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+The Project Gutenberg EBook of De l'influence des passions sur le bonheur
+des individus et des nations, by Germaine de Staël-Holstein
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations
+
+Author: Germaine de Staël-Holstein
+
+Release Date: September 10, 2006 [EBook #19232]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'INFLUENCE DES PASSIONS ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+
+
+OEUVRES COMPLÈTES DE MADAME LA BARONNE DE STAËL-HOLSTEIN
+
+TOME PREMIER
+
+PARIS
+
+FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES
+
+M DCCC LXXI
+
+
+
+
+INTRODUCTION
+
+
+DE L'INFLUENCE DES PASSIONS SUR LE BONHEUR DES INDIVIDUS ET DES NATIONS.
+
+_Quæsivit cælo lucem, ingemuitque reperta_.
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS.
+
+
+On pensera peut-être qu'il y a de l'empressement d'auteur à faire
+paraître la première partie d'un livre quand la seconde n'est pas encore
+faite: d'abord, malgré la connexion de ces deux parties entre elles,
+chacune peut être considérée comme un ouvrage séparé; mais il est
+possible aussi que, condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue,
+j'éprouve le besoin de me faire juger par mes écrits. Calomniée sans
+cesse, et me trouvant trop peu d'importance pour me résoudre à parler de
+moi, j'ai dû céder à l'espoir qu'en publiant ce fruit de mes
+méditations, je donnerais quelque idée vraie des habitudes de ma vie et
+de la nature de mon caractère.
+
+Lausanne, ce 1er juillet 1796.
+
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+
+Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des
+individus et des nations! Est-ce au milieu d'une crise dévorante qui
+atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le
+fond des vallées comme sur les lieux élevés? Est-ce dans un temps où il
+suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où
+jusqu'au sein même de la tombe le repos peut être troublé, les morts
+jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou
+rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l'immortalité?
+Oui, c'est dans ce siècle, c'est lorsque l'espoir ou le besoin du
+bonheur a soulevé la race humaine; c'est dans ce siècle surtout qu'on
+est conduit à réfléchir profondément sur la nature du bonheur individuel
+et politique, sur sa route, sur ses bornes, sur les écueils qui séparent
+d'un tel but. Honte à moi cependant si, durant le cours de deux
+épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France,
+j'avais été capable d'un tel travail; si j'avais pu concevoir un plan,
+prévoir un résultat à l'effroyable mélange de toutes les atrocités
+humaines! La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et
+l'influence de ces deux années; mais nous, les contemporains, les
+compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu
+conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des
+abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les
+analyser? Non, aujourd'hui même encore, le raisonnement ne saurait
+approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événements, de quelques
+noms qu'on les désigne, c'est les faire rentrer dans l'ordre des idées
+existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À
+cette affreuse image, tous les mouvements de l'âme se renouvellent, on
+frissonne, on s'enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir; mais
+la pensée ne peut se saisir encore d'aucun de ces souvenirs; les
+sensations qu'ils font naître absorbent toute autre faculté. C'est donc
+en écartant cette époque monstrueuse, c'est à l'aide des autres
+événements principaux de la révolution de France et de l'histoire de
+tous les peuples, que j'essayerai de réunir des observations impartiales
+sur les gouvernements; et si ces réflexions me conduisent à l'admission
+des premiers principes sur lesquels se fonde la constitution
+républicaine de la France, je demande que, même au milieu des fureurs de
+l'esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du
+monde, il soit possible de concevoir que l'enthousiasme de quelques
+idées n'exclut pas le mépris profond pour certains hommes[1], et que
+l'espoir de l'avenir se concilie avec l'exécration du passé. Alors même
+que le coeur est à jamais déchiré par les blessures qu'il a reçues,
+l'esprit peut encore, après un certain temps, s'élever à des méditations
+générales.
+
+On doit considérer à présent ces grandes questions qui vont décider de
+la destinée politique de l'homme, dans leur nature même, et non sous le
+rapport seul des malheurs qui les ont accompagnées; il faut examiner du
+moins si ces malheurs sont de l'essence des institutions qu'on veut
+établir en France, ou si les effets de la révolution ne sont pas
+absolument distincts de ceux de la constitution; enfin, on doit se
+confier assez à l'élévation de son âme pour ne pas craindre, en
+examinant des pensées, d'être soupçonné d'indifférence pour les crimes.
+C'est avec la même indépendance d'esprit que j'ai tâché, dans la
+première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de
+l'homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus
+difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les
+questions de morale: certes, les passions influent autant que les
+gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la
+retraite on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même
+éprouvés; il me paraît qu'il ne doit pas en coûter plus pour parler
+philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et
+des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour,
+ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux
+parties de cet ouvrage, j'ai également cherché à ne me servir que de ma
+pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment: on verra si
+j'ai réussi.
+
+Les passions, cette force impulsive qui entraîne l'homme indépendamment
+de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et
+politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine
+aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au
+poids qu'ils doivent soulever, et la destinée de l'homme ne serait
+composée que d'un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de
+les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que
+sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent:
+les caractères qui ne sont point passionnés se placent d'eux-mêmes dans
+la situation qui leur convient le mieux; c'est presque toujours celle
+que le hasard leur a désignée; ou s'ils y apportent quelque changement,
+c'est seulement dans ce qui s'offre le plus facilement à leur portée.
+Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n'ont pas besoin de nous;
+leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu'ils
+ont reçus de la destinée; mais la base de ce bonheur est toujours la
+même, c'est la certitude de n'être jamais ni agité ni dominé par aucun
+mouvement plus fort que soi. L'existence de ces êtres impassibles est
+soumise sans doute, comme celle de tous les hommes, aux accidents
+matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc.; mais
+c'est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou
+morales qu'on éloigne ou prévient de semblables peines. Le bonheur des
+caractères passionnés, au contraire, étant tout à fait dépendant de ce
+qui se passe au-dedans d'eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque
+soulagement dans les réflexions qu'on peut faire naître dans leur âme.
+Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont
+plus besoin du système qui a pour but unique d'éviter la douleur. Enfin,
+les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de
+ressemblance, puissent être tous l'objet des mêmes considérations
+générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété;
+leur existence est monotone, quoique chacun d'eux ait un but différent;
+et il y a autant de nuances que d'individus, sans qu'on puisse découvrir
+une véritable couleur. Si dans un traité sur le bonheur individuel je ne
+parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel
+d'analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu'ils laissent
+à l'influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt
+de passions; mais une collection d'hommes est composée d'un nombre
+certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu
+près pareil; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes
+du hasard sont soumises à un calcul positif quand les chances se
+multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que
+tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces: il
+y a des villes d'Italie où l'on calcule avec exactitude combien
+d'assassinats se commettent régulièrement tous les ans: ainsi les
+événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un
+retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le
+résultat d'un grand nombre de chances. C'est ce qui doit conduire à
+penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence
+géométrique. La morale, chaque fois qu'elle s'applique à tel homme en
+particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par
+rapport à lui: l'organisation d'une constitution se fonde toujours sur
+des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des
+résultats toujours semblables et toujours prévus. Les passions sont la
+plus grande difficulté des gouvernements: cette vérité n'a pas besoin
+d'être développée; on voit aisément que toutes les combinaisons sociales
+les plus despotiques conviendraient également à des hommes inertes, qui
+seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et
+que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au
+milieu d'hommes sages uniquement conduits par leur raison. Le seul
+problème des constitutions est donc de connaître jusqu'à quel degré on
+peut exciter ou comprimer les passions, sans compromettre le bonheur
+public.
+
+Avant d'aller plus loin, l'on demanderait peut-être une définition du
+bonheur. Le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les
+contraires: c'est pour les individus l'espoir sans la crainte,
+l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans
+l'inconstance, l'imagination qui embellirait à nos yeux ce qu'on
+possède, et flétrirait le souvenir de ce qu'on aurait perdu; enfin
+l'ivresse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les
+talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne. Le
+bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des
+républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le
+silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des
+lois au dedans. Le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est
+impossible en tout genre; et le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le
+bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir,
+ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour
+éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre
+est destiné.
+
+Deux ouvrages doivent se trouver dans un seul: l'un étudie l'homme dans
+ses rapports avec lui-même, l'autre dans les relations sociales de tous
+les individus entre eux: quelque analogie se trouve dans les idées
+principales de ces deux traités, parce qu'une nation présente le
+caractère d'un homme, et que la force du gouvernement doit agir sur
+elle, comme la puissance de la raison d'un individu sur lui-même. Le
+philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion;
+l'art social tend à perpétuer l'action de la sagesse; enfin ce qui est
+grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de
+proportions: l'univers tout entier se peint dans chacune de ses parties,
+et plus il paraît l'oeuvre d'une seule idée, plus il inspire
+d'admiration.
+
+Une grande différence, cependant, existe entre le système du bonheur de
+l'individu et celui du bonheur des nations; c'est que dans le premier on
+peut avoir pour but l'indépendance morale la plus parfaite,
+c'est-à-dire, l'asservissement de toutes les passions, chaque homme
+pouvant tout tenter sur lui-même; mais que, dans le second, la liberté
+politique doit toujours être calculée d'après l'existence positive et
+indestructive d'une certaine quantité d'êtres passionnés faisant partie
+du peuple qui doit être gouverné. La première partie est uniquement
+consacrée aux réflexions sur la destinée particulière. La seconde partie
+doit traiter du sort constitutionnel des nations.
+
+Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et
+modernes sous le rapport de l'influence qu'ils ont laissée aux passions
+naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de
+la naissance, de la durée et de la destruction des gouvernements, dans
+la part plus ou moins grande qu'ils ont faite au besoin d'action qui
+existe dans toute société. Dans la première section de la seconde
+partie, je traiterai des raisons qui se sont opposées à la durée et
+surtout au bonheur des gouvernements où toutes les passions ont été
+comprimées. Dans la seconde section, je traiterai des raisons qui se
+sont opposées au bonheur et surtout à la durée des gouvernements où
+toutes les passions ont été excitées. Dans la troisième section, je
+traiterai des raisons qui détournent la plupart des hommes de se borner
+à l'enceinte des petits états où la liberté démocratique peut exister,
+parce que là les passions ne sont excitées par aucun but, par aucun
+théâtre propre à les enflammer. Enfin, je terminerai cet ouvrage par des
+réflexions sur la nature des constitutions représentatives, qui peuvent
+concilier une partie des avantages regrettés dans les divers
+gouvernements.
+
+Ces deux ouvrages conduisent nécessairement l'un à l'autre; car si
+l'homme parvenait individuellement à dompter ses passions, le système
+des gouvernements se simplifierait tellement qu'on pourrait alors
+adopter, comme praticable, l'indépendance complète, dont l'organisation
+des petits états est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique
+serait impossible, au moins est-il vrai que plus l'on travaille à calmer
+les sentiments impétueux qui agitent l'homme au dedans de lui, moins la
+liberté publique a besoin d'être modifiée; ce sont toujours les passions
+qui forcent à sacrifier de l'indépendance pour assurer l'ordre, et tous
+les moyens qui tendent à rendre l'empire à la raison diminuent le nombre
+nécessaire des sacrifices de liberté.--J'ai à peine commencé la seconde
+partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En
+m'en occupant, je vois qu'il faut longtemps pour réunir toutes les
+connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de
+base à ce travail; mais si les accidents de la vie ou les peines du coeur
+bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu'un autre accomplît le
+plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne
+permettent pas de juger de l'ensemble:
+
+Il faudrait d'abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes,
+chercher dans l'histoire des nations ce qui appartient seulement à la
+nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son
+sublime ouvrage _Sur les Causes de la grandeur et de la décadence des
+Romains_, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé
+sur le sort de cet empire; il faudrait apprendre dans son livre et
+démêler dans l'histoire de tous les autres peuples, les événements qui
+sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on
+que tous les événements dérivent de cette cause: les nations sont
+élevées par leurs gouvernements, comme les enfants par l'autorité
+paternelle. Et l'effet du gouvernement n'est pas incertain comme celui
+de l'éducation particulière, puisque, comme je l'ai déjà dit, les
+chances du hasard subsistent par rapport au caractère d'un homme, tandis
+que dans la réunion d'un certain nombre les résultats sont toujours
+pareils. L'organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime
+l'ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel
+ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue du pays
+dangereuse ou convenable; enfin, c'est de la manière dont les peuples
+conçoivent l'ordre social que dépend le destin de la race humaine sous
+tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être
+susceptible, c'est d'acquérir des idées certaines sur la science
+politique. Si les nations étaient en paix au dehors et au dedans, les
+arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient
+chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en
+deux ans de guerre civile ce qu'elle avait acquis pendant des siècles
+tranquilles. Après avoir bien établi l'importance première de la nature
+des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l'examen des
+faits caractéristiques de l'histoire des moeurs, de l'administration, de
+la littérature, de l'art militaire de tous les peuples. J'étudierais
+d'abord les pays qui, dans tous les temps, ont été gouvernés
+despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerais
+que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours
+été parfaitement semblable; et j'expliquerais quel effet doit
+constamment produire sur les hommes la compression de leurs mouvements
+naturels par une force au dehors d'eux, et à laquelle leur raison n'a pu
+donner aucun genre de consentement. Dans l'examen des anarchies
+démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes,
+qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans
+les deux états les passions politiques sont également excitées parmi les
+hommes par l'éloignement de toutes les craintes positives et l'activité
+de toutes les espérances vagues. Dans l'étude de certains états, qui,
+par leurs circonstances encore plus que par leur petitesse, sont dans
+l'impossibilité de jouer un grand rôle au dehors, et n'offrent point au
+dedans de place qui puisse contenter l'ambition et le génie, il faudrait
+observer comment l'homme tend à l'exercice de ses facultés, comment il
+veut agrandir l'espace en proportion de ses forces. Dans les états
+obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se
+perfectionne, ni par l'émulation qui excite l'éloquence, ni par la
+multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du
+bon goût. Les hommes privés d'occupations fortes se resserrent tous les
+jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le
+talent, le génie, tout ce qui semble un don de la nature, ne se
+développe cependant que par la combinaison des sociétés. Le même nombre
+d'hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n'offre pas un génie
+supérieur, une âme ardente, un caractère énergique; tandis que dans
+d'autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés
+au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l'intérêt,
+et l'intérêt l'étude et la recherche des grands moyens et des grandes
+pensées.
+
+Sans s'arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse
+conseillerait peut-être de donner aux petits états comme aux destinées
+obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes ils
+tendent à sortir de cette situation, qu'ils se réunissent pour
+multiplier les chocs, qu'ils conquièrent pour étendre leur puissance;
+enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les
+bornes de l'esprit humain, ils appellent autour d'eux, d'un commun
+accord, les circonstances qui secondent ce désir et cette impulsion. Ces
+diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu'en les appuyant sur
+des faits, sur une connaissance détaillée de l'histoire, qui présente
+toujours des considérations nouvelles, quand on l'étudie avec un but
+déterminé, et que, guidé par l'éternelle ressemblance de l'homme avec
+l'homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux
+et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au
+principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande
+nation avec de l'ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur
+des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les
+monarchies, avec l'indépendance des républiques. Il faudrait créer un
+gouvernement qui donnât de l'émulation au génie, et mît un frein aux
+passions factieuses; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un
+but digne de lui, et décourager l'ambition de l'usurpateur; un
+gouvernement qui présentât, comme je l'ai dit, la seule idée parfaite de
+bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste
+doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s'en
+rapprocher: l'individu qui prétend pour lui-même à ce résultat est un
+insensé; car le sort, qui n'est pas dans sa main, déjoue de toutes les
+manières de telles espérances: mais les gouvernements tiennent, pour
+ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations; comme ils agissent
+sur la masse, leurs effets et leurs moyens sont assurés. Il ne s'ensuit
+pas qu'il faille croire à la perfection dans l'ordre social, mais il est
+utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière
+qu'ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc, que je ferai, ou que
+je voudrais qu'on fît, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui
+tient à l'esprit de parti ou aux circonstances actuelles: la
+superstition de la royauté, la juste horreur qu'inspirent les crimes
+dont nous avons été les témoins, l'enthousiasme même de la république,
+ce sentiment qui, dans sa pureté, est le plus élevé que l'homme puisse
+concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même,
+et convenir qu'il n'existe plus qu'une grande question qui divise encore
+les penseurs; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes,
+il faut, ou non, admettre l'hérédité. On est d'accord, je pense, sur
+l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui
+n'a pas pour but le bonheur de tous; on l'est aussi, sans doute, sur
+l'absurdité d'une constitution démagogique[2], qui bouleverserait la
+société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la
+garantie de la liberté, le maintien de l'ordre, ne peut subsister qu'à
+l'aide d'une puissance héréditaire et conservatrice; les autres
+reconnaissent de même la vérité du principe, que l'ordre seul,
+c'est-à-dire, l'obéissance à la justice, assure la liberté: mais ils
+pensent que ce résultat peut s'obtenir sans un genre d'institutions que
+la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par
+la raison, si la raison prouve qu'elles ne servent pas mieux que les
+idées naturelles au bonheur de la société. C'est sur ces deux questions,
+il me semble, que tous les esprits devraient s'exercer: il faut les
+séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous
+voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution; car, comme on
+l'a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse _par le
+raisonnement_, et il n'y a de vaincus que les hommes persuadés. Loin
+donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle toutes les dénominations
+d'esclaves et de factieux, de conspirateurs et d'anarchistes, prodiguées
+aux simples opinions: les actions doivent être soumises aux lois, mais
+l'univers moral appartient à la pensée; quiconque se sert de cette arme
+méprise toutes les autres, et l'homme qui l'emploie est par cela seul
+incapable de s'abaisser à d'autres moyens.
+
+Plusieurs ouvrages de très-bons auteurs renferment des raisons en faveur
+de l'hérédité modifiée, soit comme en Angleterre, c'est-à-dire,
+composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est
+purement représentatif; soit comme à Rome, lorsque la puissance
+politique était divisée entre la démocratie et l'aristocratie, le peuple
+et le sénat. Il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait
+croire que la balance de ces intérêts opposés pouvait seule donner de la
+stabilité aux gouvernements; que l'homme qui se croit des talents, ou se
+voit de l'autorité, tendant naturellement, d'abord aux distinctions
+personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux
+créer légalement ce qu'il conquerra de force. Il faudrait développer et
+ces raisons et beaucoup d'autres encore, en acceptant de part et d'autre
+celles qu'on croit tirer du droit pour ou contre; car le droit en
+politique, c'est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général;
+mais l'on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires
+quand on les combat de bonne foi.
+
+On pourrait opposer à leurs raisonnements que la principale cause de la
+destruction de plusieurs gouvernements a été d'avoir constitué dans
+l'état deux intérêts opposés: on a considéré comme le chef-d'oeuvre de la
+science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires,
+pour que la puissance aristocratique et celle de la démocratie se
+balançassent, comme deux lutteurs qu'une égale force rend immobiles. En
+effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui
+où cette balance, subsistant d'une manière parfaite, donne le repos qui
+naît de deux efforts contenus l'un par l'autre; mais cet état ne peut
+être durable. À l'instant où, pour suivre la comparaison, l'un des deux
+lutteurs prend un moment l'avantage, il terrasse l'autre qui se venge en
+le renversant à son tour. Ainsi l'on a vu la république romaine
+déchirée, dès qu'une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu
+l'équilibre.--On dira qu'en Angleterre il y a trois intérêts, et que
+cette combinaison plus savante répond de la tranquillité publique. Il
+n'y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement; les privilégiés
+héréditaires et ceux qui ne le sont pas peuvent être revêtus de noms
+différents; mais la division se fait toujours sur ces deux bases: l'on
+se sépare et l'on se rallie d'après ces deux grands motifs d'opposition.
+Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce
+principe de haine, de ce genre de mort qui a détruit tant d'états,
+parvînt à trouver la fin du combat de l'aristocratie et de la
+démocratie, et qu'au lieu de s'attacher à la combinaison d'une balance
+qui, par son avantage même, par la part qu'elle accorde à la liberté,
+finit toujours par être renversée, on examinât si l'idée moderne du
+système représentatif n'établit pas dans le gouvernement un seul
+intérêt, un seul principe de vie, en rejetant néanmoins tout ce qui peut
+conduire à la démocratie pure?
+
+Supposez d'abord un très-petit nombre d'hommes extraits d'une nation
+immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l'obligation
+d'avoir passé successivement dans les places qui font connaître les
+hommes, et exigent de l'indépendance de fortune et des droits à l'estime
+publique pour s'y maintenir. Cette élection, ainsi modifiée,
+n'établirait-elle pas l'aristocratie des meilleurs, la prééminence des
+talents, des vertus et des propriétés? ce genre de distinction qui, sans
+faire deux classes de droit, c'est-à-dire deux ennemis de fait, donne
+aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir
+les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent
+sa place, et à la médiocrité sa consolation; donne une part à
+l'amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu'ils ont
+choisis; ouvre la carrière à tous, mais n'y amène que le petit nombre?
+L'avantage de l'aristocratie de naissance, c'est la réunion des
+circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les
+sentiments généreux: l'aristocratie de l'élection doit, alors que sa
+marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes
+distingués par la nature aux places éminentes de la société.--Ne
+serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les
+avantages et aucun des inconvénients de l'opposition des intérêts; que
+deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent
+parfaitement distincts dans leurs fonctions; que chacun prît un parti
+différent par sa place, mais non par esprit de corps; ce qui est d'une
+tout autre nature? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs
+magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se
+réuniraient ensuite dans la nation, parce qu'aucun intérêt contraire ne
+les séparerait d'une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu'un
+grand pays, loin d'être un obstacle à un tel état de choses, fût
+particulièrement propre à sa stabilité? parce qu'une conspiration, un
+homme, peuvent s'emparer tout à coup de la citadelle d'un petit état, et
+par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu'il n'y a
+qu'une opinion qui remue à la fois trente millions d'hommes; que tout ce
+qui n'est produit que par des individus, ou par une faction qui n'est
+point ralliée au mouvement publie, est étouffé par la masse qui se porte
+sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d'usurpation dans un pays où il
+faudrait que le même homme ralliât l'opinion à lui, depuis le Rhin
+jusqu'aux Pyrénées; l'idée d'une constitution, d'un ordre légal consenti
+par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement, dans
+un grand pays, a pour appui la masse énorme des hommes paisibles; cette
+masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande
+nation, que dans un petit pays. Les gouvernants, dans un petit pays,
+sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de
+chacun à une action quelconque est plus grande et plus facile. Enfin si
+l'on répétait d'une manière vague qu'on n'a jamais vu une constitution
+fondée sur de telles bases, qu'il vaut mieux adopter celles qui ont
+existé pendant des siècles, on pourrait demander de s'arrêter à une
+réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière.
+
+Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes; en
+se perfectionnant, l'on arrive aux idées simples; l'ignorance absolue
+dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des
+connaissances que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir
+ma pensée. À la renaissance des lettres, les premiers écrits qu'on a
+composés ont été pleins de recherche et d'affectation. Les grands
+écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre
+simple; et le discours du sauvage qui s'écriait: _Dirons-notes aux
+ossements de nos pères: Levez-vous, et marchez à notre suite?_ ce
+discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire que les vers
+ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d'abord
+trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l'eau
+sur le sommet d'une montagne; après cette machine, on a découvert des
+pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens.
+Sans vouloir faire d'une comparaison une preuve, peut-être que,
+lorsqu'il y a cent ans en Angleterre, l'idée de la liberté reparut sur
+la terre, l'organisation combinée du gouvernement anglais était le plus
+haut point de perfection où l'on pût atteindre alors; mais aujourd'hui
+des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution,
+des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d'autres.
+Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis,
+l'ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution
+par le système politique même qu'on avait adopté: les moeurs barbares
+sont plus près des institutions simples mal entendues, que des
+institutions compliquées; mais il n'en est pas moins vrai que l'ordre
+social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu'on
+diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et
+beaucoup d'autres, conduiraient à un développement complet de la nature
+et de l'utilité des pouvoirs héréditaires faisant partie de la
+constitution, et de la nature et de l'utilité des constitutions
+composées uniquement de magistratures temporaires; car, il faut bien se
+le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des
+opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou
+criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé.
+
+On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement
+abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour
+emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on
+arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine
+sur les circonstances présentes. À la fin d'un semblable ouvrage,
+cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions
+fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les
+particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe.
+Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de
+ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre
+temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui
+concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me
+frappent surtout: voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour
+renverser celle qui établit la république? et le courage de tant
+d'armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d'une
+chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu'elle a
+coûtés?
+
+La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre
+est passé, dont l'espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à
+l'Europe l'horreur des révolutions? Ceux qui détestent les principes de
+la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée
+libérale, et font un crime d'aimer jusqu'à la pensée d'une république,
+comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le
+culte des Caton, des Brutus et des Sidney: ces hommes intolérants et
+fanatiques ne persuadent point, par leurs véhémentes déclamations, les
+étrangers philosophes; mais que l'Europe écoute les amis de la liberté,
+les amis de la république française, qui se sont hâtés de l'adopter, dès
+qu'on l'a pu sans crime, dès qu'il n'en coûtait pas du sang pour la
+désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d'abus,
+maintenant, pour qu'un jour de révolution n'arrache plus de larmes que
+tous les maux qu'on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution,
+c'est dévouer à la mort l'innocent et le coupable; c'est, peut-être,
+condamner l'objet qui nous est le plus cher! et jamais on n'obtient
+soi-même le but qu'à ce prix affreux on s'était proposé. Nul homme, dans
+ce mouvement terrible, n'achève ce qu'il a commencé; nul homme ne peut
+se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s'empare;
+et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque la chute du Rhin à
+Schaffouse, était moins insensé que l'ambitieux qui croirait pouvoir se
+conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous
+en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans
+nos penchants les plus chers; renaître ensuite, peut-être, pour
+l'étonnement et l'admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur
+nos destinées; vous saurez alors si nous avons acquis la véritable
+science du bonheur des hommes; si le vieillard avait raison, ou si le
+jeune homme a mieux disposé de son domaine, l'avenir. Hélas! n'êtes-vous
+pas heureux qu'une nation tout entière se soit placée à l'avant-garde de
+l'espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les
+principes? Attendez, vous, génération contemporaine; éloignez encore de
+vous les haines, les proscriptions et la mort; nul devoir ne pourrait
+exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une
+loi de les éviter.
+
+Qu'on me pardonne de m'être laissé entraîner au delà de mon sujet; mais
+qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et
+penser sur la révolution de France?
+
+J'ai tracé l'esquisse imparfaite de l'ouvrage que je projette. La
+première partie que j'imprime à présent est fondée sur l'étude de son
+propre coeur, et les observations faites sur le caractère des hommes de
+tous les temps. Dans l'étude des constitutions, il faut se proposer pour
+but le bonheur, et pour moyen la liberté: dans la science morale de
+l'homme, c'est l'indépendance de l'âme qui doit être l'objet principal;
+ce qu'on peut avoir de Bonheur en est la suite. L'homme qui se vouerait
+à la poursuite de la félicité parfaite serait le plus infortuné des
+êtres; la nation qui n'aurait en vue que d'obtenir le dernier terme
+abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable.
+Les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et
+les individus chercher à s'en rendre indépendants; les gouvernements
+doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent
+apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la
+masse dans l'ordre même des choses, et cependant il n'est pas de
+félicité pour les individus; tout concourt à la conservation de
+l'espèce, tout s'oppose, aux désirs de chacun, et les gouvernements, à
+quelques égards, représentant l'ensemble de la nature, peuvent atteindre
+à la perfection dont l'ordre général offre l'exemple; mais les
+moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres
+emportés dans le mouvement de l'univers, ne peuvent leur promettre avec
+certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours
+d'eux-mêmes. Il y a de l'avantage à se proposer pour but de son travail
+sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique; les essais, même
+inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires; agissant à la
+fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les
+expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d'opposer l'une
+à l'autre toutes les parties diverses du corps politique. L'on n'a
+point, au dedans de soi, de transactions à faire avec des obstacles
+étrangers; l'on mesure sa force, on triomphe ou l'on se soumet; tout est
+simple, tout est possible même; car s'il est absurde de considérer une
+nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en
+particulier peut se flatter de le devenir. Je m'attends aux diverses
+objections de sentiment et de raisonnement qu'on pourra faire contre le
+système développé dans cette première partie. Rien n'est plus contraire,
+il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l'idée de se
+rendre indépendant des affections des autres; on veut d'abord consacrer
+sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble
+qu'on ne s'est jamais assez mis à la disposition de ceux qu'on aime;
+qu'on ne leur ait jamais assez prouvé qu'on ne pouvait exister sans eux;
+que l'occupation, les services de tous les jours ne satisfassent pas
+assez au gré de la chaleur de l'âme, le besoin qu'on a de se dévouer, de
+se livrer en entier aux autres. On se fait un avenir tout composé des
+liens qu'on a formés; on se confie d'autant plus à leur durée que l'on
+est soi-même plus incapable d'ingratitude; on se sait des droits à la
+reconnaissance; on croit à l'amitié ainsi fondée plus qu'à aucun autre
+lien de la terre: tout est moyen, elle seule est le but. L'on veut aussi
+de l'estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les
+garants; on n'a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront:
+comment la vérité, et la vérité du sentiment, ne persuaderait-elle pas?
+comment ne finirait-elle pas par être reconnue? Les preuves sans nombre
+qui s'échappent d'elle de toutes parts doivent enfin l'emporter sur la
+fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l'air
+qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes
+réellement, et l'on ne croit pas à la possibilité d'être longtemps mal
+jugé: c'est avec ce sentiment de confiance qu'on vogue à pleines voiles
+dans la vie. Tout ce qu'on a su, tout ce qu'on vous a dit de la mauvaise
+nature d'un grand nombre d'hommes, s'est classé dans votre tête comme
+l'histoire, comme tout ce qu'on apprend en morale sans l'avoir éprouvé.
+On ne s'avise d'appliquer aucune de ces idées générales à sa situation
+particulière; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit
+être une exception. Ce qu'on a d'esprit n'a point d'influence sur la
+conduite: là où il y a un coeur, il est seul écouté. Ce qu'on n'a pas
+senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions.
+Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise où la vie cesse de
+croître, il se fait un cruel changement dans votre existence: on
+commence à juger votre situation; tout n'est plus avenir dans votre
+destinée; à beaucoup d'égards votre sort est fixé, et les hommes
+réfléchissent alors s'il leur convient d'y lier le leur. S'ils y voient
+moins d'avantages qu'ils n'avaient cru, si de quelque manière leur
+attente est trompée, au moment où ils sont résolus à s'éloigner de vous,
+ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous; ils vous
+cherchent mille défauts pour s'absoudre du plus grand de tous: les amis
+qui se rendent coupables d'ingratitude vous accablent pour se justifier;
+ils nient le dévouement, ils supposent l'exigence, ils essaient enfin de
+moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite
+et la leur d'une sorte d'incertitude que chacun explique à son gré.
+Quelle multitude de peines assiège alors le coeur qui voulait vivre dans
+les autres, et se voit trompé dans cette illusion! La perte des
+affections les plus chères n'empêche pas de sentir jusqu'au plus faible
+tort de l'ami qu'on aimait le moins. Votre système dévie est attaqué,
+chaque coup ébranle l'ensemble: _celui-là aussi s'éloigne de moi_, est
+une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix
+qu'il n'avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la
+faveur, perd toute son indulgence; il aime les succès qu'il prévoit, il
+devient l'adversaire de ceux dont il est lui-même la cause; ce qu'il a
+dit, il l'attaque; ce qu'il encourageait, il veut le détruire: cette
+injustice de l'opinion fait souffrir aussi de raille manières en un
+jour. Tel individu qui vous déchire n'est pas digne que vous regrettiez
+son suffrage; mais vous souffrez de tous les détails d'une grande peine
+dont l'histoire se déroule à vos yeux: et déjà certain de ne point
+éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque
+pas. Enfin le coeur se flétrit, la vie se décolore; on a des torts à son
+tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système
+de perfection dont on s'était d'abord enorgueilli; on ne sait plus à
+quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais; à force de
+s'être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement.
+Est-ce la sensibilité, est-ce la vertu qui n'est qu'un fantôme? et cette
+plainte sublime échappée à Brutus dans les champs de Philippes,
+doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort? C'est à
+cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas, où, plus
+incertains sur l'avenir que dans les nuages de l'enfance, nous doutons
+de tout ce que nous croyions savoir, et recommençons l'existence avec
+l'espoir de moins. C'est à cette époque où le cercle des jouissances est
+parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être
+utile; il ne faut pas le lire avant, car je ne l'ai moi-même ni
+commencé, ni conçu qu'à cet âge. On m'objectera, peut-être aussi, qu'en
+voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus
+belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments
+généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens
+qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute,
+pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors
+presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une
+force active dans l'ordre moral: L'homme alors, emporté par quelque
+chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus
+d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion,
+cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux
+hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que
+les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront
+que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de
+toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux
+animent ou renversent le théâtre du monde: mais quel bien en
+résultera-t-il pour eux? quel bonheur général peut-on obtenir par ces
+encouragements donnés aux passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de
+mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait
+sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les
+passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je
+n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a
+que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au
+dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne
+en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend
+entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement
+imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les
+fers. Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la
+destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système
+de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où
+s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie: ce
+système ne convient qu'aux caractères naturellement passionnés, et qui
+ont combattu pour reprendre l'empire; plusieurs de ces jouissances
+n'appartiennent qu'aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ces
+sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En
+effet, si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre, de
+quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui pût occuper
+le moraliste, et l'inquiéter sur la destinée de l'homme? Pourrait-on
+aussi me reprocher de n'avoir pas traité séparément les jouissances
+attachées à l'accomplissement de ses devoirs, et les peines que font
+éprouver le remords qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravées?
+Ces deux idées premières dans l'existence s'appliquent également à
+toutes les situations, à tous les caractères; et ce que j'ai voulu
+montrer seulement, c'est le rapport des passions de l'homme avec les
+impressions agréables ou douloureuses qu'il ressent au fond de son coeur.
+En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu'il n'est point de
+bonheur sans la vertu; revenir à ce résultat par toutes les routes est
+une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l'analyse des diverses affections
+morales de l'homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la
+révolution de France; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible
+événement: d'ailleurs j'ai voulu que cette première partie fût utile à
+la seconde; que l'examen des hommes un à un pût préparer au calcul des
+effets de leur réunion en masse. J'ai espéré, je le répète, qu'en
+travaillant à l'indépendance morale de l'homme, on rendrait sa liberté
+politique plus facile, puisque chaque restriction qu'il faut imposer à
+cette liberté est toujours commandée par l'effervescence de telle ou
+telle passion.
+
+Enfin, de quelque manière que l'on juge mon plan, ce qui est certain,
+c'est que mon unique but a été de combattre le malheur sous toutes ses
+formes, d'étudier les pensées, les sentiments, les institutions qui
+causent de la douleur aux hommes, pour chercher quelle est la réflexion,
+le mouvement, la combinaison, qui pourraient diminuer quelque chose de
+l'intensité des peines de l'âme: l'image de l'infortune, sous quelque
+aspect qu'elle se présente, et me poursuit, et m'accable. Hélas! j'ai
+tant éprouvé ce que c'était que souffrir, qu'un attendrissement
+inexprimable, une inquiétude douloureuse s'emparent de moi, à la pensée
+des malheurs de tous et de chacun; des chagrins inévitables et des
+tourments de l'imagination; des revers de l'homme juste, et même aussi
+des remords du coupable; des blessures du coeur, les plus touchantes de
+toutes, et des regrets dont on rougit sans les éprouver moins; enfin, de
+tout ce qui fait verser des larmes, ces larmes que les anciens
+recueillaient dans une urne consacrée, tant la douleur de l'homme était
+auguste à leurs yeux. Ah! ce n'est pas assez d'avoir juré que, dans les
+limites de son existence, de quelque injustice, de quelque tort qu'on
+fût l'objet, on ne causerait jamais volontairement une peine, on ne
+renoncerait jamais volontairement à la possibilité d'en soulager une; il
+faut essayer encore si quelque ombre de talent, si quelque faculté de
+méditation ne pourrait pas faire trouver la langue dont la mélancolie
+ébranle doucement le coeur, ne pourrait pas aider à découvrir à quelle
+hauteur philosophique les armes qui blessent n'atteindraient plus.
+Enfin, si le temps et l'étude apprenaient comment on peut donner aux
+principes politiques assez d'évidence pour qu'ils ne fussent plus
+l'objet de deux religions, et par conséquent des plus sanglantes
+fureurs, il semble que l'on aurait du moins offert un examen complet de
+tout ce qui livre la destinée de l'homme à la puissance du malheur.
+
+
+
+
+SECTION PREMIÈRE.
+
+DES PASSIONS.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+_De l'amour de la gloire._
+
+
+De toutes les passions dont le coeur humain est susceptible, il n'en est
+point qui ait un caractère aussi imposant que l'amour de la gloire: on
+peut trouver la trace de ses mouvements dans la nature primitive de
+l'homme, mais ce n'est qu'au milieu de la société que ce sentiment
+acquiert sa véritable force. Pour mériter le nom de passion, il faut
+qu'il absorbe toutes les autres affections de l'âme, et ses plaisirs
+comme ses peines n'appartiennent qu'au développement entier de sa
+puissance.
+
+Après cette sublimité de vertu, qui fait trouver dans sa propre
+conscience le motif et le but de sa conduite, le plus beau des principes
+qui puisse mouvoir notre âme est l'amour de la gloire. Je laisse au sens
+de ce mot sa propre grandeur en ne le séparant pas de la valeur réelle
+des actions qu'il doit désigner. En effet, une gloire véritable ne peut
+être acquise par une célébrité relative; on en appelle toujours à
+l'univers et à la postérité pour confirmer le don d'une si auguste
+couronne; elle ne doit donc rester qu'au génie ou à la vertu. C'est en
+méditant sur l'ambition que je parlerai de tous les succès éphémères qui
+peuvent imiter ou rappeler la gloire; mais c'est d'elle-même,
+c'est-à-dire, de ce qui est vraiment grand et juste, que je veux d'abord
+m'occuper; et pour juger son influence sur le bonheur, je ne craindrai
+point de la faire paraître dans toute la séduction de son éclat.
+
+Le digne et sincère amant de la gloire propose un beau traité au genre
+humain; il lui dit: «Je consacrerai mes talents à vous servir; ma
+passion dominante m'excitera sans cesse à faire jouir un plus grand
+nombre d'hommes des résultats heureux de mes efforts; le pays, le peuple
+qui m'est inconnu, aura des droits aux fruits de mes veilles; tout ce
+qui pense est en relation avec moi; et, dégagé de la puissance
+environnante des sentiments individuels, c'est à l'étendue seule de mes
+bienfaits que je mesurerai mon bonheur: pour prix de ce dévouement, je
+ne vous demande que de le célébrer; chargez la renommée d'acquitter
+votre reconnaissance. La vertu, j'en conviens, sait jouir d'elle-même;
+moi, j'ai besoin de vous pour obtenir le prix qui m'est nécessaire pour
+que la gloire de mon nom soit unie au mérite de mes actions.» Quelle
+franchise, quelle simplicité dans ce contrat! comment se peut-il que les
+nations n'y soient jamais restées fidèles, et que le génie seul en ait
+accompli les conditions?
+
+C'est, sans doute, une jouissance enivrante que de remplir l'univers de
+son nom, d'exister tellement au delà de soi, qu'il soit possible de se
+faire illusion et sur l'espace et sur la durée de la vie, et de se
+croire quelques-uns des attributs métaphysiques de l'infini. L'âme se
+remplit d'un orgueilleux plaisir par le sentiment habituel que toutes
+les pensées d'un grand nombre d'hommes sont dirigées sur vous; que vous
+existez en présence de leur espoir; que chaque méditation de votre
+esprit peut influer sur beaucoup de destinées; que de grands événements
+se développent au dedans de vous, et commandent, au nom du peuple, qui
+compte sur vos lumières, la plus vive attention à vos propres pensées.
+Les acclamations de la foule remuent l'âme, et par les réflexions
+qu'elles font naître, et par les commotions qu'elles excitent: toutes
+ces formes animées, enfin, sous lesquelles la gloire se présente,
+doivent transporter la jeunesse d'espérance et l'enflammer d'émulation.
+Les routes qui conduisent à un si grand but sont remplies de charmes;
+les occupations que commande l'ardeur d'y parvenir sont elles-mêmes une
+jouissance; et, dans la carrière des succès, ce qu'il y a souvent de
+plus heureux, c'est la suite d'intérêts qui les précèdent et s'emparent
+activement de la vie. La gloire des écrits et celle des actions sont
+soumises à des combinaisons différentes; la première, empruntant quelque
+chose des plaisirs solitaires, peut participer à leurs bienfaits; mais
+ce n'est pas elle qui rend sensibles tous les signes de cette grande
+passion; ce n'est pas ce génie dominateur qui dans un instant sème,
+recueille et se couronne; dont l'éloquence entraînante, ou le courage
+vainqueur décident instantanément du sort des siècles et des empires; ce
+n'est pas cette émotion toute-puissante dans ses effets, qui commande en
+inspirant une volonté pareille, et saisit dans le présent toutes les
+jouissances de l'avenir. Le génie des actions est dispensé d'attendre la
+tardive justice que le temps traîne à sa suite; il fait marcher sa
+gloire en avant comme la colonne enflammée qui jadis éclairait la marche
+des Israélites. La célébrité qu'on peut acquérir par les écrits est
+rarement contemporaine; mais alors même qu'on obtient cet heureux
+avantage, comme il n'y a rien d'instantané dans ses effets, d'ardent
+dans son éclat, une telle carrière ne peut, comme la gloire active,
+donner le sentiment complet de sa force physique et morale, assurer
+l'exercice de toutes ses facultés, enivrer enfin par la certitude de la
+puissance de son être. C'est donc au plus haut point de bonheur que
+l'amour de la gloire puisse donner, qu'il faut s'attacher pour en mieux
+juger les obstacles et les malheurs.
+
+La première des difficultés, dans tous les gouvernements où les
+distinctions héréditaires sont établies, c'est la réunion des
+circonstances qui donnent de l'éclat à la vie; les efforts que l'on fait
+pour sortir d'une situation obscure, pour jouer un rôle sans y être
+appelé, déplaisent à la plupart des hommes. Ceux que leur destinée
+approche des premières places, croient voir une preuve de mépris pour
+eux dans l'espérance que l'on conçoit de franchir l'espace qui en
+sépare, et de se mettre, par ses talents, au niveau de leur destinée.
+Les individus de la même classe que soi, qui se sont résignés à n'en pas
+sortir, attribuant bien plutôt cette résolution à leur sagesse qu'à leur
+médiocrité, appellent folie une conduite différente, et sans juger la
+diversité des talents, se croient faits pour les mêmes circonstances.
+Dans les monarchies aristocratiquement constituées, la multitude se
+plaît quelquefois, par un esprit dominateur, à relever celui que le
+hasard a délaissé; mais ce même esprit ne lui permet pas d'abandonner
+ses droits sur l'existence qu'elle a créée; le peuple regarde cette
+existence comme l'oeuvre de ses mains; et si le sort, la superstition, la
+magie, une puissance, enfin, indépendante des hommes, n'entre pas dans
+la destinée de celui qui, dans un état monarchique, doit son élévation à
+l'opinion du peuple, il ne conservera pas longtemps une gloire que les
+suffrages seuls créent et récompensent, qui puise à la même source son
+existence et son éclat; le peuple ne soutiendra pas son ouvrage, et ne
+se prosternera pas devant une force dont il se sent le principal appui.
+Ceux qui, sous un tel ordre de choses, sont nés dans la classe
+privilégiée, ont à quelques égards beaucoup de données utiles; mais
+d'abord la chance des talents se resserre, et à proportion du nombre, et
+plus encore par l'espèce de négligence qu'inspirent de certains
+avantages: mais quand le génie élève celui que les rangs de la monarchie
+avaient déjà séparé du reste de ses concitoyens, indépendamment des
+obstacles communs à tous, il en est qui sont personnels à cette
+situation. Des rivaux en plus petit nombre, des rivaux qui se croient
+vos égaux à plusieurs égards, se pressent davantage autour de vous, et
+lorsqu'on veut les écarter, rien n'est plus difficile que de savoir
+jusqu'à quel point il faut se livrer à la popularité, en jouissant de
+distinctions impopulaires. Il est presque impossible de connaître
+toujours avec certitude le degré d'empressement qu'il faut montrer à
+l'opinion générale: certaine de sa toute-puissance, elle en a la pudeur,
+et veut du respect sans flatterie; la reconnaissance lui plaît, mais
+elle se dégoûte de la servitude, et rassasiée de souveraineté, elle aime
+le caractère indépendant et fier, qui la fait douter un moment de son
+autorité, pour lui en renouveler la jouissance. Ces difficultés
+générales redoublent pour le noble, qui dans une monarchie veut obtenir
+une gloire véritable; s'il dédaigne la popularité, il est haï: un
+plébéien dans un état démocratique peut obtenir l'admiration en bravant
+la popularité; mais si un noble adopte une telle conduite dans un état
+monarchique, au lieu de se donner l'éclat du courage, il ne fera croire
+qu'à son orgueil; et si cependant, pour éviter ce blâme, il recherche la
+popularité, il est sans cesse près du soupçon ou du ridicule. Les hommes
+ne veulent pas qu'on renonce totalement à ses intérêts personnels, et ce
+qui est, à un certain point, contre leur nature, est déjoué par eux: il
+n'y a que la vie qu'on puisse sacrifier avec éclat; l'abandon des autres
+avantages, quoique bien plus rare et plus estimable, est représenté
+comme une sorte de duperie; et quoique ce soit le plus haut degré du
+dévouement, dès qu'il est nommé _duperie_, il n'excite plus
+l'enthousiasme de ceux même qui sont l'objet du sacrifice. Les nobles
+donc, placés entre la nation et le monarque, entre leur existence
+politique et l'intérêt général, obtiennent difficilement de la gloire
+ailleurs que dans les armées. La plupart de ces considérations ne
+peuvent s'appliquer aux succès militaires; la guerre ne laisse à
+l'homme, de sa nature, que ses facultés physiques; pendant que cet état
+dure, il se soumet à la valeur, à l'audace, au talent qui fait vaincre,
+comme les corps les plus faibles suivent l'impulsion des plus forts.
+L'être moral n'est de rien dans la bataille, et voilà pourquoi les
+soldats ont plus de constance dans leur attachement pour leurs généraux,
+que les citoyens dans leur reconnaissance pour leurs administrateurs.
+
+Dans les républiques, si elles sont constituées sur la seule base de
+l'aristocratie, tous les membres d'une même classe sont un obstacle à la
+gloire de chacun d'eux; cet esprit de modération qu'avec tant de raison
+Montesquieu a désigné comme le principe des républiques aristocratiques,
+cet esprit de modération ne s'accorde pas avec les élans du génie: un
+grand homme, s'il voulait se montrer tel, précipiterait la marche égale
+et soutenue de ces gouvernements; et comme l'utilité est le principe de
+l'admiration, dans un état où les grands talents ne peuvent s'exercer
+d'une manière avantageuse à tous, ils ne se développent pas, ou sont
+étouffés, ou sont contenus dans une certaine limite qui ne leur permet
+pas d'atteindre à la célébrité. On ne sait pas au dehors un nom propre
+du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la
+république de Berne; un même esprit dirige, depuis plusieurs siècles,
+des individus différents; et si un homme lui donnait son impulsion
+particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation dont l'unité
+fait tout à la fois le repos et la force.
+
+Pour les républiques populaires, il faut distinguer deux époques tout à
+fait différentes, celle qui a précédé l'imprimerie, et celle qui est
+contemporaine du plus grand développement possible de la liberté de la
+presse. Celle qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à
+l'ascendant d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étant point
+disséminées, celui qui avait reçu des talents supérieurs, une raison
+forte, avait de grands moyens d'agir sur la multitude; le secret des
+causes n'était pas connu, l'analyse n'avait pas changé en science
+positive la magie de tous les effets; enfin, l'on pouvait être étonné,
+par conséquent entraîné; et des hommes croyaient qu'un d'entre eux était
+nécessaire à tous. De là les grands dangers que courait la liberté; de
+là les factions toujours renaissantes; car les guerres d'opinions
+finissent avec les événements qui les décident, avec les discussions qui
+les éclairent; mais la puissance des hommes supérieurs se renouvelle
+avec chaque génération, et déchire ou asservit la nation qui se livre
+sans mesure à cet enthousiasme. Mais lorsque la liberté de la presse,
+et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux, rend publiques
+chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu'il
+existe dans un tel pays ce qu'on appelle de la gloire; il y a de
+l'estime, parce que l'estime ne détruit pas l'égalité, et que celui qui
+l'accorde, juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme pour les
+hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères des défauts qui
+jadis n'étaient découverts que par le flambeau de l'histoire, ou par un
+très-petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général
+n'avait point enivrés; aujourd'hui celui qui veut se distinguer est en
+guerre avec l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas
+qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d'orgueil
+actif, destructeur des succès individuels. Si l'on veut examiner la
+cause du grand ascendant que dans Athènes, qu'à Rome, des génies
+supérieurs ont obtenu, de l'empire presque aveugle que dans les temps
+anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l'opinion n'a
+jamais été fixée par l'opinion même, que c'est à quelques pouvoirs
+différents d'elle, à l'appui de quelque superstition que sa constance a
+été due. Tantôt ce sont des rois, qui jusqu'à la fin de leur vie ont
+conservé la gloire qu'ils avaient obtenue; mais les peuples croyaient
+alors que la royauté avait une origine céleste: tantôt on voit Numa
+inventer une fable pour faire accepter des lois que la sagesse lui
+dictait, se fiant plus à la crédulité qu'à l'évidence. Les meilleurs
+généraux romains, quand ils voulaient donner une bataille, déclaraient
+que l'examen du vol des oiseaux les forçait à la livrer. C'est ainsi que
+les hommes habiles de l'antiquité ont caché le conseil de leur génie
+sous l'apparence d'une superstition, évitant ce qui peut avoir des
+juges, quoique certains d'avoir raison. Enfin, chaque découverte des
+sciences, en enrichissant la masse, diminue l'empire individuel de
+l'homme. Le genre humain hérite du génie, et les véritables grands
+hommes sont ceux qui ont rendu leurs pareils moins nécessaires aux
+générations suivantes. Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière
+future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de
+l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la
+vertu plus efficace que la passion de la gloire. On trouvera peut-être
+que ce siècle ne donne encore l'idée d'aucun progrès en ce genre; mais
+il faut dans l'effet actuel voir la cause future, pour juger un
+événement tout entier. Celui qui n'aperçoit dans les mines, où les
+métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne
+connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l'avenir
+qu'en multipliant le présent. Mais de quelque manière qu'on juge ces
+réflexions, je reviens aux considérations générales qui s'appliquent à
+tous les pays et à tous les temps sur les obstacles et les malheurs
+attachés à la passion de la gloire.
+
+Quand les difficultés des premiers pas sont vaincues, il se forme à
+l'instant deux partis sur une même réputation; non parce qu'il y a deux
+manières de la considérer, mais parce que l'ambition parie pour ou
+contre. Celui qui veut être l'adversaire des grands succès reste passif
+tant que dure leur éclat; et c'est pendant ce temps, au contraire, que
+les amis ne cessent d'agir en votre faveur; ils arrivent déjà fatigués à
+l'époque du malheur, lorsqu'il suffit au public du mobile seul de la
+curiosité, pour se lasser des mêmes éloges; les ennemis paraissent avec
+des armes toutes nouvelles, tandis que les amis ont émoussé les leurs,
+en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe. On se
+demande pourquoi l'amitié a moins de persistance que la haine; c'est
+qu'il y a plusieurs manières de renoncer à l'une, et que pour l'autre le
+danger et la honte sont partout ailleurs que dans le succès. Les amis
+peuvent si aisément attribuer, à la bonté de leur âme l'exagération de
+leur enthousiasme, à l'oubli qu'on a fait de leurs conseils, les
+derniers revers qu'on a éprouvés; il y a tant de manières de se louer en
+abandonnant son ami, que les plus légères difficultés décident à prendre
+ce parti: mais la haine, dès ses premiers pas, engagée sans retour, se
+livre à toutes les ressources des situations désespérées; de ces
+situations dont les nations, comme les individus, échappent presque
+toujours, parce que l'homme faible même ne voit alors de secours
+possible que dans l'exercice du courage.
+
+En étudiant le petit nombre d'exceptions à l'inconstance de la faveur
+publique, on est étonné de voir que c'est à des circonstances, et jamais
+au talent seul, qu'on doit les rapporter. Un danger présent a pu
+contraindre le peuple à retarder son injustice; une mort prématurée en a
+quelquefois précédé le moment; mais la réunion des observations, qui
+font le code de l'expérience, prouve que la vie si courte des hommes est
+encore d'une plus longue durée que les jugements et les affections de
+leurs contemporains. Le grand homme qui arrive à la vieillesse doit
+parcourir plusieurs époques d'opinions diverses ou contraires. Ces
+oscillations cessent avec les passions qui les produisent; mais on vit
+au milieu d'elles, et leur choc, qui ne peut rien sur le jugement de la
+postérité, détruit le bonheur présent qui est exposé à tous les coups.
+Les événements du hasard, ceux qu'aucune des puissances de la pensée ne
+peut soumettre, sont cependant placés, par la voix publique, sur la
+responsabilité du génie. L'admiration est une sorte de fanatisme qui
+veut des miracles; elle ne consent à accorder à un homme une place
+au-dessus de tous les autres, à renoncer à l'usage de ses propres
+lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose
+de surnaturel qui ne peut se comparer aux facultés humaines. Il
+faudrait, pour se défendre d'une telle erreur, être modeste et juste,
+reconnaître à la fois les bornes du génie et sa supériorité sur nous;
+mais dès qu'il devient nécessaire de raisonner sur les défaites, de les
+expliquer par des obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est
+fait de l'enthousiasme: il a, comme l'imagination, besoin d'être frappé
+par les objets extérieurs; et la pompe du génie, c'est le succès. Le
+public se plaît à donner à celui qui possède; et, comme ce sultan des
+Arabes qui s'éloignait d'un ami poursuivi par l'infortune, parce qu'il
+craignait la contagion de la fatalité, les revers éloignent les
+ambitieux, les faibles, les indifférents, tous ceux enfin qui trouvent,
+avec quelque raison, que l'éclat de la gloire doit frapper
+involontairement; que c'est à elle à commander le tribut qu'elle
+demande; que la gloire se compose des dons de la nature et du hasard; et
+que personne n'ayant le besoin d'admirer, celui qui veut ce sentiment ne
+l'obtient point de la volonté, mais de la surprise, et le doit aux
+résultats du talent, bien plus qu'à la propre valeur de ce talent même.
+
+Si les revers de la fortune désenchantent l'enthousiasme, que sera-ce
+s'il s'y mêle des torts qui, cependant, se trouvent souvent réunis aux
+qualités les plus éminentes? Quel vaste champ pour les découvertes des
+esprits médiocres! comme ils sont sûrs d'avoir prévu ce qu'ils
+comprennent encore à peine! comme le parti qu'ils auraient pris eût été
+meilleur! que de lumières ils puisent dans l'événement! que de retours
+satisfaisants dans la critique d'un autre! Comme personne ne s'occupe
+d'eux, personne ne songe à les attaquer: eh bien, ils prennent ce
+silence pour le garant de leur supériorité: parce qu'il y a une bataille
+perdue, ils pensent qu'ils l'ont gagnée: et les revers d'un grand homme
+se changent en palmes pour les sots. Quoi donc! l'opinion se
+composerait-elle de leurs suffrages?... Oui, la gloire contemporaine
+leur est soumise, car c'est l'enthousiasme de la multitude qui la
+caractérise; le mérite réel est indépendant de tout, mais la réputation
+acquise par ce mérite n'obtient le nom de gloire qu'au bruit des
+acclamations de la foule. Si les Romains sont insensibles à l'éloquence
+de Cicéron, son génie nous reste; mais où, pendant sa vie, trouvera-t-il
+sa gloire? Les géomètres, ne pouvant être jugés que par leurs pairs,
+obtiennent d'un petit nombre de savants des titres incontestables à
+l'admiration de leurs contemporains; mais la gloire des actions doit
+être populaire. Les soldats jugent leur général, la nation ses
+administrateurs: quiconque a besoin du suffrage des autres a mis tout à
+la fois sa vie sous la puissance du calcul et du hasard, de manière que
+le travail du calcul ne peut lui répondre des chances du hasard, et que
+les chances du hasard ne peuvent le dispenser du travail du calcul. Non,
+pourrait-on dire, le jugement de la multitude est impartial, puisque
+aucune passion envieuse et personnelle ne l'inspire; son impulsion
+toujours vraie doit être juste. Mais, par cela même que ses mouvements
+sont naturels et spontanés, ils appartiennent à l'imagination; un
+ridicule détruit à ses yeux l'éclat d'une vertu; un soupçon peut la
+dominer par la terreur; des promesses exagérées l'emportent sur des
+services prudents; les plaintes d'un seul l'émeuvent plus fortement que
+la silencieuse reconnaissance du grand nombre; enfin, mobile parce
+qu'elle est passionnée; passionnée, parce que les hommes réunis ne se
+communiquent qu'à l'aide de cette électricité, et ne mettent en commun
+que leurs sentiments: ce ne sont pas les lumières de chacun, mais
+l'impulsion générale qui produit un résultat, et cette impulsion, c'est
+l'individu le plus exalté qui la donne. Une idée peut se composer des
+réflexions de plusieurs; un sentiment sort tout entier de l'âme qui
+l'éprouve; la multitude qui l'adopte a pour opinion l'injustice d'un
+homme exercée par l'audace de tous; par cette audace qui se fonde et sur
+la force, et plus encore sur l'impossibilité d'être atteint par aucun
+genre de responsabilité individuelle. Le spectacle de la France a rendu
+ces observations plus sensibles, mais, dans tous les temps, l'amant de
+la gloire a été soumis au joug démocratique; c'est de la nation seule
+qu'il recevait ses pouvoirs; c'est par son élection qu'il obtenait sa
+couronne; et quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple
+retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne
+régnait plus. N'importe, s'écrieront quelques âmes ardentes,
+n'existât-il qu'une chance de succès contre mille probabilités de
+revers, il faudrait tenter une carrière dont le but se perd dans les
+cieux, et donne à l'homme après lui ce que la mémoire des hommes peut
+conquérir sur le passé: un jour de gloire est si multiplié par notre
+pensée qu'il peut suffire à toute la vie. Les plus nobles devoirs
+s'accomplissent en parcourant la route qui conduit à la gloire; et le
+genre humain serait resté sans bienfaiteurs si cette émulation sublime
+n'eût pas encouragé leurs efforts.
+
+D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de services aux
+hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches
+persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la
+retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par
+les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans
+l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport
+avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire.
+Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire
+vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que
+par les idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition
+les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence;
+mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un
+contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait de grands sacrifices
+que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au
+dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que
+sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai
+que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en
+lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être
+jugée par son influence sur le bonheur.
+
+Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques
+moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances
+leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils
+l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais
+appartenir à l'homme qui prétend à la gloire; ses limites ne sont fixées
+par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la
+conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux
+étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne
+possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des
+plus fortes preuves de l'immortalité de l'âme, c'est parce qu'elle
+semble vouloir régner sur l'infini, de l'espace et l'éternité des temps.
+Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit, des
+hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet: sa possession
+émeut l'âme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés
+qu'un moment de calme, dans les objets extérieurs, ne sert qu'à diriger
+sur soi toute l'agitation de sa pensée: le repos est si loin, le vide
+est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand
+malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les
+plaisirs de la gloire, l'âme ne peut être remplie que par leur attente,
+ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle
+désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une
+circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet
+de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux
+de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante
+n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui
+refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde;
+toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun
+sentiment du coeur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle
+atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme
+étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses
+prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes
+les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne
+laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y
+a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il
+compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a
+de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le
+contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la
+perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne
+voit autour de lui qu'un vaste oubli: un amant n'a de larmes à verser
+que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à
+celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon.
+
+La passion de la gloire excite le sentiment et la pensée au delà de
+leurs propres forces; mais loin que le retour à l'état naturel soit une
+jouissance, c'est une sensation d'abattement et de mort: les plaisirs de
+la vie commune ont été usés sans avoir été sentis; on ne peut même les
+retrouver dans ses souvenirs; ce n'est point par la raison ou la
+mélancolie qu'on est ramené vers eux, mais par la nécessité, funeste
+puissance qui brise tout ce qu'elle courbe. L'un des caractères de ce
+long malheur est de finir par s'accuser soi-même: tant qu'on en est
+encore aux reproches que méritent les autres, l'âme peut sortir
+d'elle-même; mais le repentir concentre toutes les pensées, et, dans ce
+genre de douleur, le volcan se referme pour consumer en dedans. Tant
+d'actions composent la vie d'un homme célèbre, qu'il est impossible
+qu'il ait assez de force dans la philosophie ou dans l'orgueil, pour ne
+reprocher aucune faute à son esprit: le passé prenant dans sa pensée la
+place qu'occupait l'avenir, son imagination vient se briser contre ce
+temps immuable, et lui fait parcourir, en arrière, des abîmes aussi
+vastes que l'étaient, en avant, les heureux champs de l'espérance.
+
+L'homme, jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se
+vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni
+les autres; on ne jouit point par effort des idées simples; il faut,
+pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloignent
+naturellement tout autre désir. L'homme accoutumé à compter avec
+l'histoire ne peut plus être intéressé pour les événements d'une
+existence commune; on ne retrouve en lui aucun des mouvements qui le
+caractérisaient; il ne sent plus la vie, il s'y résigne. On confie
+longtemps les peines du coeur, parce que leur durée même est honorable,
+parce qu'elles répondent à trop de souvenirs dans l'âme des autres, pour
+que ce soit parler de soi que d'en entretenir; mais comme la philosophie
+et la fierté doivent vaincre ou cacher les regrets causés même par la
+plus noble ambition, l'homme qui les éprouve ne s'abandonne point à les
+avouer entièrement. L'attention constante sur soi est un détail de
+jouissance pendant la prospérité, c'est une peine habituelle quand on
+est retombé dans une situation privée. Enfin, aimer! ce bien dont la
+nature céleste est seule en disparate avec toute la destinée humaine;
+aimer! n'est plus un bonheur accordé à celui que la passion de la gloire
+a dominé longtemps: ce n'est pas que son âme soit endurcie, mais elle
+est trop vaste pour être remplie par un seul objet; d'ailleurs, les
+réflexions que l'on est conduit à faire sur les hommes en général,
+lorsqu'on entretient avec eux des rapports publics, rendent impossible
+la sorte d'illusion qu'il faut, pour voir un individu à une distance
+infinie de tous les autres. Loin aussi que de grandes pertes attachent
+au genre de bien qui reste, elles affranchissent de tout à la fois; on
+ne se supporte que dans une indépendance absolue, sans aucun point de
+comparaison entre le présent et le passé. Le génie, qui sut adorer et
+posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de
+ses regrets mêmes; il aime mieux mourir que déroger. Enfin, quoique
+cette passion soit pure dans son origine et noble dans ses efforts, le
+crime seul dérange plus qu'elle l'équilibre de l'âme; elle la fait sorti
+violemment de l'ordre naturel, et rien ne peut jamais l'y ramener.
+
+En m'attachant avec une sorte d'austérité à l'examen de tout ce qui doit
+détourner de l'amour de la gloire, j'ai eu besoin d'un grand effort de
+réflexion; j'étais distraite par l'enthousiasme; tant de noms célèbres
+s'offraient à ma pensée, tant d'ombres glorieuses, qui semblaient
+s'offenser de voir braver leur éclat, pour pénétrer jusqu'à la source de
+leur bonheur. C'est de mon père enfin, c'est de l'homme de ce temps qui
+a recueilli le plus de gloire, et qui en retrouvera le plus dans la
+justice impartiale des siècles, que je craignais surtout d'approcher, en
+décrivant toutes les périodes du cours éclatant de la gloire. Mais ce
+n'est pas à l'homme qui a montré, pour le premier objet de ses
+affections, une sensibilité aussi rare que son génie; ce n'est pas à lui
+que peut convenir un seul des traits dont j'ai composé ce tableau; et si
+je m'aidais des souvenirs que je lui dois, ce serait pour montrer
+combien l'amour de la vertu peut apporter de changement dans la nature
+et les malheurs de la passion de la gloire.
+
+Poursuivant le projet que j'ai embrassé, je ne cherche point à détourner
+l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain; mais je
+voudrais retrancher des motifs qui l'animent le besoin des récompenses
+de l'opinion; je voudrais retrancher ce qui est l'essence des passions,
+l'asservissement à la puissance des autres.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+_De l'ambition._
+
+
+En parlant de l'amour de la gloire, je ne l'ai considéré que dans sa
+plus parfaite sublimité, alors qu'il naît du véritable talent, et
+n'aspire qu'à l'éclat de la renommée. Par l'ambition, je désigne la
+passion qui n'a pour objet que la puissance, c'est-à-dire la possession
+des places, des richesses, ou des honneurs qui la donnent; passion que
+la médiocrité doit aussi concevoir, parce qu'elle peut en obtenir les
+succès.
+
+Les peines attachées à cette passion sont d'une autre nature que celles
+de l'amour de la gloire; son horizon étant plus resserré, et son but
+positif, toutes les douleurs qui naissent d'un agrandissement de l'âme
+en disproportion avec le sort de l'humanité, ne sont pas éprouvées par
+les ambitieux. L'intime pensée des hommes n'est point l'objet de leur
+inquiétude; le suffrage des étrangers n'enflamme point leurs désirs: le
+pouvoir, c'est-à-dire, le droit d'influer sur les pensées extérieures et
+d'être loué partout où l'on commande, voilà ce qu'obtient l'ambition.
+Elle est, sous beaucoup de rapports, en contraste avec l'amour de la
+gloire. En les comparant donc, je donnerai naturellement un nouveau
+développement au chapitre que je viens de finir.
+
+Tout est fixé d'avance dans l'ambition; ses chagrins et ses plaisirs
+sont soumis à des événements déterminés; l'imagination a peu d'empire
+sur la pensée des ambitieux, car rien n'est plus réel que les avantages
+du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l'exaltation de l'âme ne
+sont point connues par les ambitieux; mais si le vague de l'imagination
+offre un champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d'espace pour
+s'élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se
+perdre dans l'avenir. Dans l'ambition, au contraire, tout est présent,
+tout est positif; rien n'apparaît au delà du terme, rien ne reste après
+le malheur, et c'est par l'inflexibilité du calcul et le néant du passé
+qu'on doit estimer ses avantages et ses pertes.
+
+Obtenir et conserver le pouvoir, voilà tout le plan d'un ambitieux. Il
+ne peut jamais s'abandonner à aucun de ses mouvements, car il est rare
+que la nature soit un bon guide dans la route de la politique; et, par
+un contraste cruel, cette passion, assez violente pour vaincre tous les
+obstacles, condamne à la réserve continuelle qu'exige la contrainte de
+soi-même; il faut qu'elle agisse avec une égale force pour exciter et
+pour retenir. L'amour de la gloire peut s'abandonner; la colère,
+l'enthousiasme d'un héros ont quelquefois aidé son génie; et quand ses
+sentiments étaient honorables, ils le servaient assez; mais l'ambition
+n'a qu'un seul but. Celui qui prise ainsi le pouvoir est insensible à
+tout autre genre d'éclat; cette disposition suppose une sorte de mépris
+pour le genre humain, une personnalité concentrée qui ferme l'âme aux
+autres jouissances. Le feu de cette passion dessèche; il est âpre et
+sombre, comme tous les sentiments qui, voués au secret par notre propre
+jugement sur leur nature, sont d'autant plus puissants que jamais on ne
+les exprime. L'homme ambitieux sans doute, alors qu'il a atteint ce
+qu'il recherche, ne ressent point ce désir inquiet qui reste après les
+triomphes de la gloire, son objet est en proportion avec lui; et comme
+en le perdant il ne lui restera point de ressources personnelles, en le
+possédant il ne sent point de vide. Le but de l'ambition est
+certainement aussi plus facile à obtenir que celui de la gloire; et
+comme le sort de l'ambitieux dépend d'un moins grand nombre d'individus
+que celui de l'homme célèbre, sous ce rapport il est moins malheureux.
+Il importe, cependant bien plus de détourner de l'ambition que de
+l'amour de la gloire. Ce dernier sentiment est presque aussi rare que le
+génie, et presque jamais il n'est séparé des grands talents qui font son
+excuse; comme si la Providence, dans sa bonté, n'avait pas voulu qu'une
+telle passion pût être unie à l'impossibilité de la satisfaire, de peur
+que l'âme n'en fut dévorée: mais l'ambition au contraire est à la portée
+de la majorité des esprits, et ce serait plutôt la supériorité que la
+médiocrité qui en éloignerait; il y a d'ailleurs une sorte de réflexion
+philosophique qui pourrait faire illusion aux penseurs mêmes sur les
+avantages de l'ambition, c'est que le pouvoir est la moins malheureuse
+de toutes les relations qu'on peut entretenir avec un grand nombre
+d'hommes.
+
+La connaissance parfaite des hommes doit mener, ou à s'affranchir de
+leur joug, ou à les dominer par la puissance. Ce qu'ils attendent de
+vous, ce qu'ils en espèrent, efface leurs défauts, et fait ressortir
+toutes leurs qualités. Ceux qui ont besoin de vous sont si
+ingénieusement aimables, leur dévouement est si varié, leurs louanges
+prennent si facilement un caractère d'indépendance, leur émotion est si
+vive, qu'en assurant qu'ils aiment, c'est eux-mêmes qu'ils trompent
+autant que vous. L'action de l'espérance embellit tellement tous les
+caractères, qu'il faut avoir bien de la finesse dans l'esprit et de la
+fierté dans le coeur, pour démêler et repousser les sentiments que votre
+propre pouvoir inspire: si vous voulez donc aimer les hommes, jugez-les
+pendant qu'ils ont besoin de vous; mais cette illusion d'un instant est
+payée de toute la vie.
+
+Les peines de la carrière de l'ambition commencent dès ses premiers pas,
+et son terme vaut encore mieux que la route qui doit y conduire. Si
+c'est avec un esprit borné qu'on veut atteindre à une place élevée,
+est-il un état plus pénible que ces avertissements continuels donnés par
+l'intérêt à l'amour-propre? Dans les situations communes de la vie, on
+se fait illusion sur son propre mérite; mais un sentiment actif fait
+découvrir à l'ambitieux la mesure de ses moyens, et sa passion l'éclaire
+sur lui-même, non comme la raison qui détache, mais comme le désir qui
+s'inquiète; alors, il n'est plus occupé qu'à tromper les autres, et pour
+y parvenir il ne se perd pas de vue: l'oubli d'un instant lui serait
+fatal; il faut qu'il arrange avec art ce qu'il sait et ce qu'il pense,
+que tout ce qu'il dit ne soit destiné qu'à indiquer ce qu'il est censé
+cacher; il faut qu'il cherche des instruments habiles qui le secondent,
+sans trahir ce qui lui manque, et des supérieurs pleins d'ignorance et
+de vanité, qu'on puisse détourner du jugement par la louange; il doit
+faire illusion à ceux qui dépendent de lui par de la réserve, et tromper
+ceux dont il espère par de l'exagération; enfin, il faut qu'il évite
+sans cesse tous les genres de démonstrations du vrai: aussi agité qu'un
+coupable qui craint la révélation de son secret, il sait qu'un homme
+d'un esprit fin peut découvrir dans le silence de la gravité,
+l'ignorance qui se compose, et dans l'enthousiasme de la flatterie, la
+froideur qui s'exalte. La pensée d'un ambitieux est constamment tendue à
+la recherche des symptômes d'un talent supérieur; il éprouve tout à la
+fois et les peines de ce travail et son humiliation; et pour arriver au
+terme de ses espérances, il doit constamment réfléchir sur les bornes de
+ses facultés.
+
+Si vous supposez, au contraire, à l'homme ambitieux un génie supérieur,
+une âme énergique, sa passion lui commande de réussir; il faut qu'il
+courbe, qu'il enchaîne tous les sentiments qui lui feraient obstacle; il
+n'a pas seulement à craindre la peine des remords qui suivent
+l'accomplissement des actions qu'on peut se reprocher, mais la
+contrainte même du moment présent est une véritable douleur. On ne brave
+pas impunément ses propres qualités; et celui que son ambition entraîne
+à soutenir à la tribune une opinion que sa fierté repousse, que son
+humanité condamne, que la justesse de son esprit rejette, celui-là
+éprouve alors un sentiment pénible, indépendant encore de la réflexion
+qui peut l'absoudre ou le blâmer. Il se soutient, peut-être, par
+l'espoir de se montrer lui-même alors qu'il aura atteint son but; mais
+s'il faisait naufrage avant d'arriver au port, s'il était banni, pendant
+qu'à l'imitation de Brutus il contrefait l'insensé, vainement
+voudrait-il expliquer quelle fut son intention, son espérance: les
+actions sont toujours plus en relief que les commentaires, et ce qu'on a
+dit sur le théâtre n'est jamais effacé par ce qu'on écrit dans la
+retraite. C'est dans la lutte de leurs intérêts, et non dans le silence
+de leurs passions qu'on croit découvrir les véritables opinions des
+hommes: et quel plus grand malheur que d'avoir mérité une réputation
+opposée à son propre caractère!
+
+L'homme qui s'est jugé comme la voix publique, qui conserve au dedans de
+lui tous les sentiments élevés qui l'accusent, et peut à peine s'oublier
+dans l'enivrement du succès, que deviendra-t-il à l'époque du malheur?
+C'est par la connaissance intime des traces que l'ambition laisse dans
+le coeur après ses revers, et de l'impossibilité de fixer sa prospérité,
+qu'on peut juger surtout de l'effroi qu'elle doit inspirer.
+
+Il ne faut qu'ouvrir l'histoire pour connaître la difficulté de
+maintenir les succès de l'ambition; ils ont pour ennemis la majorité des
+intérêts particuliers, qui tous demandent un nouveau tirage, n'ayant
+point eu de lots dans le résultat actuel du sort. Ils ont pour ennemi le
+hasard, qui a une marche très-régulière quand on le calcule dans un
+certain espace de temps et avec une vaste application; le hasard qui
+ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble
+s'être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. Ils ont
+pour ennemi le besoin qu'a le public de juger et de créer de nouveau,
+d'écarter un nom trop répété, d'éprouver l'émotion d'un nouvel
+événement. Enfin, la multitude, composée d'hommes obscurs, veut que
+d'éclatantes chutes relèvent de temps en temps le prix des conditions
+privées, et prêtent une force agissante aux raisonnements abstraits qui
+vantent les paisibles avantages des destinées communes.
+
+Les places éminentes se perdent aussi par le changement qu'elles
+produisent sur ceux qui les possèdent. L'orgueil ou la paresse, la
+défiance ou l'aveuglement, naissent de la possession continue de la
+puissance; cette situation où la modération est aussi nécessaire que
+l'esprit de conquête, exige une réunion presque impossible; et l'âme qui
+se fatigue ou s'inquiète, s'enivre ou s'épouvante, perd la force
+nécessaire pour se maintenir. Je ne parle ici que des succès réels de
+l'ambition; il y en a beaucoup d'apparents, et c'est par eux qu'on
+devrait commencer l'histoire de ses revers. Quelques hommes ont
+conservé, jusqu'à la fin de la vie, le pouvoir qu'ils avaient acquis;
+mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu'il faut
+pour arriver, toutes les peines que cause la perte: l'un est condamné à
+suivre le même système de dissimulation qui l'a conduit au poste qu'il
+occupe; et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même
+pèse sur toute sa personne; l'autre se courbe sans cesse devant le
+maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. Dans une
+monarchie, il est condamné à l'adoption de toutes les idées reçues, à
+l'importance de toutes les formes établies: s'il étonne, il fait
+ombrage; s'il reste le même, on croit qu'il s'affaiblit. Dans une
+démocratie, il faut qu'il devance le voeu populaire, qu'il lui obéisse en
+répondant de l'événement; qu'il joue chaque jour toute sa destinée, et
+n'espère rien de la veille pour le lendemain. Enfin, il n'est point
+d'homme qui ait été possesseur paisible d'une place éminente; le plus
+grand nombre en a marqué la perte par une chute éclatante; d'autres ont
+acheté sa possession par tous les tourments de l'incertitude et de la
+crainte; et cependant, tel était l'effroi que causait le retour à
+l'existence privée, qu'un seul homme ambitieux, Sylla, ayant
+volontairement abdiqué le pouvoir, et survécu paisiblement à cette
+grande résolution, le parti qu'il a pris est encore l'étonnement des
+siècles, et le problème dont les moralistes se proposent tous la
+solution. Charles-Quint se plongea dans la contemplation de la mort,
+alors que, cessant de régner, il crut cesser de vivre. Victor-Amédée
+voulut remonter sur le trône qu'une imagination égarée lui avait fait
+abandonner. Enfin, nul n'est descendu sans douleur d'un rang qui le
+plaçait au-dessus des autres hommes; nul ambitieux du moins, car que
+sont les destinées sans l'âme qui les caractérise? Les événements sont
+l'extérieur de la vie; sa véritable source est tout entière dans nos
+sentiments. Dioclétien peut quitter le trône, Charles II peut le
+conserver en paix: l'un est un philosophe, l'autre est un épicurien: ils
+possèdent tous deux cette couronne objet des voeux des ambitieux; mais
+ils font du trône une condition privée; et leurs qualités, comme leurs
+défauts, les rendent absolument étrangers à l'ambition dont leur
+existence serait le but. Enfin, quand il existerait une chance de
+prolonger la possession des biens offerts par l'ambition, est-il une
+entreprise dont l'avance soit si énorme? L'âme qui s'y livre se rend à
+jamais incapable de toute autre manière d'exister: il faut brûler tous
+les vaisseaux qui pourraient ramener dans un séjour tranquille, et se
+placer entre la conquête et la mort. L'ambition est la passion qui, dans
+ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance; preuve assurée
+que c'est elle qui laisse après elle le moins de consolation. L'ambition
+dénature le coeur: quand on a tout jugé par rapport à soi, comment se
+transporter dans un autre? quand on n'a examiné ceux qui nous
+entouraient que comme des instruments ou des obstacles, comment voir en
+eux des amis? L'égoïsme, dans le cours naturel de l'histoire de l'âme,
+est le défaut de la vieillesse, parce que c'est celui dont on ne peut
+jamais se corriger. Passer de l'occupation de soi à celle de tout autre
+objet est une sorte de régénération morale dont il existe bien peu
+d'exemples.
+
+L'amour de la gloire a tant de grandeur dans ses succès, que ses revers
+en prennent aussi l'empreinte; la mélancolie peut se plaire dans leur
+contemplation, et la pitié qu'ils inspirent a des caractères de respect
+qui servent à soutenir le grand homme qui s'en voit l'objet. On sait que
+son espoir était de s'immortaliser par des services publics, que les
+couronnes de la renommée furent le seul prix dont il poursuivit
+l'honneur; il semble que les hommes, en l'abandonnant, courent des
+risques personnels. Quelques-uns d'eux craignent de se tromper en
+renonçant au bien qu'il voulait leur faire; aucun ne peut mépriser ni
+ses efforts, ni son but; il lui reste sa valeur personnelle et l'appel à
+la postérité; et si l'injustice le renverse, l'injustice aussi sert de
+recours à ses regrets. Mais l'ambitieux, privé du pouvoir, ne vit plus
+qu'à ses propres yeux: il a joué, il a perdu; telle est l'histoire de sa
+vie. Le public a gagné contre lui, car les avantages qu'il possédait
+sont rendus à l'espoir de tous, et le triomphe de ses rivaux est la
+seule sensation vive que produise sa retraite. Bientôt celle-là même
+s'efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c'est
+la facilité qu'on trouve à se faire oublier; mais, par une réunion
+cruelle, le monde qu'on voudrait occuper ne se rappelle plus votre
+existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le
+souvenir.
+
+La gloire d'un grand homme jette au loin un noble éclat sur ceux qui lui
+appartiennent; mais les places, les honneurs dont disposait l'ambitieux
+atteignent à tous les intérêts de tous les instants. Les palmes du génie
+tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur; les dons de la
+fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent
+après eux aucun droit à l'estime, lorsqu'ils vous sont ravis, tous vos
+liens sont rompus; ou si quelque pudeur retient encore quelques amis,
+tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu'ils reprochent
+sans cesse à celui qui perd tout, la part qu'ils avaient dans ses
+jouissances: lui-même ne peut échapper à ses souvenirs; les privations
+les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l'ensemble et
+aux détails de toute la vie. Les jouissances de la gloire, éparses dans
+le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d'années,
+accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur;
+mais la possession des places et des honneurs étant un avantage
+habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie.
+L'amant de la gloire a une conscience, c'est la fierté; et quoique ce
+sentiment rende beaucoup moins indépendant que le dévouement à la vertu,
+il affranchit des autres, s'il ne donne pas de l'empire sur soi-même.
+L'ambitieux n'a jamais mis la dignité du caractère au-dessus des
+avantages du pouvoir; et comme aucun prix ne lui a paru trop cher pour
+l'acquérir, aucune consolation ne doit lui rester après l'avoir perdu.
+Pour aimer et posséder la gloire, il faut des qualités tellement
+éminentes, que si leur plus grande action est au dehors de nous,
+cependant elles peuvent encore servir d'aliment à la pensée dans le
+silence de la retraite; mais la passion de l'ambition, les moyens qu'il
+faut pour réussir dans ses désirs, sont nuls pour tout autre usage:
+c'est de l'impulsion plutôt que de la véritable force; c'est une sorte
+d'ardeur qui ne peut se nourrir de ses propres ressources; c'est le
+sentiment le plus ennemi du passé, de la réflexion, de tout ce qui
+retombe sur soi-même. L'opinion, blâmant les peines de l'ambition
+trompée, y met le comble en se refusant à les plaindre: et ce refus est
+injuste, car la pitié doit avoir une autre destination que l'estime;
+c'est à l'étendue du malheur qu'il faut la proportionner. Enfin, les
+malheurs de l'ambition sont d'une telle nature, que les caractères les
+plus forts n'ont jamais trouvé en eux-mêmes la puissance de s'y
+soumettre.
+
+Le cardinal Albéroni voulait encore dominer la république de Lucques
+qu'il avait choisie pour retraite. On voit des vieillards traîner à la
+cour l'inquiétude qui les agite, bravant le ridicule et le mépris pour
+s'attacher à la dernière ombre du passé.
+
+La passion de la gloire ne peut être trompée sur son objet; elle veut,
+ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de
+lui-même; mais l'ambition a besoin de la première, de la seconde, de la
+dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à
+chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de
+tout ce qui peut combler ou satisfaire, ou même faire illusion à ses
+désirs.
+
+Ne peut-on pas, dira-t-on, vivre après avoir possédé de grandes places,
+comme avant de les avoir obtenues? Non; jamais un effort impuissant ne
+laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait
+redescendre plus bas; et le grand et cruel caractère des passions, c'est
+d'imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu
+d'instants.
+
+Si ces considérations générales suffisent pour montrer l'influence
+certaine de l'ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les
+contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de
+leur coeur de nouveaux motifs d'éloignement pour toutes les passions
+politiques.
+
+Dans les temps de révolution, c'est l'ambition seule qui peut obtenir
+des succès. Il reste encore des moyens d'acquérir du pouvoir, mais
+l'opinion qui distribue la gloire n'existe plus; le peuple commande au
+lieu de juger; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend
+parti pour ou contre tel ou tel homme. Il n'y a plus dans une nation que
+des combattants; l'impartial pouvoir, qu'on appelle le public, ne se
+montre nulle part. Ce qui est grand et juste, d'une manière absolue,
+n'est donc plus reconnu; tout est évalué suivant son rapport avec les
+passions du moment; les étrangers n'ont aucun moyen de connaître
+l'estime qu'ils doivent à une conduite que tous les témoins ont blâmée;
+aucune voix même, peut-être, ne la rapportera fidèlement à la postérité.
+Au milieu d'une révolution, il faut en croire ou l'ambition ou la
+conscience; nul autre guide ne peut conduire à son but. Et quelle
+ambition! quel horrible sacrifice elle impose! quelle triste couronne
+elle promet! Une révolution suspend toute autre puissance que celle de
+la force; l'ordre social établit l'ascendant de l'estime, de la vertu;
+les révolutions mettent tous les hommes aux prises avec leurs moyens
+physiques; la sorte d'influence morale qu'elles admettent, c'est le
+fanatisme de certaines idées qui n'étant susceptibles d'aucune
+modification, ni d'aucune borne, sont des armes de guerre, et non des
+calculs de l'esprit. Pour être donc ambitieux dans une révolution, il
+faut marcher toujours en avant de l'impulsion donnée; c'est une descente
+rapide où l'on ne peut s'arrêter; vainement on voit l'abîme; si l'on se
+jette à bas du char, on est brisé par cette chute: éviter le péril, est
+plus dangereux que de l'affronter: il faut conduire soi-même dans le
+sentier qui doit vous perdre, et le moindre pas rétrograde renverse
+l'homme sans détourner l'événement. Il n'est rien de plus insensé que de
+se mêler dans des circonstances tout à fait indépendantes de la volonté
+individuelle; c'est attacher bien plus que sa vie, c'est livrer toute la
+moralité de sa conduite à l'entraînement d'un pouvoir matériel. On croit
+influer dans les révolutions, on croit agir, être cause, et l'on n'est
+jamais qu'une pierre de plus lancée par le mouvement de la grande roue;
+un autre aurait pris votre place, un moyen différent eût amené le même
+résultat; le nom de chef signifie le premier précipité par la troupe qui
+marche derrière, et pousse en avant.
+
+Les revers et les succès de tout ce qu'on voit dominer dans une
+révolution, ne sont que la rencontre heureuse ou malheureuse de tel
+homme avec telle période de la nature des choses. Il n'est point de
+factieux de bonne foi qui puisse prédire ce qu'il fera le lendemain; car
+c'est la puissance qu'il importe à une faction d'obtenir, plutôt que le
+but d'abord poursuivi: on peut triompher en faisant le contraire de ce
+qu'on a projeté, si c'est retiennent les factieux dans la même route:
+ces derniers ne cherchent que le pouvoir, et jamais ambition ne coûta
+tant au caractère. Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les
+autres hommes, il faut qu'ils n'aient pas de données sûres pour calculer
+à l'avance votre conduite; dès qu'ils vous savent inviolablement attaché
+à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que
+vous devez suivre. Pour obtenir, pour conserver quelques moments le
+pouvoir dans une révolution, il ne faut écouter ni son âme, ni son
+esprit même. Quel que soit le parti qu'on ait embrassé, la faction est
+démagogue dans son essence; elle est composée d'hommes qui ne veulent
+pas obéir, qui se sentent nécessaires, et ne se croient point liés à
+ceux qui les commandent; elle est composée d'hommes prêts à choisir de
+nouveaux chefs chaque jour, parce qu'il n'est question que de leur
+intérêt, et non d'une subordination antérieure, naturelle ou politique:
+il importe plus aux chefs de n'être pas suspects à leurs soldats, que
+d'être redoutables à leurs ennemis. Des crimes de tout genre, des crimes
+inutiles aux succès de la cause, sont commandés par le féroce
+enthousiasme de la populace; elle craint la pitié, quel que soit le
+degré de sa force; c'est par de la fureur, et non de la clémence,
+qu'elle sent son pouvoir. Un peuple qui gouverne ne cesse jamais d'avoir
+peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité; et disposé,
+par sa situation, au mouvement de l'envie, il n'a jamais pour les
+vaincus l'intérêt qu'inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de
+les redouter. L'homme donc qui veut acquérir une grande influence dans
+ces temps de crise, doit rassurer la multitude par son inflexible
+cruauté. Il ne partage point les terreurs que l'ignorance fait éprouver,
+mais il faut qu'il accomplisse les affreux sacrifices qu'elle demande;
+il faut qu'il immole des victimes qu'aucun intérêt ne lui fait craindre,
+que son caractère souvent lui inspirait le désir de sauver; il faut
+qu'il commette des crimes sans égarement, sans fureur, sans atrocité
+même, suivant l'ordre d'un souverain dont il ne peut prévoir les
+commandements, et dont son âme éclairée ne saurait adopter aucune des
+passions. Eh! quel prix pour de tels efforts! quelle sorte de suffrage
+on obtient! combien est tyrannique la reconnaissance qui couronne! On
+voit si bien les bornes de son pouvoir; on sent si souvent qu'on obéit
+alors même qu'on a l'air de commander; les passions des hommes sont
+tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu'aucune
+illusion n'est possible; et la plus magique des émotions, celle que font
+éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler
+pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d'une révolution.
+Comme Cromwell, il dit en traversant la foule dont les suffrages le
+couronnent: «Ils applaudiraient de même si l'on me conduisait à
+l'échafaud.» Cet avenir n'est séparé de vous par aucun intervalle:
+demain peut en être le jour; vos juges, vos assassins sont dans la
+multitude qui vous entoure, et le transport qui vous exalte est
+l'impulsion même qui peut vous renverser. Quel danger vous menace,
+quelle rapidité dans la chute, quelle profondeur dans l'abîme! Sans que
+le succès soit élevé plus haut, le revers vous fait tomber plus bas,
+vous enfonce plus avant dans le néant de votre destinée.
+
+La diversité des opinions empêche aucune gloire de s'établir, mais ces
+mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris; il prend un
+caractère d'acclamation, et le peuple, quand il abandonne l'ambitieux,
+s'éclairant sur les crimes qu'il lui a fait commettre, l'accable pour
+s'en absoudre: celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son
+but; mais malheur à l'homme avide de pouvoir, qui s'est élancé dans une
+révolution! Cromwell est resté usurpateur, parce que le principe des
+troubles qu'il avait fait naître était la religion, qui soulève sans
+déchaîner; était un sentiment superstitieux, qui portait à changer de
+maître, mais non à détester tous les jougs. Mais quand la cause des
+révolutions est l'exaltation de toutes les idées de liberté, il ne se
+peut pas que les premiers chefs de l'insurrection conservent de la
+puissance; il faut qu'ils excitent le mouvement qui les renversera les
+premiers; il faut qu'ils développent les principes qui servent à les
+juger; enfin, ils peuvent servir leur opinion, mais jamais leur intérêt;
+et dans une révolution le fanatisme est plus sensé que l'ambition.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+_De la vanité._
+
+
+On se demande si la vanité est une passion. En considérant
+l'insuffisance de son objet, on serait tenté d'en douter; mais en
+observant la violence des mouvements qu'elle inspire, on y reconnaît
+tous les caractères des passions, et l'on retrouve tous les malheurs
+qu'elles entraînent dans la dépendance servile où ce sentiment vous met
+du cercle qui vous entoure. L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y
+a de plus élevé dans la nature de l'homme; l'ambition tient à ce qu'il y
+a de plus positif dans les relations des hommes entre eux; la vanité
+s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres,
+à des avantages apparents, à des effets passagers; elle vit du rebut des
+deux autres passions: quelquefois cependant elle se réunit à leur
+empire; l'homme atteint aux extrêmes par sa force et par sa faiblesse,
+mais plus habituellement la vanité l'emporte surtout dans les caractères
+qui l'éprouvent. Les peines de cette passion sont assez peu connues,
+parce que ceux qui les ressentent en gardent le secret, et que tout le
+monde étant convenu de mépriser ce sentiment, jamais on n'avoue les
+souvenirs ou les craintes dont il est l'objet.
+
+L'un des premiers chagrins de la vanité est de trouver en elle-même et
+les causes de ses malheurs et le besoin de les cacher. La vanité se
+nourrit de succès trop peu relevés pour qu'il existe aucune dignité dans
+ses revers.
+
+La gloire, l'ambition se nomment. La vanité règne quelquefois à l'insu
+même du caractère qu'elle gouverne; jamais du moins sa puissance n'est
+publiquement reconnue par celui qui s'y soumet: il voudrait qu'on le
+crût supérieur aux succès qu'il obtient, comme à ceux qui lui sont
+refusés; mais le public, dédaignant son but, et remarquant ses efforts,
+déprise la possession en rendant amère la perte. L'importance de l'objet
+auquel on aspire ne donne point la mesure de la douleur que fait
+éprouver la privation; c'est à la violence du désir qu'il inspirait,
+c'est surtout à l'opinion que les autres se sont formée de l'activité de
+nos souhaits, que cette douleur se proportionne.
+
+Ce qui caractérise les peines de la vanité, c'est qu'on apprend par les
+autres, bien plus que par son sentiment intime, le degré de chagrin
+qu'on doit en ressentir: plus on vous croit affligé, plus on se trouve
+de raisons de l'être. Il n'est aucune passion qui ramène autant à soi,
+mais il n'en est aucune qui vienne moins de notre propre mouvement;
+toutes ses impulsions arrivent du dehors. C'est non-seulement à la
+réunion des hommes en société que ce sentiment est dû mais c'est à un
+degré de civilisation qui n'est pas connu dans tous les pays, et dont
+les effets seraient presque impossibles à concevoir pour un peuple dont
+les institutions et les moeurs seraient simples; car la nature éloigne
+des mouvements de la vanité, et l'on ne peut comprendre comment des
+malheurs si réels naissent de mouvements si peu nécessaires.
+
+Avez-vous jamais rencontré Damon? Il est d'une naissance obscure, il le
+sait; il est certain que personne ne l'ignore; mais au lieu de dédaigner
+cet avantage par intérêt et par raison, il n'a qu'un but dans
+l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il
+a passé sa vie; il les protège, de peur d'en être protégé; il les
+appelle par leur nom, tandis que leurs égaux y joignent leurs titres, et
+se fait reconnaître subalterne par l'inquiétude même de le paraître. Sa
+conversation est composée de parenthèses, principal objet de toutes ses
+phrases; il voudrait laisser échapper ce qu'il a le plus grand besoin de
+dire; il essaye de se montrer fatigué de tout ce qu'il envie; pour se
+faire croire à son aise, il tombe dans les manières familières; il s'y
+confirme, parce que personne ne compte assez avec lui pour le repousser;
+et tout ce dont il est flatté dans le monde est un composé du peu
+d'importance qu'on met à lui, et du soin qu'on a de ménager ses
+ridicules pour ne pas perdre le plaisir de s'en moquer. Sur qui
+produit-il l'effet qu'il souhaite? Sur personne: peut-être même il s'en
+doute, mais la vanité s'exerce pour elle-même; en voulant détromper
+l'homme vain, on l'agite, mais on ne le corrige pas; l'espérance renaît
+à l'instant même du dégoût, ou plutôt, comme il arrive souvent dans la
+plupart des passions, sans concevoir précisément de l'espérance, on ne
+peut se résigner au sacrifice.
+
+Connaissez-vous Lycidas? Il a vieilli dans les affaires sans y prendre
+une idée, sans atteindre à un résultat; cependant il se croit l'esprit
+des places qu'il a occupées; il vous confie ce qu'ont imprimé les
+gazettes; il parle avec circonspection même des ministres du siècle
+dernier; il achève ses phrases par une mine concentrée, qui ne signifie
+pas plus que ses paroles; il a dans sa poche des lettres de ministres,
+d'hommes puissants, qui lui parlent du temps qu'il fait, et lui semblent
+une preuve de confiance; il frémit à l'aspect de ce qu'il appelle une
+mauvaise tête, et donne assez volontiers ce nom à tout homme supérieur;
+il a une diatribe contre l'esprit, à laquelle la majorité d'un salon
+applaudit presque toujours: _C'est_, vous dit-il, _un obstacle à bien
+voir que l'esprit; les gens d'esprit n'entendent point les affaires_.
+Lycidas, il est vrai que vous n'avez pas d'esprit, mais il n'est pas
+prouvé pour cela que vous soyez capable de gouverner un empire.
+
+On tire très-souvent vanité des qualités qu'on n'a pas; on voit des
+hommes se glorifier des facultés spirituelles ou sensibles qui leur
+manquent. L'homme vain s'enorgueillit de tout lui-même indistinctement:
+_C'est moi, c'est encore moi_, s'écrie-t-il; cet enthousiasme d'égoïsme
+fait un charme à ses yeux de chacun de ses défauts.
+
+Cléon est encore à cet égard un bien plus brillant spectacle; toutes les
+prétentions à la fois sont entrées dans son âme: il est laid, il se
+croit aimé; son livre tombe, c'est par une cabale qui l'honore; on
+l'oublie, il pense qu'on le persécute; il n'attend pas que vous l'ayez
+loué, il vous dit ce que vous devez penser; il vous parle de lui sans
+que vous l'interrogiez; il ne vous écoute pas si vous lui répondez; il
+aime mieux s'entendre, car vous ne pouvez jamais égaler ce qu'il va dire
+de lui-même. Un homme d'un esprit infini disait, en parlant de ce qu'on
+pouvait appeler précisément un homme orgueilleux et vain, _En le voyant
+j'éprouve un peu du plaisir que cause le spectacle d'un bon ménage; son
+amour-propre et lui vivent si bien ensemble!_ En effet, quand
+l'amour-propre est arrivé à un certain excès, il se suffit assez à
+lui-même pour ne pas s'inquiéter, pour ne pas douter de l'opinion des
+autres; c'est presque une ressource qu'on trouve en soi, et cette foi en
+son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes
+fondés sur une ferme croyance.
+
+Mais puisque la vanité est une passion, celui qui l'éprouve ne peut être
+tranquille; séparé de toutes les jouissances impersonnelles, de toutes
+les affections sensibles, cet égoïsme détruit la possibilité d'aimer: il
+n'y a point de but plus stérile que soi-même; l'homme n'accroît ses
+facultés qu'en les dévouant au dehors de lui, à une opinion, à un
+attachement, à une vertu quelconque. La vanité, l'orgueil donnent à la
+pensée quelque chose de stationnaire qui ne permet pas de sortir du
+cercle le plus étroit; et cependant, dans ce cercle, il y a une
+puissance de malheur plus grande que dans toute autre existence dont les
+intérêts seraient plus multipliés. En concentrant sa vie on concentre
+aussi sa douleur, et qui n'existe que pour soi diminue ses moyens de
+jouir, en se rendant d'autant plus accessible à l'impression de la
+souffrance. On voit cependant à l'extérieur de certains hommes, de tels
+symptômes de contentement et de sécurité, qu'on serait tenté
+d'ambitionner leur vanité comme la jouissance véritable, puisque c'est
+la plus parfaite des illusions: mais une réflexion détruit toute
+l'autorité de ces signes apparents; c'est que de tels hommes, n'ayant
+pour objet dans la vie que l'effet qu'ils produisent sur les autres,
+sont capables, pour dérober à tous les regards les tourments secrets que
+des revers ou des dégoûts leur causent, d'un genre d'effort dont aucun
+autre motif ne donnerait le pouvoir. Dans la plupart des situations, le
+bonheur même fait partie du faste des hommes vains, ou s'ils avouaient
+une peine, ce ne serait jamais que celle qu'il est honorable de
+ressentir.
+
+La vanité des hommes supérieurs les fait prétendre aux succès auxquels
+ils ont le moins de droit; cette petitesse des grands génies se retrouve
+sans cesse dans l'histoire: on voit des écrivains célèbres ne mettre de
+prix qu'à leurs faibles succès dans les affaires publiques; des
+guerriers, des ministres courageux et fermes, être avant tout flattés de
+la louange accordée à leurs médiocres écrits; des hommes qui ont de
+grandes qualités, ambitionner de petits avantages; enfin, comme il faut
+que l'imagination allume toutes les passions, la vanité est bien plus
+active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se
+croit pas sûr. L'émulation excite nos qualités; la vanité se place en
+avant de tout ce qui nous manque. La vanité souvent ne détruit pas la
+fierté; et comme rien n'est si esclave que la vanité, et si indépendant,
+au contraire, que la véritable fierté, il n'est pas de supplice plus
+cruel que la réunion de ces deux sentiments dans le même caractère. On a
+besoin de ce qu'on méprise, on ne peut s'y soumettre, on ne peut s'en
+affranchir; c'est à ses propres yeux que l'on rougit, c'est à ses
+propres yeux que l'on produit l'effet que le spectacle de la vanité fait
+éprouver à un esprit éclairé et à une âme élevée. Cette passion, qui
+n'est grande que par la peine qu'elle cause, et ne peut qu'à ce seul
+titre marcher de pair avec les autres, se développe parfaitement dans
+les mouvements des femmes: tout en elles est amour ou vanité. Dès
+qu'elles veulent avoir avec les autres des rapports plus étendus ou plus
+éclatants que ceux qui naissent des sentiments doux qu'elles peuvent
+inspirer à ce qui les entoure, c'est à des succès de vanité qu'elles
+prétendent. Les efforts qui peuvent valoir aux hommes de la gloire et du
+pouvoir, n'obtiennent presque jamais aux femmes qu'un applaudissement
+éphémère, un crédit d'intrigue, enfin, un genre de triomphe du ressort
+de la vanité, de ce sentiment en proportion avec leurs forces et leur
+destinée c'est donc en elles qu'il faut l'examiner.
+
+Il est des femmes qui placent leur vanité dans des avantages qui ne leur
+sont point personnels, tels que la naissance, le rang et la fortune: il
+est difficile de moins sentir la dignité de son sexe. L'origine de
+toutes les femmes est céleste, car c'est aux dons de la nature qu'elles
+doivent leur empire: en s'occupant de l'orgueil et de l'ambition, elles
+font disparaître tout ce qu'il y a de magique dans leurs charmes; le
+crédit qu'elles obtiennent, ne paraissant jamais qu'une existence
+passagère et bornée, ne leur vaut point la considération attachée à un
+grand pouvoir, et les succès qu'elles conquièrent ont le caractère
+distinctif des triomphes de la vanité: ils ne supposent ni estime, ni
+respect pour l'objet à qui on les accorde. Les femmes animent ainsi
+contre elles les passions de ceux qui ne voulaient penser qu'à les
+aimer. Le seul vrai ridicule, celui qui naît du contraste avec l'essence
+des choses, s'attache à leurs efforts: lorsqu'elles s'opposent aux
+projets, à l'ambition des hommes, elles excitent le vif ressentiment
+qu'inspire un obstacle inattendu; si elles se mêlent des intrigues
+politiques dans leur jeunesse, la modestie doit en souffrir; si elles
+sont vieilles, le dégoût qu'elles causent comme femmes nuit à leur
+prétention comme hommes. La figure d'une femme, quelle que soit la force
+ou l'étendue de son esprit, quelle que soit l'importance des objets dont
+elle s'occupe, est toujours un obstacle ou une raison dans l'histoire de
+sa vie: les hommes l'ont voulu ainsi. Mais plus ils sont décidés à juger
+une femme selon les avantages ou les défauts de son sexe, plus ils
+détestent de lui voir embrasser une destinée contraire à sa nature.
+
+Ces réflexions ne sont point destinées, on le croira facilement, à
+détourner les femmes de toute occupation sérieuse, mais du malheur de se
+prendre jamais elles-mêmes pour but de leurs efforts. Quand la part
+qu'elles ont dans les affaires naît de leur attachement pour celui qui
+les dirige, quand le sentiment seul dicte leurs opinions, inspire leurs
+démarches, elles ne s'écartent point de la route que la nature leur a
+tracée: elles aiment, elles sont femmes: mais quand elles se livrent à
+une active personnalité, quand elles veulent ramener à elles tous les
+événements, et les considèrent sous le rapport de leur propre influence,
+de leur intérêt individuel, alors à peine sont-elles dignes des
+applaudissements éphémères dont les triomphes de la vanité se composent.
+Les femmes ne sont presque jamais honorées par aucun genre de
+prétentions; les distinctions de l'esprit même, qui sembleraient offrir
+une carrière plus étendue, ne leur valent souvent qu'une existence à la
+hauteur de la vanité. La raison de ce jugement inique ou juste, c'est
+que les hommes ne voient aucun genre d'utilité générale à encourager les
+succès des femmes dans cette carrière, et que tout éloge qui n'est pas
+fondé sur la base de l'utilité, n'est ni profond, ni durable, ni
+universel. Le hasard amène quelques exceptions; s'il est quelques âmes
+entraînées, ou par leur talent, ou par leur caractère, elles
+s'écarteront peut-être de la règle commune, et quelques palmes de gloire
+peuvent un jour les couronner; mais elles n'échapperont pas à
+l'inévitable malheur qui s'attachera toujours à leur destinée.
+
+Le bonheur des femmes perd à toute espèce d'ambition personnelle. Quand
+elles ne veulent plaire que pour être aimées, quand ce doux espoir est
+le seul motif de leurs actions, elles s'occupent plus de se
+perfectionner que de se montrer, de former leur esprit pour le bonheur
+d'un autre que pour l'admiration de tous; mais quand elles aspirent à la
+célébrité, leurs efforts comme leurs succès éloignent le sentiment qui,
+sous des noms différents, doit toujours faire le destin de leur vie. Une
+femme ne peut exister par elle seule, la gloire même ne lui serait pas
+un appui suffisant; et l'insurmontable faiblesse de sa nature et de sa
+situation dans l'ordre social l'a placée dans une dépendance de tous les
+jours dont un génie immortel ne pourrait encore la sauver. D'ailleurs,
+rien n'efface dans les femmes ce qui distingue particulièrement leur
+caractère. Celle qui se vouerait à la solution des problèmes d'Euclide,
+voudrait encore le bonheur attaché aux sentiments qu'on inspire et qu'on
+éprouve; et quand elles suivent une carrière qui les en éloigne, leurs
+regrets douloureux, ou leurs prétentions ridicules, prouvent que rien ne
+peut les dédommager de la destinée pour laquelle leur âme était créée.
+Il semble que des succès éclatants offrent des jouissances
+d'amour-propre à l'ami de la femme célèbre qui les obtient; mais
+l'enthousiasme que ces succès font naître a peut-être moins de durée que
+l'attrait fondé sur les avantages les plus frivoles. Les critiques, qui
+suivent nécessairement les éloges, détruisent l'illusion à travers
+laquelle toutes les femmes ont besoin d'être vues. L'imagination peut
+créer, embellir par ses chimères un objet inconnu; mais celui que tout
+le monde a jugé ne reçoit plus rien d'elle. La véritable valeur reste,
+mais l'amour est plus épris de ce qu'il donne que de ce qu'il trouve.
+L'homme se complaît dans la supériorité de sa nature, et, comme
+Pygmalion, il ne se prosterne que devant son ouvrage. Enfin, si l'éclat
+de la célébrité d'une femme attire des hommages sur ses pas, c'est par
+un sentiment peut-être étranger à l'amour; il en prend les formes, mais
+c'est comme un moyen d'avoir accès auprès de la nouvelle puissance qu'on
+veut flatter. On approche d'une femme distinguée comme d'un homme en
+place; la langue dont on se sert n'est pas semblable, mais le motif est
+pareil. Quelquefois enivrés par le concours des hommages qui environnent
+la femme dont ils s'occupent, les adorateurs s'exaltent mutuellement;
+mais dans leur sentiment ils dépendent les uns des autres. Les premiers
+qui s'éloigneraient pourraient détacher ceux qui restent; et celle qui
+semble l'objet de toutes leurs pensées, s'aperçoit bientôt qu'elle
+retient chacun d'eux par l'exemple de tous. De quels sentiments de
+jalousie et de haine les grands succès d'une femme ne sont-ils pas
+l'objet! que de peines causées par les moyens sans nombre que l'envie
+prend pour la persécuter! La plupart des femmes sont contre elle par
+rivalité, par sottise, ou par principe. Les talents d'une femme, quels
+qu'ils soient, les inquiètent toujours dans leurs sentiments. Celles à
+qui les distinctions de l'esprit sont à jamais interdites, trouvent
+mille manières de les attaquer quand c'est une femme qui les possède;
+une jolie personne, en déjouant ces distinctions, se flatte de signaler
+ses propres avantages. Une femme qui se croit remarquable par la
+prudence et la mesure de son esprit, et qui, n'ayant jamais eu deux
+idées dans la tête, veut passer pour avoir rejeté tout ce qu'elle n'a
+jamais compris, une telle femme sort un peu de sa stérilité accoutumée,
+pour trouver mille ridicules à celle dont l'esprit anime et varie la
+conversation: et les mères de famille pensant, avec quelque raison, que
+les succès mêmes du véritable esprit ne sont pas conformes à la
+destination des femmes, voient attaquer avec plaisir celles qui en ont
+obtenu.
+
+D'ailleurs, la femme qui, en atteignant à une véritable supériorité,
+pourrait se croire au-dessus de la haine, et s'élèverait par sa pensée
+au sort des hommes les plus célèbres, cette femme n'aurait jamais le
+calme et la force de tête qui les caractérisent; l'imagination serait
+toujours la première de ses facultés: son talent pourrait s'en
+accroître, mais son âme serait trop fortement agitée; ses sentiments
+seraient troublés par ses chimères, ses actions entraînées par ses
+illusions: son esprit pourrait mériter quelque gloire en donnant à ses
+écrits la justesse de la raison; mais les grands talents, unis à une
+imagination passionnée, éclairent sur les résultats généraux et trompent
+sur les relations personnelles. Les femmes sensibles et mobiles
+donneront toujours l'exemple de cette bizarre union de l'erreur et de la
+vérité, de cette sorte d'inspiration de la pensée qui rend des oracles à
+l'univers et manque du plus simple conseil pour soi-même. En étudiant le
+petit nombre de femmes qui ont de vrais titres à la gloire, on verra que
+cet effort de leur nature fut toujours aux dépens de leur bonheur. Après
+avoir chanté les plus douces leçons de la morale et de la philosophie,
+Sapho se précipita du haut du rocher de Leucade; Elisabeth, après avoir
+dompté les ennemis de l'Angleterre, périt victime de sa passion pour le
+comte d'Essex. Enfin, avant d'entrer dans cette carrière de gloire, soit
+que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient
+le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut
+renoncer au bonheur et au repos de la destinée de leur sexe, et qu'il
+est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus
+obscure vie d'une femme aimée et d'une mère heureuse.
+
+En quittant un moment l'examen de la vanité, j'ai jugé jusqu'à l'éclat
+d'une grande renommée; mais que dirai-je de toutes ces prétentions à de
+misérables succès littéraires pour lesquels on voit tant de femmes
+négliger leurs sentiments et leurs devoirs? Absorbées par cet intérêt,
+elles abjurent, plus que les guerrières du temps de la chevalerie, le
+caractère distinctif de leur sexe; car il vaut mieux partager dans les
+combats les dangers de ce qu'on aime que de se traîner dans les luttes
+de l'amour-propre, exiger du sentiment des hommages pour la vanité, et
+puiser ainsi à la source éternelle pour satisfaire le mouvement le plus
+éphémère et le désir dont le but est le plus restreint. L'agitation que
+fait éprouver aux femmes une prétention plus naturelle, puisqu'elle
+tient de plus près à l'espoir d'être aimées; l'agitation que fait
+éprouver aux femmes le besoin de plaire par les agréments de leur
+figure, offre aussi le tableau le plus frappant des tourments de la
+vanité.
+
+Regardez une femme au milieu d'un bal, désirant d'être trouvée la plus
+jolie, et craignant de n'y pas réussir. Le plaisir, au nom duquel on se
+rassemble, est nul pour elle: elle ne peut en jouir dans aucun moment;
+car il n'en est point qui ne soit absorbé et par sa pensée dominante, et
+par les efforts qu'elle fait pour la cacher. Elle observe les regards,
+les plus légers signes de l'opinion des autres, avec l'attention d'un
+moraliste et l'inquiétude d'un ambitieux; et voulant dérober à tous les
+yeux le tourment de son esprit, c'est à l'affectation de sa gaieté,
+pendant le triomphe de sa rivale, à la turbulence de la conversation
+qu'elle veut entretenir pendant que cette rivale est applaudie, à
+l'empressement trop vif qu'elle lui témoigne, c'est au superflu de ses
+efforts enfin qu'on aperçoit son travail. La grâce, ce charme suprême de
+la beauté, ne se développe que dans le repos du naturel et de la
+confiance; les inquiétudes et la contrainte ôtent les avantages mêmes
+qu'on possède; le visage s'altère par la contraction de l'amour-propre.
+On ne tarde pas à s'en apercevoir, et le chagrin que cause une telle
+découverte augmente encore le mal qu'on voudrait réparer. La peine se
+multiplie par la peine, et le but s'éloigne par l'action même du désir;
+et dans ce tableau, qui semblerait ne devoir rappeler que l'histoire
+d'un enfant, se trouvent les douleurs l'un homme, les mouvements qui
+conduisent au désespoir et font haïr la vie; tant les intérêts
+s'accroissent par l'intensité de l'attention qu'on y attache! tant la
+sensation qu'on éprouve naît du caractère qui la reçoit bien plus que de
+l'objet qui la donne!
+
+Eh bien, à côté du tableau de ce bal, où les prétentions les plus
+frivoles ont mis la vanité dans tout son jour, c'est dans le plus grand
+événement qui ait agité l'espèce humaine, c'est dans la révolution de
+France qu'il faut en observer le développement complet: ce sentiment, si
+borné dans son but, si petit dans son mobile, qu'on pouvait hésiter à
+lui donner une place parmi les passions; ce sentiment a été l'une des
+causes du plus grand choc qui ait ébranlé l'univers. Je n'appellerai
+point vanité le mouvement qui a porté vingt-quatre millions d'hommes à
+ne pas vouloir des privilèges de deux cent mille: c'est la raison qui
+s'est soulevée, c'est la nature qui a repris son niveau. Je ne dirai pas
+même que la résistance de la noblesse à la révolution ait été produite
+par la vanité: le règne de la terreur a fait porter sur cette classe des
+persécutions et des malheurs qui ne permettent plus de rappeler le
+passé. Mais c'est dans la marche intérieure de la révolution qu'on peut
+observer l'empire de la vanité, du désir des applaudissements éphémères,
+_du besoin de faire effet_, de cette passion native de France, et dont
+les étrangers, comparativement à nous, n'ont qu'une idée
+très-imparfaite.--Un grand nombre d'opinions ont été dictées par l'envie
+de surpasser l'orateur précédent, et de se faire applaudir après lui;
+l'introduction des spectateurs dans la salle des délibérations a suffi
+seule pour changer la direction des affaires en France. D'abord on
+n'accordait aux applaudissements que des phrases; bientôt, pour obtenir
+ces applaudissements, on a cédé des principes, proposé des décrets,
+approuvé jusqu'à des crimes; et par une double et funeste réaction, ce
+qu'on faisait pour plaire à la foule, égarait son jugement, et ce
+jugement égaré exigeait de nouveaux sacrifices. Ce n'est pas d'abord à
+satisfaire des sentiments de haine et de fureur que des décrets barbares
+ont été consacrés, c'est aux battements de mains des tribunes; ce bruit
+enivrait les orateurs et les jetait dans l'état où les liqueurs fortes
+plongent les sauvages; et les spectateurs eux-mêmes qui applaudissaient,
+voulaient, par ces signes d'approbation, faire effet sur leurs voisins,
+et jouissaient d'exercer de l'influence sur leurs représentants. Sans
+doute, l'ascendant de la peur a succédé à l'émulation de la vanité, mais
+la vanité avait créé cette puissance qui a anéanti, pendant un temps,
+tous les mouvements spontanés des hommes. Bientôt après le règne de la
+terreur, on voyait la vanité renaître; les individus les plus obscurs se
+vantaient d'avoir été portés sur des listes de proscription. La plupart
+des Français qu'on rencontre, tantôt prétendent avoir joué le rôle le
+plus important, tantôt assurent que rien de ce qui s'est passé en France
+ne serait arrivé si l'on avait cru le conseil que chacun d'eux a donné
+dans tel lieu, à telle heure, pour telle circonstance. Enfin, en France,
+on est entouré d'hommes qui tous se disent le centre de cet immense
+tourbillon; on est entouré d'hommes qui tous auraient préservé la France
+de ses malheurs si on les avait nommés aux premières places du
+gouvernement; mais qui tous, par le même sentiment, se refusent à se
+confier à la supériorité, à reconnaître l'ascendant du génie ou de la
+vertu. C'est une importante question qu'il faut soumettre aux
+philosophes et aux publicistes, de savoir si la vanité sert ou nuit au
+maintien de la liberté dans une grande nation: elle met d'abord
+certainement un véritable obstacle à l'établissement d'un gouvernement
+nouveau; il suffit qu'une constitution ait été faite par tels hommes,
+pour que tels autres ne veuillent pas l'adopter: il faut, comme après la
+session de l'assemblée constituante, éloigner les fondateurs pour faire
+adopter les institutions; et cependant les institutions périssent si
+elles ne sont pas défendues par leurs auteurs. L'envie, qui cherche à
+s'honorer du nom de défiance, détruit l'émulation, éloigne les lumières,
+ne peut supporter la réunion du pouvoir et de la vertu, cherche à les
+diviser pour les opposer l'un à l'autre, et crée la puissance du crime,
+comme la seule qui dégrade celui qui la possède. Mais quand de longs
+malheurs ont abattu les passions, quand on a tellement besoin de lois,
+qu'on ne considère plus les hommes que sous le rapport du pouvoir légal
+qui leur est confié, il est possible que la vanité, alors qu'elle est
+l'esprit général d'une nation, serve au maintien des institutions
+libres. Comme elle fait haïr l'ascendant d'un homme, elle soutient les
+lois constitutionnelles, qui, au bout d'un temps très-court, ramènent
+les hommes les plus puissants à une condition privée; elle appuie en
+général ce que veulent les lois, parce que c'est une autorité abstraite,
+dont tout le monde a sa part, et dont personne ne peut tirer de gloire.
+La vanité est l'ennemie de l'ambition; elle aime à renverser ce qu'elle
+ne peut obtenir. La vanité fait naître une sorte de prétentions
+disséminées dans toutes les classes, dans tous les individus, qui arrête
+la puissance de la gloire, comme les brins de paille repoussent la mer
+des côtes de la Hollande. Enfin, la vanité de tous sème de tels
+obstacles, de telles peines dans la carrière publique de chacun, qu'au
+bout d'un certain temps le grand inconvénient des républiques, le besoin
+qu'elles donnent de jouer un rôle, n'existera peut-être plus en France:
+la haine, l'envie, les soupçons, tout ce qu'enfante la vanité, dégoûtera
+pour jamais l'ambition des places et des affaires; on ne s'en approchera
+plus que par amour pour la patrie, par dévouement à l'humanité; et ces
+sentiments généreux et philosophiques rendent les hommes impassibles
+comme les lois qu'ils sont chargés d'exécuter. Cette espérance est
+peut-être une chimère, mais je crois vrai que la vanité se soumet aux
+lois, comme un moyen d'éviter l'éclat personnel des noms propres, et
+préserve une nation nombreuse et libre, lorsque sa constitution est
+établie, du danger d'avoir un homme pour usurpateur.
+
+
+
+
+NOTE QU'IL FAUT LIRE AVANT LE CHAPITRE DE L'AMOUR.
+
+
+De tous les chapitres de cet ouvrage, il n'en est point sur lequel je
+m'attende à autant de critiques que sur celui-ci. Les autres passions
+ayant un but déterminé, affectent à peu près de la même manière tous les
+caractères qui les éprouvent; le mot d'amour réveille dans l'esprit de
+ceux qui l'entendent, autant d'idées diverses que les impressions dont
+ils sont susceptibles. Un très-grand nombre d'hommes n'ont connu ni
+l'amour de la gloire, ni l'ambition, ni l'esprit de parti, etc.; tout le
+monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en
+le croyant: les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par
+conséquent moins rares que celle-là; car elle est celle où il entre le
+moins d'égoïsme. Ce chapitre, me dira-t-on, est d'une couleur trop
+sombre; la pensée de la mort y est presque inséparable du tableau de
+l'amour: et l'amour embellit la vie, et l'amour est le charme de la
+nature. Non, il n'y a point d'amour dans les ouvrages gais, il n'y a
+point d'amour dans les pastorales gracieuses.--Sans doute, et les femmes
+doivent en convenir, il est assez doux de plaire et d'exercer ainsi sur
+tout ce qui vous entoure une puissance due à soi seule, une puissance
+qui n'obtient que des hommages volontaires, une puissance qui ne se fait
+obéir que parce qu'on l'aime, et disposant des autres contre leur
+intérêt même, n'obtient rien que de l'abandon, et ne peut se délier du
+calcul. Mais qu'a de commun le jeu piquant de la coquetterie avec le
+sentiment de l'amour? Il se peut aussi que les hommes soient
+très-intéressés, très-amusés surtout, par l'attrait que leur inspire la
+beauté, par l'espoir ou la certitude de la captiver; mais qu'a de commun
+ce genre d'impression avec le sentiment de l'amour?--Je n'ai voulu
+traiter dans cet ouvrage que des passions; les affections communes dont
+il ne peut naître aucun malheur profond n'entraient point dans mon
+sujet, et l'amour, quand il est une passion, porte toujours à la
+mélancolie; il y a quelque chose de vague dans ses impressions, qui ne
+s'accorde point avec la gaieté; il y a une conviction intime au dedans
+de soi, que tout ce qui succède à l'amour est du néant, que rien ne peut
+remplacer ce qu'on éprouve; et cette conviction fait penser à la mort
+dans les plus heureux moments de l'amour. Je n'ai considéré que le
+sentiment dans l'amour, parce que lui seul fait de ce penchant une
+passion. Ce n'est pas le premier volume de la Nouvelle Héloïse, c'est le
+départ de Saint-Preux, la lettre de la Meillerie, la mort de Julie, qui
+caractérisent la passion dans ce roman.--Il est si rare de rencontrer le
+véritable amour du coeur, que je hasarderai de dire que les anciens n'ont
+pas eu l'idée complète de cette affection. Phèdre est sous le joug de la
+fatalité, les sensations inspirent Anacréon, Tibulle mêle une sorte
+d'esprit madrigalique à ses peintures voluptueuses; quelques vers de
+Didon, Ceyx et Alcyone dans Ovide, malgré la mythologie qui distrait
+l'intérêt en l'éloignant des situations naturelles, sont presque les
+seuls morceaux où le sentiment ait toute sa force, parce qu'il est
+séparé de toute autre influence. Les Italiens mettent tant de poésie
+dans l'amour, que tous leurs sentiments s'offrent à vous comme des
+images; vos yeux s'en souviennent plus que votre coeur. Racine, ce
+peintre de l'amour, dans ses tragédies sublimes à tant d'autres égards,
+mêle souvent aux mouvements de la passion des expressions recherchées
+qu'on ne peut reprocher qu'à son siècle: ce défaut ne se trouve point
+dans la tragédie de Phèdre; mais les beautés empruntées des anciens, les
+beautés de verve poétique, en excitant le plus vif enthousiasme, ne
+produisent pas cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance
+la plus parfaite avec les sentiments qu'on peut éprouver. On admire la
+conception du rôle de Phèdre, on se croit dans la situation d'Aménaïde.
+La tragédie de Tancrède doit donc faire verser plus de
+larmes.--Voltaire, dans ses tragédies; Rousseau, dans la Nouvelle
+Héloïse; Werther, des scènes de tragédies allemandes; quelques poètes
+anglais, des morceaux d'Ossian, etc., ont transporté la profonde
+sensibilité dans l'amour. On avait peint la tendresse maternelle, la
+tendresse filiale, l'amitié avec sensibilité, Oreste et Pylade. Niobé,
+la piété romaine, toutes les autres affections du coeur nous sont
+transmises avec les véritables sentiments qui les caractérisent: l'amour
+seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers,
+tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie,
+que c'est un tableau plutôt qu'un sentiment, une maladie plutôt qu'une
+passion de l'âme. C'est uniquement de cette passion que j'ai voulu
+parler; j'ai rejeté toute autre manière de considérer l'amour. J'ai
+recueilli, pour composer les chapitres précédents, ce que j'ai remarqué
+dans l'histoire ou dans le monde; en écrivant celui-ci, je me suis
+laissée aller à mes seules impressions; j'ai rêvé plutôt qu'observé: que
+ceux qui se ressemblent se comprennent.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+_De l'amour._
+
+
+Si l'Être tout-puissant qui a jeté l'homme sur cette terre a voulu qu'il
+conçût l'idée d'une existence céleste, il a permis que dans quelques
+instants de sa jeunesse il pût aimer avec passion, il pût vivre dans un
+autre, il pût compléter son être en l'unissant à l'objet qui lui était
+cher. Pour quelque temps, du moins, les bornes de la destinée de
+l'homme, l'analyse de la pensée, la méditation de la philosophie, se
+sont perdues dans le vague d'un sentiment délicieux; la vie qui pèse
+était entraînante, et le but qui toujours paraît au-dessous des efforts,
+semblait les surpasser tous. L'on ne cesse point de mesurer ce qui se
+rapporte à soi; mais les qualités, les charmes, les jouissances, les
+intérêts de ce qu'on aime n'ont de terme que dans notre imagination. Ah!
+qu'il est heureux le jour où l'on expose sa vie pour l'unique ami dont
+notre âme a fait choix! le jour où quelque acte d'un dévouement absolu
+lui donne au moins une idée du sentiment qui oppressait le coeur par
+l'impossibilité de l'exprimer! Une femme, dans ces temps affreux dont
+nous avons vécu contemporains; une femme condamnée à mort avec celui
+qu'elle aimait, laissant bien loin d'elle le secours du courage,
+marchait au supplice avec joie, jouissait d'avoir échappé au tourment de
+survivre, était fière de partager le sort de son amant, et présageant
+peut-être le terme où elle pouvait perdre l'amour qu'il avait pour elle,
+éprouvait un sentiment féroce et tendre qui lui faisait chérir la mort
+comme une réunion éternelle. Gloire, ambition, fanatisme, votre
+enthousiasme a des intervalles; le sentiment seul enivre chaque instant;
+rien ne lasse de s'aimer, rien ne fatigue dans cette inépuisable source
+d'idées d'émotions heureuses; et tant qu'on ne voit, qu'on n'éprouve
+rien que par un autre, l'univers entier est lui sous des formes
+différentes; le printemps, la nature, le ciel, ce sont les lieux qu'il a
+parcourus; les plaisirs du monde, c'est ce qu'il a dit; ce qui lui a
+plu, les amusements qu'il a partagés; ses propres succès à soi-même,
+c'est la louange qu'il a entendue, et l'impression que le suffrage de
+tous a pu produire sur le jugement d'un seul; enfin, une idée unique est
+ce qui cause à l'homme le plus grand bonheur ou la folie du désespoir.
+Rien ne fatigue l'existence autant que ces intérêts divers dont la
+réunion a été considérée comme un bon système de félicité; en fait de
+malheur on n'affaiblit pas ce qu'on divise: après la raison qui dégage
+de toutes les passions, ce qu'il y a de moins malheureux encore, c'est
+de s'abandonner entièrement à une seule. Sans doute ainsi l'on s'expose
+à recevoir la mort de ses propres affections; mais le premier but qu'on
+doit se proposer en s'occupant du sort des hommes, n'est pas la
+conservation de leur vie; le sceau de leur nature immortelle est de
+n'estimer l'existence physique qu'avec la possession du bonheur moral.
+
+C'est par le secours de la réflexion, c'est en écartant de moi
+l'enthousiasme de la jeunesse, que je considérerai l'amour, ou, pour
+mieux m'exprimer, le dévouement absolu de son être aux sentiments, au
+bonheur, à la destinée d'un autre, comme la plus haute idée de félicité
+qui puisse exalter l'espérance de l'homme. Cette dépendance d'un seul
+objet affranchit si bien du reste de la terre, que l'être sensible qui a
+besoin d'échapper à toutes les prétentions de l'amour-propre, à tous les
+soupçons de la calomnie, à tout ce qui flétrit enfin dans les relations
+qu'on entretient avec les hommes, l'être sensible trouve dans cette
+passion quelque chose de solitaire et de concentré qui inspire à l'âme
+l'élévation de la philosophie et l'abandon du sentiment. On échappe au
+monde par des intérêts plus vifs que tous ceux qu'il peut donner; on
+jouit du calme de la pensée et du mouvement du coeur, et, dans la plus
+profonde solitude, la vie de l'âme est plus active que sur le trône des
+Césars. Enfin, à quelque époque de l'âge qu'on transportât un sentiment
+qui vous aurait dominé depuis votre jeunesse, il n'est pas un moment où
+d'avoir vécu pour un autre ne fût plus doux que d'avoir existé pour soi,
+où cette pensée ne dégageât tout à la fois des remords et des
+incertitudes. Quand on n'a pour but que son propre avantage, comment
+peut-on parvenir à se décider sur rien? le désir échappe, pour ainsi
+dire, à l'examen qu'on en fait; l'événement amène souvent un résultat si
+contraire à notre attente, que l'on se repent de tout ce qu'on a essayé,
+que l'on se lasse de son propre intérêt comme de toute autre entreprise.
+Mais quand c'est au premier objet de ses affections que la vie est
+consacrée, tout est positif, tout est déterminé, tout est entraînant:
+_il le veut, il en a besoin, il en sera plus heureux; un instant de sa
+journée pourra s'embellir au prix de tels efforts_. C'est assez pour
+diriger le cours entier de la destinée; plus de vague, plus de
+découragement, c'est la seule jouissance de l'âme qui la remplisse en
+entier, s'agrandisse avec elle, et, se proportionnant à nos facultés,
+nous assure l'exercice et la jouissance de toutes. Quel est l'esprit
+supérieur qui ne trouve pas dans un véritable sentiment le développement
+d'un plus grand nombre de pensées que dans aucun écrit, dans aucun
+ouvrage qu'il puisse ou composer ou lire? Le plus grand triomphe du
+génie c'est de deviner la passion; qu'est-ce donc qu'elle-même? Les
+succès de l'amour-propre, le dernier degré des jouissances de la
+personnalité, la gloire, que vaut-elle auprès d'être aimé? Qu'on se
+demande ce que l'on préférerait d'être Aménaïde ou Voltaire. Ah! tous
+ces écrivains, ces grands hommes, ces conquérants s'efforcent d'obtenir
+une seule des émotions que l'amour jette comme par torrent dans la vie;
+des années de peines et d'efforts leur valent un jour, une heure de cet
+enivrement qui dérobe l'existence; et le sentiment fait éprouver,
+pendant toute sa durée, une suite d'impressions aussi vives et plus
+pures que le couronnement de Voltaire, ou le triomphe d'Alexandre.
+
+C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. Si l'on
+veut sentir le prix de la gloire, il faut voir celui qu'on aime honoré
+par son éclat; si l'on veut apprendre ce que vaut la fortune, il faut
+lui avoir donné la sienne; enfin, si l'on veut bénir le don inconnu de
+la vie, il faut qu'il ait besoin de votre existence, et que vous
+puissiez considérer en vous le soutien de son bonheur.
+
+Dans quelque situation qu'une profonde passion nous place, jamais je ne
+croirai qu'elle éloigne de la véritable route de la vertu; tout est
+sacrifice, tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l'amour,
+et la personnalité seule avilit; tout est bonté, tout est pitié dans
+l'être qui sait aimer, et l'inhumanité seule bannit toute moralité du
+coeur de l'homme. Mais s'il est dans l'univers deux êtres qu'un sentiment
+parfait réunisse, et que le mariage ait liés l'un à l'autre, que tous
+les jours, à genoux, ils bénissent l'Être suprême; qu'ils voient à leurs
+pieds l'univers et ses grandeurs; qu'ils s'étonnent, qu'ils s'inquiètent
+même d'un bonheur qu'il a fallu tant de chances diverses pour assurer,
+d'un bonheur qui les place à une si grande distance du reste des hommes;
+oui, qu'ils s'effrayent d'un tel sort. Peut-être, pour qu'il ne fût pas
+trop supérieur au nôtre, ont-ils déjà reçu tout le bonheur que nous
+espérons dans l'autre vie; peut-être que pour eux il n'est pas
+d'immortalité.
+
+J'ai vu, pendant mon séjour en Angleterre, un homme du plus rare mérite,
+uni depuis vingt-cinq ans à une femme digne de lui: un jour, en nous
+promenant ensemble, nous rencontrâmes ce qu'on appelle en anglais des
+_Gipsies_, des Bohémiens, errant souvent au milieu des bois, dans la
+situation la plus déplorable: je les plaignais de réunir ainsi, tous les
+maux physiques de la nature. _Eh bien_, me dit alors M. L., _si, pour
+passer ma vie avec elle, il avait fallu me résigner à cet état, j'aurais
+mendié depuis trente ans, et nous aurions encore été bien heureux!--Ah!
+oui_, s'écria sa femme, _même ainsi nous aurions été les plus heureux
+des êtres!_ Ces mots ne sont jamais sortis de mon coeur. Ah! qu'il est
+beau ce sentiment qui, dans l'âge avancé, fait éprouver une passion
+peut-être plus profonde encore que dans la jeunesse; une passion qui
+rassemble dans l'âme tout ce que le temps enlève aux sensations; une
+passion qui fait de la vie un seul souvenir, et, dérobant à sa fin tout
+ce qu'a d'horrible l'isolement et l'abandon, vous assure de recevoir la
+mort dans les mêmes bras qui soutinrent votre jeunesse et vous
+entraînèrent aux liens brûlants de l'amour! Quoi! c'est dans la réalité
+des choses humaines qu'il existe un tel bonheur, et toute la terre en
+est privée; et presque jamais l'on ne peut rassembler les circonstances
+qui le donnent! Cette réunion est possible, et l'obtenir pour soi ne
+l'est pas! Il est des coeurs qui s'entendent et le hasard, et les
+distances, et la nature, et la société, séparent sans retour ceux qui se
+seraient aimés pendant tout le cours de leur vie; et les mêmes
+puissances attachent l'existence à qui n'est pas digne de vous, ou ne
+vous entend pas, ou cesse de vous entendre!
+
+Malgré le tableau que j'ai tracé, il est certain que l'amour est de
+toutes les passions la plus fatale au bonheur de l'homme. Si l'on savait
+mourir, on pourrait encore se risquer à l'espérance d'une si heureuse
+destinée; mais l'on abandonne son âme à des sentiments qui décolorent le
+reste de l'existence; on éprouve, pendant quelques instants, un bonheur
+sans aucun rapport avec l'état habituel de la vie, et l'on veut survivre
+à sa perte: l'instinct de la conservation l'emporte sur le mouvement du
+désespoir, et l'on existe, sans qu'il puisse s'offrir dans l'avenir une
+chance de retrouver le passé, une raison même de ne pas cesser, de
+souffrir, dans la carrière des passions, dans celle surtout d'un
+sentiment qui, prenant sa source, dans tout ce qui est vrai, ne peut
+être consolé par la réflexion même. Il n'y a que les hommes capables de
+la résolution de se tuer[3] qui puissent, avec quelque ombre de sagesse,
+tenter cette grande route de bonheur: mais qui veut vivre et s'expose à
+rétrograder; mais qui veut vivre et renonce, d'une manière quelconque, à
+l'empire de soi-même; se voue comme un insensé au plus cruel des
+malheurs.
+
+La plupart des hommes, et même un grand nombre de femmes, n'ont aucune
+idée du sentiment tel que je viens de le peindre, et Newton a plus de
+juges que la véritable passion de l'amour. Une sorte de ridicule s'est
+attaché à ce qu'on appelle des sentiments romanesques; et ces pauvres
+esprits, qui mettent tant d'importance à tous les détails de leur
+amour-propre, ou de leurs intérêts, se sont établis comme d'une raison
+supérieure à ceux dont le caractère a transporté dans un autre
+l'égoïsme, que la société considère assez dans l'homme qui s'occupe
+exclusivement de lui-même. Des têtes fortes regardent les travaux de la
+pensée, les services rendus au genre humain, comme seuls dignes de
+l'estime des hommes. Il est quelques génies qui ont le droit de se
+croire utiles à leurs semblables; mais combien peu d'êtres peuvent se
+flatter de quelque chose de plus glorieux que d'assurer à soi seul la
+félicité d'un autre! Des moralistes sévères craignent les égarements
+d'une telle passion. Hélas! de nos jours, heureuse la nation, heureux
+les individus qui dépendraient des hommes susceptibles d'être entraînés
+par la sensibilité! Mais, en effet, tant de mouvements passagers
+ressemblent à l'amour, tant d'attraits d'un tout autre genre prennent,
+ou chez les femmes par vanité, ou chez les hommes dans leur jeunesse,
+l'apparence de ce sentiment, que ces ressemblances avilies ont presque
+effacé le souvenir de la vérité même. Enfin, il est des caractères
+aimants, qui, profondément convaincus de tout ce qui s'oppose au bonheur
+de l'amour, des obstacles que rencontre et sa perfection, et surtout sa
+durée; effrayés des chagrins de leur propre coeur, des inconséquences de
+celui d'un autre; repoussent, par une raison courageuse, et par une
+sensibilité craintive, tout ce qui peut entraîner à cette passion: c'est
+de toutes ces causes que naissent et les erreurs adoptées, même par les
+philosophes, sur la véritable importance des attachements du coeur, et
+les douleurs sans bornes qu'on éprouve en s'y livrant.
+
+Il n'est pas vrai, malheureusement, qu'on ne soit jamais entraîné que
+par les qualités qui promettent une ressemblance certaine entre les
+caractères et les sentiments: l'attrait d'une figure séduisante, cette
+espèce d'avantage qui permet à l'imagination de supposer à tous les
+traits qui la captivent, l'expression qu'elle souhaite, agit fortement
+sur un attachement qui ne peut se passer d'enthousiasme; la grâce des
+manières, de l'esprit, de la parole, la grâce, enfin, comme plus
+indéfinissable que tout autre charme, inspire ce sentiment qui, d'abord,
+ne se rendant pas compte de lui-même, naît souvent de ce qu'il ne peut
+s'expliquer. Une telle origine ne garantit ni le bonheur, ni la durée
+d'une liaison; cependant dès que l'amour existe, l'illusion est
+complète; et rien n'égale le désespoir que fait éprouver la certitude
+d'avoir aimé un objet indigne de soi. Ce funeste trait de lumière frappe
+la raison avant d'avoir détaché le coeur; poursuivi par l'ancienne
+opinion à laquelle il faut renoncer, on aime encore en mésestimant; on
+se conduit comme si l'on espérait, en souffrant, comme s'il n'existait
+plus d'espérance; on s'élance vers l'image qu'on s'était créée; on
+s'adresse à ces mêmes traits qu'on avait regardés jadis comme l'emblème
+de la vertu, et l'on est repoussé par ce qui est bien plus cruel que la
+haine, par le défaut de toutes les émotions, sensibles et profondes: on
+se demande si l'on est d'une autre nature, si l'on est insensé dans ses
+mouvements; on voudrait croire à sa propre folie pour éviter de juger le
+coeur de ce qu'on aimait. Le passé même ne reste plus pour faire vivre de
+souvenirs; l'opinion qu'on est forcé de concevoir se rejette sur les
+temps où l'on était déçu, on se rappelle ce qui devait éclairer: alors
+le malheur s'étend sur toutes les époques de la vie; les regrets
+tiennent du remords, et la mélancolie, dernier espoir des malheureux, ne
+peut plus adoucir ces repentirs qui vous agitent, qui vous dévorent, et
+vous font craindre la solitude sans vous rendre capable de distraction.
+
+Si, au contraire, il a existé dans la vie un heureux moment où l'on
+était aimé; si l'être qu'on avait choisi était sensible, était généreux,
+était semblable à ce qu'on croit être, et que le temps, l'inconstance de
+l'imagination, qui détache même le coeur, qu'un autre objet, moins digne
+de sa tendresse, vous ait ravi cet amour dont dépendait toute votre
+existence, qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la
+vie fait éprouver! Le premier instant où ces caractères, qui tant de
+fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en
+traits d'airain que vous avez cessé d'être aimée; alors que, comparant
+ensemble les lettres de la même main, vos yeux peuvent à peine croire
+que l'époque, elle seule, en explique la différence; lorsque cette voix
+dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre
+âme ébranlée, et semblaient rendre présents encore les plus doux
+souvenirs; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée,
+sans trahir un mouvement du coeur, ah! pendant longtemps encore la
+passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé
+d'intéresser l'objet de sa tendresse. Il semble que l'on éprouve un
+sentiment qui doit se communiquer; il semble qu'on ne soit séparé que
+par une barrière qui ne vient point de sa volonté; qu'en lui parlant, en
+le voyant, il ressentira le passé; il retrouvera ce qu'il a éprouvé; que
+des coeurs qui se sont tout confié, ne sauraient cesser de s'entendre;...
+et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le
+secret, et vous savez qu'il est heureux loin de vous, qu'il est heureux
+souvent par l'objet qui vous rappelle le moins: les traits de sympathie
+sont restés en vous seule, leur rapport est anéanti. Il faut pour jamais
+renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et
+dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les
+lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour
+attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du
+coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le
+cacher; on n'attire la pitié par aucun malheur apparent; seule, en
+secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource
+dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se
+tuer? Mais dans cette situation le secours même de cet acte terrible est
+privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir
+d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes
+sensibles est ravie pour jamais à celle qui n'espère plus de regrets.
+C'est là mourir en effet que n'affliger, ni punir, ni rattacher dans son
+souvenir l'objet qui vous a trahi; et le laisser à celle qu'il préfère,
+est une image de douleur qui se place au delà du tombeau, comme si cette
+idée devait vous y suivre.
+
+La jalousie, cette passion terrible dans sa nature, alors même qu'elle
+n'est pas excitée par l'amour, rend l'âme frénétique, quand toutes les
+affections du coeur sont réunies aux ressentiments les plus vifs de
+l'amour-propre. Tout n'est pas amour dans la jalousie comme dans le
+regret de n'être plus aimé: la jalousie inspire le besoin de la
+vengeance; le regret ne fait naître que le désir de mourir. La jalousie
+est une situation plus pénible, parce qu'elle se compose de sensations
+opposées, parce qu'elle est mécontente d'elle-même; elle se repent, elle
+se dévore, et la douleur n'est supportable que lorsqu'elle jette dans
+l'abattement. Les affections qui forcent à s'agiter dans le malheur
+accroissent la peine par chaque mouvement qu'on fait pour l'éviter. Les
+affections qui mêlent ensemble l'orgueil et la tendresse sont les plus
+cruelles de toutes; ce que vous éprouvez de sensible affaiblit le
+ressort que vous trouveriez dans l'orgueil, et l'amertume qu'il inspire
+empoisonne la douceur que portent avec elles les peines du coeur alors
+même qu'elles tuent.
+
+À côté des malheurs causés par le sentiment, c'est peu que les
+circonstances extérieures qui peuvent troubler l'union des coeurs; quand
+on n'est séparé que par des obstacles étrangers au sentiment réciproque,
+on souffre, mais l'on peut et rêver et se plaindre: la douleur n'est
+point attachée à ce qu'il y a de plus intime dans la pensée, elle peut
+se prendre au dehors de soi. Cependant des âmes d'une vertu sublime ont
+trouvé en elles-mêmes des combats insurmontables: Clémentine peut se
+rencontrer dans la réalité, et mourir au lieu de triompher. C'est ainsi
+que, dans des degrés différents, l'amour bouleverse le sort des coeurs
+sensibles qui l'éprouvent.
+
+Il est un dernier malheur dont la pensée n'ose approcher, c'est la perte
+sanglante de ce qu'on aime, c'est cette séparation terrible qui menace
+chaque jour tout ce qui respire, tout ce qui vit sous l'empire de la
+mort. Ah! cette douleur sans bornes est la moins redoutable de toutes:
+comment survivre à l'objet dont on était aimé; à l'objet qu'on avait
+choisi pour l'appui de sa vie, à celui qui faisait éprouver l'amour tel
+qu'il anime un caractère tout entier créé pour le ressentir? Quoi! l'on
+croirait possible d'exister dans un monde qu'il n'habitera plus, de
+supporter des jours qui ne le ramèneront jamais, de vivre de souvenirs
+dévorés par l'éternité; de croire entendre cette voix, dont les derniers
+accents vous furent adressés, rappeler vers elle, en vain, l'être qui
+fut la moitié de sa vie, et lui reprocher les battements d'un coeur
+qu'une main chérie n'échauffera plus!
+
+Ce que j'ai dit s'applique presque également aux deux sexes; il me reste
+à considérer ce qui nous regarde particulièrement. O femmes! vous, les
+victimes du temple où l'on vous dit adorées, écoutez-moi.
+
+La nature et la société ont déshérité la moitié de l'espèce humaine;
+force, courage, génie, indépendance, tout appartient aux hommes; et
+s'ils environnent d'hommages les années de notre jeunesse, c'est pour se
+donner l'amusement de renverser un trône; c'est comme on permet aux
+enfants de commander, certains qu'ils ne peuvent forcer d'obéir. Il est
+vrai, l'amour qu'elles inspirent donne aux femmes un moment de pouvoir
+absolu; mais c'est dans l'ensemble de la vie, dans le cours même d'un
+sentiment, que leur destinée déplorable reprend son inévitable empire.
+
+L'amour est la seule passion des femmes; l'ambition, l'amour de la
+gloire même leur vont si mal, qu'avec raison un très-petit nombre s'en
+occupent. Je l'ai dit, en parlant de la vanité: pour une qui s'élève,
+mille s'abaissent au-dessous de leur sexe, en en quittant la carrière. A
+peine la moitié de la vie peut-elle être intéressée par l'amour, il
+reste encore trente ans à parcourir quand l'existence est déjà finie.
+L'amour est l'histoire de la vie des femmes; c'est un épisode dans celle
+des hommes: réputation, honneur, estime, tout dépend de la conduite qu'à
+cet égard les femmes ont tenue; tandis que les lois de la moralité même,
+selon l'opinion d'un monde injuste, semblent suspendues dans les
+rapports des hommes avec les femmes; ils peuvent passer pour bons, et
+leur avoir causé la plus affreuse douleur qu'il soit donné à l'être
+mortel de produire dans l'âme d'un autre; ils peuvent passer pour vrais,
+et les avoir trompées; enfin, ils peuvent avoir reçu d'une femme les
+services, les marques de dévouement qui lieraient ensemble deux amis,
+deux compagnons d'armes, qui déshonoreraient l'un des deux, s'il se
+montrait capable de les oublier; ils peuvent les avoir reçus d'une
+femme, et se dégager de tout, en attribuant tout à l'amour, comme si un
+sentiment, un don de plus diminuait le prix des autres. Sans doute, il
+est des hommes dont le caractère est une honorable exception; mais telle
+est l'opinion générale sous ce rapport, qu'il en est bien peu qui
+osassent, sans craindre le ridicule, annoncer dans les liaisons du coeur
+la délicatesse de principes qu'une femme se croirait obligée d'affecter,
+si elle ne l'éprouvait pas.
+
+On dira que peu importe au sentiment l'idée du devoir, qu'il n'en a pas
+besoin tant qu'il existe, et qu'il n'existe plus dès qu'il en a besoin.
+Il n'est pas vrai du tout que dans la moralité du coeur humain, un lien
+ne confirme pas un penchant; il n'est pas vrai qu'il n'existe pas
+plusieurs époques dans le cours d'un attachement où la moralité resserre
+les noeuds qu'un écart de l'imagination pouvait relâcher. Les liens
+indissolubles s'opposent au libre attrait du coeur; mais un complet degré
+d'indépendance rend presque impossible une tendresse durable; il faut
+des souvenirs pour ébranler le coeur, et il n'y a point de souvenirs
+profonds, si l'on ne croit pas aux droits du passé sur l'avenir, si
+quelque idée de reconnaissance n'est pas la base immuable du goût qui se
+renouvelle: il y a des intervalles dans tout ce qui appartient à
+l'imagination, et si la moralité ne les remplit pas, dans l'un de ces
+intervalles passagers on se séparera pour toujours. Enfin, les femmes
+sont liées par les relations du coeur, et les hommes ne le sont pas:
+cette idée même est encore un obstacle à la durée de l'attachement des
+hommes; car là où le coeur ne s'est point fait de devoir, il faut que
+l'imagination soit excitée par l'inquiétude; et les hommes sont sûrs des
+femmes, par des raisons même étrangères à l'opinion qu'ils ont de leur
+plus grande sensibilité; ils en sont sûrs, parce qu'ils les estiment;
+ils en sont sûrs, parce que le besoin qu'elles ont de l'appui de l'homme
+qu'elles aiment se compose de motifs indépendants de l'attrait même.
+Cette certitude, cette confiance, si douce à la faiblesse, est souvent
+importune à la force; la faiblesse se repose, la force s'enchaîne; et
+dans la réunion des contrastes dont l'homme veut former son bonheur,
+plus la nature l'a fait pour régner, plus il aime à trouver d'obstacles:
+les femmes, au contraire, se défiant d'un empire sans fondement réel,
+cherchent un maître, et se plaisent à s'abandonner à sa protection;
+c'est donc presque une conséquence de cet ordre fatal, que les femmes
+détachent en se livrant, et perdent par l'excès même de leur dévouement.
+
+Si la beauté leur assure des succès, la beauté n'ayant jamais une
+supériorité certaine, le charme de nouveaux traits peut briser les liens
+les plus doux du coeur; les avantages d'un caractère élevé, d'un esprit
+remarquable, attirent par leur éclat, mais détachent à la longue tout ce
+qui leur serait inférieur. Et comme les femmes ont besoin d'admirer ce
+qu'elles aiment, les hommes se plaisent à exercer sur leur maîtresse
+l'ascendant des lumières, et souvent ils hésitent entre l'ennui de la
+médiocrité et l'importunité de la distinction.
+
+L'amour-propre, que la société, que l'opinion publique a réuni fortement
+à l'amour, se fait à peine sentir dans la situation des hommes vis-à-vis
+des femmes: celle qui leur serait infidèle s'avilit en les offensant, et
+leur coeur est guéri par le mépris. La fierté vient encore aggraver dans
+une femme les malheurs de l'amour; c'est le sentiment qui fait la
+blessure, mais l'amour-propre y jette des poisons. Le don de soi, ce
+sacrifice si grand aux yeux d'une femme, doit se changer en remords, en
+souvenir de honte, quand elle n'est plus aimée; et lorsque la douleur,
+qui d'abord n'a qu'une idée, appelle enfin à son secours tous les genres
+de réflexions, les hommes, condamnés à souffrir l'inconstance, sont
+consolés par chaque pensée qui les attire vers un nouvel avenir; les
+femmes sont replongées dans le désespoir par toutes les combinaisons qui
+multiplient l'étendue d'un tel malheur.
+
+Il peut exister des femmes dont le coeur ait perdu sa délicatesse; elles
+sont aussi étrangères à l'amour qu'à la vertu; mais il est encore pour
+celles qui méritent seules d'être comptées parmi leur sexe, il est
+encore une inégalité profonde dans leurs rapports avec les hommes: les
+affections de leur coeur se renouvellent rarement; égarées dans la vie,
+quand leur guide les a trahies, elles ne savent ni renoncer à un
+sentiment qui ne laisse après lui que l'abîme du néant, ni renaître à
+l'amour dont leur âme est épouvantée. Une sorte de trouble sans fin,
+sans but, sans repos, s'empare de leur existence; les unes se dégradent,
+les autres sont plus près d'une dévotion exaltée que d'une vertu calme;
+toutes au moins sont marquées du sceau fatal de la douleur; et pendant
+ce temps les hommes commandent les armées, dirigent les empires, et se
+rappellent à peine le nom de celles dont ils ont fait la destinée: un
+seul mouvement d'amitié laisse plus de traces dans leur coeur que la
+passion la plus ardente; toute leur vie est étrangère à cette époque,
+chaque instant y rattache le souvenir des femmes; l'imagination des
+hommes a tout conquis en étant aimés, le coeur des femmes est inépuisable
+en regrets; les hommes ont un but dans l'amour, la durée de ce sentiment
+est le seul bonheur des femmes. Les hommes enfin sont aimés, parce
+qu'ils aiment; les femmes doivent craindre, à chaque mouvement qu'elles
+éprouvent, et l'amour qui les entraîne, et l'amour qui va détruire le
+prestige qui enchaînait sur leurs pas.
+
+Êtres malheureux! êtres sensibles! vous vous exposez, avec des coeurs
+sans défense, à ces combats où les hommes se présentent entourés d'un
+triple airain; restez dans la carrière de la vertu, restez sous sa noble
+garde; là il est des lois pour vous, là votre destinée, a des appuis
+indestructibles: mais si vous vous abandonnez au besoin d'être aimées,
+les hommes sont maîtres de l'opinion, les hommes ont de l'empire sur
+eux-mêmes; les hommes renverseront votre existence pour quelques
+instants de la leur.
+
+Ce n'est pas en renonçant au sort que la société leur a fixé, que les
+femmes peuvent échapper au malheur; c'est la nature qui a marqué leur
+destinée, plus encore que les lois des hommes; et pour cesser d'être
+leurs maîtresses, faudrait-il devenir leurs rivaux, et mériter leur
+haine, parce qu'il faut sacrifier leur amour? Il reste des devoirs, il
+reste des enfants, il reste aux mères ce sentiment sublime dont la
+jouissance est dans ce qu'il donne, et l'espoir dans ses bienfaits.
+
+Sans doute, celle qui a rencontré un homme dont l'énergie n'a point
+effacé la sensibilité; un homme qui ne peut supporter la pensée du
+malheur d'un autre, et met l'honneur aussi dans la bonté; un homme
+fidèle aux serments que l'opinion publique ne garantit pas, et qui a
+besoin de la constance pour jouir du vrai bonheur d'aimer; celle qui
+serait l'unique amie d'un tel homme, pourrait triompher, au sein de la
+félicité, de tous les systèmes de la raison. Mais s'il est un exemple
+qui puisse donner à la vertu même des instants de mélancolie, quelle
+femme toutefois, quand l'époque des passions est passée, ne s'applaudit
+pas de s'être détournée de leur route? Qui pourrait comparer le calme
+qui suit le sacrifice, et le regret des espérances trompées? À quel prix
+ne voudrait-on pas n'avoir jamais aimé, n'avoir jamais connu ce
+sentiment dévastateur, qui, semblable au vent brûlant d'Afrique, sèche
+dans la fleur, abat dans la force, courbe enfin vers la terre la tige
+qui devait et croître et dominer!
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+_Du jeu, de l'avarice, de l'ivresse, etc._
+
+
+Après ce sentiment malheureux et sublime qui fait dépendre d'un seul
+objet le destin de notre vie, je vais parler des passions qui soumettent
+l'homme au joug des sensations égoïstes. Ces passions ne doivent point
+être rangées dans la classe des ressources qu'on trouve en soi; car rien
+n'est plus opposé aux plaisirs qui naissent de l'empire sur soi-même que
+l'asservissement à ses désirs personnels. Dans cette situation,
+toutefois, si l'on dépend de la fortune, on n'attend rien de l'opinion,
+de la volonté, des sentiments des hommes; et sous ce rapport, comme on a
+plus de liberté, on devrait obtenir plus de bonheur: néanmoins ces
+penchants avilissants ne valent aucune véritable jouissance; ils livrent
+à un instinct grossier, et cependant exposent aux mêmes chances que des
+désirs plus relevés.
+
+L'on peut trouver dans ces passions honteuses la trace des affections
+morales dégénérées en impulsions physiques. Il y a dans les libertins,
+dans ceux qui s'enivrent, dans les joueurs, dans les avares, les deux
+espèces de mouvement qui font les ambitieux en tout genre, le besoin
+d'émotion et la personnalité; mais, dans les passions morales, on ne
+peut être ému que par les sentiments de l'âme, et ce qu'on a d'égoïsme
+n'est satisfait que par le rapport des autres avec soi; tandis que le
+seul avantage de ces passions physiques, c'est l'agitation qui suspend
+le sentiment et la pensée; elles donnent une sorte de personnalité
+matérielle qui part de soi pour revenir à soi, et fait triompher ce
+qu'il y a d'animal dans l'homme sur le reste de sa nature.
+
+Examinons cependant, malgré le dégoût qu'un tel sujet inspire, les deux
+principes de ces passions, le besoin d'émotion et l'égoïsme. Le premier
+produit l'amour du jeu, et le second l'avarice. Quoiqu'on puisse
+supposer qu'il faut aimer l'argent pour aimer le jeu, ce n'est point là
+la source de ce penchant effréné; la cause élémentaire, la jouissance
+unique peut-être de toutes les passions, c'est le besoin et le plaisir
+de l'émotion. On ne trouve de bon dans la vie que ce qui la fait
+oublier; et si l'émotion pouvait être un état durable, bien peu de
+philosophes se refuseraient à convenir qu'elle serait le souverain bien.
+Il est, et je tâcherai de le prouver dans la troisième partie de cet
+ouvrage, il est des distractions utiles et constantes pour l'homme qui
+sait se dominer; mais la foule des êtres passionnés qui veulent échapper
+à leur ennemi commun, la sensation douloureuse de la vie, se précipite
+dans une ivresse qui, confondant les objets, fait disparaître la réalité
+de tout. Dans un moment d'émotion, il n'y a plus de jugement, il n'y a
+que de l'espérance et de la crainte: on éprouve quelque chose du plaisir
+des rêves, les limites s'effacent, l'extraordinaire paraît possible, et
+les bornes ou les chaînes de ce qui est et de ce qui sera s'éloignent ou
+se soulèvent à vos yeux. Dans le tumulte et la succession rapide des
+sensations qui s'emparent d'une âme violemment émue, le danger, même
+sans but, est un plaisir pendant la durée de l'action. Sans doute c'est
+un sentiment très-pénible que de craindre à l'avance le péril qui
+menace, c'est de la souffrance dans le calme; mais l'instant de la
+décision, mais le jeu, quelque cher qu'il soit dans le moment où il se
+hasarde, est une espèce de jouissance, c'est-à-dire, d'étourdissement.
+Cet état devient quelquefois tellement nécessaire à ceux qui l'ont
+éprouvé, qu'on voit des marins traverser de nouveau les mers, seulement
+pour ressentir l'émotion des dangers auxquels ils ont échappé.
+
+Le grand jeu de la gloire est difficile à préparer; un tapis vert, des
+dés y suppléent. L'agitation de l'âme est un besoin trompeur auquel la
+plupart des hommes se livrent, sans penser à ce qui succède à cette
+agitation. Ils hasardent la fortune qui les fait vivre; ils se
+précipitent dans les batailles où la mort, ou plus encore les
+souffrances les menacent, pour retrouver ce mouvement qui les sépare des
+souvenirs et de la prévoyance, donne à l'existence quelque chose
+d'instantané, fait vivre et cesser de réfléchir.
+
+Quel triste cachet de la destinée humaine! quelle irrécusable preuve de
+malheur, que ce besoin d'éviter le cours naturel de la vie, d'enivrer
+les facultés qui servent à la juger! Le monde est agité par l'inquiétude
+de chaque homme, et ces armées innombrables qui couvrent la surface de
+la terre sont l'invention cruelle des soldats, des officiers, des rois,
+pour chercher dans la destinée quelque, chose que la nature n'y a point
+mis, ou tout au moins pour obtenir cette interruption momentanée de la
+durée successive des idées habituelles, cette émotion qui soulage du
+poids de la vie.
+
+Mais, indépendamment de tout ce qu'il faut hasarder et perdre pour se
+mettre dans une situation qui vous procure de telles sortes de
+jouissances, il n'existe rien de plus pénible que l'instant qui succède
+à l'émotion; le vide qu'elle laisse après elle est un plus grand malheur
+que la privation même de l'objet dont l'attente vous agitait. Ce qu'il y
+a de plus difficile à supporter pour un joueur, ce n'est pas d'avoir
+perdu, mais de cesser de jouer. Les mots qui servent aux autres passions
+sont très-souvent empruntés de celle-là, parce qu'elle est une image
+matérielle de tous les sentiments qui s'appliquent à de plus grandes
+circonstances; ainsi l'amour du jeu aide à comprendre l'amour de la
+gloire, et l'amour de la gloire à son tour explique l'amour du jeu.
+
+Tout ce qui établit des analogies, des ressemblances, est un garant de
+plus de la vérité du système. Si l'on parvenait à rallier la nature
+morale à la nature physique, l'univers entier à une seule pensée, on
+aurait presque dérobé le secret de la Divinité.
+
+La plupart des hommes cherchent donc à trouver le bonheur dans
+l'émotion, c'est-à-dire, dans une sensation rapide qui gâte un long
+avenir: d'autres se livrent par calcul, et surtout par caractère, à la
+personnalité; mécontents de leurs relations avec les autres, ils croient
+avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à
+eux-mêmes, et ils ne savent pas que ce n'est pas seulement de la nature
+du joug, mais de la dépendance en elle-même, que naît le malheur de
+l'homme. L'avarice est de tous les penchants celui qui fait le mieux
+ressortir la personnalité. Aimer l'argent, pour arriver à tel ou tel
+but, c'est le regarder comme un moyen, et non comme l'objet; mais il est
+une espèce d'hommes qui, considérant en général la fortune comme une
+manière d'acquérir des jouissances, ne veulent cependant en goûter
+aucune: les plaisirs, quels qu'ils soient, vous associent aux autres,
+tandis que la possibilité de les obtenir est en soi seul, et l'on
+dissipe quelque chose de son égoïsme en le satisfaisant au dehors.
+L'avenir inquiète tellement les avares, qu'ils aiment à sacrifier le
+présent comme pourrait le faire la vertu la plus relevée: la
+personnalité de l'avare va si loin, qu'il finit par immoler lui à
+lui-même; il s'aime tant demain, qu'il se prive de tout chaque jour pour
+embellir le jour suivant; et comme tous les sentiments qui ont le
+caractère de la passion, qui dévorent jusqu'à l'objet même qu'ils
+chérissent, l'égoïsme devient destructeur du bien-être qu'il veut
+conserver, et l'avarice interdit tous les avantages que l'argent
+pourrait valoir.
+
+Je ne m'arrêterai point à parler des malheurs causés par l'avarice; on
+ne voit point de gradation ni de nuance dans cette singulière passion;
+tout y paraît également douloureux et vil. Comment avoir l'idée de cette
+fureur de personnalité? Quel but que soi pour sa propre vie! Quel homme
+peut se choisir pour l'objet de sa pensée, sans admettre d'intermédiaire
+entre sa passion et lui-même?
+
+Il y a tant d'incertitude dans ce qu'on désire, de dégoût dans ce qu'on
+éprouve, qu'on ne peut concevoir comment on aurait le courage d'agir, si
+ses actions retournant à ses sensations, et ses sensations à ses
+actions, on savait si positivement le prix de ce qu'on fait, la
+récompense de ses efforts. Comment exister sans être utile, et se donner
+la peine de vivre quand personne ne s'affligerait de nous voir mourir!
+
+Si l'avare, si l'égoïste sont incapables de ces retours sensibles, il
+est un malheur particulier à de tels caractères auquel ils ne peuvent
+jamais échapper; ils craignent la mort, comme s'ils avaient su jouir de
+la vie: après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours à venir,
+ils éprouvent une sorte de rage en voyant s'approcher le terme de
+l'existence. Les affections du coeur augmentent le prix de la vie en
+diminuant l'amertume de la mort; tout ce qui est aride fait mal vivre et
+mal mourir. Enfin les passions personnelles sont de l'esclavage autant
+que celles qui mettent dans la dépendance des autres; elles rendent
+également impossible l'empire sur soi-même, et c'est dans le libre et
+constant exercice de cette puissance qu'est le repos et ce qu'il y a de
+bonheur.
+
+Les passions qui dégradent l'homme, en resserrant son égoïsme dans ses
+sensations, ne produisent pas sans doute ces bouleversements de l'âme où
+l'homme éprouve toutes les douleurs que ses facultés lui permettent de
+ressentir; mais il ne reste aux peines causées par des penchants
+méprisables aucun genre de consolation; le dégoût qu'elles inspirent aux
+autres passe jusqu'à celui qui les éprouve. Il n'y a rien de plus amer
+dans l'adversité que de ne pas pouvoir s'intéresser à soi; l'on est
+malheureux sans trouver même de l'attendrissement dans son âme; il y a
+quelque chose de desséché dans tout votre être, un sentiment d'isolement
+si profond, qu'aucune idée ne peut se joindre à l'impression de la
+douleur: il n'y a rien dans le passé, il n'y a rien dans l'avenir, il
+n'y a rien autour de soi; on souffre à sa place, mais sans pouvoir
+s'aider de sa pensée, sans oser méditer sur les différentes causes de
+son infortune, sans se relever par de grands souvenirs où la douleur
+puisse s'attacher.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+_De l'envie et de la vengeance._
+
+
+Il est des passions qui n'ont pas précisément de but, et cependant
+remplissent une grande partie de la vie; elles agissent sur l'existence
+sans la diriger, et l'on sacrifie le bonheur à leur puissance négative:
+car, par leur nature, elles n'offrent pas même l'illusion d'un espoir et
+d'un avenir, mais seulement elles donnent le besoin de satisfaire l'âpre
+sentiment qu'elles inspirent: il semble que de telles passions ne soient
+composées que du mauvais succès de toutes; de ce nombre, mais avec des
+nuances différentes, sont l'envie et la vengeance.
+
+L'envie ne promet aucun genre de jouissances, même de celles qui amènent
+du malheur à leur suite. L'homme qui a cette disposition voit, dans le
+monde beaucoup plus de sujets de jalousie qu'il n'en existe réellement;
+et pour se croire à la fois heureux et supérieur, il faudrait juger de
+son sort par l'envie que l'on inspire: c'est un mobile dont l'objet est
+une souffrance, et qui n'exerce l'imagination, cette faculté inséparable
+de la passion, que sur une idée pénible. La passion de l'envie n'a point
+de terme, parce qu'elle n'a point de but; elle ne se refroidit point,
+parce que ce n'est d'aucun genre d'enthousiasme, mais de l'amertume
+seule qu'elle s'alimente, et que chaque jour accroît ses motifs par ses
+effets: celui qui commence par haïr inspire une irritation propre à
+faire mériter sa haine qui d'abord était injuste. Les poètes se sont
+exercés sur tous les emblèmes de malheur qu'il fallait attachera
+l'envie. Quel triste sort, en effet, que celui d'une passion qui se
+dévore elle-même, et, poursuivie sans cesse par l'image de ce qui la
+blesse, ne peut se représenter une circonstance quelconque où elle
+trouverait du repos! Il y a tant de maux sur la terre cependant, qu'il
+semblerait que tout ce qui arrive dans le monde dût être une jouissance
+pour l'envie; mais elle est si difficile en malheurs, que s'il reste de
+la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille
+infortunes, une qualité parmi des torts, si le souvenir de la prospérité
+relève dans la misère, l'envieux souffre et déteste encore: il démêle,
+pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède; il faudrait,
+pour qu'il cessât de s'agiter, qu'il crût tout ce qui existe inférieur à
+sa fortune, à ses talents, à son bonheur même; et il a la conscience, au
+contraire, que nul tourment ne peut égaler l'impression aride et
+desséchante que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin l'envie
+prend sa source dans ce terrible sentiment de l'homme qui lui rend
+odieux le spectacle du bonheur qu'il ne possède pas, et lui ferait
+préférer l'égalité de l'enfer aux gradations dans le paradis. La gloire,
+la vertu, le génie viennent se briser contre cette force destructive;
+elle met une borne aux efforts, aux élans de la nature humaine: son
+influence est souveraine; car qui blâme, qui déjoue, qui s'oppose, qui
+renverse, qui se saisit enfin de la force destructive, finit toujours
+par triompher.
+
+Mais le mal que l'envieux sait causer ne lui compose pas même un bonheur
+selon ses voeux; chaque jour la fortune ou la nature lui donnent de
+nouveaux ennemis; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès
+ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu'il détruit, il est jaloux de
+ce qu'il immole; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce
+supplice s'augmente par tout ce qu'il fait pour l'éviter.
+
+Il est une passion dont l'ardeur est terrible, une passion plus
+redoutable dans ce temps que dans tous les autres: c'est la vengeance.
+Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu'elle
+ne doit sa naissance qu'à une grande douleur, qu'on croit adoucir en la
+faisant partager à celui qui l'a causée; mais il n'est personne qui,
+dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la
+vengeance. Elle dérive immédiatement de la justice, quoique ses effets y
+soient souvent si contraires. Faire aux autres le mal qu'ils vous ont
+fait, se présente d'abord comme une maxime équitable; mais ce qu'il y a
+de naturel dans cette passion ne rend ses conséquences ni plus
+heureuses, ni moins coupables: c'est à combattre les mouvements
+involontaires qui entraînent vers un but condamnable que la raison est
+particulièrement destinée; car la réflexion est autant dans la nature
+que l'impulsion.
+
+Il est certain d'abord qu'on soutient difficilement l'idée de savoir
+heureux l'objet qui vous a plongé dans le désespoir. Ce tableau vous
+poursuit, comme, par un mouvement contraire, l'imagination de la pitié
+offre la peinture des douleurs qu'elle excite à soulager. L'opposition
+de votre peine et de la félicité de votre ennemi produit dans le sang un
+véritable soulèvement.
+
+Ce qu'on a le plus de peine aussi à supporter dans l'infortune, c'est
+l'absorbation, la fixation sur une seule idée; et tout ce qui porte la
+pensée au dehors de soi, tout ce qui excite à l'action trompe le
+malheur. Il semble qu'en agissant on va changer la situation de son âme;
+et le ressentiment, ou l'indignation contre le crime, étant d'abord ce
+qui est le plus apparent dans sa propre douleur, on croit, en
+satisfaisant ce mouvement, échapper à tout ce qui doit le suivre; mais
+en observant un coeur généreux et sensible, on découvre qu'on serait plus
+malheureux encore après s'être vengé qu'auparavant. L'occupation où l'on
+est de son ressentiment, l'effort qu'on fait sur soi pour le combattre,
+remplit la pensée de diverses manières; après s'être vengé, l'on reste
+seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance. Vous rendez à
+votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous; vous
+le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez
+rapproché par l'action même de punir; si l'effort que vous tenteriez
+pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l'avantage
+qu'on prend toujours sur les volontés impuissantes, quels qu'en soient
+la nature et l'objet. Tous les genres d'égarement sont excusables dans
+les véritables douleurs; mais ce qui démontre cependant combien la
+vengeance tient à des mouvements condamnables, c'est qu'il est beaucoup
+plus rare de se venger par sensibilité que par esprit de parti, ou par
+amour-propre.
+
+Les âmes généreuses qui se sont abandonnées à des mouvements coupables,
+ont fait un tort immense à l'ascendant de la moralité; elles ont réuni à
+des torts graves des motifs élevés, et le sens même des mots s'est
+trouvé changé par les pensées accessoires que leur exemple y a réunies.
+Le même terme exprime l'assassinat de César et celui de Henri IV; et les
+grands hommes qui se sont cru le droit de faire plier une loi de la
+moralité devant leurs intentions sublimes, ont fait plus de mal par la
+latitude qu'ils ont donnée à l'idée de la vertu, que les scélérats
+méprisés dont les actions ont exalté l'horreur qu'inspire le crime.
+Enfin, par quelque motif qu'on se croie excité à la vengeance, il faut
+répéter à ceux qui voudraient s'y abandonner, non pas qu'ils n'y
+trouveraient pas de bonheur, ils ne le savent que trop; mais il faut
+leur répéter qu'il n'est point de fléau politique plus redoutable.
+
+Cette passion pourrait perpétuer le malheur depuis la première offense
+jusqu'à la fin de la race humaine: et dans les temps où les fureurs des
+partis ont emporté tous les hommes dans tous les sens au delà des bornes
+de la vertu, de la raison et d'eux-mêmes, les révolutions ne cessent que
+quand chacun n'est plus agité par le besoin de prévenir ou d'éviter les
+effets de la vengeance.
+
+On se persuade que la crainte d'être puni peut empêcher les hommes
+violents de se porter à de certains excès; ce n'est pas du tout
+connaître la nature de l'emportement. Quand on est criminel de
+sang-froid, comme on calcule toujours, tels périls, tels obstacles de
+plus peuvent arrêter; mais les hommes passionnés qui se précipitent dans
+les révolutions sont irrités par la crainte même, si l'on parvient à la
+leur faire éprouver; la peur excite les caractères impétueux, au lieu de
+les contenir.
+
+Il est une réflexion qui devrait servir de guide à ceux qui se mêlent
+des grands débats des hommes entre eux; c'est qu'ils doivent considérer
+leurs ennemis comme étant de leur nature: il y a malheureusement de
+l'homme jusque dans le scélérat, et l'on ne se sert jamais cependant de
+la connaissance de soi, pour s'aider à devenir un autre. On dit qu'il
+faut contraindre, humilier, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils
+moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable;
+on voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et
+soi-même comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger.
+
+S'il est une passion destructive du bonheur et de l'existence des pays
+libres, c'est la vengeance; l'enthousiasme qu'inspire la liberté,
+l'ambition qu'elle excite, met les hommes dans un plus grand mouvement,
+fait naître plus d'occasions d'être opposés les uns aux autres. L'amour
+de la patrie l'emportait tellement chez les Romains sur toute autre
+passion, que les ennemis servaient ensemble, et d'un commun accord, les
+intérêts de la république. Si la vengeance n'est pas proscrite par
+l'esprit public dans une nation où chaque individu existe de toute sa
+force personnelle, où le despotisme ne comprimant point la masse, chaque
+homme a une valeur et une puissance particulières, les individus
+finiront par haïr tous les individus, et le lien de parti se rompant à
+mesure qu'un nouveau mouvement crée de nouvelles divisions, il n'y aura
+point d'homme qui n'ait, après un certain temps, des motifs pour
+détester successivement tout ce qu'il a connu dans sa vie.
+
+Certes, le plus bel exemple qui pût exister de renonciation à la
+vengeance, ce serait en France, si la haine cessait de renouveler les
+révolutions; si le nom français, par orgueil et par patriotisme,
+ralliait tous ceux qui ne sont pas assez criminels pour que le pardon
+même ne fût pas cru de leur propre coeur. Sans doute, ce serait un
+héroïque oubli; mais il est tellement nécessaire que, même en jugeant
+son étonnante difficulté, on a besoin de l'espérer encore. La France ne
+peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les
+amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d'un beau ciel,
+d'une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de
+sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées ou des
+sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+_De l'esprit de parti._
+
+
+Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou
+politique, pour savoir quelle est la force de cette passion. Elle est la
+seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps
+et dans tous les pays. Il faut qu'une fermentation, causée par des
+événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe
+toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans
+qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître.
+
+Des querelles frivoles, telles que des disputes sur la musique, sur la
+littérature, peuvent donner quelques idées légères de la nature de
+l'esprit de parti; mais il n'existe tout entier, mais il n'est l'action
+dévorante qui consume les générations et les empires, que dans ces
+grands débats où l'imagination peut puiser sans mesure tous les motifs
+d'enthousiasme ou de haine.
+
+On doit d'abord distinguer l'esprit de parti, de l'amour-propre qui fait
+tenir à l'opinion qu'on a soutenue; il en diffère tellement, qu'on peut
+même quelquefois mettre ces deux penchants en opposition. Un homme
+diversement célèbre, M. de Condorcet, avait précisément le caractère de
+l'esprit de parti. Ses amis assurent qu'il aurait écrit contre son
+opinion, qu'il l'aurait et désavouée et combattue ouvertement, sans
+confier à personne le secret de ses efforts, s'il avait cru que ce moyen
+pût servir à faire triompher la cause de cette opinion même. L'orgueil,
+l'émulation, la vengeance, la crainte, prennent le masque de l'esprit de
+parti; mais cette passion à elle seule est plus ardente: elle est du
+fanatisme et de la foi, à quelque objet qu'elle s'applique.
+
+Eh! qu'y a-t-il au monde de plus violent et de plus aveugle que ces deux
+sentiments? Pendant les siècles déchirés par les querelles religieuses,
+on a vu des hommes obscurs, sans aucune idée de gloire, sans aucun
+espoir d'être connus, employer tous les moyens, braver tous les dangers
+pour servir la cause qu'ils avaient adoptée. Un beaucoup plus grand
+nombre d'hommes se mêle aux querelles politiques, parce que, dans les
+intérêts de ce genre, toutes les passions se joignent à l'esprit de
+parti, et décident à suivre l'un ou l'autre étendard; mais le pur
+fanatisme, dans tous les temps, et pour quelque but que ce soit,
+n'existe que dans un certain nombre d'hommes, qui auraient été
+catholiques ou protestants dans le quinzième siècle, et se font
+aujourd'hui aristocrates ou jacobins. Ce sont des esprits crédules, soit
+qu'ils se passionnent pour ou contre les vieilles erreurs; et leur
+violence, sans arrêt, leur donne le besoin de se placer à l'extrême de
+toutes les idées, pour y mettre à l'aise leur jugement et leur
+caractère.
+
+L'exaltation de ce qu'on appelle la philosophie est une superstition
+comme le culte des préjugés; les mêmes défauts conduisent aux deux excès
+contraires, et c'est la différence des situations ou le hasard d'un
+premier mot, qui, dans la classe commune, fait de deux hommes de parti,
+deux ennemis ou deux complices.
+
+L'homme éclairé qui d'abord adopta la cause des principes, parce que sa
+pensée n'avait pu s'astreindre à respecter des préjugés absurdes, alors
+qu'il embrasse une vérité avec l'esprit de parti, perd la faculté de
+raisonner, ainsi que le partisan de l'erreur, et bientôt emploie des
+moyens semblables. De même qu'on a vu prêcher l'athéisme avec
+l'intolérance de la superstition, l'esprit de parti commande la liberté
+avec la fureur du despotisme.
+
+On a dit souvent, dans le cours de la révolution de France, que les
+aristocrates et les jacobins tenaient le même langage, étaient aussi
+absolus dans leurs opinions, et, selon la diversité des situations,
+adoptaient un système de conduite également intolérant. Cette remarque
+doit être considérée comme une simple conséquence du même principe. Les
+passions rendent les hommes semblables entre eux, comme la fièvre jette
+dans le même état des tempéraments divers; et de toutes les passions, la
+plus uniforme dans ses effets c'est l'esprit de parti.
+
+Elle s'empare de vous comme une espèce de dictature, qui fait taire
+toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment: sous cet
+asservissement, pendant qu'il dure, les hommes sont moins malheureux que
+par le libre arbitre qui reste encore aux autres passions; dans
+celle-là, la route qu'il faut suivre est commandée comme le but qu'on
+doit atteindre: les hommes dominés par cette passion sont inébranlables
+jusque dans le choix de leurs moyens; ils ne voudraient pas les
+modifier, même pour arriver plus sûrement à leur objet: les chefs, comme
+dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins
+enthousiastes; mais les disciples se font un article de foi de la route
+autant que du but. Il faut que les moyens soient de la nature de la
+cause, parce que cette cause, paraissant la vérité même, doit triompher
+seulement par l'évidence et la force. Je vais rendre cette idée sensible
+par des exemples.
+
+Dans l'assemblée constituante, les membres du côté droit auraient pu
+faire passer quelques-uns des décrets qui les intéressaient, s'ils
+eussent laissé la parole à des hommes plus modérés qu'eux, et par
+conséquent plus agréables au parti populaire; mais ils aimaient mieux
+perdre leur cause en la faisant soutenir par l'abbé Maury, que de la
+gagner en la laissant défendre par un orateur qui ne fût pas précisément
+de leur opinion sous tous les autres rapports. Un triomphe acquis par
+une condescendance est une défaite pour l'esprit de parti.
+
+Lorsque les constitutionnels luttaient contre les jacobins, si les
+aristocrates avaient adopté le système des premiers, s'ils avaient
+conseillé au roi de se livrer à eux, ils auraient alors renversé
+l'ennemi commun, sans perdre l'espoir de se défaire un jour de leurs
+alliés. Mais dans l'esprit de parti, l'on aime mieux tomber en
+entraînant ses ennemis, que triompher avec quelqu'un d'entre eux.
+
+Lorsqu'en étant assidu aux élections, on pouvait influer sur le choix
+des hommes dont allait dépendre le sort de la France, les aristocrates
+aimaient mieux l'exposer au joug des scélérats que de reconnaître
+quelques-uns des principes de la révolution en votant dans les
+assemblées primaires.
+
+L'intégrité du dogme importe davantage encore que le succès de la cause.
+Plus l'esprit de parti est de bonne foi, moins il admet de conciliation
+ou de traité d'aucun genre; et comme ce ne serait pas croire
+véritablement à l'existence efficace de sa religion que de recourir à
+l'art pour l'établir, dans un parti l'on se rend suspect en raisonnant,
+en reconnaissant même la force de ses ennemis, en faisant le moindre
+sacrifice pour assurer la plus grande victoire.
+
+Quel exemple de cet esprit impliable, dans chaque détail comme dans
+l'ensemble, le parti populaire aussi n'a-t-il pas donné? Combien de fois
+n'a-t-il pas refusé tout ce qui pouvait ressembler à une modification?
+L'ambition sait se plier à chacune des circonstances pour profiter de
+toutes; la vengeance même peut retarder ou détourner sa marche; mais
+l'esprit de parti est comme les forces aveugles de la nature, qui vont
+toujours dans la même direction: cette impulsion une fois donnée à la
+pensée, elle prend un caractère de roideur qui lui ôte, pour ainsi dire,
+ses attributs intellectuels: on croit se heurter contre quelque chose de
+physique lorsqu'on parle à des hommes qui se précipitent dans la ligne
+de leur opinion; ils n'entendent, ni ne voient, ni ne comprennent: avec
+deux ou trois raisonnements ils font face à toutes les objections; et
+lorsque ces traits lancés n'ont pas convaincu, ils ne savent plus avoir
+recours qu'à la persécution.
+
+L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine
+commune, mais non par l'estime ou l'attrait du coeur; il anéantit les
+affections qui existent dans l'âme, pour y substituer des liens formés
+seulement par les rapports d'opinion. L'on sait moins de gré à un homme
+de ce qu'il fait pour vous que pour votre cause. Vous avoir sauvé la vie
+est un mérite beaucoup moins grand à vos yeux que de penser comme vous;
+et, par un code singulier, l'on n'établit les relations d'attachement et
+de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis. La limite de son
+opinion est aussi celle de ses devoirs; et si l'on reçoit, dans quelque
+circonstance, des secours d'un homme qui suit un parti contraire au
+sien, il semble que la confraternité humaine n'existe plus avec lui, et
+que le service qu'il vous a rendu soit un hasard qu'on doit totalement
+séparer de celui qui l'a fait naître. Les grandes qualités d'un homme
+qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées
+par ses adversaires: les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent
+votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. Le grand caractère de la
+véritable passion est d'anéantir tout ce qui n'est pas elle, et une idée
+dominante absorbe toutes les autres.
+
+Il n'est point de passion qui doive plus entraîner à tous les crimes,
+par cela même que celui qui l'éprouve est enivré de meilleure foi, et
+que le but de cette passion n'étant pas personnel à l'individu qui s'y
+livre, il croit se dévouer en faisant le mal, conserve le sentiment de
+la vertu en commettant les plus grands crimes, et n'éprouve ni les
+craintes, ni les remords inséparables des passions égoïstes, des
+passions qui sont coupables aux yeux de celui même qui s'y abandonne.
+
+L'esprit de parti n'a point de remords. Son premier caractère est de
+voir son objet tellement au-dessus de tout ce qui existe, qu'il ne peut
+se repentir d'aucun sacrifice quand il s'agit d'un tel but. La
+dépopulation de la France était conçue par la féroce ambition de
+Robespierre, exécutée par la bassesse de ses agents; mais cette affreuse
+idée était admise par l'esprit de parti lui seul, et l'on a dit, sans
+être un assassin, _Il y a deux millions d'hommes de trop en France._
+
+L'esprit de parti est exempt de crainte, non pas seulement par
+l'exaltation de courage qu'il peut inspirer, mais par la sécurité qu'il
+fait naître: les jacobins et les aristocrates, depuis le commencement de
+la révolution, n'ont pas un instant désespéré du triomphe de leur
+opinion; et au milieu des revers qui ont frappé si constamment les
+aristocrates, il y avait quelque chose de béat dans la certitude avec
+laquelle ils débitaient des nouvelles que la foi la plus superstitieuse
+aurait à peine adoptées.
+
+Il y a cependant quelques nuances générales qui, sans application
+particulière à la révolution de France, distinguent l'esprit de parti de
+ceux qui défendent les anciens préjugés, d'avec l'esprit de parti de
+ceux qui veulent établir de nouveaux principes. L'esprit de parti des
+premiers est de meilleure foi, celui des novateurs est plus habile; la
+haine des premiers est plus profonde, celle des autres est plus
+agissante; les premiers s'attachent plus aux hommes, les novateurs
+davantage aux choses; les premiers sont plus implacables, les seconds
+plus meurtriers; les premiers regardent leurs adversaires comme des
+impies, les seconds les considèrent comme des obstacles; en sorte que
+les premiers détestent par sentiment, tandis que les autres détruisent
+par calcul, et qu'il y a moins de paix à espérer des partisans des
+anciens préjugés, et plus à redouter de la guerre faite par leurs
+ennemis.
+
+Malgré ces différences cependant, les caractères généraux sont toujours
+pareils. L'esprit de parti est une sorte de frénésie de l'âme qui ne
+tient point à la nature de son objet. C'est ne plus voir qu'une idée,
+lui rapporter tout, et n'apercevoir que ce qui peut s'y réunir: il y a
+une sorte de fatigue à l'action de comparer, de balancer, de modifier,
+d'excepter, dont l'esprit de parti délivre entièrement. Les violents
+exercices du corps, l'attaque impétueuse qui n'exige aucune retenue,
+donnent une sensation physique très-vive et très-enivrante: il en est de
+même au moral de cet emportement de la pensée, qui, délivrée de tous ses
+liens, voulant seulement aller en avant, s'élance sans réflexion aux
+opinions les plus extrêmes.
+
+Jamais il ne peut en coûter à l'esprit de parti d'abandonner des
+avantages individuels dont on sait la mesure, pour un but tel que cette
+passion le fait concevoir, pour un but qui n'a jamais rien de réel, de
+jugé, ni de connu, et que l'imagination revêt de toutes les illusions
+dont la pensée est susceptible. La démocratie ou la royauté sont le
+paradis de leurs vrais enthousiastes; ce qu'elles ont été, ce qu'elles
+peuvent devenir n'a aucun rapport avec les sensations que leurs
+partisans éprouvent à leur nom; à lui seul il remue toutes les
+affections ardentes et crédules dont l'homme est susceptible.
+
+Par cette analyse, on voit que la source de l'esprit de parti est tout à
+fait étrangère au sentiment du crime; mais si cet examen philosophique
+inspire un moment d'indulgence, combien les effets affreux de cette
+passion ne ramènent-ils pas à l'effroi qu'elle doit inspirer!
+
+Il n'en est point qui puisse à cet excès borner la pensée et dépraver la
+moralité. L'esprit humain ne peut avoir son développement, ne peut faire
+de véritables progrès qu'en arrivant à l'impartialité la plus absolue,
+en effaçant au dedans de soi la trace de toutes les habitudes, de tous
+les préjugés, en se faisant, comme Descartes, une méthode indépendante
+de toutes les routes déjà tracées. Or, quand la pensée est une fois
+saisie de l'esprit de parti, ce n'est pas des objets à soi, mais de soi
+vers les objets que partent les impressions; on ne les attend pas, on
+les devance, et l'oeil donne la forme au lieu de recevoir l'image. Les
+hommes d'esprit qui, dans toute autre circonstance, cherchent à se
+distinguer, ne se servent jamais alors que du petit nombre d'idées qui
+leur sont communes avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion.
+Il y a une sorte de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement,
+que tout le parti parcourt, et que personne ne peut franchir: soit qu'on
+redoute, en multipliant ses raisonnements, d'offrir un plus grand nombre
+de points d'attaque à ses ennemis; soit que la passion ait également
+dans tous les hommes plus d'identité que d'étendue, plus de force que de
+variété. Placés à l'extrême d'une idée, comme des soldats à leur poste,
+jamais vous ne pourrez les décider à venir à la découverte d'un autre
+point de vue de la question; et tenant à quelques principes comme à des
+chefs, à des opinions comme à des serments, on dirait que vous leur
+proposez une trahison, quand vous voulez les engager à examiner, à
+s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner de nouveaux rapports.
+
+Cette manière de ne considérer qu'un seul côté dans tous les objets, et
+de les présenter toujours dans le même sens, est ce que l'on peut
+imaginer de plus fatigant dès qu'on n'est pas susceptible de l'esprit de
+parti; et l'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par
+ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux
+imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence. Les
+géomètres appellent à eux la certitude par des moyens assurés; mais dans
+cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles
+même, s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances, quand
+les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus
+justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les
+uns aux autres, on se croit dans ce chaos que Milton aurait rendu mille
+fois plus horrible s'il l'avait pu représenter, dans le monde
+intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le
+crime et la vertu.
+
+Un siècle, une nation, un homme, sous le seul rapport des lumières, sont
+très-longtemps à se relever du fléau de l'esprit de parti. Les
+réputations n'ayant plus de rapport avec le mérite réel, l'émulation se
+ralentit en perdant son objet. L'injustice décourage de la recherche de
+la vérité; la gloire est rarement contemporaine, et la renommée
+elle-même est tellement investie par l'esprit de parti, que l'homme
+vertueux et grand peut ne pas obtenir son recours sur les siècles.
+
+Cette passion étouffe dans les hommes supérieurs les facultés qu'ils
+tenaient de la nature; et cette carrière de vérité, indéfinie comme
+l'espace et le temps, dans laquelle l'homme qui pense jouit d'un avenir
+sans bornes, atteint un but toujours renaissant; cette carrière se
+referme à la voix de l'esprit de parti, et tous les désirs comme toutes
+les craintes vouent à la servitude de la foi les têtes formées pour
+concevoir, découvrir et juger. Enfin, l'esprit de parti doit être de
+toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la
+pensée, puisque, comme nous l'avons déjà dit, ce fanatisme ne laisse pas
+même le choix des moyens pour assurer sa victoire, et que son propre
+intérêt ne l'éclaire point, quand il est entièrement de bonne foi.
+
+L'esprit de parti arrive souvent à son but par sa constance et son
+intrépidité, mais jamais par ses lumières: l'esprit de parti qui calcule
+n'est déjà plus; c'est alors une opinion, un plan, un intérêt; ce n'est
+plus la folie, l'aveuglement qui ne pourrait cesser sur un point sans
+laisser entrevoir tout le reste. Mais si cette passion borne la pensée,
+quelle influence n'a-t-elle pas sur le coeur!
+
+Je commence par dire qu'il y a une époque de la révolution de France (la
+tyrannie de Robespierre) dont il me paraît impossible d'expliquer tous
+les effets par des idées générales, ni sur l'esprit de parti, ni sur les
+autres passions humaines; ce temps est hors de la nature, au delà du
+crime; et, pour le repos du monde, il faut se persuader que nulle
+combinaison ne pouvant conduire à prévoir, à expliquer de semblables
+atrocités, ce concours fortuit de toutes les monstruosités morales est
+un hasard inouï dont des milliers de siècles ne peuvent ramener la
+chance.
+
+Mais en deçà de cet horrible terme, combien en France, combien dans tous
+les temps l'esprit de parti n'a-t-il pas entraîné d'actions coupables!
+C'est une passion sans aucune espèce de contre-poids; tout ce qui se
+rencontre dans sa route doit être sacrifié au but qu'elle se propose.
+Toutes les autres passions étant égoïstes, il s'établit dans plusieurs
+occasions une sorte de balance entre les divers intérêts personnels. Un
+ambitieux peut quelquefois préférer les plaisirs de l'amitié, les
+avantages de l'estime, à telle ou telle partie du pouvoir; mais dans
+l'esprit de parti il n'y a rien que d'absolu, parce qu'il n'y a rien de
+réel, et que la comparaison se faisant toujours du connu à l'inconnu, de
+ce qui a une borne à ce qui est indéfini, ne permet jamais d'hésiter en
+cette incommensurable espérance et quelque bien temporel que ce puisse
+être. Je me sers de l'expression _temporel_, parce que l'esprit de parti
+déifie la cause qu'il adopte, en espérant de son triomphe des effets
+au-dessus de la nature des choses.
+
+L'esprit de parti est la seule passion qui se fasse une vertu de la
+destruction de toutes les vertus, une gloire de toutes les actions qu'on
+chercherait à cacher si l'intérêt personnel les faisait commettre; et
+jamais l'homme n'a pu être jeté dans un état aussi redoutable, que
+lorsqu'un sentiment qu'il croit honnête lui commande des crimes; s'il
+est capable d'amitié, il est plus fier de la sacrifier; s'il est
+sensible, il s'enorgueillit de dompter sa peine: enfin la pitié, ce
+sentiment céleste qui fait de la douleur un lien entre les hommes, la
+pitié, cette vertu d'instinct, qui conserve l'espèce humaine en
+préservant les individus de leurs propres fureurs, l'esprit de parti a
+trouvé le seul, moyen de l'anéantir dans l'âme, en portant l'intérêt sur
+les nations entières, sur les races futures, pour le détacher des
+individus. L'esprit de parti efface les traits de sympathie pour y
+substituer des rapports d'opinion; il présente les malheurs actuels
+comme le moyen, comme la garantie d'un avenir immortel, d'un bonheur
+politique au-dessus de tous les sacrifices qu'on peut exiger pour
+l'obtenir.
+
+Si l'on s'était convaincu d'un principe simple, c'est que les hommes
+n'ont pas le droit de faire le mal pour arriver au bien, nous n'aurions
+pas vu tant de victimes humaines immolées sur l'autel même des vertus.
+Mais depuis que ces transactions ont existé entre le présent et
+l'avenir, entre le sacrifice de la génération actuelle et les dons à
+faire à la génération future, il n'y a point eu de bornes, qu'un nouveau
+degré de passion ne se crût en droit de franchir; et souvent des hommes
+enclins au crime, croyant s'enivrer des exemples de Brutus, de Manlius,
+de Pison, ont proscrit la vertu, parce que de grands hommes avaient
+immolé le crime; ont assassiné ceux qu'ils haïssaient, parce que les
+Romains savaient sacrifier ce qu'ils avaient de plus cher; ont massacré
+de faibles ennemis parce que des âmes généreuses avaient attaqué leurs
+adversaires dans la puissance; et ne prenant du patriotisme que les
+sentiments féroces qu'il a pu produire à quelques époques, n'ont eu de
+grandeur que dans le mal, et ne se sont fiés qu'à l'énergie du crime.
+
+Il sera vrai, cependant, que l'homme vertueux peut surpasser, en force
+active et dominante, le coupable le plus audacieux. Il manque encore un
+beau spectacle au monde, c'est un Sylla dans la route de la vertu, un
+homme dont le caractère démontre que le crime est une ressource de la
+faiblesse, et que c'est aux défauts des hommes de bien, mais non à leur
+moralité, qu'il faut attribuer leurs revers.
+
+Après avoir esquissé le tableau de l'esprit de parti, il entre dans mon
+sujet de parler du bonheur que cette passion peut promettre. Il y a un
+moment de jouissance dans toutes les passions tumultueuses: c'est le
+délire qui agite l'existence et donne au moral l'espèce de plaisir que
+les enfants, éprouvent dans les jeux qui les enivrent de mouvement et de
+fatigue. L'esprit de parti peut très-bien suppléer à l'usage des
+liqueurs fortes; et si le petit nombre se dérobe à la vie par
+l'élévation de la pensée, la foule lui échappe par tous les genres
+d'ivresse: mais quand l'égarement a cessé, l'homme qui se réveille de
+l'esprit de parti est le plus infortuné des êtres.
+
+D'abord l'esprit de parti ne peut jamais obtenir ce qu'il désire; les
+extrêmes sont dans la tête des hommes, mais point dans la nature des
+choses. Jamais il n'existe un esprit de parti sans qu'il en fasse naître
+un autre qui lui soit opposé, et le combat ne finit que par le triomphe
+de l'opinion intermédiaire.
+
+Il faut de l'esprit de parti pour lutter efficacement avec un autre
+esprit de parti contraire, et tout ce que la raison trouve absurde est
+précisément ce qui doit réussir contre un ennemi qui prendra aussi des
+mesures absurdes: ce qui est au dernier terme de l'exagération
+transporte sur le terrain où il faut combattre, et donne des armes
+égales à celles de ses adversaires; mais ce n'est point par calcul que
+l'esprit de parti prend ainsi des moyens extrêmes, et leur succès n'est
+point une preuve des lumières de ceux qui les emploient; il faut que les
+chefs, comme les soldats, marchent en aveugles pour arriver; et celui
+qui raisonnerait l'extravagance n'aurait jamais, à cet égard, l'avantage
+d'un véritable fou.
+
+La puissance guerrière est une puissance toute d'impulsion, et il n'y a
+que la guerre dans l'esprit de parti; car tous ces principes constitués
+pour l'attaque, ces lois servant d'arme offensive finissent avec la
+paix, et la victoire la plus complète d'un parti détruit nécessairement
+toute l'influence de son fanatisme; rien n'est, rien ne peut rester
+comme il le veut.
+
+C'est sans doute à l'instinct secret de l'empire que doit avoir le vrai
+sur les événements définitifs, du pouvoir que doit prendre la raison
+dans les temps calmes; c'est à cet instinct qu'est due l'horreur des
+combattants pour les partisans des opinions modérées. Les deux factions
+opposées les considèrent comme leurs plus grands ennemis, comme ceux qui
+doivent recueillir les avantages de la lutte sans s'être mêlés du
+combat; comme ceux enfin qui ne peuvent acquérir que des succès
+durables, alors qu'ils commencent à en obtenir. Les jacobins, les
+aristocrates, craignent moins leurs succès réciproques, parce qu'ils les
+croient passagers, et se connaissent des défauts semblables qui donnent
+toujours autant d'avantage au vaincu qu'au vainqueur. Mais quand la
+fluctuation des idées ramène les affaires au point juste et possible, la
+puissance, la considération de l'esprit de parti est finie, le monde se
+rasseoit sur ses bases, l'opinion publique honore la raison et la vertu,
+et cette époque inévitable peut se calculer comme les lois de la nature.
+Il n'y a point de guerre éternelle, et point de paix cependant sous la
+dictée des passions; point de repos sans accord, point de calme sans
+tolérance, point de parti donc qui, lorsqu'il a détruit ses ennemis,
+puisse satisfaire ses enthousiastes.
+
+Il est d'ailleurs une autre observation, c'est que, dans ces sortes de
+guerres, le parti vaincu se venge toujours sur les hommes du triomphe
+qu'il cède aux choses. Les principes ressortent avec éclat des attaques
+de leurs antagonistes; les individus succombent sous les attaques de
+leurs adversaires. Tout homme extrême dans son parti n'est jamais propre
+à gouverner les affaires de ce parti, lorsqu'il cesse d'être en guerre;
+et la haine que les opposants portaient à la cause prend la forme du
+mépris pour ses plus criminels défenseurs. Ce qu'ils ont fait pour le
+triomphe de leur parti a perdu leur réputation individuelle; ceux même
+qui les applaudissaient, lorsqu'ils croyaient être préservés par eux de
+quelques dangers, veulent l'honneur de les juger, lorsque le péril est
+passé. La vertu est tellement l'idée primitive de tous les hommes, que
+les complices sont aussi sévères que les juges, lorsque la solidarité
+n'existe plus; et les vaincus et les vainqueurs sont réconciliés
+ensemble, quand les uns renoncent à leur absurde cause, et les autres à
+leurs coupables chefs.
+
+Les triomphes d'un parti ne servent donc jamais à ceux qui s'y sont
+montrés les plus violents et les plus injustes.
+
+Mais quand l'esprit de parti, dans toute sa bonne foi, rendrait
+indifférent aux succès de l'ambition personnelle, jamais cette passion,
+considérée d'une manière générale, n'est complètement satisfaite par
+aucun résultat durable; et si elle pouvait l'être, si elle atteignait ce
+qu'elle appelle son but, il n'est point d'espoir qui fût plus détrompé,
+qui cessât plus sûrement au moment de la jouissance; car il n'en est
+point dont les illusions aient moins de rapport avec la réalité: il y a
+quelque chose de vrai dans les satisfactions que donnent la puissance,
+la gloire; mais lorsque l'esprit de parti triomphe, par cela même il est
+détruit.
+
+Eh! quel réveil que cet instant! Le malheur qu'il cause serait encore
+possible à supporter, s'il venait uniquement de la perte d'une grande
+espérance; mais par quels moyens racheter les sacrifices qu'elle a
+coûtés, et que devient un homme honnête, alors qu'il se reconnaît
+coupable d'actions qu'il condamne en recouvrant sa raison?
+
+Il en coûte de le dire, de peur de modifier l'horreur que doit inspirer
+le crime; il y a, dans la révolution, des hommes dont la conduite
+publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient
+montrés pleins de vertus. Je le répète, en examinant tous les effets du
+fanatisme, on acquiert la démonstration, que c'est le seul sentiment qui
+puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête; de ce
+contraste doit naître le plus effroyable supplice dont l'imagination
+puisse se faire l'idée. Les malheurs qui sont causés par le caractère
+ont leur remède en lui-même; il y a, jusque dans l'homme profondément
+criminel, une sorte d'accord qui seul peut faire qu'il existe, et reste
+lui-même; les sentiments qui l'ont conduit au crime lui en dérobent
+horreur: il supporte le mépris par le même mouvement qui l'a porté à le
+mériter. Mais quel supplice que la situation qui permet à un homme
+estimable de se juger, de se voir, ayant commis de grands crimes!...
+C'est d'une telle supposition que les anciens ont tiré les plus
+terribles effets de leurs tragédies: ils attribuent à la fatalité les
+actions coupables d'une âme vertueuse. Cette invention poétique, qui
+fait du rôle d'Oreste le plus déchirant de tous les spectacles, l'esprit
+de parti peut la réaliser. La main de fer du destin n'est pas plus
+puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire
+que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y
+abandonne: c'est la fatalité, pour ces temps-ci, que l'esprit de parti,
+et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper.
+
+Aussi se réveilleront-ils un jour ceux qui seuls sont sincères, ceux qui
+seuls méritent les regrets; accablés de mépris, tandis qu'ils auraient
+besoin de considération; accusés du sang et des pleurs, tandis qu'ils
+seront encore capables de pitié; isolés dans l'univers sensible, tandis
+qu'ils pensaient s'unir à toute la race humaine. Ils éprouveront ces
+douleurs alors que les motifs qui les ont entraînés auront perdu toute
+réalité, même à leurs yeux, et ils ne conserveront de la funeste
+identité qui ne leur permet pas de se séparer de leur vie passée, que
+les remords pour garants: les remords, seuls liens des deux êtres les
+plus contraires, celui qu'ils se sont montré sous le joug de l'esprit de
+parti, celui qu'ils devaient être par les dons de la nature.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+_Du crime._
+
+
+Il faut le dire, quoiqu'on en frémisse, l'amour du crime en lui-même est
+une passion. Sans doute, ce sont toutes les autres qui conduisent à cet
+excès; mais quand elles ont entraîné l'homme à un certain terme de
+scélératesse, l'effet devient la cause, et le crime, qui n'était d'abord
+que le moyen, devient le but.
+
+Cet horrible état demande une explication particulière, et peut-être
+faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais
+dire sur ce sujet.
+
+Deux liens retiennent les hommes sous l'empire de la moralité, l'opinion
+publique et l'estime d'eux-mêmes. Il y a beaucoup d'exemples de braver
+la première en respectant la seconde; alors le caractère prend une sorte
+d'amertume et de misanthropie qui exclut beaucoup des bonnes actions que
+l'on fait pour être regardé, sans anéantir toutefois les sentiments
+honnêtes qui décident de l'accomplissement des principaux devoirs. Mais
+dès qu'on a rompu tout ce qui mettait de la conséquence dans sa
+conduite, dès qu'on ne peut plus rattacher sa vie à aucun principe,
+quelque facile qu'il soit, la réflexion, le raisonnement étant alors
+impossibles à supporter, il passe dans le sang une sorte de fièvre qui
+donne le besoin du crime.
+
+C'est une sensation physique transportée dans l'ordre moral, et même
+cette frénésie se manifeste assez ordinairement par des symptômes
+extérieurs. Robespierre et la plupart de ses complices avaient
+habituellement des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête;
+on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. On commence à se
+livrer à un excès par entraînement; mais, à son comble, il amène
+toujours une sorte de tension involontaire et terrible; hors des lignes
+de la nature, dans quelque sens que ce soit, ce n'est plus la passion
+qui commande, mais la contraction qui soutient.
+
+Certainement l'homme criminel croit toujours, d'une manière générale,
+marcher vers un objet quelconque; mais il y a un tel égarement dans son
+âme, qu'il est impossible d'expliquer toutes ses actions par l'intérêt
+du but qu'il veut atteindre: le crime appelle le crime, le crime ne voit
+de salut que dans de nouveaux crimes; il fait éprouver une rage
+intérieure qui force à agir sans autre motif que le besoin d'action. On
+ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les
+bêtes féroces, alors même qu'elles n'éprouvent ni la faim, ni la soif.
+Si, dans le système du monde, les diverses natures des êtres, des
+espèces, des choses, des sensations, se tiennent par des intermédiaires,
+il est certain que la passion du crime est le chaînon entre l'homme et
+les animaux; elle est à quelques égards aussi involontaire que leur
+instinct, mais elle est plus dépravée; car c'est la nature qui a créé le
+tigre, et c'est l'homme qui s'est fait criminel; l'animal sanguinaire a
+sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse
+pour y dominer.
+
+La trace de raisonnement qu'on peut apercevoir à travers le chaos des
+sensations d'un homme coupable, c'est la crainte des dangers auxquels
+ses crimes l'exposent. Quelle que soit l'horreur qu'inspire un scélérat,
+il surpasse toujours ses ennemis dans l'idée qu'il se fait de la haine
+qu'il mérite; par delà les actions atroces qu'il commet à nos yeux, il
+sait encore quelque chose de plus que nous qui l'épouvante; il hait dans
+les autres l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre
+caractère; et le dernier terme de sa fureur serait de détester en
+lui-même ce qu'il lui reste de conscience, et de se déchirer s'il vivait
+seul.
+
+On s'étonne de l'inconséquence des scélérats; et c'est précisément ce
+qui prouve que le crime n'est plus pour eux l'instrument d'un désir,
+mais une frénésie sans motifs, sans direction fixe, une passion qui se
+meurt sur elle-même. L'ambition, la soif du pouvoir, ou tout autre
+sentiment excessif, peut faire commettre des forfaits; mais lorsqu'ils
+sont arrivés à un certain excès, il n'est aucun but qu'ils ne dépassent;
+l'action du lendemain est commandée par l'atrocité même de celle de la
+veille: une force aveugle pousse les hommes dans cette pente une fois
+qu'ils s'y sont placés; le terme, quel qu'il soit, recule à leurs yeux à
+mesure qu'ils avancent. L'objet de toutes les autres passions est connu,
+et le moment de la possession promet du moins le calme de la satiété;
+mais dans cette horrible ivresse, l'homme se sent condamné à un
+mouvement perpétuel; il ne peut s'arrêter à aucun point limité, puisque
+la fin de tout est du repos, et que le repos est impossible pour lui; il
+faut qu'il aille en avant, non qu'au-devant de lui l'espérance
+apparaisse, mais parce que l'abîme est derrière, et que, comme pour
+s'élever au sommet de la montagne Noire, décrite dans les _Contes
+Persans_, les degrés sont tombés à mesure qu'il les a montés.
+
+Le sentiment dominant de la plupart de ces hommes est sans doute la
+crainte d'être punis de leurs forfaits; cependant il y a en eux une
+certaine fureur qui ne leur permettrait pas d'adopter les moyens les
+plus sûrs, s'ils étaient en même temps les plus doux: ce n'est que dans
+les crimes présents qu'ils cherchent la garantie des crimes passés; car
+toute résolution qui tendrait à la paix, à la réconciliation, fût-elle
+réellement utile à leurs intérêts, ne serait jamais adoptée par eux; il
+y aurait dans de telles mesures une sorte de relâchement, de calme
+incompatible avec l'agitation intérieure, avec l'âpreté convulsive des
+hommes de cette nature.
+
+Plus ils étaient nés avec des facultés sensibles, plus l'irritation
+qu'ils éprouvent est horrible. Il vaut mieux, en fait de crimes, avoir
+affaire à ces êtres corrompus, pour qui la moralité n'a jamais été rien,
+qu'à ceux qui ont eu besoin de se dépraver, de vaincre quelques qualités
+naturelles. Ils sont plus offensés du mépris, ils sont plus inquiets
+d'eux-mêmes, ils s'élancent plus loin, pour mieux se séparer des
+combinaisons ordinaires, qui leur rappelleraient les anciennes traces de
+ce qu'ils ont senti et pensé.
+
+Quand une fois les hommes sont arrivés à cet horrible période, il faut
+les rejeter hors des nations, car ils ne peuvent que les déchirer.
+L'ordre social qui placerait un tel criminel sur le trône du monde, ne
+l'apaiserait pas envers les hommes ses esclaves. Rien de restreint dans
+des bornes fixes, fût-ce le plus haut point de prospérité, ne peut
+convenir à ces êtres furieux, qui détestent les hommes comme des témoins
+de leur vie.
+
+Le plus énergique d'entre ces monstres finit par devenir avide de la
+haine, comme on l'est de l'estime. La nature morale dans les esprits
+ardents tend toujours à quelque chose de complet; et l'on veut étonner
+par le crime, quand il n'y a plus de grandeur possible que dans son
+excès. L'agrandissement de soi, ce désir qui, d'une manière quelconque,
+est toujours le principe de toute action au dehors, l'agrandissement de
+soi se retrouve dans l'effroi qu'on fait naître. Les hommes sont là pour
+craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer; la terreur qu'on inspire
+flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble
+absoudre leur tyran.
+
+Mais je m'aperçois qu'en parlant du crime je n'ai pensé qu'à la cruauté;
+la révolution de France concentre toutes les idées dans cette horrible
+dépravation: et, après tout, quel crime y a-t-il au monde, si ce n'est
+ce qui est cruel, c'est-à-dire, ce qui fait souffrir les autres? Eh! de
+quelle nature est celui qui, pour son ambition, a pu donner la mort? de
+quelle nature est celui qui sait braver tout ce que cette idée a de
+solennel et de terrible, cette idée dont le retour immédiat sur soi-même
+devrait effrayer tout ce qui veut vivre? Cet acte irréparable, cet acte
+qui seul donne à l'homme un pouvoir sur l'éternité, et lui fait exercer
+une faculté qui n'est sans bornes que dans l'empire du malheur; cet
+acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l'ordonner,
+jette l'homme dans un monde nouveau: le sang est traversé; de ce jour,
+il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable; il
+ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec
+l'avenir. Si l'on pouvait encore avoir quelque prise sur un tel
+caractère, ce serait en lui persuadant tout à coup qu'il est absolument
+pardonné.
+
+Il n'est peut-être point de tyran, même le plus prospère, qui ne voulût
+recommencer avec la vertu, s'il pouvait anéantir le souvenir de ses
+crimes: mais, d'abord, il est presque impossible, quand on le voudrait,
+de persuader à un coupable qu'on l'absout de ses forfaits. L'opinion
+qu'un criminel a de lui-même est d'une morale plus sévère que la pitié
+qu'il pourrait inspirer à un honnête homme; et, d'ailleurs, il est
+contre la nature des choses qu'une nation pardonne, quand même son
+intérêt le plus évident devrait l'y engager.
+
+Il faudrait accueillir la première lueur du repentir comme un engagement
+éternel, et lier par leurs premiers pas ceux qui, peut-être, les
+commençaient au hasard; mais à peine un individu a-t-il assez de force
+sur lui-même pour suivre une telle conduite sans se démentir. Par quels
+moyens peut-on confier à la foule un plan qui ne peut réussir que s'il
+n'a jamais l'air d'en être un? Comment faire adopter au grand nombre une
+marche combinée, qui doit avoir l'apparence d'un mouvement involontaire,
+et mouvoir la multitude à l'aide du secret de chacun?
+
+Un homme véritablement criminel ne peut donc point être ramené; il
+possède encore moins de moyens en lui-même pour recourir aux leçons de
+la philosophie et de la vertu. L'ascendant de l'ordre et du beau moral
+perd tout son effet sur une imagination dépravée. Au milieu des
+égarements qui n'ont pas atteint cet excès, il reste toujours une
+portion de soi qui peut servir à rappeler la raison; on a senti dans
+tous les moments une arrière-pensée qu'on est sûr de retrouver quand on
+le voudra: mais le criminel s'est élancé tout entier; s'il a du remords,
+ce n'est pas de celui qui retient, mais de celui qui excite de plus en
+plus à des actions violentes; c'est une sorte de crainte qui précipite
+les pas: et, d'ailleurs, tous les sentiments, toutes les sources
+d'émotion, tout ce qui peut enfin produire une révolution dans le fond
+du coeur de l'homme, n'existant plus, il doit suivre éternellement la
+même route.
+
+Je n'ai pas besoin de parler de l'influence d'une telle frénésie sur le
+bonheur; le danger de tomber d'un tel état est le malheur même qui
+menace l'homme abandonné à ses passions; et ce danger seul suffit pour
+épouvanter de tout ce qui pourrait y conduire. Il n'y a que des nuances
+à côté de cette couleur; et les poëtes anciens ont si bien senti ce que
+cette situation avait d'épouvantable, que, s'aidant, pour la peindre, de
+tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n'est pas la
+souffrance seule du remords, mais la douleur même de la passion qu'ils
+ont exprimée dans leurs tableaux des enfers.
+
+La plus grande partie des idées métaphysiques que je viens d'essayer de
+développer, sont indiquées par les fables reçues sur le destin des
+grands criminels: le tonneau des Danaïdes, Sisyphe, roulant sans cesse
+une pierre, et la remontant au haut de la même montagne pour la voir
+rouler en bas de nouveau, sont l'image de ce besoin d'agir, même sans
+objet, qui force un criminel à l'action la plus pénible, dès qu'elle le
+soustrait à ce qu'il ne peut supporter, le repos. Tantale, approchant
+sans cesse d'un but qui s'éloigne toujours devant lui, peint le supplice
+habituel des hommes qui se sont livrés au crime; ils ne peuvent
+atteindre à aucun bien, ni cesser de le désirer. Enfin, les anciens
+poètes philosophes ont senti que ce n'était pas assez de peindre les
+peines du repentir; qu'il fallait plus pour l'enfer, qu'il fallait
+montrer ce qu'on éprouvait au plus fort de l'enivrement, ce que faisait
+souffrir la passion du crime avant que, par le remords même, elle eût
+cessé d'exister.
+
+On se demande pourquoi, dans un état si pénible, les suicides ne sont
+pas plus fréquents; car la mort est le remède à l'irréparable. Mais de
+ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en
+conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au
+suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux
+coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible
+ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait
+étranger à l'être dépravé.
+
+Si l'on quitte la vie pour échapper aux peines du coeur, on désire
+laisser quelques regrets après soi; si l'on est conduit au suicide par
+un profond dégoût de l'existence, qui sert à juger la destinée humaine,
+il faut que des réflexions profondes, de longs retours sur soi, aient
+précédé cette résolution; et la haine qu'éprouve l'homme criminel contre
+ses ennemis, le besoin qu'il a de leur nuire, lui feraient craindre de
+les laisser en repos par sa mort: la fureur dont il est agité, loin de
+le dégoûter de la vie, fait qu'il s'acharne davantage à tout ce qui lui
+a coûté si cher. Un certain degré de peine décourage et fatigue;
+l'irritation du crime attache à l'existence par un mélange de crainte et
+de fureur; elle devient une sorte de proie qu'on conserve pour la
+déchirer.
+
+D'ailleurs, un caractère particulier aux grands coupables, c'est de ne
+point s'avouer à eux-mêmes le malheur qu'ils éprouvent, l'orgueil le
+leur défend; mais cette illusion, ou plutôt cette gêne intérieure, ne
+diminue rien de leurs souffrances, car la pire des douleurs est celle
+qui ne peut se reposer sur elle-même. Le scélérat est inquiet et défiant
+au fond de sa propre pensée; il traite avec lui-même comme avec une
+sorte d'ennemi; il garde avec sa réflexion quelques-uns des ménagements
+qu'il observe pour se montrer au public; et, dans un tel état, il
+n'existe jamais l'espèce de calme méditatif, d'abandon à la réflexion,
+qu'il faut pour contempler toute la vérité et prendre d'après elle une
+résolution irrévocable.
+
+Le courage qui fait braver la mort n'a point de rapport avec la
+disposition qui décide à se la donner: les grands criminels peuvent être
+intrépides dans le danger; c'est une suite de l'enivrement, c'est une
+émotion, c'est un moyen, c'est un espoir, c'est une action; mais ces
+mêmes hommes, quoique les plus malheureux des êtres, ne se tuent presque
+jamais, soit que la Providence n'ait pas voulu leur laisser cette
+sublime ressource, soit qu'il y ait dans le crime une ardente
+personnalité qui, sans donner aucune jouissance, exclut les sentiments
+élevés avec lesquels on renonce à la vie.
+
+Hélas! il serait si difficile, de ne pas s'intéresser à l'homme plus
+grand que la nature, alors qu'il rejette ce qu'il tient d'elle, alors
+qu'il se sert de la vie pour détruire la vie, alors qu'il sait dompter
+par la puissance de l'âme le plus fort mouvement de l'homme, l'instinct
+de sa conservation; il serait si difficile de ne pas croire à quelques
+mouvements de générosité dans l'homme qui, par repentir, se donnerait la
+mort, qu'il est bon que les véritables scélérats soient incapables d'une
+telle action: ce serait une souffrance pour une âme honnête, que de ne
+pas pouvoir mépriser complètement l'être qui lui inspire de l'horreur.
+
+
+
+
+SECTION II.
+
+DES SENTIMENTS QUI SONT L'INTERMÉDIAIRE ENTRE LES PASSIONS ET LES
+RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+_Explication du titre de la seconde section._
+
+
+L'amitié, la tendresse paternelle, filiale et conjugale, la religion
+dans quelques caractères, ont beaucoup des inconvénients des passions;
+et dans d'autres, ces mêmes affections donnent la plupart des avantages
+des ressources qu'on trouve en soi. L'exigence, c'est-à-dire, le besoin
+d'un retour quelconque de la part des autres, est le point de
+ressemblance par lequel l'amitié et les sentiments de la nature se
+rapprochent des peines de l'amour; et quand la religion est du
+fanatisme, tout ce que j'ai dit de l'esprit de parti s'applique
+entièrement à elle.
+
+Mais quand l'amitié et les sentiments de la nature seraient sans
+exigence, quand la religion serait sans fanatisme, on ne pourrait pas
+encore ranger de telles affections dans la classe des ressources qu'on
+trouve en soi; car ces sentiments modifiés rendent néanmoins encore
+dépendant du hasard. Si vous êtes séparé de l'ami qui vous est cher; si
+les parents, les enfants, l'époux que le sort vous a donnés, ne sont pas
+dignes de votre amour, le bonheur que ces liens peuvent promettre n'est
+plus en votre puissance. Et quant à la religion, ce qui fait la base de
+ses jouissances, l'intensité de la foi, est un don absolument
+indépendant de nous: sans cette ferme croyance, on doit encore
+reconnaître l'utilité des idées religieuses; mais il n'est au pouvoir de
+qui que ce soit de s'en donner le bonheur.
+
+C'est donc sous ces différents rapports que j'ai classé le sujet des
+trois chapitres que l'on va lire, entre les passions asservissantes, et
+les ressources qui dépendent de soi seul.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+_De l'amitié._
+
+
+Je ne puis m'empêcher de m'arrêter au milieu de cet ouvrage, m'étonnant
+moi-même de la constance avec laquelle j'analyse les affections du coeur,
+et repousse loin d'elles toute espérance de bonheur durable. Est-ce ma
+vie que je démens? père, enfants, amis, amies, est-ce ma tendresse pour
+vous que je vais désavouer? Ah! non; depuis que j'existe je n'ai
+cherché, je n'ai voulu de bonheur que dans le sentiment, et c'est par
+mes blessures que j'ai trop appris à compter ses douleurs. Un jour
+heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on
+revient à cette espérance après l'avoir vingt fois perdue. Peut-être à
+l'instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée; je laisse
+encore ma destinée dépendre tout entière des affections de mon coeur;
+mais celui qui n'a pu vaincre sa sensibilité n'est pas celui qu'il faut
+le moins croire sur les raisons d'y résister. Une sorte de philosophie
+dans l'esprit indépendante de la nature même du caractère, permet de se
+juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les
+résolutions; de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée
+par le don de l'observer en soi-même; et la justesse des méditations
+n'est point altérée par la faiblesse de coeur, qui ne permet pas de se
+dérober à la peine. D'ailleurs les idées générales cesseraient d'avoir
+une application universelle, si l'on y mêlait l'impression détaillée des
+situations particulières. Pour remonter à la source des affections de
+l'homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses
+circonstances personnelles: elles ont fait naître la pensée, mais la
+pensée est plus forte qu'elles; et le vrai moraliste est celui qui, ne
+parlant, ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l'homme
+et jamais lui.
+
+L'amitié n'est point une passion, car elle ne vous ôte pas l'empire de
+vous-même; elle n'est pas une ressource qu'on trouve en soi, puisqu'elle
+vous soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de votre
+choix; enfin elle inspire le besoin du retour, et, sous ce rapport
+d'exigence, elle fait ressentir plusieurs des peines de l'amour, sans
+promettre des plaisirs aussi vifs. L'homme est placé, par toutes ses
+affections, dans cette triste alternative: s'il a besoin d'être aimé
+pour être heureux, tout système de bonheur certain et durable est fini
+pour lui; et s'il sait y renoncer, c'est une grande partie de ses
+jouissances sacrifiée pour assurer celles qui lui resteront, c'est une
+réduction courageuse qui n'enrichit que dans l'avenir.
+
+Je considérerai d'abord dans l'amitié, non ces liaisons fondées sur
+divers genres de convenances qu'il faut attribuer à l'ambition et à la
+vanité, mais ces attachements purs et vrais, nés du simple choix du
+coeur, dont l'unique cause est le besoin de communiquer ses sentiments et
+ses pensées, l'espoir d'intéresser, la douce assurance que ses plaisirs
+et ses peines répondent à un autre coeur. Si deux amis peuvent réussir à
+confondre leurs existences, à transporter l'un dans l'autre ce qu'il y a
+d'ardent dans la personnalité; si chacun d'eux n'éprouve le bonheur ou
+la peine que par la destinée de son ami; si, se confiant mutuellement
+dans leurs sentiments réciproques, ils goûtent le repos que donne la
+certitude, et le charme des affections abandonnées, ils sont heureux:
+mais que de douleurs peuvent naître de la poursuite de tels biens!
+
+Deux hommes, distingués par leurs talents et appelés à une carrière
+illustre, veulent se communiquer leurs desseins; ils souhaitent de
+s'éclairer ensemble: s'ils trouvent du charme dans ces conversations où
+l'esprit goûte aussi les plaisirs de l'intimité, où la pensée se montre
+à l'instant même de sa naissance, quel abandon d'amour-propre il faut
+supposer pour croire qu'en se confiant on ne se mesure jamais! qu'on
+exclue du tête-à-tête tout jugement comparable sur le mérite de son ami
+et sur le sien, et qu'on se soit connu sans se classer! Je ne parle pas
+des rivalités perfides qui pourraient naître d'une concurrence
+quelconque; je me suis attachée dans cet ouvrage à considérer les hommes
+selon leur caractère sous le point de vue le plus favorable. Les
+passions causent tant de malheur par elles-mêmes, qu'il n'est pas
+nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes
+naturellement vicieuses. Nul homme, à l'avance, ne se croyant capable de
+commettre une mauvaise action, ce genre de danger n'effraye personne, et
+lorsqu'on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l'orgueil de
+son lecteur. Imaginons donc qu'une ambition pareille, ou contraire, ne
+brouillera point deux amis. Comme il est impossible de séparer l'amitié
+des actions qu'elle inspire, les services réciproques sont un des liens
+qui doivent nécessairement en résulter; et qui peut se répondre que le
+succès des efforts de son ami n'influera pas sur vos sentiments pour
+lui! Si l'on n'est pas content de l'activité de son ami, si l'on croit
+avoir à s'en plaindre, à la perte de l'objet de ses désirs viendra
+bientôt se joindre le chagrin plus amer de douter du degré d'intérêt que
+votre ami mettait à vous seconder. Enfin, en mêlant ensemble le
+sentiment et les affaires, les intérêts du monde et ceux du coeur, on
+éprouve une sorte de peine qu'on ne veut pas approfondir, parce qu'il
+est plus honorable de l'attribuer au sentiment seul, mais qui se compose
+aussi d'une autre sorte de regrets, rendus plus douloureux par leur
+mélange avec les affections de l'âme. Il semble alors qu'il vaudrait
+mieux séparer entièrement l'amitié de tout ce qui n'est pas elle; mais
+son plus grand charme serait perdu si elle ne s'unissait pas à votre
+existence entière: ne sachant pas, comme l'amour, vivre d'elle-même, il
+faut qu'elle partage tout ce qui compose vos intérêts et vos sentiments;
+et c'est à la découverte, à la conservation de cet autre soi, que tant
+d'obstacles s'opposent.
+
+Les anciens avaient une idée exaltée de l'amitié, qu'ils peignaient sous
+les traits de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, de Castor
+et Pollux; mais sans s'arrêter à ce qu'il y a de mythologique dans ces
+histoires, c'est à des compagnons d'armes que l'on supposait de tels
+sentiments; et les dangers que l'on affronte ensemble, en apprenant à
+braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un
+autre. L'enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l'âme,
+remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort
+fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de
+s'appuyer l'un sur l'autre, de lutter, de triompher, ou de périr
+ensemble. Mais tous ces mouvements généreux que produit le plus beau des
+sentiments des hommes, la valeur, sont plutôt les qualités propres au
+courage qu'à l'amitié: lorsque la guerre est finie, rien n'est moins
+probable que la réalité, la durée des rapports qu'on se croyait avec
+celui qui partageait nos périls.
+
+Pour juger de l'amitié même, il faut l'observer dans les hommes qui ne
+parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l'ambition; et
+peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous
+dans les âmes ardentes. On veut qu'il suffise à la vie, on s'agite du
+vide qu'il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami; et
+quand on éprouverait l'un pour l'autre un sentiment semblable, on serait
+fatigué mutuellement de l'exigence réciproque. Je sais bien qu'au
+tableau de toutes ces inquiétudes on peut opposer les êtres froids qui,
+aimant comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent
+à l'amitié tel jour de la semaine, règlent par avance quel pouvoir sur
+leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s'acquittent d'un penchant
+comme d'un devoir; mais j'ai déjà dit, dans l'introduction de cet
+ouvrage, que je ne voulais m'occuper que du destin des âmes passionnées:
+le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur
+manquent.
+
+Les femmes font habituellement de la confidence le premier besoin de
+l'amitié, et ce n'est plus alors qu'une conséquence de l'amour; il faut
+que réciproquement une passion semblable les occupe, et leur
+conversation n'est souvent alors que le sacrifice alternatif fait, par
+celle qui écoute, à l'espérance de parler à son tour. La confidence même
+que l'on s'adresse l'une à l'autre de sentiments moins exclusifs, porte
+avec elle le même caractère; et l'occupation qu'on a de soi est un tiers
+importun successivement à toutes deux. Que devient cependant le plaisir
+de se confier, si l'on aperçoit de l'indifférence, si l'on surprend un
+effort? Tout est dit pour les âmes sensibles, et la personnalité seule
+peut continuer des entretiens dont l'oeil pénétrant de la délicatesse a
+vu l'amitié fatiguée.
+
+Les femmes, ayant toutes la même destinée, tendent toutes au même but;
+et cette espèce de jalousie qui se compose du sentiment et de
+l'amour-propre est la plus difficile à dompter. Il y a, dans la plupart
+d'entre elles, un art qui n'est pas de la fausseté, mais un certain
+arrangement de la vérité dont elles ont toutes le secret, et dont
+cependant elles détestent la découverte. Jamais le commun des femmes ne
+pourra supporter de chercher à plaire à un homme devant une autre femme;
+il y a aussi une espèce de fortune commune à tout ce sexe en agréments,
+en esprit, en beauté, et chaque femme se persuade qu'elle hérite de la
+ruine de l'autre. Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments
+vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce
+d'intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles
+généraux qui séparent les femmes entre elles. Il faut trouver autant
+d'agréments qu'on peut s'en croire, et plus de qualités positives, pour
+qu'il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi; alors le
+premier bien, sans doute, est l'amitié d'une femme. Quel homme éprouva
+jamais tout ce que le coeur d'une femme peut souffrir? l'être qui fut ou
+serait aussi malheureux que vous, peut seul porter du secours au plus
+intime, au plus amer de la douleur. Mais quand cet objet unique serait
+rencontré, la destinée, l'absence ne pourraient-elles pas troubler le
+bonheur d'un tel lien? Et d'ailleurs celle qui croirait posséder l'ami
+le plus parfait et le plus sensible, l'amie la plus distinguée, sachant
+mieux que personne tout ce qu'il faut pour obtenir du bonheur dans de
+telles relations, serait d'autant plus, éloignée de conseiller comme la
+destinée de tous, la plus rare des chances morales.
+
+Enfin deux amis d'un sexe différent, qui n'ont aucun intérêt commun,
+aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par
+cette opposition même; mais si l'amour les captive, je ne sais quel
+sentiment, mêlé d'amour-propre et d'égoïsme, fait trouver à un homme ou
+à une femme, liés par l'amitié, peu de plaisir à s'entendre parler de la
+passion qui les occupe. Ces sortes de liens, ou ne se maintiennent pas,
+ou cessent alors qu'on n'aime plus l'objet dont on s'entretenait; on
+s'aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis,
+au contraire, n'ont point de premier objet, ils voudront obtenir l'un de
+l'autre cette préférence suprême. Dès qu'un homme et une femme ne sont
+point attachés ailleurs par l'amour, ils cherchent dans leur amitié tout
+le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d'exigence naturelle,
+entre deux personnes d'un sexe différent, qui fait demander par degrés,
+et sans s'en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque
+éloigné que l'un ou l'autre soit de la ressentir. On se soumet d'avance
+et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse; mais
+on ne s'accorde pas à voir les bornes que la nature même de son
+sentiment met aux preuves de son amitié; on croit donner plus qu'on ne
+reçoit, par cela même qu'on est plus frappé de l'un que de l'autre, et
+l'égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous
+les autres; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à
+ce lien. L'amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l'amitié;
+là où il existe de l'ivresse, on peut suppléer à tout par de l'erreur;
+mais l'amitié ne peut se tromper, et lorsqu'elle compare, elle n'obtient
+presque jamais le résultat qu'elle désire; ce qu'on mesure paraît si
+rarement égal; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et
+les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables.
+
+Quelles tristes pensées ces analyses ne font-elles pas naître sur la
+destinée de l'homme! Quoi! plus le caractère est susceptible
+d'attachements passionnés, plus il faut craindre de faire dépendre son
+bonheur du besoin d'être aimé! Est-ce une réflexion qui doive livrer à
+la froide personnalité? Ce serait, au contraire, cette réflexion même
+qui devrait conduire à penser qu'il faut éloigner de toutes les
+affections de l'âme jusqu'à l'égoïsme du sentiment. Contentez-vous
+d'aimer, vous qui êtes nés sensibles; c'est là l'espoir qui ne trompe
+jamais. Sans doute, l'homme qui s'est vu l'objet de la passion la plus
+profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la
+tendresse qu'il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes. Ces
+plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent
+la destinée: mais ce bonheur d'un jour gâte toute la vie; le seul trésor
+intarissable, c'est son propre coeur. Celui qui consacre sa vie au
+bonheur de ses amis et de sa famille, celui qui, prévenant tous les
+sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêtée l'amitié qu'il inspire;
+celui qui, n'existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce
+qu'ils feraient pour lui; celui qui trouve dans les jouissances qu'il
+donne le prix des sentiments qu'il éprouve; celui dont l'âme est si
+agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu'il ne lui
+reste aucun de ces moments de vague où la rêverie enfante l'inquiétude
+et le reproche, celui-là peut sans crainte s'exposer à l'amitié.
+
+Mais un tel dévouement n'a presque point d'exemple entre des égaux; il
+peut exister, causé par l'enthousiasme ou par un devoir quelconque; mais
+il n'est presque jamais possible dans l'amitié, dont la nature est
+d'inspirer le funeste besoin d'un parfait retour; et c'est parce que le
+coeur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme
+une ressource plus assurée que l'amitié, et meilleure pour le repos des
+âmes passionnément sensibles.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+_De la tendresse filiale, paternelle et conjugale._
+
+
+Ce qu'il y a de plus sacré dans la morale, ce sont les liens des parents
+et des enfants: la nature et la société reposent également sur ce
+devoir, et le dernier degré de la dépravation est de braver l'instinct
+involontaire qui, dans ces relations, nous inspire tout ce que la vertu
+peut commander. Il y a donc toujours un bonheur certain attaché à de
+tels liens, l'accomplissement de ses devoirs. Mais j'ai dit dans
+l'Introduction de cet ouvrage, qu'en considérant toujours la vertu comme
+la base de l'existence de l'homme, je n'examinerais les devoirs et les
+affections que dans leur rapport avec le bonheur: il s'agit donc de
+savoir maintenant quelles jouissances de sentiment les pères et les
+enfants peuvent attendre les uns des autres.
+
+Le même principe, fécond en conséquences, s'applique à ces affections
+comme à tous les attachements du coeur; si l'on y livre son âme assez
+vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos
+cesse et le malheur commence. Il y a dans ces liens une inégalité
+naturelle qui ne permet jamais une affection de même genre, ni au même
+degré; l'une des deux est plus forte, et par cela même trouve des torts
+à l'autre, soit que les enfants chérissent leurs parents plus qu'ils
+n'en sont aimés, soit que les parents éprouvent pour leurs enfants plus
+de sentiments qu'ils ne leur en inspirent.
+
+Commençons par la première supposition. Les parents ont, pour se faire
+aimer de leurs enfants dans leur jeunesse, beaucoup des avantages et des
+inconvénients des rois; on attend d'eux beaucoup moins qu'on ne leur
+donne; on est flatté du moindre effort; on juge tout ce qu'ils font pour
+vous d'une manière relative, et cette sorte de mesure comparative est
+bien plus aisément satisfaite: ce n'est jamais d'après ce qu'on désire,
+mais d'après ce qu'on a coutume d'attendre, qu'on apprécie leur conduite
+avec vous; il est bien plus facile de causer une agréable surprise à
+l'habitude qu'à l'imagination. Les parents adoptent donc presque
+toujours, par calcul autant que par inclination, cette sorte de dignité
+qui se voile; ils veulent être jugés par ce qu'ils cachent, ils veulent
+qu'on se rappelle leurs droits à l'instant même où ils consentent à les
+oublier: mais ce prestige, comme tous, ne peut faire effet que pendant
+un temps. Le sentiment usurpateur veut chaque jour de nouvelles
+conquêtes: alors même qu'il a tout obtenu, il s'afflige souvent de ce
+qui manque à la nature de l'homme pour aimer; comment supporterait-il
+d'être tenu volontairement à une certaine distance? Le coeur tend à
+l'égalité, et quand la reconnaissance se change en véritable tendresse,
+elle perd son caractère de soumission et de déférence. Celui qui aime ne
+croit plus rien devoir; il place au-dessus des bienfaits leur
+inépuisable source, le sentiment; et si l'on veut toujours maintenir les
+différences, les supériorités, le coeur se blesse et se retire. Les
+parents cependant ne savent ou ne veulent presque jamais adopter ce
+nouveau système; et la différence d'âge est peut-être cause qu'ils ne se
+rapprochent jamais de vous que par des sacrifices: or il n'y a que
+l'égoïsme qui sache s'arranger du bonheur avec ce mot-là.
+
+Quel que soit le dévouement des enfants sensibles et respectueux, les
+nouveaux penchants, les nouveaux devoirs qui les attirent, donnent à
+leurs parents une humeur secrète qu'ils éprouveront toujours, parce
+qu'ils ne se l'avoueront jamais. Quand les parents aiment assez
+profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir
+leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et
+prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles,
+ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent
+dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque
+des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte
+que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se
+fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de
+soi à eux: c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant
+une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur
+teniez compte de ce vague de puissance dont ils n'usent pas après se
+l'être supposé. Enfin la plupart ont le tort habituel de se fonder
+toujours sur le seul obstacle qui puisse exister à l'excès de tendresse
+qu'on aurait pour eux, leur autorité, et de ne pas sentir, au contraire,
+que dans cette relation, comme dans toutes celles où il existe d'un côté
+une supériorité quelconque, c'est pour celui à qui l'avantage
+appartient, que la dépendance du sentiment est la plus nécessaire et la
+plus aimable. Une très-grande simplicité dans le caractère de vos
+parents, ou une supériorité si marquée, que leurs enfants soient heureux
+d'entretenir avec eux plutôt un culte qu'une liaison, peuvent détruire
+ces observations; mais c'est aux situations les plus communes qu'elles
+s'appliquent.
+
+Dans la seconde supposition, peut-être la plus naturelle, le sentiment
+maternel, accoutumé par les soins qu'il donne à la première enfance, à
+se passer de toute espèce de retour, fait éprouver des jouissances
+très-vives et très-pures, qui portent souvent tous les caractères de la
+passion, sans exposer à d'autres orages que ceux du sort, et non des
+mouvements intérieurs de l'âme; mais il est si tristement prouvé que,
+dès que le besoin de la réciprocité commence, le bonheur des sentiments
+s'altère, que l'enfance est l'époque de la vie qui inspire à la plupart
+des parents l'attachement le plus vif, soit que l'empire absolu qu'on
+exerce alors sur les enfants les identifie avec vous-mêmes, soit que
+leur dépendance inspire une sorte d'intérêt qui attache plus que les
+succès mêmes qu'ils ne doivent qu'à eux; soit que tout ce qu'on attend
+des enfants alors étant en espérance, on possède à la fois ce qu'il y a
+de plus doux dans la vérité et dans l'illusion, le sentiment qu'on
+éprouve, et celui qu'on se flatte d'obtenir. Bientôt les événements dans
+leur réalité nous présentent nos enfants élevés par nous, pour d'autres
+que pour nous-mêmes, s'élançant vers la vie, tandis que le temps nous
+place en arrière d'elle, pensant à nous par le souvenir, aux autres par
+l'espérance. Quels parents sont alors assez sages pour considérer les
+passions de la jeunesse comme les jeux de l'enfance, et pour ne pas
+vouloir occuper plus de place parmi les unes que parmi les autres?
+
+L'éducation, sans doute, influe beaucoup sur l'esprit et le caractère,
+mais il est plus aisé d'inspirer à son élève ses opinions que ses
+volontés: le _moi_ de votre enfant se compose de vos leçons, des livres
+que vous lui avez donnés, des personnes dont vous l'avez entouré: mais
+quoique vous puissiez reconnaître partout vos traces, vos ordres n'ont
+plus le même empire; vous avez formé un homme, ce qu'il a pris de vous
+est devenu lui, et sert autant que ses propres réflexions à composer son
+indépendance. Enfin, les générations successives étant souvent appelées
+par la durée de la vie de l'homme à exister simultanément, les pères et
+les enfants, dans la réciprocité de sentiment qu'ils veulent les uns des
+autres, oublient presque toujours de quel différent point de vue ils
+considèrent le monde; la glace qui renverse les objets qu'elle présente,
+les dénature moins que l'âge qui les place dans l'avenir ou dans le
+passé.
+
+Il n'est rien qui exige plus de délicatesse de la part des parents que
+la méthode qu'il faut suivre pour diriger la vie de leurs enfants sans
+aliéner leur coeur; car il n'est pas même possible de sacrifier leur
+affection à l'espoir de leur être utile: toute influence durable sur la
+conduite finissant avec le pouvoir du sentiment, le point juste n'est
+presque jamais atteint dans cette relation. La tendresse des enfants
+pour leurs parents se compose, pour ainsi dire, de tous les événements
+de leur vie: il n'est point d'attachement dans lequel entrent plus de
+causes étrangères à l'attrait du coeur, il n'en est donc point dont la
+jouissance soit plus incertaine. La base principale d'un tel lien,
+l'ascendant du devoir et de la nature, ne peut être anéanti; mais dès
+qu'on aime ses enfants avec passion, on a besoin de toute autre chose
+que de ce qu'ils vous doivent; et l'on court, dans son sentiment pour
+eux, les mêmes chances qu'amènent toutes les affections de l'âme: enfin,
+ce besoin de réciprocité, cette exigence, germe destructeur du seul don
+céleste fait à l'homme, la faculté d'aimer, cette exigence est plus
+fatale dans la relation des parents avec les enfants, parce qu'une idée
+d'autorité s'y mêle; elle est donc par la même raison plus funeste et
+plus naturelle. Toute l'égalité qui existe dans le sentiment de l'amour
+suffit à peine pour éloigner de son exigence l'idée d'un droit
+quelconque; il semble que celui qui aime le plus, par ce titre seul,
+porte atteinte à l'indépendance de l'autre: et combien plus cet
+inconvénient n'existe-t-il pas dans les rapports des parents avec les
+enfants! Plus ils ont de droits, plus ils doivent éviter de s'en appuyer
+pour être aimés; et cependant dès qu'une affection devient passionnée,
+elle ne se repose plus en elle-même, il faut nécessairement qu'elle
+agisse sur les autres.
+
+La tendresse conjugale, lorsqu'elle existe, donne ou les jouissances de
+l'amour ou celles de l'amitié, et je crois avoir déjà analysé les unes
+et les autres: il y a dans ce lien cependant quelque chose de
+particulier, en bien et en mal, qu'il faut examiner. Il est heureux,
+dans la route de la vie, d'avoir inventé des circonstances qui, sans le
+secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de les
+opposer; il est heureux d'avoir commencé l'association d'assez bonne
+heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à supporter, l'un
+avec l'autre, la mort qui commence à la moitié de la vie; mais
+indépendamment de ce qu'il est si aisé de concevoir sur la difficulté de
+se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des
+intérêts communs, offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent
+pas du sentiment, mais finissent par l'altérer. Personne ne sait à
+l'avance combien peut être longue l'histoire de chaque journée; si l'on
+observe la vérité des impressions qu'elle produit, et dans ce qu'on
+appelle, avec raison, le _ménage_, il se rencontre à chaque instant de
+certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu'il y avait
+d'exalté dans le sentiment: c'est donc de tous les liens celui où il est
+le moins probable d'obtenir le bonheur romanesque du coeur; il faut, pour
+maintenir la paix dans cette relation, une sorte d'empire sur soi-même,
+de force, de sacrifice, qui rapproche beaucoup plus cette existence des
+plaisirs de la vertu que des jouissances de la passion.
+
+Sans cesse la main de fer de la destinée repousse l'homme dans
+l'incomplet; il semble que le bonheur est possible par la nature même
+des choses, qu'avec telle réunion de ce qui est épars dans le monde, on
+aurait la perfection désirée; mais dans le travail de cet édifice, une
+pierre renverse l'autre, un avantage exclut celui qui doublait son prix;
+le sentiment dans sa plus grande force est exigeant par sa nature, et
+l'exigence détruit l'affection qu'elle veut obtenir. Souvent l'homme,
+inconséquent dans ses voeux, s'éloigne seulement parce qu'il est trop
+aimé, et se voyant l'objet de tous les dévouements et de toutes les
+qualités, confesse que l'excès même de l'attachement suffit pour effacer
+la trace de ses bienfaits. Quel conseil, quel résultat tirer de ces
+réflexions? La conclusion que j'ai annoncée; c'est que les âmes ardentes
+éprouvent par l'amitié, par les liens de la nature, plusieurs des peines
+attachées à la passion, et que par delà la ligne du devoir et des
+jouissances qu'on peut puiser dans ses propres affections, le sentiment,
+de quelque nature qu'il puisse être, n'est jamais une ressource qu'on
+trouve en soi; il met toujours le bonheur dans la dépendance de la
+destinée, du caractère et de l'attachement des autres.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+_De la religion._
+
+
+Je ne peindrai point la religion dans les excès du fanatisme; les
+siècles et la philosophie ont épuisé ce sujet, et ce que j'ai dit sur
+l'esprit de parti est applicable à cette frénésie comme à toutes celles
+causées par l'empire d'une opinion. Ce n'est pas non plus de ces idées
+religieuses, seul espoir de la fin de l'existence, que je veux parler.
+Le théisme des hommes éclairés, des âmes sensibles, est de la véritable
+philosophie; et c'est en considérant toutes les ressources que l'homme
+peut tirer de sa raison, qu'il faut compter cette idée, trop grande en
+elle-même pour n'être pas d'un poids immense encore, malgré ses
+incertitudes.
+
+Mais la religion, dans l'acception générale, suppose une inébranlable
+foi; et lorsqu'on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit
+à la vie et la remplit tout entière: c'est sous ce rapport que
+l'influence de la religion est véritablement puissante, et c'est sous ce
+même rapport qu'on doit la considérer comme un don aussi indépendant de
+soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu'on tient de la
+nature, et qu'aucun effort ne peut obtenir.
+
+Comment serait-il au pouvoir de la volonté de diriger nos dispositions à
+cet égard? Aucune action sur soi-même n'est possible en matière de foi;
+la pensée est indivisible, l'on ne peut en détacher une partie pour
+travailler sur l'autre: on espère ou l'on craint; on doute ou l'on
+croit, selon la nature de l'esprit et des combinaisons qu'il fait
+naître.
+
+Après avoir bien établi que la foi est une faculté qu'il ne dépend point
+de nous d'acquérir, examinons avec impartialité ce qu'elle peut pour le
+bonheur, et présentons d'abord ses principaux avantages.
+
+L'imagination est la plus indomptable des puissances morales de l'homme;
+ses désirs et ses incertitudes le tourmentent tour à tour. La religion
+ouvre une longue carrière à l'espérance, et trace une route précise à la
+volonté: sous ces deux rapports elle soulage la pensée. Son avenir est
+le prix du présent; tout se rapportant au même but, a le même degré
+d'intérêt. La vie se passe au dedans de soi, les circonstances
+extérieures ne sont qu'une manière d'exercer un sentiment habituel;
+l'événement n'est rien, le parti qu'on a pris est tout; et ce parti,
+toujours commandé par une loi divine, n'a jamais pu coûter un instant
+d'incertitude. Dès qu'on est à l'abri du remords, on ignore ces
+repentirs du coeur ou de l'esprit qui s'accusent du hasard même, et
+jugent de la résolution par ses effets. Les succès ou les revers ne
+donnent à la conscience des dévots ni contentement ni regret; la morale
+religieuse ne laissant aucun vague sur aucune des actions de la vie,
+leur décision est toujours simple. Quand le vrai chrétien s'est acquitté
+de ses devoirs, son bonheur ne le regarde plus; il ne s'informe pas quel
+sort lui est échu, il ne sait pas ce qu'il faut désirer ou craindre, il
+n'est certain que de ses devoirs. Les meilleures qualités de l'âme, la
+générosité, la sensibilité, loin de faire cesser tous les combats
+intérieurs, peuvent, dans la lutte des passions, opposer l'une à l'autre
+des affections d'une égale force; mais la religion donne pour guide un
+code où, dans toutes les circonstances, ce qu'on doit faire est résolu
+par une loi. Tout est fixe dans le présent, tout est indéfini dans
+l'avenir; enfin, l'âme éprouve une sorte de bien-être jamais plus vif,
+mais toujours calme; elle est environnée d'une auréole qui l'éclaire au
+moins dans les ténèbres, si elle n'est pas aussi éclatante que le jour,
+et cet état la dérobant au malheur, sauve après tout plus des deux tiers
+de la vie.
+
+S'il en est ainsi pour les destinées communes, si la religion compense
+les jouissances qu'elle ôte, elle est d'une utilité souveraine dans les
+situations désespérées. Lorsqu'un homme, après avoir commis de grands
+crimes, en éprouve un vrai remords, cette situation de l'âme est si
+violente qu'on ne peut la supporter qu'à l'aide d'idées surnaturelles.
+Sans doute le plus efficace des repentirs serait des actions vertueuses;
+mais à la fin de la vie, même dans la jeunesse, quel coupable peut
+espérer de faire autant de bien qu'il a causé de mal? quelle somme de
+bonheur équivaut à l'intensité de la peine? qui est assez puissant pour
+expier du sang ou des pleurs? Une dévotion ardente suffit à
+l'imagination exaltée des criminels repentants; et dans ces solitudes
+profondes où les chartreux et les trappistes adoptaient une vie si
+contraire à la raison, les coupables convertis trouvaient la seule
+existence qui convînt à l'agitation de leur âme; peut-être même des
+hommes dont la nature véhémente les eût appelés dans le monde à
+commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme
+religieux, ont enseveli dans les cloîtres l'imagination qui bouleverse
+les empires. Ces réflexions ne suffisent pas pour encourager de
+semblables institutions; mais on voit que, sous toutes les formes,
+l'ennemi de l'homme c'est la passion, et qu'elle seule fait la grande
+difficulté de la destinée humaine.
+
+Dans la classe de la société qui est livrée aux travaux matériels,
+l'imagination est encore la faculté dont il faut le plus craindre les
+effets. Je ne sais si l'on a détruit la foi religieuse du peuple en
+France; mais on aura bien de la peine à remplacer pour lui toutes les
+jouissances réelles dont cette idée lui tenait lieu: la révolution y a
+suppléé pendant quelque temps; un de ses grands attraits pour le peuple
+a été d'abord l'intérêt, l'agitation même qu'elle répandait sur sa vie.
+La rapide succession des événements, les émotions qu'elle faisait
+naître, causaient une sorte d'ivresse qui hâtait le temps, et ne
+laissait plus sentir le vide, ni l'inquiétude de l'existence. On s'est
+trop accoutumé à penser que les hommes du peuple bornaient leur ambition
+à la possession des biens physiques: on les a vus ardemment attachés à
+la révolution, parce qu'elle leur donnait le plaisir de connaître les
+affaires, d'influer sur elles, de s'occuper de leurs succès. Toutes ces
+passions des hommes oisifs ont été découvertes par ceux qui n'avaient
+connu que le besoin du travail et le prix de son salaire; mais lorsque
+l'établissement d'un gouvernement quelconque fait rentrer nécessairement
+les trois quarts de la société dans les occupations qui chaque jour
+assurent la subsistance du lendemain, lorsque le bouleversement d'une
+révolution n'offrira plus à chaque homme la chance d'obtenir tous les
+biens que l'opinion et l'industrie ont entassés depuis des siècles dans
+un empire de vingt-cinq millions d'hommes, quel trésor pourra-t-on
+ouvrir à l'espérance, qui se proportionne, comme la foi religieuse, aux
+désirs de tous ceux qui veulent y puiser? Quelle idée, magique qui, tout
+à la fois, contienne, resserre les actions dans le cercle le plus
+circonscrit, et satisfasse la passion dans son besoin indéfini d'espoir,
+d'avenir et de but?
+
+Si ce siècle est l'époque où les raisonnements ont le plus ébranlé la
+possibilité d'une croyance implicite, c'est dans ce temps aussi que les
+plus grands exemples de la puissance de la religion ont existé. On a
+sans cesse présentes à sa pensée ces victimes innocentes qui, sous un
+régime de sang, périssaient, entraînant après elles ce qu'elles avaient
+de plus cher: jeunesse, beauté, vertus, talents; une puissance plus
+arbitraire que le destin, et non moins irrévocable, précipitait tout
+dans le tombeau. Les anciens ont bravé la mort par le dégoût de
+l'existence; mais nous avons vu des femmes nées timides, des jeunes gens
+à peine sortis de l'enfance, des époux qui, s'aimant, avaient dans cette
+vie ce qui peut seul la faire regretter, s'avancer vers l'éternité, sans
+croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cet abîme où
+l'imagination frémit de tout ce qu'elle invente, et, moins lassés que
+nous des tourments de la vie, supporter mieux l'approche de la mort.
+
+Enfin un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur
+sa tête, la destinée humaine semblait s'être agrandie pour lui, et avoir
+emprunté quelque chose des rêves de l'imagination; roi de vingt-cinq
+millions d'hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses
+mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau;
+né dans cette éclatante situation, son âme s'était formée pour la
+félicité; et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur
+de sa race un caractère d'immutabilité, n'offrait à sa pensée aucune
+chance de revers, n'avait pas même exercé sa réflexion sur la
+possibilité de la douleur; étranger au sentiment du remords, puisque
+dans sa conscience il se croyait vertueux, il n'avait éprouvé que des
+impressions paisibles; sa destinée et son caractère ne le préparant
+point à s'exposer aux coups du sort, il semblait que son âme devait
+succomber au premier trait du malheur. Cet homme cependant, qui manqua
+de la force nécessaire pour préserver son pouvoir, et fit douter de son
+courage, tant qu'il en eut besoin pour repousser ses ennemis; cet homme,
+dont l'esprit naturellement incertain et timide, ne sut ni croire à ses
+propres idées, ni même adopter en entier celles d'un autre; cet homme
+s'est montré tout à coup capable de la plus étonnante des résolutions,
+celle de souffrir et de mourir. Louis XVI s'est trouvé roi pendant le
+premier orage d'une révolution sans exemple dans l'histoire. Les
+passions se disputaient son existence; il représentait à lui seul toutes
+les idées contre lesquelles on était armé. À travers tant de dangers, il
+persista à ne prendre pour guide que les maximes d'une piété
+superstitieuse; mais c'est à l'époque où la religion seule triomphe
+encore, c'est à l'instant où le malheur est sans espoir, que la
+puissance de la foi se développa tout entière dans la conduite de Louis.
+La force inébranlable de cette conviction ne permit plus d'apercevoir
+dans son âme l'ombre d'une faiblesse; l'héroïsme de la philosophie fut
+contraint à se prosterner devant sa simple résignation. Il reçut
+passivement tous les arrêts du malheur, et se montra cependant sensible
+pour ce qu'il aimait, comme si les facultés de sa vie avaient doublé à
+l'instant de sa mort. Il compta, sans frémir, tous les pas qui le
+menèrent du trône à l'échafaud; et dans l'instant terrible où il lui fut
+encore prononcé cette sublime expression: _Fils de saint Louis, montez
+au ciel_, telle était son exaltation religieuse, qu'il est permis de
+croire que ce dernier moment même n'appartint point dans son âme à
+l'épouvante de la mort.
+
+On ne m'accusera point, je crois, d'avoir affaibli le tableau de
+l'influence de la religion; cependant je ne pense pas qu'indépendamment
+de l'inutilité des efforts qu'on pourrait faire à cet égard sur
+soi-même, on doive compter l'absorbation de la foi au rang des meilleurs
+moyens de bonheur pour les hommes. Il n'est pas de mon sujet, dans cette
+première partie, de considérer la religion dans ses relations
+politiques, c'est-à-dire, dans l'utilité dont elle doit être à la
+stabilité et au bonheur de l'état social; mais je l'examine sous le
+rapport de ses effets individuels.
+
+D'abord la disposition qu'il faut donner à son esprit pour admettre les
+dogmes de certaines religions, est souvent, en secret, pénible à celui
+qui, né avec une raison éclairée, s'est fait un devoir de ne s'en servir
+qu'à de telles conditions; ramené, par intervalles, à douter de tout ce
+qui est contraire à la raison, il éprouve des scrupules de ses
+incertitudes, ou des regrets d'avoir tellement livré sa vie à ces
+incertitudes mêmes, qu'il faut ou reconnaître l'inutilité de son
+existence passée, ou dévouer encore ce qu'il en reste. Le coeur est aussi
+borné que l'esprit par la dévotion proprement dite: ce genre
+d'exaltation a divers caractères.
+
+Alors qu'il naît du malheur, alors que l'excès des peines a jeté l'âme
+dans une sorte d'affaiblissement qui ne lui permet plus de se relever
+par elle-même, la sensibilité fait admettre ce qui conduit à la
+destruction de la sensibilité, ou du moins ce qui interdit d'aimer de
+tout l'abandon de son âme. On se fait défendre ce dont on ne pouvait se
+garantir. La raison combat, avec désavantage, contre les affections
+passionnées. Quelque chose d'enthousiaste comme elle, des pensées qui,
+comme elle aussi, dominent l'imagination, servent de recours aux esprits
+qui n'ont pas eu la force de soutenir ce qu'ils avaient de passionné
+dans le caractère. Cette dévotion se sent toujours de son origine; on
+voit, comme dit Fontenelle, _que l'amour a passé par là_; c'est encore
+aimer sous des formes différentes, et toutes les inventions de la
+faiblesse pour moins souffrir, ne peuvent ni mériter le blâme, ni servir
+de règle générale. Mais la dévotion exaltée qui fait partie du caractère
+au lieu d'en être seulement la ressource, cette dévotion, considérée
+comme le but auquel tous doivent tendre, et comme la base de la vie, a
+un tout autre effet sur les hommes.
+
+Elle est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce
+qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des
+règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être
+vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même il est
+plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend
+de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri
+de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer
+des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code.
+Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la
+justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et
+contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois
+dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable
+sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous
+les instants qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en
+devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui
+s'exprime. Les qualités naturelles, développées par les principes, par
+les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus
+de la dévotion. Celui qui n'a jamais besoin de consulter ses devoirs,
+parce qu'il peut se fier à tous ses mouvements; celui qu'on pourrait
+trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît
+agir involontairement et comme forcé par sa nature; celui qui exerce
+toutes les vertus véritables, sans se les être nommées d'avance, et se
+prise d'autant moins, que, ne faisant jamais d'effort, il n'a pas l'idée
+du triomphe, celui-là est l'homme vraiment vertueux. Suivant une
+expression de Dryden, différemment appliquée, la dévotion élève un
+mortel jusqu'aux cieux, la moralité naturelle fait descendre un ange sur
+la terre:
+
+ _He raised a mortal to the skies
+ She drew an angel down._
+
+On peut encore penser, en reconnaissant l'avantage des caractères
+inspirés par leurs propres penchants, que la dévotion, étant d'un effet
+général et positif, donne des résultats plus semblables et plus certains
+dans l'association universelle des hommes; mais d'abord la dévotion a de
+grands inconvénients pour les caractères passionnés, et n'en eût-elle
+point, ce serait, comme je l'ai dit, au nombre des événements heureux,
+et non des conseils efficaces, qu'il serait possible de la classer.
+
+J'ai besoin de répéter que je ne comprends pas, dans cette discussion,
+ces idées religieuses d'un ordre plus relevé, qui, sans influer sur
+chaque détail de la vie, ennoblissent son but, donnent au sentiment et à
+la pensée quelques points de repos dans l'abîme de l'infini. Il s'agit
+uniquement de ces dogmes dominateurs qui assurent à la religion beaucoup
+plus d'action sur l'existence, en réalisant ce qui restait dans le
+vague, en asservissant l'imagination par l'incompréhensible.
+
+Les esprits ardents n'ont que trop de penchant à croire que le jugement
+est inutile; et rien ne leur convient mieux que cette espèce de suicide
+de la raison abdiquant son pouvoir par son dernier acte, et se déclarant
+inhabile à penser, comme s'il existait en elle quelque chose de
+supérieur à elle, qui pût décider qu'une autre faculté de l'homme le
+servira mieux. Les esprits ardents sont nécessairement lassés de ce qui
+est; et lorsqu'une fois ils admettent quelque chose de surnaturel, il
+n'y a plus d'autres bornes à cette création que les besoins de
+l'imagination, et, s'exaltant elle-même, elle n'a de repos que dans
+l'extrême, et ne supporte plus de modifications.
+
+Enfin, les affections du coeur, qui sont inséparables du vrai, sont
+nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu'elles
+soient; l'esprit ne fausse pas seul, et, quoiqu'il reste de bons
+mouvements qu'il ne peut pas détruire, ce qui, dans le sentiment,
+appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les
+exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion;
+elle isole en soi-même, et soumet jusqu'à la bonté à de certains
+principes qui en restreignent beaucoup l'application.
+
+Que serait-ce, si, quittant les idées nuancées, je parlais des exemples
+qu'il reste encore d'intolérance superstitieuse, de quiétisme,
+d'illuminisme, etc.; de tous ces malheureux effets du vide de
+l'existence, de la lutte de l'homme contre le temps, de l'insuffisance
+de la vie? Les moralistes doivent seulement signaler la route qui
+conduit au dernier terme de l'erreur: tout le monde est frappé des
+inconvénients de l'excès, et personne ne pouvant se persuader qu'on en
+deviendra capable, l'on se regarde toujours comme étranger aux tableaux
+qu'on pourrait lire.
+
+J'ai donc dû, de toutes les manières, ne pas admettre la religion parmi
+les ressources qu'on trouve en soi, puisqu'elle est absolument
+indépendante de notre volonté, puisqu'elle nous soumet et à notre propre
+imagination, et à celle de tous ceux dont la sainte autorité est
+reconnue. En étant conséquente au système sur lequel cet ouvrage est
+fondé, au système qui considère la liberté absolue de l'être moral comme
+son premier bien, j'ai dû préférer et indiquer, comme le meilleur et le
+plus sûr des préservatifs contre le malheur, les divers moyens dont on
+va voir le développement.
+
+
+
+
+SECTION III.
+
+DES RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+_Que personne à l'avance ne redoute assez le malheur._
+
+
+L'égoïsme est ce qui ressemble le moins aux ressources qu'on trouve en
+soi, telles que je les conçois: l'égoïsme est un caractère qu'on ne peut
+ni conseiller, ni détruire; c'est une affection dont l'objet n'étant
+jamais ni absent, ni infidèle, peut, sous ce rapport, valoir quelques
+jouissances, mais cause de vives inquiétudes, absorbe, comme la passion
+pour un autre, sans faire éprouver l'espèce de jouissance toujours
+attachée au dévouement de soi: d'ailleurs, la personnalité, soit qu'on
+la considère comme un bien ou comme un mal, est une disposition de l'âme
+absolument indépendante de sa volonté; on n'y arrive point par effort;
+on y est, au contraire, entraîné. La sagesse s'acquiert, parce qu'elle
+est toute composée de sacrifices; mais se donner un goût, mais inspirer
+un penchant, sont des mots contradictoires. Enfin, les caractères
+passionnés ne sont jamais susceptibles de ce qu'on appelle l'égoïsme:
+c'est bien à leur propre bonheur qu'ils tendent avec impétuosité; mais
+ils le cherchent au dehors d'eux, mais ils s'exposent pour l'obtenir,
+mais ils n'ont jamais cette personnalité prudente et sensuelle qui
+tranquillise l'âme, au lieu de l'agiter. Et comme cet ouvrage n'est
+consacré qu'à l'étude des caractères passionnés, tout ce qui n'entre pas
+dans ce sujet en doit être écarté.
+
+Il s'agit des ressources qu'on peut trouver en soi après les orages des
+grandes passions; des ressources qu'on doit se hâter d'adopter, si l'on
+s'est convaincu de bonne heure de tout ce que j'ai tâché de développer
+dans l'analyse des affections de l'âme. Sans doute, si le désespoir
+décidait toujours à se donner la mort, le cours de l'existence, ainsi
+fixé, pourrait se combiner avec plus de hardiesse; l'homme pourrait se
+risquer, sans crainte, à la poursuite de ce qu'il croit le bonheur
+parfait: mais qui peut braver le malheur, ne l'a jamais éprouvé.
+
+Ce mot terrible, le malheur, s'entend dans les premiers jours de la
+jeunesse, sans que la pensée le comprenne. Les tragédies, les ouvrages
+d'imagination, vous représentent l'adversité comme un tableau où le
+courage et la beauté se déploient; la mort, ou un dénoûment heureux
+terminent, en peu d'instants, l'anxiété qu'on éprouve. Au sortir de
+l'enfance, l'image de la douleur est inséparable d'une sorte
+d'attendrissement qui mêle du charme à toutes les impressions qu'on
+reçoit; mais il suffit souvent d'avoir atteint vingt-cinq années pour
+être arrivé à l'époque d'infortune marquée dans la carrière de toutes
+les passions.
+
+Alors le malheur est long comme la vie; il se compose de vos fautes et
+du sort; il vous humilie et vous déchire. Les indifférents, les
+connaissances intimes même, vous représentent, par leurs manières avec
+vous, le tableau raccourci de vos infortunes. À chaque instant, les
+mots, les expressions les plus simples, vous apprennent de nouveau ce
+que vous savez déjà, mais ce qui frappe à chaque fois comme inattendu.
+Si vous faites des projets, ils retombent toujours sur la peine
+dominante; elle est partout, il semble qu'elle rende impraticables les
+résolutions même qui doivent y avoir le moins de rapport: c'est contre
+cette peine alors qu'on dirige ses efforts, on adopte des plans insensés
+pour la surmonter, et l'impossibilité de chacun d'eux, démontrée par la
+réflexion, est un nouveau revers au dedans de soi. On se sent saisi par
+une seule idée, comme sous la griffe d'un monstre tout-puissant; on
+contraint sa pensée, sans pouvoir la distraire; il y a un travail dans
+l'action de vivre qui ne laisse pas un moment de repos; le soir est la
+seule attente de tout le jour, le réveil est un coup douloureux qui vous
+représente chaque matin votre malheur avec l'effet de la surprise. Les
+consolations de l'amitié agissent à la surface, mais la personne qui
+vous aime le plus, n'a pas, sur ce qui vous intéresse, la millième
+partie des pensées qui vous agitent; de ces pensées qui n'ont point
+assez de réalité pour être exprimées, et dont l'action est assez vive
+cependant pour vous dévorer. Excepté dans l'amour, où en parlant de
+vous, celui qui vous aime s'occupe de lui, je ne sais comment on peut se
+résoudre à entretenir un autre de sa peine autant qu'on y pense; et quel
+bien, d'ailleurs, en pourrait-on retirer? La douleur est fixe, et rien
+ne peut la déplacer, qu'un événement ou le courage. Alors que le malheur
+se prolonge, il a quelque chose d'aride, de décourageant, qui lasse de
+soi-même, autant qu'il importune les autres. On se sent poursuivi par le
+sentiment de l'existence, comme par un dard empoisonné; on voudrait
+respirer un jour, une heure, pour reprendre des forces, pour recommencer
+la lutte au dedans de soi, et c'est sous le poids qu'il faut se relever,
+c'est accablé qu'il faut combattre; on ne découvre pas un point sur
+lequel on puisse s'appuyer pour vaincre le reste. L'imagination a tout
+envahi, la douleur est au terme de toutes les réflexions, et il en
+arrive subitement de nouvelles qui découvrent de nouvelles douleurs.
+L'horizon recule devant soi à mesure que l'on avance; on essaie de
+penser pour vaincre les sensations, et les pensées les multiplient;
+enfin, l'on se persuade bientôt que ses facultés sont baissées; la
+dégradation de soi flétrit l'âme, sans rien ôter à l'énergie de la
+douleur; il n'est point de situation dans laquelle on puisse se reposer,
+on veut fuir ce qu'on éprouve, et cet effort agite encore plus. Celui
+qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut
+s'intéresser encore à lui-même, n'est pas malheureux. Il faut être
+dégoûté de soi, et se sentir lié à son être, comme si l'on était deux,
+fatigués l'un de l'autre; il faut être devenu incapable de toutes les
+jouissances, de toutes les distractions, pour ne sentir qu'une douleur;
+il faut, enfin, que quelque chose de sombre, desséchant l'émotion, ne
+laisse dans l'âme qu'une seule impression inquiète et brûlante. La
+souffrance est alors le centre de toutes les pensées, elle devient le
+principe unique de la vie, on ne se reconnaît que par sa douleur.
+
+Si les paroles pouvaient transmettre ces sensations tellement inhérentes
+à l'âme qu'en les exprimant on leur ôte toujours quelque chose de leur
+intensité; si l'on pouvait concevoir d'avance ce que c'est que le
+malheur, je ne crois pas que personne pût rejeter avec dédain le système
+qui a pour but seulement d'éviter de souffrir. Des hommes froids, qui
+veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la
+douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli
+mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette
+femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: _C'était le bon temps,
+j'étais bien heureuse_. Mais jamais cette expression même n'eût été
+prononcée par un coeur passionné. Ce sont les caractères sans véritable
+chaleur qui parlent sans cesse des avantages des passions, du besoin de
+les éprouver; les âmes ardentes les craignent; les âmes ardentes
+accueilleront tous les moyens de se préserver de la douleur: c'est à
+ceux qui savent la craindre que ces dernières réflexions sont dédiées;
+c'est surtout à ceux qui souffrent qu'elles peuvent apporter quelque
+consolation.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+_De la philosophie._
+
+
+La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées
+d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se
+placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en
+rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le
+bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en
+s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Il faut qu'on ait
+appris à concevoir la vie passivement, à supporter que son cours soit
+uniforme, à suppléer à tout par la pensée, à voir en elle les seuls
+événements qui ne dépendent ni du sort, ni des hommes. Lorsqu'on s'est
+dit qu'il est impossible d'obtenir le bonheur, on est plus près
+d'atteindre à quelque chose qui lui ressemble, comme les hommes dérangés
+dans leur fortune ne se retrouvent à l'aise que lorsqu'ils se sont avoué
+qu'ils étaient ruinés. Quand on a fait le sacrifice de ses espérances,
+tout ce qui revient à compte d'elles est un bien imprévu, dont aucun
+genre de crainte n'a précédé la possession. Il est une multitude de
+jouissances partielles qui ne dérivent point d'une même source, mais
+offrent des plaisirs épars à l'homme dont l'âme paisible est disposée à
+les goûter; une grande passion, au contraire, les absorbe tous; elle ne
+permet pas seulement de savoir qu'ils existent.
+
+Il n'y a plus de fleurs dans ce parterre qu'_elle_ a parcouru; son amant
+n'y peut voir que la trace de ses pas. L'ambitieux, en apercevant ces
+hameaux entourés de tous les dons de la nature, demande si le gouverneur
+de ce canton a beaucoup de crédit, ou si les paysans qui l'habitent
+peuvent élire un député. Aux yeux de l'homme passionné, les objets
+extérieurs ne représentent qu'une idée, parce qu'ils ne sont jugés que
+par un seul sentiment. Le philosophe, par un grand acte de courage,
+ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus
+toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune
+de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément.
+
+Ce qui conduirait surtout à penser que la vie est un voyage, c'est que
+rien n'y semble ordonné comme un séjour. Voulez-vous attacher votre
+existence à l'empire absolu d'une idée ou d'un sentiment: tout est
+obstacle, tout est malheur à chaque pas. Voulez-vous laisser aller la
+vie au gré du vent qui lui fait doucement parcourir des situations
+diverses; voulez-vous du plaisir pour chaque jour sans le faire
+concourir à l'ensemble du bonheur de toute la destinée: vous le pouvez
+facilement; et lorsque aucun des événements de la vie n'est précédé par
+de brûlants désirs, ni suivi d'amers regrets, l'on trouve une part
+suffisante de félicité dans ces jouissances isolées que le hasard
+dispense sans but.
+
+S'il n'était dans l'existence de l'homme qu'une seule époque, la
+jeunesse, peut-être pourrait-on la vouer aux grandes chances des
+passions; mais à l'instant où la vieillesse commande une nouvelle
+manière d'exister, le philosophe seul sait supporter cette transition
+sans douleur. Si nos facultés, si nos désirs, qui naissent de nos
+facultés, étaient toujours d'accord avec notre destinée, à tous les âges
+on pourrait goûter quelque bonheur; mais un coup simultané ne porte pas
+également atteinte à nos facultés et à nos désirs. Le temps dégrade
+souvent notre destinée avant d'avoir affaibli nos facultés, affaiblit
+nos facultés avant d'avoir amorti nos désirs. L'activité de l'âme survit
+aux moyens de l'exercer; les désirs, à la perte des biens dont ils
+inspirent le besoin. La douleur de la destruction se fait sentir avec
+toute la force de l'existence; c'est assister soi-même à ses
+funérailles, et, violemment attaché à ce triste et long spectacle,
+renouveler le supplice de Mézence, lier ensemble la mort et la vie.
+
+Quand la philosophie s'empare de l'âme, elle commence, sans doute, par
+lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu'elle possède et à ce
+qu'elle espère. Les passions rehaussent beaucoup plus toutes les
+valeurs; mais quand ce tarif de modération est fixé, il subsiste pour
+tous les âges; chaque moment se suffit à lui-même, une époque n'anticipe
+point sur l'autre, jamais les orages des passions ne les confondent ni
+ne les précipitent. Les années, et tout ce qu'elles amènent avec elles,
+se succèdent tranquillement suivant l'intention de la nature, et l'homme
+participe au calme de l'ordre universel.
+
+Je l'ai dit, celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses
+résolutions peut entrer dans la carrière des passions; il peut y
+abandonner sa vie, s'il se sent capable de la terminer, alors que la
+foudre aura renversé l'objet de tous ses efforts et de tous ses voeux:
+mais comme je ne sais quel instinct, qui appartient plus, je crois, à la
+nature physique qu'au sentiment moral, force souvent à conserver des
+jours dont tous les instants sont une nouvelle douleur, peut-on courir
+les hasards, presque certains, d'un malheur qui fera détester
+l'existence, et d'une disposition de l'âme qui inspirera la crainte de
+l'anéantir? Non que dans cette situation la vie ait encore quelques
+charmes, mais parce qu'il faut rassembler dans un même moment tous les
+motifs de sa douleur pour lutter contre l'indivisible pensée de la mort;
+parce que le malheur se répand sur l'étendue des jours, tandis que la
+terreur qu'inspire le suicide se concentre en entier dans un instant, et
+que pour se tuer il faudrait embrasser le tableau de ses infortunes
+comme le spectacle de sa fin, à l'aide de l'intensité d'un seul
+sentiment et d'une seule idée.
+
+Rien cependant n'inspire autant d'horreur que la possibilité d'exister,
+uniquement parce qu'on ne sait pas mourir; et comme c'est le sort qui
+peut attendre toutes les grandes passions, un tel objet d'effroi suffit
+pour faire aimer cette puissance de philosophie qui soutient toujours
+l'homme au niveau de la vie, sans l'y trop attacher, mais sans la lui
+faire haïr.
+
+La philosophie n'est pas de l'insensibilité; quoiqu'elle diminue
+l'atteinte des vives douleurs, il faut une grande force d'âme et
+d'esprit pour arriver à cette philosophie dont je vante ici les secours;
+et l'insensibilité est l'habitude du caractère, non le résultat d'un
+triomphe. La philosophie se sent de son origine. Comme elle naît
+toujours de la profondeur de la réflexion, et qu'elle est souvent
+inspirée par le besoin de résister à ses passions, elle suppose des
+qualités supérieures, et donne une jouissance de ses propres facultés
+tout à fait inconnue à l'homme insensible; le monde lui convient mieux
+qu'au philosophe; il ne craint pas que l'agitation de la société trouble
+la paix dont il goûte la douceur. Le philosophe, qui doit cette paix au
+travail de sa pensée, aime à jouir de lui-même dans la retraite.
+
+La satisfaction que donne la possession de soi, acquise par la
+méditation, ne ressemble point aux plaisirs de l'homme personnel; il a
+besoin des autres, il est exigeant, il souffre impatiemment tout ce qui
+le blesse, il est dominé par son égoïsme; et si ce sentiment pouvait
+avoir de l'énergie, il aurait tous les caractères d'une grande passion:
+mais le bonheur que trouve un philosophe dans la possession de soi, est
+de tous les sentiments, au contraire, celui qui rend le plus
+indépendant.
+
+Par une sorte d'abstraction, dont la jouissance est cependant réelle, on
+s'élève à quelque distance de soi-même pour se regarder penser et vivre;
+et comme on ne veut dominer aucun événement, on les considère tous comme
+des modifications de notre être qui exercent ses facultés et hâtent de
+diverses manières l'action de sa perfectibilité. Ce n'est plus vis-à-vis
+du sort, mais de sa conscience qu'on se place, et, renonçant à toute
+influence sur le destin et sur les hommes, on se complaît d'autant plus
+dans l'action du pouvoir qu'on s'est réservé, dans l'empire de soi-même,
+et l'on fait chaque jour avec bonheur quelque changement ou quelque
+découverte dans la seule propriété sur laquelle on se croie des droits
+et de l'influence.
+
+Il faut de la solitude à ce genre d'occupation, et s'il est vrai que la
+solitude soit un moyen de jouissance pour le philosophe, c'est lui qui
+est l'homme heureux. Non-seulement vivre seul est le meilleur de tous
+les états, parce que c'est le plus indépendant, mais encore la
+satisfaction qu'on y trouve est la pierre de touche du bonheur; sa
+source est si intime, qu'alors qu'on le possède réellement, la réflexion
+rapproche toujours plus de la certitude de l'éprouver.
+
+La solitude est, pour les âmes agitées par de grandes passions, une
+situation très-dangereuse. Ce repos auquel la nature nous appelle, qui
+semble la destination immédiate de l'homme; ce repos dont la jouissance
+paraît devoir précéder le besoin même de la société, et devenir plus
+nécessaire encore après qu'on a longtemps vécu au milieu d'elle; ce
+repos est un tourment pour l'homme dominé par une grande passion. En
+effet, le calme n'existant qu'autour de lui contraste avec son agitation
+intérieure, et en accroît la douleur. C'est par la distraction qu'il
+faut d'abord essayer d'affaiblir une grande passion; il ne faut pas
+commencer la lutte par un combat corps à corps, et avant de se hasarder
+à vivre seul, il faut avoir déjà agi sur soi-même. Les caractères
+passionnés, loin de redouter la solitude, la désirent; mais cela même
+est une preuve qu'elle nourrit leur passion, loin de la détruire. L'âme,
+troublée par les sentiments qui l'oppressent, se persuade qu'elle
+soulagera sa peine en s'en occupant davantage; les premiers instants où
+le coeur s'abandonne à la rêverie sont pleins de charmes, mais bientôt
+cette jouissance le consume. L'imagination qui est restée la même,
+quoiqu'on ait éloigné d'elle ce qui semblait l'enflammer, pousse à
+l'extrême toutes les chances de l'inquiétude; dans son isolement elle
+s'entoure de chimères; l'imagination dans le silence et la retraite,
+n'étant frappée par rien de réel, donne une même importance à tout ce
+qu'elle invente. Elle veut se sauver du présent, et elle se livre à
+l'avenir, bien plus propre à l'agiter, bien plus conforme à sa nature.
+L'idée qui la domine, laissée stationnaire par les événements, se
+diversifie de mille manières par le travail de la pensée; la tête
+s'enflamme, et la raison devient moins puissante que jamais. La solitude
+finit par effrayer l'homme malheureux; il croit à l'éternité de la
+douleur qu'il éprouve. La paix qui l'environne semble insulter au
+tumulte de son âme; l'uniformité des jours ne lui présente aucun
+changement même dans la peine. La violence d'un tel malheur au sein de
+la retraite est une nouvelle preuve de la funeste influence des
+passions; elles éloignent de tout ce qui est simple et facile, et
+quoiqu'elles prennent leur source dans la nature de l'homme, elles
+s'opposent sans cesse à sa véritable destination.
+
+La solitude, au contraire, est le premier des biens pour le philosophe.
+C'est au milieu du monde que souvent ses réflexions, ses résolutions
+l'abandonnent, que les idées générales les plus arrêtées cèdent aux
+impressions particulières; c'est là que le gouvernement de soi exige une
+main plus assurée: mais dans la retraite, le philosophe n'a de rapports
+qu'avec le séjour champêtre qui l'environne, et son âme est parfaitement
+d'accord avec les douces sensations que ce séjour inspire; elle s'en
+aide pour penser et vivre. Comme il est rare d'arriver à la philosophie
+sans avoir fait quelques efforts pour obtenir des biens plus semblables
+aux chimères de la jeunesse, l'âme, qui pour jamais y renonce, compose
+son bonheur d'une sorte de mélancolie qui a plus de charme qu'on ne
+pense, et vers laquelle tout semble nous ramener. Les aspects, les
+incidents de la campagne, sont tellement analogues à cette disposition
+morale, qu'on serait tenté de croire que la Providence a voulu qu'elle
+devînt celle de tous les hommes, et que tout concourût à la leur
+inspirer, lorsqu'ils atteignent l'époque où l'âme se lasse de travailler
+à son propre sort, se fatigue même de l'espérance, et n'ambitionne plus
+que l'absence de la peine. Toute la nature semble se prêter aux
+sentiments qu'ils éprouvent alors. Le bruit du vent, l'éclat des orages,
+le soir de l'été, les frimas de l'hiver; ces mouvements, ces tableaux
+opposés, produisent des impressions pareilles, et font naître dans l'âme
+cette douce mélancolie, vrai sentiment de l'homme, résultat de sa
+destinée, seule situation du coeur qui laisse à la méditation toute son
+action et toute sa force.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+_De l'Étude._
+
+
+Lorsque l'âme est dégagée de l'empire des passions, elle permet à
+l'homme une grande jouissance; c'est l'étude, c'est l'exercice de la
+pensée, de cette faculté inexplicable dont l'examen suffirait à sa
+propre occupation, si, au lieu de se développer successivement, elle
+nous était accordée tout à coup dans sa plénitude.
+
+Lorsque l'espoir de faire une découverte qui peut illustrer, ou de
+publier un ouvrage qui doit mériter l'approbation générale, est l'objet
+de nos efforts, c'est dans le traité des passions qu'il faut placer
+l'histoire de l'influence d'un tel penchant sur le bonheur; mais il y a
+dans le simple plaisir de penser, d'enrichir ses méditations par la
+connaissance des idées des autres, une sorte de satisfaction intime qui
+tient à la fois au besoin d'agir et de se perfectionner; sentiments
+naturels à l'homme, et qui ne l'astreignent à aucune dépendance.
+
+Les travaux physiques apportent à une certaine classe de la société, par
+des moyens absolument contraires, des avantages à peu près-pareils dans
+leurs rapports avec le bonheur. Ces travaux suspendent l'action de
+l'âme, dérobent le temps; ils font vivre sans souffrir: l'existence est
+un bien dont on ne cesse pas de jouir; mais l'instant qui succède au
+travail rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de
+la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. L'homme qui
+occupe les facultés de son esprit obtient de même, par leur exercice, le
+moyen d'échapper aux tourments du coeur. Les occupations mécaniques
+calment la pensée en l'étouffant; l'étude, en dirigeant l'esprit vers
+des objets intellectuels, distrait de même des idées qui dévorent. Le
+travail, de quelque nature qu'il soit, affranchit l'âme des passions
+dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie.
+
+La philosophie ne fait du bien que par ce qu'elle nous ôte; l'étude rend
+une partie des plaisirs que l'on cherche dans les passions. C'est une
+action continuelle, et l'homme ne saurait renoncer à l'action; sa nature
+lui commande l'exercice des facultés qu'il tient d'elle. On peut
+proposer au génie de se plaire dans ses propres progrès, au coeur, de se
+contenter du bien qu'il peut faire aux autres; mais aucun genre de
+réflexion ne peut donner du bonheur dans le néant d'une éternelle
+oisiveté.
+
+L'amour de l'étude, loin de priver la vie de l'intérêt dont elle a
+besoin, a tous les caractères de la passion, excepté celui qui cause
+tous ses malheurs, la dépendance du sort et des hommes. L'étude offre un
+but qui cède toujours en proportion des efforts, vers lequel les progrès
+sont certains, dont la route présente de la variété sans crainte de
+vicissitude, dont les succès ne peuvent être suivis de revers. Elle vous
+fait parcourir une suite d'objets nouveaux, elle vous fait éprouver une
+sorte d'événements qui suffisent à la pensée, l'occupent et l'animent
+sans aucun secours étranger. Ces jours si semblables pour le malheur, si
+uniformes pour l'ennui, offrent à l'homme dont l'étude remplit le temps
+beaucoup d'époques variées. Une fois il a saisi la solution d'un
+problème qui l'occupait depuis longtemps; une autre fois une beauté
+nouvelle l'a frappé dans un ouvrage inconnu; enfin, ses jours sont
+marqués entre eux par les différents plaisirs qu'il a conquis par sa
+pensée: et ce qui distingue surtout cette espèce de jouissance, c'est
+que l'avoir éprouvée la veille, vaut la certitude de la retrouver le
+lendemain. Ce qui importe, c'est de donner à son esprit cette impulsion,
+de se commander les premiers pas; ils entraînent à tous les autres.
+L'instruction fait naître la curiosité. L'esprit répugne de lui-même à
+ce qui est incomplet; il aime l'ensemble, il tend au but, et de même
+qu'il s'élance vers l'avenir, il aspire à connaître un nouvel
+enchaînement de pensées qui s'offre en avant de ses efforts et de son
+espérance.
+
+Soit qu'on lise, soit qu'on écrive, l'esprit fait un travail qui lui
+donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et
+sans qu'aucune réflexion d'amour-propre se mêle à cette jouissance, elle
+est réelle, comme le plaisir que trouve l'homme robuste dans l'exercice
+du corps proportionné à ses forces. Quand Rousseau a peint les premières
+impressions de la statue de Pygmalion, avant de lui faire goûter le
+bonheur d'aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la
+sensation du _moi_. C'est surtout en combinant, en développant des idées
+abstraites, en portant son esprit chaque jour au delà du terme de la
+veille, que la conscience de son existence morale devient un sentiment
+heureux et vif; et quand une sorte de lassitude succéderait à cette
+exertion de soi-même, ce serait aux plaisirs simples, au sommeil de la
+pensée, au repos enfin, mais non aux peines du coeur, que la fatigue du
+travail nous livrerait. L'âme trouve de vastes consolations dans l'étude
+et la méditation des sciences et des idées. Il semble que notre propre
+destinée se perde au milieu du monde qui se découvre à nos yeux; que des
+réflexions qui tendent à tout généraliser nous portent à nous considérer
+nous-mêmes comme l'une des mille combinaisons de l'univers, et
+qu'estimant plus en nous la faculté de penser que celle de souffrir,
+nous donnions à l'une le droit de classer l'autre. Sans doute,
+l'impression de la douleur est absolue pour celui qui l'éprouve, et
+chacun la ressent d'après soi seul. Cependant il est certain que l'étude
+de l'histoire, la connaissance de tous les malheurs qui ont été éprouvés
+avant nous, livrent l'âme à des contemplations philosophiques dont la
+mélancolie est plus facile à supporter que le tourment de ses propres
+peines. Le joug d'une loi commune à tous ne fait pas naître ces
+mouvements de rage qu'un sort sans exemple exciterait; en réfléchissant
+sur les générations qui se sont succédé au milieu des douleurs, en
+observant ces mondes innombrables où des milliers d'êtres partagent
+simultanément avec nous le bienfait ou le malheur de l'existence,
+l'intensité même du sentiment individuel s'affaiblit, et l'abstraction
+enlève l'homme à lui-même.
+
+Quelles que soient les opinions que l'on professe, personne ne peut nier
+qu'il ne soit doux de croire à l'immortalité de l'âme; et lorsqu'on
+s'abandonne à la pensée, qu'on parcourt avec elle les conceptions les
+plus métaphysiques, elle embrasse l'univers, et transporte la vie bien
+loin au delà de l'espace matériel que nous occupons. Les merveilles de
+l'infini paraissent plus vraisemblables. Tout, hors la pensée, parle de
+destruction: l'existence, le bonheur, les passions sont soumises aux
+trois grandes époques de la nature, _naître, croître, et mourir;_ mais
+la pensée, au contraire, avance par une sorte de progression dont on ne
+voit pas le terme; et, pour elle, l'éternité semble avoir déjà commencé.
+Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus
+intellectuels pour prouver le matérialisme; mais l'instinct moral est
+contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la
+pensée la spiritualité de l'âme rencontre toujours quelques instants où
+ses succès mêmes le font douter de ce qu'il affirme. L'homme donc qui se
+livre sans projet à ses impressions reçoit par l'exercice des facultés
+intellectuelles un plus vif espoir de l'immortalité de l'âme.
+
+L'attention qu'exige l'étude en détournant de songer aux intérêts
+personnels, dispose à les mieux juger. En effet, une vérité abstraite
+s'éclaircit toujours, davantage en y réfléchissant; mais une affaire, un
+événement qui nous affecte, s'exagère, se dénature lorsqu'on s'en occupe
+perpétuellement. Comme le jugement qu'on doit porter sur de telles
+circonstances dépend d'un petit nombre d'idées simples et promptement
+aperçues, le temps qu'on y donne par delà est tout entier rempli par les
+illusions de l'imagination et du coeur. Ces illusions, devenant bientôt
+inséparables de l'objet même, absorbent l'âme par l'immense carrière
+qu'elles offrent aux craintes et aux regrets. La sage modération des
+philosophes studieux dépend, peut-être, du peu de temps qu'ils
+consacrent à rêver aux événements de leur vie, autant que du courage
+qu'ils mettent à les supporter. Cet effet naturel de la distraction que
+donne l'étude, est le secours le plus efficace qu'elle puisse apporter à
+la douleur; car aucun homme ne saurait vivre à l'aide d'une continuelle
+suite d'efforts. Il faut une grande puissance de caractère pour se
+déterminer aux premiers essais, mais les succès qu'ils assurent
+deviennent une sorte d'habitude qui amortit lentement les peines de
+l'âme.
+
+Si les passions renaissaient sans cesse de leurs cendres, il faudrait y
+succomber; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent
+tant au vainqueur: mais bientôt on s'accoutume à trouver de vraies
+jouissances ailleurs que dans les passions qu'on a surmontées, et l'on
+est heureux, et par les occupations de l'esprit, et par l'indépendance
+parfaite qu'on leur doit. Trouver dans soi seul une noble destinée, être
+heureux, non par la personnalité, mais par l'exercice de ses facultés,
+est un état qui flatte l'âme en la calmant.
+
+Plusieurs traits de la vie des anciens philosophes, d'Archimède, de
+Socrate, de Platon, ont dû même faire croire que l'étude était une
+passion; mais si l'on peut s'y tromper par la vivacité de ses plaisirs,
+la nature de ses peines ne permet pas de s'y méprendre. Le plus grand
+chagrin qu'on puisse éprouver, c'est l'obstacle de quelques difficultés
+qui ajoutent au plaisir du succès. Le pur amour de l'étude ne met jamais
+en relation avec la volonté des hommes; quel genre de douleur
+pourrait-il donc faire éprouver?
+
+Dans cette sorte de goût, il n'y a de naturel que ses plaisirs.
+L'espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l'homme, sont
+suffisamment excitées par l'étude dans le silence des passions. L'esprit
+est plus agité que l'âme; c'est lui qu'il faut nourrir, c'est lui qu'on
+peut animer sans danger; le mouvement dont il a besoin se trouve tout
+entier dans les occupations de l'étude, et, à quelque degré qu'on porte
+l'action de cet intérêt, ce sont des jouissances qu'on augmente, mais
+jamais des regrets qu'on se prépare. Quelques anciens, exaltés sur les
+jouissances de l'étude, se sont persuadé que le paradis consistait
+seulement dans le plaisir de connaître les merveilles du monde; celui
+qui s'instruit chaque jour, qui s'empare du moins de ce que la
+Providence a abandonné à l'esprit humain, semble anticiper sur ces
+éternelles délices et déjà spiritualiser son être.
+
+Toutes les époques de la vie sont également propres à ce genre de
+bonheur, d'abord, parce qu'il est assez démontré par l'expérience que
+quand on exerce constamment son esprit, on peut espérer d'en prolonger
+la force; et parce que, dût-on ne pas y parvenir, les facultés
+intellectuelles baissent en même temps que le goût qui sert à les
+mesurer, et ne laissent à l'homme aucun juge intérieur de son propre
+affaiblissement. Dans la carrière de l'étude tout préserve donc de
+souffrir; mais il faut avoir agi longtemps sur son âme avant qu'elle
+cesse de troubler le libre exercice de la pensée.
+
+L'homme passionné qui, sans efforts préalables, imaginerait de se livrer
+à l'étude, n'y trouverait aucune des ressources que je viens de
+présenter. Combien l'instruction lui paraîtrait froide et lente auprès
+de ces rêveries du coeur, qui, plongeant dans l'absorption d'une pensée
+dominante, font de longues heures un même instant! La folie des
+passions, ce n'est pas l'égarement de toutes les idées; mais la fixation
+sur une seule. Il n'est rien qui puisse distraire l'homme soumis à
+l'empire d'une idée unique. Ou il ne voit rien, ou ce qu'il voit la lui
+rappelle. Il parle, il écrit sur des sujets divers; mais pendant ce
+temps son âme continue d'être la proie d'une même douleur. Il accomplit
+les actions ordinaires de la vie comme dans un état de somnambulisme;
+tout ce qui pense, tout ce qui souffre en lui, appartient à un sentiment
+intérieur, dont la peine n'est pas un moment suspendue. Bientôt il est
+saisi d'un insurmontable dégoût pour les pensées étrangères à celle qui
+l'occupe; elles ne s'enchaînent point dans sa tête, elles ne laissent
+point de trace dans sa mémoire. L'homme passionné et l'homme stupide
+éprouvent par l'étude le même degré d'ennui; l'intérêt leur manque à
+tous les deux; car, par des causes différentes, les idées des autres ne
+trouvent en eux aucune idée correspondante: l'âme fatiguée s'abandonne
+enfin à l'impulsion qui l'entraîne, et consacre sa solitude à la pensée
+qui la poursuit; mais elle ne tarde pas à se repentir de sa faiblesse;
+la méditation de l'homme passionné enfante des monstres, comme celle du
+savant crée des prodiges. Le malheureux alors revient à l'étude pour
+échapper à la douleur; il arrache un quart d'heure d'attention à travers
+de longs efforts; il se commande telle occupation pendant un temps
+limité, et consacre ce temps à l'impatience de le voir finir; il se
+captive non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et ne trouve dans
+l'existence que l'effort qu'il fait pour la supporter.
+
+Ce tableau ne prouve point l'inutilité des ressources de l'étude, mais
+il est impossible à l'homme passionné d'en jouir, s'il ne se prépare
+point, par de longues réflexions, à retrouver son indépendance; il ne
+peut, alors qu'il est encore esclave, goûter des plaisirs dont la
+liberté de l'âme donne seule la puissance d'approcher.
+
+Je relis sans cesse quelques pages d'un livre intitulé: _La Chaumière
+indienne_; je ne sais rien de plus profond en moralité sensible que le
+tableau de la situation du Paria, de cet homme d'une race maudite,
+abandonné de l'univers entier, errant la nuit dans les tombeaux, faisant
+horreur à ses semblables sans l'avoir mérité par aucune faute; enfin, le
+rebut de ce monde où l'a jeté le don de la vie. C'est là que l'on voit
+l'homme véritablement aux prises avec ses propres forces. Nul être
+vivant ne le secourt, nul être vivant ne s'intéresse à son existence; il
+ne lui reste que la contemplation de la nature, et elle lui suffit.
+C'est ainsi qu'existe l'homme sensible sur cette terre; il est aussi
+d'une caste proscrite, sa langue n'est point entendue, ses sentiments
+l'isolent, ses désirs ne sont jamais accomplis, et ce qui l'environne ou
+s'éloigne de lui, ou ne s'en rapproche que pour le blesser. Oh Dieu!
+faites qu'il s'élève au-dessus de ces douleurs dont les hommes ne
+cesseront de l'accabler! faites qu'il s'aide du plus beau de vos
+présents, de la faculté de penser, pour juger la vie au lieu de
+l'éprouver! et lorsque le hasard a pu combiner ensemble la réunion la
+plus fatale au bonheur, l'esprit et la sensibilité, n'abandonnez pas ces
+malheureux êtres destinés à tout apercevoir, pour souffrir de tout;
+soutenez leur raison à la hauteur de leurs affections et de leurs idées,
+éclairez-les du même feu qui servait à les consumer!
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+_De la bienfaisance._
+
+
+La philosophie exige de la force dans le caractère, l'étude, de la suite
+dans l'esprit; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la
+dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qui reste encore à
+tous les caractères dans toutes les situations!
+
+Il m'en a coûté de prononcer qu'aimer avec passion n'était pas le vrai
+bonheur; je cherche donc dans les plaisirs indépendants, dans les
+ressources qu'on trouve en soi, la situation la plus analogue aux
+jouissances du sentiment; et la vertu, telle que je la conçois,
+appartient beaucoup au coeur; je l'ai nommée bienfaisance, non dans
+l'acception très-bornée qu'on donne à ce mot, mais en désignant ainsi
+toutes les actions de la bonté.
+
+La bonté est la vertu primitive, elle existe par un mouvement spontané;
+et comme elle seule est véritablement nécessaire au bonheur général,
+elle seule est gravée dans le coeur; tandis que les devoirs qu'elle
+n'inspire pas sont consignés dans des codes que la diversité des pays et
+des circonstances peut modifier ou présenter trop tard à la connaissance
+des peuples. L'homme bon est de tous les temps et de toutes les nations;
+il n'est pas même dépendant du degré de civilisation du pays qui l'a vu
+naître; c'est la nature morale dans sa pureté, dans son essence; c'est
+comme la beauté dans la jeunesse, où tout est bien sans effort. La bonté
+existe en nous comme le principe de la vie, sans être l'effet de notre
+propre volonté; elle semble un don du ciel comme toutes les facultés,
+elle agit sans se connaître, et ce n'est que par la comparaison qu'elle
+apprend sa propre valeur. Jusqu'à ce qu'il eût rencontré le méchant,
+l'homme bon n'a pas dû croire à la possibilité d'une manière d'être
+différente de la sienne propre. La triste connaissance du coeur humain
+fait, dans le monde, de l'exercice de la bonté un plaisir plus vif; on
+se sent plus nécessaire, en se voyant si peu de rivaux, et cette pensée
+anime à l'accomplissement d'une vertu à laquelle le malheur et le crime
+offrent tant de maux à réparer.
+
+La bonté recueille aussi toutes les véritables jouissances du sentiment;
+mais elle diffère de lui par cet éminent caractère où se retrouve
+toujours le secret du bonheur ou du malheur de l'homme: elle ne veut,
+elle n'attend rien des autres, et place sa félicité tout entière dans ce
+qu'elle éprouve. Elle ne se livre pas à un seul mouvement personnel, pas
+même au besoin d'inspirer un sentiment réciproque, et ne jouit que de ce
+qu'elle donne. Lorsqu'on est fidèle à cette résolution, ces hommes mêmes
+qui troubleraient le repos de la vie, si l'on se rendait dépendants de
+leur reconnaissance, vous donnent cependant des jouissances momentanées
+par l'expression de ce sentiment. Les premiers mouvements de la
+reconnaissance ne laissent rien à désirer, et, dans l'émotion qui les
+accompagne, tous les caractères s'embellissent; on dirait que le présent
+est un gage certain de l'avenir; et lorsque le bienfaiteur reçoit la
+promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l'illusion même
+qu'elle lui cause est sans danger, et l'imagination peut en jouir, comme
+l'avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le
+dépensait.
+
+Il y a des vertus toutes composées de craintes et de sacrifices, dont
+l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très-relevé à
+l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps,
+découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire,
+et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition
+que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de
+supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté
+donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est
+indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre
+à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on
+a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors
+même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se
+transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits
+ont procurée.
+
+S'il était vrai que dans la nature des choses il se fût rencontré des
+obstacles à la félicité parfaite que l'Être suprême aurait voulu donner
+à ses créatures, la bonté continuerait l'intention de la Providence,
+elle ajouterait pour ainsi dire à son pouvoir.
+
+Qu'il est heureux celui qui a sauvé la vie d'un d'homme! il ne peut plus
+croire à l'inutilité de son existence, il ne peut plus être fatigué de
+lui-même. Qu'il est plus heureux encore celui qui a assuré la félicité
+d'un être sensible! on ne sait pas ce qu'on donne en sauvant la vie;
+mais en vous arrachant à la douleur, en renouvelant la source de vos
+jouissances, on est certain d'être votre bienfaiteur.
+
+Il n'est au pouvoir d'aucun événement de rien retrancher au plaisir que
+nous a valu la bonté. L'amour pleure souvent ses propres sacrifices,
+l'ambition voit en eux la cause de ses malheurs; la bonté, n'ayant voulu
+que le plaisir même de son action, ne peut jamais s'être trompée dans
+ses calculs. Elle n'a rien à faire avec le passé ni l'avenir; une suite
+d'instants présents composent sa vie; et son âme, constamment en
+équilibre, ne se porte jamais avec violence sur une époque, ni sur une
+idée; ses voeux et ses efforts se répandent également sur chacun de ses
+jours, parce qu'ils appartiennent à un sentiment toujours le même et
+toujours facile à exercer.
+
+Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en
+est une surtout qui dispose le coeur à la pitié pour l'infortune; mais ce
+n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer
+et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des
+passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent
+cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles
+agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément
+émouvoir un coeur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la
+passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances que quelques
+actes de bienfaisance pourraient procurer sont à peine senties par le
+coeur passionné qui les accomplit. Prométhée, sur son rocher,
+s'apercevait-il du retour du printemps, des beaux jours de l'été? Quand
+le vautour est au coeur, quand il dévore le principe de la vie, c'est là
+qu'il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle,
+aucun plaisir détaché ne peut donner du secours; cependant, comme l'âme
+est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées alors
+qu'elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a
+été précédé d'un combat, la bonté même n'est une source vive de bonheur
+que pour l'homme qui a porté dans son coeur le principe des passions.
+
+Celui qui s'est vu déchiré par des affections tendres, par des illusions
+ardentes, par des désirs même insensés, connaît tous les genres
+d'infortunes, et trouve à les soulager un plaisir inconnu à la classe
+des hommes qui semblent à moitié créés, et doivent leur repos seulement
+à ce qui leur manque; celui qui, par sa faute, ou par le hasard, a
+beaucoup souffert, cherche à diminuer la chance de ces cruels fléaux,
+qui ne cessent d'errer sur nos têtes, et son âme, encore ouverte à la
+douleur, a besoin de s'appuyer par le genre de prière qui lui semble le
+plus efficace.
+
+La bienfaisance remplit le coeur comme l'étude occupe l'esprit; le
+plaisir de sa propre perfectibilité s'y trouve également, l'indépendance
+des autres, le constant usage de ses facultés: mais ce qu'il y a de
+sensible dans tout ce qui tient à l'âme fait de l'exercice de la bonté
+une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent
+après elles; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d'un ordre
+inférieur, et l'abîme que ces volcans ont creusé ne saurait être comblé
+que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même
+l'objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous
+le rapport de ce qu'elle vaut aux autres et non à soi: c'est la
+ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés,
+qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu'ils ont
+domptés. La bonté ne demande pas, comme l'ambition, un retour à ce
+qu'elle donne; mais elle offre cependant aussi une manière d'étendre son
+existence et d'influer sur le sort de plusieurs; la bonté ne fait pas,
+comme l'amour, du besoin d'être aimé son mobile et son espoir; mais elle
+permet aussi de se livrer aux douces émotions du coeur, et de vivre
+ailleurs que dans sa propre destinée: enfin, tout ce qu'il y a de
+généreux dans les passions se trouve dans l'exercice de la bonté, et cet
+exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois
+l'ombre des illusions de l'esprit et du coeur.
+
+Dans quelque situation obscure ou destituée que le hasard nous ait
+jetés, la bonté peut étendre l'existence, et donner à chaque individu un
+des attributs du pouvoir, l'influence sur le sort des autres. La
+multitude de peines que savent causer les hommes les plus médiocres en
+tous genres conduit à penser qu'un être généreux, quelle que fût sa
+position, se créerait, en se consacrant uniquement à la bonté, un
+intérêt, un but, un gouvernement, pour ainsi dire, malgré les bornes de
+sa destinée.
+
+Voyez Almont, sa fortune est restreinte, mais jamais un être malheureux
+ne s'est adressé à lui sans que, dans cet instant, il ne se soit trouvé
+les moyens de venir à son aide, sans que du moins un secours momentané
+n'ait épargné à celui qui prie le regret d'avoir imploré en vain; il n'a
+point de crédit, mais on l'estime; mais son courage est connu: il ne
+parle jamais que pour l'intérêt d'un autre; il a toujours une ressource
+à présenter à l'infortune, et il fait plus pour elle que le ministre le
+plus puissant, parce qu'il y consacre sa pensée tout entière. Jamais il
+ne voit un homme dans le malheur qu'il ne lui dise ce qu'il a besoin
+d'entendre, que son esprit, son âme, ne découvrent la consolation
+directe ou détournée que cette situation rend nécessaire, la pensée
+qu'il faut faire naître en lui, celle qu'il faut écarter, sans avoir
+l'air d'y tâcher. Toute cette connaissance du coeur humain, dont est née
+la flatterie des courtisans envers leurs souverains, Almont l'emploie
+pour soulager les peines de l'infortuné; plus on est fier, plus on
+respecte l'homme malheureux, plus on se plie devant lui. Si
+l'amour-propre est content, Almont l'abandonne; mais s'il est humilié,
+s'il cause de la douleur, il le replace, il le relève, il en fait
+l'appui de l'homme que cet amour-propre même avait abattu. Si vous
+rencontrez Almont quand votre âme est découragée, sa vive attention à
+vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive
+l'intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu,
+avant de le voir, de l'ennui qu'elle devait causer aux autres; vous ne
+l'écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins ne
+vous rende l'émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable;
+enfin, vous ne causerez point avec lui sans qu'il ne vous offre un motif
+de courage, et qu'ôtant à votre douleur ce qu'elle a de fixe, il
+n'occupe votre imagination par un différent point de vue, par une
+nouvelle manière de considérer votre destinée: on peut agir sur soi par
+la raison, mais c'est d'un autre que vient l'espérance. Almont ne pense
+point à faire valoir sa prudence en vous conseillant; sans vous égarer,
+il cherche à vous distraire; il vous observe pour vous soulager; il ne
+veut connaître les hommes que pour étudier comment on les console.
+Almont ne s'écarte jamais, en faisant beaucoup de bien, du principe
+inflexible qui lui défend de se permettre ce qui pourrait nuire à un
+autre. En réfléchissant sur la vie, on voit la plupart des êtres se
+renverser, se déchirer, s'abattre, ou pour leurs intérêts, ou seulement
+par indifférence pour l'image, pour la pensée de la douleur qu'ils
+n'éprouvent pas. Que Dieu récompense Almont, et puisse tout ce qui vit
+le prendre pour modèle! C'est là l'homme, tel que l'homme doit désirer
+qu'il soit.
+
+Sans vouloir méconnaître le lien sacré de la religion, on peut affirmer
+que la base de la morale considérée comme principe, c'est le bien ou le
+mal que l'on peut faire aux autres hommes par telle ou telle action.
+C'est sur ce fondement que tous ont intérêt au sacrifice de chacun, et
+qu'on retrouve, comme dans le tribut de l'impôt, le prix de son
+dévouement particulier dans la part de protection qu'assure l'ordre
+général. Toutes les véritables vertus dérivent de la bonté; et si l'on
+voulait faire un jour l'arbre de la morale, comme il en existe un des
+sciences, c'est à ce devoir, à ce sentiment, dans son acception la plus
+étendue, que remonterait tout ce qui inspire de l'admiration et de
+l'estime.
+
+
+
+
+CONCLUSION.
+
+
+Je termine ici cette première partie; mais, avant de commencer celle qui
+va suivre, je veux résumer ce que je viens de développer.
+
+Quoi! va-t-on me dire, vous condamnez toutes les affections passionnées?
+quel triste sort nous offrez-vous donc sans _mobile_, sans _intérêt_ et
+sans _but_? D'abord ce n'est pas du bonheur que j'ai cru offrir le
+tableau: les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale,
+pourraient en conserver l'espoir: j'ai voulu m'occuper des moyens
+d'éviter les grandes douleurs. Chaque instant de la durée des peines
+morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la
+plupart des hommes; et s'ils avaient d'avance, je le répète, une idée
+également précise des chagrins de l'âme, ils éprouveraient le même
+effroi des passions qui les y exposent. D'ailleurs, on peut trouver dans
+la vie un _intérêt_, un _mobile_, un _but_, sans être la proie des
+mouvements passionnés; chaque circonstance mérite une préférence sur
+telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action: mais
+l'objet des désirs de la passion, ce n'est pas ce qui est, mais ce
+qu'elle suppose; c'est une sorte de fièvre qui présente toujours un but
+imaginaire qu'il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans
+cesse l'homme aux prises avec la nature des choses, lui rend
+indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible.
+
+Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c'est
+qu'on prend ses goûts pour des passions. Les goûts font mettre un
+nouveau prix à ce qu'on possède ou à ce qu'on peut obtenir; mais les
+passions ne s'attachent dans toute leur force qu'à l'objet qu'on a
+perdu, qu'aux avantages qu'on s'efforce en vain d'acquérir. Les passions
+sont l'élan de l'homme vers une autre destinée; elles font éprouver
+l'inquiétude des facultés, le vide de la vie; elles présagent peut-être
+une existence future, mais en attendant elles déchirent celle-ci.
+
+En peignant les jouissances de l'étude et de la philosophie, je n'ai pas
+prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu'on doit toujours
+préférer: elle n'est nécessaire qu'à ceux qui ne peuvent pas se répondre
+d'échapper à l'ascendant des passions au milieu du monde; car on n'est
+pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l'on n'y veut
+obtenir que le témoignage de sa conscience; on n'est pas malheureux dans
+la carrière des lettres, si l'on ne pense qu'au plaisir d'exprimer ses
+pensées, et qu'à l'espoir de les rendre utiles; on n'est pas malheureux
+dans les relations particulières, si l'on se contente de la jouissance
+intime du bien qu'on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu'il
+mérite; et dans le sentiment même, si, n'attendant pas des hommes la
+céleste faculté d'un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans
+avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. Enfin si, dans ces
+différentes situations, on se sent assez fort pour ne vouloir que ce qui
+dépend de soi seul, pour ne compter que sur ce qu'on éprouve, on n'a pas
+besoin de se consacrer à des ressources purement solitaires. La
+philosophie est en nous, et ce qui caractérise éminemment les passions,
+c'est le besoin des autres; tant qu'un retour quelconque est nécessaire,
+un malheur est assuré: mais l'on peut trouver dans les carrières
+diverses où les passions se précipitent, quelque chose de l'intérêt
+qu'elles inspirent, et rien de leur malheur, si l'on domine la vie au
+lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous enfin
+ne dépend jamais ni d'un tyran au dedans de vous-même, ni de sujets au
+dehors de vous.
+
+Les enfants et les sages ont de grandes ressemblances, et le
+chef-d'oeuvre de la raison est de ramener à ce que fait la nature. Les
+enfants reçoivent la vie goutte à goutte; ils ne lient point ensemble
+les trois temps de l'existence: le désir unit bien pour eux le jour avec
+le lendemain, mais le présent n'est point dévoré par l'attente; chaque
+heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie; chaque heure a
+un sort tout entier, indépendamment de celle qui la précède ou de celle
+qui la suit: leur intérêt ne s'affaiblit point cependant par cette
+subdivision; il renaît à chaque instant, parce que la passion n'a point
+détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des
+sentiments passionnés, tout ce qui n'est pas elle enfin, et qu'elle
+anéantit. La philosophie ne peut rendre sans doute les impressions
+fraîches et brillantes de l'enfance, son heureuse ignorance de la
+carrière qui se termine par la mort; mais c'est cependant sur ce modèle
+qu'on doit former la science du bonheur moral; il faut descendre la vie
+en regardant le rivage plutôt que le but. Les enfants laissés à
+eux-mêmes sont les êtres les plus libres; le bonheur les affranchit de
+tout: les philosophes doivent tendre au même résultat par la crainte du
+malheur.
+
+Les passions ont l'air de l'indépendance, et dans le fait, il n'est
+point de joug plus asservissant; elles luttent contre tout ce qui
+existe, elles renversent la barrière de la moralité, cette barrière qui
+assure l'espace, au lieu de le resserrer; mais c'est pour se briser
+ensuite contre des obstacles toujours renaissants, et priver l'homme
+enfin de sa puissance sur lui-même. Depuis la gloire, qui a besoin du
+suffrage de l'univers, jusqu'à l'amour, qui rend nécessaire le
+dévouement d'un seul objet, c'est en raison de l'influence des hommes
+sur nous que le malheur doit se calculer; et le seul système vrai pour
+éviter la douleur, c'est de ne diriger sa vie que d'après ce qu'on peut
+faire pour les autres, mais non d'après ce qu'on attend d'eux. Il faut
+que l'existence parte de soi, au lieu d'y revenir, et que, sans jamais
+être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre
+destinée.
+
+La science du bonheur moral, c'est-à-dire, d'un malheur moindre,
+pourrait être aussi positive que toutes les autres; on pourrait trouver
+ce qui vaut le mieux pour le plus grand nombre des hommes dans le plus
+grand nombre des situations; mais ce qui restera toujours incertain,
+c'est l'application de cette science à tel ou tel caractère: par quelle
+chaîne, dans ce genre de code, peut-on lier la minorité, ni même un seul
+individu à la règle générale? et celui qui ne peut s'y soumettre mérite
+également l'attention du philosophe. Le législateur prend les hommes en
+masse, le moraliste un à un; le législateur doit s'occuper de la nature
+des choses, le moraliste de la diversité des sensations; enfin, le
+législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de
+leurs relations entre eux, et le moraliste, considérant chaque individu
+comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de
+peines, de passions et de raison, voit l'homme sous différentes formes,
+mais toujours dans son rapport avec lui-même.
+
+Une dernière réflexion, la plus importante de toutes, reste donc à
+faire, c'est de savoir jusqu'à quel point il est possible aux âmes
+passionnées d'adopter le système que j'ai développé. Il faut dans cet
+examen reconnaître d'abord combien des événements, semblables en
+apparence, diffèrent selon le caractère de ceux qui les éprouvent. Il ne
+serait pas juste de vanter autant la puissance intérieure de l'homme, si
+ce n'était pas par la nature et le degré même de cette force qu'on doit
+juger de l'intensité des peines de la vie. Tel homme est conduit par ses
+goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les
+flots de la tempête; et tandis que tout est calculé d'avance dans le
+monde physique, les sensations de l'âme varient selon la nature de
+l'objet et de l'organisation morale de celui qui en reçoit l'impression.
+Il n'y a de justice dans les jugements qui sont relatifs au bonheur, que
+si on les fonde sur autant de notions particulières qu'il y a
+d'individus qu'on veut connaître. On peut trouver dans les situations
+les plus obscures de la vie des combats et des victoires dont l'effort
+est au-dessus de tout ce que les annales de l'histoire ont consacré. Il
+faut compter dans chaque caractère les douleurs qui naissent des
+contrastes de bonheur ou d'infortune, de gloire ou de revers, dont une
+même destinée offre l'exemple; il faut compter les défauts au rang des
+malheurs, les passions parmi les coups du sort; et plus même les
+caractères peuvent être accusés de singularité, plus ils commandent
+l'attention du philosophe: les moralistes doivent être comme ces
+religieux placés sur le sommet du mont Saint-Bernard, il faut qu'ils se
+consacrent à reconduire les voyageurs égarés.
+
+Excluant jusqu'au mot de pardon, qui semble détruire la douce égalité
+qui doit exister entre le consolateur et l'infortuné, ce n'est pas des
+torts, mais de la douleur qu'il importe de s'occuper; c'est donc au nom
+du bonheur seul que j'ai combattu les passions. Considérant, comme je
+l'ai dit ailleurs, le crime et ses effets comme un fléau de la nature
+qui dépravait tellement l'homme, que ce n'était plus par la philosophie,
+mais par la force réprimante, des lois qu'il devait être arrêté, je n'ai
+examiné dans les passions, que leur influence sur celui même qu'elles
+dominent. Sous le rapport de la morale, sous le rapport de la politique,
+il existera beaucoup de distinctions à faire entre les passions viles et
+généreuses, entre les passions sociales et antisociales; mais, en ne
+calculant que les peines qu'elles causent, elles sont presque toutes
+également funestes au bonheur.
+
+Je dis à l'homme qui ne veut se plaindre que du sort, qui croit voir
+dans sa destinée un malheur sans exemple avant lui, et ne s'attache qu'à
+lutter contre les événements; je lui dis: Parcourez avec moi toutes les
+chances des passions humaines; voyez si ce n'est pas de leur essence
+même, et non d'un coup du sort inattendu, que naissent vos tourments.
+S'il existe une situation dans l'ordre des choses possibles qui puisse
+vous en préserver, je la chercherai avec vous, je tâcherai de contribuer
+à vous l'assurer; mais le plus grand argument à présenter contre les
+passions, c'est que leur prospérité est peut-être plus fatale au bonheur
+de celui qui s'y livre que l'adversité même. Si vous êtes traversé dans
+vos projets pour acquérir et conserver la gloire, votre esprit peut
+s'attacher à l'événement qui, tout à coup, a interrompu votre carrière,
+et se repaître d'illusions, plus faciles encore dans le passé que dans
+l'avenir. Si l'objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de
+ceux dont il dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre
+coeur aurait ressenti, si votre amour, en s'éteignant dans votre âme,
+vous eût fait éprouver ce qu'il y a de plus amer au monde, l'aridité de
+ses propres impressions; il vous reste encore un souvenir sensible, seul
+bien des trois quarts de la vie; je dirai plus, si c'est par des fautes
+réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez
+avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus
+remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme
+est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles
+insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion, par cela
+seulement qu'elle est elle, eût, au bout d'un certain temps, décoloré la
+vie, après être retombée sur le coeur qui n'aurait pu la soutenir.
+Qu'est-ce donc qu'une destinée qui entraîne avec elle, ou
+l'impossibilité d'arriver à son but, ou l'impuissance d'en jouir?
+
+Loin de moi cependant ces axiomes impitoyables des âmes froides et des
+esprits médiocres: _on peut toujours se vaincre, on est toujours le
+maître de soi_; et qui donc a l'idée non-seulement de la passion, mais
+même d'un degré de plus de passion qu'il n'aurait pas éprouvé, qui peut
+dire: Là finit la nature morale? Newton n'eût pas osé tracer les bornes
+de la pensée, et le pédant que je rencontre veut circonscrire l'empire
+des mouvements de l'âme! il voit qu'on en meurt, et croit encore qu'on
+se serait sauvé en l'écoutant! Ce n'est point en assurant aux hommes que
+tous peuvent triompher de leurs passions, qu'on rend cette victoire plus
+facile. Fixer leur pensée sur la cause de leur malheur, analyser les
+ressources que la raison et la sensibilité peuvent leur présenter, est
+un moyen plus sûr, parce qu'il est bien plus vrai. Quand le tableau des
+douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force
+du besoin qu'on a de cesser de souffrir? Tout ce que vous pouvez pour
+l'homme infortuné, c'est d'essayer de le convaincre qu'il respirerait un
+air plus doux dans l'asile où vous l'invitez; mais si ses pieds sont
+attachés à la terre de feu qu'il habite, vous paraîtra-t-il moins digne
+d'être plaint?
+
+J'aurai rempli mon but, si j'ai donné quelque espoir de repos à l'âme
+agitée; si, en ne méconnaissant aucune de ses peines, en avouant la
+terrible puissance des sentiments qui la gouvernent, en lui parlant sa
+langue, enfin, j'ai pu m'en faire écouter. La passion repousse tous les
+conseils qui ne supposent pas la douloureuse connaissance d'elle-même,
+et vous dédaigne aisément comme appartenant à une autre nature. Je le
+crois cependant, mon accent n'a pas dû lui paraître étranger; c'est mon
+seul motif pour espérer qu'à travers tant de livres sur la morale,
+celui-ci peut encore être utile.
+
+Que je me repentirais néanmoins de cet écrit, si, venant se briser,
+comme tant d'autres, contre la puissance terrible des passions, il
+ajoutait seulement à la certitude que croient avoir les âmes froides de
+la facilité qu'on doit trouver à vaincre les sentiments qui troublent la
+vie! Non, ne condamnez pas ces infortunés qui ne savent pas cesser de
+l'être; vous, de qui leurs destinées dépendent, secourez-les comme ils
+veulent être secourus: celui qui peut soulager le malheur ne doit plus
+penser à le juger, et les idées générales sont cruelles à l'homme qui
+souffre, si c'est un autre, et non pas lui, qui les applique à sa
+situation personnelle.
+
+En composant cet ouvrage, où je poursuis les passions comme destructives
+du bonheur, où j'ai cru présenter des ressources pour vivre sans le
+secours de leur impulsion, c'est moi-même aussi que j'ai voulu
+persuader; j'ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines, pour
+dégager mes facultés de l'esclavage des sentiments, pour m'élever
+jusqu'à une sorte d'abstraction qui me permit d'observer la douleur en
+mon âme, d'examiner dans mes propres impressions les mouvements de la
+nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait
+d'expérience. Une distraction absolue étant impossible, j'ai essayé si
+la méditation même des objets qui nous occupent ne conduisait pas au
+même résultat, et si, en approchant du fantôme, il ne s'évanouissait pas
+plutôt qu'en s'en éloignant. J'ai essayé si ce qu'il y a de poignant
+dans la douleur personnelle ne s'émoussait pas un peu, quand nous nous
+placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où
+chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le
+temps dans l'incompréhensible. Je l'ai essayé, et je ne suis pas sûre
+d'avoir réussi dans la première épreuve de ma doctrine sur moi-même;
+serait-ce donc à moi qu'il conviendrait d'affirmer son absolu pouvoir?
+Hélas! en s'approchant, par la réflexion, de tout ce qui compose le
+caractère de l'homme, on se perd dans le vague de la mélancolie. Les
+institutions politiques, les relations civiles vous présentent des
+moyens presque certains de bonheur ou de malheur public; mais les
+profondeurs de l'âme sont si difficiles à sonder! Tantôt la superstition
+défend de penser, de sentir, déplace toutes les idées, dirige tous les
+mouvements en sens inverse de leur impulsion naturelle, et sait vous
+attacher à votre malheur même, dès qu'il est causé par un sacrifice ou
+peut en devenir l'objet; tantôt la passion ardente, effrénée, ne sait
+pas supporter un obstacle, consentir à la moindre privation, dédaigne
+tout ce qui est avenir, et, poursuivant chaque instant comme le seul, ne
+se réveille qu'au but ou dans l'abîme. Inexplicable phénomène que cette
+existence spirituelle de l'homme, qui, en la comparant à la matière,
+dont tous les attributs sont complets et d'accord, semble n'être encore
+qu'à la veille de sa création, au chaos qui la précède!
+
+Un seul sentiment peut servir de guide dans toutes les situations, peut
+s'appliquer à toutes les circonstances, c'est la pitié: avec quelle
+disposition plus efficace pourrait-on supporter et les autres et
+soi-même? L'esprit observateur et assez fort pour se juger découvre dans
+lui-même la source de toutes les erreurs. L'homme est tout entier dans
+chaque homme. Dans quels égarements ne s'est pas souvent perdue la
+pensée qui précède les actions, la pensée, ou quelque chose encore de
+plus fugitif qu'elle! Il faut que ce secret intime, qu'on ne pourrait
+revêtir de paroles sans lui donner, une existence qu'il n'a pas, il faut
+que ce secret intime serve à rendre inépuisable le sentiment de la
+pitié[4].
+
+On dit qu'en s'abandonnant à la pitié, les individus et les
+gouvernements peuvent être injustes: d'abord les individus d'une
+condition privée ne sont presque jamais dans une situation qui commande
+de résister à la bonté; les rapports avec les autres sont si peu
+étendus, les événements qui offrent quelque bien à faire sont dépendants
+d'un si petit nombre de chances, qu'en se rendant difficile sur les
+occasions qu'on peut saisir, on condamne sa vie à l'inutile
+insensibilité. Je ne sais pas une délibération plus importante que celle
+qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser
+un service en sa puissance; il faut avoir si présents à la pensée la
+chaîne des idées morales, l'ensemble de la nature humaine! il faut être
+si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien! Non: loin de
+réprimer, à cet égard, les imprudences des hommes, on devrait plutôt les
+détourner de calculer autant les inconvénients des sentiments généreux,
+et de s'arroger ainsi un jugement que Dieu seul a droit de prononcer;
+car c'est à la Providence que semble appartenir cette sublime balance où
+sont pesés les effets relatifs du bonheur et du malheur. Les hommes,
+pour lesquels il n'existe que des unités, des moments, des occasions,
+doivent rarement se refuser aux biens partiels qu'ils peuvent répandre.
+
+Les législateurs eux-mêmes gouvernent souvent à l'aide d'idées trop
+générales; ce grand principe, que l'intérêt de la minorité doit toujours
+céder à celui de la majorité, dépend absolument du genre de sacrifices
+qu'on impose à la minorité; car en le poussant à l'extrême, on
+arriverait au système de Robespierre. Ce n'est pas le nombre des
+individus, mais les douleurs qu'il faut compter; et si l'on pouvait
+supposer la possibilité de faire souffrir un innocent pendant plusieurs
+siècles, il serait atroce de l'exiger pour le salut même d'une nation
+entière; mais ces alternatives effrayantes n'existent point dans la
+réalité. Les vérités d'un certain ordre sont à la fois conseillées par
+la raison et inspirées par le coeur; il est presque toujours de la
+politique d'écouter la pitié; il n'y a pas de milieu entre elle et le
+dernier terme de la cruauté, et Machiavel, dans le code même de la
+tyrannie, a dit, _qu'il fallait savoir s'attacher ceux qu'on ne pouvait
+faire périr_.
+
+On n'obéit pas longtemps aux lois trop sévères, mais l'état qui les
+maintient, sans pouvoir les faire exécuter, a tous les inconvénients de
+la rigueur et de la faiblesse. Rien n'use la force d'un gouvernement
+comme la disproportion entre les délits et les peines: il se présente
+alors comme un ennemi, tandis qu'il doit paraître comme le chef, comme
+le principe régulateur de l'empire. Au lieu de se confondre, pour ainsi
+dire, dans votre esprit avec la nature des choses, il semble un obstacle
+qu'il faut renverser; et l'agitation de quelques-uns, l'espoir qu'ils
+conservent, tout insensé qu'il est, de détruire ce qui les opprime,
+ébranle la confiance de ceux même qui sont contents du gouvernement.
+Enfin, de quelque manière qu'on réfléchisse sur le sentiment de la
+pitié, on le trouve fécond en résultats prospères pour les individus et
+pour les nations, et l'on se persuade que c'est la seule idée primitive
+qui soit attachée à la nature de l'homme, parce que c'est la seule dont
+il ait besoin pour toutes les vertus comme pour toutes les jouissances.
+
+Une belle cause finale dans l'ordre moral, c'est la prodigieuse
+influence de la pitié sur les coeurs; il semble que l'organisation
+physique elle-même soit destinée à en recevoir l'impression. Une voix
+qui se brise, un visage altéré, agissent sur l'âme directement comme les
+sensations; la pensée ne se met point entre deux, c'est un choc, c'est
+une blessure. Cela n'est point intellectuel; et ce qu'il y a de plus
+sublime encore dans cette disposition de l'homme, c'est qu'elle est
+consacrée particulièrement à la faiblesse; et lorsque tout concourt aux
+avantages de la force, ce sentiment lui seul rétablit la balance, en
+faisant naître la générosité: ce sentiment ne s'émeut que pour un objet
+sans défense, qu'à l'aspect de l'abandon, qu'au cri de la douleur; lui
+seul défend les vaincus après la victoire, lui seul arrête les effets de
+ce vil penchant des hommes à livrer leur attachement, leurs facultés,
+leur raison même à la décision du succès; mais cette sympathie pour le
+malheur est une affection si puissante, réunit tellement ce qu'il y a de
+plus fort dans les impressions physiques et morales, qu'y résister
+suppose un degré de dépravation dont on ne peut éprouver trop d'horreur.
+
+Ces êtres seuls n'ont plus de droits à l'association mutuelle de misères
+et d'indulgence, qui, en se montrant sans pitié, ont effacé en eux le
+sceau de la nature humaine: le remords d'avoir manqué à quelque principe
+de morale que ce soit, est l'ouvrage du raisonnement, ainsi que la
+morale elle-même; mais le remords d'avoir bravé la pitié doit poursuivre
+comme un sentiment personnel, comme un danger pour soi, comme une
+terreur dont on est l'objet. On a une telle identité avec l'être qui
+souffre, que ceux qui parviennent à la détruire acquièrent souvent une
+sorte de dureté pour eux-mêmes, qui sert encore, sous quelques rapports,
+à les priver de tout ce qu'ils pourraient attendre de la pitié des
+autres; cependant, s'il en est temps encore, qu'ils sauvent un
+infortuné, qu'ils épargnent un ennemi vaincu, et, rentrés dans les liens
+de l'humanité, ils seront de nouveau sous sa sauvegarde.
+
+C'est dans la crise d'une révolution qu'on entend répéter sans cesse que
+la pitié est un sentiment puéril qui s'oppose à toute action nécessaire
+à l'intérêt général, et qu'il faut la reléguer avec les affections
+efféminées, indignes des hommes d'État ou des chefs de parti: c'est, au
+contraire, au milieu d'une révolution que la pitié, ce mouvement
+involontaire dans toute autre circonstance, devrait être une règle de
+conduite. Tous les liens qui retenaient sont déliés, l'intérêt de parti
+devient pour tous les hommes le but par excellence: ce but, étant censé
+renfermer et la véritable vertu et le seul bonheur général, prend
+momentanément la place de toute autre espèce de loi. Or, dans un temps
+où la passion s'est mise dans le raisonnement, il n'y a qu'une
+sensation, c'est-à-dire, quelque chose qui est un peu de la nature de la
+passion même, qu'il soit possible de lui opposer avec succès. Lorsque la
+justice est reconnue, on peut se passer de pitié; mais une révolution,
+quel que soit son but, suspend l'état social, et il faut remonter à la
+source de toutes les lois, dans un moment où ce qu'on appelle un pouvoir
+légal est un nom qui n'a plus de sens. Les chefs de parti peuvent se
+croire assez sûrs d'eux-mêmes pour se guider toujours d'après la plus
+haute sagesse; mais il n'y a rien de si funeste pour eux que des
+sectaires privés de l'instinct de la pitié; d'abord ils sont, par cela
+même, incapables d'enthousiasme pour les individus: ces sentiments
+tiennent l'un et l'autre, quoique par des rapports différents, à la
+faculté de l'imagination. La fureur, la vengeance s'allient sans doute
+avec l'enthousiasme; mais ces mouvements qui rendent cruels
+momentanément, n'ont pas d'analogie avec ce qu'on a vu de nos jours, un
+système continuel, et par conséquent à froid, de méconnaître toute
+pitié. Or, quand cet affreux système existe dans les soldats, ils jugent
+leurs chefs tout comme leurs ennemis, ils conduisent à l'échafaud ce
+qu'ils avaient estimé la veille, ils appartiennent uniquement à la
+puissance d'un raisonnement, et dépendent, par conséquent, de tel
+enchaînement de mots, qui se placera dans leur tête comme un principe et
+des conséquences. On ne peut gouverner la foule que par des sensations.
+Malheur donc aux chefs qui, en étouffant dans leurs partisans tout ce
+qui est humain, tout ce qui est remuable enfin par l'imagination ou le
+sentiment, en font des assassins raisonneurs, qui marchent au crime par
+la métaphysique, et immolent tout au premier arrangement de syllabes qui
+sera pour eux de la conviction!
+
+Cromwell retenait le peuple par la superstition; on liait les Romains
+par le serment; les Grecs se laissaient mener par l'enthousiasme qu'ils
+éprouvaient pour les grands hommes. Si l'espèce de sentiment national
+qui faisait en France un point d'honneur de la générosité, de cette
+pitié des vainqueurs, si cette espèce de sentiment ne reprend pas
+quelque puissance, jamais le gouvernement n'obtiendra un empire constant
+et volontaire sur une nation qui n'aura pas un instinct moral
+quelconque, par lequel on puisse l'entraîner et la réunir; car qu'y
+a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement?
+
+Enfin, la pitié est encore nécessaire pour trouver un terme à la guerre
+intérieure; il n'y a point de fin aux ressources du désespoir, et les
+discussions les plus habiles, et les victoires les plus sanglantes ne
+font qu'augmenter la haine. Une sorte d'élan de l'âme, tout composé
+d'enthousiasme et de pitié, arrête seul les guerres intestines, et
+rappelle également le mot de patrie à tous les partis qui la déchirent.
+Cette commotion produit plus en un jour que tous les écrits et les
+combinaisons politiques; l'homme lutte contre sa nature en voulant
+donner à l'esprit seul la grande influence sur la destinée humaine.
+
+Et vous, Français, vous, guerriers invincibles, vous, leurs chefs, vous
+qui les avez dirigés et soutenus par vos intrépides ressources, c'est à
+vous tous que l'on doit les triomphes de la victoire; c'est à vous qu'il
+appartient de proclamer la générosité! Sans l'exercice de cette vertu,
+quelle palme nouvelle vous resterait-il encore à cueillir? Vos ennemis
+sont vaincus, ils n'offrent plus aucune résistance, ils ne serviront
+plus à votre gloire, même par leurs défaites. Voulez-vous encore
+étonner? pardonnez. Vous êtes vainqueurs, la terreur ou l'enthousiasme
+prosternent à vos pieds plus de la moitié de l'univers; mais
+qu'avez-vous fait encore pour le malheur, et qu'est-ce que l'homme, s'il
+n'a pas consolé l'homme, s'il n'a pas combattu la puissance du mal sur
+la terre? La plupart des gouvernements sont vindicatifs parce qu'ils
+craignent, parce qu'ils n'osent être cléments. Vous, qui n'avez rien à
+redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire,
+soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont
+vraiment dignes de pitié: la douleur qui accuse est toujours écoutée; la
+douleur a raison contre les vainqueurs du monde. Que veut-on en effet du
+génie, des succès, de la liberté, des républiques? qu'en veut-on?
+quelques peines de moins, quelques espérances de plus. Vous qui
+rentrerez dans vos foyers, ou dans une condition privée, que serez-vous,
+si vous ne vous montrez pas généreux? des guerriers pendant la paix, des
+génies dans l'art de la guerre, alors que toutes les pensées se
+tourneront vers la prospérité de l'intérieur, et que les dangers passés
+laisseront à peine des traces. Attachez-vous à l'avenir par la vertu,
+fixez la reconnaissance par des bienfaits qui durent. Il n'est point de
+Capitole, il n'est point de triomphes qui puissent ajouter à votre
+éclat; vous êtes au pinacle de la gloire militaire; la générosité seule
+plane encore au-dessus de vos têtes. Heureuse situation que celle de la
+toute-puissance, quand les obstacles n'existent plus au dehors, quand la
+force est en soi-même, quand on peut faire le bien sans qu'un motif
+étranger à la vertu vous anime, sans que le soupçon d'un tel motif
+puisse jamais vous approcher[5]!
+
+J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions
+agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en
+fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec
+l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été
+trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu
+développer à l'homme d'après ses avantages personnels; et comme dans les
+premières années de la vie on défend ce qui fait mal, dans l'enfance de
+la vie humaine on lui commande encore ce qu'il serait toujours possible
+de lui prouver. Heureuse, si j'ai pu convaincre l'intérêt personnel!
+heureuse aussi, si j'avais diminué son activité, en présentant aux
+hommes une analyse exacte de ce que vaut la vie, une analyse qui
+démontrât que les destinées diffèrent entre elles bien plus par les
+caractères que par les situations; que les plaisirs que l'on peut
+éprouver, dans quelques circonstances que ce soit, sont soumis à des
+chances certaines, qui à la longue réduisent tout au même terme; et que
+ce bonheur qu'on croit toujours trouver dans les objets extérieurs n'est
+qu'un fantôme créé par l'imagination, qu'elle poursuit après l'avoir
+fait naître, et qu'elle veut atteindre au dehors, tandis qu'il n'a
+d'existence qu'en elle!
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: Il me semble que les véritables partisans de la liberté républicaine
+sont ceux qui détestent le plus profondément les forfaits qui se sont
+commis en son nom. Leurs adversaires peuvent sans doute éprouver la
+juste horreur du crime; mais comme ces crimes mêmes servent d'argument à
+leur système, ils ne leur font pas ressentir, comme aux amis de la
+liberté, tous les genres de douleur à la fois.]
+
+[2: J'entends par constitution démagogique, celle qui met le peuple en
+fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1703.
+Le mot de démocratie étant pris, de nos jours, dans diverses acceptions,
+il ne rendrait pas avec exactitude ce que je veux exprimer.]
+
+[3: Je crains qu'on ne m'accuse d'avoir parlé trop souvent, dans le
+cours de cet ouvrage, du suicide comme d'un acte digne de louanges: je
+ne l'ai point examiné sous le rapport toujours respectable des principes
+religieux; mais politiquement, je crois que les républiques ne peuvent
+se passer du sentiment qui portait les anciens à se donner la mort; et
+dans les situations particulières, les âmes passionnées qui
+s'abandonnent à leur nature, ont besoin d'envisager cette ressource pour
+ne pas se dépraver dans le malheur, et plus encore, peut-être, au milieu
+des efforts qu'elles tentent pour l'éviter.]
+
+[4: Smith, dans son excellent ouvrage de la Théorie des sentiments
+moraux, attribue la pitié à cette sympathie qui nous fait nous
+transporter dans la situation d'un autre, et supposer ce que nous
+éprouverions à sa place. C'est bien là certainement l'une des causes de
+la pitié; mais l'inconvénient de cette définition, comme de toutes, est
+de resserrer la pensée que faisait naître le mot qu'on a défini: il
+était revêtu des idées accessoires et des impressions particulières à
+chaque homme qui l'entendait, et vous restreignez sa signification par
+une analyse toujours incomplète quand un sentiment en est l'objet; car
+un sentiment est un composé de sensations et de pensées que vous ne
+faites jamais comprendre qu'à l'aide de l'émotion et du jugement réunis.
+La pitié est souvent séparée de tout retour sur soi-même; si, par
+abstraction, vous vous figuriez un genre de douleur qui exigeât, pour la
+souffrir, une organisation tout à fait différente de la vôtre, vous
+auriez encore pitié de cette douleur: il faut que les caractères les
+plus opposés puissent éprouver de la pitié pour des impressions qu'ils
+n'auraient jamais ressenties; il faut enfin que le spectacle du malheur
+remue les hommes par commotion, par talisman, sans examen ni
+combinaison.]
+
+[5: Dans un écrit publié il y a deux ans, dans un écrit honoré du
+suffrage qui pouvait le plus enorgueillir, cité par M. Fox plaidant pour
+la paix devant le parlement d'Angleterre, j'ai dit: _Si l'on ne fait pas
+la paix avec les Français cette année, qui sait au centre de quel empire
+ils la refuseront l'année prochaine?_ (Réflexions sur la paix.) Jamais
+prédiction, je crois, ne s'est mieux accomplie. On pourrait, avec le
+même degré de certitude, présager quels seraient les résultats des
+étonnantes victoires des Français, s'ils en abusaient; s'ils adoptaient
+à cet égard un système révolutionnaire. Mais il y a un si grand foyer de
+lumières dans ce pays; le gouvernement républicain, par sa nature même,
+est à la longue tellement soumis à la véritable opinion publique, que
+les premières conséquences doivent éclairer sur le principe, et qu'on ne
+persiste pas, dans ce qui ruine, avec l'aveuglement dont plusieurs
+cabinets monarchiques ont donné l'exemple pendant cette guerre.]
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of De l'influence des passions sur le
+bonheur des individus et des nations, by Germaine de Staël-Holstein
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'INFLUENCE DES PASSIONS ***
+
+***** This file should be named 19232-8.txt or 19232-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
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+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
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+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
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+
+1.F.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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