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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/19233-8.txt b/19233-8.txt new file mode 100644 index 0000000..b327842 --- /dev/null +++ b/19233-8.txt @@ -0,0 +1,4951 @@ +Project Gutenberg's Les opinions de M. Jérôme Coignard, by Anatole France + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les opinions de M. Jérôme Coignard + Recueillies par Jacques Tournebroche + +Author: Anatole France + +Release Date: September 10, 2006 [EBook #19233] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +ANATOLE FRANCE + +LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE + + + + + + +L'ABBÉ JÉRÔME COIGNARD + +_A Octave Mirbeau_. + + +Je n'ai pas besoin de retracer ici la vie de M. l'abbé Jérôme Coignard, +professeur d'éloquence au collège de Beauvais, bibliothécaire de M. de +Séez, _Sagiensis episcopi bibliothecarius solertissimus_, comme le porte +son épitaphe, plus tard secrétaire au charnier Saint-Innocent, puis +enfin conservateur de cette Astaracienne, la reine des bibliothèques, +dont la perte est à jamais déplorable. Il périt assassiné, sur la route +de Lyon, par un juif cabbaliste du nom de Mosaïde (_Judæa manu +nefandissima_), laissant plusieurs ouvrages interrompus et le souvenir +de beaux entretiens familiers. Toutes les circonstances de son existence +singulière et de sa fin tragique ont été rapportées par son disciple, +Jacques Ménétrier, surnommé _Tournebroche_ parce qu'il était fils d'un +rôtisseur de la rue Saint-Jacques. Ce Tournebroche professait pour celui +qu'il avait l'habitude de nommer son bon maître une admiration vive et +tendre. «C'est, disait-il, le plus gentil esprit qui ait jamais fleuri +sur la terre.» Il rédigea avec modestie et fidélité les mémoires de M. +l'abbé Coignard, qui revit dans cet ouvrage comme Socrate dans les +_Mémorables_ de Xénophon. + +Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout +empreint d'une amoureuse fidélité. C'est un ouvrage qui fait songer à +ces portraits d'Érasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au +musée de Bâle et à Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de goûter +la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre. + +On sera surpris, sans doute, qu'il n'ait pas pris soin de le faire +imprimer. Pourtant il pouvait l'éditer lui-même, étant devenu libraire, +rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_, où il succéda à M. +Blaizot. Peut-être, vivant dans les livres, craignit-il d'ajouter +seulement quelques feuillets à cet amas horrible de papier noirci qui +moisit obscurément chez les bouquinistes. Nous partageons ses dégoûts en +passant sur les quais devant la boîte à deux sous où le soleil et la +pluie dévorent lentement des pages écrites pour l'immortalité. Comme ces +têtes de mort assez touchantes, que Bossuet envoyait à l'abbé de la +Trappe pour le divertissement d'un solitaire, ce sont là des sujets de +réflexions propres à faire concevoir à un homme de lettres la vanité +d'écrire. J'ose dire que, pour ma part, entre le Pont-Royal et le +Pont-Neuf, j'ai éprouvé cette vanité tout entière. Je serais tenté de +croire que l'élève de M. l'abbé Coignard ne fit point imprimer son +ouvrage parce que, formé par un si bon maître, il jugeait sainement de +la gloire littéraire, et l'estimait à sa valeur, c'est-à-dire autant +comme rien. Il la savait incertaine, capricieuse, sujette à toutes les +vicissitudes et dépendant de circonstances en elles-mêmes petites et +misérables. Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, +il n'y trouvait point de raison d'espérer que leur postérité devînt tout +à coup savante, équitable et sûre. Il augurait seulement que l'avenir, +étranger à nos querelles, nous accorderait son indifférence à défaut de +justice. Nous sommes presque assurés que, grands et petits, elle nous +réunira dans l'oubli et répandra sur nous tous l'égalité paisible du +silence. Mais, si cette espérance nous trompait par grand hasard, si la +race future gardait quelque mémoire de notre nom ou de nos écrits, nous +pouvons prévoir qu'elle ne goûterait notre pensée que par ce travail +ingénieux de faux sens et de contresens qui seul perpétue les ouvrages +du génie à travers les âges. La longue durée des chefs-d'oeuvre est +assurée au prix d'aventures intellectuelles tout à fait pitoyables, dans +lesquelles le coq-à-l'âne des cuistres prête la main aux calembours +ingénus des âmes artistes. Je ne crains pas de dire qu'à l'heure qu'il +est, nous n'entendons pas un seul vers de l'_Iliade_ ou de la _Divine +Comédie_ dans le sens qui y était attaché primitivement. Vivre c'est se +transformer, et la vie posthume de nos pensées écrites n'est pas +affranchie de cette loi: elles ne continueront d'exister qu'à la +condition de devenir de plus en plus différentes de ce qu'elles étaient +en sortant de notre âme. Ce qu'on admirera de nous dans l'avenir nous +deviendra tout à fait étranger. + +Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on connaît la simplicité, +ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de +sa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait de +lui-même une opinion exagérée. + +Je crois le connaître. J'ai médité son livre. Tout ce qu'il dit et tout +ce qu'il fait trahit l'exquise modestie de son âme. Si pourtant il +n'était pas sans savoir qu'il avait du talent, il savait aussi que c'est +ce qui se pardonne le moins; on passe aisément aux gens en vue la +bassesse de l'âme et la perfidie du coeur; on souffre volontiers qu'ils +soient lâches ou méchants, et leur fortune même ne leur fait pas trop +d'envieux si l'on voit qu'elle est imméritée. Les médiocres sont tout de +suite soulevés et portés par les médiocrités environnantes qui +s'honorent en eux. La gloire d'un homme ordinaire n'offense personne. +Elle est plutôt une secrète flatterie au vulgaire; mais il y a dans le +talent une insolence qui s'expie par les haines sourdes et les calomnies +profondes. Si Jacques Tournebroche renonça sciemment au pénible honneur +d'irriter par un éloquent écrit la foule des sots et des méchants, on ne +peut qu'admirer son bon sens et le tenir pour le digne élève d'un maître +qui connaissait les hommes. Quoi qu'il en soit, le manuscrit de Jacques +Tournebroche, resté inédit, fut perdu pendant plus d'un siècle. J'ai eu +l'extraordinaire bonheur de le retrouver chez un brocanteur du boulevard +Montparnasse qui étale derrière les carreaux salis de son échoppe des +croix du Lis, des médailles de Sainte-Hélène et des décorations de +Juillet, sans se douter qu'il donne ainsi aux générations une +mélancolique leçon d'apaisement. Ce manuscrit à été publié par mes soins +en 1893, sous ce titre: _La Rôtisserie de la Reine Pédauque_ (1 vol. +in-18 Jésus). J'y renvoie le lecteur, qui y trouvera plus de nouveautés +qu'on n'en cherche d'ordinaire dans un vieux livre. Mais ce n'est pas de +cet ouvrage qu'il s'agit ici. + +Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire connaître les actions +et les maximes de son maître dans un récit suivi. Il prit soin encore de +recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abbé Coignard qui +n'avaient point trouvé place dans les mémoires (c'est le vrai nom qu'il +convient de donner à _la Rôtisserie de la Reine Pédauque_), et il en +forma un petit cahier qui m'est tombé entre les mains avec ses autres +papiers. + +C'est ce cahier que je fais imprimer aujourd'hui sous ce titre: _les +Opinions de M. Jérôme Coignard_. Le bon et gracieux accueil fait par le +public au précédent ouvrage de Jacques Tournebroche m'encourage à donner +tout de suite ces dialogues dans lesquels l'ancien bibliothécaire de M. +de Séez se retrouve avec son indulgente sagesse et cette sorte de +scepticisme généreux où tendent ses considérations sur l'homme, si +mêlées de mépris et de bienveillance. Je ne saurais prendre la +responsabilité des idées exprimées par ce philosophe sur divers sujets +de politique et de morale; mes devoirs d'éditeur m'engagent seulement à +présenter la pensée de mon auteur sous le jour le plus favorable. Sa +libre intelligence foulait aux pieds les croyances vulgaires et ne se +rangeait point sans examen à la commune opinion, hors en ce qui touche +la foi catholique, dans laquelle il fut inébranlable. Pour tout le +reste, il ne craignait point de tenir tête à son siècle. Or, cela seul +le rend digne d'estime. Nous devons de la reconnaissance aux esprits qui +ont combattu les préjugés. Mais il est plus aisé de les louer que de les +imiter. Les préjugés se défont et se reforment sans cesse, avec +l'éternelle mobilité des nuées. Il est dans leur nature d'être augustes +avant de paraître odieux, et les hommes sont rares qui n'ont point la +superstition de leur temps et qui regardent en face ce que le vulgaire +n'ose voir. M. l'abbé Coignard fut un homme libre dans une condition +humble, et c'est assez, je crois, pour qu'on le mette bien au-dessus +d'un Bossuet, et de tous ces grands personnages qui brillent à leur rang +dans la pompe traditionnelle des coutumes et des croyances. + +Mais s'il faut estimer que M. l'abbé Coignard vécut libre, affranchi des +communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes +n'eurent point d'empire sur lui, on doit reconnaître encore que cet +esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la +société, et que, pour étonner et ravir les hommes par une vaste et belle +construction mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volonté de +jeter à profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des +vérités. C'est de cette manière seulement qu'on édifie les grands +systèmes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la +sophistique. L'esprit de système lui fit défaut, ou (si l'on veut) l'art +des ordonnances symétriques. Sans quoi il paraîtrait ce qu'il était en +effet, c'est-à-dire le plus sage des moralistes, une sorte de mélange +merveilleux d'Épicure et de saint François d'Assise. + +Ce sont là, à mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanité +souffrante ait encore rencontrés dans sa marche désorientée. Épicure +affranchit les âmes des vaines terreurs et les instruisit à +proportionner l'idée de bonheur à leur misérable nature et à leurs +faibles forces. Le bon saint François, plus tendre et plus sensuel, les +conduisit à la félicité par le rêve intérieur, et voulut qu'à son +exemple les âmes se répandissent en joie dans les abîmes d'une solitude +enchantée. Ils furent bons tous deux, l'un de détruire les illusions +décevantes, l'autre de créer les illusions dont on ne s'éveille pas. + +Mais il ne faut rien exagérer. M. l'abbé Coignard n'égala certes ni par +l'action ni même par la pensée le plus audacieux des sages et le plus +ardent des saints. Les vérités qu'il découvrait, il ne savait pas s'y +jeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus +hardies l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assez +du mépris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette +illusion précieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en +eux-mêmes après n'avoir cru en personne. Il douta de la vérité qu'il +portait en lui, et il répandit sans solennité les trésors de son +intelligence. Cette confiance lui fit défaut, commune pourtant à tous +les faiseurs de pensées, de se tenir soi-même pour supérieur aux plus +grands génies. C'est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire ne +se donne qu'à ceux qui la sollicitent. Chez M. l'abbé Coignard, c'était +de plus une faiblesse et une inconséquence. Puisqu'il poussait à ses +dernières limites l'audace philosophique, il n'eût pas dû se faire +scrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son coeur restait +simple et son âme candide, et cette insuffisance d'un esprit qui ne sut +pas se tendre au-dessus de l'univers lui fit un tort irréparable. +Dirai-je pourtant que je l'aime mieux ainsi? + +Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chrétien, M. l'abbé +Coignard unit dans un mélange incomparable l'épicurisme qui nous garde +de la douleur et la simplicité sainte qui nous mène à la joie. + +Il est remarquable que non seulement il accepta l'idée de Dieu telle +qu'elle lui était fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta +de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais +cette habileté pratique des déistes de profession qui font à leur usage +un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils goûtent la +satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports étroits qu'ils +établissent avec lui donnent à leurs écrits beaucoup d'autorité et à +leur personne une grande considération dans le public. Et ce Dieu +gouvernemental, modéré, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du +monde, les recommande dans les assemblées, dans les salons et dans les +académies. M. l'abbé Coignard ne se représentait point un Éternel si +profitable. Mais, considérant qu'il est impossible de concevoir +l'univers autrement que sous les catégories de l'intelligence et qu'il +faut tenir le cosmos pour intelligible, même en vue d'en démontrer +l'absurdité, il en rapportait la cause à une intelligence qu'il nommait +Dieu, laissant à ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le +surplus à la théologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse +exactitude de l'inconnaissable. + +Cette réserve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse +si, comme je le crois, elle lui ôta la tentation de mordre à quelque +appétissant système de philosophie et le garda de donner du museau dans +une de ces souricières où les esprits affranchis ont hâte de se faire +prendre. A l'aise dans la grande et vieille ratière, il trouva plus +d'une issue pour découvrir le monde et observer la nature. Je ne partage +pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le décevaient, comme +elles ont déçu, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de siècles +d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins fâcheuses +que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur +est de s'en tenir aux illusions émoussées. + +Il est certain du moins que M. l'abbé Coignard, en admettant les +principes chrétiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des +conclusions très originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son âme +luxuriante fleurit singulièrement en épicurisme et en humilité. Je l'ai +déjà dit: il s'efforça toujours de chasser ces fantômes de la nuit, ces +vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, +qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une espèce de sabbat +mesquin et journalier. Des théologiens l'ont, de nos jours, accusé de +porter l'espérance à l'excès, et jusqu'au dérèglement. Je retrouve ce +reproche sous la plume d'un éminent philosophe[1]. Je ne sais si +vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exagérée sur la +bonté divine. Mais il est certain qu'il concevait la grâce dans un sens +large et naturel, et que le monde, à ses yeux, ressemblait moins aux +déserts de la Thébaïde qu'aux jardins d'Épicure. Il s'y promenait avec +cette audacieuse ingénuité qui est le trait essentiel de son caractère +et le principe de sa doctrine. + +Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne +trempa ses dédains de plus de douceur. Sa morale unit la liberté des +philosophes cyniques à la candeur des premiers moines de la sainte +Portioncule. Il méprisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur +enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacité pour la douleur, +ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la pitié; +qu'habiles seulement à désirer et à souffrir, ils doivent se faire des +vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint à considérer l'orgueil +comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre +nature. + +Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le +sentiment exagéré qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils +se faisaient une idée plus humble et plus vraie de la nature humaine, +ils seraient plus doux à autrui et plus doux à eux-mêmes. C'est donc sa +bienveillance qui le poussait à humilier ses semblables dans leurs +sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il +avait à coeur de leur montrer que leur imbécile nature n'a rien imaginé +ni construit qui vaille la peine d'être attaqué ni défendu bien +vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus +grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient +seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui élèvent +des châteaux de sable au bord de la mer. + +Aussi ne faut-il ni s'étonner ni se scandaliser de ce qu'il abaissât +toutes ces idées par lesquelles l'homme érige sa gloire et ses honneurs +aux dépens de son repos. La majesté des lois n'imposait pas à son âme +clairvoyante et il déplorait que des malheureux fussent soumis à tant +d'obligations dont on ne peut, le plus souvent, découvrir l'origine et +le sens. Tous les principes lui semblaient également contestables. Il en +était venu à croire que les citoyens ne condamnent un si grand nombre de +leurs semblables à l'infamie que pour goûter par contraste les joies de +la considération. Cette vue lui faisait préférer la mauvaise compagnie à +la bonne, sur l'exemple de Celui qui vécut parmi les publicains et les +prostituées. Il y garda la pureté du coeur, le don de la sympathie et les +trésors de la miséricorde. Je ne parlerai pas ici de ses actions, qui +sont contées dans _la Rôtisserie de la reine Pédauque_. Je n'ai pas à +savoir si, comme on l'a dit de madame de Mouchy, il valait mieux que sa +vie. Nos actions ne sont pas tout à fait nôtres, elles dépendent moins +de nous que de la fortune. Elles nous sont données de toutes mains; nous +ne les méritons pas toujours. Notre insaisissable pensée est tout ce que +nous possédons en propre. De là cette vanité des jugements du monde. +Toutefois, je constate avec plaisir que tous les gens d'esprit, sans +exception, ont trouvé M. l'abbé Coignard aimable et plaisant. Aussi +faudrait-il être un pharisien pour ne pas voir en lui une belle créature +de Dieu. Cela dit, j'ai hâte d'en revenir à ses doctrines qui, seules, +importent ici. + +Ce qu'il avait le moins, c'était le sens de la vénération. La nature le +lui avait refusé, et il ne fit rien pour l'acquérir. Il eût craint, en +exaltant les uns, d'abaisser les autres, et sa charité universelle +s'étendait également sur les humbles et sur les superbes. Elle se +portait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreaux +eux-mêmes lui semblaient trop misérables pour valoir quelque haine. Il +ne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d'être +méchants. + +Il ne croyait pas que les représailles, ou légales ou spontanées, +fissent autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni +dans l'à-propos piquant des vengeances privées ni dans la majestueuse +cruauté des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait les +sergents, c'était l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, et +par naturelle bonhomie. + +C'est qu'il s'était formé du mal une idée simple et sensible. Il la +rapportait uniquement aux organes de l'homme et à ses sentiments +naturels, sans la compliquer de tous les préjugés qui prennent dans les +codes une consistance artificielle. J'ai dit qu'il n'avait pas formé de +système, étant peu enclin à résoudre les difficultés par les sophismes. +Il est visible qu'une première difficulté l'arrêta net dans ses +méditations sur les moyens d'établir le bonheur ou seulement la paix sur +la terre. Il était persuadé que l'homme est naturellement un très +méchant animal, et que les sociétés ne sont abominables que parce qu'il +met son génie à les former. Il n'attendait par conséquent aucun bien +d'un retour à la nature. Je doute qu'il eût changé de sentiment s'il +avait assez vécu pour lire l'_Émile_. Quand il mourut, Jean-Jacques +n'avait pas encore remué le monde par l'éloquence de la sensibilité la +plus vraie unie à la logique la plus fausse. Ce n'était alors qu'un +petit vagabond, qui, malheureusement pour lui, trouvait d'autres abbés +que M. Jérôme Coignard, sur les bancs des promenades désertes de Lyon. +On peut regretter que M. Coignard, qui connut toute espèce de personnes, +n'ait pas rencontré d'aventure le jeune ami de madame de Warens; mais +cela n'eût fait qu'une scène amusante, un tableau romantique: +Jean-Jacques aurait peu goûté la sagesse désabusée de notre philosophe. +Rien ne ressemble moins à la philosophie de Rousseau que celle de M. +l'abbé Coignard. Cette dernière est empreinte d'une bienveillante +ironie. Elle est indulgente et facile. Fondée sur l'infirmité humaine, +elle est solide par la base. A l'autre, manque le doute heureux et le +sourire léger. Comme elle s'assied sur le fondement imaginaire de la +bonté originelle de nos semblables, elle se trouve dans une posture +gênante, dont elle ne sent pas elle-même tout le comique. C'est la +doctrine des hommes qui n'ont jamais ri. Son embarras se trahit par de +la mauvaise humeur. Elle est mal gracieuse. Ce ne serait rien encore; +mais elle ramène l'homme au singe et se fâche hors de propos quand elle +voit que le singe n'est pas vertueux. En quoi elle est absurde et +cruelle. On le vit bien quand des hommes d'État voulurent appliquer le +_Contrat social_ à la meilleure des républiques. + +Robespierre vénérait la mémoire de Rousseau. Il eût tenu M. l'abbé +Coignard pour un méchant homme. Je n'en ferais pas la remarque, si +Robespierre était un monstre. Mais c'était au contraire un homme d'une +haute intelligence et de moeurs intègres. Par malheur, il était optimiste +et croyait à la vertu. Avec les meilleures intentions, les hommes d'État +de ce tempérament font tout le mal possible. Si l'on se mêle de conduire +les hommes, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont de mauvais singes. +A cette condition seulement on est un politique humain et bienveillant. +La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur la +terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés, +généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous. Robespierre +croyait à la vertu: il fit la Terreur. Marat croyait à la justice: il +demandait deux cent mille têtes. M. l'abbé Coignard est peut-être, de +tous les esprits du XVIIIe siècle, celui dont les principes sont le plus +opposés aux principes de la Révolution. Il n'aurait pas signé une ligne +de la Déclaration des droits de l'homme, à cause de l'excessive et +inique séparation qui y est établie entre l'homme et le gorille. + +J'ai reçu la semaine dernière la visite d'un compagnon anarchiste qui +m'honore de son amitié et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu de +part au gouvernement de son pays, il a gardé beaucoup d'innocence. Il ne +veut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes naturellement +bons et vertueux. Il pense que, délivrés de leurs biens, affranchis des +lois, ils dépouilleront leur égoïsme et leur méchanceté. Il a été +conduit à la férocité la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre. +Tout son malheur et tout son crime est d'avoir porté dans l'état de +cuisinier où il fut condamné une âme élyséenne, faite pour l'âge d'or. +C'est un Jean-Jacques très simple et très honnête qui ne s'est point +laissé troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par la +générosité polie d'un maréchal de Luxembourg. Sa pureté le laisse à sa +logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais il +part d'un principe absurde. Il ne croit pas au péché originel, et +pourtant c'est là un dogme d'une vérité si solide et stable qu'on a pu +bâtir dessus tout ce qu'on a voulu. + +Que n'étiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abbé Coignard, +pour lui faire sentir la fausseté de sa doctrine? Vous n'eussiez pas +parlé à ce généreux utopiste des bienfaits de la civilisation et des +intérêts de l'État. Vous saviez que ce sont là des plaisanteries qu'il +est indécent de faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre public +n'est que la violence organisée et que chacun est juge de l'intérêt +qu'il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau véritable et +terrible de cet ordre de nature qu'il veut rétablir; vous lui eussiez +montré dans l'idylle qu'il rêve une infinité de tragédies domestiques et +sanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d'une +tyrannie épouvantable. + +Cela m'amène à préciser l'attitude que M. l'abbé Coignard prenait, au +_Petit-Bacchus_, en face des gouvernements et des peuples. Il ne +respectait ni les assises de la société ni l'arche de l'empire. Il +tenait pour sujette au doute et objet de disputes la vertu même de la +sainte Ampoule qui était de son temps le principe de l'État, comme +aujourd'hui le suffrage universel. Cette liberté, qui eût alors +scandalisé tous les Français, ne nous choque plus. Mais ce serait mal +comprendre notre philosophe que d'excuser la vivacité de ses critiques +sur les abus de l'ancien régime. M. l'abbé Coignard ne faisait pas +grande différence des gouvernements qu'on nomme absolus à ceux qu'on +nomme gouvernements libres, et nous pouvons supposer que, s'il avait +vécu de nos jours, il aurait gardé une forte dose de ce généreux +mécontentement dont son coeur était plein. + +Comme il remontait aux principes, il eût découvert sans doute la vanité +des nôtres. J'en juge par un de ses propos qui nous a été conservé. +«Dans une démocratie, disait M. l'abbé Coignard, le peuple est soumis à +sa volonté, ce qui est un dur esclavage. En fait, il est aussi étranger +et contraire à sa propre volonté qu'il pouvait l'être à celle du Prince. +Car la volonté commune ne se retrouve que peu ou point dans chaque +personne, qui pourtant en subit la contrainte tout entière. Et +l'universel suffrage n'est qu'un attrape-nigaud, comme la colombe qui +apporta le Saint Chrême dans son bec. Le gouvernement populaire, ainsi +que le monarchique, repose sur des fictions et vit d'expédients. Il +importe seulement que les fictions soient acceptées et les expédients +heureux.» + +Cette maxime suffit à nous faire croire qu'il eût gardé de nos jours +cette riante et fière liberté dont il embellit son âme au temps des +rois. Pourtant il n'eût jamais été révolutionnaire. Il avait trop peu +d'illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements +dussent être détruits autrement que par ces forces aveugles et sourdes, +lentes et irrésistibles, qui emportent tout. + +Il croyait qu'un même peuple ne peut être gouverné que d'une seule façon +dans le même temps pour cette raison que, les nations étant des corps, +leurs fonctions dépendent de la structure des membres, et de l'état des +organes, c'est-à-dire de la terre et du peuple et non des gouvernements +qui sont ajustés à la nation comme des habits au corps d'un homme. + +«Le malheur, ajoutait-il, est qu'il en va des peuples comme d'Arlequin +et de Gilles à la foire. Leur habit est d'ordinaire ou trop lâche ou +trop serré, incommode, ridicule, miteux, couvert de taches, et tout +grouillant de vermine. On y peut remédier en le secouant avec prudence, +et en y portant çà et là l'aiguille et au besoin les ciseaux très +délicatement, pour n'avoir pas à faire les frais d'un autre aussi +mauvais, mais sans s'obstiner non plus à garder l'ancien après que le +corps a changé de forme avec l'âge.» + +On voit par là que M. l'abbé Coignard conciliait l'ordre et le progrès +et qu'il n'était pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitait +personne à la révolte et souhaitait que les institutions fussent usées +et limées par un frottement continu plutôt que renversées et brisées à +grands coups. Il faisait observer sans cesse à ses disciples que les +plus âpres lois se polissaient merveilleusement par l'usage, et que la +clémence du temps est plus sûre que celle des hommes. Quant à voir +refaire d'une fois le corps informe des lois, il ne l'espérait ni ne le +souhaitait, comptant peu sur les bienfaits d'une législation soudaine. +Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que sa +philosophie critique, s'exerçant sur des institutions nécessaires, et +que lui-même estimait telles, n'eût pour effet inopportun d'ébranler ce +qu'il faut conserver. + +--Pourquoi, lui disait son disciple fidèle, pourquoi donc, ô le meilleur +des maîtres, réduire en poussière les fondements du droit, de la +justice, des lois, et généralement de toutes les magistratures civiles +et militaires, puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, une +justice, une armée, des magistrats et des sergents? + +--Mon fils, répondait M. l'abbé Coignard, j'ai toujours observé que les +maux des hommes leur viennent de leurs préjugés, comme les araignées et +les scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidité des +courtils. Il est bon de promener la tête-de-loup et le balai un peu à +l'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon même de donner çà +et là quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du +jardin; cela fait peur à la vermine et prépare les ruines nécessaires. + +--J'y consens volontiers, répondait le doux Tournebroche, mais quand +vous aurez détruit tous les principes, ô mon maître, que +subsistera-t-il? + +A quoi le maître répondait: + +--Après la destruction de tous les faux principes, la société +subsistera, parce qu'elle est fondée sur la nécessité, dont les lois, +plus vieilles que Saturne, régneront encore quand Prométhée aura détrôné +Jupiter. + +Depuis le temps où l'abbé Coignard parlait ainsi, Prométhée a plusieurs +fois détrôné Jupiter, et les prophéties du sage se sont vérifiées si +littéralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble à +l'ancien, si l'empire n'est point resté à l'antique Jupiter. Plusieurs +même nient l'avènement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa +poitrine la blessure par où l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeur +et qui devait saigner éternellement. Il ne sait rien des douleurs et des +révoltes de l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous était promis +et que nous attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risible +Olympe. Quand donc paraîtra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeur +du feu, le Titan encore cloué sur son rocher? Un bruit effrayant venu de +la montagne annonce qu'il soulève de dessus le roc inique ses épaules +déchirées et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain. + +Étranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux spéculations pures et +se répandait volontiers en idées générales. Cette disposition de son +esprit, qui pouvait lui nuire auprès de ses contemporains, donne à ses +réflexions, après un siècle et demi, quelque prix et une certaine +utilité. Nous y pouvons apprendre à mieux connaître nos propres moeurs et +à démêler le mal qui s'y trouve. + +Les injustices, les sottises et les cruautés ne frappent pas quand elles +sont communes. Nous voyons celles de nos ancêtres et nous ne voyons pas +les nôtres. Or, comme il n'est pas une seule époque, dans le passé, où +l'homme ne nous paraisse absurde, inique, féroce, il serait miraculeux +que notre siècle eût, par spécial privilège, dépouillé toute bêtise, +toute malice et toute férocité. Les opinions de M. l'abbé Coignard nous +aideraient à faire notre examen de conscience, si nous n'étions +semblables à ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles +n'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de désintéressement, nous +reconnaîtrions bien vite que nos codes sont encore un nid d'injustices, +que nous gardons dans nos moeurs l'héréditaire dureté de l'avarice et de +l'orgueil, que nous estimons la seule richesse et n'honorons point le +travail; notre ordre de choses nous apparaîtrait ce qu'il est en effet, +un ordre précaire et misérable, que condamne la justice des choses à +défaut de celle des hommes et dont la ruine est commencée; nos riches +nous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent de +manger la feuille de l'arbre, pendant que le petit scarabée, introduit +dans leur corps, leur dévore les entrailles; nous ne nous laisserions +plus endormir par les fausses et plates déclamations de nos gens d'État; +nous prendrions en pitié nos économistes qui se disputent entre eux sur +le prix des meubles dans la maison qui brûle. Les propos de l'abbé +Coignard nous font paraître un dédain prophétique de ces grands +principes de la Révolution et de ces droits de la démocratie sur +lesquels nous avons établi pendant cent ans, avec toutes les violences +et toutes les usurpations, une suite incohérente de gouvernements +insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nous +commencions à sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et +furent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les préjugés +modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux; si +nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, les +querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M. +l'abbé Coignard aurait travaillé pour sa part au bien universel. + +ANATOLE FRANCE + + + + +LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD + + + + +I + +LES MINISTRES D'ÉTAT + + +Cette après-dînée, M. l'abbé Jérôme Coignard fit visite, comme il avait +accoutumé, à M. Blaizot, libraire rue Saint-Jacques, à l'_Image +Sainte-Catherine_. Avisant sur les tablettes les oeuvres de Jean Racine, +il se mit à feuilleter négligemment un des tomes de cet ouvrage. + +--Ce poète, nous dit-il, n'était pas sans génie, et s'il avait haussé +son esprit à écrire ses tragédies en vers latins, il serait digne de +louange, surtout à l'endroit de son _Athalie_, où il a montré qu'il +entendait assez bien la politique. Corneille n'est, en regard de lui, +qu'un vain déclamateur. Cette tragédie de l'avènement de Joas découvre +quelques-uns des ressorts dont le jeu élève et renverse les empires. Et +il faut croire que monsieur Racine avait l'esprit de finesse dont nous +devons faire plus de cas que de toutes les sublimités de la poésie et de +l'éloquence, qui ne sont en réalité que des artifices de rhéteurs, +propres à l'amusement des badauds. Tirer l'homme au sublime est le +propre d'un esprit faible, qui se méprend sur la véritable nature de la +race d'Adam, laquelle est tout entière misérable et digne de pitié. Je +me retiens de dire que l'homme est un animal ridicule, par cette seule +considération que Jésus-Christ l'a racheté de son précieux sang. La +noblesse de l'homme réside uniquement dans ce mystère inconcevable, et +les humains, petits ou grands, ne sont, par eux-mêmes, que des bêtes +féroces et dégoûtantes. + +M. Roman entra dans la boutique au moment où mon bon maître prononçait +ces dernières paroles. + +--Holà! monsieur l'abbé, s'écria cet habile homme. Vous oubliez que ces +bêtes dégoûtantes et féroces sont soumises, tout au moins en Europe, à +une police admirable, et que des États comme le royaume de France ou la +république de Hollande sont bien éloignés de cette barbarie et de cette +rudesse qui vous offensent. + +Mon bon maître repoussa dans le rayon le tome de Racine et répondit à M. +Roman, avec sa grâce coutumière: + +--Je vous accorde, monsieur, que les actions des hommes d'État prennent +quelque ordre et quelque clarté dans les écrits des philosophes qui en +traitent, et j'admire dans votre ouvrage sur la _Monarchie_ la suite et +l'enchaînement des idées. Mais souffrez, monsieur, que je fasse honneur +à vous seul des beaux raisonnements que vous prêtez aux grands +politiques des temps anciens et des jours présents. Ils n'avaient pas +l'esprit que vous leur donnez, et ces illustres, qui semblent avoir mené +le monde, étaient eux-mêmes le jouet de la nature et de la fortune. Ils +ne s'élevaient pas au-dessus de l'imbécillité humaine, et ce n'était +enfin que d'éclatants misérables. + +En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieil +atlas. Il se mit à l'agiter avec un fracas qui se mêla au bruit de sa +voix. + +--Quel aveuglement! dit-il. Quoi, méconnaître l'action des grands +ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous à ce point l'histoire qu'il +ne vous apparaisse pas qu'un César, un Richelieu, un Cromwell, pétrit +les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un État +marche comme une montre aux mains de l'horloger? + +--Je ne le vois point, reprit mon bon maître, et depuis cinquante ans +que j'existe, j'ai observé que ce pays avait plusieurs fois changé de +gouvernement, sans que la condition des personnes y eût changé, sinon +par un insensible progrès qui ne dépend point des volontés humaines. +D'où je conclus qu'il est à peu près indifférent d'être gouverné d'une +manière ou d'une autre, et que les ministres ne sont considérables que +par leur habit et leur carrosse. + +--Pouvez-vous parler ainsi, répliqua M. Roman, au lendemain de la mort +d'un ministre d'État qui eut tant de part aux affaires, et qui, après +une longue disgrâce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le +pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous +pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure après lui. + +--Monsieur, répondit mon bon maître, ce ministre fut honnête homme, +laborieux, appliqué, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur Vauban, +qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne prit +jamais soin de plaire à personne. Je le louerai surtout de s'être +amélioré dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y gâtent. +Il avait l'âme forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il +est louable encore d'avoir porté tranquillement sur ses larges épaules +les haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis mêmes lui +accordent une secrète estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de +considérable, et par quoi vous apparaît-il autre chose que le jouet des +vents qui soufflaient autour de lui? Les jésuites qu'il a chassés sont +revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allumée afin de +divertir le peuple s'est éteinte, ne laissant après la fête que la +carcasse puante d'un méchant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde, +le génie du divertissement ou plutôt des diversions. Son parti, qui +n'était que celui de l'occasion et des expédients, n'avait pas attendu +sa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa +cabale resta fidèle à son maître et à elle-même en continuant d'obéir +aux circonstances. Est-ce donc là une oeuvre dont la grandeur étonne? + +--C'en est une admirable en effet, répondit M. Roman. Et ce ministre +eût-il seulement tiré l'art du gouvernement des nuages de la +métaphysique pour le ramener à la réalité des choses, que je l'en +chargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasion +et des expédients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires +humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux expédients +utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il eût fait, si la +mobilité pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires +lui avaient laissé quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage +d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes, +instruments nécessaires, lui firent défaut pour établir son bienfaisant +despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politique +intérieure. Vous ne devez pas oublier que, à l'extérieur, il dota sa +patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela +d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conquêtes seul +et malgré le parlement dont il dépendait. + +--Monsieur, répondit mon bon maître, il montra de l'énergie et de +l'habileté dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus, +peut-être, qu'un bourgeois n'en déploie pour acheter une terre. Et ce +qui me gâte toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les +Européens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de +l'Amérique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunes +ou noirs, se voient forcés de les exterminer. L'on ne vient à bout des +sauvages que par une sauvagerie perfectionnée. C'est à cette extrémité +qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que les +Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouvé quelque +avantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout à fait à +l'aventure dans ces grandes et cruelles expéditions. Qu'est-ce que la +sagesse et la volonté d'un homme dans des entreprises qui intéressent le +commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par conséquent, +dépendent d'une immense quantité d'êtres minuscules? La part d'un +ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous paraît +notable, c'est parce que notre esprit, tourné à la mythologie, veut +donner un nom et une figure à toutes les forces secrètes de la nature. +Qu'a-t-il inventé, votre ministre, en fait de colonies, qui ne fût déjà +connu des Phéniciens, au temps de Cadmus? + +A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla +ramasser doucement. + +--Monsieur l'abbé, dit-il, je découvre à regret que vous êtes sophiste. +Car il faut l'être pour offusquer avec Cadmus et les Phéniciens les +entreprises coloniales du ministre défunt. Vous n'avez pu nier que ces +entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce +Cadmus pour nous embrouiller. + +--Monsieur, dit l'abbé, laissons là Cadmus puisqu'il vous fâche. Je veux +dire seulement qu'un ministre a peu de part à ses propres entreprises et +qu'il n'en mérite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dans +la comédie pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme +les peuples d'obéir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que +réellement ils sont les uns et les autres conduits par une force +invisible. + + + + +II + +SAINT ABRAHAM + + +En cette nuit d'été, tandis que les moucherons dansaient autour de la +lanterne du _Petit-Bacchus_, M. l'abbé Coignard prenait le frais sous le +porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. Il y méditait, à sa coutume, lorsque +Catherine vint s'asseoir à côté de lui sur le banc de pierre. Mon bon +maître était enclin à louer Dieu dans ses oeuvres. Il prit plaisir à +contempler cette belle fille, et comme il avait l'esprit riant et orné, +il lui tint des propos agréables. Il la loua d'avoir de l'esprit non +seulement sur la langue, mais encore à la gorge et dans le reste de sa +personne, et de sourire avec ses lèvres et ses joues, moins encore +qu'avec toutes les fossettes et tous les jolis plis de sa chair, en +sorte qu'on souffrait impatiemment les voiles qui empêchaient qu'on ne +la vît sourire tout entière. + +--Puisque enfin, disait-il, il faut pécher sur cette terre, et que nul +ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous, +mademoiselle, que je voudrais que la grâce divine me fît défaut de +préférence, si toutefois tel pouvait être votre bon plaisir. J'y +rencontrerais deux avantages précieux, à savoir: premièrement, de pécher +avec une joie rare et des délices singulières; secondement, de trouver +ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans +doute écrit au livre du Jugement que vos attraits sont irrésistibles. +Cela doit être considéré. L'on voit des imprudents qui forniquent avec +des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la +sorte, risquent fort de perdre leur âme; car ils pèchent pour pécher, et +leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peau +que la vôtre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'Éternel. Vos +charmes allègent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable, +étant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, près +de vous, la grâce divine m'abandonne et fuit à tire-d'aile. Au moment +que je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus de +ces toits où, dans les gouttières, les chats font l'amour avec des cris +furieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assied +effrontément sur un tuyau de cheminée. Tout ce que je vois de votre +personne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'est +plus sensible encore. + +En entendant ces mots, elle baissa le regard sur ses genoux, puis le +coula tout luisant sur M. l'abbé Coignard. + +Et d'une voix très douce: + +--Puisque vous me voulez du bien monsieur Jérôme, dit-elle, +promettez-moi de m'accorder la grâce que je vais vous demander, et dont +je vous serai reconnaissante. + +Mon bon maître promit. Qui n'en eût fait autant à sa place? + +Catherine lui dit alors avec vivacité: + +--Vous savez, monsieur Jérôme, que l'abbé La Perruque, vicaire à +Saint-Benoît, accuse frère Ange de lui avoir volé son âne, et qu'il en a +fait une plainte à l'official. Or, rien n'est plus faux. Ce bon frère +avait emprunté l'âne pour porter des reliques dans les villages. L'âne +s'est perdu en chemin. Les reliques ont été retrouvées. C'est +l'essentiel, comme dit frère Ange. Mais l'abbé La Perruque réclame son +âne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit frère dans les +prisons de l'archevêque. Vous seul pouvez fléchir sa colère et l'amener +à retirer sa plainte. + +--Mais, mademoiselle, dit l'abbé Coignard, je n'en ai ni le pouvoir ni +l'envie. + +--Oh! reprit Catherine, en se glissant près de lui et en le regardant +avec une tendresse apprêtée, l'envie, je serais bien malheureuse si je +ne parvenais pas à vous la donner. Quant au pouvoir, vous l'avez, +monsieur Jérôme, vous l'avez. Et rien ne vous sera plus facile que de +sauver le petit frère. Il vous suffira de donner à monsieur La Perruque +huit sermons pour le carême et quatre pour l'avent. Vous faites si bien +les sermons que ce doit être pour vous un plaisir d'en faire. Composez +ces douze sermons, monsieur Jérôme, composez-les tout de suite. J'irai +les chercher moi-même dans votre échoppe de Saint-Innocent. Monsieur La +Perruque, qui se fait une grande idée de votre savoir et de votre +mérite, estime qu'une douzaine de vos sermons vaut un âne. Dès qu'il +aura la douzaine, il retirera sa plainte. Il l'a dit. Qu'est-ce que +douze sermons, monsieur Jérôme? Et je vous promets d'écrire _amen_ au +bas du dernier. J'ai votre promesse, ajouta-t-elle en lui passant les +bras autour du cou. + +--Pour cela, dit rudement M. Coignard en dénouant les jolies mains +agrafées à son épaule, je refuse net. Les promesses qu'on fait à une +jolie fille n'engagent que la peau, et ce n'est point pécher que de s'en +dédire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbu +des mains de l'official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ce +serait contre les mauvais moines qui sont la honte de l'Église et comme +une vermine attachée à la robe de saint Pierre. Ce frère Ange est un +fripon; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelque +os de mouton ou de cochon, qu'il a lui-même rongé avec une avidité +dégoûtante. Il a porté, je gage, sur l'âne de monsieur La Perruque une +plume de l'ange Gabriel, un rayon de l'étoile des mages et, dans une +petite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher du +temple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l'aimez. Ce +sont là trois raisons pour qu'il me déplaise. Je vous laisse à juger, +mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien être la +moins honnête, car enfin j'étais porté vers vous tout à l'heure avec une +violence qui n'est point de mon âge ni de mon état. Mais ne vous y +trompez pas: je ressens très vivement les outrages que votre greluchon +encapuchonné fait à l'Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont je +suis un membre très indigne. Et l'exemple de ce capucin m'inspire un tel +dégoût que je suis possédé d'une envie soudaine de méditer quelque bel +endroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux aux +vôtres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d'heure. Car le +désir du pécheur est périssable et la gloire de Dieu dure éternellement. +Je ne me suis jamais fait une idée exagérée du péché de la chair. C'est +une justice qu'on peut me rendre. + +»Je ne m'effarouche pas, à l'exemple de monsieur Nicodème, pour une si +petite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ce +que je ne puis souffrir, c'est la bassesse de l'âme, c'est l'hypocrisie, +c'est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre frère +Ange un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle, +une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votre +condition, laquelle est celle de fille galante. J'en sais les hontes et +les misères; mais c'est un état bien supérieur à celui de capucin. Ce +coquin vous déshonore, comme il déshonore jusqu'aux ruisseaux de la rue +Saint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, à toutes +les vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertain +métier, et dont une seule peut-être vous ouvrirait un jour le paradis, +si vous n'étiez soumise et assujettie à cette bête immonde. + +»Tout en vous laissant prendre çà et là ce qu'il faut bien finalement +qu'on vous laisse quand on s'en va, vous pourriez, Catherine, fleurir en +foi, en espérance et en charité, aimer les pauvres et visiter les +malades; vous pourriez être aumônière et compatissante, et vous délecter +chastement à la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs; vous +pourriez, le matin, ouvrant votre fenêtre, louer Dieu en écoutant +chanter les oiseaux; vous pourriez, aux jours de pèlerinage, gravir la +montagne de Saint-Valérien et là, sous le calvaire, pleurer doucement +votre innocence perdue; vous pourriez faire en sorte que Celui qui seul +lit dans les coeurs dise: «Catherine est ma créature, et je la reconnais +aux restes d'une belle lumière qui n'est point éteinte en elle.» + +Catherine l'interrompit. + +--Mais, l'abbé, fit-elle sèchement, c'est un sermon que vous me dégoisez +là. + +--Ne m'en avez-vous point demandé une douzaine? répondit-il. + +Elle commençait à se fâcher: + +--Prenez garde, l'abbé. Il dépend de vous que nous soyons amis ou +ennemis. Voulez-vous faire les douze sermons? Réfléchissez avant de +répondre. + +--Mademoiselle, dit M. l'abbé Coignard, j'ai fait des actions blâmables +dans ma vie, mais ce n'était pas après y avoir réfléchi. + +--Vous ne voulez pas? C'est bien sûr? Une fois... deux fois... Vous +refusez?... L'abbé, je me vengerai. + +Elle bouda quelque temps, muette et rechignée sur le banc. Puis tout à +coup, elle se mit à crier: + +--Finissez! monsieur l'abbé Coignard. A votre âge, avec cet habit +respectable, me lutiner ainsi, fi! monsieur l'abbé, fi! Quelle honte, +monsieur l'abbé! + +Comme elle glapissait le plus aigrement, l'abbé vit mademoiselle Lecoeur, +mercière aux _Trois-Pucelles_, qui passait sous le porche. Elle allait, +à cette heure tardive, se confesser au troisième vicaire de +Saint-Benoît, et détournait la tête en signe de grand dégoût. + +Il avoua en lui-même que la vengeance de Catherine était prompte et +sûre, car la vertu de mademoiselle Lecoeur, fortifiée par l'âge, était +devenue si vigoureuse qu'elle s'attaquait à toutes les impuretés de la +paroisse et transperçait sept fois le jour, de la pointe de sa langue, +les pécheurs charnels de la rue Saint-Jacques. + +Mais Catherine elle-même ne savait pas combien sa vengeance était +complète. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecoeur. Elle +n'avait pas vu mon père qui suivait de près. + +Il venait avec moi chercher sous le porche l'abbé pour l'emmener au +_Petit-Bacchus_. Mon père avait du goût pour Catherine. Rien ne le +fâchait comme de la voir serrée de près par les galants. Il n'avait pas +d'illusions sur sa conduite; mais, comme il disait, savoir et voir sont +deux choses différentes. Or, les cris de Catherine lui étaient parvenus +très clairs aux oreilles. Il était vif et incapable de se contraindre. +J'eus grand'peur que sa colère n'éclatât en propos grossiers et en +menaces brutales. Je le voyais déjà tirant sa lardoire, qu'il portait +aux cordons de son tablier, comme une arme honorable, car il mettait sa +gloire dans l'art de rôtisseur. + +Mes craintes n'étaient qu'à demi fondées. Une circonstance où Catherine +montrait de la vertu était pour le surprendre, non pour lui déplaire, et +le contentement l'emporta dans son âme sur la colère. + +Il aborda mon bon maître assez civilement et lui dit avec une gravité +moqueuse: + +--Monsieur Coignard, tous les prêtres qui recherchent la société des +femmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c'est +justice, alors même qu'aucun plaisir n'a payé leur déshonneur. + +Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offensée et mon bon +maître répondit à mon père avec une éloquence douce et riante: + +--Cette maxime, maître Léonard, est excellente; encore ne doit-on pas +l'appliquer sans discernement et la coller en toute occasion comme +l'étiquette «à six blancs» que le coutelier boiteux met à tous ses +couteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j'en ai pu tantôt mériter +l'application. Ne suffit-il pas que j'avoue l'avoir méritée? + +»Il est indécent de s'entretenir de soi-même, et ce serait faire trop de +violence à ma pudeur que de m'obliger à discourir de ce qui m'est +particulier. J'aime mieux vous opposer, maître Léonard, l'exemple du +vénérable Robert d'Arbrissel, qui, fréquentant les filles de joie, y +acquit de grands mérites. On peut citer aussi saint Abraham, anachorète +de Syrie, qui ne craignit point de pénétrer dans une maison mal famée. + +--Qui est ce saint Abraham? demanda mon père, dont toutes les idées +étaient en déroute. + +--Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon maître; apportez un pot +de vin; et je vous conterai l'histoire de ce grand saint, telle qu'elle +nous a été enseignée par saint Ephrem lui-même. + +Mon père fit signe qu'il le voulait bien. Nous prîmes place tous trois +sous l'auvent, et mon bon maître parla comme il suit: + +--Saint Abraham, déjà vieux, vivait seul au désert, dans une petite +cabane, lorsque son frère mourut, laissant une fille d'une grande +beauté, nommée Marie. Assuré que la vie qu'il menait serait excellente +pour sa nièce, Abraham fit bâtir pour elle une cellule proche de la +sienne, d'où il l'instruisait par une petite fenêtre qu'il avait percée. + +»Il avait soin qu'elle jeûnât, veillât et chantât des psaumes. Mais un +moine, qu'on croit être un faux moine, s'étant approché de Marie pendant +que le saint homme Abraham méditait sur les Écritures, induisit en péché +la jeune fille qui se dit ensuite: + +»--Il vaut bien mieux, puisque je suis morte à Dieu, que j'aille dans un +pays où je ne sois connue de personne. + +»Et quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine nommée +Edesse, où il y avait des jardins délicieux et de fraîches fontaines, et +qui est encore aujourd'hui la plus agréable des villes de Syrie. + +»Cependant le saint homme Abraham restait plongé dans une méditation +profonde. Sa nièce était déjà partie depuis plusieurs jours quand, +ouvrant sa petite fenêtre, il demanda: + +»--Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si +bien? + +»Et ne recevant pas de réponse, il soupçonna la vérité et s'écria: + +»--Un loup cruel a enlevé ma brebis! + +»Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; après quoi, il apprit +que sa nièce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un +de ses amis d'aller à la ville pour reconnaître exactement ce qu'il en +était. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une mauvaise +vie. A cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui prêter un +habit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa tête, +afin de n'être point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le +visage, il se rendit dans l'hôtellerie où on lui avait dit que sa nièce +était logée. Il jetait les yeux de tous côtés pour voir s'il ne +l'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit à +l'hôtelier en feignant de sourire: + +»--Mon maître, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je +pas la voir? + +»L'hôtelier, qui était obligeant, la fit appeler, et Marie se présenta +dans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem, +suffisait à révéler sa conduite. Le saint homme en fut pénétré de +douleur. + +»Il affecta pourtant la gaieté et commanda un bon repas. Marie était, ce +jour-là, d'une humeur sombre. A donner le plaisir, on ne le goûte pas +toujours; et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, car +il n'avait point tiré son chapeau, ne la tournait nullement à la joie. +L'hôtelier lui faisait honte d'une si méchante attitude, et si contraire +aux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant: + +»--Plût à Dieu que je fusse morte il y a trois ans! + +»Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d'un galant +cavalier comme il en avait pris l'habit: + +»--Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes péchés, mais pour +partager ton amour. + +»Mais quand l'hôtelier l'eut laissé seul avec Marie, il cessa de feindre +et, levant son chapeau, il dit en pleurant: + +»--Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abraham +qui vous ai tenu lieu de père? + +»Il lui prit la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et à la +pénitence. Surtout il eut soin de ne point la désespérer. Il lui +répétait sans cesse: «Ma fille, il n'y a que Dieu d'impeccable!» + +»Marie avait l'âme naturellement douce. Elle consentit à retourner +auprès de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulait +emporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendre +qu'il était plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son +cheval et la ramena aux cellules où ils reprirent tous deux leur vie +passée. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre +de Marie ne communiquât point avec le dehors et qu'on n'en pût sortir +sans passer par la chambre qu'il habitait lui-même, moyennant quoi, avec +la grâce de Dieu, il garda sa brebis. + +»Telle est l'histoire de saint Abraham, dit mon bon maître en prenant sa +tasse de vin. + +--Elle est parfaitement belle, dit mon père, et le malheur de cette +pauvre Marie m'a tiré les larmes des yeux. + + + + +III + +LES MINISTRES D'ÉTAT (SUITE ET FIN) + + +Ce jour-là, nous fûmes bien surpris, mon bon maître et moi, de +rencontrer chez M. Blaizot, à l'_Image Sainte-Catherine_, un petit homme +maigre et jaune qui n'était pas autre que le célèbre libelliste, Jean +Hibou. Nous avions tout lieu de croire qu'il était à la Bastille, où il +avait accoutumé de vivre. Et, si nous n'hésitâmes pas à le reconnaître, +c'est qu'il gardait encore sur le visage l'ombre et l'humidité des +cachots. Il feuilletait d'une main frémissante, sous l'oeil inquiet du +libraire, les écrits politiques nouvellement venus de Hollande. M. +l'abbé Jérôme Coignard lui tira son chapeau avec une grâce naturelle, +qui eût été plus sensible si le chapeau de mon bon maître n'avait pas +été défoncé, la veille au soir, dans une rixe sans conséquence, sous la +treille du _Petit-Bacchus_. + +M. l'abbé Coignard ayant témoigné qu'il avait joie à revoir un si habile +homme: + +--Ce ne sera pas pour longtemps, répondit M. Jean Hibou. Je quitte ce +pays où je ne puis vivre. Je ne saurais respirer plus longtemps l'air +corrompu de cette ville. Dans un mois, je serai établi en Hollande. Il +est cruel de subir Fleury après Dubois, et j'ai trop de vertu pour être +Français. Nous sommes gouvernés, sur de mauvais principes, par des +imbéciles et des coquins. C'est ce que je ne puis souffrir. + +--Il est vrai, dit mon bon maître, que les affaires publiques sont mal +conduites et qu'il y a beaucoup de voleurs en place. Les sots et les +méchants se partagent la puissance et si j'écris jamais sur les affaires +du temps j'en ferai un petit livre à la façon de l'_Apokolokyntose_ de +Sénèque le Philosophe ou de notre _Satire Ménippée_, qui est assez +savoureuse. Cette façon légère et plaisante convient mieux à la matière +que la roideur morose d'un Tacite ou que la gravité patiente d'un de +Thou. Je ferais de ce libelle des manuscrits qu'on passerait sous le +manteau, et l'on y verrait un mépris philosophique des hommes. Les gens +en place, pour la plupart, en seraient fort irrités; mais quelques-uns, +je crois, goûteraient un secret plaisir à s'y voir couverts d'infamie. +J'en juge par ce que j'ouïs dire à une dame de bonne naissance que je +connus à Séez, du temps que j'y étais bibliothécaire de monsieur +l'évêque. Elle était sur le retour et toute frémissante encore de ses +débauches effrénées. Car il faut vous dire qu'elle avait été pendant +vingt ans la meilleure haquenée de la province de Normandie. Et comme je +l'interrogeais sur le plaisir qu'elle avait le plus vivement ressenti +dans sa vie: + +»--C'est, me répondit-elle, celui de me sentir déshonorée. + +»Je reconnus à cette réponse qu'elle avait de la délicatesse. J'en veux +supposer autant à tel ou tel de nos ministres, et si jamais j'écris +contre ceux-là, ce sera pour les flatter curieusement dans leur vice et +dans leur infamie. Mais pourquoi différer l'exécution d'un si beau +dessein? Je veux demander tout de suite à monsieur Blaizot un cahier de +papier pour écrire le premier chapitre de la nouvelle _Ménippée_. + +Il tendait déjà le bras vers M. Blaizot étonné. M. Jean Hibou l'arrêta +vivement. + +--Gardez, monsieur l'abbé, lui dit-il, ce beau projet pour la Hollande +et venez avec moi à Amsterdam, où je vous trouverai un emploi chez +quelque limonadier ou baigneur. Là, vous serez libre; vous pourrez +écrire la nuit votre _Ménippée_ au bout d'une table, tandis qu'à l'autre +bout je composerai mes libelles. Ils seront virulents, et qui sait si +par nos efforts nous n'amènerons point un changement dans les affaires +du royaume? Les libellistes ont plus de part qu'on ne croit à la chute +des empires; ils préparent les catastrophes que les peuples mutinés +consomment. + +»Quel triomphe, ajouta-t-il d'une voix qui sifflait entre ses dents +noires, rongées par l'âcre humeur de sa bouche, quelle joie si je +parvenais à détruire un de ces ministres qui m'ont lâchement enfermé à +la Bastille! Ne voulez-vous pas, monsieur l'abbé, vous associer à un si +bel ouvrage? + +--Point du tout, répondit mon bon maître. Je serais bien fâché de rien +changer à la forme de l'État, et si je pensais que mon _Apokolokyntose_ +ou _Ménippée_ pût avoir un pareil effet, je ne l'écrirais jamais. + +--Quoi! s'écria le libelliste déçu, ne me disiez-vous pas ici, tout à +l'heure, que ce gouvernement était mauvais? + +--Sans doute, dit l'abbé. Mais j'imite la sagesse de cette vieil le de +Syracuse qui, au temps où Denys était le plus exécrable à son peuple, +allait tous les jours dans le temple prier les dieux pour la vie du +tyran. Instruit d'une piété si singulière, Denys voulut en connaître les +raisons. Il fit venir la bonne femme et l'interrogea: + +»--Je ne suis pas jeune, répondit-elle, j'ai vécu sous beaucoup de +tyrans, et j'ai toujours observé qu'à un mauvais succédait un pire. Tu +es le plus détestable que j'aie encore vu. D'où je conclus que ton +successeur sera, s'il est possible, plus méchant que toi, et je prie les +dieux de nous le donner le plus tard possible. + +»Cette vieille était fort sensée, et j'estime comme elle, monsieur Jean +Hibou, que les moutons font sagement de se laisser tondre par leur vieux +berger, de peur qu'il n'en vienne un plus jeune qui les tonde de plus +près. + +La bile de M. Jean Hibou, mise en mouvement par ce discours, se répandit +en paroles amères: + +--Quels lâches propos! quelles indignes maximes! Oh! monsieur l'abbé, +que vous êtes peu amateur du bien public et que vous méritez mal la +couronne de chêne promise par les poètes aux vaillants citoyens! Il vous +fallait naître chez les Tartares, chez les Turcs, esclave d'un Gengiskan +ou d'un Bajazet, plutôt qu'en Europe où l'on enseigne les principes du +droit public et de la philosophie. Quoi! vous subissez un mauvais +gouvernement sans l'envie même d'en changer! De tels sentiments, dans +une république de ma façon, seraient punis, pour le moins, de l'exil et +de la relégation. Oui, monsieur l'abbé, dans la constitution que je +médite et qui sera réglée d'après les maximes de l'antiquité, +j'ajouterai un article pour la punition des mauvais citoyens tels que +vous. Et j'édicterai des châtiments contre quiconque, pouvant améliorer +l'État, ne le ferait pas. + +--Eh! eh! dit l'abbé en riant, vous ne me donnez pas de la sorte l'envie +d'habiter votre Salente. Ce que vous m'en faites connaître me porte à +croire que l'on y sera fort contraint. + +M. Jean Hibou répondit sentencieusement: + +--On n'y sera contraint qu'à la vertu. + +--Ah! dit l'abbé, que la vieille de Syracuse avait raison et qu'il faut +craindre d'avoir monsieur Jean Hibou après Dubois et Fleury! Vous me +promettez, monsieur, le gouvernement des violents et des hypocrites, et +c'est pour hâter l'effet de vos promesses que vous m'engagez à me faire +limonadier ou baigneur sur un canal d'Amsterdam. Grand merci! Je reste +rue Saint-Jacques où l'on boit du vin frais en frondant les ministres. +Croyez-vous me séduire par le mirage de ce gouvernement des honnêtes +gens, qui entoure les libertés de telles défenses, qu'on n'en peut plus +jouir? + +--Monsieur l'abbé, dit Jean Hibou qui s'échauffait, est-ce de la bonne +foi, que d'attaquer une police de l'État que j'ai conçue à la Bastille +et que vous ne connaissez pas? + +--Monsieur, reprit mon bon maître, je me défie des gouvernements que +l'on conçoit dans la cabale et la mutinerie. L'opposition est une très +mauvaise école de gouvernement, et les politiques avisés, qui se +poussent par ce moyen aux affaires, ont grand soin de gouverner par des +maximes tout à fait opposées à celles qu'ils professaient auparavant. +Cela s'est vu en Chine et ailleurs. Les mêmes nécessités auxquelles +étaient soumis leurs prédécesseurs les conduisent. Et ils n'apportent de +nouveau que leur inexpérience. C'est une des raisons, monsieur, qui me +fait augurer qu'un gouvernement nouveau sera plus importun que celui +qu'il remplacera sans être beaucoup différent. Ne l'avons-nous pas déjà +éprouvé? + +--Ainsi, dit M. Jean Hibou, vous êtes pour les abus? + +--Vous l'avez dit, répondit mon bon maître. Les gouvernements sont comme +les vins qui se dépouillent et s'adoucissent avec le temps. Les plus +durs perdent à la longue un peu de leur rudesse. Je crains un empire +dans sa première verdeur. Je crains l'âpre nouveauté d'une république. +Et, puisqu'il faut être mal gouverné, je préfère des princes et des +ministres chez qui les premières ardeurs sont tombées. + +M. Jean Hibou rencogna son chapeau sur son nez et nous dit adieu d'une +voix irritée. + +Quand il fut parti, M. Blaizot leva les yeux de dessus ses registres et, +assurant ses bésicles, il dit à mon bon maître: + +--Je suis libraire à l'_Image Sainte-Catherine_ depuis bientôt quarante +ans et ce m'est une joie toujours nouvelle d'entendre les propos des +savants qui fréquentent dans ma boutique. Mais je n'aime pas beaucoup +les discours sur les affaires publiques. On s'y échauffe, on s'y +querelle vainement. + +--C'est aussi, dit mon bon maître, qu'en cette matière il n'y a guère de +principes solides. + +--Il y en a du moins un, que personne ne s'avisera de contester, +répondit M. Blaizot, libraire, c'est qu'il faudrait être mauvais +chrétien et mauvais Français pour nier la vertu de la sainte Ampoule de +Reims, par l'onction de laquelle nos rois sont institués vicaires de +Jésus-Christ pour le royaume de France. C'est le fondement de la +monarchie qui ne sera jamais ébranlé. + + + + +IV + +AFFAIRE DU MISSISSIPI + + +On sait qu'en l'année 1722, le Parlement de Paris jugea l'affaire du +Mississipi dans laquelle furent impliqués, avec les directeurs de la +Compagnie, un ministre d'État, secrétaire du roi, et plusieurs +sous-intendants de provinces. La Compagnie était accusée d'avoir +corrompu les officiers du royaume et du roi, qui l'avaient en réalité +dépouillée avec l'avidité ordinaire aux gens en place dans les +gouvernements faibles. Et il est certain qu'à cette époque tous les +ressorts du gouvernement étaient détendus ou faussés. A l'une des +audiences de ce procès mémorable, la dame de la Morangère, femme d'un +des directeurs de la Compagnie du Mississipi, fut entendue en la +grand'chambre par messieurs du Parlement. Elle déposa qu'un sieur +Lescot, secrétaire de M. le lieutenant-criminel, l'ayant mandée +secrètement au Châtelet, lui fit sentir qu'il ne dépendait que d'elle de +sauver son mari, qui était bel homme et de bonne mine. Il lui avait +parlé à peu près en ces termes: «Madame, ce qui fâche les vrais amis du +roi en cette affaire, c'est que les jansénistes n'y sont point +impliqués. Ces jansénistes sont des ennemis de la couronne autant que de +la religion. Donnez-nous, madame, les moyens de perdre l'un d'eux, et +nous reconnaîtrons ce service d'État en vous rendant votre mari avec +tous ses biens.» Quand madame de la Morangère eut rapporté ce discours, +qui n'était pas fait pour le public, M. le président du Parlement fut +bien obligé d'appeler en la grand'chambre le sieur Lescot, qui d'abord +essaya de nier. Mais madame de la Morangère avait de beaux yeux +limpides, dont il ne put soutenir le regard. Il se troubla et fut +confondu. C'était un grand vilain homme roux, comme Judas Iscariote. + +Cette affaire, connue par les gazettes, fit l'entretien de Paris. On en +parla dans les salons, dans les promenades, chez le barbier et chez le +limonadier. Et partout madame de la Morangère inspirait autant de +sympathie que le Lescot donnait de dégoût. + +La curiosité publique était vive encore quand j'accompagnai M. l'abbé +Jérôme Coignard, mon bon maître, chez M. Blaizot qui, comme vous savez, +est libraire, rue Saint-Jacques, à l'_Image Sainte-Catherine_. + +Nous trouvâmes dans la boutique le secrétaire particulier d'un ministre +d'État, M. Gentil, qui se cachait le visage dans un livre nouvellement +venu de Hollande, et le célèbre M. Roman, qui a traité de la raison +d'État en divers ouvrages estimés. Le vieux M. Blaizot, derrière son +comptoir, lisait la gazette. + +M. Jérôme Coignard se coula jusqu'à lui pour attraper par-dessus ses +épaules les nouvelles dont il était friand. Ce savant homme et d'un si +beau génie, ne possédait aucune part des biens de ce monde et quand il +avait bu une chopine au _Petit-Bacchus_, il ne lui restait pas un sou +dans sa poche pour acheter les feuilles publiques. Ayant lu sur le dos +de M. Blaizot la déposition de la dame de la Morangère, il s'écria que +cela était bien, et qu'il lui plaisait de voir l'iniquité crouler du +haut de sa tour sous la faible main d'une femme, comme il en est des +exemples merveilleux rapportés dans l'Écriture. + +--Cette dame, ajouta-t-il, bien qu'alliée à des publicains que je n'aime +point, est semblable à ces femmes fortes, si vantées au livre des Rois. +Elle plaît par un rare mélange de droiture et de finesse et j'applaudis +à sa piquante victoire. + +M. Roman l'interrompit: + +--Prenez garde, monsieur l'abbé, dit-il en étendant le bras, prenez +garde que vous considérez cette affaire sous un aspect individuel et +particulier, sans vous inquiéter, comme vous devriez le faire, des +intérêts publics qui y sont liés. Il faut voir en tout la raison d'État +et il est clair que cette raison souveraine exigeait que madame de la +Morangère ne parlât pas ou que ses paroles ne trouvassent pas de +créance. + +M. Gentil leva le nez de dessus son livre. + +--On a beaucoup exagéré, dit-il, l'importance de cet incident. + +--Ah! monsieur le secrétaire, reprit M. Roman, nous ne croirons pas +qu'un incident qui vous fera perdre votre place soit sans importance. +Car vous en périrez, monsieur, vous et votre maître. Pour ma part, j'en +suis aux regrets. Mais ce qui me consolerait de la chute des ministres +que le coup atteint, c'est l'impuissance où ils furent de le prévenir. + +M. Gentil fit entendre par un petit clignement d'oeil, qu'il entrait, sur +ce point, dans les vues de M. Roman. + +Celui-ci poursuivit: + +--L'État est comme le corps humain. Toutes les fonctions qu'il accomplit +ne sont pas nobles. Aussi en est-il qu'il faut cacher, je dis des plus +nécessaires. + +--Ah! monsieur, dit l'abbé, était-il donc nécessaire que le Lescot agît +de la sorte avec la pauvre femme d'un prisonnier? C'était une infamie! + +--Oh! dit M. Roman, ce fut une infamie quand on le sut. Avant, ce +n'était rien. Si vous voulez jouir de ce bienfait d'être gouvernés, qui +seul met les hommes au-dessus des animaux, il faut laisser aux +gouvernants les moyens d'exercer le pouvoir. Et le premier de ces moyens +est le secret. C'est pourquoi le gouvernement populaire, qui est le +moins secret de tous, en est aussi le plus faible. Croyez-vous donc, +monsieur l'abbé, qu'on puisse conduire les hommes par la vertu? Ce +serait une grande rêverie. + +--Je ne le crois pas, répondit mon bon maître. J'ai observé, dans les +fortunes diverses de ma vie, que les hommes étaient de méchantes bêtes, +qu'on ne parvient à contenir que par force et par ruse. Mais encore y +faut-il mettre quelque mesure, et ne point trop offenser le peu de bons +sentiments qui est mêlé dans leur âme aux mauvais instincts. Car enfin, +monsieur, l'homme, tout lâche, bête et cruel qu'il est, fut formé à +l'image de Dieu, et il lui reste quelques traits de sa première figure. +Un gouvernement qui, sortant de la médiocre et commune honnêteté, +scandalise les peuples, doit être déposé. + +--Parlez plus bas, monsieur l'abbé, dit le secrétaire. + +--Le souverain n'a jamais tort, dit M. Roman, et vos maximes, monsieur +l'abbé, sont d'un séditieux. Vous mériteriez, vous et vos pareils, de +n'être plus gouvernés du tout. + +--Oh! dit mon bon maître, si le gouvernement, comme vous nous le donnez +à entendre, consiste dans la fourbe, la violence, et les exactions de +toutes sortes, il n'y a pas beaucoup à craindre que cette menace soit +suivie d'effet; et nous trouverons longtemps encore des ministres d'État +et des gouverneurs de provinces pour faire nos affaires. Seulement je +voudrais bien qu'il en vînt d'autres à la place de ceux-ci. Les nouveaux +ne pourraient être plus mauvais que les anciens, et qui sait si même ils +ne seraient pas un peu meilleurs? + +--Prenez garde, dit M. Roman, prenez garde! Ce qu'il y a d'admirable +dans l'État, c'est la suite et la continuité et, s'il ne se trouve pas +au monde un État parfait, c'est, à mon sens, qu'au temps de Noé, le +déluge jeta du trouble dans la transmission des couronnes. C'est un +désordre dont nous ne sommes pas encore bien remis aujourd'hui. + +--Monsieur, reprit mon bon maître, vous êtes plaisant avec vos théories. +L'histoire du monde est pleine de révolutions; on n'y voit que des +guerres civiles, tumultes, séditions causés par la méchanceté des +princes, et je ne sais ce qu'il faut admirer le plus à cette heure de +l'impudence des gouvernants ou de la patience des peuples. + +Le secrétaire se plaignit alors que M. l'abbé Coignard méconnût les +bienfaits de la royauté et M. Blaizot nous représenta qu'il n'était pas +séant de disputer des affaires publiques dans l'échoppe d'un libraire. + +Quand nous fûmes dehors, je tirai mon bon maître par la manche. + +--Monsieur l'abbé, lui dis-je, avez-vous donc oublié la vieille de +Syracuse, que vous voulez maintenant changer le tyran? + +--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, j'en conviens de bonne grâce, +je suis tombé dans la contradiction. Mais cette ambiguïté que vous +relevez justement dans mes discours n'est pas aussi maligne que celle +nommée antinomie par les philosophes. Charron, dans son livre de _la +Sagesse_, affirme qu'il existe des antinomies qu'on ne peut résoudre. +Pour ma part, à peine suis-je plongé dans la méditation de la nature, +que je vois apparaître à mon esprit une demi-douzaine de ces diablesses +qui se prennent de bec devant moi et font mine de s'entr'arracher les +yeux; et l'on sait bien tout de suite qu'on ne viendra jamais à bout de +réconcilier entre elles ces obstinées mégères. Je perds tout espoir de +les mettre d'accord, et c'est leur faute si je n'ai pas fait beaucoup +avancer la métaphysique. Mais dans le cas présent, la contradiction, +Tournebroche, mon fils, n'est qu'apparente. Ma raison est toujours avec +la vieille de Syracuse. Je pense aujourd'hui ce que je pensais hier. +Seulement je viens de me laisser emporter par le coeur et de céder à la +passion, comme le vulgaire. + + + + +V + +LES OEUFS DE PÂQUES + + +Mon père était rôtisseur dans la rue Saint-Jacques, vis-à-vis de +Saint-Benoît-le-Bétourné. Je ne vous dirai pas qu'il aimât le carême; ce +sentiment n'eût point été naturel chez un rôtisseur. Mais il en +observait les jeûnes et abstinences en bon chrétien qu'il était. Faute +d'argent pour acheter des dispenses à l'archevêché, il soupait de +merluche aux jours maigres, avec sa femme, son fils, son chien et ses +hôtes ordinaires, dont le plus assidu était mon bon maître, M. l'abbé +Jérôme Coignard. Ma sainte mère n'eût point souffert que Miraut, notre +gardien, rongeât un os le vendredi saint. Ce jour-là, elle ne mêlait ni +chair ni graisse à la pâtée du pauvre animal. En vain, M. l'abbé +Coignard lui représentait-il que c'était là mal faire et qu'en bonne +justice Miraut, qui n'avait point de part aux sacrés mystères de la +rédemption, n'en devait point souffrir dans sa pitance. + +--Ma bonne femme, disait ce grand homme, il est convenable que nous +mangions de la merluche comme membres de l'Église; mais il y a quelque +superstition, impiété, témérité, voire sacrilège, à associer, comme vous +le faites, un chien à des macérations infiniment précieuses par +l'intérêt que Dieu lui-même y prend, et qui seraient sans cela +méprisables et ridicules. C'est un abus que votre simplicité rend +innocent, mais qui serait criminel chez un docteur ou seulement chez un +chrétien d'un esprit judicieux. Une telle pratique, ma bonne dame, va +droit à la plus épouvantable des hérésies. Elle ne tend pas à moins qu'à +soutenir que Jésus-Christ est mort pour les chiens comme pour les fils +d'Adam. Et rien n'est plus contraire aux Écritures. + +--Il se peut, répondait ma mère. Mais, si Miraut faisait gras le +vendredi saint, je m'imaginerais qu'il est juif et je le prendrais en +horreur. Est-ce là faire un péché, monsieur l'abbé? + +Et mon bon maître reprenait avec douceur, en buvant un coup de vin: + +--Ah! chère créature, sans décider ici si vous péchez ou si vous ne +péchez pas, je vous dis en vérité que vous n'avez point de malice et que +je croirais à votre salut éternel plutôt qu'à celui de cinq ou six +évêques et cardinaux de ma connaissance, qui pourtant ont écrit de beaux +traités de droit canon. + +Miraut avalait en reniflant sa pâtée et mon père s'en allait avec M. +l'abbé Coignard faire un tour au _Petit-Bacchus_. + +C'est ainsi qu'à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_, nous passions le +saint temps du carême. Mais dès le matin de Pâques, quand les cloches de +Saint-Benoît-le-Bétourné annonçaient la joie de la Résurrection, mon +père embrochait poulets, canards et pigeons par douzaines, et Miraut, au +coin de la cheminée flambante, respirait la bonne odeur de la graisse en +remuant la queue avec une allégresse pensive et grave. Vieux, fatigué, +presque aveugle, il goûtait encore les joies de cette vie dont il +acceptait les maux avec une résignation qui les lui rendait moins +cruels. C'était un sage, et je ne suis pas surpris que ma mère associât +à ses oeuvres pies une créature si raisonnable. + +Après avoir entendu la grand'messe, nous dînions dans la boutique bien +odorante. Mon père apportait à ce repas une joie religieuse. Il avait +communément pour convives quelques clercs de procureur et mon bon +maître, M. l'abbé Coignard. A Pâques de l'an de grâce 1725, il m'en +souvient, mon bon maître nous amena M. Nicolas Cerise qu'il avait tiré +d'une soupente de la rue des Maçons où ce savant homme écrivait tout le +jour et toute la nuit, pour les éditeurs de Hollande, des nouvelles de +la république des lettres. Sur la table une montagne d'oeufs rouges +s'élevait dans un panier de fil de fer. Et, quand l'abbé Coignard eut +dit le _Benedicite_, ces oeufs fournirent la matière de l'entretien. + +--On lit dans Ælius Lampridus, dit M. Nicolas Cerise, qu'une poule +appartenant au père d'Alexandre Sévère pondit un oeuf rouge le jour de la +naissance de cet enfant destiné à l'empire. + +--Ce Lampride, qui n'avait pas beaucoup d'esprit, répondit mon bon +maître, devait laisser ce conte aux bonnes femmes qui le répandaient. +Vous avez trop de jugement, monsieur, pour faire sortir de cette fable +absurde la coutume chrétienne de servir des oeufs rouges le jour de +Pâques. + +--Je ne crois pas, en effet, répliqua M. Nicolas Cerise, que cet usage +vienne de l'oeuf d'Alexandre Sévère. La seule conclusion que je veuille +tirer du fait rapporté par Lampridus, c'est qu'un oeuf rouge présageait +chez les païens le pouvoir suprême. Au reste, ajouta-t-il, il fallait +que cet oeuf eût été rougi de quelque manière, car les poules ne pondent +pas d'oeufs rouges. + +--Pardonnez-moi, dit ma mère qui, debout, près de la cheminée, +garnissait les plats, j'ai vu, dans mon enfance, une poule noire qui +donnait des oeufs tirant sur le brun; c'est pourquoi je croirais +volontiers qu'il y a des poules dont les oeufs sont rouges ou d'une +couleur approchant le rouge, telle, par exemple, que la couleur de la +brique. + +--Cela est bien possible, dit mon bon maître, et la nature est beaucoup +plus diverse et variée dans ses productions que nous ne le croyons +communément. Il y a, dans la génération des animaux des bizarreries de +toute sorte, et l'on voit dans les cabinets d'histoire naturelle des +monstres plus étranges qu'un oeuf rouge. + +--C'est ainsi, reprit M. Nicolas Cerise, qu'on garde dans le cabinet du +roi un veau à cinq pattes et un enfant à deux têtes. + +--J'ai vu mieux encore à Auneau, près Chartres, dit ma mère en posant +sur la table une douzaine d'aunes de saucisses aux choux dont la fumée +agréable montait aux solives du plancher. J'ai vu, messieurs, un enfant +nouveau-né avec des pattes d'oie et une tête de serpent. La sage-femme +qui le reçut en eut tant d'horreur qu'elle le jeta au feu. + +--Prenez garde, s'écria M l'abbé Jérôme Coignard, prenez garde que +l'homme naît de la femme pour servir Dieu et qu'il est inconcevable +qu'on le puisse servir avec une tête de serpent, et qu'en conséquence il +n'y a pas d'enfants de cette sorte, et que votre sage-femme rêvait ou +qu'elle s'est moquée de vous. + +--Monsieur l'abbé, dit M. Nicolas Cerise avec un petit sourire, vous +avez vu comme moi, dans le cabinet du roi, un fétus à quatre jambes et +deux sexes conservé dans un bocal rempli d'esprit-de-vin et, dans un +autre bocal, un enfant sans tête avec un oeil au-dessus du nombril. Ces +monstres pouvaient-ils mieux servir Dieu que l'enfant à tête de serpent +dont parle notre hôtesse? Et que dire de ceux qui ont deux têtes, en +sorte qu'on ne sait s'ils ont aussi deux âmes? Avouez, monsieur l'abbé, +que la nature, en s'amusant à ces jeux cruels, embarrasse quelque peu +les théologiens. + +Mon bon maître ouvrait déjà la bouche pour répondre, et sans doute il +eût détruit tout à fait l'objection de M. Nicolas Cerise, mais ma mère, +que rien n'arrêtait quand elle avait envie de parler, le devança en +disant très haut que l'enfant d'Auneau n'était pas une créature humaine +et que c'était le diable qui l'avait fait à une boulangère. + +--Et la preuve, ajouta-t-elle, c'est que personne ne songea à le +baptiser et qu'on l'enterra dans une serviette au fond du courtil. Si +ç'avait été une créature humaine, on l'aurait mise en terre sainte. +Quand le diable fait un enfant à une femme, il le fait en forme +d'animal. + +--Ma bonne femme, lui répondit M. l'abbé Coignard, il est merveilleux +qu'une villageoise en sache sur le diable plus long qu'un docteur en +théologie et j'admire que vous vous en rapportiez à la matrone d'Auneau +sur le point de savoir si tel fruit d'une femme appartient ou non à +l'humanité rachetée par le sang de Dieu. Croyez-m'en: ces diableries ne +sont que de sales imaginations dont vous devez nettoyer votre esprit. On +ne lit point dans les Pères que le diable fasse des enfants aux filles. +Toutes ces histoires de fornications sataniques sont des rêveries +dégoûtantes, et c'est une honte que des jésuites et des dominicains en +aient fait des traités. + +--Vous parlez bien, l'abbé, dit M. Nicolas Cerise, en piquant une +saucisse dans le plat. Mais vous ne répondez point à ce que je disais, +que les enfants qui naissent sans tête ne sont pas bien appropriés aux +fins de l'homme, qui sont, dit l'Église, de connaître, de servir et +d'aimer Dieu, et qu'en cela, comme dans la quantité des germes qui se +perdent, la nature n'est pas, à vrai dire, suffisamment théologique et +chrétienne. J'ajouterai qu'elle n'est guère religieuse dans aucun de ses +actes et qu'elle semble ignorer son Dieu. Voilà ce qui m'effraye, +l'abbé. + +--Oh! s'écria mon père, en agitant au bout de sa fourchette un pilon de +la volaille qu'il découpait, oh! que voilà des discours ténébreux, +maussades et mal appropriés à la fête que nous célébrons aujourd'hui. +Aussi bien est-ce la faute de ma femme, qui nous sert un enfant à tête +de serpent, comme si ce plat était agréable à d'honnêtes convives. +Faut-il que de mes beaux oeufs rouges soient sorties tant d'histoires +diaboliques! + +--Ah! notre hôte, dit M. l'abbé Coignard, il est vrai que de l'oeuf +sortent toutes choses. Sur cette idée les païens ont imaginé des fables +très philosophiques. Mais que d'oeufs aussi chrétiens sous leur pourpre +antique, que ceux que nous venons de manger, s'échappe une telle volée +d'impiétés sauvages, c'est ce dont je demeure confondu. + +M. Nicolas Cerise regarda mon bon maître d'un oeil clignotant et lui dit +avec un rire mince: + +--Monsieur l'abbé Coignard, ces oeufs, dont les coquilles teintes de +betterave jonchent le plancher sous nos pieds, ne sont point, dans leur +essence, aussi chrétiens et catholiques qu'il vous plaît de le croire. +Les oeufs de Pâques sont, au contraire, d'origine païenne et rappellent, +au moment de l'équinoxe de printemps, l'éclosion mystérieuse de la vie. +C'est un vieux symbole qui s'est conservé dans la religion chrétienne. + +--On peut soutenir tout aussi raisonnablement, dit mon bon maître, que +c'est un symbole de la résurrection du Christ. Pour moi, qui n'ai nul +goût à charger la religion de subtilités symboliques, je croirais +volontiers que la joie de manger des oeufs, dont on a été privé durant le +carême, est la seule cause qui les fait paraître en ce jour sur les +tables avec honneur et vêtus de la pourpre royale. Mais il n'importe, et +ce ne sont là que des bagatelles dont s'amusent les esprits érudits et +les bibliothécaires. Ce qu'il y a de considérable dans vos propos, +monsieur Nicolas Cerise, c'est que vous opposez la nature à la religion +et que vous les voulez faire ennemies l'une de l'autre. Impiété, +monsieur Nicolas Cerise, si horrible que ce bonhomme de rôtisseur +lui-même en a frémi sans la comprendre! Mais je n'en suis point troublé, +et de tels arguments ne peuvent séduire une minute un esprit qui sait se +diriger. + +En effet, vous avez procédé, monsieur Nicolas Cerise, par cette voie +rationnelle et scientifique, qui n'est qu'une étroite, courte et sale +impasse, au fond de laquelle on se casse le nez inglorieusement. Vous +avez raisonné à la manière d'un apothicaire méditatif, qui croit +connaître la nature parce qu'il en flaire quelques apparences. Et vous +avez jugé que la génération naturelle, qui produit des monstres, n'est +pas dans le secret de Dieu qui crée des hommes pour célébrer sa gloire: +_Pulcher hymnus Dei homo immortalis_. Vous étiez bien généreux de ne +point parler aussi des nouveau-nés qui meurent sitôt le jour, des fous, +des imbéciles et de toutes personnes qui ne vous semblent point, selon +l'expression de Lactance, un bel hymne de Dieu, _pulcher hymnus Dei_. +Mais qu'en savez-vous et qu'en savons-nous, monsieur Nicolas Cerise? +Vous me prenez pour un de vos lecteurs d'Amsterdam ou de la Haye, de +vouloir me faire entendre que l'inintelligible nature est une objection +à notre très sainte foi chrétienne. La nature, monsieur, n'est à nos +yeux qu'une suite d'images incohérentes auxquelles il nous est +impossible de trouver une signification, et je vous accorde que, selon +elle, et en la suivant à la piste, je ne puis discerner dans l'enfant +qui naît ni le chrétien, ni l'homme, ni seulement l'individu, et que la +chair est un hiéroglyphe parfaitement indéchiffrable. Mais cela n'est +rien et nous ne voyons que l'envers de la tapisserie. Ne nous y +attachons pas, et sachons que, de ce côté, nous ne pouvons rien +connaître. Tournons-nous tout entiers vers l'intelligible qui est l'âme +humaine unie à Dieu. + +Vous êtes plaisant, monsieur Nicolas Cerise, avec la nature et la +génération. Vous me faites l'effet d'un bourgeois qui croirait avoir +surpris les secrets du roi, parce qu'il a vu les peintures qui décorent +la salle du conseil. De même que les secrets sont dans les discours du +souverain et des ministres, la destinée de l'homme est dans la pensée, +qui procède à la fois de la créature et du créateur. Le reste n'est +qu'amusement et niaiseries propres à divertir les badauds, dont on voit +beaucoup dans les Académies. Ne me parlez pas de la nature, si ce n'est +de ce qu'on en voit au _Petit-Bacchus_, dans la personne de Catherine la +dentellière, qui est ronde et bien formée. + +Et vous, mon hôte, ajouta M. l'abbé Coignard, donnez-moi à boire, car +j'ai la pépie par la faute de monsieur Nicolas Cerise, qui croit que la +nature est athée. Et, par tous les diables, elle l'est et le doit être +en quelque manière, monsieur Nicolas Cerise; et si toutefois elle narre +la gloire de Dieu, c'est sans connaissance, car il n'est point de +connaissance si ce n'est dans l'esprit de l'homme, qui seul procède du +fini et de l'infini. A boire! + +Mon père versa un rouge-bord à mon bon maître, M. l'abbé Coignard, et à +M. Nicolas Cerise, et il les obligea à trinquer, ce qu'ils firent de bon +coeur, car ils étaient honnêtes gens. + + + + +VI + +LE NOUVEAU MINISTÈRE + + +M. Shippen, qui exerçait à Greenwich l'état de serrurier, dînait chaque +jour, durant son passage à Paris, à la rôtisserie de _la Reine +Pédauque_, en compagnie de son hôte et de M. l'abbé Jérôme Coignard, mon +bon maître. Ce jour-là, au dessert, ayant, selon sa coutume, demandé une +bouteille de vin, allumé sa pipe et tiré de sa poche la _Gazette de +Londres_, il se mit à fumer, à boire et à lire avec tranquillité. Puis, +repliant sa gazette et posant sa pipe sur le bord de la table: + +--Messieurs, dit-il, le ministère est renversé. + +--Oh! dit mon bon maître, ce n'est pas une affaire de conséquence. + +--Pardonnez-moi, répondit M. Shippen, c'est une affaire de conséquence, +car le précédent ministère étant tory, le nouveau sera whig, et +d'ailleurs tout ce qui se fait en Angleterre est considérable. + +--Monsieur, répondit mon bon maître, nous avons vu en France des +changements plus grands que celui-là. Nous avons vu les quatre charges +de secrétaire d'État remplacées par six ou sept conseils de dix membres +chacun et messieurs les secrétaires d'État coupés en dix morceaux, puis +rétablis dans leur forme première. A chacun de ces changements les uns +juraient que tout était perdu, les autres que tout était sauvé. Et l'on +en fit des chansons. Pour ma part je prends peu d'intérêt à ce qui se +fait dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n'en +est pas changé, qu'après les réformes les hommes sont, comme devant, +égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et +qu'il s'y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de +mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la +société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler, +car il est fondé sur la misère et l'imbécillité humaine, et ce sont là +des assises qui ne manqueront jamais. Tout l'édifice en acquiert une +solidité qui défie l'effort des plus mauvais princes et de cette foule +ignare de magistrats, dont ils sont assistés. + +Mon père, qui, la lardoire à la main, écoutait ce discours, y fit avec +une fermeté déférente cet amendement, qu'il peut se trouver de bons +ministres et qu'il se rappelait notamment l'un d'eux, récemment décédé, +comme l'auteur d'une ordonnance très sage protégeant les rôtisseurs +contre l'ambition dévorante des bouchers et des pâtissiers. + +--Il se peut, monsieur Tournebroche, reprit mon bon maître, et c'est une +affaire à examiner avec les pâtissiers. Mais ce qu'il importe de +considérer, c'est que les empires subsistent, non par la sagesse de +quelques secrétaires d'État, mais par le besoin de plusieurs millions +d'hommes qui, pour vivre, travaillent à toutes sortes d'arts bas et +ignobles, tels que l'industrie, le commerce, l'agriculture, la guerre et +la navigation. Ces misères privées forment ce qu'on appelle la grandeur +des peuples, et le prince ni les ministres n'y ont point de part. + +--Vous vous trompez, monsieur, dit l'Anglais, les ministres y ont une +part en faisant des lois dont une seule peut enrichir ou ruiner la +nation. + +--Oh! pour cela, répondit l'abbé, c'est une chance à courir. Comme les +affaires d'un État sont d'une étendue que l'esprit d'un homme n'embrasse +point, il faut pardonner aux ministres d'y travailler aveuglément, ne +garder aucun ressentiment du mal ou du bien qu'ils ont fait, et +concevoir qu'ils agissaient comme à Colin-Maillard. Au reste, ce mal et +ce bien nous sembleraient petits à les estimer sans superstition, et je +doute, monsieur, qu'une loi ou ordonnance puisse avoir l'effet que vous +dites. J'en juge par les filles de joie, qui sont à elles seules, en une +année, l'objet de plus d'édits qu'il ne s'en rend dans un siècle pour +tous les autres corps du royaume et qui n'en exercent pas moins leur +négoce avec une exactitude qui tient des forces naturelles. Elles se +rient des candides noirceurs qu'un magistrat du nom de Nicodème médite à +leur endroit, et se moquent du maire de Baiselance[2], qui a formé pour +leur ruine, avec plusieurs fiscaux et procureurs, une ligue impuissante. +Je puis vous dire que Catherine la dentellière ignore jusqu'au nom de ce +Baiselance et qu'elle l'ignorera jusqu'à sa fin, qui sera chrétienne, du +moins je l'espère. Et j'en induis que toutes les lois, dont un ministre +gonfle son portefeuille, sont de vaines paperasses qui ne peuvent ni +nous faire vivre, ni nous empêcher de vivre. + +--Monsieur Coignard, dit le serrurier de Greenwich, on voit bien par la +bassesse de votre langage, que vous êtes façonné à la servitude. Vous +parleriez autrement des ministres et des lois si vous aviez le bonheur +de jouir, comme moi, d'un gouvernement libre. + +--Monsieur Shippen, dit l'abbé, la liberté vraie est celle d'une âme +affranchie des vanités de ce monde. Quant aux libertés publiques, je +m'en moque comme d'une guigne. Ce sont là des illusions dont on amuse la +vanité des ignorants. + +--Vous me confirmez, dit M. Shippen, dans cette idée que les Français +sont des singes. + +--Permettez! s'écria mon père en agitant sa lardoire, il se trouve aussi +parmi eux des lions. + +--Il n'y manque donc que des citoyens, reprit M. Shippen. Tout le monde, +dans le jardin des Tuileries, y dispute des affaires publiques, sans +qu'il sorte jamais de ces querelles une idée raisonnable. Votre peuple +n'est qu'une ménagerie turbulente. + +--Monsieur, dit mon bon maître, il est vrai que les sociétés humaines, +quand elles atteignent un degré de politesse, deviennent des manières de +ménageries, et que le progrès des moeurs est de vivre en cage, au lieu +d'errer misérablement dans les bois. Et cet état est commun à tous les +pays d'Europe. + +--Monsieur, dit le serrurier de Greenwich, l'Angleterre n'est pas une +ménagerie, car elle a un Parlement, dont ses ministres dépendent. + +--Monsieur, dit l'abbé, il se pourra faire qu'un jour la France ait +aussi des ministres soumis à un Parlement. Mieux encore. Le temps +apporte beaucoup de changements aux constitutions des empires, et l'on +peut imaginer que la France adopte, dans un siècle ou deux, le +gouvernement populaire. Mais, monsieur, les secrétaires d'État, qui sont +peu de chose aujourd'hui, ne seront plus rien alors. Car au lieu de +dépendre du monarque, dont ils tiennent la puissance et la durée, ils +seront soumis à l'opinion du peuple et participeront de son instabilité. +Il est à remarquer que les ministres n'exercent le pouvoir avec quelque +force que dans les monarchies absolues, comme il se voit par les +exemples de Joseph, fils de Jacob, ministre de Pharaon, et d'Aman, +ministre d'Assuérus, qui eurent une grande part au gouvernement, le +premier en Égypte et le second chez les Persans. Il fallut l'occasion +d'une royauté forte et d'un roi faible pour armer en France le bras d'un +Richelieu. Dans l'état populaire les ministres deviendront si débiles +que leur méchanceté même et leur sottise ne causeront plus de mal. + +»Ils ne recevront des états généraux qu'une autorité incertaine et +précaire; ne pouvant se permettre de longs espoir ni de vastes pensées, +ils useront en expédients misérables leur éphémère existence. Ils +jauniront dans le triste effort de lire sur les cinq cents visages d'une +assemblée des ordres pour agir. Cherchant en vain leur propre pensée +dans la pensée d'une foule d'hommes ignorants et divisés, ils languiront +en une impuissance inquiète. Ils se déshabitueront de rien préparer ni +de rien prévoir, et ne s'étudieront plus qu'à l'intrigue et au mensonge. +Ils tomberont de si bas que leur chute ne leur fera point de mal, et +leurs noms, charbonnés sur les murs par les petits grimauds d'école, +feront rire les bourgeois. + +A ce discours, M. Shippen haussa les épaules. + +--C'est possible, dit-il; et je vois assez bien les Français dans cet +état. + +--Oh! dit mon bon maître, en cet état le monde ira son train. Il faudra +manger. C'est la grande nécessité qui engendre toutes les autres. + +M. Shippen dit en secouant sa pipe: + +--En attendant, on nous promet un ministre qui favorisera les +agriculteurs, mais qui ruinera le commerce si on le laisse faire. C'est +à moi d'y prendre garde, puisque je suis serrurier à Greenwich. +J'assemblerai les serruriers et je les haranguerai. + +Il mit sa pipe dans sa poche et sortit sans nous donner le bonsoir. + + + + +VII + +LE NOUVEAU MINISTÈRE + +(SUITE ET FIN) + + +Après le souper, comme la soirée était belle, M. l'abbé Jérôme Coignard +fit quelques pas dans la rue Saint-Jacques où s'allumaient les +lanternes, et j'eus l'honneur de l'accompagner. Il s'arrêta sous le +porche de Saint-Benoît-le-Bétourné, et, me montrant de sa belle main +grasse, faite pour les démonstrations scolastiques aussi bien que pour +les caresses délicates, l'un des bancs de pierre rangés des deux côtés +sous des statues très gothiques accompagnées de barbouillages obscènes: + +--Tournebroche, mon fils, me dit-il, si vous m'en croyez, nous prendrons +le frais un moment sur ces vieilles pierres luisantes, où tant de gueux +sont venus, avant nous, reposer leurs misères. Il se peut que deux ou +trois de ces innombrables malheureux y aient échangé entre eux des +propos excellents. Nous risquerons d'y attraper des puces. Mais étant, +mon fils, dans l'âge des amours, vous croirez que ce sont celles de +Jeannette la vielleuse ou de Catherine la dentellière, qui ont coutume +d'y amener leurs galants à la brune, et leur piqûre vous sera douce. +C'est une illusion permise à votre jeunesse. Pour moi, qui ai passé +l'âge des charmantes erreurs, je me dirai qu'il ne faut pas trop +accorder aux délicatesses de la chair et que le philosophe ne doit pas +s'inquiéter des puces, qui sont, comme le reste de l'univers, un grand +mystère de Dieu. + +Ce disant, il s'assit en prenant soin de ne point déranger un petit +Savoyard et sa marmotte qui dormaient leur sommeil innocent sur le vieux +banc de pierre. Je pris place à son côté. L'entretien qui avait rempli +le dîner de midi me revenant à l'esprit: + +--Monsieur l'abbé, demandai-je à ce bon maître, vous parliez tantôt des +ministres. Ceux du roi n'imposaient à votre esprit ni par leur habit et +leur carrosse, ni par leur génie, et vous les jugiez avec la liberté +d'une âme que rien n'étonne. Puis, considérant le sort de ces officiers +dans l'état populaire (s'il venait jamais à s'établir), vous nous les +représentiez misérables à l'excès, et moins dignes de louanges que de +pitié. Seriez-vous contraire aux gouvernements libres, renouvelés des +républiques de l'antiquité? + +--Mon fils, répondit mon bon maître, je suis de moi-même enclin à aimer +le gouvernement populaire. L'humilité de ma condition m'y porte, et les +Saintes Écritures, dont j'ai fait quelque étude, m'affermissent dans +cette préférence, car le Seigneur a dit dans Ramatha: «Les anciens +d'Israël veulent un roi afin que je ne règne point sur eux. Or, voici +quel sera le droit du roi qui vous gouvernera: Il prendra vos enfants +pour conduire ses chariots, et il les fera courir devant son char. Il +fera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères. +_Filias quoque vestras faciet sibi unguentarias et fecarias et +panificas_.» Cela est dit expressément au livre des Rois, où l'on voit +encore que le monarque apporte à ses sujets deux présents funestes, la +guerre et la dîme. Et s'il est vrai que les monarchies sont +d'institution divine, il est également vrai qu'elles présentent tous les +caractères de l'imbécillité et de la méchanceté humaines. Il est +croyable que le Ciel les a données aux peuples pour leur châtiment: _Et +tribuit eis petitionem eorum_. + + Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes; + Ses présents sont souvent la peine de nos crimes. + +»Je pourrais, mon fils, vous rapporter plusieurs beaux endroits des +auteurs anciens où la haine de la tyrannie est rendue avec une admirable +vigueur. Enfin, je crois avoir toujours montré quelque force d'âme en +méprisant les grandeurs de chair et j'ai, tout autant que le janséniste +Blaise Pascal, le dégoût des trognes à épée. Toutes ces raisons parlent +dans mon coeur et dans mon esprit pour le gouvernement populaire. J'en ai +fait le sujet de méditations que je mettrai quelque jour par écrit dans +un ouvrage de ce genre dont on dit qu'il faut casser l'os pour trouver +la moelle; je veux vous faire entendre que je composerai un nouvel +_Éloge de la folie_, qui semblera frivole à la frivolité, mais où les +sages reconnaîtront la sagesse prudemment cachée sous la marotte et le +bonnet vert. Bref, je serai un autre Érasme; j'instruirai, à son +exemple, les peuples par un docte et judicieux badinage. Et vous +trouverez, mon fils, dans un chapitre de ce traité, tous les +éclaircissements au sujet qui vous intéresse; vous y connaîtrez la +condition des ministres placés dans la dépendance des états ou +assemblées populaires. + +--Ah! monsieur l'abbé, m'écriai-je, combien j'ai hâte de lire ce livre! +Quand pensez-vous qu'il sera écrit? + +--Je ne sais, répondit mon bon maître. Et, à vrai dire, je crois que je +ne l'écrirai jamais. Les desseins que forment les hommes sont souvent +traversés. Nous ne disposons pas de la moindre parcelle de l'avenir, et +cette incertitude, commune à toute la race d'Adam, est chez moi portée à +l'extrême par un long enchaînement d'infortunes. C'est pourquoi, mon +fils, je désespère de pouvoir jamais composer cette facétie respectable. +Sans vous faire sur ce banc un traité politique, je vous dirai du moins +comment j'eus l'idée d'introduire dans mon livre imaginaire un chapitre +où paraîtraient la faiblesse et la malice des serviteurs que prendra le +bonhomme Démos, quand il sera le maître, s'il le devient jamais, ce dont +je ne décide point: car je ne me mêle pas de prophétiser, laissant ce +soin aux pucelles, qui vaticinent à l'exemple des sibylles telles que la +Cumane, la Persique et la Tiburtine, _quarum insigne virginitas est et +virginitatis præmium divinatio_. Venons-en donc à notre sujet. Il y a de +cela vingt ans environ, j'habitais la plaisante ville de Séez, où +j'étais bibliothécaire de monsieur l'évêque. + +»Des comédiens errants, qui passaient d'aventure, jouèrent, dans une +grange, une tragédie assez bonne. J'y allai et vis paraître un empereur +romain dont la perruque était ornée de plus de lauriers qu'un jambon de +la foire Saint-Laurent. Il s'assit dans un fauteuil de chanoine; ses +deux ministres, en habit de cour, avec leurs grands cordons, prirent +place à ses côtés sur des tabourets; et tous trois formèrent le Conseil +d'État sur les quinquets qui puaient excessivement. Dans la suite des +délibérations, l'un des conseillers traça un portrait satirique des +consuls aux derniers temps de la République. Il les montrait impatients +d'user et d'abuser de leur puissance passagère, ennemis du bien public, +jaloux de leurs successeurs, en qui ils étaient seulement assurés de +trouver les complices de leurs rapines et de leurs concussions. Voici +comme il parlait: + + Ces petits souverains qu'on fait pour une année, + Voyant d'un temps si court leur puissance bornée, + Des plus heureux desseins font avorter le fruit, + De peur de le laisser à celui qui les suit. + Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent, + Dans le champ du public largement ils moissonnent, + Assurés que chacun leur pardonne aisément, + Espérant à son tour un pareil traitement. + +»Or, mon fils, ces vers qui, par l'exactitude sentencieuse, rappellent +les quatrains de Pibrac, sont plus excellents, pour le sens, que le +reste de la tragédie, qui sent un peu trop les frivolités pompeuses de +la Fronde des princes et qui est toute gâtée par les galanteries +héroïques d'une manière de duchesse de Longueville, qui y paraît sous le +nom d'Émilie. J'ai pris soin de les retenir afin de les méditer. Car on +trouve de belles maximes, même dans les ouvrages de théâtre. Ce que le +poète dit en ces huit vers des consuls de la République romaine +s'applique également aux ministres des démocraties, dont le pouvoir est +précaire. + +»Ils sont faibles, mon fils, parce qu'ils dépendent d'une assemblée +populaire incapable également des vues grandes et profondes d'un +politique et de l'imbécillité innocente d'un roi fainéant. Les ministres +ne sont grands que s'ils secondent, comme Sully, un prince intelligent +ou s'ils tiennent, comme Richelieu, la place du monarque. Et qui ne sent +que le Démos n'aura ni la prudence obstinée d'un Henri IV, ni l'inertie +favorable d'un Louis XIII? A supposer qu'il sache ce qu'il veut, il ne +saura ni comment sa volonté doit être faite ni seulement si elle est +faisable. Commandant mal, il sera mal obéi et se croira toujours trahi. +Les députés qu'il enverra à ses états généraux entretiendront par +d'ingénieux mensonges ses illusions jusqu'au moment de tomber sous ses +soupçons injustes ou légitimes. Ces états procéderont de la médiocrité +confuse des foules dont ils seront issus. Ils rouleront d'obscures et +multiples pensées. Ils donneront pour tâche aux chefs du gouvernement +d'exécuter des volontés vagues dont ils n'auront pas eux-mêmes +conscience, et leurs ministres, moins heureux que l'Oedipe de la Fable, +seront dévorés tour à tour par le Sphinx aux cent têtes, pour n'avoir +pas deviné l'énigme dont le Sphinx lui-même ignorait le mot. Leur plus +grande misère sera de se résigner à l'impuissance, et de parler au lieu +d'agir. Ils deviendront des rhéteurs, et de très mauvais rhéteurs, car +le talent, apportant avec lui quelque clarté, les perdrait. Ils devront +s'étudier à parler pour ne rien dire, et les moins sots d'entre eux +seront condamnés à mentir plus que les autres. En sorte que les plus +intelligents deviendront les plus méprisables. Et s'il s'en trouve +encore d'assez habiles pour conclure des traités, régler les finances et +pourvoir aux affaires, leurs connaissances ne leur serviront de rien, +car le temps leur manquera, et le temps est l'étoffe des grandes +entreprises. + +»Cette condition humiliante découragera les bons et donnera de +l'ambition aux mauvais. De toutes parts, les incapacités ambitieuses +s'élèveront du fond des bourgades aux premiers emplois de l'État, et +comme la probité n'est pas naturelle à l'homme, et qu'elle doit y être +cultivée par de longs soins et par des artifices continus, on verra des +nuées de concussionnaires s'abattre sur le trésor public. Le mal sera +beaucoup accru par l'éclat du scandale, puisqu'il est difficile de rien +cacher dans le gouvernement populaire, et, par la faute de plusieurs, +tous deviendront suspects. + +»Je n'en conclus point, mon fils, que les peuples seront alors plus +malheureux qu'ils ne sont aujourd'hui. Je vous ai fait assez entendre +dans nos précédents entretiens que je ne crois pas que le sort de la +nation dépende du prince et de ses ministres, et que c'est accorder trop +de vertu aux lois que d'en faire des sources de la prospérité ou de la +misère publiques. Néanmoins la multitude des lois est funeste, et je +crains encore que les états généraux n'abusent de leur faculté +législatrice. + +»C'est le péché mignon de Colin et de Jeannot de faire des ordonnances +en gardant leurs moutons et de dire: «Si j'étais roi!...» Quand Jeannot +sera roi, il promulguera plus d'édits en un an que n'en colligea dans +tout son règne l'empereur Justinien. C'est par cet endroit encore que le +règne de Jeannot me semble redoutable. Mais celui des rois et des +empereurs fut généralement si mauvais qu'on n'en peut craindre un pire, +et Jeannot ne fera pas beaucoup plus de sottises, sans doute, ni de +méchancetés que tous ces princes ceints de la double ou triple couronne +qui depuis le déluge couvrent le monde de sang et de ruines. Son +incapacité même et sa turbulence auront cela d'excellent, qu'elles +rendront impossibles ces savantes correspondances d'État à État, qu'on +nomme diplomatiques et qui n'aboutissent qu'à allumer artistement des +guerres inutiles et désastreuses. Les ministres du bonhomme Démos, sans +cesse talonnés, bousculés, humiliés, bourrés, culbutés et plus assaillis +de pommes cuites et d'oeufs durs que le pire arlequin du théâtre de la +foire, n'auront point de loisirs pour préparer poliment dans la paix et +le secret du cabinet, sur le tapis vert, des carnages, en considération +de ce qu'on appelle l'équilibre européen et qui n'est que la fortune des +diplomates. Il n'y aura plus de politique étrangère et ce sera un grand +bonheur pour la malheureuse humanité. + +A ces mots, mon bon maître se leva et reprit de la sorte: + +--Il est temps de rentrer, mon fils, car à cette heure le serein me +pénètre par le défaut de mes habits, qui sont percés en divers endroits. +Aussi bien, à demeurer plus longtemps sous ce porche, nous risquerions +d'effaroucher les galants de Catherine et de Jeannette qui attendent ici +l'heure du berger. + + + + +VIII + +MESSIEURS LES ÉCHEVINS + + +Ce soir-là, nous allâmes, mon maître et moi, sous la tonnelle du +_Petit-Bacchus_, où nous trouvâmes Catherine la dentellière, le +coutelier boiteux et le père qui m'engendra. Ils étaient assis tous +trois à la même table devant un pot de vin dont ils avaient pris assez +pour être plaisants et sociables. + +On venait d'élire dans les formes deux échevins sur quatre, et mon père +en discourait selon son état et son génie. + +--Le malheur, disait-il, est que les échevins sont gens de robe et non +point rôtisseurs, et qu'ils tiennent leur magistrature du roi et non des +marchands, notamment de la corporation des rôtisseurs parisiens dont je +suis porte-bannière. S'ils étaient de mon choix, ils aboliraient la dîme +et la gabelle et nous serions tous heureux. À moins que le monde ne +marche à reculons comme les écrevisses, un jour viendra où les échevins +seront élus par les marchands. + +--N'en doutez point, dit M. l'abbé Coignard, les échevins seront élus un +jour par les patrons et par les apprentis. + +--Prenez garde à ce que vous dites là, monsieur l'abbé, répliqua mon +père, inquiet et fronçant les sourcils. Quand les apprentis se mêleront +de nommer les échevins, tout sera perdu. Du temps que j'étais apprenti, +je ne songeais qu'à mettre à mal le bien et la femme de mon patron. Mais +depuis que j'ai une boutique et une femme, j'entends les intérêts +publics, qui sont liés aux miens. + +Lesturgeon, notre hôte, apporta un pot de vin. C'était un petit homme +roux, agile et rude. + +--Vous parlez des nouveaux échevins, dit-il, les poings sur les hanches. +Je souhaite seulement qu'ils en sachent autant que les anciens, qui +pourtant n'étaient pas bien connaisseurs de l'intérêt public. Mais ils +commençaient d'apprendre leur état. Vous savez, maître Léonard (il +parlait à mon père), que l'école où les enfants de la rue Saint-Jacques +vont apprendre leur Croix-de-Dieu est bâtie de bois et qu'il suffirait +d'un fusil et d'un copeau pour la faire flamber comme un feu de la +Saint-Jean. J'en avisai messieurs de l'Hôtel de Ville. Ma lettre ne +péchait pas par le style, car je l'avais fait écrire, pour six blancs, à +un secrétaire qui tient échoppe sous le Val-de-Grâce. J'y représentais à +messieurs les échevins que tous les petits gars du quartier étaient en +danger quotidien de griller comme des andouilles, ce qui était à +considérer, eu égard à la sensibilité des mères. Monsieur l'échevin qui +s'occupe des écoles me répondit poliment, au bout de trois mois, que le +danger que couraient les petits gars de la rue Saint-Jacques éveillait +toute sa sollicitude, et qu'il était jaloux de le conjurer; qu'en +conséquence, il envoyait aux écoliers ci-dessus désignés une pompe à +incendie. «Le roi, ajoutait-il, ayant, dans sa bonté, construit une +fontaine en commémoration de ses victoires à deux cents pas de l'école, +l'eau ne saurait manquer, et les enfants apprendront en peu de jours à +manier la pompe que la Ville consent à leur octroyer.» En lisant cette +lettre, je sautai au plafond. Et, retournant au Val-de-Grâce, je dictai +au secrétaire une réponse qui était tournée comme ceci: + +«Monseigneur l'Édile, Monseigneur, il y a dans la maison d'école de la +rue Saint-Jacques deux cents marmots dont le plus ancien est âgé de sept +ans. Voilà de beaux pompiers, Monseigneur, pour faire jouer votre pompe! +Reprenez-la et faites bâtir une maison d'école en pierre et moellon.» + +»Cette lettre, comme la première, me coûta six blancs, avec le cachet. +Mais je ne perdis point mon argent, car je reçus, après vingt mois, une +réponse par laquelle monsieur l'échevin m'assurait que les marmots de la +rue Saint-Jacques étaient dignes de la sollicitude de l'échevinage +parisien, qui aviserait à leur sûreté. J'en suis là. Si mon échevin +quitte la place, il me faudra tout recommencer et payer encore douze +blancs au secrétaire du Val-de-Grâce. C'est pourquoi, maître Léonard, +bien que persuadé qu'il se trouve à la maison de ville des figures qui +seraient mieux placées à la foire, pour y faire Jocrisse, je n'ai guères +envie d'y voir entrer de nouveaux visages et je tiens à garder l'échevin +à la pompe. + +--Moi, dit Catherine, c'est au lieutenant-criminel que j'en veux. Il +laisse Jeannette la vielleuse rôder chaque jour, entre chien et loup, +sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. C'est une honte. Elle va par +les rues en marmotte et traîne des jupes salies dans tous les ruisseaux. +On devrait réserver les lieux publics aux filles assez bien nippées pour +s'y montrer avec honneur. + +--Oh! dit le coutelier boiteux, j'estime que le trottoir est à tout le +monde et j'irai quelque jour, à l'exemple de Lesturgeon, notre hôte, +chez le secrétaire du Val-de-Grâce pour qu'il rédige en mon nom une +belle supplique en faveur des pauvres colporteurs. Je ne puis pousser ma +voiture aux bons endroits sans être tout de suite inquiété par les +sergents, et dès qu'un laquais ou deux servantes s'arrêtent à mon +étalage, survient un grand coquin noir qui m'ordonne au nom de la loi +d'aller vendre ma pacotille ailleurs. Tantôt je suis sur le terrain loué +par les gens du marché, tantôt je me trouve proche monsieur Leborgne, +coutelier juré. Une autre fois je dois céder la chaussée au carrosse +d'un évêque ou d'un prince. Et me voilà endossant le harnais et tirant +la bricole, heureux si, profitant de mon embarras, le laquais et les +chambrières ne m'ont pas emporté, sans payer, un étui, des ciseaux ou +quelque bel eustache de Châtellerault. Je suis las de souffrir la +tyrannie; je suis las d'éprouver l'injustice des gens de justice. Je +sens un grand besoin de révolte. + +--Je connais à ce signe, dit mon bon maître, que vous êtes un coutelier +magnanime. + +--Je ne suis point magnanime, monsieur l'abbé, reprit modestement le +boiteux, je suis vindicatif, et le ressentiment m'a poussé à vendre en +secret des chansons contre le roi, ses maîtresses, et ses ministres. +J'en garde un bel assortiment dans la bâche de ma voiture. Ne me +trahissez pas. Celle des douze mirlitons est admirable. + +--Je ne vous trahirai pas, répondit mon père; pour moi une bonne chanson +vaut un verre de vin et même davantage. Je ne dis rien non plus des +couteaux, et je suis aise, bonhomme, que vous vendiez les vôtres; car il +faut que tout le monde vive. Mais convenez qu'on ne peut souffrir que +les vendeurs ambulants fassent concurrence aux marchands qui ont pris +boutique à loyer et payent la taxe. Rien n'est plus contraire à l'ordre +et à la bonne police. L'audace de ces traîne-misère est inouïe. Jusqu'où +irait-elle si on ne la réprimait? L'an passé, un paysan de Montrouge ne +venait-il pas arrêter devant la rôtisserie de _la Reine Pédauque_ sa +charrette pleine de pigeons qu'il vendait tout cuits deux sous moins +cher que je ne vends les miens. Et le rustre criait d'une voix à briser +les vitres de ma boutique: «A cinq sous les beaux pigeons!» Je le +menaçai vingt fois de ma lardoire. Mais il me répondait stupidement que +la rue est à tout le monde. J'en portai plainte à monsieur le +lieutenant-criminel, qui me fit justice en me débarrassant du vilain. Je +ne sais ce qu'il est devenu; mais je lui garde rancune du mal qu'il m'a +fait; car à voir mes pratiques ordinaires lui acheter ses pigeons par +couples, voire par demi-douzaines, je pris une jaunisse dont je restai +longtemps mélancolique. Je voudrais qu'on lui mît sur le corps, avec de +la glu, autant de plumes qu'il en a tirées aux volatiles qu'il vendait +toutes cuites à ma barbe, et qu'ainsi emplumé de la tête aux pieds, il +fût conduit par les rues, au cul de sa charrette. + +--Maître Léonard, dit le coutelier boiteux, vous êtes dur aux pauvres +gens. C'est ainsi qu'on pousse à bout les malheureux. + +--Monsieur le coutelier, je vous conseille, dit en riant mon bon maître, +de faire faire à Saint-Innocent, par quelque écrivain à gages, une +satire de maître Léonard et de la vendre avec vos chansons sur les douze +mirlitons du roi Louis. Il conviendrait de blasonner un peu notre ami +qui, dans un état quasi servile, aspire non point à la liberté, mais à +la tyrannie. Je conclus de tous vos discours, messieurs, que la police +des villes est d'un art difficile, qu'il y faut concilier des intérêts +opposés et souvent contraires, que le bien public est formé d'un grand +nombre de maux particuliers, et qu'enfin il est déjà merveilleux que des +gens enfermés dans des murailles ne s'y entre-dévorent pas. C'est un +bonheur qu'il faut attribuer à leur poltronnerie. La paix publique est +fondée uniquement sur le faible courage des citoyens qui se tiennent en +respect les uns les autres par la peur qu'ils se font réciproquement. Et +le prince, en leur inspirant à tous l'épouvante, leur assure +l'inestimable bienfait de la paix. Quant à vos échevins, dont le pouvoir +est faible, et qui ne sont pas capables de vous nuire ni de vous servir +beaucoup, et dont le mérite consiste surtout dans leur grande canne et +leur perruque, ne vous plaignez point trop de ce qu'ils soient choisis +par le roi et placés, peu s'en faut, depuis le dernier règne, au rang +d'officiers de la couronne. Amis du prince, ils sont les ennemis de tous +les citoyens indistinctement, et cette inimitié est rendue supportable à +chacun par l'égalité parfaite avec laquelle elle se répand sur tous. +C'est une pluie dont nous ne recevons, les uns et les autres, que +quelques gouttes. Un jour, quand ils seront nommés par le peuple (comme +on dit qu'ils le furent aux premiers temps de la monarchie), les +échevins auront dans la cité même des amis et des ennemis. Élus par les +marchands payant loyer et dîme, ils maltraiteront les colporteurs. Élus +par les colporteurs, ils vexeront les marchands. Élus par les artisans, +ils seront contraires aux maîtres, qui font travailler les artisans. Ce +sera une cause incessante de disputes et de querelles. Ils formeront un +conseil tumultueux, où chacun agitera les intérêts et les passions de +ses électeurs. Pourtant j'imagine qu'ils ne feront pas regretter nos +échevins actuels, qui ne dépendent que du prince. Leur vanité turbulente +amusera les citoyens qui s'y contempleront comme dans un miroir +grossissant. Ils useront médiocrement d'une médiocre puissance. Sortis +de l'état populaire, ils seront aussi incapables de le développer que de +le contenir. Les riches s'épouvanteront de leur audace et les misérables +accuseront leur timidité, quand il eût fallu seulement reconnaître leur +bruyante impuissance. Au reste, capables de tâches communes et +administrant le bien public avec cette insuffisance suffisante qu'on +atteint toujours et qu'on ne dépasse jamais. + +--Ouf! dit mon père, vous avez bien parlé, monsieur l'abbé. Maintenant, +buvez! + + + + +IX + +LA SCIENCE + + +Ce jour-là nous poussâmes, mon bon maître et moi, jusqu'au Pont-Neuf, +dont les demi-lunes étaient couvertes de ces tréteaux sur lesquels les +bouquinistes étalent des romans mêlés à des livres de piété. On y trouve +pour deux sols l'_Astrée_ tout entière et le _Grand Cyrus_, usés et +graissés par des lecteurs de province, avec l'_Onguent pour la brûlure_ +et divers ouvrages des jésuites. Mon bon maître avait coutume de lire en +passant quelques pages de ces écrits, dont il ne faisait point emplette, +étant démuni d'argent, et gardant raisonnablement pour l'hôte du +_Petit-Bacchus_ les six blancs qu'il lui advenait, par extraordinaire, +de tenir dans la poche de sa culotte. Au reste, il n'était point avide +de posséder les biens de ce monde, et les meilleurs ouvrages ne lui +faisaient point envie, pourvu qu'il en pût connaître les bons endroits, +dont il dissertait ensuite avec une sagesse admirable. Les tréteaux du +Pont-Neuf lui plaisaient en cela que les livres y étaient parfumés d'une +odeur de friture, par le voisinage des marchandes de beignets; et ce +grand homme y respirait en même temps les chères odeurs de la cuisine et +de la science. + +Chaussant ses lunettes, il examina l'étalage d'un brocanteur avec le +contentement d'une âme heureuse à qui tout est gracieux parce que tout +se reflète en elle avec grâce. + +--Tournebroche, mon fils, me dit-il, il se trouve sur l'étal de ce bon +homme des livres fabriqués alors que l'imprimerie était encore, autant +dire, dans les langes; et ces livres se ressentent de la rudesse de nos +aïeux. J'y rencontre une chronique barbare de Monstrelet, auteur qu'on a +dit plus baveux qu'un pot de moutarde, et deux ou trois vies de sainte +Marguerite, que les commères mettaient jadis en compresse sur leur +ventre dans les douleurs de l'enfantement. Il serait inconcevable que +les hommes eussent été si sots que d'écrire et de lire de pareilles +inepties, si notre sainte religion ne nous enseignait qu'ils naissent +avec un germe d'imbécillité. Et, comme les lumières de la foi ne m'ont +jamais fait défaut, non point même, par bonheur, dans les erreurs du lit +et de la table, je conçois mieux leur stupidité passée que leur +intelligence présente, qui, pour tout dire, me semble illusoire et +décevante, telle qu'elle semblera aux générations futures, car l'homme +est, par essence, une sotte bête et les progrès de son esprit ne sont +que les vains effets de son inquiétude. C'est pour cette raison, mon +fils, que je me défie de ce qu'ils nomment science et philosophie, et +qui n'est, à mon sentiment, qu'un abus de représentations et d'images +fallacieuses, et, dans un certain sens, l'avantage du malin Esprit sur +les âmes. Vous entendez bien que je suis très éloigné de croire à toutes +les diableries dont s'effraie la créance populaire. J'estime, avec les +Pères, que la tentation est en nous, et que nous sommes à nous-mêmes nos +démons et nos maléfices. Mais j'en veux à monsieur Descartes et à tous +les philosophes qui, sur son exemple, ont cherché dans la connaissance +de la nature une règle de vie et un principe de conduite. Car enfin, +Tournebroche, mon fils, qu'est-ce que la connaissance de la nature, +sinon la fantaisie de nos sens? Et qu'est-ce qu'y ajoute, je vous prie, +la science, avec les savants depuis Gassendi, qui n'était point un âne, +et Descartes et ses disciples, jusqu'à ce joli sot de monsieur de +Fontenelle? Des bésicles, mon fils, des bésicles comme celles qui +chaussent mon nez. Tous les microscopes et lunettes d'approche dont on +fait vanité qu'est-ce, en réalité, que des bésicles plus nettes que les +miennes que j'achetai l'an passé à l'opticien de la foire Saint-Laurent +et dont le verre de l'oeil gauche, qui est celui dont je vois le mieux, +s'est malheureusement fendu cet hiver d'un tabouret que me jeta à la +tête le coutelier boiteux, qui croyait que j'embrassais Catherine la +dentellière, car c'est un homme grossier et tout à fait offusqué par les +impressions du désir charnel? Oui, Tournebroche, mon fils, que sont ces +instruments dont les savants et les curieux emplissent leurs galeries et +leurs cabinets? Que sont les lunettes, astrolabes, boussoles, sinon des +moyens d'aider les sens dans leurs illusions et de multiplier +l'ignorance fatale où nous sommes de la nature, en multipliant nos +rapports avec elle? Les plus doctes d'entre nous diffèrent uniquement +des ignorants par la faculté qu'ils acquièrent de s'amuser à des erreurs +multiples et compliquées. Ils voient l'univers dans une topaze taillée à +facettes au lieu de le voir, comme madame votre mère par exemple, avec +l'oeil tout nu que le bon Dieu lui a donné. Mais ils ne changent point +d'oeil en s'armant de lunettes; ils ne changent point de dimensions en +usant d'appareils propres à mesurer l'espace; ils ne changent pas de +poids en employant des balances très sensibles; ils découvrent des +apparences nouvelles et sont par là le jouet de nouvelles illusions. +Voilà tout! Si je n'étais pas persuadé, mon fils, des saintes vérités de +notre religion, il ne me resterait, par cette persuasion où je suis que +toute connaissance humaine n'est qu'un progrès dans la fantasmagorie, +qu'à me jeter de ce parapet dans la Seine, qui vit d'autres noyés, +depuis le temps qu'elle coule, ou d'aller demander à Catherine cette +espèce d'oubli des maux de ce monde qu'on trouve dans ses bras et qu'il +est indécent de chercher dans ma condition et surtout à mon âge. Je ne +saurais que croire, au milieu des appareils dont les mensonges puissants +grandiraient démesurément les mensonges de ma vue, et je serais un +académicien tout à fait misérable. + +Mon bon maître parlait de la sorte devant la première demi-lune de +gauche, à compter de la rue Dauphine, et il commençait d'effrayer le +marchand qui le prenait pour un exorciste. Tout à coup, saisissant une +vieille géométrie ornée d'assez méchantes figures de Sébastien +Leclerc[3]: + +--Peut-être, reprit-il, au lieu de me noyer dans l'amour ou dans l'eau, +si je n'étais chrétien et catholique, prendrais-je le parti de me jeter +dans la mathématique, où l'esprit trouve les aliments dont il est le +plus avide, à savoir: la suite et la continuité. Et j'avoue que ce petit +livre, tout commun qu'il est, me donne quelque estime du génie de +l'homme. + +A ces mots, il ouvrit si largement le traité de Sébastien Leclerc, à +l'endroit des triangles, qu'il faillit le rompre net. Mais bientôt il le +rejeta avec dégoût. + +--Hélas! murmura-t-il, les nombres dépendent du temps, les lignes, de +l'espace, et ce sont là encore des illusions humaines. En dehors de +l'homme, il n'y a ni mathématique, ni géométrie, et c'est en définitive +une connaissance qui ne nous fait pas sortir de nous-mêmes, bien qu'elle +affecte un air d'indépendance assez magnifique. + +Ayant dit, il tourna le dos au bouquiniste soulagé, et respira +largement. + +--Ah! Tournebroche, mon fils! reprit-il. Tu me vois souffrant d'un mal +que je me suis donné et brûlé par la tunique ardente dont j'ai pris soin +moi-même de me vêtir et de me parer. + +Il parlait de la sorte par image, étant vêtu, en réalité, d'une méchante +souquenille qui ne tenait plus que par deux ou trois boutons. Encore +n'étaient-ils pas engagés dans les boutonnières correspondantes; et +c'était, comme il avait coutume de dire en riant, quand on l'en avisait, +un ajustement adultère, image des moeurs dans les cités. + +Il parlait avec chaleur: + +--Je hais la science, disait-il, pour l'avoir trop aimée, à la façon des +voluptueux qui reprochent aux femmes de n'avoir pas égalé le rêve qu'ils +se faisaient d'elles. J'ai voulu tout connaître et je souffre +aujourd'hui de ma coupable folie. Heureux, ajouta-t-il, oh! bien heureux +les bonnes gens assemblés autour de ce vendeur d'orviétan! + +Et il montra de la main les laquais, les chambrières et les forts du +port Saint-Nicolas, formant un cercle autour d'un opérateur qui donnait +la parade avec son valet. + +--Vois, Tournebroche, me dit-il, ils rient de bon coeur quand le drôle +donne un coup de pied au cul de cet autre drôle. Et c'est en effet un +spectacle plaisant, qui est tout gâté pour moi par la réflexion, car +lorsqu'on recherche l'essence de ce pied et du reste, on ne rit plus. +J'aurais dû, étant chrétien, concevoir plus tôt tout ce qu'il y a de +malignité dans cette maxime d'un païen: «Heureux qui put connaître les +causes!» j'aurais dû m'enfermer dans la sainte ignorance comme dans un +verger clos, et rester semblable aux petits enfants. Je me serais amusé, +non point à vrai dire, des jeux grossiers de ce Mondor (le Molière du +Pont-Neuf aurait peu d'attrait pour moi, quand l'autre me semble déjà +trop scurrile[4]); mais je me serais amusé des herbes de mon jardin, et +j'aurais loué Dieu dans les fleurs et les fruits de mes pommiers. Une +curiosité immodérée m'a entraîné, mon fils; j'ai perdu, dans la +conversation des livres et des savants, la paix du coeur, la sainte +simplicité, et cette pureté des humbles d'autant plus admirable qu'elle +ne s'altère ni au cabaret ni dans les bouges, comme il se voit par +l'exemple du coutelier boiteux, et, si j'ose le dire, par celui de votre +rôtisseur de père, qui garde beaucoup d'innocence, encore qu'ivrogne et +débauché. Mais il n'en va pas de même de celui qui a étudié dans les +livres. Il lui en reste à jamais une fière amertume et une tristesse +superbe. + +Comme il parlait de la sorte, la voix lui fut coupée par un roulement de +tambours... + + + + +X + +L'ARMÉE + + +Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambours. +C'était le ban d'un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se +carrait sur le terre-plein, en avant d'une douzaine de soldats portant +des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un +cercle de gueux et de marmots le regardait bouche bée. + +Il releva sa moustache et fit sa proclamation. + +--N'y tendons point l'oreille, me dit mon bon maître. Ce serait perdre +son temps. Ce sergent parle au nom du roi; il ne saurait parler avec +génie. S'il vous plaît d'entendre un discours ingénieux sur le même +sujet, vous entrerez dans quelqu'un de ces fours du quai de la Ferraille +où les racoleurs enrôlent les laquais et les rustres. Ces racoleurs, +étant des fripons, sont tenus d'être éloquents. Il me souvient d'avoir, +en ma jeunesse, au temps du feu roi, ouï la plus merveilleuse harangue +de la bouche d'un de ces marchands d'hommes, qui tenait boutique dans la +Vallée-de-Misère, que vous voyez d'ici, mon fils. Racolant des hommes +pour les colonies: «Jeunes gens qui m'entourez, leur disait-il, vous +n'êtes pas sans avoir entendu parler du pays de Cocagne; c'est dans +l'Inde qu'il faut aller pour trouver ce fortuné pays; c'est là que l'on +a tout à gogo. Souhaitez-vous de l'or, des perles, des diamants? Les +chemins en sont pavés; il n'y a qu'à se baisser pour en prendre. Et +encore, ne vous baisserez-vous point. Les sauvages les ramasseront pour +vous. Je ne vous parle pas du café, des limons, des grenades, des +oranges, des ananas et de mille fruits délicieux qui viennent sans +culture, comme dans le paradis terrestre. Si je m'adressais à des femmes +ou à des enfants, je pourrais leur vanter toutes ces friandises, mais je +m'explique devant des hommes.» J'omets, mon fils, tout ce qu'il dit de +la gloire; mais croyez qu'il égala Démosthène en énergie et Cicéron en +abondance. L'effet de son discours fut d'envoyer cinq ou six malheureux +mourir de la fièvre jaune dans des marécages, tant il est vrai que +l'éloquence est une arme dangereuse et que le génie des arts exerce, +pour le mal comme pour le bien, sa puissance irrésistible. Remerciez +Dieu, Tournebroche, de ce que, ne vous ayant donné de talents d'aucune +sorte, il ne vous expose pas à devenir un jour le fléau des peuples. On +reconnaît les préférés de Dieu, mon fils, à ce qu'ils n'ont point +d'esprit, et j'ai éprouvé que l'intelligence assez vive que le Ciel a +mise en moi n'était qu'une cause incessante de dangers pour ma paix en +ce monde et dans l'autre. Que serait-ce, si le coeur et la pensée d'un +César habitaient ma tête et ma poitrine? Mes désirs ne connaîtraient +point de sexe et je serais inaccessible à la pitié. J'allumerais au +dedans et au dehors des guerres inextinguibles. Encore ce grand César +avait-il l'âme élégante et une sorte de douceur. Il mourut avec décence +sous le poignard de ses assassins vertueux. Jour des Ides de mars, jour +à jamais funeste où des brutes sentencieuses détruisirent ce monstre +charmant! Je suis digne de pleurer le divin Jules au côté de Vénus, sa +mère; et si je l'appelle monstre, c'est par tendresse, car dans son âme +égale, il ne se trouva rien d'excessif que la puissance. Il avait un +naturel sentiment du rythme et de la mesure. Il se plut également dans +sa jeunesse aux grâces de la débauche et de la grammaire. Il était +orateur et sa beauté sans doute ornait la sécheresse volontaire de ses +discours. Il aima Cléopâtre avec cette exactitude géométrique qu'il +porta dans tous ses desseins. Il mit dans ses écrits et dans ses actions +le génie de la clarté. Il fut ami de l'ordre et de la paix jusque dans +la guerre, sensible à l'harmonie et si habile constructeur de lois, que +nous vivons encore, tout barbares que nous sommes, sous la majesté de +son empire, qui a fait le monde tel qu'il est aujourd'hui. Vous voyez, +mon fils, que je ne lui ménage pas la louange ni l'amour. Capitaine, +dictateur, souverain pontife, il a pétri l'univers dans ses belles +mains. Pour moi, j'ai été professeur d'éloquence au collège de Beauvais, +secrétaire d'une chanteuse de l'Opéra, bibliothécaire de monsieur +l'évêque de Séez, écrivain public au charnier des Saints-Innocents et +précepteur du fils de votre père à la rôtisserie de _la Reine Pédauque_; +j'ai fait un beau catalogue de manuscrits précieux, j'ai écrit quelques +libelles, dont il vaut mieux ne pas parler, et tracé sur du papier à +chandelle des maximes dédaignées des libraires. Pourtant je ne +changerais pas mon existence contre celle de ce grand César. Il en +coûterait trop à mon innocence. Et j'aime mieux être un homme obscur, +pauvre et méprisé, comme je le suis en effet, que de monter à ce faîte +où l'on ouvre à l'univers de nouvelles destinées par des voies +sanglantes. + +»Ce sergent recruteur, que vous entendez d'ici promettre à ces gueux un +sou par jour avec le pain et la viande, m'inspire, mon fils, de +profondes réflexions sur la guerre et l'armée. J'ai fait tous les +métiers, hors celui de soldat qui m'a toujours inspiré du dégoût et de +l'effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de +cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à +mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon +esprit, qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle +de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la +méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l'exercice du +sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne +veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d'Amour. Et je ne vous +cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus +effroyable peste des nations policées. + +»Ce sentiment est philosophique. Il n'y a donc aucune apparence qu'il +soit jamais partagé par un grand nombre de personnes. Et, dans le fait, +les rois et les républiques trouveront toujours autant de soldats qu'ils +en voudront mettre à leurs parades et à leurs guerres. J'ai lu les +traités de Machiavel chez monsieur Blaizot, à _l'Image +Sainte-Catherine_, où ils sont tous parfaitement reliés en parchemin. +Ils le méritent, mon fils; et, pour ma part, j'estime infiniment le +secrétaire florentin qui le premier ôta aux actions des politiques ce +fondement de la justice, sur lequel ils n'établirent jamais que des +scélératesses honorées. Ce Florentin, qui voyait sa patrie à la merci de +ses défenseurs mercenaires, conçut l'idée d'une armée nationale et +patriote. Il a dit en quelque endroit de ses livres qu'il est juste que +tous les citoyens concourent à la sûreté de leur patrie et soient tous +soldats. Je l'ai ouï soutenir pareillement chez monsieur Blaizot par +monsieur Roman qui est très zélé, comme vous le savez, pour les droits +de l'État. Il n'a souci que du général et de l'universel et ne sera +content qu'au jour où tous les intérêts privés seront sacrifiés à +l'intérêt public. Donc Machiavel et monsieur Roman veulent que nous +soyons tous soldats, étant tous citoyens. Je ne dirai pas comme eux que +cela est juste. Et je ne dirai pas non plus que cela est injuste, pour +cette raison que le juste et l'injuste sont affaire de raisonnement et +que c'est un sujet dont les sophistes seuls décident. + +--Quoi! mon bon maître, m'écriai-je avec une douloureuse surprise, vous +prétendez que la justice dépend des raisons d'un sophiste, et que nos +actions sont justes ou injustes selon les arguments d'un habile homme. +Cette maxime me choque plus que je ne saurais dire. + +--Tournebroche, mon fils, répondit M. l'abbé Coignard, considérez que je +parle de la justice humaine, qui est différente de la justice de Dieu, +et qui y est généralement opposée. Les hommes n'ont jamais soutenu +l'idée du juste et de l'injuste que par l'éloquence, qui est sujette à +embrasser le pour et le contre. Vous voulez peut-être, mon fils, asseoir +la justice sur le sentiment; mais prenez garde que sur cette assiette +vous n'élèverez qu'une masure humble et domestique, la cabane du vieil +Évandre, la chaumière où Philémon vivait avec Baucis. Mais le palais des +lois, la tour des institutions d'État veulent d'autres fondements. La +nature ingénue n'en saurait supporter seule le poids inique; et ces murs +redoutables s'élèvent sur le fondement des mensonges antiques, par l'art +subtil et féroce des légistes, des magistrats et des princes. + +»C'est une niaiserie, Tournebroche, mon fils, que de rechercher si une +loi est juste ou injuste, et il en est du service militaire comme des +autres institutions, dont on ne peut dire si elles sont bonnes ou +mauvaises en principe, puisqu'il n'y a pas de principe hors Dieu, de qui +tout sort. Il faut vous défendre, mon fils, de cette sorte d'esclavage +qui est celui des mots et auquel les hommes se soumettent avec le plus +de docilité. Sachez donc que le mot de justice n'a aucun sens, si ce +n'est en théologie où il est terriblement expressif. Sachez que monsieur +Roman n'est qu'un sophiste quand il vous démontre qu'on doit le service +au prince. Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les +citoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité, +mais avec allégresse. J'ai observé que le métier le plus naturel à +l'homme est celui de soldat; c'est celui auquel il est porté le plus +facilement par ses instincts et par ses goûts qui ne sont pas tous bons. +Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l'homme peut être +défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l'espérance +d'aller se battre; il sera content. Aussi faisons-nous de l'état +militaire l'état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet +état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. +L'état militaire a cela aussi d'approprié à la nature humaine, qu'on n'y +pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser. + +»La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se +propagerait pas sans amener promptement la fin de l'espèce. Les soldats +vivent en troupe, et l'homme est un animal sociable. Ils portent des +habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des +plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l'avantage du +coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l'homme est +naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. +C'est l'amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les +armes. Et il est certain que, dans l'opinion, la gloire militaire est la +seule éclatante. Il suffit, pour s'en assurer, de lire les histoires. La +Tulipe semblera excusable de n'être pas plus philosophe que Tite-Live. + + + + +XI + +L'ARMÉE (SUITE) + + +Mon bon maître poursuivit en ces termes: + +--Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres, +dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu +d'anneaux, attachent l'idée de noblesse à des coutumes dont l'origine +fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur +gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout +entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les +poètes ont conservé le souvenir. Et qu'est-ce en réalité que cette +gentilhommerie militaire, roidie avec tant d'orgueil au-dessus de nous, +sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le +poète Lucrèce a peints de telle manière qu'on doute si ce sont des +hommes ou des bêtes? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la +guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte +et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre +nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de +matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent +d'honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans +les familles, et qu'enfin on mesure chez les peuples polis +l'illustration des citoyens sur la quantité de meurtres et de carnages +qu'ils portent pour ainsi dire dans leurs veines. + +--Monsieur l'abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que +le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu'on y +court et du courage qu'il y faut déployer? + +--Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l'état des hommes est +noble en proportion du danger qu'on y court, je ne craindrai pas +d'affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles +hommes de l'État, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue +et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s'exposent +sont moindres en nombre comme en durée; ils ne sont que de peu d'heures +pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets +qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient +légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d'un soldat plus de +gloire qu'aux travaux d'un laboureur et pour mettre les ruines de la +guerre à plus haut prix que les arts de la paix. + +--Monsieur l'abbé, demandai-je encore, n'estimez-vous pas que les +soldats sont nécessaires à la sûreté de l'État, et que nous devons les +honorer en reconnaissance de leur utilité? + +--Il est vrai, mon fils, que la guerre est une des nécessités de la +nature humaine, et qu'on ne peut s'imaginer des peuples qui ne se +battent point, c'est-à-dire qui ne soient ni homicides, ni pillards, ni +incendiaires. Vous ne concevez pas non plus un prince qui ne serait pas +quelque peu usurpateur. On lui en ferait trop de reproche et on l'en +mépriserait comme de ne point aimer la gloire. La guerre est donc +nécessaire à l'homme; elle lui est plus naturelle que la paix, qui n'en +est que l'intervalle. Aussi voit-on les princes jeter leurs armées les +unes contre les autres sur le plus mauvais prétexte, pour la raison la +plus futile. Ils invoquent leur honneur qui est d'une excessive +délicatesse. Il suffit d'un souffle pour y faire une tache qu'on ne peut +laver que dans le sang de dix, vingt, trente, cent mille hommes, selon +la population de la principauté. Pour peu qu'on y songe, on ne conçoit +pas bien comment l'honneur du prince peut être lavé par le sang de ces +malheureux, ou plutôt on conçoit que ce ne sont là que des mots vides de +sens; mais les hommes se font tuer volontiers pour des mots. Ce qui est +encore plus admirable, c'est qu'un prince tire beaucoup d'honneur du vol +d'une province et que l'attentat qui serait puni de mort chez un hardi +particulier devienne louable s'il est consommé avec la plus furieuse +cruauté par un souverain à l'aide de ses mercenaires. + +Mon bon maître ayant ainsi parlé, tira sa boîte de sa poche et huma +quelques grains de tabac qui y restaient. + +--Monsieur l'abbé, lui demandai-je, n'est-il point des guerres justes et +faites pour une bonne cause? + +--Tournebroche, mon fils, me répondit-il, les peuples polis ont beaucoup +outré l'injustice de la guerre, et ils l'ont rendue très inique en même +temps que très cruelle. Les premières guerres furent entreprises pour +l'établissement des tribus sur des terres fertiles. C'est ainsi que les +Israélites conquirent le pays de Chanaan. La faim les poussait. Les +progrès de la civilisation ont étendu la guerre à la conquête de +colonies et de comptoirs, comme il se voit par l'exemple de l'Espagne, +de la Hollande, de l'Angleterre et de la France. Enfin on a vu des rois +et des empereurs voler des provinces dont ils n'avaient pas besoin, +qu'ils ruinèrent, qu'ils désolèrent sans profit pour eux et sans autre +avantage que d'y élever des pyramides et des arcs de triomphe. Et cet +abus de la guerre est le plus odieux, en sorte qu'il faut croire ou que +les peuples deviennent de plus en plus méchants par le progrès des arts, +ou plutôt que la guerre, étant une nécessité de la nature humaine, on la +fait encore pour elle-même quand on a perdu toute raison de la faire. + +»Cette considération m'afflige profondément, car je suis porté par état +et par inclination à l'amour de mes semblables. Et ce qui achève de +m'attrister, Tournebroche, mon fils, c'est que je découvre que ma boîte +est vide, et le tabac est l'endroit par lequel je sens le plus +impatiemment ma pauvreté. + +Autant pour détourner sa pensée de cette disgrâce intime que pour +m'instruire à son école, je lui demandai si la guerre civile ne lui +semblait pas la plus détestable espèce de guerre. + +--Elle est, me répondit-il, assez odieuse, mais non point très inepte, +car les citoyens, lorsqu'ils en viennent aux mains entre eux, ont plus +de chances de savoir pourquoi ils se battent que dans le cas où ils vont +en guerre contre des peuples étrangers. Les séditions et querelles +intestines naissent généralement de l'extrême misère des peuples. Elles +sont l'effet du désespoir, et la seule issue qui reste aux misérables, +lesquels y peuvent trouver une vie meilleure et parfois même une part de +souveraineté. Mais il est à remarquer, mon fils, que plus les révoltés +sont malheureux et partant excusables, moins ils ont de chances de +gagner la partie. Affamés et stupides, armés de leur seule fureur, ils +sont incapables de grands desseins et de vues prudentes, en sorte que le +prince les réduit aisément. Il a plus de difficulté à vaincre la +rébellion des grands qui est détestable, n'ayant pas l'excuse de la +nécessité. + +»Enfin, mon fils, tant civile qu'étrangère, la guerre est exécrable et +d'une malignité que je déteste. + + + + +XII + +L'ARMÉE (SUITE ET FIN) + + +--Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble, +dans l'état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de +l'homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à +notre brutalité naturelle; elle est l'effet d'une férocité que nous +avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et +les coqs, qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets, +tels que les geais et les mésanges dont les moeurs sont très +querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent +avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n'ont pas laissé +d'exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez +l'homme et chez l'animal, qui luttent l'un et l'autre pour prendre ou +conserver la proie ou pour défendre le nid ou la tanière, ou pour jouir +d'une compagne. Il n'y a en cela aucune différence, et l'enlèvement des +Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, dans la nuit, +ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces +raisons basses et naturelles par les idées d'honneur que nous y +répandons sans beaucoup d'exactitude. Si nous croyons aujourd'hui nous +battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière +logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est +simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et +détestable. Et, s'il est vrai, mon fils, qu'on en soit venu à +s'entretuer pour l'honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons +renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal +sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l'homme est plus +méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les +fourmis dans les leurs. Ce n'est pas tout, et je déteste moins les +armées pour la mort qu'elles sèment que pour l'ignorance et la stupidité +qui leur font cortège. Il n'est pire ennemi des arts qu'un chef de +mercenaires ou de partisans, et d'ordinaire les capitaines ne sont pas +mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L'habitude d'imposer +sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à +l'éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le +militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles +connaissances. Il me souvient d'avoir connu à Séez, du temps que j'étais +bibliothécaire de monsieur l'évêque, un vieux capitaine blanchi sous le +harnais et qui passait pour vaillant homme, portant fièrement une large +balafre qui lui traversait le visage. C'était un bon paillard qui avait +tué beaucoup d'hommes et violé plusieurs nonnains, sans y mettre de +méchanceté. Il entendait assez bien son art et était fort exact sur la +tenue de son régiment, qui défilait mieux qu'aucun autre. Enfin, un +homme de coeur, et brave compagnon quand il s'agissait de vider un pot, +comme je le vis bien à l'auberge du _Cheval blanc_ où maintes fois je +lui tins tête. Or, il m'arriva, une nuit, de l'accompagner (car nous +étions bons amis) tandis qu'il enseignait à ses hommes la manière de +s'orienter par l'aspect des étoiles. Il leur récita d'abord l'ordonnance +de monsieur de Louvois sur cette matière, et comme il la répétait par +coeur depuis trente ans, il n'y faisait guère plus de fautes qu'au +_Pater_ et à l'_Ave_. Il dit donc tout d'abord que les soldats +commenceront par chercher dans le ciel l'étoile polaire qui est fixe par +rapport aux autres étoiles, lesquelles tournent autour d'elle en sens +contraire des aiguilles d'une montre. Mais il n'entendait pas clairement +ce qu'il disait. Car, après avoir récité deux ou trois fois sa phrase +d'un ton suffisamment impérieux, il se pencha à mon oreille et me dit: + +»--Sacrebleu! l'abbé, montrez-moi donc cette garce d'étoile polaire. Si +je sais la distinguer dans ce fouillis de lumignons dont le ciel est +tout semé, je veux que le grand diable me croque! + +»Je lui enseignai incontinent la manière de la trouver et la lui montrai +du doigt. + +»--Oh! oh! s'écria-t-il, la pécore est perchée bien haut! De l'endroit où +nous sommes on ne peut la regarder sans se tordre le col. + +»Et, tout aussitôt, il donna l'ordre à ses officiers de faire reculer les +soldats de cinquante pas, pour qu'ils pussent voir plus facilement +l'étoile polaire. + +»Ce que je vous conte là, mon fils, je l'ai entendu de mes oreilles; et +vous conviendrez que ce porteur d'épée avait une idée bien naïve du +système du monde et notamment des parallaxes des étoiles. Pourtant il +portait les ordres du roi sur un bel habit brodé et il était plus honoré +dans l'État qu'un savant prêtre. C'est cette rudesse que je ne puis +souffrir dans l'armée. + +Mon bon maître, à ces mots, s'étant arrêté pour souffler, je lui +demandai s'il ne pensait pas, en dépit de l'ignorance de ce capitaine, +qu'il faut beaucoup d'esprit pour gagner des batailles. Il me répondit +en ces termes: + +--Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu'il y a à +rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu'il faut dans +l'attaque ou la défense d'une place et l'habileté qu'exige un bon ordre +de bataille, on reconnaîtra aisément qu'un génie presque surhumain, tel +que celui d'un César, est seul capable d'une telle entreprise, et l'on +s'étonnera qu'il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque +toutes les parties d'un véritable homme de guerre. Un grand capitaine +connaît non seulement la figure des pays, mais encore les moeurs, les +industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de +petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes. +Les plans qu'il a lentement médités et tracés à l'avance, il peut les +changer au milieu de l'action par inspiration soudaine, et il est à la +fois très prudent et très audacieux; sa pensée tantôt chemine avec la +sourde lenteur de la taupe, tantôt s'élance du vol de l'aigle. Rien +n'est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont +en présence, il faut que l'une d'elles soit vaincue, d'où il suit que +l'autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la +commande ait toutes les parties d'un grand capitaine et sans même qu'il +en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles; il en est aussi +d'heureux, dont la gloire n'est pas moindre. Comment, dans ces +rencontres étonnantes, démêler ce qui est l'effet de l'art et ce qui +vient de la fortune? Mais vous m'écartez de mon sujet. Tournebroche, mon +fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd'hui la honte de +l'homme et qu'elle en fut autrefois l'honneur. Établie sur les empires +par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C'est par +elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et +soutiennent les cités. C'est par elle qu'ils ont appris la patience, la +fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des +pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte +derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs boeufs, la +première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce +grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste +que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l'_Urbs_, est fille de +la guerre. + +»La première cité fut une enceinte fortifiée et c'est dans ce berceau +rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles +industries, les sciences et la sagesse. Et c'est pourquoi le vrai Dieu +voulut être nommé le Dieu des armées. + +»Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n'est pas pour que vous +signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l'envie +de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par +jour, en moyenne. + +»Aussi bien la guerre n'est-elle plus, dans nos sociétés, qu'un mal +héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité +criminelle. Les princes de ce temps et notamment le feu roi porteront à +jamais l'illustre honte d'avoir fait de la guerre le jeu et l'amusement +des cours. Il m'est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin +de ces carnages concertés. + +»Quant à l'avenir, à l'insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le +rêve plus conforme à l'esprit de douceur et d'équité qui est en moi. +L'avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C'est là, comme +en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples +se feront un jour de paisibles vertus. C'est dans la grandeur croissante +des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix +universelle. Les armées augmentent sans cesse en force et en nombre. Les +peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le monstre périra par +son trop de nourriture. Il crèvera d'obésité. + + + + +XIII + +LES ACADÉMIES + + +Nous apprîmes ce jour-là, que l'évêque de Séez venait d'être élu membre +de l'Académie française. Il avait prononcé, vingt ans en çà, un +panégyrique de saint Maclou, qui passait pour une bonne pièce, et je +crois volontiers qu'il s'y trouvait des endroits excellents, car M. +l'abbé Coignard, mon bon maître, y avait mis la main, avant de quitter +l'évêché en compagnie de la chambrière de madame la Baillive. M. de Séez +sortait de la meilleure noblesse normande. Sa piété, sa cave et son +écurie étaient justement vantées dans tout le royaume, et son propre +neveu tenait la feuille des bénéfices. Son élection ne surprit personne. +Elle fut approuvée de tout le monde, hors des bas-gris du café Procope, +qui ne sont jamais contents. Ce sont des frondeurs. + +Mon bon maître les blâma doucement de leur humeur opposante. + +--De quoi se plaint monsieur Duclos? dit-il. Il est depuis hier l'égal +de monsieur de Séez, qui a le plus beau clergé et la plus belle meute du +royaume? Car les académiciens sont égaux en vertu des statuts[5]. Il est +vrai que c'est l'insolente égalité des saturnales qui cesse, la séance +levée, lorsque monsieur l'évêque monte dans son carrosse, laissant +monsieur Duclos crotter ses bas de laine dans le ruisseau. Mais si +monsieur Duclos ne veut point s'égaler de la sorte à monsieur l'évêque +de Séez, pourquoi fraye-t-il avec la gent jetonnière? Que ne se met-il +dans un tonneau comme Diogène ou, comme moi, dans une échoppe de +Saint-Innocent? C'est seulement dans un tonneau ou dans une échoppe +qu'on domine les grandeurs de ce monde. C'est là seulement qu'on est +vrai prince et seul seigneur. Heureux qui n'a pas mis son espoir en +l'Académie! Heureux qui vit exempt de craintes et de désirs et qui +connaît le néant de toutes choses! Heureux qui sait qu'il est également +vain d'être académicien et de ne pas l'être! Celui-là mène sans trouble +une vie obscure et cachée. La belle liberté le suit partout. Il célèbre +dans l'ombre les silencieuses orgies de la sagesse, et toutes les Muses +lui sourient comme à leur initié. + +Ainsi parla mon bon maître, et j'admirais le chaste enthousiasme qui +enflait sa voix et brillait dans ses yeux. Mais l'inquiétude de la +jeunesse m'agitait. Je voulais prendre parti, me jeter au combat, me +déclarer pour ou contre l'Académie. + +--Monsieur l'abbé, demandai-je, l'Académie n'a-t-elle pas le devoir +d'appeler à elle les meilleurs esprits du royaume plutôt que l'oncle de +l'évêque de la feuille[6]? + +--Mon fils, répondit doucement mon bon maître, si monsieur de Séez se +montre austère dans ses mandements, magnifique et galant dans sa vie, +s'il est enfin le parangon des prélats et s'il a prononcé ce panégyrique +de saint Maclou, dont l'exorde, relatif à la guérison des écrouelles par +le roi de France, a paru noble, vouliez-vous que la compagnie l'écartât +pour cette seule raison qu'il a un neveu aussi puissant qu'aimable? +C'eût été montrer une vertu barbare et punir avec inhumanité monsieur de +Séez des grandeurs de sa famille. La Compagnie a voulu les oublier. Cela +seul, mon fils, est assez magnanime. + +J'osai répliquer à ce discours, tant le feu de la jeunesse m'avait donné +d'emportement. + +--Monsieur l'abbé, dis-je, souffrez que mon sentiment résiste à vos +raisons. Tout le monde sait que monsieur de Séez n'est considérable que +par la facilité du caractère et qu'on admire seulement en lui l'art de +glisser entre les partis. On l'a vu se couler doucement entre les +jésuites et les jansénistes et colorer sa pâle prudence des roses de la +charité chrétienne. Il croit avoir assez fait quand il n'a mécontenté +personne et met tout son devoir à soutenir sa fortune. Ce n'est donc pas +son grand coeur qui lui a valu les suffrages des illustres protégés du +roi[7]. Ce n'est pas non plus son bel esprit. Car hors ce panégyrique de +saint Maclou qu'il n'eut (tout le monde le sait) que la peine de lire, +ce paisible évoque n'a fait entendre que les tristes mandements de ses +vicaires. Il ne se recommandait que par l'aménité de son langage et par +la politesse de son commerce. Sont-ce là des titres suffisants pour +l'immortalité? + +--Tournebroche, répondit obligeamment M. l'abbé Coignard, vous pensez +avec cette simplicité que madame votre mère vous donna avec le jour, et +je vois que vous garderez longtemps votre candeur native. Je vous en +fais mon compliment. Mais il ne faudrait pas que l'innocence vous rendît +injuste: il suffit qu'elle vous laisse ignorant. L'immortalité qu'on +vient de décerner à monsieur de Séez ne veut ni un Bossuet ni un +Belzunce; elle n'est point gravée dans le coeur des peuples étonnés; elle +est inscrite sur un gros registre, et vous entendez bien que ces +lauriers de papier ne vont pas qu'à des têtes héroïques. + +»S'il se rencontre, parmi les Quarante, des personnes de plus de +politesse que de génie, quel mal y voyez-vous? La médiocrité triomphe à +l'Académie. Où ne triomphe-t-elle pas? La voyez-vous moins puissante +dans les Parlements et dans les Conseils de la Couronne, où, sans doute, +elle est moins à sa place? Faut-il donc être un homme rare pour +travailler à un dictionnaire qui veut régler l'usage et qui ne peut que +le suivre? + +»Les académistes ou académiciens furent institués, vous le savez, pour +fixer le bel usage en ce qui regarde le discours, pour purger le langage +de toute antique et populaire impureté et pour que ne reparût plus un +autre Rabelais, un autre Montaigne, tout puant la canaille, la +cuistrerie ou la province. On assembla à cet effet des gentilshommes qui +savaient le bon usage et des écrivains qui avaient intérêt à le +connaître. Cela fit craindre que la compagnie ne réformât tyranniquement +la langue française. Mais on vit bientôt que ces craintes étaient vaines +et que les académistes obéissaient à l'usage, bien loin de l'imposer. +Malgré leur défense, on continua à dire comme devant: «Je ferme ma +porte[8].» + +»La compagnie se résigna vite à consigner dans un gros dictionnaire les +progrès de l'usage. C'est l'unique soin des Immortels[9]. Quand ils y +ont vaqué, ils trouvent tout loisir de se récréer entre eux. Il leur +faut pour cela des compagnons plaisants, faciles, gracieux, des +confrères aimables, des hommes entendus et sachant le monde. Ce n'est +pas toujours le cas des grands talents. Le génie est parfois insociable. +Un homme extraordinaire est rarement un homme de ressource. L'Académie a +pu se passer de Descartes et de Pascal. Qui dit qu'elle se serait aussi +bien passée de monsieur Godeau ou de monsieur Conrart, ou de toute autre +personne d'un esprit souple, liant et avisé? + +--Hélas! soupirai-je, ce n'est donc point un sénat d'hommes divins, un +concile d'Immortels; ce n'est donc pas l'auguste aréopage de la poésie +et de l'éloquence? + +--Non point, mon fils. C'est une compagnie qui professe la politesse, et +qui s'est attiré par là un grand renom chez les peuples étrangers et +particulièrement parmi les Moscovites. Vous n'avez pas l'idée, mon fils, +de l'admiration que l'Académie française inspire aux barons allemands, +aux colonels de l'armée russe et aux milords anglais. Ces Européens +n'estiment rien au-dessus de nos académiciens et de nos danseuses. J'ai +connu une princesse sarmate d'une grande beauté qui, de passage à Paris, +recherchait impatiemment un académicien, quel qu'il fût, pour lui +immoler aussitôt sa pudeur. + +--S'il en est ainsi, m'écriai-je, comment les académiciens risquent-ils +de compromettre leur bonne renommée par ces mauvais choix qu'on blâme si +généralement ici? + +--Holà! Tournebroche, mon fils, répliqua mon bon maître, ne disons pas +de mal des mauvais choix. D'abord il faut, dans toutes les choses +humaines, faire la part du hasard, qui est, à tout prendre, la part de +Dieu sur la terre et le seul endroit par où la Providence divine se +manifeste clairement en ce monde. Car vous entendez bien, mon fils, que +ce qu'on appelle absurdités du sort et caprices de la fortune ne sont en +réalité que les revanches que la sagesse divine prend, en se jouant, sur +les conseils des faux sages. Il convient, en second lieu, d'accorder, +dans les assemblées, quelque satisfaction au caprice et à la fantaisie. +Une société tout à fait raisonnable serait tout à fait insupportable; +elle languirait sous le froid empire de la justice. Elle ne se croirait +ni puissante ni seulement libre, si elle ne goûtait pas de temps à autre +le plaisir délicieux de braver le sens public et la raison. C'est le +péché mignon des puissances de ce monde, de s'entêter dans des caprices +bizarres. Pourquoi l'Académie n'aurait-elle pas des lunes dans la tête +comme le grand Turc et comme les jolies femmes? + +»Bien des passions contraires s'unissent pour inspirer ces mauvais choix +dont s'irritent les âmes simples. C'est un plaisir pour des honnêtes +gens que de prendre un malheureux homme et d'en faire un académicien. +Ainsi le Dieu du psalmiste tire le pauvre de son fumier: _Erigens de +stercore pauperem, ut collocet eum cum principibus, cum principibus +populi sui_. Ce sont là des coups qui étonnent les peuples, et ceux qui +les frappent se doivent croire armés d'une puissance mystérieuse et +terrible. Et quelle joie de tirer le pauvre d'esprit de son fumier, +lorsqu'en même temps on laisse dans l'ombre quelque despote de +l'intelligence. C'est boire, d'un seul trait, un mélange rare et +délicieux de charité contente et d'envie satisfaite. C'est jouir par +tous les sens et contenter tout l'homme. Et vous voulez que des +académistes résistent à la douceur d'un tel philtre! + +»Il faut considérer encore qu'en se procurant cette volupté savante, les +académistes agissent au mieux de leurs intérêts. Une compagnie formée +exclusivement de grands hommes serait peu nombreuse et semblerait +triste. Les grands hommes ne peuvent se souffrir les uns les autres, et +ils n'ont guère d'esprit. Il est bon de les mêler aux petits. Cela les +amuse. Les petits y gagnent par le voisinage, les grands par la +comparaison; il y a bénéfice pour les uns comme pour les autres. +Admirons par quel jeu sûr, par quel mécanisme ingénieux, l'Académie +française communique à quelques-uns de ses membres l'importance qu'elle +reçoit des autres. C'est une assemblée de soleils et de planètes où tout +brille d'un éclat propre ou emprunté. + +»Je dirai plus. Les mauvais choix sont nécessaires à l'existence de +cette assemblée. Si elle ne faisait pas, dans ses élections, la part de +la faiblesse et de l'erreur, si elle ne se donnait pas quelquefois l'air +de prendre au hasard, elle se rendrait si haïssable qu'elle ne pourrait +plus vivre. Elle serait dans la République des lettres comme un tribunal +au milieu de condamnés. Infaillible, elle semblerait odieuse. Quel +affront pour ceux qu'elle n'accueillerait pas, si l'élu était toujours +le meilleur! La fille de Richelieu doit se montrer un peu légère pour ne +pas paraître trop insolente. Ce qui la sauve, c'est qu'elle a des +fantaisies. Son injustice fait son innocence, et c'est parce que nous la +savons capricieuse qu'elle peut nous repousser sans nous blesser. Il lui +est parfois si avantageux de se tromper, que je suis tenté de croire, en +dépit des apparences, qu'elle le fait exprès. Elle a des tours +admirables pour ménager l'amour-propre des candidats qu'elle écarte. +Telle de ses élections désarme l'envie. C'est dans ses fautes apparentes +qu'il faut admirer sa réelle sagesse. + + + + +XIV + +LES SÉDITIEUX + + +Ce jour-là, ayant fait, mon bon maître et moi, notre visite accoutumée à +_l'Image Sainte-Catherine_, nous trouvâmes, dans la boutique, le célèbre +M. Rockstrong, monté au plus haut de l'échelle pour dénicher des +bouquins dont il est curieux. Car on sait qu'il se plaît, dans sa vie +agitée, à rassembler des livres précieux et de belles estampes. + +Condamné par le Parlement d'Angleterre à la prison perpétuelle pour +avoir participé à l'attentat de Monmouth, il habite la France, d'où il +envoie incessamment des articles aux gazettes de son pays[10]. Mon bon +maître se laissa choir, à son habitude, sur un escabeau, puis levant les +yeux sur l'échelle où M. Rockstrong se démenait avec cette agilité +d'écureuil qu'il a gardée au déclin de l'âge: + +--Dieu merci! dit-il, je vois, monsieur le rebelle, que vous vous portez +bien et que vous êtes toujours jeune. + +M. Rockstrong tourna vers mon bon maître des yeux ardents qui +éclairaient un visage bilieux. + +--Pourquoi, demanda-t-il, gros abbé, m'appelez-vous rebelle? + +--Je vous appelle rebelle, monsieur Rockstrong, parce que vous n'avez +pas réussi. On est rebelle quand on est vaincu. Les victorieux ne sont +jamais rebelles. + +--L'abbé, vous parlez avec un cynisme dégoûtant. + +--Prenez garde, monsieur Rockstrong! cette maxime n'est pas de moi, elle +est d'un très grand homme: je l'ai trouvée dans les papiers de Jules +César Scaliger. + +--Eh bien! l'abbé, ce sont là de vilains papiers. Et cette parole est +infâme. Notre perte, due à l'indécision de notre chef, et à une mollesse +qu'il paya de sa vie, n'altère point la bonté de notre cause. Et les +honnêtes gens, vaincus par les coquins, demeurent honnêtes gens. + +--Monsieur Rockstrong, il m'est pénible de vous entendre parler +d'honnêtes gens et de coquins dans les affaires publiques. Ces termes +simples pouvaient suffire à désigner le bon et le mauvais parti dans ces +combats d'anges qui furent livrés au Ciel, avant la création du monde, +et que votre compatriote Jean Milton a chantés avec une excessive +barbarie. Mais sur ce globe terraqué les camps ne sont jamais, tant s'en +faut, si exactement divisés, qu'on puisse discerner, sans préjugé ou +complaisance, l'armée des purs de l'armée des impurs, ni seulement +distinguer le côté du juste du côté de l'injuste. En sorte qu'il faut +bien que le succès demeure le seul juge de la bonté d'une cause. Je vous +fâche, monsieur Rockstrong, en disant qu'on est rebelle quand on est +vaincu. Pourtant, lorsqu'il vous arriva de monter au pouvoir, vous +n'endurâtes point la rébellion. + +--L'abbé, vous ne savez ce que vous dites. J'ai toujours eu hâte de +passer du côté des vaincus. + +--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous êtes un naturel et constant +ennemi de l'État. Vous êtes endurci dans votre inimitié par la force de +votre génie, qui se plaît aux ruines et s'amuse à détruire. + +--L'abbé, m'en faites-vous un crime? + +--Monsieur Rockstrong, si j'étais un homme d'État et un ami du prince, à +la façon de monsieur Roman, je vous tiendrais pour un illustre criminel. +Mais je ne professe pas avec assez de ferveur la religion des politiques +pour être beaucoup épouvanté de l'éclat de vos forfaits, et de vos +attentats qui font plus de bruit que de mal. + +--L'abbé, vous êtes immoral. + +--Ne m'en blâmez pas trop sévèrement, monsieur Rockstrong, si c'est +seulement à ce prix qu'on peut être indulgent. + +--Je n'ai que faire, mon gros abbé, d'une indulgence que vous partagez +entre moi, qui suis une victime, et les scélérats du Parlement qui m'ont +condamné avec une révoltante injustice. + +--Vous êtes plaisant, monsieur Rockstrong, de parler de l'injustice des +lords! + +--N'est-elle point criante? + +--Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous fûtes condamné sur un +réquisitoire ridicule du lord chancelier, pour une collection de +libelles dont aucun, en particulier, ne tombait sous le coup des lois de +l'Angleterre; il est vrai que, dans un pays où l'on peut tout écrire, +vous fûtes puni pour quelques écrits pleins de sel; il est vrai que vous +fûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont la +majestueuse hypocrisie cachait mal l'impossibilité de vous atteindre par +des voies légales; il est vrai que les milords qui vous jugèrent étaient +intéressés à votre perte, puisque le succès de Monmouth et le vôtre les +eût infailliblement tirés à bas de leurs fauteuils. Il est vrai que +votre perte était décidée d'avance dans les conseils de la Couronne. Il +est vrai que vous échappâtes par la fuite à une sorte de martyre +médiocre à la vérité, mais pénible. Car la prison perpétuelle est une +peine, alors même qu'on peut raisonnablement espérer d'en sortir +bientôt. Mais il n'y a là ni justice ni injustice. Vous fûtes condamné +pour raison d'État, ce qui est extrêmement honorable. Et plus d'un parmi +les lords qui vous condamnèrent avait conspiré avec vous vingt ans +auparavant. Votre crime fut de faire peur aux gens en place, et c'est un +crime impardonnable. Les ministres et leurs amis invoquent le salut de +l'État quand ils sont menacés dans leur fortune et dans leurs emplois. +Et ils se croient volontiers nécessaires à la conservation de l'empire, +car ce sont pour la plupart des gens intéressés et sans philosophie. Ce +ne sont pas pour cela des méchants. Ils sont hommes, et c'est assez pour +expliquer leur pitoyable médiocrité, leur niaiserie et leur avarice. +Mais qui donc leur opposiez-vous, monsieur Rockstrong? D'autres hommes +également médiocres et plus avides encore, étant plus affamés. Le peuple +de Londres les eût subis comme il subit les autres. Il attendit votre +victoire ou votre défaite pour se prononcer. En quoi il fit preuve d'une +singulière sagesse. Le peuple est bien avisé, quand il estime qu'il n'a +rien à gagner ni à perdre à changer de maître. + +Ainsi parla l'abbé Coignard, et M. Rockstrong, le visage brûlé, les yeux +en feu, la perruque flamboyante, lui cria avec de grands gestes, du haut +de son échelle: + +--L'abbé, je conçois les voleurs et toutes les espèces de coquins de la +Chancellerie et du Parlement. Mais je ne vous conçois pas, vous qui, +sans intérêt apparent, par malice pure, soutenez des maximes qu'ils ne +professent eux-mêmes que pour leur profit. Il faut que vous soyez plus +méchant qu'eux, puisque vous l'êtes avec désintéressement. Vous me +passez, l'abbé! + +--C'est signe que je suis philosophe, répondit doucement mon bon maître. +Il est dans la nature des vrais sages de fâcher le reste des hommes. +Anaxagore en fut un illustre exemple. Je ne parle pas de Socrate, qui +n'était qu'un sophiste. Mais nous voyons qu'en tout temps et dans tous +les pays, la pensée des âmes méditatives fut un sujet de scandale. Vous +vous croyez, monsieur Rockstrong, très distinct de vos ennemis, et aussi +aimable qu'ils sont odieux. Souffrez que je vous dise que c'est là le +pur effet de votre orgueil et de votre fier courage. En fait, vous avez +en commun avec ceux qui vous ont condamné toutes les faiblesses et +toutes les passions humaines. Si vous avez plus de probité que beaucoup +d'entre eux et un esprit d'une vivacité incomparable, vous êtes inspiré +d'un génie de haine et de discorde qui vous rend très incommode dans un +pays policé. L'état de gazetier, dans lequel vous excellez, a poussé +jusqu'à la dernière perfection la partialité merveilleuse de votre +esprit, et, victime de l'injustice, vous n'êtes point un juste. Ce que +je dis là me brouille du coup avec vous et avec vos ennemis, et je suis +bien sûr de n'obtenir jamais du ministre de la feuille un gros bénéfice. +Mais je prise la liberté de la pensée plus haut qu'une abbaye ou qu'un +gros prieuré. J'aurai fâché tout le monde, mais j'aurai contenté mon +coeur, et je mourrai tranquille. + +--L'abbé, répliqua M. Rockstrong en riant à demi, je vous pardonne, +parce que je vous crois un peu fou. Vous ne faites pas de différence des +coquins et des honnêtes gens et vous ne préférez point un État libre à +un gouvernement despotique et prévaricateur. Vous êtes un lunatique +d'une espèce particulière. + +--Monsieur Rockstrong, dit mon bon maître, allons boire un pot de vin au +_Petit-Bacchus_ et je vous y expliquerai, en vidant mon gobelet, +pourquoi je suis tout à fait indifférent à la forme du gouvernement et +pour quelles causes je ne me soucie pas de changer de maître. + +--Volontiers, dit M. Rockstrong, je suis curieux de boire avec un si +méchant raisonneur que vous. + +Il sauta lestement en bas de son échelle et nous allâmes tous trois au +cabaret. + + + + +XV + +LES COUPS D'ÉTAT + + +M. Rockstrong, qui était homme d'esprit, ne garda point rancune à mon +bon maître de sa sincérité. Quand l'hôte du _Petit-Bacchus_ eut apporté +un pot de vin, le libelliste leva sa tasse et porta la santé de M. +l'abbé Coignard qu'il nomma coquin, ami des bandits, suppôt de la +tyrannie et vieille canaille, d'un air extrêmement jovial. Mon bon +maître lui rendit sa politesse de bonne grâce en le félicitant de boire +à la santé d'un homme dont l'humeur naturelle n'avait jamais été altérée +par la philosophie. + +--Pour moi, ajouta-t-il, je sens bien que mon esprit est tout gâté par +la réflexion. Et, comme il n'est point dans la nature des hommes de +penser avec quelque profondeur, je confesse que mon penchant à méditer +est une manie bizarre et tout à fait incommode. Elle me rend +premièrement malpropre à toute entreprise; car on n'agit jamais que sur +des vues courtes et des pensées étroites. Vous seriez étonné vous-même, +monsieur Rockstrong, si vous vous représentiez la pauvre simplicité des +génies qui ont remué le monde. Les conquérants et les hommes d'État qui +ont changé la face de la terre n'ont jamais fait réflexion sur l'essence +des êtres qu'ils maniaient rudement. Ils s'enfermaient tout entiers dans +la petitesse de leurs grands plans, et les plus sages n'envisageaient à +la fois que très peu d'objets. Tel que vous me voyez, monsieur +Rockstrong, il me serait impossible de travailler à la conquête des +Indes, comme Alexandre, ni de fonder et de gouverner un empire, ni, plus +généralement, de me jeter dans quelqu'une de ces vastes entreprises qui +tentent la fierté d'une âme impétueuse. La réflexion m'y embarrasserait +dès les premiers pas et je découvrirais à chacun de mes mouvements des +raisons pour m'arrêter. + +Puis se tournant vers moi, mon bon maître dit en soupirant: + +--C'est une grande infirmité que de penser. Dieu vous en garde, +Tournebroche, mon fils, comme il en a gardé ses plus grands saints et +les âmes que, chérissant d'une dilection singulière, il réserve à la +gloire éternelle. Les hommes qui pensent peu ou ne pensent point du tout +font heureusement leurs affaires en ce monde et dans l'autre, tandis que +les méditatifs sont menacés incessamment de leur perte temporelle et +spirituelle, tant il est de malice dans la pensée! Considérez, en +frémissant, mon fils, que le Serpent de la Genèse est le plus antique +des philosophes et leur prince éternel! + +M. l'abbé Coignard but un grand coup de vin et reprit à voix basse: + +--Aussi, pour mon salut, est-il du moins un sujet sur lequel je n'ai +jamais exercé mon intelligence. Je n'ai point appliqué ma raison aux +vérités de la foi. Malheureusement, j'ai médité les actions des hommes +et les moeurs des cités; c'est pourquoi je ne suis plus digne de +gouverner une île, comme Sancho Pança. + +--Cela est fort heureux, reprit M. Rockstrong en riant, car votre île +serait un repaire de bandits et de malandrins, où les criminels +jugeraient les innocents, s'il s'en trouvait d'aventure. + +--Je le crois, monsieur Rockstrong, je le crois, reprit mon bon maître. +Il est probable que, si je gouvernais une autre île de Barataria, les +moeurs y seraient ce que vous dites. Vous avez peint là d'un trait tous +les empires du monde. Je sens que le mien ne serait pas meilleur que les +autres. Je n'ai point d'illusions sur les hommes, et pour ne les point +haïr, je les méprise. Monsieur Rockstrong, je les méprise tendrement. +Mais ils ne m'en savent point de gré. Ils veulent être haïs. On les +fâche quand on leur montre le plus doux, le plus indulgent, le plus +charitable, le plus gracieux, le plus humain des sentiments qu'ils +puissent inspirer: le mépris. Pourtant le mépris mutuel, c'est la paix +sur la terre, et si les hommes se méprisaient sincèrement entre eux, ils +ne se feraient plus de mal et ils vivraient dans une aimable +tranquillité. Tous les maux des sociétés polies viennent de ce que les +citoyens s'y estiment excessivement et qu'ils élèvent l'honneur comme un +monstre sur les misères de la chair et de l'esprit. Ce sentiment les +rend fiers et cruels, et je déteste l'orgueil qui veut qu'on s'honore et +qu'on honore autrui, comme si quelqu'un dans la postérité d'Adam pouvait +être trouvé digne d'honneur! Un animal qui mange et qui boit (Donnez-moi +à boire!) et qui fait l'amour, est pitoyable, intéressant peut-être, et +même agréable parfois. Il n'est honorable que par l'effet du préjugé le +plus absurde et le plus féroce. Ce préjugé est la source de tous les +maux dont nous souffrons. C'est une détestable espèce d'idolâtrie; et +pour assurer aux humains une existence un peu douce, il faudrait +commencer par les rappeler à leur humilité naturelle. Ils seront heureux +quand, ramenés au véritable sentiment de leur condition, ils se +mépriseront les uns les autres, sans qu'aucun ne s'excepte soi-même de +ce mépris excellent. + +M. Rockstrong haussa les épaules. + +--Mon gros abbé, dit-il, vous êtes un pourceau. + +--Vous me flattez, répondit mon bon maître; je ne suis qu'un homme, et +je sens en moi les germes de cette âcre fierté que je déteste et de +cette superbe qui porte la race humaine aux duels et aux guerres. Il y a +des moments, monsieur Rockstrong, où je me ferais couper la gorge pour +mes opinions, ce qui serait une grande folie. Car enfin, qui me prouve +que je raisonne mieux que vous, qui raisonnez excessivement mal? +Donnez-moi à boire! + +M. Rockstrong remplit gracieusement le gobelet de mon bon maître. + +--L'abbé, lui dit-il, vous êtes hors de sens, mais je vous aime, et je +voudrais bien savoir ce que vous blâmez de ma conduite publique et +pourquoi vous vous rangez, contre moi, du parti des tyrans, des +faussaires, des voleurs et des juges prévaricateurs. + +--Monsieur Rockstrong, répondit mon bon maître, souffrez que tout +d'abord je répande, avec une indifférence clémente, sur vous, sur vos +amis et sur vos ennemis, ce sentiment si doux qui seul finit les +querelles et donne l'apaisement. Souffrez que je n'honore pas assez les +uns ni les autres pour les désigner à la vindicte des lois et pour +appeler les supplices sur leur tête. Les hommes, quoi qu'ils fassent, +sont toujours de grands innocents, et je laisse au milord chancelier qui +vous fit condamner les déclamations, imitées de Cicéron, sur les crimes +d'État. J'ai peu de goût pour les Catilinaires, de quelque côté qu'elles +viennent. Je suis attristé seulement de voir un homme tel que vous +occupé de changer la forme du gouvernement. C'est l'emploi le plus +frivole et le plus vain que l'on puisse faire de son esprit, et +combattre les gens en place n'est qu'une niaiserie, quand ce n'est pas +un moyen de vivre et de se pousser dans le monde. Donnez-moi à boire! +Songez, monsieur Rockstrong, que ces brusques changements d'État que +vous méditez sont de simples changements d'hommes, et que les hommes, +considérés en masse, sont tous pareils, également médiocres dans le mal +comme dans le bien, en sorte que remplacer deux ou trois cents +ministres, gouverneurs de provinces, agents fiscaux et présidents à +mortier par deux ou trois cents autres, c'est faire autant que rien et +mettre seulement Philippe et Barnabé au lieu de Paul et de Xavier. Quant +à changer en même temps la condition des personnes, comme vous +l'espérez, voilà qui est bien impossible, car cette condition ne dépend +pas des ministres, qui ne sont rien, mais de la terre et de ses fruits, +de l'industrie, du négoce, des richesses amassées dans l'empire, de +l'art des citoyens dans le trafic et dans l'échange, toutes choses qui, +bonnes ou mauvaises, ne relèvent ni du prince ni des officiers de la +couronne. + +M. Rockstrong interrompit vivement mon bon maître. + +--Qui ne voit, mon gros abbé, s'écria-t-il, que l'état de l'industrie et +du commerce dépend du gouvernement, et qu'il n'y a de bonnes finances +que dans un gouvernement libre? + +--La liberté, reprit M. l'abbé Coignard, n'est que l'effet de la +richesse des citoyens, qui s'affranchissent dès qu'ils sont assez +puissants pour être libres. Les peuples prennent toute la liberté dont +ils peuvent jouir, ou, pour mieux dire, ils réclament impérieusement des +institutions en reconnaissance et garantie des droits qu'ils ont acquis +par leur industrie. + +»Toute liberté vient d'eux et de leurs propres mouvements. Leurs gestes +les plus instinctifs élargissent le moule de l'État qui se forme sur +eux[11]. En sorte qu'on peut dire que, si détestable que soit la +tyrannie, il n'y a que des tyrannies nécessaires et que les +gouvernements despotiques ne sont que l'étroite enveloppe d'un corps +imbécile et trop chétif. Et qui ne voit que les apparences du +gouvernement sont comme la peau qui révèle la structure d'un animal sans +en être la cause? + +»Vous vous en prenez à la peau, sans vous intéresser aux viscères, en +quoi vous montrez, monsieur Rockstrong, peu de philosophie naturelle. + +--Ainsi vous ne faites point de différence d'un État libre à un +gouvernement tyrannique, et tout cela, mon gros abbé, c'est pour vous le +cuir de la bête. Et vous ne voyez point que les dépenses du prince et +les déprédations des ministres peuvent, en augmentant les tailles, +ruiner l'agriculture et fatiguer le négoce. + +--Monsieur Rockstrong, il n'y a jamais, dans un même âge, pour un même +pays, qu'un seul gouvernement possible, comme une bête ne peut avoir à +la fois qu'un même pelage. D'où il résulte qu'il faut laisser au temps +qui est galant homme, comme disait l'autre, le soin de changer les +empires et de refaire les lois. Il y travaille avec une lenteur +infatigable et clémente. + +--Et vous ne pensez pas, mon gros abbé, qu'il faille aider le vieillard +qui figure sur les horloges, sa faux à la main? Vous ne pensez pas +qu'une révolution comme celle des Anglais ou celle des Pays-Bas ait eu +quelque effet pour l'état des peuples? Non? Vous méritez, vieux fou, +d'être coiffé du chapeau vert! + +--Les révolutions, répliqua mon bon maître, se font pour conserver les +biens acquis, non pour en gagner de nouveaux. C'est la folie des nations +et c'est la vôtre monsieur Rockstrong, de fonder sur la chute des +princes de vastes espérances. Les peuples s'assurent de temps en temps, +par la révolte, la conservation de leurs franchises menacées. Ils +n'acquièrent jamais par cette voie des franchises nouvelles. Mais ils se +payent de mots. Il est remarquable, monsieur Rockstrong, que les hommes +se font tuer facilement pour des mots qui n'ont point de sens. Ajax en +avait déjà fait la remarque: «Je croyais dans ma jeunesse, lui fait dire +le poète, que l'action était plus puissante que la parole, mais je vois +aujourd'hui que la parole est la plus forte.» Ainsi parlait Ajax, fils +d'Oïlée. Monsieur Rockstrong, j'ai grand'soif! + + + + +XVI + +L'HISTOIRE + + +Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes. + +--Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces +livres. Il s'y trouve _la Mère et le Fils_, les _Mémoires de la Cour de +France_ et le _Testament de Richelieu_. Je vous serai reconnaissant d'y +joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d'histoire et +particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d'Henri IV. Ce +sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux. + +--Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d'histoire +sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d'un honnête +homme, et l'on est assuré d'y trouver une infinité de contes agréables. + +--Monsieur l'abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les +historiens, ce n'est point un divertissement frivole. C'est un grave +enseignement, et je suis au désespoir si j'y découvre des fictions +mêlées à la vérité. J'étudie les actions humaines en vue de la conduite +des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de +gouvernement. + +--Je ne l'ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la +_Monarchie_ est assez connu pour qu'on sache que vous avez conçu une +politique tirée des histoires. + +--De la sorte, dit M. Roman, j'ai, le premier, tracé aux princes et aux +ministres des règles dont ils ne peuvent s'écarter sans danger. + +--Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la +figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous +tend la muse Clio, déployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné +de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que +cette muse est une menteuse et qu'elle vous tend un miroir trompeur. Il +y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels +on s'accorde sont ceux que nous tenons d'une source unique. Les +historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu'ils se +rencontrent. Bien plus! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les +mêmes événements dans ses _Antiquités_ et dans sa _Guerre des Juifs_, +les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n'est +qu'un assembleur de fables; et Tacite, votre oracle, me fait tout +l'effet d'un menteur austère qui se moque du monde avec un air de +gravité. J'estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre +Mézeray, il ne sait ce qu'il dit, non plus que Villaret et l'abbé Vély. +Mais je fais le procès aux historiens et c'est à l'histoire qu'il le +faut faire. + +»Qu'est-ce que l'histoire? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange +éloquent de narrations et de harangues, selon que l'historien est +philosophe ou rhéteur. Il s'y peut trouver de beaux morceaux +d'éloquence, mais l'on n'y doit point chercher la vérité, parce que la +vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que +l'historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la +chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause +d'un fait historique est dans un fait qui n'est point historique, +l'histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés +étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les +événements ne s'enchaînent point naturellement dans les histoires, mais +qu'ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de +rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui +entrent dans l'histoire et les faits qui n'y entrent point est tout à +fait arbitraire. Il en résulte que, loin d'être une science, l'histoire +est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui +manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n'est +point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu'on ne peut +tirer des annales d'un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le +propre des sciences est d'être prophétiques, comme il se voit par les +tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent +calculées à l'avance, tandis que les révolutions et les guerres +échappent au calcul. + +M. Roman représenta qu'il ne demandait à l'histoire que des vérités +confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d'erreur, mais infiniment +précieuses par leur objet, qui est l'homme. + +--Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de +fables et tronquées. Mais à défaut d'une suite rigoureuse de causes et +d'effets, j'y découvre une sorte de plan qu'on perd et qu'on retrouve, +comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela +seul serait pour moi d'un prix inestimable. Et je me flatte encore que +l'histoire, à l'avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec +méthode, rivalisera d'exactitude avec les sciences naturelles. + +--Pour cela, dit mon bon maître, n'y comptez point. Je croirais plutôt +que l'abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers +d'archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. Monsieur +Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d'Angleterre, assure +que la vie d'un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut +écrit pendant les troubles. Il me souvient d'un conte que monsieur +l'abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu'il se +retrouvera dans ma mémoire, regrettant que monsieur l'abbé Blanchet ne +soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l'esprit. + +»Voici cet apologue: + +»Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse, +il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant +réunis, il leur dit: + +»--Le docteur Zeb, mon maître, m'a enseigné que les souverains +s'exposeraient à moins d'erreurs s'ils étaient éclairés par l'exemple du +passé. C'est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous +ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour +la rendre complète. + +»Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s'étant +retirés, ils se mirent aussitôt à l'oeuvre. Au bout de vingt ans, ils se +présentèrent devant le roi, suivis d'une caravane composée de douze +chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de +l'académie, s'étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces +termes: + +»--Sire, les académiciens de votre royaume ont l'honneur de déposer à vos +pieds l'histoire universelle qu'ils ont composée à l'intention de Votre +Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu'il nous a +été possible de réunir touchant les moeurs des peuples et les +vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques +qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de +notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. +Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d'un chameau et les +paralipomènes sont portés à grand'peine par un autre chameau. + +»Le roi répondit: + +»--Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée. +Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D'ailleurs j'ai +vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le +poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure +plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d'avoir le temps de +lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du +royaume. Veuillez m'en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté +de l'existence humaine. + +»Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore; puis ils +apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux. + +»--Sire, dit le secrétaire perpétuel d'une voix affaiblie, voici notre +nouvel ouvrage. Nous croyons n'avoir rien omis d'essentiel. + +»--Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux; +les longues entreprises ne conviennent point à mon âge; abrégez encore +et ne tardez pas. + +»Ils tardèrent si peu qu'au bout de dix ans ils revinrent suivis d'un +jeune éléphant porteur de cinq cents volumes. + +»--Je me flatte d'avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel. + +»--Vous ne l'avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis +au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant +de mourir, l'histoire des hommes. + +»On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans. +Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui +portait un gros livre sur son dos. + +»--Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt. + +»En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l'académicien +et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant: + +»--Je mourrai donc sans savoir l'histoire des hommes! + +»--Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous +la résumer en trois mots: _Ils naquirent, ils souffrirent, ils +moururent_. + +»C'est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l'histoire +universelle. + + + + +XVII + +MONSIEUR NICODÈME + + +Cependant qu'à l'_Image Sainte-Catherine_, mon bon maître, assis sur le +plus haut degré de l'échelle, lisait Cassiodore avec délices, un +vieillard entra dans la boutique, l'air rogue et le regard sévère. Il +alla droit à M. Blaizot qui allongeait la tête en souriant derrière son +comptoir. + +--Monsieur, lui dit-il, vous êtes libraire juré et je dois vous tenir +pour homme de bonnes moeurs. Pourtant l'on voit à votre étalage un tome +des _Oeuvres de Ronsard_ ouvert à l'endroit du frontispice qui représente +une femme nue. Et c'est un spectacle qui ne peut se regarder en face. + +--Pardonnez-moi, monsieur, répondit doucement M. Blaizot; ce frontispice +est de Léonard Gautier, qui passait, en son temps, pour un graveur assez +habile. + +--Il m'importe peu, reprit le vieillard, que le graveur soit habile. Je +considère seulement qu'il a représenté des nudités. Cette figure n'est +vêtue que de ses cheveux, et je suis douloureusement surpris, monsieur, +de voir un homme d'âge, et prudent, comme vous paraissez, l'exposer aux +regards des jeunes hommes qui fréquentent dans la rue Saint-Jacques. +Vous feriez bien de la brûler, à l'exemple du père Garasse, qui employa +son bien à acquérir, pour les jeter au feu, nombre de livres contraires +aux bonnes moeurs et à la Compagnie de Jésus. Tout au moins serait-il +honnête à vous de la cacher dans l'endroit le plus secret de votre +boutique, qui recèle, je le crains, beaucoup de livres propres, tant +pour le texte que pour les figures, à exciter les âmes à la débauche. + +M. Blaizot répondit en rougissant qu'un tel soupçon était injuste, et le +désolait, venant d'un honnête homme. + +--Je dois, reprit le vieillard, vous dire qui je suis. Vous voyez devant +vous monsieur Nicodème, président de la compagnie de la pudeur. Le but +que je poursuis est de renchérir de délicatesse, à l'endroit de la +modestie, sur les règlements de monsieur le lieutenant de police. Je +m'emploie, avec l'aide d'une douzaine de conseillers au Parlement et de +deux cents marguilliers des principales paroisses, à faire disparaître +les nudités exposées dans les lieux publics, tels que places, +boulevards, rues, ruelles, quais, impasses et jardins. Et non content +d'établir la modestie sur la voie publique, je m'efforce de la faire +régner jusque dans les salons, cabinets et chambres à coucher, d'où elle +est trop souvent bannie. Sachez, monsieur, que la société que j'ai +fondée fait faire des trousseaux pour les jeunes mariés, où il se trouve +des chemises amples et longues, avec un petit pertuis qui permet aux +jeunes époux de procéder chastement à l'exécution du commandement de +Dieu relatif à la croissance et à la multiplication. Et, pour mêler, si +j'ose le dire, les grâces à l'austérité, ces ouvertures sont entourées +de broderies agréables. Je me flatte d'avoir imaginé de la sorte des +vêtements intimes extrêmement propres à faire de tous les nouveaux +couples une autre Sarah et un autre Tobie, et à nettoyer le sacrement du +mariage des impuretés qui y sont malheureusement attachées. + +Mon bon maître, qui, le nez dans Cassiodore, écoutait ce discours, y +répondit, le plus gravement du monde, du haut de son échelle, qu'il +trouvait l'invention belle et louable, mais qu'il en concevait une autre +plus excellente encore: + +--Je voudrais, dit-il, que les jeunes époux, avant leur union, fussent +frottés du haut jusques en bas d'un cirage très noir qui, rendant leur +cuir semblable à celui des bottes, attristât beaucoup les délices et +blandices criminelles de la chair, et fût un pénible obstacle aux +caresses, baisers et mignardises que pratiquent trop communément, entre +deux draps, les amoureux. + +A ces mots, M. Nicodème, levant la tête, vit mon bon maître sur son +échelle et reconnut à son air qu'il se moquait. + +--Monsieur l'abbé, répondit-il avec une indignation attristée, je vous +pardonnerais si vous versiez sur moi seul le ridicule. Mais vous raillez +en même temps que moi la modestie et les bonnes moeurs, en quoi vous êtes +bien coupable. En dépit des mauvais plaisants, la société que j'ai +fondée a déjà accompli de grands et utiles travaux. Raillez, monsieur! +Nous avons mis six cents feuilles de vigne ou de figuier aux statues des +jardins du Roi. + +--Cela est admirable, monsieur, répondit mon bon maître en ajustant ses +bésicles; et, du train que vous allez, toutes les statues seront bientôt +feuillues. Mais (comme les objets n'ont de sens pour nous que par les +idées qu'ils éveillent), en mettant des feuilles de vigne et de figuier +aux statues, vous transportez le caractère de l'obscénité à ces +feuilles, en sorte qu'on ne pourra plus voir de vigne ni de figuier dans +la campagne, sans les concevoir tout remplis d'indécences; et c'est un +grand péché, monsieur, que de charger ainsi d'impudeur des arbustes +innocents. Souffrez que je vous dise encore qu'il est dangereux de +s'attacher, comme vous le faites, à tout ce qui peut être sujet de +trouble et d'inquiétude pour la chair, sans songer que, si telle figure +est de sorte à scandaliser les âmes, chacun de nous, qui porte en soi la +réalité de cette figure, se scandalisera soi-même, à moins d'être +eunuque, ce qui est affreux à penser. + +--Monsieur, reprit le vieillard Nicodème, un peu échauffé, je connais à +votre langage que vous êtes un libertin et un débauché. + +--Monsieur, dit mon bon maître, je suis chrétien; et quant à vivre dans +la débauche, je n'y puis penser, ayant assez à faire à gagner le pain, +le vin et le tabac de chaque jour. Tel que vous me voyez, monsieur, je +ne connais d'orgie que les silencieuses orgies de la méditation, et le +seul banquet où je m'asseye est le banquet des Muses. Mais j'estime, +étant sage, qu'il est mauvais de renchérir de pudeur sur les +enseignements de la religion catholique, qui laisse, à ce sujet, +beaucoup de liberté et s'en rapporte volontiers aux usages des peuples +et à leurs préjugés. Je vous tiens, monsieur, pour entaché de calvinisme +et penchant à l'hérésie des iconoclastes. Car, enfin, on ne sait si +votre fureur n'ira pas jusqu'à brûler les images de Dieu et des saints +en haine de l'humanité qui paraît en elles. Ces mots de pudeur, de +modestie et de décence, dont vous avez la bouche pleine, n'ont, en fait, +aucun sens précis et stable. C'est la coutume et le sentiment qui seuls +les peuvent définir avec mesure et vérité. Je ne reconnais pour juges de +ces délicatesses que les poètes, les artistes et les belles femmes. +Quelle étrange idée que d'ériger une troupe de procureurs en juges des +grâces et des voluptés! + +--Mais, monsieur, répliqua le vieillard Nicodème, nous ne nous en +prenons ni aux Grâces ni aux Ris, et encore moins aux images de Dieu et +des saints, et vous nous cherchez une mauvaise querelle. Nous sommes +d'honnêtes gens qui voulons écarter des yeux de nos fils les spectacles +déshonnêtes; et l'on sait bien ce qui est honnête et ce qui ne l'est +pas. Souhaitez-vous donc, monsieur l'abbé, que nos jeunes enfants soient +livrés, dans nos rues, à toutes les tentations? + +--Ah! monsieur, répondit mon bon maître, il faut être tenté! C'est la +condition de l'homme et du chrétien sur la terre. Et la tentation la +plus redoutable vient du dedans et non du dehors. Vous ne prendriez pas +tant de peine à faire décrocher des étalages quelques crayons de femmes +nues, si vous aviez, comme moi, médité les vies des Pères du désert. +Vous y auriez vu que, dans une solitude affreuse, loin de toute figure +taillée ou peinte, déchirés par le cilice, macérés dans la pénitence, +épuisés par le jeûne, se roulant sur un lit d'épines, les anachorètes se +sentaient percés jusqu'aux moelles des aiguillons du désir charnel. Ils +voyaient, dans leur pauvre cellule, des images plus voluptueuses mille +fois que cette allégorie qui vous offusque à la vitrine de monsieur +Blaizot. Le diable (les libertins disent la Nature) est plus grand +peintre de scènes lascives que Jules Romain lui-même. Il passe tous les +maîtres de l'Italie et des Flandres pour les attitudes, le mouvement et +le coloris. Hélas! vous ne pouvez rien contre ses ardentes peintures. +Celles qui vous scandalisent sont peu de chose en comparaison, et vous +feriez sagement de laisser à monsieur le lieutenant de police le soin de +veiller à la pudeur publique, au gré des citoyens. Vraiment, votre +candeur m'étonne; vous avez peu l'idée de ce qu'est l'homme, de ce que +sont les sociétés, et du bouillonnement de la chair dans une grande +ville. Oh! les innocents barbons qui, dans toutes les impuretés de +Babylone, où les rideaux se soulèvent de toutes parts pour laisser voir +l'oeil et le bras des prostituées, où les corps trop pressés se frottent +et s'échauffent les uns les autres sur les places publiques, vont se +plaindre et gémir de quelques méchantes images suspendues aux échoppes +des libraires, et portent jusqu'au Parlement du royaume leurs +lamentations, quand dans un bal une fille a montré à des garçons sa +cuisse, qui est précisément pour eux l'objet le plus commun du monde. + +Ainsi parlait mon bon maître, debout sur son échelle. Mais M. Nicodème +se bouchait les oreilles pour ne pas l'entendre et criait au cynisme. + +--Ciel! soupirait-il, quoi de plus dégoûtant qu'une femme nue, et quelle +honte de s'accommoder, comme fait cet abbé, de l'immoralité, qui est la +fin d'un pays, car les peuples ne subsistent que par la pureté des +moeurs! + +--Il est vrai, monsieur, répondit mon bon maître, que les peuples ne +sont forts que lorsqu'ils ont des moeurs; mais cela s'entend de la +communauté des maximes, des sentiments et des passions, et d'une sorte +d'obéissance généreuse aux lois, et non pas des bagatelles qui vous +occupent. Prenez garde aussi que la pudeur, quand elle n'est pas une +grâce, n'est qu'une niaiserie, et que la sombre candeur de vos +effarouchements donne un spectacle ridicule, monsieur Nicodème, et +quelque peu indécent. + +Mais M. Nicodème avait déjà quitté la place. + + + + +XVIII + +LA JUSTICE + + +Monsieur l'abbé Coignard, qui devait plutôt être nourri au prytanée par +la république reconnaissante, gagnait son pain en écrivant des lettres +pour les servantes dans une échoppe du cimetière Saint-Innocent. Il lui +advint d'y servir de secrétaire à une dame portugaise, qui traversait la +France avec son petit nègre. Elle donna un liard pour une lettre à son +mari et un écu de six livres pour une autre à son amant. C'était le +premier écu que mon bon maître touchait depuis la Saint-Jean. Comme il +était magnifique et libéral, il me mena tout aussitôt à la _Pomme d'or_, +sur le quai de Grève, proche la Maison de ville, où le vin est naturel +et les saucisses excellentes. Aussi les gros marchands, qui achètent les +pommes sur le Mail, ont-ils coutume d'y aller, vers midi, en partie +fine. C'était le printemps; il était doux de respirer le jour. Mon bon +maître nous fit servir sur la berge, et nous dînâmes en écoutant le +frais clapotis de l'eau battue par l'aviron des bateliers. Un air riant +et léger nous baignait dans ses ondes subtiles et nous étions heureux de +vivre à la clarté du ciel. Tandis que nous mangions des goujons frits, +un bruit de chevaux et d'hommes, s'élevant à notre côté, nous fit +tourner la tête. + +Devinant le sujet de notre curiosité, un petit vieillard noir, qui +dînait à la table prochaine, nous dit avec un sourire obligeant: + +--Ce n'est rien, messieurs, c'est une servante qu'on mène pendre pour +avoir volé à sa maîtresse des barbes de dentelles. + +Au moment qu'il parlait, nous vîmes en effet, assise au cul d'une +charrette, entre des sergents à cheval, une assez belle fille, l'air +étonné et la poitrine tendue par l'écart des bras liés sur le dos. Elle +passa tout aussitôt, et pourtant j'aurai toujours dans les yeux l'image +de cette figure blanche et de ce regard qui déjà ne voyait plus rien. + +--Oui, messieurs, reprit le petit vieillard noir, c'est la servante de +madame la conseillère Josse, qui, pour se faire brave chez Ramponneau, +au côté de son amant, déroba à sa maîtresse une coiffe de point +d'Alençon, et s'enfuit après avoir fait ce larcin. Elle fut prise dans +un logis du Pont-au-Change, et tout d'abord elle avoua son crime. Aussi +ne fut-elle soumise à la torture que pendant une heure ou deux. Ce que +je vous dis, messieurs, je le sais, étant huissier de la chambre du +Parlement où elle fut jugée. + +Le petit vieillard noir entama une saucisse, qu'il ne fallait pas +laisser refroidir; puis il reprit: + +--En ce moment, elle doit être à l'échelle et dans cinq minutes, +peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, la coquine aura rendu +l'âme. Il y a des pendus qui ne donnent point de peine au bourreau. +Aussitôt qu'ils ont la corde au cou, ils meurent tranquillement. Mais il +en est d'autres qui font, c'est le cas de le dire, une vie de pendu, et +qui se démènent furieusement. Le plus endiablé de tous fut un prêtre, +qu'on justicia l'an passé pour avoir imité la signature du roi sur des +billets de loterie. Pendant plus de vingt minutes, il dansa comme une +carpe au bout de la corde. + +»Hé! hé! ajouta le petit homme noir en ricanant, monsieur l'abbé était +modeste et n'enviait point l'honneur de devenir évêque des champs. Je le +vis quand on le tira de la charrette. Il pleurait et se débattait tant, +que le bourreau lui dit: «Monsieur l'abbé, ne faites pas l'enfant!» Le +plus étrange est que, conduit de compagnie avec un autre larron, il +avait été pris d'abord pour le confesseur, par le bourreau que l'exempt +eut toutes les peines du monde à détromper. N'est-ce pas plaisant, +monsieur? + +--Non, monsieur, répondit mon bon maître, en laissant tomber dans son +assiette un petit poisson qu'il tenait depuis quelque temps suspendu à +ses lèvres, non cela n'est point plaisant; et l'idée que cette belle +fille rend l'âme en ce moment me gâte le plaisir de manger des goujons +et de voir le beau ciel, qui me riait tout à l'heure. + +--Ah! monsieur l'abbé, dit le petit huissier, si vous êtes à ce point +délicat, vous n'auriez pu voir sans défaillir ce que mon père vit de ses +yeux, étant encore enfant, dans la ville de Dijon, dont il était natif. +Avez-vous jamais entendu parler d'Hélène Gillet? + +--Non point, dit mon bon maître. + +--En ce cas, je vais vous conter son histoire, telle que mon père me l'a +maintes fois contée. + +Il but un coup de vin, s'essuya les lèvres avec un coin de la nappe, et +fit le récit que je vais rapporter. + + + + +XIX + +RÉCIT DE L'HUISSIER + + +--Au mois d'octobre 1624, la fille du châtelain royal de +Bourg-en-Bresse, Hélène Gillet, âgée de vingt-deux ans, qui vivait dans +la maison paternelle avec ses frères encore enfants, laissa paraître des +signes si visibles d'une grossesse, que ce fut la fable de la ville et +que les demoiselles de Bourg cessèrent de la fréquenter. On prit garde +ensuite que ses flancs s'étaient abaissés et l'on fit de telles gloses +que le lieutenant-criminel ordonna qu'elle serait visitée par des +matrones. Celles-ci constatèrent qu'elle avait été grosse et que sa +délivrance remontait à moins de quinze jours. Sur leur rapport, Hélène +Gillet fut mise en prison et interrogée par les juges du présidial. Elle +leur fit des aveux: + +»--Il y a quelques mois, leur dit-elle, un jeune homme, d'un lieu +voisin, demeurant au logis de mon oncle, venait chez mon père pour +apprendre à lire et à écrire aux garçons. Une fois seulement il me +connut. Ce fut par le moyen d'une servante qui m'enferma dans une +chambre avec lui. Là, il me prit de force. + +»Et, comme on lui demanda pourquoi elle n'avait pas appelé au secours, +elle répondit que la surprise lui avait ôté la voix. Pressée par les +juges, elle ajouta qu'à la suite de cette violence elle devint grosse et +fut délivrée avant terme. Loin d'avoir contribué à cette délivrance, +elle l'eût ignorée, disait-elle, sans une servante qui lui révéla la +vraie nature de cet accident. + +»Les magistrats, mal satisfaits de ses réponses, ne savaient toutefois +comment y contredire, quand un témoignage inattendu vint fournir à +l'accusation des preuves certaines. Un soldat qui passait, en se +promenant, le long du jardin de messire Pierre Gillet, châtelain royal, +père de l'accusée, vit dans un fossé, au pied du mur, un corbeau +s'efforçant de tirer un linge avec son bec. Il s'approcha pour +reconnaître ce que c'était et trouva le corps d'un petit enfant. Il en +avertit aussitôt la justice. Cet enfant était enveloppé dans une chemise +marquée au col des lettres H. G. On constata qu'il était venu à terme, +et Hélène Gillet, convaincue d'infanticide, fut condamnée, selon la +coutume, à la peine de mort. A raison de la charge honorable que tenait +son père, elle fut admise à jouir du privilège accordé aux nobles et la +sentence porta qu'elle aurait la tête tranchée. + +»Ayant fait appel au Parlement de Dijon, elle fut conduite, sous la +garde de deux archers, dans la capitale de la Bourgogne et mise à la +Conciergerie du Palais. Sa mère, qui l'avait accompagnée, se retira chez +les dames Bernardines. L'affaire fut entendue par messieurs du +Parlement, le lundi 12 mai, dans la dernière audience avant les fêtes de +la Pentecôte. Sur le rapport du conseiller Jacob, les juges confirmèrent +la sentence du présidial de Bourg, disposant que la condamnée serait +conduite au supplice la hart au col. On remarqua dans le public que +cette circonstance infamante avait été ajoutée d'une façon étrange et +insolite à un supplice noble, et une telle sévérité, qui allait contre +les formes, fut blâmée. Mais l'arrêt était sans appel et devait être +exécuté tout de suite. + +»En effet, le même jour, à trois heures et demie de relevée, Hélène +Gillet fut conduite à l'échafaud, au son des cloches, dans un cortège +précédé par des trompettes qui sonnaient avec un tel éclat, que toutes +les bonnes gens de la ville les entendirent dans leurs maisons, et, +tombant à genoux, prièrent pour l'âme de celle qui allait mourir. +Monsieur le substitut du procureur du roi s'avançait à cheval, suivi de +ses huissiers. Puis venait la condamnée, dans une charrette, la corde au +col, comme le voulait l'arrêt du Parlement. Elle était assistée de deux +pères jésuites et de deux frères capucins, qui lui montraient Jésus +expirant sur la croix. Près d'elle se tenaient le bourreau avec son +coutelas et la bourrelle avec une paire de ciseaux. Une compagnie +d'archers entourait la charrette. Derrière se pressait une foule de +curieux où se trouvaient des gens de petits métiers, boulangers, +bouchers et maçons, et d'où montait une grande rumeur. + +»Le cortège s'arrêta sur la place dite le Morimont, non, comme il +semble, parce que c'est le lieu de mort des criminels, mais en souvenir +des abbés crossés et mitrés de Morimont qui y eurent jadis leur hôtel. +L'échafaud de bois y était dressé sur des degrés de pierre attenant à +une chapelle basse où les religieux ont coutume de prier pour l'âme des +suppliciés. + +»Hélène Gillet monta les degrés avec les quatre religieux, le bourreau, +et sa femme, la bourrelle. Celle-ci, ayant retiré à la patiente la corde +qui lui ceignait le cou, lui coupa les cheveux avec ses ciseaux longs +d'un demi-pied, et lui banda les yeux; les religieux récitaient des +prières. Cependant le bourreau commença de pâlir et de trembler. Il se +nommait Simon Grandjean; c'était un homme d'apparence débile, et aussi +craintif et doux que sa femme la bourrelle semblait féroce. Il avait +communié le matin dans la prison, et pourtant il se sentait troublé, +sans courage pour faire mourir cette jeune fille. Il se pencha vers le +peuple: + +»--Pardonnez-moi, vous tous, dit-il, si je fais mal ce qu'il me faut +faire. J'ai une fièvre qui me tient depuis trois mois. + +»Puis, chancelant, se tordant les bras et levant les yeux au ciel, il +alla se mettre à genoux devant Hélène Gillet, et lui demanda pardon deux +fois. Il pria les religieux de le bénir, et, quand la bourrelle eut +arrangé la patiente sur le billot, il haussa son coutelas. + +»Les jésuites et les capucins crièrent: _Jésus Maria!_ et un grand +soupir sortit de la foule. Le coup, qui devait trancher le col, fit une +large entaille à l'épaule gauche et la malheureuse tomba sur le côté +droit. + +»Simon Grandjean, se retournant vers la foule, dit: + +»--Faites-moi mourir! + +»Les huées montaient, et quelques pierres furent lancées sur l'échafaud +pendant que la bourrelle replaçait la victime sur le billot. + +»Le mari reprit son coutelas. Frappant une seconde fois, il entailla +profondément le cou de la pauvre fille, qui tomba sur le coutelas +échappé des mains du bourreau. + +»Cette fois, la rumeur qui s'éleva de la foule fut terrible, et une +telle grêle de pierres tomba sur l'échafaud, que Simon Grandjean, les +deux jésuites et les deux capucins sautèrent en bas. Ils purent gagner +la chapelle basse et s'y enfermer. La bourrelle, restée seule en haut +avec la patiente, chercha le coutelas. Ne le trouvant pas, elle prit la +corde avec laquelle Hélène Gillet avait été menée, la lui noua au cou +et, lui mettant le pied sur la poitrine, essaya de l'étrangler. Hélène, +saisissant la corde à deux mains, se défendit, toute sanglante; alors la +femme Grandjean la traîna par la corde, la tête en bas, au pied de +l'estrade et, parvenue sur les degrés de pierre, elle lui tailla la +gorge avec ses ciseaux. + +»Elle y travaillait quand les bouchers et les maçons, culbutant sergents +et archers, envahirent les abords de l'échafaud et de la chapelle; une +douzaine de bras robustes enlevèrent Hélène Gillet et la portèrent +évanouie dans la boutique de maître Jacquin, chirurgien barbier. + +»La foule du peuple, qui se ruait sur la porte de la chapelle, aurait eu +bientôt fait de l'enfoncer. Mais les deux frères capucins et les deux +pères jésuites l'ouvrirent, épouvantés. Et, tenant leurs croix au bout +de leurs bras levés, ils se firent passage à grand'peine, au milieu de +l'émeute. + +»Le bourreau et sa femme furent assommés à coups de pierres et de +marteaux et leurs corps traînés par les rues. Cependant Hélène Gillet, +reprenant connaissance chez le chirurgien, demanda à boire. Puis, tandis +que maître Jacquin la pansait, elle dit: + +»--N'aurai-je point d'autre mal que celui-là? + +»On trouva qu'elle avait reçu deux coups d'épée, six coups de ciseaux +qui lui avaient traversé les lèvres et la gorge, que ses reins avaient +été profondément entamés par le coutelas sur lequel la bourrelle l'avait +traînée en voulant l'étrangler, et qu'enfin tout son corps était contus +par des pierres que la foule avait lancées sur l'échafaud. + +»Elle guérit pourtant de toutes ses blessures. Laissée chez le +chirurgien Jacquin, à la garde d'un huissier, elle répétait sans cesse: + +»--Est-ce que ce n'est pas fini? Est-ce qu'on me fera mourir? + +»Le chirurgien et quelques âmes charitables qui l'assistaient +s'efforçaient de la rassurer. Mais le roi seul pouvait lui faire grâce +de la vie. L'avocat Févret rédigea une requête qui fut signée par +plusieurs notables de Dijon et portée à Sa Majesté. On donnait à la Cour +des réjouissances pour le mariage d'Henriette-Marie de France avec le +roi d'Angleterre. En faveur de ce mariage, Louis le Juste octroya la +grâce demandée. Il accorda un entier pardon à la pauvre fille, estimant, +disent les lettres de rémission, qu'elle avait souffert des supplices +qui égalent, voire même surpassent la peine de sa condamnation. + +»Hélène Gillet, rendue à la vie, se retira dans un couvent de la Bresse +où elle pratiqua jusqu'à sa mort la plus exacte piété. + +»Telle est, ajouta le petit huissier, l'histoire véritable d'Hélène +Gillet, que tout le monde sait à Dijon. Ne la trouvez-vous point +divertissante, monsieur l'abbé? + + + + +XX + +LA JUSTICE (SUITE) + + +--Hélas! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J'ai +le coeur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur, +contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame la +conseillère Josse qu'on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire. + +--Mais, monsieur, répliqua l'huissier, ne vous ai-je point dit que cette +fille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu'on pende les +larrons? + +--Il est vrai, dit mon bon maître, que c'est l'usage; et comme la force +de l'accoutumance est irrésistible, je n'y prends point garde dans le +cours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtant +était enclin à la douceur, composait des traités pleins d'élégance +pendant qu'à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pour +des fautes légères, comme il se voit par l'exemple de l'esclave +Mithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d'avoir +blasphémé la divinité de son maître, l'infâme Trimalcion. Notre esprit +est ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui est +ordinaire et coutumier. Et l'usage use, si je puis dire, notre +indignation aussi bien que notre émerveillement. Je m'éveille chaque +matin, sans songer, je l'avoue, aux malheureux qui seront pendus ou +roués pendant le jour. Mais quand l'idée du supplice m'est rendue plus +sensible, mon coeur se trouble, et pour avoir vu cette belle fille +conduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n'y +saurait entrer. + +--Qu'est-ce qu'une belle fille? dit l'huissier. Il n'est pas de rue à +Paris où, dans une nuit, on n'en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci +avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse? + +--Je n'en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître; vous +n'en savez rien, et les juges qui l'ont condamnée n'en savaient pas +davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts +qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l'homme pour +libre de ses actes, puisque ma religion l'enseigne; mais, hors la +doctrine de l'Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de +croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la +justice qui punissent des actions dont le principe, l'ordre et les +causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et +qui sont parfois accomplies sans connaissance. S'il faut enfin que nous +soyons responsables de nos actes, puisque l'économie de notre sainte +religion est fondée sur l'accord mystérieux de la liberté humaine et de +la grâce divine, c'est un abus que de déduire de cette obscure et +délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les +supplices dont nos codes sont prodigues. + +--Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes +du parti des fripons. + +--Hélas! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l'humanité +souffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre +deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, qui +paraîtront distinctement dans l'avenir, et dont nos arrière-neveux +s'indigneront. + +--Je ne vous entends pas, monsieur, dit l'autre en buvant un petit coup +de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois +et coutumes, et la justice est aujourd'hui d'une politesse et d'une +humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux +crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués, +les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les +sorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoi +la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur +possible. + +--Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants, +équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même de +Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble +rudesse aujourd'hui; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur +tour, et qu'ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les +tortures et sur les supplices dont nous usons. + +--Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est +nécessaire pour tirer les aveux qu'on n'obtiendrait point par la +douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire +pour assurer la vie et les biens des citoyens. + +--Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le +juste, mais l'utile, et qu'elle s'inspire seulement des intérêts et des +préjugés des peuples. Rien n'est plus vrai, et les fautes sont punies +non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue +du dommage qu'elles causent ou qu'on croit qu'elles causent à la +société. C'est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudière +d'eau bouillante, bien qu'il y ait en réalité peu de malice à frapper +des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un +dommage sensible. C'est ce dommage dont ils se vengent avec une +impitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité +qu'il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement +petite, qu'à cause de l'attachement naturel des hommes à leur bien. Il +convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est +l'intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute +philosophie dont elle s'enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie. + +--Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me +semble que la justice est d'autant plus équitable qu'elle est plus +utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la +devrait rendre auguste et sacrée. + +--Vous ne m'entendez point, dit mon bon maître. + +--Monsieur, dit le petit huissier, j'observe que vous ne buvez point. +Votre vin est bon, si j'en juge à la couleur. N'y pourrai-je goûter? + +Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie, +laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du +petit huissier. + +--A votre santé, monsieur l'abbé, dit le petit huissier. Votre vin est +bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète, +est d'autant plus équitable qu'elle est plus utile, et cette utilité +même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la +devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que +l'essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l'indique. + +--Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est +belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n'aurons rien dit du +tout. Votre Ulpien, qui s'exprimait avec précision, a proclamé que la +justice est la ferme et perpétuelle volonté d'attribuer à chacun ce qui +lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent +cette volonté. Le malheur est que les hommes n'ont rien en propre et +qu'ainsi l'équité des lois ne va qu'à leur garantir le fruit de leurs +rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions +des enfants qui, après qu'ils ont gagné des billes, disent à ceux qui +veulent les leur reprendre: «Ce n'est plus de jeu.» La sagacité des +juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d'avec +celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette +distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout +arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d'une +corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse +une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe +appartenait à madame la conseillère Josse? Vous me direz qu'elle l'avait +ou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, ou +reçue de quelque galant, tous bons moyens d'acquérir des dentelles. Mais +de quelque façon qu'elle les eût acquises, je vois seulement qu'elle en +jouissait comme d'un de ces biens de fortune qu'on trouve et qu'on perd +d'aventure et sur lesquels on n'a point de droit naturel. Pourtant je +consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce +jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres +enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle +n'y avait pas moins de droits qu'un autre. Je le veux bien. La justice +était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire, +pour deux méchantes barbes de point d'Alençon, une créature humaine. + +--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu'un côté de la +justice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillère +Josse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droit +aussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est de +rendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste. + +--En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore que +je ne croyais. Cette pensée qu'elle doit le châtiment au coupable est +extrêmement féroce. C'est une barbarie gothique. + +--Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Elle +frappe sans colère, et elle n'a pas de haine pour cette fille qu'elle +envoie à la potence. + +--A la bonne heure! dit mon bon maître. Mais j'aimerais mieux que les +juges fissent l'aveu qu'ils punissent les coupables par pure nécessité +et seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s'en +tiendraient au nécessaire. Mais s'ils s'imaginent, en punissant, payer +au coupable son dû, on voit jusqu'où cette délicatesse peut les +entraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne saurait +refuser aux gens ce qu'on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, me +fait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par un +philosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir un +malfaiteur, c'est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu'il +a d'expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d'Athènes, en +faisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à la +purification de l'âme de ce sage. Ce sont là d'épouvantables rêveries. +Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L'idée de +pure vengeance qu'on attache plus communément à la peine des +malfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terrible +dans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophes +tourmenteurs. J'ai connu jadis à Séez un bourgeois d'humeur joviale et +bon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genoux +et leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s'approchait +des sacrements et se piquait d'une exacte probité dans le commerce des +grains qu'il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d'être +volé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la rose +et autres belles pièces d'or qu'il gardait curieusement dans un étui, au +fond d'un tiroir. Dès qu'il s'aperçut de ce dommage, il en fit aux juges +une plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnée +et suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu'on lui remît +la peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et il +lui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s'écriant: «La coquine! +la coquine!» Cette fille lui avait pris des pièces d'or; il lui prenait +sa peau; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de sa +férocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste en +tapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que, +si l'on pend un larron, c'est par prudence et dans le but d'effrayer les +autres par l'exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, comme +dit l'autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rien +n'appartient à personne, si ce n'est la vie elle-même. Prétendre qu'on +doit l'expiation aux criminels, c'est tomber dans un mysticisme féroce, +pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir les +voleurs c'est un droit issu de la force et non de la philosophie. La +philosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédons +est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les juges +approuvent qu'on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur est +puissant. C'est ainsi qu'on permet au roi de nous prendre notre +vaisselle d'argent pour faire la guerre, comme il s'est vu sous Louis le +Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu'on enleva +jusqu'aux crépines des lits, pour en tirer l'or tissu dans la soie. Ce +prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors des +églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à +Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j'ouïs les doléances d'un vieux +sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout +le trésor de l'église, et ravi même le sein d'or émaillé déposé jadis en +grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu'elle eut été +guérie miraculeusement d'un cancer. La justice seconda le prince dans +ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce +aux commissaires du roi. C'est donc qu'elle n'estimait pas que ces biens +fussent si attachés aux personnes qu'on ne pût les en séparer. + +--Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du +roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré +pour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière. + +--Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du +jeu. Les juges y vont comme _à l'Oie_, en regardant ce qui est écrit sur +le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes +sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n'avait pas de +gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu'elle avait +droit de porter les dentelles de madame la conseillère Josse. Cela est +parfaitement exact. + +--Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense, +Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des +soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s'en parer. + +--Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre +que d'aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice +assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu des +sociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moins +divertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sont +obligés d'être de la partie. + +--Cela est nécessaire, dit le petit huissier. + +--Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais elles +ne sont point justes et ne sauraient l'être, car le juge assure aux +citoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire le +discernement des vrais et des faux biens; cette distinction n'est pas +dans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justice +divine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l'histoire de l'ange +et de l'anachorète? Un ange descendit sur la terre avec un visage +d'homme et en l'habit d'un pèlerin; cheminant par l'Égypte, il frappa, +le soir, à la porte d'un bon anachorète qui, le prenant pour un +voyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d'or. +Puis il le fit coucher dans son lit et s'étendit lui-même à terre, sur +quelques poignées de paille de maïs. Pendant qu'il dormait, son hôte +céleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sous +son manteau et s'enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour faire +tort au bon ermite, mais au contraire dans l'intérêt de l'hôte qui +l'avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causé +la perte de ce saint homme, qui y avait mis son coeur, tandis que Dieu +veut qu'on n'aime que lui et ne souffre pas qu'un religieux soit attaché +aux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine, +distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pas +cette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdra +point son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avait +prises et que les juges lui ont rendues? + +--En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a à +cette heure une coquine de moins sur la terre. + +Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie et +partit allègrement. + + + + +XXI + +LA JUSTICE (SUITE) + + +Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte: + +--Je n'ai rapporté l'histoire de l'ange et de l'ermite que pour montrer +l'abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c'est seulement dans le +temporel que la justice humaine s'exerce, et c'est un lieu bas où les +grands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu'on +ait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dans +les prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l'ont crucifié +et condamnent la Madeleine qu'il releva de ses mains divines. Que +fait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrer +justes, même s'ils le voulaient, puisque leur triste devoir est de +considérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dans +leur essence, mais au seul point de vue de l'intérêt social, +c'est-à-dire en raison de cet amas d'égoïsme, d'avarice, d'erreurs et +d'abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs? +En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colère +qu'elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre, +en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d'esprit, +de coeur et d'âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unes +remontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s'accordent +seulement sur ce point qu'il faut tout sauver, vertus et vices, d'un +monde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu de +chose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables, +qu'un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnable +dans telle autre, comme il se voit par l'exemple d'un soufflet qui, +donné par un homme sur la joue d'un autre, paraît seulement chez un +bourgeois l'effet d'une humeur irascible et devient, pour un soldat, un +crime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nous +l'opprobre des siècles futurs. Nous n'y prenons pas garde; mais on se +demandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du dernier +supplice l'ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du coeur d'un +jeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et aux +dégoûts de la caserne. Et il est clair que s'il y avait une justice, +nous n'aurions pas deux codes, l'un militaire, l'autre civil. Ces +justices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sont +d'une cruauté atroce, et les hommes, s'ils se policent jamais, ne +voudront pas croire qu'il fut jadis, en pleine paix, des conseils de +guerre vengeant par la mort d'un homme la majesté des caporaux et des +sergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passés +par les armes pour crime de désertion devant l'ennemi, dans une +expédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas de +belligérants. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que de telles atrocités se +commettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien, +soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire est +seulement d'avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, en +refusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plus +de ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la +prophétie du fils de Dieu; et revenons-en aux magistrats civils. + +»Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les coeurs; +aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encore +s'en faut-il de beaucoup qu'ils s'en tiennent à cette grossière écorce +d'équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes, +c'est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux +petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités +sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui +vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le +devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l'État dans +ce qu'il a de mauvais autant que dans ce qu'il a de bon, de veiller à la +conservation des moeurs publiques, ou excellentes ou détestables, et +d'assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du +prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous +les fleurs de lis un asile inviolable. + +»Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, à +rendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encore +que ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, qui +des deux je redouterais le plus, ou du juge qui s'est fait une âme avec +des textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment à +torturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à ses +passions; l'autre m'immolera froidement à la chose écrite. + +»Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction, +non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moins +soumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alors +qu'ils s'effacent de nos âmes et nos moeurs. Et il n'est pas d'esprit +quelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu'il y a de +gothique dans la loi, tandis que le juge n'a pas le droit de le sentir. + +»Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières, +étaient du moins claires et précises. Et il s'en faut de beaucoup qu'il +en soit ainsi. Le grimoire d'un sorcier semble facile à comprendre en +comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces +difficultés d'interprétation ont beaucoup contribué à faire établir +divers degrés de juridiction, et l'on admet que, ce que le bailli n'a +pas entendu, messieurs du Parlement l'éclairciront. C'est beaucoup +attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même +après avoir récité le _Veni Creator_, demeurent sujets à l'erreur; et il +vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour +cette seule raison qu'on avait épuisé les autres avant de recourir à +celle-là. Le prince est de cet avis; car il y a des lits de justice +au-dessus des Parlements. + + + + +XXII + +LA JUSTICE (SUITE ET FIN) + + +Mon bon maître regarda tristement couler l'eau comme l'image de ce monde +où tout passe et rien ne change. + +Il demeura quelque temps songeur et reprit d'une voix plus basse: + +--Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu'il faille +que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu'ils ont +intérêt à déclarer coupable celui qu'ils ont d'abord soupçonné. L'esprit +de corps, si puissant chez eux, les y porte; aussi voit-on que dans +toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne +lui donnent accès que lorsque l'accusation a revêtu ses armes et composé +son visage, et qu'enfin, à force d'artifices, elle a pris l'air d'une +belle Minerve. Par l'esprit même de leur profession, ils sont enclins à +voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à +certains peuples européens qu'ils les font assister, dans les grandes +causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît +que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté +des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il +est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en +dehors de l'affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il +est vrai encore, qu'ignorant les lois, ils sont appelés, non à les +appliquer, mais seulement à décider d'un seul mot s'il y a lieu de les +appliquer. On dit que ces sortes d'assises donnent parfois des résultats +absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés +comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers. +Et je conçois qu'on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent +être ineptes ou cruels, mais dont l'absurdité du moins et la barbarie ne +sont, pour ainsi dire, imputables à personne. L'iniquité semble +tolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire. + +»Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice, +me soupçonnait d'être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours, +je réprouve à ce point le vol et l'assassinat, que je n'en puis souffrir +même la copie régularisée par les lois, et il m'est pénible de voir que +les juges n'ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les +homicides, que de les imiter; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils, +qu'est-ce que l'amende et la peine de mort, sinon le vol et l'assassinat +perpétrés avec une auguste exactitude? Et ne voyez-vous point que notre +justice ne tend, dans toute sa superbe, qu'à cette honte de venger un +mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour +l'équilibre et la symétrie, les délits et les crimes? On peut dépenser +dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut +s'y montrer un l'Hospital tout aussi bien qu'un Jeffryes, et je connais +pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j'ai voulu, +remontant aux principes, montrer le caractère véritable d'une +institution que l'orgueil des juges et l'épouvante des peuples ont +revêtue à l'envi d'une majesté empruntée; j'ai voulu montrer l'humilité +originelle de ces codes qu'on veut rendre augustes et qui ne sont en +réalité qu'un amas bizarre d'expédients. + +»Hélas! les lois sont de l'homme; c'est une obscure et misérable origine. +L'occasion les fit naître pour la plupart. L'ignorance, la superstition, +l'orgueil du prince, l'intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie, +voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables +quand ils commencent à n'être plus intelligibles. L'obscurité qui les +enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté +des oracles antiques. J'entends dire à chaque instant et je lis tous les +jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de +circonstance et d'occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne +découvrent pas que c'est la suite d'un usage immémorial et que, de tout +temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de +l'obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs +contemporains. Et l'on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient +tout aussi épais et embrouillés. + +»En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises, +moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle +disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en +vigueur. Les moeurs ont plus de force que les lois. La politesse des +habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu'on puisse +raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois +par les lois, c'est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles +seuls défont l'oeuvre des siècles. Il y a peu d'espoir qu'un jour un Numa +français rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers de +Fontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages. + +Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l'horizon. Son +air était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur mon +épaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétré +jusqu'au fond de l'âme. Il me dit: + +--Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain et +embarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que je +trouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d'esprit: rien +n'étonne l'audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ce +que je vais vous dire. Les vérités découvertes par l'intelligence +demeurent stériles. Le coeur est seul capable de féconder ses rêves. Il +verse la vie dans tout ce qu'il aime. C'est par le sentiment que les +semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n'a point tant de +vertu. Et je vous confesse que j'ai déjà été jusqu'ici trop raisonnable +dans la critique des lois et des moeurs. Aussi cette critique va-t-elle +tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée +d'avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un +bagage embarrassant, et s'élever sur les ailes de l'enthousiasme. Si +l'on raisonne, on ne s'envolera jamais. + + + + +NOTES + +[1: M. Jean Lacoste a écrit dans la _Gazette de France_ du 20 mai 1893: + +«M. l'abbé Jérôme Coignard est un prêtre plein de science, d'humilité et +de foi. Je ne dis pas que sa conduite ait toujours honoré son petit +collet et que sa robe n'ait pas reçu maint accroc... Mais s'il succombe +à la tentation, si le diable a en lui une proie facile, jamais il ne +perd confiance, il espère par la grâce de Dieu ne plus rechuter et +arriver aux gloires du Paradis. Et de fait il nous donne le spectacle +d'une mort fort édifiante. Donc un grain de foi embellit la vie et +l'humilité chrétienne sied aux faiblesses de l'humanité. + +»M. l'abbé Coignard, s'il n'est pas un saint, mérite peut-être le +purgatoire. Mais il le mérite fort long et il a risqué l'enfer. Car à +ses actes d'humilité sincère ne se mêlait presque pas de repentir. Il +comptait trop sur la grâce de Dieu et ne faisait nul effort pour +favoriser l'action de la grâce. C'est pourquoi il retombait dans son +péché. La foi ainsi lui servait de peu et il était presque hérétique, +car le saint concile de Trente, dans les canons VI et IX de sa sixième +session, a déclaré l'anathème à tous ceux qui prétendent «qu'il n'est +pas au pouvoir de l'homme de rendre ses voies mauvaises» et qui ont une +telle confiance en la foi qu'ils s'imaginent qu'elle seule peut sauver +«sans aucun mouvement de la volonté». C'est pourquoi la miséricorde +divine s'étendant sur l'abbé Coignard est vraiment miraculeuse et en +dehors des voies ordinaires.»] + +[2: M. Baiselance ou Baisselance vient beaucoup après Montaigne comme +maire de Bordeaux. (_Note de l'éditeur_.)] + +[3: La géométrie dont parle Jacques Tournebroche est ornée de figures de +Sébastien Leclerc dont j'admire au contraire la précise élégance et la +fine exactitude. Mais il faut souffrir la contradiction. (_Note de +l'éditeur_.)] + +[4: C'est un ecclésiastique qui parle. (_Note de l'éditeur_.)] + +[5: Cf.: Saint-Évremont. _Les Académiciens_. + + GODEAU. + +Bonjour, cher Colletet. + + COLLETET _se jette à genoux_. + +Grand évêque de Grasse, +Dites-moi, s'il vous plaît, comme il faut que je fasse. +Ne dois-je pas baiser votre sacré talon? + + GODEAU. + +Nous sommes tous égaux, étant fils d'Apollon. +Levez-vous, Colletet. + + COLLETET. + +Votre magnificence +Me permet, monseigneur, une telle licence? + + GODEAU. + +Rien ne saurait changer le commerce entre nous: +Je suis évêque ailleurs, ici Godeau pour vous. + +M. l'abbé Coignard vivait sous l'ancien régime. En ce temps-là on disait +que l'Académie française avait le mérite d'établir entre tous ses +membres une égalité qu'ils ne trouvaient pas devant la loi. Pourtant +elle fut détruite en 1793 comme «le dernier refuge de l'aristocratie».] + +[6: Il veut dire: de l'évêque à qui le roi a donné la feuille des +bénéfices ecclésiastiques.] + +[7: Le roi était protecteur de l'Académie.] + +[8: Il est exact que l'Académie condamna cette locution. + +Je dis que la coutume, assez souvent trop forte, +Fait dire improprement que l'on FERME LA PORTE. +L'usage tous les jours autorise des mots +Dont on se sert pourtant assez mal à propos. +Pour avoir moins de froid à la fin de décembre +On va POUSSER LA PORTE et l'on FERME SA CHAMBRE. + +(Saint-Évremont, _les Académiciens_.)] + +[9: L'Académie, en ce temps-là, ne faisait point de distribution de +prix.] + +[10: Je n'ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoires +relatifs à l'attentat de Monmouth. (_Note de l'éditeur_.)] + +[11: Au temps de M. l'abbé Coignard les Français se croyaient déjà +libres. Le sieur d'Alquié écrivait en 1670: + +«Trois choses rendent un homme heureux en ce monde, sçavoir la douceur +de l'entretien, les mets délicats et la liberté entière et parfaite. +Nous avons veu comme quoy nostre illustre royaume a parfaitement +satisfait aux deux premiers; ainsi qu'il ne reste maintenant qu'à +montrer que le troisième ne luy manque pas, et que la liberté n'y est +pas moins que les deux advantages précédans. La chose vous paraistra +d'abord véritable, si vous considérez attentivement le nom de nostre +Estat, le sujet de sa fondation, et sa pratique ordinaire: car on +remarque d'abord que ce nom de _France_ ne signifie autre chose que +_Franchise et liberté_, conformément au dessein des fondateurs de cette +Monarchie, lesquels ayant une âme noble et généreuse et ne pouvant +souffrir ny l'esclavage ny la moindre servitude se résolurent de secouer +le joug de toute sorte de captivité, et d'estre aussi libres que les +hommes le peuvent estre: c'est pourquoy ils s'en vinrent dans les Gaules +qui estoient un Pays dont les Peuples n'estoient pas ny moins belliqueux +ny moins jaloux de sa franchise qu'ils le pouvoient estre. Quand au +second point, nous sçavons qu'outre les inclinations et les desseins +qu'ils ont en fondant cet Estat, d'estre toujours maistres d'eux-mesmes; +c'est qu'ils ont donné des loix à leurs Souverains, qui (limitant leur +pouvoir) les maintiennent dans leurs privilèges: de sorte que quand on +les en veut priver ils deviennent furieux et courent aux armes avec tant +de vitesse que rien ne peust les retenir quand il s'agit de ce point. +Quant au troisiesme, je dis que la France est si amoureuse de la +liberté, qu'elle ne peut pas souffrir un Esclave: de sorte que les Turcs +et les Mores, bien moins encore les peuples Chrétiens, ne peuvent jamais +porter des fers ny estre chargés de chaisnes, estant dans son pays: +aussi arrive-t-il que quand il y a des esclaves en _France_, ils ne sont +pas si tost à terre, qu'ils s'écrient pleins de joye: Vive la France +avec son aymable Liberté. (_Les Délices de la France..._, par François +Savinien d'Alquié, _Amsterdam_, 1670, in-12.--Chapitre XVI, intitulé _La +France est un pays de liberté pour toute sorte de personnes_, pp. +245-246.)] + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les opinions de M. Jérôme Coignard, by +Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES OPINIONS DE M. JÉRÔME COIGNARD *** + +***** This file should be named 19233-8.txt or 19233-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/2/3/19233/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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