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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/18672-8.txt b/18672-8.txt new file mode 100644 index 0000000..359c09c --- /dev/null +++ b/18672-8.txt @@ -0,0 +1,8514 @@ +The Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Poignet-d'acier + Ou Les Chippiouais + +Author: Émile Chevalier + +Release Date: June 24, 2006 [EBook #18672] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER *** + + + + +Produced by Rénald Lévesque + + + + + + ÉMILE CHEVALIER + + + POIGNET-D'ACIER + ou + LES CHIPPIOUAIS + + + + + PARIS + CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + 3, RUE AUBER, 3 + + + + + CHAPITRE PREMIER + + A LORETTE + + +--Ma foi, oui, je le répète, j'envie votre sort, mon cher James. + +--Et moi, je le maudis; vrai Dieu! + +--Vous plaisantez? + +--Plaisanter! le diable m'emporte si je plaisante! La belle existence +que j'ai en perspective! l'hiver, un froid à geler le mercure; l'été une +chaleur à rôtir tous les poissons de la baie d'Hudson. Pour compagnie, +des sauvages abominables; pour distraction, des femmes monstres; pour +horizon, des neiges et des glaces qui durent huit à dix mois de l'année, +et, brochant sur le tout, la faim, la soif qui vous font trop fidèle et +constante escorte: voilà le tableau! + +--Bah! vous exagérez! les Indiennes ne sont pas si laides... + +--Pardieu, vous en parlez tout à votre aise, vous qui êtes allé chercher +dans le désert la plus charmante femme du globe, répondit James avec une +teinte d'amertume. + +Puis, il ajouta, en glissant sur son interlocuteur un coup d'oeil +incisif: + +--Mais comment peut-on regretter la vie d'aventures, quand on a le +bonheur pour hôte assidu à son foyer? + +L'autre soupira sans répondre. + +James saisit avec avidité ce signe de mécontentement. Comme un éclair, +la joie brilla une seconde sur son visage; toutefois, il continua +froidement: + +--Non-seulement vous avez épousé la personne que vous aimiez, mais +vous êtes riche, considéré, artiste en renom; en faut-il plus pour être +satisfait, mon bon Alfred? + +--J'avoue, dit celui-ci, qui n'avait point remarqué les divers +mouvements de James, j'avoue qu'aux yeux du monde, je paraîtrais un +ingrat si je me plaignais. Comme vous le disiez, j'adore Victorine +autant qu'elle me chérit... + +A ces mots, le jeune homme auquel ils s'adressaient détourna la tête: +ses sourcils se froncèrent et il se mordit la lèvre inférieure comme +pour refouler une émotion violente. Alfred poursuivait toujours, sans se +douter de rien. + +--Nous sommes heureux, fort heureux, et cependant... + +--Cependant? répéta James en tressaillant. + +--Cependant, je vous le confie, je m'ennuie parfois. + +--Vous! allons donc! + +--Ce n'est que trop vrai. + +--Que vous manque-t-il? que vous manque-t-il, jour de Dieu? Madame +Robin... + +--Oh! je suis sûr de l'amour de ma femme, fit Alfred avec le ton et le +geste d'une conviction sincère. + +--Eh bien, alors? articula péniblement James, dont le visage s'était +rembruni tout à coup. + +--Eh bien, mon cher ami, j'ai malgré moi, malgré toute ma félicité +domestique, la plus ardente envie de faire un nouveau voyage... dans les +solitudes américaines. + +--Vous dites? s'exclama vivement James. + +--Je dis que je jalouse votre destinée et que je donnerais... Ah! je +suis fou! + +--Je le croirais, si je ne vous savais si sage, fut-il reparti. + +--Mais les voyages! continua Robin, les grandes et puissantes +impressions que l'on reçoit au milieu de cette nature vierge, loin des +conventions ridicules, des préjugés étroits, des habitudes mesquines de +la civilisation, c'est là la vie, c'est là la jouissance pour un homme +intelligent! + +--Souffrez que je ne partage pas votre avis, dit James en riant. + +--Oh! vous, vous êtes un matérialiste! répondit Alfred avec un hochement +de tête. + +--Matérialiste ou non, je déteste les Indiens et vous confesse que je ne +suis rien moins que prêt à me rendre à l'ordre de monsieur mon père. + +--Quelle délicieuse chose pourtant qu'une expédition d'ici au fort du +Prince-de-Galles! + +--Quelques milliers de milles à travers des terres incultes, fit James +en haussant les épaules. + +--Je voudrais bien être à votre place, dit Alfred d'un air rêveur. + +--Et moi à la vôtre! + +James laissa tomber ces paroles sans y penser, en manière de réplique; +mais, à peine les eût-il prononcées qu'il en comprit toute la +signification: ses prunelles s'allumèrent d'un feu sombre qui embrasa +aussi ses joues tannées, et un tremblement nerveux parcourut ses +membres. + +Absorbé par ses réflexions, Alfred n'avait pas plus entendu la réponse +qu'il ne soupçonna l'agitation de son ami. + +Dans sa préoccupation, il oubliait même de payer le prix du passage +sur le pont Dorchester, mais la voix du collecteur [1] le rappela à la +réalité. + +[Note 1: Par ce titre, on désigne, au Canada, tous les percepteurs de +fonds publics.] + +Car le dialogue précédent avait eu lieu entre Alfred Robin, jeune homme +d'une trentaine d'années, et James Mac Carthy, un peu moins âgé que lui, +dans la voiture du premier, qui, après avoir franchi les murs de Québec, +capitale du Bas-Canada, se dirigeait vers Lorette [2], petit village où +il résidait, à trois lieues environ de la métropole. + +[Note 2: Voir la _Huronne_, dont tout ce récit est l'épilogue.] + +Alfred Robin emmenait James Mac Carthy dîner chez lui. + +C'était par une de ces splendides journées du commencement d'octobre, +qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et +la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources +pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste +et froid linceul de l'hiver. + +Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation. + +--Vous pensez partir bientôt? demanda-t-il. James tressaillit. + +--Partir! partir! dit-il. + +--Mais si votre père... + +--Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la +factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois, +moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai +certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie +d'Hudson. + +--Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres. + +--Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses +subsides, répliqua James avec suffisance. + +--Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous +fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose +à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au +commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la +population française ici. Égarés par un système d'éducation cléricale +vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et +ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons +dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients, +médecins sans malades, prêtres sans vocation! + +--Et artistes? fit James avec un éclat de rire. + +--Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent +sans talent. + +--Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque +peu ironique. + +--Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion? + +--Sur quoi? + +--Sur votre conduite. + +--Allez! + +--Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre +père. + +--Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit +distraitement James. + +--Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis +votre ami, votre aîné, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil. + +--Comme il vous plaira, dit James en étouffant un bâillement. + +--Retournez à la factorerie. + +Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique. + +--Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent. +Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à +force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille... + +--Peuh! interrompit James d'un ton incrédule. + +--C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez +votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste +de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis +d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus +enviable du monde. + +--Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis! + +--Ah! si c'était possible! + +Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux +regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps +en temps sur lui. + +Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement +par quelques propos sans importance. + +A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa, +élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte. + +Un domestique indien reçut de son maître les rênes du cheval, et les +deux amis s'avancèrent vers la maison. + +En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait. + +C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac. + +Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite +d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer +de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus +de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en +route aussitôt la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers, +l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés, +et épousée à New-York [3]. + +[Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la _Huronne_.] + +De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils +habitaient depuis six ans. + +Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec +à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient +actuellement. + +Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros +de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple +de vertus conjugales qu'ils offraient à tous. + +On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet +honneur. + +Dès qu'elle aperçut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se +précipita dans ses bras. + +James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra +convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses +traits. + +--Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant +tendrement au bras d'Alfred. + +--Mais il est à peine midi! + +--Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! câlina-t-elle. + +--Il en était bien cinq, chère! + +--Pour mon coeur il est toujours trop tôt quand tu t'éloignes de moi. + +Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine. + +Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur +sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie. + +--Mais tu ne dis rien à notre ami James, qui a bien voulu venir partager +notre dîner? fit Alfred en se retournant. + +Le front de la jeune femme se couvrit d'un nuage. + +--Monsieur est bien bon, murmura-t-elle en baissant les yeux. + +--Ah ça, est-ce que vous nous bouderiez, par hasard? s'écria gaiement +Robin, remarquant l'air contraint de Mac Carthy et de Victorine. + +--Je viens d'être pris d'un mal de dents..., commença le premier. + +--Mal de dents, mal d'amour, répliqua Alfred. Tenez, je vous prie, +compagnie à ma femme, ajouta-t-il en souriant; j'ai laissé dans la +voiture certains objets... + +--Quelque nouveau présent, je gage, dit Victorine, essayant de prendre +un ton dégagé. + +--Tu verras, chère, tu verras, répondit Alfred, qui courut aussitôt vers +la remise. + +Dès qu'il eut disparu, Mac Carthy se rapprocha vivement de la jeune +femme, et, lui saisissant la main, avant qu'elle eût pu s'opposer à son +dessein: + +--Madame, lui dit-il, vous savez que je vous aime... + +--Taisez-vous, monsieur! je ne souffrirai pas ce langage! +répliqua-t-elle avec un brusque effort pour retirer les doigts qu'il +pressait dans les siens. + +--Je vais partir... + +--Tant mieux! + +--Partir pour la baie d'Hudson; mais avant... + +--Encore un mot, monsieur, et j'appelle mon mari! + +Déjà Alfred reparaissait, un paquet sous le bras, en criant: + +--Voilà! voilà! + +La face de Mac Carthy était devenue livide, hideuse de méchanceté + +--Ah! vous ne voulez pas m'entendre! vous ne voulez pas m'entendre! +eh bien, je saurai vous réduire, et vous serez ma maîtresse, madame la +prude! grommela-t-il sourdement. + +Robin se rapprochait, en défaisant son paquet. + +--Que dit-on de ce _set_ [4] de pelleteries? + +[Note 4: Terme anglais francisé par les Canadiens: il signifie +_assortiment, garniture_.] + +--C'est ravissant! Mais vous vous ruinez pour moi, mon ami, répliqua la +jeune femme se penchant, pour dissimuler son trouble, sur une palatine +en peau de renard argenté qu'il étalait complaisamment sous ses yeux. + +A ce moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit. + +--Une lettre d'Angleterre, madame, dit une servante qui avait ouvert. + +--Une lettre d'Angleterre! balbutia madame Robin en pâlissant. + +On lui remit la missive. + +--C'est de ma mère! s'écria-t-elle après avoir vu la suscription. + +Tremblante, elle déchira l'enveloppe, cachetée de noir. + +--Mon père est mort et ma mère est dangereusement malade... Elle me +demande... reprit madame Robin d'une voix mouillée, en parcourant la +lettre. + +--Excusez-moi, dit alors Mac Carthy à Alfred, je crois qu'il est +convenable que je me retire... + +Son hôte voulut le retenir; ce fut en vain. James se fit immédiatement +reconduire à Québec. + +Demeurés seuls, les deux époux se consultèrent. Non que Victorine +hésitât à se rendre à l'appel de sa mère: malgré la dureté de celle-ci +à son égard, elle n'avait pas oublié son devoir filial. Mais elle eût +voulu qu'Alfred l'accompagnât. Chose impossible en ce moment, car le +jeune homme, affilié aux sociétés secrètes du Canada, qui préparaient un +grand mouvement annexionniste, avait donné sa parole d'honneur de ne pas +quitter la province avant l'exécution de ce mouvement. + +Quoi qu'il eût le coeur gros de larmes et l'esprit agité par de noirs +pressentiments, il résista aux supplications de sa femme. + +Victorine partit le surlendemain de Québec, et alla «'embarquer à +New-York. + +Trois mois après, elle apprenait à Alfred que sa mère avait succombé et +qu'elle se remettait en route pour le Canada. + +Mais comme le jeune homme attendait à chaque heure, avec une impatience +fiévreuse, le retour de sa femme, après une séparation qui lui avait +paru éternelle, une dépêche télégraphique, datée d'Halifax, annonça que +le vapeur sur lequel Victorine avait pris passage s'était perdu corps et +biens dans le détroit de Belle-Isle. + +Je n'entreprendrai pas de peindre le désespoir d'Alfred Robin. + +Désormais sans parents avoués, sans affection sérieuse, le coeur brisé, +il résolut, après avoir énergiquement repoussé l'idée du suicide, +d'aller terminer ses jours dans les solitudes du désert américain. + + + + + CHAPITRE II + + LE FORT DU PRINCE-DE-GALLES + + +Situé sur la rivière Churchill, à son embouchure dans la baie d'Hudson, +environ par les 58° de latitude et 97° de longitude, le fort du +Prince-de-Galles fut élevé, vers 1718, par la Compagnie de la baie +d'Hudson. + +Divers combats l'ont rendu, célèbre dans l'histoire de nos luttes avec +la Grande-Bretagne, durant le siècle dernier. + +On le construisit dans un but de commerce avec les Esquimaux et tous les +Indiens du Nord en général, mais principalement, je crois, pour devenir +l'entrepôt des richesses que la Compagnie espérait recueillir dans +les mines d'une rivière fameuse qui prit, à cause de ses productions +minérales, le nom de rivière de la Mine de Cuivre _(Copper-Mine-River)_. + +On m'a accusé d'avoir, dans mes précédents ouvrages, montré pour +la Compagnie de la baie d'Hudson une malveillance outrée. J'avoue +volontiers qu'elle ne se comporte pas et ne s'est jamais comportée vis +à vis des aborigènes du Nord-Ouest américain comme les Espagnols se +comportèrent vis à vis des Mexicains; je me plais à reconnaître qu'elle +ne les égorgea point par millions, au nom d'un Dieu de paix, et qu'on ne +saurait trouver parmi ses honorables membres autant de cruelle rapacité +que chez un Cortez, un Pizarre ou un Soto [5]: mais je pourrais +prouver par cent exemples qu'elle employa une foule de moyens hautement +criminels pour arracher aux malheureux Peaux-Rouges les objets de sa +convoitise. Afin de n'en citer qu'un, je rapporterai cette phrase des +_Ordres et Instructions_ donnés à Samuel Hearne, par la Compagnie de la +baie d'Hudson, lors de l'expédition de ce capitaine à la rivière de la +Mine de Cuivre, le 6 novembre 1769: + +[Note 5: «Autrefois, les îles de Cuba et des Lukayes avaient plus de six +cent mille habitants. Elles n'en ont pas présentement vingt. Bartholomeo +de Las Gazas, digne évêque de Chiapa, nous apprend que dans l'île +Hispaniola, appelée aujourd'hui Saint-Domingue, de trois millions +d'Indiens il n'en restait plus de son temps. Ils en ont tué, dit-il, +près de QUINZE millions en terre ferme. «Ils ne tiennent aucun compte de +leurs âmes, qui sont immortelles comme les nôtres, non plus que si ces +pauvres Indiens n'étaient que des bêtes.» + +«Un Espagnol, interrogé comment il instruisait ces pauvres Indiens, +répondit: _Que los dava al diablo, loque bastave per ello_ C'est-à-dire: +Je les donne au diable, c'est assez pour eux. Quand ils les pendaient +par douzaines, ils disaient que c'était en l'honneur de Notre-Seigneur +et des douze Apôtres..... «Nous avons vu, dit l'évêque des Indes +Occidentales, dix grands royaumes plus grands que n'est l'Espagne, et +beaucoup plus peuplés, être réduits en solitude par les cruautés et +l'horrible boucherie qu'ils y ont exercées.»--_Nouveaux Voyages dans +l'Amérique septentrionale_, par M. Bossu An. MDCCLXXVII.] + +«2º Nous vous avons fait pourvoir, vous et vos compagnons, des objets +que nous avons jugé vous être nécessaires; et il y a été ajouté par +notre ordre différentes marchandises pour être distribuées en forme de +présents seulement aux Indiens étrangers que vous rencontrerez, après +avoir fumé le calumet de paix avec leurs chefs, à l'effet de vous +concilier leur amitié. _Vous ne manquerez pas de les exciter à porter la +guerre chez leurs voisins_, AFIN DE SE PROCURER DES FOURRURES ET AUTRES +ARTICLES DE COMMERCE, en les assurant qu'on leur en paiera un très-bon +prix à la factorerie de la Compagnie [6].» + +[Note 6: _Voyage de Samuel Hearne, du Fort du Prince-de-Galles, dans la +baie d'Hudson, à l'Océan Nord_.--Introduction.] + +Tout commentaire pâlirait devant la sinistre éloquence de ces +Instructions. + +Je poursuis donc mon sujet. + +Le fort du Prince-de-Galles est un des postes les plus septentrionaux +que possède la Compagnie de la baie d'Hudson sur ses immenses +territoires. On y fait principalement la traite des pelleteries +provenant des régions polaires. + +Cette importante factorerie est parfaitement défendue par des bastions +et des courtines en pierre de taille, garnis de lourdes couleuvrines. +Quelques canons d'un fort calibre ont même été braqués aux angles. + +Dans l'enceinte de la forteresse s'élève la maison du gouverneur, les +bâtiments affectés au commis, les magasins pour les fourrures et les +articles d'échange, la poudrière, les ateliers de construction, et +le vaste bâtiment destiné aux trappeurs, voyageurs, coureurs des bois, +aventuriers de toutes origines, je pourrais dire de toutes couleurs, +qui, chaque jour, y viennent chercher un abri. + +La plupart sont des gens au service de la Compagnie; mais bon nombre +n'ont de commun avec elle que l'hospitalité temporaire qu'elle leur +accorde. + +Autour du fort, on voit des tentes dressées par les Indiens descendus +du nord pour troquer, contre des armes, des ustensiles de ménage, des +outils, des colifichets et trop souvent de l'eau-de-feu,--_le lait des +blancs_, comme ils disent fréquemment,--les produits de leur chasse et +de leur pêche. + +Des parcs, protégés par des palissades, se montrent aussi ça et là, et, +au bord de la mer, un pont en bois a été jeté sur une des bouches de la +rivière Churchill. + +Du reste, partout où porte l'oeil, la plaine est nue, triste, couverte +de rares bruyères, maigres mélèzes, genévriers on saules nains, quand +la neige ne la revêt pas d'un blanc suaire. Jadis des forêts magnifiques +l'ombrageaient mais ces forêts on les a abattues, sans mesure, sans +préoccupation de l'avenir, et aujourd'hui les gens du fort sont +obligés d'aller chercher leur combustible à trente et quarante milles à +l'intérieur des terres. Ils y emploient les deux ou trois mois de temps +chaud que laisse l'inclémence de cette haute latitude; car, du 1er +septembre au 1er juillet et même plus tard, la baie d'Hudson est fermée +par les glaces, tandis que son littoral reste enseveli sous une couche +de neige dont l'épaisseur dépasse parfois six pieds. + +Horrible région que celle-là! épouvantable en hiver! Les pierres +craquent et volent en pièces. Les arbres se gercent; ils éclatent avec +un bruit semblable à des détonations d'armes à feu. L'alcool gèle, le +mercure se fige! + +Ce qui n'empêche pas la gaieté de régner dans le fort du +Prince-de-Galles, alors même que le thermomètre marque 40° +Réaumur,--mais quand le manque de provisions ne vient pas s'allier au +froid, pour faire la guerre à l'homme. + +Aussi, comme la chasse et la pêche avaient été des plus abondantes +pendant l'été de 1882, menait-on joyeuse vie à la factorerie, vers la +fin de l'automne de cette même année. + +Chaque soir, après les rudes travaux de la journée, mêlés aux Indiens, +les braves trappeurs contaient des histoires merveilleuses, chantaient +des chansons plus qu'égrillardes, et buvaient force whiskey, à la santé +de leurs belles. + +Il fallait entendre résonner les échos de la _grand'salle_! et la voir +donc! Quel spectacle! quel tohu-bohu! quel pêle-mêle de costumes, de +physionomies, de races hétérogènes! + +Pénétrons-y. Il est sept heures de relevée. La flamme jaillit par +torrents dans les deux cheminées cyclopéennes qui se font face des deux +côtés de la pièce et l'éclairent. Que vous semble de ces costumes de +peaux, de ces mines étranges, de ces armes barbares? Le vent souffle +avec rage au dehors. Il y fait un froid mortel, et la neige tombe en +bordée. Mais qu'importe? chacun ici a le sourire aux lèvres. Qui se +croirait jamais à quinze cents lieues des établissements civilisés? + +Voici pourtant une de nos connaissances, James Mac Carthy, l'avocat de +Québec. Il a endossé le vêtement de chasseur septentrional: casque de +peau de loup marin, tunique en cuir de daim, doublée de peau de cygne +et ornée de pimpantes broderies en rassade, mitas et mocassins en même +matière. + +Il cause chaleureusement avec un chef indien, Kit-chi-ou-a-pous, le +Grand-Lièvre, sagamo illustre dans la tribu des Chippiouais. + +C'est un homme d'une taille géante. Il mesure près de sept pieds. Son +profil offre de l'analogie avec celui d'un bélier. Son front est fuyant, +son nez busqué, ses yeux rapprochés et inclinés comme ceux de la race +mongole. Deux plumes d'aigle, symbole de sa puissance, sont passées en +croix dans l'unique touffe de cheveux qu'il étale au sommet de la tête. +De longs anneaux d'argent pendent de ses oreilles et cliquettent contre +ses épaules. Sur sa poitrine est fièrement étalé un collier composé de +griffes d'ours et de dents de morse. + +Une peau de boeuf musqué l'enveloppe des pieds à la tête. + +Mais ce qui rend surtout remarquable ce personnage, ce sont cinq bandes, +larges d'un demi-pouce, l'une rouge, l'autre bleue, la troisième +jaune d'or, la quatrième verte, la cinquième blanche, qui se partagent +horizontalement sa face, tandis qu'une sixième, noire comme l'ébène, +descend perpendiculairement de son front jusque sous Se menton. + +Kit-chi-ou-a-pous fume avec une lenteur calculée son _poagan_, +ou calumet, au fourneau en pierre rouge, représentant une figure +bizarre,--sans doute quelque vague souvenir traditionnel de l'art des +Asiatiques,--et au long tuyau enguirlandé de plumes omnicolores. + +Mac Carthy le presse de questions, mais le chef se contente de répondre, +de temps en temps, entre deux bouffées de tabac, par une phrase brève et +sentencieuse, qui irrite davantage encore l'impatience du jeune homme. + +--Tu dis, mon frère, qu'il y a une distance bien grande entre ce fort et +la rivière des Mines, s'écrie James. + +--La distance d'une saison d'hiver à l'autre. + +--Et la route est pénible! + +--Pénible pour un coeur faible. + +--Mais, est-il vrai qu'on y trouve de l'or! + +--Les yeux de Kit-chi-ou-a-pous n'y ont point vu de ce sable jaune dont +parle mon frère. + +--On m'a raconté qu'il y en avait en quantité. + +--Si mon frère sait mieux que Kit-chi-ou-a-pous, pourquoi +l'interroge-t-il? répliqua sèchement le sagamo. + +--Voudrais-tu m'y conduire? répliqua Mac Carthy. + +Le Chippiouais secoua la tête. + +--Je te ferai, continua James, tel présent de poudre, de balles, +d'eau-de-feu que tu me demanderas. + +Une lueur fauve raya les noires pupilles du sagamo, mais il répondit +avec son impassibilité accoutumée: + +--L'homme demi-blanc a la langue crochue. + +--Veux-tu un gage de ma parole! + +--Non, je réfléchirai aux propositions de mon frère. + +--Alors, je puis compter sur toi pour aller à ces mines? + +--Si j'accepte les présents de mon frère, je le conduirai jusqu'au grand +lac d'eau salée; mais je ne promets pas de lui montrer ce qu'il demande, +car ce qu'il demande n'est plus. + +Mac Carthy fit un geste d'incrédulité. + +Mais le Grand-Lièvre, cessant de pétuner, dit d'un ton mesuré et grave: + +--Que mon frère écoute, afin que jamais il n'accuse Kit-chi-ou-a-pous de +l'avoir faussement détourné de son sentier. + +--J'ouvre mon oreille à ton discours. + +--Il y a bien des hivers, dit le sauvage, les cavernes de pierre jaune +que désire mon frère existaient. Notre race était riche, puissante +alors. Elle possédait des armes terribles, redoutées des ennemis. Et +ces armes avaient la couleur et l'éclat des rayons du soleil. Une grande +sorcière avait indiqué aux Peaux-Rouges l'endroit où gisait la matière +pour les fabriquer. Elle était belle pour tous, bonne pour eux. Aussi +ils l'aimaient, la vénéraient. Par malheur, les Visages-Pâles vinrent +dans le pays. Ils rencontrèrent la magicienne et lui demandèrent où +étaient les cavernes. Elle répondit qu'elle les y conduirait, s'ils +promettaient de la respecter. Ils le promirent. Mais, en route, les +misérables lui firent violence. Elle résolut de se venger. C'est +pourquoi, lorsqu'ils voulurent partir, après s'être chargés de pierre +jaune, elle refusa de les accompagner, en disant qu'elle demeurerait +dans la mine jusqu'à ce que la terre l'engloutît avec toutes les pierres +jaunes. + +L'année suivante, ils revinrent et trouvèrent la femme ensevelie jusqu'à +mi-corps. Les pierres jaunes avaient déjà beaucoup diminué. + +A leur troisième voyage, la magicienne et les portions les plus +précieuses de la mine avaient disparu. Il ne restait plus que quelques +cailloux jaunes dispersés à la surface du sol, à une très-grande +distance les uns des autres. + +Mais, depuis, les Visages-Pâles ont tout enlevé. + +--Ça ne fait rien, j'y veux aller, dit, aussitôt que le Grand-Lièvre eut +parlé, James, assez peu convaincu de la véracité de ce récit. + +--Mon frère aura ma réponse quand le jour paraîtra; mais l'Esprit du mal +a remplacé la sorcière. Il est l'ennemi des blancs. + +--Bah! fit légèrement Mac Carthy, je me moque de l'Esprit du mal. + +--Mon frère n'est pas tout à fait blanc, dit l'Indien, d'un ton +ironique. + +James sentit le trait et se mordit les lèvres. + +--N'est-ce point toi, dit-il, qui as mené dernièrement un Visage-Pâle à +la mine? + +--Oui, un grand coeur. + +--Il s'appelait Robin? + +--Pour nous il s'appelait le Jeune-Taureau. + +--Et on rapporte qu'il a péri! + +--Il a voulu tenter l'Esprit du mal; l'Esprit du mal l'a châtié. + +--Ce qui veut dire qu'il a été tué par les Esquimaux? reprit James. + +Kit-chi-ou-a-pous ne répondit point. + +A cet instant, un homme de petite stature, mais d'une figure énergique, +entra dans la salle. + +Aussitôt les conversations cessèrent comme par enchantement, et au +brouhaha général succéda un silence respectueux, interrompu seulement +par ces mots soufflés à voix basse, dans les groupes: + +--Le chef-facteur! + +Après un coup d'oeil rapide, mais perçant, jeté sur l'assemblée, +celui-ci marcha droit au Grand-Lièvre. + +--Qu'est-ce que mon frère est venu faire ici? lui dit-il durement. Ne +sait-il pas que j'avais donné ordre de le chasser du fort, chaque fois +qu'il s'y présenterait? + +--Kit-chi-ou-a-pous avait perdu sa tente. Il est venu se reposer, +répondit le chef sans s'émouvoir. + +--C'est un mensonge. Il s'est introduit dans la factorerie pour +espionner et pour voler. S'il veut se reposer, qu'il aille demander +l'hospitalité aux Longs-Couteaux [7], ses amis. + +[Note 7: Les Yankees sont connus des Indiens sous ce nom, que leur a +probablement valu le couteau-bowie qu'il portent, d'ordinaire, dans +leurs excursions au Nord-Ouest.] + +--Kit-chi-ou-a-pous n'est pas l'ami des Longs-Couteaux. + +--Chef, ta parole est fausse; car toi et tes Chippiouais vous avez, +l'hiver passé, pris à crédit des munitions chez nous, et, au lieu de +nous rembourser avec vos pelleteries, vous les avez vendues, pendant +l'été, aux Longs-Couteaux. + +--Mon frère est dans l'erreur. La chasse n'a rien rapporté. + +--Tu mens! s'écria le chef-facteur; va-t'en, ou je te fais déchirer par +mes chiens! + +Seul de sa bande dans le fort, Kit-chi-ou-a-pous ne pouvait résister +à cette brutale injonction. Il dédaigna même de faire une nouvelle +observation; mais, serrant autour de lui sa robe de boeuf, il traversa +majestueusement la pièce et sortit. + +--Vous, monsieur, j'ai à vous parler, reprit le commandant du poste en +s'adressant à Mac Carthy. + +Le jeune homme s'inclina d'un air soumis. + +--Suivez-moi dans ma chambre, poursuivit le chef en se dirigeant vers la +porte de la salle. + +Comme ils arrivaient sur le seuil, cette porte s'ouvrit, et deux +personnes couvertes de neige, de givre, entrèrent précipitamment. + +--Mon Dieu! il était temps! balbutia l'une d'une voix chevrotante en +s'appuyant au bras de son compagnon. + +--Une femme blanche! fit le chef-facteur au comble de la surprise. + +--Victorine! murmura James Mac Carthy, non moins étonné. + +--Place! place! place auprès du feu! et un peu de whiskey pour la +ranimer, car je sens que la pauvre créature va s'évanouir, ours et +buffles! criait l'autre arrivant. + + + + + CHAPITRE III + + JAMES MAC CARTHY + + +A son air décidé, indépendant, tout autant qu'aux éclatantes broderies +en poil de porc-épic et plumes d'oiseaux qui chamarraient son capot, il +était facile de reconnaître que cet individu appartenait à la classe des +francs trappeurs, ou trappeurs libres, classe fort mal vue des agents de +la Compagnie de la baie d'Hudson, à laquelle ils enlèvent une partie de +ses bénéfices, en faisant la traite pour leur compte ou celui de quelque +riche particulier. + +--Qui es-tu et qui est-ce que cette femme! lui demanda le chef-facteur +d'un ton impérieux. + +--On m'appelle Louis-le-Bon, répondit-il avec négligence; quant à cette +dame, attendez un moment, ours et buffles, elle vous dira qui elle est. + +Et le trappeur se remit à frictionner vigoureusement le visage de +la jeune femme qu'il avait étendue devant le feu sur un paquet de +pelleteries. + +L'assemblée tout entière avait les yeux tournés vers les étrangers. + +--Louis-le-Bon, il me semble que je connais ce nom-là, murmurait le +chef-facteur en passant la main sur son front. + +Le nouveau venu l'entendit. + +--Eh pourquoi ne le connaîtriez-vous pas! s'écria-t-il sans suspendre +son opération. Ours et buffles! il y a trois noms que chacun connaît +dans le désert, c'est celui de Poignet-d'Acier, de Nick Whiffles et de +Louis-le-Bon, trois gaillards qui ne craignent ni peau rouge ni peau +blanche, qu'on trouve toujours prêts à secourir quelqu'un dans le danger +et à faire la guerre aux Anglais. + +Cette provocante déclaration, au milieu d'un fort habité en grande +partie par les sujets de Sa Majesté Britannique, souleva un grondement +général, et les employés interrogèrent du regard leur commandant pour +savoir s'il ne fallait pas hacher sur-le-champ l'audacieux trappeur. + +Mais alors la jeune femme, que la chaleur avait remise, prit la parole: + +--Je désire qu'on me conduise au gouverneur de ce poste, dit-elle. + +--C'est moi, répondit celui-ci en s'avançant. + +Victorine se souleva sur le coude, et, tirant de son sein un parchemin, +elle ajouta: + +--Si vous êtes le gouverneur du fort du Prince-de-Galles, monsieur, +veuillez prendre connaissance de cette lettre, qui m'a été remise pour +vous par sir George Simpson. + +Le ton de distinction avec lequel Victorine prononça ces mots, non +moins que le nom du vice-roi de la baie d'Hudson, en imposèrent au +chef-facteur. + +Il se baissa poliment pour prendre le parchemin, fit sauter le scel, et +lut à la lueur d'une torche de résine qu'un commis apporta. + +Caché dans la pénombre derrière lui, James Mac Carthy parcourut d'un +coup d'oeil la lettre, et une joie maligne se peignit sur ses traits. + +--Je suis fâché, madame, que vous soyez entrée ici, dit le chef-facteur +en serrant la missive dans son porte-feuille. Si j'avais été prévenu de +cette arrivée, j'aurais dépêché quelques hommes à votre rencontre. Je me +mets, d'ailleurs, entièrement à votre disposition. Mais demain, lorsque +vous serez reposée, nous causerons de l'objet de votre longue et +courageuse entreprise. On va vous transporter dans une pièce plus +convenable, et je donnerai des ordres pour que tous vos désirs soient +satisfaits... + +--Je vous en remercie sincèrement, monsieur. + +--A demain, madame. + +--Aussitôt que vos occupations vous le permettront, je serai bien aise +de vous entretenir. + +--James, faites préparer du feu dans la chambre aux Perdrix dit à +mi-voix le chef-facteur à Mac Carthy. + +--Tout de suite, monsieur. + +--Vous commanderez à quelques-unes de nos femmes de veiller à ce que +cette dame ne manque de rien. + +--Oui, monsieur. + +--Puis vous viendrez me retrouver. + +--Dans cinq minutes, monsieur, répondit James en sortant précipitamment +de la salle. + +Le gouverneur salua Victorine et se retira à son appartement. + +Cet appartement, situé à l'autre extrémité du fort, se composait de deux +pièces contiguës, lambrissées en pin. Un poêle de fonte était placé sous +la cloison qui les séparait. Il les chauffait l'une et l'autre. + +La première, servant de salle à manger, contenait une longue table +autour de laquelle caquetaient, en épluchant du maïs, une demi-douzaine +de telles squaws,--les servantes ou, tranchons le mot, les maîtresses +du chef-facteur; car il est rare que les commandants des forts de la +Compagnie de la haie d'Hudson ne pratiquent pas,--devant la nature au +moins,--la polygamie. + +Le maître donnant un si séduisant exemple, il va sans dire que les +subordonnés s'empressent de l'imiter. Ah! c'est une morale facile et +élastique, que celle que l'on suit sur les territoires de chasse du +nord-ouest américain! + +Mais passons. + +La seconde pièce cumulait les fonctions de chambre à coucher, salon, +cabinet de travail et trésorerie. Le lit occupait l'un des côtés, et +ce lit, qui pouvait pécher par l'élégance, invitait irrésistiblement au +sommeil, tant ses matelas de peaux de daims étaient renflés, nombreux, +tant ses couvertures de robe d'ours paraissaient moelleuses. Un +secrétaire se dressait vis à vis, surmonté des bustes en plâtre de Mac +Kensie, Ross et Franklin. Le troisième côté était pris par une caisse de +sûreté énorme (_safe_); le quatrième par la porte de communication entre +les deux chambres et le poêle. + +Des cartes de la baie d'Hudson et de l'océan Arctique décoraient les +murs, et dans les angles on remarquait encore des armes, des outils, des +instruments de pêche et de chasse. + +Dès que le chef-facteur parut, les Indiennes suspendirent leur babil, +et chacune, soit par un regard assassin, soit par une pose voluptueuse, +soit même par l'exhibition ostensible d'un bijou nouveau, chercha à +captiver l'attention de son seigneur. + +Mais, trop préoccupé probablement pour jeter ce soir-là le mouchoir +à l'une de ses rouges odalisques, il passa outre, sans daigner leur +accorder un moment d'attention. + +Entrant dans sa chambre à coucher, il en referma bruyamment la porte. + +--Est-ce croyable? murmura-t-il en se promenant à grands pas, un métis, +un fils de squaw se poser comme mon rival! prétendra m'enlever une de +mes femmes! et cela, parce que j'ai eu des bontés excessives pour cet +enfant, qu'au lieu de l'envoyer traquer au Nord, je lui ai fait donner +de l'instruction... Aujourd'hui, monsieur se croit mon égal! Oh! mais, +je lui donnerai sur les ongles! + +On frappa à la porte; le chef-facteur alla ouvrir. C'était James. + +--Je me suis empressé..., commença-t-il. + +--C'est bien. J'ai des reproches à vous faire, monsieur, et si votre +conduite ne change pas, je vous punirai comme vous le méritez. Qu'est-ce +à dire? vous faites l'important, vous prétendez commander... + +--Ne suis-je pas votre fils! + +Le chef-facteur partit d'un éclat de rire. + +--Eh! j'en ai cinquante des fils comme vous! Si chacun d'eux voulait +donner des ordres, nous n'aurions plus personne pour faire le service! + +--Mais enfin, vous m'avez permis de porter votre nom, dit James d'un ton +aigre. + +--Cette permission, vous l'avez prise. + +--Qui donc m'a fait élever à Québec? + +--Oh! une folie! répliqua le gouverneur en haussant les épaules. Alors +j'étais jeune, amoureux de votre mère, voilà! Mais je ne vous ai pas +appelé ici pour me poser des questions. Vous vous êtes pris de fantaisie +pour l'une de mes femmes! + +--Et quand cela serait! riposta l'avocat avec une vivacité qui fit +bondir son interlocuteur. + +--Quand cela serait, polisson! hurla ce dernier en levant la main sur +James. + +--Ah! si vous me frappez! dit-il d'un ton sourd. + +--Tiens! proféra le chef-facteur. + +Et un soufflet rudement appliqué vint empourprer la joue du jeune homme. + +Il frémit, son visage se marbra de taches violacées; un grondement +rauque s'échappa de sa poitrine. + +--Je vous traînerai devant les tribunaux! dit-il après un instant de +silence. + +--L'imbécile, qui parle de tribunaux à la baie d'Hudson, repartit le +gouverneur. Il se croit à Québec, parmi les civilisés! Mais sot que tu +es, il n'y a qu'un tribunal ici, c'est le mien, qu'un juge c'est moi! +Ce que je veux, je le fais exécuter mieux que Sa Majesté la reine de +la Grande-Bretagne, et, s'il me plaisait de te tuer comme un chien, il +n'est personne qui, demain ou tout autre jour, osât me demander compte +de ta vie. + +--Vous vous croyez plus fort que vous n'êtes! marmotta James. + +--Plus fort que je ne suis! en veux-tu faire l'essai? + +Disant ces mots, le chef-facteur armait froidement un pistolet-revolver. + +L'avocat crut qu'il allait le tuer, il se précipita à ses genoux en +murmurant: + +--Pardon! + +--Lâche! dit le gouverneur en faisant avec les lèvres un geste de +mépris; lâche! la lâcheté est un des fruits de l'instruction donnée dans +les villes. Un Indien se serait fait égorger plutôt que de s'humilier +ainsi. Relevez-vous, monsieur, mais retenez bien ce que je vais vous +dire: S'il vous arrive de porter dorénavant les yeux sur une de mes +squaws, ou de me mécontenter en quoi que ce soit, je vous ferai fouetter +sur l'esplanade de la factorerie, tout avocat et mon fils que vous +soyez. + +Cette menace ralluma l'indignation du jeune homme. + +--Votre langage, monsieur, dit-il avec colère, pourrait être seyant s'il +s'adressait à un enfant, mais... + +--Mais, monsieur, je commande souverainement.. + +--On pourrait vous en faire rabattre, interrompit James, incapable de +dompter davantage son exaspération. + +Le chef-facteur entra dans une fureur telle, que son visage devint +aussitôt rouge comme le feu, et que le malheureux tomba à la renverse, +frappé d'un coup de sang. + +L'excès même de cette fureur sauva de la mort celui qui l'avait causée, +car il est peu douteux que, n'eût été son attaque d'apoplexie, le père +eût assassiné son fils [8]. + +[Note 8: Les personnes qui ont vécu avec les agents de la Compagnie de +la baie d'Hudson ne m'accuseront certainement pas d'avoir, à plaisir, +chargé les couleurs de cette scène.] + +Celui-ci s'empressa d'appeler les servantes du gouverneur, puis il se +réfugia prudemment dans la partie de la factorerie qu'il habitait avec +sa mère, Alanck-ou-a-bi, l'Étoile-Blanche. + +C'était une chambre divisée en deux par va grossier paravent. + +Un lit de camp couvert de quelques peaux de buffle, et trois ou quatre +malles, formaient tout l'ameublement. Elle tirait son calorique d'un +poêle sourd, dont le tuyau se coudait et serpentait à quelques pouces du +plafond. + +Les murs étaient en planches, consolidées par des poutres à peine +équarries et complètement nues. + +Une fois dans cette pièce, James Mac Carthy en ferma intérieurement +la porte au moyen d'un verrou, puis il prit dans une des malles un +revolver, le chargea avec soin, le plaça sous un sac qui lui tenait lieu +d'oreiller, et s'étendit sur son lit. + +Une lampe de fer, posée près de lui, sur le plancher, l'éclairait +faiblement en répandant autour d'elle une nauséabonde odeur d'huile +de poisson. Lorsqu'il fut couché, l'avocat alluma sa pipe et se mit à +réfléchir. + +Il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait sur tous ses traits +le cachet anguleux du demi-sang: teint olivâtre, figure allongée, front +déprimé, nez à larges ailes, pommettes saillantes, bouche grande, lèvres +minces, constitution robuste quoique délicate en apparence, membres +grêles, mais souples comme l'acier, durs, compactes comme ce métal. + +L'ensemble de la physionomie n'était pas désagréable au premier aspect. +Mais l'étudiiez-vous avec quelque soin, vous y découvriez le stigmate +des passions mauvaises: jalousie, cupidité, violence, débauche, vanité +excessive. + +Ce que révélait à l'observateur cette physionomie, l'esprit et le coeur +de Mac Carthy ne le justifiaient que trop. + +Fils du gouverneur de ce nom et d'une Indienne, il avait dû à l'amour de +son père pour sa mère d'être envoyé en bas âge à Québec et d'y recevoir +une éducation, bien rarement le partage des enfants qui naissent de ces +unions passagères. + +Tant que l'Étoile-Blanche conserva sa beauté, elle demeura la favorite +du chef-facteur, et le jeune James fut comblé des marques de cette +tendresse. Mais le jour où elle se donna à M. Mac Carthy, la pauvre +squaw était déjà épouse d'un chef peau-rouge de sa tribu. Celui-ci +décida de se venger. Il attendit durant plusieurs années une occasion +favorable. Elle arriva enfin. Un soir, le mari délaissé rencontra sa +femme à quelques milles du fort. Il lui arracha le nez avec ses dents +[9], lui creva un oeil, et, après lui avoir fait plusieurs blessures +hideuses aux seins et à différentes parties du corps, il l'abandonna +toute sanglante sur le théâtre de cette boucherie. + +[Note 9: Cette coutume est fort en usage, dans de telles circonstances +parmi le» Indiens de l'Amérique septentrionale.] + +On rapporta l'Étoile-Blanche à la factorerie. Elle passa de la chambre +du gouverneur à la cuisine. Cependant, M. Mac Carthy continua de +pourvoir aux besoins de leur enfant. + +Doué d'une facilité d'imitation extraordinaire, James fit des progrès +rapides dans ses études, quoique les horizons de son intelligence +fussent assez bornés. Mais il était flatteur, insinuant, et, de plus, +il possédait quelques arts d'agrément; il obtint à vingt ans des succès +marqués à la cour du Gouverneur-Général du Canada. C'est alors qu'il fit +la connaissance d'Alfred Robin et se lia d'amitié avec lui. + +Nature franche et loyale, Robin ne se doutait pas qu'il réchauffait une +vipère à son foyer. + +James s'éprit de Victorine; il eut l'audace de l'entretenir de son +amour. La jeune femme aimait trop son mari pour lui causer la plus +légère contrariété. Elle commit une faute que commettent bien souvent +les personnes de son sexe; et, au lieu de prévenir Alfred des intentions +perfides de Mac Carthy, elle se fit un scrupule de les lui dévoiler, +tout en menaçant ce dernier de le faire s'il ne cessait de la persécuter +par ses déclarations. + +Rappelé à la factorerie par son père, James ne se sentait pas disposé +à obéir. Mais le départ de madame Robin pour l'Angleterre et d'autres +motifs que nous ne tarderons pas à faire connaître, l'y décidèrent. + +On peut juger de sa stupéfaction, de sa joie, en la voyant arriver au +fort, alors qu'il la croyait morte. Sa passion pour elle se ralluma plus +ardente, plus impérieuse que jamais. Oubliant la scène terrible qu'il +venait d'avoir avec son père et qui peut-être avait tué celui-ci, il se +disait, la voix palpitante, l'oeil humide de luxure: + +--Oh! cette fois, je la tiens, elle sera à moi.... à moi seul, et +ses enivrantes caresses me paieront de tous les dédains dont elle m'a +abreuvé!.... + +Comme il savourait ses voluptueuses espérances, on gratta à la porte. + +--Qui est là? demanda-t-il, en saisissant le revolver posé sous son +traversin. + +--Alanck-ou-a-bi, fut-il répondu. + +--Vous êtes seule? + +--Je suis seule. + +Après cette réplique, James sauta à bas de son lit, et alla tirer te +verrou. + +La porte s'ouvrit, et une Indienne dont le visage couturé de profondes +cicatrices était horrible à voir, parut dans l'entrebâillement. + + + + + CHAPITRE IV + + L'ÉTOILE-BLANCHE + + +Elle était jeune encore, et, par une amère ironie, avait conservé +des vestiges d'une beauté rare, au milieu des affreux ravages que le +ressentiment de son mari avait faits sur sa face. Grand, pur et d'un +ovale parfait, l'oeil qui lui restait faisait doublement regretter +celui qu'on lui avait arraché. Sa bouche avait dû être rose, d'un dessin +aimable, un nid à baisers, mais les lèvres tourmentées et lacérées, +comme si on les eût tortillées en forme de vis avec une tenaille de fer, +ne montraient plus que des lambeaux informes et charnus, qui servaient +de cadre à quelques dents d'une blancheur éburnéenne, à demi brisées. + +Elle portait le costume des squaws septentrionales: un chaud bonnet de +peau de cygne, sur lequel était étendue une couverte brune, à liséré +jaune, en un tissu de poil de daim et de buffle. + +A la vue de son fils, le regard d'Alanck-ou-a-bi prit une expression de +tendresse inexprimable. + +Les siens, au contraire, s'armèrent de dureté. + +James, dans son orgueil insensé, ne pouvait supporter l'idée qu'il +devait sa naissance à une Indienne: il maudissait ouvertement la pauvre +femme qui lui avait donné le jour. + +Dès qu'elle fut entrée, il referma la porte et s'assit au bord de son +lit, tandis que sa mère s'accroupissait sur les talons devant lui. + +La couverte de la squaw, s'entr'ouvrant alors, laissa voir une tunique +élégamment brodée et un fort joli collier de coquillages; car, par un +reste de coquetterie féminine, la malheureuse créature avait conservé du +goût pour la parure et les colifichets brillants. + +--Comment avez-vous laissé cette dame? demanda James. + +--Elle voyage dans le monde des esprits, répondit Alanck-ou-a-bi d'une +voix singulièrement harmonieuse, quoique le manque de dents la fit +bégayer un peu. + +--C'est-à-dire qu'elle dort, reprit James. + +L'Indienne inclina affirmativement sa tête. + +--Vous l'avez placée dans la chambre que je vous ai désignée! + +--Oui. + +--Et vous en avez pris la double clé? + +--Cette femme blanche est bien belle; mon fils l'aime-t-il donc? +interrogea Alanck-ou-a-bi, sans répondre à la question. + +--Cela ne vous regarde pas, repartit sèchement James; où est la clef de +sa chambre, répondez-moi? + +--La voici, dit-elle d'un ton mélancolique, mais résigné, en lui tendant +une clé qu'elle tenait cachée sous sa couverte. + +Le jeune homme serra vivement l'objet dans sa poche, puis il dit à sa +mère en adoucissant son accent: + +--Vous a-t-elle parlé? + +--Elle m'a parlé. + +--Qu'a-t-elle dit? + +--Elle m'a interrogée pour savoir si j'avais vu ici un visage pâle +qu'elle appelle son mari. + +--Vous avez répondu? + +--J'ai répondu que je ne l'avais pas vu. + +--C'est bien. + +Et, après un moment de silence, James ajouta rêveusement: + +--N'est-ce pas qu'elle est belle, ma Victorine? + +--Elle est belle et radieuse comme l'_ed-thin_ [10]; mais que mon +fils prenne garde! l'amour recèle un serpent sous ses fleurs les plus +embaumées; j'ai peur que la femme blanche ne soit fatale à mon fils +chéri. + +[Note 10: Aurore boréale.] + +--Gardez vos craintes pour vous, je n'en ai que faire reprit-il +brusquement. + +--Si mon fils voulait suivre les conseils de sa mère... insinua-t-elle. + +--Je ne veux point de vos conseils, et je vous défends de vous dire ma +mère, de m'appeler votre fils! + +En prononçant ces mots, il se leva et arpenta la chambre à grands pas. + +L'Indienne avait courbé la tête d'un air triste et soumis, car tel est +le servage des squaws: le père a sur elles le droit de vie ou de mort, +puis vient le mari qui jouit du même droit, et enfin l'enfant mâle qui +trop souvent ne craint pas de l'exercer. + +Après une pause de quelques minutes, James s'arrêta subitement devant +l'Étoile-Blanche et lui dit: + +--Qui a parlé à mon père de mon caprice pour Notokouë! + +--Je l'ignore. + +--Il faut que vous le sachiez! je veux punir celui ou celle qui m'a +trahi! s'écria-t-il d'une voix tonnante. + +--Peut-être est-ce Notokouë elle-même, dit Alanck-ou-a-bi d'un ton +haineux; car la squaw dont il était question avait alors la préférence +du facteur en chef, et quoique, depuis bien des années, elle n'eût plus +de prétentions à ses caresses, Alanck-ou-a-bi ne voyait jamais sans un +sentiment de jalousie une maîtresse nouvelle prendre la place qu'elle +avait autrefois occupée. + +--Si c'est Notokouë, je ne la ménagerai pas plus qu'une autre! gronda +James. + +--Mais, pauvre enfant, si tu touches un cheveu de sa tête, il te tuera! + +Un sourire amer plissa les lèvres du jeune homme. + +--Déjà, ce soir, il a voulu me tuer, dit-il sourdement. + +--Te tuer! s'écria l'Indienne, en se dressant sur ses pieds; te tuer! +tu dis qu'il a voulu te tuer! répéta-t-elle avec un accent de fureur +indicible. Ah! ne me dis pas qu'il t'a fait cette menace; non, ne me +le dis pas, James! Si je l'entendais encore, j'oublierais le passé, +j'oublierais ce qu'il fut pour moi, cet homme! En lui, je ne verrais +plus ton père, mais l'instrument de tous mes maux, la cause de toutes +ces laideurs qui font de moi un monstre, l'auteur de toutes les +humiliations que j'ai souffertes, que je souffre encore par amour pour +toi, parce que je voulais, James que tu fusses grand, habile et puissant +comme les Visages. Pâles! + +En ce moment, la squaw, emportée par la passion s'était transfigurée; +ses difformités physiques disparaissaient pour ainsi dire, son éloquence +entraînante eût ému le coeur le plus dur. Mais James y fut insensible. +Dans son âme il ne restait plus de place pour une fibre délicate Au lieu +donc d'apaiser sa mère, de la remercier pour ces témoignages de +tendresse sincère quoique violente, il prit plaisir à l'irriter +davantage. + +--Et s'il lui était arrivé de me tuer ce soir, quand il dirigea un +pistolet sur moi, qu'eussiez-vous fait? dit-il avec une négligence +affectée. + +L'Indienne devint pâle, ses jambes fléchirent sous elle. Pour ne pas +choir, elle dut se soutenir au lit de son fils; néanmoins, elle répondit +d'une voie caverneuse: + +--Si tu me dis encore ces choses, James, j'irai mettre le feu à la +poudrière et j'ensevelirai le chef avec tout son monde sous les ruines +du fort. + +--Rassurez-vous, reprit le jeune homme, il a été puni de sa méchanceté. + +--Tu te serais vengé! + +--Non; mais la colère lui a fait monter le sang à la tête, et, quand je +l'ai quitté, il avait perdu connaissance. Peut-être est-il mort! + +L'Étoile-Blanche fit un geste négatif. + +--Il est sujet à ces attaques, dit-elle, et toujours il en revient. +Mais je t'en supplie, mon fils, ne t'expose plus aux coups de ce bison +furieux; dans un moment de rage, il... + +James l'interrompit. + +--Vous connaissez, demanda-t-il, des herbes qui procurent le sommeil! + +--Alanck-ou-a-bi, répondit-elle, connaît aussi celles qui donnent la +mort. + +--Ce n'est point de ces dernières que j'ai besoin. + +L'Indienne abaissa sur lui un regard pénétrant. + +--Je comprends, dit-elle ensuite, mon fils veut courir l'allumette [11] +chez la femme blanche. + +[Note 11: Parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale, courir +l'allumette, c'est, comme on le verra plus loin, courir les belles. +Cette métaphore a été empruntée à l'usage suivant; Un jeune Peau-Rouge +a-t-il envie d'obtenir les faveurs d'une femme, il se glisse dans la +tente de celle-ci, pendant la nuit, allume au feu un brin de bois et +s'approche du lit. Si la squaw éteint la lumière, c'est signe qu'elle +accède à ses désirs; si, au contraire, elle la laisse brûler, le +galant est obligé de se retirer au plus vite, pour ne pas s'exposer +aux railleries et même aux coups des autres personnes couchées dans la +hutte.] + +--Je veux, répliqua James, une plante pour l'endormir. + +--Avant de livrer cette plante à mon fils bien-aimé, Alanck-ou-a-bi +consultera les esprits. + +--Eh! s'écria-t-il, je ne crois point à vos superstitions ridicules. + +--Mon fils a tort, dit gravement l'Indienne, Kitchi-Manitou parle le +langage de l'avenir à ceux qui savent l'entendre. S'il est favorable à +ton amour, je te donnerai sur-le-champ la médecine que tu demandes. + +--Et s'il est défavorable? fit James impatienté. + +--S'il est défavorable, je la refuserai à mon fils, dit-elle avec +fermeté. + +Le jeune homme fronça les sourcils, et il allait s'abandonner à un accès +de colère; mais, réfléchissant que, par ce moyen, il n'obtiendrait rien +de sa mère, il préféra attendre l'épreuve à laquelle l'Étoile-Blanche +avait résolu de le soumettre. + +Avec un morceau de craie, la squaw décrivit sur le plancher une large +spirale, au centre de laquelle elle enfonça un clou. + +Puis, dans une cage placée en un coin de la chambre, elle prit trois +musaraignes, deux grises et une brune. La brune était une femelle, les +grises des mâles. + +La brune fut attachée par la patte à une cordelette en nerf d'animal, +fixée elle-même au clou planté dans la spirale. + +Sur l'un des mâles, Alanck-ou-a-bi traça avec sa craie une ligne droite. + +Sur l'autre, elle traça une ligne courbe. + +Ensuite, elle posa les deux musaraignes sur le cercle le plus +excentrique de la spirale. + +Et, s'animant tout d'un coup, elle se mit à danser autour, en chantant +sur un diapason bas d'abord, mais qui ne tarda pas à monter, à mesure +qu'elle précipitait les mouvements de son corps: + +--«La musaraigne brune, c'est la femme aimée de mon fils. + +--«Le voici, lui, représenté par la musaraigne qui a une raie tortue +sur son dos, et celle qui porte la raie droite c'est le mari de la femme +aimée de mon fils. + +«Que Kitchi-Manitou accorde à mon fils la victoire sur son rival et que +la musaraigne brune tourne ses yeux vers lui. + +«Mon fils est brave, il est beau, il est puissant, c'est le rejeton d'un +grand chef. + +«Mais où va la ligne courbe? + +«Pourquoi ne suit-elle pas le chemin que j'ai frayé pour elle? pourquoi +se précipiter sur la musaraigne brune, au lieu de se glisser doucement à +elle et de gagner son coeur par des paroles sucrées comme le miel? + +«Mon fils n'obtiendra pas l'amour de celle qu'il aime. + +«Elle ronge la corde magique, elle la coupe; elle rejoint la musaraigne +à la raie droite. + +«Et toutes deux s'unissent pour se jeter sur mon fils. Les esprits se +sont prononcés contre lui.» + +Parvenue à ce point, l'Étoile-Blanche, qui vociférait comme une insensée +et se démenait en des contorsions furibondes, tomba, épuisée, sur le +plancher, où elle se roula longtemps comme si elle eût été en proie à +une attaque d'épilepsie. + +Ainsi qu'elle l'avait indiqué dans son chant, la musaraigne à la raie +courbe, une fois lâchée, avait couru directement à la musaraigne brune, +en train de couper avec ses dents le lien que l'Indienne lui avait mis à +la patte. + +Aussitôt libre, elle rejoignit la musaraigne à la raie droite, qui +suivait tranquillement les enroulements de la spirale, vers le centre, +et l'une et l'autre, paraissant faire cause commune, s'avançaient avec +des intentions évidemment hostiles vers la musaraigne à la raie courbe, +quand, le bruit causé par la chute de l'Étoile-Blanche frappant +d'épouvante les trois petits quadrupèdes, ils regagnèrent leur cage en +toute hâte. + +James Mac Carthy avait considéré cette scène avec un dégoût mêlé +d'irritation. + +Assis sur son lit, il attendit un moment que sa mère se remît de son +agitation pour lui parler; mais, voyant qu'elle continuait à se tordre +et à proférer des cris assourdissants, il alla à elle, la releva +brutalement, en disant: + +--Assez de jonglerie! Vous prendrez cette plante qui endort et la +jetterez dans une boisson destinée à la femme blanche. + +--Jamais! s'écria l'Indienne. + +Le front du jeune homme se plissa. + +--Je le veux! dit-il d'un ton cassant. + +--Jamais! ce serait te donner la mort. + +Il eut un sourire sardonique. + +--Jamais! non, jamais! répétait-elle comme une folle sans l'oser +regarder. + +--Si vous me résistez!... fit-il avec un geste terrible, en lui serrant, +à le briser, le poignet dans sa main gauche. + +A cet instant un grand fracas de portes et de voix retentit dans la +cour. + +--Le chef-facteur est mort! M. Mac Carthy vient de mourir! disaient ces +voix. + +Cet incident, en appelant James au dehors, mit fin à une querelle, +qui, prolongée davantage, aurait pu avoir des suites funestes pour +Alanck-ou-a-bi. + + + + + CHAPITRE V + + JAMES MAC CARTHY ET VICTORINE ROBIN + + +L'annonce de la mort du gouverneur du fort du Prince de Galles avait été +prématurée. + +Une atteinte de paralysie locale, accompagnée d'une syncope générale, +était la cause de cette rumeur, qui se répandit le soir dans la +factorerie. + +Mais, dès le lendemain, il allait mieux, quoiqu'il fût très-faible et +incapable d'articuler une parole. Une copieuse saignée, jointe à +des sinapismes, lui avait rendu le sentiment. Le médecin du poste ne +désespérait pas de le sauver. + +Cependant son fils James se flattait que le vieux Mac Carthy +succomberait à cette maladie et que lui, James, serait appelé à lui +succéder dans son emploi. + +En se levant il résolut de visiter madame Robin. Ayant, en conséquence, +fait une toilette soignée, mais qui dénotait toujours le chasseur +septentrional, il se rendit à la chambre où il l'avait fait transférer. + +Le fourbe était sûr que sa visite serait bien reçue, et que la jeune +femme oublierait les injurieuses propositions qu'il lui avait faites, +pour l'interroger sur le sort de son mari. + +En effet, dès qu'il entra, Victorine lui tendit cordialement la main. + +--Assise dans son lit, elle s'occupait à réparer un grossier vêtement de +peau qui la couvrait la veille. + +Alanck-ou-a-bi lui chauffait du bouillon près de la cheminée. + +La chambre de madame Robin ressemblait à toutes celles du fort. Elle ne +renfermait d'autres meubles qu'une table, quelques escabeaux en bois +et le grabat garni des pelleteries sur lequel Victorine avait passé la +nuit. + +Un dessin bizarre, fait avec des têtes de perdrix fichées contre la +muraille, avait valu à cette pièce son nom de chambre aux Perdrix. + +En y mettant le pied, James fit à sa mère un signe que madame Robin ne +remarqua point, et l'Indienne sortit aussitôt. + +--Ah! monsieur, s'écria Victorine, je suis mille foi» heureuse de vous +voir. + +--Et moi, madame, enchanté... + +--Mais, interrompit-elle vivement, donnez-moi des nouvelles d'Alfred. + +--Il n'est pas ici, dit Mac Carthy, en poussant près du lit un des +escabeaux sur lequel il s'assit. + +--Je le sais; on me l'a appris; il s'est avancé plus haut encore vers le +Nord. + +--Oui, madame, malgré mes avis. Il a voulu aller explorer l'embouchure +de la rivière de la Mine de Cuivre, répondit presque affectueusement +Mac Carthy, qui avait pris dans les siennes la main de Victorine et la +pressait avec plus de tendresse que n'en comportait la simple amitié, +tandis que ses yeux dévoraient les attraits de la jeune femme, +ravissante dans son négligé à demi sauvage. + +C'était une de ces blondes aux yeux noirs qui cachent, sous une +enveloppe délicate, un esprit vigoureusement trempé et qui sont, pour +ainsi dire, des exceptions dans l'ordre des choses naturelles. En voyant +ces grêles créatures, vous les croiriez phthisiques, ou atteintes d'une +maladie incurable; il vous semblerait qu'elles trébuchent déjà au bord +de la tombe; et peut-être que si elles demeuraient dans l'inaction, loin +du tumulte du monde, du choc des passions, peut-être que la mort les +saisirait avant l'âge. + +Pauvres fleurs exotiques, on dirait qu'elles se penchent prématurément +vers la terre, qui les doit bientôt engloutir à jamais. Vienne, +cependant, une émotion forte, un coup de la destinée,--coup qui +écraserait l'homme le mieux doué,--et la languissante jeune fille ou +jeune femme se relève. Elle reprend coloris et santé. Elle est pleine +de forces. Son ardeur étonne; son infatigabilité frappe de stupéfaction. +Non-seulement il y a dans cette frêle machine une volonté opiniâtre, +irrésistible; mais on y découvre, tout à coup, des trésors de vigueur +incroyables. Alors s'accomplissent des prodiges surhumains; alors, +telle de ces femmes soulèvera un poids qui effraierait plusieurs hommes +robustes; telle autre arrachera son enfant aux griffes d'un tigre; +celle-ci fera reculer vingt guerriers armés jusqu'aux dents; celle-là +entreprendra une tâche dont la perspective seule nous épouvanterait. +Ainsi avait fait madame Robin, en se mettant intrépidement à la +recherche de son mari à travers les mille périls du désert américain. + +Tout entière à ses inquiétudes, elle ne songeait ni à retirer sa main +de celles de James, ni à se défendre contre les regards lascifs qu'il +plongeait sous son peignoir. + +--Ah! monsieur, pourquoi l'avez-vous laissé partir? dit-elle avec des +larmes dans la voix. + +--Vainement ai-je voulu m'opposer à son départ, répondit Mac Carthy d'un +ton que l'agitation de ses sens faisait trembler. + +--Y a-t-il longtemps qu'il vous a quitté? + +--Quatre mois environ, madame. + +--Depuis, il a écrit, sans doute? + +--Non, madame, mais j'ai reçu des informations sur son compte hier au +soir. + +--Ah! vous me sauvez la vie, monsieur Mac Carthy! s'écria Victorine en +serrant avec reconnaissance les doigts de son interlocuteur. + +A cette pression, le jeune homme sentit un frémissement courir dans +ses veines. Ses paupières devinrent humides, ses joues s'injectèrent de +sang. + +--Il allait bien, n'est-ce pas? poursuivit madame Robin en se tournant +vers James. + +--Oui, bien, très-bien! balbutia-t-il. + +Comme il faisait assez sombre dans la chambre, éclairée seulement +par quelques petits carreaux de parchemin, Victorine ne vit point +l'altération des traits de Mac Carthy. Cependant l'accent de sa réponse +la frappa. + +Dégageant sa main et ramenant la couverture sur sa poitrine, elle +reprit: + +--Mais comme vous me dites cela! Craindriez-vous de m'apprendre une +mauvaise... + +--Du tout, du tout, madame, s'écria James, qui, refoulant les +entraînements de sa passion, avait repris quelque empire sur lui-même; +Alfred était en santé parfaite quand il rencontra le Grand-Lièvre sur +les bords de la rivière de la Mine de Cuivre. + +--Le Grand-Lièvre? Je crois me rappeler ce nom. + +--C'est un chef indien. + +--Il est ici, monsieur Mac Carthy? + +--Non, madame. Mon père l'a chassé du fort, parce qu'il n'a pas tenu ses +engagements envers la Compagnie. + +--Ne pourrais-je le voir? + +--J'en doute, fit James avec un soupir. + +--Vous paraissez triste, monsieur, dit la jeune femme d'un ton +sympathique. + +--Triste! répéta-t-il, en ébauchant un pâle sourire; oui, je suis +triste! Comment ne le serais-je pas? Je vois que vous aimez un ingrat... + +--Monsieur! + +--Un ingrat, je l'ai dit, s'écria-t-il, car votre mari ne vous aime +pas. S'il vous eût aimée, aurait-il eu l'intention de vous quitter pour +voyager, avant votre départ pour l'Angleterre... + +--Vous le calomniez, monsieur! + +--Et, continua Mac Carthy en s'excitant, se serait-il mis en route pour +le désert aussitôt après avoir appris à Québec que le navire qui vous +ramenait avait sombré? + +--De grâce, monsieur, cessez de me parler ainsi d'un mari que j'aime +et de qui vous vous prétendiez l'ami, dit la jeune femme en faisant des +efforts pour contenir son indignation. + +--Son ami! moi, l'ami de votre mari! Ah! que vous me connaissez peu! +dit-il dans un rire diabolique; mais je le hais autant que je vous aime, +votre Alfred! Est-ce que vous l'ignorez? Est-ce que mon amour... + +--Taisez-vous! taisez-vous! répliqua Victorine en se dressant, +frémissante, dans son lit. + +--Comme vous êtes belle! comme tu es belle! comme je t'aime! dit-il avec +une admiration passionnée. + +A son tour, il s'était levé, en prononçant ces paroles, et, le visage en +feu, les narines gonflées, les prunelles flamboyantes, il étendait les +bras pour saisir Victorine et l'attirer à lui. + +--Le misérable! le lâche! il porterait la main sur une femme sans +défense! s'écria madame Robin avec plus de mépris encore que d'effroi. + +Puis, par un bond rapide, elle sauta à bas du lit, saisit sur la table +un couteau de chasse, et se retrancha dans un coin de la pièce. + +--Osez me toucher, monstre! dit-elle, et je vous jure que l'un de nous +deux restera mort sur la place! + +La hardiesse et l'imprévu de ce mouvement effrayèrent Mac Carthy. + +Un instant atterré, il recouvra bientôt néanmoins son cynisme habituel. + +--Partie remise, dit-il en affectant des dehors dégagés. Mais vous +serez à moi, ravissante tigresse! En attendant, sachez que votre cher +et tendre époux a été assassiné par les Esquimaux. Voilà mon bouquet de +fiancé. Que vous en semble? Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. + +Là-dessus Mac Carthy sortit, laissant la pauvre femme consternée par ce +qu'elle venait d'entendre. + +Il retourna à sa chambre. + +--Alanck-ou-a-bi, dit-il à sa mère, qui pétunait gravement, accroupie +sur les talons, ce soir vous mettrez la médecine qui endort dans les +aliments de la femme blanche. C'est vous qui la servez; cela sera +facile. + +--Non, dit l'Indienne, je ne le ferai pas. Kitchi-Manitou nous punirait. + +--Si vous ne m'obéissez pas, je me tue! dit-il froidement. + +--Mon fils se tuer! mon beau James, mon noble enfant se tuer! s'écria +l'Étoile-Blanche en lui jetant un regard éploré. + +--Je n'ai qu'une parole, répliqua Mac Carthy, sachant bien que par cette +menace il obtiendrait tout de la crédule Indienne. + +--Alors, dit-elle humblement, la volonté de mon fils sera faite. +Alanck-ou-a-bi mêlera la médecine qui donne le sommeil à la _becatie_ +[12] ou au thé de la femme au visage pâle. + +[Note 12: Les Indiens de la baie d'Hudson donnent ce nom à une sorte +de gros boudin fait avec le sang, la graisse et les parties les plus +délicates du daim, auxquels on ajoute le coeur et les poumons hachés en +menus morceaux.] + +--En outre, continua James, comme je suivrai ce matin le parti qui va +à la pêche, vous jetterez, aussitôt la nuit venue, une corde à noeuds +par-dessus la palissade, et vous m'attendrez, en prenant soin que +personne ne vous voie. + +--Il sera fait comme tu désires; mais je crains pour toi le courroux du +Grand-Esprit, répondit tristement l'Indienne. + +Mac Carthy haussa les épaules et se, mit en devoir de changer son +élégant costume contre un lourd accoutrement de cuir de buffle. + +Comme il terminait, le clairon retentit. + +--Voici, dit-il, la trompette qui appelle les engagés [13]. A cette +nuit, Alanck-ou-a-bi! + +[Note 13: Domestiques, commis.] + +Il prit ses raquettes, accrochées à la muraille, et descendit dans +la cour, où une centaine d'hommes, trappeurs blancs et Peaux-Rouges, +composant presque toute la garnison masculine du fort, s'assemblaient +pour aller faire une grande pêche sur un lac éloigné de dix milles +environ. + +James avait le commandement de l'expédition; car, bien qu'il fût brusque +avec lui jusqu'à la brutalité, son père se proposait de lui remettre +un jour la charge qu'il occupait, depuis plus de trente ans, à la +factorerie du Prince-de-Galles. + +Il n'était pas, d'ailleurs, étonnant que le jeune homme ne demeurât +point près de lui pour le soigner. Les moeurs des civilisés dans ces +contrées sauvages ressemblent fort à celles des Indiens. La nécessité +l'emporte sur toute considération. En voyage, malheur à l'homme ou à +la femme malade. On l'abandonne, sans pitié, à son triste sort. Si les +forces lui reviennent, tant mieux; sinon, il lui faut mourir soit de +besoin, soit sous les coups de l'ennemi qui rôde constamment autour des +caravanes, soit sous la dent des bêtes féroces. + +Rarement même voit-on une troupe en marche s'arrêter pour permettre à +une femme enceinte de faire ses couches. L'infortunée est-elle prise +des douleurs de l'enfantement, elle s'écarte, cherche un ruisseau, +une source, une flaque d'eau, se délivre elle-même, et rejoint +ordinairement, quelques heures après, la bande qui n'a cessé de +poursuivre sa route. + +Elles sont fortes, sans doute, les femmes du désert; mais combien +succombent dans ces atroces souffrances! Il n'y a là aucune statistique +pour le dire. + +Ces observations suffisent à expliquer la conduite de James Mac Carthy, +sans la justifier le moins du monde, d'ailleurs; car le scélérat +désirait la mort de son père, et, de plus, il méditait contre la pauvre +Victorine le plus odieux des attentats. + + + + + CHAPITRE VI + + PÊCHE, CHASSE, CRIME, PUNITION + + +La réunion des trappeurs était fort bruyante. Au vacarme qu'ils +faisaient, se mêlaient les hurlements des chiens-loups que l'on attelait +aux traîneaux. Les pauvres bêtes faisaient résistance; mais leurs +conducteurs les saisissaient brutalement, les flagellaient plus +brutalement encore, avec des baguettes de fusil, et, en dépit de leurs +cris, de leurs efforts pour s'échapper, finissaient par leur passer le +haut collier chargé de sonnettes. + +Ce collier, quoique plus petit, ressemblait assez, par sa forme et les +fanfreluches dont il était orné, à ceux qu'on voit au cou des mulets +dans certaines parties de notre France. + +Nombreuse était la meute, chaque sleigh exigeant quinze à vingt chiens. +Aussi y avait-il peut-être bien cent cinquante de ces animaux dans la +cour de la factorerie. Jugez du vacarme! + +Ici, les traîneaux ne sont plus façonnés comme ceux que l'on voit dans +les régions occidentales. + +On les fabrique avec des planchettes de mélèze. Leur longueur varie +entre dix et quinze pieds; leur largeur entre douze et quatorze pouces; +leur épaisseur ne dépasse guère un quart de pouce. + +Le devant du traîneau est fortement cintré, afin que la machine +n'enfonce pas dans la neige. Les planches ou éclisses qui entrent dans +sa construction sont réunies les unes aux autres par des lanières de +peau de daim, et traversées, dans la partie supérieure, par des barres +de bois destinées à consolider le traîneau, et à maintenir les objets +qu'il contient. + +Un seul homme suffit à tirer un de ces véhicules quand il n'est pas trop +chargé. On passe les traits sous les aisselles, on les rassemble sur +la poitrine, et, chaussé de bonnes raquettes, on fait aisément douze à +quinze lieues par jour. «Quelque simple que soit ce harnais, dit avec +raison Samuel Hearne, je défie tous les selliers du monde d'en fabriquer +un meilleur.» + +Aux environs des factoreries ce sont ordinairement des chiens qui sont +chargés de la traction. Et Dieu sait combien cette tâche leur répugne! + +Mais j'entends claquer les fouets! l'attellement est fini! les trappeurs +ont chaussé leurs longues raquettes en forme de galères; les portes du +fort s'ouvrent! Un Canadien entonne une vieille chanson française. En +avant! + +Voyez défiler la bande sous ce ciel plus blanc, plus lourd que la neige +dont la terre est couverte, sans que rien, pas même un arbre, interrompe +son uniformité, aussi loin que s'étende le rayon visuel. + +Voyez comme ils glissent maintenant, en silence, tous ces hommes, +si enveloppés, gantés, encapuchonnés de pelleteries qu'on ne saurait +distinguer un blanc d'un Peau-Rouge, que pas une molécule de leur chair +n'est visible. + +En sortant du fort, leurs fourrures de nuances diverses faisaient +contraste; leurs traîneaux peints de couleurs tranchantes égayaient le +tableau. A présent, tous sont blancs comme des fantômes, blancs comme la +nappe de neige qui les environne. Le souffle des haleines se condense +en épais brouillard autour d'eux. Hommes, animaux, choses semblent nager +dans un nuage de vapeur lactée. + +En avant! en avant! car le froid est intense, la troupe est affamée: +elle ne doit déjeuner qu'après avoir dressé ses tentes sur le lac à la +Truite, et tendu ses filets. + +On arrive vers le milieu du jour. Des collines abritent le lac; la +température y est moins élevée que le long de la rivière Churchill. +James Mac Carthy commande de faire halte. Les traîneaux sont déchargés. +Au bout de dix minutes vingt tentes de peaux s'élèvent sur la glace; +vingt panaches de fumée annoncent au loin qu'un parti de chasseurs est +campé en ces lieux. + +Déjà des sons sourds montent dans l'espace. La glace gémit; elle crie, +grince, vole en éclats, entamée par cent bras vigoureux, armés de larges +ciseaux en fer, qu'on a préalablement fixés à un manche de quatre à cinq +pieds de long. + +Des trous sont faits dans la croûte cristallisée. Chacun de ces trous +a trois pieds de diamètre environ. Deux pas les séparent les uns des +autres. + +On déploie les filets, faits avec des bandelettes de cuir de daim. + +Ils ressemblent assez, par leur figure, à ceux que nous appelons +araignées. + +Mais leur hauteur, leur grandeur est beaucoup plus considérable. + +Il ne s'agit plus que de tendre ces instruments de destruction. + +Les trappeurs blancs se contentent d'introduire, par un des trous, +la corde fixée à l'extrémité d'un filet; puis, avec une perche, ils +poussent cette corde vers les trous les plus rapprochés; là un autre +homme saisit l'engin à l'aide d'un bâton crochu et le passe à son +voisin, en se servant du procédé employé par le premier. + +En moins d'un quart d'heure, on a ainsi disposé un filet qui a +quelquefois cent brasses et plus d'étendue. + +Mais les Peaux-Rouges ne vont pas si vite en besogne. Avant d'établir +une machine de pêche, les jongleurs tirent de leurs sacs à médecine une +multitude de becs et de pattes d'oiseaux qu'ils distribuent aux gens de +la tribu. + +Ceux-ci attachent ces pattes et ces becs au sommet et au pied du filet. + +Puis les sorciers remettent aux chefs des orteils de loutres et d'autres +amphibies. + +Chacun desdits chefs assujettit lui-même les médecines aux quatre coins +de ces rets, qui sont ensuite placés sous la glace de la manière que je +viens d'indiquer. + +Ils ont tant de foi en leurs charmes qu'un Indien se laisserait plutôt +mourir de faim, à côté d'un filet et d'un cours d'eau poissonneux, +que de pêcher, s'il ne pouvait placer le premier sous l'influence de +quelques-unes de ces amulettes. + +Là ne se bornent pas les croyances ridicules de ces peuplades +ignorantes, dont nous nous moquons, quoique, à bien des égards, nous +n'avons pas l'esprit plus robuste que le leur. + +«Le premier poisson quelconque que rapporte le filet, ils le font +griller au lieu de le faire bouillir, dit un voyageur célèbre; après +quoi ils en enlèvent les chairs avec beaucoup de précaution et brûlent +ensuite les arêtes à un petit feu lent [14]. + +[Note 14: Les Indiens de la Colombie ont des croyances assez analogues. +Ils arrachent et enterrent ou brûlent le coeur des saumons qu'ils +prennent. Voir la _Tête-Plate_ et les _Nez-Perces_.] + +«A l'étroite observance de cet usage est attaché, suivant eux, l'heureux +succès du nouveau filet, qui, autrement, ne produirait rien et perdrait +par là toute sa valeur. + +«Quand ils pêchent dans les rivières ou les canaux étroits qui joignent +deux lacs ensemble, au lieu de réunir plusieurs filets et de barrer +le canal, comme ils pourraient le faire souvent, pour intercepter +le poisson à son passage, ils tendent leurs filets à une distance +considérable les uns des autres, d'après la crainte superstitieuse que, +s'ils les attachaient ensemble, ils ne conçussent mutuellement de la +jalousie, ce qui les empêcherait de capturer un seul poisson. + +«Leur manière de pêcher à la ligne est accompagnée de procédés non moins +absurdes. Quand ils amorcent un hameçon, ils cachent sous l'appât, qui +est toujours cousu au premier, un charme dans la composition duquel +entrent quatre, cinq ou six articles différents. L'appât lui-même, qui +est fait de peau de poisson et qui en a à peu près la forme, est à leurs +yeux un véritable charme. Ces Indiens emploient pour leurs charmes du +poil et de la graisse de castor, des dents de loutres des intestins et +du poil de rat musqué, des suites d'écureuil, du lait caillé pris dans +l'estomac des faons et des veaux, des cheveux d'homme ou de femme; et +une infinité d'autres objets tout aussi singuliers. + +«Chaque chef de famille, ou plutôt presque tous les naturels du pays, +et particulièrement les hommes, portent sur eux, en tout temps, l'hiver +comme l'été, quelques-uns de ces charmes, et, sans cette précaution, +aucun ne se risquerait à pêcher, bien convaincu qu'il vaudrait autant +rester dans sa tente que d'essayer de tendre une ligne qui serait +dépourvue de charme. + +«L'expérience ayant appris à ces Indiens que les poissons de la même +espèce qui se trouvent dans les différentes parties de leur pays ne +s'amorcent pas avec les mêmes substances, ils sont obligés, pour ainsi +dire, à chaque lac et à chaque rivière où ils s'arrêtent, de changer la +composition de leurs charmes. Ils sont très-ponctuels, aussi, à faire +griller le poisson que rapporte le premier hameçon attaché à une ligne +nouvelle. Un vieux hameçon dont les preuves de succès sont faites a plus +de prix à leurs yeux que mille qui n'ont pas encore été éprouvés.» + +Ces idées stupides sont tellement enracinées chez les Indiens que, +non-seulement ceux qui fréquentent les factoreries ou même sont employés +dans les postes de la Compagnie de la baie d'Hudson, les conservent +religieusement, mais qu'elles ont converti un grand nombre de blancs +à leurs sottises et qu'on pouvait remarquer sur le lac à la Truite +quelques trappeurs canadiens attacher gravement à leurs filets des becs +et des pattes de mouette, de guillemots ou d'oie! + +Outre le poisson qui lui donne son nom, ce lac renferme une quantité +prodigieuse de barbeaux, brochets, perches, dorés. On y trouve même +quelques esturgeons d'une dimension colossale. + +Aussi la pêche fut-elle abondante. Elle dura jusque vers dix heures du +soir; puis, tous les hommes se retirèrent dans leurs tentes, où flambait +un bon feu de genévrier pour s'y gorger, jusqu'à en être malades, de +chair de poisson, suivant le dégoûtant usage indien, ou pour s'y reposer +des fatigues de la journée. + +Ce moment, James Mac Carthy, le métis, l'attendait avec une impatience +fiévreuse. + +Alors, il sortit de la hutte que, seul, il occupait au centre du camp; +et, sous prétexte de faire une ronde pour veiller à la sécurité de la +troupe, il s'assura que personne n'épiait ses mouvements. + +Ces précautions prises, il s'élança sur la piste que les trappeurs +avaient frayée le matin en se rendant au lac. + +La nuit était assez sombre. Il ventait du nord-est. Tout présageait un +de ces terribles ouragans auxquels les Canadiens-Français ont donné le +nom de bordées de neige. + +Malgré ces signes certains d'une tempête prochaine, James quitta le camp +et se mit en marche vers la factorerie du Prince-de-Galles. + +Il était minuit quand il arriva sous le rempart. + +La neige tombait à larges flocons, et la bise soufflait avec furie en +gémissant dans les longues meurtrières du fort. + +A ces lamentables accents répondaient les hennissements des chevaux et +les jappements des loups qui rôdaient autour du poste, en quête d'une +proie. + +Mac Carthy s'avança prudemment le long des bastions, les yeux dirigés +vers le faite. + +Bientôt il aperçut une grosse corde que le vent faisait flotter contre +la muraille. + +Il saisit cette corde, éprouva sa solidité en se suspendant après; puis, +persuadé qu'elle était convenablement assujettie à la crête du rempart, +il commença de gravir. + +L'ascension dura une minute à peine. + +Parvenu au terme, Mac Carthy sauta sur le chemin de ronde. + +Masquée par l'affût d'un canon, Alanck-ou-a-bi faisait sentinelle. + +--Tout est-il prêt? Dort-elle? demanda James. + +--Elle dort, répondit l'Indienne; mais, prends garde, car la colère de +Kitchi-Manitou s'appesantit déjà sur nous: il a entraîné le père de mon +fils sur le territoire des Esprits. + +--Le gouverneur est mort? fit James avec empressement. + +--Il est mort, et le sous-chef-facteur a pris le commandement du poste. + +--Lui! quelle impudence!... Oh! il ne le gardera pas longtemps, ce +commandement, murmura le jeune homme. Mais ce n'est point pour cela que +je suis venu; songeons d'abord à ce qui m'amène. Cette nuit, l'amour! +demain, les affaires! + +--Encore une fois, écoute-moi! ne cours pas à ta perte comme un daim +aveugle! observa l'Étoile-Blanche, en l'arrêtant faiblement par le bras. + +James la repoussa avec violence. + +--Vois, insista-t-elle, cette lumière qui pâlit dans le wigwam du +gouverneur; elle éclaire le cadavre encore chaud de ton père. Arrête, +malheureux enfant, arrête... + +James ne l'entendait plus. Il s'était précipité au bas du rempart et +prenait le chemin de la chambre de Victorine, sans remarquer qu'une +ombre le suivait de près par derrière. + +Le coeur palpitant d'ivresse, il se glisse dans cette chambre. Une lampe +y combat à peine l'obscurité. + +Mais le métis n'en demande pas tant: le crime a peur de la lumière. + +S'étant convaincu que sa victime dort d'un sommeil voisin de la +léthargie, il s'approche de la lampe pour l'éteindre, avant de consommer +son épouvantable forfait, quand tout à coup la porte de la pièce se +rouvre, et sur le seuil parait un trappeur, armé d'un couteau de chasse. + +Mac Carthy, sans se déconcerter, tire de sa poche un revolver et +fait feu sur le trappeur. Il le manque. Un deuxième coup n'a pas plus +d'effet. Le troisième, il ne peut le lâcher: son adversaire s'est jeté +sur lui, l'a renversé, désarmé. + +Cet adversaire, c'est Louis-le-Bon, le franc-trappeur qui a accompagné +madame Robin depuis Québec jusqu'à la factorerie du Prince-de-Galles. + +D'une pièce séparée de celle de la jeune femme par une mince cloison, +il a, dans la matinée précédente, entendu la scène de Mac Carthy avec +Victorine, et, prévoyant l'attentat auquel elle serait en butte, il +s'est mis aux aguets. + +Le reste n'a pas besoin d'explication. + +Cependant, malgré le bruit de la lutte, madame Robin ne s'est pas +éveillée. + +Mais, au retentissement des détonations, le sous-chef facteur accourt +avec quelques employés restés au fort. + +On s'empare de Mac Carthy, on le garrotte. Ses détestables projets +n'étaient que trop évidents. + +--Dans toute circonstance ce que vous avez fait mériterait un châtiment +exemplaire, lui dit le sous-chef; mais, le jour où votre père est mort, +quitter votre poste pour venir, à deux pas du lit où repose son corps +inanimé, violer une femme, c'est l'acte d'un coquin de la pire espèce. +Le fouet, terminé par la potence, serait une punition trop douce. +Pour ne pas flétrir la mémoire de celui qui vous donna le tour, je me +contenterai de vous chasser du fort avec ce stigmate. + +En disant ces mots, il lui cracha à la face! + +--Misérable! proféra James en grinçant des dents et se débattant entre +les mains de ceux qui le tenaient. + +--Il n'y a, repris le sous-chef, de misérable ici que vous. On va vous +jeter hors des murs, et si, au point du jour, vous n'avez pas quitté le +pays, je ne répondrai plus de votre vie. + +--Oh! je me vengerai! je me vengerai! hurlait Mac Carthy pendant que +quatre vigoureux commis l'entraînaient au dehors. + +Madame Robin dormait toujours paisiblement. + + + + + CHAPITRE VII + + TRAÎTRE + + +Ruminant ses projets de vengeance, Mac Carthy s'achemina vers le nord. + +Il faisait un froid très-vif en ce moment, mais la nuit était fort +claire; elle permettait de se diriger aussi facilement qu'en plein midi. + +James marcha jusqu'à l'aurore sans s'arrêter. Alors, il pénétra dans +une caverne, sur le bord de la route, mangea un peu de poisson fumé, se +reposa deux heures, et reprit sa course. + +Toute la journée, il parcourut les rives sauvages de la baie d'Hudson. + +Impossible d'imaginer une scène plus désolée, plus désolante que celle +qu'il eut sous les yeux. La neige ou la glace partout aux pieds; sur la +tête, un ciel froid et terne comme le plomb; autour de soi, un horizon +sans ligne, une atmosphère grise, épaisse à ce point qu'on aurait cru la +pouvoir saisir avec les doigts. + +Rien ne troublait la vue, rien ne troublait l'oreille. Cette même +solitude était encore envahie par un silence mortel. + +Vers le soir, néanmoins, le temps se dégagea, comme il arrive souvent +dans les hautes régions septentrionales. Mac Carthy quitta les bords de +la baie et s'enfonça à l'intérieur des terres. + +Bientôt, quelques minces filets de fumée bleuâtre qui rayaient, par +ondes capricieuses, la blancheur relative de l'espace environnant, +apprirent au jeune homme qu'il approchait d'un lieu habité par des +humains. + +James alors s'arrêta. Il se mit à réfléchir. Criminelle était l'action +qu'il allait commettre. Point n'était besoin d'avoir étudié la loi pour +le savoir; mais sa connaissance pouvait sans doute aider à éluder +la justice humaine. Ce fut pour l'examiner, pour y chercher une +échappatoire en cas d'insuccès, que notre avocat fit une courte halte +avant d'exécuter le sinistre projet qu'il avait conçu. + +Le remords ne l'épouvantait pas, il le croyait du moins, et un sourire +sardonique glissa sur ses lèvres comme cette idée traversait son +cerveau. + +Par une sorte de défi à la divinité même, Mac Carthy se mit à réciter à +haute voix la terrible menace de Byron dans le _Corsaire_: + +«Il s'établit dans l'intelligence une guerre, un chaos, quand toutes ses +puissances troublées, confondues, cèdent à la sombre violence qui les +écrase et se laissent dévorer par le remords sans repentir: le remords, +ce démon trompeur qui jamais ne parle avant l'acte, mais qui, l'acte +accompli, vient crier: «Je t'avais averti!» Vain reproche! Une âme +brûlante, inflexible, se révolte: le faible seul se repent!» + +--Eh! oui, le faible seul se repent! répéta-t-il avec une violence telle +qu'un observateur eût pu penser que James Mac Carthy n'était pas bien +sûr de son assertion. + +Un écho lointain répondit à diverses reprises: + +--Le faible seul se repent! + +Cette répercussion de ses propres paroles causa un tressaillement au +jeune homme; tant il est vrai qu'elles sont, grâce à Dieu, bien rares +ces natures perverses que n'émeut pas, plus ou moins, la perspective +d'un forfait. + +Mac Carthy se retourna. + +Un personnage de grande stature était debout à quelques pas de lui. + +C'était un Indien armé en guerre. Il tenait à la main une carabine +longue de six pieds, et, à son côté, on voyait pendre, sur sa tunique de +peau de daim, la lame d'un sabre de cavalerie. + +Dans une touffe de cheveux, fixée droite au-dessus de sa tête, il +portait deux fortes plumes que la brise du soir balançait contre chacune +de ses joues. + +Ces plumes indiquaient un chef; les zébrures multicolores qui lui +sillonnaient le visage apprirent aussitôt à Mac Carthy que ce chef avait +nom Kit-chi-ou-a-pous, le Grand-Lièvre. + +Surmontant l'impression première qu'il avait ressentie à cette rencontre +inopinée, James marcha vers le chef et allongea le bras pour lui frapper +dans la main, en signe d'amitié, suivant la coutume usitée parmi les +Indiens de la baie d'Hudson. + +Mais, loin de répondre à ce témoignage de bienveillance, le sauvage +recula dédaigneusement d'un pas, en disant dans l'idiome des +Chippiouais: + +--Les Anglais sont des méchants (_câhin nischischin Saganosch_)! + +--J'apporte des présents au plus illustre des sagamos, dit Mac Carthy +sans paraître ni avoir remarqué le mouvement du Grand-Lièvre, ni avoir +compris ses paroles. + +--Et, continua celui-ci d'un ton méprisant, les demi-sang sont lâches, +mous comme des femmes, poltrons comme des veaux marins. Ils ont la +langue crochue. + +--Voici du tabac des blancs, bien meilleur que le _segokimac_ [15], pour +remplir le _skipertogan_ [16] de mon frère. + +[Note 15: C'est le nom donné par les Chippiouais à un arbrisseau rampant +comme la vigne vierge, dont la feuille séchée leur sert de tabac. +Ils emploient aussi l'écorce d'une espèce de saule appelée par les +Canadiens-Français _bois rouge_. Quant à la première plante, les +Canadiens la nomment «sac-à-commis,» parce que notre mot _tabac_ se +traduit par _sakacomis_ dans quelques dialectes indiens.] + +[Note 16: Sac à tabac.] + +Kit-chi-ou-a-pous fit un geste de refus. + +--J'ai aussi pour mon frère un sac de poudre et une bouteille +d'eau-de-feu, poursuivit intrépidement l'avocat. + +--Je ne veux rien d'un chien de métis, répliqua sèchement l'Indien. + +Mac Carthy reçut l'insulte sans broncher; il s'y attendait. + +--Mon frère, reprit-il doucement, consentira-t-il à me prêter son +oreille? + +--Kit-chi-ou-a-pous n'aime pas les mensonges. + +--Je donnerai une grande nouvelle à mon frère. + +--Nouvelle de bois-brûlé, nouvelle de fausseté, répondit +sentencieusement le Chippiouais. + +--Que mon frère m'écoute. + +--L'esprit de Kit-chi-ou-a-pous est fermé aux discours de ceux qui +tiennent aux blancs par le sang de leur père ou de leur mère. + +--Il s'ouvrira à ma proposition. + +--Mon frère a la vanité des sangs-mêlés, fit le Peau-Rouge en haussant +les épaules. + +--Parce qu'il parle au sagamo le plus noble, le plus vaillant, le plus +hardi qui ait jamais foulé ces contrées, repartit imperturbablement Mac +Carthy. + +Et, s'apercevant que sa flatterie produisait l'effet qu'il attendait, il +ajouta: + +--Le nom de mon frère est partout redouté, du nord au sud, de l'est à +l'ouest. Quand il élève la voix, Peaux-Rouges et Peaux-Blanches, tout +tremble comme à la voix du tonnerre; quand il arme sa carabine, les +ours se réfugient au plus profond de leur-tanière; quand il apprête son +harpon, la baleine plonge en mugissant dans les abîmes de la mer; quand +il déterre la hache de la guerre, ses ennemis fuient au loin comme une +troupe de faons timides. + +Sensible à ces caresses données à son amour-propre, l'Indien redressa +sa grande taille, et étendant la main dans la direction du fort du +Prince-de-Galles, il dit avec la superbe d'un Dieu: + +--Kit-chi-ou-a-pous est tout puissant dans ces régions; les +Visages-Pâtes l'apprendront. + +--Et c'est pour aider mon frère dans cette oeuvre que je suis venu à +lui, dit avec rapidité Mac Carthy. + +Mais son offre n'eut pas le succès qu'il en espérait. + +--Kit-chi-ou-a-pous ne veut pas de l'aide d'un métis, lui fut-il +répliqué durement. + +--Je sais que mon frère a des guerriers braves... + +--Il en a trois fois cinquante, interrompit le Grand-Lièvre. + +--C'est afin de les mener à la factorerie... + +--Ils en connaissent le chemin. + +--Oui, mais moi je leur indiquerai le moyen de pénétrer dans le fort. + +Pour la première fois, depuis cet entretien, Kit-chi-ou-a-pous daigna +abaisser les yeux sur le visage de son interlocuteur. + +--Je croyais, dit-il en le regardant fixement, que mon frère appartenait +aux gens du fort. + +--Ils m'ont insulté, dit James. + +--Insulter un demi-sang, c'est bien fait, dit l'Indien. + +Digérant l'affront, Mac Carthy répliqua seulement: + +--Si un autre que mon frère osait me parler ainsi, il paierait cher son +audace. + +--Pourquoi alors ne t'es-tu pas vengé? reprit la Peau-Rouge. + +--C'est le désir de me venger qui m'a conduit à toi. + +--Ouah! fit le sauvage d'un ton dubitatif. + +--Oui, appuya Mac Carthy. J'étais présent quand tu fus chassé +indignement de la factorerie... + +--Jamais on ne m'a chassé! s'écria le sauvage avec une incomparable +fierté. + +--Cependant, dit James, j'ai vu dans ton coeur, Kit-chi-ou-a-pous. Il +est gros de ressentiments, et si tu pouvais t'introduire dans le fort du +Prince-de-Galles, tu ferais expier aux Anglais les dommages qu'ils t'ont +causés. + +--Ton discours est droit, Double-Langue, répondit le Peau-Rouge. + +--Eh bien, moi, je me charge de t'y faire entrer, dès demain. + +--Quel est ton dessein? + +--Qu'importe, pourvu qu'il serve celui de mon frère, répliqua +adroitement Mac Carthy. + +Croisant les bras sur sa poitrine, l'Indien ferma à demi les yeux, d'un +air rêveur. + +--Mon frère, insinua James, veut probablement connaître le moyen que +j'emploierai pour lui livrer le fort? + +Le Grand-Lièvre demeurant silencieux, il poursuivit: + +--Une des femmes de l'ancien chef m'est toute dévouée. + +--L'ancien chef! fit Kit-chi-ou-a-pous. + +--Oui, car il est mort. + +--Dent-de-Loup est mort! s'écria le sauvage avec une inflexion de +surprise et de haine. + +Mac Carthy se méprit sur ce mouvement. Il crut que le sauvage, satisfait +de la nouvelle, allait consentir à ses projets de vengeance. + +--Mon frère, dit-il, ignore que la factorerie renferme des armes de la +poudre pour armer ses valeureux Chippiouais et de la liqueur qui rend +l'homme heureux. + +--Dent-de-Loup est mort! répéta le chef. Mon frère dit-il vrai? + +--Je dis vrai. + +--Mais comment est-il mort? + +--C'est moi qui l'ai tué, répondit James avec un odieux cynisme. + +--D'où vient que mon frère a tué Dent-de-Loup! reprit le chef d'un ton +méfiant. + +--Parce qu'il m'avait frappé, dit Mac Carthy. + +--Alors, continua finement l'Indien, Double-Langue n'a plus de raison +pour vouloir entraîner les Chippiouais à Churchill. + +James devina la ruse. + +--Au contraire, dit-il en souriant, car le sous-chef-facteur m'a fait +une injure... une injure que je ne pardonnerai jamais! + +--Et mon frère est sûr de cette squaw?... + +Mac Carthy allait dire: «C'est ma mère!» mais l'orgueil arrêta le mot +sur ses lèvres. + +--Oui, je réponds d'elle, dit-il. + +--Est-ce une Peau-Blanche, ou une Peau-Rouge? + +--Elle est, répliqua indifféremment James, de la tribu de mon frère: on +la nomme Alanck-ou-a-bi. + +--Alanck-ou-a-bi! hurla le Grand-Lièvre avec une fureur qui fit frémir +Mac Carthy. + +--Mon frère la connaît donc? balbutia-t-il. + +--Kit-chi-ou-a-pous connaît tous les hommes et toutes les femmes de +sa race, répondit alors l'Indien avec un calme bien opposé à l'accès +d'exaspération qu'il avait eu un moment auparavant. + +Si corrompu que fût l'avocat, ce calme subit lui donna le frisson. + +Initié aux moeurs des Indiens, il ne pouvait se méprendre sur la portée +de ces deux mouvements aussi brusques que tranchés. + +Et vraiment, lui, l'égoïste, le cruel, il se sentit avoir peur pour la +femme dont il venait de prononcer le nom. + +Ce fut le Grand-Lièvre qui renoua la conversation. + +--Mon frère, dit-il froidement, est le _neconnis_ [17] d'Alanck-ou-a-bi? + +[Note 17: En Chippiouais, on emploie ce terme pour signifier _ami_ ou +_amant_.] + +--Alanck-ou-a-bi est mon esclave, répliqua James, sans remarquer une +contraction nerveuse dont les membres de son interlocuteur furent +aussitôt agités. + +Mais ce nouveau symptôme d'irritation eut la durée de l'éclair. + +D'une voix inaltérée Kit-chi-ou-a-pous reprit: + +--Mon frère a confiance en elle? + +--Oh! une confiance entière. Alanck-ou-a-bi mourrait sur un brasier de +charbons ardents plutôt que de me trahir jamais. + +Comme il achevait, une explosion formidable, comme si elle eût +été produite par la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranla +l'atmosphère. + +Le chef sauvage tomba en même temps sur la neige en proférant des cris +affreux. + +--L'imbécile! Faut-il en être réduit à se servir de pareilles brutes! +ricanait James Mac Carthy. + + + + + CHAPITRE VIII + + LES CHIPPIOUAIS + + +Bientôt l'Indien, cessant ses contorsions, demeura étendu comme mort, la +face tournée vers le sol. + +Mac Carthy suspendit son rire pour se jeter à terre et s'y tenir +immobile, dans la même position que celui dont il se moquait une seconde +auparavant. + +A la détonation avait succédé un long mugissement, lequel, descendant du +nord vers le sud, augmentait avec une rapidité inouïe. + +L'explosion, elle avait été produite par l'éruption d'un _volcan de +glace_; le mugissement, une bordée de la bise septentrionale le causait. + +Ces termes, usités par les trappeurs canadiens-français ont besoin d'une +explication. La voici: + +Sous les latitudes élevées du nord, l'hiver accumule, au bord de la +mer ou aux embouchures des grands fleuves des montagnes de glaçons, que +l'intensité du froid fait parfois éclater avec un bruit foudroyant, et +qui, tels que des cratères, lancent alors, à des distances prodigieuses +des monceaux de débris [18]. + +[Note 18: On trouvera, sur ces singulières éruptions, des détails très +précis dans la _Vierge Esguimaue_ (en préparation).] + +Vienne une rafale, un coup de vent, et ces débris, enlevés comme par +une trombe, sont chassés dans l'espace, roulés au loin à travers les +sauvages solitudes de la côte. + +Neige, glace, parcelles de terre, fragments de roches, emplissent l'air, +et plus terribles, plus impitoyables que les sables africains entraînés +par le simoun ou le sirocco, engloutissent, anéantissent tout ce qui +s'oppose à leur passage. + +Bordées, nomment ces désastreux tourbillons les rôdeurs du désert +américain, dans leur langage si éloquemment imagé. + +Et, furieuse, tonnante, fut la bordée qui passa à quelques pieds +au-dessus de nos deux hommes, un moment après que Mac Carthy eut imité +l'exemple du Grand-Lièvre. + +--Ouf! fit le premier en se relevant, il faut avoir vraiment le diable +au corps pour vivre dans cet enfer de pays. + +--Mon frère a-t-il vu le Géant? demanda Kit-chi-ou-a-pous en regardant +avec terreur autour de lui. + +--Quel géant? dit James. + +--Celui qui habite Ou-a-con-ti-bi. + +--Ou-a-con-ti-bi? Je ne comprends pas. + +--C'est la caverne des Esprits qui souffle la tempête sur les hommes +méchants [19]. + +[Note 19: L'idée que les vents, les orages, sont produits par des +géante puissants, renfermés dans une caverne, existe chez la plupart des +sauvages septentrionaux, même chez les Labradoriens, les Groenlandais et +les Esquimaux. Fait bien remarquable! Je laisse au lecteur le soin d'en +tirer ses déductions. Mais on conviendra qu'il plaide encore contre les +ethnographes qui veulent voir dans les Américains une race originale.] + +Mac Carthy haussa les épaules. + +--Et mon frère a visité cette caverne, sans doute? dit-il. + +--Jamais, répondit solennellement le Grand-Lièvre, jamais ni homme rouge +ni homme blanc n'y est entré. + +--Vraiment! + +--Moi seul, reprit le sauvage d'un ton grave, moi seul ai rencontré +un jour le chef des géants; c'est lui qui m'a donné en présent mon +_mokeatogan_. + +En disant ces mots, l'Indien indiquait du doigt le sabre pendu à son +côté. + +Mac Carthy contint à grand'peine une violente envie de rire. + +Pour dissimuler son air railleur, il se mit à examiner l'arme du sagamo. + +Et, après un instant de silence, il s'écria: + +--Voilà l'instrument qui procurera la victoire à mon frère. + +--Kit-chi-ou-a-pous n'a pas besoin de son mokeatogan pour être toujours +victorieux, répliqua hautainement le Chippiouais. + +Puis, il ajouta: + +--Double-Langue, tu vas me suivre. Mais si tes paroles ne sont pas +aussi blanches que cette neige répandue devant nous; si tu es venu pour +attirer mes guerriers dans une embuscade, avant que le soleil ait paru +quatre fois à l'horizon, avant que la lune ait quatre fois pris son bain +dans le lac salé, tu arroseras de ton sang les ruines fumantes du fort +du Prince-de-Galles. + +--Quand mon frère me connaîtra, il cessera de m'appeler Double-Langue, +répondit Mac Carthy. + +Le Grand-Lièvre prit alors, dans sa poudrière en corne de boeuf musqué, +une mèche de pesogan, sorte de mousseron desséché, y mit le feu, au +moyen d'un silex et de son sabre, et alluma son calumet. + +James pensait qu'il lui présenterait la pipe, en signe d'alliance; mais +l'Indien n'en fit rien. + +Ils marchèrent silencieusement pendant dix minutes et arrivèrent au camp +des Chippiouais. + +C'était un groupe de huttes creusées sous la neige, dont les toits +coniques ne dépassaient le sol que de deux ou trois pieds, afin que +les habitations fussent à l'abri des effroyables ouragans qui ravagent +fréquemment ces tristes contrées. + +Quelques chiens-loups, occupés à dévorer une carcasse, faisaient seuls +sentinelle. + +Mais leur garde valait assurément bien celle des hommes; car à peine +Kit-chi-ou-a-pous et son compagnon eurent-ils pénétré dans le camp, que, +quittant leur proie, ces animaux se précipitèrent sur eux, en aboyant +avec fureur. + +Aussitôt, une légion de têtes hideuses et menaçantes parurent à l'entrée +des cabanes. + +Le Grand-Lièvre repoussait les chiens à coups de crosse, en vociférant: + +--_Te-kachi, alim_! + +Qu'on peut traduire par: + +--Allez-vous-en, cagnes! + +Mac Carthy essayait bien d'en faire autant; mais il n'y arrivait pas +sans quelques accrocs à ses mitas, voire au gras de ses jambes. + +Il se vit même obligé,--pour se débarrasser d'un de ses ennemis trop +acharné,--de jouer du couteau. Son audace eût pu lui coûter cher, car, +loin de mettre en fuite les voraces animaux, l'exécution sommaire de +quelques-uns enflamma le reste d'une telle rage, qu'ils eussent +infailliblement dévoré l'imprudent, n'eût été l'intervention des +propriétaires. + +Encore plusieurs minutes s'écoulèrent-elles,--au grand détriment de leur +antagoniste,--avant qu'on réussit à les calmer. + +Le vacarme de ces animaux forcenés attira au dehors une nuée d'hommes, +de femmes et d'enfants, à demi nus malgré l'inclémence du temps, +dont les laides et sombres silhouettes se dessinaient, en contraste +fantastique, sur la blancheur de la plaine, aux rouges clartés des +torches de résine dont plusieurs étaient munis. + +Les hurlements de ces féroces créatures, en voyant l'étranger, ne +pouvaient se comparer qu'à ceux de leurs redoutables chiens-loups. + +Enfin, le malheureux Mac Carthy,--les vêtements en lambeaux, le corps +tout sanglant,--put, en se couchant presque sur le ventre, s'introduire +dans l'une des huttes. + +Mais, quelques douleurs que lui causassent les blessures qu'il avait +reçues, quelque effroi qu'il eût de ceux qui les lui avaient faites, +il recula tout d'abord, et se sentit pris d'un invincible dégoût en +allongeant la tête dans la cabane. + +Une odeur infecte de détritus et de viandes corrompues l'envahissait +tout entière et sortait péniblement, en vapeurs épaisses, impénétrables +à l'oeil par l'étroite ouverture affectée à la porte. + +--Mon frère ne veut-il pas avancer? dit Kit-chi-ou-a-pous en la poussant +du pied. + +Mac Carthy eût bien plutôt voulu se retirer, protester; mais, à demi +asphyxié par les miasmes pestilentiels qui se pressaient sous son +nerf olfactif, inondaient sa gorge, il se trouva, sans savoir comment, +précipité au milieu même du wigwam, près d'un feu au-dessus duquel était +suspendue la plus étonnante marmite qui se fût jamais vue. + +Cette marmite était formée par l'estomac d'un gros animal. Le +bouillonnement qui s'en échappait annonçait qu'il était plein de liquide +en ébullition. Mac Carthy remarqua aussitôt deux femmes et trois jeunes +enfants activement occupés à mâcher des graillons, qu'ils plongeaient +dans leur étrange chaudière dès qu'ils étaient arrivés à un certain +degré de malléabilité. + +Une fumée intense régnait dans la pièce souterraine, et l'obscurité +était à peine combattue par les lueurs ardentes du brasier. + +Cependant, quand, après un instant, le jeune homme se fut un peu habitué +aux senteurs écoeurantes et à la pénombre du local, il découvrit que +c'était une chambre longue de douze à quinze pieds, sur sept ou huit +de large, creusée dans le sol et voûtée au moyen de branches de pin +recouvertes de glaise et de neige. + +On y voyait plusieurs canots d'écorce rangés contre l'une des parois de +la muraille; au-dessus étaient accrochés des pagaies, des filets, des +harpons grossièrement fabriqués. Dans le fond pendaient, suspendus à la +voûte, des quartiers de venaison, des tranches ou des darnes de saumon, +sous lesquels séchaient des _lots_ de pelleteries. + +Le long du mur opposé aux canots, des cadres, divisés par des +compartiments de sapinage, composaient les lits des habitants de la +hutte. Et près de ces lits différentes armes étaient disposées en +faisceaux. Il y avait des fusils, des pistolets, mêlés à des arcs, des +flèches, des haches, des lances, des casse-têtes et des coutelas. + +A la tête de l'un des cadres, deux plumes d'aigle fichées en sautoir, +comme pour servir de support à une tête d'ours, indiquaient la couche du +chef ou _okema_. + +Devant le foyer, un siège bas et large, drapé d'une riche fourrure et +alors inoccupé, annonçait aussi la place de l'okema. + +Quoique jeunes et mises avec une sorte de coquetterie, les deux femmes +étaient peu faites pour inspirer l'amour. Elles avaient le visage +violemment tanné, le front étroit, fuyant en arrière, les joues creuses, +aux pommettes saillantes, la bouche grande et le nez aplati. Leurs +oreilles, tendues par de lourds anneaux de fer, descendaient presque sur +les épaules. Des coquilles bleues et rouges étaient enfilées dans les +tresses de leurs cheveux noirs, séparés par une raie au sommet du front, +et qui flottaient en deux nattes sur leur dos. + +L'_ouabiouou_, couverture nationale, en peau de cygne, brodée avec de la +passementerie écarlate et des grains de verre multicolores, constituait +leur vêtement principal. + +Au col, elles portaient des colliers de ouampums. + +Les marmots, qui travaillaient avec elles à mastiquer des morceaux de +graisse, étaient presque nus. + +--Kit-chi-ou-a-pous a faim, dit le sagamo en s'adressant à ces femmes. + +Aussitôt les enfants se retirèrent au bout de la hutte. + +Le chef s'assit sur son escabeau, et désigna à Mac Carthy une place vis +à vis de lui. + +Il n'avait pas quitté ses armes. James crut devoir agir de même. + +Les squaws enlevèrent du feu l'estomac et le portèrent entre les deux +convives, à l'aide des petites fourches qui avaient servi à le cuire. + +--Voici ton mets, mon frère, dit le Grand-Lièvre à Mac Carthy, en +s'armant d'une _poche_ faite avec une espèce de buis nommé pour cette +raison _bois à cuiller_ par les trappeurs canadiens-français. + +Et, sans plus s'inquiéter de son hôte, le Chippiouais se mit à vider le +contenu du viscère avec une rapidité merveilleuse. + +L'avocat avait grand'faim. Le parfum qui s'exhalait de la soupe +aiguisait encore son appétit, développé par un jeûne de plus de quinze +heures; et, quoique élevé parmi les civilisés, il ne se sentait aucune +répugnance à ce mélange d'eau, de suif et d'herbes aromatiques préparé +par les dents de deux sales Indiennes et de leurs babouins plus immondes +encore, dans l'estomac d'un daim. + +Mais notre homme était fort embarrassé. Son amphitryon le traitait +un peu bien comme le renard avait traité la cigogne de la fable. Soit +mégarde, soit malignité,--et les Indiens sont très-mystificateurs, Mac +Carthy le savait,--Kit-chi-ou-a-pous avait oublié de lui donner une +cuiller. + +L'avocat se garda, avec raison, d'en demander une. C'eût été s'abaisser +dans l'esprit du sagamo, qui, d'ailleurs, eût sans doute fait la sourde +oreille. + +Imposant donc silence aux tiraillements de ses entrailles, il attendit +patiemment qu'il plût au Grand-Lièvre de le restaurer. + +Après avoir absorbé la plus grande partie de sa pâtée, celui-ci parut +s'apercevoir, tout à coup, de l'inadvertance qu'il avait commise. + +--Mon frère ne mange donc pas? hô-hô! fit-il en exprimant en même temps, +par cette exclamation, la jouissance qu'il éprouvait à savourer la +nourriture. + +Deux fois de suite il plongea encore la cuiller dans l'estomac, la +retira pleine à déborder, l'engouffra dans sa vaste bouche et ajouta, en +tendant l'ustensile à Mac Carthy, mais non sans lancer un coup d'oeil de +regret à la bouillie: + +--Oissine (mange). + +L'avocat ne se le fit point répéter. + +Il dévora le rogaton avec moins d'intrépidité et plus de plaisir qu'il +ne l'avait cru [20]. + +[Note 20: Rien d'étonnant à cela; le dégoût qu'inspire à un étranger +la préparation première étant surmonté, la soupe d'estomac constitue un +mets succulent. La plupart des voyageurs, comme Franklin, le prince de +Neuwied, Samuel Hearne, l'affirment. Ce dernier va jusqu'à dire que «les +palais même les plus délicats le trouveraient fort agréable.» Tout est +d'ailleurs affaire d'habitude. Sans parler de ces fromages bien faits, +de ces viandes faisandées qui 'font nos délices, qu'on songe à la +fabrication du vin, du sucre, du pain, etc., et l'on conviendra qu'il ne +faut pas trop plaindre les pauvres sauvages!] + +Pendant ce temps l'Indien fumait son calumet. + +Lorsque Mac Carthy fut rassasié, le Grand-Lièvre fit signe à ses squaws, +qui se jetèrent, comme des louves affamées, sur les débris du repas et +les expédièrent en quelques minutes avec leurs enfants. + +James alors sortit de son carnier une gourde au ventre rebondi, sur +laquelle Kit-chi-ou-a-pous arrêta immédiatement un regard avide. + +--Mon frère acceptera-t-il une gorgée d'eau-de-feu! fit l'avocat, en +débouchant la gourde. + +--_Nebbi-scutta_! + +--Oui, de l'eau-de-feu! répondit Mac Carthy à cette question. + +--J'en accepterai, dit le sagamo. + +James lui tendit la gourde qu'il saisit avec empressement et porta à ses +lèvres. + +Mais, s'arrêtant soudain sans goûter au liquide: + +--Que mon frère, dit-il, boive le premier. + +Mac Carthy comprit que le Grand-Lièvre avait peur que la gourde ne +contînt du poison. + +Pour le rassurer, il la reprit, tira de sa carnassière une petite tasse +en cuir, y versa du whiskey, le but, et repassa le flacon à son hôte. + +Mais la méfiance de celui-ci n'était pas vaincue. Supposant probablement +que le goulot de la gourde pouvait être empoisonné, il fit signe qu'il +voulait la tasse. + +L'ayant reçue, il la remplit, et, d'un trait, en avala le contenu. + +--Hô! hô! exclama-t-il voluptueusement après, en faisant claquer sa +langue contre son palais. + +Mac Carthy crut le moment favorable pour renouveler sa proposition. + +--Mon frère, dit-il, est-il décidé à me suivre au fort du +Prince-de-Galles? + +--Quand le soleil se lèvera, Kit-chi-ou-a-pous assemblera son conseil +de guerre, répondit laconiquement le Peau-Rouge, en ingurgitant une +nouvelle tasse de whiskey. A cette deuxième en succéda une autre, puis +une autre; puis le Grand-Lièvre, à moitié ivre, dit à Mac Carthy: + +--Si mon frère veut pour sa couche une esclave, j'en ai de plus belles +et surtout de plus jeunes qu'Alanck-ou-a-bi? + +James fit un geste de refus. + +Le sagamo continua, après avoir caressé cette fois la gourde à pleine +bouche. + +--Si mon frère n'était pas un demi-sang, je lui offrirais une de mes +propres squaws, suivant l'usage; mais... + +Sans achever, le chef chippiouais laissa tomber le flacon, roula de son +siège près du feu, où il s'endormit profondément. + + + + + CHAPITRE IX + + LES CHIPPIOUAIS (suite) + + +Accablé de fatigue, Mac Carthy ne tarda pas à céder au sommeil. + +Il se jeta tout habillé sur un cadre, en ayant soin de placer ses armes +à sa portée. + +Peu confiant dans la loyauté de son hôte, il espérait avoir l'oeil et +l'oreille au guet. Il comptait sans les droits de la nature. Une nuit +passée en plein air, à parcourir des sentiers difficiles, jointe à une +longue journée de marche, l'avait abattu. Au lieu de veiller, il tomba +dans un profond assoupissement. + +Déjà depuis plusieurs heures, James était dans cet état, quand il +s'éveilla tout à coup sous l'étreinte d'une vive douleur. + +Instinctivement, Mac Carthy voulut étendre la main, saisir ses armes. +Mais alors il s'aperçut qu'on lui avait garrotté les poings et les +pieds. + +Jetant les regards autour de lui, il vit Kit-chi-ou-a-pous qui fumait +avec calme près du feu. + +--Tu as manqué aux lois de l'hospitalité! cria-t-il, en faisant des +efforts pour rompre ses liens. + +L'Indien sourit. + +--Il n'y a pas de lois, dit-il, pour les demi-sang. + +Mac Carthy ne savait que trop combien les Peaux-Rouges méprisent les +métis. Cessant donc de se débattre, il essaya d'obtenir par la douceur +ce que la violence ne pouvait lui faire gagner. + +--Pourquoi, dit-il, mon frère m'a-t-il attaché? Ne suis-je pas son ami? + +--Double-Langue, répondit le sagamo, n'est ni le frère, ni l'ami d'un +Chippiouais. C'est un fils de chien et de renarde. + +--Le noble Kit-chi-ou-a-pous n'a donc pas foi en ma parole? + +--L'eau trouble cache souvent des serpents venimeux. + +--J'ai partagé le festin de Kit-chi-ou-a-pous, et il a bu à ma gourde. +Que diront ses guerriers quand ils apprendront comment il m'a traité? + +--Ses guerriers diront qu'il a eu la prudence du cheval et la finesse du +lynx. Au lever du soleil, Double-Langue jugera. + +--Tu me rendras ma liberté? fit avidement Mac Carthy. + +Le sauvage ne répondit pas. + +--Et, continua l'avocat, je te mènerai, comme je te l'ai promis, au fort +du Prince-de-Galles. + +Kit-chi-ou-a-pous hocha la tête comme s'il voulait dire: + +--Nous verrons. + +Puis il se leva, alluma une torche de résine et la ficha dans le mur, +près d'un fragment de miroir qu'il avait probablement acheté à quelque +comptoir de la Compagnie de la baie d'Hudson. + +Prenant ensuite, dans son sac à médecine, un morceau de fil de laiton, +il le roula on forme de tire-bouchon autour d'une aiguille. + +Sa vis terminée, il la promena gravement sous son menton où croissaient +quelques maigres touffes de poil. A mesure que ces poils s'engageaient +dans les pas de la vis, il la pressait entre le pouce et l'index, et, +par un coup sec, rapide, il extirpait la végétation. + +Malgré les périls de sa situation, et quoique le Grand-Lièvre procédât +à cette opération avec dextérité une promptitude qui eussent honoré un +épilateur de profession, Mac Carthy ne pouvait s'empêcher de rire. + +Heureusement que, tout entier à sa besogne, Kit-chi-ou-a-pous ne le +remarqua point. + +Quand il eut fini, notre Chippiouais prit encore, dans son sac à +médecine, une petite bourse en peau, qu'il vida sur un plateau en écorce +de cèdre. + +La bourse renfermait une poudre fine qui n'était autre chose que du noir +animal. + +Ce noir, le Grand-Lièvre le délaya avec un peu d'eau et en fit une +teinture dont il se couvrit le visage, le cou, les bras et la poitrine, +jusqu'à la ceinture. + +Après quoi, il rajusta les plumes d'aigle dans ses cheveux, arrangea son +collier de dents de morse, et saisit une hache en silex, sur le manche +de laquelle on avait peint des serpentins alternativement rouges et +verts. + +Comme il achevait ces préparatifs, l'aurore parut à travers les pierres +qui bouchaient l'entrée de la cabane. + +Kit-chi-ou-a-pous brandit sa hache et poussa un hurlement intraduisible +dans notre langue. + +Jusque-là les deux femmes et les enfants n'avaient bougé ni soufflé mot; +à ce cri, ils répliquèrent par des chants bizarres et en dansant devant +le chef. + +Lève-toi! dit-il à Mac Carthy. + +Le jeune homme montra les liens qu'il avait aux pieds. + +Aussitôt, d'un coup de sa hache, et avec une précision incomparable, il +les fit sauter, sans effleurer seulement l'épiderme du captif. + +--Marche! lui ordonna-t-il ensuite en le poussant hors de la hutte. + +Le Grand-Lièvre sortit derrière Mac Carthy. + +Une foule de sauvages semblait attendre leur arrivée. + +Le temps était froid, le ciel lourd, couvert. + +L'apparition du chef et de son prisonnier fut saluée par des +vociférations effroyables, auxquelles les aboiements des chiens +donnaient un cachet plus horrible encore. + +Malgré la rigueur de l'atmosphère, Kit-chi-ou-a-pous n'avait pour tout +vêtement qu'un court jupon de peau de boeuf qui lui ceignait les reins. + +Conduisant toujours Mac Carthy devant lui, il monta sur le toit d'une +cabane plus élevée que les autres, et força James de s'asseoir à ses +pieds dans la neige. + +Plus de deux cents Chippiouais, hommes et femmes entourèrent aussitôt +l'okema [21]. + +[Note 21: Chef.] + +--Frères, dit-il, les ossements de nos compatriotes morts, tués par les +Visages-Pâles, restent à découvert. Ils nous appellent pour venger leurs +insultes; tarderons-nous à les satisfaire? + +--Ka! ka! (Non! non!) répondit unanimement l'assemblée. + +L'orateur reprit: + +--Les esprits de nos aïeux sont irrités contre nous; il les faut +apaiser. Vous l'avez vu, au soleil couchant, Matcho-Manitou, le méchant +génie, a soufflé la colère sur nous. Il est temps de calmer sa fureur. +Allons chercher les ennemis de nos frères égorgés! Allons! et dévorons +ceux qui les ont tués! Ne demeurez pas davantage oisifs! Livrez-vous +à l'impulsion de votre valeur naturelle, et que les Visages-Pâles +apprennent que vous êtes des hommes! Oignez vos cheveux, peignez vos +faces, remplissez vos carquois; que les forêts retentissent de vos +chansons guerrières pour consoler les esprits des morts et leur +apprendre qu'ils vont être vengés! + +--_Eo! eo!_ Oui! oui! firent les auditeurs avec enthousiasme. + +Enchanté de l'effet qu'il avait produit, le Grand-Lièvre continua: + +--Hier, je me suis emparé de ce demi-sang. Il nous conduira à +l'établissement des blancs; il a promis de nous y introduire; mais que +chacun veille sur lui, que chacun se défie de lui; car, vous le voyez, +il appartient à une race maudite! + +Ces paroles soulevèrent contre le métis une tempête d'imprécations et de +menaces. + +Après avoir calmé l'effervescence des Chippiouais, Kit-chi-ou-a-pous +ajouta: + +--Nous allons tenir un grand conseil de guerre; pendant ce temps, vous +garderez le captif; mais si l'un de vous le blessait, je lui casserais +la tête avec mon tomahawk. + +Après ces mots, le Grand-Lièvre descendit de sa tribune, et entra, avec +six chefs, dans la cabane du haut de laquelle il avait parlé. + +L'intérieur de cette cabane n'avait rien de particulier. Un petit feu +brûlait au centre. Les sagamos s'accroupirent sur les talons autour de +ce feu. + +Kit-chi-ou-a-pous, après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, qu'il +lança vers le levant, et après avoir dit que son prisonnier, Mac Carthy, +avait promis de les faire entrer dans le fort du Prince-de-Galles en +échange de sa liberté, demanda aux sachems s'ils jugeaient convenable +d'entreprendre cette expédition. + +La plupart répondirent affirmativement. + +Mais l'un d'eux, qui remplissait dans la tribu les fonctions de +jongleur, fut d'un avis différent. + +La discussion s'animant, le Grand-Lièvre insulta le jongleur. + +--Pointe-de-Flèche, tu n'es qu'un coeur mou, sans vigueur, lui dit-il. + +--Je suis prudent, répliqua Pointe-de-Flèche, en portant à sa bouche le +calumet de Kit-chi-ou-a-pous. + +--Tu veux dire lâche! cria l'autre avec plus d'emportement. + +Pointe-de-Flèche, à ce moment, retira vivement la pipe de ses lèvres et, +d'un air assez négligent, cacha dans sa main le bout du tuyau. + +--Ne me force point à parler, mon frère, dit-il d'un ton grave. + +L'irritation du Grand-Lièvre redoubla. + +--Quel est ce langage! proféra-t-il avec fureur, et depuis quand les +corbeaux osent-ils menacer les aigles! + +A ces mots, le jongleur jeta sur Kit-chi-ou-a-pous un regard où se +trahissait toute la maligne méchanceté de son caractère. + +--Tu n'es pas sage, mon frère, dit-il avec une humilité hypocrite. + +--Sage! Est-ce toi qui m'apprendras la sagesse? + +--Oui, et, crois-moi, renonce à ton projet. + +--Plutôt te tuer que d'y renoncer, louveteau, vociféra l'okema. + +--Eh bien, que mes frères voient et qu'ils apprécient! dit lentement +Pointe-de-Flèche, en montrant aux chefs le bout de la pipe qui était +tout fendillé. + +Les Chippiouais firent un mouvement d'effroi. + +--Que signifie cela? reprit le jongleur, sinon que Kit-chi-ou-a-pous a +eu commerce avec Kitchi-Ickoui, pendant sa retraite lunaire [22], et que +les manitous ne seconderont pas une entreprise commandée par une bouche +impure. + +[Note 22: «Il y a certaines époques où il est interdit aux femmes +d'habiter dans les mêmes loges que leurs maris... C'est un usage reçu +dans toutes les tribus.»--Samuel Hearne, _Voyage à l'Océan Nord_, tome +II.] + +Cette accusation changea en rage la colère au Grand-Lièvre. + +Se levant tout d'une pièce, il allait se précipiter sur +Pointe-de-Flèche, quand la porte s'ouvrit subitement pour donner accès à +une Indienne colossale. + +--Kitchi-Ickoui! murmurèrent les assistants. + +C'était, en effet, Kitchi-Ickoui, la Grande-Femme, première épouse de +Kit-chi-ou-a-pous. + +Elle passait pour une beauté sans rivale parmi les Chippiouais, car +ses oreilles, percées d'un trou qui avait au moins dix centimètres +de circonférence, pendaient sur ses omoplates comme les oreilles d'un +éléphant. + +Pour acquérir cette rare séduction, Kitchi-Ickoui s'était, de bonne +heure, habituée à porter de lourds cercles de fer au lobe de ses +oreilles. Elle possédait, d'ailleurs, un autre charme non moins apprécié +par ses compatriotes, c'était la dilatation de ses fosses nasales, +qu'elle était parvenue à étendre jusqu'aux coins de la bouche, à l'aide +de morceaux de bois introduits, par grandeur progressive, entre les +ailes et la cloison du nez. + +Puis elle avait au moins six pieds de haut, puis elle était forte à +soulever un bison sur son dos. + +Sachez estimer l'admiration dont elle était l'objet dans sa tribu! + +Tout cela cependant n'était rien en comparaison d'une qualité, d'un +trait d'héroïsme qui lui valait l'insigne honneur de siéger au conseil +des chefs. + +Jeune fille encore, Kitchi-Ickoui avait donné une fête de maïs à +quarante jeunes guerriers, et, après les avoir copieusement régalés, +elle avait, avec eux, renouvelé l'exploit de Messaline[23]. + +[Note 23: A l'appui de ces détails, j'invoque le témoignage des +voyageurs qui ont publié des études sur les moeurs des Chippiouais ou +Chippeways, comme ils sont improprement nommés en France. Le fait que je +viens de mentionner est rapporté tout au long par Carver (_Voyage +dans l'Amérique septentrionale_), qui croit cependant, mais à tort, la +coutume particulière aux Nadoessis.] + +En récompense de sa valeur, la Grande-Femme épousa Kit-chi-ou-a-pous, +principal sagamo des Chippiouais. + +Elle était l'orgueil de son sexe, le modèle proposé à toutes les +aimables squaws. + +L'entrée de cette glorieuse créature dans la salle des délibérations +produisit une sensation immense. + +--Kitchi-Ickoui a, dit-elle, entendu les paroles de Pointe-de-Flèche, et +elle déclare que sa langue est fausse. Durant les huit derniers jours +et nuits, elle est restée dans la loge des purifications, sans voir ni +Kit-chi-ou-a-pous, ni aucun autre homme. Que Pointe-de-Flèche me donne +le poagan. + +Le jongleur jeta aussitôt la pipe au feu, mais un chef la ramassa avant +que la flamme l'eût touchée et la passa à l'Indienne. + +L'ayant examinée, celle-ci dit, en indiquant des traces de dents à +l'extrémité du chalumeau: + +--Ce qui prouve que le discours de Pointe-de-Flèche n'est pas +droit, c'est que le tuyau n'a pas éclaté, comme il serait advenu si +l'inculpation était vraie, mais qu'il a été mâché comme un os par un +chien. Cette assertion, appuyée de la preuve, ramena immédiatement à +Kit-chi-ou-a-pous l'esprit du conseil. + +Le jongleur, couvert de honte, dut quitter la salle, et l'expédition +proposée par le Grand-Lièvre fut résolue séance tenante. + +Les sagamos revinrent sur la place et déclarèrent cette décision à la +foule. + +Leur déclaration fut saluée par des clameurs furibondes. + +Le tumulte apaisé, Kit-chi-ou-a-pous s'écria: + +--Nous avons donc pris la détermination de déterrer la hache de +guerre et d'aller surprendre nos vils ennemis, les Visages-Pâles. Nous +mangerons leur chair et nous boirons leur sang; nous leur arracherons +leurs chevelures et les amènerons prisonniers ici pour être le jouet +de nos femmes et de nos enfants; et si nous succombons dans cette noble +entreprise, nous ne resterons pas étendus sur la neige, la proie des +bêtes féroces, car ce collier sera la récompense de celui qui enterrera +les morts. + +Avec ces mots, il lança son collier de griffes d'ours et de dents de +morse au milieu de la multitude. + +Un guerrier, d'une apparence robuste, dont plusieurs scalpes ornaient la +ceinture, se précipita dessus et le releva. + +Par cet acte, il exprimait son désir d'être le lieutenant du +Grand-Lièvre. + +--C'est bien, Pied-de-Buffle, dit celui-ci. J'estime et j'aime ta +vaillance. Adroit à la chasse, habile à la pêche, tu es encore un brave +guerrier. Nos ennemis l'ont apprise leurs dépens. Ils l'attestent les +glorieux trophées qui décorent ton wigwam; et si je péris dans cette +guerre, je serai heureux de t'avoir pour successeur. + +Pied-de-Buffle répondit en donnant au sagamo le collier de têtes d'aigle +que lui-même avait sur la poitrine. + +Kit-chi-ou-a-pous fut ensuite conduit processionnellement à la _loge aux +sueries_; il y resta deux heures, et par une transpiration abondante, +secondée de rudes frictions avec de la neige, il se débarrassa de +l'épaisse couche de couleur et de crasse dont il était enduit. + +Quand il eut quitté son bain de vapeur, on le mena dans une autre +cabane, où ses amis l'oignirent de graisse d'ours de la tête aux pieds. + +Après quoi ils le peignirent en rouge, et dessinèrent avec du noir, +sur tout son corps, les figures les plus monstrueuses qu'ils se purent +imaginer: les unes destinées à effrayer les ennemis, les autres à le +préserver de leurs coups. + +Pendant ce temps, le sagamo chantait ses exploits et ceux de ses +ancêtres. + +Peu à peu, les guerriers qui devaient l'accompagner entonnèrent des +chants semblables et se prirent à danser autour de lui. + +La cérémonie de la peinture achevée, les danses et les chants devinrent +généraux. + +Mais quels chants! quelles danses! Des éclats de voix sauvages à +épouvanter les animaux féroces; des contorsions comme n'en eut peut-être +jamais, dans le monde civilisé, un épileptique. + +Un banquet de chair de chien et de graisse de caribou couronna la +solennité. + +Mais Kit-chi-ou-a-pous ne prit aucune part à ce festin. Il se contenta +de fumer devant les convives; car le sagamo était tenu de jeûner +jusqu'au moment où l'on entrerait en campagne. + +Kitchi-Ickoui avait, par une faveur spéciale, été invitée au repas, +auquel, excepté elle, les hommes seuls pouvaient assister. + +Lorsqu'il fut fini, le Grand-Lièvre partit pour aller, suivant l'usage, +passer la nuit dans la forêt; et sa femme rentra dans leur hutte, où +l'on avait ramené Mac Carthy toujours garrotté et gardé à vue. + + + + + CHAPITRE X + + LES OBSÈQUES DU GOUVERNEUR + + +Le lendemain de l'infâme tentative dont elle avait failli être la +victime, madame Robin fut éveillée au matin par un roulement de tambour. + +La jeune femme ignorait tout ce qui avait eu lieu durant la nuit. + +Elle se leva, mit une fourrure sur ses épaules et s'approcha du poêle, +où pétillait un feu ardent. + +Un deuxième roulement de tambour, dont les notes graves et monotones +avaient quelque chose de sinistre, puis le son de deux bugles sonnant en +sourdine un appel, attirèrent l'attention de Victorine. + +Elle allait ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la cour +du fort, quand on frappa à sa porte. + +--Qui est là? demanda la jeune femme en jetant un coup d'oeil sur sa +toilette du matin. + +--Moi, Louis-le-Bon, castors et loutres! répondit de dehors une grosse +voix joviale. + +--Ah! c'est vous, mon ami? + +--Peut-on entrer? + +--Attendez un peu. + +--J'attendrai bien une heure s'il le faut, madame, répliqua la grosse +voix. + +--Oh! je ne vous tiendrai pas si longtemps à la porte; j'achève de +m'habiller, Louis, reprit madame Robin en passant lestement une robe. + +Bientôt elle ajouta: + +--Je suis prête, vous pouvez venir. + +Louis-le-Bon entra et serra sans façon la main de Victorine. + +--Vous avez bien dormi cette nuit, madame? dit-il sous forme de +question. + +--Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle gaiement. Comparés aux +endroits où il nous a fallu coucher pendant notre voyage, les lits sont +excellents ici. Seulement, je ne sais pourquoi, mais j'ai un violent mal +de tête. Peut-être la chaleur qu'il fait dans cette chambre... + +Le trappeur hocha la tête. + +--Vous me pardonnerez une demande, dit-il d'un ton embarrassé. + +--Mais tout ce que vous voudrez, mon bon Louis. + +--Eh bien, est-ce que vous n'avez pas bu quelque chose, hier soir, avant +de vous coucher? + +--Assurément, une tasse de thé, suivant mon habitude. + +--Et qui vous l'a donnée? + +--Qui me l'a faite? Cette vieille Indienne. + +--Je m'en doutais, murmura le chasseur. + +--Comme vous dites cela! fit Victorine surprise. + +--Est-ce qu'on [24] pourrait voir la tasse? reprit-il. + +[Note 24: Au Canada le pronom _on_ est généralement employé à la place +du pronom personnel _je_ ou _nous_, surtout par la basse classe.] + +--La voici, dit madame Robin, lui indiquant une coupe en bois posée sur +un coffre près de son lit. + +--Ah! ah! il faut l'examiner, dit Louis-le-Bon, prenant la coupe, au +fond de laquelle restait un peu de sucre d'érable en liquéfaction. + +Il fit couler ce sucre dans le creux de sa main, s'avança vers la +fenêtre, considéra le résidu, le goûta et marmotta entre ses dents: + +--On en était sûr. C'est du pavot que cette sorcière rouge avait mis +là-dedans pour endormir... + +--Que dites-vous donc? s'enquit madame Robin. + +--Je dis, je dis, repartit-il en hésitant, que ce thé a dû vous paraître +mauvais. + +--Il était un peu amer! + +--Amer! je crois bien! exclama l'autre. + +--Au surplus, je ne l'ai pas trouvé mauvais. Mais dans quel but ces +questions? + +--Oh! rien, rien... une idée! oui, rien qu'une idée, dit Louis-le-Bon +d'un ton qui démentait ses paroles. Occupée à relever ses cheveux devant +un petit miroir de poche, Victorine ne remarqua point la préoccupation +du trappeur. + +Pour la troisième fois, le tambour battit dans la cour. + +--Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune femme. + +--Vous ne le savez pas, madame? + +--Moi! + +--Le gouverneur est mort! + +--Comment! Que me dites-vous là? Le gouverneur est mort? + +--Oui, M. Mac Carthy. + +--Cet homme qui paraissait si bien portant?... + +--Il est mort, hier, dans la soirée, tué, dit-on, par son scélérat de +fils. + +--Tué par son fils? + +--Oui, madame, un brigand qui... + +Louis-le-Bon s'arrêta court, se gratta le front et murmura en aparté: + +--Suffit! on s'entend, ours et buffles! + +--Mais, dit Victorine, M. Mac Carthy avait plusieurs fils! + +--Oh! c'est du commichon [25] que je veux parler; celui qui a été élevé +aux établissements. + +[Note 25: Petit commis, méchant employé.] + +A ces mots, madame Robin frémit. + +--Vous voudriez parier de M. James? dit-elle avec stupeur. + +--Tout juste, madame, tout juste. + +--Il aurait... Oh! je ne puis croire cela! + +--Le brigand! s'écria Louis-le-Bon avec indignation; le brigand! il en a +fait bien d'autres!... et si on l'avait laissé... + +--Poursuivez! + +--Bon, bon, on sait ce qu'on sait, castors et loutres. + +--Enfin, ce crime dont vous parlez... + +--Oh! reprit le trappeur, pour celui-là on n'a que des soupçons. + +--Des soupçons mal fondés, j'en répondrais, car je connais M. James, +il est l'ami de mon mari, dit Victorine, profitant, avec bonheur, +de l'occasion qui s'offrait à elle pour justifier un homme qu'elle +abhorrait, mais qu'elle ne pouvait, cependant, juger capable d'un +meurtre. + +--Mal fondés! mal fondés! grommela le trappeur; ça se peut; en +attendant, si jamais le gueux me tombe sous la main... + +--M. James est-il informé?... commença madame Robin. + +--On l'a chassé du poste, interrompit brusquement Louis-le-Bon. + +--Comment! sur un simple soupçon? + +--Soupçon! soupçon! répéta le chasseur en branlant la tête d'un air +significatif. + +Il était assez gêné par la tournure qu'avait prise l'entretien. Voulant +ne point parler à madame Robin de l'attentat auquel, grâce à lui, elle +avait échappé, mais craignant qu'une gaucherie ne le trahit, il prit le +parti de se retirer sous le premier prétexte venu. + +--Vous n'avez besoin de rien, madame? dit-il. + +--Non, mon ami, je vous remercie. Ne me disiez-vous pas que M. James Mac +Carthy avait été chassé du fort? + +--Oui, madame, par le sous-chef-facteur. + +--Quel a été le motif de son expulsion! Car je ne puis imaginer... + +Un coup de canon lui coupa la parole. + +--Ah! voici qu'on va se mettre en marche! Je descends; excusez-moi, +madame. + +--C'est donc l'enterrement?... + +--Oui, madame; à la revue [26]! dit Louis-le-Bon en saluant Victorine. + +[Note 26: Locution canadienne employée pour: au revoir.] + +Il se rendit aussitôt dans la cour de la factorerie, où une grande +quantité d'hommes, de femmes et d'enfants se trouvaient assemblés. + +Les blancs avaient endossé leurs habits de parade: les Indiens et les +métis leurs accoutrements les plus sales. + +Placés sur deux rangs, les premiers, revêtus de chaudes tuniques en +peau de daim doublée de plumes de cygne et élégamment brodée avec des +piquants de porc-épic et des grains de verroterie de couleur +tranchante, avaient tous à la taille la longue ceinture rouge, fléchée, +d'ordonnance. Des galons sur la manche de ce capot, ou des épaulettes +d'or distinguaient les différents chefs: le gouverneur provisoire, les +facteurs, les commis, les voyageurs ou guides. + +Tous avaient, au reste, la même coiffure: un casque ou toque en peau de +renard brun, dont la, queue ondulait sur leur dos; tous aussi avaient un +crêpe au bras gauche. + +Quant aux sauvages, ils s'étaient peint le visage en noir; une +méchante robe de peau de bison enveloppait la plupart des hommes; des +_ouabiouous_ [27] en guenille couvraient les femmes, dont les cheveux +flottaient épars, et dont la face disparaissait sous les plis du +ouabiouous. + +[Note 27: Couvertures.] + +Comme Louis-le-Bon arrivait dans la cour, quatre robustes trappeurs +sortirent de l'appartement occupé par feu Mac Carthy. + +Sur leurs épaules, ils portaient un brancard où était étendu le corps de +l'ex-gouverneur dans son uniforme de grande cérémonie: chapeau à +cornes noir, passementé d'or, plumet blanc, frac et pantalon garance, +épaulette» à graines d'épinard, épée au côté. + +Dès qu'il parut, les employés du poste saluèrent, la musique joua une +marche funèbre, et les Indiens se mirent à pousser des lamentations +effroyables. + +Louis-le-Bon se joignit au cortège, qui, dirigé par le nouveau +gouverneur, s'avança vers une des cours isolées de la factorerie. + +C'était le cimetière consacré aux gens du fort. + +On les enterrait là pour que leur dernière demeure fût à l'abri des +violations que n'auraient pas manqué de leur faire subir les Indiens +ennemis, si on les eût inhumés hors de l'enceinte de l'établissement. + +Dans la petite cour, des croix de bois grossières, ou le renflement du +sol, marquaient les sépultures. + +Au milieu était ouvert un caveau. + +Le corps de M. Mac Carthy y fut descendu avec le brancard sur lequel il +gisait. + +Debout devant la tombe, son successeur fit une courte prière que tous +les assistants écoutèrent, la tête découverte. + +Puis le caveau fut scellé par une lourde-pierre: le canon résonna, +et chacun des employés du fort du Prince-de-Galles retourna à ses +occupations, sauf les femmes du décédé, qui demeurèrent quelque temps +encore sur la fosse, en proférant des cris déchirants. + +Plaintes égoïstes! Elles pleuraient, ces malheureuses, la position et +non l'homme qu'elles perdaient. + +De maîtresses elles redevenaient servantes, de l'honneur elles tombaient +dans le mépris. + +Leurs larmes furent les seules pourtant versées sur le corps du défont. + +Dans le désert, l'individu est tout, la famille, l'entourage nul. Ne +comptant que sur soi, n'agissant que pour soi, on n'a rien à attendre +des autres. + +La mort ne préoccupe pas plus que l'idée d'une autre vie; l'homme mort +est estimé à sa juste valeur; rarement il inspire des regrets, jamais il +n'interrompt les travaux journaliers, ne change les habitudes prises. + +Dans les postes, il a quelque chance d'être enseveli d'une façon plus +ou moins convenable, mais en campagne, les loups des prairies ou +les carcajoux, les vautours et les corbeaux, voilà ses fossoyeurs +ordinaires. + +Aussi, Louis-le-Bon, franc trappeur s'il en fut, et qui ne se +souvenait pas avoir couché dans un lit, se disait-il en retournant à la +grand'salle de la factorerie: + +--Ça n'empêche, ours et buffles, on ne doit pas être à son aise dans une +cave comme celle-là, où il n'y a pas d'air et où il fait noir comme +chez le diable. Si jamais je meurs, j'aime bien mieux avoir un coin de +prairie pour cercueil! au moins..... + +--Oui-dà, maître philosophe, dit tout à coup une voix derrière lui. + +Le trappeur se retourna vivement. + +--Poignet-d'Acier! exclama-t-il avec autant de surprise que de joie. + +--Chut! fit l'homme qui lui avait parlé en posant le doigt sur ses +lèvres. Ne prononçons pas ce nom ici. Appelez-moi, Mathieu, le capitaine +Mathieu, comme dans la Colombie. + +--Compris, capitaine, compris, dit Louis-le-Bon, avec un coup d'oeil +d'intelligence. Mais comment ça vous va-t-il? Il y a des années et des +années qu'on ne s'est vu! + +--Très-bien, mon brave, repartit l'étranger, en lui tendant la main. + +--Ah! dit le trappeur, ça me fait plaisir, vrai, là, de vous revoir, +ours et buffles! Vous êtes toujours jeune, quoique vos cheveux soient +devenus blancs comme la laine d'un grosses-cornes. + +--Jeune! répéta Poignet-d'Acier, en secouant mélancoliquement la tête. + +--Et Nick Whiffles, reprit Louis-le-Bon, sait-on ce qu'il est devenu? + +--Nick Whiffles est avec moi. + +Le chasseur sauta d'allégresse. + +--Avec vous! + +--Oui, je l'ai laissé à quelques milles d'ici. + +--Ah! s'écria le premier, Nick Whiffles est avec vous, capitaine! C'est +là une nouvelle! Comme nous allons nous amuser, castors et loutres! Vous +avez donc une entreprise, capitaine? + +--On vous en causera, répondit son interlocuteur. + +--Tout à votre service, vous savez! + +--Dites-moi, fit Poignet-d'Acier, M. Mac Carthy est-il au fort? + +--M. Mac Carthy? + +--Oui, le gouverneur. + +--Ours et buffles, vous me faites là une belle question, capitaine. + +--Il y est, n'est-ce pas? + +--Oui, il y est pour n'en plus sortir, car il est mort et enterré, le +pauvre homme. + +--En vérité! + +--Cinq minutes plus tôt, et vous nous aidiez à le porter à sa dernière +loge. + +Le front du capitaine se plissa. + +--Qui donc lui a succédé? demanda-t-il. + +--M. Boyer, le sous-chef-facteur, en attendant les ordres de la +compagnie. + +--M. Boyer! + +--Eh! oui, celui qui vous détestait tant là-bas, dans la Colombie. Mais +soyez tranquille, capitaine, je suis là; et si l'on s'avisait de... + +--Bien, bien, dit Poignet-d'Acier d'un air rêveur; Mais, vous, que +faites-vous ici? + +--Ah ça, c'est une histoire! j'accompagne une dame. + +--Madame Robin! s'écria l'étranger. + +--Tout juste, capitaine, tout juste. + +--Et... elle est au fort? + +--Comme de raison. + +--Ah! mon brave, vous me soulagez d'un grand poids dit Poignet-d'Acier +d'un air satisfait. + +--J'en suis, ma foi, bien content, capitaine, bien content, castors et +loutres! + +--Son mari est avec elle, n'est-ce pas? + +--Pour cela non, nous le cherchons, son mari. + +Un nuage de contrariété passa sur le visage du nouveau venu. + +--Mais où est Alfred? dit-il. + +--Alfred? qui ça? + +--M. Robin. + +--Lui, on prétend qu'il est à la rivière de la Mine de Cuivre; et sa +petite femme veut l'y aller trouver. En voilà une enragée que cette +créature-là! Jamais je n'en ai eu une pareille, moi qui, dans le temps, +en avais des douzaines. Ah! capitaine, elle vaut son pesant de poudre! + + + + + CHAPITRE XI + + POIGNET-D'ACIER + + +--Est-ce vous qui l'avez amenée ici? + +--Comme vous dites, capitaine, c'est moi, Louis-le-Bon! et qu'elle sait +marcher, la gaillarde! Il parait qu'elle avait déjà fait un tour dans le +désert, à la Colombie, vous vous rappelez... + +A ce moment, le gouverneur provisoire du fort du Prince-de-Galles sortit +de la salle aux Échanges. + +Poignet-d'Acier l'aperçut. + +--Voici M. Boyer, cessez de me parler, et même de me connaître, quoi +qu'il arrive, fit-il à Louis-le-Bon. + +--Pour cela, si on s'avisait de vous toucher! dit celui-ci. + +--Non, ne vous occupez pas de moi, et comportez-vous plutôt comme mon +ennemi que comme mon ami, reprit rapidement Poignet-d'Acier. + +--Mais où nous reverrons-nous? + +--A moins d'accident, ce soir, à la fumerie de l'autre côté du pont de +bois. Amenez-y madame Robin s'il est possible, répondit le capitaine, +s'éloignant sans affectation et gagnant la porte de la factorerie. + +--Quel homme! quel homme! on dirait qu'il a vingt ans, et il est +vieux comme le monde! murmurait avec enthousiasme Louis-le-Bon, en le +regardant partir. Il y a plus de trente ans, quand nous nous sommes vus +pour la première fois, il avait la même mine, excepté que ses cheveux +se sont diantrement enneigés depuis! Quel homme! quel homme! castors et +loutres! il vivra éternellement comme défunt Mathusalem! + +De fait, et sans se servir de la plaisante comparaison du bon trappeur, +la plupart dès personnes qui avaient rencontré Poignet-d'Acier, soit +dans le désert américain, soit au Canada, étaient surprises de la +vigueur extraordinaire qu'il conservait jusque dans ses vieux jours +[28]. + +[Note 28: Je renvoie le lecteur aux précédents volumes de la collection, +La _Huronne_, la _Tête-Plate_, les _Nez-Percés_, les _Iroquois_.] + +Depuis si longtemps on parlait de lui, de ses prodiges, de sa haine pour +les Anglais, que toutes lui prêtaient un âge impossible. Pas une qui lui +donnât moins de cent ans. Bon nombre assuraient qu'il commandait déjà un +régiment de volontaires lors de la prise de Québec, en 1759. + +Enfin le merveilleux avait brodé à cet individu un tel manteau de +mystère, que bien des gens le considéraient comme un mythe. + +Pour ceux qui le voyaient sans rien savoir de lui, Poignet-d'Acier était +un homme d'une grande taille, maigre, sec, mais vert comme un chêne. + +Il avait une tête admirable d'expression, une tête sombre, passionnée, +telle que les aimait Byron, Salvator Rosa ou Velasquez; son regard +tombait d'aplomb, il fascinait comme celui de l'aigle; ses mouvements +avaient l'élasticité de la jeunesse. + +Quelle que fût l'époque de sa naissance, ainsi que l'huile sur un +marbre, les années avaient passé sur son corps sans en altérer la +solidité. + +Seulement ses cheveux, sa longue barbe étaient entièrement blancs, +enneigés, pour nous servir du terme de Louis-le-Bon. + +En entrant dans le fort du Prince-de-Galles, il portait le pittoresque +costume des trappeurs du Nord. + +Mais à sa ceinture, un superbe couteau de chasse et deux revolvers +richement montés; à sa main droite, une de ces admirables carabines +à deux coups, comme sait les fabriquer la maison Lebeau, de Liège, +revendiquaient pour Poignet-d'Acier un plus haut rang dans le monde des +aventuriers septentrionaux. + +Il allait franchir la porte du fort quand le gouverneur l'avisa. + +--Je ne me trompe pas, pensa-t-il, en courant après lui, c'est +Poignet-d'Acier, le fléau des établissements de la Compagnie, le rebelle +de 1837-38. Parbleu, voilà une chance heureuse de garder le poste que +j'occupe temporairement! Il faut m'en emparer. + +Se retournant aussitôt, il appela deux de ses commis. + +--Peter, Jack, saisissez-vous de cet homme; il y aura vingt guinées pour +chacun de vous si vous réussissez à le prendre. + +Séduits par la promesse de cette libéralité, les employés ne se le +firent point répéter. + +En même temps que M. Boyer, ils se précipitèrent sur les pas de +Poignet-d'Acier. + +La cour de la factorerie se trouvait vide alors, car les engagés étaient +occupés à leur repas du matin. Louis-le-Bon, qui avait tout vu, sans +être aperçu du gouverneur, résolut de prêter assistance au capitaine, +mais de façon à ne point laisser soupçonner leurs relations. + +Sachant Poignet-d'Acier assez habile pour avoir peu de chose à craindre +de trois hommes ordinaires, notre trappeur jugea qu'en fermant la porte +de la factorerie il couperait au chef facteur et à ses émissaires tout +secours de l'intérieur, et fournirait ainsi à son protégé le loisir de +se débarrasser d'eux. + +Aussitôt conçu, aussitôt exécuté. + +Louis-le-Bon se jette sur la porte, donne un tour de clef, envoie +la clef au fond de la cour, et va se cacher derrière une pièce +d'artillerie, dans l'angle d'un bastion, pour être témoin de la scène +extérieure. + +Au moment où il allongeait prudemment sa tête par-dessus le rempart, M. +Boyer criait à Poignet-d'Acier: + +--Rendez-vous, ou vous êtes mort! + +--Est-ce à moi que vous parlez? répondit le capitaine en s'arrêtant. + +--Oui, dit le gouverneur, vous êtes mon prisonnier. + +Poignet-d'Acier sourit. + +--Vous plaisantez, monsieur Boyer, dit-il, en plaçant tranquillement sa +carabine sur son épaule. + +--Allons, Jack, Peter, sautez dessus! répliqua celui-ci. + +--Camarades, dit le capitaine, avec son calme ordinaire, on m'appelle +Poignet-d'Acier. + +A ce nom les deux commis reculèrent, en montrant tous les signes de la +plus profonde épouvante. + +Louis-le-Bon se prit à rire silencieusement dans son coin. + +--Vous verrez qu'ils n'oseront pas le toucher, se disait-il. Quel homme! +ours et buffles! quel homme! + +--Ah! ça, dit avec colère le gouverneur à ses séides est-ce que vous +aussi vous allez vous conduire comme des poules mouillées? + +Et pour leur donner l'exemple, il mit la main sur l'épaule de +Poignet-d'Acier. + +--Je vous prie, monsieur, de retirer votre main, dit celui-ci d'un ton +paisible, mais ferme. + +--Jack, à moi! clama le gouverneur. + +Mais Jack et Peter n'avaient plus d'oreilles. Tous leurs sens semblaient +s'être réfugiés dans leurs yeux qu'ils tenaient grands ouverts sur le +fameux capitaine. + +--Monsieur Boyer, reprit ce dernier, si vous ne me lâchez pas à +l'instant, je vous corrigerai comme on corrige les petits polissons. + +--C'est ce que nous allons voir, impudent coquin! vociféra le +chef-facteur. + +Il n'avait pas achevé que Poignet-d'Acier, le soulevant de terre, comme +il eût fait d'un enfant, le lançait à dix pas de lui, après l'avoir +gratiné de deux bruyantes claques sur les parties les plus charnues de +son individu. + +Le malheureux gouverneur tomba dans un banc de neige, haut de huit à dix +pieds, au fond duquel il disparut tout entier comme dans un abîme. + +Louis-le-Bon pouffait de rire sur son observatoire. + +--Rentrez à la factorerie, mes amis, dit le capitaine aux deux employés, +qui n'avaient pas fait un seul mouvement, rentrez-y, et quand on vous +commandera quelque chose contre Poignet-d'Acier, souvenez-vous de sa +figure. + +Après ces mots, il suivit son chemin, sans plus se presser que si rien +d'inusité ne lui fût arrivé. + +Le gouverneur hurlait, comme un fou, en cherchant à sortir de son banc +de neige. + +Ce n'était pas chose facile, car plus il faisait d'efforts, plus il +s'empêtrait. + +--Maintenant, se dit Louis-le-Bon, la farce est jouée; d'ici à ce que +M. Boyer se soit tiré de là et d'ici à ce qu'on ait rouvert la porte du +fort, le capitaine aura le temps de prendre le large. Ours et buffles, +quelle pirouette il a faite en l'air, notre bourgeois! + +Sur ce, le trappeur descendit du rempart et alla gaiement s'asseoir au +milieu des gens qui déjeunaient dans la grand'salle du fort. + +Bientôt des cris attirèrent les commis dans la cour. + +On apprit, avec étonnement, que la porte avait été fermée sur le +gouverneur. + +Celui-ci tempêtait au dehors, ordonnant d'ouvrir sur-le-champ, de +s'armer et de voler à la poursuite de Poignet-d'Acier. + +Mais ce n'était pas chose aisée que d'ouvrir la porte de la factorerie +sans la clé. + +On chercha cette clé, on ne la trouva pas. + +--Forcez, brisez la serrure! criait M. Boyer. + +Autre difficulté, car la serrure était énorme,--une véritable serrure de +forteresse ou de prison. + +Il s'écoula près d'une heure avant qu'elle pût être sise en pièces. + +Ajournant le soin de chercher à découvrir celui qui avait fermé la porte +et soustrait la clé, M. Boyer choisit vingt hommes déterminés et partit +immédiatement pour donner la chasse au terrible capitaine. + +A la nuit tombante, ils n'étaient pas rentrés au fort. + +Louis-le-Bon avait prévenu madame Robin du rendez-vous assigné par +Poignet-d'Acier. + +La jeune femme éprouva un vif sentiment de joie, en apprenant que ce +personnage la faisait demander. + +--C'est un ami de mon mari, c'est lui, dit-elle, qui m'a arrachée du +couvent où mes parents m'avaient enfermée dans la Colombie. Dieu nous +l'envoie! + +Louis-le-Bon ne doutait pas que le capitaine vînt au lieu indiqué, +malgré le danger qu'il courait. + +A l'heure du crépuscule, sous prétexte d'une promenade, Victorine et le +trappeur sortirent donc de la factorerie et s'acheminèrent vers ce lieu, +situé à un demi-mille de distance. + +La fumerie était un vieux bâtiment désert, en bois, où durant la bonne +saison on faisait boucaner le poisson, mais abandonné pendant l'hiver. + +En y entrant, madame Robin fut saluée par une exclamation de bonne +humeur. + +--Notre petite dame; oui bien, je le jure, votre serviteur! + +--Nick Whiffles! s'écria Louis. + +--Nick Whiffles, en chair et en os, mais en os surtout, répondit +un grand gaillard, mince, efflanqué, dont le visage disparaissait +complètement sous la plus plantureuse barbe rouge qui se fût jamais vue. + +--Et ça vous va, Nick? + +--Entre le zist et le zest, mon cousin, repartit-il, tout comme disait +mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale.... + +--Jetez du bois au feu, interrompit une voix. + +--Tout de suite, capitaine, tout de suite. + +--Oh! monsieur, fit Victorine, courant à Poignet-d'Acier qui se +chauffait devant un ardent brasier, oh! monsieur, combien je suis +heureuse... + +--Pas plus que moi de vous avoir rejointe, ma chère enfant, dit le +capitaine. + +Et se levant, il prit Victorine par la main et la baisa au front. + +--Allons, ajouta-t-il, asseyez-vous là, sur ce tas de mousse; ce n'est +pas très-confortable, mais vous devez être habituée à notre existence. +Folle, va, continua-t-il tendrement, qui s'aventure dans le désert à la +poursuite de plus fou qu'elle! + +--Vous savez donc... + +--Parbleu! si je sais que votre mari, vous croyant morte, s'est, par +désespoir, lancé à travers les neiges de la baie d'Hudson. + +--On m'a assuré qu'il était à la rivière de la Mine de Cuivre, dit +madame Robin. Pourvu qu'un malheur... + +--Il en est bien capable; mais soyez tranquille, mon enfant, je l'irai +chercher. + +--Oh! je vous accompagnerai! + +--Du tout! du tout! C'est bien assez d'être venue jusqu'ici. Il ne faut +pas vous exposer davantage. + +--Pardon, monsieur, dit fermement Victorine, ma résolution est prise. + +--Puérilité! fit le capitaine. + +Madame Robin secoua la tête d'un air décidé. + +--Écoutez, ma chère, dit Poignet-d'Acier, vous connaissez l'intérêt que +je vous porte, à vous et à..... votre mari! + +--L'ignorer serait de l'ingratitude, monsieur. + +--Eh bien, confiez-vous à moi. Retournez au Canada. Nick Whiffles vous +accompagnera. + +--Oui bien, je le jure votre serviteur! répondit le trappeur, tout +en caressant fraternellement une gourde de whiskey avec son ami +Louis-le-Bon. + +Poignet-d'Acier poursuivait: + +--C'est pour vous, pour Alfred que je suis venu ici. Soyez sûre que je +vous le ramènerai. + +--J'en ai la conviction, monsieur; mais, je vous le répète, je suis +déterminée à aller moi-même à sa recherche. + +Le capitaine sourit. + +--Eh bien, soit! dit-il, vous viendrez avec nous. Mais ne vous +dissimulez pas les dangers auxquels vous vous exposerez. + +--Oh! je n'ai pas peur! s'écria-t-elle bravement; et avec vous, +monsieur..... + +--C'est convenu, mon enfant. Dans quelques jours, vous partirez du fort +avec Louis-le-Bon, et nous rallierez à la rivière du Veau-Marin. Je +vous préviendrai lorsqu'il faudra nous mettre en route. En attendant +je tâcherai de trouver un guide. Maintenant, ma chère Victorine, +permettez-moi cette familiarité, au revoir! car je ne suis point tout à +fait en sûreté. + +--Ils ne sont donc pas parvenus à vous atteindre, capitaine? demanda +Louis-le-Bon. + +--A l'atteindre! atteindre le capitaine! essaye donc d'atteindre un +éclair avec les doigts, mon cousin, dit Nick Whiffles. + +--Au revoir! dit encore Poignet-d'Acier en embrassant paternellement +Victorine. + +Ils se quittèrent, et madame Robin rentra à la factorerie avec son +compagnon. + +Le gouverneur était toujours absent. Il revint le lendemain, enragé de +n'avoir pu rattraper son ennemi. + +Quatre jours se passèrent sans que l'on entendit parler de +Poignet-d'Acier. Madame Robin trouvait le temps mortellement long. +Dans la nuit du quatrième, alors que tout le monde reposait au fort du +Prince-de-Galles, des hurlements féroces retentirent dans la cour. + +Victorine s'éveilla en sursaut. + +Un sauvage hideux se tenait devant elle, prêt à la saisir dans ses bras. + +Derrière lui apparaissait le visage cynique de James Mac Carthy. + + + + + CHAPITRE XII + + LES ENNEMIS + + +Par le trait que nous avons précédemment rapporté, on a pu se faire une +idée de la nature et de la violence des passions de Kitchi-Ickoui. + +Déjà, sur la place, elle avait remarqué Mac Carthy. + +La vue du métis lui avait causé une vive impression. + +Quand elle rentra dans la hutte conjugale, il ne fut pas difficile au +jeune homme de voir immédiatement qu'il l'intéressait. + +--Mon frère comprend-il la langue des valeureux Chippiouais? lui +demanda-t-elle. + +James fit un signe de tête affirmatif. + +L'Indienne reprit d'une voix aussi caressante que possible: + +--Si mon frère veut faire une promesse à Kitchi-Ickoui, elle le rendra +heureux. + +Appuyée d'un regard brûlant, cette déclaration était aussi nette que +laconique. + +Mac Carthy la saisit parfaitement; mais il crut qu'il était de bonne +politique de paraître ne pas entendre. + +--Quoique, dit-il, ma soeur soit aussi brillante qu'un rayon de soleil +au mois des plantes, et quoique ses paroles puissent être claires comme +l'eau d'une source, je ne distingue pas au fond de son discours. + +--Mon frère, questionna-t-elle d'un ton inquiet, n'a-t-il point d'amour +pour les femmes [29]? + +[Note 29: La plupart des Indiens de l'Amérique septentrionale sont +adonnés au vice d'Onan, et un grand nombre à celui qui, au dire de la +Bible, appela sur Sodome le feu du ciel.] + +--Si, répondit-il, j'avais une femme aussi belle que ma soeur, je +l'aimerais comme le lierre aime le chêne. + +L'air de désappointement qui s'était montré sur le visage de la squaw +disparut aussitôt. + +--Alors, dit-elle, mon frère fera à Kitchi-Ickoui la promesse qu'elle +désire de lui. + +--Aimé de ma soeur, je ne m'appartiendrais plus pour n'appartenir qu'à +elle! dit-il avec vivacité. + +La joie brilla dans les yeux de la Grande-Femme. + +--Mon frère veut-il être libre? dit-elle. + +--Si cela est agréable à ma soeur. + +--Oui, mais tu n'essaieras point de t'échapper. + +--Mon bonheur sera de demeurer là où demeure Kitchi-Ickoui, dit-il d'un +ton qui acheva de faire perdre la tête à l'indienne. + +Elle reprit plus bas, de façon, à n'être pas entendue des deux squaws +qui babillaient avec leurs enfants au fond de la cabane, sans se +préoccuper de ce que faisait la favorite de Kit-chi-ou-a-pous avec le +captif: + +--Mon frère sait-il courir l'allumette! + +--Je sais, dit galamment Mac Carthy, en l'embrassant sans la moindre +répugnance, tout ce qu'il plaira à ma soeur que je sache. + +--Alors, dit-elle, je vais couper les liens de mon frère. Mais s'il me +trompait, s'il essayait de s'évader, je le ferais brûler à petit feu sur +des charbons ardents. + +James protesta de sa bonne foi par un geste. + +La voluptueuse Chippiouais trancha les cordes qu'il avait aux mains, et +s'étendit sur un cadre voisin de celui où il était couché. + +Les deux autres femmes de Kit-chi-ou-a-pous ne tardèrent pas à l'imiter. + +Quand Mac Carthy supposa qu'elles dormaient, il se leva doucement, +alluma au brasier agonisant une brindille de sapin et s'approcha du lit +de Kitchi-Ickoui. + +Celle-ci souffla brusquement l'allumette qui s'éteignit. + +C'était une preuve que la Grande-Femme n'avait plus rien à refuser au +métis. + +Sans mot dire, il se glissa auprès d'elle. + +Le lendemain, Kitchi-Ickoui, à qui, durant la nuit, il avait déroulé son +plan d'attaque, le conduisit au conseil des sagamos. + +Ce fut en vainqueur et non en prisonnier qu'il y parut. + +Telle était, en effet, l'influence de cette femme, que personne, pas +même son mari, n'eût osé contre-balancer sa volonté. + +Qu'il devinât ou non ce qui s'était passé entre elle et Mac Carthy, +Kit-chi-ou-a-pous fit au jeune homme un cordial accueil. + +Les autres chefs le reçurent avec une bienveillance marquée, et tous +les guerriers se montrèrent dès lors aussi respectueux envers +Visage-de-Cuivre,--ainsi le nommaient-ils à cause de la couleur de son +teint,--qu'ils avaient d'abord été méprisants et insulteurs. + +Il fut décidé que l'expédition aurait lieu dans la nuit du surlendemain, +afin que les Chippiouais eussent le temps de réclamer le concours d'une +petite tribu qui résidait à quelques milles du village. + +On choisit le meilleur orateur chippiouais pour aller porter la +proposition à cette tribu. + +Il partit, ayant au cou un collier de wampums, sur lequel, par des +figures hiéroglyphiques, était spécifié l'objet de sa délégation. + +A la main droite, il tenait une hache peinte en rouge. + +Arrivé dans le camp de ceux auxquels il avait été dépêché, le mandataire +des Chippiouais informa le principal sagamo du but de sa mission. + +L'okema convoqua sur-le-champ un conseil de guerre auquel l'ambassadeur +fut invité. + +Là, celui-ci, posant à terre sa hache et montrant son collier de +coquillages, prononça le discours suivant qui fut écouté avec une +religieuse attention. + +«--Frères, je suis venu à vous, envoyé par les vaillants Chippiouais, +pour vous engager à vous unir à eux, dans une campagne qu'ils vont +entreprendre contre les Habits-Rouges. + +«Vous savez quelles injures nous ont faites les Habits-Rouges du fort de +la rivière Churchill. + +«Vous savez qu'ils nous ont volé nos plus belles fourrures,--nos +provisions de buffle fumé, et jusqu'à nos femmes! + +«Vous savez qu'il n'est point de jour où ils ne nous fassent un outrage +sanglant. + +«Vous savez qu'ils ont à leurs établissements de la rivière Churchill +des vivres en abondance, de la poudre, du plomb, des fusils, des +couvertures pour vos squaws, et pour vous de l'eau-de-feu autant que +vous voudrez. + +«Vous savez que si nous nous emparons de la factorerie, l'abondance +régnera dans nos camps pendant plusieurs lunes. + +«Vous savez aussi que les Manitous nous ordonnent à tous de venger enfin +nos ancêtres des injures qu'ils ont reçues des Visages-Pâles. + +«Mais ce que vous ne savez pas, mes frères, c'est que nous avons un +moyen infaillible pour pénétrer dans les comptoirs des blancs; c'est +qu'en vous appelant à eux, les Chippiouais veulent uniquement vous +récompenser, par une portion du butin, de la fidélité que, jusqu'à +présent, vous leur avez témoignée. + +«Aussi est-ce moins pour vous demander votre avis que pour vous emmener +avec moi que j'ai pris le sentier qui conduit à vos wigwams.» + +Ayant dit, il se tut. + +Les chefs délibérèrent un instant, puis l'un d'eux releva la hache, +tandis qu'un autre s'emparait du collier. + +Et tous ensuite, par des cris, proclamèrent que l'offre des Chippiouais +était acceptée. + +L'ambassadeur reprit le chemin de sa tribu, suivi de cinquante +guerriers. + +Ils arrivèrent le lendemain matin. + +Un banquet de chair de chien et de becatie de daim, arrosé avec de +l'huile de phoque, avait été préparé pour les recevoir. + +Kit-chi-ou-a-pous, qui jeûnait depuis deux jours, prit part à ce +banquet. + +Tandis que les convives mangeaient et chantaient leurs exploits, le +sorcier Pointe-de-Flèche entra, en hurlant, dans la salle. + +Il avait les membres sillonnés de blessures, d'où le sang coulait à +flots. + +--L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous! cria-t-il. + +Et ses regards, ses mains se dirigèrent vers James Mac Carthy, assis à +côté de Kitchi-Ickoui. + +Les assistants se levèrent effrayés, menaçants. + +Pour tout dire, ils ne voyaient pas d'un bon oeil les attentions dont la +Grande-Femme comblait cet étranger, ce demi-sang. + +Bien qu'il lui fît bonne figure, Kit-chi-ou-a-pous lui-même était animé +contre James d'une haine féroce qui ne cherchait que son assouvissement. + +A l'instant le jeune homme embrassa, dans toute son étendue, l'animosité +dont il était l'objet. + +Il se crut perdu. + +Mais, sans se lever, Kitchi-Ickoui dit à Pointe-de-Flèche d'un ton de +défi: + +--De qui parle mon frère? + +--Du fils de louve placé à côté de ma soeur, répondit-il insolemment. + +--Pointe-de-Flèche oublie, dit-elle, qu'il est mon ami. + +--L'ami de ma soeur, repartit le sorcier avec une amère ironie, peut +être l'ennemi des Chippiouais. + +La Grande-Femme secoua les oreilles, dont les longs pendants +cliquetèrent sur ses épaules. + +Ce mouvement chez elle était un symptôme de colère. + +Les assistants ne l'ignoraient pas. Il y eut un frémissement dans +l'assemblée. + +--Pointe-de-Flèche est jaloux, dit-elle; il a voulu courir l'allumette +avec moi, je ne l'ai pas souffert. + +A ces mots, le Grand-Lièvre tressaillit et darda sur le magicien des +prunelles flamboyantes. + +Celui-ci étourdissait les auditeurs de ses cris: L'ennemi est parmi +nous! l'ennemi est parmi nous! + +Kitchi-Ickoui enfla sa voix, pour dominer celle du devin. + +--Si, tonna-t-elle, Pointe-de-Flèche ne cesse pas, moi je lui fermerai +les lèvres. Il est l'allié des Visages-Pâles. Il a reçu des présents +d'eux. Le sang qui ruisselle sur lui, c'est le sang d'un veau qu'il a +égorgé ce matin. Si ma parole est fausse, qu'il nous laisse visiter son +wigwam. + +Le sorcier s'était tu, et cette accusation avait tourné contre lui la +majorité des Chippiouais. + +Profitant habilement de son triomphe, la Grande-Femme continua: + +--Qu'il nous dise d'où lui vient ce collier de grains de cuivre qu'il a +sur la poitrine! qu'il nous dise d'où lui vient cette médaille avec +le portrait de l'okema des Saiganosch [30]! Pointe-de-Flèche est un +traître. + +[Note 30: Le chef ou la reine Ses Anglais.] + +Confus, interdit, le magicien cherchait vainement une réponse. + +La Grande-Femme, animée par son mutisme, poursuivit en s'exaltant et en +faisant sonner ses boucles d'oreilles sur ses vastes omoplates: + +--Depuis longtemps j'attendais l'occasion de dire ma pensée sur +Pointe-de-Flèche; depuis longtemps je voulais dévoiler et punir ses +fourberies. Par amitié pour les siens, je le ménageais. Mais il a poussé +ma patience à bout. Le moment est venu de lui infliger le châtiment +qu'il mérite. + +En achevant, elle saisit un _mockoman_ [31] de cuivre dont elle s'était +servie pour manger ses aliments. + +[Note 31: Couteau.] + +Alors le sorcier recouvra la parole. + +--Que ma soeur prenne garde, dit-il. Les Esprits protègent +Pointe-de-Flèche. Si puissante que soit ma soeur, elle ne peut rien +contre eux. + +A cette provocation, Kitchi-Ickoui répliqua par un ricanement +diabolique. + +--Tes Esprits et toi n'avez ni coeur ni pouvoir, dit-elle; et je vais +t'en convaincre. + +Et là-dessus, elle lança avec force au magicien le couteau qu'elle avait +posé à plat dans sa main droite allongée. + +Pointe-de-Flèche lâcha une plainte, tourna sur lui-même et tomba baigné +dans une mare de sang. + +L'arme lui avait traversé le poumon. + +Soit que l'autorité de la meurtrière fût sans contrôle, soit que les +Chippiouais ne tinssent point leur devin en grande affection, ce crime +les trouva indifférents. + +Mac Carthy avait l'âme trop noire pour s'en indigner. + +Les sauvages riant des contorsions que faisait sur le sol la victime +expirante, il se mit à rire avec eux. + +--Eh bien, demande donc à tes Manitous leur protection, dit au moribond +Kitchi-Ickoui, en s'avançant vers lui pour reprendre son couteau. + +Mais, comme elle étendait le bras vers le manche, Pointe-de-Flèche +saisit l'instrument dans ses doigts déjà crispés par la mort, le retira, +et d'une voix caverneuse, prononça ces mots: + +--Oui, les Manitous sont avec moi contre toi! + +Ce disant, il frappa du couteau le sein de la Grande-Femme. + +Kit-chi-ou-a-pous se leva d'un bond, son casse-tête à la main, se +précipita sur le sorcier et lui fracassa le crâne. + +Le reste des assistants prenait sans doute plaisir à ce spectacle, car +ils poussèrent à l'envi leur exclamation favorite:--Ouah! ouah! + +Kitchi-Ickoui n'était que légèrement blessée. + +Se redressant d'un air triomphant, elle dit à son mari, en lui +présentant son sein déchiré par la lame du mockoman: + +--Minickouâ, (bois); ce sang te donnera de la vigueur. + +--Oui, je boirai, dit le sagamo, qui se mit aussitôt en devoir de sucer +la plaie. + +Tandis qu'il se livrait avec une sorte de volupté à cette opération, sa +femme lui souffla à l'oreille: + +--Kitchi-Ickoui ne pourra accompagner les Chippiouais sur le sentier de +la guerre; mais tu me ramèneras Visage-de-cuivre, je le veux. + +--Je le ramènerai, dit le Grand-Lièvre. + +Ils partirent, au nombre de deux cent cinquante, armés d'arcs, de +flèches, de lances et de fusils. + +Vers le milieu de la nuit, leur bande, dirigée par Mac Carthy, +atteignit les bords de la rivière Churchill, et peu après le fort du +Prince-de-Galles. + +Les guerriers se cachèrent dans un ravin, à une portée de pistolet de la +factorerie. + +Puis Mac Carthy, suivi de Kit-chi-ou-a-pous et de son lieutenant +Pied-de-Buffle, s'avança au pied du rempart. + +Là il siffla, plusieurs fois, d'une façon particulière. + +Au bout d'un quart-d'heure d'attente, le corps d'une femme se profila au +sommet du mur. + +--Alanck-ou-a-bi! murmura le Grand-Lièvre, dans un accès de joie +cruelle. + +--Est-ce toi, mon fils? demanda-t-elle, sans apercevoir les deux Indiens +qui se tenaient effacés derrière un banc de neige. + +--Son fils! ce demi-sang est son fils! marmotta encore le chef indien, +en serrant convulsivement la poignée de son tomahawk. + + + + + CHAPITRE XIII + + LES SUITES D'UNE TRAHISON + + +--Jetez-moi une corde, dit sèchement James. + +--Mais que désire mon fils? Ne sait-il pas que s'il rentre ici, le +gouverneur... + +Mac Carthy l'interrompit brutalement par ces mots: + +--Voulez-vous vous hâter de me jeter la corde! + +--Les Esprits me puniront de ma faiblesse, dit Alanck-ou-a-bi, en se +retirant de l'embrasure où elle s'était tenue jusqu'alors. + +Au bout d'un instant, elle reparut. + +Dans ses mains, l'Indienne avait un gros câble qu'elle déroula lentement +et avec une répugnance marquée, le long du rempart. + +Puis elle l'attacha à l'affût d'un canon. + +--Est-ce fait? demanda Mac Carthy. + +--Oui, mais, je t'en prie, une fois encore, ne viens pas... + +James, sans répondre, se cramponna à la corde et escalada la muraille. + +Aussitôt, derrière lui, silencieusement, s'élancèrent le Grand-Lièvre et +Pied-de-Buffle. + +--Saisis la squaw, j'en ai besoin, dit en grimpant le premier à son +lieutenant; tu l'attacheras et tu la mettras en sûreté, dès que nous +aurons ouvert la porte du fort. + +En arrivant sur le chemin de ronde, derrière Mac Carthy, Pied-de-Buffle +exécuta, en partie, l'ordre du sagamo. + +--Pourquoi mon frère fait-il du mal à cette femme? demanda James, en +voyant le Chippiouais, qui, après avoir renversé l'Étoile-Blanche, la +bâillonnait avec un morceau d'étoffe arraché à la couverte de la pauvre +femme. + +--Parce que c'est ma volonté, répondit laconiquement Kit-chi-ou-a-pous. + +Mac Carthy ouvrit la bouche pour protester. + +--Encore un mot, dit l'okema, et je te brise le crâne! + +Ensuite, il l'entraîna vers la porte de la factorerie et lui commanda de +l'ouvrir. + +Ce n'était point difficile, car, la serrure n'ayant pas encore été +remplacée, chaque soir ou fermait cette porte à l'aide d'une barre de +bois transversale. + +Dès qu'elle eut été retirée, Kit-chi-ou-a-pous poussa un cri sinistre, +que répétèrent deux cents vois stridentes, et les Chippiouais, qui +avaient attendu au dehors, se précipitèrent tumultueusement dans +l'enceinte de la factorerie. + +Réveillés en sursaut par le vacarme, les employés de la Compagnie +furent, pour la plupart, pris d'une panique invincible; ils cherchèrent +à se cacher dans les caves, dans les magasins, au lieu de s'apprêter à +la résistance. + +Profitant de la confusion générale, Mac Carthy tenta d'échapper à la +surveillance de Kit-chi-ou-a-pous, pour se glisser dans l'appartement de +madame Robin. + +Mais il comptait sans l'esprit soupçonneux du Chippiouais, qui n'avait +cessé de redouter quelque embûche. + +James fut suivi par le Grand-Lièvre, et le sauvage se plaça brusquement +devant lui, au moment où il pénétrait dans la chambre aux Perdrix. + +Elle était éclairée par une lampe de cuivre, à large bec, suspendue au +plafond. + +A la vue de Victorine, Kit-chi-ou-a-pous lâcha une exclamation de +surprise. + +--Djecouessin-Netchegousch! [32] s'écria-t-il. + +[Note 32: Mot à mot; la jeune fille française.] + +De son côté, au milieu de sa terreur, la jeune femme parut le +reconnaître, car Mac Carthy l'entendit proférer: + +--Le Renard-Rusé! + +--Ah! dit l'Indien, avec un sourire de joie, j'avais annoncé à ma soeur +que je la retrouverais. + +Et se jetant sur elle, il l'enleva dans ses bras. + +A cet instant, Louis-le-Bon fit irruption dans la pièce. + +D'une main il tenait un pistolet, de l'autre un coutelas. + +Remarquant Mac Carthy le premier, il lui asséna dans le visage un coup +de la crosse de son pistolet et le fit rouler tout sanglant à ses pieds. + +Après avoir, en un clin d'oeil, administré au métis cette +punition sommaire, le brave trappeur allait décharger son arme +sur Kit-chi-ou-a-pous, mais le tomahawk d'un Chippiouais, entré +immédiatement après lui dans la chambre, l'atteignit à la tête et le +renversa sur le plancher près de James. + +Ce nouvel arrivant, c'était Pied-de-Buffle. + +--Ouah! fit-il, en posant le talon sur l'épaule de sa victime, et tirant +d'une gaine de cuivre son couteau à scalper. + +--Ne le tuez pas! ô mon Dieu, ne le tuez pas! suppliait Victorine se +débattant aux bras du Grand-Lièvre. + +--Égorge-le, mon frère! ou plutôt donne-moi ton mokeatogan, que je +l'achève, le brigand! dit James qui, après s'être relevé, trépignait +comme un fou sur le corps de Louis-le-Bon. + +--Ouah! répliqua le sauvage; je ne suis pas le frère de Double-Langue. +Qu'il se retire, sinon, au lieu d'une scalpe, j'en ferai deux. + +--As-tu placé la squaw dans un lieu sûr? s'enquit Kit-chi-ou-a-pous. + +--Elle est en un lieu sûr, dit Pied-de-Buffle. + +Puis, tandis que le Grand-Lièvre sortait, emportant Victorine, il se +baissa, cerna avec son couteau le cuir chevelu de Louis-le-Bon, arracha +la peau en un tour de main, suspendit à sa ceinture l'horrible trophée, +et partit en répétant, pour la troisième fois, à pleins poumons, son +affreux: Ouah! + +Mais il n'était pas trois pas à hors de la chambre, que Mac Carthy +faisait feu sur lui. + +Pied-de-Buffle tomba raide mort. + +--Et d'un! voilà comment je me venge des insulteurs! A bientôt les +autres! murmura James. + +Ensuite, il descendit dans la cour avec le projet de se rendre chez +le gouverneur provisoire et de le châtier aussi des prétendus outrages +qu'il en avait reçus. + +La Providence lui voulut éviter un nouveau forfait. + +Déjà une partie des employés avaient succombé dans une lutte contre les +Chippiouais; le reste des commis et le chef-facteur était en fuite, et, +aux lueurs des torches de résine, les sauvages commençaient une de ces +orgies monstrueuses auxquelles ils ont l'habitude de se livrer, chaque +fois que le hasard ou la vénalité des traitants met à leur disposition +une grande quantité d'alcool. + +Facile avait été leur victoire, la moitié au moins des gens du fort du +Prince-de-Galles étant absente à l'heure de la surprise, et occupée, on +s'en souvient, à pêcher sur le lac à la Truite. + +Cependant les Chippiouais firent un carnage effroyable. Les scalpes +fraîches dégouttantes de sang, dont plusieurs ornaient leur poitrine, +leurs bras ou leurs armes, ne l'attestaient que trop. + +De fait, tous les hommes pris furent massacrés, mutilés ainsi que toutes +les vieilles femmes. + +Quant aux jeunes squaws, indiennes pur ou demi-sang, ils les gardèrent +pour les faire servir,--suivant l'usage,--à leurs caprices. + +Accoutumées, dès l'enfance aux vicissitudes d'une existence nomade, ces +malheureuses s'inquiétaient assez peu de ce qui leur arriverait, depuis +qu'elles étaient à peu près certaines de ne point périr. + +Après avoir aidé les Chippiouais à piller les caves, les entrepôts de +provisions; après avoir saigné et dépecé pour eux des boeufs et des +moutons qu'on nourrissait à la factorerie, elles dressèrent, dans la +cour, un immense bûcher, sur lequel on mit rôtir les viandes. + +Aux clartés fulgurantes de ce bûcher, les sauvages, déjà à demi ivres, +se prirent à danser, en faisant retentir l'air de leurs hurlements +féroces. + +Ni plume, ni pinceau n'eût été capable de représenter cette scène digne +de l'Enfer. Théâtre, décors, acteurs, ronde, chants, tout lui semblait +avoir été emprunté. + +Pendant que ses guerriers faisaient ainsi bruyante débauche, +Kit-chi-ou-a-pous avait porté madame Robin dans la grand'salle. + +Il la déposa sur un banc, et lui dit eu français: + +--Je vois que ma soeur n'a point oublié le Grand-Lièvre; et lui a +toujours gardé dans son coeur l'amour qu'elle lui a inspiré, quand +il chassait sur les bords du rio Columbia et qu'on le nommait le +Renard-Rusé [33]. Alors, j'ai dit à ma soeur que je l'aimais; mais elle +m'a repoussé. Aujourd'hui elle est en mon pouvoir. Je suis libre de +faire d'elle ce que je voudrai; pourtant je lui offre encore de me +suivre librement dans mon wigwam et d'y occuper, parmi mes femmes, le +premier rang, après Kitchi-Ickoui. + +[Note 33: On sait que les Indiens changent fort souvent de nom.] + +Victorine ne répondant pas, le sauvage poursuivit en se redressant avec +fierté: + +--Que ma soeur regarde. Je commande une armée de guerriers aussi +nombreux que les grains de sable de la baie d'Hudson. Je suis plus +puissant que tous les autres okemas du désert américain et plus fort que +les blancs. + +Depuis les Grands Lacs jusqu'à l'Océan Glacé, depuis la mer du Nord +jusqu'à la mer de l'Ouest le nom de Kit-chi-ou-a-pous est célèbre; on le +respecte, on l'honore, et malheur à qui l'oserait injurier! Que ma soeur +appuie son coeur contre le mien, et je la ferai aussi grande parmi les +Peaux-Rouges que parmi le» Visages-Pâles. + +Avec ces mots Kit-chi-ou-a-pous étendit la main vers la jeune femme. + +Mais elle recula vivement, eu s'écriant: + +--Laissez-moi! laissez-moi, je vous en prie! + +--Ma soeur en aime donc un autre! fit-il ironiquement. + +--Oui. + +Un accès de jalousie enflamma les prunelles du sauvage. + +--Elle aime Double-Langue? dit-il avec un geste de mépris. + +--Je ne vous comprends pas, balbutia Victorine. + +--Double-Langue, reprit Kit-chi-ou-a-pous, c'est le Bois-Brûlé, le +demi-sang. + +--Celui que j'aime, c'est mon mari! dit-elle résolument. + +Le Grand-Lièvre fronça les sourcils. + +--Double-Langue serait le mari de ma soeur! dit-il en arrêtant sur elle +un regard d'une fixité irritante. + +--Encore une fois, je ne vous comprends pas. Qui est ce Double-Langue? + +--L'homme qui m'accompagnait dans la chambre de ma soeur. + +--M. Mac Carthy? + +--Oui. + +--Lui! je le hais! dit-elle avec horreur. + +--D'où vient alors que ma soeur ne m'aime pas! reprit Kit-chi-ou-a-pous. + +--Je vous l'ai dit, parce que j'aime mon mari. + +L'Indien fit un signe d'incrédulité. + +--Quand j'ai connu ma soeur, dit-il, elle n'avait pas de mari. + +--C'est vrai; mais il y a plus de dix ans. Mes parents m'avaient envoyée +au fond de la Colombie pour me séparer de celui que j'aimais. Il est +venu m'y chercher et m'a épousée. + +--Où donc est le mari de ma soeur? + +--Il voyage vers le Nord. + +Kit-chi-ou-a-pous secoua la tête d'un air dubitatif. + +--Mon frère le connaît, continua hardiment la jeune femme; car mon +frère l'a vu près de là rivière de la Mine de Cuivre. Il se nomme Alfred +Robin. + +--Le Jeune-Taureau! Oui, je le connais, c'est un brave, dit le +Grand-Lièvre d'un ton calme. + +Victorine s'était heureusement souvenue que Mac Carthy lui avait dit +qu'un chef indien appelé le Grand-Lièvre avait rencontré Alfred sur les +bords du Copper-Mine-River. Cet éloge donné à son mari lui parut d'un +bon augure, et elle s'imagina que le sauvage allait aussitôt cesser ses +persécutions. Mais combien elle se trompait! Outre que les Peaux-Rouges +de l'Amérique septentrionale sont généralement très-passionnés pour les +femmes blanches, Kit-chi-ou-a-pous aimait Victorine avec l'opiniâtreté +des gens de sa race. Il l'aimait depuis longtemps déjà, et les années +avaient attisé sa flamme au lieu de l'affaiblir. + +Cet amour était né dans une entrevue qu'il avait eue fortuitement avec +Victorine, quand celle-ci habitait un couvent (ou mission) non loin du +fort Vancouver. + +A cette époque, le Grand-Lièvre chassait dans la Colombie, pour le +compte de la Compagnie de la baie d'Hudson. Épris de Victorine, il +s'était proposé de l'enlever. Mais pendant qu'il mûrissait son dessein, +elle quittait en secret le couvent, et s'embarquait à Astoria pour les +États-Unis [34]. + +[Note 34: Voir la _Huronne_.] + +Si jamais il n'avait revu la jeune femme, il n'en avait pas moins gardé +sa mémoire et l'espérance de la retrouver un jour. Car les Indiens +s'attachent avec une persistance incroyable à la poursuite d'un désir +non satisfait. Cette ténacité est telle, que l'objet qu'ils ont souhaité +et n'ont pu posséder ici-bas, beaucoup croient qu'ils en jouiront dans +le monde des Esprits. + +--Mon frère, dit madame Robin vivement et en se rapprochant du sagamo, +mon frère peut me donner des nouvelles de mon mari? + +Comme il gardait le silence, elle ajouta: + +--Mon frère lui a parlé? m'a-t-on dit. + +Avant que Kit-chi-ou-a-pous eût répondu, un Chippiouais entra dans la +grand'salle, en disant: + +--Pied-de-Buffle est mort! + +--Qui l'a tué? demanda le Grand-Lièvre. + +--On l'a trouvé mort là-haut! dit le premier. + +Du bout du doigt, le sagamo désigna alors Victorine au Chippiouais. + +--Garde cette Peau-Blanche, je vais savoir qui a tué Pied-de-Buffle, lui +dit-il en s'éloignant. + +A peine avait-il quitté la salle, que James Mac Carthy y pénétra +doucement. + +Dissimulé derrière la porte, l'avocat avait entendu une partie de la +conversation de Kit-chi-ou-a-pous avec madame Robin. + +En l'apercevant, la jeune femme sentit renaître toutes ses +appréhensions. + +--Que me voulez-vous? lui dit-elle. + +--Continuer, chère amie, répondit-il avec un sourire moqueur, le tendre +entretien que vous aviez avec cette brute... + +--Monsieur, je vous enjoins... + +--Un moment! un moment! Laissez-moi vous parler. Votre gardien ne +comprend pas un mot de français. Je vous prierai donc nettement de +me suivre. Je connais certain passage par lequel nous pourrons nous +échapper! + +--Plutôt mourir cent fois... commença Victorine. + +--Allons, soyez raisonnable, fit-il en haussant les épaules. Nous +n'avons pas de temps à perdre... Le Grand-Lièvre vous plairait-il, +d'aventure, plus que moi? + +--Oui! répliqua-t-elle décidément. + +--Vous voulez donc qu'une fois encore j'use de la force! + +--Je ne vous crains pas, repartit Victorine. + +Comme elle prononçait ces paroles, Kit-chi-ou-a-pous reparut. + +Sur ses épaules, il portait le cadavre de Pied-de-Buffle. + +Sans articuler une syllabe, il le jeta au milieu de la pièce, puis il +tira son couteau, pratiqua une large incision à la blessure qui avait +donné la mort à son lieutenant, y plongea sa main et en retira une balle +qu'il examina à la lueur d'une torche. + +S'adressant ensuite à Mac Carthy, que ces préliminaires ne cessaient pas +d'inquiéter: + +--Donne-moi ton pistolet. + +Le jeune homme fit un geste de refus. + +Kit-chi-ou-a-pous lui arracha le revolver passé à sa ceinture, et essaya +la balle sur la bouche de l'arme. + +Ensuite, froidement, il ordonna à l'Indien: + +--Empare-toi de ce sang-mêlé. Il est le meurtrier de Pied-de-Buffle. + +James ne put opposer qu'une vaine résistance. Bien vite terrassé par +le Chippiouais, il fut traîné devant le bûcher, où Kit-chi-ou-a-pous le +condamna à être brûlé, pour avoir assassiné son lieutenant. + +Les Indiens accueillirent cette sentence par un redoublement de +vociférations. + +Cependant le coupable ne pâlissait ni ne tremblait. Il promenait sur ses +bourreaux un regard audacieux, provocateur. + +L'un d'eux l'ayant touché avec un tison ardent, au moment où on achevait +de le garrotter pour le livrer aux flammes, il se contenta de dire d'un +ton élevé: + +--Je suis le neconnis [35] de Kitchi-Ickoui! + +Et tous, sans en excepter le Grand-Lièvre, reculèrent frappés +d'épouvante. + +[Note 35: Nous avons déjà dit qu'en chippiouais ce terme signifie amant +ou ami.] + + + + + CHAPITRE XIV + + LE TALISMAN + + +Malgré les craintes trop légitimes qu'elle pouvait entretenir pour sa +sécurité personnelle, madame Robin suivait, avec une anxiété croissante, +les péripéties de cette scène barbare. + +Assise sur un banc, près d'une fenêtre dont les carreaux de parchemin +avaient été mis en pièces pendant la courte lutte des employés du fort +contre les Chippiouais, elle pouvait tout voir, tout entendre. Et, +miséricordieuse, clémente comme les personnes de son sexe, elle +demandait à chaque instant, pitié, grâce pour le détestable auteur de +ses infortunes. + +Mais sa voix s'abîmait dans le fracas de toutes ces voix. + +N'y eût-elle pas été engloutie, qu'un ricanement démoniaque seul lui eût +répondu. + +Lorsque Mac Carthy prononça ces mots talismaniques: + +--Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! et lorsqu'elle vit les Indiens +s'écarter avec terreur, Victorine le crut sauvé, dans son coeur +compatissant se formula une prière de reconnaissance à Dieu. + +Mais l'effroi des Peaux-Rouges fut de brève durée. + +Bientôt, ils se rapprochèrent à cette question que Kit-chi-ou-a-pous +adressa au captif: + +--Double-Langue sait-il ce que signifie son discours? + +--Je le sais, répondit froidement James. + +--Sait-il que s'il a encore menti nous augmenterons les tortures qu'on +lui prépare. + +--Je suis, répliqua hautement Mac Carthy, le neconnis de Kitchi-Ickoui. + +Pour la seconde fois, les Chippiouais firent un mouvement en arrière. + +Victorine remarqua que le Grand-Lièvre perdait lui-même de son assurance +quand il reprit: + +--Que Double-Langue nous montre donc la clarté de sa parole. + +--Coupez mes liens, dit l'avocat. + +Cette demande parut rendre la fermeté à Kit-chi-ou-a-pous. + +--Le neconnis de Kitchi-Ickoui doit pouvoir se débarrasser, sans +secours, de ses ennemis, dit-il d'un ton moqueur. + +--Yea! yea! appuyèrent en choeur les Chippiouais. + +--Mon frère veut-il voir dans ma poitrine? dit James sans se troubler. + +L'okema n'eut garde de se rendre à ce désir. + +--Double-Langue a menti! s'écria-t-il avec joie. C'est un fils de loup +blanc et de renarde rouge; c'est le rejeton d'Alanck-ou-a-bi, qui a fui +le wigwam de son maître pour aller habiter la loge d'un Visage-Pâle; il +sera rôti, et les chiens des Chippiouais dévoreront ses chairs. + +--Ce n'est pas vrai! répliqua vivement Mac Carthy, en brisant, par un +violent effort, les cordes avec lesquelles on l'avait attaché. + +De nouveau les Chippiouais semblèrent consternés. Ils s'éloignèrent +pêle-mêle du métis, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent la fuite. + +Dans leurs rangs on criait: + +--Il a la médecine! il a la médecine! + +Profitant aussitôt de la réaction qui s'était opérée en sa faveur, James +écarta sa tunique, et, au-dessous de son sein droit, indiqua un tatouage +récemment pratiqué. + +Ce tatouage, de couleur rouge, représentait un homme et une Indienne +échangeant un baiser. + +Quoique les figures fussent grossièrement dessinées, on pouvait voir, +en y mettant de la bonne volonté, que l'une, avec ses longues oreilles +battant sur les épaules et son nez chargé d'ornements, était celle de la +Grande-Femme; l'autre, vêtue en trappeur, celle de Mac Carthy. + +Les Chippiouais les reconnurent sans doute, car ils se mirent à beugler +sur tous les tons: + +--Kitchi-Ickoui et Double-Langue! Kitchi-Ickoui et Double-Langue! + +Un nuage de dépit passa sur le front du Grand-Lièvre. + +--Qui prouve que c'est Kitchi-Ickoui qui a donné cette médecine au +sang-mêlé? dit-il. + +--Je le prouverai, répondit James. + +--Et comment le prouveras-tu? + +--En la faisant parler elle-même. + +--Oui, mais elle n'est; pas ici! + +--Nous la verrons en retournant au village de mes frères. + +--S'ils t'y ramènent, Double-Langue! répliqua le sagamo avec un sourire +sarcastique. + +--Ils m'y ramèneront, reprit James en haussant le ton, oui, ils m'y +ramèneront, car Kitchi-Ickoui m'a dit, en me faisant ces signes, le soir +du jour où elle fut blessée par Pointe-de-Flèche: Je t'aime; tu es mon +neconnis, et si quelqu'un de mes guerriers t'outrageait, je soufflerais +sur lui Matcho-Manitou, le méchant Esprit. + +Ces paroles raffermirent le triomphe du jeune homme. + +Les Chippiouais y applaudirent en masse, par une gesticulation et des +cris furibonds. + +L'un d'eux, chef puissant, passa au Bois-Brûlé son calumet, et +Kit-chi-ou-a-pous fut obligé de dévorer en silence la colère dont il +était agité. + +Mais il lui fallait une victime: il fit venir Alanck-ou-a-bi, que deux +Chippiouais gardaient près de la porte du fort. + +La misérable créature fut traînée devant le bûcher. + +Le Grand-Lièvre l'apostropha en ces termes: + +--Femme éhontée, tu as quitté la hutte de ton mari pour te jeter +dans les bras d'un des ennemis de notre race. Je t'ai déjà punie en +t'arrachant le nez avec mes dents, en te crevant un oeil avec mon doigt, +mais ton supplice n'est pas fini! + +Sans faire attention ni à lui, ni à ses menaces, l'Étoile-Blanche +considérait James avec une rayonnante expression de bonheur maternel. + +--Le demi-sang est ton fils, le fils de tes débauches avec un Saiganosch +[36], n'est-ce pas? continua Kit-chi-ou-a-pous, heureux de trouver +une occasion nouvelle pour abaisser Mac Carthy dans l'esprit des +Chippiouais. + +[Note 36: Anglais.] + +--Oui, c'est mon enfant! le fruit chéri de mes entrailles! allait +s'écrier Alanck-ou-a-bi. Mais un signe imperceptible du jeune homme +l'arrêta. Craignant de le perdre par cet aveu, elle baissa la tête; +elle refoula dans son coeur son orgueil, son amour de mère, et, d'un ton +indifférent, elle dit: + +--Je ne connais pas cet homme. + +Seules, les mères ont de ces dévouements aveugles. + +Mais il y avait là, autour d'eux, vingt squaws, vingt autres femmes +jalouses, dont pas une n'ignorait le lien qui unissait Mac Carthy à +l'Étoile-Blanche. + +--C'est faux! c'est faux! s'écrièrent-elles. Double-Langue est fils +d'Alanck-ou-a-bi et du gouverneur Mac Carthy. + +--Kit-chi-ou-a-pous le savait bien. On ne le peut tromper, dit le sagamo +avec un accent de satisfaction cruelle. + +James pensa que, s'il n'intervenait, la vertu de son amulette courrait +des risques. + +--Qu'est-ce que mon frère veut faire de cette squaw! interrogea-t-il +hardiment. + +--Cette squaw, répondit le Grand-Lièvre, a été ma femme: elle m'a trahi. +Je veux la brûler. + +--Mon frère ne la brûlera pas. + +--Qui a dit cela? s'écria le sagamo courroucé. + +--Moi, dit résolument Mac Carthy. + +--Toi! + +--Oui, moi, qui parle par la bouche de Kitchi-Ickoui, moi qui porte, +comme mon frère, la grande médecine de vie sur la poitrine. + +Et, pour donner plus de poids à cette assertion, l'avocat toucha du +doigt son tatouage. + +Kit-chi-ou-a-pous rugit de fureur et leva sur le jeune homme son +tomahawk. + +Mais le chef qui avait prêté son calumet à Mac Carthy retint le bras du +Grand-Lièvre. + +--Mon frère, dit-il, doit céder à Double-Langue et attendre la décision +de la sage Kitchi-Ickoui. + +--Yea! yea! secondèrent les assistants. + +Se tournant alors vers James, son protecteur ajouta: + +--Que veux-tu? + +--Qu'on mette cette femme en liberté, répondit-il en désignant +Alanck-ou-a-bi. + +--C'est impossible, dit le chef. + +--Alors vous la voulez brûler? reprit Mac Carthy. + +--Non. + +--Qu'en ferez-vous? + +--Je l'ai dit. On vous conduira l'un et l'autre à Kitchi-Ickoui, et si +ton discours a été clair, si le symbole dont tu es marqué est l'oeuvre +de Kitchi-Ickoui, tu prendras place à nos conseils, tu garderas cette +squaw pour en faire ton esclave ou ce qu'il te plaira. + +--Mon frère a parlé avec la prudence d'un Manitou, dit +Kit-chi-ou-a-pous, comprenant la nécessité de dissimuler son +ressentiment et de faire oublier la brutalité avec laquelle il avait +traité le neconnis de sa femme; car depuis son héroïque prouesse +amoureuse, Kitchi-Ickoui jouissait d'un privilège bien rare, consacré, +chez diverses tribus indiennes, aux squaws douées d'un tempérament +aussi robuste que le sien: elle rendait inviolables tous ceux à qui elle +accordait la grâce de ses faveurs. + +--Mon frère, répondit le chef au Grand-Lièvre, doit une réparation à +Double-Langue. Qu'il fume donc avec lui le calumet de paix. + +--J'accepte, dit l'okema, en tendant son poagan à Mac Carthy. + +S'exagérant l'étendue de la victoire qu'il venait de remporter, l'avocat +crut qu'il lui était possible d'en augmenter encore les profits. + +--Je remercie mon frère, dit-il après avoir aspiré une bouffée de tabac; +il reconnaît enfin que je suis son ami; aussi je lui veux demander un +présent. + +--Mon oreille est ouverte à ta parole. + +--Je désire, dit James, que mon frère me donne la femme blanche. + +--Djecouessin-Netchegousch? + +--Oui, la jeune Française. + +--Te la donner à toi, Double-Langue! s'écria le Grand-Lièvre, redevenu +furieux. + +--C'est mon voeu! + +--Et qu'en ferais-tu si je te la donnais? observa le sagamo avec une +ironie mordante. + +James avait prévu la question. Il répondit adroitement: + +--Si tu me donnes la femme blanche, j'en ferai l'esclave de +Kitchi-Ickoui. + +Kit-chi-ou-a-pous partit d'un éclat de rire. + +--Double-Langue est fou, dit-il. Djecouessin-Netchegousch est ma +captive, je la garde. Mais si Double-Langue ou tout autre essaie de +me l'enlever, je lui briserai la tête comme je le fais à cette squaw +infidèle! ajouta-t-il en dirigeant son formidable tomahawk contre le +crâne d'Alanck-ou-a-bi. + +Par bonheur, elle sut éviter le coup en se jetant en arrière. + +Et le chef qui s'était déjà interposé, s'emparant de Kit-chi-ou-a-pous, +lui parla bas à l'oreille. + +Leur conversation dura quelques minutes. Elle fut très-animée, à en +juger par les gestes des interlocuteurs. Mais, à la fin, le Grand-Lièvre +parut consentir à ce que l'autre exigeait de lui. + +--J'attendrai, dit-il. + +Puis il commanda à ses guerriers de s'apprêter à partir. + +Les uns s'empressèrent alors de charger leur butin sur des traîneaux, +auxquels ils attelèrent les chiens de la factorerie. Les autres +réunirent en troupeau le bétail et les chevaux qu'ils avaient trouvés. +Après quoi ils mirent le feu aux bâtiments du fort, et le quittèrent en +hurlant comme des démons. + +Kit-chi-ou-a-pous avait placé madame Robin sur un traîneau, et lui-même +en dirigeait l'attelage. + +Les autres captives marchaient à pied entre leurs ravisseurs. + +L'aurore se levait sous un ciel pâle et terne, mais qui commençait à +s'embraser des lueurs ardentes de l'incendie, quand les Chippiouais +abandonnèrent le théâtre de leur sanglant exploit. + +Durant tout le jour et toute la nuit suivante ils cheminèrent pour +regagner leur camp. + +Mais ils allaient lentement, car les gros animaux qu'ils poussaient +devant eux, enfonçant à chaque pas dans la neige, n'avançaient qu'avec +peine. + +Le lendemain soir seulement, ils approchèrent des huttes. + +On en distinguait déjà la fumée dans le lointain, quand +Kit-chi-ou-a-pous ordonna de faire halte. + +La troupe se trouvait alors devant une colline de glaçons, haute d'une +vingtaine de mètres; mais chacun des glaçons était énorme et mesurait de +sept à huit pieds d'épaisseur sur quinze à vingt de longueur et largeur. + +Ça et là, ainsi que des cellules dans une ruche, apparaissaient des +trous, à la base de l'édifice, laquelle pouvait bien compter dix pas de +rayon. + +Quelques-unes de ces ouvertures avaient été bouchées tu moyen de +glaces, comme le donnaient à supposer certaines nuances différentes de +l'ensemble. + +Cette montagne de congélations était le cimetière d'hiver des +Chippiouais; ils y inhumaient leurs morts. Lorsqu'arrivait la bonne +saison, lorsque le sol cessait d'être aussi dur que la roche, ils +enlevaient les cadavres en grande pompe, pour les déposer dans le sein +de la terre. + +Kit-chi-ou-a-pous fit tirer d'un traîneau, où on les avait placés, les +Chippiouais tués durant le combat du fort du Prince-de-Galles. On lava +les corps avec de la neige, fondue sur des feux qui avaient été aussitôt +allumés; puis ils furent revêtus de costumes de parade, armés en guerre +et plongés, un à un, dans les trous dont nous venons de parler. + +Kit-chi-ou-a-pous prit alors la parole et dit: + +«Frères, vous êtes encore assis parmi nous; vos corps conservent les +mêmes traits et continuent de nous ressembler extérieurement, si ce +n'est qu'ils ont perdu la faculté de se mouvoir. Mais où est maintenant +ce souffle qui, hier encore, envoyait la fumée au Grand-Esprit? +Pourquoi ces lèvres, qui proféraient alors un langage si agréable et si +expressif, sont-elles immobiles? Pourquoi ces pieds, qui surpassaient +en vitesse les daims sur les montagnes, sont-ils maintenant engourdis? +Pourquoi ces bras, qui vous servaient à gravir sur les plus hauts arbres +ou à bander l'arc le plus raide, tombent-ils à vos côtés sans mouvement? +Hélas! tous ces membres, toutes ces parties de vous-mêmes que nous +contemplions, il y a peu, avec admiration, avec amour, sont inanimés +comme si trois cents hivers s'étaient accumulés sur eux! + +«Cependant nous ne vous regretterons pas, braves et illustres guerriers, +comme si vous étiez perdus à jamais pour nous ou que votre nom fût +enseveli dans l'oubli. Non: vous êtes allés au monde des Esprits, avec +ceux qui sont venus avant vous; et quoique nous ayons été laissés après +vous pour perpétuer votre réputation, nous irons un jour vous rejoindre. + +«Animés par le respect que nous vous portions pendant qu'ici vous viviez +avec nous, nous venons vous rendre le dernier devoir de tendresse qui +est en notre pouvoir. + +«Afin que votre corps ne soit pas exposé dans la plaine et en danger +d'être la proie des animaux de la terre ou des airs, nous aurons soin +de vous porter sur les bords d'Athapusco où reposent vos ancêtres; nous +espérons que votre esprit vivra avec les leurs et que vous nous recevrez +lorsque nous arriverons, comme vous, sur ces grands territoires de +chasse que nous ne connaissons pas [37].» + +[Note 37: Voyez Carver.] + +Les Chippiouais écoutèrent ce discours dans un religieux silence. + +Ayant terminé, le Grand-Lièvre fit fermer les tombes avec de la neige, +sur laquelle on versa de l'eau chaude, laquelle, condensée aussitôt par +le froid, prit la fermeté et le poli de la glace. + +Pendant qu'il prononçait son oraison funèbre, Mac Carthy avait réussi, +grâce au crépuscule, à se rapprocher de Victorine. + +--Un mot, madame, lui dit-il rapidement: voulez-vous vous sauver? + +--Avec vous? + +--Il ne s'agit pas de moi... + +--Ne vous ai-je pas dit que je vous méprisais! l'interrompit-elle. + +--Mais, enfant, ce sauvage fera de vous... + +Victorine lui coupa encore la parole. + +--Il fera de moi ce que bon lui semblera. Faut-il vous répéter que je le +préfère à vous? + +--La sotte! la folle! s'écria James, en la saisissant rudement par le +bras. + +--Sotte ou folle, dit-elle, en se dégageant, j'ai plus de confiance en +ces sauvages qu'en vous. + +--Mais, malheureuse, vous ne vous imaginez pas de quoi ils sont +capables! Vous ne savez pas quelles féroces voluptés leur luxure sait +tirer des femmes! Vous ne savez pas... + +--Je sais, monsieur, que votre langage est d'une grossièreté... + +--Victorine, je vous en conjure, laissez-moi vous arracher... + +--Non, répondit-elle avec impatience? non, je ne veux ni de vous ni de +vos services; vous m'êtes plus odieux que le plus brutal de ces Indiens. + +Comme elle disait cela, et comme la cérémonie funèbre tirait à sa fin, +le bruit d'une fusillade nourrie retentit, autour d'eux. + + + + + CHAPITRE XV + + ENTRE PEAUX-BLANCHES ET PEAUX-ROUGES + + +Tandis que les Chippiouais mettaient à sac la factorerie du +Prince-de-Galles, le gouverneur et quelques-uns des employés, qui +avaient, réussi à échapper à la barbarie des Indiens, couraient au lac +à la Truite, où campait encore le parti de pêche, naguère commandé par +James Mac Carthy. + +Les pêcheurs furent mis au courant de ce qui venait de se passer au +fort; puis M. Boyer tint conseil avec ses principaux commis. + +Ignorant la trahison de James et cherchant à s'expliquer l'irruption +imprévue d'une tribu de Peaux-Rouges avec laquelle la Compagnie de +la baie d'Hudson se croyait en bons termes, il accusa hautement +Poignet-d'Acier d'avoir exécuté cette entreprise. + +Les antécédents du fameux capitaine; sa haine bien connue pour les +Anglais; les luttes successives que, depuis plus de trente ans, il +soutenait contre eux; son apparition inopinée peu de jours avant le +coup; son altercation avec le gouverneur, tout semblait justifier la +présomption de M. Boyer. + +On sait, toutefois, que Poignet-d'Acier était bien innocent de la charge +élevée si gratuitement contre lui. + +Mais le sous-chef-facteur n'eut pas de peine à faire partager son +opinion à ses subordonnés. + +Après s'être consultés, ils se trouvèrent en nombre suffisant pour +marcher sur le fort et tâcher de le reprendre à l'ennemi. + +Les tentes furent pliées hâtivement et l'on se mit en route. + +En approchant de la rivière Churchill, le gouverneur prit les plus +grandes précautions pour ne pas tomber dans une embuscade, car il ne +savait pas que les Chippiouais avaient évacué la factorerie. + +Une épaisse fumée, qui s'élevait lentement de l'enceinte fortifiée, +lui apprit une partie de la vérité. Quelques hommes, dépêchés en +éclaireurs, revinrent bientôt, annonçant que rétablissement semblait +désert. + +Malgré cet avis, M. Boyer disposa sa troupe en ordre de bataille avant +de s'avancer plus loin. + +Puis, assuré de pouvoir faire bonne résistance si ce calme apparent +cachait un piège, il se porta résolument, mais en silence, sur le +comptoir. + +La porte en était grande ouverte. + +Aux lueurs d'un immense brasier, dans la cour, on apercevait des +monceaux de cadavres, de ruines et de débris,--tous les vestiges d'une +place de guerre mise au pillage, mais pas un être humain. + +Une demi-douzaine de chiens décharnés erraient seulement autour du +foyer, en poussant des hurlements plaintifs. + +--Si, au moins, le feu avait pu prendre à la poudrière! comme tous +ces coquins vous auraient dansé la danse de Saint-Guy! murmura le +gouverneur, en contemplant, avec fureur, les bâtiments à demi consumés +par l'incendie. + +--Le capitaine! cria tout à coup un des commis qui se trouvaient à côté +de lui. + +Quel capitaine! demanda M. Boyer. + +--Mais Poignet-d'Acier! Le voyez-vous? le voyez-vous, monsieur? fit +l'employé en désignant du bout de sa carabine un homme trop occupé, sans +doute, à fouiller les décombres fumants pour avoir remarqué l'arrivée +des trappeurs. + +Au nom de Poignet-d'Acier, le gouverneur arma brusquement un fusil à +deux coups qu'il tenait à la main. + +Et en même temps, d'une voix haute, il cria à ses gens: + +--Qu'on s'empare de lui! mort ou vif, qu'on s'empare de lui. Cent louis +de récompense à celui qui me l'amènera vivant! + +Cet ordre parvint aux oreilles de l'homme qu'il concernait et qui se +trouvait, en ce moment, à l'autre extrémité de la cour. + +Levant la tête, il découvrit une bande d'individus prêts à fondre sur +lui. + +Aussitôt, et sans bouger de place, il appela: + +--Nick! + +--Qu'y a-t-il? capitaine, répondit-on du fond d'une construction que les +flammes avaient peu endommagée. + +--Les Habits-Rouges! Gare à vous! reprit Poignet-d'Acier, saisissant un +tison enflammé et se plaçant sous l'embrasure d'une porte. + +Cette porte, c'était celle de la poudrière. + +Elle avait été enfoncée par les Chippiouais, qui s'étaient emparés d'une +partie des munitions contenues dans le magasin. + +--Si vous ou vos hommes faites encore un pas, dit alors Poignet-d'Acier +au gouverneur, je mets le feu aux poudres. + +Déjà les trappeurs envahissaient la cour, pour se précipiter sur lui: +ils reculeront frappés d'épouvante. + +Ferme et fier comme un Jean-Bart, le capitaine les regardait avec +mépris. + +--Allons, Nick, dit-il, il faut en finir! venez! + +--Oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit celui-ci, qui sortit +tout à coup d'une salle basse, en portant un corps sanglant sur ses +épaules. + +--Qu'avez-vous donc là? lui demanda Poignet-d'Acier. + +--Louis-le-Bon! ô Dieu, oui! Louis-le-Bon, qui avait trop chaud sans +doute, car il s'est fait décoiffer par quelque vermine rouge. + +--Il est mort! laissons-le et partons! dit le capitaine en montrant la +horde de commis qui refluait confusément vers la porte de la cour. + +--Laisser là mon camarade! non. + +--Il est mort... + +--Ni mort ni en vie, mais il y a de l'espoir. J'en ai vu revenir de plus +loin, quoiqu'il ait le crâne furieusement endommagé et qu'il soit +dans une maudite petite difficulté. Avec quelques gouttes d'extrait de +basilic...je m'entends, capitaine. + +--Mais nous allons être obligés de sauter par-dessus le rempart. + +--On y sautera. + +--Avec ce fardeau? + +--Avec ce fardeau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mon oncle, le +grand voyageur dans l'Afrique Centrale..... + +--C'est impossible, mon ami, c'est impossible, dit Poignet-d'Acier en +frappant du pied avec impatience. + +Nick Whiffles se mit à rire. + +--Vous allez voir, dit-il en déposant à terre le corps de Louis-le-Bon, +qui remuait faiblement et proférait des plaintes entrecoupées. + +Ensuite, il releva un des cadavres gisant sur le sol, l'accota contre +la porte de la poudrière, pendant que les employés de la Compagnie +achevaient de vider la cour dans une confusion extrême, et, arrachant +à Poignet-d'Acier le brandon qu'agitait celui-ci, il le fixa aux doigts +crispés du cadavre. + +L'obscurité naissante jointe à la distance où la porte de la cour était +du lieu de cette scène n'eût pas permis aux fuyards de découvrir la +supercherie, en admettant même que leur panique ne les en eût point +empêchés. + +--Maintenant, dit Nick quand il eut terminé, nous pouvons, capitaine, +décamper tout à notre aise, ou continuer nos recherches si cela vous va +mieux. Soyez tranquille, les Anglais ne nous troubleront pas. + +--J'ai soif, à boire! murmura Louis-le-Bon. + +--A boire! oui, mon vieux! reprit Whiffles, qui se baissa et approcha sa +gourde des lèvres du blessé. + +--N'avez-vous rien trouvé! demanda Poignet-d'Acier. + +--Rien, capitaine. Mais il n'est pas probable que ces diables de +serpents-à-sonnettes aient tué une si jolie petite femme! + +--Je ne le pense pas non plus. + +--Ils l'auront réservée..... + +--Ne me dites pas cela, Nick! ne me le dites pas! + +--Comme il vous plaira, capitaine. Du reste, ce serait fâcheux, n'est-ce +pas, que cette créature du bon Dieu devint la femme d'un Peau-Rouge, +oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais attendez jusqu'à demain. +Le cousin Louis-le-Bon n'aura plus cette fièvre gui lui fait battre la +campagne à tort et à travers comme un cheval aveugle, et il nous dira ce +qui s'est passé ici. + +--Oui, répondit Poignet-d'Acier d'un ton rêveur. + +Et, après un moment de silence, il ajouta: + +--Peut-être, cependant, vaudrait-il mieux se mettre sur-le-champ à la +poursuite des Chippiouais, car ce sont eux assurément qui ont envahi le +fort. Par bonheur qu'en nous rendant à la rivière du Veau-Marin, où nous +espérions rejoindre cette pauvre Victorine, j'ai eu l'idée de remonter +la rivière Churchill. Sans cela, nous aurions ignoré le désastre de +la factorerie et vainement attendu. Après tout, peut-être madame Robin +était-elle déjà partie. + +--Partie! dit Nick, en secouant la tête. Pour cela, je jurerais que non, +quoique dans la famille des Whiffles on n'ait jamais eu l'habitude de +jurer, ô Dieu, non! Mon grand-oncle... + +--Laissez vos histoires, interrompit Poignet-d'Acier. Pourquoi +pensez-vous qu'elle n'était point partie? + +--Oh; ça, rien de plus simple, comme disait mon oncle le grand voya... + +--Le temps presse, trêve de digressions! + +--Vrai, capitaine, vrai. Mais où en étais-je? Vous m'avez coupé... + +--Vous supposiez que madame Robin n'avait pas encore quitté le fort. + +--Je ne supposais pas, capitaine, puisque j'en suis certain. + +--D'où vous vient alors cette certitude? + +--De là, dit laconiquement Nick Whiffles, en posant la main sur le bras +de Louis-le-Bon. + +--Je ne comprends pas. + +--Oh! c'est facile. Mon cousin que voici accompagnait la jeune dame. +On nous l'a dit quand nous sommes passés à Outaouais; eh bien, il ne +l'aurait pas plus abandonnée que moi je ne l'abandonne, ô Dieu non! + +--C'est juste! prononça Poignet-d'Acier. + +--A présent, capitaine, si vous m'en croyez, nous allons déguerpir, +reprit le trappeur, en chargeant de nouveau Louis-le-Bon sur ses +épaules. + +--Mais nous ne pouvons passer par la porte! + +--Je le sais bien. + +--Comment ferez-vous avec ce corps? + +--N'ayez pas peur. Seulement, pour plus de sûreté, remettez, si ça ne +vous désoblige pas, un autre charbon dans la main de notre mort, car +celui que j'y ai placé s'éteint. + +--J'admire votre prudence, dit Poignet-d'Acier en suivant l'instruction +que Whiffles venait de lui donner. + +Puis ils se glissèrent sur le rempart, derrière la poudrière. + +Nick s'était muni d'une corde. + +Après avoir examiné les lieux et s'être assuré qu'aucun des employés de +la Compagnie ne rôdait de ce côté, il attacha le corps de Louis-le-Bon +avec sa corde et le descendit doucement au pied du mur. + +Durant ce temps, Poignet-d'Acier avait sauté dans un banc de neige. + +Nick ne tarda pas à l'imiter, reprit son fardeau, et tous deux +disparurent dans la profondeur de la nuit, en riant cordialement du bon +tour qu'ils avaient joué au gouverneur du fort du Prince-de-Galles. + +Cependant celui-ci, qui s'était retiré à un demi-mille de la factorerie, +avec tous ses gens, avait remarqué en chemin les traces laissées par le +départ des Chippiouais. + +Quoiqu'il brûlât de se venger de Poignet-d'Acier et de le faire +prisonnier, la crainte d'une explosion de la poudrière l'empêchait de +revenir sur ses pas. + +Nul des employés, au reste, ne l'y eût accompagné à cet instant. + +S'étant consulté, il pensa que ce qu'il avait d'abord de mieux à faire, +c'était du poursuivra les Chippiouais et de les forcer de rapporter leur +butin au comptoir. + +En conséquence, M. Boyer donna l'ordre de prendre la piste des pillards, +et, le lendemain soir, il les rattrapa, sans qu'ils s'en doutassent, +devant leur cimetière hivernal, au moment où Kit-chi-ou-a-pous achevait +de prononcer son discours funèbre sur la tombe des guerriers morts à +l'attaque de la factorerie. + +Avec une vingtaine de ses trappeurs les plus intrépides le gouverneur +devançait le gros de la troupe d'un quart de mille environ. + +Impatient du réparer l'échec qu'il avait subi, il commanda le feu dès +qu'on fut à portée de fusil. + +Pendant quelques minutes, le bruit des détonations troubla les +Peaux-Rouges. + +Mais ils étaient bien armés, bien approvisionnés. + +Ils se rallièrent A la voix du Grand-Lièvre, ripostèrent vigoureusement +et se ruèrent en foule sur les agresseurs. + +Aussitôt, Mac Carthy avait compris que de la victoire dépendait son +salut. + +Quittant Madame Robin, à demi morte d'effroi, il se jeta à la tête des +Chippiouais. + +Une mêlée générale s'engagea. + +Dans la foule des assaillante, le métis reconnut M. Boyer. + +Le souvenir de l'insulte qu'il en avait reçue fit bouillonner le sang +dan» ses veines, et, un poignard d'une main, un revolver de l'autre, il +s'efforça de joindre le gouverneur pour le tuer. + +Déjà il s'en approchait, déjà il allait le frapper, quand un des +employés de la Compagnie se précipita entre eux. + +Son bras brandissait un couteau. + +L'arme meurtrière s'abaissa sur Mac Carthy, qui fit un mouvement pour +l'éviter: à cet instant, une Indienne couvrit le jeune homme de son +corps. + +La lame du couteau s'enfonça tout entière dans le sein de cette +malheureuse. + +Elle tomba en criant: + +Mon fils, mon fils, prends garde à la femme blanche! Elle sera pour toi +une cause de malheur... + +--Tiens, voici pour toi, chienne amoureuse des Visages-Pâles! hurla +Kit-chi-ou-a-pous, qui se mit À trépigner sur le cadavre sanglant de la +moribonde. + +Puis, se tournant vers Mac Carthy, il ajouta avec une ironie amère: + +--Double-Langue a le coeur faible! Je vais lui apprendre à se +débarrasser d'un ennemi. + +Avec ces paroles, son tomahawk, qui tournoyait aussi rapide que +l'éclair, s'abattit lourdement sur la tête de l'infortuné gouverneur, +dont le corps roula près de celui d'Alanck-ou-a-bi. + +Moins d'une minute avait suffi à l'accomplissement de ce drame. + +Terrifiés par la perte de leur chef, les trappeurs se replièrent, en +désordre sur le reste de la troupe qui volait à leur secours. + +Ils y semèrent la terreur dont ils étaient agités, et toute la bande +battit précipitamment en retraite. + +Des vociférations stridentes célébrèrent le triomphe des sauvages. + +De poursuivis, ils devinrent poursuivante, et, comme des cougouars +avides de sang, donnèrent la chasse à la proie qui tentait de leur +échapper. + +Exalté, enivré par le combat, Kit-chi-ou-a-pous avait oublié sa capture, +sa passion, sa jalousie, pour rivaliser d'ardeur avec ses guerriers, +s'acharner à l'oeuvre de destruction commencée par cette déplorable +victoire. + +Quant à Mac Carthy, il se hâta d'abandonner le champ du carnage pour +retourner vers madame Robin. + +La nuit était venue, mais c'était une de ces nuits claires si communes +dans les régions boréales. + +--Voulez-vous fuir? dit le métis à la jeune femme. + +--Non... non... pas avec vous! balbutia-t-elle. + +--Je vous y obligerai! s'écria-t-il, en saisissant une verge pour en +toucher les chiens attelés au traîneau où elle était assise. + +Madame Robin sortit alors de la stupeur dans laquelle elle paraissait +plongée et se dressa dans le dessein de quitter le véhicule. + +James l'y rejeta en la poussant rudement avec la main et prit place à +son côté. + +Puis, de sa baguette, de sa voix, il stimula les chiens qui partirent +aussitôt. + +Mais ce fut dans la direction du village. + +En vain Mac Carthy voulut-il les contraindre à prendre une autre route, +ses jurons, ses coups de houssine, loin de le servir, accélérèrent +davantage encore la course des animaux têtus vers les loges des +Chippiouais. + +Le métis était au désespoir: un pressentiment disait à Victorine que la +Providence ne l'avait pas tout à fait abandonnée. + + + + + CHAPITRE XVI + + L'AVERSION ET L'AMOUR + + +Ces divers mouvements s'étaient succédé en moins de temps qu'il ne nous +en a fallu pour les décrire. + +Mac Carthy avait une violente envie de se jeter hors du traîneau et +d'emporter madame Robin au loin. + +Ce désir, il eût essayé de le réaliser, malgré les cris, malgré la lutte +que Victorine n'aurait certainement pas manqué de lui opposer; mais il +était trop tard: de nouvelles difficultés surgissaient autour de lui. + +Le bruit du combat avait trouvé un écho dans le village chippiouais. + +Rentrés dans leurs huttes souterraines avec les enfante et quelques +guerriers infirmes, les squaws attendaient le retour des vainqueurs, +lorsque le retentissement de la fusillade parvint à leurs oreilles. + +Laissant aussitôt là les apprêts du festin dont elle s'occupait, chaque +Indienne valide sortit en toute hâte de sa loge et s'avança vers le +théâtre de l'engagement. + +Moins que l'espoir de pillage, l'idée de prêter main-forte à leurs +seigneurs et maîtres les poussait [38]. + +[Note 38: Autant les sauvagesses du Sud sont molles et apathiques, +autant celles du Nord sont hardies, belliqueuses, remplies d'initiative. +On en voit figurer dans la plupart des expéditions entreprises par les +Chippiouais.] + +Elles marchaient donc à la bataille, en proférant des cris perçants, +quand le traîneau de Mac Carthy fondit comme une flèche au milieu du +bataillon qu'elles formaient. + +Reconnaissant celles qui les nourrissaient, les chiens s'arrêtèrent. + +C'était la ce que Mac Carthy redoutait par-dessus tout. Il fustigea +brutalement les pauvres bêtes pour les faire passer outre. Peine perdue, +l'attelage ne bougea pas plus que s'il eût été gelé sur place. + +La vue de Victorine causa un vif étonnement aux sauvagesses, qui jamais +auparavant n'avaient rencontré une blanche et s'imaginaient que toutes +les femmes étaient rouges comme elles, ou au plus cuivrées comme les +demi-sang. + +Elles entourèrent le traîneau, et, timidement d'abord, s'approchèrent +de madame Robin. Mais cette timidité dura peu. Bientôt les squaws +s'enhardirent. Elles allongèrent les mains sur Victorine, la touchèrent +avec des rires et des grimaces grotesques, et elles finirent par lui +ôter la fourrure qui recouvrait fia tête, pour mieux examiner la jeune +femme. + +Celle-ci supporta avec patience leurs importunités, quoiqu'elle en fût +cruellement blessée. + +Mais Mac Carthy, s'apercevant que, non contentes de regarder, de +palper, les squaws paraissaient disposées à dépouiller Victorine de ses +vêtements pour se les approprier et s'assurer que la Peau-Blanche avait +une conformation semblable à la leur[39], Mac Carthy voulut mettre fin à +leur indiscrétion. + +[Note 39: A cet égard, les Indiens de l'Amérique Septentrionale sont, +en général, les plus curieux des humains. Deux tribus étrangères, un +peu distantes l'une de l'autre, viennent-elles à se rencontrer, elles +s'inspectent mutuellement le corps, afin de voir si la nature les a +pourvus d'organes identiques.] + +--Retirez-vous! leur cria-t-il, en langue chippiouaise. + +Cet ordre se perdit dans les rires bruyants des Indiennes, dont les +tracasseries augmentaient à chaque instant. + +--Veux-tu bien te retirer! continua James, en repoussant durement une +squaw plus insolente que les autres et qui commençait à dégrafer la robe +de Victorine. + +Dans ce but, la sauvagesse était montée sur le bord du traîneau et se +tenait courbée en deux. + +Le coup que lui porta Mac Carthy lui fit perdre l'équilibre: elle roula +dans la neige, à la grande hilarité de ses compagnes. + +Furieuse de sa déconvenue, elle se releva et se précipita sur Mac +Carthy, en hurlant: + +--Il battu une femme! ce louveteau a battu une femme! il faut le +fouetter! il faut le fouetter. + +Toutes les autres, après elle, répétèrent à l'envi: + +--Il faut le fouetter! il faut le fouetter! + +Et, en moins d'une minute, l'avocat, enlevé du traîneau par les +Indiennes, voyait déjà la partie essentielle de son habillement céder +sous leurs doigts avides, lorsque, se rappelant fort à propos la parole +magique qu'il avait reçue de l'amour de la Grande-Femme, il s'écria: + +--Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! + +Le mot eut tout le succès qu'il en attendait. + +Les Chippiouais se reculèrent immédiatement, en murmurant d'un ton +respectueux et effrayé tout à la fois: + +--Il est le neconnis de Kitchi-Ickoui! il est le neconnis de +Kitchi-Ickoui! + +Celle qui, la première, avait levé la main sur lui, se prosternant la +face dans la neige, dit avec une humilité profonde: + +--Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite? + +Et, tour à tour, les squaws prirent la même, posture et dirent: + +--Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite? + +Ces moeurs bizarres, ces salamalecs étranges étonnaient si fort madame +Robin, qu'un instant elle oublia, la triste condition à laquelle le sort +l'avait réduite. + +Pour Mac Carthy, le front haut maintenant, le regard superbe, il-posait +comme un dieu. + +--Vous remarquerez, j'espère, que je commande souverainement ici, +madame! dit-il avec suffisance à Victorine. + +Cette observation tira la jeune femme de ses réflexions. + +--Que m'importe votre souverain commandement! répondit-elle +dédaigneusement. + +--Je vais vous l'apprendre! reprit-il. + +Et s'adressant aux Indiennes: + +--Kitchi-Ickoui, dit-il, vous enjoint de me laisser passer. + +--Que mon frère passe! firent-elles unanimement. + +--Kitchi-Ickoui vous enjoint encore de m'abandonner cette femme blanche. + +--Est-elle la captive de mon frère? demanda une des Chippiouaises. + +--Oui, elle est ma captive. + +--Cela n'est pas, Double-Langue a menti; cette femme blanche est la +captive de Kit-chi-ou-a-pous, dit soudain une voix derrière lui. + +Mac Carthy se retourna avec colère. + +--Qui donc ose contredire le neconnis de Kitchi-Ickoui? + +--Moi, répondit un sauvage qui arrivait en boitant, car il avait été +blessé d'une balle à la jambe; moi. J'ai vu Kit-chi-ou-a-pous s'emparer +de la femme au visage pâle; c'est à lui qu'elle appartient. + +--Elle appartient à Kitchi-Ickoui! s'écria James. + +L'Indien secoua dubitativement la tête. + +Mac Carthy continua: + +--Je la lui ai promise avant de partir pour cette expédition, je la lui +donnerai, car c'est grâce à la médecine de Kitchi-Ickoui que les braves +Chippiouais ont vaincu leurs ennemis. + +--Mène-la donc à Kitchi-Ickoui, Double-Langue! fit le Peau-Rouge avec un +accent sarcastique. + +--Mon frère doute-t-il de ma parole? + +--Quand la glace est pourrie, l'homme prudent doit s'en défier, quoique +à la surface elle soit toujours brillante. + +Le métis n'entendit pas ou ne voulut pas entendre cette outrageante +figure de langage. + +Il disait en français à madame Robin: + +--Votre sot entêtement sera cause pour nous deux de plus d'un ennui. +Mais au moins vous ne m'attribuerez pas ce qui vous arrivera. Si +pourtant vous le vouliez encore... + +--Je veux tout, sauf votre vue odieuse! s'écria-t-elle fébrilement. + +--Par bonheur que les goûts ne sont pas tous les mêmes et que j'ai la +sagesse qui vous manque, repartit Mac Carthy, d'un accent ironique. +Avant deux jours, fière dame, vous solliciterez, vous bénirez cette +présence qui vous fait, dites-vous, tant déplaisir aujourd'hui. + +Comme il parlait, un chuchotement circula dans la foule des squaws +chippiouaises, qui s'écartèrent devant une créature géante s'acheminant +péniblement vers le traîneau. + +L'aspect fantastique de cette créature avait attiré les regards de +Victorine. + +Indifférente aux menaces de Mac Carthy, elle la considérait +profondément. + +Voyant que madame Robin ne l'écoutait pas, son interlocuteur promena les +yeux autour de lui. + +--Kitchi-Ickoui! s'écria-t-il tout à coup avec un tressaillement +involontaire qui ramena sur lui l'attention de Victorine. + +C'était, en effet, la Grande-Femme. + +Elle s'approcha de Mac Carthy, l'enlaça dans ses bras robustes et le +gratifia d'un déluge de baisers dont la vivacité fit sourire madame +Robin. + +Le jeune homme, confus, cherchait à échapper à ces marques non +équivoques d'une tendresse passionnée. + +Mais ce n'était point chose facile: Kitchi-Ickoui joignait la force à +l'ardeur. + +--James dut se soumettre à ses caresses jusqu'au moment où elle aperçut +madame Robin. + +Le front de la Grande-Femme se plissa. Ses yeux s'enflammèrent. Elle +s'éloigna de deux pas de Mac Carthy, et fixant sur lui des prunelles +embrasées: + +--Quelle est cette face pâle? + +--Une esclave pour la chérie de mon coeur, répondit Mac Carthy. + +--D'où vient-elle? + +--Du fort du Prince-de-Galles. + +--Qui l'a prise? + +--C'est Kit-chi-ou-a-pous qui l'a prise. + +--Et qui l'a amenée? + +--Lui. + +--Pourquoi alors se trouve-t-elle avec Visage-de-Cuivre? demanda +Kitchi-Ickoui d'un ton de plus en plus sec. + +--Parce que, dit Mac Carthy, le mari de ma soeur est parti à la +poursuite des Habits-Rouges, après les avoir vaincus, et que je suis +resté pour garder sa captive. + +Cette réponse sembla apaiser la jalousie naissante de la Grande-Femme. + +--Conduis-la dans ma loge, tait-elle. + +Victorine n'avait rien compris à leur conversation tenue dans le +dialecte chippiouais; mais elle devina dans Kitchi-Ickoui une ennemie +cruelle. + +Quoique souffrant encore vivement de la blessure que lui avait faite +Pointe-de-Flèche, cette dernière avait--mais à grand'peine--suivi les +autres squaws dès que la crépitation des armes à feu se fit entendre. +Ce fut toutefois moins pour prendre part à la lutte que pour avoir des +nouvelles de son neconnis qu'elle quitta le wigwam conjugal. + +La tiédeur avec laquelle Mac Carthy la reçut surprit d'abord +Kitchi-Ickoui. + +Cependant, elle était trop fière pour manifester son étonnement; et +si, en découvrant madame Robin, elle pressentit en elle une rivale, +l'Indienne dissimula bien vite ses impressions derrière un calme perfide +comme la vengeance qu'elle méditait déjà. + +--Les braves Chippiouais ont remporté la victoire? dit-elle à Mac +Carthy, en marchant à côté de lui, près du traîneau qui s'approchait +doucement du village. + +--Oui, répondit James, ils ont vaincu les Habits-Rouges. + +--Rapportent-ils beaucoup de butin? + +--Leurs traîneaux en sont garnis. + +--Où sont ces traîneaux? + +--Près du cimetière d'hiver. + +--Mon frère les a donc quittés? + +--Je les ai quittés pour amener cette face pâle à la belle +Kitchi-Ickoui, et j'ai cru que ce présent lui serait agréable. + +--Ton présent, dit la Grande-Femme, regardant le métis en plein visage, +ton présent, je le ferai manger à mes chiens. + +L'expression de férocité dont elle marqua ces paroles causa un +frémissement à Mac Carthy. + +Ils arrivaient à la cabane de Kit-chi-ou-a-pous. + +--Descendez du traîneau, et dorénavant écoutez mes conseils, il y va de +votre vie! dit James à Victorine. + +Cette recommandation fut faite d'un ton si différent de celui que Mac +Carthy prenait ordinairement avec elle, que madame Robin,--toujours +disposée à pardonner,--le remercia par un coup d'oeil presque +affectueux. + +--Que dis-tu à cette Peau-Blanche? interrogea impérieusement +Kitchi-Ickoui. + +--Je lui dis que tu es sa maîtresse et qu'elle doit t'obéir en tout ce +que tu lui commanderas. + +--Dis-lui alors que je veux sa robe de pelleteries. + +--Quand nous serons dans la loge de ma soeur, je le lui dirai. + +Et, poussant Victorine, frissonnante de froid, vers l'ouverture de la +hutte: + +--Dépêchez-vous d'entrer, lui dit-il. + +En même temps il se glissait derrière elle, la soutenait et la +descendait dans la salle souterraine, remplie, comme toujours, d'une +fumée épaisse, nauséabonde. + +La jeune femme était épuisée de fatigue. + +James la plaça sur un lit de fourrures où elle s'endormit aussitôt. + +Puis, sentant qu'il fallait à tout prix rentrer dans la faveur de +Kitchi-Ickoui, il s'empressa auprès d'elle, pansa habilement sa +blessure, grâce à quelques notions chirurgicales qu'il avait acquises +à Québec, et réussit à lui persuader qu'il brûlait pour elle d'un amour +sans partage. + +Chez les sauvages, les passions du coeur diffèrent peu de celles des +civilisés: ceux-ci et ceux-là croient aisément ce qu'ils aiment. + +Le lendemain matin, les Chippiouais revinrent dans leur camp, en +traînant avec eux le butin qu'ils avaient fait à la factorerie du +Prince-de-Galles. + +Ils ramenaient, en outre, une dizaine de captifs blancs. Mais +Kit-chi-ou-a-pous et plusieurs autres chefs avaient disparu. + +Les uns prétendaient qu'ils avaient été tués, les autres qu'ils étaient +encore à la poursuite des employés de la Compagnie de la baie d'Hudson. + +En l'absence de l'okema, la Grande-Femme le remplaçait. Ayant pris +connaissance des nouvelles, elle dit à Mac Carthy: + +--Si mon bien-aimé le veut, il sera chef de la puissante nation +chippiouaise. + +--Ce qui plaît à ma soeur me plaît, répondit le métis. + +--Alors, il deviendra mon mari. + +--Mais Kit-chi-ou-a-pous? observa Mac Carthy. + +--Kit-chi-ou-a-pous, dit-elle froidement, est au territoire des Esprits. + +--Le fait n'est pas encore prouvé. + +--Il doit l'être. + +--Que ma soeur s'explique. + +--Aujourd'hui, dit l'Indienne, le père et la mère de Kit-chi-ou-a-pous, +vieux, infirmes, incapables de subvenir à leurs besoins, et n'ayant +pas d'enfant pour les nourrir, ont décidé de donner leur grande fête de +mort. + +--Qu'est-ce que cela signifie? + +--C'est que Manitou leur a appris en songe que Kit-chi-ou-a-pous ne +reparaîtrait plus ici pour les approvisionner de viande, de gibier et de +chair de poisson. + +Un sourire d'incrédulité erra sur les lèvres du métis, mais il s'abstint +de toute réflexion. + +--Suis-moi, Visage-de-Cuivre, reprit l'Indienne. + +Mac Carthy jeta un coup d'oeil furtif sur la couche où reposait madame +Robin. + +Elle dormait toujours. + +James sortit de l'a cabane avec Kitchi-Ickoui, et l'accompagna sur une +sorte de place, où deux Chippiouais, homme et femme, blanchis par les +ans, fumaient gravement, entourés par une multitude de sauvages qui +chantaient et dansaient. + +Les vieillards étaient accroupis sur leurs talon». + +C'était le père et la mère du Grand-Lièvre. On les nommait: le +Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise. + +Quand Kitchi-Ickoui parut, ils se levèrent, et, l'un après l'autre, lui +présentèrent leur calumet. + +Elle aspira quelques bouffées, les chassa vers l'orient se tourna vers +le cimetière, dont on apercevait le faîte, un mille environ de distance, +et marcha dans cette direction. + +Le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise se rangèrent derrière elle; et, +à leur suite, se pressa la bande entière des Chippiouais. + +Observant cet ordre, ils atteignirent la colline de glace. + +Au sommet, dans la neige durcie, on avait creusé deux trous de quatre à +cinq pieds de profondeur. + +Chacun des vieillards gravit le monticule,--l'homme par l'est, la femme +par l'ouest,--et s'enfoncèrent, volontairement, dans les fosses, où ils +demeurèrent ensevelis jusqu'au cou. + +Le Renard-Argenté se mit à chanter ses exploits, l'Hirondelle-Grise +étendait devant elle un regard stupide. + +Pendant ce temps, deux devins faisaient fondre de la neige dans des +vases de terre placés sur un feu qu'on avait allumé au pied du tumulus. + +Quand l'eau fut à demi bouillante, ils retirèrent les vases, montèrent +sur le sépulcre de glace, et répandirent leur eau autour du corps des +deux vieillard. + +Ceux-ci ne proférèrent aucune plainte, ne donnèrent aucun signe de +douleur. + +Seulement l'eau se congelant peu à peu sous la rigueur de la +température, la voix du Renard-Argenté s'affaiblit insensiblement; le +regard de l'Hirondelle-Grise devint de plus en plus atone. + +A la base du monument funèbre, les Chippiouais formaient une ronde +infernale en criant à tue-tête: + +--_Ele-bon-roun!_ _ele-bon-roun!_ (ils meurent! ils meurent!) + + + + + CHAPITRE XVII + + NICK WHIFFLES ET POIGNET D'ACIER + + +--Est-ce que je suis en paradis? demanda d'une voix faible Louis-le-Bon +en roulant autour de lui des regards incertains. + +--O Dieu, oui, mon cousin, tu es en paradis, et tu pourras te vanter +que nous t'avons tiré d'un fameux enfer, répondit en riant Nick Whiffles. + +--Qui est là? reprit le blessé. + +--Qui? des amis, comme de raison. + +--J'ai soif. + +--Ah! tu as soif? On a donc encore soif au paradis fit l'autre en riant. + +--Ne le tourmentez pas, Nick, intervint Poignet-d'Acier. + +--Le tourmenter, capitaine! tourmenter une créature souffrante! Ce +n'a jamais été dans le caractère de la famille des Whiffles. Mon +grand-oncle, le célèbre voyageur dans l'Afrique Centrale, avait coutume +de dire... + +--C'est bon, c'est bon, Nick, s'écria Poignet-d'Acier. Je n'ignore pas +que vous et les vôtres êtes d'excellentes gens. + +--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua le trappeur, en +faisant boire à Louis-le-Bon quelques gouttes une infusion qu'il venait +de préparer. + +--C'est comme du fiel, murmura celui-ci. + +--Amer à la bouche, doux à la santé, repartit le premier. + +--C'est donc toi, Nick? dit le blessé. + +--Moi, toujours moi, ô Dieu oui! + +--Nous ne sommes plus sur la terre, n'est-ce pas? + +--Du tout, nous sommes sur la neige, dit Whiffles avec un grand sérieux. + +--Que s'est-il donc passé? + +--Pour ça, c'est à toi à nous le dire, mon cousin. + +Louis-le-Bon n'entendait pas. Autour de lui, il promenait toujours des +yeux inquiets, comme ceux d'un homme ivre qui tâche de rattraper le fil +d'une raison fuyante. + +Cependant le lieu où il se trouvait ne pouvait avoir rien +d'extraordinaire pour lui. + +C'était une hutte de peaux, au milieu de laquelle brûlait un feu +pétillant, dont l'ardeur avait, toutefois, grand'peine à combattre +l'intensité du froid, qui se glissait dans le wigwam. + +Deux hommes se chauffaient devant le foyer: l'un était Poignet-d'Acier, +l'autre un Indien complètement inconnu à Louis-le-Bon, alors couché dans +un coin de la tente, sur un lit de mousse, recouvert de pelleteries. + +Auprès de ce lit Nick Whiffles était agenouillé: sa main droite portait +une écuelle de bois remplie du liquide qu'il donnait au blessé; sa main +gauche, passée sous le coude de Louis-le-Bon, lui soutenait la tête pour +le faire boire. + +--Il me semble, dit le malade, que j'ai là-dessus un sac de plomb. + +Et il mit le doigt sur son crâne tout enveloppé de linges grossiers. + +--Un sac de plomb! répéta Nick, ça se pourrait; mais si tu en as un, +c'est en moins. + +Cette naïveté de Whiffles fit sourire Poignet-d'Acier. + +Louis-le-Bon poursuivait: + +--J'ai des douleurs du diable! + +--Ah! ah! tu n'es donc plus en paradis? dit Nick. + +--Qui a parlé de paradis? + +--Toi, mon cousin, rien que toi, ô Dieu oui! + +--J'ai encore soif! + +--Voyez-vous l'ivrogne! dit gaiement Whiffles en approchant le vase des +lèvres du patient. + +Après avoir bu avec avidité deux ou trois gorgées, ce dernier balbutia, +en passant la main sur son front: + +--Ah! je me rappelle... + +--Oui, essaie de te rappeler, mon cousin, dit Nick, en replaçant la tête +de Louis sur l'oreiller. + +Alors Poignet-d'Acier se leva et s'approcha du lit. + +--Me reconnaissez-vous, mon ami? dit-il au blessé. + +--Oh! que oui, capitaine. + +--Bien. Vous souvenez-vous de ce qui a eu lieu au fort? + +--Quel fort? + +--Ah! votre mémoire n'est pas encore tout à fait revenue; je vais +l'aider. Mais, pour ne pas trop vous fatiguer, répondez seulement à mes +questions. + +--Oui... + +--Vous étiez au fort du Prince-de-Galles! + +Louis-le-Bon fit un signe affirmatif. + +--Il a été attaqué? + +--C'est vrai, je me rappelle maintenant. Les Chippiouais... + +--Des vermines! marmotta Nick entre ses dents. + +Poignet-d'Acier interrompit son interlocuteur. + +--Qu'est devenue, dans le combat, la jeune femme? + +--Elle, capitaine! + +--Oui, madame Robin. + +--C'est le Bois-Brûlé... + +--Quel Bois-Brûlé? + +--Le fils de l'ancien gouverneur, M. Mac Carthy. + +--Celui qui fut élevé aux établissements... à Québec? + +--Celui-là même. + +--Eh bien? + +--Il a dû l'emmener, le gredin! + +--Tant mieux, c'est un ami de Victorine. Alfred l'aime beaucoup. + +--Un ami de la jeune dame! s'écria Louis-le-Bon avec un geste de +dénégation, dont la vivacité, réveillant ses souffrances, lui arracha +une plainte. + +--Comment! ce n'est pas son ami? dit Poignet-d'Acier en fronçant le +sourcil. + +--Non, capitaine. + +--Je crois que vous vous trompez. + +--Un métis l'ami de quelqu'un, peuh! grommela Nick. + +--Bois-Brûlé langue fourchue, coeur de carcajou, ventre de loup, sang de +vipère, ajouta l'Indien qui fumait accroupi près du feu. + +--Je ne me trompe pas, répondit Louis-le-Bon. Mac Carthy a voulu +l'outrager... + +--L'outrager! s'écria Poignet-d'Acier d'une voix tonnante. + +--Il s'était introduit dans sa chambre; mais je la guettais. Nous +l'avons arrêté au moment où il allait... + +--C'est bien. Qu'en a-t-on fait? + +--Le chef-facteur l'a jeté à la porte du fort. + +--Son père? + +--Non, capitaine, non; mais le remplaçant de son père, car c'est dans la +nuit qui suivit la mort de M. Mac Carthy... + +--Le scélérat! Mais il est singulier que madame Robin ne m'ait pas dit +un seul mot de cet attentat. + +--Parce qu'elle n'en savait rien. + +--Je ne vous comprends pas. + +--Il l'avait fait endormir. + +--Endormir! + +--Oui, par sa mère, une Indienne. + +--Tout cela est fort étrange, proféra Poignet-d'Acier, en regardant Nick +comme pour lui demander s'il ne pensait pas que Louis-le-Bon eût encore +le délire. + +Le vieux trappeur saisit aussitôt cette interrogation muette. + +--Non, non, dit-il; il possède à présent sa raison, comme moi et vous, +capitaine. Quoiqu'il... enfin, suffit, je m'entends. + +--Et vous dites qu'il l'a enlevée? reprit Poignet-d'Acier. + +--Je le crains, car je me souviens de l'avoir vu à côté d'elle, quand... + +Le blessé s'arrêta. + +--Eh bien! dit le capitaine. + +--Castors et loutres! ici je n'y suis plus. + +--On conçoit, intervint Nick, on conçoit, mon cousin. + +C'est alors que tu as reçu ce coup qui t'a fait voir autant de cierges +allumés qu'il y en a dans une église un jour de grande fête. + +--Cela se peut, prononça Louis-le-Bon d'un ton indécis. + +--Mais, observa Poignet-d'Acier, puisqu'on l'avait chassé de la +factorerie... + +--Il y était revenu. + +--Quand? de quelle manière? + +--Quand? la nuit de l'attaque. De quelle manière? c'est plus que je n'en +sais, capitaine. En tout cas, il paraissait l'ami des Chippiouais. + +--C'est ça, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit Nick. + +--Vous comprenez? s'enquit Poignet-d'Acier. + +--Si on comprend! répondit Nick. Mais c'est clair comme de l'eau de +roche ce que dit mon cousin. + +--Je ne trouve pas. + +--Une supposition, mon oncle le grand voyageur... + +--Laissons là votre oncle et toutes vos histoires, Nick, dit +impatiemment Poignet-d'Acier. Ce n'est pas l'heure de compter des +fariboles. + +Puis se retournant vers Louis, il ajouta: + +--Les Chippiouais vous ont donc attaqués à l'improviste? + +--Oui, capitaine. + +--Par quel moyen ont-ils pu pénétrer dans le fort? + +--Est-ce que la mère du Bois-Brûlé n'y était pas restée? fit Whiffles +avec un mouvement qui voulait dire: Ce n'est pas difficile à deviner, +ça! + +--Oui, oui, c'est juste! reprit Poignet-d'Acier, frappé de cette idée. +C'est juste. La mère de Mac Carthy aura ouvert... + +--Probablement, dit Louis-le-Bon. + +--Mais, questionna de nouveau le capitaine, n'est-ce pas vous qui avez +accompagné madame Robin à la factorerie? + +Oui, c'est moi. + +--Elle vous avait pris à Québec. + +--Non, monsieur, à Montréal. J'étais allé visiter ma famille, que je +n'avais pas vue depuis vingt ans. Mon frère, qui servait comme jardinier +chez M. Robin, m'écrivit pour me demander si je voulais conduire sa +maîtresse dans les pays d'en haut. Ça me fit rire d'abord de penser +qu'une petite femme avait envie de se promener à travers les Indiens. +Mais, pour faire plaisir à mon frère, j'acceptai, croyant bien que +la créature en aurait assez dès que nous serions à vingt-cinq milles +d'Outaouais. + +Pas du tout. Elle a marché, pagayé, chassé, tout comme un franc +trappeur, et nous sommes arrivés ici après cinq mois de voyage. + +--C'était pas la peine de la mener si loin pour se la laisser prendre! +gronda Nick. + +--Alors, dit Poignet-d'Acier d'un air songeur, vous présumez qu'elle est +maintenant au pouvoir de ce Mac Carthy. + +--Oui, capitaine. + +--Quel est votre avis, Nick? + +--Mon avis est que je n'en ai pas, ô Dieu, non? dit le vieux chasseur +entre deux bouffées de tabac. + +--Pourtant vous m'aiderez à la retrouver. + +--Ça c'est certain, capitaine; Nick n'a qu'une parole. + +Whiffles n'était pas coutumier d'un semblable laconisme. Poignet-d'Acier +en fut surpris. + +--Vos réponses sont étrangement brèves; me bouderiez-vous, ami Nick? +dit-il. + +--Peut-être bien, capitaine. + +--Parce que je vous ai empêché de nous raconter une des miraculeuses +aventures de votre oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale? + +--Oui, dit sèchement le trappeur. + +Poignet-d'Acier sourit. + +--Bah! reprit-il, vous ne me garderez pas rancune, Nick. + +--De la rancune, moi? + +--Je savais bien; donnez-moi la main. + +--Voici, capitaine, voici, dit Whiffles, en allongeant sa grosse main +calleuse, mais à une condition, pourtant. + +--Et laquelle? J'y souscris d'avance. + +--Une autre fois vous ne couperez pas net comme ça au milieu de mon +discours, car les paroles rentrées, ça me donne des crampes de langue si +violentes que j'ai failli en mourir au moins cent mille fois dans ma +vie, oui bien je le jure, votre serviteur! + +Poignet-d'Acier partit d'un éclat de rire. + +--Voyons, causons sérieusement, dit-il au bout d'un instant. + +Mais ne sommes-nous pas sérieux comme des carpes! fit le trappeur. + +Sans relever cette boutade, le capitaine poursuivit: + +--Louis-le-Bon pourra, durant quelques jours, se passer de nos services; +sa fièvre est calmée. En s'astreignant à un régime sévère, dans un mois +il sera sur pied. Tu me promets d'en avoir soin, mon frère? + +--Corne-de-Taureau en aura soin, répondit l'indien, auquel +Poignet-d'Acier avait adressé ces dernières paroles. + +--Surtout, dit Nick, ne lui donne pas d'eau-de-feu; car si l'eau-de-feu +c'est le lait des hommes en bonne santé, c'est le poison des malades, ô +Dieu oui! + +--Je ferai comme tu veux, Barbe-Rouge, dit le sauvage. + +Poignet-d'Acier reprit: + +--Nous allons, Nick,-chercher la piste des Chippiouais. Cela vous +va-t-il? + +--Cela me va comme un sac de poudre. Mais une réflexion, capitaine, sauf +votre respect. + +--Faites. + +--Je vous ai suivi depuis les établissements sans vous demander où nous +nous dirigions, et ça parce que je vous aime. Pourtant, je le confesse, +je ne suis pas sûr que ce soit vous. + +--Quoi? fit Poignet-d'Acier quelque peu stupéfait. + +--Vous allez dire que je suis un drôle de corps. Croyez-vous que ça soit +ma faute? Non. Dans la famille des Whiffles nous sommes tous comme ça. +S'il y a un tort, capitaine, c'est notre grand'mère, la grand'mère aux +Whiffles qui est coupable. La grand'mère aux Whiffles, capitaine, était +une femme... + +--Nick! Nick! vous vous écartez de la route. + +--Vrai, oui, capitaine; où en étions-nous? Ah! m'y voilà. Je vous disais +donc que je désirais savoir si vous étiez vous, car c'est étonnant, +excusez, qu'on vous trouve partout depuis des années et des années. Je +vous ai vu à la Colombie, je vous ai vu à la rivière Rouge, je vous ai +vu dans les montagnes Rocheuses, je vous ai vu à l'Assiniboine, sur +le Ouinipeg, sur le lac Supérieur; je vous ai vu à Montréal, où vous +commandiez les insurgés contre ces maudits Anglais; je vous ai vu...--où +vous ai-je encore vu, capitaine?--et je vous retrouve un matin,--non, +un soir,--n'est-ce pas que c'était un soir! Ça était-il un matin, dites, +capitaine? + +--Une après-midi, ami Nick! dit Poignet-d'Acier en lui frappant +amicalement sur l'épaule. + +--C'est cela, une nuit! s'écria Whiffles. Il faisait noir comme chez le +diable, ce jour-là... Je vous retrouve. Étais-je content, un peu, hein? +Oh! capitaine, je vous aurais bien embrassé. Voulez-vous que je vous +embr... Une bêtise, n'y faites pas attention. Nous nous retrouvons; vous +voulez que je vienne avec vous à la baie d'Hudson. Mauvais pays; trop de +froid, trop de neige, trop de glace, ô Dieu oui! Le Grand Créateur a dû +le faire dans un moment de colère. Mon oncle, le fameux voyageur... + +--Ah! interrompit Poignet-d'Acier, je consens à vous écouter jusqu'à la +fin, mais ne troublez pas la cendre de votre oncle. + +--Ce n'est pas de mon oncle, mais de mon grand-père que je voulais +parler. Mon grand-père... + +--Je vous en prie, s'écria le capitaine dans un accès d'hilarité, +laissez également reposer votre grand-père, et arrivez au but. + +--Au but! Quel but? + +--Mais vous ne croyiez pas à mon identité. + +--Iden... quoi? répliqua Nick, en allongeant l'oreille comme s'il avait +mal entendu. + +--Identité. + +--Je ne comprends pas le latin, car je ne suis jamais allé aux écoles, +moi, dit-il gravement. + +Et apostrophant l'Indien: + +--Comprends-tu, toi, Corne-de-Taureau? + +--Non, dit le sauvage en secouant la tête. + +--Enfin, fit Poignet-d'Acier, vous doutiez que je fusse bien l'homme que +vous avez rencontré si souvent dans le cours de votre existence? + +--Et j'en doute encore, sans vous offenser, capitaine. + +--Vous êtes fou! + +--Fou! Qui a jamais osé déclarer que Nick était fou? Capitaine, si vous +n'étiez vous... + +--Vous me reconnaissez donc, à présent? + +--Si je vous reconnais! La preuve, c'est que si un autre que +Poignet-d'Acier s'était permis de dire à Nick Whiffles qu'il est fou, +le sang de Nick Whiffles aurait pris feu, et... je ne sais pas ce qui +serait arrivé, oui bien, je le jure, votre serviteur! + +--Vous vous faites plus méchant que vous ne l'êtes; mais écoutez-moi une +minute. + +--Cinq--dix--quinze--vingt! lança le trappeur d'une seule émission de +voix. + +Poignet-d'Acier ajouta avec un sourire: + +--Une me suffira, mais pas d'interruption, je vous en prie. + +--Des interruptions... + +--Ah! vous recommencez déjà! + +--Jamais! dit Whiffles d'un accent solennel. + +--Nous allons partir à la recherche de madame Robin. Il y a cinq milles +d'ici à la factorerie. Dans une demi-heure, avec nos raquettes, nous +y serons. Notre ami, Corne-de-Taureau qui, depuis avant-hier, nous a +offert tant de preuves de dévouement, gardera Louis-le-Bon. Il veillera +à ce qu'il ne manque de rien. Et je le récompenserai de ses peines en +lui donnant une livre de poudre à notre retour. Mais il est décidé que +nous ne rentrerons qu'avec la jeune femme, n'est-ce pas! + +--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit Nick. + + +Comme il articulait sa locution favorite, la peau qui servait de porte à +la hutte s'écarta brusquement. + + + + + CHAPITRE XVIII + + TRISTESSE ET L'OURS BLANC + + +Nick Whiffles poussa une exclamation de joie. + +--Tristesse! ma pauvre Tristesse que je croyais perdue! Venez ici, +mademoiselle la coureuse! vous mériteriez certainement d'être battue. +Ne dites pas que non, ou je me fâche. Des mamours! je n'en veux pas. +L'hypocrite! où êtes-vous allée! Répondez. Je l'ordonne. Voyez comme +elle est arrangée! Peut-on se mettre dans un pareil état! Elle a le cou +tout en sang; ô Dieu, oui! Que ça vous arrive encore une fois! Ça n'est +pas Calamité, ni Infortune qui m'auraient joué de ces tours-là. Je +parierais que ce sont les chiens de ces vermines d'Indiens qui me l'ont +déchirée ainsi. Est-ce possible? Pauvre petite. Elle grelotte. + +Allons, chauffez-vous un petit brin, et promettez-moi de ne plus +recommencer, ou sinon gare à la baguette de mon fusil, oui bien, je le +jure, votre serviteur! + +En prononçant ces paroles, Nick mangeait de baisera une grande chienne, +maigre comme un squelette, laide comme un loup, qui était entrée sans +façon dans le wigwam. + +Ses longs poils, clairsemés, presque aussi roux que la barbe du vieux +trappeur, étaient couverts de givre et de glaçons ensanglantés. Il était +facile de voir que la misérable bête avait dû soutenir, depuis peu, une +lutte acharnée avec quelque carnassier. + +--Qu'est-ce que je vous disais, capitaine, poursuivit Nick, en +s'adressant à Poignet-d'Acier; qu'est-ce que je disais? Le Grand +Créateur n'abandonne jamais ces créatures-là! Il les aime comme il nous +aime. Et penser qu'il y a des brutes à deux pieds qui les rouent de +coups! Eh bien, moi, je ne suis pas un savant, car je n'ai jamais été +aux écoles, pourtant je crois que les chiens ont leur intelligence à +eux, comme les hommes. Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis! + +--Il est l'heure de partir! répondit Poignet-d'Acier, qui s'occupait à +remplir de provisions une gibecière en peau de daim. + +--Pourquoi n'auraient-ils pas aussi une âme? reprit Nick en +s'échauffant. Ils sentent la douleur et le bien-être comme nous. +Regardez-moi celui-ci. Le feu le réjouit. Il s'étire, se roule et donne +toutes sortes de marques de contentement. De vrai, ce n'est pas une +créature ordinaire que Tristesse. Elle descend d'Infortune et de +Calamité. C'est leur petite-fille. Est-ce que vous vous en souvenez, +capitaine, d'Infortune et de Calamité? C'en était des créatures d'esprit +[40]. Ah! on n'en fait plus comme ça. Après celle-ci le race en sera +perdue. Vous figurez-vous qu'elle ne sache pas distinguer ce qui est bon +et ce qui est mal? Vous vous trompez, capitaine. Elle sait parfaitement +quand elle a péché, Tristesse. Je le lis dans ses yeux, dans sa mine +honteuse. Elle me le confesse dans son langage de chien. Mais tout le +monde ne l'entend pas, ce langage-la, ô Dieu, non! + +[Note 40: Voir les _Pieds-Noirs_ et la _Tête-Plate_.] + +--Vous êtes prêt? dit Poignet-d'Acier. + +--Oui, capitaine, dans un petit moment. Vous ne voulez pas vous mettre +en route sans Tristesse? + +--Elle pourra nous être utile. + +--Utile! dites indispensable. + +--Soit, je ne dispute pas sur les mots. + +--Je vas lui donner à manger, car elle vient de m'avertir qu'elle avait +faim. + +--Dépêchez, ami Nick, le temps presse. + +--Soyez tranquille, capitaine, avec Tristesse nous le rattraperons, +capital et intérêt, le temps perdu. Ah! c'est que ça m'avait saigné le +coeur, quand elle s'était égarée, l'autre jour à la chasse. Je ne disais +rien, parce que c'est stupide un homme qui se plaint, mais j'avais là un +poids qui me brisait les jambes. + +Et Nick se frappa la poitrine, sans cesser de prodiguer à son chien les +plus tendres caresses. + +--Oui, dit-il, tout en lui coupant de menues tranches de venaison, oui, +ma fille, tu as bien fait de revenir, car si tu étais restée absente, +j'en aurais fait une maladie, c'est sûr. Allons, encore un morceau; mais +plus qu'un. Pas de gourmandise. La gourmandise est la mère de tous les +vices. C'est mon idée; et la tienne aussi, n'est-ce pas, Tristesse? +As-tu soif? Un peu d'eau, avec une goutte de whiskey, ne te nuira pas. +Le whiskey est l'ami des enfants du bon Dieu, lorsqu'on n'en abuse +point. Calamité et Infortune ne le détestaient pas; mais ils +n'en prenaient jamais trop. Ce n'était pas comme leur maître, qui +quelquefois... N'est-ce pas, capitaine, que c'est drôle, ça! + +--Quoi? demanda Poignet-d'Acier. + +--Les hommes disent qu'eux seuls ont de la raison. + +--Oui. Après? + +--Après? S'ils ont seuls de la raison, pourquoi sont-ils moins +raisonnables que les animaux? Voyez Tristesse, elle a mangé et bu +suffisamment. Pour rien au monde elle ne toucherait maintenant à quelque +chose. Mais nous autres nous prenons plaisir à dépasser les bornes de +l'appétit ou de la soif. Que je prête ma gourde à Corne-de-Taureau, par +exemple, il ne la quittera pas qu'il ne l'ait vidée et... + +--Debout, méchant professeur de philosophie, interrompit +Poignet-d'Acier. + +--Tout de suite, capitaine, tout de suite. + +Avec ces mots Nick se leva et s'approcha de Louis-le-Bon. + +Il se pencha sur le lit pour tâter le pouls du malade, qui s'était +endormi. + +--Ça va bien, murmura-t-il. Dans une huitaine la fièvre sera tombée, +et dans quinze jours mon cousin remontera sur jambes. Avec une bonne +perruque de poil de bison, il se refera une tête de jeune homme. + +--En avant! cria Poignet-d'Acier. + +--Nous y sommes, capitaine, dit le trappeur, en examinant l'amorce de sa +longue carabine. + +Puis il chaussa ses raquettes, siffla son chien et sortit du wigwam avec +Poignet-d'Acier. + +La nuit finissait. + +Les deux aventuriers s'acheminèrent rapidement vers la factorerie du +Prince-de-Galles. + +En moins d'une demi-heure ils arrivèrent sur les ruines, de +l'établissement. + +--Voulez-vous savoir, dit Nick, si la jeune dame accompagne les +Chippiouais? + +--Oui, répondit Poignet-d'Acier. + +--Alors, tâchons de retrouver la chambre qu'elle occupait la nuit de +l'attaque. + +--Ce ne sera pas difficile, car je crois bien que j'y suis entré pendant +la visite que nous avons faite avant-hier. + +--A-t-elle laissé du butin [41]? + +[Note 41: En français-canadien, ce terme signifie: effets, hardes, +vêtements.] + +--Sans doute, puisqu'elle a été brusquement enlevée. + +--Tant mieux, capitaine, tant mieux. + +--Pourquoi cette question? + +--Vous verrez. Où est la chambre? + +--Ici à droite, au-dessus de cet escalier à demi brûlé. + +--Ça n'est pas la peine de monter voir. Attendez-moi sans vous +commander, capitaine. + +Puis Nick appela son chien. + +--Ici, Tristesse! ici! + +L'animal s'élança en bondissant sur les pas du trappeur, et +Poignet-d'Acier comprit le dessein de ce dernier. + +Peu après, Nick Whiffles reparut. + +A la main il tenait un mouchoir qui avait appartenu à madame Robin. + +Il le fit sentir à son chien. + +Tristesse se mit à aboyer, en sautant autour du mouchoir. Ensuite, +secouant la tête, abaissant son museau au ras du sol et reniflant l'air, +elle fureta dans la cour de la factorerie. + +Les aventuriers ne la quittaient pas du regard. + +Tristesse pénétra dans la grand'salle, s'arrêta une minute, en remuant +joyeusement la queue et en regardant son maître, près du banc où +Victorine s'était assise. + +--Bon, dit Nick, la jeune dame a fait une station ici; nous sommes sur +la piste, oui bien, je le jure, votre serviteur! + +--En effet, répondit Poignet-d'Acier, ramassant un objet qui brillait +sur le plancher, voici un étui de femme. + +--Cherche, Tristesse! cherche, ma belle! criait Nick. + +La chienne prit son élan, traversa la cour et sortit de la factorerie. + +Mais là, les traces de pas d'hommes, d'animaux, de traîneaux, formaient +un lacis des plus difficiles à débrouiller. + +Une à une. Tristesse flaira toutes les empreintes. + +Vingt fois elle se crut sur la piste, et vingt fois elle découvrit son +erreur au bout de quelques secondes. + +Alors, désespérée, elle levait tristement la tête vers Nick Whiffles, +et lui disait «dans son langage de chien», suivant l'expression du bon +trappeur: «Je voudrais bien trouver, je fais tout mon possible, mais je +ne puis pas. Pardonnez-moi.» + +Inflexible comme un bourreau, Nick commandait, par un geste de plus en +plus dur, de plus en plus menaçant, de recommencer la quête. + +Tristesse obéissait avec une docilité parfaite. Il semblait à son air +désolé, à son empressement, qu'elle se reprochât sa maladresse. + +Tout à coup, elle poussa un cri particulier, et courut, à toute vitesse, +sur un léger sillon laissé, dans la neige, par le patin d'un traîneau. + +--Nous y sommes, ô Dieu oui! dit Nick, en montrant le sillon à +Poignet-d'Acier. + +Celui-ci fit un mouvement dubitatif. + +--Je vous répète que nous y sommes, répéta Whiffles. Cette piste est +celle du _slé_ qui a emmené la jeune femme; oui bien, je le jure, votre +serviteur! j'y mettrais ma tête à couper. + +Cette assertion sur les lèvres du vieux trappeur équivalait à une +évidence. + +Poignet-d'Acier le connaissait assez pour ne plus douter de sa parole. + +--Alors, dit-il, au pas de course! + +Aussitôt, ils se posèrent sur la bouche une sorte de bâillon en cuir, +afin d'atténuer l'impression du froid sur leurs dents, et filèrent aussi +vivement qu'ils purent dans la direction du traîneau. + +Toute la journée nos hommes firent diligence. + +Vers le soir, vaincus par la lassitude, ils cherchèrent un abri pour se +reposer. + +La plaine était nue; pas un arbre, pas une tente sur toute l'étendue +du rayon visuel. Mais à leur droite se découpait la côte de la baie +d'Hudson. + +Fouillant les anfractuosités de cette côte, ils finirent par trouver une +caverne. + +Elle paraissait offrir une retraite sûre: ils s'y réfugièrent. A défaut +de bois, Nick ramassa de la mousse dans les fentes des rochers et alluma +du feu, auprès duquel Poignet-d'Acier et lui se couchèrent, après un +frugal repas arrosé de whiskey trempé d'eau. + +Ils dormaient profondément lorsque, soudain, Tristesse se mit à aboyer +d'un ton bas et effrayé. + +Nick aussitôt s'éveilla, arma sa carabine. + +Poignet-d'Acier avait fait de même. + +Au cri de la chienne avait répondu un grondement sinistre. + +--Un ours! murmura Whiffles. + +--Je le sais, dit froidement Poignet-d'Acier. + +Cependant, on ne distinguait rien encore que la nappe de neige qui se +déployait, sans tache, à l'orifice de la grotte. + +Mais, comme le capitaine faisait sa réponse, un corps gigantesque boucha +tout à coup cet orifice. Il avait la blancheur immaculée de l'espace +environnant, et paraissait ne pouvoir jamais pénétrer dans la grotte, +tant il était gros. + +Tristesse grognait sourdement et montrait les dents; toutefois, elle se +tenait tremblante à côté de son maître. + +--Feu! dit Nick. + +--Un moment! attendez qu'il soit entré. + +De nouveau, le monarque des régions boréales poussa un grondement +terrible; des souffles de chaude baleine remplirent la caverne. + +L'ours fit deux pas en avant. + +--A présent! dit Poignet-d'Acier. + +Une triple détonation retentit. + +Au milieu des formidables échos soulevés par cette détonation, s'éleva +un hurlement de rage qui fit frémir les deux chasseurs, tout aguerris +qu'ils fussent à ces sortes de scènes. + +--Empoignez votre couteau et attention, Nick! cria le capitaine. + +--Ça y est, répondit le trappeur. + +Tristesse aboyait avec fureur, mais sans bouger de place. + +L'obscurité était grande dans la caverne, le feu ayant cessé de brûler +et le corps de l'ours interceptant la plus grande partie de la lumière +sidérale qui en éclairait l'intérieur avant son arrivée. + +Quelques secondes s'écoulèrent, moments d'une attente pénible, puis +un grincement se fit entendre, puis un bruit lourd et mat, puis un +cliquetis de fer et d'os, puis des sons épouvantables. + +Et là, dans cet antre noir, profond d'une vingtaine de pieds, haut de +sept ou huit, se joua un de ces drames terribles, sans nom, auxquels les +régions septentrionales de l'Amérique ne servent que trop fréquemment de +théâtre. + +Courte en fut la durée, affreuse aussi. + +Dans la pénombre, un témoin eût vu tournoyer, se rouler l'ours, les deux +hommes, le chien, enlacés les uns aux autres comme des serpents. Ses +oreilles eussent été frappées par des froissements stridents, des chocs +secs, des respirations sifflantes, tout cela pendant une minute à peine. + +Ensuite, un râle d'agonie vibrant à faire trembler la voûte de la +caverne, et la voix joviale de Nick Whiffles: + +--De profundis pour maître Bruin [42]. + +[Note 42: Ce terme est anglais. Ou l'emploie habituellement dans le +désert américain. Il signifie ours, et trouve son équivalent dans +Martin, sobriquet que le peuple donne chez nous à cet animal.] + +--Êtes-vous blessé? demanda Poignet-d'Acier. + +--Blessé! moi blessé! jamais Nick n'a été blessé! répliqua le trappeur; +mais vous, capitaine? + +--Quelques égratignures. + +--Oh! pour des égratignures, on en jouit. Vous a-t-il des griffes, le +citoyen! Elles ont au moins deux pouces de long, oui bien, je le jure, +votre serviteur! + +--Maintenant, il faut sortir l'ours d'ici, car il nous barre le passage. + +--Hum! fit Nick, ce ne sera pas facile. Je veux être pendu s'il ne pèse +pas un mille de livres. Sans vous, capitaine, ajouta-t-il, je crois +pourtant que c'était fini. Il me serrait dans ses bras avec un amour... +J'en ai les reins tout meurtris. + +--Où donc est votre chien? + +--Tristesse! Tristesse! + +Tristesse ne répondit pas. + +Inquiet, Nick scruta des yeux la caverne. Mais il n'aperçut pas la +chienne. + +--Allons, dit Poignet-d'Acier, elle sera sortie. Elle reviendra bien +vite. Tirons cette bête hors d'ici. + +--Tristesse! Tristesse! répéta Whiffles, en s'attelant au cadavre de +l'ours. + +Un faible cri partit de dessous l'animal. + +--Ah! s'écria le trappeur, aidez-moi, capitaine, Bruin a écrasé +ma pauvre chienne en tombant! Le coquin, s'il est arrivé malheur à +Tristesse, il me le paiera! + +Cette naïveté fit sourire Poignet-d'Acier. + +--Toujours le même! dit-il. + +--Une, deux, ça y est-il? capitaine. + +--Oui. + +--Han! han! souffla Nick. + +Grâce à la vigueur extraordinaire des aventuriers, le corps du monstre +fut un peu soulevé, et Tristesse délivrée du fardeau qui l'étouffait. + +Heureusement, elle n'avait d'autre mal que quelques contusions sans +importance. + +L'ours tut alors traîné sur une étroite esplanade qui dominait la baie. + +D'une dimension colossale, il mesurait plus de douze pieds du museau à +la queue. La petitesse relative de sa tête faisait ressortir davantage +l'énormité de son corps. + +--Voilà qui fera une fameuse fourrure, dit le trappeur en se mettant +immédiatement en devoir de l'écorcher. Mais ça n'empêche que si vous +n'eussiez été là, capitaine, Nick y passait. Quel coup de couteau! comme +c'est ajusté! En plein coeur, capitaine, en plein coeur! oui bien, je le +jure! + +--Il faut abandonner cette carcasse et continuer notre chemin, dit +Poignet-d'Acier. + +--Une carcasse! une carcasse! l'abandonner! Y pensez-vous, capitaine? Et +les jambons! et les jambons! + +--Je ne m'en soucie guère. + +--Ah! capitaine, je ne vous reconnais plus. Abandonner des jambons +d'ours comme ceux-là, ça serait tenter le Grand Distributeur. Jamais +Nick ne fera cela, ô Dieu non! + +Le jour allait bientôt paraître. Poignet-d'Acier insista pour qu'ils +reprissent leur route. Whiffles fut intraitable. + +--Quand, dit-il, il y aurait autour de nous cinquante vermines +d'Indiens, je ne laisserais pas aux loups d'aussi beaux morceaux; le +Créateur m'en punirait. + +Après deux ou trois heures de travail, ayant dépecé l'ours, il ralluma +du feu, fit cuire quelques tranches sur des charbons, plaça dans son +carnier une grosse portion de viande, et serra le reste, enveloppé de la +peau dans une enfonçure de la roche, qu'avec l'aide de Poignet-d'Acier +il scella d'une pierre assez lourde pour que quatre hommes de force +ordinaire ne la pussent remuer. + +--Du diable si les Peaux-Rouges découvrent cette cache! dit-il en +terminant. Quant aux ours blancs qui auraient envie de venir goûter à +défunt leur frère je les défie bien d'écarter la pierre qui... + +--Chut! fit à cet instant Poignet-d'Acier. + +Et il colla son oreille contre le sol de la caverne. + + + + + CHAPITRE XIX + + NICK WHIFFLES DANS «UNE MAUDITE PETITE DIFFICULTÉ» + + +--Ah! marmotta Nick Whiffles entre ses dents, c'est pas pour dire, mais +le capitaine commence à entendre un peu dur. On voit bien qu'il n'a plus +ses vingt ans! Le moindre bruit, un caillou qui se détache d'un rocher, +une feuille qui tombe lui fait peur. Peur! non, car il n'a jamais peur, +le capitaine! mais ça lui donne sur les nerfs. Moi qui ne suis plus tout +à fait jeune, non plus, à ce qu'on prétend, mais du diable si je sais +mon âge... + +Le bruit d'un coup de feu arrêta le trappeur dans son soliloque. + +--Tiens! tiens! vous aviez donc raison, capitaine? dit-il. + +Poignet-d'Acier se releva vivement. + +--Ce sont, dit-il, des Indiens qui poursuivent des blancs. + +--Vous croyez. + +--Oui, je l'ai reconnu au grincement de la neige soin leurs raquettes. +Ils sont à un demi-mille d'ici. + +--Vraiment, capitaine! vous avez encore de bonnes oreilles, oui bien, je +le jure, votre serviteur! Moi je pensais, au contraire... + +--Écoutez! + +Diverses détonations se succédèrent: les unes rapides, pressées, mais +lointaines; les autres beaucoup plus proches, mais séparées par de longs +intervalles. + +--Qu'en dites-vous? demanda Poignet-d'Acier. + +--Hum! repartit Nick, je suis de votre avis, capitaine. Cependant, sans +vous désobliger, rien ne prouve... + +--Que ce soient des Peaux-Rouges qui donnent la chasse à des gens de +notre couleur? + +--Tout juste, capitaine, tout juste! + +--Est-ce bien Nick Whiffles qui m'adresse cette question? fit +Poignet-d'Acier avec un accent de surprise. + +Le trappeur baissa la tête d'un air humilié, en murmurant: + +--Ours et buffles! je ne connais pas vos vermines du Nord, moi! Pour ce +qui est de celles de l'Ouest, je les connais toutes, depuis la première +jusqu'à la dernière, ô Dieu oui! + +Eh bien! dit Poignet-d'Acier, rappelez-vous, ami Nick, que les sauvages +courent sur la neige aveu dix fois plus de légèreté que les civilisés. +Et comme nous sommes près de l'embouchure d'un cours d'eau gelé, +immédiatement au-dessus de l'endroit où il se verse dans la baie, +personne ne saurait passer à un mille d'ici sur la glace qui le +recouvre, sans qu'une oreille exercée comme la mienne entendît... + +Oui-dà, capitaine; Alors, nous allons... + +--Apprêtez vos armes. + +--Oh! ce ne sera pas long. + +--Et en route! + +--Mais, observa Nick, si c'étaient des Anglais! + +--Des Anglais! Qu'est-ce que cela fait? + +--Comment! capitaine, qu'est-ce que cela fait? + +--Oui. + +--Vous secourriez des Anglais! + +--Pourquoi non? + +Whiffles, qui rechargeait sa carabine, suspendit l'opération pour fixer +sur Poignet-d'Acier un regard où se peignait la stupeur. + +--Mais vous oubliez donc, dit-il, que les Anglais sont vos ennemis +acharnés, qu'ils ont mis votre tête à prix; qu'ils vous assassineraient +s'ils le pouvaient; qu'il y a huit jours, le gouverneur du fort du +Prince-de-Galles a voulu s'emparer de vous; que tout dernièrement +encore, quand nous avons sauvé ce pauvre Louis-le-Bon... + +--Je n'oublie rien, ami Nick. Mais un adversaire dans le malheur n'est +plus pour moi un adversaire. C'est un homme à aider. + +--Avec ça que les Anglais, c'est des hommes! grommela le trappeur. + +Des pas précipités retentirent à ce moment au-dessus de leurs têtes. + +--Allons! allons! Nick, en avant! dit Poignet-d'Acier en s'avançant vers +l'orifice de la caverne. + +Mais, comme il allait sortir, un homme apparut tout essoufflé. + +--Sauvez-moi! sauvez-moi! pour l'amour du ciel sauvez-moi! cria-t-il en +entrant. + +Ces paroles avaient été prononcées en anglais. + +--Qui êtes-vous et que voulez-vous? interrogea Poignet-d'Acier. + +--Les Indiens! les Indiens! répondit l'homme, fou de terreur. + +--Quels Indiens? + +--Les Chippiouais. + +--Je m'en doutais, se dit le capitaine. + +Et à haute voix: + +--Vous êtes un des employés du fort du Prince-de-Galles? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez été attaqué par les Chippiouais, n'est-ce pas? + +Le nouveau venu fit un signe de tête affirmatif. + +Poignet-d'Acier poursuivit: + +--Puis vous vous êtes mis sur leur trace? + +--Ils ont tué notre gouverneur. + +--M. Boyer? + +--Lui-même. + +--Ah! dit le capitaine en réfléchissant, je comprends! Mais où sont-ils +maintenant? + +--Ils approchent! répondit l'étranger, en jetant autour de lui des yeux +inquiets. + +--Où donc les avez-vous rejoints? + +--Près de leurs villages. + +--Pourriez-vous me dire s'ils avaient avec eux une jeune femme blanche? + +--Madame Robin? + +--Vous savez son nom? + +--Je l'ai entendu prononcer plusieurs fois au fort. + +--Était-elle avec eux? + +--Je l'ignore. + +--Les Chippiouais sont-ils nombreux? + +--Plus de deux cents! + +--Et votre parti? + +--Nous pouvions compter une centaine d'hommes, mais les Indiens en ont +tué plusieurs. Le reste est dispersé. + +--Comment vous appelle-t-on? + +--Peter. + +--Eh bien, Peter, suivez-nous. On vous montrera la manière dont les +francs trappeurs traitent les Peaux-Rouges. + +--Vous oseriez leur résister à vous deux! + +Poignet-d'Acier sourit. + +--Je vous le répète, dit-il en lui tendant un pistolet, suivez-nous, et +prenez cette arme. + +--Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick. + +--Jamais... commença Peter. + +Le chien de Whiffles se mit à gronder. + +--Une vermine qui approche, dit le trappeur. Mais qu'elle y vienne, je +vas lui servir sa dernière maladie, ô Dieu oui! + +Comme il proférait ces mots, un Indien de haute taille, le visage +enluminé par des peintures bizarres, se montra tout à coup à la bouche +de la caverne. + +Le chien se jeta sur le Peau-Rouge avec une rage inexprimable. + +--Attrape! attrape! criait Nick en ajustant le sauvage. + +Tristesse n'avait pas besoin d'être excitée. + +De ses dents, de ses griffes elle déchirait l'Indien. + +Nick Whiffles pressa la détente de sa carabine. Malheureusement, dans +la crainte d'atteindre son chien, il avait visé un peu haut. Sa balle +effleura la joue du Chippiouais, et s'écrasa sur la roche en faisant +voler cent éclats. + +--Le Grand-Lièvre! c'est le Grand-Lièvre! clamait le commis du fort. + +C'était bien réellement Kit-chi-ou-a-pous. + +Alors que Tristesse fondait sur lui, il lui avait plongé son couteau +dans le ventre. L'animal tomba presque aussitôt, mortellement blessé, et +à l'instant où Nick Whiffles, se ruant sur l'Indien et l'étreignant dans +ses bras, enlevait à ses compagnons tout moyen de l'aider de leurs armes +à feu. Une demi-minute au plus avait suffi à l'accomplissement de cette +scène. + +Les deux lutteurs roulèrent à terre, hors de la grotte. + +Là, au bout de l'étroite esplanade dont nous avons parlé, une pente +abrupte, hérissée de pointes de roc, descendait au pied de la falaise: +le précipice avait cinquante ou soixante pieds de profondeur. + +Les deux antagonistes y furent lancés avec une rapidité foudroyante. + +Poignet-d'Acier et Peter sortirent pour secourir Nick Whiffles. Mais +comme le crépuscule régnait encore, et comme le cap surplombait en +plusieurs endroits, il leur fut impossible de rien distinguer. + +L'air résonnait, cependant, ébranlé par des clameurs horribles: dans +l'ombre on voyait passer et repasser--ainsi que des fantômes--des formes +étranges. + +--Ah! s'écria Peter, je suis mort! + +Et il chancela, pirouetta sur lui-même, s'affaissa aux pieds de +Poignet-d'Acier. + +Il avait le coeur percé d'une flèche. + +--Il faut rentrer! se dit le capitaine en se réfugiant dans la caverne. + +Il y était à peine, qu'un cri forcené monta jusqu'à lui. + +--C'en est fait, ajouta Poignet-d'Acier, le pauvre Nick Whiffles a +succombé... + +Non, le brave trappeur n'avait pas péri. + +Son ennemi et lui, s'embrassant, se serrant comme deux fiancés de la +mort, arrivèrent à la base de la falaise, sans s'être fait d'autre mal +que quelques écorchures. + +La neige, qui formait un épais tapis en ce lieu, amortit leur chute. +Dans le parcours de la déclivité, Kit-chi-ou-a-pous avait perdu son +couteau. Les chances du combat se trouvaient donc égalisées, l'Irlandais +et l'Indien n'étant plus désormais servis que par la vigueur et +l'agilité de leurs membres. + +L'un et l'autre possédaient ces qualités à un degré remarquable. +Toutefois, Nick, plus vieux que Kit-chi-ou-a-pous et plus gêné par ses +vêtements, ne tarda pas à sentir que le sagamo l'emportait sur lui. + +Alors il lâcha cette exclamation de détresse qui fut entendue par +Poignet-d'Acier. + +--Help! help! A moi! à moi! + +Hélas! le capitaine ne pouvait lui donner assistance, car une nuée +d'Indiens environnait sa retraite. + +Nick étouffait, étranglé par Kit-chi-ou-a-pous, qui avait réussi à lui +nouer autour du cou ses doigts souples comme l'acier, durs comme ce +métal. + +Maintes fois, l'honnête trappeur avait juré qu'il aimerait mieux le plus +atroce des supplices imaginables, que de jamais demander grâce «à une de +ces vermines de Peaux-Rouges.» + +Mais, en cette circonstance, l'instinct de la conservation l'emporta sur +tout autre sentiment. + +--Mon frère ne me reconnaît-il pas? balbutia-t-il d'un ton altéré. + +--Kit-chi-ou-a-pous, qui l'avait sous lui, et dont l'haleine lui brûlait +la face, releva la tête pour l'examiner. + +--Barbe-Rouge! s'écria-t-il en desserrant les doigts. + +--Barbe-Rouge! oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit +immédiatement Nick, avec sa jovialité habituelle. + +--Pourquoi mon frère m'a-t-il attaqué le premier! + +--Pourquoi mon frère n'a-t-il point parlé plus tôt! reprit Whiffles. +Quand je l'aidai à se tirer des mains des Clallomes ses ennemis, il +promit qu'il y aurait entra nous alliance éternelle. + +--C'est vrai. + +--Mon frère n'a pas tenu sa parole. + +--C'est parce que, dans l'obscurité, il n'avait pas vu le visage de +Barbe-Rouge, dit Kit-chi-ou-a-pous en rendant à Nick Whiffles la liberté +de ses mouvements. + +Tous deux se remettent debout, ils vont continuer leur conversation, +lorsqu'une roche énorme, se détachant du cap, au sommet duquel rôdaient +plusieurs Indiens, renverse Kit-chi-ou-a-pous. + +Une demi-douzaine de Chippiouais sont entraînés avec la masse de granit. +L'un est tué raide, un second blessé grièvement, les quatre autres en +sont quittes pour la frayeur. + +Le Grand-Lièvre avait eu le crâne fracassé. Son sang ruisselait sur la +neige. + +--Qu'on l'épargne! il m'a sauvé la vie, dit-il d'une voix expirante, en +désignant Nick Whiffles, sur lequel les sauvages attachaient des regards +menaçants. + +--Mon frère n'a-t-il pas enlevé une femme blanche à la factorerie du +Prince-de-Galles? demanda celui-ci. + +--Oui, dit Kit-chi-ou-a-pous. Elle est bien belle, je l'aime; je +la retrouverai dans le monde des Esprits. Si elle est ton amie, +Barbe-Rouge, défie-toi de Double-Langue. + +--Double-Langue, qui est-ce? + +--Un visage-cuivré, le fils... + +Un soupir convulsif l'empêcha d'achever, et il rendit le dernier +souffle. + +Croyant que les Chippiouais obéiraient à la recommandation de leur chef +et le laisseraient libre, Nick Whiffles se disposait à partir. Mais un +Peau-Rouge l'arrêta. + +--Tu viendras avec nous, et Kitchi-Ickoui décidera de ton sort, lui +dit-il. + +Toute résistance eût été de la folie. Après quelques pourparlers assez +vifs, Nick se soumit. + +Les Indiens avaient été rejoints par une foule des leurs, la plupart +chargés de chevelures arrachées aux cadavres des malheureux commis du +fort du Prince-de-Galles. + +La mort de Kit-chi-ou-a-pous souleva plutôt leur étonnement que leurs +regrets; néanmoins, ils enlevèrent son corps pour le transporter au +cimetière de glace et l'y inhumer conformément à leur usage. + +Pendant ce temps, le jour avait paru. + +Les Peaux-Rouges remontèrent la falaise, avec Nick Whiffles, à qui ils +avaient lié les mains derrière le dos. En passant près de la caverne, +l'un d'eux proposa d'y entrer, pour voir si quelque Visage-Pâle ne s'y +était pas retiré. + +Joignant l'action à la proposition, il allongea son cou dans l'ouverture +de l'autre. Mais aussitôt il recula avec horreur: + +--_Meckoua-ou-abi! meckoua-ou-abi!_ (un ours blanc! un ours blanc!) + +Son épouvante, gagnant de proche en proche, se communiqua à tous les +Chippiouais, pour qui l'ours blanc est l'objet d'un culte superstitieux. + +Ils s'enfuirent à toutes jambes, tandis que Nick, obligé de les suivre, +riait sous cape, en murmurant: + +--Diable de capitaine, va! on ne le prendra jamais au dépourvu. Il leur +a encore joué un tour de sa façon, ô Dieu, oui! Mais c'est un bonheur, +après tout, pour moi d'être prisonnier de ces serpents venimeux. Je +délivrerai la jeune dame, ou je renonce à m'appeler dorénavant Nick +Whiffles! + +Puis, en manière de réflexion, il ajouta: + +--Ça n'empêche que je suis dans une maudite petite difficulté! + + + + + CHAPITRE XX + + L'ÉVASION + + +Vers le midi, les Chippiouais arrivèrent, avec leur captif, en vue du +cimetière. + +A ce moment, le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise expiraient. + +Leurs corps, glacés par le froid, prenaient la rigidité du marbre; +telles que deux figures de bronze, leurs têtes jaillissaient au sommet +de la singulière nécropole, et ajoutaient encore à l'étrangeté de son +aspect. + +Pêle-mêle, toujours au pied du monument, dansaient les sauvages, dirigés +par Kitchi-Ickoui et James Mac Carthy. + +Nick Whiffles avait beaucoup voyagé, c'était un des plus vieux trappeurs +du désert américain. Entre la baie d'Hudson et l'océan Pacifique, il n'y +avait guère d'endroits où il n'eût eu quelque «maudite difficulté» +avec ces vermines d'Indiens, comme il disait. Tout ce pays ne le +connaissait-il pas? Jamais, cependant, il ne s'était vu en présence +d'une scène aussi bizarre, «ô Dieu non!» + +--Je crois bien que les serpents à sonnettes sont fous, murmurait-il en +approchant du sépulcre. A quoi bon, je vous demande, se démener de la +sorte, par un temps du diable! Si c'est un effet de leur tempérament, je +les plains. Et cette femme qui commande leur sabbat! Vous a-t-elle une +taille! Ça doit être l'épouse de mon frère aîné [43] en nom, oui bien, +je le jure, votre serviteur! + +[Note 43: On sait que Nick est, dans le langage familier des Anglais, +l'équivalent de diable.] + +Tandis qu'il marmottait ces réflexions, la bande dont il faisait partie +s'arrêta. + +Le cadavre de Kit-chi-ou-a-pous fut dressé droit dans la neige, et les +deux Chippiouais qui l'avaient apporté lui placèrent, l'un son calumet +entre les dents, l'autre son tomahawk dans la main droite. + +Ensuite, ils s'avancèrent, en hurlant, près de Kitchi-Ickoui, et +se postant à ses côtés, sans qu'elle interrompît la ronde qu'elle +conduisait. Ils tinrent ensemble le dialogue suivant: + +PREMIER SAUVAGE.--L'époux de ma soeur a laissé tomber sa hache de +guerre. + +LA GRANDE-FEMME.__Kitchi-Ickoui la relèvera. + +DEUXIÈME SAUVAGE.--L'époux de ma soeur était le plus brave des guerriers +chippiouais. + +LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui estimait sa valeur. Elle trouvera un +remplaçant digne de lui. + +PREMIER SAUVAGE.--Kitchi-Ickoui avait méprisé les conseils des Esprits. +Matcho-Manitou l'a puni. + +DEUXIÈME SAUVAGE.--Il n'est point mort dans un combat glorieux. + +PREMIER SAUVAGE.--Ce n'est ni le feu, ni le plomb, ni le bois, ni les +mains d'un robuste ennemi qui l'ont enlevé à ses jeunes hommes, mais la +colère de celui qu'il avait offensé. + +DEUXIÈME SAUVAGE.--Une roche a écrasé Kit-chi-ou-a-pous. + +PREMIER SAUVAGE.--Mais nous avons saisi et amené à ma soeur le +Visage-Pâle que le méchant Esprit avait envoyé pour nous ravir +Kit-chi-ou-a-pous. + +LA GRANDE-FEMME.--Où est ce Visage-Pâle? + +PREMIER SAUVAGE.--Ici. Mais je dois prévenir ma soeur que +Kit-chi-ou-a-pous a défendu de lui faire aucun mal. + +DEUXIÈME SAUVAGE.--L'oreille de ma soeur sera-t-elle ouverte à cette +dernière parole de son illustre époux? + +LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui n'a plus maintenant d'autre époux que +Visage-de-Cuivre. Ce qu'il commandera, elle l'exécutera. + +En disant ces mots, elle désignait le métis. + +Les deux Chippiouais firent un geste de mécontentement. Mais la +Grande-Femme reprit d'un ton décidé: + +--Je veux qu'il soit aujourd'hui adopté par les Chippiouais et devienne +leur okema comme successeur de Kit-chi-ou-a-pous. + +Cessant alors de danser, elle saisit Mac Carthy par le bras et le +souffleta deux fois sur chaque joue, en disant: + +--Je te fais chef suprême. + +Puis divers sagamos s'approchèrent tour à tour du demi-sang et +répétèrent, après l'avoir souffleté: + +--Je te fais chef suprême. + +La foule entière criait: + +--Il est fait chef suprême. + +Kitchi-Ickoui le reprit bientôt par la main et le mena près du cadavre +de Kit-chi-ou-a-pous. + +Là, elle lui ordonna de baiser ce cadavre sur les lèvres. + +Malgré une profonde répugnance, Mac Carthy obéit. + +Kitchi-Ickoui, enlevant ensuite le calumet que le mort avait à la +bouche, le remplit de tabac qu'elle alluma, et donna le poagan à notre +avocat, en disant: + +--Fume. + +Mac Carthy était décidé à se soumettre à tout. Il fuma. + +Ce ne fut pas tout. + +On lui mit aux doigts le tomahawk de Kit-chi-ou-a-pous en l'invitant à +charger le corps sur son épaule et à le porter dans une des cellules du +tombeau d'hiver. + +Cela terminé, au milieu des chants et des danses, et le défunt enseveli +suivant la méthode que nous avons précédemment décrite, la Grande-Femme +s'arracha une dent à l'aide d'un fil de fer, exigea du misérable Mac +Carthy qu'il s'en laissât arracher une par elle, et, avant qu'il eût +songé à opposer quelque résistance, lui perça la cloison du nez avec le +fil de fer qui avait servi à l'extirpation des deux dents. + +La sienne, elle la suspendit à ce fil de fer roulé en anneau; celle de +Bois-Brûlé, elle s'en orna de même avec des cris de joie effroyables. + +Cette pratique constitue, parmi les Chippiouais, une des plus +importantes cérémonies du mariage. + +Nick Whiffles avait trop peu souci de son existence, et il était trop +habitué aux vicissitudes du métier de trappeur, pour s'inquiéter de +la situation assez critique, d'ailleurs, dans laquelle il se trouvait. +Aussi riait-il cordialement de la mine piteuse que faisait Mac Carthy, +pendant que sa robuste amante procédait à ces diverses opérations. + +Il se doutait bien que c'était là le métis, ce fils de l'ancien +gouverneur du fort du Prince-de-Galles dont avait parlé Louis-le-Bon. + +Au surplus, il l'avait déjà rencontré quelques mois auparavant et lui +avait presque sauvé la vie. + +--J'ai été bête, marmottait Nick, avec son sourire narquois; oui bête +comme une bête à quatre pattes, quoique je n'as aie que deux; mais dans +la famille des Whiffles on n'en fait jamais d'autre. Si au lieu de lui +donner à manger, ce jour où je le trouvai couché dans le creux d'un +rocher, manquant de munitions et mourant de faim, je n'eusse point +partagé mes provisions avec lui, tout ça n'aurait pas eu lieu et je ne +serais pas, à présent, dans une des plus maudites petites difficultés +qui me soient jamais arrivées, ô Dieu, non! Après tout, le voici +joliment arrangé! Ah! ce n'est jamais impunément qu'on fait le mal en ce +monde. Je suis sûr que, d'une façon ou d'une autre, ceux qui s'écartent +de la bonne route sont châtiés même ici-bas! Mais il faudra ruser avec +ce gaillard-là! Le voici qui me reconnaît. Jouons au plus fin. + +Mac Carthy avait effectivement aperçu Nick Whiffles, dont on ne pouvait +oublier les traits fantastiques une fois qu'on les avait entrevus. + +Honteux d'abord du rôle ridicule auquel Kitchi-Ickoui le condamnait en +présence d'un blanc, il détourna ses regards. Mais, après réflexion, il +résolut de faire contre fortune bon coeur et d'employer Nick Whiffles à +un projet qu'il méditait depuis son retour au village chippiouais. + +--A qui appartient cette face pâle? demanda-t-il à la Grande-Femme. + +--Elle appartient à Kitchi-Ickoui, répondit celle-ci. + +--Mon épouse chérie veut-elle m'en faire présent? + +--Dans quel but? + +--Je désire que cet homme soit mon esclave. + +--Si tel est le désir de mon bien-aimé, qu'il soit satisfait, dit +Kitchi-Ickoui en couvant des yeux l'avocat. + +--Je remercie l'amante de mon coeur. + +--Maintenant, dit la Grande-Femme, je t'ai investi de l'autorité +souveraine; tu es mon mari; je ferai tout ce qui te plaira; en moi +tu trouveras la soumission, l'empressement à courir au-devant de tes +souhaits, la constance, car je t'aime avec passion, et nul autre homme +que toi n'entrera dans ma couche; mais, sache-le, en échange de mes +preuves de tendresse, je veux une fidélité égale à la mienne; je veux +que tu m'appartiennes tout entier et que tu renonces à jamais à l'idée +de retourner parmi les Visages-Pâles. + +Mac Carthy protesta de son dévouement, et la Grande-Femme ajouta: + +--Prends ton esclave, conduis-le à notre wigwam, et reviens aussitôt +t'asseoir au banquet de chair de phoque et d'huile de baleine que je +veux offrir à nos guerriers pour les récompenser de la victoire qu'ils +ont remportée! + +Dès qu'elle eut parlé, Mac Carthy aborda Nick. + +--Ne craignez rien... commença-t-il. + +--Craindre! fit le trappeur en haussant les épaules; est-ce que j'ai +jamais eu peur, moi! + +--Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais vous m'avez rendu un +service..... + +--Ta! ta! ta! choses passées, choses oubliées, oui bien, je le jure, +votre serviteur! + +--Vous êtes un drôle de corps! dit James en souriant. + +--Pour ça, oui, mais pas si drôle que vous, avec votre boucle d'oreille +au nez, riposta Whiffles. + +Mac Carthy sentit le rouge lui monter au visage. Néanmoins, il sut +dissimuler son dépit. + +--Voulez-vous m'obliger? dit-il au bout d'un instant. + +--Obliger! obliger quelqu'un, c'est mon état; et quoique, entre nous, +je n'aime pas beaucoup la couleur de votre peau, car les demi-sang, +voyez-vous, c'est... + +James, prévoyant que Nick allait, avec sa rude franchise, lui lancer à +la face quelque nouvelle injure, James l'interrompit. + +--Si vous voulez recouvrer votre liberté, il s'agit, dit-il, de suivre +mes avis. + +--On verra, dit Whiffles d'un ton bourru. + +--Ici, reprit Mac Carthy, je suis le maître, comprenez-le bien. D'un +mot, d'un signe, je puis vous envoyer au bûcher. Il est donc de votre +intérêt de m'écouter. + +La nécessité d'opposer l'astuce à l'astuce avertit Nick de baisser le +diapason de sa voix. + +--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit-il avec une humilité +dont, certes, il n'était guère coutumier. + +--Je suis prisonnier comme vous, poursuivit James, mais la passion de +cette vieille folle pour moi m'a affublé de titres... + +--Vous appelez ça des titres? + +--Oh! soyez certain que je ne les ambitionnais guère. + +--C'est pourtant beau, ma foi, d'être le mari d'une créature comme +celle-là! dit Nick avec une sorte d'ironie. Quelles épaules elle vous a! +Quelle tête, quels bras quelles jambes, et les pieds! Hum! rien qu'à la +regarder... + +--Si elle vous plaît! + +--Sans doute qu'elle me plairait. Mais si j'avais jamais avec elle une +maudite petite difficulté... + +Nick s'arrêta et hocha la tête. + +--Eh bien? fit Mac Carthy en riant. + +--J'aurais peur de n'être pas le plus fort, ô Dieu, oui! + +--Revenons à notre sujet, dit James; vous me servirez? + +--Sans doute, puisqu'il le faut. + +--Si vous tenez votre parole, dans huit jours nous serons libres, car +j'ai hâte de quitter ces horribles sauvages. Mais vous me jurez une +obéissance aveugle, n'est-ce pas? + +--Parlez, bourgeois. + +--Il y a, continua James, dans la hutte où l'on vous enfermera, +une jeune personne blanche, qui a été enlevée de la factorerie du +Prince-de-Galles par ces brigands. La frayeur lui a fait perdre la tête. +Elle me prend pour son ravisseur, et vous racontera de moi des choses +insensées. N'en croyez pas un mot; car je l'aime de tout mon coeur. + +Elle-même a pour moi une véritable affection, et nous nous marierons dès +qu'elle aura recouvré la raison... + +--Compris! compris! Mais auparavant il faudra nous échapper, dit Nick +avec un air de bonhomie dont Mac Carthy fut complètement la dupe. + +--Alors c'est entendu, reprit ce dernier. + +--Entendu, bourgeois. + +--Soyez certain d'une récompense... + +--Bon, bon. Mais j'ai les mains attachées! + +--On va vous les délier, dit James en retournant vers Kitchi-Ickoui. + +Il lui dit un mot, et la Grande-Femme ordonna de trancher les cordes qui +garrottaient les bras du trappeur. + +Puis les Chippiouais s'acheminèrent tumultueusement vers le village. + +Quatre d'entre eux conduisirent Nick Whiffles au wigwam de +Kitchi-Ickoui, pendant que leurs compagnons, dirigés par le nouvel okema +et sa colossale épouse, envahissaient la hutte aux banquets de grande +cérémonie. + +Le trappeur fut introduit dans la cabane souterraine, et ses gardiens +en refermèrent extérieurement la porte au moyen de lourds, quartiers de +roches. + +--Ouais! exclama Nick en entrant, il ferait joliment bon prendre une +prise de tabac avant de mettre le pied ici, car ça ne sent pas tout à +fait la rose! ô Dieu! non. + +Et il éternua deux ou trois fois avec violence. + +Puis il ajouta: + +--Encore, si on y voyait clair. Mais c'est pis qu'au fin fond du +Vésuve, où descendit une nuit mon oncle le grand voyageur dans l'Afrique +Centrale, oui bien! je le jure, votre serviteur! + +--Est-ce vous, monsieur? demanda à cet instant une voix dans +l'obscurité. + +--Moi-même, Nick Whiffles, fils de James, fils de Peter, fils de Joseph, +fils de John, fils d'Isaac, fils d'Aaron, fils... + +--Mais par quel hasard? interrompit la même voix. + +--Ah! la jolie créature... c'est-à-dire, non, pardon, madame Robin! +c'est moi qui suis aise de vous revoir, s'écria Nick en s'avançant vers +Victorine, assise dans un coin de la loge. + +--Comment se fait-il? + +--On vous dira ça; on vous le dira tout de suite, chère dame du bon +Dieu. + +Et Nick, avec la loquacité ordinaire, se hâta de raconter à madame +Robin ce qui était survenu depuis l'entretien qu'elle avait eu avec +Poignet-d'Acier. + +--Pensez-vous qu'il soit sorti de ce mauvais pas? dit-elle quand il eut +fini. + +--Lui! pas de danger pour lui. Bientôt vous en entendrez parler. +Occupons-nous de vous, c'est le plus pressé. + +--Ah! dit-elle, nous aurons de la peine à nous évader, ce Mac Carthy... + +--Qu'il s'avise de vous regarder de travers! s'écria Whiffles d'une voix +tonnante. Fiez-vous à moi, madame! Je suis l'ami de Poignet-d'Acier; je +m'en fais gloire, et vous verrez avant peu que le vieux Nick a encore +dans sa gibecière plus de tours que l'on ne pense, sans me vanter, oui +bien, je le jure, votre serviteur! + +--Votre présence seule me rend tout mon courage dit avec joie la pauvre +Victorine. + +--A présent, reprit le trappeur, je suis fatigué, sauf votre respect. Un +peu de sommeil me rafraîchira l'esprit. Et quand je m'éveillerai, nous +examinerons la situation. + +Sur ce, il s'étendit sans façon près du feu, et un vigoureux ronflement +ne tarda pas à annoncer que le brave aventurier voyageait dans le +royaume des songes. + +Une heure s'écoula ainsi. + +Madame Robin, pleine de douces espérances, rêvait avec délices au +bonheur d'échapper enfin à son affreuse condition, quand une sorte de +grattement continu vint frapper ses oreilles. + +Étonnée, indécise, elle écouta attentivement. + +Le son continue, il approche, il est près d'elle! + +--Nick! dit-elle à voix basse. + +--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur en se frottant les yeux. + +--Entendez-vous? + +--Oui bien... + +--Qu'est-ce que cela? + +--Attendons! + +Une minute s'écoule dans un silence troublé seulement par les +palpitations du coeur de la jeune femme, et tout à coup une partie de la +muraille du wigwam se détache. + +La tête d'un ours blanc parait au milieu des décombres. Victorine pousse +un cri de terreur. + +--Ah! je savais bien que la Providence nous tendrait la main, ô Dieu, +oui! exclama Nick Whiffles. + +Et saisissant dans ses bras madame Robin à demi évanouie, il s'enfonça +avec elle dans le trou fait par l'ours, après avoir adressé à celui-ci +un regard d'intelligence. + + + + + CHAPITRE XXI + + CONCLUSION + + +On sait généralement que l'Outaouais ou Ottawa, séparation naturelle +du Haut et du Bas-Canada, est une superbe rivière, longue de deux cents +lieues environ, qui se jette dans le Saint-Laurent à quelques milles +au-dessus de Montréal, après avoir arrosé dans son parcours une des +régions les plus fécondes du globe. + +Cependant, aujourd'hui même, les rives de l'Outaouais sont à peine +colonisées sur le tiers de leur étendue. Mais, depuis plus de deux +siècles, cette rivière sert de grande route aux aventuriers qui voyagent +du Canada aux solitudes de la baie d'Hudson. C'est leur principale voie +de communication entre l'est, l'ouest ou la nord, l'océan Atlantique, le +Pacifique ou la mer Glaciale [44]. + +[Note 44: Pour les détails de l'un de ces voyages, voir la _Huronne_.] + + +Non loin de sa source, sur la limite extrême des établissements et +du désert, entre les 47° et 48° de latitude et 80° de longitude, +l'Outaouais se développe en une expansion à laquelle on a donné le nom +de lac Timmiskaming. + +Quoique très-fertiles, les bords de ce lac étaient encore incultes en +1883. Seuls le pied de la bête fauve et le mocassin du Peau-Rouge ou du +trappeur blanc les avaient foulés. Rarement, et à de grandes distances +les uns des autres, y rencontrait-on quelques wigwams en peau; plus +rarement encore une hutte de bois grossière, et cela quoique les +prairies et forêts environnantes fussent aussi giboyeuses que les eaux +du lac étaient poissonneuses. + +Cependant, par une chaude soirée du mois d'août de cette année 1833, on +pouvait remarquer, à la pointe du promontoire qui, s'avançant au nord du +lac, lui donne la figure d'un coeur, deux cabanes, d'un aspect agréable, +presque élégant. + +L'une surtout, avec son toit et ses murs tout tapissés de +chèvrefeuilles, liserons, convolvulus, clématites et autres plantes +grimpantes, semblait une corbeille de fleurs, tant l'or, l'émeraude, +l'écarlate, l'azur, l'ornaient de leurs vives couleurs. + +Placée à l'est, sa porte regardait le lac, uni comme une glace, et dont +les ondes transparentes laissaient apercevoir des troupes folâtres de +poissons aux écailles aussi étincelantes que le diamant. Au nord, un +tertre couvert d'une fraîche verdure abritait contre la bise cette +habitation primitive il est vrai, mais dont le site et le cadre +conviaient irrésistiblement à l'amour. + +Pour moins coquette qu'elle fût, la seconde loge, élevée à vingt-cinq +ou trente pas en avant de celle que nous venons d'esquisser, annonçait, +dans son architecte, une main intelligente et un esprit prévoyant. Cette +loge protégeait l'autre, et des meurtrières, ouvertes dans la haute +palissade dont elle était entourée, annonçaient que les occupants ne se +croyaient pas tout à fait en sûreté dans leur retraite. + +Les précautions qu'ils avaient prises n'étaient assurément pas +superflues le soir dont nous parlons, car, couchés dans des buissons sur +la lisière d'un petit bois, à une portée de fusil des deux huttes, une +douzaine de sauvages, armés en guerre, paraissaient attendre que la nuit +fût tout à fait venue pour accomplir un mauvais dessein. + +Ils parlaient bas; mais à la douceur, à la facilité de leur idiome, à +l'abondance de leurs paroles, un nord-ouestier eût aisément reconnu des +Chippiouais. + +Il n'y avait pas à s'y méprendre, bien que leur costume fût celui des +Indiens du Sud. + +A quelque distance d'eux causaient chaleureusement un homme et une +femme:--lui un métis, portant les insignes de chef; elle une squaw, aux +proportions colossales, à la voix fière, impérieuse. + +C'était Kitchi-Ickoui, et c'était James Mac Carthy. + +--J'ai eu confiance en ta parole, disait la première mais si tu me +trompais! + +--Te tromper! s'écria le métis avec vivacité; crois-tu donc que j'aie +oublié tes bontés pour moi? crois-tu que je ne sache pas apprécier la +grandeur de ta tendresse et la supériorité de tes charmes? + +--Oui, mais la face-pâle est bien belle aussi! dit Kitchi-Ickoui d'un +ton soucieux. + +--Mes yeux sont fermés à tous les attraits qui ne sont pas les tiens. + +--Pourquoi alors avoir quitté les bords de la Grande-Baie [45]? Nous +y étions puissants et heureux, dit-elle rêveusement, comme si elle +répondait à un pressentiment secret. + +--Ne l'ai-je point dit à la reine adorée de mon coeur? L'esclave blanche +que je lui avais amenée possède la médecine qui donne le pouvoir sur +tous les _semagainaschouabi_ [46]. Emparons-nous d'elle, et nous +dominerons les visages-pâles. Désormais la race de ma soeur aura +l'omnipotence, non-seulement sur les anciens territoires de chasse +qu'elle occupait naguère, mais sur les pays que possèdent ses ennemis. +Devenus esclaves, ils lui fourniront autant d'armes, de poudre, de +couvertes, de rassade et d'eau-de-feu qu'elle en désirera... + +[Note 45: La baie d'Hudson.] + +[Note 46: Les guerriers blancs.] + +--Autant d'eau-de-feu que j'en voudrai! en es-tu sûr? demanda la +Grande-Femme avec un accent et un geste témoignant que, parmi toutes +les séduisantes promesse» dont la berçait Mac Carthy, l'alcool avait sa +préférence. + +--J'en suis sûr, repartit le Bois-Brûlé. + +--Mais il est convenu, continua la Grande-Femme après un moment de +réflexion, il est convenu que ta face-pâle nous la brûlerons. + +--Quand elle m'aura livré sa médecine. + +--Non pas à toi! répliqua brusquement Kitchi-Ickoui. + +--Mais elle ne la peut donner qu'à un homme qui passera un quart de lune +seul dans une loge avec elle. + +--Je choisirai un de nos jeunes guerriers. + +Mac Carthy secoua la tête. + +--L'esprit que j'ai vu, dit-il, ordonne que cet homme soit une peau +cuivrée. + +--Toi, peut-être! s'exclama la Grande-Femme avec une explosion de colère +indicible. + +--Que ma soeur, dit-il froidement, consulte elle-même Kitchi-Manitou. +N'est-ce pas lui qui déjà a favorisé les desseins de ma soeur? lui +qui m'a amené près d'elle, lui qui a livré la factorerie de la +rivière Churchill et a débarrassé mon adorée de son mari? N'est-ce pas +Kitchi-Manitou aussi qui a mené la face-blanche dans notre loge, qui +nous a indiqué les traces de la fugitive? + +--Et, dit Kitchi-Ickoui, sa médecine donne l'eau-de-feu en abondance? + +--Elle n'en laisse jamais manquer. C'est la médecine du bonheur! et +cette médecine, elle est là... dans ce wigwam. + +En prononçant ces mots Mac Carthy désigna du doigt la cabane fleurie +dressée à la pointe du promontoire. + +Que loin on était, dans cette cabane, de soupçonner la présence des +Chippiouais! + +A l'intérieur, un jeune homme et une jeune femme, placés l'un près de +l'autre, respiraient avec amour, par la porte entr'ouverte, les senteurs +de la brise du soir. + +Le jeune homme était couché sur un lit de fougères et de sapinage, la +jeune femme, assise sur un billot de bois, à son chevet, tenait une de +ses mains doucement pressée dans les siennes. + +--Mon cher Alfred, disait-elle, en le contemplant avec une affection +profonde, que de bénédictions nous devons à Dieu pour nous avoir réunis. +En arrivant à Québec, je fonderai une messe à perpétuité en +reconnaissance.... + +--Du capitaine Poignet-d'Acier! + +--Ah! lui aussi est bon. + +--Bon, brave, généreux, libéral, l'homme de bien par excellence, celui à +qui deux fois je devrai l'inestimable félicité de posséder ma Victorine +[47], dit Alfred, se penchant pour donner un baiser à la jeune femme. + +[Note 47: Voir la _Huronne_.] + +--Oui, reprit-elle, souriante. Mais on peut dire que, chaque fois, il +m'a fait peur! La première, il se présente, pour m'enlever, en Indien si +horrible que tout le monde à la Mission en était épouvanté; la deuxième, +c'est sous la robe d'un ours blanc qu'il apparaît... + +--La peau de l'ours qu'il avait tué avec ce brave Nick Whiffles, m'as-tu +dit. + +--Oui, celle qui lui avait servi à échapper aux Chippiouais. Enfin, +comprends-tu ma frayeur à la vue d'un ours blanc débouchant tout à coup +par le mur de la hutte où j'étais prisonnière? Si Nick Whiffles n'eût +été là, je serais morte... + +--Vilaine, veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là! fit Alfred en lui +prenant de nouveau la tête pour l'embrasser. + +--Ah! poursuivit Victorine, après avoir rendu à son mari caresse pour +caresse, je n'étais pas au bout de mes terreurs. Dans ce lit de rivière +desséché au fond, glacé au-dessus, par lequel Poignet-d'Acier avait +passé pour arriver à la cabane et qu'il nous fallut longer l'espace de +plus d'un demi-mille afin de gagner une issue au-delà du village des +Chippiouais, je me serais évanouie d'épouvante sans l'intensité du +froid, car je ne savais pas que notre ours fût un... + +--Homme! acheva Alfred en riant. + +--Le meilleur de tous! + +--Assurément, ma chère Victorine. + +--Après-toi, cependant, câlina la jeune femme. + +--Flatteuse! + +--Méchant, qui se sauve à l'extrémité du monde parce que... + +--Je désespérais de te revoir. Mais plus méchante, toi... + +--Qui vais chercher mon coureur à travers des dangers... + +--Quand je songe à ce Mac Carthy! s'écria Alfred en fronçant les +sourcils. + +--Ne parlons plus de lui, je t'en supplie! + +--Moi qui le croyais notre ami! + +--Mais quelle idée d'avoir poussé tes explorations jusqu'à la rivière +de la Mine-de-Cuivre! demanda madame Robin pour changer le cours de la +conversation. + +--Des idées! est-ce que j'en avais? Je cédais au besoin de m'agiter, de +marcher... + +--Pauvre bon! dit Victorine avec une tendresse passionnée. Heureusement +encore que la Providence nous a fait rencontrer sur les bords de la baie +Saint-James, car sans cela tu partais vers l'Ouest, moi je me laissais +ramener au Canada... + +--La Providence que tu invoques, c'est Poignet-d'Acier, puisqu'il avait +dépêché sur ma route un Indien de ses amis, Corne-de-Taureau. + +--Ah! qu'il me tarde d'être rendue à notre cottage de Lorette! Mais nous +ne nous quitterons plus jamais, tu me le jures, Alfred. + +--Et je scelle le serment sur tes lèvres, dit gaiement le jeune homme. + +Victorine reprit après un instant de silence: + +--Espères-tu être bientôt en état de marcher? + +--Dans huit jours au plus, je puis déjà mouvoir ma jambe. + +--Maudite chute! sans elle nous serions, depuis un mois, rentrés chez +nous. + +--N'es-tu donc pas bien ici, petite femme? Cette cabane restaurée par +nos amis est charmante. Nous jouissons d'une vue fort agréable. La +carabine de Nick Whiffles ne nous laisse pas manquer de gibier; les +lignes de Louis-le-Bon nous fournissent chaque jour d'excellent poisson, +et Poignet-d'Acier nous marque une amitié... singulière! Sa conduite +envers moi a toujours eu quelque chose de mystérieux!... + +La jeune femme n'entendit pas ces dernières paroles. + +--Que veux-tu, mon ami, dit-elle d'un ton inquiet, ici je ne suis pas +rassurée. Il me vient, malgré moi, des appréhensions.... + +--Oh! l'enfant! fit Alfred avec un sourire. + +--Je vais allumer une torche, car voici la nuit! + +--Quoi! déjà? + +--Mais il faut nous..... + +--Ne trouves-tu pas que les lueurs des mouches-à-feu et le scintillement +des étoiles éclairent assez les ténèbres? dit Alfred en pressant la +jeune femme contre sa poitrine. + +--Non, mon ami, l'obscurité me donne des frissons... Entendez-vous? + +--Le murmure des vagues qui lutinent sur le rivage. + +--Écoutez!... écoutez! Mon Dieu! + +Soudain le silence de la nuit avait été troublé par des hurlements +féroces auxquels s'était mêlée la détonation de plusieurs armes à feu. + +Découverts par Nick Whiffles, qui, avec Poignet-d'Acier et Louis-le-Bon, +habitaient la première cabane, les Chippiouais venaient de se précipiter +tumultueusement sur les aventuriers. + +Aussitôt, les trois carabines de nos chasseurs répondirent à leur +attaque. Elles abattirent trois Indiens, il en restait neuf, y +compris Kitchi-Ickoui et Mac Carthy. Ils se ruèrent contre l'enceinte +palissadée, pendant que le métis courait à toutes jambes, suivi par la +Grande-Femme, vers la hutte occupée par Alfred Robin et sa femme. + +Mais, à travers les ombres naissantes, Poignet-d'Acier et Nick Whiffles +distinguèrent leurs mouvements, comprirent leur intention. + +--Reste ici et tiens ferme, mon cousin, dit Nick à Louis-le-Bon. + +Ensuite, il se jeta hors de la palissade. Poignet-d'Acier l'avait +précédé. + +Déjà Mac Carthy atteignait la porte du second wigwam. Les cris d'horreur +poussés par Victorine, les imprécations de son mari, qui essayait +vainement de se lever, dominaient les bruits de la lutte, quand, de sa +main de fer, Poignet-d'Acier arrêta le métis. James tenait un pistolet. +Il fit feu; le capitaine tomba. + +--O vermine, tu n'iras pas plus loin! dit Nick Whiffles d'une voix +furieuse. + +Et la crosse de sa carabine s'abat, mortelle massue, sur le crâne du +Bois-Brûlé. + +James Mac Carthy roule aux pieds du trappeur pour ne se plus relever. + +Mais la Grande-Femme est là, brandissant un tomahawk. Les jours de +Whiffles sont en danger. Il se retourne, se jette sur elle, lui enlève +son arme, et, malgré les égratignures, les morsures dont elle le +gratifie libéralement, il parvient à l'étreindre, à lui lier pieds et +mains avec les cordons du skipertogan, sac à médecine, qu'elle porte au +cou. + +Son exploit, Nick l'assaisonne d'un déluge de réflexions qui se +terminent par ces mots: + +--Assurément, tu mérites la mort, madame Forte-Gorge; mais vrai, là, +j'ai un faible pour toi; et puis, d'ailleurs, dans la famille des +Whiffles, on n'aime pas à tuer les femmes, parce que s'il y a peu de +chose de bon dans une femme en vie, il n'y a rien du tout dans une femme +trépassée; oui bien, je le jure, votre serviteur! + +Ayant alors attaché Kitchi-Ickoui à un arbre, il saisit Poignet-d'Acier +dans ses bras, entra dans la cabane et dit à Victorine: + +--Veillez au capitaine, il est blessé. + +Puis, Nick Whiffles revola au combat. + +--Blessé! vous êtes blessé! dit madame Robin en allumant une torche de +résine. + +--Silence, mes enfants, ordonne Poignet-d'Acier, qui a été déposé sur +le lit à côté d'Alfred; silence! je n'ai plus que quelques instants à +vivre. Je dois vous parler; ne m'interrompez pas... + +Ils se mettent à pleurer. + +--Donne-moi ta main, Alfred, mon enfant, mon fils, dit le capitaine, et +vous aussi, Victorine, ma fille chérie, car je sens que je m'en vais... +Pauvre Alfred, tu as été surpris de l'intérêt que je te portais... Cet +intérêt était bien naturel, quoique j'aie commencé, trop tard à t'en +donner des preuves... Tu es mon petit-fils... le fils de ma fille +Adèle... une enfant que j'ai fait mourir de chagrin parce qu'elle avait +souffert qu'un misérable... un Anglais... ton propre père... et celui de +ta soeur-jumelle Mariette [48]... la déshonorât!... Mariette, elle aussi, +je l'avais abandonnée... à Québec... Elle a péri dans la misère... +de faim, de froid... Jacques [49] me l'a dit... Puisse-t-elle me +pardonner... et toi aussi, Alfred... pardonne-moi!... Et pourtant, moi, +je n'ai jamais pardonné... je ne puis pardonner... aux Anglais... Ah! +le froid me gagne... ta main sur mon coeur, Alfred... la vôtre, +Victorine... Adieu, mes enfants... Adieu... Vivez pour arracher le +Canada à l'odieuse tyrannie anglaise! + +Ce souhait suprême, Poignet-d'Acier l'énonça de cette voix vibrante et +impérieuse qui rappelait les beaux jours d'espérance où il dirigeait la +révolution canadienne [50]. + +[Note 48: Voir la _Huronne_.] [Note 49: Voir la _Tête-Plate_.] [Note 50: +Voir les _Derniers Iroquois_.] + +--Oui, mon père, je vivrai pour continuer la défense de la cause que +vous avez si dignement soutenue! s'écria Alfred avec enthousiasme. + +--Ah! ciel! ses doigts sont glacés, fit Victorine en tressaillant. + +--Encore une maudite petite difficulté de moins! Ces brigands de +Peaux-Rouges sont en déroute! et, ma foi, j'ai lâché leur madame +Large-en-Taille, quoiqu'elle fût tonnerrement appétissante, dit Nick, +pénétrant dans la wigwam. Mais comment va le capitaine?... Je pense +bien... + +--Prions Dieu pour le repos de son âme! dit Alfred, en montrant le corps +inanimé de Poignet-d'Acier. + +Le vieux Whiffles ôta respectueusement son casque de loup marin; on +vit deux grosses larmes couler le long de ses joues; il s'agenouilla +en silence près du cadavre, et pendant près d'un quart d'heure demeura +plongé dans une absorbante méditation. + +Lorsqu'il se releva, ses traite étaient profondément altérés. + +--Mes amis, dit-il aux jeunes gens, c'est ici que Poignet-d'Acier est +mort, c'est ici que Nick Whiffles doit mourir. Laissez-lui, je vous +en prie, le corps du capitaine, il l'enterrera en ces lieux; car ces +cabanes furent les dernières construites par votre protecteur lorsque +nous partîmes ensemble à votre recherche... Lui-même, j'en suis sûr, les +aurait choisies pour y dormir son grand sommeil, s'il avait été prévenu +que la mort le frapperait si tôt. + +Les deux jeunes gens versaient des pleurs abondants. + +--N'est-ce pas que vous m'y autorisez? reprit Nick. J'aurai bien soin de +sa tombe, quand vous serez partis. + +--Mais vous? demanda Victorine à travers ses sanglots. + +--Oh! moi, répondit Whiffles avec un mélancolique sourire, le bon Dieu +qui m'a protégé jusqu'à ce jour ne m'abandonnera pas. Il n'abandonne +jamais ceux qui ont foi en lui; oui bien, je le jure, votre serviteur! + + +Contrexéville, juillet 1863 + + FIN + + + + + TABLE + + CHAPITRE I. A Lorette. + -- II. Le fort du Prince-de-Galles. + -- III. James Mac Carthy. + -- IV. L'Étoile-Blanche. + -- V. James Mac Carthy et Victorine Robin. + -- VI. Pêche, chasse, crime, punition. + -- VII. Traître. + -- VIII. Les Chippiouais. + -- IX. Le» Chippiouais (suite). + -- X. Les obsèques du gouverneur. + -- XI. Poignet-d'Acier. + -- XII. Les ennemis. + -- XIII. La suite d'une trahison. + -- XIV. Le talisman. + -- XV. Entre Peaux-Blanches et Peaux-Rouges. + -- XVI. L'aversion et l'amour. + -- XVII. Nick Whiffles et Poignet-d'Acier. + -- XVIII. Tristesse et l'ours blanc. + -- XIX. Nick Whiffles dans «une maudite petite difficulté». + -- XX. L'évasion. + -- XXI. Conclusion. + + + ________________________________________ + ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY. + E. GREVIN, SUCCr. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER *** + +***** This file should be named 18672-8.txt or 18672-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/7/18672/ + +Produced by Rénald Lévesque + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18672-8.zip b/18672-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9ea6938 --- /dev/null +++ b/18672-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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