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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/19232-8.txt b/19232-8.txt new file mode 100644 index 0000000..7f117fd --- /dev/null +++ b/19232-8.txt @@ -0,0 +1,6171 @@ +The Project Gutenberg EBook of De l'influence des passions sur le bonheur +des individus et des nations, by Germaine de Staël-Holstein + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations + +Author: Germaine de Staël-Holstein + +Release Date: September 10, 2006 [EBook #19232] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'INFLUENCE DES PASSIONS *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES DE MADAME LA BARONNE DE STAËL-HOLSTEIN + +TOME PREMIER + +PARIS + +FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET CIE, LIBRAIRES + +M DCCC LXXI + + + + +INTRODUCTION + + +DE L'INFLUENCE DES PASSIONS SUR LE BONHEUR DES INDIVIDUS ET DES NATIONS. + +_Quæsivit cælo lucem, ingemuitque reperta_. + + + + +AVANT-PROPOS. + + +On pensera peut-être qu'il y a de l'empressement d'auteur à faire +paraître la première partie d'un livre quand la seconde n'est pas encore +faite: d'abord, malgré la connexion de ces deux parties entre elles, +chacune peut être considérée comme un ouvrage séparé; mais il est +possible aussi que, condamnée à la célébrité sans pouvoir être connue, +j'éprouve le besoin de me faire juger par mes écrits. Calomniée sans +cesse, et me trouvant trop peu d'importance pour me résoudre à parler de +moi, j'ai dû céder à l'espoir qu'en publiant ce fruit de mes +méditations, je donnerais quelque idée vraie des habitudes de ma vie et +de la nature de mon caractère. + +Lausanne, ce 1er juillet 1796. + + + + + +INTRODUCTION. + + +Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des +individus et des nations! Est-ce au milieu d'une crise dévorante qui +atteint toutes les destinées, lorsque la foudre se précipite dans le +fond des vallées comme sur les lieux élevés? Est-ce dans un temps où il +suffit de vivre pour être entraîné par le mouvement universel, où +jusqu'au sein même de la tombe le repos peut être troublé, les morts +jugés de nouveau, et leurs urnes populaires tour à tour admises ou +rejetées dans le temple où les factions croyaient donner l'immortalité? +Oui, c'est dans ce siècle, c'est lorsque l'espoir ou le besoin du +bonheur a soulevé la race humaine; c'est dans ce siècle surtout qu'on +est conduit à réfléchir profondément sur la nature du bonheur individuel +et politique, sur sa route, sur ses bornes, sur les écueils qui séparent +d'un tel but. Honte à moi cependant si, durant le cours de deux +épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France, +j'avais été capable d'un tel travail; si j'avais pu concevoir un plan, +prévoir un résultat à l'effroyable mélange de toutes les atrocités +humaines! La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et +l'influence de ces deux années; mais nous, les contemporains, les +compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu +conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des +abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les +analyser? Non, aujourd'hui même encore, le raisonnement ne saurait +approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événements, de quelques +noms qu'on les désigne, c'est les faire rentrer dans l'ordre des idées +existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À +cette affreuse image, tous les mouvements de l'âme se renouvellent, on +frissonne, on s'enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir; mais +la pensée ne peut se saisir encore d'aucun de ces souvenirs; les +sensations qu'ils font naître absorbent toute autre faculté. C'est donc +en écartant cette époque monstrueuse, c'est à l'aide des autres +événements principaux de la révolution de France et de l'histoire de +tous les peuples, que j'essayerai de réunir des observations impartiales +sur les gouvernements; et si ces réflexions me conduisent à l'admission +des premiers principes sur lesquels se fonde la constitution +républicaine de la France, je demande que, même au milieu des fureurs de +l'esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du +monde, il soit possible de concevoir que l'enthousiasme de quelques +idées n'exclut pas le mépris profond pour certains hommes[1], et que +l'espoir de l'avenir se concilie avec l'exécration du passé. Alors même +que le coeur est à jamais déchiré par les blessures qu'il a reçues, +l'esprit peut encore, après un certain temps, s'élever à des méditations +générales. + +On doit considérer à présent ces grandes questions qui vont décider de +la destinée politique de l'homme, dans leur nature même, et non sous le +rapport seul des malheurs qui les ont accompagnées; il faut examiner du +moins si ces malheurs sont de l'essence des institutions qu'on veut +établir en France, ou si les effets de la révolution ne sont pas +absolument distincts de ceux de la constitution; enfin, on doit se +confier assez à l'élévation de son âme pour ne pas craindre, en +examinant des pensées, d'être soupçonné d'indifférence pour les crimes. +C'est avec la même indépendance d'esprit que j'ai tâché, dans la +première partie de cet ouvrage, de peindre les effets des passions de +l'homme sur son bonheur personnel. Je ne sais pourquoi il serait plus +difficile d'être impartial dans les questions de politique que dans les +questions de morale: certes, les passions influent autant que les +gouvernements sur le sort de la vie, et cependant dans le silence de la +retraite on discute avec sa raison les sentiments qu'on a soi-même +éprouvés; il me paraît qu'il ne doit pas en coûter plus pour parler +philosophiquement des avantages ou des inconvénients des républiques et +des monarchies, que pour analyser avec exactitude l'ambition, l'amour, +ou telle autre passion qui a décidé de votre existence. Dans les deux +parties de cet ouvrage, j'ai également cherché à ne me servir que de ma +pensée, à la dégager de toutes les impressions du moment: on verra si +j'ai réussi. + +Les passions, cette force impulsive qui entraîne l'homme indépendamment +de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et +politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine +aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au +poids qu'ils doivent soulever, et la destinée de l'homme ne serait +composée que d'un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de +les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que +sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent: +les caractères qui ne sont point passionnés se placent d'eux-mêmes dans +la situation qui leur convient le mieux; c'est presque toujours celle +que le hasard leur a désignée; ou s'ils y apportent quelque changement, +c'est seulement dans ce qui s'offre le plus facilement à leur portée. +Laissons-les donc dans leur calme heureux, ils n'ont pas besoin de nous; +leur bonheur est aussi varié en apparence que les différents lots qu'ils +ont reçus de la destinée; mais la base de ce bonheur est toujours la +même, c'est la certitude de n'être jamais ni agité ni dominé par aucun +mouvement plus fort que soi. L'existence de ces êtres impassibles est +soumise sans doute, comme celle de tous les hommes, aux accidents +matériels qui renversent la fortune, détruisent la santé, etc.; mais +c'est par des calculs positifs et non par des pensées sensibles ou +morales qu'on éloigne ou prévient de semblables peines. Le bonheur des +caractères passionnés, au contraire, étant tout à fait dépendant de ce +qui se passe au-dedans d'eux, ils sont les seuls qui trouvent quelque +soulagement dans les réflexions qu'on peut faire naître dans leur âme. +Leur entraînement naturel les exposant aux plus cruels malheurs, ils ont +plus besoin du système qui a pour but unique d'éviter la douleur. Enfin, +les caractères passionnés sont les seuls qui, par de certains points de +ressemblance, puissent être tous l'objet des mêmes considérations +générales. Les autres vivent un à un, sans analogie comme sans variété; +leur existence est monotone, quoique chacun d'eux ait un but différent; +et il y a autant de nuances que d'individus, sans qu'on puisse découvrir +une véritable couleur. Si dans un traité sur le bonheur individuel je ne +parle que des caractères passionnés, il est encore plus naturel +d'analyser les gouvernements sous le rapport de la part qu'ils laissent +à l'influence des passions. On peut considérer un individu comme exempt +de passions; mais une collection d'hommes est composée d'un nombre +certain de caractères de tous les genres qui donnent un résultat à peu +près pareil; il faut observer que les circonstances les plus dépendantes +du hasard sont soumises à un calcul positif quand les chances se +multiplient. Dans le canton de Berne, par exemple, on a remarqué que +tous les dix ans il y avait à peu près la même quantité de divorces: il +y a des villes d'Italie où l'on calcule avec exactitude combien +d'assassinats se commettent régulièrement tous les ans: ainsi les +événements qui tiennent à une multitude de combinaisons diverses ont un +retour périodique, une proportion fixe, quand les observations sont le +résultat d'un grand nombre de chances. C'est ce qui doit conduire à +penser que la science politique peut acquérir un jour une évidence +géométrique. La morale, chaque fois qu'elle s'applique à tel homme en +particulier, peut se tromper entièrement dans ses suppositions par +rapport à lui: l'organisation d'une constitution se fonde toujours sur +des données fixes, puisque le grand nombre en tout genre amène des +résultats toujours semblables et toujours prévus. Les passions sont la +plus grande difficulté des gouvernements: cette vérité n'a pas besoin +d'être développée; on voit aisément que toutes les combinaisons sociales +les plus despotiques conviendraient également à des hommes inertes, qui +seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et +que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au +milieu d'hommes sages uniquement conduits par leur raison. Le seul +problème des constitutions est donc de connaître jusqu'à quel degré on +peut exciter ou comprimer les passions, sans compromettre le bonheur +public. + +Avant d'aller plus loin, l'on demanderait peut-être une définition du +bonheur. Le bonheur, tel qu'on le souhaite, est la réunion de tous les +contraires: c'est pour les individus l'espoir sans la crainte, +l'activité sans l'inquiétude, la gloire sans la calomnie, l'amour sans +l'inconstance, l'imagination qui embellirait à nos yeux ce qu'on +possède, et flétrirait le souvenir de ce qu'on aurait perdu; enfin +l'ivresse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les +talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne. Le +bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des +républiques et le calme des monarchies, l'émulation des talents et le +silence des factions, l'esprit militaire au dehors et le respect des +lois au dedans. Le bonheur, tel que l'homme le conçoit, c'est ce qui est +impossible en tout genre; et le bonheur, tel qu'on peut l'obtenir, le +bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l'homme peuvent agir, +ne s'acquiert que par l'étude de tous les moyens les plus sûrs pour +éviter les grandes peines. C'est à la recherche de ce but que ce livre +est destiné. + +Deux ouvrages doivent se trouver dans un seul: l'un étudie l'homme dans +ses rapports avec lui-même, l'autre dans les relations sociales de tous +les individus entre eux: quelque analogie se trouve dans les idées +principales de ces deux traités, parce qu'une nation présente le +caractère d'un homme, et que la force du gouvernement doit agir sur +elle, comme la puissance de la raison d'un individu sur lui-même. Le +philosophe veut rendre durable la volonté passagère de la réflexion; +l'art social tend à perpétuer l'action de la sagesse; enfin ce qui est +grand se retrouve dans ce qui est petit, avec la même exactitude de +proportions: l'univers tout entier se peint dans chacune de ses parties, +et plus il paraît l'oeuvre d'une seule idée, plus il inspire +d'admiration. + +Une grande différence, cependant, existe entre le système du bonheur de +l'individu et celui du bonheur des nations; c'est que dans le premier on +peut avoir pour but l'indépendance morale la plus parfaite, +c'est-à-dire, l'asservissement de toutes les passions, chaque homme +pouvant tout tenter sur lui-même; mais que, dans le second, la liberté +politique doit toujours être calculée d'après l'existence positive et +indestructive d'une certaine quantité d'êtres passionnés faisant partie +du peuple qui doit être gouverné. La première partie est uniquement +consacrée aux réflexions sur la destinée particulière. La seconde partie +doit traiter du sort constitutionnel des nations. + +Dans la seconde partie, je compte examiner les gouvernements anciens et +modernes sous le rapport de l'influence qu'ils ont laissée aux passions +naturelles aux hommes réunis en corps politique, et trouver la cause de +la naissance, de la durée et de la destruction des gouvernements, dans +la part plus ou moins grande qu'ils ont faite au besoin d'action qui +existe dans toute société. Dans la première section de la seconde +partie, je traiterai des raisons qui se sont opposées à la durée et +surtout au bonheur des gouvernements où toutes les passions ont été +comprimées. Dans la seconde section, je traiterai des raisons qui se +sont opposées au bonheur et surtout à la durée des gouvernements où +toutes les passions ont été excitées. Dans la troisième section, je +traiterai des raisons qui détournent la plupart des hommes de se borner +à l'enceinte des petits états où la liberté démocratique peut exister, +parce que là les passions ne sont excitées par aucun but, par aucun +théâtre propre à les enflammer. Enfin, je terminerai cet ouvrage par des +réflexions sur la nature des constitutions représentatives, qui peuvent +concilier une partie des avantages regrettés dans les divers +gouvernements. + +Ces deux ouvrages conduisent nécessairement l'un à l'autre; car si +l'homme parvenait individuellement à dompter ses passions, le système +des gouvernements se simplifierait tellement qu'on pourrait alors +adopter, comme praticable, l'indépendance complète, dont l'organisation +des petits états est susceptible. Mais quand cette théorie métaphysique +serait impossible, au moins est-il vrai que plus l'on travaille à calmer +les sentiments impétueux qui agitent l'homme au dedans de lui, moins la +liberté publique a besoin d'être modifiée; ce sont toujours les passions +qui forcent à sacrifier de l'indépendance pour assurer l'ordre, et tous +les moyens qui tendent à rendre l'empire à la raison diminuent le nombre +nécessaire des sacrifices de liberté.--J'ai à peine commencé la seconde +partie politique, dont je ne puis donner une idée par ce peu de mots. En +m'en occupant, je vois qu'il faut longtemps pour réunir toutes les +connaissances, pour faire toutes les recherches qui doivent servir de +base à ce travail; mais si les accidents de la vie ou les peines du coeur +bornaient le cours de ma destinée, je voudrais qu'un autre accomplît le +plan que je me suis proposé. En voici quelques aperçus incomplets qui ne +permettent pas de juger de l'ensemble: + +Il faudrait d'abord, en analysant les gouvernements anciens et modernes, +chercher dans l'histoire des nations ce qui appartient seulement à la +nature de la constitution qui les dirigeait. Montesquieu, dans son +sublime ouvrage _Sur les Causes de la grandeur et de la décadence des +Romains_, a traité, tout ensemble, les causes diverses qui ont influé +sur le sort de cet empire; il faudrait apprendre dans son livre et +démêler dans l'histoire de tous les autres peuples, les événements qui +sont la suite immédiate des constitutions, et peut-être trouverait-on +que tous les événements dérivent de cette cause: les nations sont +élevées par leurs gouvernements, comme les enfants par l'autorité +paternelle. Et l'effet du gouvernement n'est pas incertain comme celui +de l'éducation particulière, puisque, comme je l'ai déjà dit, les +chances du hasard subsistent par rapport au caractère d'un homme, tandis +que dans la réunion d'un certain nombre les résultats sont toujours +pareils. L'organisation de la puissance publique, qui excite ou comprime +l'ambition, rend telle ou telle religion plus ou moins nécessaire, tel +ou tel code pénal trop indulgent ou trop sévère, telle étendue du pays +dangereuse ou convenable; enfin, c'est de la manière dont les peuples +conçoivent l'ordre social que dépend le destin de la race humaine sous +tous les rapports. La plus grande perfectibilité dont elle puisse être +susceptible, c'est d'acquérir des idées certaines sur la science +politique. Si les nations étaient en paix au dehors et au dedans, les +arts, les connaissances, les découvertes en divers genres feraient +chaque jour de nouveaux progrès, et la philosophie ne perdrait pas en +deux ans de guerre civile ce qu'elle avait acquis pendant des siècles +tranquilles. Après avoir bien établi l'importance première de la nature +des constitutions, il faudrait prouver leur influence par l'examen des +faits caractéristiques de l'histoire des moeurs, de l'administration, de +la littérature, de l'art militaire de tous les peuples. J'étudierais +d'abord les pays qui, dans tous les temps, ont été gouvernés +despotiquement, et motivant leurs différences apparentes, je montrerais +que leur histoire, sous le rapport des causes et des effets, a toujours +été parfaitement semblable; et j'expliquerais quel effet doit +constamment produire sur les hommes la compression de leurs mouvements +naturels par une force au dehors d'eux, et à laquelle leur raison n'a pu +donner aucun genre de consentement. Dans l'examen des anarchies +démagogiques ou militaires, il faut montrer aussi que ces deux causes, +qui paraissent opposées, donnent des résultats pareils, parce que dans +les deux états les passions politiques sont également excitées parmi les +hommes par l'éloignement de toutes les craintes positives et l'activité +de toutes les espérances vagues. Dans l'étude de certains états, qui, +par leurs circonstances encore plus que par leur petitesse, sont dans +l'impossibilité de jouer un grand rôle au dehors, et n'offrent point au +dedans de place qui puisse contenter l'ambition et le génie, il faudrait +observer comment l'homme tend à l'exercice de ses facultés, comment il +veut agrandir l'espace en proportion de ses forces. Dans les états +obscurs, les arts ne font aucun progrès, la littérature ne se +perfectionne, ni par l'émulation qui excite l'éloquence, ni par la +multitude des objets de comparaison, qui seule donne une idée fixe du +bon goût. Les hommes privés d'occupations fortes se resserrent tous les +jours plus dans le cercle des idées domestiques, et la pensée, le +talent, le génie, tout ce qui semble un don de la nature, ne se +développe cependant que par la combinaison des sociétés. Le même nombre +d'hommes divisé, séparé, sans mobile et sans but, n'offre pas un génie +supérieur, une âme ardente, un caractère énergique; tandis que dans +d'autres pays, parmi les mêmes êtres, plusieurs se seraient élevés +au-dessus de la classe commune, si le but avait fait naître l'intérêt, +et l'intérêt l'étude et la recherche des grands moyens et des grandes +pensées. + +Sans s'arrêter longtemps sur les motifs de la préférence que la sagesse +conseillerait peut-être de donner aux petits états comme aux destinées +obscures, il est aisé de prouver que par la nature même des hommes ils +tendent à sortir de cette situation, qu'ils se réunissent pour +multiplier les chocs, qu'ils conquièrent pour étendre leur puissance; +enfin, que voulant exciter leurs facultés, reculer en tout genre les +bornes de l'esprit humain, ils appellent autour d'eux, d'un commun +accord, les circonstances qui secondent ce désir et cette impulsion. Ces +diverses réflexions ne pourraient avoir de prix qu'en les appuyant sur +des faits, sur une connaissance détaillée de l'histoire, qui présente +toujours des considérations nouvelles, quand on l'étudie avec un but +déterminé, et que, guidé par l'éternelle ressemblance de l'homme avec +l'homme, on recherche une même vérité à travers la diversité des lieux +et des siècles. Ces différentes réflexions conduiraient enfin au +principal but des débats actuels, à la manière de constituer une grande +nation avec de l'ordre et de la liberté, et de réunir ainsi la splendeur +des beaux-arts, des sciences et des lettres, tant vantée dans les +monarchies, avec l'indépendance des républiques. Il faudrait créer un +gouvernement qui donnât de l'émulation au génie, et mît un frein aux +passions factieuses; un gouvernement qui pût offrir à un grand homme un +but digne de lui, et décourager l'ambition de l'usurpateur; un +gouvernement qui présentât, comme je l'ai dit, la seule idée parfaite de +bonheur en tout genre, la réunion des contrastes. Autant le moraliste +doit rejeter cet espoir, autant le législateur doit tâcher de s'en +rapprocher: l'individu qui prétend pour lui-même à ce résultat est un +insensé; car le sort, qui n'est pas dans sa main, déjoue de toutes les +manières de telles espérances: mais les gouvernements tiennent, pour +ainsi dire, la place du sort par rapport aux nations; comme ils agissent +sur la masse, leurs effets et leurs moyens sont assurés. Il ne s'ensuit +pas qu'il faille croire à la perfection dans l'ordre social, mais il est +utile pour les législateurs de se proposer ce but, de quelque manière +qu'ils conçoivent sa route. Dans cet ouvrage donc, que je ferai, ou que +je voudrais qu'on fît, il faudrait mettre absolument de côté tout ce qui +tient à l'esprit de parti ou aux circonstances actuelles: la +superstition de la royauté, la juste horreur qu'inspirent les crimes +dont nous avons été les témoins, l'enthousiasme même de la république, +ce sentiment qui, dans sa pureté, est le plus élevé que l'homme puisse +concevoir. Il faudrait examiner les institutions dans leur essence même, +et convenir qu'il n'existe plus qu'une grande question qui divise encore +les penseurs; savoir, si dans la combinaison des gouvernements mixtes, +il faut, ou non, admettre l'hérédité. On est d'accord, je pense, sur +l'impossibilité du despotisme, ou de l'établissement de tout pouvoir qui +n'a pas pour but le bonheur de tous; on l'est aussi, sans doute, sur +l'absurdité d'une constitution démagogique[2], qui bouleverserait la +société au nom du peuple qui la compose. Mais les uns croient que la +garantie de la liberté, le maintien de l'ordre, ne peut subsister qu'à +l'aide d'une puissance héréditaire et conservatrice; les autres +reconnaissent de même la vérité du principe, que l'ordre seul, +c'est-à-dire, l'obéissance à la justice, assure la liberté: mais ils +pensent que ce résultat peut s'obtenir sans un genre d'institutions que +la nécessité seule peut faire admettre, et qui doivent être rejetées par +la raison, si la raison prouve qu'elles ne servent pas mieux que les +idées naturelles au bonheur de la société. C'est sur ces deux questions, +il me semble, que tous les esprits devraient s'exercer: il faut les +séparer absolument de ce que nous avons vu, et même de ce que nous +voyons, enfin de tout ce qui appartient à la révolution; car, comme on +l'a fort bien dit, il faut que cette révolution finisse _par le +raisonnement_, et il n'y a de vaincus que les hommes persuadés. Loin +donc de ceux qui ont quelque valeur personnelle toutes les dénominations +d'esclaves et de factieux, de conspirateurs et d'anarchistes, prodiguées +aux simples opinions: les actions doivent être soumises aux lois, mais +l'univers moral appartient à la pensée; quiconque se sert de cette arme +méprise toutes les autres, et l'homme qui l'emploie est par cela seul +incapable de s'abaisser à d'autres moyens. + +Plusieurs ouvrages de très-bons auteurs renferment des raisons en faveur +de l'hérédité modifiée, soit comme en Angleterre, c'est-à-dire, +composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est +purement représentatif; soit comme à Rome, lorsque la puissance +politique était divisée entre la démocratie et l'aristocratie, le peuple +et le sénat. Il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait +croire que la balance de ces intérêts opposés pouvait seule donner de la +stabilité aux gouvernements; que l'homme qui se croit des talents, ou se +voit de l'autorité, tendant naturellement, d'abord aux distinctions +personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux +créer légalement ce qu'il conquerra de force. Il faudrait développer et +ces raisons et beaucoup d'autres encore, en acceptant de part et d'autre +celles qu'on croit tirer du droit pour ou contre; car le droit en +politique, c'est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général; +mais l'on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires +quand on les combat de bonne foi. + +On pourrait opposer à leurs raisonnements que la principale cause de la +destruction de plusieurs gouvernements a été d'avoir constitué dans +l'état deux intérêts opposés: on a considéré comme le chef-d'oeuvre de la +science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires, +pour que la puissance aristocratique et celle de la démocratie se +balançassent, comme deux lutteurs qu'une égale force rend immobiles. En +effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui +où cette balance, subsistant d'une manière parfaite, donne le repos qui +naît de deux efforts contenus l'un par l'autre; mais cet état ne peut +être durable. À l'instant où, pour suivre la comparaison, l'un des deux +lutteurs prend un moment l'avantage, il terrasse l'autre qui se venge en +le renversant à son tour. Ainsi l'on a vu la république romaine +déchirée, dès qu'une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu +l'équilibre.--On dira qu'en Angleterre il y a trois intérêts, et que +cette combinaison plus savante répond de la tranquillité publique. Il +n'y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement; les privilégiés +héréditaires et ceux qui ne le sont pas peuvent être revêtus de noms +différents; mais la division se fait toujours sur ces deux bases: l'on +se sépare et l'on se rallie d'après ces deux grands motifs d'opposition. +Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce +principe de haine, de ce genre de mort qui a détruit tant d'états, +parvînt à trouver la fin du combat de l'aristocratie et de la +démocratie, et qu'au lieu de s'attacher à la combinaison d'une balance +qui, par son avantage même, par la part qu'elle accorde à la liberté, +finit toujours par être renversée, on examinât si l'idée moderne du +système représentatif n'établit pas dans le gouvernement un seul +intérêt, un seul principe de vie, en rejetant néanmoins tout ce qui peut +conduire à la démocratie pure? + +Supposez d'abord un très-petit nombre d'hommes extraits d'une nation +immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l'obligation +d'avoir passé successivement dans les places qui font connaître les +hommes, et exigent de l'indépendance de fortune et des droits à l'estime +publique pour s'y maintenir. Cette élection, ainsi modifiée, +n'établirait-elle pas l'aristocratie des meilleurs, la prééminence des +talents, des vertus et des propriétés? ce genre de distinction qui, sans +faire deux classes de droit, c'est-à-dire deux ennemis de fait, donne +aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir +les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent +sa place, et à la médiocrité sa consolation; donne une part à +l'amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu'ils ont +choisis; ouvre la carrière à tous, mais n'y amène que le petit nombre? +L'avantage de l'aristocratie de naissance, c'est la réunion des +circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les +sentiments généreux: l'aristocratie de l'élection doit, alors que sa +marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes +distingués par la nature aux places éminentes de la société.--Ne +serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les +avantages et aucun des inconvénients de l'opposition des intérêts; que +deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent +parfaitement distincts dans leurs fonctions; que chacun prît un parti +différent par sa place, mais non par esprit de corps; ce qui est d'une +tout autre nature? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs +magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se +réuniraient ensuite dans la nation, parce qu'aucun intérêt contraire ne +les séparerait d'une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu'un +grand pays, loin d'être un obstacle à un tel état de choses, fût +particulièrement propre à sa stabilité? parce qu'une conspiration, un +homme, peuvent s'emparer tout à coup de la citadelle d'un petit état, et +par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu'il n'y a +qu'une opinion qui remue à la fois trente millions d'hommes; que tout ce +qui n'est produit que par des individus, ou par une faction qui n'est +point ralliée au mouvement publie, est étouffé par la masse qui se porte +sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d'usurpation dans un pays où il +faudrait que le même homme ralliât l'opinion à lui, depuis le Rhin +jusqu'aux Pyrénées; l'idée d'une constitution, d'un ordre légal consenti +par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement, dans +un grand pays, a pour appui la masse énorme des hommes paisibles; cette +masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande +nation, que dans un petit pays. Les gouvernants, dans un petit pays, +sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de +chacun à une action quelconque est plus grande et plus facile. Enfin si +l'on répétait d'une manière vague qu'on n'a jamais vu une constitution +fondée sur de telles bases, qu'il vaut mieux adopter celles qui ont +existé pendant des siècles, on pourrait demander de s'arrêter à une +réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière. + +Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes; en +se perfectionnant, l'on arrive aux idées simples; l'ignorance absolue +dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des +connaissances que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir +ma pensée. À la renaissance des lettres, les premiers écrits qu'on a +composés ont été pleins de recherche et d'affectation. Les grands +écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre +simple; et le discours du sauvage qui s'écriait: _Dirons-notes aux +ossements de nos pères: Levez-vous, et marchez à notre suite?_ ce +discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire que les vers +ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d'abord +trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l'eau +sur le sommet d'une montagne; après cette machine, on a découvert des +pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens. +Sans vouloir faire d'une comparaison une preuve, peut-être que, +lorsqu'il y a cent ans en Angleterre, l'idée de la liberté reparut sur +la terre, l'organisation combinée du gouvernement anglais était le plus +haut point de perfection où l'on pût atteindre alors; mais aujourd'hui +des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution, +des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d'autres. +Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis, +l'ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution +par le système politique même qu'on avait adopté: les moeurs barbares +sont plus près des institutions simples mal entendues, que des +institutions compliquées; mais il n'en est pas moins vrai que l'ordre +social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu'on +diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et +beaucoup d'autres, conduiraient à un développement complet de la nature +et de l'utilité des pouvoirs héréditaires faisant partie de la +constitution, et de la nature et de l'utilité des constitutions +composées uniquement de magistratures temporaires; car, il faut bien se +le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des +opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou +criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé. + +On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement +abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour +emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on +arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine +sur les circonstances présentes. À la fin d'un semblable ouvrage, +cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions +fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les +particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe. +Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de +ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre +temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement traité la question qui +concerne la position actuelle de la France. Deux motifs de sentiment me +frappent surtout: voudrait-on souffrir une nouvelle révolution pour +renverser celle qui établit la république? et le courage de tant +d'armées, et le sang de tant de héros serait-il versé au nom d'une +chimère dont il ne resterait que le souvenir des crimes qu'elle a +coûtés? + +La France doit persister dans cette grande expérience dont le désastre +est passé, dont l'espoir est à venir. Mais peut-on assez inspirer à +l'Europe l'horreur des révolutions? Ceux qui détestent les principes de +la constitution de France, qui se montrent les ennemis de toute idée +libérale, et font un crime d'aimer jusqu'à la pensée d'une république, +comme si les scélérats qui ont souillé la France pouvaient déshonorer le +culte des Caton, des Brutus et des Sidney: ces hommes intolérants et +fanatiques ne persuadent point, par leurs véhémentes déclamations, les +étrangers philosophes; mais que l'Europe écoute les amis de la liberté, +les amis de la république française, qui se sont hâtés de l'adopter, dès +qu'on l'a pu sans crime, dès qu'il n'en coûtait pas du sang pour la +désirer. Aucun gouvernement monarchique ne renferme assez d'abus, +maintenant, pour qu'un jour de révolution n'arrache plus de larmes que +tous les maux qu'on voudrait réparer par elle. Désirer une révolution, +c'est dévouer à la mort l'innocent et le coupable; c'est, peut-être, +condamner l'objet qui nous est le plus cher! et jamais on n'obtient +soi-même le but qu'à ce prix affreux on s'était proposé. Nul homme, dans +ce mouvement terrible, n'achève ce qu'il a commencé; nul homme ne peut +se flatter de diriger une impulsion dont la nature des choses s'empare; +et cet Anglais qui voulut descendre dans sa barque la chute du Rhin à +Schaffouse, était moins insensé que l'ambitieux qui croirait pouvoir se +conduire avec succès à travers une révolution tout entière. Laissez-nous +en France combattre, vaincre, souffrir, mourir dans nos affections, dans +nos penchants les plus chers; renaître ensuite, peut-être, pour +l'étonnement et l'admiration du monde. Mais laissez un siècle passer sur +nos destinées; vous saurez alors si nous avons acquis la véritable +science du bonheur des hommes; si le vieillard avait raison, ou si le +jeune homme a mieux disposé de son domaine, l'avenir. Hélas! n'êtes-vous +pas heureux qu'une nation tout entière se soit placée à l'avant-garde de +l'espèce humaine pour affronter tous les préjugés, pour essayer tous les +principes? Attendez, vous, génération contemporaine; éloignez encore de +vous les haines, les proscriptions et la mort; nul devoir ne pourrait +exiger de tels sacrifices, et tous les devoirs, au contraire, font une +loi de les éviter. + +Qu'on me pardonne de m'être laissé entraîner au delà de mon sujet; mais +qui peut vivre, qui peut écrire dans ce temps, et ne pas sentir et +penser sur la révolution de France? + +J'ai tracé l'esquisse imparfaite de l'ouvrage que je projette. La +première partie que j'imprime à présent est fondée sur l'étude de son +propre coeur, et les observations faites sur le caractère des hommes de +tous les temps. Dans l'étude des constitutions, il faut se proposer pour +but le bonheur, et pour moyen la liberté: dans la science morale de +l'homme, c'est l'indépendance de l'âme qui doit être l'objet principal; +ce qu'on peut avoir de Bonheur en est la suite. L'homme qui se vouerait +à la poursuite de la félicité parfaite serait le plus infortuné des +êtres; la nation qui n'aurait en vue que d'obtenir le dernier terme +abstrait de la liberté métaphysique, serait la nation la plus misérable. +Les législateurs doivent donc compter et diriger les circonstances, et +les individus chercher à s'en rendre indépendants; les gouvernements +doivent tendre au bonheur réel de tous, et les moralistes doivent +apprendre aux individus à se passer de bonheur. Il y a du bien pour la +masse dans l'ordre même des choses, et cependant il n'est pas de +félicité pour les individus; tout concourt à la conservation de +l'espèce, tout s'oppose, aux désirs de chacun, et les gouvernements, à +quelques égards, représentant l'ensemble de la nature, peuvent atteindre +à la perfection dont l'ordre général offre l'exemple; mais les +moralistes, parlant aux hommes individuellement, à tous ces êtres +emportés dans le mouvement de l'univers, ne peuvent leur promettre avec +certitude aucune jouissance personnelle, que dans ce qui dépend toujours +d'eux-mêmes. Il y a de l'avantage à se proposer pour but de son travail +sur soi, la plus parfaite indépendance philosophique; les essais, même +inutiles, laissent encore après eux des traces salutaires; agissant à la +fois sur son être tout entier, on ne craint pas, comme dans les +expériences sur les nations, de disjoindre, de séparer, d'opposer l'une +à l'autre toutes les parties diverses du corps politique. L'on n'a +point, au dedans de soi, de transactions à faire avec des obstacles +étrangers; l'on mesure sa force, on triomphe ou l'on se soumet; tout est +simple, tout est possible même; car s'il est absurde de considérer une +nation comme un peuple de philosophes, il est vrai que chaque homme en +particulier peut se flatter de le devenir. Je m'attends aux diverses +objections de sentiment et de raisonnement qu'on pourra faire contre le +système développé dans cette première partie. Rien n'est plus contraire, +il est vrai, aux premiers mouvements de la jeunesse, que l'idée de se +rendre indépendant des affections des autres; on veut d'abord consacrer +sa vie à être aimé de ses amis, à captiver la faveur publique. Il semble +qu'on ne s'est jamais assez mis à la disposition de ceux qu'on aime; +qu'on ne leur ait jamais assez prouvé qu'on ne pouvait exister sans eux; +que l'occupation, les services de tous les jours ne satisfassent pas +assez au gré de la chaleur de l'âme, le besoin qu'on a de se dévouer, de +se livrer en entier aux autres. On se fait un avenir tout composé des +liens qu'on a formés; on se confie d'autant plus à leur durée que l'on +est soi-même plus incapable d'ingratitude; on se sait des droits à la +reconnaissance; on croit à l'amitié ainsi fondée plus qu'à aucun autre +lien de la terre: tout est moyen, elle seule est le but. L'on veut aussi +de l'estime publique, mais il semble que vos amis vous en sont les +garants; on n'a rien fait que pour eux, ils le savent, ils le diront: +comment la vérité, et la vérité du sentiment, ne persuaderait-elle pas? +comment ne finirait-elle pas par être reconnue? Les preuves sans nombre +qui s'échappent d'elle de toutes parts doivent enfin l'emporter sur la +fabrication de la calomnie. Vos paroles, votre voix, vos accents, l'air +qui vous environne, tout vous semble empreint de ce que vous êtes +réellement, et l'on ne croit pas à la possibilité d'être longtemps mal +jugé: c'est avec ce sentiment de confiance qu'on vogue à pleines voiles +dans la vie. Tout ce qu'on a su, tout ce qu'on vous a dit de la mauvaise +nature d'un grand nombre d'hommes, s'est classé dans votre tête comme +l'histoire, comme tout ce qu'on apprend en morale sans l'avoir éprouvé. +On ne s'avise d'appliquer aucune de ces idées générales à sa situation +particulière; tout ce qui vous arrivera, tout ce qui vous entoure doit +être une exception. Ce qu'on a d'esprit n'a point d'influence sur la +conduite: là où il y a un coeur, il est seul écouté. Ce qu'on n'a pas +senti soi-même est connu de la pensée, sans jamais diriger les actions. +Mais à vingt-cinq ans, à cette époque précise où la vie cesse de +croître, il se fait un cruel changement dans votre existence: on +commence à juger votre situation; tout n'est plus avenir dans votre +destinée; à beaucoup d'égards votre sort est fixé, et les hommes +réfléchissent alors s'il leur convient d'y lier le leur. S'ils y voient +moins d'avantages qu'ils n'avaient cru, si de quelque manière leur +attente est trompée, au moment où ils sont résolus à s'éloigner de vous, +ils veulent se motiver à eux-mêmes leur tort envers vous; ils vous +cherchent mille défauts pour s'absoudre du plus grand de tous: les amis +qui se rendent coupables d'ingratitude vous accablent pour se justifier; +ils nient le dévouement, ils supposent l'exigence, ils essaient enfin de +moyens séparés, de moyens contradictoires pour envelopper votre conduite +et la leur d'une sorte d'incertitude que chacun explique à son gré. +Quelle multitude de peines assiège alors le coeur qui voulait vivre dans +les autres, et se voit trompé dans cette illusion! La perte des +affections les plus chères n'empêche pas de sentir jusqu'au plus faible +tort de l'ami qu'on aimait le moins. Votre système dévie est attaqué, +chaque coup ébranle l'ensemble: _celui-là aussi s'éloigne de moi_, est +une pensée douloureuse, qui donne au dernier lien qui se brise un prix +qu'il n'avait pas auparavant. Le public aussi, dont on avait éprouvé la +faveur, perd toute son indulgence; il aime les succès qu'il prévoit, il +devient l'adversaire de ceux dont il est lui-même la cause; ce qu'il a +dit, il l'attaque; ce qu'il encourageait, il veut le détruire: cette +injustice de l'opinion fait souffrir aussi de raille manières en un +jour. Tel individu qui vous déchire n'est pas digne que vous regrettiez +son suffrage; mais vous souffrez de tous les détails d'une grande peine +dont l'histoire se déroule à vos yeux: et déjà certain de ne point +éviter son pénible terme, vous éprouvez cependant la douleur de chaque +pas. Enfin le coeur se flétrit, la vie se décolore; on a des torts à son +tour qui dégoûtent de soi comme des autres, qui découragent du système +de perfection dont on s'était d'abord enorgueilli; on ne sait plus à +quelle idée se reprendre, quelle route suivre désormais; à force de +s'être confié sans réserve, on serait prêt à soupçonner injustement. +Est-ce la sensibilité, est-ce la vertu qui n'est qu'un fantôme? et cette +plainte sublime échappée à Brutus dans les champs de Philippes, +doit-elle égarer la vie, ou commander de se donner la mort? C'est à +cette époque funeste où la terre semble manquer sous nos pas, où, plus +incertains sur l'avenir que dans les nuages de l'enfance, nous doutons +de tout ce que nous croyions savoir, et recommençons l'existence avec +l'espoir de moins. C'est à cette époque où le cercle des jouissances est +parcouru, et le tiers de la vie à peine atteint, que ce livre peut être +utile; il ne faut pas le lire avant, car je ne l'ai moi-même ni +commencé, ni conçu qu'à cet âge. On m'objectera, peut-être aussi, qu'en +voulant dompter les passions, je cherche à étouffer le principe des plus +belles actions des hommes, des découvertes sublimes, des sentiments +généreux: quoique je ne sois pas entièrement de cet avis, je conviens +qu'il y a quelque chose de grand dans la passion; qu'elle ajoute, +pendant qu'elle dure, à l'ascendant de l'homme; qu'il accomplit alors +presque tout ce qu'il projette, tant la volonté ferme et suivie est une +force active dans l'ordre moral: L'homme alors, emporté par quelque +chose de plus puissant que lui, use sa vie, mais s'en sert avec plus +d'énergie. Si l'âme doit être considérée seulement comme une impulsion, +cette impulsion est plus vive quand la passion l'excite. S'il faut aux +hommes sans passions l'intérêt d'un grand spectacle, s'ils veulent que +les gladiateurs s'entre-détruisent à leurs yeux, tandis qu'ils ne seront +que les témoins de ces affreux combats, sans doute il faut enflammer de +toutes les manières ces êtres infortunés dont les sentiments impétueux +animent ou renversent le théâtre du monde: mais quel bien en +résultera-t-il pour eux? quel bonheur général peut-on obtenir par ces +encouragements donnés aux passions de l'âme? Tout ce qu'il faut de +mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait +sans ce mobile destructeur. Mais, dira-t-on, c'est à diriger les +passions et non à les vaincre qu'il faut consacrer ses efforts. Je +n'entends pas comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a +que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au +dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne +en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend +entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement +imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les +fers. Je n'ai point imaginé cependant de consacrer cet ouvrage à la +destruction de toutes les passions; mais j'ai tâché d'offrir un système +de vie qui ne fût pas sans quelques douceurs, à l'époque où +s'évanouissent les espérances de bonheur positif dans cette vie: ce +système ne convient qu'aux caractères naturellement passionnés, et qui +ont combattu pour reprendre l'empire; plusieurs de ces jouissances +n'appartiennent qu'aux âmes jadis ardentes, et la nécessité de ces +sacrifices ne peut être sentie que par ceux qui ont été malheureux. En +effet, si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre, de +quel effort aurait-on besoin, que se passerait-il en soi qui pût occuper +le moraliste, et l'inquiéter sur la destinée de l'homme? Pourrait-on +aussi me reprocher de n'avoir pas traité séparément les jouissances +attachées à l'accomplissement de ses devoirs, et les peines que font +éprouver le remords qui suit le tort, ou le crime de les avoir bravées? +Ces deux idées premières dans l'existence s'appliquent également à +toutes les situations, à tous les caractères; et ce que j'ai voulu +montrer seulement, c'est le rapport des passions de l'homme avec les +impressions agréables ou douloureuses qu'il ressent au fond de son coeur. +En suivant ce plan, je crois de même avoir prouvé qu'il n'est point de +bonheur sans la vertu; revenir à ce résultat par toutes les routes est +une nouvelle preuve de sa vérité. Dans l'analyse des diverses affections +morales de l'homme, il se rencontrera quelquefois des allusions à la +révolution de France; nos souvenirs sont tous empreints de ce terrible +événement: d'ailleurs j'ai voulu que cette première partie fût utile à +la seconde; que l'examen des hommes un à un pût préparer au calcul des +effets de leur réunion en masse. J'ai espéré, je le répète, qu'en +travaillant à l'indépendance morale de l'homme, on rendrait sa liberté +politique plus facile, puisque chaque restriction qu'il faut imposer à +cette liberté est toujours commandée par l'effervescence de telle ou +telle passion. + +Enfin, de quelque manière que l'on juge mon plan, ce qui est certain, +c'est que mon unique but a été de combattre le malheur sous toutes ses +formes, d'étudier les pensées, les sentiments, les institutions qui +causent de la douleur aux hommes, pour chercher quelle est la réflexion, +le mouvement, la combinaison, qui pourraient diminuer quelque chose de +l'intensité des peines de l'âme: l'image de l'infortune, sous quelque +aspect qu'elle se présente, et me poursuit, et m'accable. Hélas! j'ai +tant éprouvé ce que c'était que souffrir, qu'un attendrissement +inexprimable, une inquiétude douloureuse s'emparent de moi, à la pensée +des malheurs de tous et de chacun; des chagrins inévitables et des +tourments de l'imagination; des revers de l'homme juste, et même aussi +des remords du coupable; des blessures du coeur, les plus touchantes de +toutes, et des regrets dont on rougit sans les éprouver moins; enfin, de +tout ce qui fait verser des larmes, ces larmes que les anciens +recueillaient dans une urne consacrée, tant la douleur de l'homme était +auguste à leurs yeux. Ah! ce n'est pas assez d'avoir juré que, dans les +limites de son existence, de quelque injustice, de quelque tort qu'on +fût l'objet, on ne causerait jamais volontairement une peine, on ne +renoncerait jamais volontairement à la possibilité d'en soulager une; il +faut essayer encore si quelque ombre de talent, si quelque faculté de +méditation ne pourrait pas faire trouver la langue dont la mélancolie +ébranle doucement le coeur, ne pourrait pas aider à découvrir à quelle +hauteur philosophique les armes qui blessent n'atteindraient plus. +Enfin, si le temps et l'étude apprenaient comment on peut donner aux +principes politiques assez d'évidence pour qu'ils ne fussent plus +l'objet de deux religions, et par conséquent des plus sanglantes +fureurs, il semble que l'on aurait du moins offert un examen complet de +tout ce qui livre la destinée de l'homme à la puissance du malheur. + + + + +SECTION PREMIÈRE. + +DES PASSIONS. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +_De l'amour de la gloire._ + + +De toutes les passions dont le coeur humain est susceptible, il n'en est +point qui ait un caractère aussi imposant que l'amour de la gloire: on +peut trouver la trace de ses mouvements dans la nature primitive de +l'homme, mais ce n'est qu'au milieu de la société que ce sentiment +acquiert sa véritable force. Pour mériter le nom de passion, il faut +qu'il absorbe toutes les autres affections de l'âme, et ses plaisirs +comme ses peines n'appartiennent qu'au développement entier de sa +puissance. + +Après cette sublimité de vertu, qui fait trouver dans sa propre +conscience le motif et le but de sa conduite, le plus beau des principes +qui puisse mouvoir notre âme est l'amour de la gloire. Je laisse au sens +de ce mot sa propre grandeur en ne le séparant pas de la valeur réelle +des actions qu'il doit désigner. En effet, une gloire véritable ne peut +être acquise par une célébrité relative; on en appelle toujours à +l'univers et à la postérité pour confirmer le don d'une si auguste +couronne; elle ne doit donc rester qu'au génie ou à la vertu. C'est en +méditant sur l'ambition que je parlerai de tous les succès éphémères qui +peuvent imiter ou rappeler la gloire; mais c'est d'elle-même, +c'est-à-dire, de ce qui est vraiment grand et juste, que je veux d'abord +m'occuper; et pour juger son influence sur le bonheur, je ne craindrai +point de la faire paraître dans toute la séduction de son éclat. + +Le digne et sincère amant de la gloire propose un beau traité au genre +humain; il lui dit: «Je consacrerai mes talents à vous servir; ma +passion dominante m'excitera sans cesse à faire jouir un plus grand +nombre d'hommes des résultats heureux de mes efforts; le pays, le peuple +qui m'est inconnu, aura des droits aux fruits de mes veilles; tout ce +qui pense est en relation avec moi; et, dégagé de la puissance +environnante des sentiments individuels, c'est à l'étendue seule de mes +bienfaits que je mesurerai mon bonheur: pour prix de ce dévouement, je +ne vous demande que de le célébrer; chargez la renommée d'acquitter +votre reconnaissance. La vertu, j'en conviens, sait jouir d'elle-même; +moi, j'ai besoin de vous pour obtenir le prix qui m'est nécessaire pour +que la gloire de mon nom soit unie au mérite de mes actions.» Quelle +franchise, quelle simplicité dans ce contrat! comment se peut-il que les +nations n'y soient jamais restées fidèles, et que le génie seul en ait +accompli les conditions? + +C'est, sans doute, une jouissance enivrante que de remplir l'univers de +son nom, d'exister tellement au delà de soi, qu'il soit possible de se +faire illusion et sur l'espace et sur la durée de la vie, et de se +croire quelques-uns des attributs métaphysiques de l'infini. L'âme se +remplit d'un orgueilleux plaisir par le sentiment habituel que toutes +les pensées d'un grand nombre d'hommes sont dirigées sur vous; que vous +existez en présence de leur espoir; que chaque méditation de votre +esprit peut influer sur beaucoup de destinées; que de grands événements +se développent au dedans de vous, et commandent, au nom du peuple, qui +compte sur vos lumières, la plus vive attention à vos propres pensées. +Les acclamations de la foule remuent l'âme, et par les réflexions +qu'elles font naître, et par les commotions qu'elles excitent: toutes +ces formes animées, enfin, sous lesquelles la gloire se présente, +doivent transporter la jeunesse d'espérance et l'enflammer d'émulation. +Les routes qui conduisent à un si grand but sont remplies de charmes; +les occupations que commande l'ardeur d'y parvenir sont elles-mêmes une +jouissance; et, dans la carrière des succès, ce qu'il y a souvent de +plus heureux, c'est la suite d'intérêts qui les précèdent et s'emparent +activement de la vie. La gloire des écrits et celle des actions sont +soumises à des combinaisons différentes; la première, empruntant quelque +chose des plaisirs solitaires, peut participer à leurs bienfaits; mais +ce n'est pas elle qui rend sensibles tous les signes de cette grande +passion; ce n'est pas ce génie dominateur qui dans un instant sème, +recueille et se couronne; dont l'éloquence entraînante, ou le courage +vainqueur décident instantanément du sort des siècles et des empires; ce +n'est pas cette émotion toute-puissante dans ses effets, qui commande en +inspirant une volonté pareille, et saisit dans le présent toutes les +jouissances de l'avenir. Le génie des actions est dispensé d'attendre la +tardive justice que le temps traîne à sa suite; il fait marcher sa +gloire en avant comme la colonne enflammée qui jadis éclairait la marche +des Israélites. La célébrité qu'on peut acquérir par les écrits est +rarement contemporaine; mais alors même qu'on obtient cet heureux +avantage, comme il n'y a rien d'instantané dans ses effets, d'ardent +dans son éclat, une telle carrière ne peut, comme la gloire active, +donner le sentiment complet de sa force physique et morale, assurer +l'exercice de toutes ses facultés, enivrer enfin par la certitude de la +puissance de son être. C'est donc au plus haut point de bonheur que +l'amour de la gloire puisse donner, qu'il faut s'attacher pour en mieux +juger les obstacles et les malheurs. + +La première des difficultés, dans tous les gouvernements où les +distinctions héréditaires sont établies, c'est la réunion des +circonstances qui donnent de l'éclat à la vie; les efforts que l'on fait +pour sortir d'une situation obscure, pour jouer un rôle sans y être +appelé, déplaisent à la plupart des hommes. Ceux que leur destinée +approche des premières places, croient voir une preuve de mépris pour +eux dans l'espérance que l'on conçoit de franchir l'espace qui en +sépare, et de se mettre, par ses talents, au niveau de leur destinée. +Les individus de la même classe que soi, qui se sont résignés à n'en pas +sortir, attribuant bien plutôt cette résolution à leur sagesse qu'à leur +médiocrité, appellent folie une conduite différente, et sans juger la +diversité des talents, se croient faits pour les mêmes circonstances. +Dans les monarchies aristocratiquement constituées, la multitude se +plaît quelquefois, par un esprit dominateur, à relever celui que le +hasard a délaissé; mais ce même esprit ne lui permet pas d'abandonner +ses droits sur l'existence qu'elle a créée; le peuple regarde cette +existence comme l'oeuvre de ses mains; et si le sort, la superstition, la +magie, une puissance, enfin, indépendante des hommes, n'entre pas dans +la destinée de celui qui, dans un état monarchique, doit son élévation à +l'opinion du peuple, il ne conservera pas longtemps une gloire que les +suffrages seuls créent et récompensent, qui puise à la même source son +existence et son éclat; le peuple ne soutiendra pas son ouvrage, et ne +se prosternera pas devant une force dont il se sent le principal appui. +Ceux qui, sous un tel ordre de choses, sont nés dans la classe +privilégiée, ont à quelques égards beaucoup de données utiles; mais +d'abord la chance des talents se resserre, et à proportion du nombre, et +plus encore par l'espèce de négligence qu'inspirent de certains +avantages: mais quand le génie élève celui que les rangs de la monarchie +avaient déjà séparé du reste de ses concitoyens, indépendamment des +obstacles communs à tous, il en est qui sont personnels à cette +situation. Des rivaux en plus petit nombre, des rivaux qui se croient +vos égaux à plusieurs égards, se pressent davantage autour de vous, et +lorsqu'on veut les écarter, rien n'est plus difficile que de savoir +jusqu'à quel point il faut se livrer à la popularité, en jouissant de +distinctions impopulaires. Il est presque impossible de connaître +toujours avec certitude le degré d'empressement qu'il faut montrer à +l'opinion générale: certaine de sa toute-puissance, elle en a la pudeur, +et veut du respect sans flatterie; la reconnaissance lui plaît, mais +elle se dégoûte de la servitude, et rassasiée de souveraineté, elle aime +le caractère indépendant et fier, qui la fait douter un moment de son +autorité, pour lui en renouveler la jouissance. Ces difficultés +générales redoublent pour le noble, qui dans une monarchie veut obtenir +une gloire véritable; s'il dédaigne la popularité, il est haï: un +plébéien dans un état démocratique peut obtenir l'admiration en bravant +la popularité; mais si un noble adopte une telle conduite dans un état +monarchique, au lieu de se donner l'éclat du courage, il ne fera croire +qu'à son orgueil; et si cependant, pour éviter ce blâme, il recherche la +popularité, il est sans cesse près du soupçon ou du ridicule. Les hommes +ne veulent pas qu'on renonce totalement à ses intérêts personnels, et ce +qui est, à un certain point, contre leur nature, est déjoué par eux: il +n'y a que la vie qu'on puisse sacrifier avec éclat; l'abandon des autres +avantages, quoique bien plus rare et plus estimable, est représenté +comme une sorte de duperie; et quoique ce soit le plus haut degré du +dévouement, dès qu'il est nommé _duperie_, il n'excite plus +l'enthousiasme de ceux même qui sont l'objet du sacrifice. Les nobles +donc, placés entre la nation et le monarque, entre leur existence +politique et l'intérêt général, obtiennent difficilement de la gloire +ailleurs que dans les armées. La plupart de ces considérations ne +peuvent s'appliquer aux succès militaires; la guerre ne laisse à +l'homme, de sa nature, que ses facultés physiques; pendant que cet état +dure, il se soumet à la valeur, à l'audace, au talent qui fait vaincre, +comme les corps les plus faibles suivent l'impulsion des plus forts. +L'être moral n'est de rien dans la bataille, et voilà pourquoi les +soldats ont plus de constance dans leur attachement pour leurs généraux, +que les citoyens dans leur reconnaissance pour leurs administrateurs. + +Dans les républiques, si elles sont constituées sur la seule base de +l'aristocratie, tous les membres d'une même classe sont un obstacle à la +gloire de chacun d'eux; cet esprit de modération qu'avec tant de raison +Montesquieu a désigné comme le principe des républiques aristocratiques, +cet esprit de modération ne s'accorde pas avec les élans du génie: un +grand homme, s'il voulait se montrer tel, précipiterait la marche égale +et soutenue de ces gouvernements; et comme l'utilité est le principe de +l'admiration, dans un état où les grands talents ne peuvent s'exercer +d'une manière avantageuse à tous, ils ne se développent pas, ou sont +étouffés, ou sont contenus dans une certaine limite qui ne leur permet +pas d'atteindre à la célébrité. On ne sait pas au dehors un nom propre +du gouvernement de Venise, du gouvernement sage et paternel de la +république de Berne; un même esprit dirige, depuis plusieurs siècles, +des individus différents; et si un homme lui donnait son impulsion +particulière, il naîtrait des chocs dans une organisation dont l'unité +fait tout à la fois le repos et la force. + +Pour les républiques populaires, il faut distinguer deux époques tout à +fait différentes, celle qui a précédé l'imprimerie, et celle qui est +contemporaine du plus grand développement possible de la liberté de la +presse. Celle qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à +l'ascendant d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étant point +disséminées, celui qui avait reçu des talents supérieurs, une raison +forte, avait de grands moyens d'agir sur la multitude; le secret des +causes n'était pas connu, l'analyse n'avait pas changé en science +positive la magie de tous les effets; enfin, l'on pouvait être étonné, +par conséquent entraîné; et des hommes croyaient qu'un d'entre eux était +nécessaire à tous. De là les grands dangers que courait la liberté; de +là les factions toujours renaissantes; car les guerres d'opinions +finissent avec les événements qui les décident, avec les discussions qui +les éclairent; mais la puissance des hommes supérieurs se renouvelle +avec chaque génération, et déchire ou asservit la nation qui se livre +sans mesure à cet enthousiasme. Mais lorsque la liberté de la presse, +et, ce qui est plus encore, la multiplicité des journaux, rend publiques +chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu'il +existe dans un tel pays ce qu'on appelle de la gloire; il y a de +l'estime, parce que l'estime ne détruit pas l'égalité, et que celui qui +l'accorde, juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme pour les +hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères des défauts qui +jadis n'étaient découverts que par le flambeau de l'histoire, ou par un +très-petit nombre de philosophes contemporains que le mouvement général +n'avait point enivrés; aujourd'hui celui qui veut se distinguer est en +guerre avec l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas +qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte d'orgueil +actif, destructeur des succès individuels. Si l'on veut examiner la +cause du grand ascendant que dans Athènes, qu'à Rome, des génies +supérieurs ont obtenu, de l'empire presque aveugle que dans les temps +anciens ils ont exercé sur la multitude, on verra que l'opinion n'a +jamais été fixée par l'opinion même, que c'est à quelques pouvoirs +différents d'elle, à l'appui de quelque superstition que sa constance a +été due. Tantôt ce sont des rois, qui jusqu'à la fin de leur vie ont +conservé la gloire qu'ils avaient obtenue; mais les peuples croyaient +alors que la royauté avait une origine céleste: tantôt on voit Numa +inventer une fable pour faire accepter des lois que la sagesse lui +dictait, se fiant plus à la crédulité qu'à l'évidence. Les meilleurs +généraux romains, quand ils voulaient donner une bataille, déclaraient +que l'examen du vol des oiseaux les forçait à la livrer. C'est ainsi que +les hommes habiles de l'antiquité ont caché le conseil de leur génie +sous l'apparence d'une superstition, évitant ce qui peut avoir des +juges, quoique certains d'avoir raison. Enfin, chaque découverte des +sciences, en enrichissant la masse, diminue l'empire individuel de +l'homme. Le genre humain hérite du génie, et les véritables grands +hommes sont ceux qui ont rendu leurs pareils moins nécessaires aux +générations suivantes. Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière +future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de +l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la +vertu plus efficace que la passion de la gloire. On trouvera peut-être +que ce siècle ne donne encore l'idée d'aucun progrès en ce genre; mais +il faut dans l'effet actuel voir la cause future, pour juger un +événement tout entier. Celui qui n'aperçoit dans les mines, où les +métaux se préparent, que le feu dévorant qui semble tout consumer, ne +connaît point la marche de la nature, et ne sait se peindre l'avenir +qu'en multipliant le présent. Mais de quelque manière qu'on juge ces +réflexions, je reviens aux considérations générales qui s'appliquent à +tous les pays et à tous les temps sur les obstacles et les malheurs +attachés à la passion de la gloire. + +Quand les difficultés des premiers pas sont vaincues, il se forme à +l'instant deux partis sur une même réputation; non parce qu'il y a deux +manières de la considérer, mais parce que l'ambition parie pour ou +contre. Celui qui veut être l'adversaire des grands succès reste passif +tant que dure leur éclat; et c'est pendant ce temps, au contraire, que +les amis ne cessent d'agir en votre faveur; ils arrivent déjà fatigués à +l'époque du malheur, lorsqu'il suffit au public du mobile seul de la +curiosité, pour se lasser des mêmes éloges; les ennemis paraissent avec +des armes toutes nouvelles, tandis que les amis ont émoussé les leurs, +en les faisant inutilement briller autour du char de triomphe. On se +demande pourquoi l'amitié a moins de persistance que la haine; c'est +qu'il y a plusieurs manières de renoncer à l'une, et que pour l'autre le +danger et la honte sont partout ailleurs que dans le succès. Les amis +peuvent si aisément attribuer, à la bonté de leur âme l'exagération de +leur enthousiasme, à l'oubli qu'on a fait de leurs conseils, les +derniers revers qu'on a éprouvés; il y a tant de manières de se louer en +abandonnant son ami, que les plus légères difficultés décident à prendre +ce parti: mais la haine, dès ses premiers pas, engagée sans retour, se +livre à toutes les ressources des situations désespérées; de ces +situations dont les nations, comme les individus, échappent presque +toujours, parce que l'homme faible même ne voit alors de secours +possible que dans l'exercice du courage. + +En étudiant le petit nombre d'exceptions à l'inconstance de la faveur +publique, on est étonné de voir que c'est à des circonstances, et jamais +au talent seul, qu'on doit les rapporter. Un danger présent a pu +contraindre le peuple à retarder son injustice; une mort prématurée en a +quelquefois précédé le moment; mais la réunion des observations, qui +font le code de l'expérience, prouve que la vie si courte des hommes est +encore d'une plus longue durée que les jugements et les affections de +leurs contemporains. Le grand homme qui arrive à la vieillesse doit +parcourir plusieurs époques d'opinions diverses ou contraires. Ces +oscillations cessent avec les passions qui les produisent; mais on vit +au milieu d'elles, et leur choc, qui ne peut rien sur le jugement de la +postérité, détruit le bonheur présent qui est exposé à tous les coups. +Les événements du hasard, ceux qu'aucune des puissances de la pensée ne +peut soumettre, sont cependant placés, par la voix publique, sur la +responsabilité du génie. L'admiration est une sorte de fanatisme qui +veut des miracles; elle ne consent à accorder à un homme une place +au-dessus de tous les autres, à renoncer à l'usage de ses propres +lumières pour le croire et lui obéir, qu'en lui supposant quelque chose +de surnaturel qui ne peut se comparer aux facultés humaines. Il +faudrait, pour se défendre d'une telle erreur, être modeste et juste, +reconnaître à la fois les bornes du génie et sa supériorité sur nous; +mais dès qu'il devient nécessaire de raisonner sur les défaites, de les +expliquer par des obstacles, de les excuser par des malheurs, c'en est +fait de l'enthousiasme: il a, comme l'imagination, besoin d'être frappé +par les objets extérieurs; et la pompe du génie, c'est le succès. Le +public se plaît à donner à celui qui possède; et, comme ce sultan des +Arabes qui s'éloignait d'un ami poursuivi par l'infortune, parce qu'il +craignait la contagion de la fatalité, les revers éloignent les +ambitieux, les faibles, les indifférents, tous ceux enfin qui trouvent, +avec quelque raison, que l'éclat de la gloire doit frapper +involontairement; que c'est à elle à commander le tribut qu'elle +demande; que la gloire se compose des dons de la nature et du hasard; et +que personne n'ayant le besoin d'admirer, celui qui veut ce sentiment ne +l'obtient point de la volonté, mais de la surprise, et le doit aux +résultats du talent, bien plus qu'à la propre valeur de ce talent même. + +Si les revers de la fortune désenchantent l'enthousiasme, que sera-ce +s'il s'y mêle des torts qui, cependant, se trouvent souvent réunis aux +qualités les plus éminentes? Quel vaste champ pour les découvertes des +esprits médiocres! comme ils sont sûrs d'avoir prévu ce qu'ils +comprennent encore à peine! comme le parti qu'ils auraient pris eût été +meilleur! que de lumières ils puisent dans l'événement! que de retours +satisfaisants dans la critique d'un autre! Comme personne ne s'occupe +d'eux, personne ne songe à les attaquer: eh bien, ils prennent ce +silence pour le garant de leur supériorité: parce qu'il y a une bataille +perdue, ils pensent qu'ils l'ont gagnée: et les revers d'un grand homme +se changent en palmes pour les sots. Quoi donc! l'opinion se +composerait-elle de leurs suffrages?... Oui, la gloire contemporaine +leur est soumise, car c'est l'enthousiasme de la multitude qui la +caractérise; le mérite réel est indépendant de tout, mais la réputation +acquise par ce mérite n'obtient le nom de gloire qu'au bruit des +acclamations de la foule. Si les Romains sont insensibles à l'éloquence +de Cicéron, son génie nous reste; mais où, pendant sa vie, trouvera-t-il +sa gloire? Les géomètres, ne pouvant être jugés que par leurs pairs, +obtiennent d'un petit nombre de savants des titres incontestables à +l'admiration de leurs contemporains; mais la gloire des actions doit +être populaire. Les soldats jugent leur général, la nation ses +administrateurs: quiconque a besoin du suffrage des autres a mis tout à +la fois sa vie sous la puissance du calcul et du hasard, de manière que +le travail du calcul ne peut lui répondre des chances du hasard, et que +les chances du hasard ne peuvent le dispenser du travail du calcul. Non, +pourrait-on dire, le jugement de la multitude est impartial, puisque +aucune passion envieuse et personnelle ne l'inspire; son impulsion +toujours vraie doit être juste. Mais, par cela même que ses mouvements +sont naturels et spontanés, ils appartiennent à l'imagination; un +ridicule détruit à ses yeux l'éclat d'une vertu; un soupçon peut la +dominer par la terreur; des promesses exagérées l'emportent sur des +services prudents; les plaintes d'un seul l'émeuvent plus fortement que +la silencieuse reconnaissance du grand nombre; enfin, mobile parce +qu'elle est passionnée; passionnée, parce que les hommes réunis ne se +communiquent qu'à l'aide de cette électricité, et ne mettent en commun +que leurs sentiments: ce ne sont pas les lumières de chacun, mais +l'impulsion générale qui produit un résultat, et cette impulsion, c'est +l'individu le plus exalté qui la donne. Une idée peut se composer des +réflexions de plusieurs; un sentiment sort tout entier de l'âme qui +l'éprouve; la multitude qui l'adopte a pour opinion l'injustice d'un +homme exercée par l'audace de tous; par cette audace qui se fonde et sur +la force, et plus encore sur l'impossibilité d'être atteint par aucun +genre de responsabilité individuelle. Le spectacle de la France a rendu +ces observations plus sensibles, mais, dans tous les temps, l'amant de +la gloire a été soumis au joug démocratique; c'est de la nation seule +qu'il recevait ses pouvoirs; c'est par son élection qu'il obtenait sa +couronne; et quels que fussent ses droits à la porter, quand le peuple +retirait ses suffrages au génie, il pouvait protester, mais il ne +régnait plus. N'importe, s'écrieront quelques âmes ardentes, +n'existât-il qu'une chance de succès contre mille probabilités de +revers, il faudrait tenter une carrière dont le but se perd dans les +cieux, et donne à l'homme après lui ce que la mémoire des hommes peut +conquérir sur le passé: un jour de gloire est si multiplié par notre +pensée qu'il peut suffire à toute la vie. Les plus nobles devoirs +s'accomplissent en parcourant la route qui conduit à la gloire; et le +genre humain serait resté sans bienfaiteurs si cette émulation sublime +n'eût pas encouragé leurs efforts. + +D'abord, je crois que l'amour de l'éclat a rendu moins de services aux +hommes que la simple impulsion des vertus obscures ou des recherches +persévérantes. Les plus grandes découvertes ont été faites dans la +retraite de l'homme savant, et les plus belles actions, inspirées par +les mouvements spontanés de l'âme, se rencontrent souvent dans +l'histoire d'une vie inconnue; c'est donc seulement dans son rapport +avec celui qui l'éprouve qu'il faut considérer la passion de la gloire. +Par une sorte d'abstraction métaphysique, on dit souvent que la gloire +vaut mieux que le bonheur; mais cette assertion ne peut s'entendre que +par les idées accessoires qu'on y attache: on met alors en opposition +les jouissances de la vie privée avec l'éclat d'une grande existence; +mais donner à quelque chose la préférence sur le bonheur, serait un +contre-sens moral absolu. L'homme vertueux ne fait de grands sacrifices +que pour fuir la peine du remords, et s'assurer des récompenses au +dedans de lui: enfin, la félicité de l'homme lui est plus nécessaire que +sa vie, puisqu'il se tue pour échapper à la douleur. S'il est donc vrai +que choisir le malheur est un mot qui implique contradiction en +lui-même, la passion de la gloire, comme tous les sentiments, doit être +jugée par son influence sur le bonheur. + +Les amants, les ambitieux mêmes peuvent se croire, dans quelques +moments, au comble de la félicité; comme le terme de leurs espérances +leur est connu, ils doivent être heureux du moins à l'instant où ils +l'atteignent: mais cette rapide jouissance même ne peut jamais +appartenir à l'homme qui prétend à la gloire; ses limites ne sont fixées +par aucun sentiment, ni par aucune circonstance. Alexandre, après la +conquête du monde, s'affligeait de ne pouvoir faire parvenir jusqu'aux +étoiles l'éclat de son nom. Cette passion ne connaît que l'avenir, ne +possède que l'espérance; et si on l'a souvent présentée comme l'une des +plus fortes preuves de l'immortalité de l'âme, c'est parce qu'elle +semble vouloir régner sur l'infini, de l'espace et l'éternité des temps. +Si la gloire est un moment stationnaire, elle recule dans l'esprit, des +hommes, et aux yeux même de celui qui s'en voyait l'objet: sa possession +émeut l'âme si fortement, exalte à un tel degré toutes les facultés +qu'un moment de calme, dans les objets extérieurs, ne sert qu'à diriger +sur soi toute l'agitation de sa pensée: le repos est si loin, le vide +est si près, que la cessation de l'action est toujours le plus grand +malheur à craindre. Comme il n'y a jamais rien de suffisant dans les +plaisirs de la gloire, l'âme ne peut être remplie que par leur attente, +ceux qu'elle obtient ne servent qu'à la rapprocher de ceux qu'elle +désire; et si l'on était parvenu au faîte de la grandeur, une +circonstance inaperçue, un obscur hommage refusé, deviendraient l'objet +de la douleur et de l'envie. Aman, vainqueur des Juifs, était malheureux +de n'avoir pu courber l'orgueil de Mardochée. Cette passion conquérante +n'estime que ce qui lui résiste; elle a besoin de l'admiration qu'on lui +refuse, comme de la seule qui soit au-dessus de celle qu'on lui accorde; +toute la puissance de l'imagination se développe en elle, parce qu'aucun +sentiment du coeur ne la ramène par intervalles à la vérité; quand elle +atteint à un but, ses tourments s'accroissent; son plus grand charme +étant l'activité qu'elle assure à chaque moment du jour, l'un de ses +prestiges est détruit quand cette activité n'a plus d'aliment. Toutes +les passions, sans doute, ont des caractères communs, mais aucune ne +laisse après elle autant de douleurs que les revers de la gloire. Il n'y +a rien d'absolu pour l'homme dans la nature, il ne juge que parce qu'il +compare; la douleur physique même est soumise à cette loi: ce qu'il y a +de plus violent dans le plaisir ou dans la douleur est donc causé par le +contraste; et quelle opposition plus terrible que la possession ou la +perte de la gloire! Celui dont la renommée parcourait le monde entier ne +voit autour de lui qu'un vaste oubli: un amant n'a de larmes à verser +que sur les traces de ce qu'il aime; tous les pas d'hommes retracent, à +celui qui jadis occupait l'univers, l'ingratitude et l'abandon. + +La passion de la gloire excite le sentiment et la pensée au delà de +leurs propres forces; mais loin que le retour à l'état naturel soit une +jouissance, c'est une sensation d'abattement et de mort: les plaisirs de +la vie commune ont été usés sans avoir été sentis; on ne peut même les +retrouver dans ses souvenirs; ce n'est point par la raison ou la +mélancolie qu'on est ramené vers eux, mais par la nécessité, funeste +puissance qui brise tout ce qu'elle courbe. L'un des caractères de ce +long malheur est de finir par s'accuser soi-même: tant qu'on en est +encore aux reproches que méritent les autres, l'âme peut sortir +d'elle-même; mais le repentir concentre toutes les pensées, et, dans ce +genre de douleur, le volcan se referme pour consumer en dedans. Tant +d'actions composent la vie d'un homme célèbre, qu'il est impossible +qu'il ait assez de force dans la philosophie ou dans l'orgueil, pour ne +reprocher aucune faute à son esprit: le passé prenant dans sa pensée la +place qu'occupait l'avenir, son imagination vient se briser contre ce +temps immuable, et lui fait parcourir, en arrière, des abîmes aussi +vastes que l'étaient, en avant, les heureux champs de l'espérance. + +L'homme, jadis comblé de gloire, qui veut abdiquer ses souvenirs, et se +vouer aux relations particulières, ne saurait y accoutumer ni lui, ni +les autres; on ne jouit point par effort des idées simples; il faut, +pour être heureux par elles, un concours de circonstances qui éloignent +naturellement tout autre désir. L'homme accoutumé à compter avec +l'histoire ne peut plus être intéressé pour les événements d'une +existence commune; on ne retrouve en lui aucun des mouvements qui le +caractérisaient; il ne sent plus la vie, il s'y résigne. On confie +longtemps les peines du coeur, parce que leur durée même est honorable, +parce qu'elles répondent à trop de souvenirs dans l'âme des autres, pour +que ce soit parler de soi que d'en entretenir; mais comme la philosophie +et la fierté doivent vaincre ou cacher les regrets causés même par la +plus noble ambition, l'homme qui les éprouve ne s'abandonne point à les +avouer entièrement. L'attention constante sur soi est un détail de +jouissance pendant la prospérité, c'est une peine habituelle quand on +est retombé dans une situation privée. Enfin, aimer! ce bien dont la +nature céleste est seule en disparate avec toute la destinée humaine; +aimer! n'est plus un bonheur accordé à celui que la passion de la gloire +a dominé longtemps: ce n'est pas que son âme soit endurcie, mais elle +est trop vaste pour être remplie par un seul objet; d'ailleurs, les +réflexions que l'on est conduit à faire sur les hommes en général, +lorsqu'on entretient avec eux des rapports publics, rendent impossible +la sorte d'illusion qu'il faut, pour voir un individu à une distance +infinie de tous les autres. Loin aussi que de grandes pertes attachent +au genre de bien qui reste, elles affranchissent de tout à la fois; on +ne se supporte que dans une indépendance absolue, sans aucun point de +comparaison entre le présent et le passé. Le génie, qui sut adorer et +posséder la gloire, repousse tout ce qui voudrait occuper la place de +ses regrets mêmes; il aime mieux mourir que déroger. Enfin, quoique +cette passion soit pure dans son origine et noble dans ses efforts, le +crime seul dérange plus qu'elle l'équilibre de l'âme; elle la fait sorti +violemment de l'ordre naturel, et rien ne peut jamais l'y ramener. + +En m'attachant avec une sorte d'austérité à l'examen de tout ce qui doit +détourner de l'amour de la gloire, j'ai eu besoin d'un grand effort de +réflexion; j'étais distraite par l'enthousiasme; tant de noms célèbres +s'offraient à ma pensée, tant d'ombres glorieuses, qui semblaient +s'offenser de voir braver leur éclat, pour pénétrer jusqu'à la source de +leur bonheur. C'est de mon père enfin, c'est de l'homme de ce temps qui +a recueilli le plus de gloire, et qui en retrouvera le plus dans la +justice impartiale des siècles, que je craignais surtout d'approcher, en +décrivant toutes les périodes du cours éclatant de la gloire. Mais ce +n'est pas à l'homme qui a montré, pour le premier objet de ses +affections, une sensibilité aussi rare que son génie; ce n'est pas à lui +que peut convenir un seul des traits dont j'ai composé ce tableau; et si +je m'aidais des souvenirs que je lui dois, ce serait pour montrer +combien l'amour de la vertu peut apporter de changement dans la nature +et les malheurs de la passion de la gloire. + +Poursuivant le projet que j'ai embrassé, je ne cherche point à détourner +l'homme de génie de répandre ses bienfaits sur le genre humain; mais je +voudrais retrancher des motifs qui l'animent le besoin des récompenses +de l'opinion; je voudrais retrancher ce qui est l'essence des passions, +l'asservissement à la puissance des autres. + + + + +CHAPITRE II. + +_De l'ambition._ + + +En parlant de l'amour de la gloire, je ne l'ai considéré que dans sa +plus parfaite sublimité, alors qu'il naît du véritable talent, et +n'aspire qu'à l'éclat de la renommée. Par l'ambition, je désigne la +passion qui n'a pour objet que la puissance, c'est-à-dire la possession +des places, des richesses, ou des honneurs qui la donnent; passion que +la médiocrité doit aussi concevoir, parce qu'elle peut en obtenir les +succès. + +Les peines attachées à cette passion sont d'une autre nature que celles +de l'amour de la gloire; son horizon étant plus resserré, et son but +positif, toutes les douleurs qui naissent d'un agrandissement de l'âme +en disproportion avec le sort de l'humanité, ne sont pas éprouvées par +les ambitieux. L'intime pensée des hommes n'est point l'objet de leur +inquiétude; le suffrage des étrangers n'enflamme point leurs désirs: le +pouvoir, c'est-à-dire, le droit d'influer sur les pensées extérieures et +d'être loué partout où l'on commande, voilà ce qu'obtient l'ambition. +Elle est, sous beaucoup de rapports, en contraste avec l'amour de la +gloire. En les comparant donc, je donnerai naturellement un nouveau +développement au chapitre que je viens de finir. + +Tout est fixé d'avance dans l'ambition; ses chagrins et ses plaisirs +sont soumis à des événements déterminés; l'imagination a peu d'empire +sur la pensée des ambitieux, car rien n'est plus réel que les avantages +du pouvoir. Les peines donc qui naissent de l'exaltation de l'âme ne +sont point connues par les ambitieux; mais si le vague de l'imagination +offre un champ à la douleur, elle présente aussi beaucoup d'espace pour +s'élever au-dessus de tout ce qui nous entoure, éviter la vie, et se +perdre dans l'avenir. Dans l'ambition, au contraire, tout est présent, +tout est positif; rien n'apparaît au delà du terme, rien ne reste après +le malheur, et c'est par l'inflexibilité du calcul et le néant du passé +qu'on doit estimer ses avantages et ses pertes. + +Obtenir et conserver le pouvoir, voilà tout le plan d'un ambitieux. Il +ne peut jamais s'abandonner à aucun de ses mouvements, car il est rare +que la nature soit un bon guide dans la route de la politique; et, par +un contraste cruel, cette passion, assez violente pour vaincre tous les +obstacles, condamne à la réserve continuelle qu'exige la contrainte de +soi-même; il faut qu'elle agisse avec une égale force pour exciter et +pour retenir. L'amour de la gloire peut s'abandonner; la colère, +l'enthousiasme d'un héros ont quelquefois aidé son génie; et quand ses +sentiments étaient honorables, ils le servaient assez; mais l'ambition +n'a qu'un seul but. Celui qui prise ainsi le pouvoir est insensible à +tout autre genre d'éclat; cette disposition suppose une sorte de mépris +pour le genre humain, une personnalité concentrée qui ferme l'âme aux +autres jouissances. Le feu de cette passion dessèche; il est âpre et +sombre, comme tous les sentiments qui, voués au secret par notre propre +jugement sur leur nature, sont d'autant plus puissants que jamais on ne +les exprime. L'homme ambitieux sans doute, alors qu'il a atteint ce +qu'il recherche, ne ressent point ce désir inquiet qui reste après les +triomphes de la gloire, son objet est en proportion avec lui; et comme +en le perdant il ne lui restera point de ressources personnelles, en le +possédant il ne sent point de vide. Le but de l'ambition est +certainement aussi plus facile à obtenir que celui de la gloire; et +comme le sort de l'ambitieux dépend d'un moins grand nombre d'individus +que celui de l'homme célèbre, sous ce rapport il est moins malheureux. +Il importe, cependant bien plus de détourner de l'ambition que de +l'amour de la gloire. Ce dernier sentiment est presque aussi rare que le +génie, et presque jamais il n'est séparé des grands talents qui font son +excuse; comme si la Providence, dans sa bonté, n'avait pas voulu qu'une +telle passion pût être unie à l'impossibilité de la satisfaire, de peur +que l'âme n'en fut dévorée: mais l'ambition au contraire est à la portée +de la majorité des esprits, et ce serait plutôt la supériorité que la +médiocrité qui en éloignerait; il y a d'ailleurs une sorte de réflexion +philosophique qui pourrait faire illusion aux penseurs mêmes sur les +avantages de l'ambition, c'est que le pouvoir est la moins malheureuse +de toutes les relations qu'on peut entretenir avec un grand nombre +d'hommes. + +La connaissance parfaite des hommes doit mener, ou à s'affranchir de +leur joug, ou à les dominer par la puissance. Ce qu'ils attendent de +vous, ce qu'ils en espèrent, efface leurs défauts, et fait ressortir +toutes leurs qualités. Ceux qui ont besoin de vous sont si +ingénieusement aimables, leur dévouement est si varié, leurs louanges +prennent si facilement un caractère d'indépendance, leur émotion est si +vive, qu'en assurant qu'ils aiment, c'est eux-mêmes qu'ils trompent +autant que vous. L'action de l'espérance embellit tellement tous les +caractères, qu'il faut avoir bien de la finesse dans l'esprit et de la +fierté dans le coeur, pour démêler et repousser les sentiments que votre +propre pouvoir inspire: si vous voulez donc aimer les hommes, jugez-les +pendant qu'ils ont besoin de vous; mais cette illusion d'un instant est +payée de toute la vie. + +Les peines de la carrière de l'ambition commencent dès ses premiers pas, +et son terme vaut encore mieux que la route qui doit y conduire. Si +c'est avec un esprit borné qu'on veut atteindre à une place élevée, +est-il un état plus pénible que ces avertissements continuels donnés par +l'intérêt à l'amour-propre? Dans les situations communes de la vie, on +se fait illusion sur son propre mérite; mais un sentiment actif fait +découvrir à l'ambitieux la mesure de ses moyens, et sa passion l'éclaire +sur lui-même, non comme la raison qui détache, mais comme le désir qui +s'inquiète; alors, il n'est plus occupé qu'à tromper les autres, et pour +y parvenir il ne se perd pas de vue: l'oubli d'un instant lui serait +fatal; il faut qu'il arrange avec art ce qu'il sait et ce qu'il pense, +que tout ce qu'il dit ne soit destiné qu'à indiquer ce qu'il est censé +cacher; il faut qu'il cherche des instruments habiles qui le secondent, +sans trahir ce qui lui manque, et des supérieurs pleins d'ignorance et +de vanité, qu'on puisse détourner du jugement par la louange; il doit +faire illusion à ceux qui dépendent de lui par de la réserve, et tromper +ceux dont il espère par de l'exagération; enfin, il faut qu'il évite +sans cesse tous les genres de démonstrations du vrai: aussi agité qu'un +coupable qui craint la révélation de son secret, il sait qu'un homme +d'un esprit fin peut découvrir dans le silence de la gravité, +l'ignorance qui se compose, et dans l'enthousiasme de la flatterie, la +froideur qui s'exalte. La pensée d'un ambitieux est constamment tendue à +la recherche des symptômes d'un talent supérieur; il éprouve tout à la +fois et les peines de ce travail et son humiliation; et pour arriver au +terme de ses espérances, il doit constamment réfléchir sur les bornes de +ses facultés. + +Si vous supposez, au contraire, à l'homme ambitieux un génie supérieur, +une âme énergique, sa passion lui commande de réussir; il faut qu'il +courbe, qu'il enchaîne tous les sentiments qui lui feraient obstacle; il +n'a pas seulement à craindre la peine des remords qui suivent +l'accomplissement des actions qu'on peut se reprocher, mais la +contrainte même du moment présent est une véritable douleur. On ne brave +pas impunément ses propres qualités; et celui que son ambition entraîne +à soutenir à la tribune une opinion que sa fierté repousse, que son +humanité condamne, que la justesse de son esprit rejette, celui-là +éprouve alors un sentiment pénible, indépendant encore de la réflexion +qui peut l'absoudre ou le blâmer. Il se soutient, peut-être, par +l'espoir de se montrer lui-même alors qu'il aura atteint son but; mais +s'il faisait naufrage avant d'arriver au port, s'il était banni, pendant +qu'à l'imitation de Brutus il contrefait l'insensé, vainement +voudrait-il expliquer quelle fut son intention, son espérance: les +actions sont toujours plus en relief que les commentaires, et ce qu'on a +dit sur le théâtre n'est jamais effacé par ce qu'on écrit dans la +retraite. C'est dans la lutte de leurs intérêts, et non dans le silence +de leurs passions qu'on croit découvrir les véritables opinions des +hommes: et quel plus grand malheur que d'avoir mérité une réputation +opposée à son propre caractère! + +L'homme qui s'est jugé comme la voix publique, qui conserve au dedans de +lui tous les sentiments élevés qui l'accusent, et peut à peine s'oublier +dans l'enivrement du succès, que deviendra-t-il à l'époque du malheur? +C'est par la connaissance intime des traces que l'ambition laisse dans +le coeur après ses revers, et de l'impossibilité de fixer sa prospérité, +qu'on peut juger surtout de l'effroi qu'elle doit inspirer. + +Il ne faut qu'ouvrir l'histoire pour connaître la difficulté de +maintenir les succès de l'ambition; ils ont pour ennemis la majorité des +intérêts particuliers, qui tous demandent un nouveau tirage, n'ayant +point eu de lots dans le résultat actuel du sort. Ils ont pour ennemi le +hasard, qui a une marche très-régulière quand on le calcule dans un +certain espace de temps et avec une vaste application; le hasard qui +ramène à peu près les mêmes chances de succès et de revers, et semble +s'être chargé de répartir également le bonheur entre les hommes. Ils ont +pour ennemi le besoin qu'a le public de juger et de créer de nouveau, +d'écarter un nom trop répété, d'éprouver l'émotion d'un nouvel +événement. Enfin, la multitude, composée d'hommes obscurs, veut que +d'éclatantes chutes relèvent de temps en temps le prix des conditions +privées, et prêtent une force agissante aux raisonnements abstraits qui +vantent les paisibles avantages des destinées communes. + +Les places éminentes se perdent aussi par le changement qu'elles +produisent sur ceux qui les possèdent. L'orgueil ou la paresse, la +défiance ou l'aveuglement, naissent de la possession continue de la +puissance; cette situation où la modération est aussi nécessaire que +l'esprit de conquête, exige une réunion presque impossible; et l'âme qui +se fatigue ou s'inquiète, s'enivre ou s'épouvante, perd la force +nécessaire pour se maintenir. Je ne parle ici que des succès réels de +l'ambition; il y en a beaucoup d'apparents, et c'est par eux qu'on +devrait commencer l'histoire de ses revers. Quelques hommes ont +conservé, jusqu'à la fin de la vie, le pouvoir qu'ils avaient acquis; +mais pour le retenir, il leur en a coûté tous les efforts qu'il faut +pour arriver, toutes les peines que cause la perte: l'un est condamné à +suivre le même système de dissimulation qui l'a conduit au poste qu'il +occupe; et plus tremblant que ceux qui le prient, le secret de lui-même +pèse sur toute sa personne; l'autre se courbe sans cesse devant le +maître quelconque, peuple ou roi, dont il tient sa puissance. Dans une +monarchie, il est condamné à l'adoption de toutes les idées reçues, à +l'importance de toutes les formes établies: s'il étonne, il fait +ombrage; s'il reste le même, on croit qu'il s'affaiblit. Dans une +démocratie, il faut qu'il devance le voeu populaire, qu'il lui obéisse en +répondant de l'événement; qu'il joue chaque jour toute sa destinée, et +n'espère rien de la veille pour le lendemain. Enfin, il n'est point +d'homme qui ait été possesseur paisible d'une place éminente; le plus +grand nombre en a marqué la perte par une chute éclatante; d'autres ont +acheté sa possession par tous les tourments de l'incertitude et de la +crainte; et cependant, tel était l'effroi que causait le retour à +l'existence privée, qu'un seul homme ambitieux, Sylla, ayant +volontairement abdiqué le pouvoir, et survécu paisiblement à cette +grande résolution, le parti qu'il a pris est encore l'étonnement des +siècles, et le problème dont les moralistes se proposent tous la +solution. Charles-Quint se plongea dans la contemplation de la mort, +alors que, cessant de régner, il crut cesser de vivre. Victor-Amédée +voulut remonter sur le trône qu'une imagination égarée lui avait fait +abandonner. Enfin, nul n'est descendu sans douleur d'un rang qui le +plaçait au-dessus des autres hommes; nul ambitieux du moins, car que +sont les destinées sans l'âme qui les caractérise? Les événements sont +l'extérieur de la vie; sa véritable source est tout entière dans nos +sentiments. Dioclétien peut quitter le trône, Charles II peut le +conserver en paix: l'un est un philosophe, l'autre est un épicurien: ils +possèdent tous deux cette couronne objet des voeux des ambitieux; mais +ils font du trône une condition privée; et leurs qualités, comme leurs +défauts, les rendent absolument étrangers à l'ambition dont leur +existence serait le but. Enfin, quand il existerait une chance de +prolonger la possession des biens offerts par l'ambition, est-il une +entreprise dont l'avance soit si énorme? L'âme qui s'y livre se rend à +jamais incapable de toute autre manière d'exister: il faut brûler tous +les vaisseaux qui pourraient ramener dans un séjour tranquille, et se +placer entre la conquête et la mort. L'ambition est la passion qui, dans +ses malheurs, éprouve le plus le besoin de la vengeance; preuve assurée +que c'est elle qui laisse après elle le moins de consolation. L'ambition +dénature le coeur: quand on a tout jugé par rapport à soi, comment se +transporter dans un autre? quand on n'a examiné ceux qui nous +entouraient que comme des instruments ou des obstacles, comment voir en +eux des amis? L'égoïsme, dans le cours naturel de l'histoire de l'âme, +est le défaut de la vieillesse, parce que c'est celui dont on ne peut +jamais se corriger. Passer de l'occupation de soi à celle de tout autre +objet est une sorte de régénération morale dont il existe bien peu +d'exemples. + +L'amour de la gloire a tant de grandeur dans ses succès, que ses revers +en prennent aussi l'empreinte; la mélancolie peut se plaire dans leur +contemplation, et la pitié qu'ils inspirent a des caractères de respect +qui servent à soutenir le grand homme qui s'en voit l'objet. On sait que +son espoir était de s'immortaliser par des services publics, que les +couronnes de la renommée furent le seul prix dont il poursuivit +l'honneur; il semble que les hommes, en l'abandonnant, courent des +risques personnels. Quelques-uns d'eux craignent de se tromper en +renonçant au bien qu'il voulait leur faire; aucun ne peut mépriser ni +ses efforts, ni son but; il lui reste sa valeur personnelle et l'appel à +la postérité; et si l'injustice le renverse, l'injustice aussi sert de +recours à ses regrets. Mais l'ambitieux, privé du pouvoir, ne vit plus +qu'à ses propres yeux: il a joué, il a perdu; telle est l'histoire de sa +vie. Le public a gagné contre lui, car les avantages qu'il possédait +sont rendus à l'espoir de tous, et le triomphe de ses rivaux est la +seule sensation vive que produise sa retraite. Bientôt celle-là même +s'efface, et la meilleure chance de bonheur pour cette situation, c'est +la facilité qu'on trouve à se faire oublier; mais, par une réunion +cruelle, le monde qu'on voudrait occuper ne se rappelle plus votre +existence passée, et ceux qui vous approchent ne peuvent en perdre le +souvenir. + +La gloire d'un grand homme jette au loin un noble éclat sur ceux qui lui +appartiennent; mais les places, les honneurs dont disposait l'ambitieux +atteignent à tous les intérêts de tous les instants. Les palmes du génie +tiennent à une respectueuse distance de leur vainqueur; les dons de la +fortune rapprochent, pressent autour de vous, et comme ils ne laissent +après eux aucun droit à l'estime, lorsqu'ils vous sont ravis, tous vos +liens sont rompus; ou si quelque pudeur retient encore quelques amis, +tant de regrets personnels reviennent à leur pensée, qu'ils reprochent +sans cesse à celui qui perd tout, la part qu'ils avaient dans ses +jouissances: lui-même ne peut échapper à ses souvenirs; les privations +les plus douloureuses sont celles qui touchent à la fois à l'ensemble et +aux détails de toute la vie. Les jouissances de la gloire, éparses dans +le cours de la destinée, époques dans un grand nombre d'années, +accoutument, dans tous les temps, à de longs intervalles de bonheur; +mais la possession des places et des honneurs étant un avantage +habituel, leur perte doit se ressentir à tous les moments de la vie. +L'amant de la gloire a une conscience, c'est la fierté; et quoique ce +sentiment rende beaucoup moins indépendant que le dévouement à la vertu, +il affranchit des autres, s'il ne donne pas de l'empire sur soi-même. +L'ambitieux n'a jamais mis la dignité du caractère au-dessus des +avantages du pouvoir; et comme aucun prix ne lui a paru trop cher pour +l'acquérir, aucune consolation ne doit lui rester après l'avoir perdu. +Pour aimer et posséder la gloire, il faut des qualités tellement +éminentes, que si leur plus grande action est au dehors de nous, +cependant elles peuvent encore servir d'aliment à la pensée dans le +silence de la retraite; mais la passion de l'ambition, les moyens qu'il +faut pour réussir dans ses désirs, sont nuls pour tout autre usage: +c'est de l'impulsion plutôt que de la véritable force; c'est une sorte +d'ardeur qui ne peut se nourrir de ses propres ressources; c'est le +sentiment le plus ennemi du passé, de la réflexion, de tout ce qui +retombe sur soi-même. L'opinion, blâmant les peines de l'ambition +trompée, y met le comble en se refusant à les plaindre: et ce refus est +injuste, car la pitié doit avoir une autre destination que l'estime; +c'est à l'étendue du malheur qu'il faut la proportionner. Enfin, les +malheurs de l'ambition sont d'une telle nature, que les caractères les +plus forts n'ont jamais trouvé en eux-mêmes la puissance de s'y +soumettre. + +Le cardinal Albéroni voulait encore dominer la république de Lucques +qu'il avait choisie pour retraite. On voit des vieillards traîner à la +cour l'inquiétude qui les agite, bravant le ridicule et le mépris pour +s'attacher à la dernière ombre du passé. + +La passion de la gloire ne peut être trompée sur son objet; elle veut, +ou le posséder en entier, ou rejeter tout ce qui serait un diminutif de +lui-même; mais l'ambition a besoin de la première, de la seconde, de la +dernière place dans l'ordre du crédit et du pouvoir, et se rattache à +chaque degré, cédant à l'horreur que lui inspire la privation absolue de +tout ce qui peut combler ou satisfaire, ou même faire illusion à ses +désirs. + +Ne peut-on pas, dira-t-on, vivre après avoir possédé de grandes places, +comme avant de les avoir obtenues? Non; jamais un effort impuissant ne +laisse revenir au point dont il voulait vous sortir, la réaction fait +redescendre plus bas; et le grand et cruel caractère des passions, c'est +d'imprimer leur mouvement à toute la vie, et leur bonheur à peu +d'instants. + +Si ces considérations générales suffisent pour montrer l'influence +certaine de l'ambition sur le bonheur, les auteurs, les témoins, les +contemporains de la révolution de France, doivent trouver au fond de +leur coeur de nouveaux motifs d'éloignement pour toutes les passions +politiques. + +Dans les temps de révolution, c'est l'ambition seule qui peut obtenir +des succès. Il reste encore des moyens d'acquérir du pouvoir, mais +l'opinion qui distribue la gloire n'existe plus; le peuple commande au +lieu de juger; jouant un rôle actif dans tous les événements, il prend +parti pour ou contre tel ou tel homme. Il n'y a plus dans une nation que +des combattants; l'impartial pouvoir, qu'on appelle le public, ne se +montre nulle part. Ce qui est grand et juste, d'une manière absolue, +n'est donc plus reconnu; tout est évalué suivant son rapport avec les +passions du moment; les étrangers n'ont aucun moyen de connaître +l'estime qu'ils doivent à une conduite que tous les témoins ont blâmée; +aucune voix même, peut-être, ne la rapportera fidèlement à la postérité. +Au milieu d'une révolution, il faut en croire ou l'ambition ou la +conscience; nul autre guide ne peut conduire à son but. Et quelle +ambition! quel horrible sacrifice elle impose! quelle triste couronne +elle promet! Une révolution suspend toute autre puissance que celle de +la force; l'ordre social établit l'ascendant de l'estime, de la vertu; +les révolutions mettent tous les hommes aux prises avec leurs moyens +physiques; la sorte d'influence morale qu'elles admettent, c'est le +fanatisme de certaines idées qui n'étant susceptibles d'aucune +modification, ni d'aucune borne, sont des armes de guerre, et non des +calculs de l'esprit. Pour être donc ambitieux dans une révolution, il +faut marcher toujours en avant de l'impulsion donnée; c'est une descente +rapide où l'on ne peut s'arrêter; vainement on voit l'abîme; si l'on se +jette à bas du char, on est brisé par cette chute: éviter le péril, est +plus dangereux que de l'affronter: il faut conduire soi-même dans le +sentier qui doit vous perdre, et le moindre pas rétrograde renverse +l'homme sans détourner l'événement. Il n'est rien de plus insensé que de +se mêler dans des circonstances tout à fait indépendantes de la volonté +individuelle; c'est attacher bien plus que sa vie, c'est livrer toute la +moralité de sa conduite à l'entraînement d'un pouvoir matériel. On croit +influer dans les révolutions, on croit agir, être cause, et l'on n'est +jamais qu'une pierre de plus lancée par le mouvement de la grande roue; +un autre aurait pris votre place, un moyen différent eût amené le même +résultat; le nom de chef signifie le premier précipité par la troupe qui +marche derrière, et pousse en avant. + +Les revers et les succès de tout ce qu'on voit dominer dans une +révolution, ne sont que la rencontre heureuse ou malheureuse de tel +homme avec telle période de la nature des choses. Il n'est point de +factieux de bonne foi qui puisse prédire ce qu'il fera le lendemain; car +c'est la puissance qu'il importe à une faction d'obtenir, plutôt que le +but d'abord poursuivi: on peut triompher en faisant le contraire de ce +qu'on a projeté, si c'est retiennent les factieux dans la même route: +ces derniers ne cherchent que le pouvoir, et jamais ambition ne coûta +tant au caractère. Dans ces temps, pour dominer à un certain degré les +autres hommes, il faut qu'ils n'aient pas de données sûres pour calculer +à l'avance votre conduite; dès qu'ils vous savent inviolablement attaché +à tels principes de moralité, ils se postent en attaque sur la route que +vous devez suivre. Pour obtenir, pour conserver quelques moments le +pouvoir dans une révolution, il ne faut écouter ni son âme, ni son +esprit même. Quel que soit le parti qu'on ait embrassé, la faction est +démagogue dans son essence; elle est composée d'hommes qui ne veulent +pas obéir, qui se sentent nécessaires, et ne se croient point liés à +ceux qui les commandent; elle est composée d'hommes prêts à choisir de +nouveaux chefs chaque jour, parce qu'il n'est question que de leur +intérêt, et non d'une subordination antérieure, naturelle ou politique: +il importe plus aux chefs de n'être pas suspects à leurs soldats, que +d'être redoutables à leurs ennemis. Des crimes de tout genre, des crimes +inutiles aux succès de la cause, sont commandés par le féroce +enthousiasme de la populace; elle craint la pitié, quel que soit le +degré de sa force; c'est par de la fureur, et non de la clémence, +qu'elle sent son pouvoir. Un peuple qui gouverne ne cesse jamais d'avoir +peur, il se croit toujours au moment de perdre son autorité; et disposé, +par sa situation, au mouvement de l'envie, il n'a jamais pour les +vaincus l'intérêt qu'inspire la faiblesse opprimée, il ne cesse pas de +les redouter. L'homme donc qui veut acquérir une grande influence dans +ces temps de crise, doit rassurer la multitude par son inflexible +cruauté. Il ne partage point les terreurs que l'ignorance fait éprouver, +mais il faut qu'il accomplisse les affreux sacrifices qu'elle demande; +il faut qu'il immole des victimes qu'aucun intérêt ne lui fait craindre, +que son caractère souvent lui inspirait le désir de sauver; il faut +qu'il commette des crimes sans égarement, sans fureur, sans atrocité +même, suivant l'ordre d'un souverain dont il ne peut prévoir les +commandements, et dont son âme éclairée ne saurait adopter aucune des +passions. Eh! quel prix pour de tels efforts! quelle sorte de suffrage +on obtient! combien est tyrannique la reconnaissance qui couronne! On +voit si bien les bornes de son pouvoir; on sent si souvent qu'on obéit +alors même qu'on a l'air de commander; les passions des hommes sont +tellement mises en dehors dans un temps de révolution, qu'aucune +illusion n'est possible; et la plus magique des émotions, celle que font +éprouver les acclamations de tout un peuple, ne peut plus se renouveler +pour celui qui a vu ce peuple dans les mouvements d'une révolution. +Comme Cromwell, il dit en traversant la foule dont les suffrages le +couronnent: «Ils applaudiraient de même si l'on me conduisait à +l'échafaud.» Cet avenir n'est séparé de vous par aucun intervalle: +demain peut en être le jour; vos juges, vos assassins sont dans la +multitude qui vous entoure, et le transport qui vous exalte est +l'impulsion même qui peut vous renverser. Quel danger vous menace, +quelle rapidité dans la chute, quelle profondeur dans l'abîme! Sans que +le succès soit élevé plus haut, le revers vous fait tomber plus bas, +vous enfonce plus avant dans le néant de votre destinée. + +La diversité des opinions empêche aucune gloire de s'établir, mais ces +mêmes opinions se réunissent toutes pour le mépris; il prend un +caractère d'acclamation, et le peuple, quand il abandonne l'ambitieux, +s'éclairant sur les crimes qu'il lui a fait commettre, l'accable pour +s'en absoudre: celui qui prend pour guide sa conscience est sûr de son +but; mais malheur à l'homme avide de pouvoir, qui s'est élancé dans une +révolution! Cromwell est resté usurpateur, parce que le principe des +troubles qu'il avait fait naître était la religion, qui soulève sans +déchaîner; était un sentiment superstitieux, qui portait à changer de +maître, mais non à détester tous les jougs. Mais quand la cause des +révolutions est l'exaltation de toutes les idées de liberté, il ne se +peut pas que les premiers chefs de l'insurrection conservent de la +puissance; il faut qu'ils excitent le mouvement qui les renversera les +premiers; il faut qu'ils développent les principes qui servent à les +juger; enfin, ils peuvent servir leur opinion, mais jamais leur intérêt; +et dans une révolution le fanatisme est plus sensé que l'ambition. + + + + +CHAPITRE III. + +_De la vanité._ + + +On se demande si la vanité est une passion. En considérant +l'insuffisance de son objet, on serait tenté d'en douter; mais en +observant la violence des mouvements qu'elle inspire, on y reconnaît +tous les caractères des passions, et l'on retrouve tous les malheurs +qu'elles entraînent dans la dépendance servile où ce sentiment vous met +du cercle qui vous entoure. L'amour de la gloire se fonde sur ce qu'il y +a de plus élevé dans la nature de l'homme; l'ambition tient à ce qu'il y +a de plus positif dans les relations des hommes entre eux; la vanité +s'attache à ce qui n'a de valeur réelle ni dans soi, ni dans les autres, +à des avantages apparents, à des effets passagers; elle vit du rebut des +deux autres passions: quelquefois cependant elle se réunit à leur +empire; l'homme atteint aux extrêmes par sa force et par sa faiblesse, +mais plus habituellement la vanité l'emporte surtout dans les caractères +qui l'éprouvent. Les peines de cette passion sont assez peu connues, +parce que ceux qui les ressentent en gardent le secret, et que tout le +monde étant convenu de mépriser ce sentiment, jamais on n'avoue les +souvenirs ou les craintes dont il est l'objet. + +L'un des premiers chagrins de la vanité est de trouver en elle-même et +les causes de ses malheurs et le besoin de les cacher. La vanité se +nourrit de succès trop peu relevés pour qu'il existe aucune dignité dans +ses revers. + +La gloire, l'ambition se nomment. La vanité règne quelquefois à l'insu +même du caractère qu'elle gouverne; jamais du moins sa puissance n'est +publiquement reconnue par celui qui s'y soumet: il voudrait qu'on le +crût supérieur aux succès qu'il obtient, comme à ceux qui lui sont +refusés; mais le public, dédaignant son but, et remarquant ses efforts, +déprise la possession en rendant amère la perte. L'importance de l'objet +auquel on aspire ne donne point la mesure de la douleur que fait +éprouver la privation; c'est à la violence du désir qu'il inspirait, +c'est surtout à l'opinion que les autres se sont formée de l'activité de +nos souhaits, que cette douleur se proportionne. + +Ce qui caractérise les peines de la vanité, c'est qu'on apprend par les +autres, bien plus que par son sentiment intime, le degré de chagrin +qu'on doit en ressentir: plus on vous croit affligé, plus on se trouve +de raisons de l'être. Il n'est aucune passion qui ramène autant à soi, +mais il n'en est aucune qui vienne moins de notre propre mouvement; +toutes ses impulsions arrivent du dehors. C'est non-seulement à la +réunion des hommes en société que ce sentiment est dû mais c'est à un +degré de civilisation qui n'est pas connu dans tous les pays, et dont +les effets seraient presque impossibles à concevoir pour un peuple dont +les institutions et les moeurs seraient simples; car la nature éloigne +des mouvements de la vanité, et l'on ne peut comprendre comment des +malheurs si réels naissent de mouvements si peu nécessaires. + +Avez-vous jamais rencontré Damon? Il est d'une naissance obscure, il le +sait; il est certain que personne ne l'ignore; mais au lieu de dédaigner +cet avantage par intérêt et par raison, il n'a qu'un but dans +l'existence, c'est de vous parler des grands seigneurs avec lesquels il +a passé sa vie; il les protège, de peur d'en être protégé; il les +appelle par leur nom, tandis que leurs égaux y joignent leurs titres, et +se fait reconnaître subalterne par l'inquiétude même de le paraître. Sa +conversation est composée de parenthèses, principal objet de toutes ses +phrases; il voudrait laisser échapper ce qu'il a le plus grand besoin de +dire; il essaye de se montrer fatigué de tout ce qu'il envie; pour se +faire croire à son aise, il tombe dans les manières familières; il s'y +confirme, parce que personne ne compte assez avec lui pour le repousser; +et tout ce dont il est flatté dans le monde est un composé du peu +d'importance qu'on met à lui, et du soin qu'on a de ménager ses +ridicules pour ne pas perdre le plaisir de s'en moquer. Sur qui +produit-il l'effet qu'il souhaite? Sur personne: peut-être même il s'en +doute, mais la vanité s'exerce pour elle-même; en voulant détromper +l'homme vain, on l'agite, mais on ne le corrige pas; l'espérance renaît +à l'instant même du dégoût, ou plutôt, comme il arrive souvent dans la +plupart des passions, sans concevoir précisément de l'espérance, on ne +peut se résigner au sacrifice. + +Connaissez-vous Lycidas? Il a vieilli dans les affaires sans y prendre +une idée, sans atteindre à un résultat; cependant il se croit l'esprit +des places qu'il a occupées; il vous confie ce qu'ont imprimé les +gazettes; il parle avec circonspection même des ministres du siècle +dernier; il achève ses phrases par une mine concentrée, qui ne signifie +pas plus que ses paroles; il a dans sa poche des lettres de ministres, +d'hommes puissants, qui lui parlent du temps qu'il fait, et lui semblent +une preuve de confiance; il frémit à l'aspect de ce qu'il appelle une +mauvaise tête, et donne assez volontiers ce nom à tout homme supérieur; +il a une diatribe contre l'esprit, à laquelle la majorité d'un salon +applaudit presque toujours: _C'est_, vous dit-il, _un obstacle à bien +voir que l'esprit; les gens d'esprit n'entendent point les affaires_. +Lycidas, il est vrai que vous n'avez pas d'esprit, mais il n'est pas +prouvé pour cela que vous soyez capable de gouverner un empire. + +On tire très-souvent vanité des qualités qu'on n'a pas; on voit des +hommes se glorifier des facultés spirituelles ou sensibles qui leur +manquent. L'homme vain s'enorgueillit de tout lui-même indistinctement: +_C'est moi, c'est encore moi_, s'écrie-t-il; cet enthousiasme d'égoïsme +fait un charme à ses yeux de chacun de ses défauts. + +Cléon est encore à cet égard un bien plus brillant spectacle; toutes les +prétentions à la fois sont entrées dans son âme: il est laid, il se +croit aimé; son livre tombe, c'est par une cabale qui l'honore; on +l'oublie, il pense qu'on le persécute; il n'attend pas que vous l'ayez +loué, il vous dit ce que vous devez penser; il vous parle de lui sans +que vous l'interrogiez; il ne vous écoute pas si vous lui répondez; il +aime mieux s'entendre, car vous ne pouvez jamais égaler ce qu'il va dire +de lui-même. Un homme d'un esprit infini disait, en parlant de ce qu'on +pouvait appeler précisément un homme orgueilleux et vain, _En le voyant +j'éprouve un peu du plaisir que cause le spectacle d'un bon ménage; son +amour-propre et lui vivent si bien ensemble!_ En effet, quand +l'amour-propre est arrivé à un certain excès, il se suffit assez à +lui-même pour ne pas s'inquiéter, pour ne pas douter de l'opinion des +autres; c'est presque une ressource qu'on trouve en soi, et cette foi en +son propre mérite a bien quelques-uns des avantages de tous les cultes +fondés sur une ferme croyance. + +Mais puisque la vanité est une passion, celui qui l'éprouve ne peut être +tranquille; séparé de toutes les jouissances impersonnelles, de toutes +les affections sensibles, cet égoïsme détruit la possibilité d'aimer: il +n'y a point de but plus stérile que soi-même; l'homme n'accroît ses +facultés qu'en les dévouant au dehors de lui, à une opinion, à un +attachement, à une vertu quelconque. La vanité, l'orgueil donnent à la +pensée quelque chose de stationnaire qui ne permet pas de sortir du +cercle le plus étroit; et cependant, dans ce cercle, il y a une +puissance de malheur plus grande que dans toute autre existence dont les +intérêts seraient plus multipliés. En concentrant sa vie on concentre +aussi sa douleur, et qui n'existe que pour soi diminue ses moyens de +jouir, en se rendant d'autant plus accessible à l'impression de la +souffrance. On voit cependant à l'extérieur de certains hommes, de tels +symptômes de contentement et de sécurité, qu'on serait tenté +d'ambitionner leur vanité comme la jouissance véritable, puisque c'est +la plus parfaite des illusions: mais une réflexion détruit toute +l'autorité de ces signes apparents; c'est que de tels hommes, n'ayant +pour objet dans la vie que l'effet qu'ils produisent sur les autres, +sont capables, pour dérober à tous les regards les tourments secrets que +des revers ou des dégoûts leur causent, d'un genre d'effort dont aucun +autre motif ne donnerait le pouvoir. Dans la plupart des situations, le +bonheur même fait partie du faste des hommes vains, ou s'ils avouaient +une peine, ce ne serait jamais que celle qu'il est honorable de +ressentir. + +La vanité des hommes supérieurs les fait prétendre aux succès auxquels +ils ont le moins de droit; cette petitesse des grands génies se retrouve +sans cesse dans l'histoire: on voit des écrivains célèbres ne mettre de +prix qu'à leurs faibles succès dans les affaires publiques; des +guerriers, des ministres courageux et fermes, être avant tout flattés de +la louange accordée à leurs médiocres écrits; des hommes qui ont de +grandes qualités, ambitionner de petits avantages; enfin, comme il faut +que l'imagination allume toutes les passions, la vanité est bien plus +active sur les succès dont on doute, sur les facultés dont on ne se +croit pas sûr. L'émulation excite nos qualités; la vanité se place en +avant de tout ce qui nous manque. La vanité souvent ne détruit pas la +fierté; et comme rien n'est si esclave que la vanité, et si indépendant, +au contraire, que la véritable fierté, il n'est pas de supplice plus +cruel que la réunion de ces deux sentiments dans le même caractère. On a +besoin de ce qu'on méprise, on ne peut s'y soumettre, on ne peut s'en +affranchir; c'est à ses propres yeux que l'on rougit, c'est à ses +propres yeux que l'on produit l'effet que le spectacle de la vanité fait +éprouver à un esprit éclairé et à une âme élevée. Cette passion, qui +n'est grande que par la peine qu'elle cause, et ne peut qu'à ce seul +titre marcher de pair avec les autres, se développe parfaitement dans +les mouvements des femmes: tout en elles est amour ou vanité. Dès +qu'elles veulent avoir avec les autres des rapports plus étendus ou plus +éclatants que ceux qui naissent des sentiments doux qu'elles peuvent +inspirer à ce qui les entoure, c'est à des succès de vanité qu'elles +prétendent. Les efforts qui peuvent valoir aux hommes de la gloire et du +pouvoir, n'obtiennent presque jamais aux femmes qu'un applaudissement +éphémère, un crédit d'intrigue, enfin, un genre de triomphe du ressort +de la vanité, de ce sentiment en proportion avec leurs forces et leur +destinée c'est donc en elles qu'il faut l'examiner. + +Il est des femmes qui placent leur vanité dans des avantages qui ne leur +sont point personnels, tels que la naissance, le rang et la fortune: il +est difficile de moins sentir la dignité de son sexe. L'origine de +toutes les femmes est céleste, car c'est aux dons de la nature qu'elles +doivent leur empire: en s'occupant de l'orgueil et de l'ambition, elles +font disparaître tout ce qu'il y a de magique dans leurs charmes; le +crédit qu'elles obtiennent, ne paraissant jamais qu'une existence +passagère et bornée, ne leur vaut point la considération attachée à un +grand pouvoir, et les succès qu'elles conquièrent ont le caractère +distinctif des triomphes de la vanité: ils ne supposent ni estime, ni +respect pour l'objet à qui on les accorde. Les femmes animent ainsi +contre elles les passions de ceux qui ne voulaient penser qu'à les +aimer. Le seul vrai ridicule, celui qui naît du contraste avec l'essence +des choses, s'attache à leurs efforts: lorsqu'elles s'opposent aux +projets, à l'ambition des hommes, elles excitent le vif ressentiment +qu'inspire un obstacle inattendu; si elles se mêlent des intrigues +politiques dans leur jeunesse, la modestie doit en souffrir; si elles +sont vieilles, le dégoût qu'elles causent comme femmes nuit à leur +prétention comme hommes. La figure d'une femme, quelle que soit la force +ou l'étendue de son esprit, quelle que soit l'importance des objets dont +elle s'occupe, est toujours un obstacle ou une raison dans l'histoire de +sa vie: les hommes l'ont voulu ainsi. Mais plus ils sont décidés à juger +une femme selon les avantages ou les défauts de son sexe, plus ils +détestent de lui voir embrasser une destinée contraire à sa nature. + +Ces réflexions ne sont point destinées, on le croira facilement, à +détourner les femmes de toute occupation sérieuse, mais du malheur de se +prendre jamais elles-mêmes pour but de leurs efforts. Quand la part +qu'elles ont dans les affaires naît de leur attachement pour celui qui +les dirige, quand le sentiment seul dicte leurs opinions, inspire leurs +démarches, elles ne s'écartent point de la route que la nature leur a +tracée: elles aiment, elles sont femmes: mais quand elles se livrent à +une active personnalité, quand elles veulent ramener à elles tous les +événements, et les considèrent sous le rapport de leur propre influence, +de leur intérêt individuel, alors à peine sont-elles dignes des +applaudissements éphémères dont les triomphes de la vanité se composent. +Les femmes ne sont presque jamais honorées par aucun genre de +prétentions; les distinctions de l'esprit même, qui sembleraient offrir +une carrière plus étendue, ne leur valent souvent qu'une existence à la +hauteur de la vanité. La raison de ce jugement inique ou juste, c'est +que les hommes ne voient aucun genre d'utilité générale à encourager les +succès des femmes dans cette carrière, et que tout éloge qui n'est pas +fondé sur la base de l'utilité, n'est ni profond, ni durable, ni +universel. Le hasard amène quelques exceptions; s'il est quelques âmes +entraînées, ou par leur talent, ou par leur caractère, elles +s'écarteront peut-être de la règle commune, et quelques palmes de gloire +peuvent un jour les couronner; mais elles n'échapperont pas à +l'inévitable malheur qui s'attachera toujours à leur destinée. + +Le bonheur des femmes perd à toute espèce d'ambition personnelle. Quand +elles ne veulent plaire que pour être aimées, quand ce doux espoir est +le seul motif de leurs actions, elles s'occupent plus de se +perfectionner que de se montrer, de former leur esprit pour le bonheur +d'un autre que pour l'admiration de tous; mais quand elles aspirent à la +célébrité, leurs efforts comme leurs succès éloignent le sentiment qui, +sous des noms différents, doit toujours faire le destin de leur vie. Une +femme ne peut exister par elle seule, la gloire même ne lui serait pas +un appui suffisant; et l'insurmontable faiblesse de sa nature et de sa +situation dans l'ordre social l'a placée dans une dépendance de tous les +jours dont un génie immortel ne pourrait encore la sauver. D'ailleurs, +rien n'efface dans les femmes ce qui distingue particulièrement leur +caractère. Celle qui se vouerait à la solution des problèmes d'Euclide, +voudrait encore le bonheur attaché aux sentiments qu'on inspire et qu'on +éprouve; et quand elles suivent une carrière qui les en éloigne, leurs +regrets douloureux, ou leurs prétentions ridicules, prouvent que rien ne +peut les dédommager de la destinée pour laquelle leur âme était créée. +Il semble que des succès éclatants offrent des jouissances +d'amour-propre à l'ami de la femme célèbre qui les obtient; mais +l'enthousiasme que ces succès font naître a peut-être moins de durée que +l'attrait fondé sur les avantages les plus frivoles. Les critiques, qui +suivent nécessairement les éloges, détruisent l'illusion à travers +laquelle toutes les femmes ont besoin d'être vues. L'imagination peut +créer, embellir par ses chimères un objet inconnu; mais celui que tout +le monde a jugé ne reçoit plus rien d'elle. La véritable valeur reste, +mais l'amour est plus épris de ce qu'il donne que de ce qu'il trouve. +L'homme se complaît dans la supériorité de sa nature, et, comme +Pygmalion, il ne se prosterne que devant son ouvrage. Enfin, si l'éclat +de la célébrité d'une femme attire des hommages sur ses pas, c'est par +un sentiment peut-être étranger à l'amour; il en prend les formes, mais +c'est comme un moyen d'avoir accès auprès de la nouvelle puissance qu'on +veut flatter. On approche d'une femme distinguée comme d'un homme en +place; la langue dont on se sert n'est pas semblable, mais le motif est +pareil. Quelquefois enivrés par le concours des hommages qui environnent +la femme dont ils s'occupent, les adorateurs s'exaltent mutuellement; +mais dans leur sentiment ils dépendent les uns des autres. Les premiers +qui s'éloigneraient pourraient détacher ceux qui restent; et celle qui +semble l'objet de toutes leurs pensées, s'aperçoit bientôt qu'elle +retient chacun d'eux par l'exemple de tous. De quels sentiments de +jalousie et de haine les grands succès d'une femme ne sont-ils pas +l'objet! que de peines causées par les moyens sans nombre que l'envie +prend pour la persécuter! La plupart des femmes sont contre elle par +rivalité, par sottise, ou par principe. Les talents d'une femme, quels +qu'ils soient, les inquiètent toujours dans leurs sentiments. Celles à +qui les distinctions de l'esprit sont à jamais interdites, trouvent +mille manières de les attaquer quand c'est une femme qui les possède; +une jolie personne, en déjouant ces distinctions, se flatte de signaler +ses propres avantages. Une femme qui se croit remarquable par la +prudence et la mesure de son esprit, et qui, n'ayant jamais eu deux +idées dans la tête, veut passer pour avoir rejeté tout ce qu'elle n'a +jamais compris, une telle femme sort un peu de sa stérilité accoutumée, +pour trouver mille ridicules à celle dont l'esprit anime et varie la +conversation: et les mères de famille pensant, avec quelque raison, que +les succès mêmes du véritable esprit ne sont pas conformes à la +destination des femmes, voient attaquer avec plaisir celles qui en ont +obtenu. + +D'ailleurs, la femme qui, en atteignant à une véritable supériorité, +pourrait se croire au-dessus de la haine, et s'élèverait par sa pensée +au sort des hommes les plus célèbres, cette femme n'aurait jamais le +calme et la force de tête qui les caractérisent; l'imagination serait +toujours la première de ses facultés: son talent pourrait s'en +accroître, mais son âme serait trop fortement agitée; ses sentiments +seraient troublés par ses chimères, ses actions entraînées par ses +illusions: son esprit pourrait mériter quelque gloire en donnant à ses +écrits la justesse de la raison; mais les grands talents, unis à une +imagination passionnée, éclairent sur les résultats généraux et trompent +sur les relations personnelles. Les femmes sensibles et mobiles +donneront toujours l'exemple de cette bizarre union de l'erreur et de la +vérité, de cette sorte d'inspiration de la pensée qui rend des oracles à +l'univers et manque du plus simple conseil pour soi-même. En étudiant le +petit nombre de femmes qui ont de vrais titres à la gloire, on verra que +cet effort de leur nature fut toujours aux dépens de leur bonheur. Après +avoir chanté les plus douces leçons de la morale et de la philosophie, +Sapho se précipita du haut du rocher de Leucade; Elisabeth, après avoir +dompté les ennemis de l'Angleterre, périt victime de sa passion pour le +comte d'Essex. Enfin, avant d'entrer dans cette carrière de gloire, soit +que le trône des Césars, ou les couronnes du génie littéraire en soient +le but, les femmes doivent penser que, pour la gloire même, il faut +renoncer au bonheur et au repos de la destinée de leur sexe, et qu'il +est dans cette carrière bien peu de sorts qui puissent valoir la plus +obscure vie d'une femme aimée et d'une mère heureuse. + +En quittant un moment l'examen de la vanité, j'ai jugé jusqu'à l'éclat +d'une grande renommée; mais que dirai-je de toutes ces prétentions à de +misérables succès littéraires pour lesquels on voit tant de femmes +négliger leurs sentiments et leurs devoirs? Absorbées par cet intérêt, +elles abjurent, plus que les guerrières du temps de la chevalerie, le +caractère distinctif de leur sexe; car il vaut mieux partager dans les +combats les dangers de ce qu'on aime que de se traîner dans les luttes +de l'amour-propre, exiger du sentiment des hommages pour la vanité, et +puiser ainsi à la source éternelle pour satisfaire le mouvement le plus +éphémère et le désir dont le but est le plus restreint. L'agitation que +fait éprouver aux femmes une prétention plus naturelle, puisqu'elle +tient de plus près à l'espoir d'être aimées; l'agitation que fait +éprouver aux femmes le besoin de plaire par les agréments de leur +figure, offre aussi le tableau le plus frappant des tourments de la +vanité. + +Regardez une femme au milieu d'un bal, désirant d'être trouvée la plus +jolie, et craignant de n'y pas réussir. Le plaisir, au nom duquel on se +rassemble, est nul pour elle: elle ne peut en jouir dans aucun moment; +car il n'en est point qui ne soit absorbé et par sa pensée dominante, et +par les efforts qu'elle fait pour la cacher. Elle observe les regards, +les plus légers signes de l'opinion des autres, avec l'attention d'un +moraliste et l'inquiétude d'un ambitieux; et voulant dérober à tous les +yeux le tourment de son esprit, c'est à l'affectation de sa gaieté, +pendant le triomphe de sa rivale, à la turbulence de la conversation +qu'elle veut entretenir pendant que cette rivale est applaudie, à +l'empressement trop vif qu'elle lui témoigne, c'est au superflu de ses +efforts enfin qu'on aperçoit son travail. La grâce, ce charme suprême de +la beauté, ne se développe que dans le repos du naturel et de la +confiance; les inquiétudes et la contrainte ôtent les avantages mêmes +qu'on possède; le visage s'altère par la contraction de l'amour-propre. +On ne tarde pas à s'en apercevoir, et le chagrin que cause une telle +découverte augmente encore le mal qu'on voudrait réparer. La peine se +multiplie par la peine, et le but s'éloigne par l'action même du désir; +et dans ce tableau, qui semblerait ne devoir rappeler que l'histoire +d'un enfant, se trouvent les douleurs l'un homme, les mouvements qui +conduisent au désespoir et font haïr la vie; tant les intérêts +s'accroissent par l'intensité de l'attention qu'on y attache! tant la +sensation qu'on éprouve naît du caractère qui la reçoit bien plus que de +l'objet qui la donne! + +Eh bien, à côté du tableau de ce bal, où les prétentions les plus +frivoles ont mis la vanité dans tout son jour, c'est dans le plus grand +événement qui ait agité l'espèce humaine, c'est dans la révolution de +France qu'il faut en observer le développement complet: ce sentiment, si +borné dans son but, si petit dans son mobile, qu'on pouvait hésiter à +lui donner une place parmi les passions; ce sentiment a été l'une des +causes du plus grand choc qui ait ébranlé l'univers. Je n'appellerai +point vanité le mouvement qui a porté vingt-quatre millions d'hommes à +ne pas vouloir des privilèges de deux cent mille: c'est la raison qui +s'est soulevée, c'est la nature qui a repris son niveau. Je ne dirai pas +même que la résistance de la noblesse à la révolution ait été produite +par la vanité: le règne de la terreur a fait porter sur cette classe des +persécutions et des malheurs qui ne permettent plus de rappeler le +passé. Mais c'est dans la marche intérieure de la révolution qu'on peut +observer l'empire de la vanité, du désir des applaudissements éphémères, +_du besoin de faire effet_, de cette passion native de France, et dont +les étrangers, comparativement à nous, n'ont qu'une idée +très-imparfaite.--Un grand nombre d'opinions ont été dictées par l'envie +de surpasser l'orateur précédent, et de se faire applaudir après lui; +l'introduction des spectateurs dans la salle des délibérations a suffi +seule pour changer la direction des affaires en France. D'abord on +n'accordait aux applaudissements que des phrases; bientôt, pour obtenir +ces applaudissements, on a cédé des principes, proposé des décrets, +approuvé jusqu'à des crimes; et par une double et funeste réaction, ce +qu'on faisait pour plaire à la foule, égarait son jugement, et ce +jugement égaré exigeait de nouveaux sacrifices. Ce n'est pas d'abord à +satisfaire des sentiments de haine et de fureur que des décrets barbares +ont été consacrés, c'est aux battements de mains des tribunes; ce bruit +enivrait les orateurs et les jetait dans l'état où les liqueurs fortes +plongent les sauvages; et les spectateurs eux-mêmes qui applaudissaient, +voulaient, par ces signes d'approbation, faire effet sur leurs voisins, +et jouissaient d'exercer de l'influence sur leurs représentants. Sans +doute, l'ascendant de la peur a succédé à l'émulation de la vanité, mais +la vanité avait créé cette puissance qui a anéanti, pendant un temps, +tous les mouvements spontanés des hommes. Bientôt après le règne de la +terreur, on voyait la vanité renaître; les individus les plus obscurs se +vantaient d'avoir été portés sur des listes de proscription. La plupart +des Français qu'on rencontre, tantôt prétendent avoir joué le rôle le +plus important, tantôt assurent que rien de ce qui s'est passé en France +ne serait arrivé si l'on avait cru le conseil que chacun d'eux a donné +dans tel lieu, à telle heure, pour telle circonstance. Enfin, en France, +on est entouré d'hommes qui tous se disent le centre de cet immense +tourbillon; on est entouré d'hommes qui tous auraient préservé la France +de ses malheurs si on les avait nommés aux premières places du +gouvernement; mais qui tous, par le même sentiment, se refusent à se +confier à la supériorité, à reconnaître l'ascendant du génie ou de la +vertu. C'est une importante question qu'il faut soumettre aux +philosophes et aux publicistes, de savoir si la vanité sert ou nuit au +maintien de la liberté dans une grande nation: elle met d'abord +certainement un véritable obstacle à l'établissement d'un gouvernement +nouveau; il suffit qu'une constitution ait été faite par tels hommes, +pour que tels autres ne veuillent pas l'adopter: il faut, comme après la +session de l'assemblée constituante, éloigner les fondateurs pour faire +adopter les institutions; et cependant les institutions périssent si +elles ne sont pas défendues par leurs auteurs. L'envie, qui cherche à +s'honorer du nom de défiance, détruit l'émulation, éloigne les lumières, +ne peut supporter la réunion du pouvoir et de la vertu, cherche à les +diviser pour les opposer l'un à l'autre, et crée la puissance du crime, +comme la seule qui dégrade celui qui la possède. Mais quand de longs +malheurs ont abattu les passions, quand on a tellement besoin de lois, +qu'on ne considère plus les hommes que sous le rapport du pouvoir légal +qui leur est confié, il est possible que la vanité, alors qu'elle est +l'esprit général d'une nation, serve au maintien des institutions +libres. Comme elle fait haïr l'ascendant d'un homme, elle soutient les +lois constitutionnelles, qui, au bout d'un temps très-court, ramènent +les hommes les plus puissants à une condition privée; elle appuie en +général ce que veulent les lois, parce que c'est une autorité abstraite, +dont tout le monde a sa part, et dont personne ne peut tirer de gloire. +La vanité est l'ennemie de l'ambition; elle aime à renverser ce qu'elle +ne peut obtenir. La vanité fait naître une sorte de prétentions +disséminées dans toutes les classes, dans tous les individus, qui arrête +la puissance de la gloire, comme les brins de paille repoussent la mer +des côtes de la Hollande. Enfin, la vanité de tous sème de tels +obstacles, de telles peines dans la carrière publique de chacun, qu'au +bout d'un certain temps le grand inconvénient des républiques, le besoin +qu'elles donnent de jouer un rôle, n'existera peut-être plus en France: +la haine, l'envie, les soupçons, tout ce qu'enfante la vanité, dégoûtera +pour jamais l'ambition des places et des affaires; on ne s'en approchera +plus que par amour pour la patrie, par dévouement à l'humanité; et ces +sentiments généreux et philosophiques rendent les hommes impassibles +comme les lois qu'ils sont chargés d'exécuter. Cette espérance est +peut-être une chimère, mais je crois vrai que la vanité se soumet aux +lois, comme un moyen d'éviter l'éclat personnel des noms propres, et +préserve une nation nombreuse et libre, lorsque sa constitution est +établie, du danger d'avoir un homme pour usurpateur. + + + + +NOTE QU'IL FAUT LIRE AVANT LE CHAPITRE DE L'AMOUR. + + +De tous les chapitres de cet ouvrage, il n'en est point sur lequel je +m'attende à autant de critiques que sur celui-ci. Les autres passions +ayant un but déterminé, affectent à peu près de la même manière tous les +caractères qui les éprouvent; le mot d'amour réveille dans l'esprit de +ceux qui l'entendent, autant d'idées diverses que les impressions dont +ils sont susceptibles. Un très-grand nombre d'hommes n'ont connu ni +l'amour de la gloire, ni l'ambition, ni l'esprit de parti, etc.; tout le +monde croit avoir eu de l'amour, et presque tout le monde se trompe en +le croyant: les autres passions sont beaucoup plus naturelles, et par +conséquent moins rares que celle-là; car elle est celle où il entre le +moins d'égoïsme. Ce chapitre, me dira-t-on, est d'une couleur trop +sombre; la pensée de la mort y est presque inséparable du tableau de +l'amour: et l'amour embellit la vie, et l'amour est le charme de la +nature. Non, il n'y a point d'amour dans les ouvrages gais, il n'y a +point d'amour dans les pastorales gracieuses.--Sans doute, et les femmes +doivent en convenir, il est assez doux de plaire et d'exercer ainsi sur +tout ce qui vous entoure une puissance due à soi seule, une puissance +qui n'obtient que des hommages volontaires, une puissance qui ne se fait +obéir que parce qu'on l'aime, et disposant des autres contre leur +intérêt même, n'obtient rien que de l'abandon, et ne peut se délier du +calcul. Mais qu'a de commun le jeu piquant de la coquetterie avec le +sentiment de l'amour? Il se peut aussi que les hommes soient +très-intéressés, très-amusés surtout, par l'attrait que leur inspire la +beauté, par l'espoir ou la certitude de la captiver; mais qu'a de commun +ce genre d'impression avec le sentiment de l'amour?--Je n'ai voulu +traiter dans cet ouvrage que des passions; les affections communes dont +il ne peut naître aucun malheur profond n'entraient point dans mon +sujet, et l'amour, quand il est une passion, porte toujours à la +mélancolie; il y a quelque chose de vague dans ses impressions, qui ne +s'accorde point avec la gaieté; il y a une conviction intime au dedans +de soi, que tout ce qui succède à l'amour est du néant, que rien ne peut +remplacer ce qu'on éprouve; et cette conviction fait penser à la mort +dans les plus heureux moments de l'amour. Je n'ai considéré que le +sentiment dans l'amour, parce que lui seul fait de ce penchant une +passion. Ce n'est pas le premier volume de la Nouvelle Héloïse, c'est le +départ de Saint-Preux, la lettre de la Meillerie, la mort de Julie, qui +caractérisent la passion dans ce roman.--Il est si rare de rencontrer le +véritable amour du coeur, que je hasarderai de dire que les anciens n'ont +pas eu l'idée complète de cette affection. Phèdre est sous le joug de la +fatalité, les sensations inspirent Anacréon, Tibulle mêle une sorte +d'esprit madrigalique à ses peintures voluptueuses; quelques vers de +Didon, Ceyx et Alcyone dans Ovide, malgré la mythologie qui distrait +l'intérêt en l'éloignant des situations naturelles, sont presque les +seuls morceaux où le sentiment ait toute sa force, parce qu'il est +séparé de toute autre influence. Les Italiens mettent tant de poésie +dans l'amour, que tous leurs sentiments s'offrent à vous comme des +images; vos yeux s'en souviennent plus que votre coeur. Racine, ce +peintre de l'amour, dans ses tragédies sublimes à tant d'autres égards, +mêle souvent aux mouvements de la passion des expressions recherchées +qu'on ne peut reprocher qu'à son siècle: ce défaut ne se trouve point +dans la tragédie de Phèdre; mais les beautés empruntées des anciens, les +beautés de verve poétique, en excitant le plus vif enthousiasme, ne +produisent pas cet attendrissement profond qui naît de la ressemblance +la plus parfaite avec les sentiments qu'on peut éprouver. On admire la +conception du rôle de Phèdre, on se croit dans la situation d'Aménaïde. +La tragédie de Tancrède doit donc faire verser plus de +larmes.--Voltaire, dans ses tragédies; Rousseau, dans la Nouvelle +Héloïse; Werther, des scènes de tragédies allemandes; quelques poètes +anglais, des morceaux d'Ossian, etc., ont transporté la profonde +sensibilité dans l'amour. On avait peint la tendresse maternelle, la +tendresse filiale, l'amitié avec sensibilité, Oreste et Pylade. Niobé, +la piété romaine, toutes les autres affections du coeur nous sont +transmises avec les véritables sentiments qui les caractérisent: l'amour +seul nous est représenté, tantôt sous les traits les plus grossiers, +tantôt comme tellement inséparable ou de la volupté, ou de la frénésie, +que c'est un tableau plutôt qu'un sentiment, une maladie plutôt qu'une +passion de l'âme. C'est uniquement de cette passion que j'ai voulu +parler; j'ai rejeté toute autre manière de considérer l'amour. J'ai +recueilli, pour composer les chapitres précédents, ce que j'ai remarqué +dans l'histoire ou dans le monde; en écrivant celui-ci, je me suis +laissée aller à mes seules impressions; j'ai rêvé plutôt qu'observé: que +ceux qui se ressemblent se comprennent. + + + + +CHAPITRE IV. + +_De l'amour._ + + +Si l'Être tout-puissant qui a jeté l'homme sur cette terre a voulu qu'il +conçût l'idée d'une existence céleste, il a permis que dans quelques +instants de sa jeunesse il pût aimer avec passion, il pût vivre dans un +autre, il pût compléter son être en l'unissant à l'objet qui lui était +cher. Pour quelque temps, du moins, les bornes de la destinée de +l'homme, l'analyse de la pensée, la méditation de la philosophie, se +sont perdues dans le vague d'un sentiment délicieux; la vie qui pèse +était entraînante, et le but qui toujours paraît au-dessous des efforts, +semblait les surpasser tous. L'on ne cesse point de mesurer ce qui se +rapporte à soi; mais les qualités, les charmes, les jouissances, les +intérêts de ce qu'on aime n'ont de terme que dans notre imagination. Ah! +qu'il est heureux le jour où l'on expose sa vie pour l'unique ami dont +notre âme a fait choix! le jour où quelque acte d'un dévouement absolu +lui donne au moins une idée du sentiment qui oppressait le coeur par +l'impossibilité de l'exprimer! Une femme, dans ces temps affreux dont +nous avons vécu contemporains; une femme condamnée à mort avec celui +qu'elle aimait, laissant bien loin d'elle le secours du courage, +marchait au supplice avec joie, jouissait d'avoir échappé au tourment de +survivre, était fière de partager le sort de son amant, et présageant +peut-être le terme où elle pouvait perdre l'amour qu'il avait pour elle, +éprouvait un sentiment féroce et tendre qui lui faisait chérir la mort +comme une réunion éternelle. Gloire, ambition, fanatisme, votre +enthousiasme a des intervalles; le sentiment seul enivre chaque instant; +rien ne lasse de s'aimer, rien ne fatigue dans cette inépuisable source +d'idées d'émotions heureuses; et tant qu'on ne voit, qu'on n'éprouve +rien que par un autre, l'univers entier est lui sous des formes +différentes; le printemps, la nature, le ciel, ce sont les lieux qu'il a +parcourus; les plaisirs du monde, c'est ce qu'il a dit; ce qui lui a +plu, les amusements qu'il a partagés; ses propres succès à soi-même, +c'est la louange qu'il a entendue, et l'impression que le suffrage de +tous a pu produire sur le jugement d'un seul; enfin, une idée unique est +ce qui cause à l'homme le plus grand bonheur ou la folie du désespoir. +Rien ne fatigue l'existence autant que ces intérêts divers dont la +réunion a été considérée comme un bon système de félicité; en fait de +malheur on n'affaiblit pas ce qu'on divise: après la raison qui dégage +de toutes les passions, ce qu'il y a de moins malheureux encore, c'est +de s'abandonner entièrement à une seule. Sans doute ainsi l'on s'expose +à recevoir la mort de ses propres affections; mais le premier but qu'on +doit se proposer en s'occupant du sort des hommes, n'est pas la +conservation de leur vie; le sceau de leur nature immortelle est de +n'estimer l'existence physique qu'avec la possession du bonheur moral. + +C'est par le secours de la réflexion, c'est en écartant de moi +l'enthousiasme de la jeunesse, que je considérerai l'amour, ou, pour +mieux m'exprimer, le dévouement absolu de son être aux sentiments, au +bonheur, à la destinée d'un autre, comme la plus haute idée de félicité +qui puisse exalter l'espérance de l'homme. Cette dépendance d'un seul +objet affranchit si bien du reste de la terre, que l'être sensible qui a +besoin d'échapper à toutes les prétentions de l'amour-propre, à tous les +soupçons de la calomnie, à tout ce qui flétrit enfin dans les relations +qu'on entretient avec les hommes, l'être sensible trouve dans cette +passion quelque chose de solitaire et de concentré qui inspire à l'âme +l'élévation de la philosophie et l'abandon du sentiment. On échappe au +monde par des intérêts plus vifs que tous ceux qu'il peut donner; on +jouit du calme de la pensée et du mouvement du coeur, et, dans la plus +profonde solitude, la vie de l'âme est plus active que sur le trône des +Césars. Enfin, à quelque époque de l'âge qu'on transportât un sentiment +qui vous aurait dominé depuis votre jeunesse, il n'est pas un moment où +d'avoir vécu pour un autre ne fût plus doux que d'avoir existé pour soi, +où cette pensée ne dégageât tout à la fois des remords et des +incertitudes. Quand on n'a pour but que son propre avantage, comment +peut-on parvenir à se décider sur rien? le désir échappe, pour ainsi +dire, à l'examen qu'on en fait; l'événement amène souvent un résultat si +contraire à notre attente, que l'on se repent de tout ce qu'on a essayé, +que l'on se lasse de son propre intérêt comme de toute autre entreprise. +Mais quand c'est au premier objet de ses affections que la vie est +consacrée, tout est positif, tout est déterminé, tout est entraînant: +_il le veut, il en a besoin, il en sera plus heureux; un instant de sa +journée pourra s'embellir au prix de tels efforts_. C'est assez pour +diriger le cours entier de la destinée; plus de vague, plus de +découragement, c'est la seule jouissance de l'âme qui la remplisse en +entier, s'agrandisse avec elle, et, se proportionnant à nos facultés, +nous assure l'exercice et la jouissance de toutes. Quel est l'esprit +supérieur qui ne trouve pas dans un véritable sentiment le développement +d'un plus grand nombre de pensées que dans aucun écrit, dans aucun +ouvrage qu'il puisse ou composer ou lire? Le plus grand triomphe du +génie c'est de deviner la passion; qu'est-ce donc qu'elle-même? Les +succès de l'amour-propre, le dernier degré des jouissances de la +personnalité, la gloire, que vaut-elle auprès d'être aimé? Qu'on se +demande ce que l'on préférerait d'être Aménaïde ou Voltaire. Ah! tous +ces écrivains, ces grands hommes, ces conquérants s'efforcent d'obtenir +une seule des émotions que l'amour jette comme par torrent dans la vie; +des années de peines et d'efforts leur valent un jour, une heure de cet +enivrement qui dérobe l'existence; et le sentiment fait éprouver, +pendant toute sa durée, une suite d'impressions aussi vives et plus +pures que le couronnement de Voltaire, ou le triomphe d'Alexandre. + +C'est hors de soi que sont les seules jouissances indéfinies. Si l'on +veut sentir le prix de la gloire, il faut voir celui qu'on aime honoré +par son éclat; si l'on veut apprendre ce que vaut la fortune, il faut +lui avoir donné la sienne; enfin, si l'on veut bénir le don inconnu de +la vie, il faut qu'il ait besoin de votre existence, et que vous +puissiez considérer en vous le soutien de son bonheur. + +Dans quelque situation qu'une profonde passion nous place, jamais je ne +croirai qu'elle éloigne de la véritable route de la vertu; tout est +sacrifice, tout est oubli de soi dans le dévouement exalté de l'amour, +et la personnalité seule avilit; tout est bonté, tout est pitié dans +l'être qui sait aimer, et l'inhumanité seule bannit toute moralité du +coeur de l'homme. Mais s'il est dans l'univers deux êtres qu'un sentiment +parfait réunisse, et que le mariage ait liés l'un à l'autre, que tous +les jours, à genoux, ils bénissent l'Être suprême; qu'ils voient à leurs +pieds l'univers et ses grandeurs; qu'ils s'étonnent, qu'ils s'inquiètent +même d'un bonheur qu'il a fallu tant de chances diverses pour assurer, +d'un bonheur qui les place à une si grande distance du reste des hommes; +oui, qu'ils s'effrayent d'un tel sort. Peut-être, pour qu'il ne fût pas +trop supérieur au nôtre, ont-ils déjà reçu tout le bonheur que nous +espérons dans l'autre vie; peut-être que pour eux il n'est pas +d'immortalité. + +J'ai vu, pendant mon séjour en Angleterre, un homme du plus rare mérite, +uni depuis vingt-cinq ans à une femme digne de lui: un jour, en nous +promenant ensemble, nous rencontrâmes ce qu'on appelle en anglais des +_Gipsies_, des Bohémiens, errant souvent au milieu des bois, dans la +situation la plus déplorable: je les plaignais de réunir ainsi, tous les +maux physiques de la nature. _Eh bien_, me dit alors M. L., _si, pour +passer ma vie avec elle, il avait fallu me résigner à cet état, j'aurais +mendié depuis trente ans, et nous aurions encore été bien heureux!--Ah! +oui_, s'écria sa femme, _même ainsi nous aurions été les plus heureux +des êtres!_ Ces mots ne sont jamais sortis de mon coeur. Ah! qu'il est +beau ce sentiment qui, dans l'âge avancé, fait éprouver une passion +peut-être plus profonde encore que dans la jeunesse; une passion qui +rassemble dans l'âme tout ce que le temps enlève aux sensations; une +passion qui fait de la vie un seul souvenir, et, dérobant à sa fin tout +ce qu'a d'horrible l'isolement et l'abandon, vous assure de recevoir la +mort dans les mêmes bras qui soutinrent votre jeunesse et vous +entraînèrent aux liens brûlants de l'amour! Quoi! c'est dans la réalité +des choses humaines qu'il existe un tel bonheur, et toute la terre en +est privée; et presque jamais l'on ne peut rassembler les circonstances +qui le donnent! Cette réunion est possible, et l'obtenir pour soi ne +l'est pas! Il est des coeurs qui s'entendent et le hasard, et les +distances, et la nature, et la société, séparent sans retour ceux qui se +seraient aimés pendant tout le cours de leur vie; et les mêmes +puissances attachent l'existence à qui n'est pas digne de vous, ou ne +vous entend pas, ou cesse de vous entendre! + +Malgré le tableau que j'ai tracé, il est certain que l'amour est de +toutes les passions la plus fatale au bonheur de l'homme. Si l'on savait +mourir, on pourrait encore se risquer à l'espérance d'une si heureuse +destinée; mais l'on abandonne son âme à des sentiments qui décolorent le +reste de l'existence; on éprouve, pendant quelques instants, un bonheur +sans aucun rapport avec l'état habituel de la vie, et l'on veut survivre +à sa perte: l'instinct de la conservation l'emporte sur le mouvement du +désespoir, et l'on existe, sans qu'il puisse s'offrir dans l'avenir une +chance de retrouver le passé, une raison même de ne pas cesser, de +souffrir, dans la carrière des passions, dans celle surtout d'un +sentiment qui, prenant sa source, dans tout ce qui est vrai, ne peut +être consolé par la réflexion même. Il n'y a que les hommes capables de +la résolution de se tuer[3] qui puissent, avec quelque ombre de sagesse, +tenter cette grande route de bonheur: mais qui veut vivre et s'expose à +rétrograder; mais qui veut vivre et renonce, d'une manière quelconque, à +l'empire de soi-même; se voue comme un insensé au plus cruel des +malheurs. + +La plupart des hommes, et même un grand nombre de femmes, n'ont aucune +idée du sentiment tel que je viens de le peindre, et Newton a plus de +juges que la véritable passion de l'amour. Une sorte de ridicule s'est +attaché à ce qu'on appelle des sentiments romanesques; et ces pauvres +esprits, qui mettent tant d'importance à tous les détails de leur +amour-propre, ou de leurs intérêts, se sont établis comme d'une raison +supérieure à ceux dont le caractère a transporté dans un autre +l'égoïsme, que la société considère assez dans l'homme qui s'occupe +exclusivement de lui-même. Des têtes fortes regardent les travaux de la +pensée, les services rendus au genre humain, comme seuls dignes de +l'estime des hommes. Il est quelques génies qui ont le droit de se +croire utiles à leurs semblables; mais combien peu d'êtres peuvent se +flatter de quelque chose de plus glorieux que d'assurer à soi seul la +félicité d'un autre! Des moralistes sévères craignent les égarements +d'une telle passion. Hélas! de nos jours, heureuse la nation, heureux +les individus qui dépendraient des hommes susceptibles d'être entraînés +par la sensibilité! Mais, en effet, tant de mouvements passagers +ressemblent à l'amour, tant d'attraits d'un tout autre genre prennent, +ou chez les femmes par vanité, ou chez les hommes dans leur jeunesse, +l'apparence de ce sentiment, que ces ressemblances avilies ont presque +effacé le souvenir de la vérité même. Enfin, il est des caractères +aimants, qui, profondément convaincus de tout ce qui s'oppose au bonheur +de l'amour, des obstacles que rencontre et sa perfection, et surtout sa +durée; effrayés des chagrins de leur propre coeur, des inconséquences de +celui d'un autre; repoussent, par une raison courageuse, et par une +sensibilité craintive, tout ce qui peut entraîner à cette passion: c'est +de toutes ces causes que naissent et les erreurs adoptées, même par les +philosophes, sur la véritable importance des attachements du coeur, et +les douleurs sans bornes qu'on éprouve en s'y livrant. + +Il n'est pas vrai, malheureusement, qu'on ne soit jamais entraîné que +par les qualités qui promettent une ressemblance certaine entre les +caractères et les sentiments: l'attrait d'une figure séduisante, cette +espèce d'avantage qui permet à l'imagination de supposer à tous les +traits qui la captivent, l'expression qu'elle souhaite, agit fortement +sur un attachement qui ne peut se passer d'enthousiasme; la grâce des +manières, de l'esprit, de la parole, la grâce, enfin, comme plus +indéfinissable que tout autre charme, inspire ce sentiment qui, d'abord, +ne se rendant pas compte de lui-même, naît souvent de ce qu'il ne peut +s'expliquer. Une telle origine ne garantit ni le bonheur, ni la durée +d'une liaison; cependant dès que l'amour existe, l'illusion est +complète; et rien n'égale le désespoir que fait éprouver la certitude +d'avoir aimé un objet indigne de soi. Ce funeste trait de lumière frappe +la raison avant d'avoir détaché le coeur; poursuivi par l'ancienne +opinion à laquelle il faut renoncer, on aime encore en mésestimant; on +se conduit comme si l'on espérait, en souffrant, comme s'il n'existait +plus d'espérance; on s'élance vers l'image qu'on s'était créée; on +s'adresse à ces mêmes traits qu'on avait regardés jadis comme l'emblème +de la vertu, et l'on est repoussé par ce qui est bien plus cruel que la +haine, par le défaut de toutes les émotions, sensibles et profondes: on +se demande si l'on est d'une autre nature, si l'on est insensé dans ses +mouvements; on voudrait croire à sa propre folie pour éviter de juger le +coeur de ce qu'on aimait. Le passé même ne reste plus pour faire vivre de +souvenirs; l'opinion qu'on est forcé de concevoir se rejette sur les +temps où l'on était déçu, on se rappelle ce qui devait éclairer: alors +le malheur s'étend sur toutes les époques de la vie; les regrets +tiennent du remords, et la mélancolie, dernier espoir des malheureux, ne +peut plus adoucir ces repentirs qui vous agitent, qui vous dévorent, et +vous font craindre la solitude sans vous rendre capable de distraction. + +Si, au contraire, il a existé dans la vie un heureux moment où l'on +était aimé; si l'être qu'on avait choisi était sensible, était généreux, +était semblable à ce qu'on croit être, et que le temps, l'inconstance de +l'imagination, qui détache même le coeur, qu'un autre objet, moins digne +de sa tendresse, vous ait ravi cet amour dont dépendait toute votre +existence, qu'il est dévorant le malheur qu'une telle destruction de la +vie fait éprouver! Le premier instant où ces caractères, qui tant de +fois avaient tracé les serments les plus sacrés de l'amour, gravent en +traits d'airain que vous avez cessé d'être aimée; alors que, comparant +ensemble les lettres de la même main, vos yeux peuvent à peine croire +que l'époque, elle seule, en explique la différence; lorsque cette voix +dont les accents vous suivaient dans la solitude, retentissaient à votre +âme ébranlée, et semblaient rendre présents encore les plus doux +souvenirs; lorsque cette voix vous parle sans émotion, sans être brisée, +sans trahir un mouvement du coeur, ah! pendant longtemps encore la +passion que l'on ressent rend impossible de croire qu'on ait cessé +d'intéresser l'objet de sa tendresse. Il semble que l'on éprouve un +sentiment qui doit se communiquer; il semble qu'on ne soit séparé que +par une barrière qui ne vient point de sa volonté; qu'en lui parlant, en +le voyant, il ressentira le passé; il retrouvera ce qu'il a éprouvé; que +des coeurs qui se sont tout confié, ne sauraient cesser de s'entendre;... +et rien ne peut faire renaître l'entraînement dont une autre a le +secret, et vous savez qu'il est heureux loin de vous, qu'il est heureux +souvent par l'objet qui vous rappelle le moins: les traits de sympathie +sont restés en vous seule, leur rapport est anéanti. Il faut pour jamais +renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et +dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les +lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour +attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du +coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le +cacher; on n'attire la pitié par aucun malheur apparent; seule, en +secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource +dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se +tuer? Mais dans cette situation le secours même de cet acte terrible est +privé de la sorte de douceur qu'on peut y attacher; l'espoir +d'intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes +sensibles est ravie pour jamais à celle qui n'espère plus de regrets. +C'est là mourir en effet que n'affliger, ni punir, ni rattacher dans son +souvenir l'objet qui vous a trahi; et le laisser à celle qu'il préfère, +est une image de douleur qui se place au delà du tombeau, comme si cette +idée devait vous y suivre. + +La jalousie, cette passion terrible dans sa nature, alors même qu'elle +n'est pas excitée par l'amour, rend l'âme frénétique, quand toutes les +affections du coeur sont réunies aux ressentiments les plus vifs de +l'amour-propre. Tout n'est pas amour dans la jalousie comme dans le +regret de n'être plus aimé: la jalousie inspire le besoin de la +vengeance; le regret ne fait naître que le désir de mourir. La jalousie +est une situation plus pénible, parce qu'elle se compose de sensations +opposées, parce qu'elle est mécontente d'elle-même; elle se repent, elle +se dévore, et la douleur n'est supportable que lorsqu'elle jette dans +l'abattement. Les affections qui forcent à s'agiter dans le malheur +accroissent la peine par chaque mouvement qu'on fait pour l'éviter. Les +affections qui mêlent ensemble l'orgueil et la tendresse sont les plus +cruelles de toutes; ce que vous éprouvez de sensible affaiblit le +ressort que vous trouveriez dans l'orgueil, et l'amertume qu'il inspire +empoisonne la douceur que portent avec elles les peines du coeur alors +même qu'elles tuent. + +À côté des malheurs causés par le sentiment, c'est peu que les +circonstances extérieures qui peuvent troubler l'union des coeurs; quand +on n'est séparé que par des obstacles étrangers au sentiment réciproque, +on souffre, mais l'on peut et rêver et se plaindre: la douleur n'est +point attachée à ce qu'il y a de plus intime dans la pensée, elle peut +se prendre au dehors de soi. Cependant des âmes d'une vertu sublime ont +trouvé en elles-mêmes des combats insurmontables: Clémentine peut se +rencontrer dans la réalité, et mourir au lieu de triompher. C'est ainsi +que, dans des degrés différents, l'amour bouleverse le sort des coeurs +sensibles qui l'éprouvent. + +Il est un dernier malheur dont la pensée n'ose approcher, c'est la perte +sanglante de ce qu'on aime, c'est cette séparation terrible qui menace +chaque jour tout ce qui respire, tout ce qui vit sous l'empire de la +mort. Ah! cette douleur sans bornes est la moins redoutable de toutes: +comment survivre à l'objet dont on était aimé; à l'objet qu'on avait +choisi pour l'appui de sa vie, à celui qui faisait éprouver l'amour tel +qu'il anime un caractère tout entier créé pour le ressentir? Quoi! l'on +croirait possible d'exister dans un monde qu'il n'habitera plus, de +supporter des jours qui ne le ramèneront jamais, de vivre de souvenirs +dévorés par l'éternité; de croire entendre cette voix, dont les derniers +accents vous furent adressés, rappeler vers elle, en vain, l'être qui +fut la moitié de sa vie, et lui reprocher les battements d'un coeur +qu'une main chérie n'échauffera plus! + +Ce que j'ai dit s'applique presque également aux deux sexes; il me reste +à considérer ce qui nous regarde particulièrement. O femmes! vous, les +victimes du temple où l'on vous dit adorées, écoutez-moi. + +La nature et la société ont déshérité la moitié de l'espèce humaine; +force, courage, génie, indépendance, tout appartient aux hommes; et +s'ils environnent d'hommages les années de notre jeunesse, c'est pour se +donner l'amusement de renverser un trône; c'est comme on permet aux +enfants de commander, certains qu'ils ne peuvent forcer d'obéir. Il est +vrai, l'amour qu'elles inspirent donne aux femmes un moment de pouvoir +absolu; mais c'est dans l'ensemble de la vie, dans le cours même d'un +sentiment, que leur destinée déplorable reprend son inévitable empire. + +L'amour est la seule passion des femmes; l'ambition, l'amour de la +gloire même leur vont si mal, qu'avec raison un très-petit nombre s'en +occupent. Je l'ai dit, en parlant de la vanité: pour une qui s'élève, +mille s'abaissent au-dessous de leur sexe, en en quittant la carrière. A +peine la moitié de la vie peut-elle être intéressée par l'amour, il +reste encore trente ans à parcourir quand l'existence est déjà finie. +L'amour est l'histoire de la vie des femmes; c'est un épisode dans celle +des hommes: réputation, honneur, estime, tout dépend de la conduite qu'à +cet égard les femmes ont tenue; tandis que les lois de la moralité même, +selon l'opinion d'un monde injuste, semblent suspendues dans les +rapports des hommes avec les femmes; ils peuvent passer pour bons, et +leur avoir causé la plus affreuse douleur qu'il soit donné à l'être +mortel de produire dans l'âme d'un autre; ils peuvent passer pour vrais, +et les avoir trompées; enfin, ils peuvent avoir reçu d'une femme les +services, les marques de dévouement qui lieraient ensemble deux amis, +deux compagnons d'armes, qui déshonoreraient l'un des deux, s'il se +montrait capable de les oublier; ils peuvent les avoir reçus d'une +femme, et se dégager de tout, en attribuant tout à l'amour, comme si un +sentiment, un don de plus diminuait le prix des autres. Sans doute, il +est des hommes dont le caractère est une honorable exception; mais telle +est l'opinion générale sous ce rapport, qu'il en est bien peu qui +osassent, sans craindre le ridicule, annoncer dans les liaisons du coeur +la délicatesse de principes qu'une femme se croirait obligée d'affecter, +si elle ne l'éprouvait pas. + +On dira que peu importe au sentiment l'idée du devoir, qu'il n'en a pas +besoin tant qu'il existe, et qu'il n'existe plus dès qu'il en a besoin. +Il n'est pas vrai du tout que dans la moralité du coeur humain, un lien +ne confirme pas un penchant; il n'est pas vrai qu'il n'existe pas +plusieurs époques dans le cours d'un attachement où la moralité resserre +les noeuds qu'un écart de l'imagination pouvait relâcher. Les liens +indissolubles s'opposent au libre attrait du coeur; mais un complet degré +d'indépendance rend presque impossible une tendresse durable; il faut +des souvenirs pour ébranler le coeur, et il n'y a point de souvenirs +profonds, si l'on ne croit pas aux droits du passé sur l'avenir, si +quelque idée de reconnaissance n'est pas la base immuable du goût qui se +renouvelle: il y a des intervalles dans tout ce qui appartient à +l'imagination, et si la moralité ne les remplit pas, dans l'un de ces +intervalles passagers on se séparera pour toujours. Enfin, les femmes +sont liées par les relations du coeur, et les hommes ne le sont pas: +cette idée même est encore un obstacle à la durée de l'attachement des +hommes; car là où le coeur ne s'est point fait de devoir, il faut que +l'imagination soit excitée par l'inquiétude; et les hommes sont sûrs des +femmes, par des raisons même étrangères à l'opinion qu'ils ont de leur +plus grande sensibilité; ils en sont sûrs, parce qu'ils les estiment; +ils en sont sûrs, parce que le besoin qu'elles ont de l'appui de l'homme +qu'elles aiment se compose de motifs indépendants de l'attrait même. +Cette certitude, cette confiance, si douce à la faiblesse, est souvent +importune à la force; la faiblesse se repose, la force s'enchaîne; et +dans la réunion des contrastes dont l'homme veut former son bonheur, +plus la nature l'a fait pour régner, plus il aime à trouver d'obstacles: +les femmes, au contraire, se défiant d'un empire sans fondement réel, +cherchent un maître, et se plaisent à s'abandonner à sa protection; +c'est donc presque une conséquence de cet ordre fatal, que les femmes +détachent en se livrant, et perdent par l'excès même de leur dévouement. + +Si la beauté leur assure des succès, la beauté n'ayant jamais une +supériorité certaine, le charme de nouveaux traits peut briser les liens +les plus doux du coeur; les avantages d'un caractère élevé, d'un esprit +remarquable, attirent par leur éclat, mais détachent à la longue tout ce +qui leur serait inférieur. Et comme les femmes ont besoin d'admirer ce +qu'elles aiment, les hommes se plaisent à exercer sur leur maîtresse +l'ascendant des lumières, et souvent ils hésitent entre l'ennui de la +médiocrité et l'importunité de la distinction. + +L'amour-propre, que la société, que l'opinion publique a réuni fortement +à l'amour, se fait à peine sentir dans la situation des hommes vis-à-vis +des femmes: celle qui leur serait infidèle s'avilit en les offensant, et +leur coeur est guéri par le mépris. La fierté vient encore aggraver dans +une femme les malheurs de l'amour; c'est le sentiment qui fait la +blessure, mais l'amour-propre y jette des poisons. Le don de soi, ce +sacrifice si grand aux yeux d'une femme, doit se changer en remords, en +souvenir de honte, quand elle n'est plus aimée; et lorsque la douleur, +qui d'abord n'a qu'une idée, appelle enfin à son secours tous les genres +de réflexions, les hommes, condamnés à souffrir l'inconstance, sont +consolés par chaque pensée qui les attire vers un nouvel avenir; les +femmes sont replongées dans le désespoir par toutes les combinaisons qui +multiplient l'étendue d'un tel malheur. + +Il peut exister des femmes dont le coeur ait perdu sa délicatesse; elles +sont aussi étrangères à l'amour qu'à la vertu; mais il est encore pour +celles qui méritent seules d'être comptées parmi leur sexe, il est +encore une inégalité profonde dans leurs rapports avec les hommes: les +affections de leur coeur se renouvellent rarement; égarées dans la vie, +quand leur guide les a trahies, elles ne savent ni renoncer à un +sentiment qui ne laisse après lui que l'abîme du néant, ni renaître à +l'amour dont leur âme est épouvantée. Une sorte de trouble sans fin, +sans but, sans repos, s'empare de leur existence; les unes se dégradent, +les autres sont plus près d'une dévotion exaltée que d'une vertu calme; +toutes au moins sont marquées du sceau fatal de la douleur; et pendant +ce temps les hommes commandent les armées, dirigent les empires, et se +rappellent à peine le nom de celles dont ils ont fait la destinée: un +seul mouvement d'amitié laisse plus de traces dans leur coeur que la +passion la plus ardente; toute leur vie est étrangère à cette époque, +chaque instant y rattache le souvenir des femmes; l'imagination des +hommes a tout conquis en étant aimés, le coeur des femmes est inépuisable +en regrets; les hommes ont un but dans l'amour, la durée de ce sentiment +est le seul bonheur des femmes. Les hommes enfin sont aimés, parce +qu'ils aiment; les femmes doivent craindre, à chaque mouvement qu'elles +éprouvent, et l'amour qui les entraîne, et l'amour qui va détruire le +prestige qui enchaînait sur leurs pas. + +Êtres malheureux! êtres sensibles! vous vous exposez, avec des coeurs +sans défense, à ces combats où les hommes se présentent entourés d'un +triple airain; restez dans la carrière de la vertu, restez sous sa noble +garde; là il est des lois pour vous, là votre destinée, a des appuis +indestructibles: mais si vous vous abandonnez au besoin d'être aimées, +les hommes sont maîtres de l'opinion, les hommes ont de l'empire sur +eux-mêmes; les hommes renverseront votre existence pour quelques +instants de la leur. + +Ce n'est pas en renonçant au sort que la société leur a fixé, que les +femmes peuvent échapper au malheur; c'est la nature qui a marqué leur +destinée, plus encore que les lois des hommes; et pour cesser d'être +leurs maîtresses, faudrait-il devenir leurs rivaux, et mériter leur +haine, parce qu'il faut sacrifier leur amour? Il reste des devoirs, il +reste des enfants, il reste aux mères ce sentiment sublime dont la +jouissance est dans ce qu'il donne, et l'espoir dans ses bienfaits. + +Sans doute, celle qui a rencontré un homme dont l'énergie n'a point +effacé la sensibilité; un homme qui ne peut supporter la pensée du +malheur d'un autre, et met l'honneur aussi dans la bonté; un homme +fidèle aux serments que l'opinion publique ne garantit pas, et qui a +besoin de la constance pour jouir du vrai bonheur d'aimer; celle qui +serait l'unique amie d'un tel homme, pourrait triompher, au sein de la +félicité, de tous les systèmes de la raison. Mais s'il est un exemple +qui puisse donner à la vertu même des instants de mélancolie, quelle +femme toutefois, quand l'époque des passions est passée, ne s'applaudit +pas de s'être détournée de leur route? Qui pourrait comparer le calme +qui suit le sacrifice, et le regret des espérances trompées? À quel prix +ne voudrait-on pas n'avoir jamais aimé, n'avoir jamais connu ce +sentiment dévastateur, qui, semblable au vent brûlant d'Afrique, sèche +dans la fleur, abat dans la force, courbe enfin vers la terre la tige +qui devait et croître et dominer! + + + + +CHAPITRE V. + +_Du jeu, de l'avarice, de l'ivresse, etc._ + + +Après ce sentiment malheureux et sublime qui fait dépendre d'un seul +objet le destin de notre vie, je vais parler des passions qui soumettent +l'homme au joug des sensations égoïstes. Ces passions ne doivent point +être rangées dans la classe des ressources qu'on trouve en soi; car rien +n'est plus opposé aux plaisirs qui naissent de l'empire sur soi-même que +l'asservissement à ses désirs personnels. Dans cette situation, +toutefois, si l'on dépend de la fortune, on n'attend rien de l'opinion, +de la volonté, des sentiments des hommes; et sous ce rapport, comme on a +plus de liberté, on devrait obtenir plus de bonheur: néanmoins ces +penchants avilissants ne valent aucune véritable jouissance; ils livrent +à un instinct grossier, et cependant exposent aux mêmes chances que des +désirs plus relevés. + +L'on peut trouver dans ces passions honteuses la trace des affections +morales dégénérées en impulsions physiques. Il y a dans les libertins, +dans ceux qui s'enivrent, dans les joueurs, dans les avares, les deux +espèces de mouvement qui font les ambitieux en tout genre, le besoin +d'émotion et la personnalité; mais, dans les passions morales, on ne +peut être ému que par les sentiments de l'âme, et ce qu'on a d'égoïsme +n'est satisfait que par le rapport des autres avec soi; tandis que le +seul avantage de ces passions physiques, c'est l'agitation qui suspend +le sentiment et la pensée; elles donnent une sorte de personnalité +matérielle qui part de soi pour revenir à soi, et fait triompher ce +qu'il y a d'animal dans l'homme sur le reste de sa nature. + +Examinons cependant, malgré le dégoût qu'un tel sujet inspire, les deux +principes de ces passions, le besoin d'émotion et l'égoïsme. Le premier +produit l'amour du jeu, et le second l'avarice. Quoiqu'on puisse +supposer qu'il faut aimer l'argent pour aimer le jeu, ce n'est point là +la source de ce penchant effréné; la cause élémentaire, la jouissance +unique peut-être de toutes les passions, c'est le besoin et le plaisir +de l'émotion. On ne trouve de bon dans la vie que ce qui la fait +oublier; et si l'émotion pouvait être un état durable, bien peu de +philosophes se refuseraient à convenir qu'elle serait le souverain bien. +Il est, et je tâcherai de le prouver dans la troisième partie de cet +ouvrage, il est des distractions utiles et constantes pour l'homme qui +sait se dominer; mais la foule des êtres passionnés qui veulent échapper +à leur ennemi commun, la sensation douloureuse de la vie, se précipite +dans une ivresse qui, confondant les objets, fait disparaître la réalité +de tout. Dans un moment d'émotion, il n'y a plus de jugement, il n'y a +que de l'espérance et de la crainte: on éprouve quelque chose du plaisir +des rêves, les limites s'effacent, l'extraordinaire paraît possible, et +les bornes ou les chaînes de ce qui est et de ce qui sera s'éloignent ou +se soulèvent à vos yeux. Dans le tumulte et la succession rapide des +sensations qui s'emparent d'une âme violemment émue, le danger, même +sans but, est un plaisir pendant la durée de l'action. Sans doute c'est +un sentiment très-pénible que de craindre à l'avance le péril qui +menace, c'est de la souffrance dans le calme; mais l'instant de la +décision, mais le jeu, quelque cher qu'il soit dans le moment où il se +hasarde, est une espèce de jouissance, c'est-à-dire, d'étourdissement. +Cet état devient quelquefois tellement nécessaire à ceux qui l'ont +éprouvé, qu'on voit des marins traverser de nouveau les mers, seulement +pour ressentir l'émotion des dangers auxquels ils ont échappé. + +Le grand jeu de la gloire est difficile à préparer; un tapis vert, des +dés y suppléent. L'agitation de l'âme est un besoin trompeur auquel la +plupart des hommes se livrent, sans penser à ce qui succède à cette +agitation. Ils hasardent la fortune qui les fait vivre; ils se +précipitent dans les batailles où la mort, ou plus encore les +souffrances les menacent, pour retrouver ce mouvement qui les sépare des +souvenirs et de la prévoyance, donne à l'existence quelque chose +d'instantané, fait vivre et cesser de réfléchir. + +Quel triste cachet de la destinée humaine! quelle irrécusable preuve de +malheur, que ce besoin d'éviter le cours naturel de la vie, d'enivrer +les facultés qui servent à la juger! Le monde est agité par l'inquiétude +de chaque homme, et ces armées innombrables qui couvrent la surface de +la terre sont l'invention cruelle des soldats, des officiers, des rois, +pour chercher dans la destinée quelque, chose que la nature n'y a point +mis, ou tout au moins pour obtenir cette interruption momentanée de la +durée successive des idées habituelles, cette émotion qui soulage du +poids de la vie. + +Mais, indépendamment de tout ce qu'il faut hasarder et perdre pour se +mettre dans une situation qui vous procure de telles sortes de +jouissances, il n'existe rien de plus pénible que l'instant qui succède +à l'émotion; le vide qu'elle laisse après elle est un plus grand malheur +que la privation même de l'objet dont l'attente vous agitait. Ce qu'il y +a de plus difficile à supporter pour un joueur, ce n'est pas d'avoir +perdu, mais de cesser de jouer. Les mots qui servent aux autres passions +sont très-souvent empruntés de celle-là, parce qu'elle est une image +matérielle de tous les sentiments qui s'appliquent à de plus grandes +circonstances; ainsi l'amour du jeu aide à comprendre l'amour de la +gloire, et l'amour de la gloire à son tour explique l'amour du jeu. + +Tout ce qui établit des analogies, des ressemblances, est un garant de +plus de la vérité du système. Si l'on parvenait à rallier la nature +morale à la nature physique, l'univers entier à une seule pensée, on +aurait presque dérobé le secret de la Divinité. + +La plupart des hommes cherchent donc à trouver le bonheur dans +l'émotion, c'est-à-dire, dans une sensation rapide qui gâte un long +avenir: d'autres se livrent par calcul, et surtout par caractère, à la +personnalité; mécontents de leurs relations avec les autres, ils croient +avoir trouvé un secret sûr pour être heureux, en se consacrant à +eux-mêmes, et ils ne savent pas que ce n'est pas seulement de la nature +du joug, mais de la dépendance en elle-même, que naît le malheur de +l'homme. L'avarice est de tous les penchants celui qui fait le mieux +ressortir la personnalité. Aimer l'argent, pour arriver à tel ou tel +but, c'est le regarder comme un moyen, et non comme l'objet; mais il est +une espèce d'hommes qui, considérant en général la fortune comme une +manière d'acquérir des jouissances, ne veulent cependant en goûter +aucune: les plaisirs, quels qu'ils soient, vous associent aux autres, +tandis que la possibilité de les obtenir est en soi seul, et l'on +dissipe quelque chose de son égoïsme en le satisfaisant au dehors. +L'avenir inquiète tellement les avares, qu'ils aiment à sacrifier le +présent comme pourrait le faire la vertu la plus relevée: la +personnalité de l'avare va si loin, qu'il finit par immoler lui à +lui-même; il s'aime tant demain, qu'il se prive de tout chaque jour pour +embellir le jour suivant; et comme tous les sentiments qui ont le +caractère de la passion, qui dévorent jusqu'à l'objet même qu'ils +chérissent, l'égoïsme devient destructeur du bien-être qu'il veut +conserver, et l'avarice interdit tous les avantages que l'argent +pourrait valoir. + +Je ne m'arrêterai point à parler des malheurs causés par l'avarice; on +ne voit point de gradation ni de nuance dans cette singulière passion; +tout y paraît également douloureux et vil. Comment avoir l'idée de cette +fureur de personnalité? Quel but que soi pour sa propre vie! Quel homme +peut se choisir pour l'objet de sa pensée, sans admettre d'intermédiaire +entre sa passion et lui-même? + +Il y a tant d'incertitude dans ce qu'on désire, de dégoût dans ce qu'on +éprouve, qu'on ne peut concevoir comment on aurait le courage d'agir, si +ses actions retournant à ses sensations, et ses sensations à ses +actions, on savait si positivement le prix de ce qu'on fait, la +récompense de ses efforts. Comment exister sans être utile, et se donner +la peine de vivre quand personne ne s'affligerait de nous voir mourir! + +Si l'avare, si l'égoïste sont incapables de ces retours sensibles, il +est un malheur particulier à de tels caractères auquel ils ne peuvent +jamais échapper; ils craignent la mort, comme s'ils avaient su jouir de +la vie: après avoir sacrifié leurs jours présents à leurs jours à venir, +ils éprouvent une sorte de rage en voyant s'approcher le terme de +l'existence. Les affections du coeur augmentent le prix de la vie en +diminuant l'amertume de la mort; tout ce qui est aride fait mal vivre et +mal mourir. Enfin les passions personnelles sont de l'esclavage autant +que celles qui mettent dans la dépendance des autres; elles rendent +également impossible l'empire sur soi-même, et c'est dans le libre et +constant exercice de cette puissance qu'est le repos et ce qu'il y a de +bonheur. + +Les passions qui dégradent l'homme, en resserrant son égoïsme dans ses +sensations, ne produisent pas sans doute ces bouleversements de l'âme où +l'homme éprouve toutes les douleurs que ses facultés lui permettent de +ressentir; mais il ne reste aux peines causées par des penchants +méprisables aucun genre de consolation; le dégoût qu'elles inspirent aux +autres passe jusqu'à celui qui les éprouve. Il n'y a rien de plus amer +dans l'adversité que de ne pas pouvoir s'intéresser à soi; l'on est +malheureux sans trouver même de l'attendrissement dans son âme; il y a +quelque chose de desséché dans tout votre être, un sentiment d'isolement +si profond, qu'aucune idée ne peut se joindre à l'impression de la +douleur: il n'y a rien dans le passé, il n'y a rien dans l'avenir, il +n'y a rien autour de soi; on souffre à sa place, mais sans pouvoir +s'aider de sa pensée, sans oser méditer sur les différentes causes de +son infortune, sans se relever par de grands souvenirs où la douleur +puisse s'attacher. + + + + +CHAPITRE VI. + +_De l'envie et de la vengeance._ + + +Il est des passions qui n'ont pas précisément de but, et cependant +remplissent une grande partie de la vie; elles agissent sur l'existence +sans la diriger, et l'on sacrifie le bonheur à leur puissance négative: +car, par leur nature, elles n'offrent pas même l'illusion d'un espoir et +d'un avenir, mais seulement elles donnent le besoin de satisfaire l'âpre +sentiment qu'elles inspirent: il semble que de telles passions ne soient +composées que du mauvais succès de toutes; de ce nombre, mais avec des +nuances différentes, sont l'envie et la vengeance. + +L'envie ne promet aucun genre de jouissances, même de celles qui amènent +du malheur à leur suite. L'homme qui a cette disposition voit, dans le +monde beaucoup plus de sujets de jalousie qu'il n'en existe réellement; +et pour se croire à la fois heureux et supérieur, il faudrait juger de +son sort par l'envie que l'on inspire: c'est un mobile dont l'objet est +une souffrance, et qui n'exerce l'imagination, cette faculté inséparable +de la passion, que sur une idée pénible. La passion de l'envie n'a point +de terme, parce qu'elle n'a point de but; elle ne se refroidit point, +parce que ce n'est d'aucun genre d'enthousiasme, mais de l'amertume +seule qu'elle s'alimente, et que chaque jour accroît ses motifs par ses +effets: celui qui commence par haïr inspire une irritation propre à +faire mériter sa haine qui d'abord était injuste. Les poètes se sont +exercés sur tous les emblèmes de malheur qu'il fallait attachera +l'envie. Quel triste sort, en effet, que celui d'une passion qui se +dévore elle-même, et, poursuivie sans cesse par l'image de ce qui la +blesse, ne peut se représenter une circonstance quelconque où elle +trouverait du repos! Il y a tant de maux sur la terre cependant, qu'il +semblerait que tout ce qui arrive dans le monde dût être une jouissance +pour l'envie; mais elle est si difficile en malheurs, que s'il reste de +la considération à côté des revers, un sentiment à travers mille +infortunes, une qualité parmi des torts, si le souvenir de la prospérité +relève dans la misère, l'envieux souffre et déteste encore: il démêle, +pour haïr, des avantages inconnus à celui qui les possède; il faudrait, +pour qu'il cessât de s'agiter, qu'il crût tout ce qui existe inférieur à +sa fortune, à ses talents, à son bonheur même; et il a la conscience, au +contraire, que nul tourment ne peut égaler l'impression aride et +desséchante que sa passion dominatrice produit sur lui. Enfin l'envie +prend sa source dans ce terrible sentiment de l'homme qui lui rend +odieux le spectacle du bonheur qu'il ne possède pas, et lui ferait +préférer l'égalité de l'enfer aux gradations dans le paradis. La gloire, +la vertu, le génie viennent se briser contre cette force destructive; +elle met une borne aux efforts, aux élans de la nature humaine: son +influence est souveraine; car qui blâme, qui déjoue, qui s'oppose, qui +renverse, qui se saisit enfin de la force destructive, finit toujours +par triompher. + +Mais le mal que l'envieux sait causer ne lui compose pas même un bonheur +selon ses voeux; chaque jour la fortune ou la nature lui donnent de +nouveaux ennemis; vainement il en fait ses victimes, aucun de ses succès +ne le rassure, il se sent inférieur à ce qu'il détruit, il est jaloux de +ce qu'il immole; enfin, à ses yeux mêmes, il est toujours humilié, et ce +supplice s'augmente par tout ce qu'il fait pour l'éviter. + +Il est une passion dont l'ardeur est terrible, une passion plus +redoutable dans ce temps que dans tous les autres: c'est la vengeance. +Il ne peut être question de bonheur positif obtenu par elle, puisqu'elle +ne doit sa naissance qu'à une grande douleur, qu'on croit adoucir en la +faisant partager à celui qui l'a causée; mais il n'est personne qui, +dans diverses circonstances de sa vie, n'ait ressenti l'impulsion de la +vengeance. Elle dérive immédiatement de la justice, quoique ses effets y +soient souvent si contraires. Faire aux autres le mal qu'ils vous ont +fait, se présente d'abord comme une maxime équitable; mais ce qu'il y a +de naturel dans cette passion ne rend ses conséquences ni plus +heureuses, ni moins coupables: c'est à combattre les mouvements +involontaires qui entraînent vers un but condamnable que la raison est +particulièrement destinée; car la réflexion est autant dans la nature +que l'impulsion. + +Il est certain d'abord qu'on soutient difficilement l'idée de savoir +heureux l'objet qui vous a plongé dans le désespoir. Ce tableau vous +poursuit, comme, par un mouvement contraire, l'imagination de la pitié +offre la peinture des douleurs qu'elle excite à soulager. L'opposition +de votre peine et de la félicité de votre ennemi produit dans le sang un +véritable soulèvement. + +Ce qu'on a le plus de peine aussi à supporter dans l'infortune, c'est +l'absorbation, la fixation sur une seule idée; et tout ce qui porte la +pensée au dehors de soi, tout ce qui excite à l'action trompe le +malheur. Il semble qu'en agissant on va changer la situation de son âme; +et le ressentiment, ou l'indignation contre le crime, étant d'abord ce +qui est le plus apparent dans sa propre douleur, on croit, en +satisfaisant ce mouvement, échapper à tout ce qui doit le suivre; mais +en observant un coeur généreux et sensible, on découvre qu'on serait plus +malheureux encore après s'être vengé qu'auparavant. L'occupation où l'on +est de son ressentiment, l'effort qu'on fait sur soi pour le combattre, +remplit la pensée de diverses manières; après s'être vengé, l'on reste +seul avec sa douleur, sans autre idée que la souffrance. Vous rendez à +votre ennemi, par votre vengeance, une espèce d'égalité avec vous; vous +le sortez de dessous le poids de votre mépris, vous vous sentez +rapproché par l'action même de punir; si l'effort que vous tenteriez +pour vous venger était inutile, votre ennemi aurait sur vous l'avantage +qu'on prend toujours sur les volontés impuissantes, quels qu'en soient +la nature et l'objet. Tous les genres d'égarement sont excusables dans +les véritables douleurs; mais ce qui démontre cependant combien la +vengeance tient à des mouvements condamnables, c'est qu'il est beaucoup +plus rare de se venger par sensibilité que par esprit de parti, ou par +amour-propre. + +Les âmes généreuses qui se sont abandonnées à des mouvements coupables, +ont fait un tort immense à l'ascendant de la moralité; elles ont réuni à +des torts graves des motifs élevés, et le sens même des mots s'est +trouvé changé par les pensées accessoires que leur exemple y a réunies. +Le même terme exprime l'assassinat de César et celui de Henri IV; et les +grands hommes qui se sont cru le droit de faire plier une loi de la +moralité devant leurs intentions sublimes, ont fait plus de mal par la +latitude qu'ils ont donnée à l'idée de la vertu, que les scélérats +méprisés dont les actions ont exalté l'horreur qu'inspire le crime. +Enfin, par quelque motif qu'on se croie excité à la vengeance, il faut +répéter à ceux qui voudraient s'y abandonner, non pas qu'ils n'y +trouveraient pas de bonheur, ils ne le savent que trop; mais il faut +leur répéter qu'il n'est point de fléau politique plus redoutable. + +Cette passion pourrait perpétuer le malheur depuis la première offense +jusqu'à la fin de la race humaine: et dans les temps où les fureurs des +partis ont emporté tous les hommes dans tous les sens au delà des bornes +de la vertu, de la raison et d'eux-mêmes, les révolutions ne cessent que +quand chacun n'est plus agité par le besoin de prévenir ou d'éviter les +effets de la vengeance. + +On se persuade que la crainte d'être puni peut empêcher les hommes +violents de se porter à de certains excès; ce n'est pas du tout +connaître la nature de l'emportement. Quand on est criminel de +sang-froid, comme on calcule toujours, tels périls, tels obstacles de +plus peuvent arrêter; mais les hommes passionnés qui se précipitent dans +les révolutions sont irrités par la crainte même, si l'on parvient à la +leur faire éprouver; la peur excite les caractères impétueux, au lieu de +les contenir. + +Il est une réflexion qui devrait servir de guide à ceux qui se mêlent +des grands débats des hommes entre eux; c'est qu'ils doivent considérer +leurs ennemis comme étant de leur nature: il y a malheureusement de +l'homme jusque dans le scélérat, et l'on ne se sert jamais cependant de +la connaissance de soi, pour s'aider à devenir un autre. On dit qu'il +faut contraindre, humilier, punir, et l'on sait néanmoins que de pareils +moyens ne produiraient dans notre âme qu'une exaspération irréparable; +on voit ses ennemis comme une chose physique qu'on peut abattre, et +soi-même comme un être moral que sa propre volonté seule doit diriger. + +S'il est une passion destructive du bonheur et de l'existence des pays +libres, c'est la vengeance; l'enthousiasme qu'inspire la liberté, +l'ambition qu'elle excite, met les hommes dans un plus grand mouvement, +fait naître plus d'occasions d'être opposés les uns aux autres. L'amour +de la patrie l'emportait tellement chez les Romains sur toute autre +passion, que les ennemis servaient ensemble, et d'un commun accord, les +intérêts de la république. Si la vengeance n'est pas proscrite par +l'esprit public dans une nation où chaque individu existe de toute sa +force personnelle, où le despotisme ne comprimant point la masse, chaque +homme a une valeur et une puissance particulières, les individus +finiront par haïr tous les individus, et le lien de parti se rompant à +mesure qu'un nouveau mouvement crée de nouvelles divisions, il n'y aura +point d'homme qui n'ait, après un certain temps, des motifs pour +détester successivement tout ce qu'il a connu dans sa vie. + +Certes, le plus bel exemple qui pût exister de renonciation à la +vengeance, ce serait en France, si la haine cessait de renouveler les +révolutions; si le nom français, par orgueil et par patriotisme, +ralliait tous ceux qui ne sont pas assez criminels pour que le pardon +même ne fût pas cru de leur propre coeur. Sans doute, ce serait un +héroïque oubli; mais il est tellement nécessaire que, même en jugeant +son étonnante difficulté, on a besoin de l'espérer encore. La France ne +peut être sauvée que par ce moyen, et les partisans de la liberté, les +amateurs des arts, les admirateurs du génie, les amis d'un beau ciel, +d'une nature féconde, tout ce qui sait penser, tout ce qui a besoin de +sentir, tout ce qui veut vivre, enfin, de la vie des idées ou des +sensations fortes, implore à grands cris le salut de cette France. + + + + +CHAPITRE VII. + +_De l'esprit de parti._ + + +Il faut avoir vécu contemporain d'une révolution religieuse ou +politique, pour savoir quelle est la force de cette passion. Elle est la +seule dont la puissance ne se démontre pas également dans tous les temps +et dans tous les pays. Il faut qu'une fermentation, causée par des +événements extraordinaires, développe ce sentiment, dont le germe existe +toujours chez un grand nombre d'hommes, mais peut mourir avec eux sans +qu'ils aient jamais eu l'occasion de le reconnaître. + +Des querelles frivoles, telles que des disputes sur la musique, sur la +littérature, peuvent donner quelques idées légères de la nature de +l'esprit de parti; mais il n'existe tout entier, mais il n'est l'action +dévorante qui consume les générations et les empires, que dans ces +grands débats où l'imagination peut puiser sans mesure tous les motifs +d'enthousiasme ou de haine. + +On doit d'abord distinguer l'esprit de parti, de l'amour-propre qui fait +tenir à l'opinion qu'on a soutenue; il en diffère tellement, qu'on peut +même quelquefois mettre ces deux penchants en opposition. Un homme +diversement célèbre, M. de Condorcet, avait précisément le caractère de +l'esprit de parti. Ses amis assurent qu'il aurait écrit contre son +opinion, qu'il l'aurait et désavouée et combattue ouvertement, sans +confier à personne le secret de ses efforts, s'il avait cru que ce moyen +pût servir à faire triompher la cause de cette opinion même. L'orgueil, +l'émulation, la vengeance, la crainte, prennent le masque de l'esprit de +parti; mais cette passion à elle seule est plus ardente: elle est du +fanatisme et de la foi, à quelque objet qu'elle s'applique. + +Eh! qu'y a-t-il au monde de plus violent et de plus aveugle que ces deux +sentiments? Pendant les siècles déchirés par les querelles religieuses, +on a vu des hommes obscurs, sans aucune idée de gloire, sans aucun +espoir d'être connus, employer tous les moyens, braver tous les dangers +pour servir la cause qu'ils avaient adoptée. Un beaucoup plus grand +nombre d'hommes se mêle aux querelles politiques, parce que, dans les +intérêts de ce genre, toutes les passions se joignent à l'esprit de +parti, et décident à suivre l'un ou l'autre étendard; mais le pur +fanatisme, dans tous les temps, et pour quelque but que ce soit, +n'existe que dans un certain nombre d'hommes, qui auraient été +catholiques ou protestants dans le quinzième siècle, et se font +aujourd'hui aristocrates ou jacobins. Ce sont des esprits crédules, soit +qu'ils se passionnent pour ou contre les vieilles erreurs; et leur +violence, sans arrêt, leur donne le besoin de se placer à l'extrême de +toutes les idées, pour y mettre à l'aise leur jugement et leur +caractère. + +L'exaltation de ce qu'on appelle la philosophie est une superstition +comme le culte des préjugés; les mêmes défauts conduisent aux deux excès +contraires, et c'est la différence des situations ou le hasard d'un +premier mot, qui, dans la classe commune, fait de deux hommes de parti, +deux ennemis ou deux complices. + +L'homme éclairé qui d'abord adopta la cause des principes, parce que sa +pensée n'avait pu s'astreindre à respecter des préjugés absurdes, alors +qu'il embrasse une vérité avec l'esprit de parti, perd la faculté de +raisonner, ainsi que le partisan de l'erreur, et bientôt emploie des +moyens semblables. De même qu'on a vu prêcher l'athéisme avec +l'intolérance de la superstition, l'esprit de parti commande la liberté +avec la fureur du despotisme. + +On a dit souvent, dans le cours de la révolution de France, que les +aristocrates et les jacobins tenaient le même langage, étaient aussi +absolus dans leurs opinions, et, selon la diversité des situations, +adoptaient un système de conduite également intolérant. Cette remarque +doit être considérée comme une simple conséquence du même principe. Les +passions rendent les hommes semblables entre eux, comme la fièvre jette +dans le même état des tempéraments divers; et de toutes les passions, la +plus uniforme dans ses effets c'est l'esprit de parti. + +Elle s'empare de vous comme une espèce de dictature, qui fait taire +toutes les autorités de l'esprit, de la raison et du sentiment: sous cet +asservissement, pendant qu'il dure, les hommes sont moins malheureux que +par le libre arbitre qui reste encore aux autres passions; dans +celle-là, la route qu'il faut suivre est commandée comme le but qu'on +doit atteindre: les hommes dominés par cette passion sont inébranlables +jusque dans le choix de leurs moyens; ils ne voudraient pas les +modifier, même pour arriver plus sûrement à leur objet: les chefs, comme +dans toutes les religions, sont plus adroits, parce qu'ils sont moins +enthousiastes; mais les disciples se font un article de foi de la route +autant que du but. Il faut que les moyens soient de la nature de la +cause, parce que cette cause, paraissant la vérité même, doit triompher +seulement par l'évidence et la force. Je vais rendre cette idée sensible +par des exemples. + +Dans l'assemblée constituante, les membres du côté droit auraient pu +faire passer quelques-uns des décrets qui les intéressaient, s'ils +eussent laissé la parole à des hommes plus modérés qu'eux, et par +conséquent plus agréables au parti populaire; mais ils aimaient mieux +perdre leur cause en la faisant soutenir par l'abbé Maury, que de la +gagner en la laissant défendre par un orateur qui ne fût pas précisément +de leur opinion sous tous les autres rapports. Un triomphe acquis par +une condescendance est une défaite pour l'esprit de parti. + +Lorsque les constitutionnels luttaient contre les jacobins, si les +aristocrates avaient adopté le système des premiers, s'ils avaient +conseillé au roi de se livrer à eux, ils auraient alors renversé +l'ennemi commun, sans perdre l'espoir de se défaire un jour de leurs +alliés. Mais dans l'esprit de parti, l'on aime mieux tomber en +entraînant ses ennemis, que triompher avec quelqu'un d'entre eux. + +Lorsqu'en étant assidu aux élections, on pouvait influer sur le choix +des hommes dont allait dépendre le sort de la France, les aristocrates +aimaient mieux l'exposer au joug des scélérats que de reconnaître +quelques-uns des principes de la révolution en votant dans les +assemblées primaires. + +L'intégrité du dogme importe davantage encore que le succès de la cause. +Plus l'esprit de parti est de bonne foi, moins il admet de conciliation +ou de traité d'aucun genre; et comme ce ne serait pas croire +véritablement à l'existence efficace de sa religion que de recourir à +l'art pour l'établir, dans un parti l'on se rend suspect en raisonnant, +en reconnaissant même la force de ses ennemis, en faisant le moindre +sacrifice pour assurer la plus grande victoire. + +Quel exemple de cet esprit impliable, dans chaque détail comme dans +l'ensemble, le parti populaire aussi n'a-t-il pas donné? Combien de fois +n'a-t-il pas refusé tout ce qui pouvait ressembler à une modification? +L'ambition sait se plier à chacune des circonstances pour profiter de +toutes; la vengeance même peut retarder ou détourner sa marche; mais +l'esprit de parti est comme les forces aveugles de la nature, qui vont +toujours dans la même direction: cette impulsion une fois donnée à la +pensée, elle prend un caractère de roideur qui lui ôte, pour ainsi dire, +ses attributs intellectuels: on croit se heurter contre quelque chose de +physique lorsqu'on parle à des hommes qui se précipitent dans la ligne +de leur opinion; ils n'entendent, ni ne voient, ni ne comprennent: avec +deux ou trois raisonnements ils font face à toutes les objections; et +lorsque ces traits lancés n'ont pas convaincu, ils ne savent plus avoir +recours qu'à la persécution. + +L'esprit de parti unit les hommes entre eux par l'intérêt d'une haine +commune, mais non par l'estime ou l'attrait du coeur; il anéantit les +affections qui existent dans l'âme, pour y substituer des liens formés +seulement par les rapports d'opinion. L'on sait moins de gré à un homme +de ce qu'il fait pour vous que pour votre cause. Vous avoir sauvé la vie +est un mérite beaucoup moins grand à vos yeux que de penser comme vous; +et, par un code singulier, l'on n'établit les relations d'attachement et +de reconnaissance qu'entre les personnes du même avis. La limite de son +opinion est aussi celle de ses devoirs; et si l'on reçoit, dans quelque +circonstance, des secours d'un homme qui suit un parti contraire au +sien, il semble que la confraternité humaine n'existe plus avec lui, et +que le service qu'il vous a rendu soit un hasard qu'on doit totalement +séparer de celui qui l'a fait naître. Les grandes qualités d'un homme +qui n'a pas la même religion politique que vous ne peuvent être comptées +par ses adversaires: les torts, les crimes mêmes de ceux qui partagent +votre opinion, ne vous détachent pas d'eux. Le grand caractère de la +véritable passion est d'anéantir tout ce qui n'est pas elle, et une idée +dominante absorbe toutes les autres. + +Il n'est point de passion qui doive plus entraîner à tous les crimes, +par cela même que celui qui l'éprouve est enivré de meilleure foi, et +que le but de cette passion n'étant pas personnel à l'individu qui s'y +livre, il croit se dévouer en faisant le mal, conserve le sentiment de +la vertu en commettant les plus grands crimes, et n'éprouve ni les +craintes, ni les remords inséparables des passions égoïstes, des +passions qui sont coupables aux yeux de celui même qui s'y abandonne. + +L'esprit de parti n'a point de remords. Son premier caractère est de +voir son objet tellement au-dessus de tout ce qui existe, qu'il ne peut +se repentir d'aucun sacrifice quand il s'agit d'un tel but. La +dépopulation de la France était conçue par la féroce ambition de +Robespierre, exécutée par la bassesse de ses agents; mais cette affreuse +idée était admise par l'esprit de parti lui seul, et l'on a dit, sans +être un assassin, _Il y a deux millions d'hommes de trop en France._ + +L'esprit de parti est exempt de crainte, non pas seulement par +l'exaltation de courage qu'il peut inspirer, mais par la sécurité qu'il +fait naître: les jacobins et les aristocrates, depuis le commencement de +la révolution, n'ont pas un instant désespéré du triomphe de leur +opinion; et au milieu des revers qui ont frappé si constamment les +aristocrates, il y avait quelque chose de béat dans la certitude avec +laquelle ils débitaient des nouvelles que la foi la plus superstitieuse +aurait à peine adoptées. + +Il y a cependant quelques nuances générales qui, sans application +particulière à la révolution de France, distinguent l'esprit de parti de +ceux qui défendent les anciens préjugés, d'avec l'esprit de parti de +ceux qui veulent établir de nouveaux principes. L'esprit de parti des +premiers est de meilleure foi, celui des novateurs est plus habile; la +haine des premiers est plus profonde, celle des autres est plus +agissante; les premiers s'attachent plus aux hommes, les novateurs +davantage aux choses; les premiers sont plus implacables, les seconds +plus meurtriers; les premiers regardent leurs adversaires comme des +impies, les seconds les considèrent comme des obstacles; en sorte que +les premiers détestent par sentiment, tandis que les autres détruisent +par calcul, et qu'il y a moins de paix à espérer des partisans des +anciens préjugés, et plus à redouter de la guerre faite par leurs +ennemis. + +Malgré ces différences cependant, les caractères généraux sont toujours +pareils. L'esprit de parti est une sorte de frénésie de l'âme qui ne +tient point à la nature de son objet. C'est ne plus voir qu'une idée, +lui rapporter tout, et n'apercevoir que ce qui peut s'y réunir: il y a +une sorte de fatigue à l'action de comparer, de balancer, de modifier, +d'excepter, dont l'esprit de parti délivre entièrement. Les violents +exercices du corps, l'attaque impétueuse qui n'exige aucune retenue, +donnent une sensation physique très-vive et très-enivrante: il en est de +même au moral de cet emportement de la pensée, qui, délivrée de tous ses +liens, voulant seulement aller en avant, s'élance sans réflexion aux +opinions les plus extrêmes. + +Jamais il ne peut en coûter à l'esprit de parti d'abandonner des +avantages individuels dont on sait la mesure, pour un but tel que cette +passion le fait concevoir, pour un but qui n'a jamais rien de réel, de +jugé, ni de connu, et que l'imagination revêt de toutes les illusions +dont la pensée est susceptible. La démocratie ou la royauté sont le +paradis de leurs vrais enthousiastes; ce qu'elles ont été, ce qu'elles +peuvent devenir n'a aucun rapport avec les sensations que leurs +partisans éprouvent à leur nom; à lui seul il remue toutes les +affections ardentes et crédules dont l'homme est susceptible. + +Par cette analyse, on voit que la source de l'esprit de parti est tout à +fait étrangère au sentiment du crime; mais si cet examen philosophique +inspire un moment d'indulgence, combien les effets affreux de cette +passion ne ramènent-ils pas à l'effroi qu'elle doit inspirer! + +Il n'en est point qui puisse à cet excès borner la pensée et dépraver la +moralité. L'esprit humain ne peut avoir son développement, ne peut faire +de véritables progrès qu'en arrivant à l'impartialité la plus absolue, +en effaçant au dedans de soi la trace de toutes les habitudes, de tous +les préjugés, en se faisant, comme Descartes, une méthode indépendante +de toutes les routes déjà tracées. Or, quand la pensée est une fois +saisie de l'esprit de parti, ce n'est pas des objets à soi, mais de soi +vers les objets que partent les impressions; on ne les attend pas, on +les devance, et l'oeil donne la forme au lieu de recevoir l'image. Les +hommes d'esprit qui, dans toute autre circonstance, cherchent à se +distinguer, ne se servent jamais alors que du petit nombre d'idées qui +leur sont communes avec les plus bornés d'entre ceux de la même opinion. +Il y a une sorte de cercle magique tracé autour du sujet de ralliement, +que tout le parti parcourt, et que personne ne peut franchir: soit qu'on +redoute, en multipliant ses raisonnements, d'offrir un plus grand nombre +de points d'attaque à ses ennemis; soit que la passion ait également +dans tous les hommes plus d'identité que d'étendue, plus de force que de +variété. Placés à l'extrême d'une idée, comme des soldats à leur poste, +jamais vous ne pourrez les décider à venir à la découverte d'un autre +point de vue de la question; et tenant à quelques principes comme à des +chefs, à des opinions comme à des serments, on dirait que vous leur +proposez une trahison, quand vous voulez les engager à examiner, à +s'occuper d'une idée nouvelle, à combiner de nouveaux rapports. + +Cette manière de ne considérer qu'un seul côté dans tous les objets, et +de les présenter toujours dans le même sens, est ce que l'on peut +imaginer de plus fatigant dès qu'on n'est pas susceptible de l'esprit de +parti; et l'homme le plus impartial, témoin d'une révolution, finit par +ne plus savoir comment retrouver le vrai, au milieu des tableaux +imaginaires où chaque parti croit montrer la vérité avec évidence. Les +géomètres appellent à eux la certitude par des moyens assurés; mais dans +cette sphère d'idées où les sensations, les réflexions, les paroles +même, s'aident mutuellement à former le corps des vraisemblances, quand +les mots les plus nobles ont été déshonorés, les raisonnements les plus +justes faussement enchaînés, les sentiments les plus vrais opposés les +uns aux autres, on se croit dans ce chaos que Milton aurait rendu mille +fois plus horrible s'il l'avait pu représenter, dans le monde +intellectuel, confondant aux yeux de l'homme le juste et l'injuste, le +crime et la vertu. + +Un siècle, une nation, un homme, sous le seul rapport des lumières, sont +très-longtemps à se relever du fléau de l'esprit de parti. Les +réputations n'ayant plus de rapport avec le mérite réel, l'émulation se +ralentit en perdant son objet. L'injustice décourage de la recherche de +la vérité; la gloire est rarement contemporaine, et la renommée +elle-même est tellement investie par l'esprit de parti, que l'homme +vertueux et grand peut ne pas obtenir son recours sur les siècles. + +Cette passion étouffe dans les hommes supérieurs les facultés qu'ils +tenaient de la nature; et cette carrière de vérité, indéfinie comme +l'espace et le temps, dans laquelle l'homme qui pense jouit d'un avenir +sans bornes, atteint un but toujours renaissant; cette carrière se +referme à la voix de l'esprit de parti, et tous les désirs comme toutes +les craintes vouent à la servitude de la foi les têtes formées pour +concevoir, découvrir et juger. Enfin, l'esprit de parti doit être de +toutes les passions celle qui s'oppose le plus au développement de la +pensée, puisque, comme nous l'avons déjà dit, ce fanatisme ne laisse pas +même le choix des moyens pour assurer sa victoire, et que son propre +intérêt ne l'éclaire point, quand il est entièrement de bonne foi. + +L'esprit de parti arrive souvent à son but par sa constance et son +intrépidité, mais jamais par ses lumières: l'esprit de parti qui calcule +n'est déjà plus; c'est alors une opinion, un plan, un intérêt; ce n'est +plus la folie, l'aveuglement qui ne pourrait cesser sur un point sans +laisser entrevoir tout le reste. Mais si cette passion borne la pensée, +quelle influence n'a-t-elle pas sur le coeur! + +Je commence par dire qu'il y a une époque de la révolution de France (la +tyrannie de Robespierre) dont il me paraît impossible d'expliquer tous +les effets par des idées générales, ni sur l'esprit de parti, ni sur les +autres passions humaines; ce temps est hors de la nature, au delà du +crime; et, pour le repos du monde, il faut se persuader que nulle +combinaison ne pouvant conduire à prévoir, à expliquer de semblables +atrocités, ce concours fortuit de toutes les monstruosités morales est +un hasard inouï dont des milliers de siècles ne peuvent ramener la +chance. + +Mais en deçà de cet horrible terme, combien en France, combien dans tous +les temps l'esprit de parti n'a-t-il pas entraîné d'actions coupables! +C'est une passion sans aucune espèce de contre-poids; tout ce qui se +rencontre dans sa route doit être sacrifié au but qu'elle se propose. +Toutes les autres passions étant égoïstes, il s'établit dans plusieurs +occasions une sorte de balance entre les divers intérêts personnels. Un +ambitieux peut quelquefois préférer les plaisirs de l'amitié, les +avantages de l'estime, à telle ou telle partie du pouvoir; mais dans +l'esprit de parti il n'y a rien que d'absolu, parce qu'il n'y a rien de +réel, et que la comparaison se faisant toujours du connu à l'inconnu, de +ce qui a une borne à ce qui est indéfini, ne permet jamais d'hésiter en +cette incommensurable espérance et quelque bien temporel que ce puisse +être. Je me sers de l'expression _temporel_, parce que l'esprit de parti +déifie la cause qu'il adopte, en espérant de son triomphe des effets +au-dessus de la nature des choses. + +L'esprit de parti est la seule passion qui se fasse une vertu de la +destruction de toutes les vertus, une gloire de toutes les actions qu'on +chercherait à cacher si l'intérêt personnel les faisait commettre; et +jamais l'homme n'a pu être jeté dans un état aussi redoutable, que +lorsqu'un sentiment qu'il croit honnête lui commande des crimes; s'il +est capable d'amitié, il est plus fier de la sacrifier; s'il est +sensible, il s'enorgueillit de dompter sa peine: enfin la pitié, ce +sentiment céleste qui fait de la douleur un lien entre les hommes, la +pitié, cette vertu d'instinct, qui conserve l'espèce humaine en +préservant les individus de leurs propres fureurs, l'esprit de parti a +trouvé le seul, moyen de l'anéantir dans l'âme, en portant l'intérêt sur +les nations entières, sur les races futures, pour le détacher des +individus. L'esprit de parti efface les traits de sympathie pour y +substituer des rapports d'opinion; il présente les malheurs actuels +comme le moyen, comme la garantie d'un avenir immortel, d'un bonheur +politique au-dessus de tous les sacrifices qu'on peut exiger pour +l'obtenir. + +Si l'on s'était convaincu d'un principe simple, c'est que les hommes +n'ont pas le droit de faire le mal pour arriver au bien, nous n'aurions +pas vu tant de victimes humaines immolées sur l'autel même des vertus. +Mais depuis que ces transactions ont existé entre le présent et +l'avenir, entre le sacrifice de la génération actuelle et les dons à +faire à la génération future, il n'y a point eu de bornes, qu'un nouveau +degré de passion ne se crût en droit de franchir; et souvent des hommes +enclins au crime, croyant s'enivrer des exemples de Brutus, de Manlius, +de Pison, ont proscrit la vertu, parce que de grands hommes avaient +immolé le crime; ont assassiné ceux qu'ils haïssaient, parce que les +Romains savaient sacrifier ce qu'ils avaient de plus cher; ont massacré +de faibles ennemis parce que des âmes généreuses avaient attaqué leurs +adversaires dans la puissance; et ne prenant du patriotisme que les +sentiments féroces qu'il a pu produire à quelques époques, n'ont eu de +grandeur que dans le mal, et ne se sont fiés qu'à l'énergie du crime. + +Il sera vrai, cependant, que l'homme vertueux peut surpasser, en force +active et dominante, le coupable le plus audacieux. Il manque encore un +beau spectacle au monde, c'est un Sylla dans la route de la vertu, un +homme dont le caractère démontre que le crime est une ressource de la +faiblesse, et que c'est aux défauts des hommes de bien, mais non à leur +moralité, qu'il faut attribuer leurs revers. + +Après avoir esquissé le tableau de l'esprit de parti, il entre dans mon +sujet de parler du bonheur que cette passion peut promettre. Il y a un +moment de jouissance dans toutes les passions tumultueuses: c'est le +délire qui agite l'existence et donne au moral l'espèce de plaisir que +les enfants, éprouvent dans les jeux qui les enivrent de mouvement et de +fatigue. L'esprit de parti peut très-bien suppléer à l'usage des +liqueurs fortes; et si le petit nombre se dérobe à la vie par +l'élévation de la pensée, la foule lui échappe par tous les genres +d'ivresse: mais quand l'égarement a cessé, l'homme qui se réveille de +l'esprit de parti est le plus infortuné des êtres. + +D'abord l'esprit de parti ne peut jamais obtenir ce qu'il désire; les +extrêmes sont dans la tête des hommes, mais point dans la nature des +choses. Jamais il n'existe un esprit de parti sans qu'il en fasse naître +un autre qui lui soit opposé, et le combat ne finit que par le triomphe +de l'opinion intermédiaire. + +Il faut de l'esprit de parti pour lutter efficacement avec un autre +esprit de parti contraire, et tout ce que la raison trouve absurde est +précisément ce qui doit réussir contre un ennemi qui prendra aussi des +mesures absurdes: ce qui est au dernier terme de l'exagération +transporte sur le terrain où il faut combattre, et donne des armes +égales à celles de ses adversaires; mais ce n'est point par calcul que +l'esprit de parti prend ainsi des moyens extrêmes, et leur succès n'est +point une preuve des lumières de ceux qui les emploient; il faut que les +chefs, comme les soldats, marchent en aveugles pour arriver; et celui +qui raisonnerait l'extravagance n'aurait jamais, à cet égard, l'avantage +d'un véritable fou. + +La puissance guerrière est une puissance toute d'impulsion, et il n'y a +que la guerre dans l'esprit de parti; car tous ces principes constitués +pour l'attaque, ces lois servant d'arme offensive finissent avec la +paix, et la victoire la plus complète d'un parti détruit nécessairement +toute l'influence de son fanatisme; rien n'est, rien ne peut rester +comme il le veut. + +C'est sans doute à l'instinct secret de l'empire que doit avoir le vrai +sur les événements définitifs, du pouvoir que doit prendre la raison +dans les temps calmes; c'est à cet instinct qu'est due l'horreur des +combattants pour les partisans des opinions modérées. Les deux factions +opposées les considèrent comme leurs plus grands ennemis, comme ceux qui +doivent recueillir les avantages de la lutte sans s'être mêlés du +combat; comme ceux enfin qui ne peuvent acquérir que des succès +durables, alors qu'ils commencent à en obtenir. Les jacobins, les +aristocrates, craignent moins leurs succès réciproques, parce qu'ils les +croient passagers, et se connaissent des défauts semblables qui donnent +toujours autant d'avantage au vaincu qu'au vainqueur. Mais quand la +fluctuation des idées ramène les affaires au point juste et possible, la +puissance, la considération de l'esprit de parti est finie, le monde se +rasseoit sur ses bases, l'opinion publique honore la raison et la vertu, +et cette époque inévitable peut se calculer comme les lois de la nature. +Il n'y a point de guerre éternelle, et point de paix cependant sous la +dictée des passions; point de repos sans accord, point de calme sans +tolérance, point de parti donc qui, lorsqu'il a détruit ses ennemis, +puisse satisfaire ses enthousiastes. + +Il est d'ailleurs une autre observation, c'est que, dans ces sortes de +guerres, le parti vaincu se venge toujours sur les hommes du triomphe +qu'il cède aux choses. Les principes ressortent avec éclat des attaques +de leurs antagonistes; les individus succombent sous les attaques de +leurs adversaires. Tout homme extrême dans son parti n'est jamais propre +à gouverner les affaires de ce parti, lorsqu'il cesse d'être en guerre; +et la haine que les opposants portaient à la cause prend la forme du +mépris pour ses plus criminels défenseurs. Ce qu'ils ont fait pour le +triomphe de leur parti a perdu leur réputation individuelle; ceux même +qui les applaudissaient, lorsqu'ils croyaient être préservés par eux de +quelques dangers, veulent l'honneur de les juger, lorsque le péril est +passé. La vertu est tellement l'idée primitive de tous les hommes, que +les complices sont aussi sévères que les juges, lorsque la solidarité +n'existe plus; et les vaincus et les vainqueurs sont réconciliés +ensemble, quand les uns renoncent à leur absurde cause, et les autres à +leurs coupables chefs. + +Les triomphes d'un parti ne servent donc jamais à ceux qui s'y sont +montrés les plus violents et les plus injustes. + +Mais quand l'esprit de parti, dans toute sa bonne foi, rendrait +indifférent aux succès de l'ambition personnelle, jamais cette passion, +considérée d'une manière générale, n'est complètement satisfaite par +aucun résultat durable; et si elle pouvait l'être, si elle atteignait ce +qu'elle appelle son but, il n'est point d'espoir qui fût plus détrompé, +qui cessât plus sûrement au moment de la jouissance; car il n'en est +point dont les illusions aient moins de rapport avec la réalité: il y a +quelque chose de vrai dans les satisfactions que donnent la puissance, +la gloire; mais lorsque l'esprit de parti triomphe, par cela même il est +détruit. + +Eh! quel réveil que cet instant! Le malheur qu'il cause serait encore +possible à supporter, s'il venait uniquement de la perte d'une grande +espérance; mais par quels moyens racheter les sacrifices qu'elle a +coûtés, et que devient un homme honnête, alors qu'il se reconnaît +coupable d'actions qu'il condamne en recouvrant sa raison? + +Il en coûte de le dire, de peur de modifier l'horreur que doit inspirer +le crime; il y a, dans la révolution, des hommes dont la conduite +publique est détestable, et qui, dans les relations privées, s'étaient +montrés pleins de vertus. Je le répète, en examinant tous les effets du +fanatisme, on acquiert la démonstration, que c'est le seul sentiment qui +puisse réunir ensemble des actions coupables et une âme honnête; de ce +contraste doit naître le plus effroyable supplice dont l'imagination +puisse se faire l'idée. Les malheurs qui sont causés par le caractère +ont leur remède en lui-même; il y a, jusque dans l'homme profondément +criminel, une sorte d'accord qui seul peut faire qu'il existe, et reste +lui-même; les sentiments qui l'ont conduit au crime lui en dérobent +horreur: il supporte le mépris par le même mouvement qui l'a porté à le +mériter. Mais quel supplice que la situation qui permet à un homme +estimable de se juger, de se voir, ayant commis de grands crimes!... +C'est d'une telle supposition que les anciens ont tiré les plus +terribles effets de leurs tragédies: ils attribuent à la fatalité les +actions coupables d'une âme vertueuse. Cette invention poétique, qui +fait du rôle d'Oreste le plus déchirant de tous les spectacles, l'esprit +de parti peut la réaliser. La main de fer du destin n'est pas plus +puissante que cet asservissement à l'empire d'une seule idée, ce délire +que toute pensée unique fait naître dans la tête de celui qui s'y +abandonne: c'est la fatalité, pour ces temps-ci, que l'esprit de parti, +et peu d'hommes sont assez forts pour lui échapper. + +Aussi se réveilleront-ils un jour ceux qui seuls sont sincères, ceux qui +seuls méritent les regrets; accablés de mépris, tandis qu'ils auraient +besoin de considération; accusés du sang et des pleurs, tandis qu'ils +seront encore capables de pitié; isolés dans l'univers sensible, tandis +qu'ils pensaient s'unir à toute la race humaine. Ils éprouveront ces +douleurs alors que les motifs qui les ont entraînés auront perdu toute +réalité, même à leurs yeux, et ils ne conserveront de la funeste +identité qui ne leur permet pas de se séparer de leur vie passée, que +les remords pour garants: les remords, seuls liens des deux êtres les +plus contraires, celui qu'ils se sont montré sous le joug de l'esprit de +parti, celui qu'ils devaient être par les dons de la nature. + + + + +CHAPITRE VIII. + +_Du crime._ + + +Il faut le dire, quoiqu'on en frémisse, l'amour du crime en lui-même est +une passion. Sans doute, ce sont toutes les autres qui conduisent à cet +excès; mais quand elles ont entraîné l'homme à un certain terme de +scélératesse, l'effet devient la cause, et le crime, qui n'était d'abord +que le moyen, devient le but. + +Cet horrible état demande une explication particulière, et peut-être +faut-il avoir été témoin d'une révolution pour comprendre ce que je vais +dire sur ce sujet. + +Deux liens retiennent les hommes sous l'empire de la moralité, l'opinion +publique et l'estime d'eux-mêmes. Il y a beaucoup d'exemples de braver +la première en respectant la seconde; alors le caractère prend une sorte +d'amertume et de misanthropie qui exclut beaucoup des bonnes actions que +l'on fait pour être regardé, sans anéantir toutefois les sentiments +honnêtes qui décident de l'accomplissement des principaux devoirs. Mais +dès qu'on a rompu tout ce qui mettait de la conséquence dans sa +conduite, dès qu'on ne peut plus rattacher sa vie à aucun principe, +quelque facile qu'il soit, la réflexion, le raisonnement étant alors +impossibles à supporter, il passe dans le sang une sorte de fièvre qui +donne le besoin du crime. + +C'est une sensation physique transportée dans l'ordre moral, et même +cette frénésie se manifeste assez ordinairement par des symptômes +extérieurs. Robespierre et la plupart de ses complices avaient +habituellement des mouvements convulsifs dans les mains, dans la tête; +on voyait en eux l'agitation d'un constant effort. On commence à se +livrer à un excès par entraînement; mais, à son comble, il amène +toujours une sorte de tension involontaire et terrible; hors des lignes +de la nature, dans quelque sens que ce soit, ce n'est plus la passion +qui commande, mais la contraction qui soutient. + +Certainement l'homme criminel croit toujours, d'une manière générale, +marcher vers un objet quelconque; mais il y a un tel égarement dans son +âme, qu'il est impossible d'expliquer toutes ses actions par l'intérêt +du but qu'il veut atteindre: le crime appelle le crime, le crime ne voit +de salut que dans de nouveaux crimes; il fait éprouver une rage +intérieure qui force à agir sans autre motif que le besoin d'action. On +ne peut guère comparer cet état qu'à l'effet du goût du sang sur les +bêtes féroces, alors même qu'elles n'éprouvent ni la faim, ni la soif. +Si, dans le système du monde, les diverses natures des êtres, des +espèces, des choses, des sensations, se tiennent par des intermédiaires, +il est certain que la passion du crime est le chaînon entre l'homme et +les animaux; elle est à quelques égards aussi involontaire que leur +instinct, mais elle est plus dépravée; car c'est la nature qui a créé le +tigre, et c'est l'homme qui s'est fait criminel; l'animal sanguinaire a +sa place marquée dans le monde, et il faut que le criminel le bouleverse +pour y dominer. + +La trace de raisonnement qu'on peut apercevoir à travers le chaos des +sensations d'un homme coupable, c'est la crainte des dangers auxquels +ses crimes l'exposent. Quelle que soit l'horreur qu'inspire un scélérat, +il surpasse toujours ses ennemis dans l'idée qu'il se fait de la haine +qu'il mérite; par delà les actions atroces qu'il commet à nos yeux, il +sait encore quelque chose de plus que nous qui l'épouvante; il hait dans +les autres l'opinion que, sans se l'avouer, il a de son propre +caractère; et le dernier terme de sa fureur serait de détester en +lui-même ce qu'il lui reste de conscience, et de se déchirer s'il vivait +seul. + +On s'étonne de l'inconséquence des scélérats; et c'est précisément ce +qui prouve que le crime n'est plus pour eux l'instrument d'un désir, +mais une frénésie sans motifs, sans direction fixe, une passion qui se +meurt sur elle-même. L'ambition, la soif du pouvoir, ou tout autre +sentiment excessif, peut faire commettre des forfaits; mais lorsqu'ils +sont arrivés à un certain excès, il n'est aucun but qu'ils ne dépassent; +l'action du lendemain est commandée par l'atrocité même de celle de la +veille: une force aveugle pousse les hommes dans cette pente une fois +qu'ils s'y sont placés; le terme, quel qu'il soit, recule à leurs yeux à +mesure qu'ils avancent. L'objet de toutes les autres passions est connu, +et le moment de la possession promet du moins le calme de la satiété; +mais dans cette horrible ivresse, l'homme se sent condamné à un +mouvement perpétuel; il ne peut s'arrêter à aucun point limité, puisque +la fin de tout est du repos, et que le repos est impossible pour lui; il +faut qu'il aille en avant, non qu'au-devant de lui l'espérance +apparaisse, mais parce que l'abîme est derrière, et que, comme pour +s'élever au sommet de la montagne Noire, décrite dans les _Contes +Persans_, les degrés sont tombés à mesure qu'il les a montés. + +Le sentiment dominant de la plupart de ces hommes est sans doute la +crainte d'être punis de leurs forfaits; cependant il y a en eux une +certaine fureur qui ne leur permettrait pas d'adopter les moyens les +plus sûrs, s'ils étaient en même temps les plus doux: ce n'est que dans +les crimes présents qu'ils cherchent la garantie des crimes passés; car +toute résolution qui tendrait à la paix, à la réconciliation, fût-elle +réellement utile à leurs intérêts, ne serait jamais adoptée par eux; il +y aurait dans de telles mesures une sorte de relâchement, de calme +incompatible avec l'agitation intérieure, avec l'âpreté convulsive des +hommes de cette nature. + +Plus ils étaient nés avec des facultés sensibles, plus l'irritation +qu'ils éprouvent est horrible. Il vaut mieux, en fait de crimes, avoir +affaire à ces êtres corrompus, pour qui la moralité n'a jamais été rien, +qu'à ceux qui ont eu besoin de se dépraver, de vaincre quelques qualités +naturelles. Ils sont plus offensés du mépris, ils sont plus inquiets +d'eux-mêmes, ils s'élancent plus loin, pour mieux se séparer des +combinaisons ordinaires, qui leur rappelleraient les anciennes traces de +ce qu'ils ont senti et pensé. + +Quand une fois les hommes sont arrivés à cet horrible période, il faut +les rejeter hors des nations, car ils ne peuvent que les déchirer. +L'ordre social qui placerait un tel criminel sur le trône du monde, ne +l'apaiserait pas envers les hommes ses esclaves. Rien de restreint dans +des bornes fixes, fût-ce le plus haut point de prospérité, ne peut +convenir à ces êtres furieux, qui détestent les hommes comme des témoins +de leur vie. + +Le plus énergique d'entre ces monstres finit par devenir avide de la +haine, comme on l'est de l'estime. La nature morale dans les esprits +ardents tend toujours à quelque chose de complet; et l'on veut étonner +par le crime, quand il n'y a plus de grandeur possible que dans son +excès. L'agrandissement de soi, ce désir qui, d'une manière quelconque, +est toujours le principe de toute action au dehors, l'agrandissement de +soi se retrouve dans l'effroi qu'on fait naître. Les hommes sont là pour +craindre, s'ils ne sont pas là pour aimer; la terreur qu'on inspire +flatte et rassure, isole et enivre, et, avilissant les victimes, semble +absoudre leur tyran. + +Mais je m'aperçois qu'en parlant du crime je n'ai pensé qu'à la cruauté; +la révolution de France concentre toutes les idées dans cette horrible +dépravation: et, après tout, quel crime y a-t-il au monde, si ce n'est +ce qui est cruel, c'est-à-dire, ce qui fait souffrir les autres? Eh! de +quelle nature est celui qui, pour son ambition, a pu donner la mort? de +quelle nature est celui qui sait braver tout ce que cette idée a de +solennel et de terrible, cette idée dont le retour immédiat sur soi-même +devrait effrayer tout ce qui veut vivre? Cet acte irréparable, cet acte +qui seul donne à l'homme un pouvoir sur l'éternité, et lui fait exercer +une faculté qui n'est sans bornes que dans l'empire du malheur; cet +acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l'ordonner, +jette l'homme dans un monde nouveau: le sang est traversé; de ce jour, +il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable; il +ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec +l'avenir. Si l'on pouvait encore avoir quelque prise sur un tel +caractère, ce serait en lui persuadant tout à coup qu'il est absolument +pardonné. + +Il n'est peut-être point de tyran, même le plus prospère, qui ne voulût +recommencer avec la vertu, s'il pouvait anéantir le souvenir de ses +crimes: mais, d'abord, il est presque impossible, quand on le voudrait, +de persuader à un coupable qu'on l'absout de ses forfaits. L'opinion +qu'un criminel a de lui-même est d'une morale plus sévère que la pitié +qu'il pourrait inspirer à un honnête homme; et, d'ailleurs, il est +contre la nature des choses qu'une nation pardonne, quand même son +intérêt le plus évident devrait l'y engager. + +Il faudrait accueillir la première lueur du repentir comme un engagement +éternel, et lier par leurs premiers pas ceux qui, peut-être, les +commençaient au hasard; mais à peine un individu a-t-il assez de force +sur lui-même pour suivre une telle conduite sans se démentir. Par quels +moyens peut-on confier à la foule un plan qui ne peut réussir que s'il +n'a jamais l'air d'en être un? Comment faire adopter au grand nombre une +marche combinée, qui doit avoir l'apparence d'un mouvement involontaire, +et mouvoir la multitude à l'aide du secret de chacun? + +Un homme véritablement criminel ne peut donc point être ramené; il +possède encore moins de moyens en lui-même pour recourir aux leçons de +la philosophie et de la vertu. L'ascendant de l'ordre et du beau moral +perd tout son effet sur une imagination dépravée. Au milieu des +égarements qui n'ont pas atteint cet excès, il reste toujours une +portion de soi qui peut servir à rappeler la raison; on a senti dans +tous les moments une arrière-pensée qu'on est sûr de retrouver quand on +le voudra: mais le criminel s'est élancé tout entier; s'il a du remords, +ce n'est pas de celui qui retient, mais de celui qui excite de plus en +plus à des actions violentes; c'est une sorte de crainte qui précipite +les pas: et, d'ailleurs, tous les sentiments, toutes les sources +d'émotion, tout ce qui peut enfin produire une révolution dans le fond +du coeur de l'homme, n'existant plus, il doit suivre éternellement la +même route. + +Je n'ai pas besoin de parler de l'influence d'une telle frénésie sur le +bonheur; le danger de tomber d'un tel état est le malheur même qui +menace l'homme abandonné à ses passions; et ce danger seul suffit pour +épouvanter de tout ce qui pourrait y conduire. Il n'y a que des nuances +à côté de cette couleur; et les poëtes anciens ont si bien senti ce que +cette situation avait d'épouvantable, que, s'aidant, pour la peindre, de +tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n'est pas la +souffrance seule du remords, mais la douleur même de la passion qu'ils +ont exprimée dans leurs tableaux des enfers. + +La plus grande partie des idées métaphysiques que je viens d'essayer de +développer, sont indiquées par les fables reçues sur le destin des +grands criminels: le tonneau des Danaïdes, Sisyphe, roulant sans cesse +une pierre, et la remontant au haut de la même montagne pour la voir +rouler en bas de nouveau, sont l'image de ce besoin d'agir, même sans +objet, qui force un criminel à l'action la plus pénible, dès qu'elle le +soustrait à ce qu'il ne peut supporter, le repos. Tantale, approchant +sans cesse d'un but qui s'éloigne toujours devant lui, peint le supplice +habituel des hommes qui se sont livrés au crime; ils ne peuvent +atteindre à aucun bien, ni cesser de le désirer. Enfin, les anciens +poètes philosophes ont senti que ce n'était pas assez de peindre les +peines du repentir; qu'il fallait plus pour l'enfer, qu'il fallait +montrer ce qu'on éprouvait au plus fort de l'enivrement, ce que faisait +souffrir la passion du crime avant que, par le remords même, elle eût +cessé d'exister. + +On se demande pourquoi, dans un état si pénible, les suicides ne sont +pas plus fréquents; car la mort est le remède à l'irréparable. Mais de +ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en +conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au +suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux +coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible +ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait +étranger à l'être dépravé. + +Si l'on quitte la vie pour échapper aux peines du coeur, on désire +laisser quelques regrets après soi; si l'on est conduit au suicide par +un profond dégoût de l'existence, qui sert à juger la destinée humaine, +il faut que des réflexions profondes, de longs retours sur soi, aient +précédé cette résolution; et la haine qu'éprouve l'homme criminel contre +ses ennemis, le besoin qu'il a de leur nuire, lui feraient craindre de +les laisser en repos par sa mort: la fureur dont il est agité, loin de +le dégoûter de la vie, fait qu'il s'acharne davantage à tout ce qui lui +a coûté si cher. Un certain degré de peine décourage et fatigue; +l'irritation du crime attache à l'existence par un mélange de crainte et +de fureur; elle devient une sorte de proie qu'on conserve pour la +déchirer. + +D'ailleurs, un caractère particulier aux grands coupables, c'est de ne +point s'avouer à eux-mêmes le malheur qu'ils éprouvent, l'orgueil le +leur défend; mais cette illusion, ou plutôt cette gêne intérieure, ne +diminue rien de leurs souffrances, car la pire des douleurs est celle +qui ne peut se reposer sur elle-même. Le scélérat est inquiet et défiant +au fond de sa propre pensée; il traite avec lui-même comme avec une +sorte d'ennemi; il garde avec sa réflexion quelques-uns des ménagements +qu'il observe pour se montrer au public; et, dans un tel état, il +n'existe jamais l'espèce de calme méditatif, d'abandon à la réflexion, +qu'il faut pour contempler toute la vérité et prendre d'après elle une +résolution irrévocable. + +Le courage qui fait braver la mort n'a point de rapport avec la +disposition qui décide à se la donner: les grands criminels peuvent être +intrépides dans le danger; c'est une suite de l'enivrement, c'est une +émotion, c'est un moyen, c'est un espoir, c'est une action; mais ces +mêmes hommes, quoique les plus malheureux des êtres, ne se tuent presque +jamais, soit que la Providence n'ait pas voulu leur laisser cette +sublime ressource, soit qu'il y ait dans le crime une ardente +personnalité qui, sans donner aucune jouissance, exclut les sentiments +élevés avec lesquels on renonce à la vie. + +Hélas! il serait si difficile, de ne pas s'intéresser à l'homme plus +grand que la nature, alors qu'il rejette ce qu'il tient d'elle, alors +qu'il se sert de la vie pour détruire la vie, alors qu'il sait dompter +par la puissance de l'âme le plus fort mouvement de l'homme, l'instinct +de sa conservation; il serait si difficile de ne pas croire à quelques +mouvements de générosité dans l'homme qui, par repentir, se donnerait la +mort, qu'il est bon que les véritables scélérats soient incapables d'une +telle action: ce serait une souffrance pour une âme honnête, que de ne +pas pouvoir mépriser complètement l'être qui lui inspire de l'horreur. + + + + +SECTION II. + +DES SENTIMENTS QUI SONT L'INTERMÉDIAIRE ENTRE LES PASSIONS ET LES +RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +_Explication du titre de la seconde section._ + + +L'amitié, la tendresse paternelle, filiale et conjugale, la religion +dans quelques caractères, ont beaucoup des inconvénients des passions; +et dans d'autres, ces mêmes affections donnent la plupart des avantages +des ressources qu'on trouve en soi. L'exigence, c'est-à-dire, le besoin +d'un retour quelconque de la part des autres, est le point de +ressemblance par lequel l'amitié et les sentiments de la nature se +rapprochent des peines de l'amour; et quand la religion est du +fanatisme, tout ce que j'ai dit de l'esprit de parti s'applique +entièrement à elle. + +Mais quand l'amitié et les sentiments de la nature seraient sans +exigence, quand la religion serait sans fanatisme, on ne pourrait pas +encore ranger de telles affections dans la classe des ressources qu'on +trouve en soi; car ces sentiments modifiés rendent néanmoins encore +dépendant du hasard. Si vous êtes séparé de l'ami qui vous est cher; si +les parents, les enfants, l'époux que le sort vous a donnés, ne sont pas +dignes de votre amour, le bonheur que ces liens peuvent promettre n'est +plus en votre puissance. Et quant à la religion, ce qui fait la base de +ses jouissances, l'intensité de la foi, est un don absolument +indépendant de nous: sans cette ferme croyance, on doit encore +reconnaître l'utilité des idées religieuses; mais il n'est au pouvoir de +qui que ce soit de s'en donner le bonheur. + +C'est donc sous ces différents rapports que j'ai classé le sujet des +trois chapitres que l'on va lire, entre les passions asservissantes, et +les ressources qui dépendent de soi seul. + + + + +CHAPITRE II. + +_De l'amitié._ + + +Je ne puis m'empêcher de m'arrêter au milieu de cet ouvrage, m'étonnant +moi-même de la constance avec laquelle j'analyse les affections du coeur, +et repousse loin d'elles toute espérance de bonheur durable. Est-ce ma +vie que je démens? père, enfants, amis, amies, est-ce ma tendresse pour +vous que je vais désavouer? Ah! non; depuis que j'existe je n'ai +cherché, je n'ai voulu de bonheur que dans le sentiment, et c'est par +mes blessures que j'ai trop appris à compter ses douleurs. Un jour +heureux, un être distingué rattachent à ces illusions, et vingt fois on +revient à cette espérance après l'avoir vingt fois perdue. Peut-être à +l'instant où je parle, je crois, je veux encore être aimée; je laisse +encore ma destinée dépendre tout entière des affections de mon coeur; +mais celui qui n'a pu vaincre sa sensibilité n'est pas celui qu'il faut +le moins croire sur les raisons d'y résister. Une sorte de philosophie +dans l'esprit indépendante de la nature même du caractère, permet de se +juger comme un étranger, sans que les lumières influent sur les +résolutions; de se regarder souffrir, sans que sa douleur soit allégée +par le don de l'observer en soi-même; et la justesse des méditations +n'est point altérée par la faiblesse de coeur, qui ne permet pas de se +dérober à la peine. D'ailleurs les idées générales cesseraient d'avoir +une application universelle, si l'on y mêlait l'impression détaillée des +situations particulières. Pour remonter à la source des affections de +l'homme, il faut agrandir ses réflexions en les séparant de ses +circonstances personnelles: elles ont fait naître la pensée, mais la +pensée est plus forte qu'elles; et le vrai moraliste est celui qui, ne +parlant, ni par invention, ni par réminiscence, peint toujours l'homme +et jamais lui. + +L'amitié n'est point une passion, car elle ne vous ôte pas l'empire de +vous-même; elle n'est pas une ressource qu'on trouve en soi, puisqu'elle +vous soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de votre +choix; enfin elle inspire le besoin du retour, et, sous ce rapport +d'exigence, elle fait ressentir plusieurs des peines de l'amour, sans +promettre des plaisirs aussi vifs. L'homme est placé, par toutes ses +affections, dans cette triste alternative: s'il a besoin d'être aimé +pour être heureux, tout système de bonheur certain et durable est fini +pour lui; et s'il sait y renoncer, c'est une grande partie de ses +jouissances sacrifiée pour assurer celles qui lui resteront, c'est une +réduction courageuse qui n'enrichit que dans l'avenir. + +Je considérerai d'abord dans l'amitié, non ces liaisons fondées sur +divers genres de convenances qu'il faut attribuer à l'ambition et à la +vanité, mais ces attachements purs et vrais, nés du simple choix du +coeur, dont l'unique cause est le besoin de communiquer ses sentiments et +ses pensées, l'espoir d'intéresser, la douce assurance que ses plaisirs +et ses peines répondent à un autre coeur. Si deux amis peuvent réussir à +confondre leurs existences, à transporter l'un dans l'autre ce qu'il y a +d'ardent dans la personnalité; si chacun d'eux n'éprouve le bonheur ou +la peine que par la destinée de son ami; si, se confiant mutuellement +dans leurs sentiments réciproques, ils goûtent le repos que donne la +certitude, et le charme des affections abandonnées, ils sont heureux: +mais que de douleurs peuvent naître de la poursuite de tels biens! + +Deux hommes, distingués par leurs talents et appelés à une carrière +illustre, veulent se communiquer leurs desseins; ils souhaitent de +s'éclairer ensemble: s'ils trouvent du charme dans ces conversations où +l'esprit goûte aussi les plaisirs de l'intimité, où la pensée se montre +à l'instant même de sa naissance, quel abandon d'amour-propre il faut +supposer pour croire qu'en se confiant on ne se mesure jamais! qu'on +exclue du tête-à-tête tout jugement comparable sur le mérite de son ami +et sur le sien, et qu'on se soit connu sans se classer! Je ne parle pas +des rivalités perfides qui pourraient naître d'une concurrence +quelconque; je me suis attachée dans cet ouvrage à considérer les hommes +selon leur caractère sous le point de vue le plus favorable. Les +passions causent tant de malheur par elles-mêmes, qu'il n'est pas +nécessaire, pour en détourner, de peindre leurs effets dans les âmes +naturellement vicieuses. Nul homme, à l'avance, ne se croyant capable de +commettre une mauvaise action, ce genre de danger n'effraye personne, et +lorsqu'on le suppose, on se donne seulement pour adversaire l'orgueil de +son lecteur. Imaginons donc qu'une ambition pareille, ou contraire, ne +brouillera point deux amis. Comme il est impossible de séparer l'amitié +des actions qu'elle inspire, les services réciproques sont un des liens +qui doivent nécessairement en résulter; et qui peut se répondre que le +succès des efforts de son ami n'influera pas sur vos sentiments pour +lui! Si l'on n'est pas content de l'activité de son ami, si l'on croit +avoir à s'en plaindre, à la perte de l'objet de ses désirs viendra +bientôt se joindre le chagrin plus amer de douter du degré d'intérêt que +votre ami mettait à vous seconder. Enfin, en mêlant ensemble le +sentiment et les affaires, les intérêts du monde et ceux du coeur, on +éprouve une sorte de peine qu'on ne veut pas approfondir, parce qu'il +est plus honorable de l'attribuer au sentiment seul, mais qui se compose +aussi d'une autre sorte de regrets, rendus plus douloureux par leur +mélange avec les affections de l'âme. Il semble alors qu'il vaudrait +mieux séparer entièrement l'amitié de tout ce qui n'est pas elle; mais +son plus grand charme serait perdu si elle ne s'unissait pas à votre +existence entière: ne sachant pas, comme l'amour, vivre d'elle-même, il +faut qu'elle partage tout ce qui compose vos intérêts et vos sentiments; +et c'est à la découverte, à la conservation de cet autre soi, que tant +d'obstacles s'opposent. + +Les anciens avaient une idée exaltée de l'amitié, qu'ils peignaient sous +les traits de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, de Castor +et Pollux; mais sans s'arrêter à ce qu'il y a de mythologique dans ces +histoires, c'est à des compagnons d'armes que l'on supposait de tels +sentiments; et les dangers que l'on affronte ensemble, en apprenant à +braver la mort, rendent plus facile le dévouement de soi-même à un +autre. L'enthousiasme de la guerre excite toutes les passions de l'âme, +remplit les vides de la vie, et par la présence continuelle de la mort +fait taire la plupart des rivalités, pour leur substituer le besoin de +s'appuyer l'un sur l'autre, de lutter, de triompher, ou de périr +ensemble. Mais tous ces mouvements généreux que produit le plus beau des +sentiments des hommes, la valeur, sont plutôt les qualités propres au +courage qu'à l'amitié: lorsque la guerre est finie, rien n'est moins +probable que la réalité, la durée des rapports qu'on se croyait avec +celui qui partageait nos périls. + +Pour juger de l'amitié même, il faut l'observer dans les hommes qui ne +parcourent ni la carrière militaire, ni celle de l'ambition; et +peut-être verra-t-on alors que ce sentiment est le plus exigeant de tous +dans les âmes ardentes. On veut qu'il suffise à la vie, on s'agite du +vide qu'il laisse, on en accuse le peu de sensibilité de son ami; et +quand on éprouverait l'un pour l'autre un sentiment semblable, on serait +fatigué mutuellement de l'exigence réciproque. Je sais bien qu'au +tableau de toutes ces inquiétudes on peut opposer les êtres froids qui, +aimant comme ils font toutes les autres actions de leur vie, consacrent +à l'amitié tel jour de la semaine, règlent par avance quel pouvoir sur +leur bonheur ils donneront à ce sentiment, et s'acquittent d'un penchant +comme d'un devoir; mais j'ai déjà dit, dans l'introduction de cet +ouvrage, que je ne voulais m'occuper que du destin des âmes passionnées: +le bonheur des autres est assuré par toutes les qualités qui leur +manquent. + +Les femmes font habituellement de la confidence le premier besoin de +l'amitié, et ce n'est plus alors qu'une conséquence de l'amour; il faut +que réciproquement une passion semblable les occupe, et leur +conversation n'est souvent alors que le sacrifice alternatif fait, par +celle qui écoute, à l'espérance de parler à son tour. La confidence même +que l'on s'adresse l'une à l'autre de sentiments moins exclusifs, porte +avec elle le même caractère; et l'occupation qu'on a de soi est un tiers +importun successivement à toutes deux. Que devient cependant le plaisir +de se confier, si l'on aperçoit de l'indifférence, si l'on surprend un +effort? Tout est dit pour les âmes sensibles, et la personnalité seule +peut continuer des entretiens dont l'oeil pénétrant de la délicatesse a +vu l'amitié fatiguée. + +Les femmes, ayant toutes la même destinée, tendent toutes au même but; +et cette espèce de jalousie qui se compose du sentiment et de +l'amour-propre est la plus difficile à dompter. Il y a, dans la plupart +d'entre elles, un art qui n'est pas de la fausseté, mais un certain +arrangement de la vérité dont elles ont toutes le secret, et dont +cependant elles détestent la découverte. Jamais le commun des femmes ne +pourra supporter de chercher à plaire à un homme devant une autre femme; +il y a aussi une espèce de fortune commune à tout ce sexe en agréments, +en esprit, en beauté, et chaque femme se persuade qu'elle hérite de la +ruine de l'autre. Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments +vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce +d'intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles +généraux qui séparent les femmes entre elles. Il faut trouver autant +d'agréments qu'on peut s'en croire, et plus de qualités positives, pour +qu'il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi; alors le +premier bien, sans doute, est l'amitié d'une femme. Quel homme éprouva +jamais tout ce que le coeur d'une femme peut souffrir? l'être qui fut ou +serait aussi malheureux que vous, peut seul porter du secours au plus +intime, au plus amer de la douleur. Mais quand cet objet unique serait +rencontré, la destinée, l'absence ne pourraient-elles pas troubler le +bonheur d'un tel lien? Et d'ailleurs celle qui croirait posséder l'ami +le plus parfait et le plus sensible, l'amie la plus distinguée, sachant +mieux que personne tout ce qu'il faut pour obtenir du bonheur dans de +telles relations, serait d'autant plus, éloignée de conseiller comme la +destinée de tous, la plus rare des chances morales. + +Enfin deux amis d'un sexe différent, qui n'ont aucun intérêt commun, +aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par +cette opposition même; mais si l'amour les captive, je ne sais quel +sentiment, mêlé d'amour-propre et d'égoïsme, fait trouver à un homme ou +à une femme, liés par l'amitié, peu de plaisir à s'entendre parler de la +passion qui les occupe. Ces sortes de liens, ou ne se maintiennent pas, +ou cessent alors qu'on n'aime plus l'objet dont on s'entretenait; on +s'aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. Si ces deux amis, +au contraire, n'ont point de premier objet, ils voudront obtenir l'un de +l'autre cette préférence suprême. Dès qu'un homme et une femme ne sont +point attachés ailleurs par l'amour, ils cherchent dans leur amitié tout +le dévouement de ce sentiment, et il y a une sorte d'exigence naturelle, +entre deux personnes d'un sexe différent, qui fait demander par degrés, +et sans s'en apercevoir, ce que la passion seule peut donner, quelque +éloigné que l'un ou l'autre soit de la ressentir. On se soumet d'avance +et sans peine à la préférence que son ami accorde à sa maîtresse; mais +on ne s'accorde pas à voir les bornes que la nature même de son +sentiment met aux preuves de son amitié; on croit donner plus qu'on ne +reçoit, par cela même qu'on est plus frappé de l'un que de l'autre, et +l'égalité est aussi difficile à établir sous ce rapport que sous tous +les autres; cependant elle est le but où tendent ceux qui se livrent à +ce lien. L'amour se passerait bien plutôt de réciprocité que l'amitié; +là où il existe de l'ivresse, on peut suppléer à tout par de l'erreur; +mais l'amitié ne peut se tromper, et lorsqu'elle compare, elle n'obtient +presque jamais le résultat qu'elle désire; ce qu'on mesure paraît si +rarement égal; il y a quelquefois plus de parité dans les extrêmes, et +les sentiments sans bornes se croient plus aisément semblables. + +Quelles tristes pensées ces analyses ne font-elles pas naître sur la +destinée de l'homme! Quoi! plus le caractère est susceptible +d'attachements passionnés, plus il faut craindre de faire dépendre son +bonheur du besoin d'être aimé! Est-ce une réflexion qui doive livrer à +la froide personnalité? Ce serait, au contraire, cette réflexion même +qui devrait conduire à penser qu'il faut éloigner de toutes les +affections de l'âme jusqu'à l'égoïsme du sentiment. Contentez-vous +d'aimer, vous qui êtes nés sensibles; c'est là l'espoir qui ne trompe +jamais. Sans doute, l'homme qui s'est vu l'objet de la passion la plus +profonde, qui recevait à chaque instant une nouvelle preuve de la +tendresse qu'il inspirait, éprouvait des émotions plus enivrantes. Ces +plaisirs, non créés par soi, ressemblent aux dons du ciel, ils exaltent +la destinée: mais ce bonheur d'un jour gâte toute la vie; le seul trésor +intarissable, c'est son propre coeur. Celui qui consacre sa vie au +bonheur de ses amis et de sa famille, celui qui, prévenant tous les +sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêtée l'amitié qu'il inspire; +celui qui, n'existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce +qu'ils feraient pour lui; celui qui trouve dans les jouissances qu'il +donne le prix des sentiments qu'il éprouve; celui dont l'âme est si +agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu'il ne lui +reste aucun de ces moments de vague où la rêverie enfante l'inquiétude +et le reproche, celui-là peut sans crainte s'exposer à l'amitié. + +Mais un tel dévouement n'a presque point d'exemple entre des égaux; il +peut exister, causé par l'enthousiasme ou par un devoir quelconque; mais +il n'est presque jamais possible dans l'amitié, dont la nature est +d'inspirer le funeste besoin d'un parfait retour; et c'est parce que le +coeur est fait ainsi, que je me suis réservé de peindre la bonté comme +une ressource plus assurée que l'amitié, et meilleure pour le repos des +âmes passionnément sensibles. + + + + +CHAPITRE III. + +_De la tendresse filiale, paternelle et conjugale._ + + +Ce qu'il y a de plus sacré dans la morale, ce sont les liens des parents +et des enfants: la nature et la société reposent également sur ce +devoir, et le dernier degré de la dépravation est de braver l'instinct +involontaire qui, dans ces relations, nous inspire tout ce que la vertu +peut commander. Il y a donc toujours un bonheur certain attaché à de +tels liens, l'accomplissement de ses devoirs. Mais j'ai dit dans +l'Introduction de cet ouvrage, qu'en considérant toujours la vertu comme +la base de l'existence de l'homme, je n'examinerais les devoirs et les +affections que dans leur rapport avec le bonheur: il s'agit donc de +savoir maintenant quelles jouissances de sentiment les pères et les +enfants peuvent attendre les uns des autres. + +Le même principe, fécond en conséquences, s'applique à ces affections +comme à tous les attachements du coeur; si l'on y livre son âme assez +vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos +cesse et le malheur commence. Il y a dans ces liens une inégalité +naturelle qui ne permet jamais une affection de même genre, ni au même +degré; l'une des deux est plus forte, et par cela même trouve des torts +à l'autre, soit que les enfants chérissent leurs parents plus qu'ils +n'en sont aimés, soit que les parents éprouvent pour leurs enfants plus +de sentiments qu'ils ne leur en inspirent. + +Commençons par la première supposition. Les parents ont, pour se faire +aimer de leurs enfants dans leur jeunesse, beaucoup des avantages et des +inconvénients des rois; on attend d'eux beaucoup moins qu'on ne leur +donne; on est flatté du moindre effort; on juge tout ce qu'ils font pour +vous d'une manière relative, et cette sorte de mesure comparative est +bien plus aisément satisfaite: ce n'est jamais d'après ce qu'on désire, +mais d'après ce qu'on a coutume d'attendre, qu'on apprécie leur conduite +avec vous; il est bien plus facile de causer une agréable surprise à +l'habitude qu'à l'imagination. Les parents adoptent donc presque +toujours, par calcul autant que par inclination, cette sorte de dignité +qui se voile; ils veulent être jugés par ce qu'ils cachent, ils veulent +qu'on se rappelle leurs droits à l'instant même où ils consentent à les +oublier: mais ce prestige, comme tous, ne peut faire effet que pendant +un temps. Le sentiment usurpateur veut chaque jour de nouvelles +conquêtes: alors même qu'il a tout obtenu, il s'afflige souvent de ce +qui manque à la nature de l'homme pour aimer; comment supporterait-il +d'être tenu volontairement à une certaine distance? Le coeur tend à +l'égalité, et quand la reconnaissance se change en véritable tendresse, +elle perd son caractère de soumission et de déférence. Celui qui aime ne +croit plus rien devoir; il place au-dessus des bienfaits leur +inépuisable source, le sentiment; et si l'on veut toujours maintenir les +différences, les supériorités, le coeur se blesse et se retire. Les +parents cependant ne savent ou ne veulent presque jamais adopter ce +nouveau système; et la différence d'âge est peut-être cause qu'ils ne se +rapprochent jamais de vous que par des sacrifices: or il n'y a que +l'égoïsme qui sache s'arranger du bonheur avec ce mot-là. + +Quel que soit le dévouement des enfants sensibles et respectueux, les +nouveaux penchants, les nouveaux devoirs qui les attirent, donnent à +leurs parents une humeur secrète qu'ils éprouveront toujours, parce +qu'ils ne se l'avoueront jamais. Quand les parents aiment assez +profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir +leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et +prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles, +ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent +dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque +des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte +que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se +fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de +soi à eux: c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant +une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur +teniez compte de ce vague de puissance dont ils n'usent pas après se +l'être supposé. Enfin la plupart ont le tort habituel de se fonder +toujours sur le seul obstacle qui puisse exister à l'excès de tendresse +qu'on aurait pour eux, leur autorité, et de ne pas sentir, au contraire, +que dans cette relation, comme dans toutes celles où il existe d'un côté +une supériorité quelconque, c'est pour celui à qui l'avantage +appartient, que la dépendance du sentiment est la plus nécessaire et la +plus aimable. Une très-grande simplicité dans le caractère de vos +parents, ou une supériorité si marquée, que leurs enfants soient heureux +d'entretenir avec eux plutôt un culte qu'une liaison, peuvent détruire +ces observations; mais c'est aux situations les plus communes qu'elles +s'appliquent. + +Dans la seconde supposition, peut-être la plus naturelle, le sentiment +maternel, accoutumé par les soins qu'il donne à la première enfance, à +se passer de toute espèce de retour, fait éprouver des jouissances +très-vives et très-pures, qui portent souvent tous les caractères de la +passion, sans exposer à d'autres orages que ceux du sort, et non des +mouvements intérieurs de l'âme; mais il est si tristement prouvé que, +dès que le besoin de la réciprocité commence, le bonheur des sentiments +s'altère, que l'enfance est l'époque de la vie qui inspire à la plupart +des parents l'attachement le plus vif, soit que l'empire absolu qu'on +exerce alors sur les enfants les identifie avec vous-mêmes, soit que +leur dépendance inspire une sorte d'intérêt qui attache plus que les +succès mêmes qu'ils ne doivent qu'à eux; soit que tout ce qu'on attend +des enfants alors étant en espérance, on possède à la fois ce qu'il y a +de plus doux dans la vérité et dans l'illusion, le sentiment qu'on +éprouve, et celui qu'on se flatte d'obtenir. Bientôt les événements dans +leur réalité nous présentent nos enfants élevés par nous, pour d'autres +que pour nous-mêmes, s'élançant vers la vie, tandis que le temps nous +place en arrière d'elle, pensant à nous par le souvenir, aux autres par +l'espérance. Quels parents sont alors assez sages pour considérer les +passions de la jeunesse comme les jeux de l'enfance, et pour ne pas +vouloir occuper plus de place parmi les unes que parmi les autres? + +L'éducation, sans doute, influe beaucoup sur l'esprit et le caractère, +mais il est plus aisé d'inspirer à son élève ses opinions que ses +volontés: le _moi_ de votre enfant se compose de vos leçons, des livres +que vous lui avez donnés, des personnes dont vous l'avez entouré: mais +quoique vous puissiez reconnaître partout vos traces, vos ordres n'ont +plus le même empire; vous avez formé un homme, ce qu'il a pris de vous +est devenu lui, et sert autant que ses propres réflexions à composer son +indépendance. Enfin, les générations successives étant souvent appelées +par la durée de la vie de l'homme à exister simultanément, les pères et +les enfants, dans la réciprocité de sentiment qu'ils veulent les uns des +autres, oublient presque toujours de quel différent point de vue ils +considèrent le monde; la glace qui renverse les objets qu'elle présente, +les dénature moins que l'âge qui les place dans l'avenir ou dans le +passé. + +Il n'est rien qui exige plus de délicatesse de la part des parents que +la méthode qu'il faut suivre pour diriger la vie de leurs enfants sans +aliéner leur coeur; car il n'est pas même possible de sacrifier leur +affection à l'espoir de leur être utile: toute influence durable sur la +conduite finissant avec le pouvoir du sentiment, le point juste n'est +presque jamais atteint dans cette relation. La tendresse des enfants +pour leurs parents se compose, pour ainsi dire, de tous les événements +de leur vie: il n'est point d'attachement dans lequel entrent plus de +causes étrangères à l'attrait du coeur, il n'en est donc point dont la +jouissance soit plus incertaine. La base principale d'un tel lien, +l'ascendant du devoir et de la nature, ne peut être anéanti; mais dès +qu'on aime ses enfants avec passion, on a besoin de toute autre chose +que de ce qu'ils vous doivent; et l'on court, dans son sentiment pour +eux, les mêmes chances qu'amènent toutes les affections de l'âme: enfin, +ce besoin de réciprocité, cette exigence, germe destructeur du seul don +céleste fait à l'homme, la faculté d'aimer, cette exigence est plus +fatale dans la relation des parents avec les enfants, parce qu'une idée +d'autorité s'y mêle; elle est donc par la même raison plus funeste et +plus naturelle. Toute l'égalité qui existe dans le sentiment de l'amour +suffit à peine pour éloigner de son exigence l'idée d'un droit +quelconque; il semble que celui qui aime le plus, par ce titre seul, +porte atteinte à l'indépendance de l'autre: et combien plus cet +inconvénient n'existe-t-il pas dans les rapports des parents avec les +enfants! Plus ils ont de droits, plus ils doivent éviter de s'en appuyer +pour être aimés; et cependant dès qu'une affection devient passionnée, +elle ne se repose plus en elle-même, il faut nécessairement qu'elle +agisse sur les autres. + +La tendresse conjugale, lorsqu'elle existe, donne ou les jouissances de +l'amour ou celles de l'amitié, et je crois avoir déjà analysé les unes +et les autres: il y a dans ce lien cependant quelque chose de +particulier, en bien et en mal, qu'il faut examiner. Il est heureux, +dans la route de la vie, d'avoir inventé des circonstances qui, sans le +secours même du sentiment, confondent deux égoïsmes au lieu de les +opposer; il est heureux d'avoir commencé l'association d'assez bonne +heure pour que les souvenirs de la jeunesse aident à supporter, l'un +avec l'autre, la mort qui commence à la moitié de la vie; mais +indépendamment de ce qu'il est si aisé de concevoir sur la difficulté de +se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des +intérêts communs, offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent +pas du sentiment, mais finissent par l'altérer. Personne ne sait à +l'avance combien peut être longue l'histoire de chaque journée; si l'on +observe la vérité des impressions qu'elle produit, et dans ce qu'on +appelle, avec raison, le _ménage_, il se rencontre à chaque instant de +certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu'il y avait +d'exalté dans le sentiment: c'est donc de tous les liens celui où il est +le moins probable d'obtenir le bonheur romanesque du coeur; il faut, pour +maintenir la paix dans cette relation, une sorte d'empire sur soi-même, +de force, de sacrifice, qui rapproche beaucoup plus cette existence des +plaisirs de la vertu que des jouissances de la passion. + +Sans cesse la main de fer de la destinée repousse l'homme dans +l'incomplet; il semble que le bonheur est possible par la nature même +des choses, qu'avec telle réunion de ce qui est épars dans le monde, on +aurait la perfection désirée; mais dans le travail de cet édifice, une +pierre renverse l'autre, un avantage exclut celui qui doublait son prix; +le sentiment dans sa plus grande force est exigeant par sa nature, et +l'exigence détruit l'affection qu'elle veut obtenir. Souvent l'homme, +inconséquent dans ses voeux, s'éloigne seulement parce qu'il est trop +aimé, et se voyant l'objet de tous les dévouements et de toutes les +qualités, confesse que l'excès même de l'attachement suffit pour effacer +la trace de ses bienfaits. Quel conseil, quel résultat tirer de ces +réflexions? La conclusion que j'ai annoncée; c'est que les âmes ardentes +éprouvent par l'amitié, par les liens de la nature, plusieurs des peines +attachées à la passion, et que par delà la ligne du devoir et des +jouissances qu'on peut puiser dans ses propres affections, le sentiment, +de quelque nature qu'il puisse être, n'est jamais une ressource qu'on +trouve en soi; il met toujours le bonheur dans la dépendance de la +destinée, du caractère et de l'attachement des autres. + + + + +CHAPITRE IV. + +_De la religion._ + + +Je ne peindrai point la religion dans les excès du fanatisme; les +siècles et la philosophie ont épuisé ce sujet, et ce que j'ai dit sur +l'esprit de parti est applicable à cette frénésie comme à toutes celles +causées par l'empire d'une opinion. Ce n'est pas non plus de ces idées +religieuses, seul espoir de la fin de l'existence, que je veux parler. +Le théisme des hommes éclairés, des âmes sensibles, est de la véritable +philosophie; et c'est en considérant toutes les ressources que l'homme +peut tirer de sa raison, qu'il faut compter cette idée, trop grande en +elle-même pour n'être pas d'un poids immense encore, malgré ses +incertitudes. + +Mais la religion, dans l'acception générale, suppose une inébranlable +foi; et lorsqu'on a reçu du ciel cette profonde conviction, elle suffit +à la vie et la remplit tout entière: c'est sous ce rapport que +l'influence de la religion est véritablement puissante, et c'est sous ce +même rapport qu'on doit la considérer comme un don aussi indépendant de +soi, que la beauté, le génie, ou tout autre avantage qu'on tient de la +nature, et qu'aucun effort ne peut obtenir. + +Comment serait-il au pouvoir de la volonté de diriger nos dispositions à +cet égard? Aucune action sur soi-même n'est possible en matière de foi; +la pensée est indivisible, l'on ne peut en détacher une partie pour +travailler sur l'autre: on espère ou l'on craint; on doute ou l'on +croit, selon la nature de l'esprit et des combinaisons qu'il fait +naître. + +Après avoir bien établi que la foi est une faculté qu'il ne dépend point +de nous d'acquérir, examinons avec impartialité ce qu'elle peut pour le +bonheur, et présentons d'abord ses principaux avantages. + +L'imagination est la plus indomptable des puissances morales de l'homme; +ses désirs et ses incertitudes le tourmentent tour à tour. La religion +ouvre une longue carrière à l'espérance, et trace une route précise à la +volonté: sous ces deux rapports elle soulage la pensée. Son avenir est +le prix du présent; tout se rapportant au même but, a le même degré +d'intérêt. La vie se passe au dedans de soi, les circonstances +extérieures ne sont qu'une manière d'exercer un sentiment habituel; +l'événement n'est rien, le parti qu'on a pris est tout; et ce parti, +toujours commandé par une loi divine, n'a jamais pu coûter un instant +d'incertitude. Dès qu'on est à l'abri du remords, on ignore ces +repentirs du coeur ou de l'esprit qui s'accusent du hasard même, et +jugent de la résolution par ses effets. Les succès ou les revers ne +donnent à la conscience des dévots ni contentement ni regret; la morale +religieuse ne laissant aucun vague sur aucune des actions de la vie, +leur décision est toujours simple. Quand le vrai chrétien s'est acquitté +de ses devoirs, son bonheur ne le regarde plus; il ne s'informe pas quel +sort lui est échu, il ne sait pas ce qu'il faut désirer ou craindre, il +n'est certain que de ses devoirs. Les meilleures qualités de l'âme, la +générosité, la sensibilité, loin de faire cesser tous les combats +intérieurs, peuvent, dans la lutte des passions, opposer l'une à l'autre +des affections d'une égale force; mais la religion donne pour guide un +code où, dans toutes les circonstances, ce qu'on doit faire est résolu +par une loi. Tout est fixe dans le présent, tout est indéfini dans +l'avenir; enfin, l'âme éprouve une sorte de bien-être jamais plus vif, +mais toujours calme; elle est environnée d'une auréole qui l'éclaire au +moins dans les ténèbres, si elle n'est pas aussi éclatante que le jour, +et cet état la dérobant au malheur, sauve après tout plus des deux tiers +de la vie. + +S'il en est ainsi pour les destinées communes, si la religion compense +les jouissances qu'elle ôte, elle est d'une utilité souveraine dans les +situations désespérées. Lorsqu'un homme, après avoir commis de grands +crimes, en éprouve un vrai remords, cette situation de l'âme est si +violente qu'on ne peut la supporter qu'à l'aide d'idées surnaturelles. +Sans doute le plus efficace des repentirs serait des actions vertueuses; +mais à la fin de la vie, même dans la jeunesse, quel coupable peut +espérer de faire autant de bien qu'il a causé de mal? quelle somme de +bonheur équivaut à l'intensité de la peine? qui est assez puissant pour +expier du sang ou des pleurs? Une dévotion ardente suffit à +l'imagination exaltée des criminels repentants; et dans ces solitudes +profondes où les chartreux et les trappistes adoptaient une vie si +contraire à la raison, les coupables convertis trouvaient la seule +existence qui convînt à l'agitation de leur âme; peut-être même des +hommes dont la nature véhémente les eût appelés dans le monde à +commettre de grands crimes, livrés, dès leur enfance, au fanatisme +religieux, ont enseveli dans les cloîtres l'imagination qui bouleverse +les empires. Ces réflexions ne suffisent pas pour encourager de +semblables institutions; mais on voit que, sous toutes les formes, +l'ennemi de l'homme c'est la passion, et qu'elle seule fait la grande +difficulté de la destinée humaine. + +Dans la classe de la société qui est livrée aux travaux matériels, +l'imagination est encore la faculté dont il faut le plus craindre les +effets. Je ne sais si l'on a détruit la foi religieuse du peuple en +France; mais on aura bien de la peine à remplacer pour lui toutes les +jouissances réelles dont cette idée lui tenait lieu: la révolution y a +suppléé pendant quelque temps; un de ses grands attraits pour le peuple +a été d'abord l'intérêt, l'agitation même qu'elle répandait sur sa vie. +La rapide succession des événements, les émotions qu'elle faisait +naître, causaient une sorte d'ivresse qui hâtait le temps, et ne +laissait plus sentir le vide, ni l'inquiétude de l'existence. On s'est +trop accoutumé à penser que les hommes du peuple bornaient leur ambition +à la possession des biens physiques: on les a vus ardemment attachés à +la révolution, parce qu'elle leur donnait le plaisir de connaître les +affaires, d'influer sur elles, de s'occuper de leurs succès. Toutes ces +passions des hommes oisifs ont été découvertes par ceux qui n'avaient +connu que le besoin du travail et le prix de son salaire; mais lorsque +l'établissement d'un gouvernement quelconque fait rentrer nécessairement +les trois quarts de la société dans les occupations qui chaque jour +assurent la subsistance du lendemain, lorsque le bouleversement d'une +révolution n'offrira plus à chaque homme la chance d'obtenir tous les +biens que l'opinion et l'industrie ont entassés depuis des siècles dans +un empire de vingt-cinq millions d'hommes, quel trésor pourra-t-on +ouvrir à l'espérance, qui se proportionne, comme la foi religieuse, aux +désirs de tous ceux qui veulent y puiser? Quelle idée, magique qui, tout +à la fois, contienne, resserre les actions dans le cercle le plus +circonscrit, et satisfasse la passion dans son besoin indéfini d'espoir, +d'avenir et de but? + +Si ce siècle est l'époque où les raisonnements ont le plus ébranlé la +possibilité d'une croyance implicite, c'est dans ce temps aussi que les +plus grands exemples de la puissance de la religion ont existé. On a +sans cesse présentes à sa pensée ces victimes innocentes qui, sous un +régime de sang, périssaient, entraînant après elles ce qu'elles avaient +de plus cher: jeunesse, beauté, vertus, talents; une puissance plus +arbitraire que le destin, et non moins irrévocable, précipitait tout +dans le tombeau. Les anciens ont bravé la mort par le dégoût de +l'existence; mais nous avons vu des femmes nées timides, des jeunes gens +à peine sortis de l'enfance, des époux qui, s'aimant, avaient dans cette +vie ce qui peut seul la faire regretter, s'avancer vers l'éternité, sans +croire être séparés par elle, ne pas reculer devant cet abîme où +l'imagination frémit de tout ce qu'elle invente, et, moins lassés que +nous des tourments de la vie, supporter mieux l'approche de la mort. + +Enfin un homme avait vu toutes les prospérités de la terre se réunir sur +sa tête, la destinée humaine semblait s'être agrandie pour lui, et avoir +emprunté quelque chose des rêves de l'imagination; roi de vingt-cinq +millions d'hommes, tous leurs moyens de bonheur étaient réunis dans ses +mains pour valoir à lui seul la jouissance de les dispenser de nouveau; +né dans cette éclatante situation, son âme s'était formée pour la +félicité; et le hasard qui, depuis tant de siècles, avait pris en faveur +de sa race un caractère d'immutabilité, n'offrait à sa pensée aucune +chance de revers, n'avait pas même exercé sa réflexion sur la +possibilité de la douleur; étranger au sentiment du remords, puisque +dans sa conscience il se croyait vertueux, il n'avait éprouvé que des +impressions paisibles; sa destinée et son caractère ne le préparant +point à s'exposer aux coups du sort, il semblait que son âme devait +succomber au premier trait du malheur. Cet homme cependant, qui manqua +de la force nécessaire pour préserver son pouvoir, et fit douter de son +courage, tant qu'il en eut besoin pour repousser ses ennemis; cet homme, +dont l'esprit naturellement incertain et timide, ne sut ni croire à ses +propres idées, ni même adopter en entier celles d'un autre; cet homme +s'est montré tout à coup capable de la plus étonnante des résolutions, +celle de souffrir et de mourir. Louis XVI s'est trouvé roi pendant le +premier orage d'une révolution sans exemple dans l'histoire. Les +passions se disputaient son existence; il représentait à lui seul toutes +les idées contre lesquelles on était armé. À travers tant de dangers, il +persista à ne prendre pour guide que les maximes d'une piété +superstitieuse; mais c'est à l'époque où la religion seule triomphe +encore, c'est à l'instant où le malheur est sans espoir, que la +puissance de la foi se développa tout entière dans la conduite de Louis. +La force inébranlable de cette conviction ne permit plus d'apercevoir +dans son âme l'ombre d'une faiblesse; l'héroïsme de la philosophie fut +contraint à se prosterner devant sa simple résignation. Il reçut +passivement tous les arrêts du malheur, et se montra cependant sensible +pour ce qu'il aimait, comme si les facultés de sa vie avaient doublé à +l'instant de sa mort. Il compta, sans frémir, tous les pas qui le +menèrent du trône à l'échafaud; et dans l'instant terrible où il lui fut +encore prononcé cette sublime expression: _Fils de saint Louis, montez +au ciel_, telle était son exaltation religieuse, qu'il est permis de +croire que ce dernier moment même n'appartint point dans son âme à +l'épouvante de la mort. + +On ne m'accusera point, je crois, d'avoir affaibli le tableau de +l'influence de la religion; cependant je ne pense pas qu'indépendamment +de l'inutilité des efforts qu'on pourrait faire à cet égard sur +soi-même, on doive compter l'absorbation de la foi au rang des meilleurs +moyens de bonheur pour les hommes. Il n'est pas de mon sujet, dans cette +première partie, de considérer la religion dans ses relations +politiques, c'est-à-dire, dans l'utilité dont elle doit être à la +stabilité et au bonheur de l'état social; mais je l'examine sous le +rapport de ses effets individuels. + +D'abord la disposition qu'il faut donner à son esprit pour admettre les +dogmes de certaines religions, est souvent, en secret, pénible à celui +qui, né avec une raison éclairée, s'est fait un devoir de ne s'en servir +qu'à de telles conditions; ramené, par intervalles, à douter de tout ce +qui est contraire à la raison, il éprouve des scrupules de ses +incertitudes, ou des regrets d'avoir tellement livré sa vie à ces +incertitudes mêmes, qu'il faut ou reconnaître l'inutilité de son +existence passée, ou dévouer encore ce qu'il en reste. Le coeur est aussi +borné que l'esprit par la dévotion proprement dite: ce genre +d'exaltation a divers caractères. + +Alors qu'il naît du malheur, alors que l'excès des peines a jeté l'âme +dans une sorte d'affaiblissement qui ne lui permet plus de se relever +par elle-même, la sensibilité fait admettre ce qui conduit à la +destruction de la sensibilité, ou du moins ce qui interdit d'aimer de +tout l'abandon de son âme. On se fait défendre ce dont on ne pouvait se +garantir. La raison combat, avec désavantage, contre les affections +passionnées. Quelque chose d'enthousiaste comme elle, des pensées qui, +comme elle aussi, dominent l'imagination, servent de recours aux esprits +qui n'ont pas eu la force de soutenir ce qu'ils avaient de passionné +dans le caractère. Cette dévotion se sent toujours de son origine; on +voit, comme dit Fontenelle, _que l'amour a passé par là_; c'est encore +aimer sous des formes différentes, et toutes les inventions de la +faiblesse pour moins souffrir, ne peuvent ni mériter le blâme, ni servir +de règle générale. Mais la dévotion exaltée qui fait partie du caractère +au lieu d'en être seulement la ressource, cette dévotion, considérée +comme le but auquel tous doivent tendre, et comme la base de la vie, a +un tout autre effet sur les hommes. + +Elle est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce +qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des +règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être +vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même il est +plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend +de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri +de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer +des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code. +Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la +justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et +contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois +dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable +sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous +les instants qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en +devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui +s'exprime. Les qualités naturelles, développées par les principes, par +les sentiments de la moralité, sont de beaucoup supérieures aux vertus +de la dévotion. Celui qui n'a jamais besoin de consulter ses devoirs, +parce qu'il peut se fier à tous ses mouvements; celui qu'on pourrait +trouver, pour ainsi dire, une créature moins rationnelle, tant il paraît +agir involontairement et comme forcé par sa nature; celui qui exerce +toutes les vertus véritables, sans se les être nommées d'avance, et se +prise d'autant moins, que, ne faisant jamais d'effort, il n'a pas l'idée +du triomphe, celui-là est l'homme vraiment vertueux. Suivant une +expression de Dryden, différemment appliquée, la dévotion élève un +mortel jusqu'aux cieux, la moralité naturelle fait descendre un ange sur +la terre: + + _He raised a mortal to the skies + She drew an angel down._ + +On peut encore penser, en reconnaissant l'avantage des caractères +inspirés par leurs propres penchants, que la dévotion, étant d'un effet +général et positif, donne des résultats plus semblables et plus certains +dans l'association universelle des hommes; mais d'abord la dévotion a de +grands inconvénients pour les caractères passionnés, et n'en eût-elle +point, ce serait, comme je l'ai dit, au nombre des événements heureux, +et non des conseils efficaces, qu'il serait possible de la classer. + +J'ai besoin de répéter que je ne comprends pas, dans cette discussion, +ces idées religieuses d'un ordre plus relevé, qui, sans influer sur +chaque détail de la vie, ennoblissent son but, donnent au sentiment et à +la pensée quelques points de repos dans l'abîme de l'infini. Il s'agit +uniquement de ces dogmes dominateurs qui assurent à la religion beaucoup +plus d'action sur l'existence, en réalisant ce qui restait dans le +vague, en asservissant l'imagination par l'incompréhensible. + +Les esprits ardents n'ont que trop de penchant à croire que le jugement +est inutile; et rien ne leur convient mieux que cette espèce de suicide +de la raison abdiquant son pouvoir par son dernier acte, et se déclarant +inhabile à penser, comme s'il existait en elle quelque chose de +supérieur à elle, qui pût décider qu'une autre faculté de l'homme le +servira mieux. Les esprits ardents sont nécessairement lassés de ce qui +est; et lorsqu'une fois ils admettent quelque chose de surnaturel, il +n'y a plus d'autres bornes à cette création que les besoins de +l'imagination, et, s'exaltant elle-même, elle n'a de repos que dans +l'extrême, et ne supporte plus de modifications. + +Enfin, les affections du coeur, qui sont inséparables du vrai, sont +nécessairement dénaturées par les erreurs, de quelque genre qu'elles +soient; l'esprit ne fausse pas seul, et, quoiqu'il reste de bons +mouvements qu'il ne peut pas détruire, ce qui, dans le sentiment, +appartient à la réflexion est absolument égaré par toutes les +exagérations, et plus particulièrement encore par celle de la dévotion; +elle isole en soi-même, et soumet jusqu'à la bonté à de certains +principes qui en restreignent beaucoup l'application. + +Que serait-ce, si, quittant les idées nuancées, je parlais des exemples +qu'il reste encore d'intolérance superstitieuse, de quiétisme, +d'illuminisme, etc.; de tous ces malheureux effets du vide de +l'existence, de la lutte de l'homme contre le temps, de l'insuffisance +de la vie? Les moralistes doivent seulement signaler la route qui +conduit au dernier terme de l'erreur: tout le monde est frappé des +inconvénients de l'excès, et personne ne pouvant se persuader qu'on en +deviendra capable, l'on se regarde toujours comme étranger aux tableaux +qu'on pourrait lire. + +J'ai donc dû, de toutes les manières, ne pas admettre la religion parmi +les ressources qu'on trouve en soi, puisqu'elle est absolument +indépendante de notre volonté, puisqu'elle nous soumet et à notre propre +imagination, et à celle de tous ceux dont la sainte autorité est +reconnue. En étant conséquente au système sur lequel cet ouvrage est +fondé, au système qui considère la liberté absolue de l'être moral comme +son premier bien, j'ai dû préférer et indiquer, comme le meilleur et le +plus sûr des préservatifs contre le malheur, les divers moyens dont on +va voir le développement. + + + + +SECTION III. + +DES RESSOURCES QU'ON TROUVE EN SOI. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +_Que personne à l'avance ne redoute assez le malheur._ + + +L'égoïsme est ce qui ressemble le moins aux ressources qu'on trouve en +soi, telles que je les conçois: l'égoïsme est un caractère qu'on ne peut +ni conseiller, ni détruire; c'est une affection dont l'objet n'étant +jamais ni absent, ni infidèle, peut, sous ce rapport, valoir quelques +jouissances, mais cause de vives inquiétudes, absorbe, comme la passion +pour un autre, sans faire éprouver l'espèce de jouissance toujours +attachée au dévouement de soi: d'ailleurs, la personnalité, soit qu'on +la considère comme un bien ou comme un mal, est une disposition de l'âme +absolument indépendante de sa volonté; on n'y arrive point par effort; +on y est, au contraire, entraîné. La sagesse s'acquiert, parce qu'elle +est toute composée de sacrifices; mais se donner un goût, mais inspirer +un penchant, sont des mots contradictoires. Enfin, les caractères +passionnés ne sont jamais susceptibles de ce qu'on appelle l'égoïsme: +c'est bien à leur propre bonheur qu'ils tendent avec impétuosité; mais +ils le cherchent au dehors d'eux, mais ils s'exposent pour l'obtenir, +mais ils n'ont jamais cette personnalité prudente et sensuelle qui +tranquillise l'âme, au lieu de l'agiter. Et comme cet ouvrage n'est +consacré qu'à l'étude des caractères passionnés, tout ce qui n'entre pas +dans ce sujet en doit être écarté. + +Il s'agit des ressources qu'on peut trouver en soi après les orages des +grandes passions; des ressources qu'on doit se hâter d'adopter, si l'on +s'est convaincu de bonne heure de tout ce que j'ai tâché de développer +dans l'analyse des affections de l'âme. Sans doute, si le désespoir +décidait toujours à se donner la mort, le cours de l'existence, ainsi +fixé, pourrait se combiner avec plus de hardiesse; l'homme pourrait se +risquer, sans crainte, à la poursuite de ce qu'il croit le bonheur +parfait: mais qui peut braver le malheur, ne l'a jamais éprouvé. + +Ce mot terrible, le malheur, s'entend dans les premiers jours de la +jeunesse, sans que la pensée le comprenne. Les tragédies, les ouvrages +d'imagination, vous représentent l'adversité comme un tableau où le +courage et la beauté se déploient; la mort, ou un dénoûment heureux +terminent, en peu d'instants, l'anxiété qu'on éprouve. Au sortir de +l'enfance, l'image de la douleur est inséparable d'une sorte +d'attendrissement qui mêle du charme à toutes les impressions qu'on +reçoit; mais il suffit souvent d'avoir atteint vingt-cinq années pour +être arrivé à l'époque d'infortune marquée dans la carrière de toutes +les passions. + +Alors le malheur est long comme la vie; il se compose de vos fautes et +du sort; il vous humilie et vous déchire. Les indifférents, les +connaissances intimes même, vous représentent, par leurs manières avec +vous, le tableau raccourci de vos infortunes. À chaque instant, les +mots, les expressions les plus simples, vous apprennent de nouveau ce +que vous savez déjà, mais ce qui frappe à chaque fois comme inattendu. +Si vous faites des projets, ils retombent toujours sur la peine +dominante; elle est partout, il semble qu'elle rende impraticables les +résolutions même qui doivent y avoir le moins de rapport: c'est contre +cette peine alors qu'on dirige ses efforts, on adopte des plans insensés +pour la surmonter, et l'impossibilité de chacun d'eux, démontrée par la +réflexion, est un nouveau revers au dedans de soi. On se sent saisi par +une seule idée, comme sous la griffe d'un monstre tout-puissant; on +contraint sa pensée, sans pouvoir la distraire; il y a un travail dans +l'action de vivre qui ne laisse pas un moment de repos; le soir est la +seule attente de tout le jour, le réveil est un coup douloureux qui vous +représente chaque matin votre malheur avec l'effet de la surprise. Les +consolations de l'amitié agissent à la surface, mais la personne qui +vous aime le plus, n'a pas, sur ce qui vous intéresse, la millième +partie des pensées qui vous agitent; de ces pensées qui n'ont point +assez de réalité pour être exprimées, et dont l'action est assez vive +cependant pour vous dévorer. Excepté dans l'amour, où en parlant de +vous, celui qui vous aime s'occupe de lui, je ne sais comment on peut se +résoudre à entretenir un autre de sa peine autant qu'on y pense; et quel +bien, d'ailleurs, en pourrait-on retirer? La douleur est fixe, et rien +ne peut la déplacer, qu'un événement ou le courage. Alors que le malheur +se prolonge, il a quelque chose d'aride, de décourageant, qui lasse de +soi-même, autant qu'il importune les autres. On se sent poursuivi par le +sentiment de l'existence, comme par un dard empoisonné; on voudrait +respirer un jour, une heure, pour reprendre des forces, pour recommencer +la lutte au dedans de soi, et c'est sous le poids qu'il faut se relever, +c'est accablé qu'il faut combattre; on ne découvre pas un point sur +lequel on puisse s'appuyer pour vaincre le reste. L'imagination a tout +envahi, la douleur est au terme de toutes les réflexions, et il en +arrive subitement de nouvelles qui découvrent de nouvelles douleurs. +L'horizon recule devant soi à mesure que l'on avance; on essaie de +penser pour vaincre les sensations, et les pensées les multiplient; +enfin, l'on se persuade bientôt que ses facultés sont baissées; la +dégradation de soi flétrit l'âme, sans rien ôter à l'énergie de la +douleur; il n'est point de situation dans laquelle on puisse se reposer, +on veut fuir ce qu'on éprouve, et cet effort agite encore plus. Celui +qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut +s'intéresser encore à lui-même, n'est pas malheureux. Il faut être +dégoûté de soi, et se sentir lié à son être, comme si l'on était deux, +fatigués l'un de l'autre; il faut être devenu incapable de toutes les +jouissances, de toutes les distractions, pour ne sentir qu'une douleur; +il faut, enfin, que quelque chose de sombre, desséchant l'émotion, ne +laisse dans l'âme qu'une seule impression inquiète et brûlante. La +souffrance est alors le centre de toutes les pensées, elle devient le +principe unique de la vie, on ne se reconnaît que par sa douleur. + +Si les paroles pouvaient transmettre ces sensations tellement inhérentes +à l'âme qu'en les exprimant on leur ôte toujours quelque chose de leur +intensité; si l'on pouvait concevoir d'avance ce que c'est que le +malheur, je ne crois pas que personne pût rejeter avec dédain le système +qui a pour but seulement d'éviter de souffrir. Des hommes froids, qui +veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la +douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli +mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette +femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: _C'était le bon temps, +j'étais bien heureuse_. Mais jamais cette expression même n'eût été +prononcée par un coeur passionné. Ce sont les caractères sans véritable +chaleur qui parlent sans cesse des avantages des passions, du besoin de +les éprouver; les âmes ardentes les craignent; les âmes ardentes +accueilleront tous les moyens de se préserver de la douleur: c'est à +ceux qui savent la craindre que ces dernières réflexions sont dédiées; +c'est surtout à ceux qui souffrent qu'elles peuvent apporter quelque +consolation. + + + + +CHAPITRE II. + +_De la philosophie._ + + +La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées +d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se +placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en +rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le +bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en +s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Il faut qu'on ait +appris à concevoir la vie passivement, à supporter que son cours soit +uniforme, à suppléer à tout par la pensée, à voir en elle les seuls +événements qui ne dépendent ni du sort, ni des hommes. Lorsqu'on s'est +dit qu'il est impossible d'obtenir le bonheur, on est plus près +d'atteindre à quelque chose qui lui ressemble, comme les hommes dérangés +dans leur fortune ne se retrouvent à l'aise que lorsqu'ils se sont avoué +qu'ils étaient ruinés. Quand on a fait le sacrifice de ses espérances, +tout ce qui revient à compte d'elles est un bien imprévu, dont aucun +genre de crainte n'a précédé la possession. Il est une multitude de +jouissances partielles qui ne dérivent point d'une même source, mais +offrent des plaisirs épars à l'homme dont l'âme paisible est disposée à +les goûter; une grande passion, au contraire, les absorbe tous; elle ne +permet pas seulement de savoir qu'ils existent. + +Il n'y a plus de fleurs dans ce parterre qu'_elle_ a parcouru; son amant +n'y peut voir que la trace de ses pas. L'ambitieux, en apercevant ces +hameaux entourés de tous les dons de la nature, demande si le gouverneur +de ce canton a beaucoup de crédit, ou si les paysans qui l'habitent +peuvent élire un député. Aux yeux de l'homme passionné, les objets +extérieurs ne représentent qu'une idée, parce qu'ils ne sont jugés que +par un seul sentiment. Le philosophe, par un grand acte de courage, +ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus +toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune +de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément. + +Ce qui conduirait surtout à penser que la vie est un voyage, c'est que +rien n'y semble ordonné comme un séjour. Voulez-vous attacher votre +existence à l'empire absolu d'une idée ou d'un sentiment: tout est +obstacle, tout est malheur à chaque pas. Voulez-vous laisser aller la +vie au gré du vent qui lui fait doucement parcourir des situations +diverses; voulez-vous du plaisir pour chaque jour sans le faire +concourir à l'ensemble du bonheur de toute la destinée: vous le pouvez +facilement; et lorsque aucun des événements de la vie n'est précédé par +de brûlants désirs, ni suivi d'amers regrets, l'on trouve une part +suffisante de félicité dans ces jouissances isolées que le hasard +dispense sans but. + +S'il n'était dans l'existence de l'homme qu'une seule époque, la +jeunesse, peut-être pourrait-on la vouer aux grandes chances des +passions; mais à l'instant où la vieillesse commande une nouvelle +manière d'exister, le philosophe seul sait supporter cette transition +sans douleur. Si nos facultés, si nos désirs, qui naissent de nos +facultés, étaient toujours d'accord avec notre destinée, à tous les âges +on pourrait goûter quelque bonheur; mais un coup simultané ne porte pas +également atteinte à nos facultés et à nos désirs. Le temps dégrade +souvent notre destinée avant d'avoir affaibli nos facultés, affaiblit +nos facultés avant d'avoir amorti nos désirs. L'activité de l'âme survit +aux moyens de l'exercer; les désirs, à la perte des biens dont ils +inspirent le besoin. La douleur de la destruction se fait sentir avec +toute la force de l'existence; c'est assister soi-même à ses +funérailles, et, violemment attaché à ce triste et long spectacle, +renouveler le supplice de Mézence, lier ensemble la mort et la vie. + +Quand la philosophie s'empare de l'âme, elle commence, sans doute, par +lui faire mettre beaucoup moins de prix à ce qu'elle possède et à ce +qu'elle espère. Les passions rehaussent beaucoup plus toutes les +valeurs; mais quand ce tarif de modération est fixé, il subsiste pour +tous les âges; chaque moment se suffit à lui-même, une époque n'anticipe +point sur l'autre, jamais les orages des passions ne les confondent ni +ne les précipitent. Les années, et tout ce qu'elles amènent avec elles, +se succèdent tranquillement suivant l'intention de la nature, et l'homme +participe au calme de l'ordre universel. + +Je l'ai dit, celui qui veut mettre le suicide au nombre de ses +résolutions peut entrer dans la carrière des passions; il peut y +abandonner sa vie, s'il se sent capable de la terminer, alors que la +foudre aura renversé l'objet de tous ses efforts et de tous ses voeux: +mais comme je ne sais quel instinct, qui appartient plus, je crois, à la +nature physique qu'au sentiment moral, force souvent à conserver des +jours dont tous les instants sont une nouvelle douleur, peut-on courir +les hasards, presque certains, d'un malheur qui fera détester +l'existence, et d'une disposition de l'âme qui inspirera la crainte de +l'anéantir? Non que dans cette situation la vie ait encore quelques +charmes, mais parce qu'il faut rassembler dans un même moment tous les +motifs de sa douleur pour lutter contre l'indivisible pensée de la mort; +parce que le malheur se répand sur l'étendue des jours, tandis que la +terreur qu'inspire le suicide se concentre en entier dans un instant, et +que pour se tuer il faudrait embrasser le tableau de ses infortunes +comme le spectacle de sa fin, à l'aide de l'intensité d'un seul +sentiment et d'une seule idée. + +Rien cependant n'inspire autant d'horreur que la possibilité d'exister, +uniquement parce qu'on ne sait pas mourir; et comme c'est le sort qui +peut attendre toutes les grandes passions, un tel objet d'effroi suffit +pour faire aimer cette puissance de philosophie qui soutient toujours +l'homme au niveau de la vie, sans l'y trop attacher, mais sans la lui +faire haïr. + +La philosophie n'est pas de l'insensibilité; quoiqu'elle diminue +l'atteinte des vives douleurs, il faut une grande force d'âme et +d'esprit pour arriver à cette philosophie dont je vante ici les secours; +et l'insensibilité est l'habitude du caractère, non le résultat d'un +triomphe. La philosophie se sent de son origine. Comme elle naît +toujours de la profondeur de la réflexion, et qu'elle est souvent +inspirée par le besoin de résister à ses passions, elle suppose des +qualités supérieures, et donne une jouissance de ses propres facultés +tout à fait inconnue à l'homme insensible; le monde lui convient mieux +qu'au philosophe; il ne craint pas que l'agitation de la société trouble +la paix dont il goûte la douceur. Le philosophe, qui doit cette paix au +travail de sa pensée, aime à jouir de lui-même dans la retraite. + +La satisfaction que donne la possession de soi, acquise par la +méditation, ne ressemble point aux plaisirs de l'homme personnel; il a +besoin des autres, il est exigeant, il souffre impatiemment tout ce qui +le blesse, il est dominé par son égoïsme; et si ce sentiment pouvait +avoir de l'énergie, il aurait tous les caractères d'une grande passion: +mais le bonheur que trouve un philosophe dans la possession de soi, est +de tous les sentiments, au contraire, celui qui rend le plus +indépendant. + +Par une sorte d'abstraction, dont la jouissance est cependant réelle, on +s'élève à quelque distance de soi-même pour se regarder penser et vivre; +et comme on ne veut dominer aucun événement, on les considère tous comme +des modifications de notre être qui exercent ses facultés et hâtent de +diverses manières l'action de sa perfectibilité. Ce n'est plus vis-à-vis +du sort, mais de sa conscience qu'on se place, et, renonçant à toute +influence sur le destin et sur les hommes, on se complaît d'autant plus +dans l'action du pouvoir qu'on s'est réservé, dans l'empire de soi-même, +et l'on fait chaque jour avec bonheur quelque changement ou quelque +découverte dans la seule propriété sur laquelle on se croie des droits +et de l'influence. + +Il faut de la solitude à ce genre d'occupation, et s'il est vrai que la +solitude soit un moyen de jouissance pour le philosophe, c'est lui qui +est l'homme heureux. Non-seulement vivre seul est le meilleur de tous +les états, parce que c'est le plus indépendant, mais encore la +satisfaction qu'on y trouve est la pierre de touche du bonheur; sa +source est si intime, qu'alors qu'on le possède réellement, la réflexion +rapproche toujours plus de la certitude de l'éprouver. + +La solitude est, pour les âmes agitées par de grandes passions, une +situation très-dangereuse. Ce repos auquel la nature nous appelle, qui +semble la destination immédiate de l'homme; ce repos dont la jouissance +paraît devoir précéder le besoin même de la société, et devenir plus +nécessaire encore après qu'on a longtemps vécu au milieu d'elle; ce +repos est un tourment pour l'homme dominé par une grande passion. En +effet, le calme n'existant qu'autour de lui contraste avec son agitation +intérieure, et en accroît la douleur. C'est par la distraction qu'il +faut d'abord essayer d'affaiblir une grande passion; il ne faut pas +commencer la lutte par un combat corps à corps, et avant de se hasarder +à vivre seul, il faut avoir déjà agi sur soi-même. Les caractères +passionnés, loin de redouter la solitude, la désirent; mais cela même +est une preuve qu'elle nourrit leur passion, loin de la détruire. L'âme, +troublée par les sentiments qui l'oppressent, se persuade qu'elle +soulagera sa peine en s'en occupant davantage; les premiers instants où +le coeur s'abandonne à la rêverie sont pleins de charmes, mais bientôt +cette jouissance le consume. L'imagination qui est restée la même, +quoiqu'on ait éloigné d'elle ce qui semblait l'enflammer, pousse à +l'extrême toutes les chances de l'inquiétude; dans son isolement elle +s'entoure de chimères; l'imagination dans le silence et la retraite, +n'étant frappée par rien de réel, donne une même importance à tout ce +qu'elle invente. Elle veut se sauver du présent, et elle se livre à +l'avenir, bien plus propre à l'agiter, bien plus conforme à sa nature. +L'idée qui la domine, laissée stationnaire par les événements, se +diversifie de mille manières par le travail de la pensée; la tête +s'enflamme, et la raison devient moins puissante que jamais. La solitude +finit par effrayer l'homme malheureux; il croit à l'éternité de la +douleur qu'il éprouve. La paix qui l'environne semble insulter au +tumulte de son âme; l'uniformité des jours ne lui présente aucun +changement même dans la peine. La violence d'un tel malheur au sein de +la retraite est une nouvelle preuve de la funeste influence des +passions; elles éloignent de tout ce qui est simple et facile, et +quoiqu'elles prennent leur source dans la nature de l'homme, elles +s'opposent sans cesse à sa véritable destination. + +La solitude, au contraire, est le premier des biens pour le philosophe. +C'est au milieu du monde que souvent ses réflexions, ses résolutions +l'abandonnent, que les idées générales les plus arrêtées cèdent aux +impressions particulières; c'est là que le gouvernement de soi exige une +main plus assurée: mais dans la retraite, le philosophe n'a de rapports +qu'avec le séjour champêtre qui l'environne, et son âme est parfaitement +d'accord avec les douces sensations que ce séjour inspire; elle s'en +aide pour penser et vivre. Comme il est rare d'arriver à la philosophie +sans avoir fait quelques efforts pour obtenir des biens plus semblables +aux chimères de la jeunesse, l'âme, qui pour jamais y renonce, compose +son bonheur d'une sorte de mélancolie qui a plus de charme qu'on ne +pense, et vers laquelle tout semble nous ramener. Les aspects, les +incidents de la campagne, sont tellement analogues à cette disposition +morale, qu'on serait tenté de croire que la Providence a voulu qu'elle +devînt celle de tous les hommes, et que tout concourût à la leur +inspirer, lorsqu'ils atteignent l'époque où l'âme se lasse de travailler +à son propre sort, se fatigue même de l'espérance, et n'ambitionne plus +que l'absence de la peine. Toute la nature semble se prêter aux +sentiments qu'ils éprouvent alors. Le bruit du vent, l'éclat des orages, +le soir de l'été, les frimas de l'hiver; ces mouvements, ces tableaux +opposés, produisent des impressions pareilles, et font naître dans l'âme +cette douce mélancolie, vrai sentiment de l'homme, résultat de sa +destinée, seule situation du coeur qui laisse à la méditation toute son +action et toute sa force. + + + + +CHAPITRE III. + +_De l'Étude._ + + +Lorsque l'âme est dégagée de l'empire des passions, elle permet à +l'homme une grande jouissance; c'est l'étude, c'est l'exercice de la +pensée, de cette faculté inexplicable dont l'examen suffirait à sa +propre occupation, si, au lieu de se développer successivement, elle +nous était accordée tout à coup dans sa plénitude. + +Lorsque l'espoir de faire une découverte qui peut illustrer, ou de +publier un ouvrage qui doit mériter l'approbation générale, est l'objet +de nos efforts, c'est dans le traité des passions qu'il faut placer +l'histoire de l'influence d'un tel penchant sur le bonheur; mais il y a +dans le simple plaisir de penser, d'enrichir ses méditations par la +connaissance des idées des autres, une sorte de satisfaction intime qui +tient à la fois au besoin d'agir et de se perfectionner; sentiments +naturels à l'homme, et qui ne l'astreignent à aucune dépendance. + +Les travaux physiques apportent à une certaine classe de la société, par +des moyens absolument contraires, des avantages à peu près-pareils dans +leurs rapports avec le bonheur. Ces travaux suspendent l'action de +l'âme, dérobent le temps; ils font vivre sans souffrir: l'existence est +un bien dont on ne cesse pas de jouir; mais l'instant qui succède au +travail rend plus doux le sentiment de la vie, et dans la succession de +la fatigue et du repos, la peine morale trouve peu de place. L'homme qui +occupe les facultés de son esprit obtient de même, par leur exercice, le +moyen d'échapper aux tourments du coeur. Les occupations mécaniques +calment la pensée en l'étouffant; l'étude, en dirigeant l'esprit vers +des objets intellectuels, distrait de même des idées qui dévorent. Le +travail, de quelque nature qu'il soit, affranchit l'âme des passions +dont les chimères se placent au milieu des loisirs de la vie. + +La philosophie ne fait du bien que par ce qu'elle nous ôte; l'étude rend +une partie des plaisirs que l'on cherche dans les passions. C'est une +action continuelle, et l'homme ne saurait renoncer à l'action; sa nature +lui commande l'exercice des facultés qu'il tient d'elle. On peut +proposer au génie de se plaire dans ses propres progrès, au coeur, de se +contenter du bien qu'il peut faire aux autres; mais aucun genre de +réflexion ne peut donner du bonheur dans le néant d'une éternelle +oisiveté. + +L'amour de l'étude, loin de priver la vie de l'intérêt dont elle a +besoin, a tous les caractères de la passion, excepté celui qui cause +tous ses malheurs, la dépendance du sort et des hommes. L'étude offre un +but qui cède toujours en proportion des efforts, vers lequel les progrès +sont certains, dont la route présente de la variété sans crainte de +vicissitude, dont les succès ne peuvent être suivis de revers. Elle vous +fait parcourir une suite d'objets nouveaux, elle vous fait éprouver une +sorte d'événements qui suffisent à la pensée, l'occupent et l'animent +sans aucun secours étranger. Ces jours si semblables pour le malheur, si +uniformes pour l'ennui, offrent à l'homme dont l'étude remplit le temps +beaucoup d'époques variées. Une fois il a saisi la solution d'un +problème qui l'occupait depuis longtemps; une autre fois une beauté +nouvelle l'a frappé dans un ouvrage inconnu; enfin, ses jours sont +marqués entre eux par les différents plaisirs qu'il a conquis par sa +pensée: et ce qui distingue surtout cette espèce de jouissance, c'est +que l'avoir éprouvée la veille, vaut la certitude de la retrouver le +lendemain. Ce qui importe, c'est de donner à son esprit cette impulsion, +de se commander les premiers pas; ils entraînent à tous les autres. +L'instruction fait naître la curiosité. L'esprit répugne de lui-même à +ce qui est incomplet; il aime l'ensemble, il tend au but, et de même +qu'il s'élance vers l'avenir, il aspire à connaître un nouvel +enchaînement de pensées qui s'offre en avant de ses efforts et de son +espérance. + +Soit qu'on lise, soit qu'on écrive, l'esprit fait un travail qui lui +donne à chaque instant le sentiment de sa justesse ou de son étendue, et +sans qu'aucune réflexion d'amour-propre se mêle à cette jouissance, elle +est réelle, comme le plaisir que trouve l'homme robuste dans l'exercice +du corps proportionné à ses forces. Quand Rousseau a peint les premières +impressions de la statue de Pygmalion, avant de lui faire goûter le +bonheur d'aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la +sensation du _moi_. C'est surtout en combinant, en développant des idées +abstraites, en portant son esprit chaque jour au delà du terme de la +veille, que la conscience de son existence morale devient un sentiment +heureux et vif; et quand une sorte de lassitude succéderait à cette +exertion de soi-même, ce serait aux plaisirs simples, au sommeil de la +pensée, au repos enfin, mais non aux peines du coeur, que la fatigue du +travail nous livrerait. L'âme trouve de vastes consolations dans l'étude +et la méditation des sciences et des idées. Il semble que notre propre +destinée se perde au milieu du monde qui se découvre à nos yeux; que des +réflexions qui tendent à tout généraliser nous portent à nous considérer +nous-mêmes comme l'une des mille combinaisons de l'univers, et +qu'estimant plus en nous la faculté de penser que celle de souffrir, +nous donnions à l'une le droit de classer l'autre. Sans doute, +l'impression de la douleur est absolue pour celui qui l'éprouve, et +chacun la ressent d'après soi seul. Cependant il est certain que l'étude +de l'histoire, la connaissance de tous les malheurs qui ont été éprouvés +avant nous, livrent l'âme à des contemplations philosophiques dont la +mélancolie est plus facile à supporter que le tourment de ses propres +peines. Le joug d'une loi commune à tous ne fait pas naître ces +mouvements de rage qu'un sort sans exemple exciterait; en réfléchissant +sur les générations qui se sont succédé au milieu des douleurs, en +observant ces mondes innombrables où des milliers d'êtres partagent +simultanément avec nous le bienfait ou le malheur de l'existence, +l'intensité même du sentiment individuel s'affaiblit, et l'abstraction +enlève l'homme à lui-même. + +Quelles que soient les opinions que l'on professe, personne ne peut nier +qu'il ne soit doux de croire à l'immortalité de l'âme; et lorsqu'on +s'abandonne à la pensée, qu'on parcourt avec elle les conceptions les +plus métaphysiques, elle embrasse l'univers, et transporte la vie bien +loin au delà de l'espace matériel que nous occupons. Les merveilles de +l'infini paraissent plus vraisemblables. Tout, hors la pensée, parle de +destruction: l'existence, le bonheur, les passions sont soumises aux +trois grandes époques de la nature, _naître, croître, et mourir;_ mais +la pensée, au contraire, avance par une sorte de progression dont on ne +voit pas le terme; et, pour elle, l'éternité semble avoir déjà commencé. +Plusieurs écrivains se sont servis des raisonnements les plus +intellectuels pour prouver le matérialisme; mais l'instinct moral est +contre cet effort, et celui qui attaque avec toutes les ressources de la +pensée la spiritualité de l'âme rencontre toujours quelques instants où +ses succès mêmes le font douter de ce qu'il affirme. L'homme donc qui se +livre sans projet à ses impressions reçoit par l'exercice des facultés +intellectuelles un plus vif espoir de l'immortalité de l'âme. + +L'attention qu'exige l'étude en détournant de songer aux intérêts +personnels, dispose à les mieux juger. En effet, une vérité abstraite +s'éclaircit toujours, davantage en y réfléchissant; mais une affaire, un +événement qui nous affecte, s'exagère, se dénature lorsqu'on s'en occupe +perpétuellement. Comme le jugement qu'on doit porter sur de telles +circonstances dépend d'un petit nombre d'idées simples et promptement +aperçues, le temps qu'on y donne par delà est tout entier rempli par les +illusions de l'imagination et du coeur. Ces illusions, devenant bientôt +inséparables de l'objet même, absorbent l'âme par l'immense carrière +qu'elles offrent aux craintes et aux regrets. La sage modération des +philosophes studieux dépend, peut-être, du peu de temps qu'ils +consacrent à rêver aux événements de leur vie, autant que du courage +qu'ils mettent à les supporter. Cet effet naturel de la distraction que +donne l'étude, est le secours le plus efficace qu'elle puisse apporter à +la douleur; car aucun homme ne saurait vivre à l'aide d'une continuelle +suite d'efforts. Il faut une grande puissance de caractère pour se +déterminer aux premiers essais, mais les succès qu'ils assurent +deviennent une sorte d'habitude qui amortit lentement les peines de +l'âme. + +Si les passions renaissaient sans cesse de leurs cendres, il faudrait y +succomber; car on ne peut pas livrer beaucoup de ces combats qui coûtent +tant au vainqueur: mais bientôt on s'accoutume à trouver de vraies +jouissances ailleurs que dans les passions qu'on a surmontées, et l'on +est heureux, et par les occupations de l'esprit, et par l'indépendance +parfaite qu'on leur doit. Trouver dans soi seul une noble destinée, être +heureux, non par la personnalité, mais par l'exercice de ses facultés, +est un état qui flatte l'âme en la calmant. + +Plusieurs traits de la vie des anciens philosophes, d'Archimède, de +Socrate, de Platon, ont dû même faire croire que l'étude était une +passion; mais si l'on peut s'y tromper par la vivacité de ses plaisirs, +la nature de ses peines ne permet pas de s'y méprendre. Le plus grand +chagrin qu'on puisse éprouver, c'est l'obstacle de quelques difficultés +qui ajoutent au plaisir du succès. Le pur amour de l'étude ne met jamais +en relation avec la volonté des hommes; quel genre de douleur +pourrait-il donc faire éprouver? + +Dans cette sorte de goût, il n'y a de naturel que ses plaisirs. +L'espérance et la curiosité, seuls mobiles nécessaires à l'homme, sont +suffisamment excitées par l'étude dans le silence des passions. L'esprit +est plus agité que l'âme; c'est lui qu'il faut nourrir, c'est lui qu'on +peut animer sans danger; le mouvement dont il a besoin se trouve tout +entier dans les occupations de l'étude, et, à quelque degré qu'on porte +l'action de cet intérêt, ce sont des jouissances qu'on augmente, mais +jamais des regrets qu'on se prépare. Quelques anciens, exaltés sur les +jouissances de l'étude, se sont persuadé que le paradis consistait +seulement dans le plaisir de connaître les merveilles du monde; celui +qui s'instruit chaque jour, qui s'empare du moins de ce que la +Providence a abandonné à l'esprit humain, semble anticiper sur ces +éternelles délices et déjà spiritualiser son être. + +Toutes les époques de la vie sont également propres à ce genre de +bonheur, d'abord, parce qu'il est assez démontré par l'expérience que +quand on exerce constamment son esprit, on peut espérer d'en prolonger +la force; et parce que, dût-on ne pas y parvenir, les facultés +intellectuelles baissent en même temps que le goût qui sert à les +mesurer, et ne laissent à l'homme aucun juge intérieur de son propre +affaiblissement. Dans la carrière de l'étude tout préserve donc de +souffrir; mais il faut avoir agi longtemps sur son âme avant qu'elle +cesse de troubler le libre exercice de la pensée. + +L'homme passionné qui, sans efforts préalables, imaginerait de se livrer +à l'étude, n'y trouverait aucune des ressources que je viens de +présenter. Combien l'instruction lui paraîtrait froide et lente auprès +de ces rêveries du coeur, qui, plongeant dans l'absorption d'une pensée +dominante, font de longues heures un même instant! La folie des +passions, ce n'est pas l'égarement de toutes les idées; mais la fixation +sur une seule. Il n'est rien qui puisse distraire l'homme soumis à +l'empire d'une idée unique. Ou il ne voit rien, ou ce qu'il voit la lui +rappelle. Il parle, il écrit sur des sujets divers; mais pendant ce +temps son âme continue d'être la proie d'une même douleur. Il accomplit +les actions ordinaires de la vie comme dans un état de somnambulisme; +tout ce qui pense, tout ce qui souffre en lui, appartient à un sentiment +intérieur, dont la peine n'est pas un moment suspendue. Bientôt il est +saisi d'un insurmontable dégoût pour les pensées étrangères à celle qui +l'occupe; elles ne s'enchaînent point dans sa tête, elles ne laissent +point de trace dans sa mémoire. L'homme passionné et l'homme stupide +éprouvent par l'étude le même degré d'ennui; l'intérêt leur manque à +tous les deux; car, par des causes différentes, les idées des autres ne +trouvent en eux aucune idée correspondante: l'âme fatiguée s'abandonne +enfin à l'impulsion qui l'entraîne, et consacre sa solitude à la pensée +qui la poursuit; mais elle ne tarde pas à se repentir de sa faiblesse; +la méditation de l'homme passionné enfante des monstres, comme celle du +savant crée des prodiges. Le malheureux alors revient à l'étude pour +échapper à la douleur; il arrache un quart d'heure d'attention à travers +de longs efforts; il se commande telle occupation pendant un temps +limité, et consacre ce temps à l'impatience de le voir finir; il se +captive non pour vivre, mais pour ne pas mourir, et ne trouve dans +l'existence que l'effort qu'il fait pour la supporter. + +Ce tableau ne prouve point l'inutilité des ressources de l'étude, mais +il est impossible à l'homme passionné d'en jouir, s'il ne se prépare +point, par de longues réflexions, à retrouver son indépendance; il ne +peut, alors qu'il est encore esclave, goûter des plaisirs dont la +liberté de l'âme donne seule la puissance d'approcher. + +Je relis sans cesse quelques pages d'un livre intitulé: _La Chaumière +indienne_; je ne sais rien de plus profond en moralité sensible que le +tableau de la situation du Paria, de cet homme d'une race maudite, +abandonné de l'univers entier, errant la nuit dans les tombeaux, faisant +horreur à ses semblables sans l'avoir mérité par aucune faute; enfin, le +rebut de ce monde où l'a jeté le don de la vie. C'est là que l'on voit +l'homme véritablement aux prises avec ses propres forces. Nul être +vivant ne le secourt, nul être vivant ne s'intéresse à son existence; il +ne lui reste que la contemplation de la nature, et elle lui suffit. +C'est ainsi qu'existe l'homme sensible sur cette terre; il est aussi +d'une caste proscrite, sa langue n'est point entendue, ses sentiments +l'isolent, ses désirs ne sont jamais accomplis, et ce qui l'environne ou +s'éloigne de lui, ou ne s'en rapproche que pour le blesser. Oh Dieu! +faites qu'il s'élève au-dessus de ces douleurs dont les hommes ne +cesseront de l'accabler! faites qu'il s'aide du plus beau de vos +présents, de la faculté de penser, pour juger la vie au lieu de +l'éprouver! et lorsque le hasard a pu combiner ensemble la réunion la +plus fatale au bonheur, l'esprit et la sensibilité, n'abandonnez pas ces +malheureux êtres destinés à tout apercevoir, pour souffrir de tout; +soutenez leur raison à la hauteur de leurs affections et de leurs idées, +éclairez-les du même feu qui servait à les consumer! + + + + +CHAPITRE IV. + +_De la bienfaisance._ + + +La philosophie exige de la force dans le caractère, l'étude, de la suite +dans l'esprit; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la +dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qui reste encore à +tous les caractères dans toutes les situations! + +Il m'en a coûté de prononcer qu'aimer avec passion n'était pas le vrai +bonheur; je cherche donc dans les plaisirs indépendants, dans les +ressources qu'on trouve en soi, la situation la plus analogue aux +jouissances du sentiment; et la vertu, telle que je la conçois, +appartient beaucoup au coeur; je l'ai nommée bienfaisance, non dans +l'acception très-bornée qu'on donne à ce mot, mais en désignant ainsi +toutes les actions de la bonté. + +La bonté est la vertu primitive, elle existe par un mouvement spontané; +et comme elle seule est véritablement nécessaire au bonheur général, +elle seule est gravée dans le coeur; tandis que les devoirs qu'elle +n'inspire pas sont consignés dans des codes que la diversité des pays et +des circonstances peut modifier ou présenter trop tard à la connaissance +des peuples. L'homme bon est de tous les temps et de toutes les nations; +il n'est pas même dépendant du degré de civilisation du pays qui l'a vu +naître; c'est la nature morale dans sa pureté, dans son essence; c'est +comme la beauté dans la jeunesse, où tout est bien sans effort. La bonté +existe en nous comme le principe de la vie, sans être l'effet de notre +propre volonté; elle semble un don du ciel comme toutes les facultés, +elle agit sans se connaître, et ce n'est que par la comparaison qu'elle +apprend sa propre valeur. Jusqu'à ce qu'il eût rencontré le méchant, +l'homme bon n'a pas dû croire à la possibilité d'une manière d'être +différente de la sienne propre. La triste connaissance du coeur humain +fait, dans le monde, de l'exercice de la bonté un plaisir plus vif; on +se sent plus nécessaire, en se voyant si peu de rivaux, et cette pensée +anime à l'accomplissement d'une vertu à laquelle le malheur et le crime +offrent tant de maux à réparer. + +La bonté recueille aussi toutes les véritables jouissances du sentiment; +mais elle diffère de lui par cet éminent caractère où se retrouve +toujours le secret du bonheur ou du malheur de l'homme: elle ne veut, +elle n'attend rien des autres, et place sa félicité tout entière dans ce +qu'elle éprouve. Elle ne se livre pas à un seul mouvement personnel, pas +même au besoin d'inspirer un sentiment réciproque, et ne jouit que de ce +qu'elle donne. Lorsqu'on est fidèle à cette résolution, ces hommes mêmes +qui troubleraient le repos de la vie, si l'on se rendait dépendants de +leur reconnaissance, vous donnent cependant des jouissances momentanées +par l'expression de ce sentiment. Les premiers mouvements de la +reconnaissance ne laissent rien à désirer, et, dans l'émotion qui les +accompagne, tous les caractères s'embellissent; on dirait que le présent +est un gage certain de l'avenir; et lorsque le bienfaiteur reçoit la +promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l'illusion même +qu'elle lui cause est sans danger, et l'imagination peut en jouir, comme +l'avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le +dépensait. + +Il y a des vertus toutes composées de craintes et de sacrifices, dont +l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très-relevé à +l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps, +découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire, +et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition +que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de +supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté +donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est +indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre +à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on +a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors +même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se +transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits +ont procurée. + +S'il était vrai que dans la nature des choses il se fût rencontré des +obstacles à la félicité parfaite que l'Être suprême aurait voulu donner +à ses créatures, la bonté continuerait l'intention de la Providence, +elle ajouterait pour ainsi dire à son pouvoir. + +Qu'il est heureux celui qui a sauvé la vie d'un d'homme! il ne peut plus +croire à l'inutilité de son existence, il ne peut plus être fatigué de +lui-même. Qu'il est plus heureux encore celui qui a assuré la félicité +d'un être sensible! on ne sait pas ce qu'on donne en sauvant la vie; +mais en vous arrachant à la douleur, en renouvelant la source de vos +jouissances, on est certain d'être votre bienfaiteur. + +Il n'est au pouvoir d'aucun événement de rien retrancher au plaisir que +nous a valu la bonté. L'amour pleure souvent ses propres sacrifices, +l'ambition voit en eux la cause de ses malheurs; la bonté, n'ayant voulu +que le plaisir même de son action, ne peut jamais s'être trompée dans +ses calculs. Elle n'a rien à faire avec le passé ni l'avenir; une suite +d'instants présents composent sa vie; et son âme, constamment en +équilibre, ne se porte jamais avec violence sur une époque, ni sur une +idée; ses voeux et ses efforts se répandent également sur chacun de ses +jours, parce qu'ils appartiennent à un sentiment toujours le même et +toujours facile à exercer. + +Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en +est une surtout qui dispose le coeur à la pitié pour l'infortune; mais ce +n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer +et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des +passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent +cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles +agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément +émouvoir un coeur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la +passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances que quelques +actes de bienfaisance pourraient procurer sont à peine senties par le +coeur passionné qui les accomplit. Prométhée, sur son rocher, +s'apercevait-il du retour du printemps, des beaux jours de l'été? Quand +le vautour est au coeur, quand il dévore le principe de la vie, c'est là +qu'il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle, +aucun plaisir détaché ne peut donner du secours; cependant, comme l'âme +est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées alors +qu'elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a +été précédé d'un combat, la bonté même n'est une source vive de bonheur +que pour l'homme qui a porté dans son coeur le principe des passions. + +Celui qui s'est vu déchiré par des affections tendres, par des illusions +ardentes, par des désirs même insensés, connaît tous les genres +d'infortunes, et trouve à les soulager un plaisir inconnu à la classe +des hommes qui semblent à moitié créés, et doivent leur repos seulement +à ce qui leur manque; celui qui, par sa faute, ou par le hasard, a +beaucoup souffert, cherche à diminuer la chance de ces cruels fléaux, +qui ne cessent d'errer sur nos têtes, et son âme, encore ouverte à la +douleur, a besoin de s'appuyer par le genre de prière qui lui semble le +plus efficace. + +La bienfaisance remplit le coeur comme l'étude occupe l'esprit; le +plaisir de sa propre perfectibilité s'y trouve également, l'indépendance +des autres, le constant usage de ses facultés: mais ce qu'il y a de +sensible dans tout ce qui tient à l'âme fait de l'exercice de la bonté +une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent +après elles; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d'un ordre +inférieur, et l'abîme que ces volcans ont creusé ne saurait être comblé +que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même +l'objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous +le rapport de ce qu'elle vaut aux autres et non à soi: c'est la +ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés, +qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu'ils ont +domptés. La bonté ne demande pas, comme l'ambition, un retour à ce +qu'elle donne; mais elle offre cependant aussi une manière d'étendre son +existence et d'influer sur le sort de plusieurs; la bonté ne fait pas, +comme l'amour, du besoin d'être aimé son mobile et son espoir; mais elle +permet aussi de se livrer aux douces émotions du coeur, et de vivre +ailleurs que dans sa propre destinée: enfin, tout ce qu'il y a de +généreux dans les passions se trouve dans l'exercice de la bonté, et cet +exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois +l'ombre des illusions de l'esprit et du coeur. + +Dans quelque situation obscure ou destituée que le hasard nous ait +jetés, la bonté peut étendre l'existence, et donner à chaque individu un +des attributs du pouvoir, l'influence sur le sort des autres. La +multitude de peines que savent causer les hommes les plus médiocres en +tous genres conduit à penser qu'un être généreux, quelle que fût sa +position, se créerait, en se consacrant uniquement à la bonté, un +intérêt, un but, un gouvernement, pour ainsi dire, malgré les bornes de +sa destinée. + +Voyez Almont, sa fortune est restreinte, mais jamais un être malheureux +ne s'est adressé à lui sans que, dans cet instant, il ne se soit trouvé +les moyens de venir à son aide, sans que du moins un secours momentané +n'ait épargné à celui qui prie le regret d'avoir imploré en vain; il n'a +point de crédit, mais on l'estime; mais son courage est connu: il ne +parle jamais que pour l'intérêt d'un autre; il a toujours une ressource +à présenter à l'infortune, et il fait plus pour elle que le ministre le +plus puissant, parce qu'il y consacre sa pensée tout entière. Jamais il +ne voit un homme dans le malheur qu'il ne lui dise ce qu'il a besoin +d'entendre, que son esprit, son âme, ne découvrent la consolation +directe ou détournée que cette situation rend nécessaire, la pensée +qu'il faut faire naître en lui, celle qu'il faut écarter, sans avoir +l'air d'y tâcher. Toute cette connaissance du coeur humain, dont est née +la flatterie des courtisans envers leurs souverains, Almont l'emploie +pour soulager les peines de l'infortuné; plus on est fier, plus on +respecte l'homme malheureux, plus on se plie devant lui. Si +l'amour-propre est content, Almont l'abandonne; mais s'il est humilié, +s'il cause de la douleur, il le replace, il le relève, il en fait +l'appui de l'homme que cet amour-propre même avait abattu. Si vous +rencontrez Almont quand votre âme est découragée, sa vive attention à +vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive +l'intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu, +avant de le voir, de l'ennui qu'elle devait causer aux autres; vous ne +l'écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins ne +vous rende l'émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable; +enfin, vous ne causerez point avec lui sans qu'il ne vous offre un motif +de courage, et qu'ôtant à votre douleur ce qu'elle a de fixe, il +n'occupe votre imagination par un différent point de vue, par une +nouvelle manière de considérer votre destinée: on peut agir sur soi par +la raison, mais c'est d'un autre que vient l'espérance. Almont ne pense +point à faire valoir sa prudence en vous conseillant; sans vous égarer, +il cherche à vous distraire; il vous observe pour vous soulager; il ne +veut connaître les hommes que pour étudier comment on les console. +Almont ne s'écarte jamais, en faisant beaucoup de bien, du principe +inflexible qui lui défend de se permettre ce qui pourrait nuire à un +autre. En réfléchissant sur la vie, on voit la plupart des êtres se +renverser, se déchirer, s'abattre, ou pour leurs intérêts, ou seulement +par indifférence pour l'image, pour la pensée de la douleur qu'ils +n'éprouvent pas. Que Dieu récompense Almont, et puisse tout ce qui vit +le prendre pour modèle! C'est là l'homme, tel que l'homme doit désirer +qu'il soit. + +Sans vouloir méconnaître le lien sacré de la religion, on peut affirmer +que la base de la morale considérée comme principe, c'est le bien ou le +mal que l'on peut faire aux autres hommes par telle ou telle action. +C'est sur ce fondement que tous ont intérêt au sacrifice de chacun, et +qu'on retrouve, comme dans le tribut de l'impôt, le prix de son +dévouement particulier dans la part de protection qu'assure l'ordre +général. Toutes les véritables vertus dérivent de la bonté; et si l'on +voulait faire un jour l'arbre de la morale, comme il en existe un des +sciences, c'est à ce devoir, à ce sentiment, dans son acception la plus +étendue, que remonterait tout ce qui inspire de l'admiration et de +l'estime. + + + + +CONCLUSION. + + +Je termine ici cette première partie; mais, avant de commencer celle qui +va suivre, je veux résumer ce que je viens de développer. + +Quoi! va-t-on me dire, vous condamnez toutes les affections passionnées? +quel triste sort nous offrez-vous donc sans _mobile_, sans _intérêt_ et +sans _but_? D'abord ce n'est pas du bonheur que j'ai cru offrir le +tableau: les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale, +pourraient en conserver l'espoir: j'ai voulu m'occuper des moyens +d'éviter les grandes douleurs. Chaque instant de la durée des peines +morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la +plupart des hommes; et s'ils avaient d'avance, je le répète, une idée +également précise des chagrins de l'âme, ils éprouveraient le même +effroi des passions qui les y exposent. D'ailleurs, on peut trouver dans +la vie un _intérêt_, un _mobile_, un _but_, sans être la proie des +mouvements passionnés; chaque circonstance mérite une préférence sur +telle autre, et toute préférence motive un souhait, une action: mais +l'objet des désirs de la passion, ce n'est pas ce qui est, mais ce +qu'elle suppose; c'est une sorte de fièvre qui présente toujours un but +imaginaire qu'il faut atteindre avec des moyens réels, et mettant sans +cesse l'homme aux prises avec la nature des choses, lui rend +indispensablement nécessaire ce qui est tout à fait impossible. + +Quand on vante le charme que les passions répandent sur la vie, c'est +qu'on prend ses goûts pour des passions. Les goûts font mettre un +nouveau prix à ce qu'on possède ou à ce qu'on peut obtenir; mais les +passions ne s'attachent dans toute leur force qu'à l'objet qu'on a +perdu, qu'aux avantages qu'on s'efforce en vain d'acquérir. Les passions +sont l'élan de l'homme vers une autre destinée; elles font éprouver +l'inquiétude des facultés, le vide de la vie; elles présagent peut-être +une existence future, mais en attendant elles déchirent celle-ci. + +En peignant les jouissances de l'étude et de la philosophie, je n'ai pas +prétendu prouver que la vie solitaire soit celle qu'on doit toujours +préférer: elle n'est nécessaire qu'à ceux qui ne peuvent pas se répondre +d'échapper à l'ascendant des passions au milieu du monde; car on n'est +pas malheureux en remplissant les emplois publics, si l'on n'y veut +obtenir que le témoignage de sa conscience; on n'est pas malheureux dans +la carrière des lettres, si l'on ne pense qu'au plaisir d'exprimer ses +pensées, et qu'à l'espoir de les rendre utiles; on n'est pas malheureux +dans les relations particulières, si l'on se contente de la jouissance +intime du bien qu'on a pu faire, sans désirer la reconnaissance qu'il +mérite; et dans le sentiment même, si, n'attendant pas des hommes la +céleste faculté d'un attachement sans bornes, on aime à se dévouer sans +avoir aucun but que le plaisir du dévouement même. Enfin si, dans ces +différentes situations, on se sent assez fort pour ne vouloir que ce qui +dépend de soi seul, pour ne compter que sur ce qu'on éprouve, on n'a pas +besoin de se consacrer à des ressources purement solitaires. La +philosophie est en nous, et ce qui caractérise éminemment les passions, +c'est le besoin des autres; tant qu'un retour quelconque est nécessaire, +un malheur est assuré: mais l'on peut trouver dans les carrières +diverses où les passions se précipitent, quelque chose de l'intérêt +qu'elles inspirent, et rien de leur malheur, si l'on domine la vie au +lieu de se laisser emporter par elle, si rien de ce qui est vous enfin +ne dépend jamais ni d'un tyran au dedans de vous-même, ni de sujets au +dehors de vous. + +Les enfants et les sages ont de grandes ressemblances, et le +chef-d'oeuvre de la raison est de ramener à ce que fait la nature. Les +enfants reçoivent la vie goutte à goutte; ils ne lient point ensemble +les trois temps de l'existence: le désir unit bien pour eux le jour avec +le lendemain, mais le présent n'est point dévoré par l'attente; chaque +heure prend sa part de jouissance dans leur petite vie; chaque heure a +un sort tout entier, indépendamment de celle qui la précède ou de celle +qui la suit: leur intérêt ne s'affaiblit point cependant par cette +subdivision; il renaît à chaque instant, parce que la passion n'a point +détruit tous les germes des pensées légères, toutes les nuances des +sentiments passionnés, tout ce qui n'est pas elle enfin, et qu'elle +anéantit. La philosophie ne peut rendre sans doute les impressions +fraîches et brillantes de l'enfance, son heureuse ignorance de la +carrière qui se termine par la mort; mais c'est cependant sur ce modèle +qu'on doit former la science du bonheur moral; il faut descendre la vie +en regardant le rivage plutôt que le but. Les enfants laissés à +eux-mêmes sont les êtres les plus libres; le bonheur les affranchit de +tout: les philosophes doivent tendre au même résultat par la crainte du +malheur. + +Les passions ont l'air de l'indépendance, et dans le fait, il n'est +point de joug plus asservissant; elles luttent contre tout ce qui +existe, elles renversent la barrière de la moralité, cette barrière qui +assure l'espace, au lieu de le resserrer; mais c'est pour se briser +ensuite contre des obstacles toujours renaissants, et priver l'homme +enfin de sa puissance sur lui-même. Depuis la gloire, qui a besoin du +suffrage de l'univers, jusqu'à l'amour, qui rend nécessaire le +dévouement d'un seul objet, c'est en raison de l'influence des hommes +sur nous que le malheur doit se calculer; et le seul système vrai pour +éviter la douleur, c'est de ne diriger sa vie que d'après ce qu'on peut +faire pour les autres, mais non d'après ce qu'on attend d'eux. Il faut +que l'existence parte de soi, au lieu d'y revenir, et que, sans jamais +être le centre, on soit toujours la force impulsive de sa propre +destinée. + +La science du bonheur moral, c'est-à-dire, d'un malheur moindre, +pourrait être aussi positive que toutes les autres; on pourrait trouver +ce qui vaut le mieux pour le plus grand nombre des hommes dans le plus +grand nombre des situations; mais ce qui restera toujours incertain, +c'est l'application de cette science à tel ou tel caractère: par quelle +chaîne, dans ce genre de code, peut-on lier la minorité, ni même un seul +individu à la règle générale? et celui qui ne peut s'y soumettre mérite +également l'attention du philosophe. Le législateur prend les hommes en +masse, le moraliste un à un; le législateur doit s'occuper de la nature +des choses, le moraliste de la diversité des sensations; enfin, le +législateur doit toujours examiner les hommes sous le point de vue de +leurs relations entre eux, et le moraliste, considérant chaque individu +comme un ensemble moral tout entier, un composé de plaisirs et de +peines, de passions et de raison, voit l'homme sous différentes formes, +mais toujours dans son rapport avec lui-même. + +Une dernière réflexion, la plus importante de toutes, reste donc à +faire, c'est de savoir jusqu'à quel point il est possible aux âmes +passionnées d'adopter le système que j'ai développé. Il faut dans cet +examen reconnaître d'abord combien des événements, semblables en +apparence, diffèrent selon le caractère de ceux qui les éprouvent. Il ne +serait pas juste de vanter autant la puissance intérieure de l'homme, si +ce n'était pas par la nature et le degré même de cette force qu'on doit +juger de l'intensité des peines de la vie. Tel homme est conduit par ses +goûts naturels dans le port, où tel autre ne peut être porté que par les +flots de la tempête; et tandis que tout est calculé d'avance dans le +monde physique, les sensations de l'âme varient selon la nature de +l'objet et de l'organisation morale de celui qui en reçoit l'impression. +Il n'y a de justice dans les jugements qui sont relatifs au bonheur, que +si on les fonde sur autant de notions particulières qu'il y a +d'individus qu'on veut connaître. On peut trouver dans les situations +les plus obscures de la vie des combats et des victoires dont l'effort +est au-dessus de tout ce que les annales de l'histoire ont consacré. Il +faut compter dans chaque caractère les douleurs qui naissent des +contrastes de bonheur ou d'infortune, de gloire ou de revers, dont une +même destinée offre l'exemple; il faut compter les défauts au rang des +malheurs, les passions parmi les coups du sort; et plus même les +caractères peuvent être accusés de singularité, plus ils commandent +l'attention du philosophe: les moralistes doivent être comme ces +religieux placés sur le sommet du mont Saint-Bernard, il faut qu'ils se +consacrent à reconduire les voyageurs égarés. + +Excluant jusqu'au mot de pardon, qui semble détruire la douce égalité +qui doit exister entre le consolateur et l'infortuné, ce n'est pas des +torts, mais de la douleur qu'il importe de s'occuper; c'est donc au nom +du bonheur seul que j'ai combattu les passions. Considérant, comme je +l'ai dit ailleurs, le crime et ses effets comme un fléau de la nature +qui dépravait tellement l'homme, que ce n'était plus par la philosophie, +mais par la force réprimante, des lois qu'il devait être arrêté, je n'ai +examiné dans les passions, que leur influence sur celui même qu'elles +dominent. Sous le rapport de la morale, sous le rapport de la politique, +il existera beaucoup de distinctions à faire entre les passions viles et +généreuses, entre les passions sociales et antisociales; mais, en ne +calculant que les peines qu'elles causent, elles sont presque toutes +également funestes au bonheur. + +Je dis à l'homme qui ne veut se plaindre que du sort, qui croit voir +dans sa destinée un malheur sans exemple avant lui, et ne s'attache qu'à +lutter contre les événements; je lui dis: Parcourez avec moi toutes les +chances des passions humaines; voyez si ce n'est pas de leur essence +même, et non d'un coup du sort inattendu, que naissent vos tourments. +S'il existe une situation dans l'ordre des choses possibles qui puisse +vous en préserver, je la chercherai avec vous, je tâcherai de contribuer +à vous l'assurer; mais le plus grand argument à présenter contre les +passions, c'est que leur prospérité est peut-être plus fatale au bonheur +de celui qui s'y livre que l'adversité même. Si vous êtes traversé dans +vos projets pour acquérir et conserver la gloire, votre esprit peut +s'attacher à l'événement qui, tout à coup, a interrompu votre carrière, +et se repaître d'illusions, plus faciles encore dans le passé que dans +l'avenir. Si l'objet qui vous est cher vous est enlevé par la volonté de +ceux dont il dépend, vous pouvez ignorer à jamais ce que votre propre +coeur aurait ressenti, si votre amour, en s'éteignant dans votre âme, +vous eût fait éprouver ce qu'il y a de plus amer au monde, l'aridité de +ses propres impressions; il vous reste encore un souvenir sensible, seul +bien des trois quarts de la vie; je dirai plus, si c'est par des fautes +réelles dont le regret occupe à jamais votre pensée, que vous croyez +avoir manqué le but où tendait votre passion, votre vie est plus +remplie, votre imagination a quelque chose où se prendre, et votre âme +est moins flétrie que si, sans événements malheureux, sans obstacles +insurmontables, sans démarches à se reprocher, la passion, par cela +seulement qu'elle est elle, eût, au bout d'un certain temps, décoloré la +vie, après être retombée sur le coeur qui n'aurait pu la soutenir. +Qu'est-ce donc qu'une destinée qui entraîne avec elle, ou +l'impossibilité d'arriver à son but, ou l'impuissance d'en jouir? + +Loin de moi cependant ces axiomes impitoyables des âmes froides et des +esprits médiocres: _on peut toujours se vaincre, on est toujours le +maître de soi_; et qui donc a l'idée non-seulement de la passion, mais +même d'un degré de plus de passion qu'il n'aurait pas éprouvé, qui peut +dire: Là finit la nature morale? Newton n'eût pas osé tracer les bornes +de la pensée, et le pédant que je rencontre veut circonscrire l'empire +des mouvements de l'âme! il voit qu'on en meurt, et croit encore qu'on +se serait sauvé en l'écoutant! Ce n'est point en assurant aux hommes que +tous peuvent triompher de leurs passions, qu'on rend cette victoire plus +facile. Fixer leur pensée sur la cause de leur malheur, analyser les +ressources que la raison et la sensibilité peuvent leur présenter, est +un moyen plus sûr, parce qu'il est bien plus vrai. Quand le tableau des +douleurs est vivement retracé, quelles leçons peuvent ajouter à la force +du besoin qu'on a de cesser de souffrir? Tout ce que vous pouvez pour +l'homme infortuné, c'est d'essayer de le convaincre qu'il respirerait un +air plus doux dans l'asile où vous l'invitez; mais si ses pieds sont +attachés à la terre de feu qu'il habite, vous paraîtra-t-il moins digne +d'être plaint? + +J'aurai rempli mon but, si j'ai donné quelque espoir de repos à l'âme +agitée; si, en ne méconnaissant aucune de ses peines, en avouant la +terrible puissance des sentiments qui la gouvernent, en lui parlant sa +langue, enfin, j'ai pu m'en faire écouter. La passion repousse tous les +conseils qui ne supposent pas la douloureuse connaissance d'elle-même, +et vous dédaigne aisément comme appartenant à une autre nature. Je le +crois cependant, mon accent n'a pas dû lui paraître étranger; c'est mon +seul motif pour espérer qu'à travers tant de livres sur la morale, +celui-ci peut encore être utile. + +Que je me repentirais néanmoins de cet écrit, si, venant se briser, +comme tant d'autres, contre la puissance terrible des passions, il +ajoutait seulement à la certitude que croient avoir les âmes froides de +la facilité qu'on doit trouver à vaincre les sentiments qui troublent la +vie! Non, ne condamnez pas ces infortunés qui ne savent pas cesser de +l'être; vous, de qui leurs destinées dépendent, secourez-les comme ils +veulent être secourus: celui qui peut soulager le malheur ne doit plus +penser à le juger, et les idées générales sont cruelles à l'homme qui +souffre, si c'est un autre, et non pas lui, qui les applique à sa +situation personnelle. + +En composant cet ouvrage, où je poursuis les passions comme destructives +du bonheur, où j'ai cru présenter des ressources pour vivre sans le +secours de leur impulsion, c'est moi-même aussi que j'ai voulu +persuader; j'ai écrit pour me retrouver, à travers tant de peines, pour +dégager mes facultés de l'esclavage des sentiments, pour m'élever +jusqu'à une sorte d'abstraction qui me permit d'observer la douleur en +mon âme, d'examiner dans mes propres impressions les mouvements de la +nature morale, et de généraliser ce que la pensée me donnait +d'expérience. Une distraction absolue étant impossible, j'ai essayé si +la méditation même des objets qui nous occupent ne conduisait pas au +même résultat, et si, en approchant du fantôme, il ne s'évanouissait pas +plutôt qu'en s'en éloignant. J'ai essayé si ce qu'il y a de poignant +dans la douleur personnelle ne s'émoussait pas un peu, quand nous nous +placions nous-mêmes comme une part du vaste tableau des destinées, où +chaque homme est perdu dans son siècle, le siècle dans le temps, et le +temps dans l'incompréhensible. Je l'ai essayé, et je ne suis pas sûre +d'avoir réussi dans la première épreuve de ma doctrine sur moi-même; +serait-ce donc à moi qu'il conviendrait d'affirmer son absolu pouvoir? +Hélas! en s'approchant, par la réflexion, de tout ce qui compose le +caractère de l'homme, on se perd dans le vague de la mélancolie. Les +institutions politiques, les relations civiles vous présentent des +moyens presque certains de bonheur ou de malheur public; mais les +profondeurs de l'âme sont si difficiles à sonder! Tantôt la superstition +défend de penser, de sentir, déplace toutes les idées, dirige tous les +mouvements en sens inverse de leur impulsion naturelle, et sait vous +attacher à votre malheur même, dès qu'il est causé par un sacrifice ou +peut en devenir l'objet; tantôt la passion ardente, effrénée, ne sait +pas supporter un obstacle, consentir à la moindre privation, dédaigne +tout ce qui est avenir, et, poursuivant chaque instant comme le seul, ne +se réveille qu'au but ou dans l'abîme. Inexplicable phénomène que cette +existence spirituelle de l'homme, qui, en la comparant à la matière, +dont tous les attributs sont complets et d'accord, semble n'être encore +qu'à la veille de sa création, au chaos qui la précède! + +Un seul sentiment peut servir de guide dans toutes les situations, peut +s'appliquer à toutes les circonstances, c'est la pitié: avec quelle +disposition plus efficace pourrait-on supporter et les autres et +soi-même? L'esprit observateur et assez fort pour se juger découvre dans +lui-même la source de toutes les erreurs. L'homme est tout entier dans +chaque homme. Dans quels égarements ne s'est pas souvent perdue la +pensée qui précède les actions, la pensée, ou quelque chose encore de +plus fugitif qu'elle! Il faut que ce secret intime, qu'on ne pourrait +revêtir de paroles sans lui donner, une existence qu'il n'a pas, il faut +que ce secret intime serve à rendre inépuisable le sentiment de la +pitié[4]. + +On dit qu'en s'abandonnant à la pitié, les individus et les +gouvernements peuvent être injustes: d'abord les individus d'une +condition privée ne sont presque jamais dans une situation qui commande +de résister à la bonté; les rapports avec les autres sont si peu +étendus, les événements qui offrent quelque bien à faire sont dépendants +d'un si petit nombre de chances, qu'en se rendant difficile sur les +occasions qu'on peut saisir, on condamne sa vie à l'inutile +insensibilité. Je ne sais pas une délibération plus importante que celle +qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser +un service en sa puissance; il faut avoir si présents à la pensée la +chaîne des idées morales, l'ensemble de la nature humaine! il faut être +si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien! Non: loin de +réprimer, à cet égard, les imprudences des hommes, on devrait plutôt les +détourner de calculer autant les inconvénients des sentiments généreux, +et de s'arroger ainsi un jugement que Dieu seul a droit de prononcer; +car c'est à la Providence que semble appartenir cette sublime balance où +sont pesés les effets relatifs du bonheur et du malheur. Les hommes, +pour lesquels il n'existe que des unités, des moments, des occasions, +doivent rarement se refuser aux biens partiels qu'ils peuvent répandre. + +Les législateurs eux-mêmes gouvernent souvent à l'aide d'idées trop +générales; ce grand principe, que l'intérêt de la minorité doit toujours +céder à celui de la majorité, dépend absolument du genre de sacrifices +qu'on impose à la minorité; car en le poussant à l'extrême, on +arriverait au système de Robespierre. Ce n'est pas le nombre des +individus, mais les douleurs qu'il faut compter; et si l'on pouvait +supposer la possibilité de faire souffrir un innocent pendant plusieurs +siècles, il serait atroce de l'exiger pour le salut même d'une nation +entière; mais ces alternatives effrayantes n'existent point dans la +réalité. Les vérités d'un certain ordre sont à la fois conseillées par +la raison et inspirées par le coeur; il est presque toujours de la +politique d'écouter la pitié; il n'y a pas de milieu entre elle et le +dernier terme de la cruauté, et Machiavel, dans le code même de la +tyrannie, a dit, _qu'il fallait savoir s'attacher ceux qu'on ne pouvait +faire périr_. + +On n'obéit pas longtemps aux lois trop sévères, mais l'état qui les +maintient, sans pouvoir les faire exécuter, a tous les inconvénients de +la rigueur et de la faiblesse. Rien n'use la force d'un gouvernement +comme la disproportion entre les délits et les peines: il se présente +alors comme un ennemi, tandis qu'il doit paraître comme le chef, comme +le principe régulateur de l'empire. Au lieu de se confondre, pour ainsi +dire, dans votre esprit avec la nature des choses, il semble un obstacle +qu'il faut renverser; et l'agitation de quelques-uns, l'espoir qu'ils +conservent, tout insensé qu'il est, de détruire ce qui les opprime, +ébranle la confiance de ceux même qui sont contents du gouvernement. +Enfin, de quelque manière qu'on réfléchisse sur le sentiment de la +pitié, on le trouve fécond en résultats prospères pour les individus et +pour les nations, et l'on se persuade que c'est la seule idée primitive +qui soit attachée à la nature de l'homme, parce que c'est la seule dont +il ait besoin pour toutes les vertus comme pour toutes les jouissances. + +Une belle cause finale dans l'ordre moral, c'est la prodigieuse +influence de la pitié sur les coeurs; il semble que l'organisation +physique elle-même soit destinée à en recevoir l'impression. Une voix +qui se brise, un visage altéré, agissent sur l'âme directement comme les +sensations; la pensée ne se met point entre deux, c'est un choc, c'est +une blessure. Cela n'est point intellectuel; et ce qu'il y a de plus +sublime encore dans cette disposition de l'homme, c'est qu'elle est +consacrée particulièrement à la faiblesse; et lorsque tout concourt aux +avantages de la force, ce sentiment lui seul rétablit la balance, en +faisant naître la générosité: ce sentiment ne s'émeut que pour un objet +sans défense, qu'à l'aspect de l'abandon, qu'au cri de la douleur; lui +seul défend les vaincus après la victoire, lui seul arrête les effets de +ce vil penchant des hommes à livrer leur attachement, leurs facultés, +leur raison même à la décision du succès; mais cette sympathie pour le +malheur est une affection si puissante, réunit tellement ce qu'il y a de +plus fort dans les impressions physiques et morales, qu'y résister +suppose un degré de dépravation dont on ne peut éprouver trop d'horreur. + +Ces êtres seuls n'ont plus de droits à l'association mutuelle de misères +et d'indulgence, qui, en se montrant sans pitié, ont effacé en eux le +sceau de la nature humaine: le remords d'avoir manqué à quelque principe +de morale que ce soit, est l'ouvrage du raisonnement, ainsi que la +morale elle-même; mais le remords d'avoir bravé la pitié doit poursuivre +comme un sentiment personnel, comme un danger pour soi, comme une +terreur dont on est l'objet. On a une telle identité avec l'être qui +souffre, que ceux qui parviennent à la détruire acquièrent souvent une +sorte de dureté pour eux-mêmes, qui sert encore, sous quelques rapports, +à les priver de tout ce qu'ils pourraient attendre de la pitié des +autres; cependant, s'il en est temps encore, qu'ils sauvent un +infortuné, qu'ils épargnent un ennemi vaincu, et, rentrés dans les liens +de l'humanité, ils seront de nouveau sous sa sauvegarde. + +C'est dans la crise d'une révolution qu'on entend répéter sans cesse que +la pitié est un sentiment puéril qui s'oppose à toute action nécessaire +à l'intérêt général, et qu'il faut la reléguer avec les affections +efféminées, indignes des hommes d'État ou des chefs de parti: c'est, au +contraire, au milieu d'une révolution que la pitié, ce mouvement +involontaire dans toute autre circonstance, devrait être une règle de +conduite. Tous les liens qui retenaient sont déliés, l'intérêt de parti +devient pour tous les hommes le but par excellence: ce but, étant censé +renfermer et la véritable vertu et le seul bonheur général, prend +momentanément la place de toute autre espèce de loi. Or, dans un temps +où la passion s'est mise dans le raisonnement, il n'y a qu'une +sensation, c'est-à-dire, quelque chose qui est un peu de la nature de la +passion même, qu'il soit possible de lui opposer avec succès. Lorsque la +justice est reconnue, on peut se passer de pitié; mais une révolution, +quel que soit son but, suspend l'état social, et il faut remonter à la +source de toutes les lois, dans un moment où ce qu'on appelle un pouvoir +légal est un nom qui n'a plus de sens. Les chefs de parti peuvent se +croire assez sûrs d'eux-mêmes pour se guider toujours d'après la plus +haute sagesse; mais il n'y a rien de si funeste pour eux que des +sectaires privés de l'instinct de la pitié; d'abord ils sont, par cela +même, incapables d'enthousiasme pour les individus: ces sentiments +tiennent l'un et l'autre, quoique par des rapports différents, à la +faculté de l'imagination. La fureur, la vengeance s'allient sans doute +avec l'enthousiasme; mais ces mouvements qui rendent cruels +momentanément, n'ont pas d'analogie avec ce qu'on a vu de nos jours, un +système continuel, et par conséquent à froid, de méconnaître toute +pitié. Or, quand cet affreux système existe dans les soldats, ils jugent +leurs chefs tout comme leurs ennemis, ils conduisent à l'échafaud ce +qu'ils avaient estimé la veille, ils appartiennent uniquement à la +puissance d'un raisonnement, et dépendent, par conséquent, de tel +enchaînement de mots, qui se placera dans leur tête comme un principe et +des conséquences. On ne peut gouverner la foule que par des sensations. +Malheur donc aux chefs qui, en étouffant dans leurs partisans tout ce +qui est humain, tout ce qui est remuable enfin par l'imagination ou le +sentiment, en font des assassins raisonneurs, qui marchent au crime par +la métaphysique, et immolent tout au premier arrangement de syllabes qui +sera pour eux de la conviction! + +Cromwell retenait le peuple par la superstition; on liait les Romains +par le serment; les Grecs se laissaient mener par l'enthousiasme qu'ils +éprouvaient pour les grands hommes. Si l'espèce de sentiment national +qui faisait en France un point d'honneur de la générosité, de cette +pitié des vainqueurs, si cette espèce de sentiment ne reprend pas +quelque puissance, jamais le gouvernement n'obtiendra un empire constant +et volontaire sur une nation qui n'aura pas un instinct moral +quelconque, par lequel on puisse l'entraîner et la réunir; car qu'y +a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement? + +Enfin, la pitié est encore nécessaire pour trouver un terme à la guerre +intérieure; il n'y a point de fin aux ressources du désespoir, et les +discussions les plus habiles, et les victoires les plus sanglantes ne +font qu'augmenter la haine. Une sorte d'élan de l'âme, tout composé +d'enthousiasme et de pitié, arrête seul les guerres intestines, et +rappelle également le mot de patrie à tous les partis qui la déchirent. +Cette commotion produit plus en un jour que tous les écrits et les +combinaisons politiques; l'homme lutte contre sa nature en voulant +donner à l'esprit seul la grande influence sur la destinée humaine. + +Et vous, Français, vous, guerriers invincibles, vous, leurs chefs, vous +qui les avez dirigés et soutenus par vos intrépides ressources, c'est à +vous tous que l'on doit les triomphes de la victoire; c'est à vous qu'il +appartient de proclamer la générosité! Sans l'exercice de cette vertu, +quelle palme nouvelle vous resterait-il encore à cueillir? Vos ennemis +sont vaincus, ils n'offrent plus aucune résistance, ils ne serviront +plus à votre gloire, même par leurs défaites. Voulez-vous encore +étonner? pardonnez. Vous êtes vainqueurs, la terreur ou l'enthousiasme +prosternent à vos pieds plus de la moitié de l'univers; mais +qu'avez-vous fait encore pour le malheur, et qu'est-ce que l'homme, s'il +n'a pas consolé l'homme, s'il n'a pas combattu la puissance du mal sur +la terre? La plupart des gouvernements sont vindicatifs parce qu'ils +craignent, parce qu'ils n'osent être cléments. Vous, qui n'avez rien à +redouter, vous, qui devez avoir pour vous la philosophie et la victoire, +soulagez toutes les infortunes véritables, toutes celles qui sont +vraiment dignes de pitié: la douleur qui accuse est toujours écoutée; la +douleur a raison contre les vainqueurs du monde. Que veut-on en effet du +génie, des succès, de la liberté, des républiques? qu'en veut-on? +quelques peines de moins, quelques espérances de plus. Vous qui +rentrerez dans vos foyers, ou dans une condition privée, que serez-vous, +si vous ne vous montrez pas généreux? des guerriers pendant la paix, des +génies dans l'art de la guerre, alors que toutes les pensées se +tourneront vers la prospérité de l'intérieur, et que les dangers passés +laisseront à peine des traces. Attachez-vous à l'avenir par la vertu, +fixez la reconnaissance par des bienfaits qui durent. Il n'est point de +Capitole, il n'est point de triomphes qui puissent ajouter à votre +éclat; vous êtes au pinacle de la gloire militaire; la générosité seule +plane encore au-dessus de vos têtes. Heureuse situation que celle de la +toute-puissance, quand les obstacles n'existent plus au dehors, quand la +force est en soi-même, quand on peut faire le bien sans qu'un motif +étranger à la vertu vous anime, sans que le soupçon d'un tel motif +puisse jamais vous approcher[5]! + +J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions +agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en +fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec +l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été +trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu +développer à l'homme d'après ses avantages personnels; et comme dans les +premières années de la vie on défend ce qui fait mal, dans l'enfance de +la vie humaine on lui commande encore ce qu'il serait toujours possible +de lui prouver. Heureuse, si j'ai pu convaincre l'intérêt personnel! +heureuse aussi, si j'avais diminué son activité, en présentant aux +hommes une analyse exacte de ce que vaut la vie, une analyse qui +démontrât que les destinées diffèrent entre elles bien plus par les +caractères que par les situations; que les plaisirs que l'on peut +éprouver, dans quelques circonstances que ce soit, sont soumis à des +chances certaines, qui à la longue réduisent tout au même terme; et que +ce bonheur qu'on croit toujours trouver dans les objets extérieurs n'est +qu'un fantôme créé par l'imagination, qu'elle poursuit après l'avoir +fait naître, et qu'elle veut atteindre au dehors, tandis qu'il n'a +d'existence qu'en elle! + + + + +NOTES + +[1: Il me semble que les véritables partisans de la liberté républicaine +sont ceux qui détestent le plus profondément les forfaits qui se sont +commis en son nom. Leurs adversaires peuvent sans doute éprouver la +juste horreur du crime; mais comme ces crimes mêmes servent d'argument à +leur système, ils ne leur font pas ressentir, comme aux amis de la +liberté, tous les genres de douleur à la fois.] + +[2: J'entends par constitution démagogique, celle qui met le peuple en +fermentation, confond tous les pouvoirs, enfin la constitution de 1703. +Le mot de démocratie étant pris, de nos jours, dans diverses acceptions, +il ne rendrait pas avec exactitude ce que je veux exprimer.] + +[3: Je crains qu'on ne m'accuse d'avoir parlé trop souvent, dans le +cours de cet ouvrage, du suicide comme d'un acte digne de louanges: je +ne l'ai point examiné sous le rapport toujours respectable des principes +religieux; mais politiquement, je crois que les républiques ne peuvent +se passer du sentiment qui portait les anciens à se donner la mort; et +dans les situations particulières, les âmes passionnées qui +s'abandonnent à leur nature, ont besoin d'envisager cette ressource pour +ne pas se dépraver dans le malheur, et plus encore, peut-être, au milieu +des efforts qu'elles tentent pour l'éviter.] + +[4: Smith, dans son excellent ouvrage de la Théorie des sentiments +moraux, attribue la pitié à cette sympathie qui nous fait nous +transporter dans la situation d'un autre, et supposer ce que nous +éprouverions à sa place. C'est bien là certainement l'une des causes de +la pitié; mais l'inconvénient de cette définition, comme de toutes, est +de resserrer la pensée que faisait naître le mot qu'on a défini: il +était revêtu des idées accessoires et des impressions particulières à +chaque homme qui l'entendait, et vous restreignez sa signification par +une analyse toujours incomplète quand un sentiment en est l'objet; car +un sentiment est un composé de sensations et de pensées que vous ne +faites jamais comprendre qu'à l'aide de l'émotion et du jugement réunis. +La pitié est souvent séparée de tout retour sur soi-même; si, par +abstraction, vous vous figuriez un genre de douleur qui exigeât, pour la +souffrir, une organisation tout à fait différente de la vôtre, vous +auriez encore pitié de cette douleur: il faut que les caractères les +plus opposés puissent éprouver de la pitié pour des impressions qu'ils +n'auraient jamais ressenties; il faut enfin que le spectacle du malheur +remue les hommes par commotion, par talisman, sans examen ni +combinaison.] + +[5: Dans un écrit publié il y a deux ans, dans un écrit honoré du +suffrage qui pouvait le plus enorgueillir, cité par M. Fox plaidant pour +la paix devant le parlement d'Angleterre, j'ai dit: _Si l'on ne fait pas +la paix avec les Français cette année, qui sait au centre de quel empire +ils la refuseront l'année prochaine?_ (Réflexions sur la paix.) Jamais +prédiction, je crois, ne s'est mieux accomplie. On pourrait, avec le +même degré de certitude, présager quels seraient les résultats des +étonnantes victoires des Français, s'ils en abusaient; s'ils adoptaient +à cet égard un système révolutionnaire. Mais il y a un si grand foyer de +lumières dans ce pays; le gouvernement républicain, par sa nature même, +est à la longue tellement soumis à la véritable opinion publique, que +les premières conséquences doivent éclairer sur le principe, et qu'on ne +persiste pas, dans ce qui ruine, avec l'aveuglement dont plusieurs +cabinets monarchiques ont donné l'exemple pendant cette guerre.] + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of De l'influence des passions sur le +bonheur des individus et des nations, by Germaine de Staël-Holstein + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'INFLUENCE DES PASSIONS *** + +***** This file should be named 19232-8.txt or 19232-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/2/3/19232/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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