summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--18672-8.txt8514
-rw-r--r--18672-8.zipbin0 -> 125755 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
5 files changed, 8530 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/18672-8.txt b/18672-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..359c09c
--- /dev/null
+++ b/18672-8.txt
@@ -0,0 +1,8514 @@
+The Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Poignet-d'acier
+ Ou Les Chippiouais
+
+Author: Émile Chevalier
+
+Release Date: June 24, 2006 [EBook #18672]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER ***
+
+
+
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+
+
+
+
+ ÉMILE CHEVALIER
+
+
+ POIGNET-D'ACIER
+ ou
+ LES CHIPPIOUAIS
+
+
+
+
+ PARIS
+ CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+ 3, RUE AUBER, 3
+
+
+
+
+ CHAPITRE PREMIER
+
+ A LORETTE
+
+
+--Ma foi, oui, je le répète, j'envie votre sort, mon cher James.
+
+--Et moi, je le maudis; vrai Dieu!
+
+--Vous plaisantez?
+
+--Plaisanter! le diable m'emporte si je plaisante! La belle existence
+que j'ai en perspective! l'hiver, un froid à geler le mercure; l'été une
+chaleur à rôtir tous les poissons de la baie d'Hudson. Pour compagnie,
+des sauvages abominables; pour distraction, des femmes monstres; pour
+horizon, des neiges et des glaces qui durent huit à dix mois de l'année,
+et, brochant sur le tout, la faim, la soif qui vous font trop fidèle et
+constante escorte: voilà le tableau!
+
+--Bah! vous exagérez! les Indiennes ne sont pas si laides...
+
+--Pardieu, vous en parlez tout à votre aise, vous qui êtes allé chercher
+dans le désert la plus charmante femme du globe, répondit James avec une
+teinte d'amertume.
+
+Puis, il ajouta, en glissant sur son interlocuteur un coup d'oeil
+incisif:
+
+--Mais comment peut-on regretter la vie d'aventures, quand on a le
+bonheur pour hôte assidu à son foyer?
+
+L'autre soupira sans répondre.
+
+James saisit avec avidité ce signe de mécontentement. Comme un éclair,
+la joie brilla une seconde sur son visage; toutefois, il continua
+froidement:
+
+--Non-seulement vous avez épousé la personne que vous aimiez, mais
+vous êtes riche, considéré, artiste en renom; en faut-il plus pour être
+satisfait, mon bon Alfred?
+
+--J'avoue, dit celui-ci, qui n'avait point remarqué les divers
+mouvements de James, j'avoue qu'aux yeux du monde, je paraîtrais un
+ingrat si je me plaignais. Comme vous le disiez, j'adore Victorine
+autant qu'elle me chérit...
+
+A ces mots, le jeune homme auquel ils s'adressaient détourna la tête:
+ses sourcils se froncèrent et il se mordit la lèvre inférieure comme
+pour refouler une émotion violente. Alfred poursuivait toujours, sans se
+douter de rien.
+
+--Nous sommes heureux, fort heureux, et cependant...
+
+--Cependant? répéta James en tressaillant.
+
+--Cependant, je vous le confie, je m'ennuie parfois.
+
+--Vous! allons donc!
+
+--Ce n'est que trop vrai.
+
+--Que vous manque-t-il? que vous manque-t-il, jour de Dieu? Madame
+Robin...
+
+--Oh! je suis sûr de l'amour de ma femme, fit Alfred avec le ton et le
+geste d'une conviction sincère.
+
+--Eh bien, alors? articula péniblement James, dont le visage s'était
+rembruni tout à coup.
+
+--Eh bien, mon cher ami, j'ai malgré moi, malgré toute ma félicité
+domestique, la plus ardente envie de faire un nouveau voyage... dans les
+solitudes américaines.
+
+--Vous dites? s'exclama vivement James.
+
+--Je dis que je jalouse votre destinée et que je donnerais... Ah! je
+suis fou!
+
+--Je le croirais, si je ne vous savais si sage, fut-il reparti.
+
+--Mais les voyages! continua Robin, les grandes et puissantes
+impressions que l'on reçoit au milieu de cette nature vierge, loin des
+conventions ridicules, des préjugés étroits, des habitudes mesquines de
+la civilisation, c'est là la vie, c'est là la jouissance pour un homme
+intelligent!
+
+--Souffrez que je ne partage pas votre avis, dit James en riant.
+
+--Oh! vous, vous êtes un matérialiste! répondit Alfred avec un hochement
+de tête.
+
+--Matérialiste ou non, je déteste les Indiens et vous confesse que je ne
+suis rien moins que prêt à me rendre à l'ordre de monsieur mon père.
+
+--Quelle délicieuse chose pourtant qu'une expédition d'ici au fort du
+Prince-de-Galles!
+
+--Quelques milliers de milles à travers des terres incultes, fit James
+en haussant les épaules.
+
+--Je voudrais bien être à votre place, dit Alfred d'un air rêveur.
+
+--Et moi à la vôtre!
+
+James laissa tomber ces paroles sans y penser, en manière de réplique;
+mais, à peine les eût-il prononcées qu'il en comprit toute la
+signification: ses prunelles s'allumèrent d'un feu sombre qui embrasa
+aussi ses joues tannées, et un tremblement nerveux parcourut ses
+membres.
+
+Absorbé par ses réflexions, Alfred n'avait pas plus entendu la réponse
+qu'il ne soupçonna l'agitation de son ami.
+
+Dans sa préoccupation, il oubliait même de payer le prix du passage
+sur le pont Dorchester, mais la voix du collecteur [1] le rappela à la
+réalité.
+
+[Note 1: Par ce titre, on désigne, au Canada, tous les percepteurs de
+fonds publics.]
+
+Car le dialogue précédent avait eu lieu entre Alfred Robin, jeune homme
+d'une trentaine d'années, et James Mac Carthy, un peu moins âgé que lui,
+dans la voiture du premier, qui, après avoir franchi les murs de Québec,
+capitale du Bas-Canada, se dirigeait vers Lorette [2], petit village où
+il résidait, à trois lieues environ de la métropole.
+
+[Note 2: Voir la _Huronne_, dont tout ce récit est l'épilogue.]
+
+Alfred Robin emmenait James Mac Carthy dîner chez lui.
+
+C'était par une de ces splendides journées du commencement d'octobre,
+qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et
+la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources
+pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste
+et froid linceul de l'hiver.
+
+Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation.
+
+--Vous pensez partir bientôt? demanda-t-il. James tressaillit.
+
+--Partir! partir! dit-il.
+
+--Mais si votre père...
+
+--Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la
+factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois,
+moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai
+certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie
+d'Hudson.
+
+--Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres.
+
+--Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses
+subsides, répliqua James avec suffisance.
+
+--Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous
+fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose
+à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au
+commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la
+population française ici. Égarés par un système d'éducation cléricale
+vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et
+ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons
+dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients,
+médecins sans malades, prêtres sans vocation!
+
+--Et artistes? fit James avec un éclat de rire.
+
+--Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent
+sans talent.
+
+--Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque
+peu ironique.
+
+--Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion?
+
+--Sur quoi?
+
+--Sur votre conduite.
+
+--Allez!
+
+--Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre
+père.
+
+--Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit
+distraitement James.
+
+--Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis
+votre ami, votre aîné, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil.
+
+--Comme il vous plaira, dit James en étouffant un bâillement.
+
+--Retournez à la factorerie.
+
+Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique.
+
+--Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent.
+Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à
+force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille...
+
+--Peuh! interrompit James d'un ton incrédule.
+
+--C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez
+votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste
+de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis
+d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus
+enviable du monde.
+
+--Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis!
+
+--Ah! si c'était possible!
+
+Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux
+regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps
+en temps sur lui.
+
+Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement
+par quelques propos sans importance.
+
+A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa,
+élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte.
+
+Un domestique indien reçut de son maître les rênes du cheval, et les
+deux amis s'avancèrent vers la maison.
+
+En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait.
+
+C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac.
+
+Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite
+d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer
+de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus
+de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en
+route aussitôt la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers,
+l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés,
+et épousée à New-York [3].
+
+[Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la _Huronne_.]
+
+De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils
+habitaient depuis six ans.
+
+Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec
+à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient
+actuellement.
+
+Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros
+de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple
+de vertus conjugales qu'ils offraient à tous.
+
+On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet
+honneur.
+
+Dès qu'elle aperçut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se
+précipita dans ses bras.
+
+James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra
+convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses
+traits.
+
+--Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant
+tendrement au bras d'Alfred.
+
+--Mais il est à peine midi!
+
+--Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! câlina-t-elle.
+
+--Il en était bien cinq, chère!
+
+--Pour mon coeur il est toujours trop tôt quand tu t'éloignes de moi.
+
+Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine.
+
+Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur
+sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie.
+
+--Mais tu ne dis rien à notre ami James, qui a bien voulu venir partager
+notre dîner? fit Alfred en se retournant.
+
+Le front de la jeune femme se couvrit d'un nuage.
+
+--Monsieur est bien bon, murmura-t-elle en baissant les yeux.
+
+--Ah ça, est-ce que vous nous bouderiez, par hasard? s'écria gaiement
+Robin, remarquant l'air contraint de Mac Carthy et de Victorine.
+
+--Je viens d'être pris d'un mal de dents..., commença le premier.
+
+--Mal de dents, mal d'amour, répliqua Alfred. Tenez, je vous prie,
+compagnie à ma femme, ajouta-t-il en souriant; j'ai laissé dans la
+voiture certains objets...
+
+--Quelque nouveau présent, je gage, dit Victorine, essayant de prendre
+un ton dégagé.
+
+--Tu verras, chère, tu verras, répondit Alfred, qui courut aussitôt vers
+la remise.
+
+Dès qu'il eut disparu, Mac Carthy se rapprocha vivement de la jeune
+femme, et, lui saisissant la main, avant qu'elle eût pu s'opposer à son
+dessein:
+
+--Madame, lui dit-il, vous savez que je vous aime...
+
+--Taisez-vous, monsieur! je ne souffrirai pas ce langage!
+répliqua-t-elle avec un brusque effort pour retirer les doigts qu'il
+pressait dans les siens.
+
+--Je vais partir...
+
+--Tant mieux!
+
+--Partir pour la baie d'Hudson; mais avant...
+
+--Encore un mot, monsieur, et j'appelle mon mari!
+
+Déjà Alfred reparaissait, un paquet sous le bras, en criant:
+
+--Voilà! voilà!
+
+La face de Mac Carthy était devenue livide, hideuse de méchanceté
+
+--Ah! vous ne voulez pas m'entendre! vous ne voulez pas m'entendre!
+eh bien, je saurai vous réduire, et vous serez ma maîtresse, madame la
+prude! grommela-t-il sourdement.
+
+Robin se rapprochait, en défaisant son paquet.
+
+--Que dit-on de ce _set_ [4] de pelleteries?
+
+[Note 4: Terme anglais francisé par les Canadiens: il signifie
+_assortiment, garniture_.]
+
+--C'est ravissant! Mais vous vous ruinez pour moi, mon ami, répliqua la
+jeune femme se penchant, pour dissimuler son trouble, sur une palatine
+en peau de renard argenté qu'il étalait complaisamment sous ses yeux.
+
+A ce moment, la sonnette de la porte d'entrée retentit.
+
+--Une lettre d'Angleterre, madame, dit une servante qui avait ouvert.
+
+--Une lettre d'Angleterre! balbutia madame Robin en pâlissant.
+
+On lui remit la missive.
+
+--C'est de ma mère! s'écria-t-elle après avoir vu la suscription.
+
+Tremblante, elle déchira l'enveloppe, cachetée de noir.
+
+--Mon père est mort et ma mère est dangereusement malade... Elle me
+demande... reprit madame Robin d'une voix mouillée, en parcourant la
+lettre.
+
+--Excusez-moi, dit alors Mac Carthy à Alfred, je crois qu'il est
+convenable que je me retire...
+
+Son hôte voulut le retenir; ce fut en vain. James se fit immédiatement
+reconduire à Québec.
+
+Demeurés seuls, les deux époux se consultèrent. Non que Victorine
+hésitât à se rendre à l'appel de sa mère: malgré la dureté de celle-ci
+à son égard, elle n'avait pas oublié son devoir filial. Mais elle eût
+voulu qu'Alfred l'accompagnât. Chose impossible en ce moment, car le
+jeune homme, affilié aux sociétés secrètes du Canada, qui préparaient un
+grand mouvement annexionniste, avait donné sa parole d'honneur de ne pas
+quitter la province avant l'exécution de ce mouvement.
+
+Quoi qu'il eût le coeur gros de larmes et l'esprit agité par de noirs
+pressentiments, il résista aux supplications de sa femme.
+
+Victorine partit le surlendemain de Québec, et alla «'embarquer à
+New-York.
+
+Trois mois après, elle apprenait à Alfred que sa mère avait succombé et
+qu'elle se remettait en route pour le Canada.
+
+Mais comme le jeune homme attendait à chaque heure, avec une impatience
+fiévreuse, le retour de sa femme, après une séparation qui lui avait
+paru éternelle, une dépêche télégraphique, datée d'Halifax, annonça que
+le vapeur sur lequel Victorine avait pris passage s'était perdu corps et
+biens dans le détroit de Belle-Isle.
+
+Je n'entreprendrai pas de peindre le désespoir d'Alfred Robin.
+
+Désormais sans parents avoués, sans affection sérieuse, le coeur brisé,
+il résolut, après avoir énergiquement repoussé l'idée du suicide,
+d'aller terminer ses jours dans les solitudes du désert américain.
+
+
+
+
+ CHAPITRE II
+
+ LE FORT DU PRINCE-DE-GALLES
+
+
+Situé sur la rivière Churchill, à son embouchure dans la baie d'Hudson,
+environ par les 58° de latitude et 97° de longitude, le fort du
+Prince-de-Galles fut élevé, vers 1718, par la Compagnie de la baie
+d'Hudson.
+
+Divers combats l'ont rendu, célèbre dans l'histoire de nos luttes avec
+la Grande-Bretagne, durant le siècle dernier.
+
+On le construisit dans un but de commerce avec les Esquimaux et tous les
+Indiens du Nord en général, mais principalement, je crois, pour devenir
+l'entrepôt des richesses que la Compagnie espérait recueillir dans
+les mines d'une rivière fameuse qui prit, à cause de ses productions
+minérales, le nom de rivière de la Mine de Cuivre _(Copper-Mine-River)_.
+
+On m'a accusé d'avoir, dans mes précédents ouvrages, montré pour
+la Compagnie de la baie d'Hudson une malveillance outrée. J'avoue
+volontiers qu'elle ne se comporte pas et ne s'est jamais comportée vis
+à vis des aborigènes du Nord-Ouest américain comme les Espagnols se
+comportèrent vis à vis des Mexicains; je me plais à reconnaître qu'elle
+ne les égorgea point par millions, au nom d'un Dieu de paix, et qu'on ne
+saurait trouver parmi ses honorables membres autant de cruelle rapacité
+que chez un Cortez, un Pizarre ou un Soto [5]: mais je pourrais
+prouver par cent exemples qu'elle employa une foule de moyens hautement
+criminels pour arracher aux malheureux Peaux-Rouges les objets de sa
+convoitise. Afin de n'en citer qu'un, je rapporterai cette phrase des
+_Ordres et Instructions_ donnés à Samuel Hearne, par la Compagnie de la
+baie d'Hudson, lors de l'expédition de ce capitaine à la rivière de la
+Mine de Cuivre, le 6 novembre 1769:
+
+[Note 5: «Autrefois, les îles de Cuba et des Lukayes avaient plus de six
+cent mille habitants. Elles n'en ont pas présentement vingt. Bartholomeo
+de Las Gazas, digne évêque de Chiapa, nous apprend que dans l'île
+Hispaniola, appelée aujourd'hui Saint-Domingue, de trois millions
+d'Indiens il n'en restait plus de son temps. Ils en ont tué, dit-il,
+près de QUINZE millions en terre ferme. «Ils ne tiennent aucun compte de
+leurs âmes, qui sont immortelles comme les nôtres, non plus que si ces
+pauvres Indiens n'étaient que des bêtes.»
+
+«Un Espagnol, interrogé comment il instruisait ces pauvres Indiens,
+répondit: _Que los dava al diablo, loque bastave per ello_ C'est-à-dire:
+Je les donne au diable, c'est assez pour eux. Quand ils les pendaient
+par douzaines, ils disaient que c'était en l'honneur de Notre-Seigneur
+et des douze Apôtres..... «Nous avons vu, dit l'évêque des Indes
+Occidentales, dix grands royaumes plus grands que n'est l'Espagne, et
+beaucoup plus peuplés, être réduits en solitude par les cruautés et
+l'horrible boucherie qu'ils y ont exercées.»--_Nouveaux Voyages dans
+l'Amérique septentrionale_, par M. Bossu An. MDCCLXXVII.]
+
+«2º Nous vous avons fait pourvoir, vous et vos compagnons, des objets
+que nous avons jugé vous être nécessaires; et il y a été ajouté par
+notre ordre différentes marchandises pour être distribuées en forme de
+présents seulement aux Indiens étrangers que vous rencontrerez, après
+avoir fumé le calumet de paix avec leurs chefs, à l'effet de vous
+concilier leur amitié. _Vous ne manquerez pas de les exciter à porter la
+guerre chez leurs voisins_, AFIN DE SE PROCURER DES FOURRURES ET AUTRES
+ARTICLES DE COMMERCE, en les assurant qu'on leur en paiera un très-bon
+prix à la factorerie de la Compagnie [6].»
+
+[Note 6: _Voyage de Samuel Hearne, du Fort du Prince-de-Galles, dans la
+baie d'Hudson, à l'Océan Nord_.--Introduction.]
+
+Tout commentaire pâlirait devant la sinistre éloquence de ces
+Instructions.
+
+Je poursuis donc mon sujet.
+
+Le fort du Prince-de-Galles est un des postes les plus septentrionaux
+que possède la Compagnie de la baie d'Hudson sur ses immenses
+territoires. On y fait principalement la traite des pelleteries
+provenant des régions polaires.
+
+Cette importante factorerie est parfaitement défendue par des bastions
+et des courtines en pierre de taille, garnis de lourdes couleuvrines.
+Quelques canons d'un fort calibre ont même été braqués aux angles.
+
+Dans l'enceinte de la forteresse s'élève la maison du gouverneur, les
+bâtiments affectés au commis, les magasins pour les fourrures et les
+articles d'échange, la poudrière, les ateliers de construction, et
+le vaste bâtiment destiné aux trappeurs, voyageurs, coureurs des bois,
+aventuriers de toutes origines, je pourrais dire de toutes couleurs,
+qui, chaque jour, y viennent chercher un abri.
+
+La plupart sont des gens au service de la Compagnie; mais bon nombre
+n'ont de commun avec elle que l'hospitalité temporaire qu'elle leur
+accorde.
+
+Autour du fort, on voit des tentes dressées par les Indiens descendus
+du nord pour troquer, contre des armes, des ustensiles de ménage, des
+outils, des colifichets et trop souvent de l'eau-de-feu,--_le lait des
+blancs_, comme ils disent fréquemment,--les produits de leur chasse et
+de leur pêche.
+
+Des parcs, protégés par des palissades, se montrent aussi ça et là, et,
+au bord de la mer, un pont en bois a été jeté sur une des bouches de la
+rivière Churchill.
+
+Du reste, partout où porte l'oeil, la plaine est nue, triste, couverte
+de rares bruyères, maigres mélèzes, genévriers on saules nains, quand
+la neige ne la revêt pas d'un blanc suaire. Jadis des forêts magnifiques
+l'ombrageaient mais ces forêts on les a abattues, sans mesure, sans
+préoccupation de l'avenir, et aujourd'hui les gens du fort sont
+obligés d'aller chercher leur combustible à trente et quarante milles à
+l'intérieur des terres. Ils y emploient les deux ou trois mois de temps
+chaud que laisse l'inclémence de cette haute latitude; car, du 1er
+septembre au 1er juillet et même plus tard, la baie d'Hudson est fermée
+par les glaces, tandis que son littoral reste enseveli sous une couche
+de neige dont l'épaisseur dépasse parfois six pieds.
+
+Horrible région que celle-là! épouvantable en hiver! Les pierres
+craquent et volent en pièces. Les arbres se gercent; ils éclatent avec
+un bruit semblable à des détonations d'armes à feu. L'alcool gèle, le
+mercure se fige!
+
+Ce qui n'empêche pas la gaieté de régner dans le fort du
+Prince-de-Galles, alors même que le thermomètre marque 40°
+Réaumur,--mais quand le manque de provisions ne vient pas s'allier au
+froid, pour faire la guerre à l'homme.
+
+Aussi, comme la chasse et la pêche avaient été des plus abondantes
+pendant l'été de 1882, menait-on joyeuse vie à la factorerie, vers la
+fin de l'automne de cette même année.
+
+Chaque soir, après les rudes travaux de la journée, mêlés aux Indiens,
+les braves trappeurs contaient des histoires merveilleuses, chantaient
+des chansons plus qu'égrillardes, et buvaient force whiskey, à la santé
+de leurs belles.
+
+Il fallait entendre résonner les échos de la _grand'salle_! et la voir
+donc! Quel spectacle! quel tohu-bohu! quel pêle-mêle de costumes, de
+physionomies, de races hétérogènes!
+
+Pénétrons-y. Il est sept heures de relevée. La flamme jaillit par
+torrents dans les deux cheminées cyclopéennes qui se font face des deux
+côtés de la pièce et l'éclairent. Que vous semble de ces costumes de
+peaux, de ces mines étranges, de ces armes barbares? Le vent souffle
+avec rage au dehors. Il y fait un froid mortel, et la neige tombe en
+bordée. Mais qu'importe? chacun ici a le sourire aux lèvres. Qui se
+croirait jamais à quinze cents lieues des établissements civilisés?
+
+Voici pourtant une de nos connaissances, James Mac Carthy, l'avocat de
+Québec. Il a endossé le vêtement de chasseur septentrional: casque de
+peau de loup marin, tunique en cuir de daim, doublée de peau de cygne
+et ornée de pimpantes broderies en rassade, mitas et mocassins en même
+matière.
+
+Il cause chaleureusement avec un chef indien, Kit-chi-ou-a-pous, le
+Grand-Lièvre, sagamo illustre dans la tribu des Chippiouais.
+
+C'est un homme d'une taille géante. Il mesure près de sept pieds. Son
+profil offre de l'analogie avec celui d'un bélier. Son front est fuyant,
+son nez busqué, ses yeux rapprochés et inclinés comme ceux de la race
+mongole. Deux plumes d'aigle, symbole de sa puissance, sont passées en
+croix dans l'unique touffe de cheveux qu'il étale au sommet de la tête.
+De longs anneaux d'argent pendent de ses oreilles et cliquettent contre
+ses épaules. Sur sa poitrine est fièrement étalé un collier composé de
+griffes d'ours et de dents de morse.
+
+Une peau de boeuf musqué l'enveloppe des pieds à la tête.
+
+Mais ce qui rend surtout remarquable ce personnage, ce sont cinq bandes,
+larges d'un demi-pouce, l'une rouge, l'autre bleue, la troisième
+jaune d'or, la quatrième verte, la cinquième blanche, qui se partagent
+horizontalement sa face, tandis qu'une sixième, noire comme l'ébène,
+descend perpendiculairement de son front jusque sous Se menton.
+
+Kit-chi-ou-a-pous fume avec une lenteur calculée son _poagan_,
+ou calumet, au fourneau en pierre rouge, représentant une figure
+bizarre,--sans doute quelque vague souvenir traditionnel de l'art des
+Asiatiques,--et au long tuyau enguirlandé de plumes omnicolores.
+
+Mac Carthy le presse de questions, mais le chef se contente de répondre,
+de temps en temps, entre deux bouffées de tabac, par une phrase brève et
+sentencieuse, qui irrite davantage encore l'impatience du jeune homme.
+
+--Tu dis, mon frère, qu'il y a une distance bien grande entre ce fort et
+la rivière des Mines, s'écrie James.
+
+--La distance d'une saison d'hiver à l'autre.
+
+--Et la route est pénible!
+
+--Pénible pour un coeur faible.
+
+--Mais, est-il vrai qu'on y trouve de l'or!
+
+--Les yeux de Kit-chi-ou-a-pous n'y ont point vu de ce sable jaune dont
+parle mon frère.
+
+--On m'a raconté qu'il y en avait en quantité.
+
+--Si mon frère sait mieux que Kit-chi-ou-a-pous, pourquoi
+l'interroge-t-il? répliqua sèchement le sagamo.
+
+--Voudrais-tu m'y conduire? répliqua Mac Carthy.
+
+Le Chippiouais secoua la tête.
+
+--Je te ferai, continua James, tel présent de poudre, de balles,
+d'eau-de-feu que tu me demanderas.
+
+Une lueur fauve raya les noires pupilles du sagamo, mais il répondit
+avec son impassibilité accoutumée:
+
+--L'homme demi-blanc a la langue crochue.
+
+--Veux-tu un gage de ma parole!
+
+--Non, je réfléchirai aux propositions de mon frère.
+
+--Alors, je puis compter sur toi pour aller à ces mines?
+
+--Si j'accepte les présents de mon frère, je le conduirai jusqu'au grand
+lac d'eau salée; mais je ne promets pas de lui montrer ce qu'il demande,
+car ce qu'il demande n'est plus.
+
+Mac Carthy fit un geste d'incrédulité.
+
+Mais le Grand-Lièvre, cessant de pétuner, dit d'un ton mesuré et grave:
+
+--Que mon frère écoute, afin que jamais il n'accuse Kit-chi-ou-a-pous de
+l'avoir faussement détourné de son sentier.
+
+--J'ouvre mon oreille à ton discours.
+
+--Il y a bien des hivers, dit le sauvage, les cavernes de pierre jaune
+que désire mon frère existaient. Notre race était riche, puissante
+alors. Elle possédait des armes terribles, redoutées des ennemis. Et
+ces armes avaient la couleur et l'éclat des rayons du soleil. Une grande
+sorcière avait indiqué aux Peaux-Rouges l'endroit où gisait la matière
+pour les fabriquer. Elle était belle pour tous, bonne pour eux. Aussi
+ils l'aimaient, la vénéraient. Par malheur, les Visages-Pâles vinrent
+dans le pays. Ils rencontrèrent la magicienne et lui demandèrent où
+étaient les cavernes. Elle répondit qu'elle les y conduirait, s'ils
+promettaient de la respecter. Ils le promirent. Mais, en route, les
+misérables lui firent violence. Elle résolut de se venger. C'est
+pourquoi, lorsqu'ils voulurent partir, après s'être chargés de pierre
+jaune, elle refusa de les accompagner, en disant qu'elle demeurerait
+dans la mine jusqu'à ce que la terre l'engloutît avec toutes les pierres
+jaunes.
+
+L'année suivante, ils revinrent et trouvèrent la femme ensevelie jusqu'à
+mi-corps. Les pierres jaunes avaient déjà beaucoup diminué.
+
+A leur troisième voyage, la magicienne et les portions les plus
+précieuses de la mine avaient disparu. Il ne restait plus que quelques
+cailloux jaunes dispersés à la surface du sol, à une très-grande
+distance les uns des autres.
+
+Mais, depuis, les Visages-Pâles ont tout enlevé.
+
+--Ça ne fait rien, j'y veux aller, dit, aussitôt que le Grand-Lièvre eut
+parlé, James, assez peu convaincu de la véracité de ce récit.
+
+--Mon frère aura ma réponse quand le jour paraîtra; mais l'Esprit du mal
+a remplacé la sorcière. Il est l'ennemi des blancs.
+
+--Bah! fit légèrement Mac Carthy, je me moque de l'Esprit du mal.
+
+--Mon frère n'est pas tout à fait blanc, dit l'Indien, d'un ton
+ironique.
+
+James sentit le trait et se mordit les lèvres.
+
+--N'est-ce point toi, dit-il, qui as mené dernièrement un Visage-Pâle à
+la mine?
+
+--Oui, un grand coeur.
+
+--Il s'appelait Robin?
+
+--Pour nous il s'appelait le Jeune-Taureau.
+
+--Et on rapporte qu'il a péri!
+
+--Il a voulu tenter l'Esprit du mal; l'Esprit du mal l'a châtié.
+
+--Ce qui veut dire qu'il a été tué par les Esquimaux? reprit James.
+
+Kit-chi-ou-a-pous ne répondit point.
+
+A cet instant, un homme de petite stature, mais d'une figure énergique,
+entra dans la salle.
+
+Aussitôt les conversations cessèrent comme par enchantement, et au
+brouhaha général succéda un silence respectueux, interrompu seulement
+par ces mots soufflés à voix basse, dans les groupes:
+
+--Le chef-facteur!
+
+Après un coup d'oeil rapide, mais perçant, jeté sur l'assemblée,
+celui-ci marcha droit au Grand-Lièvre.
+
+--Qu'est-ce que mon frère est venu faire ici? lui dit-il durement. Ne
+sait-il pas que j'avais donné ordre de le chasser du fort, chaque fois
+qu'il s'y présenterait?
+
+--Kit-chi-ou-a-pous avait perdu sa tente. Il est venu se reposer,
+répondit le chef sans s'émouvoir.
+
+--C'est un mensonge. Il s'est introduit dans la factorerie pour
+espionner et pour voler. S'il veut se reposer, qu'il aille demander
+l'hospitalité aux Longs-Couteaux [7], ses amis.
+
+[Note 7: Les Yankees sont connus des Indiens sous ce nom, que leur a
+probablement valu le couteau-bowie qu'il portent, d'ordinaire, dans
+leurs excursions au Nord-Ouest.]
+
+--Kit-chi-ou-a-pous n'est pas l'ami des Longs-Couteaux.
+
+--Chef, ta parole est fausse; car toi et tes Chippiouais vous avez,
+l'hiver passé, pris à crédit des munitions chez nous, et, au lieu de
+nous rembourser avec vos pelleteries, vous les avez vendues, pendant
+l'été, aux Longs-Couteaux.
+
+--Mon frère est dans l'erreur. La chasse n'a rien rapporté.
+
+--Tu mens! s'écria le chef-facteur; va-t'en, ou je te fais déchirer par
+mes chiens!
+
+Seul de sa bande dans le fort, Kit-chi-ou-a-pous ne pouvait résister
+à cette brutale injonction. Il dédaigna même de faire une nouvelle
+observation; mais, serrant autour de lui sa robe de boeuf, il traversa
+majestueusement la pièce et sortit.
+
+--Vous, monsieur, j'ai à vous parler, reprit le commandant du poste en
+s'adressant à Mac Carthy.
+
+Le jeune homme s'inclina d'un air soumis.
+
+--Suivez-moi dans ma chambre, poursuivit le chef en se dirigeant vers la
+porte de la salle.
+
+Comme ils arrivaient sur le seuil, cette porte s'ouvrit, et deux
+personnes couvertes de neige, de givre, entrèrent précipitamment.
+
+--Mon Dieu! il était temps! balbutia l'une d'une voix chevrotante en
+s'appuyant au bras de son compagnon.
+
+--Une femme blanche! fit le chef-facteur au comble de la surprise.
+
+--Victorine! murmura James Mac Carthy, non moins étonné.
+
+--Place! place! place auprès du feu! et un peu de whiskey pour la
+ranimer, car je sens que la pauvre créature va s'évanouir, ours et
+buffles! criait l'autre arrivant.
+
+
+
+
+ CHAPITRE III
+
+ JAMES MAC CARTHY
+
+
+A son air décidé, indépendant, tout autant qu'aux éclatantes broderies
+en poil de porc-épic et plumes d'oiseaux qui chamarraient son capot, il
+était facile de reconnaître que cet individu appartenait à la classe des
+francs trappeurs, ou trappeurs libres, classe fort mal vue des agents de
+la Compagnie de la baie d'Hudson, à laquelle ils enlèvent une partie de
+ses bénéfices, en faisant la traite pour leur compte ou celui de quelque
+riche particulier.
+
+--Qui es-tu et qui est-ce que cette femme! lui demanda le chef-facteur
+d'un ton impérieux.
+
+--On m'appelle Louis-le-Bon, répondit-il avec négligence; quant à cette
+dame, attendez un moment, ours et buffles, elle vous dira qui elle est.
+
+Et le trappeur se remit à frictionner vigoureusement le visage de
+la jeune femme qu'il avait étendue devant le feu sur un paquet de
+pelleteries.
+
+L'assemblée tout entière avait les yeux tournés vers les étrangers.
+
+--Louis-le-Bon, il me semble que je connais ce nom-là, murmurait le
+chef-facteur en passant la main sur son front.
+
+Le nouveau venu l'entendit.
+
+--Eh pourquoi ne le connaîtriez-vous pas! s'écria-t-il sans suspendre
+son opération. Ours et buffles! il y a trois noms que chacun connaît
+dans le désert, c'est celui de Poignet-d'Acier, de Nick Whiffles et de
+Louis-le-Bon, trois gaillards qui ne craignent ni peau rouge ni peau
+blanche, qu'on trouve toujours prêts à secourir quelqu'un dans le danger
+et à faire la guerre aux Anglais.
+
+Cette provocante déclaration, au milieu d'un fort habité en grande
+partie par les sujets de Sa Majesté Britannique, souleva un grondement
+général, et les employés interrogèrent du regard leur commandant pour
+savoir s'il ne fallait pas hacher sur-le-champ l'audacieux trappeur.
+
+Mais alors la jeune femme, que la chaleur avait remise, prit la parole:
+
+--Je désire qu'on me conduise au gouverneur de ce poste, dit-elle.
+
+--C'est moi, répondit celui-ci en s'avançant.
+
+Victorine se souleva sur le coude, et, tirant de son sein un parchemin,
+elle ajouta:
+
+--Si vous êtes le gouverneur du fort du Prince-de-Galles, monsieur,
+veuillez prendre connaissance de cette lettre, qui m'a été remise pour
+vous par sir George Simpson.
+
+Le ton de distinction avec lequel Victorine prononça ces mots, non
+moins que le nom du vice-roi de la baie d'Hudson, en imposèrent au
+chef-facteur.
+
+Il se baissa poliment pour prendre le parchemin, fit sauter le scel, et
+lut à la lueur d'une torche de résine qu'un commis apporta.
+
+Caché dans la pénombre derrière lui, James Mac Carthy parcourut d'un
+coup d'oeil la lettre, et une joie maligne se peignit sur ses traits.
+
+--Je suis fâché, madame, que vous soyez entrée ici, dit le chef-facteur
+en serrant la missive dans son porte-feuille. Si j'avais été prévenu de
+cette arrivée, j'aurais dépêché quelques hommes à votre rencontre. Je me
+mets, d'ailleurs, entièrement à votre disposition. Mais demain, lorsque
+vous serez reposée, nous causerons de l'objet de votre longue et
+courageuse entreprise. On va vous transporter dans une pièce plus
+convenable, et je donnerai des ordres pour que tous vos désirs soient
+satisfaits...
+
+--Je vous en remercie sincèrement, monsieur.
+
+--A demain, madame.
+
+--Aussitôt que vos occupations vous le permettront, je serai bien aise
+de vous entretenir.
+
+--James, faites préparer du feu dans la chambre aux Perdrix dit à
+mi-voix le chef-facteur à Mac Carthy.
+
+--Tout de suite, monsieur.
+
+--Vous commanderez à quelques-unes de nos femmes de veiller à ce que
+cette dame ne manque de rien.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Puis vous viendrez me retrouver.
+
+--Dans cinq minutes, monsieur, répondit James en sortant précipitamment
+de la salle.
+
+Le gouverneur salua Victorine et se retira à son appartement.
+
+Cet appartement, situé à l'autre extrémité du fort, se composait de deux
+pièces contiguës, lambrissées en pin. Un poêle de fonte était placé sous
+la cloison qui les séparait. Il les chauffait l'une et l'autre.
+
+La première, servant de salle à manger, contenait une longue table
+autour de laquelle caquetaient, en épluchant du maïs, une demi-douzaine
+de telles squaws,--les servantes ou, tranchons le mot, les maîtresses
+du chef-facteur; car il est rare que les commandants des forts de la
+Compagnie de la haie d'Hudson ne pratiquent pas,--devant la nature au
+moins,--la polygamie.
+
+Le maître donnant un si séduisant exemple, il va sans dire que les
+subordonnés s'empressent de l'imiter. Ah! c'est une morale facile et
+élastique, que celle que l'on suit sur les territoires de chasse du
+nord-ouest américain!
+
+Mais passons.
+
+La seconde pièce cumulait les fonctions de chambre à coucher, salon,
+cabinet de travail et trésorerie. Le lit occupait l'un des côtés, et
+ce lit, qui pouvait pécher par l'élégance, invitait irrésistiblement au
+sommeil, tant ses matelas de peaux de daims étaient renflés, nombreux,
+tant ses couvertures de robe d'ours paraissaient moelleuses. Un
+secrétaire se dressait vis à vis, surmonté des bustes en plâtre de Mac
+Kensie, Ross et Franklin. Le troisième côté était pris par une caisse de
+sûreté énorme (_safe_); le quatrième par la porte de communication entre
+les deux chambres et le poêle.
+
+Des cartes de la baie d'Hudson et de l'océan Arctique décoraient les
+murs, et dans les angles on remarquait encore des armes, des outils, des
+instruments de pêche et de chasse.
+
+Dès que le chef-facteur parut, les Indiennes suspendirent leur babil,
+et chacune, soit par un regard assassin, soit par une pose voluptueuse,
+soit même par l'exhibition ostensible d'un bijou nouveau, chercha à
+captiver l'attention de son seigneur.
+
+Mais, trop préoccupé probablement pour jeter ce soir-là le mouchoir
+à l'une de ses rouges odalisques, il passa outre, sans daigner leur
+accorder un moment d'attention.
+
+Entrant dans sa chambre à coucher, il en referma bruyamment la porte.
+
+--Est-ce croyable? murmura-t-il en se promenant à grands pas, un métis,
+un fils de squaw se poser comme mon rival! prétendra m'enlever une de
+mes femmes! et cela, parce que j'ai eu des bontés excessives pour cet
+enfant, qu'au lieu de l'envoyer traquer au Nord, je lui ai fait donner
+de l'instruction... Aujourd'hui, monsieur se croit mon égal! Oh! mais,
+je lui donnerai sur les ongles!
+
+On frappa à la porte; le chef-facteur alla ouvrir. C'était James.
+
+--Je me suis empressé..., commença-t-il.
+
+--C'est bien. J'ai des reproches à vous faire, monsieur, et si votre
+conduite ne change pas, je vous punirai comme vous le méritez. Qu'est-ce
+à dire? vous faites l'important, vous prétendez commander...
+
+--Ne suis-je pas votre fils!
+
+Le chef-facteur partit d'un éclat de rire.
+
+--Eh! j'en ai cinquante des fils comme vous! Si chacun d'eux voulait
+donner des ordres, nous n'aurions plus personne pour faire le service!
+
+--Mais enfin, vous m'avez permis de porter votre nom, dit James d'un ton
+aigre.
+
+--Cette permission, vous l'avez prise.
+
+--Qui donc m'a fait élever à Québec?
+
+--Oh! une folie! répliqua le gouverneur en haussant les épaules. Alors
+j'étais jeune, amoureux de votre mère, voilà! Mais je ne vous ai pas
+appelé ici pour me poser des questions. Vous vous êtes pris de fantaisie
+pour l'une de mes femmes!
+
+--Et quand cela serait! riposta l'avocat avec une vivacité qui fit
+bondir son interlocuteur.
+
+--Quand cela serait, polisson! hurla ce dernier en levant la main sur
+James.
+
+--Ah! si vous me frappez! dit-il d'un ton sourd.
+
+--Tiens! proféra le chef-facteur.
+
+Et un soufflet rudement appliqué vint empourprer la joue du jeune homme.
+
+Il frémit, son visage se marbra de taches violacées; un grondement
+rauque s'échappa de sa poitrine.
+
+--Je vous traînerai devant les tribunaux! dit-il après un instant de
+silence.
+
+--L'imbécile, qui parle de tribunaux à la baie d'Hudson, repartit le
+gouverneur. Il se croit à Québec, parmi les civilisés! Mais sot que tu
+es, il n'y a qu'un tribunal ici, c'est le mien, qu'un juge c'est moi!
+Ce que je veux, je le fais exécuter mieux que Sa Majesté la reine de
+la Grande-Bretagne, et, s'il me plaisait de te tuer comme un chien, il
+n'est personne qui, demain ou tout autre jour, osât me demander compte
+de ta vie.
+
+--Vous vous croyez plus fort que vous n'êtes! marmotta James.
+
+--Plus fort que je ne suis! en veux-tu faire l'essai?
+
+Disant ces mots, le chef-facteur armait froidement un pistolet-revolver.
+
+L'avocat crut qu'il allait le tuer, il se précipita à ses genoux en
+murmurant:
+
+--Pardon!
+
+--Lâche! dit le gouverneur en faisant avec les lèvres un geste de
+mépris; lâche! la lâcheté est un des fruits de l'instruction donnée dans
+les villes. Un Indien se serait fait égorger plutôt que de s'humilier
+ainsi. Relevez-vous, monsieur, mais retenez bien ce que je vais vous
+dire: S'il vous arrive de porter dorénavant les yeux sur une de mes
+squaws, ou de me mécontenter en quoi que ce soit, je vous ferai fouetter
+sur l'esplanade de la factorerie, tout avocat et mon fils que vous
+soyez.
+
+Cette menace ralluma l'indignation du jeune homme.
+
+--Votre langage, monsieur, dit-il avec colère, pourrait être seyant s'il
+s'adressait à un enfant, mais...
+
+--Mais, monsieur, je commande souverainement..
+
+--On pourrait vous en faire rabattre, interrompit James, incapable de
+dompter davantage son exaspération.
+
+Le chef-facteur entra dans une fureur telle, que son visage devint
+aussitôt rouge comme le feu, et que le malheureux tomba à la renverse,
+frappé d'un coup de sang.
+
+L'excès même de cette fureur sauva de la mort celui qui l'avait causée,
+car il est peu douteux que, n'eût été son attaque d'apoplexie, le père
+eût assassiné son fils [8].
+
+[Note 8: Les personnes qui ont vécu avec les agents de la Compagnie de
+la baie d'Hudson ne m'accuseront certainement pas d'avoir, à plaisir,
+chargé les couleurs de cette scène.]
+
+Celui-ci s'empressa d'appeler les servantes du gouverneur, puis il se
+réfugia prudemment dans la partie de la factorerie qu'il habitait avec
+sa mère, Alanck-ou-a-bi, l'Étoile-Blanche.
+
+C'était une chambre divisée en deux par va grossier paravent.
+
+Un lit de camp couvert de quelques peaux de buffle, et trois ou quatre
+malles, formaient tout l'ameublement. Elle tirait son calorique d'un
+poêle sourd, dont le tuyau se coudait et serpentait à quelques pouces du
+plafond.
+
+Les murs étaient en planches, consolidées par des poutres à peine
+équarries et complètement nues.
+
+Une fois dans cette pièce, James Mac Carthy en ferma intérieurement
+la porte au moyen d'un verrou, puis il prit dans une des malles un
+revolver, le chargea avec soin, le plaça sous un sac qui lui tenait lieu
+d'oreiller, et s'étendit sur son lit.
+
+Une lampe de fer, posée près de lui, sur le plancher, l'éclairait
+faiblement en répandant autour d'elle une nauséabonde odeur d'huile
+de poisson. Lorsqu'il fut couché, l'avocat alluma sa pipe et se mit à
+réfléchir.
+
+Il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans, portait sur tous ses traits
+le cachet anguleux du demi-sang: teint olivâtre, figure allongée, front
+déprimé, nez à larges ailes, pommettes saillantes, bouche grande, lèvres
+minces, constitution robuste quoique délicate en apparence, membres
+grêles, mais souples comme l'acier, durs, compactes comme ce métal.
+
+L'ensemble de la physionomie n'était pas désagréable au premier aspect.
+Mais l'étudiiez-vous avec quelque soin, vous y découvriez le stigmate
+des passions mauvaises: jalousie, cupidité, violence, débauche, vanité
+excessive.
+
+Ce que révélait à l'observateur cette physionomie, l'esprit et le coeur
+de Mac Carthy ne le justifiaient que trop.
+
+Fils du gouverneur de ce nom et d'une Indienne, il avait dû à l'amour de
+son père pour sa mère d'être envoyé en bas âge à Québec et d'y recevoir
+une éducation, bien rarement le partage des enfants qui naissent de ces
+unions passagères.
+
+Tant que l'Étoile-Blanche conserva sa beauté, elle demeura la favorite
+du chef-facteur, et le jeune James fut comblé des marques de cette
+tendresse. Mais le jour où elle se donna à M. Mac Carthy, la pauvre
+squaw était déjà épouse d'un chef peau-rouge de sa tribu. Celui-ci
+décida de se venger. Il attendit durant plusieurs années une occasion
+favorable. Elle arriva enfin. Un soir, le mari délaissé rencontra sa
+femme à quelques milles du fort. Il lui arracha le nez avec ses dents
+[9], lui creva un oeil, et, après lui avoir fait plusieurs blessures
+hideuses aux seins et à différentes parties du corps, il l'abandonna
+toute sanglante sur le théâtre de cette boucherie.
+
+[Note 9: Cette coutume est fort en usage, dans de telles circonstances
+parmi le» Indiens de l'Amérique septentrionale.]
+
+On rapporta l'Étoile-Blanche à la factorerie. Elle passa de la chambre
+du gouverneur à la cuisine. Cependant, M. Mac Carthy continua de
+pourvoir aux besoins de leur enfant.
+
+Doué d'une facilité d'imitation extraordinaire, James fit des progrès
+rapides dans ses études, quoique les horizons de son intelligence
+fussent assez bornés. Mais il était flatteur, insinuant, et, de plus,
+il possédait quelques arts d'agrément; il obtint à vingt ans des succès
+marqués à la cour du Gouverneur-Général du Canada. C'est alors qu'il fit
+la connaissance d'Alfred Robin et se lia d'amitié avec lui.
+
+Nature franche et loyale, Robin ne se doutait pas qu'il réchauffait une
+vipère à son foyer.
+
+James s'éprit de Victorine; il eut l'audace de l'entretenir de son
+amour. La jeune femme aimait trop son mari pour lui causer la plus
+légère contrariété. Elle commit une faute que commettent bien souvent
+les personnes de son sexe; et, au lieu de prévenir Alfred des intentions
+perfides de Mac Carthy, elle se fit un scrupule de les lui dévoiler,
+tout en menaçant ce dernier de le faire s'il ne cessait de la persécuter
+par ses déclarations.
+
+Rappelé à la factorerie par son père, James ne se sentait pas disposé
+à obéir. Mais le départ de madame Robin pour l'Angleterre et d'autres
+motifs que nous ne tarderons pas à faire connaître, l'y décidèrent.
+
+On peut juger de sa stupéfaction, de sa joie, en la voyant arriver au
+fort, alors qu'il la croyait morte. Sa passion pour elle se ralluma plus
+ardente, plus impérieuse que jamais. Oubliant la scène terrible qu'il
+venait d'avoir avec son père et qui peut-être avait tué celui-ci, il se
+disait, la voix palpitante, l'oeil humide de luxure:
+
+--Oh! cette fois, je la tiens, elle sera à moi.... à moi seul, et
+ses enivrantes caresses me paieront de tous les dédains dont elle m'a
+abreuvé!....
+
+Comme il savourait ses voluptueuses espérances, on gratta à la porte.
+
+--Qui est là? demanda-t-il, en saisissant le revolver posé sous son
+traversin.
+
+--Alanck-ou-a-bi, fut-il répondu.
+
+--Vous êtes seule?
+
+--Je suis seule.
+
+Après cette réplique, James sauta à bas de son lit, et alla tirer te
+verrou.
+
+La porte s'ouvrit, et une Indienne dont le visage couturé de profondes
+cicatrices était horrible à voir, parut dans l'entrebâillement.
+
+
+
+
+ CHAPITRE IV
+
+ L'ÉTOILE-BLANCHE
+
+
+Elle était jeune encore, et, par une amère ironie, avait conservé
+des vestiges d'une beauté rare, au milieu des affreux ravages que le
+ressentiment de son mari avait faits sur sa face. Grand, pur et d'un
+ovale parfait, l'oeil qui lui restait faisait doublement regretter
+celui qu'on lui avait arraché. Sa bouche avait dû être rose, d'un dessin
+aimable, un nid à baisers, mais les lèvres tourmentées et lacérées,
+comme si on les eût tortillées en forme de vis avec une tenaille de fer,
+ne montraient plus que des lambeaux informes et charnus, qui servaient
+de cadre à quelques dents d'une blancheur éburnéenne, à demi brisées.
+
+Elle portait le costume des squaws septentrionales: un chaud bonnet de
+peau de cygne, sur lequel était étendue une couverte brune, à liséré
+jaune, en un tissu de poil de daim et de buffle.
+
+A la vue de son fils, le regard d'Alanck-ou-a-bi prit une expression de
+tendresse inexprimable.
+
+Les siens, au contraire, s'armèrent de dureté.
+
+James, dans son orgueil insensé, ne pouvait supporter l'idée qu'il
+devait sa naissance à une Indienne: il maudissait ouvertement la pauvre
+femme qui lui avait donné le jour.
+
+Dès qu'elle fut entrée, il referma la porte et s'assit au bord de son
+lit, tandis que sa mère s'accroupissait sur les talons devant lui.
+
+La couverte de la squaw, s'entr'ouvrant alors, laissa voir une tunique
+élégamment brodée et un fort joli collier de coquillages; car, par un
+reste de coquetterie féminine, la malheureuse créature avait conservé du
+goût pour la parure et les colifichets brillants.
+
+--Comment avez-vous laissé cette dame? demanda James.
+
+--Elle voyage dans le monde des esprits, répondit Alanck-ou-a-bi d'une
+voix singulièrement harmonieuse, quoique le manque de dents la fit
+bégayer un peu.
+
+--C'est-à-dire qu'elle dort, reprit James.
+
+L'Indienne inclina affirmativement sa tête.
+
+--Vous l'avez placée dans la chambre que je vous ai désignée!
+
+--Oui.
+
+--Et vous en avez pris la double clé?
+
+--Cette femme blanche est bien belle; mon fils l'aime-t-il donc?
+interrogea Alanck-ou-a-bi, sans répondre à la question.
+
+--Cela ne vous regarde pas, repartit sèchement James; où est la clef de
+sa chambre, répondez-moi?
+
+--La voici, dit-elle d'un ton mélancolique, mais résigné, en lui tendant
+une clé qu'elle tenait cachée sous sa couverte.
+
+Le jeune homme serra vivement l'objet dans sa poche, puis il dit à sa
+mère en adoucissant son accent:
+
+--Vous a-t-elle parlé?
+
+--Elle m'a parlé.
+
+--Qu'a-t-elle dit?
+
+--Elle m'a interrogée pour savoir si j'avais vu ici un visage pâle
+qu'elle appelle son mari.
+
+--Vous avez répondu?
+
+--J'ai répondu que je ne l'avais pas vu.
+
+--C'est bien.
+
+Et, après un moment de silence, James ajouta rêveusement:
+
+--N'est-ce pas qu'elle est belle, ma Victorine?
+
+--Elle est belle et radieuse comme l'_ed-thin_ [10]; mais que mon
+fils prenne garde! l'amour recèle un serpent sous ses fleurs les plus
+embaumées; j'ai peur que la femme blanche ne soit fatale à mon fils
+chéri.
+
+[Note 10: Aurore boréale.]
+
+--Gardez vos craintes pour vous, je n'en ai que faire reprit-il
+brusquement.
+
+--Si mon fils voulait suivre les conseils de sa mère... insinua-t-elle.
+
+--Je ne veux point de vos conseils, et je vous défends de vous dire ma
+mère, de m'appeler votre fils!
+
+En prononçant ces mots, il se leva et arpenta la chambre à grands pas.
+
+L'Indienne avait courbé la tête d'un air triste et soumis, car tel est
+le servage des squaws: le père a sur elles le droit de vie ou de mort,
+puis vient le mari qui jouit du même droit, et enfin l'enfant mâle qui
+trop souvent ne craint pas de l'exercer.
+
+Après une pause de quelques minutes, James s'arrêta subitement devant
+l'Étoile-Blanche et lui dit:
+
+--Qui a parlé à mon père de mon caprice pour Notokouë!
+
+--Je l'ignore.
+
+--Il faut que vous le sachiez! je veux punir celui ou celle qui m'a
+trahi! s'écria-t-il d'une voix tonnante.
+
+--Peut-être est-ce Notokouë elle-même, dit Alanck-ou-a-bi d'un ton
+haineux; car la squaw dont il était question avait alors la préférence
+du facteur en chef, et quoique, depuis bien des années, elle n'eût plus
+de prétentions à ses caresses, Alanck-ou-a-bi ne voyait jamais sans un
+sentiment de jalousie une maîtresse nouvelle prendre la place qu'elle
+avait autrefois occupée.
+
+--Si c'est Notokouë, je ne la ménagerai pas plus qu'une autre! gronda
+James.
+
+--Mais, pauvre enfant, si tu touches un cheveu de sa tête, il te tuera!
+
+Un sourire amer plissa les lèvres du jeune homme.
+
+--Déjà, ce soir, il a voulu me tuer, dit-il sourdement.
+
+--Te tuer! s'écria l'Indienne, en se dressant sur ses pieds; te tuer!
+tu dis qu'il a voulu te tuer! répéta-t-elle avec un accent de fureur
+indicible. Ah! ne me dis pas qu'il t'a fait cette menace; non, ne me
+le dis pas, James! Si je l'entendais encore, j'oublierais le passé,
+j'oublierais ce qu'il fut pour moi, cet homme! En lui, je ne verrais
+plus ton père, mais l'instrument de tous mes maux, la cause de toutes
+ces laideurs qui font de moi un monstre, l'auteur de toutes les
+humiliations que j'ai souffertes, que je souffre encore par amour pour
+toi, parce que je voulais, James que tu fusses grand, habile et puissant
+comme les Visages. Pâles!
+
+En ce moment, la squaw, emportée par la passion s'était transfigurée;
+ses difformités physiques disparaissaient pour ainsi dire, son éloquence
+entraînante eût ému le coeur le plus dur. Mais James y fut insensible.
+Dans son âme il ne restait plus de place pour une fibre délicate Au lieu
+donc d'apaiser sa mère, de la remercier pour ces témoignages de
+tendresse sincère quoique violente, il prit plaisir à l'irriter
+davantage.
+
+--Et s'il lui était arrivé de me tuer ce soir, quand il dirigea un
+pistolet sur moi, qu'eussiez-vous fait? dit-il avec une négligence
+affectée.
+
+L'Indienne devint pâle, ses jambes fléchirent sous elle. Pour ne pas
+choir, elle dut se soutenir au lit de son fils; néanmoins, elle répondit
+d'une voie caverneuse:
+
+--Si tu me dis encore ces choses, James, j'irai mettre le feu à la
+poudrière et j'ensevelirai le chef avec tout son monde sous les ruines
+du fort.
+
+--Rassurez-vous, reprit le jeune homme, il a été puni de sa méchanceté.
+
+--Tu te serais vengé!
+
+--Non; mais la colère lui a fait monter le sang à la tête, et, quand je
+l'ai quitté, il avait perdu connaissance. Peut-être est-il mort!
+
+L'Étoile-Blanche fit un geste négatif.
+
+--Il est sujet à ces attaques, dit-elle, et toujours il en revient.
+Mais je t'en supplie, mon fils, ne t'expose plus aux coups de ce bison
+furieux; dans un moment de rage, il...
+
+James l'interrompit.
+
+--Vous connaissez, demanda-t-il, des herbes qui procurent le sommeil!
+
+--Alanck-ou-a-bi, répondit-elle, connaît aussi celles qui donnent la
+mort.
+
+--Ce n'est point de ces dernières que j'ai besoin.
+
+L'Indienne abaissa sur lui un regard pénétrant.
+
+--Je comprends, dit-elle ensuite, mon fils veut courir l'allumette [11]
+chez la femme blanche.
+
+[Note 11: Parmi les Indiens de l'Amérique septentrionale, courir
+l'allumette, c'est, comme on le verra plus loin, courir les belles.
+Cette métaphore a été empruntée à l'usage suivant; Un jeune Peau-Rouge
+a-t-il envie d'obtenir les faveurs d'une femme, il se glisse dans la
+tente de celle-ci, pendant la nuit, allume au feu un brin de bois et
+s'approche du lit. Si la squaw éteint la lumière, c'est signe qu'elle
+accède à ses désirs; si, au contraire, elle la laisse brûler, le
+galant est obligé de se retirer au plus vite, pour ne pas s'exposer
+aux railleries et même aux coups des autres personnes couchées dans la
+hutte.]
+
+--Je veux, répliqua James, une plante pour l'endormir.
+
+--Avant de livrer cette plante à mon fils bien-aimé, Alanck-ou-a-bi
+consultera les esprits.
+
+--Eh! s'écria-t-il, je ne crois point à vos superstitions ridicules.
+
+--Mon fils a tort, dit gravement l'Indienne, Kitchi-Manitou parle le
+langage de l'avenir à ceux qui savent l'entendre. S'il est favorable à
+ton amour, je te donnerai sur-le-champ la médecine que tu demandes.
+
+--Et s'il est défavorable? fit James impatienté.
+
+--S'il est défavorable, je la refuserai à mon fils, dit-elle avec
+fermeté.
+
+Le jeune homme fronça les sourcils, et il allait s'abandonner à un accès
+de colère; mais, réfléchissant que, par ce moyen, il n'obtiendrait rien
+de sa mère, il préféra attendre l'épreuve à laquelle l'Étoile-Blanche
+avait résolu de le soumettre.
+
+Avec un morceau de craie, la squaw décrivit sur le plancher une large
+spirale, au centre de laquelle elle enfonça un clou.
+
+Puis, dans une cage placée en un coin de la chambre, elle prit trois
+musaraignes, deux grises et une brune. La brune était une femelle, les
+grises des mâles.
+
+La brune fut attachée par la patte à une cordelette en nerf d'animal,
+fixée elle-même au clou planté dans la spirale.
+
+Sur l'un des mâles, Alanck-ou-a-bi traça avec sa craie une ligne droite.
+
+Sur l'autre, elle traça une ligne courbe.
+
+Ensuite, elle posa les deux musaraignes sur le cercle le plus
+excentrique de la spirale.
+
+Et, s'animant tout d'un coup, elle se mit à danser autour, en chantant
+sur un diapason bas d'abord, mais qui ne tarda pas à monter, à mesure
+qu'elle précipitait les mouvements de son corps:
+
+--«La musaraigne brune, c'est la femme aimée de mon fils.
+
+--«Le voici, lui, représenté par la musaraigne qui a une raie tortue
+sur son dos, et celle qui porte la raie droite c'est le mari de la femme
+aimée de mon fils.
+
+«Que Kitchi-Manitou accorde à mon fils la victoire sur son rival et que
+la musaraigne brune tourne ses yeux vers lui.
+
+«Mon fils est brave, il est beau, il est puissant, c'est le rejeton d'un
+grand chef.
+
+«Mais où va la ligne courbe?
+
+«Pourquoi ne suit-elle pas le chemin que j'ai frayé pour elle? pourquoi
+se précipiter sur la musaraigne brune, au lieu de se glisser doucement à
+elle et de gagner son coeur par des paroles sucrées comme le miel?
+
+«Mon fils n'obtiendra pas l'amour de celle qu'il aime.
+
+«Elle ronge la corde magique, elle la coupe; elle rejoint la musaraigne
+à la raie droite.
+
+«Et toutes deux s'unissent pour se jeter sur mon fils. Les esprits se
+sont prononcés contre lui.»
+
+Parvenue à ce point, l'Étoile-Blanche, qui vociférait comme une insensée
+et se démenait en des contorsions furibondes, tomba, épuisée, sur le
+plancher, où elle se roula longtemps comme si elle eût été en proie à
+une attaque d'épilepsie.
+
+Ainsi qu'elle l'avait indiqué dans son chant, la musaraigne à la raie
+courbe, une fois lâchée, avait couru directement à la musaraigne brune,
+en train de couper avec ses dents le lien que l'Indienne lui avait mis à
+la patte.
+
+Aussitôt libre, elle rejoignit la musaraigne à la raie droite, qui
+suivait tranquillement les enroulements de la spirale, vers le centre,
+et l'une et l'autre, paraissant faire cause commune, s'avançaient avec
+des intentions évidemment hostiles vers la musaraigne à la raie courbe,
+quand, le bruit causé par la chute de l'Étoile-Blanche frappant
+d'épouvante les trois petits quadrupèdes, ils regagnèrent leur cage en
+toute hâte.
+
+James Mac Carthy avait considéré cette scène avec un dégoût mêlé
+d'irritation.
+
+Assis sur son lit, il attendit un moment que sa mère se remît de son
+agitation pour lui parler; mais, voyant qu'elle continuait à se tordre
+et à proférer des cris assourdissants, il alla à elle, la releva
+brutalement, en disant:
+
+--Assez de jonglerie! Vous prendrez cette plante qui endort et la
+jetterez dans une boisson destinée à la femme blanche.
+
+--Jamais! s'écria l'Indienne.
+
+Le front du jeune homme se plissa.
+
+--Je le veux! dit-il d'un ton cassant.
+
+--Jamais! ce serait te donner la mort.
+
+Il eut un sourire sardonique.
+
+--Jamais! non, jamais! répétait-elle comme une folle sans l'oser
+regarder.
+
+--Si vous me résistez!... fit-il avec un geste terrible, en lui serrant,
+à le briser, le poignet dans sa main gauche.
+
+A cet instant un grand fracas de portes et de voix retentit dans la
+cour.
+
+--Le chef-facteur est mort! M. Mac Carthy vient de mourir! disaient ces
+voix.
+
+Cet incident, en appelant James au dehors, mit fin à une querelle,
+qui, prolongée davantage, aurait pu avoir des suites funestes pour
+Alanck-ou-a-bi.
+
+
+
+
+ CHAPITRE V
+
+ JAMES MAC CARTHY ET VICTORINE ROBIN
+
+
+L'annonce de la mort du gouverneur du fort du Prince de Galles avait été
+prématurée.
+
+Une atteinte de paralysie locale, accompagnée d'une syncope générale,
+était la cause de cette rumeur, qui se répandit le soir dans la
+factorerie.
+
+Mais, dès le lendemain, il allait mieux, quoiqu'il fût très-faible et
+incapable d'articuler une parole. Une copieuse saignée, jointe à
+des sinapismes, lui avait rendu le sentiment. Le médecin du poste ne
+désespérait pas de le sauver.
+
+Cependant son fils James se flattait que le vieux Mac Carthy
+succomberait à cette maladie et que lui, James, serait appelé à lui
+succéder dans son emploi.
+
+En se levant il résolut de visiter madame Robin. Ayant, en conséquence,
+fait une toilette soignée, mais qui dénotait toujours le chasseur
+septentrional, il se rendit à la chambre où il l'avait fait transférer.
+
+Le fourbe était sûr que sa visite serait bien reçue, et que la jeune
+femme oublierait les injurieuses propositions qu'il lui avait faites,
+pour l'interroger sur le sort de son mari.
+
+En effet, dès qu'il entra, Victorine lui tendit cordialement la main.
+
+--Assise dans son lit, elle s'occupait à réparer un grossier vêtement de
+peau qui la couvrait la veille.
+
+Alanck-ou-a-bi lui chauffait du bouillon près de la cheminée.
+
+La chambre de madame Robin ressemblait à toutes celles du fort. Elle ne
+renfermait d'autres meubles qu'une table, quelques escabeaux en bois
+et le grabat garni des pelleteries sur lequel Victorine avait passé la
+nuit.
+
+Un dessin bizarre, fait avec des têtes de perdrix fichées contre la
+muraille, avait valu à cette pièce son nom de chambre aux Perdrix.
+
+En y mettant le pied, James fit à sa mère un signe que madame Robin ne
+remarqua point, et l'Indienne sortit aussitôt.
+
+--Ah! monsieur, s'écria Victorine, je suis mille foi» heureuse de vous
+voir.
+
+--Et moi, madame, enchanté...
+
+--Mais, interrompit-elle vivement, donnez-moi des nouvelles d'Alfred.
+
+--Il n'est pas ici, dit Mac Carthy, en poussant près du lit un des
+escabeaux sur lequel il s'assit.
+
+--Je le sais; on me l'a appris; il s'est avancé plus haut encore vers le
+Nord.
+
+--Oui, madame, malgré mes avis. Il a voulu aller explorer l'embouchure
+de la rivière de la Mine de Cuivre, répondit presque affectueusement
+Mac Carthy, qui avait pris dans les siennes la main de Victorine et la
+pressait avec plus de tendresse que n'en comportait la simple amitié,
+tandis que ses yeux dévoraient les attraits de la jeune femme,
+ravissante dans son négligé à demi sauvage.
+
+C'était une de ces blondes aux yeux noirs qui cachent, sous une
+enveloppe délicate, un esprit vigoureusement trempé et qui sont, pour
+ainsi dire, des exceptions dans l'ordre des choses naturelles. En voyant
+ces grêles créatures, vous les croiriez phthisiques, ou atteintes d'une
+maladie incurable; il vous semblerait qu'elles trébuchent déjà au bord
+de la tombe; et peut-être que si elles demeuraient dans l'inaction, loin
+du tumulte du monde, du choc des passions, peut-être que la mort les
+saisirait avant l'âge.
+
+Pauvres fleurs exotiques, on dirait qu'elles se penchent prématurément
+vers la terre, qui les doit bientôt engloutir à jamais. Vienne,
+cependant, une émotion forte, un coup de la destinée,--coup qui
+écraserait l'homme le mieux doué,--et la languissante jeune fille ou
+jeune femme se relève. Elle reprend coloris et santé. Elle est pleine
+de forces. Son ardeur étonne; son infatigabilité frappe de stupéfaction.
+Non-seulement il y a dans cette frêle machine une volonté opiniâtre,
+irrésistible; mais on y découvre, tout à coup, des trésors de vigueur
+incroyables. Alors s'accomplissent des prodiges surhumains; alors,
+telle de ces femmes soulèvera un poids qui effraierait plusieurs hommes
+robustes; telle autre arrachera son enfant aux griffes d'un tigre;
+celle-ci fera reculer vingt guerriers armés jusqu'aux dents; celle-là
+entreprendra une tâche dont la perspective seule nous épouvanterait.
+Ainsi avait fait madame Robin, en se mettant intrépidement à la
+recherche de son mari à travers les mille périls du désert américain.
+
+Tout entière à ses inquiétudes, elle ne songeait ni à retirer sa main
+de celles de James, ni à se défendre contre les regards lascifs qu'il
+plongeait sous son peignoir.
+
+--Ah! monsieur, pourquoi l'avez-vous laissé partir? dit-elle avec des
+larmes dans la voix.
+
+--Vainement ai-je voulu m'opposer à son départ, répondit Mac Carthy d'un
+ton que l'agitation de ses sens faisait trembler.
+
+--Y a-t-il longtemps qu'il vous a quitté?
+
+--Quatre mois environ, madame.
+
+--Depuis, il a écrit, sans doute?
+
+--Non, madame, mais j'ai reçu des informations sur son compte hier au
+soir.
+
+--Ah! vous me sauvez la vie, monsieur Mac Carthy! s'écria Victorine en
+serrant avec reconnaissance les doigts de son interlocuteur.
+
+A cette pression, le jeune homme sentit un frémissement courir dans
+ses veines. Ses paupières devinrent humides, ses joues s'injectèrent de
+sang.
+
+--Il allait bien, n'est-ce pas? poursuivit madame Robin en se tournant
+vers James.
+
+--Oui, bien, très-bien! balbutia-t-il.
+
+Comme il faisait assez sombre dans la chambre, éclairée seulement
+par quelques petits carreaux de parchemin, Victorine ne vit point
+l'altération des traits de Mac Carthy. Cependant l'accent de sa réponse
+la frappa.
+
+Dégageant sa main et ramenant la couverture sur sa poitrine, elle
+reprit:
+
+--Mais comme vous me dites cela! Craindriez-vous de m'apprendre une
+mauvaise...
+
+--Du tout, du tout, madame, s'écria James, qui, refoulant les
+entraînements de sa passion, avait repris quelque empire sur lui-même;
+Alfred était en santé parfaite quand il rencontra le Grand-Lièvre sur
+les bords de la rivière de la Mine de Cuivre.
+
+--Le Grand-Lièvre? Je crois me rappeler ce nom.
+
+--C'est un chef indien.
+
+--Il est ici, monsieur Mac Carthy?
+
+--Non, madame. Mon père l'a chassé du fort, parce qu'il n'a pas tenu ses
+engagements envers la Compagnie.
+
+--Ne pourrais-je le voir?
+
+--J'en doute, fit James avec un soupir.
+
+--Vous paraissez triste, monsieur, dit la jeune femme d'un ton
+sympathique.
+
+--Triste! répéta-t-il, en ébauchant un pâle sourire; oui, je suis
+triste! Comment ne le serais-je pas? Je vois que vous aimez un ingrat...
+
+--Monsieur!
+
+--Un ingrat, je l'ai dit, s'écria-t-il, car votre mari ne vous aime
+pas. S'il vous eût aimée, aurait-il eu l'intention de vous quitter pour
+voyager, avant votre départ pour l'Angleterre...
+
+--Vous le calomniez, monsieur!
+
+--Et, continua Mac Carthy en s'excitant, se serait-il mis en route pour
+le désert aussitôt après avoir appris à Québec que le navire qui vous
+ramenait avait sombré?
+
+--De grâce, monsieur, cessez de me parler ainsi d'un mari que j'aime
+et de qui vous vous prétendiez l'ami, dit la jeune femme en faisant des
+efforts pour contenir son indignation.
+
+--Son ami! moi, l'ami de votre mari! Ah! que vous me connaissez peu!
+dit-il dans un rire diabolique; mais je le hais autant que je vous aime,
+votre Alfred! Est-ce que vous l'ignorez? Est-ce que mon amour...
+
+--Taisez-vous! taisez-vous! répliqua Victorine en se dressant,
+frémissante, dans son lit.
+
+--Comme vous êtes belle! comme tu es belle! comme je t'aime! dit-il avec
+une admiration passionnée.
+
+A son tour, il s'était levé, en prononçant ces paroles, et, le visage en
+feu, les narines gonflées, les prunelles flamboyantes, il étendait les
+bras pour saisir Victorine et l'attirer à lui.
+
+--Le misérable! le lâche! il porterait la main sur une femme sans
+défense! s'écria madame Robin avec plus de mépris encore que d'effroi.
+
+Puis, par un bond rapide, elle sauta à bas du lit, saisit sur la table
+un couteau de chasse, et se retrancha dans un coin de la pièce.
+
+--Osez me toucher, monstre! dit-elle, et je vous jure que l'un de nous
+deux restera mort sur la place!
+
+La hardiesse et l'imprévu de ce mouvement effrayèrent Mac Carthy.
+
+Un instant atterré, il recouvra bientôt néanmoins son cynisme habituel.
+
+--Partie remise, dit-il en affectant des dehors dégagés. Mais vous
+serez à moi, ravissante tigresse! En attendant, sachez que votre cher
+et tendre époux a été assassiné par les Esquimaux. Voilà mon bouquet de
+fiancé. Que vous en semble? Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir.
+
+Là-dessus Mac Carthy sortit, laissant la pauvre femme consternée par ce
+qu'elle venait d'entendre.
+
+Il retourna à sa chambre.
+
+--Alanck-ou-a-bi, dit-il à sa mère, qui pétunait gravement, accroupie
+sur les talons, ce soir vous mettrez la médecine qui endort dans les
+aliments de la femme blanche. C'est vous qui la servez; cela sera
+facile.
+
+--Non, dit l'Indienne, je ne le ferai pas. Kitchi-Manitou nous punirait.
+
+--Si vous ne m'obéissez pas, je me tue! dit-il froidement.
+
+--Mon fils se tuer! mon beau James, mon noble enfant se tuer! s'écria
+l'Étoile-Blanche en lui jetant un regard éploré.
+
+--Je n'ai qu'une parole, répliqua Mac Carthy, sachant bien que par cette
+menace il obtiendrait tout de la crédule Indienne.
+
+--Alors, dit-elle humblement, la volonté de mon fils sera faite.
+Alanck-ou-a-bi mêlera la médecine qui donne le sommeil à la _becatie_
+[12] ou au thé de la femme au visage pâle.
+
+[Note 12: Les Indiens de la baie d'Hudson donnent ce nom à une sorte
+de gros boudin fait avec le sang, la graisse et les parties les plus
+délicates du daim, auxquels on ajoute le coeur et les poumons hachés en
+menus morceaux.]
+
+--En outre, continua James, comme je suivrai ce matin le parti qui va
+à la pêche, vous jetterez, aussitôt la nuit venue, une corde à noeuds
+par-dessus la palissade, et vous m'attendrez, en prenant soin que
+personne ne vous voie.
+
+--Il sera fait comme tu désires; mais je crains pour toi le courroux du
+Grand-Esprit, répondit tristement l'Indienne.
+
+Mac Carthy haussa les épaules et se, mit en devoir de changer son
+élégant costume contre un lourd accoutrement de cuir de buffle.
+
+Comme il terminait, le clairon retentit.
+
+--Voici, dit-il, la trompette qui appelle les engagés [13]. A cette
+nuit, Alanck-ou-a-bi!
+
+[Note 13: Domestiques, commis.]
+
+Il prit ses raquettes, accrochées à la muraille, et descendit dans
+la cour, où une centaine d'hommes, trappeurs blancs et Peaux-Rouges,
+composant presque toute la garnison masculine du fort, s'assemblaient
+pour aller faire une grande pêche sur un lac éloigné de dix milles
+environ.
+
+James avait le commandement de l'expédition; car, bien qu'il fût brusque
+avec lui jusqu'à la brutalité, son père se proposait de lui remettre
+un jour la charge qu'il occupait, depuis plus de trente ans, à la
+factorerie du Prince-de-Galles.
+
+Il n'était pas, d'ailleurs, étonnant que le jeune homme ne demeurât
+point près de lui pour le soigner. Les moeurs des civilisés dans ces
+contrées sauvages ressemblent fort à celles des Indiens. La nécessité
+l'emporte sur toute considération. En voyage, malheur à l'homme ou à
+la femme malade. On l'abandonne, sans pitié, à son triste sort. Si les
+forces lui reviennent, tant mieux; sinon, il lui faut mourir soit de
+besoin, soit sous les coups de l'ennemi qui rôde constamment autour des
+caravanes, soit sous la dent des bêtes féroces.
+
+Rarement même voit-on une troupe en marche s'arrêter pour permettre à
+une femme enceinte de faire ses couches. L'infortunée est-elle prise
+des douleurs de l'enfantement, elle s'écarte, cherche un ruisseau,
+une source, une flaque d'eau, se délivre elle-même, et rejoint
+ordinairement, quelques heures après, la bande qui n'a cessé de
+poursuivre sa route.
+
+Elles sont fortes, sans doute, les femmes du désert; mais combien
+succombent dans ces atroces souffrances! Il n'y a là aucune statistique
+pour le dire.
+
+Ces observations suffisent à expliquer la conduite de James Mac Carthy,
+sans la justifier le moins du monde, d'ailleurs; car le scélérat
+désirait la mort de son père, et, de plus, il méditait contre la pauvre
+Victorine le plus odieux des attentats.
+
+
+
+
+ CHAPITRE VI
+
+ PÊCHE, CHASSE, CRIME, PUNITION
+
+
+La réunion des trappeurs était fort bruyante. Au vacarme qu'ils
+faisaient, se mêlaient les hurlements des chiens-loups que l'on attelait
+aux traîneaux. Les pauvres bêtes faisaient résistance; mais leurs
+conducteurs les saisissaient brutalement, les flagellaient plus
+brutalement encore, avec des baguettes de fusil, et, en dépit de leurs
+cris, de leurs efforts pour s'échapper, finissaient par leur passer le
+haut collier chargé de sonnettes.
+
+Ce collier, quoique plus petit, ressemblait assez, par sa forme et les
+fanfreluches dont il était orné, à ceux qu'on voit au cou des mulets
+dans certaines parties de notre France.
+
+Nombreuse était la meute, chaque sleigh exigeant quinze à vingt chiens.
+Aussi y avait-il peut-être bien cent cinquante de ces animaux dans la
+cour de la factorerie. Jugez du vacarme!
+
+Ici, les traîneaux ne sont plus façonnés comme ceux que l'on voit dans
+les régions occidentales.
+
+On les fabrique avec des planchettes de mélèze. Leur longueur varie
+entre dix et quinze pieds; leur largeur entre douze et quatorze pouces;
+leur épaisseur ne dépasse guère un quart de pouce.
+
+Le devant du traîneau est fortement cintré, afin que la machine
+n'enfonce pas dans la neige. Les planches ou éclisses qui entrent dans
+sa construction sont réunies les unes aux autres par des lanières de
+peau de daim, et traversées, dans la partie supérieure, par des barres
+de bois destinées à consolider le traîneau, et à maintenir les objets
+qu'il contient.
+
+Un seul homme suffit à tirer un de ces véhicules quand il n'est pas trop
+chargé. On passe les traits sous les aisselles, on les rassemble sur
+la poitrine, et, chaussé de bonnes raquettes, on fait aisément douze à
+quinze lieues par jour. «Quelque simple que soit ce harnais, dit avec
+raison Samuel Hearne, je défie tous les selliers du monde d'en fabriquer
+un meilleur.»
+
+Aux environs des factoreries ce sont ordinairement des chiens qui sont
+chargés de la traction. Et Dieu sait combien cette tâche leur répugne!
+
+Mais j'entends claquer les fouets! l'attellement est fini! les trappeurs
+ont chaussé leurs longues raquettes en forme de galères; les portes du
+fort s'ouvrent! Un Canadien entonne une vieille chanson française. En
+avant!
+
+Voyez défiler la bande sous ce ciel plus blanc, plus lourd que la neige
+dont la terre est couverte, sans que rien, pas même un arbre, interrompe
+son uniformité, aussi loin que s'étende le rayon visuel.
+
+Voyez comme ils glissent maintenant, en silence, tous ces hommes,
+si enveloppés, gantés, encapuchonnés de pelleteries qu'on ne saurait
+distinguer un blanc d'un Peau-Rouge, que pas une molécule de leur chair
+n'est visible.
+
+En sortant du fort, leurs fourrures de nuances diverses faisaient
+contraste; leurs traîneaux peints de couleurs tranchantes égayaient le
+tableau. A présent, tous sont blancs comme des fantômes, blancs comme la
+nappe de neige qui les environne. Le souffle des haleines se condense
+en épais brouillard autour d'eux. Hommes, animaux, choses semblent nager
+dans un nuage de vapeur lactée.
+
+En avant! en avant! car le froid est intense, la troupe est affamée:
+elle ne doit déjeuner qu'après avoir dressé ses tentes sur le lac à la
+Truite, et tendu ses filets.
+
+On arrive vers le milieu du jour. Des collines abritent le lac; la
+température y est moins élevée que le long de la rivière Churchill.
+James Mac Carthy commande de faire halte. Les traîneaux sont déchargés.
+Au bout de dix minutes vingt tentes de peaux s'élèvent sur la glace;
+vingt panaches de fumée annoncent au loin qu'un parti de chasseurs est
+campé en ces lieux.
+
+Déjà des sons sourds montent dans l'espace. La glace gémit; elle crie,
+grince, vole en éclats, entamée par cent bras vigoureux, armés de larges
+ciseaux en fer, qu'on a préalablement fixés à un manche de quatre à cinq
+pieds de long.
+
+Des trous sont faits dans la croûte cristallisée. Chacun de ces trous
+a trois pieds de diamètre environ. Deux pas les séparent les uns des
+autres.
+
+On déploie les filets, faits avec des bandelettes de cuir de daim.
+
+Ils ressemblent assez, par leur figure, à ceux que nous appelons
+araignées.
+
+Mais leur hauteur, leur grandeur est beaucoup plus considérable.
+
+Il ne s'agit plus que de tendre ces instruments de destruction.
+
+Les trappeurs blancs se contentent d'introduire, par un des trous,
+la corde fixée à l'extrémité d'un filet; puis, avec une perche, ils
+poussent cette corde vers les trous les plus rapprochés; là un autre
+homme saisit l'engin à l'aide d'un bâton crochu et le passe à son
+voisin, en se servant du procédé employé par le premier.
+
+En moins d'un quart d'heure, on a ainsi disposé un filet qui a
+quelquefois cent brasses et plus d'étendue.
+
+Mais les Peaux-Rouges ne vont pas si vite en besogne. Avant d'établir
+une machine de pêche, les jongleurs tirent de leurs sacs à médecine une
+multitude de becs et de pattes d'oiseaux qu'ils distribuent aux gens de
+la tribu.
+
+Ceux-ci attachent ces pattes et ces becs au sommet et au pied du filet.
+
+Puis les sorciers remettent aux chefs des orteils de loutres et d'autres
+amphibies.
+
+Chacun desdits chefs assujettit lui-même les médecines aux quatre coins
+de ces rets, qui sont ensuite placés sous la glace de la manière que je
+viens d'indiquer.
+
+Ils ont tant de foi en leurs charmes qu'un Indien se laisserait plutôt
+mourir de faim, à côté d'un filet et d'un cours d'eau poissonneux,
+que de pêcher, s'il ne pouvait placer le premier sous l'influence de
+quelques-unes de ces amulettes.
+
+Là ne se bornent pas les croyances ridicules de ces peuplades
+ignorantes, dont nous nous moquons, quoique, à bien des égards, nous
+n'avons pas l'esprit plus robuste que le leur.
+
+«Le premier poisson quelconque que rapporte le filet, ils le font
+griller au lieu de le faire bouillir, dit un voyageur célèbre; après
+quoi ils en enlèvent les chairs avec beaucoup de précaution et brûlent
+ensuite les arêtes à un petit feu lent [14].
+
+[Note 14: Les Indiens de la Colombie ont des croyances assez analogues.
+Ils arrachent et enterrent ou brûlent le coeur des saumons qu'ils
+prennent. Voir la _Tête-Plate_ et les _Nez-Perces_.]
+
+«A l'étroite observance de cet usage est attaché, suivant eux, l'heureux
+succès du nouveau filet, qui, autrement, ne produirait rien et perdrait
+par là toute sa valeur.
+
+«Quand ils pêchent dans les rivières ou les canaux étroits qui joignent
+deux lacs ensemble, au lieu de réunir plusieurs filets et de barrer
+le canal, comme ils pourraient le faire souvent, pour intercepter
+le poisson à son passage, ils tendent leurs filets à une distance
+considérable les uns des autres, d'après la crainte superstitieuse que,
+s'ils les attachaient ensemble, ils ne conçussent mutuellement de la
+jalousie, ce qui les empêcherait de capturer un seul poisson.
+
+«Leur manière de pêcher à la ligne est accompagnée de procédés non moins
+absurdes. Quand ils amorcent un hameçon, ils cachent sous l'appât, qui
+est toujours cousu au premier, un charme dans la composition duquel
+entrent quatre, cinq ou six articles différents. L'appât lui-même, qui
+est fait de peau de poisson et qui en a à peu près la forme, est à leurs
+yeux un véritable charme. Ces Indiens emploient pour leurs charmes du
+poil et de la graisse de castor, des dents de loutres des intestins et
+du poil de rat musqué, des suites d'écureuil, du lait caillé pris dans
+l'estomac des faons et des veaux, des cheveux d'homme ou de femme; et
+une infinité d'autres objets tout aussi singuliers.
+
+«Chaque chef de famille, ou plutôt presque tous les naturels du pays,
+et particulièrement les hommes, portent sur eux, en tout temps, l'hiver
+comme l'été, quelques-uns de ces charmes, et, sans cette précaution,
+aucun ne se risquerait à pêcher, bien convaincu qu'il vaudrait autant
+rester dans sa tente que d'essayer de tendre une ligne qui serait
+dépourvue de charme.
+
+«L'expérience ayant appris à ces Indiens que les poissons de la même
+espèce qui se trouvent dans les différentes parties de leur pays ne
+s'amorcent pas avec les mêmes substances, ils sont obligés, pour ainsi
+dire, à chaque lac et à chaque rivière où ils s'arrêtent, de changer la
+composition de leurs charmes. Ils sont très-ponctuels, aussi, à faire
+griller le poisson que rapporte le premier hameçon attaché à une ligne
+nouvelle. Un vieux hameçon dont les preuves de succès sont faites a plus
+de prix à leurs yeux que mille qui n'ont pas encore été éprouvés.»
+
+Ces idées stupides sont tellement enracinées chez les Indiens que,
+non-seulement ceux qui fréquentent les factoreries ou même sont employés
+dans les postes de la Compagnie de la baie d'Hudson, les conservent
+religieusement, mais qu'elles ont converti un grand nombre de blancs
+à leurs sottises et qu'on pouvait remarquer sur le lac à la Truite
+quelques trappeurs canadiens attacher gravement à leurs filets des becs
+et des pattes de mouette, de guillemots ou d'oie!
+
+Outre le poisson qui lui donne son nom, ce lac renferme une quantité
+prodigieuse de barbeaux, brochets, perches, dorés. On y trouve même
+quelques esturgeons d'une dimension colossale.
+
+Aussi la pêche fut-elle abondante. Elle dura jusque vers dix heures du
+soir; puis, tous les hommes se retirèrent dans leurs tentes, où flambait
+un bon feu de genévrier pour s'y gorger, jusqu'à en être malades, de
+chair de poisson, suivant le dégoûtant usage indien, ou pour s'y reposer
+des fatigues de la journée.
+
+Ce moment, James Mac Carthy, le métis, l'attendait avec une impatience
+fiévreuse.
+
+Alors, il sortit de la hutte que, seul, il occupait au centre du camp;
+et, sous prétexte de faire une ronde pour veiller à la sécurité de la
+troupe, il s'assura que personne n'épiait ses mouvements.
+
+Ces précautions prises, il s'élança sur la piste que les trappeurs
+avaient frayée le matin en se rendant au lac.
+
+La nuit était assez sombre. Il ventait du nord-est. Tout présageait un
+de ces terribles ouragans auxquels les Canadiens-Français ont donné le
+nom de bordées de neige.
+
+Malgré ces signes certains d'une tempête prochaine, James quitta le camp
+et se mit en marche vers la factorerie du Prince-de-Galles.
+
+Il était minuit quand il arriva sous le rempart.
+
+La neige tombait à larges flocons, et la bise soufflait avec furie en
+gémissant dans les longues meurtrières du fort.
+
+A ces lamentables accents répondaient les hennissements des chevaux et
+les jappements des loups qui rôdaient autour du poste, en quête d'une
+proie.
+
+Mac Carthy s'avança prudemment le long des bastions, les yeux dirigés
+vers le faite.
+
+Bientôt il aperçut une grosse corde que le vent faisait flotter contre
+la muraille.
+
+Il saisit cette corde, éprouva sa solidité en se suspendant après; puis,
+persuadé qu'elle était convenablement assujettie à la crête du rempart,
+il commença de gravir.
+
+L'ascension dura une minute à peine.
+
+Parvenu au terme, Mac Carthy sauta sur le chemin de ronde.
+
+Masquée par l'affût d'un canon, Alanck-ou-a-bi faisait sentinelle.
+
+--Tout est-il prêt? Dort-elle? demanda James.
+
+--Elle dort, répondit l'Indienne; mais, prends garde, car la colère de
+Kitchi-Manitou s'appesantit déjà sur nous: il a entraîné le père de mon
+fils sur le territoire des Esprits.
+
+--Le gouverneur est mort? fit James avec empressement.
+
+--Il est mort, et le sous-chef-facteur a pris le commandement du poste.
+
+--Lui! quelle impudence!... Oh! il ne le gardera pas longtemps, ce
+commandement, murmura le jeune homme. Mais ce n'est point pour cela que
+je suis venu; songeons d'abord à ce qui m'amène. Cette nuit, l'amour!
+demain, les affaires!
+
+--Encore une fois, écoute-moi! ne cours pas à ta perte comme un daim
+aveugle! observa l'Étoile-Blanche, en l'arrêtant faiblement par le bras.
+
+James la repoussa avec violence.
+
+--Vois, insista-t-elle, cette lumière qui pâlit dans le wigwam du
+gouverneur; elle éclaire le cadavre encore chaud de ton père. Arrête,
+malheureux enfant, arrête...
+
+James ne l'entendait plus. Il s'était précipité au bas du rempart et
+prenait le chemin de la chambre de Victorine, sans remarquer qu'une
+ombre le suivait de près par derrière.
+
+Le coeur palpitant d'ivresse, il se glisse dans cette chambre. Une lampe
+y combat à peine l'obscurité.
+
+Mais le métis n'en demande pas tant: le crime a peur de la lumière.
+
+S'étant convaincu que sa victime dort d'un sommeil voisin de la
+léthargie, il s'approche de la lampe pour l'éteindre, avant de consommer
+son épouvantable forfait, quand tout à coup la porte de la pièce se
+rouvre, et sur le seuil parait un trappeur, armé d'un couteau de chasse.
+
+Mac Carthy, sans se déconcerter, tire de sa poche un revolver et
+fait feu sur le trappeur. Il le manque. Un deuxième coup n'a pas plus
+d'effet. Le troisième, il ne peut le lâcher: son adversaire s'est jeté
+sur lui, l'a renversé, désarmé.
+
+Cet adversaire, c'est Louis-le-Bon, le franc-trappeur qui a accompagné
+madame Robin depuis Québec jusqu'à la factorerie du Prince-de-Galles.
+
+D'une pièce séparée de celle de la jeune femme par une mince cloison,
+il a, dans la matinée précédente, entendu la scène de Mac Carthy avec
+Victorine, et, prévoyant l'attentat auquel elle serait en butte, il
+s'est mis aux aguets.
+
+Le reste n'a pas besoin d'explication.
+
+Cependant, malgré le bruit de la lutte, madame Robin ne s'est pas
+éveillée.
+
+Mais, au retentissement des détonations, le sous-chef facteur accourt
+avec quelques employés restés au fort.
+
+On s'empare de Mac Carthy, on le garrotte. Ses détestables projets
+n'étaient que trop évidents.
+
+--Dans toute circonstance ce que vous avez fait mériterait un châtiment
+exemplaire, lui dit le sous-chef; mais, le jour où votre père est mort,
+quitter votre poste pour venir, à deux pas du lit où repose son corps
+inanimé, violer une femme, c'est l'acte d'un coquin de la pire espèce.
+Le fouet, terminé par la potence, serait une punition trop douce.
+Pour ne pas flétrir la mémoire de celui qui vous donna le tour, je me
+contenterai de vous chasser du fort avec ce stigmate.
+
+En disant ces mots, il lui cracha à la face!
+
+--Misérable! proféra James en grinçant des dents et se débattant entre
+les mains de ceux qui le tenaient.
+
+--Il n'y a, repris le sous-chef, de misérable ici que vous. On va vous
+jeter hors des murs, et si, au point du jour, vous n'avez pas quitté le
+pays, je ne répondrai plus de votre vie.
+
+--Oh! je me vengerai! je me vengerai! hurlait Mac Carthy pendant que
+quatre vigoureux commis l'entraînaient au dehors.
+
+Madame Robin dormait toujours paisiblement.
+
+
+
+
+ CHAPITRE VII
+
+ TRAÎTRE
+
+
+Ruminant ses projets de vengeance, Mac Carthy s'achemina vers le nord.
+
+Il faisait un froid très-vif en ce moment, mais la nuit était fort
+claire; elle permettait de se diriger aussi facilement qu'en plein midi.
+
+James marcha jusqu'à l'aurore sans s'arrêter. Alors, il pénétra dans
+une caverne, sur le bord de la route, mangea un peu de poisson fumé, se
+reposa deux heures, et reprit sa course.
+
+Toute la journée, il parcourut les rives sauvages de la baie d'Hudson.
+
+Impossible d'imaginer une scène plus désolée, plus désolante que celle
+qu'il eut sous les yeux. La neige ou la glace partout aux pieds; sur la
+tête, un ciel froid et terne comme le plomb; autour de soi, un horizon
+sans ligne, une atmosphère grise, épaisse à ce point qu'on aurait cru la
+pouvoir saisir avec les doigts.
+
+Rien ne troublait la vue, rien ne troublait l'oreille. Cette même
+solitude était encore envahie par un silence mortel.
+
+Vers le soir, néanmoins, le temps se dégagea, comme il arrive souvent
+dans les hautes régions septentrionales. Mac Carthy quitta les bords de
+la baie et s'enfonça à l'intérieur des terres.
+
+Bientôt, quelques minces filets de fumée bleuâtre qui rayaient, par
+ondes capricieuses, la blancheur relative de l'espace environnant,
+apprirent au jeune homme qu'il approchait d'un lieu habité par des
+humains.
+
+James alors s'arrêta. Il se mit à réfléchir. Criminelle était l'action
+qu'il allait commettre. Point n'était besoin d'avoir étudié la loi pour
+le savoir; mais sa connaissance pouvait sans doute aider à éluder
+la justice humaine. Ce fut pour l'examiner, pour y chercher une
+échappatoire en cas d'insuccès, que notre avocat fit une courte halte
+avant d'exécuter le sinistre projet qu'il avait conçu.
+
+Le remords ne l'épouvantait pas, il le croyait du moins, et un sourire
+sardonique glissa sur ses lèvres comme cette idée traversait son
+cerveau.
+
+Par une sorte de défi à la divinité même, Mac Carthy se mit à réciter à
+haute voix la terrible menace de Byron dans le _Corsaire_:
+
+«Il s'établit dans l'intelligence une guerre, un chaos, quand toutes ses
+puissances troublées, confondues, cèdent à la sombre violence qui les
+écrase et se laissent dévorer par le remords sans repentir: le remords,
+ce démon trompeur qui jamais ne parle avant l'acte, mais qui, l'acte
+accompli, vient crier: «Je t'avais averti!» Vain reproche! Une âme
+brûlante, inflexible, se révolte: le faible seul se repent!»
+
+--Eh! oui, le faible seul se repent! répéta-t-il avec une violence telle
+qu'un observateur eût pu penser que James Mac Carthy n'était pas bien
+sûr de son assertion.
+
+Un écho lointain répondit à diverses reprises:
+
+--Le faible seul se repent!
+
+Cette répercussion de ses propres paroles causa un tressaillement au
+jeune homme; tant il est vrai qu'elles sont, grâce à Dieu, bien rares
+ces natures perverses que n'émeut pas, plus ou moins, la perspective
+d'un forfait.
+
+Mac Carthy se retourna.
+
+Un personnage de grande stature était debout à quelques pas de lui.
+
+C'était un Indien armé en guerre. Il tenait à la main une carabine
+longue de six pieds, et, à son côté, on voyait pendre, sur sa tunique de
+peau de daim, la lame d'un sabre de cavalerie.
+
+Dans une touffe de cheveux, fixée droite au-dessus de sa tête, il
+portait deux fortes plumes que la brise du soir balançait contre chacune
+de ses joues.
+
+Ces plumes indiquaient un chef; les zébrures multicolores qui lui
+sillonnaient le visage apprirent aussitôt à Mac Carthy que ce chef avait
+nom Kit-chi-ou-a-pous, le Grand-Lièvre.
+
+Surmontant l'impression première qu'il avait ressentie à cette rencontre
+inopinée, James marcha vers le chef et allongea le bras pour lui frapper
+dans la main, en signe d'amitié, suivant la coutume usitée parmi les
+Indiens de la baie d'Hudson.
+
+Mais, loin de répondre à ce témoignage de bienveillance, le sauvage
+recula dédaigneusement d'un pas, en disant dans l'idiome des
+Chippiouais:
+
+--Les Anglais sont des méchants (_câhin nischischin Saganosch_)!
+
+--J'apporte des présents au plus illustre des sagamos, dit Mac Carthy
+sans paraître ni avoir remarqué le mouvement du Grand-Lièvre, ni avoir
+compris ses paroles.
+
+--Et, continua celui-ci d'un ton méprisant, les demi-sang sont lâches,
+mous comme des femmes, poltrons comme des veaux marins. Ils ont la
+langue crochue.
+
+--Voici du tabac des blancs, bien meilleur que le _segokimac_ [15], pour
+remplir le _skipertogan_ [16] de mon frère.
+
+[Note 15: C'est le nom donné par les Chippiouais à un arbrisseau rampant
+comme la vigne vierge, dont la feuille séchée leur sert de tabac.
+Ils emploient aussi l'écorce d'une espèce de saule appelée par les
+Canadiens-Français _bois rouge_. Quant à la première plante, les
+Canadiens la nomment «sac-à-commis,» parce que notre mot _tabac_ se
+traduit par _sakacomis_ dans quelques dialectes indiens.]
+
+[Note 16: Sac à tabac.]
+
+Kit-chi-ou-a-pous fit un geste de refus.
+
+--J'ai aussi pour mon frère un sac de poudre et une bouteille
+d'eau-de-feu, poursuivit intrépidement l'avocat.
+
+--Je ne veux rien d'un chien de métis, répliqua sèchement l'Indien.
+
+Mac Carthy reçut l'insulte sans broncher; il s'y attendait.
+
+--Mon frère, reprit-il doucement, consentira-t-il à me prêter son
+oreille?
+
+--Kit-chi-ou-a-pous n'aime pas les mensonges.
+
+--Je donnerai une grande nouvelle à mon frère.
+
+--Nouvelle de bois-brûlé, nouvelle de fausseté, répondit
+sentencieusement le Chippiouais.
+
+--Que mon frère m'écoute.
+
+--L'esprit de Kit-chi-ou-a-pous est fermé aux discours de ceux qui
+tiennent aux blancs par le sang de leur père ou de leur mère.
+
+--Il s'ouvrira à ma proposition.
+
+--Mon frère a la vanité des sangs-mêlés, fit le Peau-Rouge en haussant
+les épaules.
+
+--Parce qu'il parle au sagamo le plus noble, le plus vaillant, le plus
+hardi qui ait jamais foulé ces contrées, repartit imperturbablement Mac
+Carthy.
+
+Et, s'apercevant que sa flatterie produisait l'effet qu'il attendait, il
+ajouta:
+
+--Le nom de mon frère est partout redouté, du nord au sud, de l'est à
+l'ouest. Quand il élève la voix, Peaux-Rouges et Peaux-Blanches, tout
+tremble comme à la voix du tonnerre; quand il arme sa carabine, les
+ours se réfugient au plus profond de leur-tanière; quand il apprête son
+harpon, la baleine plonge en mugissant dans les abîmes de la mer; quand
+il déterre la hache de la guerre, ses ennemis fuient au loin comme une
+troupe de faons timides.
+
+Sensible à ces caresses données à son amour-propre, l'Indien redressa
+sa grande taille, et étendant la main dans la direction du fort du
+Prince-de-Galles, il dit avec la superbe d'un Dieu:
+
+--Kit-chi-ou-a-pous est tout puissant dans ces régions; les
+Visages-Pâtes l'apprendront.
+
+--Et c'est pour aider mon frère dans cette oeuvre que je suis venu à
+lui, dit avec rapidité Mac Carthy.
+
+Mais son offre n'eut pas le succès qu'il en espérait.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous ne veut pas de l'aide d'un métis, lui fut-il
+répliqué durement.
+
+--Je sais que mon frère a des guerriers braves...
+
+--Il en a trois fois cinquante, interrompit le Grand-Lièvre.
+
+--C'est afin de les mener à la factorerie...
+
+--Ils en connaissent le chemin.
+
+--Oui, mais moi je leur indiquerai le moyen de pénétrer dans le fort.
+
+Pour la première fois, depuis cet entretien, Kit-chi-ou-a-pous daigna
+abaisser les yeux sur le visage de son interlocuteur.
+
+--Je croyais, dit-il en le regardant fixement, que mon frère appartenait
+aux gens du fort.
+
+--Ils m'ont insulté, dit James.
+
+--Insulter un demi-sang, c'est bien fait, dit l'Indien.
+
+Digérant l'affront, Mac Carthy répliqua seulement:
+
+--Si un autre que mon frère osait me parler ainsi, il paierait cher son
+audace.
+
+--Pourquoi alors ne t'es-tu pas vengé? reprit la Peau-Rouge.
+
+--C'est le désir de me venger qui m'a conduit à toi.
+
+--Ouah! fit le sauvage d'un ton dubitatif.
+
+--Oui, appuya Mac Carthy. J'étais présent quand tu fus chassé
+indignement de la factorerie...
+
+--Jamais on ne m'a chassé! s'écria le sauvage avec une incomparable
+fierté.
+
+--Cependant, dit James, j'ai vu dans ton coeur, Kit-chi-ou-a-pous. Il
+est gros de ressentiments, et si tu pouvais t'introduire dans le fort du
+Prince-de-Galles, tu ferais expier aux Anglais les dommages qu'ils t'ont
+causés.
+
+--Ton discours est droit, Double-Langue, répondit le Peau-Rouge.
+
+--Eh bien, moi, je me charge de t'y faire entrer, dès demain.
+
+--Quel est ton dessein?
+
+--Qu'importe, pourvu qu'il serve celui de mon frère, répliqua
+adroitement Mac Carthy.
+
+Croisant les bras sur sa poitrine, l'Indien ferma à demi les yeux, d'un
+air rêveur.
+
+--Mon frère, insinua James, veut probablement connaître le moyen que
+j'emploierai pour lui livrer le fort?
+
+Le Grand-Lièvre demeurant silencieux, il poursuivit:
+
+--Une des femmes de l'ancien chef m'est toute dévouée.
+
+--L'ancien chef! fit Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Oui, car il est mort.
+
+--Dent-de-Loup est mort! s'écria le sauvage avec une inflexion de
+surprise et de haine.
+
+Mac Carthy se méprit sur ce mouvement. Il crut que le sauvage, satisfait
+de la nouvelle, allait consentir à ses projets de vengeance.
+
+--Mon frère, dit-il, ignore que la factorerie renferme des armes de la
+poudre pour armer ses valeureux Chippiouais et de la liqueur qui rend
+l'homme heureux.
+
+--Dent-de-Loup est mort! répéta le chef. Mon frère dit-il vrai?
+
+--Je dis vrai.
+
+--Mais comment est-il mort?
+
+--C'est moi qui l'ai tué, répondit James avec un odieux cynisme.
+
+--D'où vient que mon frère a tué Dent-de-Loup! reprit le chef d'un ton
+méfiant.
+
+--Parce qu'il m'avait frappé, dit Mac Carthy.
+
+--Alors, continua finement l'Indien, Double-Langue n'a plus de raison
+pour vouloir entraîner les Chippiouais à Churchill.
+
+James devina la ruse.
+
+--Au contraire, dit-il en souriant, car le sous-chef-facteur m'a fait
+une injure... une injure que je ne pardonnerai jamais!
+
+--Et mon frère est sûr de cette squaw?...
+
+Mac Carthy allait dire: «C'est ma mère!» mais l'orgueil arrêta le mot
+sur ses lèvres.
+
+--Oui, je réponds d'elle, dit-il.
+
+--Est-ce une Peau-Blanche, ou une Peau-Rouge?
+
+--Elle est, répliqua indifféremment James, de la tribu de mon frère: on
+la nomme Alanck-ou-a-bi.
+
+--Alanck-ou-a-bi! hurla le Grand-Lièvre avec une fureur qui fit frémir
+Mac Carthy.
+
+--Mon frère la connaît donc? balbutia-t-il.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous connaît tous les hommes et toutes les femmes de
+sa race, répondit alors l'Indien avec un calme bien opposé à l'accès
+d'exaspération qu'il avait eu un moment auparavant.
+
+Si corrompu que fût l'avocat, ce calme subit lui donna le frisson.
+
+Initié aux moeurs des Indiens, il ne pouvait se méprendre sur la portée
+de ces deux mouvements aussi brusques que tranchés.
+
+Et vraiment, lui, l'égoïste, le cruel, il se sentit avoir peur pour la
+femme dont il venait de prononcer le nom.
+
+Ce fut le Grand-Lièvre qui renoua la conversation.
+
+--Mon frère, dit-il froidement, est le _neconnis_ [17] d'Alanck-ou-a-bi?
+
+[Note 17: En Chippiouais, on emploie ce terme pour signifier _ami_ ou
+_amant_.]
+
+--Alanck-ou-a-bi est mon esclave, répliqua James, sans remarquer une
+contraction nerveuse dont les membres de son interlocuteur furent
+aussitôt agités.
+
+Mais ce nouveau symptôme d'irritation eut la durée de l'éclair.
+
+D'une voix inaltérée Kit-chi-ou-a-pous reprit:
+
+--Mon frère a confiance en elle?
+
+--Oh! une confiance entière. Alanck-ou-a-bi mourrait sur un brasier de
+charbons ardents plutôt que de me trahir jamais.
+
+Comme il achevait, une explosion formidable, comme si elle eût
+été produite par la décharge de cent pièces d'artillerie, ébranla
+l'atmosphère.
+
+Le chef sauvage tomba en même temps sur la neige en proférant des cris
+affreux.
+
+--L'imbécile! Faut-il en être réduit à se servir de pareilles brutes!
+ricanait James Mac Carthy.
+
+
+
+
+ CHAPITRE VIII
+
+ LES CHIPPIOUAIS
+
+
+Bientôt l'Indien, cessant ses contorsions, demeura étendu comme mort, la
+face tournée vers le sol.
+
+Mac Carthy suspendit son rire pour se jeter à terre et s'y tenir
+immobile, dans la même position que celui dont il se moquait une seconde
+auparavant.
+
+A la détonation avait succédé un long mugissement, lequel, descendant du
+nord vers le sud, augmentait avec une rapidité inouïe.
+
+L'explosion, elle avait été produite par l'éruption d'un _volcan de
+glace_; le mugissement, une bordée de la bise septentrionale le causait.
+
+Ces termes, usités par les trappeurs canadiens-français ont besoin d'une
+explication. La voici:
+
+Sous les latitudes élevées du nord, l'hiver accumule, au bord de la
+mer ou aux embouchures des grands fleuves des montagnes de glaçons, que
+l'intensité du froid fait parfois éclater avec un bruit foudroyant, et
+qui, tels que des cratères, lancent alors, à des distances prodigieuses
+des monceaux de débris [18].
+
+[Note 18: On trouvera, sur ces singulières éruptions, des détails très
+précis dans la _Vierge Esguimaue_ (en préparation).]
+
+Vienne une rafale, un coup de vent, et ces débris, enlevés comme par
+une trombe, sont chassés dans l'espace, roulés au loin à travers les
+sauvages solitudes de la côte.
+
+Neige, glace, parcelles de terre, fragments de roches, emplissent l'air,
+et plus terribles, plus impitoyables que les sables africains entraînés
+par le simoun ou le sirocco, engloutissent, anéantissent tout ce qui
+s'oppose à leur passage.
+
+Bordées, nomment ces désastreux tourbillons les rôdeurs du désert
+américain, dans leur langage si éloquemment imagé.
+
+Et, furieuse, tonnante, fut la bordée qui passa à quelques pieds
+au-dessus de nos deux hommes, un moment après que Mac Carthy eut imité
+l'exemple du Grand-Lièvre.
+
+--Ouf! fit le premier en se relevant, il faut avoir vraiment le diable
+au corps pour vivre dans cet enfer de pays.
+
+--Mon frère a-t-il vu le Géant? demanda Kit-chi-ou-a-pous en regardant
+avec terreur autour de lui.
+
+--Quel géant? dit James.
+
+--Celui qui habite Ou-a-con-ti-bi.
+
+--Ou-a-con-ti-bi? Je ne comprends pas.
+
+--C'est la caverne des Esprits qui souffle la tempête sur les hommes
+méchants [19].
+
+[Note 19: L'idée que les vents, les orages, sont produits par des
+géante puissants, renfermés dans une caverne, existe chez la plupart des
+sauvages septentrionaux, même chez les Labradoriens, les Groenlandais et
+les Esquimaux. Fait bien remarquable! Je laisse au lecteur le soin d'en
+tirer ses déductions. Mais on conviendra qu'il plaide encore contre les
+ethnographes qui veulent voir dans les Américains une race originale.]
+
+Mac Carthy haussa les épaules.
+
+--Et mon frère a visité cette caverne, sans doute? dit-il.
+
+--Jamais, répondit solennellement le Grand-Lièvre, jamais ni homme rouge
+ni homme blanc n'y est entré.
+
+--Vraiment!
+
+--Moi seul, reprit le sauvage d'un ton grave, moi seul ai rencontré
+un jour le chef des géants; c'est lui qui m'a donné en présent mon
+_mokeatogan_.
+
+En disant ces mots, l'Indien indiquait du doigt le sabre pendu à son
+côté.
+
+Mac Carthy contint à grand'peine une violente envie de rire.
+
+Pour dissimuler son air railleur, il se mit à examiner l'arme du sagamo.
+
+Et, après un instant de silence, il s'écria:
+
+--Voilà l'instrument qui procurera la victoire à mon frère.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous n'a pas besoin de son mokeatogan pour être toujours
+victorieux, répliqua hautainement le Chippiouais.
+
+Puis, il ajouta:
+
+--Double-Langue, tu vas me suivre. Mais si tes paroles ne sont pas
+aussi blanches que cette neige répandue devant nous; si tu es venu pour
+attirer mes guerriers dans une embuscade, avant que le soleil ait paru
+quatre fois à l'horizon, avant que la lune ait quatre fois pris son bain
+dans le lac salé, tu arroseras de ton sang les ruines fumantes du fort
+du Prince-de-Galles.
+
+--Quand mon frère me connaîtra, il cessera de m'appeler Double-Langue,
+répondit Mac Carthy.
+
+Le Grand-Lièvre prit alors, dans sa poudrière en corne de boeuf musqué,
+une mèche de pesogan, sorte de mousseron desséché, y mit le feu, au
+moyen d'un silex et de son sabre, et alluma son calumet.
+
+James pensait qu'il lui présenterait la pipe, en signe d'alliance; mais
+l'Indien n'en fit rien.
+
+Ils marchèrent silencieusement pendant dix minutes et arrivèrent au camp
+des Chippiouais.
+
+C'était un groupe de huttes creusées sous la neige, dont les toits
+coniques ne dépassaient le sol que de deux ou trois pieds, afin que
+les habitations fussent à l'abri des effroyables ouragans qui ravagent
+fréquemment ces tristes contrées.
+
+Quelques chiens-loups, occupés à dévorer une carcasse, faisaient seuls
+sentinelle.
+
+Mais leur garde valait assurément bien celle des hommes; car à peine
+Kit-chi-ou-a-pous et son compagnon eurent-ils pénétré dans le camp, que,
+quittant leur proie, ces animaux se précipitèrent sur eux, en aboyant
+avec fureur.
+
+Aussitôt, une légion de têtes hideuses et menaçantes parurent à l'entrée
+des cabanes.
+
+Le Grand-Lièvre repoussait les chiens à coups de crosse, en vociférant:
+
+--_Te-kachi, alim_!
+
+Qu'on peut traduire par:
+
+--Allez-vous-en, cagnes!
+
+Mac Carthy essayait bien d'en faire autant; mais il n'y arrivait pas
+sans quelques accrocs à ses mitas, voire au gras de ses jambes.
+
+Il se vit même obligé,--pour se débarrasser d'un de ses ennemis trop
+acharné,--de jouer du couteau. Son audace eût pu lui coûter cher, car,
+loin de mettre en fuite les voraces animaux, l'exécution sommaire de
+quelques-uns enflamma le reste d'une telle rage, qu'ils eussent
+infailliblement dévoré l'imprudent, n'eût été l'intervention des
+propriétaires.
+
+Encore plusieurs minutes s'écoulèrent-elles,--au grand détriment de leur
+antagoniste,--avant qu'on réussit à les calmer.
+
+Le vacarme de ces animaux forcenés attira au dehors une nuée d'hommes,
+de femmes et d'enfants, à demi nus malgré l'inclémence du temps,
+dont les laides et sombres silhouettes se dessinaient, en contraste
+fantastique, sur la blancheur de la plaine, aux rouges clartés des
+torches de résine dont plusieurs étaient munis.
+
+Les hurlements de ces féroces créatures, en voyant l'étranger, ne
+pouvaient se comparer qu'à ceux de leurs redoutables chiens-loups.
+
+Enfin, le malheureux Mac Carthy,--les vêtements en lambeaux, le corps
+tout sanglant,--put, en se couchant presque sur le ventre, s'introduire
+dans l'une des huttes.
+
+Mais, quelques douleurs que lui causassent les blessures qu'il avait
+reçues, quelque effroi qu'il eût de ceux qui les lui avaient faites,
+il recula tout d'abord, et se sentit pris d'un invincible dégoût en
+allongeant la tête dans la cabane.
+
+Une odeur infecte de détritus et de viandes corrompues l'envahissait
+tout entière et sortait péniblement, en vapeurs épaisses, impénétrables
+à l'oeil par l'étroite ouverture affectée à la porte.
+
+--Mon frère ne veut-il pas avancer? dit Kit-chi-ou-a-pous en la poussant
+du pied.
+
+Mac Carthy eût bien plutôt voulu se retirer, protester; mais, à demi
+asphyxié par les miasmes pestilentiels qui se pressaient sous son
+nerf olfactif, inondaient sa gorge, il se trouva, sans savoir comment,
+précipité au milieu même du wigwam, près d'un feu au-dessus duquel était
+suspendue la plus étonnante marmite qui se fût jamais vue.
+
+Cette marmite était formée par l'estomac d'un gros animal. Le
+bouillonnement qui s'en échappait annonçait qu'il était plein de liquide
+en ébullition. Mac Carthy remarqua aussitôt deux femmes et trois jeunes
+enfants activement occupés à mâcher des graillons, qu'ils plongeaient
+dans leur étrange chaudière dès qu'ils étaient arrivés à un certain
+degré de malléabilité.
+
+Une fumée intense régnait dans la pièce souterraine, et l'obscurité
+était à peine combattue par les lueurs ardentes du brasier.
+
+Cependant, quand, après un instant, le jeune homme se fut un peu habitué
+aux senteurs écoeurantes et à la pénombre du local, il découvrit que
+c'était une chambre longue de douze à quinze pieds, sur sept ou huit
+de large, creusée dans le sol et voûtée au moyen de branches de pin
+recouvertes de glaise et de neige.
+
+On y voyait plusieurs canots d'écorce rangés contre l'une des parois de
+la muraille; au-dessus étaient accrochés des pagaies, des filets, des
+harpons grossièrement fabriqués. Dans le fond pendaient, suspendus à la
+voûte, des quartiers de venaison, des tranches ou des darnes de saumon,
+sous lesquels séchaient des _lots_ de pelleteries.
+
+Le long du mur opposé aux canots, des cadres, divisés par des
+compartiments de sapinage, composaient les lits des habitants de la
+hutte. Et près de ces lits différentes armes étaient disposées en
+faisceaux. Il y avait des fusils, des pistolets, mêlés à des arcs, des
+flèches, des haches, des lances, des casse-têtes et des coutelas.
+
+A la tête de l'un des cadres, deux plumes d'aigle fichées en sautoir,
+comme pour servir de support à une tête d'ours, indiquaient la couche du
+chef ou _okema_.
+
+Devant le foyer, un siège bas et large, drapé d'une riche fourrure et
+alors inoccupé, annonçait aussi la place de l'okema.
+
+Quoique jeunes et mises avec une sorte de coquetterie, les deux femmes
+étaient peu faites pour inspirer l'amour. Elles avaient le visage
+violemment tanné, le front étroit, fuyant en arrière, les joues creuses,
+aux pommettes saillantes, la bouche grande et le nez aplati. Leurs
+oreilles, tendues par de lourds anneaux de fer, descendaient presque sur
+les épaules. Des coquilles bleues et rouges étaient enfilées dans les
+tresses de leurs cheveux noirs, séparés par une raie au sommet du front,
+et qui flottaient en deux nattes sur leur dos.
+
+L'_ouabiouou_, couverture nationale, en peau de cygne, brodée avec de la
+passementerie écarlate et des grains de verre multicolores, constituait
+leur vêtement principal.
+
+Au col, elles portaient des colliers de ouampums.
+
+Les marmots, qui travaillaient avec elles à mastiquer des morceaux de
+graisse, étaient presque nus.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous a faim, dit le sagamo en s'adressant à ces femmes.
+
+Aussitôt les enfants se retirèrent au bout de la hutte.
+
+Le chef s'assit sur son escabeau, et désigna à Mac Carthy une place vis
+à vis de lui.
+
+Il n'avait pas quitté ses armes. James crut devoir agir de même.
+
+Les squaws enlevèrent du feu l'estomac et le portèrent entre les deux
+convives, à l'aide des petites fourches qui avaient servi à le cuire.
+
+--Voici ton mets, mon frère, dit le Grand-Lièvre à Mac Carthy, en
+s'armant d'une _poche_ faite avec une espèce de buis nommé pour cette
+raison _bois à cuiller_ par les trappeurs canadiens-français.
+
+Et, sans plus s'inquiéter de son hôte, le Chippiouais se mit à vider le
+contenu du viscère avec une rapidité merveilleuse.
+
+L'avocat avait grand'faim. Le parfum qui s'exhalait de la soupe
+aiguisait encore son appétit, développé par un jeûne de plus de quinze
+heures; et, quoique élevé parmi les civilisés, il ne se sentait aucune
+répugnance à ce mélange d'eau, de suif et d'herbes aromatiques préparé
+par les dents de deux sales Indiennes et de leurs babouins plus immondes
+encore, dans l'estomac d'un daim.
+
+Mais notre homme était fort embarrassé. Son amphitryon le traitait
+un peu bien comme le renard avait traité la cigogne de la fable. Soit
+mégarde, soit malignité,--et les Indiens sont très-mystificateurs, Mac
+Carthy le savait,--Kit-chi-ou-a-pous avait oublié de lui donner une
+cuiller.
+
+L'avocat se garda, avec raison, d'en demander une. C'eût été s'abaisser
+dans l'esprit du sagamo, qui, d'ailleurs, eût sans doute fait la sourde
+oreille.
+
+Imposant donc silence aux tiraillements de ses entrailles, il attendit
+patiemment qu'il plût au Grand-Lièvre de le restaurer.
+
+Après avoir absorbé la plus grande partie de sa pâtée, celui-ci parut
+s'apercevoir, tout à coup, de l'inadvertance qu'il avait commise.
+
+--Mon frère ne mange donc pas? hô-hô! fit-il en exprimant en même temps,
+par cette exclamation, la jouissance qu'il éprouvait à savourer la
+nourriture.
+
+Deux fois de suite il plongea encore la cuiller dans l'estomac, la
+retira pleine à déborder, l'engouffra dans sa vaste bouche et ajouta, en
+tendant l'ustensile à Mac Carthy, mais non sans lancer un coup d'oeil de
+regret à la bouillie:
+
+--Oissine (mange).
+
+L'avocat ne se le fit point répéter.
+
+Il dévora le rogaton avec moins d'intrépidité et plus de plaisir qu'il
+ne l'avait cru [20].
+
+[Note 20: Rien d'étonnant à cela; le dégoût qu'inspire à un étranger
+la préparation première étant surmonté, la soupe d'estomac constitue un
+mets succulent. La plupart des voyageurs, comme Franklin, le prince de
+Neuwied, Samuel Hearne, l'affirment. Ce dernier va jusqu'à dire que «les
+palais même les plus délicats le trouveraient fort agréable.» Tout est
+d'ailleurs affaire d'habitude. Sans parler de ces fromages bien faits,
+de ces viandes faisandées qui 'font nos délices, qu'on songe à la
+fabrication du vin, du sucre, du pain, etc., et l'on conviendra qu'il ne
+faut pas trop plaindre les pauvres sauvages!]
+
+Pendant ce temps l'Indien fumait son calumet.
+
+Lorsque Mac Carthy fut rassasié, le Grand-Lièvre fit signe à ses squaws,
+qui se jetèrent, comme des louves affamées, sur les débris du repas et
+les expédièrent en quelques minutes avec leurs enfants.
+
+James alors sortit de son carnier une gourde au ventre rebondi, sur
+laquelle Kit-chi-ou-a-pous arrêta immédiatement un regard avide.
+
+--Mon frère acceptera-t-il une gorgée d'eau-de-feu! fit l'avocat, en
+débouchant la gourde.
+
+--_Nebbi-scutta_!
+
+--Oui, de l'eau-de-feu! répondit Mac Carthy à cette question.
+
+--J'en accepterai, dit le sagamo.
+
+James lui tendit la gourde qu'il saisit avec empressement et porta à ses
+lèvres.
+
+Mais, s'arrêtant soudain sans goûter au liquide:
+
+--Que mon frère, dit-il, boive le premier.
+
+Mac Carthy comprit que le Grand-Lièvre avait peur que la gourde ne
+contînt du poison.
+
+Pour le rassurer, il la reprit, tira de sa carnassière une petite tasse
+en cuir, y versa du whiskey, le but, et repassa le flacon à son hôte.
+
+Mais la méfiance de celui-ci n'était pas vaincue. Supposant probablement
+que le goulot de la gourde pouvait être empoisonné, il fit signe qu'il
+voulait la tasse.
+
+L'ayant reçue, il la remplit, et, d'un trait, en avala le contenu.
+
+--Hô! hô! exclama-t-il voluptueusement après, en faisant claquer sa
+langue contre son palais.
+
+Mac Carthy crut le moment favorable pour renouveler sa proposition.
+
+--Mon frère, dit-il, est-il décidé à me suivre au fort du
+Prince-de-Galles?
+
+--Quand le soleil se lèvera, Kit-chi-ou-a-pous assemblera son conseil
+de guerre, répondit laconiquement le Peau-Rouge, en ingurgitant une
+nouvelle tasse de whiskey. A cette deuxième en succéda une autre, puis
+une autre; puis le Grand-Lièvre, à moitié ivre, dit à Mac Carthy:
+
+--Si mon frère veut pour sa couche une esclave, j'en ai de plus belles
+et surtout de plus jeunes qu'Alanck-ou-a-bi?
+
+James fit un geste de refus.
+
+Le sagamo continua, après avoir caressé cette fois la gourde à pleine
+bouche.
+
+--Si mon frère n'était pas un demi-sang, je lui offrirais une de mes
+propres squaws, suivant l'usage; mais...
+
+Sans achever, le chef chippiouais laissa tomber le flacon, roula de son
+siège près du feu, où il s'endormit profondément.
+
+
+
+
+ CHAPITRE IX
+
+ LES CHIPPIOUAIS (suite)
+
+
+Accablé de fatigue, Mac Carthy ne tarda pas à céder au sommeil.
+
+Il se jeta tout habillé sur un cadre, en ayant soin de placer ses armes
+à sa portée.
+
+Peu confiant dans la loyauté de son hôte, il espérait avoir l'oeil et
+l'oreille au guet. Il comptait sans les droits de la nature. Une nuit
+passée en plein air, à parcourir des sentiers difficiles, jointe à une
+longue journée de marche, l'avait abattu. Au lieu de veiller, il tomba
+dans un profond assoupissement.
+
+Déjà depuis plusieurs heures, James était dans cet état, quand il
+s'éveilla tout à coup sous l'étreinte d'une vive douleur.
+
+Instinctivement, Mac Carthy voulut étendre la main, saisir ses armes.
+Mais alors il s'aperçut qu'on lui avait garrotté les poings et les
+pieds.
+
+Jetant les regards autour de lui, il vit Kit-chi-ou-a-pous qui fumait
+avec calme près du feu.
+
+--Tu as manqué aux lois de l'hospitalité! cria-t-il, en faisant des
+efforts pour rompre ses liens.
+
+L'Indien sourit.
+
+--Il n'y a pas de lois, dit-il, pour les demi-sang.
+
+Mac Carthy ne savait que trop combien les Peaux-Rouges méprisent les
+métis. Cessant donc de se débattre, il essaya d'obtenir par la douceur
+ce que la violence ne pouvait lui faire gagner.
+
+--Pourquoi, dit-il, mon frère m'a-t-il attaché? Ne suis-je pas son ami?
+
+--Double-Langue, répondit le sagamo, n'est ni le frère, ni l'ami d'un
+Chippiouais. C'est un fils de chien et de renarde.
+
+--Le noble Kit-chi-ou-a-pous n'a donc pas foi en ma parole?
+
+--L'eau trouble cache souvent des serpents venimeux.
+
+--J'ai partagé le festin de Kit-chi-ou-a-pous, et il a bu à ma gourde.
+Que diront ses guerriers quand ils apprendront comment il m'a traité?
+
+--Ses guerriers diront qu'il a eu la prudence du cheval et la finesse du
+lynx. Au lever du soleil, Double-Langue jugera.
+
+--Tu me rendras ma liberté? fit avidement Mac Carthy.
+
+Le sauvage ne répondit pas.
+
+--Et, continua l'avocat, je te mènerai, comme je te l'ai promis, au fort
+du Prince-de-Galles.
+
+Kit-chi-ou-a-pous hocha la tête comme s'il voulait dire:
+
+--Nous verrons.
+
+Puis il se leva, alluma une torche de résine et la ficha dans le mur,
+près d'un fragment de miroir qu'il avait probablement acheté à quelque
+comptoir de la Compagnie de la baie d'Hudson.
+
+Prenant ensuite, dans son sac à médecine, un morceau de fil de laiton,
+il le roula on forme de tire-bouchon autour d'une aiguille.
+
+Sa vis terminée, il la promena gravement sous son menton où croissaient
+quelques maigres touffes de poil. A mesure que ces poils s'engageaient
+dans les pas de la vis, il la pressait entre le pouce et l'index, et,
+par un coup sec, rapide, il extirpait la végétation.
+
+Malgré les périls de sa situation, et quoique le Grand-Lièvre procédât
+à cette opération avec dextérité une promptitude qui eussent honoré un
+épilateur de profession, Mac Carthy ne pouvait s'empêcher de rire.
+
+Heureusement que, tout entier à sa besogne, Kit-chi-ou-a-pous ne le
+remarqua point.
+
+Quand il eut fini, notre Chippiouais prit encore, dans son sac à
+médecine, une petite bourse en peau, qu'il vida sur un plateau en écorce
+de cèdre.
+
+La bourse renfermait une poudre fine qui n'était autre chose que du noir
+animal.
+
+Ce noir, le Grand-Lièvre le délaya avec un peu d'eau et en fit une
+teinture dont il se couvrit le visage, le cou, les bras et la poitrine,
+jusqu'à la ceinture.
+
+Après quoi, il rajusta les plumes d'aigle dans ses cheveux, arrangea son
+collier de dents de morse, et saisit une hache en silex, sur le manche
+de laquelle on avait peint des serpentins alternativement rouges et
+verts.
+
+Comme il achevait ces préparatifs, l'aurore parut à travers les pierres
+qui bouchaient l'entrée de la cabane.
+
+Kit-chi-ou-a-pous brandit sa hache et poussa un hurlement intraduisible
+dans notre langue.
+
+Jusque-là les deux femmes et les enfants n'avaient bougé ni soufflé mot;
+à ce cri, ils répliquèrent par des chants bizarres et en dansant devant
+le chef.
+
+Lève-toi! dit-il à Mac Carthy.
+
+Le jeune homme montra les liens qu'il avait aux pieds.
+
+Aussitôt, d'un coup de sa hache, et avec une précision incomparable, il
+les fit sauter, sans effleurer seulement l'épiderme du captif.
+
+--Marche! lui ordonna-t-il ensuite en le poussant hors de la hutte.
+
+Le Grand-Lièvre sortit derrière Mac Carthy.
+
+Une foule de sauvages semblait attendre leur arrivée.
+
+Le temps était froid, le ciel lourd, couvert.
+
+L'apparition du chef et de son prisonnier fut saluée par des
+vociférations effroyables, auxquelles les aboiements des chiens
+donnaient un cachet plus horrible encore.
+
+Malgré la rigueur de l'atmosphère, Kit-chi-ou-a-pous n'avait pour tout
+vêtement qu'un court jupon de peau de boeuf qui lui ceignait les reins.
+
+Conduisant toujours Mac Carthy devant lui, il monta sur le toit d'une
+cabane plus élevée que les autres, et força James de s'asseoir à ses
+pieds dans la neige.
+
+Plus de deux cents Chippiouais, hommes et femmes entourèrent aussitôt
+l'okema [21].
+
+[Note 21: Chef.]
+
+--Frères, dit-il, les ossements de nos compatriotes morts, tués par les
+Visages-Pâles, restent à découvert. Ils nous appellent pour venger leurs
+insultes; tarderons-nous à les satisfaire?
+
+--Ka! ka! (Non! non!) répondit unanimement l'assemblée.
+
+L'orateur reprit:
+
+--Les esprits de nos aïeux sont irrités contre nous; il les faut
+apaiser. Vous l'avez vu, au soleil couchant, Matcho-Manitou, le méchant
+génie, a soufflé la colère sur nous. Il est temps de calmer sa fureur.
+Allons chercher les ennemis de nos frères égorgés! Allons! et dévorons
+ceux qui les ont tués! Ne demeurez pas davantage oisifs! Livrez-vous
+à l'impulsion de votre valeur naturelle, et que les Visages-Pâles
+apprennent que vous êtes des hommes! Oignez vos cheveux, peignez vos
+faces, remplissez vos carquois; que les forêts retentissent de vos
+chansons guerrières pour consoler les esprits des morts et leur
+apprendre qu'ils vont être vengés!
+
+--_Eo! eo!_ Oui! oui! firent les auditeurs avec enthousiasme.
+
+Enchanté de l'effet qu'il avait produit, le Grand-Lièvre continua:
+
+--Hier, je me suis emparé de ce demi-sang. Il nous conduira à
+l'établissement des blancs; il a promis de nous y introduire; mais que
+chacun veille sur lui, que chacun se défie de lui; car, vous le voyez,
+il appartient à une race maudite!
+
+Ces paroles soulevèrent contre le métis une tempête d'imprécations et de
+menaces.
+
+Après avoir calmé l'effervescence des Chippiouais, Kit-chi-ou-a-pous
+ajouta:
+
+--Nous allons tenir un grand conseil de guerre; pendant ce temps, vous
+garderez le captif; mais si l'un de vous le blessait, je lui casserais
+la tête avec mon tomahawk.
+
+Après ces mots, le Grand-Lièvre descendit de sa tribune, et entra, avec
+six chefs, dans la cabane du haut de laquelle il avait parlé.
+
+L'intérieur de cette cabane n'avait rien de particulier. Un petit feu
+brûlait au centre. Les sagamos s'accroupirent sur les talons autour de
+ce feu.
+
+Kit-chi-ou-a-pous, après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, qu'il
+lança vers le levant, et après avoir dit que son prisonnier, Mac Carthy,
+avait promis de les faire entrer dans le fort du Prince-de-Galles en
+échange de sa liberté, demanda aux sachems s'ils jugeaient convenable
+d'entreprendre cette expédition.
+
+La plupart répondirent affirmativement.
+
+Mais l'un d'eux, qui remplissait dans la tribu les fonctions de
+jongleur, fut d'un avis différent.
+
+La discussion s'animant, le Grand-Lièvre insulta le jongleur.
+
+--Pointe-de-Flèche, tu n'es qu'un coeur mou, sans vigueur, lui dit-il.
+
+--Je suis prudent, répliqua Pointe-de-Flèche, en portant à sa bouche le
+calumet de Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Tu veux dire lâche! cria l'autre avec plus d'emportement.
+
+Pointe-de-Flèche, à ce moment, retira vivement la pipe de ses lèvres et,
+d'un air assez négligent, cacha dans sa main le bout du tuyau.
+
+--Ne me force point à parler, mon frère, dit-il d'un ton grave.
+
+L'irritation du Grand-Lièvre redoubla.
+
+--Quel est ce langage! proféra-t-il avec fureur, et depuis quand les
+corbeaux osent-ils menacer les aigles!
+
+A ces mots, le jongleur jeta sur Kit-chi-ou-a-pous un regard où se
+trahissait toute la maligne méchanceté de son caractère.
+
+--Tu n'es pas sage, mon frère, dit-il avec une humilité hypocrite.
+
+--Sage! Est-ce toi qui m'apprendras la sagesse?
+
+--Oui, et, crois-moi, renonce à ton projet.
+
+--Plutôt te tuer que d'y renoncer, louveteau, vociféra l'okema.
+
+--Eh bien, que mes frères voient et qu'ils apprécient! dit lentement
+Pointe-de-Flèche, en montrant aux chefs le bout de la pipe qui était
+tout fendillé.
+
+Les Chippiouais firent un mouvement d'effroi.
+
+--Que signifie cela? reprit le jongleur, sinon que Kit-chi-ou-a-pous a
+eu commerce avec Kitchi-Ickoui, pendant sa retraite lunaire [22], et que
+les manitous ne seconderont pas une entreprise commandée par une bouche
+impure.
+
+[Note 22: «Il y a certaines époques où il est interdit aux femmes
+d'habiter dans les mêmes loges que leurs maris... C'est un usage reçu
+dans toutes les tribus.»--Samuel Hearne, _Voyage à l'Océan Nord_, tome
+II.]
+
+Cette accusation changea en rage la colère au Grand-Lièvre.
+
+Se levant tout d'une pièce, il allait se précipiter sur
+Pointe-de-Flèche, quand la porte s'ouvrit subitement pour donner accès à
+une Indienne colossale.
+
+--Kitchi-Ickoui! murmurèrent les assistants.
+
+C'était, en effet, Kitchi-Ickoui, la Grande-Femme, première épouse de
+Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Elle passait pour une beauté sans rivale parmi les Chippiouais, car
+ses oreilles, percées d'un trou qui avait au moins dix centimètres
+de circonférence, pendaient sur ses omoplates comme les oreilles d'un
+éléphant.
+
+Pour acquérir cette rare séduction, Kitchi-Ickoui s'était, de bonne
+heure, habituée à porter de lourds cercles de fer au lobe de ses
+oreilles. Elle possédait, d'ailleurs, un autre charme non moins apprécié
+par ses compatriotes, c'était la dilatation de ses fosses nasales,
+qu'elle était parvenue à étendre jusqu'aux coins de la bouche, à l'aide
+de morceaux de bois introduits, par grandeur progressive, entre les
+ailes et la cloison du nez.
+
+Puis elle avait au moins six pieds de haut, puis elle était forte à
+soulever un bison sur son dos.
+
+Sachez estimer l'admiration dont elle était l'objet dans sa tribu!
+
+Tout cela cependant n'était rien en comparaison d'une qualité, d'un
+trait d'héroïsme qui lui valait l'insigne honneur de siéger au conseil
+des chefs.
+
+Jeune fille encore, Kitchi-Ickoui avait donné une fête de maïs à
+quarante jeunes guerriers, et, après les avoir copieusement régalés,
+elle avait, avec eux, renouvelé l'exploit de Messaline[23].
+
+[Note 23: A l'appui de ces détails, j'invoque le témoignage des
+voyageurs qui ont publié des études sur les moeurs des Chippiouais ou
+Chippeways, comme ils sont improprement nommés en France. Le fait que je
+viens de mentionner est rapporté tout au long par Carver (_Voyage
+dans l'Amérique septentrionale_), qui croit cependant, mais à tort, la
+coutume particulière aux Nadoessis.]
+
+En récompense de sa valeur, la Grande-Femme épousa Kit-chi-ou-a-pous,
+principal sagamo des Chippiouais.
+
+Elle était l'orgueil de son sexe, le modèle proposé à toutes les
+aimables squaws.
+
+L'entrée de cette glorieuse créature dans la salle des délibérations
+produisit une sensation immense.
+
+--Kitchi-Ickoui a, dit-elle, entendu les paroles de Pointe-de-Flèche, et
+elle déclare que sa langue est fausse. Durant les huit derniers jours
+et nuits, elle est restée dans la loge des purifications, sans voir ni
+Kit-chi-ou-a-pous, ni aucun autre homme. Que Pointe-de-Flèche me donne
+le poagan.
+
+Le jongleur jeta aussitôt la pipe au feu, mais un chef la ramassa avant
+que la flamme l'eût touchée et la passa à l'Indienne.
+
+L'ayant examinée, celle-ci dit, en indiquant des traces de dents à
+l'extrémité du chalumeau:
+
+--Ce qui prouve que le discours de Pointe-de-Flèche n'est pas
+droit, c'est que le tuyau n'a pas éclaté, comme il serait advenu si
+l'inculpation était vraie, mais qu'il a été mâché comme un os par un
+chien. Cette assertion, appuyée de la preuve, ramena immédiatement à
+Kit-chi-ou-a-pous l'esprit du conseil.
+
+Le jongleur, couvert de honte, dut quitter la salle, et l'expédition
+proposée par le Grand-Lièvre fut résolue séance tenante.
+
+Les sagamos revinrent sur la place et déclarèrent cette décision à la
+foule.
+
+Leur déclaration fut saluée par des clameurs furibondes.
+
+Le tumulte apaisé, Kit-chi-ou-a-pous s'écria:
+
+--Nous avons donc pris la détermination de déterrer la hache de
+guerre et d'aller surprendre nos vils ennemis, les Visages-Pâles. Nous
+mangerons leur chair et nous boirons leur sang; nous leur arracherons
+leurs chevelures et les amènerons prisonniers ici pour être le jouet
+de nos femmes et de nos enfants; et si nous succombons dans cette noble
+entreprise, nous ne resterons pas étendus sur la neige, la proie des
+bêtes féroces, car ce collier sera la récompense de celui qui enterrera
+les morts.
+
+Avec ces mots, il lança son collier de griffes d'ours et de dents de
+morse au milieu de la multitude.
+
+Un guerrier, d'une apparence robuste, dont plusieurs scalpes ornaient la
+ceinture, se précipita dessus et le releva.
+
+Par cet acte, il exprimait son désir d'être le lieutenant du
+Grand-Lièvre.
+
+--C'est bien, Pied-de-Buffle, dit celui-ci. J'estime et j'aime ta
+vaillance. Adroit à la chasse, habile à la pêche, tu es encore un brave
+guerrier. Nos ennemis l'ont apprise leurs dépens. Ils l'attestent les
+glorieux trophées qui décorent ton wigwam; et si je péris dans cette
+guerre, je serai heureux de t'avoir pour successeur.
+
+Pied-de-Buffle répondit en donnant au sagamo le collier de têtes d'aigle
+que lui-même avait sur la poitrine.
+
+Kit-chi-ou-a-pous fut ensuite conduit processionnellement à la _loge aux
+sueries_; il y resta deux heures, et par une transpiration abondante,
+secondée de rudes frictions avec de la neige, il se débarrassa de
+l'épaisse couche de couleur et de crasse dont il était enduit.
+
+Quand il eut quitté son bain de vapeur, on le mena dans une autre
+cabane, où ses amis l'oignirent de graisse d'ours de la tête aux pieds.
+
+Après quoi ils le peignirent en rouge, et dessinèrent avec du noir,
+sur tout son corps, les figures les plus monstrueuses qu'ils se purent
+imaginer: les unes destinées à effrayer les ennemis, les autres à le
+préserver de leurs coups.
+
+Pendant ce temps, le sagamo chantait ses exploits et ceux de ses
+ancêtres.
+
+Peu à peu, les guerriers qui devaient l'accompagner entonnèrent des
+chants semblables et se prirent à danser autour de lui.
+
+La cérémonie de la peinture achevée, les danses et les chants devinrent
+généraux.
+
+Mais quels chants! quelles danses! Des éclats de voix sauvages à
+épouvanter les animaux féroces; des contorsions comme n'en eut peut-être
+jamais, dans le monde civilisé, un épileptique.
+
+Un banquet de chair de chien et de graisse de caribou couronna la
+solennité.
+
+Mais Kit-chi-ou-a-pous ne prit aucune part à ce festin. Il se contenta
+de fumer devant les convives; car le sagamo était tenu de jeûner
+jusqu'au moment où l'on entrerait en campagne.
+
+Kitchi-Ickoui avait, par une faveur spéciale, été invitée au repas,
+auquel, excepté elle, les hommes seuls pouvaient assister.
+
+Lorsqu'il fut fini, le Grand-Lièvre partit pour aller, suivant l'usage,
+passer la nuit dans la forêt; et sa femme rentra dans leur hutte, où
+l'on avait ramené Mac Carthy toujours garrotté et gardé à vue.
+
+
+
+
+ CHAPITRE X
+
+ LES OBSÈQUES DU GOUVERNEUR
+
+
+Le lendemain de l'infâme tentative dont elle avait failli être la
+victime, madame Robin fut éveillée au matin par un roulement de tambour.
+
+La jeune femme ignorait tout ce qui avait eu lieu durant la nuit.
+
+Elle se leva, mit une fourrure sur ses épaules et s'approcha du poêle,
+où pétillait un feu ardent.
+
+Un deuxième roulement de tambour, dont les notes graves et monotones
+avaient quelque chose de sinistre, puis le son de deux bugles sonnant en
+sourdine un appel, attirèrent l'attention de Victorine.
+
+Elle allait ouvrir la fenêtre pour voir ce qui se passait dans la cour
+du fort, quand on frappa à sa porte.
+
+--Qui est là? demanda la jeune femme en jetant un coup d'oeil sur sa
+toilette du matin.
+
+--Moi, Louis-le-Bon, castors et loutres! répondit de dehors une grosse
+voix joviale.
+
+--Ah! c'est vous, mon ami?
+
+--Peut-on entrer?
+
+--Attendez un peu.
+
+--J'attendrai bien une heure s'il le faut, madame, répliqua la grosse
+voix.
+
+--Oh! je ne vous tiendrai pas si longtemps à la porte; j'achève de
+m'habiller, Louis, reprit madame Robin en passant lestement une robe.
+
+Bientôt elle ajouta:
+
+--Je suis prête, vous pouvez venir.
+
+Louis-le-Bon entra et serra sans façon la main de Victorine.
+
+--Vous avez bien dormi cette nuit, madame? dit-il sous forme de
+question.
+
+--Mais oui, mais oui, mon ami, répondit-elle gaiement. Comparés aux
+endroits où il nous a fallu coucher pendant notre voyage, les lits sont
+excellents ici. Seulement, je ne sais pourquoi, mais j'ai un violent mal
+de tête. Peut-être la chaleur qu'il fait dans cette chambre...
+
+Le trappeur hocha la tête.
+
+--Vous me pardonnerez une demande, dit-il d'un ton embarrassé.
+
+--Mais tout ce que vous voudrez, mon bon Louis.
+
+--Eh bien, est-ce que vous n'avez pas bu quelque chose, hier soir, avant
+de vous coucher?
+
+--Assurément, une tasse de thé, suivant mon habitude.
+
+--Et qui vous l'a donnée?
+
+--Qui me l'a faite? Cette vieille Indienne.
+
+--Je m'en doutais, murmura le chasseur.
+
+--Comme vous dites cela! fit Victorine surprise.
+
+--Est-ce qu'on [24] pourrait voir la tasse? reprit-il.
+
+[Note 24: Au Canada le pronom _on_ est généralement employé à la place
+du pronom personnel _je_ ou _nous_, surtout par la basse classe.]
+
+--La voici, dit madame Robin, lui indiquant une coupe en bois posée sur
+un coffre près de son lit.
+
+--Ah! ah! il faut l'examiner, dit Louis-le-Bon, prenant la coupe, au
+fond de laquelle restait un peu de sucre d'érable en liquéfaction.
+
+Il fit couler ce sucre dans le creux de sa main, s'avança vers la
+fenêtre, considéra le résidu, le goûta et marmotta entre ses dents:
+
+--On en était sûr. C'est du pavot que cette sorcière rouge avait mis
+là-dedans pour endormir...
+
+--Que dites-vous donc? s'enquit madame Robin.
+
+--Je dis, je dis, repartit-il en hésitant, que ce thé a dû vous paraître
+mauvais.
+
+--Il était un peu amer!
+
+--Amer! je crois bien! exclama l'autre.
+
+--Au surplus, je ne l'ai pas trouvé mauvais. Mais dans quel but ces
+questions?
+
+--Oh! rien, rien... une idée! oui, rien qu'une idée, dit Louis-le-Bon
+d'un ton qui démentait ses paroles. Occupée à relever ses cheveux devant
+un petit miroir de poche, Victorine ne remarqua point la préoccupation
+du trappeur.
+
+Pour la troisième fois, le tambour battit dans la cour.
+
+--Qu'y a-t-il donc? demanda la jeune femme.
+
+--Vous ne le savez pas, madame?
+
+--Moi!
+
+--Le gouverneur est mort!
+
+--Comment! Que me dites-vous là? Le gouverneur est mort?
+
+--Oui, M. Mac Carthy.
+
+--Cet homme qui paraissait si bien portant?...
+
+--Il est mort, hier, dans la soirée, tué, dit-on, par son scélérat de
+fils.
+
+--Tué par son fils?
+
+--Oui, madame, un brigand qui...
+
+Louis-le-Bon s'arrêta court, se gratta le front et murmura en aparté:
+
+--Suffit! on s'entend, ours et buffles!
+
+--Mais, dit Victorine, M. Mac Carthy avait plusieurs fils!
+
+--Oh! c'est du commichon [25] que je veux parler; celui qui a été élevé
+aux établissements.
+
+[Note 25: Petit commis, méchant employé.]
+
+A ces mots, madame Robin frémit.
+
+--Vous voudriez parier de M. James? dit-elle avec stupeur.
+
+--Tout juste, madame, tout juste.
+
+--Il aurait... Oh! je ne puis croire cela!
+
+--Le brigand! s'écria Louis-le-Bon avec indignation; le brigand! il en a
+fait bien d'autres!... et si on l'avait laissé...
+
+--Poursuivez!
+
+--Bon, bon, on sait ce qu'on sait, castors et loutres.
+
+--Enfin, ce crime dont vous parlez...
+
+--Oh! reprit le trappeur, pour celui-là on n'a que des soupçons.
+
+--Des soupçons mal fondés, j'en répondrais, car je connais M. James,
+il est l'ami de mon mari, dit Victorine, profitant, avec bonheur,
+de l'occasion qui s'offrait à elle pour justifier un homme qu'elle
+abhorrait, mais qu'elle ne pouvait, cependant, juger capable d'un
+meurtre.
+
+--Mal fondés! mal fondés! grommela le trappeur; ça se peut; en
+attendant, si jamais le gueux me tombe sous la main...
+
+--M. James est-il informé?... commença madame Robin.
+
+--On l'a chassé du poste, interrompit brusquement Louis-le-Bon.
+
+--Comment! sur un simple soupçon?
+
+--Soupçon! soupçon! répéta le chasseur en branlant la tête d'un air
+significatif.
+
+Il était assez gêné par la tournure qu'avait prise l'entretien. Voulant
+ne point parler à madame Robin de l'attentat auquel, grâce à lui, elle
+avait échappé, mais craignant qu'une gaucherie ne le trahit, il prit le
+parti de se retirer sous le premier prétexte venu.
+
+--Vous n'avez besoin de rien, madame? dit-il.
+
+--Non, mon ami, je vous remercie. Ne me disiez-vous pas que M. James Mac
+Carthy avait été chassé du fort?
+
+--Oui, madame, par le sous-chef-facteur.
+
+--Quel a été le motif de son expulsion! Car je ne puis imaginer...
+
+Un coup de canon lui coupa la parole.
+
+--Ah! voici qu'on va se mettre en marche! Je descends; excusez-moi,
+madame.
+
+--C'est donc l'enterrement?...
+
+--Oui, madame; à la revue [26]! dit Louis-le-Bon en saluant Victorine.
+
+[Note 26: Locution canadienne employée pour: au revoir.]
+
+Il se rendit aussitôt dans la cour de la factorerie, où une grande
+quantité d'hommes, de femmes et d'enfants se trouvaient assemblés.
+
+Les blancs avaient endossé leurs habits de parade: les Indiens et les
+métis leurs accoutrements les plus sales.
+
+Placés sur deux rangs, les premiers, revêtus de chaudes tuniques en
+peau de daim doublée de plumes de cygne et élégamment brodée avec des
+piquants de porc-épic et des grains de verroterie de couleur
+tranchante, avaient tous à la taille la longue ceinture rouge, fléchée,
+d'ordonnance. Des galons sur la manche de ce capot, ou des épaulettes
+d'or distinguaient les différents chefs: le gouverneur provisoire, les
+facteurs, les commis, les voyageurs ou guides.
+
+Tous avaient, au reste, la même coiffure: un casque ou toque en peau de
+renard brun, dont la, queue ondulait sur leur dos; tous aussi avaient un
+crêpe au bras gauche.
+
+Quant aux sauvages, ils s'étaient peint le visage en noir; une
+méchante robe de peau de bison enveloppait la plupart des hommes; des
+_ouabiouous_ [27] en guenille couvraient les femmes, dont les cheveux
+flottaient épars, et dont la face disparaissait sous les plis du
+ouabiouous.
+
+[Note 27: Couvertures.]
+
+Comme Louis-le-Bon arrivait dans la cour, quatre robustes trappeurs
+sortirent de l'appartement occupé par feu Mac Carthy.
+
+Sur leurs épaules, ils portaient un brancard où était étendu le corps de
+l'ex-gouverneur dans son uniforme de grande cérémonie: chapeau à
+cornes noir, passementé d'or, plumet blanc, frac et pantalon garance,
+épaulette» à graines d'épinard, épée au côté.
+
+Dès qu'il parut, les employés du poste saluèrent, la musique joua une
+marche funèbre, et les Indiens se mirent à pousser des lamentations
+effroyables.
+
+Louis-le-Bon se joignit au cortège, qui, dirigé par le nouveau
+gouverneur, s'avança vers une des cours isolées de la factorerie.
+
+C'était le cimetière consacré aux gens du fort.
+
+On les enterrait là pour que leur dernière demeure fût à l'abri des
+violations que n'auraient pas manqué de leur faire subir les Indiens
+ennemis, si on les eût inhumés hors de l'enceinte de l'établissement.
+
+Dans la petite cour, des croix de bois grossières, ou le renflement du
+sol, marquaient les sépultures.
+
+Au milieu était ouvert un caveau.
+
+Le corps de M. Mac Carthy y fut descendu avec le brancard sur lequel il
+gisait.
+
+Debout devant la tombe, son successeur fit une courte prière que tous
+les assistants écoutèrent, la tête découverte.
+
+Puis le caveau fut scellé par une lourde-pierre: le canon résonna,
+et chacun des employés du fort du Prince-de-Galles retourna à ses
+occupations, sauf les femmes du décédé, qui demeurèrent quelque temps
+encore sur la fosse, en proférant des cris déchirants.
+
+Plaintes égoïstes! Elles pleuraient, ces malheureuses, la position et
+non l'homme qu'elles perdaient.
+
+De maîtresses elles redevenaient servantes, de l'honneur elles tombaient
+dans le mépris.
+
+Leurs larmes furent les seules pourtant versées sur le corps du défont.
+
+Dans le désert, l'individu est tout, la famille, l'entourage nul. Ne
+comptant que sur soi, n'agissant que pour soi, on n'a rien à attendre
+des autres.
+
+La mort ne préoccupe pas plus que l'idée d'une autre vie; l'homme mort
+est estimé à sa juste valeur; rarement il inspire des regrets, jamais il
+n'interrompt les travaux journaliers, ne change les habitudes prises.
+
+Dans les postes, il a quelque chance d'être enseveli d'une façon plus
+ou moins convenable, mais en campagne, les loups des prairies ou
+les carcajoux, les vautours et les corbeaux, voilà ses fossoyeurs
+ordinaires.
+
+Aussi, Louis-le-Bon, franc trappeur s'il en fut, et qui ne se
+souvenait pas avoir couché dans un lit, se disait-il en retournant à la
+grand'salle de la factorerie:
+
+--Ça n'empêche, ours et buffles, on ne doit pas être à son aise dans une
+cave comme celle-là, où il n'y a pas d'air et où il fait noir comme
+chez le diable. Si jamais je meurs, j'aime bien mieux avoir un coin de
+prairie pour cercueil! au moins.....
+
+--Oui-dà, maître philosophe, dit tout à coup une voix derrière lui.
+
+Le trappeur se retourna vivement.
+
+--Poignet-d'Acier! exclama-t-il avec autant de surprise que de joie.
+
+--Chut! fit l'homme qui lui avait parlé en posant le doigt sur ses
+lèvres. Ne prononçons pas ce nom ici. Appelez-moi, Mathieu, le capitaine
+Mathieu, comme dans la Colombie.
+
+--Compris, capitaine, compris, dit Louis-le-Bon, avec un coup d'oeil
+d'intelligence. Mais comment ça vous va-t-il? Il y a des années et des
+années qu'on ne s'est vu!
+
+--Très-bien, mon brave, repartit l'étranger, en lui tendant la main.
+
+--Ah! dit le trappeur, ça me fait plaisir, vrai, là, de vous revoir,
+ours et buffles! Vous êtes toujours jeune, quoique vos cheveux soient
+devenus blancs comme la laine d'un grosses-cornes.
+
+--Jeune! répéta Poignet-d'Acier, en secouant mélancoliquement la tête.
+
+--Et Nick Whiffles, reprit Louis-le-Bon, sait-on ce qu'il est devenu?
+
+--Nick Whiffles est avec moi.
+
+Le chasseur sauta d'allégresse.
+
+--Avec vous!
+
+--Oui, je l'ai laissé à quelques milles d'ici.
+
+--Ah! s'écria le premier, Nick Whiffles est avec vous, capitaine! C'est
+là une nouvelle! Comme nous allons nous amuser, castors et loutres! Vous
+avez donc une entreprise, capitaine?
+
+--On vous en causera, répondit son interlocuteur.
+
+--Tout à votre service, vous savez!
+
+--Dites-moi, fit Poignet-d'Acier, M. Mac Carthy est-il au fort?
+
+--M. Mac Carthy?
+
+--Oui, le gouverneur.
+
+--Ours et buffles, vous me faites là une belle question, capitaine.
+
+--Il y est, n'est-ce pas?
+
+--Oui, il y est pour n'en plus sortir, car il est mort et enterré, le
+pauvre homme.
+
+--En vérité!
+
+--Cinq minutes plus tôt, et vous nous aidiez à le porter à sa dernière
+loge.
+
+Le front du capitaine se plissa.
+
+--Qui donc lui a succédé? demanda-t-il.
+
+--M. Boyer, le sous-chef-facteur, en attendant les ordres de la
+compagnie.
+
+--M. Boyer!
+
+--Eh! oui, celui qui vous détestait tant là-bas, dans la Colombie. Mais
+soyez tranquille, capitaine, je suis là; et si l'on s'avisait de...
+
+--Bien, bien, dit Poignet-d'Acier d'un air rêveur; Mais, vous, que
+faites-vous ici?
+
+--Ah ça, c'est une histoire! j'accompagne une dame.
+
+--Madame Robin! s'écria l'étranger.
+
+--Tout juste, capitaine, tout juste.
+
+--Et... elle est au fort?
+
+--Comme de raison.
+
+--Ah! mon brave, vous me soulagez d'un grand poids dit Poignet-d'Acier
+d'un air satisfait.
+
+--J'en suis, ma foi, bien content, capitaine, bien content, castors et
+loutres!
+
+--Son mari est avec elle, n'est-ce pas?
+
+--Pour cela non, nous le cherchons, son mari.
+
+Un nuage de contrariété passa sur le visage du nouveau venu.
+
+--Mais où est Alfred? dit-il.
+
+--Alfred? qui ça?
+
+--M. Robin.
+
+--Lui, on prétend qu'il est à la rivière de la Mine de Cuivre; et sa
+petite femme veut l'y aller trouver. En voilà une enragée que cette
+créature-là! Jamais je n'en ai eu une pareille, moi qui, dans le temps,
+en avais des douzaines. Ah! capitaine, elle vaut son pesant de poudre!
+
+
+
+
+ CHAPITRE XI
+
+ POIGNET-D'ACIER
+
+
+--Est-ce vous qui l'avez amenée ici?
+
+--Comme vous dites, capitaine, c'est moi, Louis-le-Bon! et qu'elle sait
+marcher, la gaillarde! Il parait qu'elle avait déjà fait un tour dans le
+désert, à la Colombie, vous vous rappelez...
+
+A ce moment, le gouverneur provisoire du fort du Prince-de-Galles sortit
+de la salle aux Échanges.
+
+Poignet-d'Acier l'aperçut.
+
+--Voici M. Boyer, cessez de me parler, et même de me connaître, quoi
+qu'il arrive, fit-il à Louis-le-Bon.
+
+--Pour cela, si on s'avisait de vous toucher! dit celui-ci.
+
+--Non, ne vous occupez pas de moi, et comportez-vous plutôt comme mon
+ennemi que comme mon ami, reprit rapidement Poignet-d'Acier.
+
+--Mais où nous reverrons-nous?
+
+--A moins d'accident, ce soir, à la fumerie de l'autre côté du pont de
+bois. Amenez-y madame Robin s'il est possible, répondit le capitaine,
+s'éloignant sans affectation et gagnant la porte de la factorerie.
+
+--Quel homme! quel homme! on dirait qu'il a vingt ans, et il est
+vieux comme le monde! murmurait avec enthousiasme Louis-le-Bon, en le
+regardant partir. Il y a plus de trente ans, quand nous nous sommes vus
+pour la première fois, il avait la même mine, excepté que ses cheveux
+se sont diantrement enneigés depuis! Quel homme! quel homme! castors et
+loutres! il vivra éternellement comme défunt Mathusalem!
+
+De fait, et sans se servir de la plaisante comparaison du bon trappeur,
+la plupart dès personnes qui avaient rencontré Poignet-d'Acier, soit
+dans le désert américain, soit au Canada, étaient surprises de la
+vigueur extraordinaire qu'il conservait jusque dans ses vieux jours
+[28].
+
+[Note 28: Je renvoie le lecteur aux précédents volumes de la collection,
+La _Huronne_, la _Tête-Plate_, les _Nez-Percés_, les _Iroquois_.]
+
+Depuis si longtemps on parlait de lui, de ses prodiges, de sa haine pour
+les Anglais, que toutes lui prêtaient un âge impossible. Pas une qui lui
+donnât moins de cent ans. Bon nombre assuraient qu'il commandait déjà un
+régiment de volontaires lors de la prise de Québec, en 1759.
+
+Enfin le merveilleux avait brodé à cet individu un tel manteau de
+mystère, que bien des gens le considéraient comme un mythe.
+
+Pour ceux qui le voyaient sans rien savoir de lui, Poignet-d'Acier était
+un homme d'une grande taille, maigre, sec, mais vert comme un chêne.
+
+Il avait une tête admirable d'expression, une tête sombre, passionnée,
+telle que les aimait Byron, Salvator Rosa ou Velasquez; son regard
+tombait d'aplomb, il fascinait comme celui de l'aigle; ses mouvements
+avaient l'élasticité de la jeunesse.
+
+Quelle que fût l'époque de sa naissance, ainsi que l'huile sur un
+marbre, les années avaient passé sur son corps sans en altérer la
+solidité.
+
+Seulement ses cheveux, sa longue barbe étaient entièrement blancs,
+enneigés, pour nous servir du terme de Louis-le-Bon.
+
+En entrant dans le fort du Prince-de-Galles, il portait le pittoresque
+costume des trappeurs du Nord.
+
+Mais à sa ceinture, un superbe couteau de chasse et deux revolvers
+richement montés; à sa main droite, une de ces admirables carabines
+à deux coups, comme sait les fabriquer la maison Lebeau, de Liège,
+revendiquaient pour Poignet-d'Acier un plus haut rang dans le monde des
+aventuriers septentrionaux.
+
+Il allait franchir la porte du fort quand le gouverneur l'avisa.
+
+--Je ne me trompe pas, pensa-t-il, en courant après lui, c'est
+Poignet-d'Acier, le fléau des établissements de la Compagnie, le rebelle
+de 1837-38. Parbleu, voilà une chance heureuse de garder le poste que
+j'occupe temporairement! Il faut m'en emparer.
+
+Se retournant aussitôt, il appela deux de ses commis.
+
+--Peter, Jack, saisissez-vous de cet homme; il y aura vingt guinées pour
+chacun de vous si vous réussissez à le prendre.
+
+Séduits par la promesse de cette libéralité, les employés ne se le
+firent point répéter.
+
+En même temps que M. Boyer, ils se précipitèrent sur les pas de
+Poignet-d'Acier.
+
+La cour de la factorerie se trouvait vide alors, car les engagés étaient
+occupés à leur repas du matin. Louis-le-Bon, qui avait tout vu, sans
+être aperçu du gouverneur, résolut de prêter assistance au capitaine,
+mais de façon à ne point laisser soupçonner leurs relations.
+
+Sachant Poignet-d'Acier assez habile pour avoir peu de chose à craindre
+de trois hommes ordinaires, notre trappeur jugea qu'en fermant la porte
+de la factorerie il couperait au chef facteur et à ses émissaires tout
+secours de l'intérieur, et fournirait ainsi à son protégé le loisir de
+se débarrasser d'eux.
+
+Aussitôt conçu, aussitôt exécuté.
+
+Louis-le-Bon se jette sur la porte, donne un tour de clef, envoie
+la clef au fond de la cour, et va se cacher derrière une pièce
+d'artillerie, dans l'angle d'un bastion, pour être témoin de la scène
+extérieure.
+
+Au moment où il allongeait prudemment sa tête par-dessus le rempart, M.
+Boyer criait à Poignet-d'Acier:
+
+--Rendez-vous, ou vous êtes mort!
+
+--Est-ce à moi que vous parlez? répondit le capitaine en s'arrêtant.
+
+--Oui, dit le gouverneur, vous êtes mon prisonnier.
+
+Poignet-d'Acier sourit.
+
+--Vous plaisantez, monsieur Boyer, dit-il, en plaçant tranquillement sa
+carabine sur son épaule.
+
+--Allons, Jack, Peter, sautez dessus! répliqua celui-ci.
+
+--Camarades, dit le capitaine, avec son calme ordinaire, on m'appelle
+Poignet-d'Acier.
+
+A ce nom les deux commis reculèrent, en montrant tous les signes de la
+plus profonde épouvante.
+
+Louis-le-Bon se prit à rire silencieusement dans son coin.
+
+--Vous verrez qu'ils n'oseront pas le toucher, se disait-il. Quel homme!
+ours et buffles! quel homme!
+
+--Ah! ça, dit avec colère le gouverneur à ses séides est-ce que vous
+aussi vous allez vous conduire comme des poules mouillées?
+
+Et pour leur donner l'exemple, il mit la main sur l'épaule de
+Poignet-d'Acier.
+
+--Je vous prie, monsieur, de retirer votre main, dit celui-ci d'un ton
+paisible, mais ferme.
+
+--Jack, à moi! clama le gouverneur.
+
+Mais Jack et Peter n'avaient plus d'oreilles. Tous leurs sens semblaient
+s'être réfugiés dans leurs yeux qu'ils tenaient grands ouverts sur le
+fameux capitaine.
+
+--Monsieur Boyer, reprit ce dernier, si vous ne me lâchez pas à
+l'instant, je vous corrigerai comme on corrige les petits polissons.
+
+--C'est ce que nous allons voir, impudent coquin! vociféra le
+chef-facteur.
+
+Il n'avait pas achevé que Poignet-d'Acier, le soulevant de terre, comme
+il eût fait d'un enfant, le lançait à dix pas de lui, après l'avoir
+gratiné de deux bruyantes claques sur les parties les plus charnues de
+son individu.
+
+Le malheureux gouverneur tomba dans un banc de neige, haut de huit à dix
+pieds, au fond duquel il disparut tout entier comme dans un abîme.
+
+Louis-le-Bon pouffait de rire sur son observatoire.
+
+--Rentrez à la factorerie, mes amis, dit le capitaine aux deux employés,
+qui n'avaient pas fait un seul mouvement, rentrez-y, et quand on vous
+commandera quelque chose contre Poignet-d'Acier, souvenez-vous de sa
+figure.
+
+Après ces mots, il suivit son chemin, sans plus se presser que si rien
+d'inusité ne lui fût arrivé.
+
+Le gouverneur hurlait, comme un fou, en cherchant à sortir de son banc
+de neige.
+
+Ce n'était pas chose facile, car plus il faisait d'efforts, plus il
+s'empêtrait.
+
+--Maintenant, se dit Louis-le-Bon, la farce est jouée; d'ici à ce que
+M. Boyer se soit tiré de là et d'ici à ce qu'on ait rouvert la porte du
+fort, le capitaine aura le temps de prendre le large. Ours et buffles,
+quelle pirouette il a faite en l'air, notre bourgeois!
+
+Sur ce, le trappeur descendit du rempart et alla gaiement s'asseoir au
+milieu des gens qui déjeunaient dans la grand'salle du fort.
+
+Bientôt des cris attirèrent les commis dans la cour.
+
+On apprit, avec étonnement, que la porte avait été fermée sur le
+gouverneur.
+
+Celui-ci tempêtait au dehors, ordonnant d'ouvrir sur-le-champ, de
+s'armer et de voler à la poursuite de Poignet-d'Acier.
+
+Mais ce n'était pas chose aisée que d'ouvrir la porte de la factorerie
+sans la clé.
+
+On chercha cette clé, on ne la trouva pas.
+
+--Forcez, brisez la serrure! criait M. Boyer.
+
+Autre difficulté, car la serrure était énorme,--une véritable serrure de
+forteresse ou de prison.
+
+Il s'écoula près d'une heure avant qu'elle pût être sise en pièces.
+
+Ajournant le soin de chercher à découvrir celui qui avait fermé la porte
+et soustrait la clé, M. Boyer choisit vingt hommes déterminés et partit
+immédiatement pour donner la chasse au terrible capitaine.
+
+A la nuit tombante, ils n'étaient pas rentrés au fort.
+
+Louis-le-Bon avait prévenu madame Robin du rendez-vous assigné par
+Poignet-d'Acier.
+
+La jeune femme éprouva un vif sentiment de joie, en apprenant que ce
+personnage la faisait demander.
+
+--C'est un ami de mon mari, c'est lui, dit-elle, qui m'a arrachée du
+couvent où mes parents m'avaient enfermée dans la Colombie. Dieu nous
+l'envoie!
+
+Louis-le-Bon ne doutait pas que le capitaine vînt au lieu indiqué,
+malgré le danger qu'il courait.
+
+A l'heure du crépuscule, sous prétexte d'une promenade, Victorine et le
+trappeur sortirent donc de la factorerie et s'acheminèrent vers ce lieu,
+situé à un demi-mille de distance.
+
+La fumerie était un vieux bâtiment désert, en bois, où durant la bonne
+saison on faisait boucaner le poisson, mais abandonné pendant l'hiver.
+
+En y entrant, madame Robin fut saluée par une exclamation de bonne
+humeur.
+
+--Notre petite dame; oui bien, je le jure, votre serviteur!
+
+--Nick Whiffles! s'écria Louis.
+
+--Nick Whiffles, en chair et en os, mais en os surtout, répondit
+un grand gaillard, mince, efflanqué, dont le visage disparaissait
+complètement sous la plus plantureuse barbe rouge qui se fût jamais vue.
+
+--Et ça vous va, Nick?
+
+--Entre le zist et le zest, mon cousin, repartit-il, tout comme disait
+mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale....
+
+--Jetez du bois au feu, interrompit une voix.
+
+--Tout de suite, capitaine, tout de suite.
+
+--Oh! monsieur, fit Victorine, courant à Poignet-d'Acier qui se
+chauffait devant un ardent brasier, oh! monsieur, combien je suis
+heureuse...
+
+--Pas plus que moi de vous avoir rejointe, ma chère enfant, dit le
+capitaine.
+
+Et se levant, il prit Victorine par la main et la baisa au front.
+
+--Allons, ajouta-t-il, asseyez-vous là, sur ce tas de mousse; ce n'est
+pas très-confortable, mais vous devez être habituée à notre existence.
+Folle, va, continua-t-il tendrement, qui s'aventure dans le désert à la
+poursuite de plus fou qu'elle!
+
+--Vous savez donc...
+
+--Parbleu! si je sais que votre mari, vous croyant morte, s'est, par
+désespoir, lancé à travers les neiges de la baie d'Hudson.
+
+--On m'a assuré qu'il était à la rivière de la Mine de Cuivre, dit
+madame Robin. Pourvu qu'un malheur...
+
+--Il en est bien capable; mais soyez tranquille, mon enfant, je l'irai
+chercher.
+
+--Oh! je vous accompagnerai!
+
+--Du tout! du tout! C'est bien assez d'être venue jusqu'ici. Il ne faut
+pas vous exposer davantage.
+
+--Pardon, monsieur, dit fermement Victorine, ma résolution est prise.
+
+--Puérilité! fit le capitaine.
+
+Madame Robin secoua la tête d'un air décidé.
+
+--Écoutez, ma chère, dit Poignet-d'Acier, vous connaissez l'intérêt que
+je vous porte, à vous et à..... votre mari!
+
+--L'ignorer serait de l'ingratitude, monsieur.
+
+--Eh bien, confiez-vous à moi. Retournez au Canada. Nick Whiffles vous
+accompagnera.
+
+--Oui bien, je le jure votre serviteur! répondit le trappeur, tout
+en caressant fraternellement une gourde de whiskey avec son ami
+Louis-le-Bon.
+
+Poignet-d'Acier poursuivait:
+
+--C'est pour vous, pour Alfred que je suis venu ici. Soyez sûre que je
+vous le ramènerai.
+
+--J'en ai la conviction, monsieur; mais, je vous le répète, je suis
+déterminée à aller moi-même à sa recherche.
+
+Le capitaine sourit.
+
+--Eh bien, soit! dit-il, vous viendrez avec nous. Mais ne vous
+dissimulez pas les dangers auxquels vous vous exposerez.
+
+--Oh! je n'ai pas peur! s'écria-t-elle bravement; et avec vous,
+monsieur.....
+
+--C'est convenu, mon enfant. Dans quelques jours, vous partirez du fort
+avec Louis-le-Bon, et nous rallierez à la rivière du Veau-Marin. Je
+vous préviendrai lorsqu'il faudra nous mettre en route. En attendant
+je tâcherai de trouver un guide. Maintenant, ma chère Victorine,
+permettez-moi cette familiarité, au revoir! car je ne suis point tout à
+fait en sûreté.
+
+--Ils ne sont donc pas parvenus à vous atteindre, capitaine? demanda
+Louis-le-Bon.
+
+--A l'atteindre! atteindre le capitaine! essaye donc d'atteindre un
+éclair avec les doigts, mon cousin, dit Nick Whiffles.
+
+--Au revoir! dit encore Poignet-d'Acier en embrassant paternellement
+Victorine.
+
+Ils se quittèrent, et madame Robin rentra à la factorerie avec son
+compagnon.
+
+Le gouverneur était toujours absent. Il revint le lendemain, enragé de
+n'avoir pu rattraper son ennemi.
+
+Quatre jours se passèrent sans que l'on entendit parler de
+Poignet-d'Acier. Madame Robin trouvait le temps mortellement long.
+Dans la nuit du quatrième, alors que tout le monde reposait au fort du
+Prince-de-Galles, des hurlements féroces retentirent dans la cour.
+
+Victorine s'éveilla en sursaut.
+
+Un sauvage hideux se tenait devant elle, prêt à la saisir dans ses bras.
+
+Derrière lui apparaissait le visage cynique de James Mac Carthy.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XII
+
+ LES ENNEMIS
+
+
+Par le trait que nous avons précédemment rapporté, on a pu se faire une
+idée de la nature et de la violence des passions de Kitchi-Ickoui.
+
+Déjà, sur la place, elle avait remarqué Mac Carthy.
+
+La vue du métis lui avait causé une vive impression.
+
+Quand elle rentra dans la hutte conjugale, il ne fut pas difficile au
+jeune homme de voir immédiatement qu'il l'intéressait.
+
+--Mon frère comprend-il la langue des valeureux Chippiouais? lui
+demanda-t-elle.
+
+James fit un signe de tête affirmatif.
+
+L'Indienne reprit d'une voix aussi caressante que possible:
+
+--Si mon frère veut faire une promesse à Kitchi-Ickoui, elle le rendra
+heureux.
+
+Appuyée d'un regard brûlant, cette déclaration était aussi nette que
+laconique.
+
+Mac Carthy la saisit parfaitement; mais il crut qu'il était de bonne
+politique de paraître ne pas entendre.
+
+--Quoique, dit-il, ma soeur soit aussi brillante qu'un rayon de soleil
+au mois des plantes, et quoique ses paroles puissent être claires comme
+l'eau d'une source, je ne distingue pas au fond de son discours.
+
+--Mon frère, questionna-t-elle d'un ton inquiet, n'a-t-il point d'amour
+pour les femmes [29]?
+
+[Note 29: La plupart des Indiens de l'Amérique septentrionale sont
+adonnés au vice d'Onan, et un grand nombre à celui qui, au dire de la
+Bible, appela sur Sodome le feu du ciel.]
+
+--Si, répondit-il, j'avais une femme aussi belle que ma soeur, je
+l'aimerais comme le lierre aime le chêne.
+
+L'air de désappointement qui s'était montré sur le visage de la squaw
+disparut aussitôt.
+
+--Alors, dit-elle, mon frère fera à Kitchi-Ickoui la promesse qu'elle
+désire de lui.
+
+--Aimé de ma soeur, je ne m'appartiendrais plus pour n'appartenir qu'à
+elle! dit-il avec vivacité.
+
+La joie brilla dans les yeux de la Grande-Femme.
+
+--Mon frère veut-il être libre? dit-elle.
+
+--Si cela est agréable à ma soeur.
+
+--Oui, mais tu n'essaieras point de t'échapper.
+
+--Mon bonheur sera de demeurer là où demeure Kitchi-Ickoui, dit-il d'un
+ton qui acheva de faire perdre la tête à l'indienne.
+
+Elle reprit plus bas, de façon, à n'être pas entendue des deux squaws
+qui babillaient avec leurs enfants au fond de la cabane, sans se
+préoccuper de ce que faisait la favorite de Kit-chi-ou-a-pous avec le
+captif:
+
+--Mon frère sait-il courir l'allumette!
+
+--Je sais, dit galamment Mac Carthy, en l'embrassant sans la moindre
+répugnance, tout ce qu'il plaira à ma soeur que je sache.
+
+--Alors, dit-elle, je vais couper les liens de mon frère. Mais s'il me
+trompait, s'il essayait de s'évader, je le ferais brûler à petit feu sur
+des charbons ardents.
+
+James protesta de sa bonne foi par un geste.
+
+La voluptueuse Chippiouais trancha les cordes qu'il avait aux mains, et
+s'étendit sur un cadre voisin de celui où il était couché.
+
+Les deux autres femmes de Kit-chi-ou-a-pous ne tardèrent pas à l'imiter.
+
+Quand Mac Carthy supposa qu'elles dormaient, il se leva doucement,
+alluma au brasier agonisant une brindille de sapin et s'approcha du lit
+de Kitchi-Ickoui.
+
+Celle-ci souffla brusquement l'allumette qui s'éteignit.
+
+C'était une preuve que la Grande-Femme n'avait plus rien à refuser au
+métis.
+
+Sans mot dire, il se glissa auprès d'elle.
+
+Le lendemain, Kitchi-Ickoui, à qui, durant la nuit, il avait déroulé son
+plan d'attaque, le conduisit au conseil des sagamos.
+
+Ce fut en vainqueur et non en prisonnier qu'il y parut.
+
+Telle était, en effet, l'influence de cette femme, que personne, pas
+même son mari, n'eût osé contre-balancer sa volonté.
+
+Qu'il devinât ou non ce qui s'était passé entre elle et Mac Carthy,
+Kit-chi-ou-a-pous fit au jeune homme un cordial accueil.
+
+Les autres chefs le reçurent avec une bienveillance marquée, et tous
+les guerriers se montrèrent dès lors aussi respectueux envers
+Visage-de-Cuivre,--ainsi le nommaient-ils à cause de la couleur de son
+teint,--qu'ils avaient d'abord été méprisants et insulteurs.
+
+Il fut décidé que l'expédition aurait lieu dans la nuit du surlendemain,
+afin que les Chippiouais eussent le temps de réclamer le concours d'une
+petite tribu qui résidait à quelques milles du village.
+
+On choisit le meilleur orateur chippiouais pour aller porter la
+proposition à cette tribu.
+
+Il partit, ayant au cou un collier de wampums, sur lequel, par des
+figures hiéroglyphiques, était spécifié l'objet de sa délégation.
+
+A la main droite, il tenait une hache peinte en rouge.
+
+Arrivé dans le camp de ceux auxquels il avait été dépêché, le mandataire
+des Chippiouais informa le principal sagamo du but de sa mission.
+
+L'okema convoqua sur-le-champ un conseil de guerre auquel l'ambassadeur
+fut invité.
+
+Là, celui-ci, posant à terre sa hache et montrant son collier de
+coquillages, prononça le discours suivant qui fut écouté avec une
+religieuse attention.
+
+«--Frères, je suis venu à vous, envoyé par les vaillants Chippiouais,
+pour vous engager à vous unir à eux, dans une campagne qu'ils vont
+entreprendre contre les Habits-Rouges.
+
+«Vous savez quelles injures nous ont faites les Habits-Rouges du fort de
+la rivière Churchill.
+
+«Vous savez qu'ils nous ont volé nos plus belles fourrures,--nos
+provisions de buffle fumé, et jusqu'à nos femmes!
+
+«Vous savez qu'il n'est point de jour où ils ne nous fassent un outrage
+sanglant.
+
+«Vous savez qu'ils ont à leurs établissements de la rivière Churchill
+des vivres en abondance, de la poudre, du plomb, des fusils, des
+couvertures pour vos squaws, et pour vous de l'eau-de-feu autant que
+vous voudrez.
+
+«Vous savez que si nous nous emparons de la factorerie, l'abondance
+régnera dans nos camps pendant plusieurs lunes.
+
+«Vous savez aussi que les Manitous nous ordonnent à tous de venger enfin
+nos ancêtres des injures qu'ils ont reçues des Visages-Pâles.
+
+«Mais ce que vous ne savez pas, mes frères, c'est que nous avons un
+moyen infaillible pour pénétrer dans les comptoirs des blancs; c'est
+qu'en vous appelant à eux, les Chippiouais veulent uniquement vous
+récompenser, par une portion du butin, de la fidélité que, jusqu'à
+présent, vous leur avez témoignée.
+
+«Aussi est-ce moins pour vous demander votre avis que pour vous emmener
+avec moi que j'ai pris le sentier qui conduit à vos wigwams.»
+
+Ayant dit, il se tut.
+
+Les chefs délibérèrent un instant, puis l'un d'eux releva la hache,
+tandis qu'un autre s'emparait du collier.
+
+Et tous ensuite, par des cris, proclamèrent que l'offre des Chippiouais
+était acceptée.
+
+L'ambassadeur reprit le chemin de sa tribu, suivi de cinquante
+guerriers.
+
+Ils arrivèrent le lendemain matin.
+
+Un banquet de chair de chien et de becatie de daim, arrosé avec de
+l'huile de phoque, avait été préparé pour les recevoir.
+
+Kit-chi-ou-a-pous, qui jeûnait depuis deux jours, prit part à ce
+banquet.
+
+Tandis que les convives mangeaient et chantaient leurs exploits, le
+sorcier Pointe-de-Flèche entra, en hurlant, dans la salle.
+
+Il avait les membres sillonnés de blessures, d'où le sang coulait à
+flots.
+
+--L'ennemi est parmi nous! l'ennemi est parmi nous! cria-t-il.
+
+Et ses regards, ses mains se dirigèrent vers James Mac Carthy, assis à
+côté de Kitchi-Ickoui.
+
+Les assistants se levèrent effrayés, menaçants.
+
+Pour tout dire, ils ne voyaient pas d'un bon oeil les attentions dont la
+Grande-Femme comblait cet étranger, ce demi-sang.
+
+Bien qu'il lui fît bonne figure, Kit-chi-ou-a-pous lui-même était animé
+contre James d'une haine féroce qui ne cherchait que son assouvissement.
+
+A l'instant le jeune homme embrassa, dans toute son étendue, l'animosité
+dont il était l'objet.
+
+Il se crut perdu.
+
+Mais, sans se lever, Kitchi-Ickoui dit à Pointe-de-Flèche d'un ton de
+défi:
+
+--De qui parle mon frère?
+
+--Du fils de louve placé à côté de ma soeur, répondit-il insolemment.
+
+--Pointe-de-Flèche oublie, dit-elle, qu'il est mon ami.
+
+--L'ami de ma soeur, repartit le sorcier avec une amère ironie, peut
+être l'ennemi des Chippiouais.
+
+La Grande-Femme secoua les oreilles, dont les longs pendants
+cliquetèrent sur ses épaules.
+
+Ce mouvement chez elle était un symptôme de colère.
+
+Les assistants ne l'ignoraient pas. Il y eut un frémissement dans
+l'assemblée.
+
+--Pointe-de-Flèche est jaloux, dit-elle; il a voulu courir l'allumette
+avec moi, je ne l'ai pas souffert.
+
+A ces mots, le Grand-Lièvre tressaillit et darda sur le magicien des
+prunelles flamboyantes.
+
+Celui-ci étourdissait les auditeurs de ses cris: L'ennemi est parmi
+nous! l'ennemi est parmi nous!
+
+Kitchi-Ickoui enfla sa voix, pour dominer celle du devin.
+
+--Si, tonna-t-elle, Pointe-de-Flèche ne cesse pas, moi je lui fermerai
+les lèvres. Il est l'allié des Visages-Pâles. Il a reçu des présents
+d'eux. Le sang qui ruisselle sur lui, c'est le sang d'un veau qu'il a
+égorgé ce matin. Si ma parole est fausse, qu'il nous laisse visiter son
+wigwam.
+
+Le sorcier s'était tu, et cette accusation avait tourné contre lui la
+majorité des Chippiouais.
+
+Profitant habilement de son triomphe, la Grande-Femme continua:
+
+--Qu'il nous dise d'où lui vient ce collier de grains de cuivre qu'il a
+sur la poitrine! qu'il nous dise d'où lui vient cette médaille avec
+le portrait de l'okema des Saiganosch [30]! Pointe-de-Flèche est un
+traître.
+
+[Note 30: Le chef ou la reine Ses Anglais.]
+
+Confus, interdit, le magicien cherchait vainement une réponse.
+
+La Grande-Femme, animée par son mutisme, poursuivit en s'exaltant et en
+faisant sonner ses boucles d'oreilles sur ses vastes omoplates:
+
+--Depuis longtemps j'attendais l'occasion de dire ma pensée sur
+Pointe-de-Flèche; depuis longtemps je voulais dévoiler et punir ses
+fourberies. Par amitié pour les siens, je le ménageais. Mais il a poussé
+ma patience à bout. Le moment est venu de lui infliger le châtiment
+qu'il mérite.
+
+En achevant, elle saisit un _mockoman_ [31] de cuivre dont elle s'était
+servie pour manger ses aliments.
+
+[Note 31: Couteau.]
+
+Alors le sorcier recouvra la parole.
+
+--Que ma soeur prenne garde, dit-il. Les Esprits protègent
+Pointe-de-Flèche. Si puissante que soit ma soeur, elle ne peut rien
+contre eux.
+
+A cette provocation, Kitchi-Ickoui répliqua par un ricanement
+diabolique.
+
+--Tes Esprits et toi n'avez ni coeur ni pouvoir, dit-elle; et je vais
+t'en convaincre.
+
+Et là-dessus, elle lança avec force au magicien le couteau qu'elle avait
+posé à plat dans sa main droite allongée.
+
+Pointe-de-Flèche lâcha une plainte, tourna sur lui-même et tomba baigné
+dans une mare de sang.
+
+L'arme lui avait traversé le poumon.
+
+Soit que l'autorité de la meurtrière fût sans contrôle, soit que les
+Chippiouais ne tinssent point leur devin en grande affection, ce crime
+les trouva indifférents.
+
+Mac Carthy avait l'âme trop noire pour s'en indigner.
+
+Les sauvages riant des contorsions que faisait sur le sol la victime
+expirante, il se mit à rire avec eux.
+
+--Eh bien, demande donc à tes Manitous leur protection, dit au moribond
+Kitchi-Ickoui, en s'avançant vers lui pour reprendre son couteau.
+
+Mais, comme elle étendait le bras vers le manche, Pointe-de-Flèche
+saisit l'instrument dans ses doigts déjà crispés par la mort, le retira,
+et d'une voix caverneuse, prononça ces mots:
+
+--Oui, les Manitous sont avec moi contre toi!
+
+Ce disant, il frappa du couteau le sein de la Grande-Femme.
+
+Kit-chi-ou-a-pous se leva d'un bond, son casse-tête à la main, se
+précipita sur le sorcier et lui fracassa le crâne.
+
+Le reste des assistants prenait sans doute plaisir à ce spectacle, car
+ils poussèrent à l'envi leur exclamation favorite:--Ouah! ouah!
+
+Kitchi-Ickoui n'était que légèrement blessée.
+
+Se redressant d'un air triomphant, elle dit à son mari, en lui
+présentant son sein déchiré par la lame du mockoman:
+
+--Minickouâ, (bois); ce sang te donnera de la vigueur.
+
+--Oui, je boirai, dit le sagamo, qui se mit aussitôt en devoir de sucer
+la plaie.
+
+Tandis qu'il se livrait avec une sorte de volupté à cette opération, sa
+femme lui souffla à l'oreille:
+
+--Kitchi-Ickoui ne pourra accompagner les Chippiouais sur le sentier de
+la guerre; mais tu me ramèneras Visage-de-cuivre, je le veux.
+
+--Je le ramènerai, dit le Grand-Lièvre.
+
+Ils partirent, au nombre de deux cent cinquante, armés d'arcs, de
+flèches, de lances et de fusils.
+
+Vers le milieu de la nuit, leur bande, dirigée par Mac Carthy,
+atteignit les bords de la rivière Churchill, et peu après le fort du
+Prince-de-Galles.
+
+Les guerriers se cachèrent dans un ravin, à une portée de pistolet de la
+factorerie.
+
+Puis Mac Carthy, suivi de Kit-chi-ou-a-pous et de son lieutenant
+Pied-de-Buffle, s'avança au pied du rempart.
+
+Là il siffla, plusieurs fois, d'une façon particulière.
+
+Au bout d'un quart-d'heure d'attente, le corps d'une femme se profila au
+sommet du mur.
+
+--Alanck-ou-a-bi! murmura le Grand-Lièvre, dans un accès de joie
+cruelle.
+
+--Est-ce toi, mon fils? demanda-t-elle, sans apercevoir les deux Indiens
+qui se tenaient effacés derrière un banc de neige.
+
+--Son fils! ce demi-sang est son fils! marmotta encore le chef indien,
+en serrant convulsivement la poignée de son tomahawk.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XIII
+
+ LES SUITES D'UNE TRAHISON
+
+
+--Jetez-moi une corde, dit sèchement James.
+
+--Mais que désire mon fils? Ne sait-il pas que s'il rentre ici, le
+gouverneur...
+
+Mac Carthy l'interrompit brutalement par ces mots:
+
+--Voulez-vous vous hâter de me jeter la corde!
+
+--Les Esprits me puniront de ma faiblesse, dit Alanck-ou-a-bi, en se
+retirant de l'embrasure où elle s'était tenue jusqu'alors.
+
+Au bout d'un instant, elle reparut.
+
+Dans ses mains, l'Indienne avait un gros câble qu'elle déroula lentement
+et avec une répugnance marquée, le long du rempart.
+
+Puis elle l'attacha à l'affût d'un canon.
+
+--Est-ce fait? demanda Mac Carthy.
+
+--Oui, mais, je t'en prie, une fois encore, ne viens pas...
+
+James, sans répondre, se cramponna à la corde et escalada la muraille.
+
+Aussitôt, derrière lui, silencieusement, s'élancèrent le Grand-Lièvre et
+Pied-de-Buffle.
+
+--Saisis la squaw, j'en ai besoin, dit en grimpant le premier à son
+lieutenant; tu l'attacheras et tu la mettras en sûreté, dès que nous
+aurons ouvert la porte du fort.
+
+En arrivant sur le chemin de ronde, derrière Mac Carthy, Pied-de-Buffle
+exécuta, en partie, l'ordre du sagamo.
+
+--Pourquoi mon frère fait-il du mal à cette femme? demanda James, en
+voyant le Chippiouais, qui, après avoir renversé l'Étoile-Blanche, la
+bâillonnait avec un morceau d'étoffe arraché à la couverte de la pauvre
+femme.
+
+--Parce que c'est ma volonté, répondit laconiquement Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Mac Carthy ouvrit la bouche pour protester.
+
+--Encore un mot, dit l'okema, et je te brise le crâne!
+
+Ensuite, il l'entraîna vers la porte de la factorerie et lui commanda de
+l'ouvrir.
+
+Ce n'était point difficile, car, la serrure n'ayant pas encore été
+remplacée, chaque soir ou fermait cette porte à l'aide d'une barre de
+bois transversale.
+
+Dès qu'elle eut été retirée, Kit-chi-ou-a-pous poussa un cri sinistre,
+que répétèrent deux cents vois stridentes, et les Chippiouais, qui
+avaient attendu au dehors, se précipitèrent tumultueusement dans
+l'enceinte de la factorerie.
+
+Réveillés en sursaut par le vacarme, les employés de la Compagnie
+furent, pour la plupart, pris d'une panique invincible; ils cherchèrent
+à se cacher dans les caves, dans les magasins, au lieu de s'apprêter à
+la résistance.
+
+Profitant de la confusion générale, Mac Carthy tenta d'échapper à la
+surveillance de Kit-chi-ou-a-pous, pour se glisser dans l'appartement de
+madame Robin.
+
+Mais il comptait sans l'esprit soupçonneux du Chippiouais, qui n'avait
+cessé de redouter quelque embûche.
+
+James fut suivi par le Grand-Lièvre, et le sauvage se plaça brusquement
+devant lui, au moment où il pénétrait dans la chambre aux Perdrix.
+
+Elle était éclairée par une lampe de cuivre, à large bec, suspendue au
+plafond.
+
+A la vue de Victorine, Kit-chi-ou-a-pous lâcha une exclamation de
+surprise.
+
+--Djecouessin-Netchegousch! [32] s'écria-t-il.
+
+[Note 32: Mot à mot; la jeune fille française.]
+
+De son côté, au milieu de sa terreur, la jeune femme parut le
+reconnaître, car Mac Carthy l'entendit proférer:
+
+--Le Renard-Rusé!
+
+--Ah! dit l'Indien, avec un sourire de joie, j'avais annoncé à ma soeur
+que je la retrouverais.
+
+Et se jetant sur elle, il l'enleva dans ses bras.
+
+A cet instant, Louis-le-Bon fit irruption dans la pièce.
+
+D'une main il tenait un pistolet, de l'autre un coutelas.
+
+Remarquant Mac Carthy le premier, il lui asséna dans le visage un coup
+de la crosse de son pistolet et le fit rouler tout sanglant à ses pieds.
+
+Après avoir, en un clin d'oeil, administré au métis cette
+punition sommaire, le brave trappeur allait décharger son arme
+sur Kit-chi-ou-a-pous, mais le tomahawk d'un Chippiouais, entré
+immédiatement après lui dans la chambre, l'atteignit à la tête et le
+renversa sur le plancher près de James.
+
+Ce nouvel arrivant, c'était Pied-de-Buffle.
+
+--Ouah! fit-il, en posant le talon sur l'épaule de sa victime, et tirant
+d'une gaine de cuivre son couteau à scalper.
+
+--Ne le tuez pas! ô mon Dieu, ne le tuez pas! suppliait Victorine se
+débattant aux bras du Grand-Lièvre.
+
+--Égorge-le, mon frère! ou plutôt donne-moi ton mokeatogan, que je
+l'achève, le brigand! dit James qui, après s'être relevé, trépignait
+comme un fou sur le corps de Louis-le-Bon.
+
+--Ouah! répliqua le sauvage; je ne suis pas le frère de Double-Langue.
+Qu'il se retire, sinon, au lieu d'une scalpe, j'en ferai deux.
+
+--As-tu placé la squaw dans un lieu sûr? s'enquit Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Elle est en un lieu sûr, dit Pied-de-Buffle.
+
+Puis, tandis que le Grand-Lièvre sortait, emportant Victorine, il se
+baissa, cerna avec son couteau le cuir chevelu de Louis-le-Bon, arracha
+la peau en un tour de main, suspendit à sa ceinture l'horrible trophée,
+et partit en répétant, pour la troisième fois, à pleins poumons, son
+affreux: Ouah!
+
+Mais il n'était pas trois pas à hors de la chambre, que Mac Carthy
+faisait feu sur lui.
+
+Pied-de-Buffle tomba raide mort.
+
+--Et d'un! voilà comment je me venge des insulteurs! A bientôt les
+autres! murmura James.
+
+Ensuite, il descendit dans la cour avec le projet de se rendre chez
+le gouverneur provisoire et de le châtier aussi des prétendus outrages
+qu'il en avait reçus.
+
+La Providence lui voulut éviter un nouveau forfait.
+
+Déjà une partie des employés avaient succombé dans une lutte contre les
+Chippiouais; le reste des commis et le chef-facteur était en fuite, et,
+aux lueurs des torches de résine, les sauvages commençaient une de ces
+orgies monstrueuses auxquelles ils ont l'habitude de se livrer, chaque
+fois que le hasard ou la vénalité des traitants met à leur disposition
+une grande quantité d'alcool.
+
+Facile avait été leur victoire, la moitié au moins des gens du fort du
+Prince-de-Galles étant absente à l'heure de la surprise, et occupée, on
+s'en souvient, à pêcher sur le lac à la Truite.
+
+Cependant les Chippiouais firent un carnage effroyable. Les scalpes
+fraîches dégouttantes de sang, dont plusieurs ornaient leur poitrine,
+leurs bras ou leurs armes, ne l'attestaient que trop.
+
+De fait, tous les hommes pris furent massacrés, mutilés ainsi que toutes
+les vieilles femmes.
+
+Quant aux jeunes squaws, indiennes pur ou demi-sang, ils les gardèrent
+pour les faire servir,--suivant l'usage,--à leurs caprices.
+
+Accoutumées, dès l'enfance aux vicissitudes d'une existence nomade, ces
+malheureuses s'inquiétaient assez peu de ce qui leur arriverait, depuis
+qu'elles étaient à peu près certaines de ne point périr.
+
+Après avoir aidé les Chippiouais à piller les caves, les entrepôts de
+provisions; après avoir saigné et dépecé pour eux des boeufs et des
+moutons qu'on nourrissait à la factorerie, elles dressèrent, dans la
+cour, un immense bûcher, sur lequel on mit rôtir les viandes.
+
+Aux clartés fulgurantes de ce bûcher, les sauvages, déjà à demi ivres,
+se prirent à danser, en faisant retentir l'air de leurs hurlements
+féroces.
+
+Ni plume, ni pinceau n'eût été capable de représenter cette scène digne
+de l'Enfer. Théâtre, décors, acteurs, ronde, chants, tout lui semblait
+avoir été emprunté.
+
+Pendant que ses guerriers faisaient ainsi bruyante débauche,
+Kit-chi-ou-a-pous avait porté madame Robin dans la grand'salle.
+
+Il la déposa sur un banc, et lui dit eu français:
+
+--Je vois que ma soeur n'a point oublié le Grand-Lièvre; et lui a
+toujours gardé dans son coeur l'amour qu'elle lui a inspiré, quand
+il chassait sur les bords du rio Columbia et qu'on le nommait le
+Renard-Rusé [33]. Alors, j'ai dit à ma soeur que je l'aimais; mais elle
+m'a repoussé. Aujourd'hui elle est en mon pouvoir. Je suis libre de
+faire d'elle ce que je voudrai; pourtant je lui offre encore de me
+suivre librement dans mon wigwam et d'y occuper, parmi mes femmes, le
+premier rang, après Kitchi-Ickoui.
+
+[Note 33: On sait que les Indiens changent fort souvent de nom.]
+
+Victorine ne répondant pas, le sauvage poursuivit en se redressant avec
+fierté:
+
+--Que ma soeur regarde. Je commande une armée de guerriers aussi
+nombreux que les grains de sable de la baie d'Hudson. Je suis plus
+puissant que tous les autres okemas du désert américain et plus fort que
+les blancs.
+
+Depuis les Grands Lacs jusqu'à l'Océan Glacé, depuis la mer du Nord
+jusqu'à la mer de l'Ouest le nom de Kit-chi-ou-a-pous est célèbre; on le
+respecte, on l'honore, et malheur à qui l'oserait injurier! Que ma soeur
+appuie son coeur contre le mien, et je la ferai aussi grande parmi les
+Peaux-Rouges que parmi le» Visages-Pâles.
+
+Avec ces mots Kit-chi-ou-a-pous étendit la main vers la jeune femme.
+
+Mais elle recula vivement, eu s'écriant:
+
+--Laissez-moi! laissez-moi, je vous en prie!
+
+--Ma soeur en aime donc un autre! fit-il ironiquement.
+
+--Oui.
+
+Un accès de jalousie enflamma les prunelles du sauvage.
+
+--Elle aime Double-Langue? dit-il avec un geste de mépris.
+
+--Je ne vous comprends pas, balbutia Victorine.
+
+--Double-Langue, reprit Kit-chi-ou-a-pous, c'est le Bois-Brûlé, le
+demi-sang.
+
+--Celui que j'aime, c'est mon mari! dit-elle résolument.
+
+Le Grand-Lièvre fronça les sourcils.
+
+--Double-Langue serait le mari de ma soeur! dit-il en arrêtant sur elle
+un regard d'une fixité irritante.
+
+--Encore une fois, je ne vous comprends pas. Qui est ce Double-Langue?
+
+--L'homme qui m'accompagnait dans la chambre de ma soeur.
+
+--M. Mac Carthy?
+
+--Oui.
+
+--Lui! je le hais! dit-elle avec horreur.
+
+--D'où vient alors que ma soeur ne m'aime pas! reprit Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Je vous l'ai dit, parce que j'aime mon mari.
+
+L'Indien fit un signe d'incrédulité.
+
+--Quand j'ai connu ma soeur, dit-il, elle n'avait pas de mari.
+
+--C'est vrai; mais il y a plus de dix ans. Mes parents m'avaient envoyée
+au fond de la Colombie pour me séparer de celui que j'aimais. Il est
+venu m'y chercher et m'a épousée.
+
+--Où donc est le mari de ma soeur?
+
+--Il voyage vers le Nord.
+
+Kit-chi-ou-a-pous secoua la tête d'un air dubitatif.
+
+--Mon frère le connaît, continua hardiment la jeune femme; car mon
+frère l'a vu près de là rivière de la Mine de Cuivre. Il se nomme Alfred
+Robin.
+
+--Le Jeune-Taureau! Oui, je le connais, c'est un brave, dit le
+Grand-Lièvre d'un ton calme.
+
+Victorine s'était heureusement souvenue que Mac Carthy lui avait dit
+qu'un chef indien appelé le Grand-Lièvre avait rencontré Alfred sur les
+bords du Copper-Mine-River. Cet éloge donné à son mari lui parut d'un
+bon augure, et elle s'imagina que le sauvage allait aussitôt cesser ses
+persécutions. Mais combien elle se trompait! Outre que les Peaux-Rouges
+de l'Amérique septentrionale sont généralement très-passionnés pour les
+femmes blanches, Kit-chi-ou-a-pous aimait Victorine avec l'opiniâtreté
+des gens de sa race. Il l'aimait depuis longtemps déjà, et les années
+avaient attisé sa flamme au lieu de l'affaiblir.
+
+Cet amour était né dans une entrevue qu'il avait eue fortuitement avec
+Victorine, quand celle-ci habitait un couvent (ou mission) non loin du
+fort Vancouver.
+
+A cette époque, le Grand-Lièvre chassait dans la Colombie, pour le
+compte de la Compagnie de la baie d'Hudson. Épris de Victorine, il
+s'était proposé de l'enlever. Mais pendant qu'il mûrissait son dessein,
+elle quittait en secret le couvent, et s'embarquait à Astoria pour les
+États-Unis [34].
+
+[Note 34: Voir la _Huronne_.]
+
+Si jamais il n'avait revu la jeune femme, il n'en avait pas moins gardé
+sa mémoire et l'espérance de la retrouver un jour. Car les Indiens
+s'attachent avec une persistance incroyable à la poursuite d'un désir
+non satisfait. Cette ténacité est telle, que l'objet qu'ils ont souhaité
+et n'ont pu posséder ici-bas, beaucoup croient qu'ils en jouiront dans
+le monde des Esprits.
+
+--Mon frère, dit madame Robin vivement et en se rapprochant du sagamo,
+mon frère peut me donner des nouvelles de mon mari?
+
+Comme il gardait le silence, elle ajouta:
+
+--Mon frère lui a parlé? m'a-t-on dit.
+
+Avant que Kit-chi-ou-a-pous eût répondu, un Chippiouais entra dans la
+grand'salle, en disant:
+
+--Pied-de-Buffle est mort!
+
+--Qui l'a tué? demanda le Grand-Lièvre.
+
+--On l'a trouvé mort là-haut! dit le premier.
+
+Du bout du doigt, le sagamo désigna alors Victorine au Chippiouais.
+
+--Garde cette Peau-Blanche, je vais savoir qui a tué Pied-de-Buffle, lui
+dit-il en s'éloignant.
+
+A peine avait-il quitté la salle, que James Mac Carthy y pénétra
+doucement.
+
+Dissimulé derrière la porte, l'avocat avait entendu une partie de la
+conversation de Kit-chi-ou-a-pous avec madame Robin.
+
+En l'apercevant, la jeune femme sentit renaître toutes ses
+appréhensions.
+
+--Que me voulez-vous? lui dit-elle.
+
+--Continuer, chère amie, répondit-il avec un sourire moqueur, le tendre
+entretien que vous aviez avec cette brute...
+
+--Monsieur, je vous enjoins...
+
+--Un moment! un moment! Laissez-moi vous parler. Votre gardien ne
+comprend pas un mot de français. Je vous prierai donc nettement de
+me suivre. Je connais certain passage par lequel nous pourrons nous
+échapper!
+
+--Plutôt mourir cent fois... commença Victorine.
+
+--Allons, soyez raisonnable, fit-il en haussant les épaules. Nous
+n'avons pas de temps à perdre... Le Grand-Lièvre vous plairait-il,
+d'aventure, plus que moi?
+
+--Oui! répliqua-t-elle décidément.
+
+--Vous voulez donc qu'une fois encore j'use de la force!
+
+--Je ne vous crains pas, repartit Victorine.
+
+Comme elle prononçait ces paroles, Kit-chi-ou-a-pous reparut.
+
+Sur ses épaules, il portait le cadavre de Pied-de-Buffle.
+
+Sans articuler une syllabe, il le jeta au milieu de la pièce, puis il
+tira son couteau, pratiqua une large incision à la blessure qui avait
+donné la mort à son lieutenant, y plongea sa main et en retira une balle
+qu'il examina à la lueur d'une torche.
+
+S'adressant ensuite à Mac Carthy, que ces préliminaires ne cessaient pas
+d'inquiéter:
+
+--Donne-moi ton pistolet.
+
+Le jeune homme fit un geste de refus.
+
+Kit-chi-ou-a-pous lui arracha le revolver passé à sa ceinture, et essaya
+la balle sur la bouche de l'arme.
+
+Ensuite, froidement, il ordonna à l'Indien:
+
+--Empare-toi de ce sang-mêlé. Il est le meurtrier de Pied-de-Buffle.
+
+James ne put opposer qu'une vaine résistance. Bien vite terrassé par
+le Chippiouais, il fut traîné devant le bûcher, où Kit-chi-ou-a-pous le
+condamna à être brûlé, pour avoir assassiné son lieutenant.
+
+Les Indiens accueillirent cette sentence par un redoublement de
+vociférations.
+
+Cependant le coupable ne pâlissait ni ne tremblait. Il promenait sur ses
+bourreaux un regard audacieux, provocateur.
+
+L'un d'eux l'ayant touché avec un tison ardent, au moment où on achevait
+de le garrotter pour le livrer aux flammes, il se contenta de dire d'un
+ton élevé:
+
+--Je suis le neconnis [35] de Kitchi-Ickoui!
+
+Et tous, sans en excepter le Grand-Lièvre, reculèrent frappés
+d'épouvante.
+
+[Note 35: Nous avons déjà dit qu'en chippiouais ce terme signifie amant
+ou ami.]
+
+
+
+
+ CHAPITRE XIV
+
+ LE TALISMAN
+
+
+Malgré les craintes trop légitimes qu'elle pouvait entretenir pour sa
+sécurité personnelle, madame Robin suivait, avec une anxiété croissante,
+les péripéties de cette scène barbare.
+
+Assise sur un banc, près d'une fenêtre dont les carreaux de parchemin
+avaient été mis en pièces pendant la courte lutte des employés du fort
+contre les Chippiouais, elle pouvait tout voir, tout entendre. Et,
+miséricordieuse, clémente comme les personnes de son sexe, elle
+demandait à chaque instant, pitié, grâce pour le détestable auteur de
+ses infortunes.
+
+Mais sa voix s'abîmait dans le fracas de toutes ces voix.
+
+N'y eût-elle pas été engloutie, qu'un ricanement démoniaque seul lui eût
+répondu.
+
+Lorsque Mac Carthy prononça ces mots talismaniques:
+
+--Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui! et lorsqu'elle vit les Indiens
+s'écarter avec terreur, Victorine le crut sauvé, dans son coeur
+compatissant se formula une prière de reconnaissance à Dieu.
+
+Mais l'effroi des Peaux-Rouges fut de brève durée.
+
+Bientôt, ils se rapprochèrent à cette question que Kit-chi-ou-a-pous
+adressa au captif:
+
+--Double-Langue sait-il ce que signifie son discours?
+
+--Je le sais, répondit froidement James.
+
+--Sait-il que s'il a encore menti nous augmenterons les tortures qu'on
+lui prépare.
+
+--Je suis, répliqua hautement Mac Carthy, le neconnis de Kitchi-Ickoui.
+
+Pour la seconde fois, les Chippiouais firent un mouvement en arrière.
+
+Victorine remarqua que le Grand-Lièvre perdait lui-même de son assurance
+quand il reprit:
+
+--Que Double-Langue nous montre donc la clarté de sa parole.
+
+--Coupez mes liens, dit l'avocat.
+
+Cette demande parut rendre la fermeté à Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Le neconnis de Kitchi-Ickoui doit pouvoir se débarrasser, sans
+secours, de ses ennemis, dit-il d'un ton moqueur.
+
+--Yea! yea! appuyèrent en choeur les Chippiouais.
+
+--Mon frère veut-il voir dans ma poitrine? dit James sans se troubler.
+
+L'okema n'eut garde de se rendre à ce désir.
+
+--Double-Langue a menti! s'écria-t-il avec joie. C'est un fils de loup
+blanc et de renarde rouge; c'est le rejeton d'Alanck-ou-a-bi, qui a fui
+le wigwam de son maître pour aller habiter la loge d'un Visage-Pâle; il
+sera rôti, et les chiens des Chippiouais dévoreront ses chairs.
+
+--Ce n'est pas vrai! répliqua vivement Mac Carthy, en brisant, par un
+violent effort, les cordes avec lesquelles on l'avait attaché.
+
+De nouveau les Chippiouais semblèrent consternés. Ils s'éloignèrent
+pêle-mêle du métis, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent la fuite.
+
+Dans leurs rangs on criait:
+
+--Il a la médecine! il a la médecine!
+
+Profitant aussitôt de la réaction qui s'était opérée en sa faveur, James
+écarta sa tunique, et, au-dessous de son sein droit, indiqua un tatouage
+récemment pratiqué.
+
+Ce tatouage, de couleur rouge, représentait un homme et une Indienne
+échangeant un baiser.
+
+Quoique les figures fussent grossièrement dessinées, on pouvait voir,
+en y mettant de la bonne volonté, que l'une, avec ses longues oreilles
+battant sur les épaules et son nez chargé d'ornements, était celle de la
+Grande-Femme; l'autre, vêtue en trappeur, celle de Mac Carthy.
+
+Les Chippiouais les reconnurent sans doute, car ils se mirent à beugler
+sur tous les tons:
+
+--Kitchi-Ickoui et Double-Langue! Kitchi-Ickoui et Double-Langue!
+
+Un nuage de dépit passa sur le front du Grand-Lièvre.
+
+--Qui prouve que c'est Kitchi-Ickoui qui a donné cette médecine au
+sang-mêlé? dit-il.
+
+--Je le prouverai, répondit James.
+
+--Et comment le prouveras-tu?
+
+--En la faisant parler elle-même.
+
+--Oui, mais elle n'est; pas ici!
+
+--Nous la verrons en retournant au village de mes frères.
+
+--S'ils t'y ramènent, Double-Langue! répliqua le sagamo avec un sourire
+sarcastique.
+
+--Ils m'y ramèneront, reprit James en haussant le ton, oui, ils m'y
+ramèneront, car Kitchi-Ickoui m'a dit, en me faisant ces signes, le soir
+du jour où elle fut blessée par Pointe-de-Flèche: Je t'aime; tu es mon
+neconnis, et si quelqu'un de mes guerriers t'outrageait, je soufflerais
+sur lui Matcho-Manitou, le méchant Esprit.
+
+Ces paroles raffermirent le triomphe du jeune homme.
+
+Les Chippiouais y applaudirent en masse, par une gesticulation et des
+cris furibonds.
+
+L'un d'eux, chef puissant, passa au Bois-Brûlé son calumet, et
+Kit-chi-ou-a-pous fut obligé de dévorer en silence la colère dont il
+était agité.
+
+Mais il lui fallait une victime: il fit venir Alanck-ou-a-bi, que deux
+Chippiouais gardaient près de la porte du fort.
+
+La misérable créature fut traînée devant le bûcher.
+
+Le Grand-Lièvre l'apostropha en ces termes:
+
+--Femme éhontée, tu as quitté la hutte de ton mari pour te jeter
+dans les bras d'un des ennemis de notre race. Je t'ai déjà punie en
+t'arrachant le nez avec mes dents, en te crevant un oeil avec mon doigt,
+mais ton supplice n'est pas fini!
+
+Sans faire attention ni à lui, ni à ses menaces, l'Étoile-Blanche
+considérait James avec une rayonnante expression de bonheur maternel.
+
+--Le demi-sang est ton fils, le fils de tes débauches avec un Saiganosch
+[36], n'est-ce pas? continua Kit-chi-ou-a-pous, heureux de trouver
+une occasion nouvelle pour abaisser Mac Carthy dans l'esprit des
+Chippiouais.
+
+[Note 36: Anglais.]
+
+--Oui, c'est mon enfant! le fruit chéri de mes entrailles! allait
+s'écrier Alanck-ou-a-bi. Mais un signe imperceptible du jeune homme
+l'arrêta. Craignant de le perdre par cet aveu, elle baissa la tête;
+elle refoula dans son coeur son orgueil, son amour de mère, et, d'un ton
+indifférent, elle dit:
+
+--Je ne connais pas cet homme.
+
+Seules, les mères ont de ces dévouements aveugles.
+
+Mais il y avait là, autour d'eux, vingt squaws, vingt autres femmes
+jalouses, dont pas une n'ignorait le lien qui unissait Mac Carthy à
+l'Étoile-Blanche.
+
+--C'est faux! c'est faux! s'écrièrent-elles. Double-Langue est fils
+d'Alanck-ou-a-bi et du gouverneur Mac Carthy.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous le savait bien. On ne le peut tromper, dit le sagamo
+avec un accent de satisfaction cruelle.
+
+James pensa que, s'il n'intervenait, la vertu de son amulette courrait
+des risques.
+
+--Qu'est-ce que mon frère veut faire de cette squaw! interrogea-t-il
+hardiment.
+
+--Cette squaw, répondit le Grand-Lièvre, a été ma femme: elle m'a trahi.
+Je veux la brûler.
+
+--Mon frère ne la brûlera pas.
+
+--Qui a dit cela? s'écria le sagamo courroucé.
+
+--Moi, dit résolument Mac Carthy.
+
+--Toi!
+
+--Oui, moi, qui parle par la bouche de Kitchi-Ickoui, moi qui porte,
+comme mon frère, la grande médecine de vie sur la poitrine.
+
+Et, pour donner plus de poids à cette assertion, l'avocat toucha du
+doigt son tatouage.
+
+Kit-chi-ou-a-pous rugit de fureur et leva sur le jeune homme son
+tomahawk.
+
+Mais le chef qui avait prêté son calumet à Mac Carthy retint le bras du
+Grand-Lièvre.
+
+--Mon frère, dit-il, doit céder à Double-Langue et attendre la décision
+de la sage Kitchi-Ickoui.
+
+--Yea! yea! secondèrent les assistants.
+
+Se tournant alors vers James, son protecteur ajouta:
+
+--Que veux-tu?
+
+--Qu'on mette cette femme en liberté, répondit-il en désignant
+Alanck-ou-a-bi.
+
+--C'est impossible, dit le chef.
+
+--Alors vous la voulez brûler? reprit Mac Carthy.
+
+--Non.
+
+--Qu'en ferez-vous?
+
+--Je l'ai dit. On vous conduira l'un et l'autre à Kitchi-Ickoui, et si
+ton discours a été clair, si le symbole dont tu es marqué est l'oeuvre
+de Kitchi-Ickoui, tu prendras place à nos conseils, tu garderas cette
+squaw pour en faire ton esclave ou ce qu'il te plaira.
+
+--Mon frère a parlé avec la prudence d'un Manitou, dit
+Kit-chi-ou-a-pous, comprenant la nécessité de dissimuler son
+ressentiment et de faire oublier la brutalité avec laquelle il avait
+traité le neconnis de sa femme; car depuis son héroïque prouesse
+amoureuse, Kitchi-Ickoui jouissait d'un privilège bien rare, consacré,
+chez diverses tribus indiennes, aux squaws douées d'un tempérament
+aussi robuste que le sien: elle rendait inviolables tous ceux à qui elle
+accordait la grâce de ses faveurs.
+
+--Mon frère, répondit le chef au Grand-Lièvre, doit une réparation à
+Double-Langue. Qu'il fume donc avec lui le calumet de paix.
+
+--J'accepte, dit l'okema, en tendant son poagan à Mac Carthy.
+
+S'exagérant l'étendue de la victoire qu'il venait de remporter, l'avocat
+crut qu'il lui était possible d'en augmenter encore les profits.
+
+--Je remercie mon frère, dit-il après avoir aspiré une bouffée de tabac;
+il reconnaît enfin que je suis son ami; aussi je lui veux demander un
+présent.
+
+--Mon oreille est ouverte à ta parole.
+
+--Je désire, dit James, que mon frère me donne la femme blanche.
+
+--Djecouessin-Netchegousch?
+
+--Oui, la jeune Française.
+
+--Te la donner à toi, Double-Langue! s'écria le Grand-Lièvre, redevenu
+furieux.
+
+--C'est mon voeu!
+
+--Et qu'en ferais-tu si je te la donnais? observa le sagamo avec une
+ironie mordante.
+
+James avait prévu la question. Il répondit adroitement:
+
+--Si tu me donnes la femme blanche, j'en ferai l'esclave de
+Kitchi-Ickoui.
+
+Kit-chi-ou-a-pous partit d'un éclat de rire.
+
+--Double-Langue est fou, dit-il. Djecouessin-Netchegousch est ma
+captive, je la garde. Mais si Double-Langue ou tout autre essaie de
+me l'enlever, je lui briserai la tête comme je le fais à cette squaw
+infidèle! ajouta-t-il en dirigeant son formidable tomahawk contre le
+crâne d'Alanck-ou-a-bi.
+
+Par bonheur, elle sut éviter le coup en se jetant en arrière.
+
+Et le chef qui s'était déjà interposé, s'emparant de Kit-chi-ou-a-pous,
+lui parla bas à l'oreille.
+
+Leur conversation dura quelques minutes. Elle fut très-animée, à en
+juger par les gestes des interlocuteurs. Mais, à la fin, le Grand-Lièvre
+parut consentir à ce que l'autre exigeait de lui.
+
+--J'attendrai, dit-il.
+
+Puis il commanda à ses guerriers de s'apprêter à partir.
+
+Les uns s'empressèrent alors de charger leur butin sur des traîneaux,
+auxquels ils attelèrent les chiens de la factorerie. Les autres
+réunirent en troupeau le bétail et les chevaux qu'ils avaient trouvés.
+Après quoi ils mirent le feu aux bâtiments du fort, et le quittèrent en
+hurlant comme des démons.
+
+Kit-chi-ou-a-pous avait placé madame Robin sur un traîneau, et lui-même
+en dirigeait l'attelage.
+
+Les autres captives marchaient à pied entre leurs ravisseurs.
+
+L'aurore se levait sous un ciel pâle et terne, mais qui commençait à
+s'embraser des lueurs ardentes de l'incendie, quand les Chippiouais
+abandonnèrent le théâtre de leur sanglant exploit.
+
+Durant tout le jour et toute la nuit suivante ils cheminèrent pour
+regagner leur camp.
+
+Mais ils allaient lentement, car les gros animaux qu'ils poussaient
+devant eux, enfonçant à chaque pas dans la neige, n'avançaient qu'avec
+peine.
+
+Le lendemain soir seulement, ils approchèrent des huttes.
+
+On en distinguait déjà la fumée dans le lointain, quand
+Kit-chi-ou-a-pous ordonna de faire halte.
+
+La troupe se trouvait alors devant une colline de glaçons, haute d'une
+vingtaine de mètres; mais chacun des glaçons était énorme et mesurait de
+sept à huit pieds d'épaisseur sur quinze à vingt de longueur et largeur.
+
+Ça et là, ainsi que des cellules dans une ruche, apparaissaient des
+trous, à la base de l'édifice, laquelle pouvait bien compter dix pas de
+rayon.
+
+Quelques-unes de ces ouvertures avaient été bouchées tu moyen de
+glaces, comme le donnaient à supposer certaines nuances différentes de
+l'ensemble.
+
+Cette montagne de congélations était le cimetière d'hiver des
+Chippiouais; ils y inhumaient leurs morts. Lorsqu'arrivait la bonne
+saison, lorsque le sol cessait d'être aussi dur que la roche, ils
+enlevaient les cadavres en grande pompe, pour les déposer dans le sein
+de la terre.
+
+Kit-chi-ou-a-pous fit tirer d'un traîneau, où on les avait placés, les
+Chippiouais tués durant le combat du fort du Prince-de-Galles. On lava
+les corps avec de la neige, fondue sur des feux qui avaient été aussitôt
+allumés; puis ils furent revêtus de costumes de parade, armés en guerre
+et plongés, un à un, dans les trous dont nous venons de parler.
+
+Kit-chi-ou-a-pous prit alors la parole et dit:
+
+«Frères, vous êtes encore assis parmi nous; vos corps conservent les
+mêmes traits et continuent de nous ressembler extérieurement, si ce
+n'est qu'ils ont perdu la faculté de se mouvoir. Mais où est maintenant
+ce souffle qui, hier encore, envoyait la fumée au Grand-Esprit?
+Pourquoi ces lèvres, qui proféraient alors un langage si agréable et si
+expressif, sont-elles immobiles? Pourquoi ces pieds, qui surpassaient
+en vitesse les daims sur les montagnes, sont-ils maintenant engourdis?
+Pourquoi ces bras, qui vous servaient à gravir sur les plus hauts arbres
+ou à bander l'arc le plus raide, tombent-ils à vos côtés sans mouvement?
+Hélas! tous ces membres, toutes ces parties de vous-mêmes que nous
+contemplions, il y a peu, avec admiration, avec amour, sont inanimés
+comme si trois cents hivers s'étaient accumulés sur eux!
+
+«Cependant nous ne vous regretterons pas, braves et illustres guerriers,
+comme si vous étiez perdus à jamais pour nous ou que votre nom fût
+enseveli dans l'oubli. Non: vous êtes allés au monde des Esprits, avec
+ceux qui sont venus avant vous; et quoique nous ayons été laissés après
+vous pour perpétuer votre réputation, nous irons un jour vous rejoindre.
+
+«Animés par le respect que nous vous portions pendant qu'ici vous viviez
+avec nous, nous venons vous rendre le dernier devoir de tendresse qui
+est en notre pouvoir.
+
+«Afin que votre corps ne soit pas exposé dans la plaine et en danger
+d'être la proie des animaux de la terre ou des airs, nous aurons soin
+de vous porter sur les bords d'Athapusco où reposent vos ancêtres; nous
+espérons que votre esprit vivra avec les leurs et que vous nous recevrez
+lorsque nous arriverons, comme vous, sur ces grands territoires de
+chasse que nous ne connaissons pas [37].»
+
+[Note 37: Voyez Carver.]
+
+Les Chippiouais écoutèrent ce discours dans un religieux silence.
+
+Ayant terminé, le Grand-Lièvre fit fermer les tombes avec de la neige,
+sur laquelle on versa de l'eau chaude, laquelle, condensée aussitôt par
+le froid, prit la fermeté et le poli de la glace.
+
+Pendant qu'il prononçait son oraison funèbre, Mac Carthy avait réussi,
+grâce au crépuscule, à se rapprocher de Victorine.
+
+--Un mot, madame, lui dit-il rapidement: voulez-vous vous sauver?
+
+--Avec vous?
+
+--Il ne s'agit pas de moi...
+
+--Ne vous ai-je pas dit que je vous méprisais! l'interrompit-elle.
+
+--Mais, enfant, ce sauvage fera de vous...
+
+Victorine lui coupa encore la parole.
+
+--Il fera de moi ce que bon lui semblera. Faut-il vous répéter que je le
+préfère à vous?
+
+--La sotte! la folle! s'écria James, en la saisissant rudement par le
+bras.
+
+--Sotte ou folle, dit-elle, en se dégageant, j'ai plus de confiance en
+ces sauvages qu'en vous.
+
+--Mais, malheureuse, vous ne vous imaginez pas de quoi ils sont
+capables! Vous ne savez pas quelles féroces voluptés leur luxure sait
+tirer des femmes! Vous ne savez pas...
+
+--Je sais, monsieur, que votre langage est d'une grossièreté...
+
+--Victorine, je vous en conjure, laissez-moi vous arracher...
+
+--Non, répondit-elle avec impatience? non, je ne veux ni de vous ni de
+vos services; vous m'êtes plus odieux que le plus brutal de ces Indiens.
+
+Comme elle disait cela, et comme la cérémonie funèbre tirait à sa fin,
+le bruit d'une fusillade nourrie retentit, autour d'eux.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XV
+
+ ENTRE PEAUX-BLANCHES ET PEAUX-ROUGES
+
+
+Tandis que les Chippiouais mettaient à sac la factorerie du
+Prince-de-Galles, le gouverneur et quelques-uns des employés, qui
+avaient, réussi à échapper à la barbarie des Indiens, couraient au lac
+à la Truite, où campait encore le parti de pêche, naguère commandé par
+James Mac Carthy.
+
+Les pêcheurs furent mis au courant de ce qui venait de se passer au
+fort; puis M. Boyer tint conseil avec ses principaux commis.
+
+Ignorant la trahison de James et cherchant à s'expliquer l'irruption
+imprévue d'une tribu de Peaux-Rouges avec laquelle la Compagnie de
+la baie d'Hudson se croyait en bons termes, il accusa hautement
+Poignet-d'Acier d'avoir exécuté cette entreprise.
+
+Les antécédents du fameux capitaine; sa haine bien connue pour les
+Anglais; les luttes successives que, depuis plus de trente ans, il
+soutenait contre eux; son apparition inopinée peu de jours avant le
+coup; son altercation avec le gouverneur, tout semblait justifier la
+présomption de M. Boyer.
+
+On sait, toutefois, que Poignet-d'Acier était bien innocent de la charge
+élevée si gratuitement contre lui.
+
+Mais le sous-chef-facteur n'eut pas de peine à faire partager son
+opinion à ses subordonnés.
+
+Après s'être consultés, ils se trouvèrent en nombre suffisant pour
+marcher sur le fort et tâcher de le reprendre à l'ennemi.
+
+Les tentes furent pliées hâtivement et l'on se mit en route.
+
+En approchant de la rivière Churchill, le gouverneur prit les plus
+grandes précautions pour ne pas tomber dans une embuscade, car il ne
+savait pas que les Chippiouais avaient évacué la factorerie.
+
+Une épaisse fumée, qui s'élevait lentement de l'enceinte fortifiée,
+lui apprit une partie de la vérité. Quelques hommes, dépêchés en
+éclaireurs, revinrent bientôt, annonçant que rétablissement semblait
+désert.
+
+Malgré cet avis, M. Boyer disposa sa troupe en ordre de bataille avant
+de s'avancer plus loin.
+
+Puis, assuré de pouvoir faire bonne résistance si ce calme apparent
+cachait un piège, il se porta résolument, mais en silence, sur le
+comptoir.
+
+La porte en était grande ouverte.
+
+Aux lueurs d'un immense brasier, dans la cour, on apercevait des
+monceaux de cadavres, de ruines et de débris,--tous les vestiges d'une
+place de guerre mise au pillage, mais pas un être humain.
+
+Une demi-douzaine de chiens décharnés erraient seulement autour du
+foyer, en poussant des hurlements plaintifs.
+
+--Si, au moins, le feu avait pu prendre à la poudrière! comme tous
+ces coquins vous auraient dansé la danse de Saint-Guy! murmura le
+gouverneur, en contemplant, avec fureur, les bâtiments à demi consumés
+par l'incendie.
+
+--Le capitaine! cria tout à coup un des commis qui se trouvaient à côté
+de lui.
+
+Quel capitaine! demanda M. Boyer.
+
+--Mais Poignet-d'Acier! Le voyez-vous? le voyez-vous, monsieur? fit
+l'employé en désignant du bout de sa carabine un homme trop occupé, sans
+doute, à fouiller les décombres fumants pour avoir remarqué l'arrivée
+des trappeurs.
+
+Au nom de Poignet-d'Acier, le gouverneur arma brusquement un fusil à
+deux coups qu'il tenait à la main.
+
+Et en même temps, d'une voix haute, il cria à ses gens:
+
+--Qu'on s'empare de lui! mort ou vif, qu'on s'empare de lui. Cent louis
+de récompense à celui qui me l'amènera vivant!
+
+Cet ordre parvint aux oreilles de l'homme qu'il concernait et qui se
+trouvait, en ce moment, à l'autre extrémité de la cour.
+
+Levant la tête, il découvrit une bande d'individus prêts à fondre sur
+lui.
+
+Aussitôt, et sans bouger de place, il appela:
+
+--Nick!
+
+--Qu'y a-t-il? capitaine, répondit-on du fond d'une construction que les
+flammes avaient peu endommagée.
+
+--Les Habits-Rouges! Gare à vous! reprit Poignet-d'Acier, saisissant un
+tison enflammé et se plaçant sous l'embrasure d'une porte.
+
+Cette porte, c'était celle de la poudrière.
+
+Elle avait été enfoncée par les Chippiouais, qui s'étaient emparés d'une
+partie des munitions contenues dans le magasin.
+
+--Si vous ou vos hommes faites encore un pas, dit alors Poignet-d'Acier
+au gouverneur, je mets le feu aux poudres.
+
+Déjà les trappeurs envahissaient la cour, pour se précipiter sur lui:
+ils reculeront frappés d'épouvante.
+
+Ferme et fier comme un Jean-Bart, le capitaine les regardait avec
+mépris.
+
+--Allons, Nick, dit-il, il faut en finir! venez!
+
+--Oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit celui-ci, qui sortit
+tout à coup d'une salle basse, en portant un corps sanglant sur ses
+épaules.
+
+--Qu'avez-vous donc là? lui demanda Poignet-d'Acier.
+
+--Louis-le-Bon! ô Dieu, oui! Louis-le-Bon, qui avait trop chaud sans
+doute, car il s'est fait décoiffer par quelque vermine rouge.
+
+--Il est mort! laissons-le et partons! dit le capitaine en montrant la
+horde de commis qui refluait confusément vers la porte de la cour.
+
+--Laisser là mon camarade! non.
+
+--Il est mort...
+
+--Ni mort ni en vie, mais il y a de l'espoir. J'en ai vu revenir de plus
+loin, quoiqu'il ait le crâne furieusement endommagé et qu'il soit
+dans une maudite petite difficulté. Avec quelques gouttes d'extrait de
+basilic...je m'entends, capitaine.
+
+--Mais nous allons être obligés de sauter par-dessus le rempart.
+
+--On y sautera.
+
+--Avec ce fardeau?
+
+--Avec ce fardeau, oui bien, je le jure, votre serviteur! Mon oncle, le
+grand voyageur dans l'Afrique Centrale.....
+
+--C'est impossible, mon ami, c'est impossible, dit Poignet-d'Acier en
+frappant du pied avec impatience.
+
+Nick Whiffles se mit à rire.
+
+--Vous allez voir, dit-il en déposant à terre le corps de Louis-le-Bon,
+qui remuait faiblement et proférait des plaintes entrecoupées.
+
+Ensuite, il releva un des cadavres gisant sur le sol, l'accota contre
+la porte de la poudrière, pendant que les employés de la Compagnie
+achevaient de vider la cour dans une confusion extrême, et, arrachant
+à Poignet-d'Acier le brandon qu'agitait celui-ci, il le fixa aux doigts
+crispés du cadavre.
+
+L'obscurité naissante jointe à la distance où la porte de la cour était
+du lieu de cette scène n'eût pas permis aux fuyards de découvrir la
+supercherie, en admettant même que leur panique ne les en eût point
+empêchés.
+
+--Maintenant, dit Nick quand il eut terminé, nous pouvons, capitaine,
+décamper tout à notre aise, ou continuer nos recherches si cela vous va
+mieux. Soyez tranquille, les Anglais ne nous troubleront pas.
+
+--J'ai soif, à boire! murmura Louis-le-Bon.
+
+--A boire! oui, mon vieux! reprit Whiffles, qui se baissa et approcha sa
+gourde des lèvres du blessé.
+
+--N'avez-vous rien trouvé! demanda Poignet-d'Acier.
+
+--Rien, capitaine. Mais il n'est pas probable que ces diables de
+serpents-à-sonnettes aient tué une si jolie petite femme!
+
+--Je ne le pense pas non plus.
+
+--Ils l'auront réservée.....
+
+--Ne me dites pas cela, Nick! ne me le dites pas!
+
+--Comme il vous plaira, capitaine. Du reste, ce serait fâcheux, n'est-ce
+pas, que cette créature du bon Dieu devint la femme d'un Peau-Rouge,
+oui bien, je le jure, votre serviteur! Mais attendez jusqu'à demain.
+Le cousin Louis-le-Bon n'aura plus cette fièvre gui lui fait battre la
+campagne à tort et à travers comme un cheval aveugle, et il nous dira ce
+qui s'est passé ici.
+
+--Oui, répondit Poignet-d'Acier d'un ton rêveur.
+
+Et, après un moment de silence, il ajouta:
+
+--Peut-être, cependant, vaudrait-il mieux se mettre sur-le-champ à la
+poursuite des Chippiouais, car ce sont eux assurément qui ont envahi le
+fort. Par bonheur qu'en nous rendant à la rivière du Veau-Marin, où nous
+espérions rejoindre cette pauvre Victorine, j'ai eu l'idée de remonter
+la rivière Churchill. Sans cela, nous aurions ignoré le désastre de
+la factorerie et vainement attendu. Après tout, peut-être madame Robin
+était-elle déjà partie.
+
+--Partie! dit Nick, en secouant la tête. Pour cela, je jurerais que non,
+quoique dans la famille des Whiffles on n'ait jamais eu l'habitude de
+jurer, ô Dieu, non! Mon grand-oncle...
+
+--Laissez vos histoires, interrompit Poignet-d'Acier. Pourquoi
+pensez-vous qu'elle n'était point partie?
+
+--Oh; ça, rien de plus simple, comme disait mon oncle le grand voya...
+
+--Le temps presse, trêve de digressions!
+
+--Vrai, capitaine, vrai. Mais où en étais-je? Vous m'avez coupé...
+
+--Vous supposiez que madame Robin n'avait pas encore quitté le fort.
+
+--Je ne supposais pas, capitaine, puisque j'en suis certain.
+
+--D'où vous vient alors cette certitude?
+
+--De là, dit laconiquement Nick Whiffles, en posant la main sur le bras
+de Louis-le-Bon.
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Oh! c'est facile. Mon cousin que voici accompagnait la jeune dame.
+On nous l'a dit quand nous sommes passés à Outaouais; eh bien, il ne
+l'aurait pas plus abandonnée que moi je ne l'abandonne, ô Dieu non!
+
+--C'est juste! prononça Poignet-d'Acier.
+
+--A présent, capitaine, si vous m'en croyez, nous allons déguerpir,
+reprit le trappeur, en chargeant de nouveau Louis-le-Bon sur ses
+épaules.
+
+--Mais nous ne pouvons passer par la porte!
+
+--Je le sais bien.
+
+--Comment ferez-vous avec ce corps?
+
+--N'ayez pas peur. Seulement, pour plus de sûreté, remettez, si ça ne
+vous désoblige pas, un autre charbon dans la main de notre mort, car
+celui que j'y ai placé s'éteint.
+
+--J'admire votre prudence, dit Poignet-d'Acier en suivant l'instruction
+que Whiffles venait de lui donner.
+
+Puis ils se glissèrent sur le rempart, derrière la poudrière.
+
+Nick s'était muni d'une corde.
+
+Après avoir examiné les lieux et s'être assuré qu'aucun des employés de
+la Compagnie ne rôdait de ce côté, il attacha le corps de Louis-le-Bon
+avec sa corde et le descendit doucement au pied du mur.
+
+Durant ce temps, Poignet-d'Acier avait sauté dans un banc de neige.
+
+Nick ne tarda pas à l'imiter, reprit son fardeau, et tous deux
+disparurent dans la profondeur de la nuit, en riant cordialement du bon
+tour qu'ils avaient joué au gouverneur du fort du Prince-de-Galles.
+
+Cependant celui-ci, qui s'était retiré à un demi-mille de la factorerie,
+avec tous ses gens, avait remarqué en chemin les traces laissées par le
+départ des Chippiouais.
+
+Quoiqu'il brûlât de se venger de Poignet-d'Acier et de le faire
+prisonnier, la crainte d'une explosion de la poudrière l'empêchait de
+revenir sur ses pas.
+
+Nul des employés, au reste, ne l'y eût accompagné à cet instant.
+
+S'étant consulté, il pensa que ce qu'il avait d'abord de mieux à faire,
+c'était du poursuivra les Chippiouais et de les forcer de rapporter leur
+butin au comptoir.
+
+En conséquence, M. Boyer donna l'ordre de prendre la piste des pillards,
+et, le lendemain soir, il les rattrapa, sans qu'ils s'en doutassent,
+devant leur cimetière hivernal, au moment où Kit-chi-ou-a-pous achevait
+de prononcer son discours funèbre sur la tombe des guerriers morts à
+l'attaque de la factorerie.
+
+Avec une vingtaine de ses trappeurs les plus intrépides le gouverneur
+devançait le gros de la troupe d'un quart de mille environ.
+
+Impatient du réparer l'échec qu'il avait subi, il commanda le feu dès
+qu'on fut à portée de fusil.
+
+Pendant quelques minutes, le bruit des détonations troubla les
+Peaux-Rouges.
+
+Mais ils étaient bien armés, bien approvisionnés.
+
+Ils se rallièrent A la voix du Grand-Lièvre, ripostèrent vigoureusement
+et se ruèrent en foule sur les agresseurs.
+
+Aussitôt, Mac Carthy avait compris que de la victoire dépendait son
+salut.
+
+Quittant Madame Robin, à demi morte d'effroi, il se jeta à la tête des
+Chippiouais.
+
+Une mêlée générale s'engagea.
+
+Dans la foule des assaillante, le métis reconnut M. Boyer.
+
+Le souvenir de l'insulte qu'il en avait reçue fit bouillonner le sang
+dan» ses veines, et, un poignard d'une main, un revolver de l'autre, il
+s'efforça de joindre le gouverneur pour le tuer.
+
+Déjà il s'en approchait, déjà il allait le frapper, quand un des
+employés de la Compagnie se précipita entre eux.
+
+Son bras brandissait un couteau.
+
+L'arme meurtrière s'abaissa sur Mac Carthy, qui fit un mouvement pour
+l'éviter: à cet instant, une Indienne couvrit le jeune homme de son
+corps.
+
+La lame du couteau s'enfonça tout entière dans le sein de cette
+malheureuse.
+
+Elle tomba en criant:
+
+Mon fils, mon fils, prends garde à la femme blanche! Elle sera pour toi
+une cause de malheur...
+
+--Tiens, voici pour toi, chienne amoureuse des Visages-Pâles! hurla
+Kit-chi-ou-a-pous, qui se mit À trépigner sur le cadavre sanglant de la
+moribonde.
+
+Puis, se tournant vers Mac Carthy, il ajouta avec une ironie amère:
+
+--Double-Langue a le coeur faible! Je vais lui apprendre à se
+débarrasser d'un ennemi.
+
+Avec ces paroles, son tomahawk, qui tournoyait aussi rapide que
+l'éclair, s'abattit lourdement sur la tête de l'infortuné gouverneur,
+dont le corps roula près de celui d'Alanck-ou-a-bi.
+
+Moins d'une minute avait suffi à l'accomplissement de ce drame.
+
+Terrifiés par la perte de leur chef, les trappeurs se replièrent, en
+désordre sur le reste de la troupe qui volait à leur secours.
+
+Ils y semèrent la terreur dont ils étaient agités, et toute la bande
+battit précipitamment en retraite.
+
+Des vociférations stridentes célébrèrent le triomphe des sauvages.
+
+De poursuivis, ils devinrent poursuivante, et, comme des cougouars
+avides de sang, donnèrent la chasse à la proie qui tentait de leur
+échapper.
+
+Exalté, enivré par le combat, Kit-chi-ou-a-pous avait oublié sa capture,
+sa passion, sa jalousie, pour rivaliser d'ardeur avec ses guerriers,
+s'acharner à l'oeuvre de destruction commencée par cette déplorable
+victoire.
+
+Quant à Mac Carthy, il se hâta d'abandonner le champ du carnage pour
+retourner vers madame Robin.
+
+La nuit était venue, mais c'était une de ces nuits claires si communes
+dans les régions boréales.
+
+--Voulez-vous fuir? dit le métis à la jeune femme.
+
+--Non... non... pas avec vous! balbutia-t-elle.
+
+--Je vous y obligerai! s'écria-t-il, en saisissant une verge pour en
+toucher les chiens attelés au traîneau où elle était assise.
+
+Madame Robin sortit alors de la stupeur dans laquelle elle paraissait
+plongée et se dressa dans le dessein de quitter le véhicule.
+
+James l'y rejeta en la poussant rudement avec la main et prit place à
+son côté.
+
+Puis, de sa baguette, de sa voix, il stimula les chiens qui partirent
+aussitôt.
+
+Mais ce fut dans la direction du village.
+
+En vain Mac Carthy voulut-il les contraindre à prendre une autre route,
+ses jurons, ses coups de houssine, loin de le servir, accélérèrent
+davantage encore la course des animaux têtus vers les loges des
+Chippiouais.
+
+Le métis était au désespoir: un pressentiment disait à Victorine que la
+Providence ne l'avait pas tout à fait abandonnée.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XVI
+
+ L'AVERSION ET L'AMOUR
+
+
+Ces divers mouvements s'étaient succédé en moins de temps qu'il ne nous
+en a fallu pour les décrire.
+
+Mac Carthy avait une violente envie de se jeter hors du traîneau et
+d'emporter madame Robin au loin.
+
+Ce désir, il eût essayé de le réaliser, malgré les cris, malgré la lutte
+que Victorine n'aurait certainement pas manqué de lui opposer; mais il
+était trop tard: de nouvelles difficultés surgissaient autour de lui.
+
+Le bruit du combat avait trouvé un écho dans le village chippiouais.
+
+Rentrés dans leurs huttes souterraines avec les enfante et quelques
+guerriers infirmes, les squaws attendaient le retour des vainqueurs,
+lorsque le retentissement de la fusillade parvint à leurs oreilles.
+
+Laissant aussitôt là les apprêts du festin dont elle s'occupait, chaque
+Indienne valide sortit en toute hâte de sa loge et s'avança vers le
+théâtre de l'engagement.
+
+Moins que l'espoir de pillage, l'idée de prêter main-forte à leurs
+seigneurs et maîtres les poussait [38].
+
+[Note 38: Autant les sauvagesses du Sud sont molles et apathiques,
+autant celles du Nord sont hardies, belliqueuses, remplies d'initiative.
+On en voit figurer dans la plupart des expéditions entreprises par les
+Chippiouais.]
+
+Elles marchaient donc à la bataille, en proférant des cris perçants,
+quand le traîneau de Mac Carthy fondit comme une flèche au milieu du
+bataillon qu'elles formaient.
+
+Reconnaissant celles qui les nourrissaient, les chiens s'arrêtèrent.
+
+C'était la ce que Mac Carthy redoutait par-dessus tout. Il fustigea
+brutalement les pauvres bêtes pour les faire passer outre. Peine perdue,
+l'attelage ne bougea pas plus que s'il eût été gelé sur place.
+
+La vue de Victorine causa un vif étonnement aux sauvagesses, qui jamais
+auparavant n'avaient rencontré une blanche et s'imaginaient que toutes
+les femmes étaient rouges comme elles, ou au plus cuivrées comme les
+demi-sang.
+
+Elles entourèrent le traîneau, et, timidement d'abord, s'approchèrent
+de madame Robin. Mais cette timidité dura peu. Bientôt les squaws
+s'enhardirent. Elles allongèrent les mains sur Victorine, la touchèrent
+avec des rires et des grimaces grotesques, et elles finirent par lui
+ôter la fourrure qui recouvrait fia tête, pour mieux examiner la jeune
+femme.
+
+Celle-ci supporta avec patience leurs importunités, quoiqu'elle en fût
+cruellement blessée.
+
+Mais Mac Carthy, s'apercevant que, non contentes de regarder, de
+palper, les squaws paraissaient disposées à dépouiller Victorine de ses
+vêtements pour se les approprier et s'assurer que la Peau-Blanche avait
+une conformation semblable à la leur[39], Mac Carthy voulut mettre fin à
+leur indiscrétion.
+
+[Note 39: A cet égard, les Indiens de l'Amérique Septentrionale sont,
+en général, les plus curieux des humains. Deux tribus étrangères, un
+peu distantes l'une de l'autre, viennent-elles à se rencontrer, elles
+s'inspectent mutuellement le corps, afin de voir si la nature les a
+pourvus d'organes identiques.]
+
+--Retirez-vous! leur cria-t-il, en langue chippiouaise.
+
+Cet ordre se perdit dans les rires bruyants des Indiennes, dont les
+tracasseries augmentaient à chaque instant.
+
+--Veux-tu bien te retirer! continua James, en repoussant durement une
+squaw plus insolente que les autres et qui commençait à dégrafer la robe
+de Victorine.
+
+Dans ce but, la sauvagesse était montée sur le bord du traîneau et se
+tenait courbée en deux.
+
+Le coup que lui porta Mac Carthy lui fit perdre l'équilibre: elle roula
+dans la neige, à la grande hilarité de ses compagnes.
+
+Furieuse de sa déconvenue, elle se releva et se précipita sur Mac
+Carthy, en hurlant:
+
+--Il battu une femme! ce louveteau a battu une femme! il faut le
+fouetter! il faut le fouetter.
+
+Toutes les autres, après elle, répétèrent à l'envi:
+
+--Il faut le fouetter! il faut le fouetter!
+
+Et, en moins d'une minute, l'avocat, enlevé du traîneau par les
+Indiennes, voyait déjà la partie essentielle de son habillement céder
+sous leurs doigts avides, lorsque, se rappelant fort à propos la parole
+magique qu'il avait reçue de l'amour de la Grande-Femme, il s'écria:
+
+--Je suis le neconnis de Kitchi-Ickoui!
+
+Le mot eut tout le succès qu'il en attendait.
+
+Les Chippiouais se reculèrent immédiatement, en murmurant d'un ton
+respectueux et effrayé tout à la fois:
+
+--Il est le neconnis de Kitchi-Ickoui! il est le neconnis de
+Kitchi-Ickoui!
+
+Celle qui, la première, avait levé la main sur lui, se prosternant la
+face dans la neige, dit avec une humilité profonde:
+
+--Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite?
+
+Et, tour à tour, les squaws prirent la même, posture et dirent:
+
+--Mon frère pardonnera-t-il à sa soeur l'offense qu'elle lui a faite?
+
+Ces moeurs bizarres, ces salamalecs étranges étonnaient si fort madame
+Robin, qu'un instant elle oublia, la triste condition à laquelle le sort
+l'avait réduite.
+
+Pour Mac Carthy, le front haut maintenant, le regard superbe, il-posait
+comme un dieu.
+
+--Vous remarquerez, j'espère, que je commande souverainement ici,
+madame! dit-il avec suffisance à Victorine.
+
+Cette observation tira la jeune femme de ses réflexions.
+
+--Que m'importe votre souverain commandement! répondit-elle
+dédaigneusement.
+
+--Je vais vous l'apprendre! reprit-il.
+
+Et s'adressant aux Indiennes:
+
+--Kitchi-Ickoui, dit-il, vous enjoint de me laisser passer.
+
+--Que mon frère passe! firent-elles unanimement.
+
+--Kitchi-Ickoui vous enjoint encore de m'abandonner cette femme blanche.
+
+--Est-elle la captive de mon frère? demanda une des Chippiouaises.
+
+--Oui, elle est ma captive.
+
+--Cela n'est pas, Double-Langue a menti; cette femme blanche est la
+captive de Kit-chi-ou-a-pous, dit soudain une voix derrière lui.
+
+Mac Carthy se retourna avec colère.
+
+--Qui donc ose contredire le neconnis de Kitchi-Ickoui?
+
+--Moi, répondit un sauvage qui arrivait en boitant, car il avait été
+blessé d'une balle à la jambe; moi. J'ai vu Kit-chi-ou-a-pous s'emparer
+de la femme au visage pâle; c'est à lui qu'elle appartient.
+
+--Elle appartient à Kitchi-Ickoui! s'écria James.
+
+L'Indien secoua dubitativement la tête.
+
+Mac Carthy continua:
+
+--Je la lui ai promise avant de partir pour cette expédition, je la lui
+donnerai, car c'est grâce à la médecine de Kitchi-Ickoui que les braves
+Chippiouais ont vaincu leurs ennemis.
+
+--Mène-la donc à Kitchi-Ickoui, Double-Langue! fit le Peau-Rouge avec un
+accent sarcastique.
+
+--Mon frère doute-t-il de ma parole?
+
+--Quand la glace est pourrie, l'homme prudent doit s'en défier, quoique
+à la surface elle soit toujours brillante.
+
+Le métis n'entendit pas ou ne voulut pas entendre cette outrageante
+figure de langage.
+
+Il disait en français à madame Robin:
+
+--Votre sot entêtement sera cause pour nous deux de plus d'un ennui.
+Mais au moins vous ne m'attribuerez pas ce qui vous arrivera. Si
+pourtant vous le vouliez encore...
+
+--Je veux tout, sauf votre vue odieuse! s'écria-t-elle fébrilement.
+
+--Par bonheur que les goûts ne sont pas tous les mêmes et que j'ai la
+sagesse qui vous manque, repartit Mac Carthy, d'un accent ironique.
+Avant deux jours, fière dame, vous solliciterez, vous bénirez cette
+présence qui vous fait, dites-vous, tant déplaisir aujourd'hui.
+
+Comme il parlait, un chuchotement circula dans la foule des squaws
+chippiouaises, qui s'écartèrent devant une créature géante s'acheminant
+péniblement vers le traîneau.
+
+L'aspect fantastique de cette créature avait attiré les regards de
+Victorine.
+
+Indifférente aux menaces de Mac Carthy, elle la considérait
+profondément.
+
+Voyant que madame Robin ne l'écoutait pas, son interlocuteur promena les
+yeux autour de lui.
+
+--Kitchi-Ickoui! s'écria-t-il tout à coup avec un tressaillement
+involontaire qui ramena sur lui l'attention de Victorine.
+
+C'était, en effet, la Grande-Femme.
+
+Elle s'approcha de Mac Carthy, l'enlaça dans ses bras robustes et le
+gratifia d'un déluge de baisers dont la vivacité fit sourire madame
+Robin.
+
+Le jeune homme, confus, cherchait à échapper à ces marques non
+équivoques d'une tendresse passionnée.
+
+Mais ce n'était point chose facile: Kitchi-Ickoui joignait la force à
+l'ardeur.
+
+--James dut se soumettre à ses caresses jusqu'au moment où elle aperçut
+madame Robin.
+
+Le front de la Grande-Femme se plissa. Ses yeux s'enflammèrent. Elle
+s'éloigna de deux pas de Mac Carthy, et fixant sur lui des prunelles
+embrasées:
+
+--Quelle est cette face pâle?
+
+--Une esclave pour la chérie de mon coeur, répondit Mac Carthy.
+
+--D'où vient-elle?
+
+--Du fort du Prince-de-Galles.
+
+--Qui l'a prise?
+
+--C'est Kit-chi-ou-a-pous qui l'a prise.
+
+--Et qui l'a amenée?
+
+--Lui.
+
+--Pourquoi alors se trouve-t-elle avec Visage-de-Cuivre? demanda
+Kitchi-Ickoui d'un ton de plus en plus sec.
+
+--Parce que, dit Mac Carthy, le mari de ma soeur est parti à la
+poursuite des Habits-Rouges, après les avoir vaincus, et que je suis
+resté pour garder sa captive.
+
+Cette réponse sembla apaiser la jalousie naissante de la Grande-Femme.
+
+--Conduis-la dans ma loge, tait-elle.
+
+Victorine n'avait rien compris à leur conversation tenue dans le
+dialecte chippiouais; mais elle devina dans Kitchi-Ickoui une ennemie
+cruelle.
+
+Quoique souffrant encore vivement de la blessure que lui avait faite
+Pointe-de-Flèche, cette dernière avait--mais à grand'peine--suivi les
+autres squaws dès que la crépitation des armes à feu se fit entendre.
+Ce fut toutefois moins pour prendre part à la lutte que pour avoir des
+nouvelles de son neconnis qu'elle quitta le wigwam conjugal.
+
+La tiédeur avec laquelle Mac Carthy la reçut surprit d'abord
+Kitchi-Ickoui.
+
+Cependant, elle était trop fière pour manifester son étonnement; et
+si, en découvrant madame Robin, elle pressentit en elle une rivale,
+l'Indienne dissimula bien vite ses impressions derrière un calme perfide
+comme la vengeance qu'elle méditait déjà.
+
+--Les braves Chippiouais ont remporté la victoire? dit-elle à Mac
+Carthy, en marchant à côté de lui, près du traîneau qui s'approchait
+doucement du village.
+
+--Oui, répondit James, ils ont vaincu les Habits-Rouges.
+
+--Rapportent-ils beaucoup de butin?
+
+--Leurs traîneaux en sont garnis.
+
+--Où sont ces traîneaux?
+
+--Près du cimetière d'hiver.
+
+--Mon frère les a donc quittés?
+
+--Je les ai quittés pour amener cette face pâle à la belle
+Kitchi-Ickoui, et j'ai cru que ce présent lui serait agréable.
+
+--Ton présent, dit la Grande-Femme, regardant le métis en plein visage,
+ton présent, je le ferai manger à mes chiens.
+
+L'expression de férocité dont elle marqua ces paroles causa un
+frémissement à Mac Carthy.
+
+Ils arrivaient à la cabane de Kit-chi-ou-a-pous.
+
+--Descendez du traîneau, et dorénavant écoutez mes conseils, il y va de
+votre vie! dit James à Victorine.
+
+Cette recommandation fut faite d'un ton si différent de celui que Mac
+Carthy prenait ordinairement avec elle, que madame Robin,--toujours
+disposée à pardonner,--le remercia par un coup d'oeil presque
+affectueux.
+
+--Que dis-tu à cette Peau-Blanche? interrogea impérieusement
+Kitchi-Ickoui.
+
+--Je lui dis que tu es sa maîtresse et qu'elle doit t'obéir en tout ce
+que tu lui commanderas.
+
+--Dis-lui alors que je veux sa robe de pelleteries.
+
+--Quand nous serons dans la loge de ma soeur, je le lui dirai.
+
+Et, poussant Victorine, frissonnante de froid, vers l'ouverture de la
+hutte:
+
+--Dépêchez-vous d'entrer, lui dit-il.
+
+En même temps il se glissait derrière elle, la soutenait et la
+descendait dans la salle souterraine, remplie, comme toujours, d'une
+fumée épaisse, nauséabonde.
+
+La jeune femme était épuisée de fatigue.
+
+James la plaça sur un lit de fourrures où elle s'endormit aussitôt.
+
+Puis, sentant qu'il fallait à tout prix rentrer dans la faveur de
+Kitchi-Ickoui, il s'empressa auprès d'elle, pansa habilement sa
+blessure, grâce à quelques notions chirurgicales qu'il avait acquises
+à Québec, et réussit à lui persuader qu'il brûlait pour elle d'un amour
+sans partage.
+
+Chez les sauvages, les passions du coeur diffèrent peu de celles des
+civilisés: ceux-ci et ceux-là croient aisément ce qu'ils aiment.
+
+Le lendemain matin, les Chippiouais revinrent dans leur camp, en
+traînant avec eux le butin qu'ils avaient fait à la factorerie du
+Prince-de-Galles.
+
+Ils ramenaient, en outre, une dizaine de captifs blancs. Mais
+Kit-chi-ou-a-pous et plusieurs autres chefs avaient disparu.
+
+Les uns prétendaient qu'ils avaient été tués, les autres qu'ils étaient
+encore à la poursuite des employés de la Compagnie de la baie d'Hudson.
+
+En l'absence de l'okema, la Grande-Femme le remplaçait. Ayant pris
+connaissance des nouvelles, elle dit à Mac Carthy:
+
+--Si mon bien-aimé le veut, il sera chef de la puissante nation
+chippiouaise.
+
+--Ce qui plaît à ma soeur me plaît, répondit le métis.
+
+--Alors, il deviendra mon mari.
+
+--Mais Kit-chi-ou-a-pous? observa Mac Carthy.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous, dit-elle froidement, est au territoire des Esprits.
+
+--Le fait n'est pas encore prouvé.
+
+--Il doit l'être.
+
+--Que ma soeur s'explique.
+
+--Aujourd'hui, dit l'Indienne, le père et la mère de Kit-chi-ou-a-pous,
+vieux, infirmes, incapables de subvenir à leurs besoins, et n'ayant
+pas d'enfant pour les nourrir, ont décidé de donner leur grande fête de
+mort.
+
+--Qu'est-ce que cela signifie?
+
+--C'est que Manitou leur a appris en songe que Kit-chi-ou-a-pous ne
+reparaîtrait plus ici pour les approvisionner de viande, de gibier et de
+chair de poisson.
+
+Un sourire d'incrédulité erra sur les lèvres du métis, mais il s'abstint
+de toute réflexion.
+
+--Suis-moi, Visage-de-Cuivre, reprit l'Indienne.
+
+Mac Carthy jeta un coup d'oeil furtif sur la couche où reposait madame
+Robin.
+
+Elle dormait toujours.
+
+James sortit de l'a cabane avec Kitchi-Ickoui, et l'accompagna sur une
+sorte de place, où deux Chippiouais, homme et femme, blanchis par les
+ans, fumaient gravement, entourés par une multitude de sauvages qui
+chantaient et dansaient.
+
+Les vieillards étaient accroupis sur leurs talon».
+
+C'était le père et la mère du Grand-Lièvre. On les nommait: le
+Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise.
+
+Quand Kitchi-Ickoui parut, ils se levèrent, et, l'un après l'autre, lui
+présentèrent leur calumet.
+
+Elle aspira quelques bouffées, les chassa vers l'orient se tourna vers
+le cimetière, dont on apercevait le faîte, un mille environ de distance,
+et marcha dans cette direction.
+
+Le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise se rangèrent derrière elle; et,
+à leur suite, se pressa la bande entière des Chippiouais.
+
+Observant cet ordre, ils atteignirent la colline de glace.
+
+Au sommet, dans la neige durcie, on avait creusé deux trous de quatre à
+cinq pieds de profondeur.
+
+Chacun des vieillards gravit le monticule,--l'homme par l'est, la femme
+par l'ouest,--et s'enfoncèrent, volontairement, dans les fosses, où ils
+demeurèrent ensevelis jusqu'au cou.
+
+Le Renard-Argenté se mit à chanter ses exploits, l'Hirondelle-Grise
+étendait devant elle un regard stupide.
+
+Pendant ce temps, deux devins faisaient fondre de la neige dans des
+vases de terre placés sur un feu qu'on avait allumé au pied du tumulus.
+
+Quand l'eau fut à demi bouillante, ils retirèrent les vases, montèrent
+sur le sépulcre de glace, et répandirent leur eau autour du corps des
+deux vieillard.
+
+Ceux-ci ne proférèrent aucune plainte, ne donnèrent aucun signe de
+douleur.
+
+Seulement l'eau se congelant peu à peu sous la rigueur de la
+température, la voix du Renard-Argenté s'affaiblit insensiblement; le
+regard de l'Hirondelle-Grise devint de plus en plus atone.
+
+A la base du monument funèbre, les Chippiouais formaient une ronde
+infernale en criant à tue-tête:
+
+--_Ele-bon-roun!_ _ele-bon-roun!_ (ils meurent! ils meurent!)
+
+
+
+
+ CHAPITRE XVII
+
+ NICK WHIFFLES ET POIGNET D'ACIER
+
+
+--Est-ce que je suis en paradis? demanda d'une voix faible Louis-le-Bon
+en roulant autour de lui des regards incertains.
+
+--O Dieu, oui, mon cousin, tu es en paradis, et tu pourras te vanter
+que nous t'avons tiré d'un fameux enfer, répondit en riant Nick Whiffles.
+
+--Qui est là? reprit le blessé.
+
+--Qui? des amis, comme de raison.
+
+--J'ai soif.
+
+--Ah! tu as soif? On a donc encore soif au paradis fit l'autre en riant.
+
+--Ne le tourmentez pas, Nick, intervint Poignet-d'Acier.
+
+--Le tourmenter, capitaine! tourmenter une créature souffrante! Ce
+n'a jamais été dans le caractère de la famille des Whiffles. Mon
+grand-oncle, le célèbre voyageur dans l'Afrique Centrale, avait coutume
+de dire...
+
+--C'est bon, c'est bon, Nick, s'écria Poignet-d'Acier. Je n'ignore pas
+que vous et les vôtres êtes d'excellentes gens.
+
+--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répliqua le trappeur, en
+faisant boire à Louis-le-Bon quelques gouttes une infusion qu'il venait
+de préparer.
+
+--C'est comme du fiel, murmura celui-ci.
+
+--Amer à la bouche, doux à la santé, repartit le premier.
+
+--C'est donc toi, Nick? dit le blessé.
+
+--Moi, toujours moi, ô Dieu oui!
+
+--Nous ne sommes plus sur la terre, n'est-ce pas?
+
+--Du tout, nous sommes sur la neige, dit Whiffles avec un grand sérieux.
+
+--Que s'est-il donc passé?
+
+--Pour ça, c'est à toi à nous le dire, mon cousin.
+
+Louis-le-Bon n'entendait pas. Autour de lui, il promenait toujours des
+yeux inquiets, comme ceux d'un homme ivre qui tâche de rattraper le fil
+d'une raison fuyante.
+
+Cependant le lieu où il se trouvait ne pouvait avoir rien
+d'extraordinaire pour lui.
+
+C'était une hutte de peaux, au milieu de laquelle brûlait un feu
+pétillant, dont l'ardeur avait, toutefois, grand'peine à combattre
+l'intensité du froid, qui se glissait dans le wigwam.
+
+Deux hommes se chauffaient devant le foyer: l'un était Poignet-d'Acier,
+l'autre un Indien complètement inconnu à Louis-le-Bon, alors couché dans
+un coin de la tente, sur un lit de mousse, recouvert de pelleteries.
+
+Auprès de ce lit Nick Whiffles était agenouillé: sa main droite portait
+une écuelle de bois remplie du liquide qu'il donnait au blessé; sa main
+gauche, passée sous le coude de Louis-le-Bon, lui soutenait la tête pour
+le faire boire.
+
+--Il me semble, dit le malade, que j'ai là-dessus un sac de plomb.
+
+Et il mit le doigt sur son crâne tout enveloppé de linges grossiers.
+
+--Un sac de plomb! répéta Nick, ça se pourrait; mais si tu en as un,
+c'est en moins.
+
+Cette naïveté de Whiffles fit sourire Poignet-d'Acier.
+
+Louis-le-Bon poursuivait:
+
+--J'ai des douleurs du diable!
+
+--Ah! ah! tu n'es donc plus en paradis? dit Nick.
+
+--Qui a parlé de paradis?
+
+--Toi, mon cousin, rien que toi, ô Dieu oui!
+
+--J'ai encore soif!
+
+--Voyez-vous l'ivrogne! dit gaiement Whiffles en approchant le vase des
+lèvres du patient.
+
+Après avoir bu avec avidité deux ou trois gorgées, ce dernier balbutia,
+en passant la main sur son front:
+
+--Ah! je me rappelle...
+
+--Oui, essaie de te rappeler, mon cousin, dit Nick, en replaçant la tête
+de Louis sur l'oreiller.
+
+Alors Poignet-d'Acier se leva et s'approcha du lit.
+
+--Me reconnaissez-vous, mon ami? dit-il au blessé.
+
+--Oh! que oui, capitaine.
+
+--Bien. Vous souvenez-vous de ce qui a eu lieu au fort?
+
+--Quel fort?
+
+--Ah! votre mémoire n'est pas encore tout à fait revenue; je vais
+l'aider. Mais, pour ne pas trop vous fatiguer, répondez seulement à mes
+questions.
+
+--Oui...
+
+--Vous étiez au fort du Prince-de-Galles!
+
+Louis-le-Bon fit un signe affirmatif.
+
+--Il a été attaqué?
+
+--C'est vrai, je me rappelle maintenant. Les Chippiouais...
+
+--Des vermines! marmotta Nick entre ses dents.
+
+Poignet-d'Acier interrompit son interlocuteur.
+
+--Qu'est devenue, dans le combat, la jeune femme?
+
+--Elle, capitaine!
+
+--Oui, madame Robin.
+
+--C'est le Bois-Brûlé...
+
+--Quel Bois-Brûlé?
+
+--Le fils de l'ancien gouverneur, M. Mac Carthy.
+
+--Celui qui fut élevé aux établissements... à Québec?
+
+--Celui-là même.
+
+--Eh bien?
+
+--Il a dû l'emmener, le gredin!
+
+--Tant mieux, c'est un ami de Victorine. Alfred l'aime beaucoup.
+
+--Un ami de la jeune dame! s'écria Louis-le-Bon avec un geste de
+dénégation, dont la vivacité, réveillant ses souffrances, lui arracha
+une plainte.
+
+--Comment! ce n'est pas son ami? dit Poignet-d'Acier en fronçant le
+sourcil.
+
+--Non, capitaine.
+
+--Je crois que vous vous trompez.
+
+--Un métis l'ami de quelqu'un, peuh! grommela Nick.
+
+--Bois-Brûlé langue fourchue, coeur de carcajou, ventre de loup, sang de
+vipère, ajouta l'Indien qui fumait accroupi près du feu.
+
+--Je ne me trompe pas, répondit Louis-le-Bon. Mac Carthy a voulu
+l'outrager...
+
+--L'outrager! s'écria Poignet-d'Acier d'une voix tonnante.
+
+--Il s'était introduit dans sa chambre; mais je la guettais. Nous
+l'avons arrêté au moment où il allait...
+
+--C'est bien. Qu'en a-t-on fait?
+
+--Le chef-facteur l'a jeté à la porte du fort.
+
+--Son père?
+
+--Non, capitaine, non; mais le remplaçant de son père, car c'est dans la
+nuit qui suivit la mort de M. Mac Carthy...
+
+--Le scélérat! Mais il est singulier que madame Robin ne m'ait pas dit
+un seul mot de cet attentat.
+
+--Parce qu'elle n'en savait rien.
+
+--Je ne vous comprends pas.
+
+--Il l'avait fait endormir.
+
+--Endormir!
+
+--Oui, par sa mère, une Indienne.
+
+--Tout cela est fort étrange, proféra Poignet-d'Acier, en regardant Nick
+comme pour lui demander s'il ne pensait pas que Louis-le-Bon eût encore
+le délire.
+
+Le vieux trappeur saisit aussitôt cette interrogation muette.
+
+--Non, non, dit-il; il possède à présent sa raison, comme moi et vous,
+capitaine. Quoiqu'il... enfin, suffit, je m'entends.
+
+--Et vous dites qu'il l'a enlevée? reprit Poignet-d'Acier.
+
+--Je le crains, car je me souviens de l'avoir vu à côté d'elle, quand...
+
+Le blessé s'arrêta.
+
+--Eh bien! dit le capitaine.
+
+--Castors et loutres! ici je n'y suis plus.
+
+--On conçoit, intervint Nick, on conçoit, mon cousin.
+
+C'est alors que tu as reçu ce coup qui t'a fait voir autant de cierges
+allumés qu'il y en a dans une église un jour de grande fête.
+
+--Cela se peut, prononça Louis-le-Bon d'un ton indécis.
+
+--Mais, observa Poignet-d'Acier, puisqu'on l'avait chassé de la
+factorerie...
+
+--Il y était revenu.
+
+--Quand? de quelle manière?
+
+--Quand? la nuit de l'attaque. De quelle manière? c'est plus que je n'en
+sais, capitaine. En tout cas, il paraissait l'ami des Chippiouais.
+
+--C'est ça, oui bien, je le jure, votre serviteur! fit Nick.
+
+--Vous comprenez? s'enquit Poignet-d'Acier.
+
+--Si on comprend! répondit Nick. Mais c'est clair comme de l'eau de
+roche ce que dit mon cousin.
+
+--Je ne trouve pas.
+
+--Une supposition, mon oncle le grand voyageur...
+
+--Laissons là votre oncle et toutes vos histoires, Nick, dit
+impatiemment Poignet-d'Acier. Ce n'est pas l'heure de compter des
+fariboles.
+
+Puis se retournant vers Louis, il ajouta:
+
+--Les Chippiouais vous ont donc attaqués à l'improviste?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Par quel moyen ont-ils pu pénétrer dans le fort?
+
+--Est-ce que la mère du Bois-Brûlé n'y était pas restée? fit Whiffles
+avec un mouvement qui voulait dire: Ce n'est pas difficile à deviner,
+ça!
+
+--Oui, oui, c'est juste! reprit Poignet-d'Acier, frappé de cette idée.
+C'est juste. La mère de Mac Carthy aura ouvert...
+
+--Probablement, dit Louis-le-Bon.
+
+--Mais, questionna de nouveau le capitaine, n'est-ce pas vous qui avez
+accompagné madame Robin à la factorerie?
+
+Oui, c'est moi.
+
+--Elle vous avait pris à Québec.
+
+--Non, monsieur, à Montréal. J'étais allé visiter ma famille, que je
+n'avais pas vue depuis vingt ans. Mon frère, qui servait comme jardinier
+chez M. Robin, m'écrivit pour me demander si je voulais conduire sa
+maîtresse dans les pays d'en haut. Ça me fit rire d'abord de penser
+qu'une petite femme avait envie de se promener à travers les Indiens.
+Mais, pour faire plaisir à mon frère, j'acceptai, croyant bien que
+la créature en aurait assez dès que nous serions à vingt-cinq milles
+d'Outaouais.
+
+Pas du tout. Elle a marché, pagayé, chassé, tout comme un franc
+trappeur, et nous sommes arrivés ici après cinq mois de voyage.
+
+--C'était pas la peine de la mener si loin pour se la laisser prendre!
+gronda Nick.
+
+--Alors, dit Poignet-d'Acier d'un air songeur, vous présumez qu'elle est
+maintenant au pouvoir de ce Mac Carthy.
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Quel est votre avis, Nick?
+
+--Mon avis est que je n'en ai pas, ô Dieu, non? dit le vieux chasseur
+entre deux bouffées de tabac.
+
+--Pourtant vous m'aiderez à la retrouver.
+
+--Ça c'est certain, capitaine; Nick n'a qu'une parole.
+
+Whiffles n'était pas coutumier d'un semblable laconisme. Poignet-d'Acier
+en fut surpris.
+
+--Vos réponses sont étrangement brèves; me bouderiez-vous, ami Nick?
+dit-il.
+
+--Peut-être bien, capitaine.
+
+--Parce que je vous ai empêché de nous raconter une des miraculeuses
+aventures de votre oncle, le grand voyageur dans l'Afrique Centrale?
+
+--Oui, dit sèchement le trappeur.
+
+Poignet-d'Acier sourit.
+
+--Bah! reprit-il, vous ne me garderez pas rancune, Nick.
+
+--De la rancune, moi?
+
+--Je savais bien; donnez-moi la main.
+
+--Voici, capitaine, voici, dit Whiffles, en allongeant sa grosse main
+calleuse, mais à une condition, pourtant.
+
+--Et laquelle? J'y souscris d'avance.
+
+--Une autre fois vous ne couperez pas net comme ça au milieu de mon
+discours, car les paroles rentrées, ça me donne des crampes de langue si
+violentes que j'ai failli en mourir au moins cent mille fois dans ma
+vie, oui bien je le jure, votre serviteur!
+
+Poignet-d'Acier partit d'un éclat de rire.
+
+--Voyons, causons sérieusement, dit-il au bout d'un instant.
+
+Mais ne sommes-nous pas sérieux comme des carpes! fit le trappeur.
+
+Sans relever cette boutade, le capitaine poursuivit:
+
+--Louis-le-Bon pourra, durant quelques jours, se passer de nos services;
+sa fièvre est calmée. En s'astreignant à un régime sévère, dans un mois
+il sera sur pied. Tu me promets d'en avoir soin, mon frère?
+
+--Corne-de-Taureau en aura soin, répondit l'indien, auquel
+Poignet-d'Acier avait adressé ces dernières paroles.
+
+--Surtout, dit Nick, ne lui donne pas d'eau-de-feu; car si l'eau-de-feu
+c'est le lait des hommes en bonne santé, c'est le poison des malades, ô
+Dieu oui!
+
+--Je ferai comme tu veux, Barbe-Rouge, dit le sauvage.
+
+Poignet-d'Acier reprit:
+
+--Nous allons, Nick,-chercher la piste des Chippiouais. Cela vous
+va-t-il?
+
+--Cela me va comme un sac de poudre. Mais une réflexion, capitaine, sauf
+votre respect.
+
+--Faites.
+
+--Je vous ai suivi depuis les établissements sans vous demander où nous
+nous dirigions, et ça parce que je vous aime. Pourtant, je le confesse,
+je ne suis pas sûr que ce soit vous.
+
+--Quoi? fit Poignet-d'Acier quelque peu stupéfait.
+
+--Vous allez dire que je suis un drôle de corps. Croyez-vous que ça soit
+ma faute? Non. Dans la famille des Whiffles nous sommes tous comme ça.
+S'il y a un tort, capitaine, c'est notre grand'mère, la grand'mère aux
+Whiffles qui est coupable. La grand'mère aux Whiffles, capitaine, était
+une femme...
+
+--Nick! Nick! vous vous écartez de la route.
+
+--Vrai, oui, capitaine; où en étions-nous? Ah! m'y voilà. Je vous disais
+donc que je désirais savoir si vous étiez vous, car c'est étonnant,
+excusez, qu'on vous trouve partout depuis des années et des années. Je
+vous ai vu à la Colombie, je vous ai vu à la rivière Rouge, je vous ai
+vu dans les montagnes Rocheuses, je vous ai vu à l'Assiniboine, sur
+le Ouinipeg, sur le lac Supérieur; je vous ai vu à Montréal, où vous
+commandiez les insurgés contre ces maudits Anglais; je vous ai vu...--où
+vous ai-je encore vu, capitaine?--et je vous retrouve un matin,--non,
+un soir,--n'est-ce pas que c'était un soir! Ça était-il un matin, dites,
+capitaine?
+
+--Une après-midi, ami Nick! dit Poignet-d'Acier en lui frappant
+amicalement sur l'épaule.
+
+--C'est cela, une nuit! s'écria Whiffles. Il faisait noir comme chez le
+diable, ce jour-là... Je vous retrouve. Étais-je content, un peu, hein?
+Oh! capitaine, je vous aurais bien embrassé. Voulez-vous que je vous
+embr... Une bêtise, n'y faites pas attention. Nous nous retrouvons; vous
+voulez que je vienne avec vous à la baie d'Hudson. Mauvais pays; trop de
+froid, trop de neige, trop de glace, ô Dieu oui! Le Grand Créateur a dû
+le faire dans un moment de colère. Mon oncle, le fameux voyageur...
+
+--Ah! interrompit Poignet-d'Acier, je consens à vous écouter jusqu'à la
+fin, mais ne troublez pas la cendre de votre oncle.
+
+--Ce n'est pas de mon oncle, mais de mon grand-père que je voulais
+parler. Mon grand-père...
+
+--Je vous en prie, s'écria le capitaine dans un accès d'hilarité,
+laissez également reposer votre grand-père, et arrivez au but.
+
+--Au but! Quel but?
+
+--Mais vous ne croyiez pas à mon identité.
+
+--Iden... quoi? répliqua Nick, en allongeant l'oreille comme s'il avait
+mal entendu.
+
+--Identité.
+
+--Je ne comprends pas le latin, car je ne suis jamais allé aux écoles,
+moi, dit-il gravement.
+
+Et apostrophant l'Indien:
+
+--Comprends-tu, toi, Corne-de-Taureau?
+
+--Non, dit le sauvage en secouant la tête.
+
+--Enfin, fit Poignet-d'Acier, vous doutiez que je fusse bien l'homme que
+vous avez rencontré si souvent dans le cours de votre existence?
+
+--Et j'en doute encore, sans vous offenser, capitaine.
+
+--Vous êtes fou!
+
+--Fou! Qui a jamais osé déclarer que Nick était fou? Capitaine, si vous
+n'étiez vous...
+
+--Vous me reconnaissez donc, à présent?
+
+--Si je vous reconnais! La preuve, c'est que si un autre que
+Poignet-d'Acier s'était permis de dire à Nick Whiffles qu'il est fou,
+le sang de Nick Whiffles aurait pris feu, et... je ne sais pas ce qui
+serait arrivé, oui bien, je le jure, votre serviteur!
+
+--Vous vous faites plus méchant que vous ne l'êtes; mais écoutez-moi une
+minute.
+
+--Cinq--dix--quinze--vingt! lança le trappeur d'une seule émission de
+voix.
+
+Poignet-d'Acier ajouta avec un sourire:
+
+--Une me suffira, mais pas d'interruption, je vous en prie.
+
+--Des interruptions...
+
+--Ah! vous recommencez déjà!
+
+--Jamais! dit Whiffles d'un accent solennel.
+
+--Nous allons partir à la recherche de madame Robin. Il y a cinq milles
+d'ici à la factorerie. Dans une demi-heure, avec nos raquettes, nous
+y serons. Notre ami, Corne-de-Taureau qui, depuis avant-hier, nous a
+offert tant de preuves de dévouement, gardera Louis-le-Bon. Il veillera
+à ce qu'il ne manque de rien. Et je le récompenserai de ses peines en
+lui donnant une livre de poudre à notre retour. Mais il est décidé que
+nous ne rentrerons qu'avec la jeune femme, n'est-ce pas!
+
+--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit Nick.
+
+
+Comme il articulait sa locution favorite, la peau qui servait de porte à
+la hutte s'écarta brusquement.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XVIII
+
+ TRISTESSE ET L'OURS BLANC
+
+
+Nick Whiffles poussa une exclamation de joie.
+
+--Tristesse! ma pauvre Tristesse que je croyais perdue! Venez ici,
+mademoiselle la coureuse! vous mériteriez certainement d'être battue.
+Ne dites pas que non, ou je me fâche. Des mamours! je n'en veux pas.
+L'hypocrite! où êtes-vous allée! Répondez. Je l'ordonne. Voyez comme
+elle est arrangée! Peut-on se mettre dans un pareil état! Elle a le cou
+tout en sang; ô Dieu, oui! Que ça vous arrive encore une fois! Ça n'est
+pas Calamité, ni Infortune qui m'auraient joué de ces tours-là. Je
+parierais que ce sont les chiens de ces vermines d'Indiens qui me l'ont
+déchirée ainsi. Est-ce possible? Pauvre petite. Elle grelotte.
+
+Allons, chauffez-vous un petit brin, et promettez-moi de ne plus
+recommencer, ou sinon gare à la baguette de mon fusil, oui bien, je le
+jure, votre serviteur!
+
+En prononçant ces paroles, Nick mangeait de baisera une grande chienne,
+maigre comme un squelette, laide comme un loup, qui était entrée sans
+façon dans le wigwam.
+
+Ses longs poils, clairsemés, presque aussi roux que la barbe du vieux
+trappeur, étaient couverts de givre et de glaçons ensanglantés. Il était
+facile de voir que la misérable bête avait dû soutenir, depuis peu, une
+lutte acharnée avec quelque carnassier.
+
+--Qu'est-ce que je vous disais, capitaine, poursuivit Nick, en
+s'adressant à Poignet-d'Acier; qu'est-ce que je disais? Le Grand
+Créateur n'abandonne jamais ces créatures-là! Il les aime comme il nous
+aime. Et penser qu'il y a des brutes à deux pieds qui les rouent de
+coups! Eh bien, moi, je ne suis pas un savant, car je n'ai jamais été
+aux écoles, pourtant je crois que les chiens ont leur intelligence à
+eux, comme les hommes. Est-ce que vous n'êtes pas de mon avis!
+
+--Il est l'heure de partir! répondit Poignet-d'Acier, qui s'occupait à
+remplir de provisions une gibecière en peau de daim.
+
+--Pourquoi n'auraient-ils pas aussi une âme? reprit Nick en
+s'échauffant. Ils sentent la douleur et le bien-être comme nous.
+Regardez-moi celui-ci. Le feu le réjouit. Il s'étire, se roule et donne
+toutes sortes de marques de contentement. De vrai, ce n'est pas une
+créature ordinaire que Tristesse. Elle descend d'Infortune et de
+Calamité. C'est leur petite-fille. Est-ce que vous vous en souvenez,
+capitaine, d'Infortune et de Calamité? C'en était des créatures d'esprit
+[40]. Ah! on n'en fait plus comme ça. Après celle-ci le race en sera
+perdue. Vous figurez-vous qu'elle ne sache pas distinguer ce qui est bon
+et ce qui est mal? Vous vous trompez, capitaine. Elle sait parfaitement
+quand elle a péché, Tristesse. Je le lis dans ses yeux, dans sa mine
+honteuse. Elle me le confesse dans son langage de chien. Mais tout le
+monde ne l'entend pas, ce langage-la, ô Dieu, non!
+
+[Note 40: Voir les _Pieds-Noirs_ et la _Tête-Plate_.]
+
+--Vous êtes prêt? dit Poignet-d'Acier.
+
+--Oui, capitaine, dans un petit moment. Vous ne voulez pas vous mettre
+en route sans Tristesse?
+
+--Elle pourra nous être utile.
+
+--Utile! dites indispensable.
+
+--Soit, je ne dispute pas sur les mots.
+
+--Je vas lui donner à manger, car elle vient de m'avertir qu'elle avait
+faim.
+
+--Dépêchez, ami Nick, le temps presse.
+
+--Soyez tranquille, capitaine, avec Tristesse nous le rattraperons,
+capital et intérêt, le temps perdu. Ah! c'est que ça m'avait saigné le
+coeur, quand elle s'était égarée, l'autre jour à la chasse. Je ne disais
+rien, parce que c'est stupide un homme qui se plaint, mais j'avais là un
+poids qui me brisait les jambes.
+
+Et Nick se frappa la poitrine, sans cesser de prodiguer à son chien les
+plus tendres caresses.
+
+--Oui, dit-il, tout en lui coupant de menues tranches de venaison, oui,
+ma fille, tu as bien fait de revenir, car si tu étais restée absente,
+j'en aurais fait une maladie, c'est sûr. Allons, encore un morceau; mais
+plus qu'un. Pas de gourmandise. La gourmandise est la mère de tous les
+vices. C'est mon idée; et la tienne aussi, n'est-ce pas, Tristesse?
+As-tu soif? Un peu d'eau, avec une goutte de whiskey, ne te nuira pas.
+Le whiskey est l'ami des enfants du bon Dieu, lorsqu'on n'en abuse
+point. Calamité et Infortune ne le détestaient pas; mais ils
+n'en prenaient jamais trop. Ce n'était pas comme leur maître, qui
+quelquefois... N'est-ce pas, capitaine, que c'est drôle, ça!
+
+--Quoi? demanda Poignet-d'Acier.
+
+--Les hommes disent qu'eux seuls ont de la raison.
+
+--Oui. Après?
+
+--Après? S'ils ont seuls de la raison, pourquoi sont-ils moins
+raisonnables que les animaux? Voyez Tristesse, elle a mangé et bu
+suffisamment. Pour rien au monde elle ne toucherait maintenant à quelque
+chose. Mais nous autres nous prenons plaisir à dépasser les bornes de
+l'appétit ou de la soif. Que je prête ma gourde à Corne-de-Taureau, par
+exemple, il ne la quittera pas qu'il ne l'ait vidée et...
+
+--Debout, méchant professeur de philosophie, interrompit
+Poignet-d'Acier.
+
+--Tout de suite, capitaine, tout de suite.
+
+Avec ces mots Nick se leva et s'approcha de Louis-le-Bon.
+
+Il se pencha sur le lit pour tâter le pouls du malade, qui s'était
+endormi.
+
+--Ça va bien, murmura-t-il. Dans une huitaine la fièvre sera tombée,
+et dans quinze jours mon cousin remontera sur jambes. Avec une bonne
+perruque de poil de bison, il se refera une tête de jeune homme.
+
+--En avant! cria Poignet-d'Acier.
+
+--Nous y sommes, capitaine, dit le trappeur, en examinant l'amorce de sa
+longue carabine.
+
+Puis il chaussa ses raquettes, siffla son chien et sortit du wigwam avec
+Poignet-d'Acier.
+
+La nuit finissait.
+
+Les deux aventuriers s'acheminèrent rapidement vers la factorerie du
+Prince-de-Galles.
+
+En moins d'une demi-heure ils arrivèrent sur les ruines, de
+l'établissement.
+
+--Voulez-vous savoir, dit Nick, si la jeune dame accompagne les
+Chippiouais?
+
+--Oui, répondit Poignet-d'Acier.
+
+--Alors, tâchons de retrouver la chambre qu'elle occupait la nuit de
+l'attaque.
+
+--Ce ne sera pas difficile, car je crois bien que j'y suis entré pendant
+la visite que nous avons faite avant-hier.
+
+--A-t-elle laissé du butin [41]?
+
+[Note 41: En français-canadien, ce terme signifie: effets, hardes,
+vêtements.]
+
+--Sans doute, puisqu'elle a été brusquement enlevée.
+
+--Tant mieux, capitaine, tant mieux.
+
+--Pourquoi cette question?
+
+--Vous verrez. Où est la chambre?
+
+--Ici à droite, au-dessus de cet escalier à demi brûlé.
+
+--Ça n'est pas la peine de monter voir. Attendez-moi sans vous
+commander, capitaine.
+
+Puis Nick appela son chien.
+
+--Ici, Tristesse! ici!
+
+L'animal s'élança en bondissant sur les pas du trappeur, et
+Poignet-d'Acier comprit le dessein de ce dernier.
+
+Peu après, Nick Whiffles reparut.
+
+A la main il tenait un mouchoir qui avait appartenu à madame Robin.
+
+Il le fit sentir à son chien.
+
+Tristesse se mit à aboyer, en sautant autour du mouchoir. Ensuite,
+secouant la tête, abaissant son museau au ras du sol et reniflant l'air,
+elle fureta dans la cour de la factorerie.
+
+Les aventuriers ne la quittaient pas du regard.
+
+Tristesse pénétra dans la grand'salle, s'arrêta une minute, en remuant
+joyeusement la queue et en regardant son maître, près du banc où
+Victorine s'était assise.
+
+--Bon, dit Nick, la jeune dame a fait une station ici; nous sommes sur
+la piste, oui bien, je le jure, votre serviteur!
+
+--En effet, répondit Poignet-d'Acier, ramassant un objet qui brillait
+sur le plancher, voici un étui de femme.
+
+--Cherche, Tristesse! cherche, ma belle! criait Nick.
+
+La chienne prit son élan, traversa la cour et sortit de la factorerie.
+
+Mais là, les traces de pas d'hommes, d'animaux, de traîneaux, formaient
+un lacis des plus difficiles à débrouiller.
+
+Une à une. Tristesse flaira toutes les empreintes.
+
+Vingt fois elle se crut sur la piste, et vingt fois elle découvrit son
+erreur au bout de quelques secondes.
+
+Alors, désespérée, elle levait tristement la tête vers Nick Whiffles,
+et lui disait «dans son langage de chien», suivant l'expression du bon
+trappeur: «Je voudrais bien trouver, je fais tout mon possible, mais je
+ne puis pas. Pardonnez-moi.»
+
+Inflexible comme un bourreau, Nick commandait, par un geste de plus en
+plus dur, de plus en plus menaçant, de recommencer la quête.
+
+Tristesse obéissait avec une docilité parfaite. Il semblait à son air
+désolé, à son empressement, qu'elle se reprochât sa maladresse.
+
+Tout à coup, elle poussa un cri particulier, et courut, à toute vitesse,
+sur un léger sillon laissé, dans la neige, par le patin d'un traîneau.
+
+--Nous y sommes, ô Dieu oui! dit Nick, en montrant le sillon à
+Poignet-d'Acier.
+
+Celui-ci fit un mouvement dubitatif.
+
+--Je vous répète que nous y sommes, répéta Whiffles. Cette piste est
+celle du _slé_ qui a emmené la jeune femme; oui bien, je le jure, votre
+serviteur! j'y mettrais ma tête à couper.
+
+Cette assertion sur les lèvres du vieux trappeur équivalait à une
+évidence.
+
+Poignet-d'Acier le connaissait assez pour ne plus douter de sa parole.
+
+--Alors, dit-il, au pas de course!
+
+Aussitôt, ils se posèrent sur la bouche une sorte de bâillon en cuir,
+afin d'atténuer l'impression du froid sur leurs dents, et filèrent aussi
+vivement qu'ils purent dans la direction du traîneau.
+
+Toute la journée nos hommes firent diligence.
+
+Vers le soir, vaincus par la lassitude, ils cherchèrent un abri pour se
+reposer.
+
+La plaine était nue; pas un arbre, pas une tente sur toute l'étendue
+du rayon visuel. Mais à leur droite se découpait la côte de la baie
+d'Hudson.
+
+Fouillant les anfractuosités de cette côte, ils finirent par trouver une
+caverne.
+
+Elle paraissait offrir une retraite sûre: ils s'y réfugièrent. A défaut
+de bois, Nick ramassa de la mousse dans les fentes des rochers et alluma
+du feu, auprès duquel Poignet-d'Acier et lui se couchèrent, après un
+frugal repas arrosé de whiskey trempé d'eau.
+
+Ils dormaient profondément lorsque, soudain, Tristesse se mit à aboyer
+d'un ton bas et effrayé.
+
+Nick aussitôt s'éveilla, arma sa carabine.
+
+Poignet-d'Acier avait fait de même.
+
+Au cri de la chienne avait répondu un grondement sinistre.
+
+--Un ours! murmura Whiffles.
+
+--Je le sais, dit froidement Poignet-d'Acier.
+
+Cependant, on ne distinguait rien encore que la nappe de neige qui se
+déployait, sans tache, à l'orifice de la grotte.
+
+Mais, comme le capitaine faisait sa réponse, un corps gigantesque boucha
+tout à coup cet orifice. Il avait la blancheur immaculée de l'espace
+environnant, et paraissait ne pouvoir jamais pénétrer dans la grotte,
+tant il était gros.
+
+Tristesse grognait sourdement et montrait les dents; toutefois, elle se
+tenait tremblante à côté de son maître.
+
+--Feu! dit Nick.
+
+--Un moment! attendez qu'il soit entré.
+
+De nouveau, le monarque des régions boréales poussa un grondement
+terrible; des souffles de chaude baleine remplirent la caverne.
+
+L'ours fit deux pas en avant.
+
+--A présent! dit Poignet-d'Acier.
+
+Une triple détonation retentit.
+
+Au milieu des formidables échos soulevés par cette détonation, s'éleva
+un hurlement de rage qui fit frémir les deux chasseurs, tout aguerris
+qu'ils fussent à ces sortes de scènes.
+
+--Empoignez votre couteau et attention, Nick! cria le capitaine.
+
+--Ça y est, répondit le trappeur.
+
+Tristesse aboyait avec fureur, mais sans bouger de place.
+
+L'obscurité était grande dans la caverne, le feu ayant cessé de brûler
+et le corps de l'ours interceptant la plus grande partie de la lumière
+sidérale qui en éclairait l'intérieur avant son arrivée.
+
+Quelques secondes s'écoulèrent, moments d'une attente pénible, puis
+un grincement se fit entendre, puis un bruit lourd et mat, puis un
+cliquetis de fer et d'os, puis des sons épouvantables.
+
+Et là, dans cet antre noir, profond d'une vingtaine de pieds, haut de
+sept ou huit, se joua un de ces drames terribles, sans nom, auxquels les
+régions septentrionales de l'Amérique ne servent que trop fréquemment de
+théâtre.
+
+Courte en fut la durée, affreuse aussi.
+
+Dans la pénombre, un témoin eût vu tournoyer, se rouler l'ours, les deux
+hommes, le chien, enlacés les uns aux autres comme des serpents. Ses
+oreilles eussent été frappées par des froissements stridents, des chocs
+secs, des respirations sifflantes, tout cela pendant une minute à peine.
+
+Ensuite, un râle d'agonie vibrant à faire trembler la voûte de la
+caverne, et la voix joviale de Nick Whiffles:
+
+--De profundis pour maître Bruin [42].
+
+[Note 42: Ce terme est anglais. Ou l'emploie habituellement dans le
+désert américain. Il signifie ours, et trouve son équivalent dans
+Martin, sobriquet que le peuple donne chez nous à cet animal.]
+
+--Êtes-vous blessé? demanda Poignet-d'Acier.
+
+--Blessé! moi blessé! jamais Nick n'a été blessé! répliqua le trappeur;
+mais vous, capitaine?
+
+--Quelques égratignures.
+
+--Oh! pour des égratignures, on en jouit. Vous a-t-il des griffes, le
+citoyen! Elles ont au moins deux pouces de long, oui bien, je le jure,
+votre serviteur!
+
+--Maintenant, il faut sortir l'ours d'ici, car il nous barre le passage.
+
+--Hum! fit Nick, ce ne sera pas facile. Je veux être pendu s'il ne pèse
+pas un mille de livres. Sans vous, capitaine, ajouta-t-il, je crois
+pourtant que c'était fini. Il me serrait dans ses bras avec un amour...
+J'en ai les reins tout meurtris.
+
+--Où donc est votre chien?
+
+--Tristesse! Tristesse!
+
+Tristesse ne répondit pas.
+
+Inquiet, Nick scruta des yeux la caverne. Mais il n'aperçut pas la
+chienne.
+
+--Allons, dit Poignet-d'Acier, elle sera sortie. Elle reviendra bien
+vite. Tirons cette bête hors d'ici.
+
+--Tristesse! Tristesse! répéta Whiffles, en s'attelant au cadavre de
+l'ours.
+
+Un faible cri partit de dessous l'animal.
+
+--Ah! s'écria le trappeur, aidez-moi, capitaine, Bruin a écrasé
+ma pauvre chienne en tombant! Le coquin, s'il est arrivé malheur à
+Tristesse, il me le paiera!
+
+Cette naïveté fit sourire Poignet-d'Acier.
+
+--Toujours le même! dit-il.
+
+--Une, deux, ça y est-il? capitaine.
+
+--Oui.
+
+--Han! han! souffla Nick.
+
+Grâce à la vigueur extraordinaire des aventuriers, le corps du monstre
+fut un peu soulevé, et Tristesse délivrée du fardeau qui l'étouffait.
+
+Heureusement, elle n'avait d'autre mal que quelques contusions sans
+importance.
+
+L'ours tut alors traîné sur une étroite esplanade qui dominait la baie.
+
+D'une dimension colossale, il mesurait plus de douze pieds du museau à
+la queue. La petitesse relative de sa tête faisait ressortir davantage
+l'énormité de son corps.
+
+--Voilà qui fera une fameuse fourrure, dit le trappeur en se mettant
+immédiatement en devoir de l'écorcher. Mais ça n'empêche que si vous
+n'eussiez été là, capitaine, Nick y passait. Quel coup de couteau! comme
+c'est ajusté! En plein coeur, capitaine, en plein coeur! oui bien, je le
+jure!
+
+--Il faut abandonner cette carcasse et continuer notre chemin, dit
+Poignet-d'Acier.
+
+--Une carcasse! une carcasse! l'abandonner! Y pensez-vous, capitaine? Et
+les jambons! et les jambons!
+
+--Je ne m'en soucie guère.
+
+--Ah! capitaine, je ne vous reconnais plus. Abandonner des jambons
+d'ours comme ceux-là, ça serait tenter le Grand Distributeur. Jamais
+Nick ne fera cela, ô Dieu non!
+
+Le jour allait bientôt paraître. Poignet-d'Acier insista pour qu'ils
+reprissent leur route. Whiffles fut intraitable.
+
+--Quand, dit-il, il y aurait autour de nous cinquante vermines
+d'Indiens, je ne laisserais pas aux loups d'aussi beaux morceaux; le
+Créateur m'en punirait.
+
+Après deux ou trois heures de travail, ayant dépecé l'ours, il ralluma
+du feu, fit cuire quelques tranches sur des charbons, plaça dans son
+carnier une grosse portion de viande, et serra le reste, enveloppé de la
+peau dans une enfonçure de la roche, qu'avec l'aide de Poignet-d'Acier
+il scella d'une pierre assez lourde pour que quatre hommes de force
+ordinaire ne la pussent remuer.
+
+--Du diable si les Peaux-Rouges découvrent cette cache! dit-il en
+terminant. Quant aux ours blancs qui auraient envie de venir goûter à
+défunt leur frère je les défie bien d'écarter la pierre qui...
+
+--Chut! fit à cet instant Poignet-d'Acier.
+
+Et il colla son oreille contre le sol de la caverne.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XIX
+
+ NICK WHIFFLES DANS «UNE MAUDITE PETITE DIFFICULTÉ»
+
+
+--Ah! marmotta Nick Whiffles entre ses dents, c'est pas pour dire, mais
+le capitaine commence à entendre un peu dur. On voit bien qu'il n'a plus
+ses vingt ans! Le moindre bruit, un caillou qui se détache d'un rocher,
+une feuille qui tombe lui fait peur. Peur! non, car il n'a jamais peur,
+le capitaine! mais ça lui donne sur les nerfs. Moi qui ne suis plus tout
+à fait jeune, non plus, à ce qu'on prétend, mais du diable si je sais
+mon âge...
+
+Le bruit d'un coup de feu arrêta le trappeur dans son soliloque.
+
+--Tiens! tiens! vous aviez donc raison, capitaine? dit-il.
+
+Poignet-d'Acier se releva vivement.
+
+--Ce sont, dit-il, des Indiens qui poursuivent des blancs.
+
+--Vous croyez.
+
+--Oui, je l'ai reconnu au grincement de la neige soin leurs raquettes.
+Ils sont à un demi-mille d'ici.
+
+--Vraiment, capitaine! vous avez encore de bonnes oreilles, oui bien, je
+le jure, votre serviteur! Moi je pensais, au contraire...
+
+--Écoutez!
+
+Diverses détonations se succédèrent: les unes rapides, pressées, mais
+lointaines; les autres beaucoup plus proches, mais séparées par de longs
+intervalles.
+
+--Qu'en dites-vous? demanda Poignet-d'Acier.
+
+--Hum! repartit Nick, je suis de votre avis, capitaine. Cependant, sans
+vous désobliger, rien ne prouve...
+
+--Que ce soient des Peaux-Rouges qui donnent la chasse à des gens de
+notre couleur?
+
+--Tout juste, capitaine, tout juste!
+
+--Est-ce bien Nick Whiffles qui m'adresse cette question? fit
+Poignet-d'Acier avec un accent de surprise.
+
+Le trappeur baissa la tête d'un air humilié, en murmurant:
+
+--Ours et buffles! je ne connais pas vos vermines du Nord, moi! Pour ce
+qui est de celles de l'Ouest, je les connais toutes, depuis la première
+jusqu'à la dernière, ô Dieu oui!
+
+Eh bien! dit Poignet-d'Acier, rappelez-vous, ami Nick, que les sauvages
+courent sur la neige aveu dix fois plus de légèreté que les civilisés.
+Et comme nous sommes près de l'embouchure d'un cours d'eau gelé,
+immédiatement au-dessus de l'endroit où il se verse dans la baie,
+personne ne saurait passer à un mille d'ici sur la glace qui le
+recouvre, sans qu'une oreille exercée comme la mienne entendît...
+
+Oui-dà, capitaine; Alors, nous allons...
+
+--Apprêtez vos armes.
+
+--Oh! ce ne sera pas long.
+
+--Et en route!
+
+--Mais, observa Nick, si c'étaient des Anglais!
+
+--Des Anglais! Qu'est-ce que cela fait?
+
+--Comment! capitaine, qu'est-ce que cela fait?
+
+--Oui.
+
+--Vous secourriez des Anglais!
+
+--Pourquoi non?
+
+Whiffles, qui rechargeait sa carabine, suspendit l'opération pour fixer
+sur Poignet-d'Acier un regard où se peignait la stupeur.
+
+--Mais vous oubliez donc, dit-il, que les Anglais sont vos ennemis
+acharnés, qu'ils ont mis votre tête à prix; qu'ils vous assassineraient
+s'ils le pouvaient; qu'il y a huit jours, le gouverneur du fort du
+Prince-de-Galles a voulu s'emparer de vous; que tout dernièrement
+encore, quand nous avons sauvé ce pauvre Louis-le-Bon...
+
+--Je n'oublie rien, ami Nick. Mais un adversaire dans le malheur n'est
+plus pour moi un adversaire. C'est un homme à aider.
+
+--Avec ça que les Anglais, c'est des hommes! grommela le trappeur.
+
+Des pas précipités retentirent à ce moment au-dessus de leurs têtes.
+
+--Allons! allons! Nick, en avant! dit Poignet-d'Acier en s'avançant vers
+l'orifice de la caverne.
+
+Mais, comme il allait sortir, un homme apparut tout essoufflé.
+
+--Sauvez-moi! sauvez-moi! pour l'amour du ciel sauvez-moi! cria-t-il en
+entrant.
+
+Ces paroles avaient été prononcées en anglais.
+
+--Qui êtes-vous et que voulez-vous? interrogea Poignet-d'Acier.
+
+--Les Indiens! les Indiens! répondit l'homme, fou de terreur.
+
+--Quels Indiens?
+
+--Les Chippiouais.
+
+--Je m'en doutais, se dit le capitaine.
+
+Et à haute voix:
+
+--Vous êtes un des employés du fort du Prince-de-Galles?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Vous avez été attaqué par les Chippiouais, n'est-ce pas?
+
+Le nouveau venu fit un signe de tête affirmatif.
+
+Poignet-d'Acier poursuivit:
+
+--Puis vous vous êtes mis sur leur trace?
+
+--Ils ont tué notre gouverneur.
+
+--M. Boyer?
+
+--Lui-même.
+
+--Ah! dit le capitaine en réfléchissant, je comprends! Mais où sont-ils
+maintenant?
+
+--Ils approchent! répondit l'étranger, en jetant autour de lui des yeux
+inquiets.
+
+--Où donc les avez-vous rejoints?
+
+--Près de leurs villages.
+
+--Pourriez-vous me dire s'ils avaient avec eux une jeune femme blanche?
+
+--Madame Robin?
+
+--Vous savez son nom?
+
+--Je l'ai entendu prononcer plusieurs fois au fort.
+
+--Était-elle avec eux?
+
+--Je l'ignore.
+
+--Les Chippiouais sont-ils nombreux?
+
+--Plus de deux cents!
+
+--Et votre parti?
+
+--Nous pouvions compter une centaine d'hommes, mais les Indiens en ont
+tué plusieurs. Le reste est dispersé.
+
+--Comment vous appelle-t-on?
+
+--Peter.
+
+--Eh bien, Peter, suivez-nous. On vous montrera la manière dont les
+francs trappeurs traitent les Peaux-Rouges.
+
+--Vous oseriez leur résister à vous deux!
+
+Poignet-d'Acier sourit.
+
+--Je vous le répète, dit-il en lui tendant un pistolet, suivez-nous, et
+prenez cette arme.
+
+--Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick.
+
+--Jamais... commença Peter.
+
+Le chien de Whiffles se mit à gronder.
+
+--Une vermine qui approche, dit le trappeur. Mais qu'elle y vienne, je
+vas lui servir sa dernière maladie, ô Dieu oui!
+
+Comme il proférait ces mots, un Indien de haute taille, le visage
+enluminé par des peintures bizarres, se montra tout à coup à la bouche
+de la caverne.
+
+Le chien se jeta sur le Peau-Rouge avec une rage inexprimable.
+
+--Attrape! attrape! criait Nick en ajustant le sauvage.
+
+Tristesse n'avait pas besoin d'être excitée.
+
+De ses dents, de ses griffes elle déchirait l'Indien.
+
+Nick Whiffles pressa la détente de sa carabine. Malheureusement, dans
+la crainte d'atteindre son chien, il avait visé un peu haut. Sa balle
+effleura la joue du Chippiouais, et s'écrasa sur la roche en faisant
+voler cent éclats.
+
+--Le Grand-Lièvre! c'est le Grand-Lièvre! clamait le commis du fort.
+
+C'était bien réellement Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Alors que Tristesse fondait sur lui, il lui avait plongé son couteau
+dans le ventre. L'animal tomba presque aussitôt, mortellement blessé, et
+à l'instant où Nick Whiffles, se ruant sur l'Indien et l'étreignant dans
+ses bras, enlevait à ses compagnons tout moyen de l'aider de leurs armes
+à feu. Une demi-minute au plus avait suffi à l'accomplissement de cette
+scène.
+
+Les deux lutteurs roulèrent à terre, hors de la grotte.
+
+Là, au bout de l'étroite esplanade dont nous avons parlé, une pente
+abrupte, hérissée de pointes de roc, descendait au pied de la falaise:
+le précipice avait cinquante ou soixante pieds de profondeur.
+
+Les deux antagonistes y furent lancés avec une rapidité foudroyante.
+
+Poignet-d'Acier et Peter sortirent pour secourir Nick Whiffles. Mais
+comme le crépuscule régnait encore, et comme le cap surplombait en
+plusieurs endroits, il leur fut impossible de rien distinguer.
+
+L'air résonnait, cependant, ébranlé par des clameurs horribles: dans
+l'ombre on voyait passer et repasser--ainsi que des fantômes--des formes
+étranges.
+
+--Ah! s'écria Peter, je suis mort!
+
+Et il chancela, pirouetta sur lui-même, s'affaissa aux pieds de
+Poignet-d'Acier.
+
+Il avait le coeur percé d'une flèche.
+
+--Il faut rentrer! se dit le capitaine en se réfugiant dans la caverne.
+
+Il y était à peine, qu'un cri forcené monta jusqu'à lui.
+
+--C'en est fait, ajouta Poignet-d'Acier, le pauvre Nick Whiffles a
+succombé...
+
+Non, le brave trappeur n'avait pas péri.
+
+Son ennemi et lui, s'embrassant, se serrant comme deux fiancés de la
+mort, arrivèrent à la base de la falaise, sans s'être fait d'autre mal
+que quelques écorchures.
+
+La neige, qui formait un épais tapis en ce lieu, amortit leur chute.
+Dans le parcours de la déclivité, Kit-chi-ou-a-pous avait perdu son
+couteau. Les chances du combat se trouvaient donc égalisées, l'Irlandais
+et l'Indien n'étant plus désormais servis que par la vigueur et
+l'agilité de leurs membres.
+
+L'un et l'autre possédaient ces qualités à un degré remarquable.
+Toutefois, Nick, plus vieux que Kit-chi-ou-a-pous et plus gêné par ses
+vêtements, ne tarda pas à sentir que le sagamo l'emportait sur lui.
+
+Alors il lâcha cette exclamation de détresse qui fut entendue par
+Poignet-d'Acier.
+
+--Help! help! A moi! à moi!
+
+Hélas! le capitaine ne pouvait lui donner assistance, car une nuée
+d'Indiens environnait sa retraite.
+
+Nick étouffait, étranglé par Kit-chi-ou-a-pous, qui avait réussi à lui
+nouer autour du cou ses doigts souples comme l'acier, durs comme ce
+métal.
+
+Maintes fois, l'honnête trappeur avait juré qu'il aimerait mieux le plus
+atroce des supplices imaginables, que de jamais demander grâce «à une de
+ces vermines de Peaux-Rouges.»
+
+Mais, en cette circonstance, l'instinct de la conservation l'emporta sur
+tout autre sentiment.
+
+--Mon frère ne me reconnaît-il pas? balbutia-t-il d'un ton altéré.
+
+--Kit-chi-ou-a-pous, qui l'avait sous lui, et dont l'haleine lui brûlait
+la face, releva la tête pour l'examiner.
+
+--Barbe-Rouge! s'écria-t-il en desserrant les doigts.
+
+--Barbe-Rouge! oui bien, je le jure, votre serviteur! repartit
+immédiatement Nick, avec sa jovialité habituelle.
+
+--Pourquoi mon frère m'a-t-il attaqué le premier!
+
+--Pourquoi mon frère n'a-t-il point parlé plus tôt! reprit Whiffles.
+Quand je l'aidai à se tirer des mains des Clallomes ses ennemis, il
+promit qu'il y aurait entra nous alliance éternelle.
+
+--C'est vrai.
+
+--Mon frère n'a pas tenu sa parole.
+
+--C'est parce que, dans l'obscurité, il n'avait pas vu le visage de
+Barbe-Rouge, dit Kit-chi-ou-a-pous en rendant à Nick Whiffles la liberté
+de ses mouvements.
+
+Tous deux se remettent debout, ils vont continuer leur conversation,
+lorsqu'une roche énorme, se détachant du cap, au sommet duquel rôdaient
+plusieurs Indiens, renverse Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Une demi-douzaine de Chippiouais sont entraînés avec la masse de granit.
+L'un est tué raide, un second blessé grièvement, les quatre autres en
+sont quittes pour la frayeur.
+
+Le Grand-Lièvre avait eu le crâne fracassé. Son sang ruisselait sur la
+neige.
+
+--Qu'on l'épargne! il m'a sauvé la vie, dit-il d'une voix expirante, en
+désignant Nick Whiffles, sur lequel les sauvages attachaient des regards
+menaçants.
+
+--Mon frère n'a-t-il pas enlevé une femme blanche à la factorerie du
+Prince-de-Galles? demanda celui-ci.
+
+--Oui, dit Kit-chi-ou-a-pous. Elle est bien belle, je l'aime; je
+la retrouverai dans le monde des Esprits. Si elle est ton amie,
+Barbe-Rouge, défie-toi de Double-Langue.
+
+--Double-Langue, qui est-ce?
+
+--Un visage-cuivré, le fils...
+
+Un soupir convulsif l'empêcha d'achever, et il rendit le dernier
+souffle.
+
+Croyant que les Chippiouais obéiraient à la recommandation de leur chef
+et le laisseraient libre, Nick Whiffles se disposait à partir. Mais un
+Peau-Rouge l'arrêta.
+
+--Tu viendras avec nous, et Kitchi-Ickoui décidera de ton sort, lui
+dit-il.
+
+Toute résistance eût été de la folie. Après quelques pourparlers assez
+vifs, Nick se soumit.
+
+Les Indiens avaient été rejoints par une foule des leurs, la plupart
+chargés de chevelures arrachées aux cadavres des malheureux commis du
+fort du Prince-de-Galles.
+
+La mort de Kit-chi-ou-a-pous souleva plutôt leur étonnement que leurs
+regrets; néanmoins, ils enlevèrent son corps pour le transporter au
+cimetière de glace et l'y inhumer conformément à leur usage.
+
+Pendant ce temps, le jour avait paru.
+
+Les Peaux-Rouges remontèrent la falaise, avec Nick Whiffles, à qui ils
+avaient lié les mains derrière le dos. En passant près de la caverne,
+l'un d'eux proposa d'y entrer, pour voir si quelque Visage-Pâle ne s'y
+était pas retiré.
+
+Joignant l'action à la proposition, il allongea son cou dans l'ouverture
+de l'autre. Mais aussitôt il recula avec horreur:
+
+--_Meckoua-ou-abi! meckoua-ou-abi!_ (un ours blanc! un ours blanc!)
+
+Son épouvante, gagnant de proche en proche, se communiqua à tous les
+Chippiouais, pour qui l'ours blanc est l'objet d'un culte superstitieux.
+
+Ils s'enfuirent à toutes jambes, tandis que Nick, obligé de les suivre,
+riait sous cape, en murmurant:
+
+--Diable de capitaine, va! on ne le prendra jamais au dépourvu. Il leur
+a encore joué un tour de sa façon, ô Dieu, oui! Mais c'est un bonheur,
+après tout, pour moi d'être prisonnier de ces serpents venimeux. Je
+délivrerai la jeune dame, ou je renonce à m'appeler dorénavant Nick
+Whiffles!
+
+Puis, en manière de réflexion, il ajouta:
+
+--Ça n'empêche que je suis dans une maudite petite difficulté!
+
+
+
+
+ CHAPITRE XX
+
+ L'ÉVASION
+
+
+Vers le midi, les Chippiouais arrivèrent, avec leur captif, en vue du
+cimetière.
+
+A ce moment, le Renard-Argenté et l'Hirondelle-Grise expiraient.
+
+Leurs corps, glacés par le froid, prenaient la rigidité du marbre;
+telles que deux figures de bronze, leurs têtes jaillissaient au sommet
+de la singulière nécropole, et ajoutaient encore à l'étrangeté de son
+aspect.
+
+Pêle-mêle, toujours au pied du monument, dansaient les sauvages, dirigés
+par Kitchi-Ickoui et James Mac Carthy.
+
+Nick Whiffles avait beaucoup voyagé, c'était un des plus vieux trappeurs
+du désert américain. Entre la baie d'Hudson et l'océan Pacifique, il n'y
+avait guère d'endroits où il n'eût eu quelque «maudite difficulté»
+avec ces vermines d'Indiens, comme il disait. Tout ce pays ne le
+connaissait-il pas? Jamais, cependant, il ne s'était vu en présence
+d'une scène aussi bizarre, «ô Dieu non!»
+
+--Je crois bien que les serpents à sonnettes sont fous, murmurait-il en
+approchant du sépulcre. A quoi bon, je vous demande, se démener de la
+sorte, par un temps du diable! Si c'est un effet de leur tempérament, je
+les plains. Et cette femme qui commande leur sabbat! Vous a-t-elle une
+taille! Ça doit être l'épouse de mon frère aîné [43] en nom, oui bien,
+je le jure, votre serviteur!
+
+[Note 43: On sait que Nick est, dans le langage familier des Anglais,
+l'équivalent de diable.]
+
+Tandis qu'il marmottait ces réflexions, la bande dont il faisait partie
+s'arrêta.
+
+Le cadavre de Kit-chi-ou-a-pous fut dressé droit dans la neige, et les
+deux Chippiouais qui l'avaient apporté lui placèrent, l'un son calumet
+entre les dents, l'autre son tomahawk dans la main droite.
+
+Ensuite, ils s'avancèrent, en hurlant, près de Kitchi-Ickoui, et
+se postant à ses côtés, sans qu'elle interrompît la ronde qu'elle
+conduisait. Ils tinrent ensemble le dialogue suivant:
+
+PREMIER SAUVAGE.--L'époux de ma soeur a laissé tomber sa hache de
+guerre.
+
+LA GRANDE-FEMME.__Kitchi-Ickoui la relèvera.
+
+DEUXIÈME SAUVAGE.--L'époux de ma soeur était le plus brave des guerriers
+chippiouais.
+
+LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui estimait sa valeur. Elle trouvera un
+remplaçant digne de lui.
+
+PREMIER SAUVAGE.--Kitchi-Ickoui avait méprisé les conseils des Esprits.
+Matcho-Manitou l'a puni.
+
+DEUXIÈME SAUVAGE.--Il n'est point mort dans un combat glorieux.
+
+PREMIER SAUVAGE.--Ce n'est ni le feu, ni le plomb, ni le bois, ni les
+mains d'un robuste ennemi qui l'ont enlevé à ses jeunes hommes, mais la
+colère de celui qu'il avait offensé.
+
+DEUXIÈME SAUVAGE.--Une roche a écrasé Kit-chi-ou-a-pous.
+
+PREMIER SAUVAGE.--Mais nous avons saisi et amené à ma soeur le
+Visage-Pâle que le méchant Esprit avait envoyé pour nous ravir
+Kit-chi-ou-a-pous.
+
+LA GRANDE-FEMME.--Où est ce Visage-Pâle?
+
+PREMIER SAUVAGE.--Ici. Mais je dois prévenir ma soeur que
+Kit-chi-ou-a-pous a défendu de lui faire aucun mal.
+
+DEUXIÈME SAUVAGE.--L'oreille de ma soeur sera-t-elle ouverte à cette
+dernière parole de son illustre époux?
+
+LA GRANDE-FEMME.--Kitchi-Ickoui n'a plus maintenant d'autre époux que
+Visage-de-Cuivre. Ce qu'il commandera, elle l'exécutera.
+
+En disant ces mots, elle désignait le métis.
+
+Les deux Chippiouais firent un geste de mécontentement. Mais la
+Grande-Femme reprit d'un ton décidé:
+
+--Je veux qu'il soit aujourd'hui adopté par les Chippiouais et devienne
+leur okema comme successeur de Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Cessant alors de danser, elle saisit Mac Carthy par le bras et le
+souffleta deux fois sur chaque joue, en disant:
+
+--Je te fais chef suprême.
+
+Puis divers sagamos s'approchèrent tour à tour du demi-sang et
+répétèrent, après l'avoir souffleté:
+
+--Je te fais chef suprême.
+
+La foule entière criait:
+
+--Il est fait chef suprême.
+
+Kitchi-Ickoui le reprit bientôt par la main et le mena près du cadavre
+de Kit-chi-ou-a-pous.
+
+Là, elle lui ordonna de baiser ce cadavre sur les lèvres.
+
+Malgré une profonde répugnance, Mac Carthy obéit.
+
+Kitchi-Ickoui, enlevant ensuite le calumet que le mort avait à la
+bouche, le remplit de tabac qu'elle alluma, et donna le poagan à notre
+avocat, en disant:
+
+--Fume.
+
+Mac Carthy était décidé à se soumettre à tout. Il fuma.
+
+Ce ne fut pas tout.
+
+On lui mit aux doigts le tomahawk de Kit-chi-ou-a-pous en l'invitant à
+charger le corps sur son épaule et à le porter dans une des cellules du
+tombeau d'hiver.
+
+Cela terminé, au milieu des chants et des danses, et le défunt enseveli
+suivant la méthode que nous avons précédemment décrite, la Grande-Femme
+s'arracha une dent à l'aide d'un fil de fer, exigea du misérable Mac
+Carthy qu'il s'en laissât arracher une par elle, et, avant qu'il eût
+songé à opposer quelque résistance, lui perça la cloison du nez avec le
+fil de fer qui avait servi à l'extirpation des deux dents.
+
+La sienne, elle la suspendit à ce fil de fer roulé en anneau; celle de
+Bois-Brûlé, elle s'en orna de même avec des cris de joie effroyables.
+
+Cette pratique constitue, parmi les Chippiouais, une des plus
+importantes cérémonies du mariage.
+
+Nick Whiffles avait trop peu souci de son existence, et il était trop
+habitué aux vicissitudes du métier de trappeur, pour s'inquiéter de
+la situation assez critique, d'ailleurs, dans laquelle il se trouvait.
+Aussi riait-il cordialement de la mine piteuse que faisait Mac Carthy,
+pendant que sa robuste amante procédait à ces diverses opérations.
+
+Il se doutait bien que c'était là le métis, ce fils de l'ancien
+gouverneur du fort du Prince-de-Galles dont avait parlé Louis-le-Bon.
+
+Au surplus, il l'avait déjà rencontré quelques mois auparavant et lui
+avait presque sauvé la vie.
+
+--J'ai été bête, marmottait Nick, avec son sourire narquois; oui bête
+comme une bête à quatre pattes, quoique je n'as aie que deux; mais dans
+la famille des Whiffles on n'en fait jamais d'autre. Si au lieu de lui
+donner à manger, ce jour où je le trouvai couché dans le creux d'un
+rocher, manquant de munitions et mourant de faim, je n'eusse point
+partagé mes provisions avec lui, tout ça n'aurait pas eu lieu et je ne
+serais pas, à présent, dans une des plus maudites petites difficultés
+qui me soient jamais arrivées, ô Dieu, non! Après tout, le voici
+joliment arrangé! Ah! ce n'est jamais impunément qu'on fait le mal en ce
+monde. Je suis sûr que, d'une façon ou d'une autre, ceux qui s'écartent
+de la bonne route sont châtiés même ici-bas! Mais il faudra ruser avec
+ce gaillard-là! Le voici qui me reconnaît. Jouons au plus fin.
+
+Mac Carthy avait effectivement aperçu Nick Whiffles, dont on ne pouvait
+oublier les traits fantastiques une fois qu'on les avait entrevus.
+
+Honteux d'abord du rôle ridicule auquel Kitchi-Ickoui le condamnait en
+présence d'un blanc, il détourna ses regards. Mais, après réflexion, il
+résolut de faire contre fortune bon coeur et d'employer Nick Whiffles à
+un projet qu'il méditait depuis son retour au village chippiouais.
+
+--A qui appartient cette face pâle? demanda-t-il à la Grande-Femme.
+
+--Elle appartient à Kitchi-Ickoui, répondit celle-ci.
+
+--Mon épouse chérie veut-elle m'en faire présent?
+
+--Dans quel but?
+
+--Je désire que cet homme soit mon esclave.
+
+--Si tel est le désir de mon bien-aimé, qu'il soit satisfait, dit
+Kitchi-Ickoui en couvant des yeux l'avocat.
+
+--Je remercie l'amante de mon coeur.
+
+--Maintenant, dit la Grande-Femme, je t'ai investi de l'autorité
+souveraine; tu es mon mari; je ferai tout ce qui te plaira; en moi
+tu trouveras la soumission, l'empressement à courir au-devant de tes
+souhaits, la constance, car je t'aime avec passion, et nul autre homme
+que toi n'entrera dans ma couche; mais, sache-le, en échange de mes
+preuves de tendresse, je veux une fidélité égale à la mienne; je veux
+que tu m'appartiennes tout entier et que tu renonces à jamais à l'idée
+de retourner parmi les Visages-Pâles.
+
+Mac Carthy protesta de son dévouement, et la Grande-Femme ajouta:
+
+--Prends ton esclave, conduis-le à notre wigwam, et reviens aussitôt
+t'asseoir au banquet de chair de phoque et d'huile de baleine que je
+veux offrir à nos guerriers pour les récompenser de la victoire qu'ils
+ont remportée!
+
+Dès qu'elle eut parlé, Mac Carthy aborda Nick.
+
+--Ne craignez rien... commença-t-il.
+
+--Craindre! fit le trappeur en haussant les épaules; est-ce que j'ai
+jamais eu peur, moi!
+
+--Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais vous m'avez rendu un
+service.....
+
+--Ta! ta! ta! choses passées, choses oubliées, oui bien, je le jure,
+votre serviteur!
+
+--Vous êtes un drôle de corps! dit James en souriant.
+
+--Pour ça, oui, mais pas si drôle que vous, avec votre boucle d'oreille
+au nez, riposta Whiffles.
+
+Mac Carthy sentit le rouge lui monter au visage. Néanmoins, il sut
+dissimuler son dépit.
+
+--Voulez-vous m'obliger? dit-il au bout d'un instant.
+
+--Obliger! obliger quelqu'un, c'est mon état; et quoique, entre nous,
+je n'aime pas beaucoup la couleur de votre peau, car les demi-sang,
+voyez-vous, c'est...
+
+James, prévoyant que Nick allait, avec sa rude franchise, lui lancer à
+la face quelque nouvelle injure, James l'interrompit.
+
+--Si vous voulez recouvrer votre liberté, il s'agit, dit-il, de suivre
+mes avis.
+
+--On verra, dit Whiffles d'un ton bourru.
+
+--Ici, reprit Mac Carthy, je suis le maître, comprenez-le bien. D'un
+mot, d'un signe, je puis vous envoyer au bûcher. Il est donc de votre
+intérêt de m'écouter.
+
+La nécessité d'opposer l'astuce à l'astuce avertit Nick de baisser le
+diapason de sa voix.
+
+--Oui bien, je le jure, votre serviteur! répondit-il avec une humilité
+dont, certes, il n'était guère coutumier.
+
+--Je suis prisonnier comme vous, poursuivit James, mais la passion de
+cette vieille folle pour moi m'a affublé de titres...
+
+--Vous appelez ça des titres?
+
+--Oh! soyez certain que je ne les ambitionnais guère.
+
+--C'est pourtant beau, ma foi, d'être le mari d'une créature comme
+celle-là! dit Nick avec une sorte d'ironie. Quelles épaules elle vous a!
+Quelle tête, quels bras quelles jambes, et les pieds! Hum! rien qu'à la
+regarder...
+
+--Si elle vous plaît!
+
+--Sans doute qu'elle me plairait. Mais si j'avais jamais avec elle une
+maudite petite difficulté...
+
+Nick s'arrêta et hocha la tête.
+
+--Eh bien? fit Mac Carthy en riant.
+
+--J'aurais peur de n'être pas le plus fort, ô Dieu, oui!
+
+--Revenons à notre sujet, dit James; vous me servirez?
+
+--Sans doute, puisqu'il le faut.
+
+--Si vous tenez votre parole, dans huit jours nous serons libres, car
+j'ai hâte de quitter ces horribles sauvages. Mais vous me jurez une
+obéissance aveugle, n'est-ce pas?
+
+--Parlez, bourgeois.
+
+--Il y a, continua James, dans la hutte où l'on vous enfermera,
+une jeune personne blanche, qui a été enlevée de la factorerie du
+Prince-de-Galles par ces brigands. La frayeur lui a fait perdre la tête.
+Elle me prend pour son ravisseur, et vous racontera de moi des choses
+insensées. N'en croyez pas un mot; car je l'aime de tout mon coeur.
+
+Elle-même a pour moi une véritable affection, et nous nous marierons dès
+qu'elle aura recouvré la raison...
+
+--Compris! compris! Mais auparavant il faudra nous échapper, dit Nick
+avec un air de bonhomie dont Mac Carthy fut complètement la dupe.
+
+--Alors c'est entendu, reprit ce dernier.
+
+--Entendu, bourgeois.
+
+--Soyez certain d'une récompense...
+
+--Bon, bon. Mais j'ai les mains attachées!
+
+--On va vous les délier, dit James en retournant vers Kitchi-Ickoui.
+
+Il lui dit un mot, et la Grande-Femme ordonna de trancher les cordes qui
+garrottaient les bras du trappeur.
+
+Puis les Chippiouais s'acheminèrent tumultueusement vers le village.
+
+Quatre d'entre eux conduisirent Nick Whiffles au wigwam de
+Kitchi-Ickoui, pendant que leurs compagnons, dirigés par le nouvel okema
+et sa colossale épouse, envahissaient la hutte aux banquets de grande
+cérémonie.
+
+Le trappeur fut introduit dans la cabane souterraine, et ses gardiens
+en refermèrent extérieurement la porte au moyen de lourds, quartiers de
+roches.
+
+--Ouais! exclama Nick en entrant, il ferait joliment bon prendre une
+prise de tabac avant de mettre le pied ici, car ça ne sent pas tout à
+fait la rose! ô Dieu! non.
+
+Et il éternua deux ou trois fois avec violence.
+
+Puis il ajouta:
+
+--Encore, si on y voyait clair. Mais c'est pis qu'au fin fond du
+Vésuve, où descendit une nuit mon oncle le grand voyageur dans l'Afrique
+Centrale, oui bien! je le jure, votre serviteur!
+
+--Est-ce vous, monsieur? demanda à cet instant une voix dans
+l'obscurité.
+
+--Moi-même, Nick Whiffles, fils de James, fils de Peter, fils de Joseph,
+fils de John, fils d'Isaac, fils d'Aaron, fils...
+
+--Mais par quel hasard? interrompit la même voix.
+
+--Ah! la jolie créature... c'est-à-dire, non, pardon, madame Robin!
+c'est moi qui suis aise de vous revoir, s'écria Nick en s'avançant vers
+Victorine, assise dans un coin de la loge.
+
+--Comment se fait-il?
+
+--On vous dira ça; on vous le dira tout de suite, chère dame du bon
+Dieu.
+
+Et Nick, avec la loquacité ordinaire, se hâta de raconter à madame
+Robin ce qui était survenu depuis l'entretien qu'elle avait eu avec
+Poignet-d'Acier.
+
+--Pensez-vous qu'il soit sorti de ce mauvais pas? dit-elle quand il eut
+fini.
+
+--Lui! pas de danger pour lui. Bientôt vous en entendrez parler.
+Occupons-nous de vous, c'est le plus pressé.
+
+--Ah! dit-elle, nous aurons de la peine à nous évader, ce Mac Carthy...
+
+--Qu'il s'avise de vous regarder de travers! s'écria Whiffles d'une voix
+tonnante. Fiez-vous à moi, madame! Je suis l'ami de Poignet-d'Acier; je
+m'en fais gloire, et vous verrez avant peu que le vieux Nick a encore
+dans sa gibecière plus de tours que l'on ne pense, sans me vanter, oui
+bien, je le jure, votre serviteur!
+
+--Votre présence seule me rend tout mon courage dit avec joie la pauvre
+Victorine.
+
+--A présent, reprit le trappeur, je suis fatigué, sauf votre respect. Un
+peu de sommeil me rafraîchira l'esprit. Et quand je m'éveillerai, nous
+examinerons la situation.
+
+Sur ce, il s'étendit sans façon près du feu, et un vigoureux ronflement
+ne tarda pas à annoncer que le brave aventurier voyageait dans le
+royaume des songes.
+
+Une heure s'écoula ainsi.
+
+Madame Robin, pleine de douces espérances, rêvait avec délices au
+bonheur d'échapper enfin à son affreuse condition, quand une sorte de
+grattement continu vint frapper ses oreilles.
+
+Étonnée, indécise, elle écouta attentivement.
+
+Le son continue, il approche, il est près d'elle!
+
+--Nick! dit-elle à voix basse.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda le trappeur en se frottant les yeux.
+
+--Entendez-vous?
+
+--Oui bien...
+
+--Qu'est-ce que cela?
+
+--Attendons!
+
+Une minute s'écoule dans un silence troublé seulement par les
+palpitations du coeur de la jeune femme, et tout à coup une partie de la
+muraille du wigwam se détache.
+
+La tête d'un ours blanc parait au milieu des décombres. Victorine pousse
+un cri de terreur.
+
+--Ah! je savais bien que la Providence nous tendrait la main, ô Dieu,
+oui! exclama Nick Whiffles.
+
+Et saisissant dans ses bras madame Robin à demi évanouie, il s'enfonça
+avec elle dans le trou fait par l'ours, après avoir adressé à celui-ci
+un regard d'intelligence.
+
+
+
+
+ CHAPITRE XXI
+
+ CONCLUSION
+
+
+On sait généralement que l'Outaouais ou Ottawa, séparation naturelle
+du Haut et du Bas-Canada, est une superbe rivière, longue de deux cents
+lieues environ, qui se jette dans le Saint-Laurent à quelques milles
+au-dessus de Montréal, après avoir arrosé dans son parcours une des
+régions les plus fécondes du globe.
+
+Cependant, aujourd'hui même, les rives de l'Outaouais sont à peine
+colonisées sur le tiers de leur étendue. Mais, depuis plus de deux
+siècles, cette rivière sert de grande route aux aventuriers qui voyagent
+du Canada aux solitudes de la baie d'Hudson. C'est leur principale voie
+de communication entre l'est, l'ouest ou la nord, l'océan Atlantique, le
+Pacifique ou la mer Glaciale [44].
+
+[Note 44: Pour les détails de l'un de ces voyages, voir la _Huronne_.]
+
+
+Non loin de sa source, sur la limite extrême des établissements et
+du désert, entre les 47° et 48° de latitude et 80° de longitude,
+l'Outaouais se développe en une expansion à laquelle on a donné le nom
+de lac Timmiskaming.
+
+Quoique très-fertiles, les bords de ce lac étaient encore incultes en
+1883. Seuls le pied de la bête fauve et le mocassin du Peau-Rouge ou du
+trappeur blanc les avaient foulés. Rarement, et à de grandes distances
+les uns des autres, y rencontrait-on quelques wigwams en peau; plus
+rarement encore une hutte de bois grossière, et cela quoique les
+prairies et forêts environnantes fussent aussi giboyeuses que les eaux
+du lac étaient poissonneuses.
+
+Cependant, par une chaude soirée du mois d'août de cette année 1833, on
+pouvait remarquer, à la pointe du promontoire qui, s'avançant au nord du
+lac, lui donne la figure d'un coeur, deux cabanes, d'un aspect agréable,
+presque élégant.
+
+L'une surtout, avec son toit et ses murs tout tapissés de
+chèvrefeuilles, liserons, convolvulus, clématites et autres plantes
+grimpantes, semblait une corbeille de fleurs, tant l'or, l'émeraude,
+l'écarlate, l'azur, l'ornaient de leurs vives couleurs.
+
+Placée à l'est, sa porte regardait le lac, uni comme une glace, et dont
+les ondes transparentes laissaient apercevoir des troupes folâtres de
+poissons aux écailles aussi étincelantes que le diamant. Au nord, un
+tertre couvert d'une fraîche verdure abritait contre la bise cette
+habitation primitive il est vrai, mais dont le site et le cadre
+conviaient irrésistiblement à l'amour.
+
+Pour moins coquette qu'elle fût, la seconde loge, élevée à vingt-cinq
+ou trente pas en avant de celle que nous venons d'esquisser, annonçait,
+dans son architecte, une main intelligente et un esprit prévoyant. Cette
+loge protégeait l'autre, et des meurtrières, ouvertes dans la haute
+palissade dont elle était entourée, annonçaient que les occupants ne se
+croyaient pas tout à fait en sûreté dans leur retraite.
+
+Les précautions qu'ils avaient prises n'étaient assurément pas
+superflues le soir dont nous parlons, car, couchés dans des buissons sur
+la lisière d'un petit bois, à une portée de fusil des deux huttes, une
+douzaine de sauvages, armés en guerre, paraissaient attendre que la nuit
+fût tout à fait venue pour accomplir un mauvais dessein.
+
+Ils parlaient bas; mais à la douceur, à la facilité de leur idiome, à
+l'abondance de leurs paroles, un nord-ouestier eût aisément reconnu des
+Chippiouais.
+
+Il n'y avait pas à s'y méprendre, bien que leur costume fût celui des
+Indiens du Sud.
+
+A quelque distance d'eux causaient chaleureusement un homme et une
+femme:--lui un métis, portant les insignes de chef; elle une squaw, aux
+proportions colossales, à la voix fière, impérieuse.
+
+C'était Kitchi-Ickoui, et c'était James Mac Carthy.
+
+--J'ai eu confiance en ta parole, disait la première mais si tu me
+trompais!
+
+--Te tromper! s'écria le métis avec vivacité; crois-tu donc que j'aie
+oublié tes bontés pour moi? crois-tu que je ne sache pas apprécier la
+grandeur de ta tendresse et la supériorité de tes charmes?
+
+--Oui, mais la face-pâle est bien belle aussi! dit Kitchi-Ickoui d'un
+ton soucieux.
+
+--Mes yeux sont fermés à tous les attraits qui ne sont pas les tiens.
+
+--Pourquoi alors avoir quitté les bords de la Grande-Baie [45]? Nous
+y étions puissants et heureux, dit-elle rêveusement, comme si elle
+répondait à un pressentiment secret.
+
+--Ne l'ai-je point dit à la reine adorée de mon coeur? L'esclave blanche
+que je lui avais amenée possède la médecine qui donne le pouvoir sur
+tous les _semagainaschouabi_ [46]. Emparons-nous d'elle, et nous
+dominerons les visages-pâles. Désormais la race de ma soeur aura
+l'omnipotence, non-seulement sur les anciens territoires de chasse
+qu'elle occupait naguère, mais sur les pays que possèdent ses ennemis.
+Devenus esclaves, ils lui fourniront autant d'armes, de poudre, de
+couvertes, de rassade et d'eau-de-feu qu'elle en désirera...
+
+[Note 45: La baie d'Hudson.]
+
+[Note 46: Les guerriers blancs.]
+
+--Autant d'eau-de-feu que j'en voudrai! en es-tu sûr? demanda la
+Grande-Femme avec un accent et un geste témoignant que, parmi toutes
+les séduisantes promesse» dont la berçait Mac Carthy, l'alcool avait sa
+préférence.
+
+--J'en suis sûr, repartit le Bois-Brûlé.
+
+--Mais il est convenu, continua la Grande-Femme après un moment de
+réflexion, il est convenu que ta face-pâle nous la brûlerons.
+
+--Quand elle m'aura livré sa médecine.
+
+--Non pas à toi! répliqua brusquement Kitchi-Ickoui.
+
+--Mais elle ne la peut donner qu'à un homme qui passera un quart de lune
+seul dans une loge avec elle.
+
+--Je choisirai un de nos jeunes guerriers.
+
+Mac Carthy secoua la tête.
+
+--L'esprit que j'ai vu, dit-il, ordonne que cet homme soit une peau
+cuivrée.
+
+--Toi, peut-être! s'exclama la Grande-Femme avec une explosion de colère
+indicible.
+
+--Que ma soeur, dit-il froidement, consulte elle-même Kitchi-Manitou.
+N'est-ce pas lui qui déjà a favorisé les desseins de ma soeur? lui
+qui m'a amené près d'elle, lui qui a livré la factorerie de la
+rivière Churchill et a débarrassé mon adorée de son mari? N'est-ce pas
+Kitchi-Manitou aussi qui a mené la face-blanche dans notre loge, qui
+nous a indiqué les traces de la fugitive?
+
+--Et, dit Kitchi-Ickoui, sa médecine donne l'eau-de-feu en abondance?
+
+--Elle n'en laisse jamais manquer. C'est la médecine du bonheur! et
+cette médecine, elle est là... dans ce wigwam.
+
+En prononçant ces mots Mac Carthy désigna du doigt la cabane fleurie
+dressée à la pointe du promontoire.
+
+Que loin on était, dans cette cabane, de soupçonner la présence des
+Chippiouais!
+
+A l'intérieur, un jeune homme et une jeune femme, placés l'un près de
+l'autre, respiraient avec amour, par la porte entr'ouverte, les senteurs
+de la brise du soir.
+
+Le jeune homme était couché sur un lit de fougères et de sapinage, la
+jeune femme, assise sur un billot de bois, à son chevet, tenait une de
+ses mains doucement pressée dans les siennes.
+
+--Mon cher Alfred, disait-elle, en le contemplant avec une affection
+profonde, que de bénédictions nous devons à Dieu pour nous avoir réunis.
+En arrivant à Québec, je fonderai une messe à perpétuité en
+reconnaissance....
+
+--Du capitaine Poignet-d'Acier!
+
+--Ah! lui aussi est bon.
+
+--Bon, brave, généreux, libéral, l'homme de bien par excellence, celui à
+qui deux fois je devrai l'inestimable félicité de posséder ma Victorine
+[47], dit Alfred, se penchant pour donner un baiser à la jeune femme.
+
+[Note 47: Voir la _Huronne_.]
+
+--Oui, reprit-elle, souriante. Mais on peut dire que, chaque fois, il
+m'a fait peur! La première, il se présente, pour m'enlever, en Indien si
+horrible que tout le monde à la Mission en était épouvanté; la deuxième,
+c'est sous la robe d'un ours blanc qu'il apparaît...
+
+--La peau de l'ours qu'il avait tué avec ce brave Nick Whiffles, m'as-tu
+dit.
+
+--Oui, celle qui lui avait servi à échapper aux Chippiouais. Enfin,
+comprends-tu ma frayeur à la vue d'un ours blanc débouchant tout à coup
+par le mur de la hutte où j'étais prisonnière? Si Nick Whiffles n'eût
+été là, je serais morte...
+
+--Vilaine, veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là! fit Alfred en lui
+prenant de nouveau la tête pour l'embrasser.
+
+--Ah! poursuivit Victorine, après avoir rendu à son mari caresse pour
+caresse, je n'étais pas au bout de mes terreurs. Dans ce lit de rivière
+desséché au fond, glacé au-dessus, par lequel Poignet-d'Acier avait
+passé pour arriver à la cabane et qu'il nous fallut longer l'espace de
+plus d'un demi-mille afin de gagner une issue au-delà du village des
+Chippiouais, je me serais évanouie d'épouvante sans l'intensité du
+froid, car je ne savais pas que notre ours fût un...
+
+--Homme! acheva Alfred en riant.
+
+--Le meilleur de tous!
+
+--Assurément, ma chère Victorine.
+
+--Après-toi, cependant, câlina la jeune femme.
+
+--Flatteuse!
+
+--Méchant, qui se sauve à l'extrémité du monde parce que...
+
+--Je désespérais de te revoir. Mais plus méchante, toi...
+
+--Qui vais chercher mon coureur à travers des dangers...
+
+--Quand je songe à ce Mac Carthy! s'écria Alfred en fronçant les
+sourcils.
+
+--Ne parlons plus de lui, je t'en supplie!
+
+--Moi qui le croyais notre ami!
+
+--Mais quelle idée d'avoir poussé tes explorations jusqu'à la rivière
+de la Mine-de-Cuivre! demanda madame Robin pour changer le cours de la
+conversation.
+
+--Des idées! est-ce que j'en avais? Je cédais au besoin de m'agiter, de
+marcher...
+
+--Pauvre bon! dit Victorine avec une tendresse passionnée. Heureusement
+encore que la Providence nous a fait rencontrer sur les bords de la baie
+Saint-James, car sans cela tu partais vers l'Ouest, moi je me laissais
+ramener au Canada...
+
+--La Providence que tu invoques, c'est Poignet-d'Acier, puisqu'il avait
+dépêché sur ma route un Indien de ses amis, Corne-de-Taureau.
+
+--Ah! qu'il me tarde d'être rendue à notre cottage de Lorette! Mais nous
+ne nous quitterons plus jamais, tu me le jures, Alfred.
+
+--Et je scelle le serment sur tes lèvres, dit gaiement le jeune homme.
+
+Victorine reprit après un instant de silence:
+
+--Espères-tu être bientôt en état de marcher?
+
+--Dans huit jours au plus, je puis déjà mouvoir ma jambe.
+
+--Maudite chute! sans elle nous serions, depuis un mois, rentrés chez
+nous.
+
+--N'es-tu donc pas bien ici, petite femme? Cette cabane restaurée par
+nos amis est charmante. Nous jouissons d'une vue fort agréable. La
+carabine de Nick Whiffles ne nous laisse pas manquer de gibier; les
+lignes de Louis-le-Bon nous fournissent chaque jour d'excellent poisson,
+et Poignet-d'Acier nous marque une amitié... singulière! Sa conduite
+envers moi a toujours eu quelque chose de mystérieux!...
+
+La jeune femme n'entendit pas ces dernières paroles.
+
+--Que veux-tu, mon ami, dit-elle d'un ton inquiet, ici je ne suis pas
+rassurée. Il me vient, malgré moi, des appréhensions....
+
+--Oh! l'enfant! fit Alfred avec un sourire.
+
+--Je vais allumer une torche, car voici la nuit!
+
+--Quoi! déjà?
+
+--Mais il faut nous.....
+
+--Ne trouves-tu pas que les lueurs des mouches-à-feu et le scintillement
+des étoiles éclairent assez les ténèbres? dit Alfred en pressant la
+jeune femme contre sa poitrine.
+
+--Non, mon ami, l'obscurité me donne des frissons... Entendez-vous?
+
+--Le murmure des vagues qui lutinent sur le rivage.
+
+--Écoutez!... écoutez! Mon Dieu!
+
+Soudain le silence de la nuit avait été troublé par des hurlements
+féroces auxquels s'était mêlée la détonation de plusieurs armes à feu.
+
+Découverts par Nick Whiffles, qui, avec Poignet-d'Acier et Louis-le-Bon,
+habitaient la première cabane, les Chippiouais venaient de se précipiter
+tumultueusement sur les aventuriers.
+
+Aussitôt, les trois carabines de nos chasseurs répondirent à leur
+attaque. Elles abattirent trois Indiens, il en restait neuf, y
+compris Kitchi-Ickoui et Mac Carthy. Ils se ruèrent contre l'enceinte
+palissadée, pendant que le métis courait à toutes jambes, suivi par la
+Grande-Femme, vers la hutte occupée par Alfred Robin et sa femme.
+
+Mais, à travers les ombres naissantes, Poignet-d'Acier et Nick Whiffles
+distinguèrent leurs mouvements, comprirent leur intention.
+
+--Reste ici et tiens ferme, mon cousin, dit Nick à Louis-le-Bon.
+
+Ensuite, il se jeta hors de la palissade. Poignet-d'Acier l'avait
+précédé.
+
+Déjà Mac Carthy atteignait la porte du second wigwam. Les cris d'horreur
+poussés par Victorine, les imprécations de son mari, qui essayait
+vainement de se lever, dominaient les bruits de la lutte, quand, de sa
+main de fer, Poignet-d'Acier arrêta le métis. James tenait un pistolet.
+Il fit feu; le capitaine tomba.
+
+--O vermine, tu n'iras pas plus loin! dit Nick Whiffles d'une voix
+furieuse.
+
+Et la crosse de sa carabine s'abat, mortelle massue, sur le crâne du
+Bois-Brûlé.
+
+James Mac Carthy roule aux pieds du trappeur pour ne se plus relever.
+
+Mais la Grande-Femme est là, brandissant un tomahawk. Les jours de
+Whiffles sont en danger. Il se retourne, se jette sur elle, lui enlève
+son arme, et, malgré les égratignures, les morsures dont elle le
+gratifie libéralement, il parvient à l'étreindre, à lui lier pieds et
+mains avec les cordons du skipertogan, sac à médecine, qu'elle porte au
+cou.
+
+Son exploit, Nick l'assaisonne d'un déluge de réflexions qui se
+terminent par ces mots:
+
+--Assurément, tu mérites la mort, madame Forte-Gorge; mais vrai, là,
+j'ai un faible pour toi; et puis, d'ailleurs, dans la famille des
+Whiffles, on n'aime pas à tuer les femmes, parce que s'il y a peu de
+chose de bon dans une femme en vie, il n'y a rien du tout dans une femme
+trépassée; oui bien, je le jure, votre serviteur!
+
+Ayant alors attaché Kitchi-Ickoui à un arbre, il saisit Poignet-d'Acier
+dans ses bras, entra dans la cabane et dit à Victorine:
+
+--Veillez au capitaine, il est blessé.
+
+Puis, Nick Whiffles revola au combat.
+
+--Blessé! vous êtes blessé! dit madame Robin en allumant une torche de
+résine.
+
+--Silence, mes enfants, ordonne Poignet-d'Acier, qui a été déposé sur
+le lit à côté d'Alfred; silence! je n'ai plus que quelques instants à
+vivre. Je dois vous parler; ne m'interrompez pas...
+
+Ils se mettent à pleurer.
+
+--Donne-moi ta main, Alfred, mon enfant, mon fils, dit le capitaine, et
+vous aussi, Victorine, ma fille chérie, car je sens que je m'en vais...
+Pauvre Alfred, tu as été surpris de l'intérêt que je te portais... Cet
+intérêt était bien naturel, quoique j'aie commencé, trop tard à t'en
+donner des preuves... Tu es mon petit-fils... le fils de ma fille
+Adèle... une enfant que j'ai fait mourir de chagrin parce qu'elle avait
+souffert qu'un misérable... un Anglais... ton propre père... et celui de
+ta soeur-jumelle Mariette [48]... la déshonorât!... Mariette, elle aussi,
+je l'avais abandonnée... à Québec... Elle a péri dans la misère...
+de faim, de froid... Jacques [49] me l'a dit... Puisse-t-elle me
+pardonner... et toi aussi, Alfred... pardonne-moi!... Et pourtant, moi,
+je n'ai jamais pardonné... je ne puis pardonner... aux Anglais... Ah!
+le froid me gagne... ta main sur mon coeur, Alfred... la vôtre,
+Victorine... Adieu, mes enfants... Adieu... Vivez pour arracher le
+Canada à l'odieuse tyrannie anglaise!
+
+Ce souhait suprême, Poignet-d'Acier l'énonça de cette voix vibrante et
+impérieuse qui rappelait les beaux jours d'espérance où il dirigeait la
+révolution canadienne [50].
+
+[Note 48: Voir la _Huronne_.] [Note 49: Voir la _Tête-Plate_.] [Note 50:
+Voir les _Derniers Iroquois_.]
+
+--Oui, mon père, je vivrai pour continuer la défense de la cause que
+vous avez si dignement soutenue! s'écria Alfred avec enthousiasme.
+
+--Ah! ciel! ses doigts sont glacés, fit Victorine en tressaillant.
+
+--Encore une maudite petite difficulté de moins! Ces brigands de
+Peaux-Rouges sont en déroute! et, ma foi, j'ai lâché leur madame
+Large-en-Taille, quoiqu'elle fût tonnerrement appétissante, dit Nick,
+pénétrant dans la wigwam. Mais comment va le capitaine?... Je pense
+bien...
+
+--Prions Dieu pour le repos de son âme! dit Alfred, en montrant le corps
+inanimé de Poignet-d'Acier.
+
+Le vieux Whiffles ôta respectueusement son casque de loup marin; on
+vit deux grosses larmes couler le long de ses joues; il s'agenouilla
+en silence près du cadavre, et pendant près d'un quart d'heure demeura
+plongé dans une absorbante méditation.
+
+Lorsqu'il se releva, ses traite étaient profondément altérés.
+
+--Mes amis, dit-il aux jeunes gens, c'est ici que Poignet-d'Acier est
+mort, c'est ici que Nick Whiffles doit mourir. Laissez-lui, je vous
+en prie, le corps du capitaine, il l'enterrera en ces lieux; car ces
+cabanes furent les dernières construites par votre protecteur lorsque
+nous partîmes ensemble à votre recherche... Lui-même, j'en suis sûr, les
+aurait choisies pour y dormir son grand sommeil, s'il avait été prévenu
+que la mort le frapperait si tôt.
+
+Les deux jeunes gens versaient des pleurs abondants.
+
+--N'est-ce pas que vous m'y autorisez? reprit Nick. J'aurai bien soin de
+sa tombe, quand vous serez partis.
+
+--Mais vous? demanda Victorine à travers ses sanglots.
+
+--Oh! moi, répondit Whiffles avec un mélancolique sourire, le bon Dieu
+qui m'a protégé jusqu'à ce jour ne m'abandonnera pas. Il n'abandonne
+jamais ceux qui ont foi en lui; oui bien, je le jure, votre serviteur!
+
+
+Contrexéville, juillet 1863
+
+ FIN
+
+
+
+
+ TABLE
+
+ CHAPITRE I. A Lorette.
+ -- II. Le fort du Prince-de-Galles.
+ -- III. James Mac Carthy.
+ -- IV. L'Étoile-Blanche.
+ -- V. James Mac Carthy et Victorine Robin.
+ -- VI. Pêche, chasse, crime, punition.
+ -- VII. Traître.
+ -- VIII. Les Chippiouais.
+ -- IX. Le» Chippiouais (suite).
+ -- X. Les obsèques du gouverneur.
+ -- XI. Poignet-d'Acier.
+ -- XII. Les ennemis.
+ -- XIII. La suite d'une trahison.
+ -- XIV. Le talisman.
+ -- XV. Entre Peaux-Blanches et Peaux-Rouges.
+ -- XVI. L'aversion et l'amour.
+ -- XVII. Nick Whiffles et Poignet-d'Acier.
+ -- XVIII. Tristesse et l'ours blanc.
+ -- XIX. Nick Whiffles dans «une maudite petite difficulté».
+ -- XX. L'évasion.
+ -- XXI. Conclusion.
+
+
+ ________________________________________
+ ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY.
+ E. GREVIN, SUCCr.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Poignet-d'acier, by Émile Chevalier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POIGNET-D'ACIER ***
+
+***** This file should be named 18672-8.txt or 18672-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/8/6/7/18672/
+
+Produced by Rénald Lévesque
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
diff --git a/18672-8.zip b/18672-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..9ea6938
--- /dev/null
+++ b/18672-8.zip
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..7b2bcb4
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #18672 (https://www.gutenberg.org/ebooks/18672)