrage et l'ouvrage de ses pareils.
+
+Citoyens,
+
+A un tel trouble mental, dont nous pourrions citer bien d'autres
+exemples, opposons la raison, l'inébranlable raison. Disons aux ennemis
+de la vérité, qui sont aussi les ennemis de l'armée et de la patrie,
+disons-leur: Ne soutenez plus cet édifice croulant de mensonges, qui va
+tomber sur vous. Les poursuites dirigées contre Picquart sont tellement
+monstrueuses, que l'acquittement même ne serait pas une réparation
+suffisante. Cessez, sortez de l'absurde et du faux. Entendez, comprenez.
+Avertis par les premiers éclairs qui déchirent les nuées, reculez devant
+l'orage qui vient.
+
+Et vous, citoyens réunis ici pour la défense du droit, ne faites
+entendre que le langage de la justice et de la raison. Mais faites-le
+entendre avec un bruit de tonnerre.
+
+
+
+
+VII
+
+LETTRE ÉCRITE DE HOLLANDE
+
+
+Rotterdam. Dans une odeur de marée et d'épices, sous un ciel gris, où
+les nuages traînent lourdement comme de gros oreillers, les bateaux de
+forme ancienne dressent dans les canaux la futaie grêle et sèche des
+mâts et des espars. Les maisons étroites, aux pignons en escaliers ou en
+accolades, sont celles qu'on voit dans les tableaux des vieux maîtres.
+La ville a conservé sa figure du dix-septième siècle, sa physionomie du
+temps où le café et le tabac commençaient à venir en Europe. Bordée de
+quais où s'entassent les marchandises, entourée de chantiers et
+d'usines, elle garde, dans l'activité moderne, l'antique simplicité
+batave.
+
+La place du Grand-Marché, sous laquelle passe un canal, est ombragée de
+beaux ormes, dont le feuillage opaque se mêle, dans le ciel fin, aux
+gréements des bateaux.
+
+Là, ce matin, devant la vieille statue d'Érasme, des marchandes,
+coiffées d'un chapeau noir sur un bonnet blanc, avec deux grosses boules
+d'or aux tempes, étalent des poissons sortis tout irisés et nacrés de la
+mer, royaume des couleurs lumineuses et des phosphorescences
+mystérieuses.
+
+Là aussi, parmi les ferrailles, brillent ces grands pots de cuivre
+étincelants que Karel Dujardin met sur la tête de ses laitières, qui
+troussent leur jupe pour passer le gué. On trouve même sur ce marché des
+bouquins dont l'aspect vous eût réjoui, mon cher Bergeret. Et j'ai
+acquis pour vous, au prix de deux florins, un _Grotius_ in-folio,
+recouvert d'une vénérable peau de truie. Tandis que, songeant à ces
+grands humanistes de la Renaissance, qui se rendaient, chaque année, à
+la foire aux livres, dans ces villes de Hollande et d'Allemagne, je
+faisais affaire avec le libraire ambulant, un colporteur, près de moi,
+offrait des chemises de toile, en chantant, sur un air de complainte,
+des vers hollandais à lourdes rimes. Tout à coup, il interrompit son
+chant mercantile pour interpeller vivement le professeur Caspar
+Esselens, mon hôte et mon ami, qui, de sa maisonnette entourée de
+fleurs, m'avait accompagné jusqu'au Grand-Marché. Je vis qu'il me
+montrait du doigt et j'entendis qu'il prononçait le nom de Dreyfus.
+
+--Reconnaissant à votre parler que vous êtes Français, me dit le
+professeur Caspar Esselens, il voudrait savoir de vous si la grande
+iniquité ne sera point réparée. Mais je ne vous cache pas qu'il craint
+que vous ne soyez un ennemi de Dreyfus et un de ces Français qui ne
+veulent point être justes, et à qui il ne saurait donner la bienvenue.
+
+J'examinai le colporteur. C'était un très vieux Hollandais, hâlé comme
+un matelot.
+
+Il avait de gros yeux clairs; de longues peaux inertes lui tombaient des
+joues; une touffe blanche de poils de bouc pendait à son menton. Il
+ressemblait au président Krüger, tel qu'on le voit sur son portrait dans
+les journaux anglais. Un tricot de laine enveloppait son corps maigre et
+robuste.
+
+--Ce pauvre homme, m'écriai-je, s'occupe aussi de l'Affaire.
+
+--Il n'y a personne dans notre ville qui ne s'y intéresse, me répondit
+le professeur Caspar Esselens. C'est la conversation de nos déchargeurs
+du port comme de nos magistrats. N'avez-vous pas vu les portraits de
+Picquart et de Zola à la vitrine de tous les libraires? les bulletins du
+procès de Rennes affichés à la fenêtre de toutes les boutiques de tabac?
+et, dans nos beaux magasins de la Hoogstraat, des cartes postales, des
+boutons de manchettes, des pipes, des étuis, une multitude de menus
+objets décorés de figures en l'honneur des défenseurs de la justice? Ne
+savez-vous point que nous avons envoyé une adresse à Labori? Les
+sentiments ici ne sont point partagés en deux sens contraires.
+L'innocence de Dreyfus et le crime d'Esterhazy éclatent à tous les yeux.
+Et, parce que nous aimons la France, son égarement, qui nous causa une
+pénible surprise, nous plonge dans une profonde tristesse. Ne vous
+étonnez pas si un marchand qui vend des chemises aux paysans est ainsi
+soucieux des intérêts de la justice. En Hollande, les gens du peuple
+sont instruits et moraux. L'Évangile est rapproché d'eux et familier,
+dans leurs livres de piété comme dans ces tableaux de Rembrandt où les
+paraboles sont mises en action par des Hollandais, tels qu'on en voit
+sur le Dam, dans les boutiques et au moulin.
+
+Cependant, le colporteur se mit à me parler avec véhémence; et il me
+sembla que, de sa gorge rouillée par l'air humide de la digue, sortaient
+des paroles de blâme et d'adjuration.
+
+--Dites-lui, monsieur Esselens, que je suis un ami de Picquart et de
+Zola.
+
+Ayant reçu ce bon avis, le colporteur réfléchit avec la lenteur des
+vieux et des simples, qui mâchent lentement leur pensée comme leur
+nourriture. Puis il me tendit la main.
+
+Je ne crois pas que ce vieillard ait été payé par l'or juif. Je ne crois
+pas que mon ami, le professeur Caspar Esselens, qui a acquis par
+déduction, comme il le dit, la certitude scientifique de l'innocence de
+Dreyfus, soit un ennemi de la France. Je ne crois pas que la Hollande
+soit vendue au Syndicat, ni l'Europe. Car c'est l'Europe, c'est le monde
+entier qu'il eût fallu acheter. Ou bien, c'est le monde entier qui se
+rencontrerait dans une haine inconcevable de la France. L'Angleterre,
+égoïste et affairée, l'Allemagne, qui ne songe qu'à vivre en paix avec
+nous pour chercher au loin des débouchés à sa production hâtive, énorme,
+déjà surabondante; la faible Autriche, à l'exception des antisémites qui
+pullulent à Vienne (car la maladie de l'antisémitisme, qui ne prend pas
+sur les peuples robustes, s'attaque aux nations malades); la Belgique,
+le Danemark, la Suisse, races sensées, d'esprit libéral; l'Italie, la
+Russie, l'Amérique: tous les habitants du monde enfin, malgré la
+diversité de leurs génies et de leurs moeurs, de leurs croyances et de
+leurs habitudes, jugent cette affaire de la même manière et proclament
+l'innocence du condamné de 1894. Et l'on veut que le sentiment unanime
+du monde entier dépende d'un syndicat juif qu'on n'a jamais pu
+découvrir, et que tous les peuples de la terre conspirent pour sauver un
+petit capitaine israélite français! Qui sont donc ces juifs qui achètent
+l'univers, quand leurs plus riches coreligionnaires de France gardent
+leur or, ou bien le mettent dans les journaux des jésuites et de
+l'état-major? Une si niaise imagination a dû naître dans la loge où le
+Uhlan dînait avec la fille Pays, et c'est là, sans doute, dans les
+balayures de la concierge, qu'un général l'a ramassée pour la porter à
+la barre d'un Conseil de guerre.
+
+Puisqu'il y a une conjuration des peuples, comment ne pas voir que c'est
+la conjuration de la conscience humaine? Comment ne pas voir que, si
+tout ce qui est doué d'intelligence et de sentiment sur la planète se
+tourne vers le capitaine Dreyfus, c'est que cet être imperceptible, ce
+rien humain, est devenu le symbole de l'humanité souffrante et que
+l'humanité entière se sent offensée en lui? Et comment ne pas voir que
+cette unanimité résulte des conditions mêmes dans lesquelles s'exercent
+l'intelligence et la raison, qui en définitive gouvernent les hommes, et
+que c'est partout la même pensée, parce que la pensée, dans son
+ensemble, obéit partout aux mêmes lois?
+
+Si l'on pense dans la planète Mars, si l'on pense dans le monde énorme
+et lointain de Sirius et si l'on y reçoit des nouvelles de notre monde
+terraqué, on y croit à l'innocence de Dreyfus, comme on y croit que la
+somme des trois angles d'un triangle est égale à deux angles droits.
+
+Ayant mené ces réflexions sur le pavé du Grand-Marché, parmi les blondes
+et rondes ménagères, je me trouvai au pied de la statue de bronze qui
+figure Erasme de Rotterdam, debout, en bonnet carré et en robe fourrée,
+tenant dans ses mains un gros livre ouvert.
+
+Le professeur Caspar Esselens, qui commente avec beaucoup de savoir et
+de goût les tragédies d'Euripide, ne craint point, en bon Hollandais,
+les grosses plaisanteries nationales. Il m'en fit une qui a pour elle
+l'autorité d'une longue tradition bourgeoise.
+
+--Regardez bien la statue, me dit-il, et prenez patience. La main
+tournera le feuillet, quand l'heure sonnera.
+
+Ce bon Erasme, établi maintenant dans sa ville, pour ne la plus jamais
+quitter, après avoir, en son temps, visité beaucoup de villes, beaucoup
+lu et beaucoup écrit, enseigné les lettres antiques, et châtié les moeurs
+en souriant, se montre si simple et si familier encore sur son socle
+glorieux, il a un tel air de bonhomie dans sa finesse, que, volontiers,
+j'aurais osé prendre quelques libertés avec lui. L'envie me venait de
+lui adresser la parole et de l'engager dans un de ces colloques qu'il
+menait, en son vivant, avec tant d'élégance et de raison. Pour un peu,
+je lui aurais dit avec un grand salut:
+
+--Docteur, tu connaissais les moines et ne les aimais pas. Tu les savais
+ignares, libidineux, paresseux et gourmands. Les nôtres sont d'une
+nouvelle espèce. Je crois qu'ils te déplairaient davantage si tu les
+voyais travailler, avec des militaires, à l'abêtissement d'une grande
+nation qui, dans le siècle dernier, fut instruite dans la sagesse et
+dans la tolérance par des hommes excellents dont le plus illustre avait
+tes traits et ton sourire et autant d'esprit que toi. Ce peuple
+français, chez qui tu vins étudier en ta jeunesse, a été grandement
+berné, tympanisé et dindonné de nos jours par un quarteron de
+bureaucrates chamarrés. Ah! docteur, la dame au bonnet vert à qui tu
+dictas d'ironiques discours, qu'on lit encore, agite précisément à cette
+heure, sur mes compatriotes assourdis, plus de sonnettes que n'en
+contenait la marotte que tu mis en sa main, plus de grelots que n'en eut
+jamais la mule espagnole qui te porta ton diplôme de conseiller de
+l'empereur Charles-Quint. On a persuadé aux coquebins, fort nombreux en
+tous pays et même en France, qu'il était honorable et profitable de
+maintenir un innocent au bagne afin de ne pas déplaire à un général qui
+l'a fait condamner frauduleusement, et qu'on admire pour avoir fait
+périr six mille soldats français dans une expédition contre des sauvages
+nus et sans armes. Croyais-tu, docteur, que la folie pût aller
+jusque-là?
+
+Voilà ce que j'aurais peut-être osé dire respectueusement à Erasme de
+Rotterdam, quand les onze heures sonnèrent au cadran de Groote Kerk.
+Alors le professeur Caspar Esselens me dit avec un rire candide:
+
+--Onze heures! Il n'a pas tourné le feuillet. C'est qu'il n'a pas
+entendu. Il est sourd.
+
+Et je songeai:
+
+«Tant mieux pour lui! Heureux les sourds! Ils n'entendent pas ces
+militaires mentir sous serment, pour l'honneur de l'armée. Ils
+n'entendent pas l'apologie forcenée des imposteurs et des faussaires.
+Ils n'entendent pas ces cris de mort aux juifs et de haine aux étrangers
+poussés dans les rues d'une ville qui convie les peuples aux fêtes d'une
+Exposition universelle.»
+
+Le professeur Caspar Esselens me prit par le bras et me dit doucement:
+
+--Croyez-moi, cher ami, les Français ont tort d'accueillir avec défiance
+et mépris toute pensée et toute opinion venue du dehors. Ils
+méconnaissent les conditions nécessaires de l'existence sur la planète.
+L'échange des idées est aussi indispensable aux peuples que l'échange
+des substances. Autrefois, la France comprenait cette vérité; d'où vient
+qu'elle ne la comprend plus?
+
+Il tira de sa poche un cigare enveloppé d'or comme une momie royale de
+Thèbes et qu'il n'avait pas payé plus de dix cents; il l'alluma et
+reprit du ton le plus cordial:
+
+--Il était bien naturel que cette affaire nous intéressât comme si elle
+était nôtre. Ce qui vient de vous ne nous est jamais indifférent. Un de
+vos compatriotes l'a dit: «Les choses de France deviennent vite choses
+humaines.»
+
+Et il poursuivit d'un accent plus grave:
+
+--Surtout, ne croyez pas que le bon renom de la France, compromis par
+quelques malfaiteurs, soit pour cela perdu. Le peuple français est
+innocent de ces fautes et de ces crimes. Un peuple est toujours
+irresponsable parce qu'il est toujours inconscient, ou du moins qu'il ne
+parvient à la conscience que pour un petit nombre d'idées très grandes
+et très simples. En ce cas d'ailleurs il est certain que votre peuple a
+été trompé par ses journaux. Mais s'il est vrai que son ignorance a
+causé sa défaillance, s'il est vrai qu'il a essuyé une grande défaite
+morale, il est vrai pareillement qu'une petite poignée d'hommes
+courageux a sauvé l'honneur du pays. Vous savez en quelle estime nous
+tenons Zola et Picquart. La gloire d'Athènes est grande. Combien peu
+d'hommes font la gloire d'Athènes! De tout temps, en tout lieu, les
+hommes qui honorèrent leur patrie en honorant l'humanité furent peu
+nombreux et le plus souvent méconnus, insultés, persécutés, condamnés à
+la prison, à l'exil, au supplice. Votre Renan, si je ne me trompe, a dit
+de bonnes choses dans ce sens.
+
+Le professeur Caspar Esselens se tut, et comme il me sembla un peu plus
+inquiet que de raison sur l'issue de cette affaire si petite en fait et
+si grande en esprit, je pris soin de le rassurer:
+
+--Ne perdez pas confiance, monsieur Esselens; ne désespérez ni de la
+justice ni de la France. Tout cela, je vous le dis, finira, comme il
+convient, par la réhabilitation de l'innocent et le châtiment des
+coupables. J'en ai l'assurance. Et dites bien à vos élèves et à tous vos
+amis que la France, loin d'être abaissée, se trouve aujourd'hui
+précisément au plus haut point du monde, puisqu'on y combat pour une
+idée.
+
+Je vous prie, mon cher Bergeret, etc.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+M. Bergeret se promenait dans le jardin du Luxembourg, au déclin du
+jour. Les feuilles desséchées des platanes, qui tombaient en tournoyant
+à ses pieds, lui donnaient une douce idée de la mort; il songeait que,
+pour la nature comme pour l'homme, vivre c'est périr sans cesse, et que
+les Grecs ingénieux avaient raison de donner à l'amour et à la mort le
+même visage et le même sourire. Sous la statue de la Marguerite des
+princesses il rencontra M. Mazure, archiviste départemental, qui était
+venu passer quelques jours à Paris, dans la science, l'amitié et les
+divertissements.
+
+--Je viens de voir mon collègue Lehaleur, dit Mazure. La fièvre qu'il a
+prise à Rennes ne le quitte pas. Il en est consumé. Cette déplorable
+affaire n'a fait que trop de victimes. Heureusement qu'elle est
+terminée.
+
+--Elle n'est pas terminée, répondit M. Bergeret. Les conséquences de
+toute action sont infinies. Celle-là aura des suites qu'il n'est
+possible à personne d'arrêter. Il en est des forces morales comme des
+forces physiques: elles se transforment et ne se perdent pas. On
+n'arrête pas un mouvement d'idées sans échauffer les esprits, et la
+chaleur, à son tour, produit du mouvement. On n'anéantit point une
+force.
+
+--Il faut pourtant que l'apaisement se fasse. Le pays tout entier le
+veut. Il veut oublier.
+
+--On ne s'endort pas sur un oreiller de fraudes et de violences. Il
+n'est point d'amnistie qui puisse réconcilier l'erreur et la vérité, le
+crime et l'innocence. Ne voyez-vous pas qu'il y a des justes qui ne
+veulent point être pardonnés? Aujourd'hui même, Picquart et Zola
+refusent une injurieuse clémence et demandent justice.
+
+--Il faut être raisonnable. Vous n'espérez pas ramener l'opinion égarée.
+Et il n'y a point de pouvoir en France que l'opinion n'entraîne pas.
+Pourquoi s'obstiner inutilement?
+
+--Il est vrai que si je m'arrêtais aux apparences, je pourrais
+désespérer de la justice. Il y a des criminels impunis; la forfaiture et
+le faux témoignage sont publiquement approuvés comme des actes louables.
+Les esprits chérissent leur vieille erreur comme un bien précieux. Je
+n'espère pas que les adversaires de la vérité avouent qu'ils se sont
+trompés. Un tel effort n'est possible qu'aux plus grandes âmes. Mais les
+conséquences nécessaires de leurs erreurs et de leurs fautes se
+produisent malgré eux, et ils voient avec étonnement leur perte
+commencée.
+
+--Ils restent le nombre.
+
+--Aussi sont-ils vaincus par le dedans. Et c'est la défaite irréparable.
+Quand on est vaincu du dehors, on peut continuer la résistance et
+espérer une revanche. Mais la défaite intérieure est définitive.
+Qu'importe, dès lors, que les sanctions légales tardent ou manquent! La
+seule justice naturelle et véritable est dans les conséquences mêmes de
+l'acte, non dans des formules extérieures, souvent étroites, parfois
+arbitraires. Et la faction des violents et des injustes souffre déjà
+cruellement de son injustice et de sa violence. Voyez et
+instruisez-vous. Ce parti énorme de l'iniquité, demeuré intact,
+respecté, redouté, tombe et s'écroule de lui-même, par l'effet d'un
+travail intime de dissolution, et périt par cela seul qu'il est mauvais.
+N'êtes-vous pas frappé de voir que ces tribunaux militaires, superbes,
+au milieu des louanges et des applaudissements, s'affaissent sous le
+poids des erreurs et des fautes dont on leur faisait des vertus? Une
+loi, déposée aujourd'hui sur le bureau de la Chambre, les atteint dans
+leur triomphe.
+
+Cette loi sera discutée, combattue, amendée peut-être. Elle sera votée.
+Les juges militaires l'ont eux-mêmes préparée, imposée. Les légistes du
+gouvernement n'ont fait que la rédiger. Une juridiction qui n'avait ni
+la lumière ni l'indépendance, est en vain applaudie, adulée, caressée.
+Elle va disparaître. Le moindre effort l'emportera. Pourtant hier encore
+elle sacrifiait, dans l'ivresse publique, un innocent à sa puissance. Et
+voici qu'elle meurt d'être injuste. Ainsi, par ses fautes, elle a
+contribué au progrès des moeurs:
+
+C'est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt
+De nous vendre bien cher les grands biens qu'ils nous font.
+
+Quand un tel résultat est déjà obtenu, pourquoi se plaindre que de
+grands coupables échappent à la loi et gardent de méprisables honneurs?
+Cela n'importe pas plus, dans notre état social, qu'il n'importait, dans
+la jeunesse de la terre, quand déjà les grands sauriens des océans
+primitifs disparaissaient devant des animaux d'une forme plus belle et
+d'un instinct plus heureux, qu'il restât encore, échoués sur le limon
+des plages, quelques monstrueux survivants d'une race condamnée.
+
+Et voyez encore. Ces moines ennemis de la justice et de la liberté
+fondaient leur puissance sur une iniquité qui semblait assez vaste pour
+les porter. Avant même que l'iniquité soit détruite, ils s'écroulent.
+Leur ruine est prochaine. La loi, la faible loi, insultée et bafouée par
+eux, entre tout à coup dans leurs riches maisons, et la caisse où ils
+entassaient des centaines de mille francs en gros sous est à cette heure
+fermée de ce petit fil si mince, qu'on ne peut rompre. Ce n'est là, je
+le sais, qu'une descente de police. Mais que de menaces sont suspendues
+sur ces agitateurs! N'ont-ils pas désormais tout à craindre d'un
+Parlement naguère leur complice, qui demain les frappera peut-être, et
+avec eux toutes ces congrégations qui s'enrichissaient dans l'ombre,
+achetaient secrètement des maisons et des terres? Et ces moines
+prospères, ces riches marchands de miracles courent un grand péril, pour
+s'être associés à l'injustice triomphante.
+
+Voyez enfin! tout ce qui s'appuya sur ce qui n'était pas la vérité
+chancelle. Méline était fort. Qu'est-il à présent? Et les royalistes qui
+se croyaient plus forts que lui en se faisant plus iniques, que sont-ils
+devenus? Leur prince, ses faibles forces l'ont abandonné. Il ne rôde
+plus, avide et craintif, autour de la France convoitée. Il va se cacher
+derrière les Pyramides, tandis que ses amis sont en prison.
+
+Peu de changement dans l'état des esprits. Pas de ces brusques
+revirements des foules, qui étonnent. Rien de sensible ni de frappant.
+Pourtant il n'est plus, le temps où un Président de la République
+abaissait au niveau de son âme la justice, l'honneur de la patrie, les
+alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de
+leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la
+garde; ce temps de brutalité et d'hypocrisie où le mépris de
+l'intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion
+populaire et une doctrine d'État, où les pouvoirs publics protégeaient
+les porteurs de matraque, où c'était un délit de crier «Vive la
+République!» Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un
+passé profond, plongés dans l'ombre des âges barbares.
+
+--Ils peuvent revenir.
+
+--Ils peuvent revenir. Et vraiment nous n'en sommes séparés encore par
+rien de solide, par rien même d'apparent ni de distinct. Ils se sont
+évanouis comme les nuages de l'erreur qui les avait formés. Le moindre
+souffle peut encore ramener ces ombres. Je le sais. Je crois pourtant
+que la République est sauvée, et avec elle la parcelle de justice et de
+vérité qu'elle peut réaliser. C'est peu de chose. Mais ce peu nous est
+précieux quand nous avons failli perdre, dans un abîme de violence et
+d'imbécillité, tout ce qui fait le génie et la beauté de la France, la
+tolérance, la justice, la liberté de pensée, tout ce qui donne un sens à
+notre histoire, un caractère à notre peuple, tout ce qui est cher aux
+Français qui aiment assez leur patrie pour la vouloir juste et
+généreuse. Ce qui frappe nos adversaires comme des coups imprévus, ce
+qu'ils attribuent à la malignité d'un petit nombre d'hommes au pouvoir,
+encore mal assis et mal obéis, n'est en réalité que la conséquence de
+leurs propres fautes, quand ils ont cru se fortifier dans l'injustice et
+l'erreur. Il est de toute nécessité qu'une société humaine soit en
+définitive juste et raisonnable. La démocratie, sans en avoir
+conscience, les abandonne, et c'est pourquoi ils tombent par terre. Leur
+chute est molle, sur un terrain amolli. Mais il n'est pas certain qu'ils
+puissent se relever. Ce que n'ont pu faire les ennemis de la République
+et de la liberté quand ils avaient pour eux le Président de la
+République, les ministres, tous les pouvoirs publics, la presse, la
+foule terrifiée et abusée, et ces chevaux dont la bride était aux mains
+des séditieux, le pourront-ils quand les républicains, encore timides,
+mais inquiets et pleins de méfiance, commencent à se défendre? Et qui
+donnera l'assaut? La troupe mince et brillante des riches et des oisifs,
+renforcée des camelots à quarante sous. Rien de plus. Le bourgeois
+regarde avec bienveillance. Mais il ne combat pas, et il ne sert la
+réaction qu'en applaudissant aux couplets nationalistes des
+cafés-concerts. Cependant la masse grave et sombre, énorme, des
+travailleurs, qu'on n'amuse plus avec de la politique et des émeutes, le
+peuple qui, un jour, peut tout exiger puisqu'il produit tout,
+s'organise, apprend à penser et s'apprête à vouloir.
+
+
+
+
+LA PRESSE
+
+
+Ce soir-là, M. Bergeret reçut, dans son cabinet, la visite de son
+collègue Jumage.
+
+Alphonse Jumage et Lucien Bergeret étaient nés le même jour, à la même
+heure, de deux mères amies, pour qui ce fut, par la suite, un
+inépuisable sujet de conversations. Ils avaient grandi ensemble. Lucien
+ne s'inquiétait en aucune manière d'être entré dans la vie au même
+moment que son camarade. Alphonse, plus attentif, y songeait avec
+contention. Il accoutuma son esprit à comparer, dans leur cours, ces
+deux existences simultanément commencées, et il se persuada peu à peu
+qu'il était juste, équitable et salutaire que les progrès de l'une et de
+l'autre fussent égaux...
+
+... Un effet assez étrange de cette étude comparée de deux existences
+fut que Jumage s'habitua à penser et à agir en toute occasion au rebours
+de Bergeret; non qu'il n'eût point l'esprit sincère et probe, mais parce
+qu'il ne pouvait se défendre de soupçonner quelque malignité dans des
+succès de carrière plus grands et meilleurs que les siens, par
+conséquent iniques. C'est ainsi que, pour toutes sortes de raisons
+honorables qu'il s'était données et pour celle qu'il avait d'être le
+contradicteur, d'être l'autre de M. Bergeret, il s'engagea dans les
+nationalistes, quand il vit que le professeur de faculté avait pris le
+parti de la révision. Il se fit inscrire à la ligue de l'_Agitation
+française_, et même il y prononça des discours. Il se mettait
+pareillement en opposition avec son ami sur tous les sujets, dans les
+systèmes de chauffage économique et dans les règles de la grammaire
+latine. Et comme enfin M. Bergeret n'avait pas toujours tort, Jumage
+n'avait pas toujours raison.
+
+Cette contrariété, qui avait pris avec les années l'exactitude d'un
+système raisonné, n'altéra point une amitié formée dès l'enfance: Jumage
+s'intéressait vraiment à Bergeret dans les disgrâces que celui-ci
+essuyait au cours parfois embarrassé de sa vie. Il allait le voir à
+chaque malheur qu'il apprenait. C'était l'ami des mauvais jours.
+
+Ce soir-là, il s'approcha de son vieux camarade avec cette mine
+brouillée et trouble, ce visage couperosé de joie et de tristesse, que
+Lucien connaissait.
+
+--Tu vas bien, Lucien? Je ne te dérange pas?
+
+--Non.
+
+--Je venais te voir... dit Jumage, te parler... Mais ça n'a aucune
+importance... Je t'apportais un article. Mais je te le répète, c'est
+sans importance.
+
+Et il tira de sa poche un journal. M. Bergeret tendit lentement la main
+pour le prendre. Jumage le remit dans sa poche, M. Bergeret replia le
+bras, et Jumage posa, d'une main un peu tremblante, le papier sur la
+table:
+
+--Encore une fois, c'est sans importance. Mais j'ai pensé qu'il valait
+mieux... Peut-être est-il bon que tu saches... Comme tu as des
+ennemis...
+
+--Flatteur! dit M. Bergeret.
+
+Et prenant le journal, il lut ces lignes, marquées au crayon bleu:
+
+«Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel Bergeret, qui croupissait
+en province, vient d'être chargé de cours à la Sorbonne. Les étudiants
+de la Faculté des lettres protestent énergiquement contre la nomination
+scandaleuse de ce protestant antifrançais. Et nous ne sommes pas surpris
+d'apprendre que bon nombre d'entre eux ont décidé d'accueillir comme il
+le mérite, par des huées, ce sale juif allemand, que le ministre de la
+trahison publique a l'outrecuidance de leur imposer comme professeur.»
+
+Et quand M. Bergeret eut achevé sa lecture:
+
+--Ne lis donc pas cela, dit vivement Jumage. Cela n'en vaut pas la
+peine. C'est si peu de chose.
+
+--C'est peu, j'en conviens, répondit M. Bergeret. Encore faut-il me
+laisser ce peu comme un témoignage obscur et faible, mais honorable et
+véritable, de ce que j'ai fait dans des temps difficiles. Je n'ai pas
+beaucoup fait. Mais enfin j'ai couru quelques risques. Le doyen Stapfer
+fut suspendu pour avoir parlé de la justice sur une tombe. M. Bourgeois
+était alors grand maître de l'Université. Et nous avons connu des jours
+plus mauvais que ceux que nous fit M. Bourgeois. Sans la fermeté
+généreuse de mes chefs, j'étais chassé de l'Université par un ministre
+privé de sagesse. Je n'y pensai point alors. Je peux bien y songer
+maintenant et réclamer le loyer de mes actes. Or, quelle récompense
+puis-je attendre plus digne, plus belle en son âpreté, plus haute, que
+l'injure des ennemis de la justice? J'eusse souhaité que l'écrivain
+injurieux, qui malgré lui me rend témoignage, sût exprimer une pensée
+plus exacte dans une forme plus durable. Mais c'était trop demander.
+
+--Remarque, dit Jumage, que tu es diffamé en raison de tes fonctions. Tu
+peux traîner ton diffamateur devant le jury. Mais je ne te le conseille
+pas: il serait acquitté. Le jury a de ces défaillances.
+
+--Il est vrai, dit M. Bergeret, que le jury semble incliner à croire que
+la diffamation des fonctionnaires et les attaques idéales dirigées
+contre les corps constitués ne sont point punissables. Si, quand on leur
+soumit cette lettre mesurée que Zola écrivit à un Président de la
+République mal préparé à entendre de si justes paroles, les jurés de la
+Seine en condamnèrent l'auteur, c'est qu'ils délibéraient sous des cris
+inhumains, sous des menaces hideuses, dans un insupportable bruit de
+ferraille, au milieu de tous les fantômes de l'erreur et du mensonge.
+Ils ne recommenceront pas. Et ils ont montré depuis qu'il ne fallait
+plus se plaindre à eux des blessures trop subtiles faites par les
+pierres de la parole et les flèches de la pensée. Je ne connais pas
+précisément leurs raisons, mais je leur en prêterai d'abondantes et
+d'excellentes.
+
+»Peut-être estiment-ils qu'un délit si fréquent et mille fois répété
+chaque jour, du matin au soir, est non plus un délit, mais un usage.
+Peut-être pensent-ils que c'est de la politique et l'effet nécessaire de
+nos institutions; qu'il est dangereux de limiter en faveur d'un seul
+intéressé les droits de la pensée humaine; qu'il y a de bonnes
+diffamations comme il y en a de médiocres et de mauvaises, et qu'il est
+difficile de les distinguer; qu'on peut porter de justes et généreuses
+accusations contre un homme puissant ou contre une grande institution
+sans être en état d'en fournir les preuves formelles, ainsi que cela
+s'est vu, et qu'il est enfin de ces accusations condamnées par les lois
+qui concourent au bien public et importent au salut de la patrie. Enfin,
+il est possible que les jurés acquittent les journalistes par excès de
+respect. Et il est possible qu'ils les acquittent par excès de mépris.
+En tout cas ils ont supprimé le délit de diffamation.
+
+--Il est probable en effet, dit Jumage, que le jury ne t'accorderait
+aucune satisfaction. Mais si la proposition Joseph Fabre était votée, tu
+amènerais ton diffamateur en police correctionnelle où il serait admis à
+faire la preuve. Et comme il ne pourrait prouver que tu es à la fois un
+protestant antifrançais et un sale juif allemand, il serait condamné.
+
+--J'aime beaucoup M. Joseph Fabre, qui a très bien parlé de Jeanne
+d'Arc, dit M. Bergeret. Mais sa loi est d'une excessive imprudence. Si
+elle était votée, les juges l'appliqueraient d'une façon qui pourrait
+bien un jour surprendre et contrister M. Joseph Fabre lui-même. Il n'est
+pas sage de remettre à d'honnêtes magistrats, qui ne savent que leur
+Code, la connaissance d'une cause qui intéresse contradictoirement une
+personne ou un groupe de personnes et l'universalité des citoyens et des
+hommes, car un journaliste écrit pour tout le monde et de sa liberté
+dépendent toutes les libertés.
+
+--Mais alors!... dit Jumage.
+
+--Alors, répondit le professeur Bergeret, l'offense aux grands corps
+publics et la diffamation des personnes en place ne seront point punies.
+Et ce sera bien ainsi. La diffamation est parfois infâme, parfois
+généreuse. L'indignité du diffamé la rend innocente, l'indignité du
+diffamateur la rend méprisable. Dans l'un et l'autre cas elle relève de
+l'opinion et non des lois. Il est vrai que c'est beaucoup l'usage, en ce
+temps-ci, de diffamer les honnêtes gens. Mais dans l'état de banalité et
+d'avilissement où cette espèce de diffamation est tombée, si elle
+gardait encore quelque force, ce serait parce qu'elle est suivie de
+sanctions pénales. Sans cette suite et ce cortège, elle tombe
+misérablement. C'est la peine dont vous la frappez qui la relève. Car
+enfin si mon diffamateur brave la prison, c'est un gaillard. Ce serait
+un héros s'il y jouait sa vie. Ne risquant rien, c'est un polisson. Sans
+compter que sa voix grêle, un procès la grossit, et que les juges, en
+punissant l'injure, la publient. Un des plus absurdes et des plus
+constants préjugés de l'animal humain est de croire à l'efficacité des
+châtiments, qui, la plupart du temps, ne servent à rien, puisque la
+société subsiste et prospère après qu'ils sont diminués ou supprimés.
+Pour ma part je crois fermement que le journaliste qui m'a appelé
+intellectuel croupi, protestant antifrançais et sale juif prussien ne
+mérite ni la prison ni l'amende et qu'il est un innocent.
+
+Tirant M. Bergeret par la manche, Jumage le pressa d'entendre ces
+paroles émues:
+
+--Écoute-moi, Lucien; je n'ai aucune de tes idées sur l'Affaire. J'ai
+blâmé ta conduite, je la blâme encore. Mais je tiens à te déclarer que
+je réprouve énergiquement les procédés de polémique dont certains
+journaux usent à ton égard. Et, si j'ai un reproche à te faire, c'est de
+ne pas les blâmer toi-même avec la même vigueur. Ton indulgence est
+immorale. Permets-moi de te dire que je ne la conçois guère chez un
+membre de la ligue des _Immortels Principes_. La déclaration de 1791,
+invoquée par cette ligue, porte précisément que la libre communication
+des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
+l'homme, et que tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer
+librement, sauf à répondre de cette liberté dans les cas déterminés par
+la loi... Sauf à répondre de l'abus, tu entends. L'outrage est un de ces
+cas. L'auteur en doit répondre. Tu ne peux pas sortir de là.
+
+--Je n'y entrerai point, répondit M. Bergeret. C'est de la métaphysique.
+Je reste dans la réalité des choses. En fait, il n'est pas si facile que
+le croyaient les législateurs de 1791 de distinguer l'abus de l'usage,
+et pour nous en tenir au point que nous examinons, de marquer la limite
+qui sépare la sévérité de l'outrage, la critique de l'offense. Il est
+plus malaisé encore de peser les intentions de l'écrivain. Nous avons
+vu, sous la présidence d'un ministre laboureur, un généreux appel à la
+justice et à l'humanité poursuivi comme un crime. Et dans le même temps
+il était permis d'insulter à l'innocence et d'offenser la vérité. Cette
+dame nue fut mal protégée par les lois durant dix-huit mois environ. Un
+tel exemple, précédé de beaucoup d'autres, me confirme dans l'idée qu'il
+vaut mieux ne poursuivre personne pour du papier noirci.
+
+Les délits de pensée sont indéfinissables. Il leur manque ainsi la
+qualité essentielle à tout délit. Celui que la proposition Joseph Fabre
+prétend restaurer, la diffamation d'État, échappe notamment à toute
+définition. Il est périlleux d'en saisir les juges correctionnels, qui
+ne le reconnaîtraient qu'à des signes incertains. Ils le puniraient
+cependant; et ce serait une peine faible et vaine. Lors de la
+Renaissance, dès que se répandirent dans les pays d'Europe ces petites
+presses à bras et ces pauvres casses de lettres mobiles qui faisaient la
+charge d'un âne et qui devaient changer le monde, tous les princes
+armèrent des lois contre l'imprimerie naissante. En France, sous
+François Ier et sous Henri II, quiconque publiait un écrit sans avoir
+préalablement obtenu l'approbation de la Sorbonne était puni de mort. On
+y pendit à force les colporteurs de Genève, coupables de vendre des
+prières calvinistes dans les campagnes. En 1618, alors que Luynes, «qui
+n'avait jamais entendu parler d'affaires ni vu autre chose que des
+chiens et des oiseaux», gouvernait le royaume, le poète Durant, pour
+avoir fait un livre, fut rompu vif en grève, avec deux de ses complices.
+
+Le dix-septième siècle, que nous croyons poli parce qu'on y dessinait
+des jardins et qu'on y composait des pièces de théâtre, des oraisons
+funèbres et des fables, ne le céda guère en barbarie aux âges
+précédents. En 1694, l'année même où l'évêque Bossuet, dans ses _Maximes
+sur la Comédie_, traitait Corneille d'entremetteur et Molière
+d'histrion, les imprimeurs Rambaud et Larcher furent pendus pour avoir
+publié un libelle intitulé _l'Ombre de Scarron_, où le roi était traité
+sans respect.
+
+Le supplice des pauvres colporteurs genevois n'empêcha pas les progrès
+de la Réforme. La mort de deux malheureux imprimeurs n'épargna pas à
+Louis XIV une vieillesse exécrée et funeste. La cruauté des arrêts de
+justice n'arrêta pas les progrès de l'esprit public. Avec le
+dix-huitième siècle se leva l'aurore de la douceur humaine. Les lois
+suivirent, en boitant et en rechignant, les préceptes des philosophes.
+Aux époques troublées, dans les jours de violence, il y eut de brusques
+retours au passé.
+
+Les législateurs de l'an IV tentèrent de défendre la liberté comme les
+Parlements défendaient la monarchie et l'Église. La loi du 27 germinal
+punit de mort la provocation à la dissolution du gouvernement et au
+rétablissement de la royauté. Cette loi furieuse ne sauva pas la
+République.
+
+Et vous croyez aujourd'hui que la menace de six mois de prison et de
+cinq cents francs d'amende empêchera ce que n'ont pu empêcher la corde
+et la roue, et plus tard la guillotine! Et vous croyez à l'efficacité de
+vos peines dégénérées!
+
+La liberté seule est efficace, si elle est pleine et entière. Elle seule
+est bonne et salutaire.
+
+Vous la devez à la presse, non pas seulement à la presse qui la mérite
+par sa prudence, mais à la presse telle qu'elle est, sage ou folle. Vous
+la devez à la presse, parce que la presse exprime la pensée de la nation
+entière, et qu'elle est et doit être, comme cette pensée même, diverse,
+confuse, contradictoire, juste, injuste, sage, absurde, violente,
+magnanime; parce qu'elle est la conscience de la foule obscure des
+citoyens comme de l'élite des intelligences, et le miroir où chacun, se
+voyant au milieu de tous, se compare et se juge; parce qu'il est
+indispensable qu'elle dise tout ce qui se croit ou se pense confusément
+autour de nous, en sorte que le vrai et le faux se trouvent amenés à la
+lumière dans la même proportion où ils sont au fond des esprits; parce
+que ses faiblesses et ses hontes, son ignorance brutale, ses préjugés
+stupides lui viennent de la communauté, tandis qu'elle possède en propre
+cette force et cette vertu attachées à la parole humaine; parce que,
+tant bien que mal, elle pense, et que la pensée, à la longue, s'ordonne
+d'elle-même selon des lois supérieures, qu'on ne peut transgresser, et
+produit la conciliation des contraires; parce qu'elle apporte des faits
+et donne des raisons, et que si les faits qu'elle apporte sont faux,
+elle les anéantit dès qu'elle les expose, et que ses raisons,
+fussent-elles les pires de toutes, impliquent la reconnaissance de la
+raison souveraine; parce qu'elle ne peut ni se tromper ni mentir sans
+mettre à découvert le mensonge et l'erreur, et qu'ainsi, de gré ou de
+force, elle travaille, en définitive, à l'établissement de la vérité;
+parce que ses discussions ardentes, partiales, et même injurieuses ou
+ineptes, se substituant à la violence matérielle, annoncent
+l'adoucissement des moeurs et y contribuent; parce que, étant l'idée,
+elle doit rester indépendante du fait, étant la pensée, elle doit
+dominer tout acte, étant la force morale, elle doit être soustraite à la
+force matérielle.
+
+Et remarque, poursuivit M. Bergeret, que la presse, quand elle est
+libre, est faible pour le mal et forte pour le bien. C'est à la liberté
+de la presse que nous devons le triomphe récent d'une juste cause. Quand
+une petite poignée d'hommes intelligents et généreux dénoncèrent, pour
+l'honneur de la France, la condamnation frauduleuse d'un innocent, ils
+furent traités en ennemis par le gouvernement et par l'opinion. Ils
+parlèrent cependant. Et par la parole ils furent les plus forts. Le gros
+des feuilles travaillait contre eux, avec quelle ardeur! tu le sais.
+Mais elles servirent la vérité malgré elles, et, en publiant des pièces
+fausses, permirent d'en établir la fausseté. Les mensonges se
+détruisirent les uns par les autres. L'erreur éparse ne put rejoindre
+ses tronçons dispersés. Finalement il ne subsista que ce qui avait de la
+suite et de la continuité. La vérité possède une force d'enchaînement
+que l'erreur n'a pas. Elle forma, devant l'injure et la haine
+impuissantes, une chaîne que rien ne peut plus rompre. Mais, pour
+accomplir ce travail heureux, il fallait une presse libre. Nous l'avons
+eue, grâce à la République, malgré la mauvaise foi et la tracasserie.
+Nous l'avons eue, et la vérité a été servie dans la presse par ses
+ennemis presque autant que par ses amis.
+
+Et M. Bergeret, ayant ainsi parlé, prit dans ses mains le journal que
+lui avait apporté Jumage, parcourut d'un regard tranquille l'article qui
+commençait par ces mots: _Un vulgaire pion dreyfusard, l'intellectuel
+Bergeret, qui croupissait en province_...
+
+Puis il dit avec douceur et gravité:
+
+--Ces douze lignes, ces douze lignes qui, par elles-mêmes sont de vil
+prix, je les tiens pour intangibles et sacrées, parce que, dénuées de
+pensée, elles ont du moins été tracées avec les signes de la pensée,
+avec ces caractères d'imprimerie, ces saintes petites lettres de plomb
+qui ont porté le droit et la raison par le monde.
+
+
+
+
+LA JUSTICE CIVILE ET MILITAIRE
+
+
+
+
+I
+
+
+--Notre esprit, dit mon bon maître, est ainsi fait que rien ne le
+trouble ni ne le blesse de ce qui est ordinaire et coutumier. Et l'usage
+use, si je puis dire, notre indignation, aussi bien que notre
+émerveillement. Je m'éveille chaque matin, sans songer, je l'avoue, aux
+malheureux qui seront pendus ou roués pendant le jour. Mais quand l'idée
+du supplice m'est rendue plus sensible, mon coeur se trouble, et pour
+avoir vu cette belle fille conduite à la mort, ma gorge se serre au
+point que ce petit poisson n'y saurait entrer.
+
+--Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à
+Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci
+avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse?
+
+--Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous
+n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas
+davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts
+qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour
+libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la
+doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de
+croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la
+justice qui punit des actions dont le principe, l'ordre et les causes
+nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et qui
+sont parfois accomplies sans connaissance...
+
+--Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes
+du parti des fripons.
+
+--Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité
+souffrante, et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre
+deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés qui
+paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux
+s'indigneront.
+
+--Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup
+de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois
+et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une
+humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux
+crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués,
+les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les
+sorciers et les sodomites brûlés, les faux monnayeurs bouillis, en quoi
+la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur
+possible.
+
+--Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants,
+équitables et doux. Aux âges gothiques de Saint Louis et même de
+Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble
+rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur
+tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les
+tortures et sur les supplices dont nous usons.
+
+--Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est
+nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la
+douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire
+pour assurer la vie et les biens des citoyens.
+
+--Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le
+juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des
+préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies
+non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue
+du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la
+société. C'est ainsi que les faux monnayeurs sont mis dans une chaudière
+d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper
+des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un
+dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une
+impitoyable cruauté! Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité
+qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement
+petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il
+convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est
+l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute
+philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.
+
+--Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me
+semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus
+utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la
+devrait rendre auguste et sacrée.
+
+--Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point.
+Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter?
+
+Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie,
+laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du
+petit huissier.
+
+--A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est
+bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète,
+est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité
+même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la
+devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que
+l'essence même de la justice, est le juste, ainsi que le mot l'indique.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est
+belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du
+tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la
+justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui
+lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent
+cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et
+qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs
+rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions
+des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui
+veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des
+juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec
+celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette
+distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout
+arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une
+corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse
+une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe
+appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait
+ou achetée de ses deniers ou trouvée dans son coffre de mariage, ou
+reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais
+de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en
+jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd
+d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je
+consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce
+jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres
+enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle
+n'y avait pas moins de droits qu'un autre, je le veux bien. La justice
+était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire,
+pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine...
+
+... Quant à punir les voleurs, c'est un droit issu de la force et non de
+la philosophie. La philosophie nous enseigne au contraire que tout ce
+que nous possédons est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez
+aussi que les juges approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand
+le ravisseur est puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous
+prendre notre vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu
+sous Louis le Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on
+enleva jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la
+soie. Ce prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les
+trésors des églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à
+Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux
+sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout
+le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en
+grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été
+guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans
+ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce
+aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens
+fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du
+roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré
+pour la guerre ou pour les bâtiments ou de toute autre manière.
+
+--Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du
+jeu. Les juges y vont comme à l'Oie, en regardant ce qui est écrit sur
+le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes
+sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de
+gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait
+droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est
+parfaitement exact.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense,
+Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des
+soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre
+que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice
+assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu de
+société qui est le plus inique, le plus absurde et le moins divertissant
+des jeux...
+
+... La plus cruelle offense qu'on ait pu faire à Notre-Seigneur
+Jésus-Christ est de mettre son image dans les prétoires où les juges
+absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié et condamnent la Madeleine
+qu'il releva de ses mains divines. Que fait-il, le juste, parmi ces
+hommes qui ne pourraient pas se montrer justes, même s'ils le voulaient,
+puisque leur triste devoir est de considérer les actions de leurs
+semblables non en elles-mêmes et dans leur essence, mais au seul point
+de vue de l'intérêt social, c'est-à-dire en raison de cet amas
+d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et d'abus qui forme les cités, et dont
+ils sont les aveugles conservateurs? En pesant la faute, ils y ajoutent
+le poids de la peur ou de la colère qu'elle inspira au lâche public. Et
+tout cela est écrit dans leur livre, en sorte que le texte antique et la
+lettre morte leur servent d'esprit, de coeur et d'âme vivante. Et toutes
+ces dispositions, dont quelques-unes remontent aux âges infâmes de
+Byzance et de Théodora, s'accordent seulement sur ce point qu'il faut
+tout sauver, vertus et vices, d'un monde qui ne veut pas changer. La
+faute aux yeux des lois est si peu de chose en soi, et les circonstances
+extérieures en sont si considérables, qu'un même acte, légitime dans
+telle condition, devient impardonnable dans telle autre, comme il se
+voit par l'exemple d'un soufflet qui, donné par un homme sur la joue
+d'un autre, paraît seulement chez un bourgeois l'effet d'une humeur
+irascible et devient, pour un soldat, un crime puni de mort. Cette
+barbarie, qui subsiste encore, fera de nous l'opprobre des siècles
+futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se demandera un jour quels
+sauvages nous étions pour punir du dernier supplice l'ardeur généreuse
+du sang quand elle jaillit du coeur d'un jeune homme assujetti par les
+lois aux périls de la guerre et aux dégoûts de la caserne. Et il est
+clair que s'il y avait une justice, nous n'aurions pas deux codes, l'un
+militaire, l'autre civil. Ces justices soldatesques, dont on voit tous
+les jours les effets, sont d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se
+policent jamais, ne voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix,
+des conseils de guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des
+caporaux et des sergents...
+
+... Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les
+coeurs; aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle.
+Encore s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière
+écorce d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes,
+c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux
+petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités
+sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui
+vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le
+devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans
+ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la
+conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et
+d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du
+prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous
+les fleurs de lys un asile inviolable. Le magistrat le plus austère peut
+être amené, par son intégrité même, à rendre des arrêts aussi révoltants
+et peut-être plus inhumains encore que ceux du magistrat prévaricateur,
+et je ne sais, pour ma part, qui des deux je redouterais le plus, ou du
+juge qui s'est fait une âme avec des textes de loi, ou de celui qui
+emploie un reste de sentiment à torturer ces textes. Celui-ci me
+sacrifiera à son intérêt ou à ses passions; l'autre m'immolera
+froidement à la chose écrite. Encore faut-il observer que le magistrat
+est défenseur, par fonction, non pas des préjugés nouveaux, auxquels
+nous sommes tous plus ou moins soumis, mais des préjugés anciens qui
+sont conservés dans les lois alors qu'ils s'effacent de nos âmes et de
+nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit quelque peu méditatif et libre qui
+ne sente tout ce qu'il y a de gothique dans la loi, tandis que le juge
+n'a pas le droit de le sentir.
+
+Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières,
+étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il
+en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en
+comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces
+difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir
+divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a
+pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup
+attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même
+après avoir récité le _Veni Creator_, demeurent sujets à l'erreur; et il
+vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour
+cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à
+celle-là. Le prince est de cet avis: car il a des lits de justice
+au-dessus des Parlements...
+
+Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde
+où tout passe et rien ne change.
+
+Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse:
+
+--Cela, seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille
+que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont
+intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit
+de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que, dans
+toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne
+lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé
+son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une
+belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à
+voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à
+certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes
+causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît
+que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté
+des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il
+est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en
+dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il
+est vrai encore que, ignorant les lois, ils sont appelés, non à les
+appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les
+appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats
+absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés
+comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers.
+Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent
+être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne
+sont pour ainsi dire imputables à personne. L'iniquité semble tolérable
+quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.
+
+Ce petit huissier, qui a un si grand sentiment de la justice, me
+soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours, je
+réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir
+même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que
+les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les
+homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils,
+qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat
+perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre
+justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un
+mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour
+l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser
+dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut
+s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais
+pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu,
+remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une
+institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont
+revêtue à l'envi d'une majesté empruntée. J'ai voulu montrer l'humilité
+originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en
+réalité qu'un amas bizarre d'expédients.
+
+Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine.
+L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition,
+l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie,
+voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables
+quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les
+enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté
+des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant, et je lis tous
+les jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de
+circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne
+découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout
+temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de
+l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs
+contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient
+tout aussi épais et embrouillés.
+
+En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises moins
+par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle
+disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en
+vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des
+habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse
+raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois
+par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles
+seuls défont l'oeuvre des siècles.
+
+
+
+
+II
+
+
+--Il faut reconnaître, dit M. de Terremondre, que, dans son genre, la
+prison de notre ville est quelque chose d'admirable, avec ses cellules
+blanches, si propres, rayonnant toutes d'un observatoire central, et si
+ingénieusement disposées qu'on y est toujours en vue, sans jamais rien
+voir. Il n'y a pas à dire, c'est bien compris, c'est moderne, c'est au
+niveau du progrès. L'année dernière, comme je faisais une promenade dans
+le Maroc, je vis à Tanger, dans une cour ombragée d'un mûrier, une
+méchante bâtisse de boue et de plâtre devant laquelle un grand nègre en
+guenilles sommeillait. Étant soldat, il avait pour arme un bâton. Par
+les fenêtres étroites de la bâtisse passaient des bras basanés, qui
+tendaient des paniers d'osier. C'étaient les prisonniers qui, de leur
+prison, offraient aux passants, contre une pièce de cuivre, le produit
+de leur travail indolent. Leur voix gutturale modulait des prières et
+des plaintes que coupaient brusquement des imprécations et des cris de
+fureur. Car, enfermés pêle-mêle dans la vaste salle, ils se disputaient
+les ouvertures, voulant tous y passer leurs corbeilles. La querelle trop
+vive tira de son assoupissement le soldat noir qui, à coups de bâton,
+fit rentrer dans le mur les paniers avec les mains suppliantes. Mais
+bientôt d'autres mains reparurent, brunes et tatouées de bleu comme les
+premières. J'eus la curiosité de regarder par les fentes d'une vieille
+porte de bois l'intérieur de la prison. Je vis dans l'ombre une foule
+déguenillée, éparse sur la terre humide, des corps de bronze couchés
+parmi des loques rouges, des faces graves portant sous le turban des
+barbes vénérables, des moricauds agiles tressant en riant des
+corbeilles. On découvrait çà et là, sur les jambes enflées, des linges
+souillés, cachant mal les plaies et les ulcères; et l'on voyait, l'on
+entendait ondoyer et bruire la vermine. Parfois passaient des rires. Une
+poule noire piquait du bec le sol fangeux. Le soldat me laissait
+observer les prisonniers tout à loisir, épiant mon départ pour tendre la
+main. Alors, je songeai au directeur de notre belle prison
+départementale. Et je me dis: «Si M. Ossian Colot venait à Tanger, il la
+reconnaîtrait et il la flétrirait, la promiscuité, l'odieuse
+promiscuité.»
+
+--Au tableau que vous faites, répliqua M. Bergeret, je reconnais la
+barbarie. Elle est moins cruelle que la civilisation. Les prisonniers
+musulmans ne souffrent que de l'indifférence et parfois de la férocité
+de leurs gardiens. Du moins n'ont-ils rien à redouter des philanthropes.
+Leur vie est supportable, puisqu'on ne leur inflige pas le régime
+cellulaire. Toute prison est douce, comparée à la cellule inventée par
+nos savants criminalistes.
+
+«Il y a, poursuivit M. Bergeret, une férocité particulière aux peuples
+civilisés, qui passe en cruauté l'imagination des barbares. Un
+criminaliste est bien plus méchant qu'un sauvage, un philanthrope
+invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine. Le bourreau
+persan fait mourir de faim les prisonniers. Il fallait un philanthrope
+pour imaginer de les faire mourir de solitude. C'est là précisément en
+quoi consiste le supplice de la prison cellulaire. Il est incomparable
+pour la durée et l'atrocité. Le patient, par bonheur, en devient fou, et
+la démence lui ôte le sentiment de ses tortures. On croit justifier
+cette abomination en alléguant qu'il fallait soustraire le condamné aux
+mauvaises influences de ses pareils et le mettre hors d'état d'accomplir
+des actes immoraux ou criminels. Ceux qui raisonnent ainsi sont trop
+bêtes pour qu'on affirme qu'ils sont hypocrites.
+
+--Vous avez raison, dit M. Mazure. Mais ne soyons pas injustes envers
+notre temps. La Révolution, qui a su accomplir la réforme judiciaire, a
+beaucoup amélioré le sort des prisonniers. Les cachots de l'ancien
+régime étaient, pour la plupart, infects et noirs.
+
+--Il est vrai, répliqua M. Bergeret, que de tout temps les hommes ont
+été méchants et cruels, et qu'ils ont toujours pris plaisir à tourmenter
+les malheureux. Du moins, avant qu'il y eût des philanthropes, ne
+torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de
+vengeance, et non dans l'intérêt de leurs moeurs.
+
+
+
+
+III
+
+
+--J'ai appris ce matin à la préfecture, dit M. Frémont, qu'on coupait
+une tête dans notre ville. Tout le monde en parle.
+
+--On a si peu de distractions en province! dit M. de Terremondre.
+
+--Mais celle-là, dit M. Bergeret, est dégoûtante. On tue légalement dans
+l'ombre. Pourquoi le faire encore, puisqu'on en a honte? Le président
+Grévy, qui était fort intelligent, avait aboli virtuellement la peine de
+mort, en ne l'appliquant jamais. Que ses successeurs n'ont-ils imité son
+exemple! La sécurité des individus dans les sociétés modernes ne repose
+pas sur la terreur des supplices. La peine de mort est abolie dans
+plusieurs nations de l'Europe, sans qu'il s'y commette plus de crimes
+que dans les pays où subsiste cette ignoble pratique. Là même où cette
+coutume dure encore, elle languit et s'affaiblit. Elle n'a plus ni force
+ni vertu. C'est une laideur inutile. Elle survit à son principe. Les
+idées de justice et de droit, qui jadis faisaient tomber les têtes avec
+majesté, sont bien ébranlées maintenant par la morale issue des sciences
+naturelles. Et puisque visiblement la peine de mort se meurt, la sagesse
+est de la laisser mourir.
+
+--Vous avez raison, dit M. Frémont. La peine de mort est devenue une
+pratique intolérable, depuis qu'on n'y attache plus l'idée d'expiation,
+qui est toute théologique.
+
+--Le Président aurait bien fait grâce, dit Léon avec importance. Mais le
+crime était trop horrible.
+
+--Le droit de grâce, dit M. Bergeret, était un des attributs du droit
+divin. Le roi ne l'exerçait que parce qu'il était au-dessus de la
+justice humaine comme représentant de Dieu sur la terre. Ce droit, en
+passant du roi au président de la République, a perdu son caractère
+essentiel et sa légitimité. Il constitue désormais une magistrature en
+l'air, une fonction judiciaire en dehors de la justice et non plus
+au-dessus; il institue une juridiction arbitraire, inconnue au
+législateur. L'usage en est bon, puisqu'il sauve des malheureux. Mais
+prenez garde qu'il est devenu absurde. La miséricorde du roi était la
+miséricorde de Dieu même. Conçoit-on M. Félix Faure investi des
+attributs de la divinité? M. Thiers, qui ne se croyait pas l'oint du
+Seigneur, et qui, de fait, n'avait pas été sacré à Reims, se déchargea
+du droit de grâce sur une commission qui avait mandat d'être
+miséricordieuse pour lui.
+
+--Elle le fut médiocrement, dit M. Frémont...
+
+--Des restes de barbarie traînent encore, dit M. Bergeret, dans la
+civilisation moderne. Notre code de justice militaire, par exemple, nous
+rendra odieux à un prochain avenir. Ce code a été fait pour ces troupes
+de brigands armés qui désolaient l'Europe au XVIIIe siècle. Il fut
+conservé par la République de 92, et systématisé dans la première moitié
+de ce siècle. Après avoir substitué la nation à l'armée, on a oublié de
+le changer. On ne saurait penser à tout. Ces lois atroces, faites pour
+des pandours, on les applique aujourd'hui à de jeunes paysans effarés, à
+des enfants des villes qu'il serait facile de conduire avec douceur. Et
+cela semble naturel!
+
+--Je ne vous comprends pas, dit M. de Terremondre. Notre code militaire,
+préparé, je crois, sous la Restauration, date seulement du second
+Empire. Aux environs de 1875, il a été remanié et mis d'accord avec
+l'organisation nouvelle de l'armée. Vous ne pouvez donc pas dire qu'il
+est fait pour les armées de l'ancien régime.
+
+--Je le puis dire parfaitement, répondit M. Bergeret, puisque ce code
+n'est qu'une compilation des ordonnances concernant les armées de Louis
+XIV et de Louis XV. On sait ce qu'étaient ces armées, ramas de racoleurs
+et de racolés, chiourme de terre, divisée en lots qu'achetaient de
+jeunes nobles, parfois des enfants. On maintenait l'obéissance de ces
+troupes par de perpétuelles menaces de mort. Tout est changé; les
+militaires de la monarchie et des deux Empires ont fait place à une
+énorme et placide garde nationale. Il n'y a plus à craindre ni
+mutineries ni violences. Pourtant la mort à tout propos menace ces doux
+troupeaux de paysans et d'artisans, mal habillés en soldats. Le
+contraste de ces moeurs bénignes et de ces lois féroces est presque
+risible. Et, si l'on y réfléchissait, on trouverait qu'il est aussi
+grotesque qu'odieux de punir de mort des attentats dont on aurait
+facilement raison par le léger appareil des peines de simple police.
+
+--Mais, dit M. de Terremondre, les soldats d'aujourd'hui ont des armes
+comme les soldats d'autrefois. Et il faut bien que des officiers, en
+petit nombre et désarmés, s'assurent l'obéissance et le respect d'une
+multitude d'hommes portant des fusils et des cartouches. Tout est là.
+
+--C'est un vieux préjugé, dit M. Bergeret, que de croire à la nécessité
+des peines et d'estimer que les plus fortes sont les plus efficaces. La
+peine de mort pour voie de fait envers un supérieur vient du temps où
+les officiers n'étaient pas du même sang que les soldats...
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il y a environ dix ans, peut-être plus, peut-être moins, je visitai une
+prison de femmes. C'était un ancien château construit sous Henri IV et
+dont les hauts toits d'ardoise dominaient une sombre petite ville du
+Midi, au bord d'un fleuve. Le directeur de cette prison paraissait
+toucher à l'âge de la retraite; il portait une perruque noire et une
+barbe blanche. C'était un directeur extraordinaire. Il pensait par
+lui-même et avait des sentiments humains. Il ne se faisait pas
+d'illusions sur la moralité de ses trois cents pensionnaires, mais il
+n'estimait pas qu'elle fût bien au-dessous de la moralité de trois cents
+femmes prises au hasard dans une ville.
+
+--Il y a de tout ici comme ailleurs, semblait-il me dire de son regard
+doux et las.
+
+Quand nous traversâmes la cour, une longue file de détenues achevait la
+promenade silencieuse et regagnait les ateliers. Il y avait beaucoup de
+vieilles, l'air brut et sournois. Mon ami, le docteur Cabane, qui nous
+accompagnait, me fit remarquer que presque toutes ces femmes avaient des
+tares caractéristiques, que le strabisme était fréquent parmi elles, que
+c'était des dégénérées, et qu'il s'en trouvait bien peu qui ne fussent
+marquées des stigmates du crime, ou tout au moins du délit.
+
+Le directeur secoua lentement la tête. Je vis bien qu'il n'était guère
+accessible aux théories des médecins criminalistes et qu'il demeurait
+persuadé que dans notre société les coupables ne sont pas toujours très
+différents des innocents.
+
+Il nous mena dans les ateliers. Nous vîmes les boulangères, les
+blanchisseuses, les lingères à l'ouvrage. Le travail et la propreté
+mettaient là presque un peu de joie. Le directeur traitait toutes ces
+femmes avec bonté. Les plus stupides et les plus méchantes ne lui
+faisaient pas perdre sa patience ni sa bienveillance. Il estimait qu'on
+doit passer bien des choses aux personnes avec lesquelles on vit, qu'il
+ne faut pas trop demander même à des délinquantes et à des criminelles;
+et, contrairement à l'usage, il n'exigeait pas des voleuses et des
+entremetteuses qu'elles fussent parfaites parce qu'elles étaient punies.
+Il ne croyait guère à l'efficacité des châtiments pour rendre les êtres
+meilleurs, et il désespérait de faire de la prison une école de vertu.
+Ne pensant pas qu'on rend les gens meilleurs en les faisant souffrir, il
+épargnait le plus qu'il pouvait les souffrances à ces malheureuses. Je
+ne sais s'il avait des sentiments religieux, mais il n'attachait aucune
+signification morale à l'idée d'expiation.
+
+--J'interprète le règlement, me dit-il, avant de l'appliquer. Et je
+l'explique moi-même aux détenues. Le règlement prescrit, par exemple, le
+silence absolu. Or, si elles gardaient absolument le silence, elles
+deviendraient toutes idiotes ou folles. Je pense, je dois penser, que ce
+n'est pas cela que veut le règlement. Je leur dis: «Le règlement vous
+ordonne de garder le silence. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie
+que les surveillantes ne doivent pas vous entendre. Si l'on vous entend,
+vous serez punies; si l'on ne vous entend pas, on n'a pas de reproche à
+vous faire. Je n'ai pas à vous demander compte de vos pensées. Si vos
+paroles ne font pas plus de bruit que vos pensées, je n'ai pas à vous
+demander compte de vos paroles.» Ainsi averties, elles s'étudient à
+parler sans pour ainsi dire proférer de sons. Elles ne deviennent pas
+folles, et la règle est suivie.
+
+Je lui demandai si ses supérieurs hiérarchiques approuvaient cette
+interprétation du règlement.
+
+Il me répondit que les inspecteurs lui faisaient souvent des reproches;
+qu'alors il les conduisait jusqu'à la porte extérieure, et leur disait:
+«Vous voyez cette grille; elle est en bois. Si l'on enfermait ici des
+hommes, au bout de huit jours il n'en resterait pas un. Les femmes n'ont
+pas l'idée de s'évader. Mais il est prudent de ne pas les rendre
+enragées. Le régime de la prison n'est pas déjà très favorable à leur
+santé physique et morale. Je ne me charge plus de les garder si vous
+leur imposez la torture du silence.»
+
+L'infirmerie et les dortoirs, que nous visitâmes ensuite, étaient
+installés dans de grandes salles blanchies à la chaux, et qui ne
+gardaient plus de leur antique splendeur que des cheminées monumentales
+de pierre grise et de marbre noir surmontées de pompeuses Vertus en
+ronde bosse. Une Justice, sculptée vers 1600 par quelque artiste flamand
+italianisé, la gorge libre et la cuisse hors de sa tunique fendue,
+tenait d'un bras gras ses balances affolées dont les plateaux se
+choquaient comme des cymbales, et tournait la pointe de son glaive
+contre une petite malade couchée dans un lit de fer, sur un matelas
+aussi mince qu'une serviette pliée. On eût dit un enfant.
+
+--Eh bien! cela va mieux? demanda le docteur Cabane.
+
+--Oh! oui, monsieur, beaucoup mieux.
+
+Et elle sourit.
+
+--Allons, soyez bien sage et vous guérirez.
+
+Elle regarda le médecin avec de grands yeux pleins de joie et
+d'espérance.
+
+--C'est qu'elle a été bien malade, cette petite, dit le docteur Cabane.
+
+Et nous passâmes.
+
+--Pour quel délit a-t-elle été condamnée?
+
+--Ce n'est pas pour un délit, c'est pour un crime.
+
+--Ah!
+
+--Infanticide.
+
+Au bout d'un long corridor, nous entrâmes dans une petite pièce assez
+gaie, toute garnie d'armoires, et dont les fenêtres, qui n'étaient pas
+grillées, donnaient sur la campagne. Là, une jeune femme, fort jolie,
+écrivait devant un bureau. Debout, près d'elle, une autre, très bien
+faite, cherchait une clef dans un trousseau pendu à sa ceinture.
+J'aurais cru volontiers que ce fussent les filles du directeur. Il
+m'avertit que c'était deux détenues.
+
+--Vous n'avez pas vu qu'elles ont le costume de la maison?
+
+Je ne l'avais pas remarqué, sans doute parce qu'elles ne le portaient
+pas comme les autres.
+
+--Leurs robes sont mieux faites et leurs bonnets, plus petits, laissent
+voir les cheveux.
+
+--C'est, me répondit le vieux directeur, qu'il est bien difficile
+d'empêcher une femme de montrer ses cheveux, quand ils sont beaux.
+Celles-ci sont soumises au régime commun et astreintes au travail.
+
+--Que font-elles?
+
+--L'une est archiviste et l'autre bibliothécaire.
+
+Il n'y avait pas besoin de le demander: c'étaient deux «passionnelles».
+Le directeur ne nous cacha pas qu'aux délinquantes il préférait les
+criminelles.
+
+--J'en sais, dit-il, qui sont comme étrangères à leur crime. Ce fut un
+éclair dans leur vie. Elles sont capables de droiture, de courage et de
+générosité. Je n'en dirais pas autant de mes voleuses. Leurs délits, qui
+restent médiocres et vulgaires, forment le tissu de leur existence.
+Elles sont incorrigibles. Et cette bassesse, qui leur fit commettre des
+actes répréhensibles, se retrouve à tout instant dans leur conduite. La
+peine qui les atteint est relativement légère et, comme elles ont peu de
+sensibilité physique et morale, elles la supportent le plus souvent avec
+facilité.
+
+«Ce n'est pas à dire, ajouta-t-il vivement, que ces malheureuses soient
+toutes indignes de pitié et ne méritent point qu'on s'intéresse à elles.
+Plus je vis, plus je m'aperçois qu'il n'y a pas de coupables et qu'il
+n'y a que des malheureux.»
+
+Il nous fit entrer dans son cabinet et donna à un surveillant l'ordre de
+lui amener la détenue 503.
+
+--Je vais, nous dit-il, vous donner un spectacle que je n'ai point
+préparé, je vous prie de le croire, et qui vous inspirera sans doute des
+réflexions neuves sur les délits et les peines. Ce que vous allez voir
+et entendre, je l'ai vu et entendu cent fois dans ma vie.
+
+Une vieille femme, accompagnée d'une surveillante, entra dans le
+cabinet. C'était une paysanne rude, informe, sans front ni menton,
+borgne.
+
+--J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, lui dit le directeur. M. le
+Président de la République, instruit de votre bonne conduite, vous remet
+le reste de votre peine. Vous sortirez samedi.
+
+Elle écoutait, la bouche ouverte, les mains jointes sur le ventre. Mais
+les idées n'entraient pas vite dans sa tête.
+
+--Vous sortirez samedi prochain de cette maison. Vous serez libre.
+
+Cette fois elle comprit, ses mains se soulevèrent dans un geste de
+détresse, ses lèvres tremblèrent:
+
+--C'est-il vrai qu'il faut que je m'en aille? Alors, qu'est-ce que je
+vais devenir? Ici j'étais nourrie, vêtue, et tout. Est-ce que vous
+pourriez pas le dire à ce bon monsieur, qu'il vaut mieux que je reste où
+je suis?
+
+Il l'avertit qu'à son départ elle recevrait une certaine somme, dix ou
+douze francs.
+
+Elle sortit, pensant à cet argent.
+
+Je demandai ce qu'elle avait fait, celle-là.
+
+Il feuilleta un registre:
+
+--503. Elle était servante chez des cultivateurs... Elle a volé un
+tablier à ses maîtres... Vol domestique... Vous savez, la loi punit
+sévèrement le vol domestique.
+
+
+
+
+V
+
+
+--Il n'est pas convenable, dit Jean Marteau, de manquer de pain. C'est
+une incorrection. La faim devrait être un délit comme le vagabondage.
+Mais en fait les deux délits se confondent, et l'article 269 punit de
+trois à six mois de prison les gens qui n'ont pas de moyens de
+subsistance. Le vagabondage, dit le code, est l'état des vagabonds, des
+gens sans aveu, qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsistance
+et qui n'exercent habituellement aucun métier, aucune profession. Ce
+sont de grands coupables.
+
+--Il est remarquable, dit M. Bergeret, que l'état de ces vagabonds,
+passibles de six mois de prison et de dix ans de surveillance, est
+précisément celui où le bon saint François mit ses compagnons, à
+Sainte-Marie-des-Anges, et les filles de sainte Claire. Saint François
+d'Assise et saint Antoine de Padoue, s'ils venaient prêcher aujourd'hui
+à Paris, risqueraient fort d'aller dans le panier à salade au dépôt de
+la Préfecture. Ce que j'en dis n'est pas pour dénoncer à la police les
+moines mendiants qui pullulent maintenant et trublionnent chez nous.
+Ceux-là ont des moyens d'existence et ils exercent tous les métiers.
+
+--Ils sont respectables puisqu'ils sont riches, dit Jean Marteau, et la
+mendicité n'est interdite qu'aux pauvres. Ne possédant rien, j'étais un
+ennemi présumé de la propriété, et il est juste de défendre la propriété
+contre ses ennemis. La tâche auguste du juge est d'assurer à chacun ce
+qui lui revient, au riche sa richesse et au pauvre sa pauvreté.
+
+--J'ai médité la philosophie du droit, dit M. Bergeret, et j'ai reconnu
+que toute la justice sociale reposait sur ces deux axiomes: Le vol est
+condamnable. Le produit du vol est sacré. Ce sont là les principes qui
+assurent la sécurité des individus et maintiennent l'ordre dans l'État.
+Si l'un de ces principes tutélaires était méconnu, la société tout
+entière s'écroulerait. Ils furent établis au commencement des âges. Un
+chef vêtu de peaux d'ours, armé d'une hache de silex et d'une épée en
+bronze, rentra avec ses compagnons dans l'enceinte de pierres où les
+enfants de la tribu étaient renfermés avec les troupeaux des femmes et
+des rennes. Ils ramenaient les jeunes filles et les jeunes garçons de la
+tribu voisine et rapportaient des pierres tombées du ciel, qui étaient
+précieuses parce qu'on en faisait des épées qui ne pliaient pas. Le chef
+monta sur un tertre, au milieu de l'enceinte, et dit: «Ces esclaves et
+ce fer, que j'ai pris à des hommes faibles et méprisables, sont à moi.
+Quiconque étendra la main dessus sera frappé de ma hache.» Telle est
+l'origine des lois. Leur esprit est antique et barbare. Et c'est parce
+que la justice est la consécration de toutes les injustices, qu'elle
+rassure tout le monde. Un juge peut être bon, car les hommes ne sont pas
+tous méchants; la loi ne peut pas être bonne parce qu'elle est
+antérieure à toute idée de bonté. Les changements qu'on y a apportés
+dans la suite des âges n'ont pas altéré son caractère original. Les
+juristes l'ont rendue subtile et l'ont laissée barbare. C'est à sa
+férocité même qu'elle doit d'être respectée et de paraître auguste. Les
+hommes sont enclins à adorer les dieux méchants, et ce qui n'est point
+cruel ne leur semble point vénérable. Les justiciables croient à la
+justice des lois. Ils n'ont point une autre morale que les juges, et ils
+pensent comme eux qu'une action punie est une action punissable. J'ai
+été souvent touché de voir, en police correctionnelle ou en cour
+d'assises, que le coupable et le juge s'accordent parfaitement sur les
+idées de bien et de mal. Ils ont les mêmes préjugés et une morale
+commune.
+
+--Il n'en saurait être autrement, dit Jean Marteau. Un malheureux qui a
+volé à un étalage une saucisse ou une paire de souliers n'a pas pour
+cela pénétré d'un regard profond et d'un esprit intrépide les origines
+du droit et les fondements de la justice. Et ceux qui, comme nous, n'ont
+pas craint de voir la consécration de la violence et de l'iniquité à
+l'origine des codes, ceux-là sont incapables de voler un centime.
+
+--Mais enfin, dit M. Goubin, il y a des lois justes!
+
+--Croyez-vous? demanda Jean Marteau.
+
+--M. Goubin a raison, dit M. Bergeret. Il y a des lois justes. Mais la
+loi, étant instituée pour la défense de la société, ne saurait être,
+dans son esprit, plus équitable que cette société. Tant que la société
+sera fondée sur l'injustice, les lois auront pour fonction de défendre
+et de soutenir l'injustice. Et elles paraîtront d'autant plus
+respectables qu'elles seront plus injustes. Remarquez aussi
+qu'anciennes, pour la plupart, elles représentent non pas tout à fait
+l'iniquité présente, mais une iniquité passée, plus rude et plus
+grossière. Ce sont des monuments des âges mauvais, qui subsistent dans
+des jours plus doux.
+
+--Mais on les corrige, dit M. Goubin.
+
+--On les corrige, répondit M. Bergeret. La Chambre et le Sénat y
+travaillent quand ils n'ont pas autre chose à faire. Mais le fond
+subsiste: il est âpre. A vrai dire, je ne craindrais pas beaucoup les
+mauvaises lois si elles étaient appliquées par de bons juges. La loi est
+inflexible, dit-on. Je ne le crois pas. Il n'y a point de texte qui ne
+se laisse solliciter. La loi est morte. Le magistrat est vivant; c'est
+un grand avantage qu'il a sur elle. Malheureusement il n'en use guère.
+D'ordinaire, il se fait plus mort, plus froid, plus insensible que le
+texte qu'il applique. Il n'est point humain; il n'a point de pitié.
+L'esprit de caste étouffe en lui toute sympathie humaine.
+
+Je ne parle ici que des magistrats honnêtes.
+
+--C'est le plus grand nombre, dit M. Goubin.
+
+--C'est le plus grand nombre, répondit M. Bergeret, si nous considérons
+la probité vulgaire et la morale commune. Mais est-ce assez que d'être à
+peu près un honnête homme pour exercer sans erreurs et sans abus le
+pouvoir monstrueux de punir? Le bon juge devrait unir l'esprit
+philosophique à la simple bonté. C'est beaucoup demander à un homme qui
+fait sa carrière et veut avancer. Sans compter que s'il fait paraître
+une morale supérieure à celle de son temps, il sera odieux à ses
+confrères et soulèvera l'indignation générale. Car nous appelons
+immoralité toute morale qui n'est point la nôtre. Tous ceux qui ont
+apporté un peu de bonté nouvelle au monde essuyèrent le mépris des
+honnêtes gens. C'est bien ce qui est arrivé au président Magnaud.
+
+J'ai là ses jugements réunis en un petit volume et commentés par Henry
+Leyret. Ces jugements, quand ils furent prononcés, indignèrent les
+magistrats austères et les législateurs vertueux. Ils sont empreints
+d'une philosophie profonde et d'une bonté délicate. Ils témoignent de
+l'esprit le plus élevé et de l'âme la plus tendre. Ils sont pleins de
+pitié, ils sont humains, ils sont vertueux. On estima dans la
+magistrature que le président Magnaud n'avait pas l'esprit juridique, et
+les amis de M. Méline l'accusèrent de ne point assez respecter la
+propriété. Et il est vrai que les «attendus» dont s'appuient les
+jugements de M. le président Magnaud sont singuliers; car on y rencontre
+à chaque ligne les pensées d'un esprit libre et les sentiments d'un coeur
+généreux.
+
+M. Bergeret, prenant sur la table un petit volume rouge, le feuilleta et
+lut:
+
+«La probité et la délicatesse sont deux vertus infiniment plus faciles à
+pratiquer quand on ne manque de rien, que lorsqu'on est dénué de tout.»
+
+«Ce qui ne peut être évité ne saurait être puni.»
+
+«Pour équitablement apprécier le délit de l'indigent, le juge doit, pour
+un instant, oublier le bien-être dont il jouit, afin de s'identifier
+autant que possible avec la situation lamentable de l'être abandonné de
+tous.»
+
+«Le souci du juge, dans son interprétation de la loi, ne doit pas être
+seulement limité au cas spécial qui lui est soumis, mais s'étendre
+encore aux conséquences bonnes ou mauvaises que peut produire sa
+sentence dans un intérêt plus général.»
+
+«C'est l'ouvrier seul qui produit et qui expose sa santé ou sa vie au
+profit exclusif du patron, lequel ne peut compromettre que son capital.»
+
+Et j'ai cité presque au hasard, ajouta M. Bergeret en fermant le livre.
+Voilà des paroles nouvelles et qui rendent le son d'une grande âme!
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Opinions sociales, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OPINIONS SOCIALES ***
+
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
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