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+Project Gutenberg's Les opinions de M. Jérôme Coignard, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les opinions de M. Jérôme Coignard
+ Recueillies par Jacques Tournebroche
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: September 10, 2006 [EBook #19233]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+ANATOLE FRANCE
+
+LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE
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+
+
+L'ABBÉ JÉRÔME COIGNARD
+
+_A Octave Mirbeau_.
+
+
+Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard,
+professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de
+Séez, _Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus_, comme le porte
+son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis
+enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques,
+dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route
+de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (_Judæa manu
+nefandissima_), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir
+de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence
+singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple,
+Jacques Ménétrier, surnommé _Tournebroche_ parce qu'il était fils d'un
+rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui
+qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et
+tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri
+sur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M.
+l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les
+_Mémorables_ de Xénophon.
+
+Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout
+empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à
+ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au
+musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter
+la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre.
+
+On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire
+imprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire,
+rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_, où il succéda à M.
+Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter
+seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui
+moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en
+passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la
+pluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces
+têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la
+Trappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de
+réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité
+d'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le
+Pont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de
+croire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer son
+ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de
+la gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autant
+comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les
+vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et
+misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres,
+il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt tout
+à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir,
+étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de
+justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous
+réunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible du
+silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la
+race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous
+pouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail
+ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages
+du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est
+assurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans
+lesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours
+ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il
+est, nous n'entendons pas un seul vers de l'_Iliade_ ou de la _Divine
+Comédie_ dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est se
+transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pas
+affranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à la
+condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaient
+en sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nous
+deviendra tout à fait étranger.
+
+Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité,
+ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de
+sa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait de
+lui-même une opinion exagérée.
+
+Je crois le connaître. J'ai médité son livre. Tout ce qu'il dit et tout
+ce qu'il fait trahit l'exquise modestie de son âme. Si pourtant il
+n'était pas sans savoir qu'il avait du talent, il savait aussi que c'est
+ce qui se pardonne le moins; on passe aisément aux gens en vue la
+bassesse de l'âme et la perfidie du coeur; on souffre volontiers qu'ils
+soient lâches ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas trop
+d'envieux si l'on voit qu'elle est imméritée. Les médiocres sont tout de
+suite soulevés et portés par les médiocrités environnantes qui
+s'honorent en eux. La gloire d'un homme ordinaire n'offense personne.
+Elle est plutôt une secrète flatterie au vulgaire; mais il y a dans le
+talent une insolence qui s'expie par les haines sourdes et les calomnies
+profondes. Si Jacques Tournebroche renonça sciemment au pénible honneur
+d'irriter par un éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on ne
+peut qu'admirer son bon sens et le tenir pour le digne élève d'un maître
+qui connaissait les hommes. Quoi qu'il en soit, le manuscrit de Jacques
+Tournebroche, resté inédit, fut perdu pendant plus d'un siècle. J'ai eu
+l'extraordinaire bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevard
+Montparnasse qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe des
+croix du Lis, des médailles de Sainte-Hélène et des décorations de
+Juillet, sans se douter qu'il donne ainsi aux générations une
+mélancolique leçon d'apaisement. Ce manuscrit à été publié par mes soins
+en 1893, sous ce titre: _La Rôtisserie de la Reine Pédauque_ (1 vol.
+in-18 Jésus). J'y renvoie le lecteur, qui y trouvera plus de nouveautés
+qu'on n'en cherche d'ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n'est pas de
+cet ouvrage qu'il s'agit ici.
+
+Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actions
+et les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore de
+recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abbé Coignard qui
+n'avaient point trouvé place dans les mémoires (c'est le vrai nom qu'il
+convient de donner à _la Rôtisserie de la Reine Pédauque_), et il en
+forma un petit cahier qui m'est tombé entre les mains avec ses autres
+papiers.
+
+C'est ce cahier que je fais imprimer aujourd'hui sous ce titre: _les
+Opinions de M. Jérôme Coignard_. Le bon et gracieux accueil fait par le
+public au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m'encourage à donner
+tout de suite ces dialogues dans lesquels l'ancien bibliothécaire de M.
+de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte de
+scepticisme généreux où tendent ses considérations sur l'homme, si
+mêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre la
+responsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujets
+de politique et de morale; mes devoirs d'éditeur m'engagent seulement à
+présenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Sa
+libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne se
+rangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui touche
+la foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout le
+reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul
+le rend digne d'estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui
+ont combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de les
+imiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec
+l'éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d'être augustes
+avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n'ont point la
+superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire
+n'ose voir. M. l'abbé Coignard fut un homme libre dans une condition
+humble, et c'est assez, je crois, pour qu'on le mette bien au-dessus
+d'un Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rang
+dans la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances.
+
+Mais s'il faut estimer que M. l'abbé Coignard vécut libre, affranchi des
+communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes
+n'eurent point d'empire sur lui, on doit reconnaître encore que cet
+esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la
+société, et que, pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle
+construction mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volonté de
+jeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des
+vérités. C'est de cette manière seulement qu'on édifie les grands
+systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la
+sophistique. L'esprit de système lui fit défaut, ou (si l'on veut) l'art
+des ordonnances symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu'il était en
+effet, c'est-à-dire le plus sage des moralistes, une sorte de mélange
+merveilleux d'Épicure et de saint François d'Assise.
+
+Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanité
+souffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicure
+affranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit à
+proportionner l'idée de bonheur à leur misérable nature et à leurs
+faibles forces. Le bon saint François, plus tendre et plus sensuel, les
+conduisit à la félicité par le rêve intérieur, et voulut qu'à son
+exemple les âmes se répandissent en joie dans les abîmes d'une solitude
+enchantée. Ils furent bons tous deux, l'un de détruire les illusions
+décevantes, l'autre de créer les illusions dont on ne s'éveille pas.
+
+Mais il ne faut rien exagérer. M. l'abbé Coignard n'égala certes ni par
+l'action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plus
+ardent des saints. Les vérités qu'il découvrait, il ne savait pas s'y
+jeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus
+hardies l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assez
+du mépris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette
+illusion précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en
+eux-mêmes après n'avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu'il
+portait en lui, et il répandit sans solennité les trésors de son
+intelligence. Cette confiance lui fit défaut, commune pourtant à tous
+les faiseurs de pensées, de se tenir soi-même pour supérieur aux plus
+grands génies. C'est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire ne
+se donne qu'à ceux qui la sollicitent. Chez M. l'abbé Coignard, c'était
+de plus une faiblesse et une inconséquence. Puisqu'il poussait à ses
+dernières limites l'audace philosophique, il n'eût pas dû se faire
+scrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son coeur restait
+simple et son âme candide, et cette insuffisance d'un esprit qui ne sut
+pas se tendre au-dessus de l'univers lui fit un tort irréparable.
+Dirai-je pourtant que je l'aime mieux ainsi?
+
+Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé
+Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous garde
+de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie.
+
+Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle
+qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta
+de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais
+cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage
+un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la
+satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils
+établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à
+leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu
+gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du
+monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les
+académies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si
+profitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoir
+l'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'il
+faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrer
+l'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommait
+Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le
+surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse
+exactitude de l'inconnaissable.
+
+Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse
+si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque
+appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans
+une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire
+prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus
+d'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage
+pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme
+elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles
+d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses
+que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur
+est de s'en tenir aux illusions émoussées.
+
+Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les
+principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des
+conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme
+luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai
+déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces
+vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques,
+qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat
+mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de
+porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce
+reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si
+vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la
+bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens
+large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux
+déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec
+cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère
+et le principe de sa doctrine.
+
+Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne
+trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des
+philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte
+Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur
+enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur,
+ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié;
+qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des
+vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil
+comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre
+nature.
+
+Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le
+sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils
+se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine,
+ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa
+bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs
+sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il
+avait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé
+ni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien
+vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus
+grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient
+seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent
+des châteaux de sable au bord de la mer.
+
+Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât
+toutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs
+aux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme
+clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant
+d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et
+le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en
+était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de
+leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies de
+la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à
+la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les
+prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et les
+trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui
+sont contées dans _la Rôtisserie de la reine Pédauque_. Je n'ai pas à
+savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa
+vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins
+de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nous
+ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que
+nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde.
+Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sans
+exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi
+faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature
+de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules,
+importent ici.
+
+Ce qu'il avait le moins, c'était le sens de la vénération. La nature le
+lui avait refusé, et il ne fit rien pour l'acquérir. Il eût craint, en
+exaltant les uns, d'abaisser les autres, et sa charité universelle
+s'étendait également sur les humbles et sur les superbes. Elle se
+portait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreaux
+eux-mêmes lui semblaient trop misérables pour valoir quelque haine. Il
+ne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d'être
+méchants.
+
+Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées,
+fissent autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni
+dans l'à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueuse
+cruauté des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait les
+sergents, c'était l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, et
+par naturelle bonhomie.
+
+C'est qu'il s'était formé du mal une idée simple et sensible. Il la
+rapportait uniquement aux organes de l'homme et à ses sentiments
+naturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent dans les
+codes une consistance artificielle. J'ai dit qu'il n'avait pas formé de
+système, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes.
+Il est visible qu'une première difficulté l'arrêta net dans ses
+méditations sur les moyens d'établir le bonheur ou seulement la paix sur
+la terre. Il était persuadé que l'homme est naturellement un très
+méchant animal, et que les sociétés ne sont abominables que parce qu'il
+met son génie à les former. Il n'attendait par conséquent aucun bien
+d'un retour à la nature. Je doute qu'il eût changé de sentiment s'il
+avait assez vécu pour lire l'_Émile_. Quand il mourut, Jean-Jacques
+n'avait pas encore remué le monde par l'éloquence de la sensibilité la
+plus vraie unie à la logique la plus fausse. Ce n'était alors qu'un
+petit vagabond, qui, malheureusement pour lui, trouvait d'autres abbés
+que M. Jérôme Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon.
+On peut regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes,
+n'ait pas rencontré d'aventure le jeune ami de madame de Warens; mais
+cela n'eût fait qu'une scène amusante, un tableau romantique:
+Jean-Jacques aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe.
+Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M.
+l'abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d'une bienveillante
+ironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l'infirmité humaine,
+elle est solide par la base. A l'autre, manque le doute heureux et le
+sourire léger. Comme elle s'assied sur le fondement imaginaire de la
+bonté originelle de nos semblables, elle se trouve dans une posture
+gênante, dont elle ne sent pas elle-même tout le comique. C'est la
+doctrine des hommes qui n'ont jamais ri. Son embarras se trahit par de
+la mauvaise humeur. Elle est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore;
+mais elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand elle
+voit que le singe n'est pas vertueux. En quoi elle est absurde et
+cruelle. On le vit bien quand des hommes d'État voulurent appliquer le
+_Contrat social_ à la meilleure des républiques.
+
+Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l'abbé
+Coignard pour un méchant homme. Je n'en ferais pas la remarque, si
+Robespierre était un monstre. Mais c'était au contraire un homme d'une
+haute intelligence et de moeurs intègres. Par malheur, il était optimiste
+et croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d'État
+de ce tempérament font tout le mal possible. Si l'on se mêle de conduire
+les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont de mauvais singes.
+A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant.
+La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la
+terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés,
+généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre
+croyait à la vertu: il fit la Terreur. Marat croyait à la justice: il
+demandait deux cent mille têtes. M. l'abbé Coignard est peut-être, de
+tous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plus
+opposés aux principes de la Révolution. Il n'aurait pas signé une ligne
+de la Déclaration des droits de l'homme, à cause de l'excessive et
+inique séparation qui y est établie entre l'homme et le gorille.
+
+J'ai reçu la semaine dernière la visite d'un compagnon anarchiste qui
+m'honore de son amitié et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu de
+part au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d'innocence. Il ne
+veut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes naturellement
+bons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens, affranchis des
+lois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il a été
+conduit à la férocité la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre.
+Tout son malheur et tout son crime est d'avoir porté dans l'état de
+cuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l'âge d'or.
+C'est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s'est point
+laissé troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par la
+générosité polie d'un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à sa
+logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais il
+part d'un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, et
+pourtant c'est là un dogme d'une vérité si solide et stable qu'on a pu
+bâtir dessus tout ce qu'on a voulu.
+
+Que n'étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abbé Coignard,
+pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine? Vous n'eussiez pas
+parlé à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et des
+intérêts de l'État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu'il
+est indécent de faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre public
+n'est que la violence organisée et que chacun est juge de l'intérêt
+qu'il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable et
+terrible de cet ordre de nature qu'il veut rétablir; vous lui eussiez
+montré dans l'idylle qu'il rêve une infinité de tragédies domestiques et
+sanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d'une
+tyrannie épouvantable.
+
+Cela m'amène à préciser l'attitude que M. l'abbé Coignard prenait, au
+_Petit-Bacchus_, en face des gouvernements et des peuples. Il ne
+respectait ni les assises de la société ni l'arche de l'empire. Il
+tenait pour sujette au doute et objet de disputes la vertu même de la
+sainte Ampoule qui était de son temps le principe de l'État, comme
+aujourd'hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alors
+scandalisé tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait mal
+comprendre notre philosophe que d'excuser la vivacité de ses critiques
+sur les abus de l'ancien régime. M. l'abbé Coignard ne faisait pas
+grande différence des gouvernements qu'on nomme absolus à ceux qu'on
+nomme gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s'il avait
+vécu de nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreux
+mécontentement dont son coeur était plein.
+
+Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanité
+des nôtres. J'en juge par un de ses propos qui nous a été conservé.
+«Dans une démocratie, disait M. l'abbé Coignard, le peuple est soumis à
+sa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étranger
+et contraire à sa propre volonté qu'il pouvait l'être à celle du Prince.
+Car la volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaque
+personne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Et
+l'universel suffrage n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui
+apporta le Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsi
+que le monarchique, repose sur des fictions et vit d'expédients. Il
+importe seulement que les fictions soient acceptées et les expédients
+heureux.»
+
+Cette maxime suffit à nous faire croire qu'il eût gardé de nos jours
+cette riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps des
+rois. Pourtant il n'eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peu
+d'illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements
+dussent être détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes,
+lentes et irrésistibles, qui emportent tout.
+
+Il croyait qu'un même peuple ne peut être gouverné que d'une seule façon
+dans le même temps pour cette raison que, les nations étant des corps,
+leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de l'état des
+organes, c'est-à-dire de la terre et du peuple et non des gouvernements
+qui sont ajustés à la nation comme des habits au corps d'un homme.
+
+«Le malheur, ajoutait-il, est qu'il en va des peuples comme d'Arlequin
+et de Gilles à la foire. Leur habit est d'ordinaire ou trop lâche ou
+trop serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et tout
+grouillant de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence,
+et en y portant çà et là l'aiguille et au besoin les ciseaux très
+délicatement, pour n'avoir pas à faire les frais d'un autre aussi
+mauvais, mais sans s'obstiner non plus à garder l'ancien après que le
+corps a changé de forme avec l'âge.»
+
+On voit par là que M. l'abbé Coignard conciliait l'ordre et le progrès
+et qu'il n'était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitait
+personne à la révolte et souhaitait que les institutions fussent usées
+et limées par un frottement continu plutôt que renversées et brisées à
+grands coups. Il faisait observer sans cesse à ses disciples que les
+plus âpres lois se polissaient merveilleusement par l'usage, et que la
+clémence du temps est plus sûre que celle des hommes. Quant à voir
+refaire d'une fois le corps informe des lois, il ne l'espérait ni ne le
+souhaitait, comptant peu sur les bienfaits d'une législation soudaine.
+Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que sa
+philosophie critique, s'exerçant sur des institutions nécessaires, et
+que lui-même estimait telles, n'eût pour effet inopportun d'ébranler ce
+qu'il faut conserver.
+
+--Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleur
+des maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de la
+justice, des lois, et généralement de toutes les magistratures civiles
+et militaires, puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, une
+justice, une armée, des magistrats et des sergents?
+
+--Mon fils, répondait M. l'abbé Coignard, j'ai toujours observé que les
+maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées et
+les scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidité des
+courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à
+l'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çà
+et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du
+jardin; cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires.
+
+--J'y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quand
+vous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, que
+subsistera-t-il?
+
+A quoi le maître répondait:
+
+--Après la destruction de tous les faux principes, la société
+subsistera, parce qu'elle est fondée sur la nécessité, dont les lois,
+plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné
+Jupiter.
+
+Depuis le temps où l'abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs
+fois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées si
+littéralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble à
+l'ancien, si l'empire n'est point resté à l'antique Jupiter. Plusieurs
+même nient l'avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa
+poitrine la blessure par où l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeur
+et qui devait saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et des
+révoltes de l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous était promis
+et que nous attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risible
+Olympe. Quand donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeur
+du feu, le Titan encore cloué sur son rocher? Un bruit effrayant venu de
+la montagne annonce qu'il soulève de dessus le roc inique ses épaules
+déchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain.
+
+Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures et
+se répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de son
+esprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à ses
+réflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaine
+utilité. Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres moeurs et
+à démêler le mal qui s'y trouve.
+
+Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles
+sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas
+les nôtres. Or, comme il n'est pas une seule époque, dans le passé, où
+l'homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux
+que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise,
+toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l'abbé Coignard nous
+aideraient à faire notre examen de conscience, si nous n'étions
+semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles
+n'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nous
+reconnaîtrions bien vite que nos codes sont encore un nid d'injustices,
+que nous gardons dans nos moeurs l'héréditaire dureté de l'avarice et de
+l'orgueil, que nous estimons la seule richesse et n'honorons point le
+travail; notre ordre de choses nous apparaîtrait ce qu'il est en effet,
+un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses à
+défaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée; nos riches
+nous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent de
+manger la feuille de l'arbre, pendant que le petit scarabée, introduit
+dans leur corps, leur dévore les entrailles; nous ne nous laisserions
+plus endormir par les fausses et plates déclamations de nos gens d'État;
+nous prendrions en pitié nos économistes qui se disputent entre eux sur
+le prix des meubles dans la maison qui brûle. Les propos de l'abbé
+Coignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grands
+principes de la Révolution et de ces droits de la démocratie sur
+lesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violences
+et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements
+insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nous
+commencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et
+furent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les préjugés
+modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux; si
+nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, les
+querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M.
+l'abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel.
+
+ANATOLE FRANCE
+
+
+
+
+LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD
+
+
+
+
+I
+
+LES MINISTRES D'ÉTAT
+
+
+Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avait
+accoutumé, à M. Blaizot, libraire rue Saint-Jacques, à l'_Image
+Sainte-Catherine_. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine,
+il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage.
+
+--Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait haussé
+son esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne de
+louange, surtout à l'endroit de son _Athalie_, où il a montré qu'il
+entendait assez bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui,
+qu'un vain déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvre
+quelques-uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Et
+il faut croire que monsieur Racine avait l'esprit de finesse dont nous
+devons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la poésie et de
+l'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs,
+propres à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est le
+propre d'un esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de la
+race d'Adam, laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Je
+me retiens de dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seule
+considération que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. La
+noblesse de l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, et
+les humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtes
+féroces et dégoûtantes.
+
+M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître prononçait
+ces dernières paroles.
+
+--Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que ces
+bêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en Europe, à
+une police admirable, et que des États comme le royaume de France ou la
+république de Hollande sont bien éloignés de cette barbarie et de cette
+rudesse qui vous offensent.
+
+Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à M.
+Roman, avec sa grâce coutumière:
+
+--Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État prennent
+quelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes qui en
+traitent, et j'admire dans votre ouvrage sur la _Monarchie_ la suite et
+l'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse honneur
+à vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux grands
+politiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient pas
+l'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir mené
+le monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune. Ils
+ne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'était
+enfin que d'éclatants misérables.
+
+En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieil
+atlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de sa
+voix.
+
+--Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grands
+ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'il
+ne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétrit
+les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un État
+marche comme une montre aux mains de l'horloger?
+
+--Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ans
+que j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé de
+gouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinon
+par un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines.
+D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'une
+manière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables que
+par leur habit et leur carrosse.
+
+--Pouvez-vous parler ainsi, répliqua M. Roman, au lendemain de la mort
+d'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, après
+une longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le
+pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous
+pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui.
+
+--Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme,
+laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur Vauban,
+qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne prit
+jamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'être
+amélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent.
+Il avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il
+est louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaules
+les haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes lui
+accordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de
+considérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet des
+vents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sont
+revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin de
+divertir le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que la
+carcasse puante d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde,
+le génie du divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, qui
+n'était que celui de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendu
+sa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa
+cabale resta fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéir
+aux circonstances. Est-ce donc là une oeuvre dont la grandeur étonne?
+
+--C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministre
+eût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de la
+métaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'en
+chargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasion
+et des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires
+humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédients
+utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il eût fait, si la
+mobilité pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires
+lui avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage
+d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes,
+instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisant
+despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politique
+intérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota sa
+patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela
+d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seul
+et malgré le parlement dont il dépendait.
+
+--Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et de
+l'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus,
+peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et ce
+qui me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les
+Européens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de
+l'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunes
+ou noirs, se voient forcés de les exterminer. L'on ne vient à bout des
+sauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette extrémité
+qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que les
+Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé quelque
+avantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait à
+l'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que la
+sagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent le
+commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent,
+dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'un
+ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraît
+notable, c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veut
+donner un nom et une figure à toutes les forces secrètes de la nature.
+Qu'a-t-il inventé, votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjà
+connu des Phéniciens, au temps de Cadmus?
+
+A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla
+ramasser doucement.
+
+--Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste.
+Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens les
+entreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que ces
+entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce
+Cadmus pour nous embrouiller.
+
+--Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veux
+dire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises et
+qu'il n'en mérite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dans
+la comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme
+les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que
+réellement ils sont les uns et les autres conduits par une force
+invisible.
+
+
+
+
+II
+
+SAINT ABRAHAM
+
+
+En cette nuit d'été, tandis que les moucherons dansaient autour de la
+lanterne du _Petit-Bacchus_, M. l'abbé Coignard prenait le frais sous le
+porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume, lorsque
+Catherine vint s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon bon
+maître était enclin à louer Dieu dans ses oeuvres. Il prit plaisir à
+contempler cette belle fille, et comme il avait l'esprit riant et orné,
+il lui tint des propos agréables. Il la loua d'avoir de l'esprit non
+seulement sur la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sa
+personne, et de sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encore
+qu'avec toutes les fossettes et tous les jolis plis de sa chair, en
+sorte qu'on souffrait impatiemment les voiles qui empêchaient qu'on ne
+la vît sourire tout entière.
+
+--Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nul
+ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous,
+mademoiselle, que je voudrais que la grâce divine me fît défaut de
+préférence, si toutefois tel pouvait être votre bon plaisir. J'y
+rencontrerais deux avantages précieux, à savoir: premièrement, de pécher
+avec une joie rare et des délices singulières; secondement, de trouver
+ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans
+doute écrit au livre du Jugement que vos attraits sont irrésistibles.
+Cela doit être considéré. L'on voit des imprudents qui forniquent avec
+des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la
+sorte, risquent fort de perdre leur âme; car ils pèchent pour pécher, et
+leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peau
+que la vôtre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'Éternel. Vos
+charmes allègent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable,
+étant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, près
+de vous, la grâce divine m'abandonne et fuit à tire-d'aile. Au moment
+que je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus de
+ces toits où, dans les gouttières, les chats font l'amour avec des cris
+furieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assied
+effrontément sur un tuyau de cheminée. Tout ce que je vois de votre
+personne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'est
+plus sensible encore.
+
+En entendant ces mots, elle baissa le regard sur ses genoux, puis le
+coula tout luisant sur M. l'abbé Coignard.
+
+Et d'une voix très douce:
+
+--Puisque vous me voulez du bien monsieur Jérôme, dit-elle,
+promettez-moi de m'accorder la grâce que je vais vous demander, et dont
+je vous serai reconnaissante.
+
+Mon bon maître promit. Qui n'en eût fait autant à sa place?
+
+Catherine lui dit alors avec vivacité:
+
+--Vous savez, monsieur Jérôme, que l'abbé La Perruque, vicaire à
+Saint-Benoît, accuse frère Ange de lui avoir volé son âne, et qu'il en a
+fait une plainte à l'official. Or, rien n'est plus faux. Ce bon frère
+avait emprunté l'âne pour porter des reliques dans les villages. L'âne
+s'est perdu en chemin. Les reliques ont été retrouvées. C'est
+l'essentiel, comme dit frère Ange. Mais l'abbé La Perruque réclame son
+âne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit frère dans les
+prisons de l'archevêque. Vous seul pouvez fléchir sa colère et l'amener
+à retirer sa plainte.
+
+--Mais, mademoiselle, dit l'abbé Coignard, je n'en ai ni le pouvoir ni
+l'envie.
+
+--Oh! reprit Catherine, en se glissant près de lui et en le regardant
+avec une tendresse apprêtée, l'envie, je serais bien malheureuse si je
+ne parvenais pas à vous la donner. Quant au pouvoir, vous l'avez,
+monsieur Jérôme, vous l'avez. Et rien ne vous sera plus facile que de
+sauver le petit frère. Il vous suffira de donner à monsieur La Perruque
+huit sermons pour le carême et quatre pour l'avent. Vous faites si bien
+les sermons que ce doit être pour vous un plaisir d'en faire. Composez
+ces douze sermons, monsieur Jérôme, composez-les tout de suite. J'irai
+les chercher moi-même dans votre échoppe de Saint-Innocent. Monsieur La
+Perruque, qui se fait une grande idée de votre savoir et de votre
+mérite, estime qu'une douzaine de vos sermons vaut un âne. Dès qu'il
+aura la douzaine, il retirera sa plainte. Il l'a dit. Qu'est-ce que
+douze sermons, monsieur Jérôme? Et je vous promets d'écrire _amen_ au
+bas du dernier. J'ai votre promesse, ajouta-t-elle en lui passant les
+bras autour du cou.
+
+--Pour cela, dit rudement M. Coignard en dénouant les jolies mains
+agrafées à son épaule, je refuse net. Les promesses qu'on fait à une
+jolie fille n'engagent que la peau, et ce n'est point pécher que de s'en
+dédire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbu
+des mains de l'official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ce
+serait contre les mauvais moines qui sont la honte de l'Église et comme
+une vermine attachée à la robe de saint Pierre. Ce frère Ange est un
+fripon; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelque
+os de mouton ou de cochon, qu'il a lui-même rongé avec une avidité
+dégoûtante. Il a porté, je gage, sur l'âne de monsieur La Perruque une
+plume de l'ange Gabriel, un rayon de l'étoile des mages et, dans une
+petite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher du
+temple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l'aimez. Ce
+sont là trois raisons pour qu'il me déplaise. Je vous laisse à juger,
+mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien être la
+moins honnête, car enfin j'étais porté vers vous tout à l'heure avec une
+violence qui n'est point de mon âge ni de mon état. Mais ne vous y
+trompez pas: je ressens très vivement les outrages que votre greluchon
+encapuchonné fait à l'Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont je
+suis un membre très indigne. Et l'exemple de ce capucin m'inspire un tel
+dégoût que je suis possédé d'une envie soudaine de méditer quelque bel
+endroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux aux
+vôtres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d'heure. Car le
+désir du pécheur est périssable et la gloire de Dieu dure éternellement.
+Je ne me suis jamais fait une idée exagérée du péché de la chair. C'est
+une justice qu'on peut me rendre.
+
+»Je ne m'effarouche pas, à l'exemple de monsieur Nicodème, pour une si
+petite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ce
+que je ne puis souffrir, c'est la bassesse de l'âme, c'est l'hypocrisie,
+c'est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre frère
+Ange un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle,
+une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votre
+condition, laquelle est celle de fille galante. J'en sais les hontes et
+les misères; mais c'est un état bien supérieur à celui de capucin. Ce
+coquin vous déshonore, comme il déshonore jusqu'aux ruisseaux de la rue
+Saint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, à toutes
+les vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertain
+métier, et dont une seule peut-être vous ouvrirait un jour le paradis,
+si vous n'étiez soumise et assujettie à cette bête immonde.
+
+»Tout en vous laissant prendre çà et là ce qu'il faut bien finalement
+qu'on vous laisse quand on s'en va, vous pourriez, Catherine, fleurir en
+foi, en espérance et en charité, aimer les pauvres et visiter les
+malades; vous pourriez être aumônière et compatissante, et vous délecter
+chastement à la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs; vous
+pourriez, le matin, ouvrant votre fenêtre, louer Dieu en écoutant
+chanter les oiseaux; vous pourriez, aux jours de pèlerinage, gravir la
+montagne de Saint-Valérien et là, sous le calvaire, pleurer doucement
+votre innocence perdue; vous pourriez faire en sorte que Celui qui seul
+lit dans les coeurs dise: «Catherine est ma créature, et je la reconnais
+aux restes d'une belle lumière qui n'est point éteinte en elle.»
+
+Catherine l'interrompit.
+
+--Mais, l'abbé, fit-elle sèchement, c'est un sermon que vous me dégoisez
+là.
+
+--Ne m'en avez-vous point demandé une douzaine? répondit-il.
+
+Elle commençait à se fâcher:
+
+--Prenez garde, l'abbé. Il dépend de vous que nous soyons amis ou
+ennemis. Voulez-vous faire les douze sermons? Réfléchissez avant de
+répondre.
+
+--Mademoiselle, dit M. l'abbé Coignard, j'ai fait des actions blâmables
+dans ma vie, mais ce n'était pas après y avoir réfléchi.
+
+--Vous ne voulez pas? C'est bien sûr? Une fois... deux fois... Vous
+refusez?... L'abbé, je me vengerai.
+
+Elle bouda quelque temps, muette et rechignée sur le banc. Puis tout à
+coup, elle se mit à crier:
+
+--Finissez! monsieur l'abbé Coignard. A votre âge, avec cet habit
+respectable, me lutiner ainsi, fi! monsieur l'abbé, fi! Quelle honte,
+monsieur l'abbé!
+
+Comme elle glapissait le plus aigrement, l'abbé vit mademoiselle Lecoeur,
+mercière aux _Trois-Pucelles_, qui passait sous le porche. Elle allait,
+à cette heure tardive, se confesser au troisième vicaire de
+Saint-Benoît, et détournait la tête en signe de grand dégoût.
+
+Il avoua en lui-même que la vengeance de Catherine était prompte et
+sûre, car la vertu de mademoiselle Lecoeur, fortifiée par l'âge, était
+devenue si vigoureuse qu'elle s'attaquait à toutes les impuretés de la
+paroisse et transperçait sept fois le jour, de la pointe de sa langue,
+les pécheurs charnels de la rue Saint-Jacques.
+
+Mais Catherine elle-même ne savait pas combien sa vengeance était
+complète. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecoeur. Elle
+n'avait pas vu mon père qui suivait de près.
+
+Il venait avec moi chercher sous le porche l'abbé pour l'emmener au
+_Petit-Bacchus_. Mon père avait du goût pour Catherine. Rien ne le
+fâchait comme de la voir serrée de près par les galants. Il n'avait pas
+d'illusions sur sa conduite; mais, comme il disait, savoir et voir sont
+deux choses différentes. Or, les cris de Catherine lui étaient parvenus
+très clairs aux oreilles. Il était vif et incapable de se contraindre.
+J'eus grand'peur que sa colère n'éclatât en propos grossiers et en
+menaces brutales. Je le voyais déjà tirant sa lardoire, qu'il portait
+aux cordons de son tablier, comme une arme honorable, car il mettait sa
+gloire dans l'art de rôtisseur.
+
+Mes craintes n'étaient qu'à demi fondées. Une circonstance où Catherine
+montrait de la vertu était pour le surprendre, non pour lui déplaire, et
+le contentement l'emporta dans son âme sur la colère.
+
+Il aborda mon bon maître assez civilement et lui dit avec une gravité
+moqueuse:
+
+--Monsieur Coignard, tous les prêtres qui recherchent la société des
+femmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c'est
+justice, alors même qu'aucun plaisir n'a payé leur déshonneur.
+
+Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offensée et mon bon
+maître répondit à mon père avec une éloquence douce et riante:
+
+--Cette maxime, maître Léonard, est excellente; encore ne doit-on pas
+l'appliquer sans discernement et la coller en toute occasion comme
+l'étiquette «à six blancs» que le coutelier boiteux met à tous ses
+couteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j'en ai pu tantôt mériter
+l'application. Ne suffit-il pas que j'avoue l'avoir méritée?
+
+»Il est indécent de s'entretenir de soi-même, et ce serait faire trop de
+violence à ma pudeur que de m'obliger à discourir de ce qui m'est
+particulier. J'aime mieux vous opposer, maître Léonard, l'exemple du
+vénérable Robert d'Arbrissel, qui, fréquentant les filles de joie, y
+acquit de grands mérites. On peut citer aussi saint Abraham, anachorète
+de Syrie, qui ne craignit point de pénétrer dans une maison mal famée.
+
+--Qui est ce saint Abraham? demanda mon père, dont toutes les idées
+étaient en déroute.
+
+--Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon maître; apportez un pot
+de vin; et je vous conterai l'histoire de ce grand saint, telle qu'elle
+nous a été enseignée par saint Ephrem lui-même.
+
+Mon père fit signe qu'il le voulait bien. Nous prîmes place tous trois
+sous l'auvent, et mon bon maître parla comme il suit:
+
+--Saint Abraham, déjà vieux, vivait seul au désert, dans une petite
+cabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d'une grande
+beauté, nommée Marie. Assuré que la vie qu'il menait serait excellente
+pour sa nièce, Abraham fit bâtir pour elle une cellule proche de la
+sienne, d'où il l'instruisait par une petite fenêtre qu'il avait percée.
+
+»Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un
+moine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie pendant
+que le saint homme Abraham méditait sur les Écritures, induisit en péché
+la jeune fille qui se dit ensuite:
+
+»--Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans un
+pays où je ne sois connue de personne.
+
+»Et quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine nommée
+Edesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, et
+qui est encore aujourd'hui la plus agréable des villes de Syrie.
+
+»Cependant le saint homme Abraham restait plongé dans une méditation
+profonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand,
+ouvrant sa petite fenêtre, il demanda:
+
+»--Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si
+bien?
+
+»Et ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s'écria:
+
+»--Un loup cruel a enlevé ma brebis!
+
+»Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; après quoi, il apprit
+que sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un
+de ses amis d'aller à la ville pour reconnaître exactement ce qu'il en
+était. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une mauvaise
+vie. A cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter un
+habit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa tête,
+afin de n'être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le
+visage, il se rendit dans l'hôtellerie où on lui avait dit que sa nièce
+était logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il ne
+l'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit à
+l'hôtelier en feignant de sourire:
+
+»--Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je
+pas la voir?
+
+»L'hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présenta
+dans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem,
+suffisait à révéler sa conduite. Le saint homme en fut pénétré de
+douleur.
+
+»Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, ce
+jour-là, d'une humeur sombre. A donner le plaisir, on ne le goûte pas
+toujours; et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, car
+il n'avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie.
+L'hôtelier lui faisait honte d'une si méchante attitude, et si contraire
+aux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant:
+
+»--Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans!
+
+»Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d'un galant
+cavalier comme il en avait pris l'habit:
+
+»--Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés, mais pour
+partager ton amour.
+
+»Mais quand l'hôtelier l'eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindre
+et, levant son chapeau, il dit en pleurant:
+
+»--Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abraham
+qui vous ai tenu lieu de père?
+
+»Il lui prit la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et à la
+pénitence. Surtout il eut soin de ne point la désespérer. Il lui
+répétait sans cesse: «Ma fille, il n'y a que Dieu d'impeccable!»
+
+»Marie avait l'âme naturellement douce. Elle consentit à retourner
+auprès de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulait
+emporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendre
+qu'il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son
+cheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur vie
+passée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre
+de Marie ne communiquât point avec le dehors et qu'on n'en pût sortir
+sans passer par la chambre qu'il habitait lui-même, moyennant quoi, avec
+la grâce de Dieu, il garda sa brebis.
+
+»Telle est l'histoire de saint Abraham, dit mon bon maître en prenant sa
+tasse de vin.
+
+--Elle est parfaitement belle, dit mon père, et le malheur de cette
+pauvre Marie m'a tiré les larmes des yeux.
+
+
+
+
+III
+
+LES MINISTRES D'ÉTAT (SUITE ET FIN)
+
+
+Ce jour-là, nous fûmes bien surpris, mon bon maître et moi, de
+rencontrer chez M. Blaizot, à l'_Image Sainte-Catherine_, un petit homme
+maigre et jaune qui n'était pas autre que le célèbre libelliste, Jean
+Hibou. Nous avions tout lieu de croire qu'il était à la Bastille, où il
+avait accoutumé de vivre. Et, si nous n'hésitâmes pas à le reconnaître,
+c'est qu'il gardait encore sur le visage l'ombre et l'humidité des
+cachots. Il feuilletait d'une main frémissante, sous l'oeil inquiet du
+libraire, les écrits politiques nouvellement venus de Hollande. M.
+l'abbé Jérôme Coignard lui tira son chapeau avec une grâce naturelle,
+qui eût été plus sensible si le chapeau de mon bon maître n'avait pas
+été défoncé, la veille au soir, dans une rixe sans conséquence, sous la
+treille du _Petit-Bacchus_.
+
+M. l'abbé Coignard ayant témoigné qu'il avait joie à revoir un si habile
+homme:
+
+--Ce ne sera pas pour longtemps, répondit M. Jean Hibou. Je quitte ce
+pays où je ne puis vivre. Je ne saurais respirer plus longtemps l'air
+corrompu de cette ville. Dans un mois, je serai établi en Hollande. Il
+est cruel de subir Fleury après Dubois, et j'ai trop de vertu pour être
+Français. Nous sommes gouvernés, sur de mauvais principes, par des
+imbéciles et des coquins. C'est ce que je ne puis souffrir.
+
+--Il est vrai, dit mon bon maître, que les affaires publiques sont mal
+conduites et qu'il y a beaucoup de voleurs en place. Les sots et les
+méchants se partagent la puissance et si j'écris jamais sur les affaires
+du temps j'en ferai un petit livre à la façon de l'_Apokolokyntose_ de
+Sénèque le Philosophe ou de notre _Satire Ménippée_, qui est assez
+savoureuse. Cette façon légère et plaisante convient mieux à la matière
+que la roideur morose d'un Tacite ou que la gravité patiente d'un de
+Thou. Je ferais de ce libelle des manuscrits qu'on passerait sous le
+manteau, et l'on y verrait un mépris philosophique des hommes. Les gens
+en place, pour la plupart, en seraient fort irrités; mais quelques-uns,
+je crois, goûteraient un secret plaisir à s'y voir couverts d'infamie.
+J'en juge par ce que j'ouïs dire à une dame de bonne naissance que je
+connus à Séez, du temps que j'y étais bibliothécaire de monsieur
+l'évêque. Elle était sur le retour et toute frémissante encore de ses
+débauches effrénées. Car il faut vous dire qu'elle avait été pendant
+vingt ans la meilleure haquenée de la province de Normandie. Et comme je
+l'interrogeais sur le plaisir qu'elle avait le plus vivement ressenti
+dans sa vie:
+
+»--C'est, me répondit-elle, celui de me sentir déshonorée.
+
+»Je reconnus à cette réponse qu'elle avait de la délicatesse. J'en veux
+supposer autant à tel ou tel de nos ministres, et si jamais j'écris
+contre ceux-là, ce sera pour les flatter curieusement dans leur vice et
+dans leur infamie. Mais pourquoi différer l'exécution d'un si beau
+dessein? Je veux demander tout de suite à monsieur Blaizot un cahier de
+papier pour écrire le premier chapitre de la nouvelle _Ménippée_.
+
+Il tendait déjà le bras vers M. Blaizot étonné. M. Jean Hibou l'arrêta
+vivement.
+
+--Gardez, monsieur l'abbé, lui dit-il, ce beau projet pour la Hollande
+et venez avec moi à Amsterdam, où je vous trouverai un emploi chez
+quelque limonadier ou baigneur. Là, vous serez libre; vous pourrez
+écrire la nuit votre _Ménippée_ au bout d'une table, tandis qu'à l'autre
+bout je composerai mes libelles. Ils seront virulents, et qui sait si
+par nos efforts nous n'amènerons point un changement dans les affaires
+du royaume? Les libellistes ont plus de part qu'on ne croit à la chute
+des empires; ils préparent les catastrophes que les peuples mutinés
+consomment.
+
+»Quel triomphe, ajouta-t-il d'une voix qui sifflait entre ses dents
+noires, rongées par l'âcre humeur de sa bouche, quelle joie si je
+parvenais à détruire un de ces ministres qui m'ont lâchement enfermé à
+la Bastille! Ne voulez-vous pas, monsieur l'abbé, vous associer à un si
+bel ouvrage?
+
+--Point du tout, répondit mon bon maître. Je serais bien fâché de rien
+changer à la forme de l'État, et si je pensais que mon _Apokolokyntose_
+ou _Ménippée_ pût avoir un pareil effet, je ne l'écrirais jamais.
+
+--Quoi! s'écria le libelliste déçu, ne me disiez-vous pas ici, tout à
+l'heure, que ce gouvernement était mauvais?
+
+--Sans doute, dit l'abbé. Mais j'imite la sagesse de cette vieil le de
+Syracuse qui, au temps où Denys était le plus exécrable à son peuple,
+allait tous les jours dans le temple prier les dieux pour la vie du
+tyran. Instruit d'une piété si singulière, Denys voulut en connaître les
+raisons. Il fit venir la bonne femme et l'interrogea:
+
+»--Je ne suis pas jeune, répondit-elle, j'ai vécu sous beaucoup de
+tyrans, et j'ai toujours observé qu'à un mauvais succédait un pire. Tu
+es le plus détestable que j'aie encore vu. D'où je conclus que ton
+successeur sera, s'il est possible, plus méchant que toi, et je prie les
+dieux de nous le donner le plus tard possible.
+
+»Cette vieille était fort sensée, et j'estime comme elle, monsieur Jean
+Hibou, que les moutons font sagement de se laisser tondre par leur vieux
+berger, de peur qu'il n'en vienne un plus jeune qui les tonde de plus
+près.
+
+La bile de M. Jean Hibou, mise en mouvement par ce discours, se répandit
+en paroles amères:
+
+--Quels lâches propos! quelles indignes maximes! Oh! monsieur l'abbé,
+que vous êtes peu amateur du bien public et que vous méritez mal la
+couronne de chêne promise par les poètes aux vaillants citoyens! Il vous
+fallait naître chez les Tartares, chez les Turcs, esclave d'un Gengiskan
+ou d'un Bajazet, plutôt qu'en Europe où l'on enseigne les principes du
+droit public et de la philosophie. Quoi! vous subissez un mauvais
+gouvernement sans l'envie même d'en changer! De tels sentiments, dans
+une république de ma façon, seraient punis, pour le moins, de l'exil et
+de la relégation. Oui, monsieur l'abbé, dans la constitution que je
+médite et qui sera réglée d'après les maximes de l'antiquité,
+j'ajouterai un article pour la punition des mauvais citoyens tels que
+vous. Et j'édicterai des châtiments contre quiconque, pouvant améliorer
+l'État, ne le ferait pas.
+
+--Eh! eh! dit l'abbé en riant, vous ne me donnez pas de la sorte l'envie
+d'habiter votre Salente. Ce que vous m'en faites connaître me porte à
+croire que l'on y sera fort contraint.
+
+M. Jean Hibou répondit sentencieusement:
+
+--On n'y sera contraint qu'à la vertu.
+
+--Ah! dit l'abbé, que la vieille de Syracuse avait raison et qu'il faut
+craindre d'avoir monsieur Jean Hibou après Dubois et Fleury! Vous me
+promettez, monsieur, le gouvernement des violents et des hypocrites, et
+c'est pour hâter l'effet de vos promesses que vous m'engagez à me faire
+limonadier ou baigneur sur un canal d'Amsterdam. Grand merci! Je reste
+rue Saint-Jacques où l'on boit du vin frais en frondant les ministres.
+Croyez-vous me séduire par le mirage de ce gouvernement des honnêtes
+gens, qui entoure les libertés de telles défenses, qu'on n'en peut plus
+jouir?
+
+--Monsieur l'abbé, dit Jean Hibou qui s'échauffait, est-ce de la bonne
+foi, que d'attaquer une police de l'État que j'ai conçue à la Bastille
+et que vous ne connaissez pas?
+
+--Monsieur, reprit mon bon maître, je me défie des gouvernements que
+l'on conçoit dans la cabale et la mutinerie. L'opposition est une très
+mauvaise école de gouvernement, et les politiques avisés, qui se
+poussent par ce moyen aux affaires, ont grand soin de gouverner par des
+maximes tout à fait opposées à celles qu'ils professaient auparavant.
+Cela s'est vu en Chine et ailleurs. Les mêmes nécessités auxquelles
+étaient soumis leurs prédécesseurs les conduisent. Et ils n'apportent de
+nouveau que leur inexpérience. C'est une des raisons, monsieur, qui me
+fait augurer qu'un gouvernement nouveau sera plus importun que celui
+qu'il remplacera sans être beaucoup différent. Ne l'avons-nous pas déjà
+éprouvé?
+
+--Ainsi, dit M. Jean Hibou, vous êtes pour les abus?
+
+--Vous l'avez dit, répondit mon bon maître. Les gouvernements sont comme
+les vins qui se dépouillent et s'adoucissent avec le temps. Les plus
+durs perdent à la longue un peu de leur rudesse. Je crains un empire
+dans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république.
+Et, puisqu'il faut être mal gouverné, je préfère des princes et des
+ministres chez qui les premières ardeurs sont tombées.
+
+M. Jean Hibou rencogna son chapeau sur son nez et nous dit adieu d'une
+voix irritée.
+
+Quand il fut parti, M. Blaizot leva les yeux de dessus ses registres et,
+assurant ses bésicles, il dit à mon bon maître:
+
+--Je suis libraire à l'_Image Sainte-Catherine_ depuis bientôt quarante
+ans et ce m'est une joie toujours nouvelle d'entendre les propos des
+savants qui fréquentent dans ma boutique. Mais je n'aime pas beaucoup
+les discours sur les affaires publiques. On s'y échauffe, on s'y
+querelle vainement.
+
+--C'est aussi, dit mon bon maître, qu'en cette matière il n'y a guère de
+principes solides.
+
+--Il y en a du moins un, que personne ne s'avisera de contester,
+répondit M. Blaizot, libraire, c'est qu'il faudrait être mauvais
+chrétien et mauvais Français pour nier la vertu de la sainte Ampoule de
+Reims, par l'onction de laquelle nos rois sont institués vicaires de
+Jésus-Christ pour le royaume de France. C'est le fondement de la
+monarchie qui ne sera jamais ébranlé.
+
+
+
+
+IV
+
+AFFAIRE DU MISSISSIPI
+
+
+On sait qu'en l'année 1722, le Parlement de Paris jugea l'affaire du
+Mississipi dans laquelle furent impliqués, avec les directeurs de la
+Compagnie, un ministre d'État, secrétaire du roi, et plusieurs
+sous-intendants de provinces. La Compagnie était accusée d'avoir
+corrompu les officiers du royaume et du roi, qui l'avaient en réalité
+dépouillée avec l'avidité ordinaire aux gens en place dans les
+gouvernements faibles. Et il est certain qu'à cette époque tous les
+ressorts du gouvernement étaient détendus ou faussés. A l'une des
+audiences de ce procès mémorable, la dame de la Morangère, femme d'un
+des directeurs de la Compagnie du Mississipi, fut entendue en la
+grand'chambre par messieurs du Parlement. Elle déposa qu'un sieur
+Lescot, secrétaire de M. le lieutenant-criminel, l'ayant mandée
+secrètement au Châtelet, lui fit sentir qu'il ne dépendait que d'elle de
+sauver son mari, qui était bel homme et de bonne mine. Il lui avait
+parlé à peu près en ces termes: «Madame, ce qui fâche les vrais amis du
+roi en cette affaire, c'est que les jansénistes n'y sont point
+impliqués. Ces jansénistes sont des ennemis de la couronne autant que de
+la religion. Donnez-nous, madame, les moyens de perdre l'un d'eux, et
+nous reconnaîtrons ce service d'État en vous rendant votre mari avec
+tous ses biens.» Quand madame de la Morangère eut rapporté ce discours,
+qui n'était pas fait pour le public, M. le président du Parlement fut
+bien obligé d'appeler en la grand'chambre le sieur Lescot, qui d'abord
+essaya de nier. Mais madame de la Morangère avait de beaux yeux
+limpides, dont il ne put soutenir le regard. Il se troubla et fut
+confondu. C'était un grand vilain homme roux, comme Judas Iscariote.
+
+Cette affaire, connue par les gazettes, fit l'entretien de Paris. On en
+parla dans les salons, dans les promenades, chez le barbier et chez le
+limonadier. Et partout madame de la Morangère inspirait autant de
+sympathie que le Lescot donnait de dégoût.
+
+La curiosité publique était vive encore quand j'accompagnai M. l'abbé
+Jérôme Coignard, mon bon maître, chez M. Blaizot qui, comme vous savez,
+est libraire, rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_.
+
+Nous trouvâmes dans la boutique le secrétaire particulier d'un ministre
+d'État, M. Gentil, qui se cachait le visage dans un livre nouvellement
+venu de Hollande, et le célèbre M. Roman, qui a traité de la raison
+d'État en divers ouvrages estimés. Le vieux M. Blaizot, derrière son
+comptoir, lisait la gazette.
+
+M. Jérôme Coignard se coula jusqu'à lui pour attraper par-dessus ses
+épaules les nouvelles dont il était friand. Ce savant homme et d'un si
+beau génie, ne possédait aucune part des biens de ce monde et quand il
+avait bu une chopine au _Petit-Bacchus_, il ne lui restait pas un sou
+dans sa poche pour acheter les feuilles publiques. Ayant lu sur le dos
+de M. Blaizot la déposition de la dame de la Morangère, il s'écria que
+cela était bien, et qu'il lui plaisait de voir l'iniquité crouler du
+haut de sa tour sous la faible main d'une femme, comme il en est des
+exemples merveilleux rapportés dans l'Écriture.
+
+--Cette dame, ajouta-t-il, bien qu'alliée à des publicains que je n'aime
+point, est semblable à ces femmes fortes, si vantées au livre des Rois.
+Elle plaît par un rare mélange de droiture et de finesse et j'applaudis
+à sa piquante victoire.
+
+M. Roman l'interrompit:
+
+--Prenez garde, monsieur l'abbé, dit-il en étendant le bras, prenez
+garde que vous considérez cette affaire sous un aspect individuel et
+particulier, sans vous inquiéter, comme vous devriez le faire, des
+intérêts publics qui y sont liés. Il faut voir en tout la raison d'État
+et il est clair que cette raison souveraine exigeait que madame de la
+Morangère ne parlât pas ou que ses paroles ne trouvassent pas de
+créance.
+
+M. Gentil leva le nez de dessus son livre.
+
+--On a beaucoup exagéré, dit-il, l'importance de cet incident.
+
+--Ah! monsieur le secrétaire, reprit M. Roman, nous ne croirons pas
+qu'un incident qui vous fera perdre votre place soit sans importance.
+Car vous en périrez, monsieur, vous et votre maître. Pour ma part, j'en
+suis aux regrets. Mais ce qui me consolerait de la chute des ministres
+que le coup atteint, c'est l'impuissance où ils furent de le prévenir.
+
+M. Gentil fit entendre par un petit clignement d'oeil, qu'il entrait, sur
+ce point, dans les vues de M. Roman.
+
+Celui-ci poursuivit:
+
+--L'État est comme le corps humain. Toutes les fonctions qu'il accomplit
+ne sont pas nobles. Aussi en est-il qu'il faut cacher, je dis des plus
+nécessaires.
+
+--Ah! monsieur, dit l'abbé, était-il donc nécessaire que le Lescot agît
+de la sorte avec la pauvre femme d'un prisonnier? C'était une infamie!
+
+--Oh! dit M. Roman, ce fut une infamie quand on le sut. Avant, ce
+n'était rien. Si vous voulez jouir de ce bienfait d'être gouvernés, qui
+seul met les hommes au-dessus des animaux, il faut laisser aux
+gouvernants les moyens d'exercer le pouvoir. Et le premier de ces moyens
+est le secret. C'est pourquoi le gouvernement populaire, qui est le
+moins secret de tous, en est aussi le plus faible. Croyez-vous donc,
+monsieur l'abbé, qu'on puisse conduire les hommes par la vertu? Ce
+serait une grande rêverie.
+
+--Je ne le crois pas, répondit mon bon maître. J'ai observé, dans les
+fortunes diverses de ma vie, que les hommes étaient de méchantes bêtes,
+qu'on ne parvient à contenir que par force et par ruse. Mais encore y
+faut-il mettre quelque mesure, et ne point trop offenser le peu de bons
+sentiments qui est mêlé dans leur âme aux mauvais instincts. Car enfin,
+monsieur, l'homme, tout lâche, bête et cruel qu'il est, fut formé à
+l'image de Dieu, et il lui reste quelques traits de sa première figure.
+Un gouvernement qui, sortant de la médiocre et commune honnêteté,
+scandalise les peuples, doit être déposé.
+
+--Parlez plus bas, monsieur l'abbé, dit le secrétaire.
+
+--Le souverain n'a jamais tort, dit M. Roman, et vos maximes, monsieur
+l'abbé, sont d'un séditieux. Vous mériteriez, vous et vos pareils, de
+n'être plus gouvernés du tout.
+
+--Oh! dit mon bon maître, si le gouvernement, comme vous nous le donnez
+à entendre, consiste dans la fourbe, la violence, et les exactions de
+toutes sortes, il n'y a pas beaucoup à craindre que cette menace soit
+suivie d'effet; et nous trouverons longtemps encore des ministres d'État
+et des gouverneurs de provinces pour faire nos affaires. Seulement je
+voudrais bien qu'il en vînt d'autres à la place de ceux-ci. Les nouveaux
+ne pourraient être plus mauvais que les anciens, et qui sait si même ils
+ne seraient pas un peu meilleurs?
+
+--Prenez garde, dit M. Roman, prenez garde! Ce qu'il y a d'admirable
+dans l'État, c'est la suite et la continuité et, s'il ne se trouve pas
+au monde un État parfait, c'est, à mon sens, qu'au temps de Noé, le
+déluge jeta du trouble dans la transmission des couronnes. C'est un
+désordre dont nous ne sommes pas encore bien remis aujourd'hui.
+
+--Monsieur, reprit mon bon maître, vous êtes plaisant avec vos théories.
+L'histoire du monde est pleine de révolutions; on n'y voit que des
+guerres civiles, tumultes, séditions causés par la méchanceté des
+princes, et je ne sais ce qu'il faut admirer le plus à cette heure de
+l'impudence des gouvernants ou de la patience des peuples.
+
+Le secrétaire se plaignit alors que M. l'abbé Coignard méconnût les
+bienfaits de la royauté et M. Blaizot nous représenta qu'il n'était pas
+séant de disputer des affaires publiques dans l'échoppe d'un libraire.
+
+Quand nous fûmes dehors, je tirai mon bon maître par la manche.
+
+--Monsieur l'abbé, lui dis-je, avez-vous donc oublié la vieille de
+Syracuse, que vous voulez maintenant changer le tyran?
+
+--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, j'en conviens de bonne grâce,
+je suis tombé dans la contradiction. Mais cette ambiguïté que vous
+relevez justement dans mes discours n'est pas aussi maligne que celle
+nommée antinomie par les philosophes. Charron, dans son livre de _la
+Sagesse_, affirme qu'il existe des antinomies qu'on ne peut résoudre.
+Pour ma part, à peine suis-je plongé dans la méditation de la nature,
+que je vois apparaître à mon esprit une demi-douzaine de ces diablesses
+qui se prennent de bec devant moi et font mine de s'entr'arracher les
+yeux; et l'on sait bien tout de suite qu'on ne viendra jamais à bout de
+réconcilier entre elles ces obstinées mégères. Je perds tout espoir de
+les mettre d'accord, et c'est leur faute si je n'ai pas fait beaucoup
+avancer la métaphysique. Mais dans le cas présent, la contradiction,
+Tournebroche, mon fils, n'est qu'apparente. Ma raison est toujours avec
+la vieille de Syracuse. Je pense aujourd'hui ce que je pensais hier.
+Seulement je viens de me laisser emporter par le coeur et de céder à la
+passion, comme le vulgaire.
+
+
+
+
+V
+
+LES OEUFS DE PÂQUES
+
+
+Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis de
+Saint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu'il aimât le carême; ce
+sentiment n'eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il en
+observait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu'il était. Faute
+d'argent pour acheter des dispenses à l'archevêché, il soupait de
+merluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et ses
+hôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l'abbé
+Jérôme Coignard. Ma sainte mère n'eût point souffert que Miraut, notre
+gardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait ni
+chair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l'abbé
+Coignard lui représentait-il que c'était là mal faire et qu'en bonne
+justice Miraut, qui n'avait point de part aux sacrés mystères de la
+rédemption, n'en devait point souffrir dans sa pitance.
+
+--Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nous
+mangions de la merluche comme membres de l'Église; mais il y a quelque
+superstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer, comme vous
+le faites, un chien à des macérations infiniment précieuses par
+l'intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans cela
+méprisables et ridicules. C'est un abus que votre simplicité rend
+innocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez un
+chrétien d'un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, va
+droit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu'à
+soutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les fils
+d'Adam. Et rien n'est plus contraire aux Écritures.
+
+--Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras le
+vendredi saint, je m'imaginerais qu'il est juif et je le prendrais en
+horreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l'abbé?
+
+Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin:
+
+--Ah! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous ne
+péchez pas, je vous dis en vérité que vous n'avez point de malice et que
+je croirais à votre salut éternel plutôt qu'à celui de cinq ou six
+évêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beaux
+traités de droit canon.
+
+Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s'en allait avec M.
+l'abbé Coignard faire un tour au _Petit-Bacchus_.
+
+C'est ainsi qu'à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_, nous passions le
+saint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches de
+Saint-Benoît-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, mon
+père embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, au
+coin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse en
+remuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué,
+presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont il
+acceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moins
+cruels. C'était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associât
+à ses oeuvres pies une créature si raisonnable.
+
+Après avoir entendu la grand'messe, nous dînions dans la boutique bien
+odorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse. Il avait
+communément pour convives quelques clercs de procureur et mon bon
+maître, M. l'abbé Coignard. A Pâques de l'an de grâce 1725, il m'en
+souvient, mon bon maître nous amena M. Nicolas Cerise qu'il avait tiré
+d'une soupente de la rue des Maçons où ce savant homme écrivait tout le
+jour et toute la nuit, pour les éditeurs de Hollande, des nouvelles de
+la république des lettres. Sur la table une montagne d'oeufs rouges
+s'élevait dans un panier de fil de fer. Et, quand l'abbé Coignard eut
+dit le _Benedicite_, ces oeufs fournirent la matière de l'entretien.
+
+--On lit dans Ælius Lampridus, dit M. Nicolas Cerise, qu'une poule
+appartenant au père d'Alexandre Sévère pondit un oeuf rouge le jour de la
+naissance de cet enfant destiné à l'empire.
+
+--Ce Lampride, qui n'avait pas beaucoup d'esprit, répondit mon bon
+maître, devait laisser ce conte aux bonnes femmes qui le répandaient.
+Vous avez trop de jugement, monsieur, pour faire sortir de cette fable
+absurde la coutume chrétienne de servir des oeufs rouges le jour de
+Pâques.
+
+--Je ne crois pas, en effet, répliqua M. Nicolas Cerise, que cet usage
+vienne de l'oeuf d'Alexandre Sévère. La seule conclusion que je veuille
+tirer du fait rapporté par Lampridus, c'est qu'un oeuf rouge présageait
+chez les païens le pouvoir suprême. Au reste, ajouta-t-il, il fallait
+que cet oeuf eût été rougi de quelque manière, car les poules ne pondent
+pas d'oeufs rouges.
+
+--Pardonnez-moi, dit ma mère qui, debout, près de la cheminée,
+garnissait les plats, j'ai vu, dans mon enfance, une poule noire qui
+donnait des oeufs tirant sur le brun; c'est pourquoi je croirais
+volontiers qu'il y a des poules dont les oeufs sont rouges ou d'une
+couleur approchant le rouge, telle, par exemple, que la couleur de la
+brique.
+
+--Cela est bien possible, dit mon bon maître, et la nature est beaucoup
+plus diverse et variée dans ses productions que nous ne le croyons
+communément. Il y a, dans la génération des animaux des bizarreries de
+toute sorte, et l'on voit dans les cabinets d'histoire naturelle des
+monstres plus étranges qu'un oeuf rouge.
+
+--C'est ainsi, reprit M. Nicolas Cerise, qu'on garde dans le cabinet du
+roi un veau à cinq pattes et un enfant à deux têtes.
+
+--J'ai vu mieux encore à Auneau, près Chartres, dit ma mère en posant
+sur la table une douzaine d'aunes de saucisses aux choux dont la fumée
+agréable montait aux solives du plancher. J'ai vu, messieurs, un enfant
+nouveau-né avec des pattes d'oie et une tête de serpent. La sage-femme
+qui le reçut en eut tant d'horreur qu'elle le jeta au feu.
+
+--Prenez garde, s'écria M l'abbé Jérôme Coignard, prenez garde que
+l'homme naît de la femme pour servir Dieu et qu'il est inconcevable
+qu'on le puisse servir avec une tête de serpent, et qu'en conséquence il
+n'y a pas d'enfants de cette sorte, et que votre sage-femme rêvait ou
+qu'elle s'est moquée de vous.
+
+--Monsieur l'abbé, dit M. Nicolas Cerise avec un petit sourire, vous
+avez vu comme moi, dans le cabinet du roi, un fétus à quatre jambes et
+deux sexes conservé dans un bocal rempli d'esprit-de-vin et, dans un
+autre bocal, un enfant sans tête avec un oeil au-dessus du nombril. Ces
+monstres pouvaient-ils mieux servir Dieu que l'enfant à tête de serpent
+dont parle notre hôtesse? Et que dire de ceux qui ont deux têtes, en
+sorte qu'on ne sait s'ils ont aussi deux âmes? Avouez, monsieur l'abbé,
+que la nature, en s'amusant à ces jeux cruels, embarrasse quelque peu
+les théologiens.
+
+Mon bon maître ouvrait déjà la bouche pour répondre, et sans doute il
+eût détruit tout à fait l'objection de M. Nicolas Cerise, mais ma mère,
+que rien n'arrêtait quand elle avait envie de parler, le devança en
+disant très haut que l'enfant d'Auneau n'était pas une créature humaine
+et que c'était le diable qui l'avait fait à une boulangère.
+
+--Et la preuve, ajouta-t-elle, c'est que personne ne songea à le
+baptiser et qu'on l'enterra dans une serviette au fond du courtil. Si
+ç'avait été une créature humaine, on l'aurait mise en terre sainte.
+Quand le diable fait un enfant à une femme, il le fait en forme
+d'animal.
+
+--Ma bonne femme, lui répondit M. l'abbé Coignard, il est merveilleux
+qu'une villageoise en sache sur le diable plus long qu'un docteur en
+théologie et j'admire que vous vous en rapportiez à la matrone d'Auneau
+sur le point de savoir si tel fruit d'une femme appartient ou non à
+l'humanité rachetée par le sang de Dieu. Croyez-m'en: ces diableries ne
+sont que de sales imaginations dont vous devez nettoyer votre esprit. On
+ne lit point dans les Pères que le diable fasse des enfants aux filles.
+Toutes ces histoires de fornications sataniques sont des rêveries
+dégoûtantes, et c'est une honte que des jésuites et des dominicains en
+aient fait des traités.
+
+--Vous parlez bien, l'abbé, dit M. Nicolas Cerise, en piquant une
+saucisse dans le plat. Mais vous ne répondez point à ce que je disais,
+que les enfants qui naissent sans tête ne sont pas bien appropriés aux
+fins de l'homme, qui sont, dit l'Église, de connaître, de servir et
+d'aimer Dieu, et qu'en cela, comme dans la quantité des germes qui se
+perdent, la nature n'est pas, à vrai dire, suffisamment théologique et
+chrétienne. J'ajouterai qu'elle n'est guère religieuse dans aucun de ses
+actes et qu'elle semble ignorer son Dieu. Voilà ce qui m'effraye,
+l'abbé.
+
+--Oh! s'écria mon père, en agitant au bout de sa fourchette un pilon de
+la volaille qu'il découpait, oh! que voilà des discours ténébreux,
+maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd'hui.
+Aussi bien est-ce la faute de ma femme, qui nous sert un enfant à tête
+de serpent, comme si ce plat était agréable à d'honnêtes convives.
+Faut-il que de mes beaux oeufs rouges soient sorties tant d'histoires
+diaboliques!
+
+--Ah! notre hôte, dit M. l'abbé Coignard, il est vrai que de l'oeuf
+sortent toutes choses. Sur cette idée les païens ont imaginé des fables
+très philosophiques. Mais que d'oeufs aussi chrétiens sous leur pourpre
+antique, que ceux que nous venons de manger, s'échappe une telle volée
+d'impiétés sauvages, c'est ce dont je demeure confondu.
+
+M. Nicolas Cerise regarda mon bon maître d'un oeil clignotant et lui dit
+avec un rire mince:
+
+--Monsieur l'abbé Coignard, ces oeufs, dont les coquilles teintes de
+betterave jonchent le plancher sous nos pieds, ne sont point, dans leur
+essence, aussi chrétiens et catholiques qu'il vous plaît de le croire.
+Les oeufs de Pâques sont, au contraire, d'origine païenne et rappellent,
+au moment de l'équinoxe de printemps, l'éclosion mystérieuse de la vie.
+C'est un vieux symbole qui s'est conservé dans la religion chrétienne.
+
+--On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, que
+c'est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n'ai nul
+goût à charger la religion de subtilités symboliques, je croirais
+volontiers que la joie de manger des oeufs, dont on a été privé durant le
+carême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur les
+tables avec honneur et vêtus de la pourpre royale. Mais il n'importe, et
+ce ne sont là que des bagatelles dont s'amusent les esprits érudits et
+les bibliothécaires. Ce qu'il y a de considérable dans vos propos,
+monsieur Nicolas Cerise, c'est que vous opposez la nature à la religion
+et que vous les voulez faire ennemies l'une de l'autre. Impiété,
+monsieur Nicolas Cerise, si horrible que ce bonhomme de rôtisseur
+lui-même en a frémi sans la comprendre! Mais je n'en suis point troublé,
+et de tels arguments ne peuvent séduire une minute un esprit qui sait se
+diriger.
+
+En effet, vous avez procédé, monsieur Nicolas Cerise, par cette voie
+rationnelle et scientifique, qui n'est qu'une étroite, courte et sale
+impasse, au fond de laquelle on se casse le nez inglorieusement. Vous
+avez raisonné à la manière d'un apothicaire méditatif, qui croit
+connaître la nature parce qu'il en flaire quelques apparences. Et vous
+avez jugé que la génération naturelle, qui produit des monstres, n'est
+pas dans le secret de Dieu qui crée des hommes pour célébrer sa gloire:
+_Pulcher hymnus Dei homo immortalis_. Vous étiez bien généreux de ne
+point parler aussi des nouveau-nés qui meurent sitôt le jour, des fous,
+des imbéciles et de toutes personnes qui ne vous semblent point, selon
+l'expression de Lactance, un bel hymne de Dieu, _pulcher hymnus Dei_.
+Mais qu'en savez-vous et qu'en savons-nous, monsieur Nicolas Cerise?
+Vous me prenez pour un de vos lecteurs d'Amsterdam ou de la Haye, de
+vouloir me faire entendre que l'inintelligible nature est une objection
+à notre très sainte foi chrétienne. La nature, monsieur, n'est à nos
+yeux qu'une suite d'images incohérentes auxquelles il nous est
+impossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selon
+elle, et en la suivant à la piste, je ne puis discerner dans l'enfant
+qui naît ni le chrétien, ni l'homme, ni seulement l'individu, et que la
+chair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable. Mais cela n'est
+rien et nous ne voyons que l'envers de la tapisserie. Ne nous y
+attachons pas, et sachons que, de ce côté, nous ne pouvons rien
+connaître. Tournons-nous tout entiers vers l'intelligible qui est l'âme
+humaine unie à Dieu.
+
+Vous êtes plaisant, monsieur Nicolas Cerise, avec la nature et la
+génération. Vous me faites l'effet d'un bourgeois qui croirait avoir
+surpris les secrets du roi, parce qu'il a vu les peintures qui décorent
+la salle du conseil. De même que les secrets sont dans les discours du
+souverain et des ministres, la destinée de l'homme est dans la pensée,
+qui procède à la fois de la créature et du créateur. Le reste n'est
+qu'amusement et niaiseries propres à divertir les badauds, dont on voit
+beaucoup dans les Académies. Ne me parlez pas de la nature, si ce n'est
+de ce qu'on en voit au _Petit-Bacchus_, dans la personne de Catherine la
+dentellière, qui est ronde et bien formée.
+
+Et vous, mon hôte, ajouta M. l'abbé Coignard, donnez-moi à boire, car
+j'ai la pépie par la faute de monsieur Nicolas Cerise, qui croit que la
+nature est athée. Et, par tous les diables, elle l'est et le doit être
+en quelque manière, monsieur Nicolas Cerise; et si toutefois elle narre
+la gloire de Dieu, c'est sans connaissance, car il n'est point de
+connaissance si ce n'est dans l'esprit de l'homme, qui seul procède du
+fini et de l'infini. A boire!
+
+Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître, M. l'abbé Coignard, et à
+M. Nicolas Cerise, et il les obligea à trinquer, ce qu'ils firent de bon
+coeur, car ils étaient honnêtes gens.
+
+
+
+
+VI
+
+LE NOUVEAU MINISTÈRE
+
+
+M. Shippen, qui exerçait à Greenwich l'état de serrurier, dînait chaque
+jour, durant son passage à Paris, à la rôtisserie de _la Reine
+Pédauque_, en compagnie de son hôte et de M. l'abbé Jérôme Coignard, mon
+bon maître. Ce jour-là, au dessert, ayant, selon sa coutume, demandé une
+bouteille de vin, allumé sa pipe et tiré de sa poche la _Gazette de
+Londres_, il se mit à fumer, à boire et à lire avec tranquillité. Puis,
+repliant sa gazette et posant sa pipe sur le bord de la table:
+
+--Messieurs, dit-il, le ministère est renversé.
+
+--Oh! dit mon bon maître, ce n'est pas une affaire de conséquence.
+
+--Pardonnez-moi, répondit M. Shippen, c'est une affaire de conséquence,
+car le précédent ministère étant tory, le nouveau sera whig, et
+d'ailleurs tout ce qui se fait en Angleterre est considérable.
+
+--Monsieur, répondit mon bon maître, nous avons vu en France des
+changements plus grands que celui-là. Nous avons vu les quatre charges
+de secrétaire d'État remplacées par six ou sept conseils de dix membres
+chacun et messieurs les secrétaires d'État coupés en dix morceaux, puis
+rétablis dans leur forme première. A chacun de ces changements les uns
+juraient que tout était perdu, les autres que tout était sauvé. Et l'on
+en fit des chansons. Pour ma part je prends peu d'intérêt à ce qui se
+fait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n'en
+est pas changé, qu'après les réformes les hommes sont, comme devant,
+égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et
+qu'il s'y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de
+mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la
+société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler,
+car il est fondé sur la misère et l'imbécillité humaine, et ce sont là
+des assises qui ne manqueront jamais. Tout l'édifice en acquiert une
+solidité qui défie l'effort des plus mauvais princes et de cette foule
+ignare de magistrats, dont ils sont assistés.
+
+Mon père, qui, la lardoire à la main, écoutait ce discours, y fit avec
+une fermeté déférente cet amendement, qu'il peut se trouver de bons
+ministres et qu'il se rappelait notamment l'un d'eux, récemment décédé,
+comme l'auteur d'une ordonnance très sage protégeant les rôtisseurs
+contre l'ambition dévorante des bouchers et des pâtissiers.
+
+--Il se peut, monsieur Tournebroche, reprit mon bon maître, et c'est une
+affaire à examiner avec les pâtissiers. Mais ce qu'il importe de
+considérer, c'est que les empires subsistent, non par la sagesse de
+quelques secrétaires d'État, mais par le besoin de plusieurs millions
+d'hommes qui, pour vivre, travaillent à toutes sortes d'arts bas et
+ignobles, tels que l'industrie, le commerce, l'agriculture, la guerre et
+la navigation. Ces misères privées forment ce qu'on appelle la grandeur
+des peuples, et le prince ni les ministres n'y ont point de part.
+
+--Vous vous trompez, monsieur, dit l'Anglais, les ministres y ont une
+part en faisant des lois dont une seule peut enrichir ou ruiner la
+nation.
+
+--Oh! pour cela, répondit l'abbé, c'est une chance à courir. Comme les
+affaires d'un État sont d'une étendue que l'esprit d'un homme n'embrasse
+point, il faut pardonner aux ministres d'y travailler aveuglément, ne
+garder aucun ressentiment du mal ou du bien qu'ils ont fait, et
+concevoir qu'ils agissaient comme à Colin-Maillard. Au reste, ce mal et
+ce bien nous sembleraient petits à les estimer sans superstition, et je
+doute, monsieur, qu'une loi ou ordonnance puisse avoir l'effet que vous
+dites. J'en juge par les filles de joie, qui sont à elles seules, en une
+année, l'objet de plus d'édits qu'il ne s'en rend dans un siècle pour
+tous les autres corps du royaume et qui n'en exercent pas moins leur
+négoce avec une exactitude qui tient des forces naturelles. Elles se
+rient des candides noirceurs qu'un magistrat du nom de Nicodème médite à
+leur endroit, et se moquent du maire de Baiselance[2], qui a formé pour
+leur ruine, avec plusieurs fiscaux et procureurs, une ligue impuissante.
+Je puis vous dire que Catherine la dentellière ignore jusqu'au nom de ce
+Baiselance et qu'elle l'ignorera jusqu'à sa fin, qui sera chrétienne, du
+moins je l'espère. Et j'en induis que toutes les lois, dont un ministre
+gonfle son portefeuille, sont de vaines paperasses qui ne peuvent ni
+nous faire vivre, ni nous empêcher de vivre.
+
+--Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par la
+bassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude. Vous
+parleriez autrement des ministres et des lois si vous aviez le bonheur
+de jouir, comme moi, d'un gouvernement libre.
+
+--Monsieur Shippen, dit l'abbé, la liberté vraie est celle d'une âme
+affranchie des vanités de ce monde. Quant aux libertés publiques, je
+m'en moque comme d'une guigne. Ce sont là des illusions dont on amuse la
+vanité des ignorants.
+
+--Vous me confirmez, dit M. Shippen, dans cette idée que les Français
+sont des singes.
+
+--Permettez! s'écria mon père en agitant sa lardoire, il se trouve aussi
+parmi eux des lions.
+
+--Il n'y manque donc que des citoyens, reprit M. Shippen. Tout le monde,
+dans le jardin des Tuileries, y dispute des affaires publiques, sans
+qu'il sorte jamais de ces querelles une idée raisonnable. Votre peuple
+n'est qu'une ménagerie turbulente.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, il est vrai que les sociétés humaines,
+quand elles atteignent un degré de politesse, deviennent des manières de
+ménageries, et que le progrès des moeurs est de vivre en cage, au lieu
+d'errer misérablement dans les bois. Et cet état est commun à tous les
+pays d'Europe.
+
+--Monsieur, dit le serrurier de Greenwich, l'Angleterre n'est pas une
+ménagerie, car elle a un Parlement, dont ses ministres dépendent.
+
+--Monsieur, dit l'abbé, il se pourra faire qu'un jour la France ait
+aussi des ministres soumis à un Parlement. Mieux encore. Le temps
+apporte beaucoup de changements aux constitutions des empires, et l'on
+peut imaginer que la France adopte, dans un siècle ou deux, le
+gouvernement populaire. Mais, monsieur, les secrétaires d'État, qui sont
+peu de chose aujourd'hui, ne seront plus rien alors. Car au lieu de
+dépendre du monarque, dont ils tiennent la puissance et la durée, ils
+seront soumis à l'opinion du peuple et participeront de son instabilité.
+Il est à remarquer que les ministres n'exercent le pouvoir avec quelque
+force que dans les monarchies absolues, comme il se voit par les
+exemples de Joseph, fils de Jacob, ministre de Pharaon, et d'Aman,
+ministre d'Assuérus, qui eurent une grande part au gouvernement, le
+premier en Égypte et le second chez les Persans. Il fallut l'occasion
+d'une royauté forte et d'un roi faible pour armer en France le bras d'un
+Richelieu. Dans l'état populaire les ministres deviendront si débiles
+que leur méchanceté même et leur sottise ne causeront plus de mal.
+
+»Ils ne recevront des états généraux qu'une autorité incertaine et
+précaire; ne pouvant se permettre de longs espoir ni de vastes pensées,
+ils useront en expédients misérables leur éphémère existence. Ils
+jauniront dans le triste effort de lire sur les cinq cents visages d'une
+assemblée des ordres pour agir. Cherchant en vain leur propre pensée
+dans la pensée d'une foule d'hommes ignorants et divisés, ils languiront
+en une impuissance inquiète. Ils se déshabitueront de rien préparer ni
+de rien prévoir, et ne s'étudieront plus qu'à l'intrigue et au mensonge.
+Ils tomberont de si bas que leur chute ne leur fera point de mal, et
+leurs noms, charbonnés sur les murs par les petits grimauds d'école,
+feront rire les bourgeois.
+
+A ce discours, M. Shippen haussa les épaules.
+
+--C'est possible, dit-il; et je vois assez bien les Français dans cet
+état.
+
+--Oh! dit mon bon maître, en cet état le monde ira son train. Il faudra
+manger. C'est la grande nécessité qui engendre toutes les autres.
+
+M. Shippen dit en secouant sa pipe:
+
+--En attendant, on nous promet un ministre qui favorisera les
+agriculteurs, mais qui ruinera le commerce si on le laisse faire. C'est
+à moi d'y prendre garde, puisque je suis serrurier à Greenwich.
+J'assemblerai les serruriers et je les haranguerai.
+
+Il mit sa pipe dans sa poche et sortit sans nous donner le bonsoir.
+
+
+
+
+VII
+
+LE NOUVEAU MINISTÈRE
+
+(SUITE ET FIN)
+
+
+Après le souper, comme la soirée était belle, M. l'abbé Jérôme Coignard
+fit quelques pas dans la rue Saint-Jacques où s'allumaient les
+lanternes, et j'eus l'honneur de l'accompagner. Il s'arrêta sous le
+porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, et, me montrant de sa belle main
+grasse, faite pour les démonstrations scolastiques aussi bien que pour
+les caresses délicates, l'un des bancs de pierre rangés des deux côtés
+sous des statues très gothiques accompagnées de barbouillages obscènes:
+
+--Tournebroche, mon fils, me dit-il, si vous m'en croyez, nous prendrons
+le frais un moment sur ces vieilles pierres luisantes, où tant de gueux
+sont venus, avant nous, reposer leurs misères. Il se peut que deux ou
+trois de ces innombrables malheureux y aient échangé entre eux des
+propos excellents. Nous risquerons d'y attraper des puces. Mais étant,
+mon fils, dans l'âge des amours, vous croirez que ce sont celles de
+Jeannette la vielleuse ou de Catherine la dentellière, qui ont coutume
+d'y amener leurs galants à la brune, et leur piqûre vous sera douce.
+C'est une illusion permise à votre jeunesse. Pour moi, qui ai passé
+l'âge des charmantes erreurs, je me dirai qu'il ne faut pas trop
+accorder aux délicatesses de la chair et que le philosophe ne doit pas
+s'inquiéter des puces, qui sont, comme le reste de l'univers, un grand
+mystère de Dieu.
+
+Ce disant, il s'assit en prenant soin de ne point déranger un petit
+Savoyard et sa marmotte qui dormaient leur sommeil innocent sur le vieux
+banc de pierre. Je pris place à son côté. L'entretien qui avait rempli
+le dîner de midi me revenant à l'esprit:
+
+--Monsieur l'abbé, demandai-je à ce bon maître, vous parliez tantôt des
+ministres. Ceux du roi n'imposaient à votre esprit ni par leur habit et
+leur carrosse, ni par leur génie, et vous les jugiez avec la liberté
+d'une âme que rien n'étonne. Puis, considérant le sort de ces officiers
+dans l'état populaire (s'il venait jamais à s'établir), vous nous les
+représentiez misérables à l'excès, et moins dignes de louanges que de
+pitié. Seriez-vous contraire aux gouvernements libres, renouvelés des
+républiques de l'antiquité?
+
+--Mon fils, répondit mon bon maître, je suis de moi-même enclin à aimer
+le gouvernement populaire. L'humilité de ma condition m'y porte, et les
+Saintes Écritures, dont j'ai fait quelque étude, m'affermissent dans
+cette préférence, car le Seigneur a dit dans Ramatha: «Les anciens
+d'Israël veulent un roi afin que je ne règne point sur eux. Or, voici
+quel sera le droit du roi qui vous gouvernera: Il prendra vos enfants
+pour conduire ses chariots, et il les fera courir devant son char. Il
+fera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères.
+_Filias quoque vestras faciet sibi unguentarias et fecarias et
+panificas_.» Cela est dit expressément au livre des Rois, où l'on voit
+encore que le monarque apporte à ses sujets deux présents funestes, la
+guerre et la dîme. Et s'il est vrai que les monarchies sont
+d'institution divine, il est également vrai qu'elles présentent tous les
+caractères de l'imbécillité et de la méchanceté humaines. Il est
+croyable que le Ciel les a données aux peuples pour leur châtiment: _Et
+tribuit eis petitionem eorum_.
+
+ Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes;
+ Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
+
+»Je pourrais, mon fils, vous rapporter plusieurs beaux endroits des
+auteurs anciens où la haine de la tyrannie est rendue avec une admirable
+vigueur. Enfin, je crois avoir toujours montré quelque force d'âme en
+méprisant les grandeurs de chair et j'ai, tout autant que le janséniste
+Blaise Pascal, le dégoût des trognes à épée. Toutes ces raisons parlent
+dans mon coeur et dans mon esprit pour le gouvernement populaire. J'en ai
+fait le sujet de méditations que je mettrai quelque jour par écrit dans
+un ouvrage de ce genre dont on dit qu'il faut casser l'os pour trouver
+la moelle; je veux vous faire entendre que je composerai un nouvel
+_Éloge de la folie_, qui semblera frivole à la frivolité, mais où les
+sages reconnaîtront la sagesse prudemment cachée sous la marotte et le
+bonnet vert. Bref, je serai un autre Érasme; j'instruirai, à son
+exemple, les peuples par un docte et judicieux badinage. Et vous
+trouverez, mon fils, dans un chapitre de ce traité, tous les
+éclaircissements au sujet qui vous intéresse; vous y connaîtrez la
+condition des ministres placés dans la dépendance des états ou
+assemblées populaires.
+
+--Ah! monsieur l'abbé, m'écriai-je, combien j'ai hâte de lire ce livre!
+Quand pensez-vous qu'il sera écrit?
+
+--Je ne sais, répondit mon bon maître. Et, à vrai dire, je crois que je
+ne l'écrirai jamais. Les desseins que forment les hommes sont souvent
+traversés. Nous ne disposons pas de la moindre parcelle de l'avenir, et
+cette incertitude, commune à toute la race d'Adam, est chez moi portée à
+l'extrême par un long enchaînement d'infortunes. C'est pourquoi, mon
+fils, je désespère de pouvoir jamais composer cette facétie respectable.
+Sans vous faire sur ce banc un traité politique, je vous dirai du moins
+comment j'eus l'idée d'introduire dans mon livre imaginaire un chapitre
+où paraîtraient la faiblesse et la malice des serviteurs que prendra le
+bonhomme Démos, quand il sera le maître, s'il le devient jamais, ce dont
+je ne décide point: car je ne me mêle pas de prophétiser, laissant ce
+soin aux pucelles, qui vaticinent à l'exemple des sibylles telles que la
+Cumane, la Persique et la Tiburtine, _quarum insigne virginitas est et
+virginitatis præmium divinatio_. Venons-en donc à notre sujet. Il y a de
+cela vingt ans environ, j'habitais la plaisante ville de Séez, où
+j'étais bibliothécaire de monsieur l'évêque.
+
+»Des comédiens errants, qui passaient d'aventure, jouèrent, dans une
+grange, une tragédie assez bonne. J'y allai et vis paraître un empereur
+romain dont la perruque était ornée de plus de lauriers qu'un jambon de
+la foire Saint-Laurent. Il s'assit dans un fauteuil de chanoine; ses
+deux ministres, en habit de cour, avec leurs grands cordons, prirent
+place à ses côtés sur des tabourets; et tous trois formèrent le Conseil
+d'État sur les quinquets qui puaient excessivement. Dans la suite des
+délibérations, l'un des conseillers traça un portrait satirique des
+consuls aux derniers temps de la République. Il les montrait impatients
+d'user et d'abuser de leur puissance passagère, ennemis du bien public,
+jaloux de leurs successeurs, en qui ils étaient seulement assurés de
+trouver les complices de leurs rapines et de leurs concussions. Voici
+comme il parlait:
+
+ Ces petits souverains qu'on fait pour une année,
+ Voyant d'un temps si court leur puissance bornée,
+ Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
+ De peur de le laisser à celui qui les suit.
+ Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
+ Dans le champ du public largement ils moissonnent,
+ Assurés que chacun leur pardonne aisément,
+ Espérant à son tour un pareil traitement.
+
+»Or, mon fils, ces vers qui, par l'exactitude sentencieuse, rappellent
+les quatrains de Pibrac, sont plus excellents, pour le sens, que le
+reste de la tragédie, qui sent un peu trop les frivolités pompeuses de
+la Fronde des princes et qui est toute gâtée par les galanteries
+héroïques d'une manière de duchesse de Longueville, qui y paraît sous le
+nom d'Émilie. J'ai pris soin de les retenir afin de les méditer. Car on
+trouve de belles maximes, même dans les ouvrages de théâtre. Ce que le
+poète dit en ces huit vers des consuls de la République romaine
+s'applique également aux ministres des démocraties, dont le pouvoir est
+précaire.
+
+»Ils sont faibles, mon fils, parce qu'ils dépendent d'une assemblée
+populaire incapable également des vues grandes et profondes d'un
+politique et de l'imbécillité innocente d'un roi fainéant. Les ministres
+ne sont grands que s'ils secondent, comme Sully, un prince intelligent
+ou s'ils tiennent, comme Richelieu, la place du monarque. Et qui ne sent
+que le Démos n'aura ni la prudence obstinée d'un Henri IV, ni l'inertie
+favorable d'un Louis XIII? A supposer qu'il sache ce qu'il veut, il ne
+saura ni comment sa volonté doit être faite ni seulement si elle est
+faisable. Commandant mal, il sera mal obéi et se croira toujours trahi.
+Les députés qu'il enverra à ses états généraux entretiendront par
+d'ingénieux mensonges ses illusions jusqu'au moment de tomber sous ses
+soupçons injustes ou légitimes. Ces états procéderont de la médiocrité
+confuse des foules dont ils seront issus. Ils rouleront d'obscures et
+multiples pensées. Ils donneront pour tâche aux chefs du gouvernement
+d'exécuter des volontés vagues dont ils n'auront pas eux-mêmes
+conscience, et leurs ministres, moins heureux que l'Oedipe de la Fable,
+seront dévorés tour à tour par le Sphinx aux cent têtes, pour n'avoir
+pas deviné l'énigme dont le Sphinx lui-même ignorait le mot. Leur plus
+grande misère sera de se résigner à l'impuissance, et de parler au lieu
+d'agir. Ils deviendront des rhéteurs, et de très mauvais rhéteurs, car
+le talent, apportant avec lui quelque clarté, les perdrait. Ils devront
+s'étudier à parler pour ne rien dire, et les moins sots d'entre eux
+seront condamnés à mentir plus que les autres. En sorte que les plus
+intelligents deviendront les plus méprisables. Et s'il s'en trouve
+encore d'assez habiles pour conclure des traités, régler les finances et
+pourvoir aux affaires, leurs connaissances ne leur serviront de rien,
+car le temps leur manquera, et le temps est l'étoffe des grandes
+entreprises.
+
+»Cette condition humiliante découragera les bons et donnera de
+l'ambition aux mauvais. De toutes parts, les incapacités ambitieuses
+s'élèveront du fond des bourgades aux premiers emplois de l'État, et
+comme la probité n'est pas naturelle à l'homme, et qu'elle doit y être
+cultivée par de longs soins et par des artifices continus, on verra des
+nuées de concussionnaires s'abattre sur le trésor public. Le mal sera
+beaucoup accru par l'éclat du scandale, puisqu'il est difficile de rien
+cacher dans le gouvernement populaire, et, par la faute de plusieurs,
+tous deviendront suspects.
+
+»Je n'en conclus point, mon fils, que les peuples seront alors plus
+malheureux qu'ils ne sont aujourd'hui. Je vous ai fait assez entendre
+dans nos précédents entretiens que je ne crois pas que le sort de la
+nation dépende du prince et de ses ministres, et que c'est accorder trop
+de vertu aux lois que d'en faire des sources de la prospérité ou de la
+misère publiques. Néanmoins la multitude des lois est funeste, et je
+crains encore que les états généraux n'abusent de leur faculté
+législatrice.
+
+»C'est le péché mignon de Colin et de Jeannot de faire des ordonnances
+en gardant leurs moutons et de dire: «Si j'étais roi!...» Quand Jeannot
+sera roi, il promulguera plus d'édits en un an que n'en colligea dans
+tout son règne l'empereur Justinien. C'est par cet endroit encore que le
+règne de Jeannot me semble redoutable. Mais celui des rois et des
+empereurs fut généralement si mauvais qu'on n'en peut craindre un pire,
+et Jeannot ne fera pas beaucoup plus de sottises, sans doute, ni de
+méchancetés que tous ces princes ceints de la double ou triple couronne
+qui depuis le déluge couvrent le monde de sang et de ruines. Son
+incapacité même et sa turbulence auront cela d'excellent, qu'elles
+rendront impossibles ces savantes correspondances d'État à État, qu'on
+nomme diplomatiques et qui n'aboutissent qu'à allumer artistement des
+guerres inutiles et désastreuses. Les ministres du bonhomme Démos, sans
+cesse talonnés, bousculés, humiliés, bourrés, culbutés et plus assaillis
+de pommes cuites et d'oeufs durs que le pire arlequin du théâtre de la
+foire, n'auront point de loisirs pour préparer poliment dans la paix et
+le secret du cabinet, sur le tapis vert, des carnages, en considération
+de ce qu'on appelle l'équilibre européen et qui n'est que la fortune des
+diplomates. Il n'y aura plus de politique étrangère et ce sera un grand
+bonheur pour la malheureuse humanité.
+
+A ces mots, mon bon maître se leva et reprit de la sorte:
+
+--Il est temps de rentrer, mon fils, car à cette heure le serein me
+pénètre par le défaut de mes habits, qui sont percés en divers endroits.
+Aussi bien, à demeurer plus longtemps sous ce porche, nous risquerions
+d'effaroucher les galants de Catherine et de Jeannette qui attendent ici
+l'heure du berger.
+
+
+
+
+VIII
+
+MESSIEURS LES ÉCHEVINS
+
+
+Ce soir-là, nous allâmes, mon maître et moi, sous la tonnelle du
+_Petit-Bacchus_, où nous trouvâmes Catherine la dentellière, le
+coutelier boiteux et le père qui m'engendra. Ils étaient assis tous
+trois à la même table devant un pot de vin dont ils avaient pris assez
+pour être plaisants et sociables.
+
+On venait d'élire dans les formes deux échevins sur quatre, et mon père
+en discourait selon son état et son génie.
+
+--Le malheur, disait-il, est que les échevins sont gens de robe et non
+point rôtisseurs, et qu'ils tiennent leur magistrature du roi et non des
+marchands, notamment de la corporation des rôtisseurs parisiens dont je
+suis porte-bannière. S'ils étaient de mon choix, ils aboliraient la dîme
+et la gabelle et nous serions tous heureux. À moins que le monde ne
+marche à reculons comme les écrevisses, un jour viendra où les échevins
+seront élus par les marchands.
+
+--N'en doutez point, dit M. l'abbé Coignard, les échevins seront élus un
+jour par les patrons et par les apprentis.
+
+--Prenez garde à ce que vous dites là, monsieur l'abbé, répliqua mon
+père, inquiet et fronçant les sourcils. Quand les apprentis se mêleront
+de nommer les échevins, tout sera perdu. Du temps que j'étais apprenti,
+je ne songeais qu'à mettre à mal le bien et la femme de mon patron. Mais
+depuis que j'ai une boutique et une femme, j'entends les intérêts
+publics, qui sont liés aux miens.
+
+Lesturgeon, notre hôte, apporta un pot de vin. C'était un petit homme
+roux, agile et rude.
+
+--Vous parlez des nouveaux échevins, dit-il, les poings sur les hanches.
+Je souhaite seulement qu'ils en sachent autant que les anciens, qui
+pourtant n'étaient pas bien connaisseurs de l'intérêt public. Mais ils
+commençaient d'apprendre leur état. Vous savez, maître Léonard (il
+parlait à mon père), que l'école où les enfants de la rue Saint-Jacques
+vont apprendre leur Croix-de-Dieu est bâtie de bois et qu'il suffirait
+d'un fusil et d'un copeau pour la faire flamber comme un feu de la
+Saint-Jean. J'en avisai messieurs de l'Hôtel de Ville. Ma lettre ne
+péchait pas par le style, car je l'avais fait écrire, pour six blancs, à
+un secrétaire qui tient échoppe sous le Val-de-Grâce. J'y représentais à
+messieurs les échevins que tous les petits gars du quartier étaient en
+danger quotidien de griller comme des andouilles, ce qui était à
+considérer, eu égard à la sensibilité des mères. Monsieur l'échevin qui
+s'occupe des écoles me répondit poliment, au bout de trois mois, que le
+danger que couraient les petits gars de la rue Saint-Jacques éveillait
+toute sa sollicitude, et qu'il était jaloux de le conjurer; qu'en
+conséquence, il envoyait aux écoliers ci-dessus désignés une pompe à
+incendie. «Le roi, ajoutait-il, ayant, dans sa bonté, construit une
+fontaine en commémoration de ses victoires à deux cents pas de l'école,
+l'eau ne saurait manquer, et les enfants apprendront en peu de jours à
+manier la pompe que la Ville consent à leur octroyer.» En lisant cette
+lettre, je sautai au plafond. Et, retournant au Val-de-Grâce, je dictai
+au secrétaire une réponse qui était tournée comme ceci:
+
+«Monseigneur l'Édile, Monseigneur, il y a dans la maison d'école de la
+rue Saint-Jacques deux cents marmots dont le plus ancien est âgé de sept
+ans. Voilà de beaux pompiers, Monseigneur, pour faire jouer votre pompe!
+Reprenez-la et faites bâtir une maison d'école en pierre et moellon.»
+
+»Cette lettre, comme la première, me coûta six blancs, avec le cachet.
+Mais je ne perdis point mon argent, car je reçus, après vingt mois, une
+réponse par laquelle monsieur l'échevin m'assurait que les marmots de la
+rue Saint-Jacques étaient dignes de la sollicitude de l'échevinage
+parisien, qui aviserait à leur sûreté. J'en suis là. Si mon échevin
+quitte la place, il me faudra tout recommencer et payer encore douze
+blancs au secrétaire du Val-de-Grâce. C'est pourquoi, maître Léonard,
+bien que persuadé qu'il se trouve à la maison de ville des figures qui
+seraient mieux placées à la foire, pour y faire Jocrisse, je n'ai guères
+envie d'y voir entrer de nouveaux visages et je tiens à garder l'échevin
+à la pompe.
+
+--Moi, dit Catherine, c'est au lieutenant-criminel que j'en veux. Il
+laisse Jeannette la vielleuse rôder chaque jour, entre chien et loup,
+sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. C'est une honte. Elle va par
+les rues en marmotte et traîne des jupes salies dans tous les ruisseaux.
+On devrait réserver les lieux publics aux filles assez bien nippées pour
+s'y montrer avec honneur.
+
+--Oh! dit le coutelier boiteux, j'estime que le trottoir est à tout le
+monde et j'irai quelque jour, à l'exemple de Lesturgeon, notre hôte,
+chez le secrétaire du Val-de-Grâce pour qu'il rédige en mon nom une
+belle supplique en faveur des pauvres colporteurs. Je ne puis pousser ma
+voiture aux bons endroits sans être tout de suite inquiété par les
+sergents, et dès qu'un laquais ou deux servantes s'arrêtent à mon
+étalage, survient un grand coquin noir qui m'ordonne au nom de la loi
+d'aller vendre ma pacotille ailleurs. Tantôt je suis sur le terrain loué
+par les gens du marché, tantôt je me trouve proche monsieur Leborgne,
+coutelier juré. Une autre fois je dois céder la chaussée au carrosse
+d'un évêque ou d'un prince. Et me voilà endossant le harnais et tirant
+la bricole, heureux si, profitant de mon embarras, le laquais et les
+chambrières ne m'ont pas emporté, sans payer, un étui, des ciseaux ou
+quelque bel eustache de Châtellerault. Je suis las de souffrir la
+tyrannie; je suis las d'éprouver l'injustice des gens de justice. Je
+sens un grand besoin de révolte.
+
+--Je connais à ce signe, dit mon bon maître, que vous êtes un coutelier
+magnanime.
+
+--Je ne suis point magnanime, monsieur l'abbé, reprit modestement le
+boiteux, je suis vindicatif, et le ressentiment m'a poussé à vendre en
+secret des chansons contre le roi, ses maîtresses, et ses ministres.
+J'en garde un bel assortiment dans la bâche de ma voiture. Ne me
+trahissez pas. Celle des douze mirlitons est admirable.
+
+--Je ne vous trahirai pas, répondit mon père; pour moi une bonne chanson
+vaut un verre de vin et même davantage. Je ne dis rien non plus des
+couteaux, et je suis aise, bonhomme, que vous vendiez les vôtres; car il
+faut que tout le monde vive. Mais convenez qu'on ne peut souffrir que
+les vendeurs ambulants fassent concurrence aux marchands qui ont pris
+boutique à loyer et payent la taxe. Rien n'est plus contraire à l'ordre
+et à la bonne police. L'audace de ces traîne-misère est inouïe. Jusqu'où
+irait-elle si on ne la réprimait? L'an passé, un paysan de Montrouge ne
+venait-il pas arrêter devant la rôtisserie de _la Reine Pédauque_ sa
+charrette pleine de pigeons qu'il vendait tout cuits deux sous moins
+cher que je ne vends les miens. Et le rustre criait d'une voix à briser
+les vitres de ma boutique: «A cinq sous les beaux pigeons!» Je le
+menaçai vingt fois de ma lardoire. Mais il me répondait stupidement que
+la rue est à tout le monde. J'en portai plainte à monsieur le
+lieutenant-criminel, qui me fit justice en me débarrassant du vilain. Je
+ne sais ce qu'il est devenu; mais je lui garde rancune du mal qu'il m'a
+fait; car à voir mes pratiques ordinaires lui acheter ses pigeons par
+couples, voire par demi-douzaines, je pris une jaunisse dont je restai
+longtemps mélancolique. Je voudrais qu'on lui mît sur le corps, avec de
+la glu, autant de plumes qu'il en a tirées aux volatiles qu'il vendait
+toutes cuites à ma barbe, et qu'ainsi emplumé de la tête aux pieds, il
+fût conduit par les rues, au cul de sa charrette.
+
+--Maître Léonard, dit le coutelier boiteux, vous êtes dur aux pauvres
+gens. C'est ainsi qu'on pousse à bout les malheureux.
+
+--Monsieur le coutelier, je vous conseille, dit en riant mon bon maître,
+de faire faire à Saint-Innocent, par quelque écrivain à gages, une
+satire de maître Léonard et de la vendre avec vos chansons sur les douze
+mirlitons du roi Louis. Il conviendrait de blasonner un peu notre ami
+qui, dans un état quasi servile, aspire non point à la liberté, mais à
+la tyrannie. Je conclus de tous vos discours, messieurs, que la police
+des villes est d'un art difficile, qu'il y faut concilier des intérêts
+opposés et souvent contraires, que le bien public est formé d'un grand
+nombre de maux particuliers, et qu'enfin il est déjà merveilleux que des
+gens enfermés dans des murailles ne s'y entre-dévorent pas. C'est un
+bonheur qu'il faut attribuer à leur poltronnerie. La paix publique est
+fondée uniquement sur le faible courage des citoyens qui se tiennent en
+respect les uns les autres par la peur qu'ils se font réciproquement. Et
+le prince, en leur inspirant à tous l'épouvante, leur assure
+l'inestimable bienfait de la paix. Quant à vos échevins, dont le pouvoir
+est faible, et qui ne sont pas capables de vous nuire ni de vous servir
+beaucoup, et dont le mérite consiste surtout dans leur grande canne et
+leur perruque, ne vous plaignez point trop de ce qu'ils soient choisis
+par le roi et placés, peu s'en faut, depuis le dernier règne, au rang
+d'officiers de la couronne. Amis du prince, ils sont les ennemis de tous
+les citoyens indistinctement, et cette inimitié est rendue supportable à
+chacun par l'égalité parfaite avec laquelle elle se répand sur tous.
+C'est une pluie dont nous ne recevons, les uns et les autres, que
+quelques gouttes. Un jour, quand ils seront nommés par le peuple (comme
+on dit qu'ils le furent aux premiers temps de la monarchie), les
+échevins auront dans la cité même des amis et des ennemis. Élus par les
+marchands payant loyer et dîme, ils maltraiteront les colporteurs. Élus
+par les colporteurs, ils vexeront les marchands. Élus par les artisans,
+ils seront contraires aux maîtres, qui font travailler les artisans. Ce
+sera une cause incessante de disputes et de querelles. Ils formeront un
+conseil tumultueux, où chacun agitera les intérêts et les passions de
+ses électeurs. Pourtant j'imagine qu'ils ne feront pas regretter nos
+échevins actuels, qui ne dépendent que du prince. Leur vanité turbulente
+amusera les citoyens qui s'y contempleront comme dans un miroir
+grossissant. Ils useront médiocrement d'une médiocre puissance. Sortis
+de l'état populaire, ils seront aussi incapables de le développer que de
+le contenir. Les riches s'épouvanteront de leur audace et les misérables
+accuseront leur timidité, quand il eût fallu seulement reconnaître leur
+bruyante impuissance. Au reste, capables de tâches communes et
+administrant le bien public avec cette insuffisance suffisante qu'on
+atteint toujours et qu'on ne dépasse jamais.
+
+--Ouf! dit mon père, vous avez bien parlé, monsieur l'abbé. Maintenant,
+buvez!
+
+
+
+
+IX
+
+LA SCIENCE
+
+
+Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au Pont-Neuf,
+dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels les
+bouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouve
+pour deux sols l'_Astrée_ tout entière et le _Grand Cyrus_, usés et
+graissés par des lecteurs de province, avec l'_Onguent pour la brûlure_
+et divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire en
+passant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette,
+étant démuni d'argent, et gardant raisonnablement pour l'hôte du
+_Petit-Bacchus_ les six blancs qu'il lui advenait, par extraordinaire,
+de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n'était point avide
+de posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne lui
+faisaient point envie, pourvu qu'il en pût connaître les bons endroits,
+dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux du
+Pont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d'une
+odeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets; et ce
+grand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine et
+de la science.
+
+Chaussant ses lunettes, il examina l'étalage d'un brocanteur avec le
+contentement d'une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que tout
+se reflète en elle avec grâce.
+
+--Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l'étal de ce bon
+homme des livres fabriqués alors que l'imprimerie était encore, autant
+dire, dans les langes; et ces livres se ressentent de la rudesse de nos
+aïeux. J'y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu'on a
+dit plus baveux qu'un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainte
+Marguerite, que les commères mettaient jadis en compresse sur leur
+ventre dans les douleurs de l'enfantement. Il serait inconcevable que
+les hommes eussent été si sots que d'écrire et de lire de pareilles
+inepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu'ils naissent
+avec un germe d'imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m'ont
+jamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs du lit
+et de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leur
+intelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire et
+décevante, telle qu'elle semblera aux générations futures, car l'homme
+est, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sont
+que les vains effets de son inquiétude. C'est pour cette raison, mon
+fils, que je me défie de ce qu'ils nomment science et philosophie, et
+qui n'est, à mon sentiment, qu'un abus de représentations et d'images
+fallacieuses, et, dans un certain sens, l'avantage du malin Esprit sur
+les âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutes
+les diableries dont s'effraie la créance populaire. J'estime, avec les
+Pères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nos
+démons et nos maléfices. Mais j'en veux à monsieur Descartes et à tous
+les philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissance
+de la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin,
+Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que la connaissance de la nature,
+sinon la fantaisie de nos sens? Et qu'est-ce qu'y ajoute, je vous prie,
+la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n'était point un âne,
+et Descartes et ses disciples, jusqu'à ce joli sot de monsieur de
+Fontenelle? Des bésicles, mon fils, des bésicles comme celles qui
+chaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d'approche dont on
+fait vanité qu'est-ce, en réalité, que des bésicles plus nettes que les
+miennes que j'achetai l'an passé à l'opticien de la foire Saint-Laurent
+et dont le verre de l'oeil gauche, qui est celui dont je vois le mieux,
+s'est malheureusement fendu cet hiver d'un tabouret que me jeta à la
+tête le coutelier boiteux, qui croyait que j'embrassais Catherine la
+dentellière, car c'est un homme grossier et tout à fait offusqué par les
+impressions du désir charnel? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont ces
+instruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries et
+leurs cabinets? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des
+moyens d'aider les sens dans leurs illusions et de multiplier
+l'ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos
+rapports avec elle? Les plus doctes d'entre nous diffèrent uniquement
+des ignorants par la faculté qu'ils acquièrent de s'amuser à des erreurs
+multiples et compliquées. Ils voient l'univers dans une topaze taillée à
+facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple, avec
+l'oeil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point
+d'oeil en s'armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions en
+usant d'appareils propres à mesurer l'espace; ils ne changent pas de
+poids en employant des balances très sensibles; ils découvrent des
+apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions.
+Voilà tout! Si je n'étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de
+notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que
+toute connaissance humaine n'est qu'un progrès dans la fantasmagorie,
+qu'à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d'autres noyés,
+depuis le temps qu'elle coule, ou d'aller demander à Catherine cette
+espèce d'oubli des maux de ce monde qu'on trouve dans ses bras et qu'il
+est indécent de chercher dans ma condition et surtout à mon âge. Je ne
+saurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissants
+grandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais un
+académicien tout à fait misérable.
+
+Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune de
+gauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d'effrayer le
+marchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant une
+vieille géométrie ornée d'assez méchantes figures de Sébastien
+Leclerc[3]:
+
+--Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l'amour ou dans l'eau,
+si je n'étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter
+dans la mathématique, où l'esprit trouve les aliments dont il est le
+plus avide, à savoir: la suite et la continuité. Et j'avoue que ce petit
+livre, tout commun qu'il est, me donne quelque estime du génie de
+l'homme.
+
+A ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, à
+l'endroit des triangles, qu'il faillit le rompre net. Mais bientôt il le
+rejeta avec dégoût.
+
+--Hélas! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, de
+l'espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors de
+l'homme, il n'y a ni mathématique, ni géométrie, et c'est en définitive
+une connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu'elle
+affecte un air d'indépendance assez magnifique.
+
+Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respira
+largement.
+
+--Ah! Tournebroche, mon fils! reprit-il. Tu me vois souffrant d'un mal
+que je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j'ai pris soin
+moi-même de me vêtir et de me parer.
+
+Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d'une méchante
+souquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encore
+n'étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes; et
+c'était, comme il avait coutume de dire en riant, quand on l'en avisait,
+un ajustement adultère, image des moeurs dans les cités.
+
+Il parlait avec chaleur:
+
+--Je hais la science, disait-il, pour l'avoir trop aimée, à la façon des
+voluptueux qui reprochent aux femmes de n'avoir pas égalé le rêve qu'ils
+se faisaient d'elles. J'ai voulu tout connaître et je souffre
+aujourd'hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta-t-il, oh! bien heureux
+les bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d'orviétan!
+
+Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts du
+port Saint-Nicolas, formant un cercle autour d'un opérateur qui donnait
+la parade avec son valet.
+
+--Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon coeur quand le drôle
+donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c'est en effet un
+spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car
+lorsqu'on recherche l'essence de ce pied et du reste, on ne rit plus.
+J'aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu'il y a de
+malignité dans cette maxime d'un païen: «Heureux qui put connaître les
+causes!» j'aurais dû m'enfermer dans la sainte ignorance comme dans un
+verger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé,
+non point à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière du
+Pont-Neuf aurait peu d'attrait pour moi, quand l'autre me semble déjà
+trop scurrile[4]); mais je me serais amusé des herbes de mon jardin, et
+j'aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Une
+curiosité immodérée m'a entraîné, mon fils; j'ai perdu, dans la
+conversation des livres et des savants, la paix du coeur, la sainte
+simplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'elle
+ne s'altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit par
+l'exemple du coutelier boiteux, et, si j'ose le dire, par celui de votre
+rôtisseur de père, qui garde beaucoup d'innocence, encore qu'ivrogne et
+débauché. Mais il n'en va pas de même de celui qui a étudié dans les
+livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse
+superbe.
+
+Comme il parlait de la sorte, la voix lui fut coupée par un roulement de
+tambours...
+
+
+
+
+X
+
+L'ARMÉE
+
+
+Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambours.
+C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se
+carrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portant
+des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un
+cercle de gueux et de marmots le regardait bouche bée.
+
+Il releva sa moustache et fit sa proclamation.
+
+--N'y tendons point l'oreille, me dit mon bon maître. Ce serait perdre
+son temps. Ce sergent parle au nom du roi; il ne saurait parler avec
+génie. S'il vous plaît d'entendre un discours ingénieux sur le même
+sujet, vous entrerez dans quelqu'un de ces fours du quai de la Ferraille
+où les racoleurs enrôlent les laquais et les rustres. Ces racoleurs,
+étant des fripons, sont tenus d'être éloquents. Il me souvient d'avoir,
+en ma jeunesse, au temps du feu roi, ouï la plus merveilleuse harangue
+de la bouche d'un de ces marchands d'hommes, qui tenait boutique dans la
+Vallée-de-Misère, que vous voyez d'ici, mon fils. Racolant des hommes
+pour les colonies: «Jeunes gens qui m'entourez, leur disait-il, vous
+n'êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne; c'est dans
+l'Inde qu'il faut aller pour trouver ce fortuné pays; c'est là que l'on
+a tout à gogo. Souhaitez-vous de l'or, des perles, des diamants? Les
+chemins en sont pavés; il n'y a qu'à se baisser pour en prendre. Et
+encore, ne vous baisserez-vous point. Les sauvages les ramasseront pour
+vous. Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, des
+oranges, des ananas et de mille fruits délicieux qui viennent sans
+culture, comme dans le paradis terrestre. Si je m'adressais à des femmes
+ou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises, mais je
+m'explique devant des hommes.» J'omets, mon fils, tout ce qu'il dit de
+la gloire; mais croyez qu'il égala Démosthène en énergie et Cicéron en
+abondance. L'effet de son discours fut d'envoyer cinq ou six malheureux
+mourir de la fièvre jaune dans des marécages, tant il est vrai que
+l'éloquence est une arme dangereuse et que le génie des arts exerce,
+pour le mal comme pour le bien, sa puissance irrésistible. Remerciez
+Dieu, Tournebroche, de ce que, ne vous ayant donné de talents d'aucune
+sorte, il ne vous expose pas à devenir un jour le fléau des peuples. On
+reconnaît les préférés de Dieu, mon fils, à ce qu'ils n'ont point
+d'esprit, et j'ai éprouvé que l'intelligence assez vive que le Ciel a
+mise en moi n'était qu'une cause incessante de dangers pour ma paix en
+ce monde et dans l'autre. Que serait-ce, si le coeur et la pensée d'un
+César habitaient ma tête et ma poitrine? Mes désirs ne connaîtraient
+point de sexe et je serais inaccessible à la pitié. J'allumerais au
+dedans et au dehors des guerres inextinguibles. Encore ce grand César
+avait-il l'âme élégante et une sorte de douceur. Il mourut avec décence
+sous le poignard de ses assassins vertueux. Jour des Ides de mars, jour
+à jamais funeste où des brutes sentencieuses détruisirent ce monstre
+charmant! Je suis digne de pleurer le divin Jules au côté de Vénus, sa
+mère; et si je l'appelle monstre, c'est par tendresse, car dans son âme
+égale, il ne se trouva rien d'excessif que la puissance. Il avait un
+naturel sentiment du rythme et de la mesure. Il se plut également dans
+sa jeunesse aux grâces de la débauche et de la grammaire. Il était
+orateur et sa beauté sans doute ornait la sécheresse volontaire de ses
+discours. Il aima Cléopâtre avec cette exactitude géométrique qu'il
+porta dans tous ses desseins. Il mit dans ses écrits et dans ses actions
+le génie de la clarté. Il fut ami de l'ordre et de la paix jusque dans
+la guerre, sensible à l'harmonie et si habile constructeur de lois, que
+nous vivons encore, tout barbares que nous sommes, sous la majesté de
+son empire, qui a fait le monde tel qu'il est aujourd'hui. Vous voyez,
+mon fils, que je ne lui ménage pas la louange ni l'amour. Capitaine,
+dictateur, souverain pontife, il a pétri l'univers dans ses belles
+mains. Pour moi, j'ai été professeur d'éloquence au collège de Beauvais,
+secrétaire d'une chanteuse de l'Opéra, bibliothécaire de monsieur
+l'évêque de Séez, écrivain public au charnier des Saints-Innocents et
+précepteur du fils de votre père à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_;
+j'ai fait un beau catalogue de manuscrits précieux, j'ai écrit quelques
+libelles, dont il vaut mieux ne pas parler, et tracé sur du papier à
+chandelle des maximes dédaignées des libraires. Pourtant je ne
+changerais pas mon existence contre celle de ce grand César. Il en
+coûterait trop à mon innocence. Et j'aime mieux être un homme obscur,
+pauvre et méprisé, comme je le suis en effet, que de monter à ce faîte
+où l'on ouvre à l'univers de nouvelles destinées par des voies
+sanglantes.
+
+»Ce sergent recruteur, que vous entendez d'ici promettre à ces gueux un
+sou par jour avec le pain et la viande, m'inspire, mon fils, de
+profondes réflexions sur la guerre et l'armée. J'ai fait tous les
+métiers, hors celui de soldat qui m'a toujours inspiré du dégoût et de
+l'effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de
+cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à
+mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon
+esprit, qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle
+de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la
+méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l'exercice du
+sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne
+veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d'Amour. Et je ne vous
+cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus
+effroyable peste des nations policées.
+
+»Ce sentiment est philosophique. Il n'y a donc aucune apparence qu'il
+soit jamais partagé par un grand nombre de personnes. Et, dans le fait,
+les rois et les républiques trouveront toujours autant de soldats qu'ils
+en voudront mettre à leurs parades et à leurs guerres. J'ai lu les
+traités de Machiavel chez monsieur Blaizot, à _l'Image
+Sainte-Catherine_, où ils sont tous parfaitement reliés en parchemin.
+Ils le méritent, mon fils; et, pour ma part, j'estime infiniment le
+secrétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques ce
+fondement de la justice, sur lequel ils n'établirent jamais que des
+scélératesses honorées. Ce Florentin, qui voyait sa patrie à la merci de
+ses défenseurs mercenaires, conçut l'idée d'une armée nationale et
+patriote. Il a dit en quelque endroit de ses livres qu'il est juste que
+tous les citoyens concourent à la sûreté de leur patrie et soient tous
+soldats. Je l'ai ouï soutenir pareillement chez monsieur Blaizot par
+monsieur Roman qui est très zélé, comme vous le savez, pour les droits
+de l'État. Il n'a souci que du général et de l'universel et ne sera
+content qu'au jour où tous les intérêts privés seront sacrifiés à
+l'intérêt public. Donc Machiavel et monsieur Roman veulent que nous
+soyons tous soldats, étant tous citoyens. Je ne dirai pas comme eux que
+cela est juste. Et je ne dirai pas non plus que cela est injuste, pour
+cette raison que le juste et l'injuste sont affaire de raisonnement et
+que c'est un sujet dont les sophistes seuls décident.
+
+--Quoi! mon bon maître, m'écriai-je avec une douloureuse surprise, vous
+prétendez que la justice dépend des raisons d'un sophiste, et que nos
+actions sont justes ou injustes selon les arguments d'un habile homme.
+Cette maxime me choque plus que je ne saurais dire.
+
+--Tournebroche, mon fils, répondit M. l'abbé Coignard, considérez que je
+parle de la justice humaine, qui est différente de la justice de Dieu,
+et qui y est généralement opposée. Les hommes n'ont jamais soutenu
+l'idée du juste et de l'injuste que par l'éloquence, qui est sujette à
+embrasser le pour et le contre. Vous voulez peut-être, mon fils, asseoir
+la justice sur le sentiment; mais prenez garde que sur cette assiette
+vous n'élèverez qu'une masure humble et domestique, la cabane du vieil
+Évandre, la chaumière où Philémon vivait avec Baucis. Mais le palais des
+lois, la tour des institutions d'État veulent d'autres fondements. La
+nature ingénue n'en saurait supporter seule le poids inique; et ces murs
+redoutables s'élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l'art
+subtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes.
+
+»C'est une niaiserie, Tournebroche, mon fils, que de rechercher si une
+loi est juste ou injuste, et il en est du service militaire comme des
+autres institutions, dont on ne peut dire si elles sont bonnes ou
+mauvaises en principe, puisqu'il n'y a pas de principe hors Dieu, de qui
+tout sort. Il faut vous défendre, mon fils, de cette sorte d'esclavage
+qui est celui des mots et auquel les hommes se soumettent avec le plus
+de docilité. Sachez donc que le mot de justice n'a aucun sens, si ce
+n'est en théologie où il est terriblement expressif. Sachez que monsieur
+Roman n'est qu'un sophiste quand il vous démontre qu'on doit le service
+au prince. Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les
+citoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité,
+mais avec allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel à
+l'homme est celui de soldat; c'est celui auquel il est porté le plus
+facilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons.
+Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut être
+défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espérance
+d'aller se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'état
+militaire l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet
+état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre.
+L'état militaire a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'y
+pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser.
+
+»La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se
+propagerait pas sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldats
+vivent en troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent des
+habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des
+plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage du
+coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme est
+naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire.
+C'est l'amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les
+armes. Et il est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est la
+seule éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lire les histoires. La
+Tulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live.
+
+
+
+
+XI
+
+L'ARMÉE (SUITE)
+
+
+Mon bon maître poursuivit en ces termes:
+
+--Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres,
+dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu
+d'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'origine
+fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur
+gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout
+entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les
+poètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cette
+gentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous,
+sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le
+poète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont des
+hommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la
+guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte
+et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre
+nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de
+matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent
+d'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans
+les familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polis
+l'illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnages
+qu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.
+
+--Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que
+le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on y
+court et du courage qu'il y faut déployer?
+
+--Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes est
+noble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrai pas
+d'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles
+hommes de l'État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue
+et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposent
+sont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heures
+pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets
+qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient
+légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus de
+gloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de la
+guerre à plus haut prix que les arts de la paix.
+
+--Monsieur l'abbé, demandai-je encore, n'estimez-vous pas que les
+soldats sont nécessaires à la sûreté de l'État, et que nous devons les
+honorer en reconnaissance de leur utilité?
+
+--Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de la
+nature humaine, et qu'on ne peut s'imaginer des peuples qui ne se
+battent point, c'est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, ni
+incendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pas
+quelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l'en
+mépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est donc
+nécessaire à l'homme; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n'en
+est que l'intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées les
+unes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison la
+plus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d'une excessive
+délicatesse. Il suffit d'un souffle pour y faire une tache qu'on ne peut
+laver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selon
+la population de la principauté. Pour peu qu'on y songe, on ne conçoit
+pas bien comment l'honneur du prince peut être lavé par le sang de ces
+malheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides de
+sens; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui est
+encore plus admirable, c'est qu'un prince tire beaucoup d'honneur du vol
+d'une province et que l'attentat qui serait puni de mort chez un hardi
+particulier devienne louable s'il est consommé avec la plus furieuse
+cruauté par un souverain à l'aide de ses mercenaires.
+
+Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et huma
+quelques grains de tabac qui y restaient.
+
+--Monsieur l'abbé, lui demandai-je, n'est-il point des guerres justes et
+faites pour une bonne cause?
+
+--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuples polis ont beaucoup
+outré l'injustice de la guerre, et ils l'ont rendue très inique en même
+temps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pour
+l'établissement des tribus sur des terres fertiles. C'est ainsi que les
+Israélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Les
+progrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête de
+colonies et de comptoirs, comme il se voit par l'exemple de l'Espagne,
+de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Enfin on a vu des rois
+et des empereurs voler des provinces dont ils n'avaient pas besoin,
+qu'ils ruinèrent, qu'ils désolèrent sans profit pour eux et sans autre
+avantage que d'y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cet
+abus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu'il faut croire ou que
+les peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts,
+ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on la
+fait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de la faire.
+
+»Cette considération m'afflige profondément, car je suis porté par état
+et par inclination à l'amour de mes semblables. Et ce qui achève de
+m'attrister, Tournebroche, mon fils, c'est que je découvre que ma boîte
+est vide, et le tabac est l'endroit par lequel je sens le plus
+impatiemment ma pauvreté.
+
+Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pour
+m'instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne lui
+semblait pas la plus détestable espèce de guerre.
+
+--Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte,
+car les citoyens, lorsqu'ils en viennent aux mains entre eux, ont plus
+de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont
+en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles
+intestines naissent généralement de l'extrême misère des peuples. Elles
+sont l'effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables,
+lesquels y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de
+souveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltés
+sont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances de
+gagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ils
+sont incapables de grands desseins et de vues prudentes, en sorte que le
+prince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre la
+rébellion des grands qui est détestable, n'ayant pas l'excuse de la
+nécessité.
+
+»Enfin, mon fils, tant civile qu'étrangère, la guerre est exécrable et
+d'une malignité que je déteste.
+
+
+
+
+XII
+
+L'ARMÉE (SUITE ET FIN)
+
+
+--Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble,
+dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de
+l'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à
+notre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que nous
+avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et
+les coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets,
+tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont très
+querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent
+avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laissé
+d'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez
+l'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ou
+conserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouir
+d'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement des
+Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, dans la nuit,
+ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces
+raisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous y
+répandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nous
+battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière
+logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est
+simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et
+détestable. Et, s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu à
+s'entretuer pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons
+renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal
+sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plus
+méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les
+fourmis dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins les
+armées pour la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupidité
+qui leur font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef de
+mercenaires ou de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pas
+mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposer
+sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à
+l'éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le
+militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles
+connaissances. Il me souvient d'avoir connu à Séez, du temps que j'étais
+bibliothécaire de monsieur l'évêque, un vieux capitaine blanchi sous le
+harnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une large
+balafre qui lui traversait le visage. C'était un bon paillard qui avait
+tué beaucoup d'hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre de
+méchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur la
+tenue de son régiment, qui défilait mieux qu'aucun autre. Enfin, un
+homme de coeur, et brave compagnon quand il s'agissait de vider un pot,
+comme je le vis bien à l'auberge du _Cheval blanc_ où maintes fois je
+lui tins tête. Or, il m'arriva, une nuit, de l'accompagner (car nous
+étions bons amis) tandis qu'il enseignait à ses hommes la manière de
+s'orienter par l'aspect des étoiles. Il leur récita d'abord l'ordonnance
+de monsieur de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait par
+coeur depuis trente ans, il n'y faisait guère plus de fautes qu'au
+_Pater_ et à l'_Ave_. Il dit donc tout d'abord que les soldats
+commenceront par chercher dans le ciel l'étoile polaire qui est fixe par
+rapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d'elle en sens
+contraire des aiguilles d'une montre. Mais il n'entendait pas clairement
+ce qu'il disait. Car, après avoir récité deux ou trois fois sa phrase
+d'un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit:
+
+»--Sacrebleu! l'abbé, montrez-moi donc cette garce d'étoile polaire. Si
+je sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel est
+tout semé, je veux que le grand diable me croque!
+
+»Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montrai
+du doigt.
+
+»--Oh! oh! s'écria-t-il, la pécore est perchée bien haut! De l'endroit où
+nous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col.
+
+»Et, tout aussitôt, il donna l'ordre à ses officiers de faire reculer les
+soldats de cinquante pas, pour qu'ils pussent voir plus facilement
+l'étoile polaire.
+
+»Ce que je vous conte là, mon fils, je l'ai entendu de mes oreilles; et
+vous conviendrez que ce porteur d'épée avait une idée bien naïve du
+système du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant il
+portait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honoré
+dans l'État qu'un savant prêtre. C'est cette rudesse que je ne puis
+souffrir dans l'armée.
+
+Mon bon maître, à ces mots, s'étant arrêté pour souffler, je lui
+demandai s'il ne pensait pas, en dépit de l'ignorance de ce capitaine,
+qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner des batailles. Il me répondit
+en ces termes:
+
+--Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a à
+rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dans
+l'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordre
+de bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain, tel
+que celui d'un César, est seul capable d'une telle entreprise, et l'on
+s'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque
+toutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaine
+connaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, les
+industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de
+petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes.
+Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut les
+changer au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à la
+fois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec la
+sourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rien
+n'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont
+en présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit que
+l'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la
+commande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'il
+en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussi
+d'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans ces
+rencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce qui
+vient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, mon
+fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte de
+l'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empires
+par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est par
+elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et
+soutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, la
+fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des
+pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte
+derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, la
+première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce
+grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste
+que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'_Urbs_, est fille de
+la guerre.
+
+»La première cité fut une enceinte fortifiée et c'est dans ce berceau
+rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles
+industries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieu
+voulut être nommé le Dieu des armées.
+
+»Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que vous
+signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'envie
+de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par
+jour, en moyenne.
+
+»Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un mal
+héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité
+criminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront à
+jamais l'illustre honte d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusement
+des cours. Il m'est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin
+de ces carnages concertés.
+
+»Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le
+rêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi.
+L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, comme
+en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples
+se feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissante
+des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix
+universelle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Les
+peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra par
+son trop de nourriture. Il crèvera d'obésité.
+
+
+
+
+XIII
+
+LES ACADÉMIES
+
+
+Nous apprîmes ce jour-là, que l'évêque de Séez venait d'être élu membre
+de l'Académie française. Il avait prononcé, vingt ans en çà, un
+panégyrique de saint Maclou, qui passait pour une bonne pièce, et je
+crois volontiers qu'il s'y trouvait des endroits excellents, car M.
+l'abbé Coignard, mon bon maître, y avait mis la main, avant de quitter
+l'évêché en compagnie de la chambrière de madame la Baillive. M. de Séez
+sortait de la meilleure noblesse normande. Sa piété, sa cave et son
+écurie étaient justement vantées dans tout le royaume, et son propre
+neveu tenait la feuille des bénéfices. Son élection ne surprit personne.
+Elle fut approuvée de tout le monde, hors des bas-gris du café Procope,
+qui ne sont jamais contents. Ce sont des frondeurs.
+
+Mon bon maître les blâma doucement de leur humeur opposante.
+
+--De quoi se plaint monsieur Duclos? dit-il. Il est depuis hier l'égal
+de monsieur de Séez, qui a le plus beau clergé et la plus belle meute du
+royaume? Car les académiciens sont égaux en vertu des statuts[5]. Il est
+vrai que c'est l'insolente égalité des saturnales qui cesse, la séance
+levée, lorsque monsieur l'évêque monte dans son carrosse, laissant
+monsieur Duclos crotter ses bas de laine dans le ruisseau. Mais si
+monsieur Duclos ne veut point s'égaler de la sorte à monsieur l'évêque
+de Séez, pourquoi fraye-t-il avec la gent jetonnière? Que ne se met-il
+dans un tonneau comme Diogène ou, comme moi, dans une échoppe de
+Saint-Innocent? C'est seulement dans un tonneau ou dans une échoppe
+qu'on domine les grandeurs de ce monde. C'est là seulement qu'on est
+vrai prince et seul seigneur. Heureux qui n'a pas mis son espoir en
+l'Académie! Heureux qui vit exempt de craintes et de désirs et qui
+connaît le néant de toutes choses! Heureux qui sait qu'il est également
+vain d'être académicien et de ne pas l'être! Celui-là mène sans trouble
+une vie obscure et cachée. La belle liberté le suit partout. Il célèbre
+dans l'ombre les silencieuses orgies de la sagesse, et toutes les Muses
+lui sourient comme à leur initié.
+
+Ainsi parla mon bon maître, et j'admirais le chaste enthousiasme qui
+enflait sa voix et brillait dans ses yeux. Mais l'inquiétude de la
+jeunesse m'agitait. Je voulais prendre parti, me jeter au combat, me
+déclarer pour ou contre l'Académie.
+
+--Monsieur l'abbé, demandai-je, l'Académie n'a-t-elle pas le devoir
+d'appeler à elle les meilleurs esprits du royaume plutôt que l'oncle de
+l'évêque de la feuille[6]?
+
+--Mon fils, répondit doucement mon bon maître, si monsieur de Séez se
+montre austère dans ses mandements, magnifique et galant dans sa vie,
+s'il est enfin le parangon des prélats et s'il a prononcé ce panégyrique
+de saint Maclou, dont l'exorde, relatif à la guérison des écrouelles par
+le roi de France, a paru noble, vouliez-vous que la compagnie l'écartât
+pour cette seule raison qu'il a un neveu aussi puissant qu'aimable?
+C'eût été montrer une vertu barbare et punir avec inhumanité monsieur de
+Séez des grandeurs de sa famille. La Compagnie a voulu les oublier. Cela
+seul, mon fils, est assez magnanime.
+
+J'osai répliquer à ce discours, tant le feu de la jeunesse m'avait donné
+d'emportement.
+
+--Monsieur l'abbé, dis-je, souffrez que mon sentiment résiste à vos
+raisons. Tout le monde sait que monsieur de Séez n'est considérable que
+par la facilité du caractère et qu'on admire seulement en lui l'art de
+glisser entre les partis. On l'a vu se couler doucement entre les
+jésuites et les jansénistes et colorer sa pâle prudence des roses de la
+charité chrétienne. Il croit avoir assez fait quand il n'a mécontenté
+personne et met tout son devoir à soutenir sa fortune. Ce n'est donc pas
+son grand coeur qui lui a valu les suffrages des illustres protégés du
+roi[7]. Ce n'est pas non plus son bel esprit. Car hors ce panégyrique de
+saint Maclou qu'il n'eut (tout le monde le sait) que la peine de lire,
+ce paisible évoque n'a fait entendre que les tristes mandements de ses
+vicaires. Il ne se recommandait que par l'aménité de son langage et par
+la politesse de son commerce. Sont-ce là des titres suffisants pour
+l'immortalité?
+
+--Tournebroche, répondit obligeamment M. l'abbé Coignard, vous pensez
+avec cette simplicité que madame votre mère vous donna avec le jour, et
+je vois que vous garderez longtemps votre candeur native. Je vous en
+fais mon compliment. Mais il ne faudrait pas que l'innocence vous rendît
+injuste: il suffit qu'elle vous laisse ignorant. L'immortalité qu'on
+vient de décerner à monsieur de Séez ne veut ni un Bossuet ni un
+Belzunce; elle n'est point gravée dans le coeur des peuples étonnés; elle
+est inscrite sur un gros registre, et vous entendez bien que ces
+lauriers de papier ne vont pas qu'à des têtes héroïques.
+
+»S'il se rencontre, parmi les Quarante, des personnes de plus de
+politesse que de génie, quel mal y voyez-vous? La médiocrité triomphe à
+l'Académie. Où ne triomphe-t-elle pas? La voyez-vous moins puissante
+dans les Parlements et dans les Conseils de la Couronne, où, sans doute,
+elle est moins à sa place? Faut-il donc être un homme rare pour
+travailler à un dictionnaire qui veut régler l'usage et qui ne peut que
+le suivre?
+
+»Les académistes ou académiciens furent institués, vous le savez, pour
+fixer le bel usage en ce qui regarde le discours, pour purger le langage
+de toute antique et populaire impureté et pour que ne reparût plus un
+autre Rabelais, un autre Montaigne, tout puant la canaille, la
+cuistrerie ou la province. On assembla à cet effet des gentilshommes qui
+savaient le bon usage et des écrivains qui avaient intérêt à le
+connaître. Cela fit craindre que la compagnie ne réformât tyranniquement
+la langue française. Mais on vit bientôt que ces craintes étaient vaines
+et que les académistes obéissaient à l'usage, bien loin de l'imposer.
+Malgré leur défense, on continua à dire comme devant: «Je ferme ma
+porte[8].»
+
+»La compagnie se résigna vite à consigner dans un gros dictionnaire les
+progrès de l'usage. C'est l'unique soin des Immortels[9]. Quand ils y
+ont vaqué, ils trouvent tout loisir de se récréer entre eux. Il leur
+faut pour cela des compagnons plaisants, faciles, gracieux, des
+confrères aimables, des hommes entendus et sachant le monde. Ce n'est
+pas toujours le cas des grands talents. Le génie est parfois insociable.
+Un homme extraordinaire est rarement un homme de ressource. L'Académie a
+pu se passer de Descartes et de Pascal. Qui dit qu'elle se serait aussi
+bien passée de monsieur Godeau ou de monsieur Conrart, ou de toute autre
+personne d'un esprit souple, liant et avisé?
+
+--Hélas! soupirai-je, ce n'est donc point un sénat d'hommes divins, un
+concile d'Immortels; ce n'est donc pas l'auguste aréopage de la poésie
+et de l'éloquence?
+
+--Non point, mon fils. C'est une compagnie qui professe la politesse, et
+qui s'est attiré par là un grand renom chez les peuples étrangers et
+particulièrement parmi les Moscovites. Vous n'avez pas l'idée, mon fils,
+de l'admiration que l'Académie française inspire aux barons allemands,
+aux colonels de l'armée russe et aux milords anglais. Ces Européens
+n'estiment rien au-dessus de nos académiciens et de nos danseuses. J'ai
+connu une princesse sarmate d'une grande beauté qui, de passage à Paris,
+recherchait impatiemment un académicien, quel qu'il fût, pour lui
+immoler aussitôt sa pudeur.
+
+--S'il en est ainsi, m'écriai-je, comment les académiciens risquent-ils
+de compromettre leur bonne renommée par ces mauvais choix qu'on blâme si
+généralement ici?
+
+--Holà! Tournebroche, mon fils, répliqua mon bon maître, ne disons pas
+de mal des mauvais choix. D'abord il faut, dans toutes les choses
+humaines, faire la part du hasard, qui est, à tout prendre, la part de
+Dieu sur la terre et le seul endroit par où la Providence divine se
+manifeste clairement en ce monde. Car vous entendez bien, mon fils, que
+ce qu'on appelle absurdités du sort et caprices de la fortune ne sont en
+réalité que les revanches que la sagesse divine prend, en se jouant, sur
+les conseils des faux sages. Il convient, en second lieu, d'accorder,
+dans les assemblées, quelque satisfaction au caprice et à la fantaisie.
+Une société tout à fait raisonnable serait tout à fait insupportable;
+elle languirait sous le froid empire de la justice. Elle ne se croirait
+ni puissante ni seulement libre, si elle ne goûtait pas de temps à autre
+le plaisir délicieux de braver le sens public et la raison. C'est le
+péché mignon des puissances de ce monde, de s'entêter dans des caprices
+bizarres. Pourquoi l'Académie n'aurait-elle pas des lunes dans la tête
+comme le grand Turc et comme les jolies femmes?
+
+»Bien des passions contraires s'unissent pour inspirer ces mauvais choix
+dont s'irritent les âmes simples. C'est un plaisir pour des honnêtes
+gens que de prendre un malheureux homme et d'en faire un académicien.
+Ainsi le Dieu du psalmiste tire le pauvre de son fumier: _Erigens de
+stercore pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus
+populi sui_. Ce sont là des coups qui étonnent les peuples, et ceux qui
+les frappent se doivent croire armés d'une puissance mystérieuse et
+terrible. Et quelle joie de tirer le pauvre d'esprit de son fumier,
+lorsqu'en même temps on laisse dans l'ombre quelque despote de
+l'intelligence. C'est boire, d'un seul trait, un mélange rare et
+délicieux de charité contente et d'envie satisfaite. C'est jouir par
+tous les sens et contenter tout l'homme. Et vous voulez que des
+académistes résistent à la douceur d'un tel philtre!
+
+»Il faut considérer encore qu'en se procurant cette volupté savante, les
+académistes agissent au mieux de leurs intérêts. Une compagnie formée
+exclusivement de grands hommes serait peu nombreuse et semblerait
+triste. Les grands hommes ne peuvent se souffrir les uns les autres, et
+ils n'ont guère d'esprit. Il est bon de les mêler aux petits. Cela les
+amuse. Les petits y gagnent par le voisinage, les grands par la
+comparaison; il y a bénéfice pour les uns comme pour les autres.
+Admirons par quel jeu sûr, par quel mécanisme ingénieux, l'Académie
+française communique à quelques-uns de ses membres l'importance qu'elle
+reçoit des autres. C'est une assemblée de soleils et de planètes où tout
+brille d'un éclat propre ou emprunté.
+
+»Je dirai plus. Les mauvais choix sont nécessaires à l'existence de
+cette assemblée. Si elle ne faisait pas, dans ses élections, la part de
+la faiblesse et de l'erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l'air
+de prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu'elle ne pourrait
+plus vivre. Elle serait dans la République des lettres comme un tribunal
+au milieu de condamnés. Infaillible, elle semblerait odieuse. Quel
+affront pour ceux qu'elle n'accueillerait pas, si l'élu était toujours
+le meilleur! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour ne
+pas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c'est qu'elle a des
+fantaisies. Son injustice fait son innocence, et c'est parce que nous la
+savons capricieuse qu'elle peut nous repousser sans nous blesser. Il lui
+est parfois si avantageux de se tromper, que je suis tenté de croire, en
+dépit des apparences, qu'elle le fait exprès. Elle a des tours
+admirables pour ménager l'amour-propre des candidats qu'elle écarte.
+Telle de ses élections désarme l'envie. C'est dans ses fautes apparentes
+qu'il faut admirer sa réelle sagesse.
+
+
+
+
+XIV
+
+LES SÉDITIEUX
+
+
+Ce jour-là, ayant fait, mon bon maître et moi, notre visite accoutumée à
+_l'Image Sainte-Catherine_, nous trouvâmes, dans la boutique, le célèbre
+M. Rockstrong, monté au plus haut de l'échelle pour dénicher des
+bouquins dont il est curieux. Car on sait qu'il se plaît, dans sa vie
+agitée, à rassembler des livres précieux et de belles estampes.
+
+Condamné par le Parlement d'Angleterre à la prison perpétuelle pour
+avoir participé à l'attentat de Monmouth, il habite la France, d'où il
+envoie incessamment des articles aux gazettes de son pays[10]. Mon bon
+maître se laissa choir, à son habitude, sur un escabeau, puis levant les
+yeux sur l'échelle où M. Rockstrong se démenait avec cette agilité
+d'écureuil qu'il a gardée au déclin de l'âge:
+
+--Dieu merci! dit-il, je vois, monsieur le rebelle, que vous vous portez
+bien et que vous êtes toujours jeune.
+
+M. Rockstrong tourna vers mon bon maître des yeux ardents qui
+éclairaient un visage bilieux.
+
+--Pourquoi, demanda-t-il, gros abbé, m'appelez-vous rebelle?
+
+--Je vous appelle rebelle, monsieur Rockstrong, parce que vous n'avez
+pas réussi. On est rebelle quand on est vaincu. Les victorieux ne sont
+jamais rebelles.
+
+--L'abbé, vous parlez avec un cynisme dégoûtant.
+
+--Prenez garde, monsieur Rockstrong! cette maxime n'est pas de moi, elle
+est d'un très grand homme: je l'ai trouvée dans les papiers de Jules
+César Scaliger.
+
+--Eh bien! l'abbé, ce sont là de vilains papiers. Et cette parole est
+infâme. Notre perte, due à l'indécision de notre chef, et à une mollesse
+qu'il paya de sa vie, n'altère point la bonté de notre cause. Et les
+honnêtes gens, vaincus par les coquins, demeurent honnêtes gens.
+
+--Monsieur Rockstrong, il m'est pénible de vous entendre parler
+d'honnêtes gens et de coquins dans les affaires publiques. Ces termes
+simples pouvaient suffire à désigner le bon et le mauvais parti dans ces
+combats d'anges qui furent livrés au Ciel, avant la création du monde,
+et que votre compatriote Jean Milton a chantés avec une excessive
+barbarie. Mais sur ce globe terraqué les camps ne sont jamais, tant s'en
+faut, si exactement divisés, qu'on puisse discerner, sans préjugé ou
+complaisance, l'armée des purs de l'armée des impurs, ni seulement
+distinguer le côté du juste du côté de l'injuste. En sorte qu'il faut
+bien que le succès demeure le seul juge de la bonté d'une cause. Je vous
+fâche, monsieur Rockstrong, en disant qu'on est rebelle quand on est
+vaincu. Pourtant, lorsqu'il vous arriva de monter au pouvoir, vous
+n'endurâtes point la rébellion.
+
+--L'abbé, vous ne savez ce que vous dites. J'ai toujours eu hâte de
+passer du côté des vaincus.
+
+--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous êtes un naturel et constant
+ennemi de l'État. Vous êtes endurci dans votre inimitié par la force de
+votre génie, qui se plaît aux ruines et s'amuse à détruire.
+
+--L'abbé, m'en faites-vous un crime?
+
+--Monsieur Rockstrong, si j'étais un homme d'État et un ami du prince, à
+la façon de monsieur Roman, je vous tiendrais pour un illustre criminel.
+Mais je ne professe pas avec assez de ferveur la religion des politiques
+pour être beaucoup épouvanté de l'éclat de vos forfaits, et de vos
+attentats qui font plus de bruit que de mal.
+
+--L'abbé, vous êtes immoral.
+
+--Ne m'en blâmez pas trop sévèrement, monsieur Rockstrong, si c'est
+seulement à ce prix qu'on peut être indulgent.
+
+--Je n'ai que faire, mon gros abbé, d'une indulgence que vous partagez
+entre moi, qui suis une victime, et les scélérats du Parlement qui m'ont
+condamné avec une révoltante injustice.
+
+--Vous êtes plaisant, monsieur Rockstrong, de parler de l'injustice des
+lords!
+
+--N'est-elle point criante?
+
+--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous fûtes condamné sur un
+réquisitoire ridicule du lord chancelier, pour une collection de
+libelles dont aucun, en particulier, ne tombait sous le coup des lois de
+l'Angleterre; il est vrai que, dans un pays où l'on peut tout écrire,
+vous fûtes puni pour quelques écrits pleins de sel; il est vrai que vous
+fûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont la
+majestueuse hypocrisie cachait mal l'impossibilité de vous atteindre par
+des voies légales; il est vrai que les milords qui vous jugèrent étaient
+intéressés à votre perte, puisque le succès de Monmouth et le vôtre les
+eût infailliblement tirés à bas de leurs fauteuils. Il est vrai que
+votre perte était décidée d'avance dans les conseils de la Couronne. Il
+est vrai que vous échappâtes par la fuite à une sorte de martyre
+médiocre à la vérité, mais pénible. Car la prison perpétuelle est une
+peine, alors même qu'on peut raisonnablement espérer d'en sortir
+bientôt. Mais il n'y a là ni justice ni injustice. Vous fûtes condamné
+pour raison d'État, ce qui est extrêmement honorable. Et plus d'un parmi
+les lords qui vous condamnèrent avait conspiré avec vous vingt ans
+auparavant. Votre crime fut de faire peur aux gens en place, et c'est un
+crime impardonnable. Les ministres et leurs amis invoquent le salut de
+l'État quand ils sont menacés dans leur fortune et dans leurs emplois.
+Et ils se croient volontiers nécessaires à la conservation de l'empire,
+car ce sont pour la plupart des gens intéressés et sans philosophie. Ce
+ne sont pas pour cela des méchants. Ils sont hommes, et c'est assez pour
+expliquer leur pitoyable médiocrité, leur niaiserie et leur avarice.
+Mais qui donc leur opposiez-vous, monsieur Rockstrong? D'autres hommes
+également médiocres et plus avides encore, étant plus affamés. Le peuple
+de Londres les eût subis comme il subit les autres. Il attendit votre
+victoire ou votre défaite pour se prononcer. En quoi il fit preuve d'une
+singulière sagesse. Le peuple est bien avisé, quand il estime qu'il n'a
+rien à gagner ni à perdre à changer de maître.
+
+Ainsi parla l'abbé Coignard, et M. Rockstrong, le visage brûlé, les yeux
+en feu, la perruque flamboyante, lui cria avec de grands gestes, du haut
+de son échelle:
+
+--L'abbé, je conçois les voleurs et toutes les espèces de coquins de la
+Chancellerie et du Parlement. Mais je ne vous conçois pas, vous qui,
+sans intérêt apparent, par malice pure, soutenez des maximes qu'ils ne
+professent eux-mêmes que pour leur profit. Il faut que vous soyez plus
+méchant qu'eux, puisque vous l'êtes avec désintéressement. Vous me
+passez, l'abbé!
+
+--C'est signe que je suis philosophe, répondit doucement mon bon maître.
+Il est dans la nature des vrais sages de fâcher le reste des hommes.
+Anaxagore en fut un illustre exemple. Je ne parle pas de Socrate, qui
+n'était qu'un sophiste. Mais nous voyons qu'en tout temps et dans tous
+les pays, la pensée des âmes méditatives fut un sujet de scandale. Vous
+vous croyez, monsieur Rockstrong, très distinct de vos ennemis, et aussi
+aimable qu'ils sont odieux. Souffrez que je vous dise que c'est là le
+pur effet de votre orgueil et de votre fier courage. En fait, vous avez
+en commun avec ceux qui vous ont condamné toutes les faiblesses et
+toutes les passions humaines. Si vous avez plus de probité que beaucoup
+d'entre eux et un esprit d'une vivacité incomparable, vous êtes inspiré
+d'un génie de haine et de discorde qui vous rend très incommode dans un
+pays policé. L'état de gazetier, dans lequel vous excellez, a poussé
+jusqu'à la dernière perfection la partialité merveilleuse de votre
+esprit, et, victime de l'injustice, vous n'êtes point un juste. Ce que
+je dis là me brouille du coup avec vous et avec vos ennemis, et je suis
+bien sûr de n'obtenir jamais du ministre de la feuille un gros bénéfice.
+Mais je prise la liberté de la pensée plus haut qu'une abbaye ou qu'un
+gros prieuré. J'aurai fâché tout le monde, mais j'aurai contenté mon
+coeur, et je mourrai tranquille.
+
+--L'abbé, répliqua M. Rockstrong en riant à demi, je vous pardonne,
+parce que je vous crois un peu fou. Vous ne faites pas de différence des
+coquins et des honnêtes gens et vous ne préférez point un État libre à
+un gouvernement despotique et prévaricateur. Vous êtes un lunatique
+d'une espèce particulière.
+
+--Monsieur Rockstrong, dit mon bon maître, allons boire un pot de vin au
+_Petit-Bacchus_ et je vous y expliquerai, en vidant mon gobelet,
+pourquoi je suis tout à fait indifférent à la forme du gouvernement et
+pour quelles causes je ne me soucie pas de changer de maître.
+
+--Volontiers, dit M. Rockstrong, je suis curieux de boire avec un si
+méchant raisonneur que vous.
+
+Il sauta lestement en bas de son échelle et nous allâmes tous trois au
+cabaret.
+
+
+
+
+XV
+
+LES COUPS D'ÉTAT
+
+
+M. Rockstrong, qui était homme d'esprit, ne garda point rancune à mon
+bon maître de sa sincérité. Quand l'hôte du _Petit-Bacchus_ eut apporté
+un pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M.
+l'abbé Coignard qu'il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de la
+tyrannie et vieille canaille, d'un air extrêmement jovial. Mon bon
+maître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boire
+à la santé d'un homme dont l'humeur naturelle n'avait jamais été altérée
+par la philosophie.
+
+--Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté par
+la réflexion. Et, comme il n'est point dans la nature des hommes de
+penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer
+est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend
+premièrement malpropre à toute entreprise; car on n'agit jamais que sur
+des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même,
+monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des
+génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d'État qui
+ont changé la face de la terre n'ont jamais fait réflexion sur l'essence
+des êtres qu'ils maniaient rudement. Ils s'enfermaient tout entiers dans
+la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n'envisageaient à
+la fois que très peu d'objets. Tel que vous me voyez, monsieur
+Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des
+Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus
+généralement, de me jeter dans quelqu'une de ces vastes entreprises qui
+tentent la fierté d'une âme impétueuse. La réflexion m'y embarrasserait
+dès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements des
+raisons pour m'arrêter.
+
+Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant:
+
+--C'est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde,
+Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints et
+les âmes que, chérissant d'une dilection singulière, il réserve à la
+gloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du tout
+font heureusement leurs affaires en ce monde et dans l'autre, tandis que
+les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et
+spirituelle, tant il est de malice dans la pensée! Considérez, en
+frémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antique
+des philosophes et leur prince éternel!
+
+M. l'abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse:
+
+--Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n'ai
+jamais exercé mon intelligence. Je n'ai point appliqué ma raison aux
+vérités de la foi. Malheureusement, j'ai médité les actions des hommes
+et les moeurs des cités; c'est pourquoi je ne suis plus digne de
+gouverner une île, comme Sancho Pança.
+
+--Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre île
+serait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminels
+jugeraient les innocents, s'il s'en trouvait d'aventure.
+
+--Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître.
+Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, les
+moeurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d'un trait tous
+les empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que les
+autres. Je n'ai point d'illusions sur les hommes, et pour ne les point
+haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement.
+Mais ils ne m'en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les
+fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus
+charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu'ils
+puissent inspirer: le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c'est la paix
+sur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ils
+ne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimable
+tranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que les
+citoyens s'y estiment excessivement et qu'ils élèvent l'honneur comme un
+monstre sur les misères de la chair et de l'esprit. Ce sentiment les
+rend fiers et cruels, et je déteste l'orgueil qui veut qu'on s'honore et
+qu'on honore autrui, comme si quelqu'un dans la postérité d'Adam pouvait
+être trouvé digne d'honneur! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moi
+à boire!) et qui fait l'amour, est pitoyable, intéressant peut-être, et
+même agréable parfois. Il n'est honorable que par l'effet du préjugé le
+plus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous les
+maux dont nous souffrons. C'est une détestable espèce d'idolâtrie; et
+pour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudrait
+commencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureux
+quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se
+mépriseront les uns les autres, sans qu'aucun ne s'excepte soi-même de
+ce mépris excellent.
+
+M. Rockstrong haussa les épaules.
+
+--Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau.
+
+--Vous me flattez, répondit mon bon maître; je ne suis qu'un homme, et
+je sens en moi les germes de cette âcre fierté que je déteste et de
+cette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y a
+des moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pour
+mes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouve
+que je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal?
+Donnez-moi à boire!
+
+M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître.
+
+--L'abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je
+voudrais bien savoir ce que vous blâmez de ma conduite publique et
+pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des
+faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs.
+
+--Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout
+d'abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos
+amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les
+querelles et donne l'apaisement. Souffrez que je n'honore pas assez les
+uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour
+appeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu'ils fassent,
+sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui
+vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes
+d'État. J'ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu'elles
+viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous
+occupé de changer la forme du gouvernement. C'est l'emploi le plus
+frivole et le plus vain que l'on puisse faire de son esprit, et
+combattre les gens en place n'est qu'une niaiserie, quand ce n'est pas
+un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire!
+Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d'État que
+vous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes,
+considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal
+comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents
+ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à
+mortier par deux ou trois cents autres, c'est faire autant que rien et
+mettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quant
+à changer en même temps la condition des personnes, comme vous
+l'espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend
+pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits,
+de l'industrie, du négoce, des richesses amassées dans l'empire, de
+l'art des citoyens dans le trafic et dans l'échange, toutes choses qui,
+bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la
+couronne.
+
+M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître.
+
+--Qui ne voit, mon gros abbé, s'écria-t-il, que l'état de l'industrie et
+du commerce dépend du gouvernement, et qu'il n'y a de bonnes finances
+que dans un gouvernement libre?
+
+--La liberté, reprit M. l'abbé Coignard, n'est que l'effet de la
+richesse des citoyens, qui s'affranchissent dès qu'ils sont assez
+puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont
+ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des
+institutions en reconnaissance et garantie des droits qu'ils ont acquis
+par leur industrie.
+
+»Toute liberté vient d'eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes
+les plus instinctifs élargissent le moule de l'État qui se forme sur
+eux[11]. En sorte qu'on peut dire que, si détestable que soit la
+tyrannie, il n'y a que des tyrannies nécessaires et que les
+gouvernements despotiques ne sont que l'étroite enveloppe d'un corps
+imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du
+gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d'un animal sans
+en être la cause?
+
+»Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en
+quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle.
+
+--Ainsi vous ne faites point de différence d'un État libre à un
+gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c'est pour vous le
+cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et
+les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles,
+ruiner l'agriculture et fatiguer le négoce.
+
+--Monsieur Rockstrong, il n'y a jamais, dans un même âge, pour un même
+pays, qu'un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à
+la fois qu'un même pelage. D'où il résulte qu'il faut laisser au temps
+qui est galant homme, comme disait l'autre, le soin de changer les
+empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur
+infatigable et clémente.
+
+--Et vous ne pensez pas, mon gros abbé, qu'il faille aider le vieillard
+qui figure sur les horloges, sa faux à la main? Vous ne pensez pas
+qu'une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait eu
+quelque effet pour l'état des peuples? Non? Vous méritez, vieux fou,
+d'être coiffé du chapeau vert!
+
+--Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les
+biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C'est la folie des nations
+et c'est la vôtre monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des
+princes de vastes espérances. Les peuples s'assurent de temps en temps,
+par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils
+n'acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se
+payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes
+se font tuer facilement pour des mots qui n'ont point de sens. Ajax en
+avait déjà fait la remarque: «Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire
+le poète, que l'action était plus puissante que la parole, mais je vois
+aujourd'hui que la parole est la plus forte.» Ainsi parlait Ajax, fils
+d'Oïlée. Monsieur Rockstrong, j'ai grand'soif!
+
+
+
+
+XVI
+
+L'HISTOIRE
+
+
+Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.
+
+--Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces
+livres. Il s'y trouve _la Mère et le Fils_, les _Mémoires de la Cour de
+France_ et le _Testament de Richelieu_. Je vous serai reconnaissant d'y
+joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire et
+particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Ce
+sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.
+
+--Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoire
+sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête
+homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables.
+
+--Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les
+historiens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un grave
+enseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictions
+mêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduite
+des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de
+gouvernement.
+
+--Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la
+_Monarchie_ est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu une
+politique tirée des histoires.
+
+--De la sorte, dit M. Roman, j'ai, le premier, tracé aux princes et aux
+ministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger.
+
+--Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la
+figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous
+tend la muse Clio, déployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné
+de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que
+cette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Il
+y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels
+on s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Les
+historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils se
+rencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les
+mêmes événements dans ses _Antiquités_ et dans sa _Guerre des Juifs_,
+les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'est
+qu'un assembleur de fables; et Tacite, votre oracle, me fait tout
+l'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air de
+gravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre
+Mézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély.
+Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il le
+faut faire.
+
+»Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange
+éloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien est
+philosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceaux
+d'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que la
+vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que
+l'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la
+chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause
+d'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique,
+l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés
+étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les
+événements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, mais
+qu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de
+rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui
+entrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout à
+fait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoire
+est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui
+manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'est
+point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peut
+tirer des annales d'un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le
+propre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par les
+tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent
+calculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerres
+échappent au calcul.
+
+M. Roman représenta qu'il ne demandait à l'histoire que des vérités
+confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infiniment
+précieuses par leur objet, qui est l'homme.
+
+--Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de
+fables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes et
+d'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve,
+comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela
+seul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore que
+l'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec
+méthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles.
+
+--Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôt
+que l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers
+d'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. Monsieur
+Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assure
+que la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut
+écrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que monsieur
+l'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il se
+retrouvera dans ma mémoire, regrettant que monsieur l'abbé Blanchet ne
+soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit.
+
+»Voici cet apologue:
+
+»Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse,
+il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant
+réunis, il leur dit:
+
+»--Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains
+s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du
+passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous
+ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour
+la rendre complète.
+
+»Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étant
+retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de vingt ans, ils se
+présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze
+chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de
+l'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces
+termes:
+
+»--Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos
+pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre
+Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a
+été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les
+vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques
+qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de
+notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique.
+Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les
+paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau.
+
+»Le roi répondit:
+
+»--Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée.
+Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'ai
+vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le
+poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure
+plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps de
+lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du
+royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté
+de l'existence humaine.
+
+»Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils
+apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.
+
+»--Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notre
+nouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel.
+
+»--Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux;
+les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore
+et ne tardez pas.
+
+»Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un
+jeune éléphant porteur de cinq cents volumes.
+
+»--Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel.
+
+»--Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis
+au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant
+de mourir, l'histoire des hommes.
+
+»On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans.
+Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui
+portait un gros livre sur son dos.
+
+»--Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.
+
+»En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l'académicien
+et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant:
+
+»--Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes!
+
+»--Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous
+la résumer en trois mots: _Ils naquirent, ils souffrirent, ils
+moururent_.
+
+»C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoire
+universelle.
+
+
+
+
+XVII
+
+MONSIEUR NICODÈME
+
+
+Cependant qu'à l'_Image Sainte-Catherine_, mon bon maître, assis sur le
+plus haut degré de l'échelle, lisait Cassiodore avec délices, un
+vieillard entra dans la boutique, l'air rogue et le regard sévère. Il
+alla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière son
+comptoir.
+
+--Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenir
+pour homme de bonnes moeurs. Pourtant l'on voit à votre étalage un tome
+des _Oeuvres de Ronsard_ ouvert à l'endroit du frontispice qui représente
+une femme nue. Et c'est un spectacle qui ne peut se regarder en face.
+
+--Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot; ce frontispice
+est de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assez
+habile.
+
+--Il m'importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Je
+considère seulement qu'il a représenté des nudités. Cette figure n'est
+vêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur,
+de voir un homme d'âge, et prudent, comme vous paraissez, l'exposer aux
+regards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques.
+Vous feriez bien de la brûler, à l'exemple du père Garasse, qui employa
+son bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contraires
+aux bonnes moeurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-il
+honnête à vous de la cacher dans l'endroit le plus secret de votre
+boutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tant
+pour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche.
+
+M. Blaizot répondit en rougissant qu'un tel soupçon était injuste, et le
+désolait, venant d'un honnête homme.
+
+--Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devant
+vous monsieur Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le but
+que je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l'endroit de la
+modestie, sur les règlements de monsieur le lieutenant de police. Je
+m'emploie, avec l'aide d'une douzaine de conseillers au Parlement et de
+deux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaître
+les nudités exposées dans les lieux publics, tels que places,
+boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non content
+d'établir la modestie sur la voie publique, je m'efforce de la faire
+régner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d'où elle
+est trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j'ai
+fondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouve
+des chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet aux
+jeunes époux de procéder chastement à l'exécution du commandement de
+Dieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, si
+j'ose le dire, les grâces à l'austérité, ces ouvertures sont entourées
+de broderies agréables. Je me flatte d'avoir imaginé de la sorte des
+vêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveaux
+couples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement du
+mariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées.
+
+Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, y
+répondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu'il
+trouvait l'invention belle et louable, mais qu'il en concevait une autre
+plus excellente encore:
+
+--Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussent
+frottés du haut jusques en bas d'un cirage très noir qui, rendant leur
+cuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices et
+blandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle aux
+caresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entre
+deux draps, les amoureux.
+
+A ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur son
+échelle et reconnut à son air qu'il se moquait.
+
+--Monsieur l'abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vous
+pardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillez
+en même temps que moi la modestie et les bonnes moeurs, en quoi vous êtes
+bien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j'ai
+fondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur!
+Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues des
+jardins du Roi.
+
+--Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant ses
+bésicles; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôt
+feuillues. Mais (comme les objets n'ont de sens pour nous que par les
+idées qu'ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuier
+aux statues, vous transportez le caractère de l'obscénité à ces
+feuilles, en sorte qu'on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dans
+la campagne, sans les concevoir tout remplis d'indécences; et c'est un
+grand péché, monsieur, que de charger ainsi d'impudeur des arbustes
+innocents. Souffrez que je vous dise encore qu'il est dangereux de
+s'attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de
+trouble et d'inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure
+est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi la
+réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d'être
+eunuque, ce qui est affreux à penser.
+
+--Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais à
+votre langage que vous êtes un libertin et un débauché.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien; et quant à vivre dans
+la débauche, je n'y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain,
+le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, je
+ne connais d'orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et le
+seul banquet où je m'asseye est le banquet des Muses. Mais j'estime,
+étant sage, qu'il est mauvais de renchérir de pudeur sur les
+enseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet,
+beaucoup de liberté et s'en rapporte volontiers aux usages des peuples
+et à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinisme
+et penchant à l'hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait si
+votre fureur n'ira pas jusqu'à brûler les images de Dieu et des saints
+en haine de l'humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, de
+modestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n'ont, en fait,
+aucun sens précis et stable. C'est la coutume et le sentiment qui seuls
+les peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges de
+ces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes.
+Quelle étrange idée que d'ériger une troupe de procureurs en juges des
+grâces et des voluptés!
+
+--Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous en
+prenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu et
+des saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommes
+d'honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectacles
+déshonnêtes; et l'on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l'est
+pas. Souhaitez-vous donc, monsieur l'abbé, que nos jeunes enfants soient
+livrés, dans nos rues, à toutes les tentations?
+
+--Ah! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté! C'est la
+condition de l'homme et du chrétien sur la terre. Et la tentation la
+plus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pas
+tant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmes
+nues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert.
+Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figure
+taillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence,
+épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d'épines, les anachorètes se
+sentaient percés jusqu'aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ils
+voyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses mille
+fois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de monsieur
+Blaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grand
+peintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous les
+maîtres de l'Italie et des Flandres pour les attitudes, le mouvement et
+le coloris. Hélas! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures.
+Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vous
+feriez sagement de laisser à monsieur le lieutenant de police le soin de
+veiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votre
+candeur m'étonne; vous avez peu l'idée de ce qu'est l'homme, de ce que
+sont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grande
+ville. Oh! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés de
+Babylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voir
+l'oeil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottent
+et s'échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont se
+plaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppes
+des libraires, et portent jusqu'au Parlement du royaume leurs
+lamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sa
+cuisse, qui est précisément pour eux l'objet le plus commun du monde.
+
+Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodème
+se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre et criait au cynisme.
+
+--Ciel! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu'une femme nue, et quelle
+honte de s'accommoder, comme fait cet abbé, de l'immoralité, qui est la
+fin d'un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté des
+moeurs!
+
+--Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples ne
+sont forts que lorsqu'ils ont des moeurs; mais cela s'entend de la
+communauté des maximes, des sentiments et des passions, et d'une sorte
+d'obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vous
+occupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n'est pas une
+grâce, n'est qu'une niaiserie, et que la sombre candeur de vos
+effarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, et
+quelque peu indécent.
+
+Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place.
+
+
+
+
+XVIII
+
+LA JUSTICE
+
+
+Monsieur l'abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée par
+la république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettres
+pour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il lui
+advint d'y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait la
+France avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à son
+mari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C'était le
+premier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme il
+était magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à la _Pomme d'or_,
+sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturel
+et les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent les
+pommes sur le Mail, ont-ils coutume d'y aller, vers midi, en partie
+fine. C'était le printemps; il était doux de respirer le jour. Mon bon
+maître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant le
+frais clapotis de l'eau battue par l'aviron des bateliers. Un air riant
+et léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux de
+vivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits,
+un bruit de chevaux et d'hommes, s'élevant à notre côté, nous fit
+tourner la tête.
+
+Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, qui
+dînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant:
+
+--Ce n'est rien, messieurs, c'est une servante qu'on mène pendre pour
+avoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles.
+
+Au moment qu'il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d'une
+charrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l'air
+étonné et la poitrine tendue par l'écart des bras liés sur le dos. Elle
+passa tout aussitôt, et pourtant j'aurai toujours dans les yeux l'image
+de cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien.
+
+--Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c'est la servante de
+madame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau,
+au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de point
+d'Alençon, et s'enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dans
+un logis du Pont-au-Change, et tout d'abord elle avoua son crime. Aussi
+ne fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce que
+je vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre du
+Parlement où elle fut jugée.
+
+Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu'il ne fallait pas
+laisser refroidir; puis il reprit:
+
+--En ce moment, elle doit être à l'échelle et dans cinq minutes,
+peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendu
+l'âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau.
+Aussitôt qu'ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais il
+en est d'autres qui font, c'est le cas de le dire, une vie de pendu, et
+qui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre,
+qu'on justicia l'an passé pour avoir imité la signature du roi sur des
+billets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme une
+carpe au bout de la corde.
+
+»Hé! hé! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l'abbé était
+modeste et n'enviait point l'honneur de devenir évêque des champs. Je le
+vis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant,
+que le bourreau lui dit: «Monsieur l'abbé, ne faites pas l'enfant!» Le
+plus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, il
+avait été pris d'abord pour le confesseur, par le bourreau que l'exempt
+eut toutes les peines du monde à détromper. N'est-ce pas plaisant,
+monsieur?
+
+--Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans son
+assiette un petit poisson qu'il tenait depuis quelque temps suspendu à
+ses lèvres, non cela n'est point plaisant; et l'idée que cette belle
+fille rend l'âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujons
+et de voir le beau ciel, qui me riait tout à l'heure.
+
+--Ah! monsieur l'abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce point
+délicat, vous n'auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de ses
+yeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif.
+Avez-vous jamais entendu parler d'Hélène Gillet?
+
+--Non point, dit mon bon maître.
+
+--En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l'a
+maintes fois contée.
+
+Il but un coup de vin, s'essuya les lèvres avec un coin de la nappe, et
+fit le récit que je vais rapporter.
+
+
+
+
+XIX
+
+RÉCIT DE L'HUISSIER
+
+
+--Au mois d'octobre 1624, la fille du châtelain royal de
+Bourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dans
+la maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître des
+signes si visibles d'une grossesse, que ce fut la fable de la ville et
+que les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit garde
+ensuite que ses flancs s'étaient abaissés et l'on fit de telles gloses
+que le lieutenant-criminel ordonna qu'elle serait visitée par des
+matrones. Celles-ci constatèrent qu'elle avait été grosse et que sa
+délivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, Hélène
+Gillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elle
+leur fit des aveux:
+
+»--Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d'un lieu
+voisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pour
+apprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il me
+connut. Ce fut par le moyen d'une servante qui m'enferma dans une
+chambre avec lui. Là, il me prit de force.
+
+»Et, comme on lui demanda pourquoi elle n'avait pas appelé au secours,
+elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par les
+juges, elle ajouta qu'à la suite de cette violence elle devint grosse et
+fut délivrée avant terme. Loin d'avoir contribué à cette délivrance,
+elle l'eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla la
+vraie nature de cet accident.
+
+»Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefois
+comment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir à
+l'accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en se
+promenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal,
+père de l'accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeau
+s'efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s'approcha pour
+reconnaître ce que c'était et trouva le corps d'un petit enfant. Il en
+avertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemise
+marquée au col des lettres H. G. On constata qu'il était venu à terme,
+et Hélène Gillet, convaincue d'infanticide, fut condamnée, selon la
+coutume, à la peine de mort. A raison de la charge honorable que tenait
+son père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et la
+sentence porta qu'elle aurait la tête tranchée.
+
+»Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous la
+garde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à la
+Conciergerie du Palais. Sa mère, qui l'avait accompagnée, se retira chez
+les dames Bernardines. L'affaire fut entendue par messieurs du
+Parlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes de
+la Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrent
+la sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée serait
+conduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public que
+cette circonstance infamante avait été ajoutée d'une façon étrange et
+insolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contre
+les formes, fut blâmée. Mais l'arrêt était sans appel et devait être
+exécuté tout de suite.
+
+»En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, Hélène
+Gillet fut conduite à l'échafaud, au son des cloches, dans un cortège
+précédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutes
+les bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et,
+tombant à genoux, prièrent pour l'âme de celle qui allait mourir.
+Monsieur le substitut du procureur du roi s'avançait à cheval, suivi de
+ses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde au
+col, comme le voulait l'arrêt du Parlement. Elle était assistée de deux
+pères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésus
+expirant sur la croix. Près d'elle se tenaient le bourreau avec son
+coutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnie
+d'archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule de
+curieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers,
+bouchers et maçons, et d'où montait une grande rumeur.
+
+»Le cortège s'arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme il
+semble, parce que c'est le lieu de mort des criminels, mais en souvenir
+des abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel.
+L'échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant à
+une chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l'âme des
+suppliciés.
+
+»Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau,
+et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la corde
+qui lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longs
+d'un demi-pied, et lui banda les yeux; les religieux récitaient des
+prières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il se
+nommait Simon Grandjean; c'était un homme d'apparence débile, et aussi
+craintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avait
+communié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé,
+sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers le
+peuple:
+
+»--Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu'il me faut
+faire. J'ai une fièvre qui me tient depuis trois mois.
+
+»Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, il
+alla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deux
+fois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eut
+arrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas.
+
+»Les jésuites et les capucins crièrent: _Jésus Maria!_ et un grand
+soupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit une
+large entaille à l'épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côté
+droit.
+
+»Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit:
+
+»--Faites-moi mourir!
+
+»Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l'échafaud
+pendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot.
+
+»Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entailla
+profondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelas
+échappé des mains du bourreau.
+
+»Cette fois, la rumeur qui s'éleva de la foule fut terrible, et une
+telle grêle de pierres tomba sur l'échafaud, que Simon Grandjean, les
+deux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagner
+la chapelle basse et s'y enfermer. La bourrelle, restée seule en haut
+avec la patiente, chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit la
+corde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au cou
+et, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l'étrangler. Hélène,
+saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante; alors la
+femme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied de
+l'estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla la
+gorge avec ses ciseaux.
+
+»Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergents
+et archers, envahirent les abords de l'échafaud et de la chapelle; une
+douzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrent
+évanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier.
+
+»La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eu
+bientôt fait de l'enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deux
+pères jésuites l'ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au bout
+de leurs bras levés, ils se firent passage à grand'peine, au milieu de
+l'émeute.
+
+»Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et de
+marteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet,
+reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandis
+que maître Jacquin la pansait, elle dit:
+
+»--N'aurai-je point d'autre mal que celui-là?
+
+»On trouva qu'elle avait reçu deux coups d'épée, six coups de ciseaux
+qui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaient
+été profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l'avait
+traînée en voulant l'étrangler, et qu'enfin tout son corps était contus
+par des pierres que la foule avait lancées sur l'échafaud.
+
+»Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez le
+chirurgien Jacquin, à la garde d'un huissier, elle répétait sans cesse:
+
+»--Est-ce que ce n'est pas fini? Est-ce qu'on me fera mourir?
+
+»Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l'assistaient
+s'efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâce
+de la vie. L'avocat Févret rédigea une requête qui fut signée par
+plusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait à la Cour
+des réjouissances pour le mariage d'Henriette-Marie de France avec le
+roi d'Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya la
+grâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille, estimant,
+disent les lettres de rémission, qu'elle avait souffert des supplices
+qui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation.
+
+»Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresse
+où elle pratiqua jusqu'à sa mort la plus exacte piété.
+
+»Telle est, ajouta le petit huissier, l'histoire véritable d'Hélène
+Gillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous point
+divertissante, monsieur l'abbé?
+
+
+
+
+XX
+
+LA JUSTICE (SUITE)
+
+
+--Hélas! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J'ai
+le coeur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur,
+contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame la
+conseillère Josse qu'on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire.
+
+--Mais, monsieur, répliqua l'huissier, ne vous ai-je point dit que cette
+fille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu'on pende les
+larrons?
+
+--Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est l'usage; et comme la force
+de l'accoutumance est irrésistible, je n'y prends point garde dans le
+cours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtant
+était enclin à la douceur, composait des traités pleins d'élégance
+pendant qu'à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pour
+des fautes légères, comme il se voit par l'exemple de l'esclave
+Mithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d'avoir
+blasphémé la divinité de son maître, l'infâme Trimalcion. Notre esprit
+est ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui est
+ordinaire et coutumier. Et l'usage use, si je puis dire, notre
+indignation aussi bien que notre émerveillement. Je m'éveille chaque
+matin, sans songer, je l'avoue, aux malheureux qui seront pendus ou
+roués pendant le jour. Mais quand l'idée du supplice m'est rendue plus
+sensible, mon coeur se trouble, et pour avoir vu cette belle fille
+conduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n'y
+saurait entrer.
+
+--Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à
+Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci
+avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse?
+
+--Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous
+n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas
+davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts
+qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour
+libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la
+doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de
+croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la
+justice qui punissent des actions dont le principe, l'ordre et les
+causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et
+qui sont parfois accomplies sans connaissance. S'il faut enfin que nous
+soyons responsables de nos actes, puisque l'économie de notre sainte
+religion est fondée sur l'accord mystérieux de la liberté humaine et de
+la grâce divine, c'est un abus que de déduire de cette obscure et
+délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les
+supplices dont nos codes sont prodigues.
+
+--Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes
+du parti des fripons.
+
+--Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité
+souffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre
+deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, qui
+paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux
+s'indigneront.
+
+--Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup
+de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois
+et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une
+humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux
+crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués,
+les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les
+sorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoi
+la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur
+possible.
+
+--Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants,
+équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même de
+Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble
+rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur
+tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les
+tortures et sur les supplices dont nous usons.
+
+--Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est
+nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la
+douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire
+pour assurer la vie et les biens des citoyens.
+
+--Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le
+juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des
+préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies
+non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue
+du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la
+société. C'est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudière
+d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper
+des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un
+dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une
+impitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité
+qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement
+petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il
+convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est
+l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute
+philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.
+
+--Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me
+semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus
+utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la
+devrait rendre auguste et sacrée.
+
+--Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point.
+Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter?
+
+Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie,
+laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du
+petit huissier.
+
+--A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est
+bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète,
+est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité
+même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la
+devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que
+l'essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l'indique.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est
+belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du
+tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la
+justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui
+lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent
+cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et
+qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs
+rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions
+des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui
+veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des
+juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec
+celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette
+distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout
+arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une
+corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse
+une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe
+appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait
+ou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, ou
+reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais
+de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en
+jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd
+d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je
+consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce
+jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres
+enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle
+n'y avait pas moins de droits qu'un autre. Je le veux bien. La justice
+était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire,
+pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu'un côté de la
+justice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillère
+Josse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droit
+aussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est de
+rendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste.
+
+--En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore que
+je ne croyais. Cette pensée qu'elle doit le châtiment au coupable est
+extrêmement féroce. C'est une barbarie gothique.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Elle
+frappe sans colère, et elle n'a pas de haine pour cette fille qu'elle
+envoie à la potence.
+
+--A la bonne heure! dit mon bon maître. Mais j'aimerais mieux que les
+juges fissent l'aveu qu'ils punissent les coupables par pure nécessité
+et seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s'en
+tiendraient au nécessaire. Mais s'ils s'imaginent, en punissant, payer
+au coupable son dû, on voit jusqu'où cette délicatesse peut les
+entraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne saurait
+refuser aux gens ce qu'on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, me
+fait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par un
+philosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir un
+malfaiteur, c'est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu'il
+a d'expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d'Athènes, en
+faisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à la
+purification de l'âme de ce sage. Ce sont là d'épouvantables rêveries.
+Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L'idée de
+pure vengeance qu'on attache plus communément à la peine des
+malfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terrible
+dans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophes
+tourmenteurs. J'ai connu jadis à Séez un bourgeois d'humeur joviale et
+bon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genoux
+et leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s'approchait
+des sacrements et se piquait d'une exacte probité dans le commerce des
+grains qu'il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d'être
+volé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la rose
+et autres belles pièces d'or qu'il gardait curieusement dans un étui, au
+fond d'un tiroir. Dès qu'il s'aperçut de ce dommage, il en fit aux juges
+une plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnée
+et suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu'on lui remît
+la peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et il
+lui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s'écriant: «La coquine!
+la coquine!» Cette fille lui avait pris des pièces d'or; il lui prenait
+sa peau; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de sa
+férocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste en
+tapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que,
+si l'on pend un larron, c'est par prudence et dans le but d'effrayer les
+autres par l'exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, comme
+dit l'autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rien
+n'appartient à personne, si ce n'est la vie elle-même. Prétendre qu'on
+doit l'expiation aux criminels, c'est tomber dans un mysticisme féroce,
+pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir les
+voleurs c'est un droit issu de la force et non de la philosophie. La
+philosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédons
+est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les juges
+approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur est
+puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous prendre notre
+vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu sous Louis le
+Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on enleva
+jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la soie. Ce
+prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors des
+églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à
+Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux
+sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout
+le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en
+grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été
+guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans
+ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce
+aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens
+fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du
+roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré
+pour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière.
+
+--Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du
+jeu. Les juges y vont comme _à l'Oie_, en regardant ce qui est écrit sur
+le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes
+sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de
+gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait
+droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est
+parfaitement exact.
+
+--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense,
+Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des
+soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer.
+
+--Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre
+que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice
+assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu des
+sociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moins
+divertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sont
+obligés d'être de la partie.
+
+--Cela est nécessaire, dit le petit huissier.
+
+--Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais elles
+ne sont point justes et ne sauraient l'être, car le juge assure aux
+citoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire le
+discernement des vrais et des faux biens; cette distinction n'est pas
+dans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justice
+divine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l'histoire de l'ange
+et de l'anachorète? Un ange descendit sur la terre avec un visage
+d'homme et en l'habit d'un pèlerin; cheminant par l'Égypte, il frappa,
+le soir, à la porte d'un bon anachorète qui, le prenant pour un
+voyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d'or.
+Puis il le fit coucher dans son lit et s'étendit lui-même à terre, sur
+quelques poignées de paille de maïs. Pendant qu'il dormait, son hôte
+céleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sous
+son manteau et s'enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour faire
+tort au bon ermite, mais au contraire dans l'intérêt de l'hôte qui
+l'avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causé
+la perte de ce saint homme, qui y avait mis son coeur, tandis que Dieu
+veut qu'on n'aime que lui et ne souffre pas qu'un religieux soit attaché
+aux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine,
+distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pas
+cette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdra
+point son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avait
+prises et que les juges lui ont rendues?
+
+--En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a à
+cette heure une coquine de moins sur la terre.
+
+Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie et
+partit allègrement.
+
+
+
+
+XXI
+
+LA JUSTICE (SUITE)
+
+
+Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte:
+
+--Je n'ai rapporté l'histoire de l'ange et de l'ermite que pour montrer
+l'abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c'est seulement dans le
+temporel que la justice humaine s'exerce, et c'est un lieu bas où les
+grands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu'on
+ait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dans
+les prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié
+et condamnent la Madeleine qu'il releva de ses mains divines. Que
+fait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrer
+justes, même s'ils le voulaient, puisque leur triste devoir est de
+considérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dans
+leur essence, mais au seul point de vue de l'intérêt social,
+c'est-à-dire en raison de cet amas d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et
+d'abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs?
+En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colère
+qu'elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre,
+en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d'esprit,
+de coeur et d'âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unes
+remontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s'accordent
+seulement sur ce point qu'il faut tout sauver, vertus et vices, d'un
+monde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu de
+chose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables,
+qu'un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnable
+dans telle autre, comme il se voit par l'exemple d'un soufflet qui,
+donné par un homme sur la joue d'un autre, paraît seulement chez un
+bourgeois l'effet d'une humeur irascible et devient, pour un soldat, un
+crime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nous
+l'opprobre des siècles futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se
+demandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du dernier
+supplice l'ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du coeur d'un
+jeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et aux
+dégoûts de la caserne. Et il est clair que s'il y avait une justice,
+nous n'aurions pas deux codes, l'un militaire, l'autre civil. Ces
+justices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sont
+d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se policent jamais, ne
+voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, des conseils de
+guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des caporaux et des
+sergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passés
+par les armes pour crime de désertion devant l'ennemi, dans une
+expédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas de
+belligérants. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que de telles atrocités se
+commettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien,
+soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire est
+seulement d'avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, en
+refusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plus
+de ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la
+prophétie du fils de Dieu; et revenons-en aux magistrats civils.
+
+»Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les coeurs;
+aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encore
+s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière écorce
+d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes,
+c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux
+petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités
+sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui
+vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le
+devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans
+ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la
+conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et
+d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du
+prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous
+les fleurs de lis un asile inviolable.
+
+»Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, à
+rendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encore
+que ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, qui
+des deux je redouterais le plus, ou du juge qui s'est fait une âme avec
+des textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment à
+torturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à ses
+passions; l'autre m'immolera froidement à la chose écrite.
+
+»Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction,
+non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moins
+soumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alors
+qu'ils s'effacent de nos âmes et nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit
+quelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu'il y a de
+gothique dans la loi, tandis que le juge n'a pas le droit de le sentir.
+
+»Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières,
+étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il
+en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en
+comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces
+difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir
+divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a
+pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup
+attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même
+après avoir récité le _Veni Creator_, demeurent sujets à l'erreur; et il
+vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour
+cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à
+celle-là. Le prince est de cet avis; car il y a des lits de justice
+au-dessus des Parlements.
+
+
+
+
+XXII
+
+LA JUSTICE (SUITE ET FIN)
+
+
+Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde
+où tout passe et rien ne change.
+
+Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse:
+
+--Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille
+que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont
+intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit
+de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que dans
+toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne
+lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé
+son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une
+belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à
+voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à
+certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes
+causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît
+que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté
+des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il
+est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en
+dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il
+est vrai encore, qu'ignorant les lois, ils sont appelés, non à les
+appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les
+appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats
+absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés
+comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers.
+Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent
+être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne
+sont, pour ainsi dire, imputables à personne. L'iniquité semble
+tolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.
+
+»Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice,
+me soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours,
+je réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir
+même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que
+les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les
+homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils,
+qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat
+perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre
+justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un
+mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour
+l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser
+dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut
+s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais
+pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu,
+remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une
+institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont
+revêtue à l'envi d'une majesté empruntée; j'ai voulu montrer l'humilité
+originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en
+réalité qu'un amas bizarre d'expédients.
+
+»Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine.
+L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition,
+l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie,
+voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables
+quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les
+enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté
+des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant et je lis tous les
+jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de
+circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne
+découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout
+temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de
+l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs
+contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient
+tout aussi épais et embrouillés.
+
+»En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises,
+moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle
+disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en
+vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des
+habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse
+raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois
+par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles
+seuls défont l'oeuvre des siècles. Il y a peu d'espoir qu'un jour un Numa
+français rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers de
+Fontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages.
+
+Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l'horizon. Son
+air était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur mon
+épaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétré
+jusqu'au fond de l'âme. Il me dit:
+
+--Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain et
+embarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que je
+trouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d'esprit: rien
+n'étonne l'audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ce
+que je vais vous dire. Les vérités découvertes par l'intelligence
+demeurent stériles. Le coeur est seul capable de féconder ses rêves. Il
+verse la vie dans tout ce qu'il aime. C'est par le sentiment que les
+semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n'a point tant de
+vertu. Et je vous confesse que j'ai déjà été jusqu'ici trop raisonnable
+dans la critique des lois et des moeurs. Aussi cette critique va-t-elle
+tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée
+d'avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un
+bagage embarrassant, et s'élever sur les ailes de l'enthousiasme. Si
+l'on raisonne, on ne s'envolera jamais.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: M. Jean Lacoste a écrit dans la _Gazette de France_ du 20 mai 1893:
+
+«M. l'abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d'humilité et
+de foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petit
+collet et que sa robe n'ait pas reçu maint accroc... Mais s'il succombe
+à la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il ne
+perd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter et
+arriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacle
+d'une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie et
+l'humilité chrétienne sied aux faiblesses de l'humanité.
+
+»M. l'abbé Coignard, s'il n'est pas un saint, mérite peut-être le
+purgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l'enfer. Car à
+ses actes d'humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Il
+comptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pour
+favoriser l'action de la grâce. C'est pourquoi il retombait dans son
+péché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique,
+car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixième
+session, a déclaré l'anathème à tous ceux qui prétendent «qu'il n'est
+pas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises» et qui ont une
+telle confiance en la foi qu'ils s'imaginent qu'elle seule peut sauver
+«sans aucun mouvement de la volonté». C'est pourquoi la miséricorde
+divine s'étendant sur l'abbé Coignard est vraiment miraculeuse et en
+dehors des voies ordinaires.»]
+
+[2: M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne comme
+maire de Bordeaux. (_Note de l'éditeur_.)]
+
+[3: La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures de
+Sébastien Leclerc dont j'admire au contraire la précise élégance et la
+fine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (_Note de
+l'éditeur_.)]
+
+[4: C'est un ecclésiastique qui parle. (_Note de l'éditeur_.)]
+
+[5: Cf.: Saint-Évremont. _Les Académiciens_.
+
+ GODEAU.
+
+Bonjour, cher Colletet.
+
+ COLLETET _se jette à genoux_.
+
+Grand évêque de Grasse,
+Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse.
+Ne dois-je pas baiser votre sacré talon?
+
+ GODEAU.
+
+Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon.
+Levez-vous, Colletet.
+
+ COLLETET.
+
+Votre magnificence
+Me permet, monseigneur, une telle licence?
+
+ GODEAU.
+
+Rien ne saurait changer le commerce entre nous:
+Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous.
+
+M. l'abbé Coignard vivait sous l'ancien régime. En ce temps-là on disait
+que l'Académie française avait le mérite d'établir entre tous ses
+membres une égalité qu'ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtant
+elle fut détruite en 1793 comme «le dernier refuge de l'aristocratie».]
+
+[6: Il veut dire: de l'évêque à qui le roi a donné la feuille des
+bénéfices ecclésiastiques.]
+
+[7: Le roi était protecteur de l'Académie.]
+
+[8: Il est exact que l'Académie condamna cette locution.
+
+Je dis que la coutume, assez souvent trop forte,
+Fait dire improprement que l'on FERME LA PORTE.
+L'usage tous les jours autorise des mots
+Dont on se sert pourtant assez mal à propos.
+Pour avoir moins de froid à la fin de décembre
+On va POUSSER LA PORTE et l'on FERME SA CHAMBRE.
+
+(Saint-Évremont, _les Académiciens_.)]
+
+[9: L'Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution de
+prix.]
+
+[10: Je n'ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoires
+relatifs à l'attentat de Monmouth. (_Note de l'éditeur_.)]
+
+[11: Au temps de M. l'abbé Coignard les Français se croyaient déjà
+libres. Le sieur d'Alquié écrivait en 1670:
+
+«Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceur
+de l'entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite.
+Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitement
+satisfait aux deux premiers; ainsi qu'il ne reste maintenant qu'à
+montrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté n'y est
+pas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistra
+d'abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostre
+Estat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire: car on
+remarque d'abord que ce nom de _France_ ne signifie autre chose que
+_Franchise et liberté_, conformément au dessein des fondateurs de cette
+Monarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse et ne pouvant
+souffrir ny l'esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouer
+le joug de toute sorte de captivité, et d'estre aussi libres que les
+hommes le peuvent estre: c'est pourquoy ils s'en vinrent dans les Gaules
+qui estoient un Pays dont les Peuples n'estoient pas ny moins belliqueux
+ny moins jaloux de sa franchise qu'ils le pouvoient estre. Quand au
+second point, nous sçavons qu'outre les inclinations et les desseins
+qu'ils ont en fondant cet Estat, d'estre toujours maistres d'eux-mesmes;
+c'est qu'ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leur
+pouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges: de sorte que quand on
+les en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tant
+de vitesse que rien ne peust les retenir quand il s'agit de ce point.
+Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de la
+liberté, qu'elle ne peut pas souffrir un Esclave: de sorte que les Turcs
+et les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamais
+porter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays:
+aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves en _France_, ils ne sont
+pas si tost à terre, qu'ils s'écrient pleins de joye: Vive la France
+avec son aymable Liberté. (_Les Délices de la France..._, par François
+Savinien d'Alquié, _Amsterdam_, 1670, in-12.--Chapitre XVI, intitulé _La
+France est un pays de liberté pour toute sorte de personnes_, pp.
+245-246.)]
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les opinions de M. Jérôme Coignard, by
+Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD ***
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+people in all walks of life.
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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