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+Project Gutenberg's Histore de la République de Gênes, by Émile Vincens
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Histore de la République de Gênes
+
+Author: Émile Vincens
+
+Release Date: June 23, 2006 [EBook #18669]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTORE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES ***
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+Produced by en9
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+
+HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES
+
+Par M. Émile Vincens, Conseiller d'État
+
+Bruxelles
+Wouters, Raspoet et Ce, Imprimeurs-Libraires
+8, Rue d'Assaut
+
+1843
+
+
+
+
+Table de Matières.
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
+NOBLESSE VERS 1157.
+CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
+Corse; état intérieur.
+CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
+CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
+CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
+CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
+CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
+CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
+Noblesse.
+
+LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
+DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
+CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
+CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
+CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
+CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
+extérieures et traités. - Administration des finances.
+
+LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU
+PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
+CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
+CHAPITRE II. - Henri VI.
+CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
+CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
+voisins.
+CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
+CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
+CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
+CHAPITRE VIII. - Innocent IV. - Les Fieschi.
+CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.
+
+LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
+CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
+PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
+HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
+GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
+CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
+les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
+CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
+CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
+CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
+CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
+XIIIe au XIVe siècle.
+CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
+Variations dans le gouvernement de Gênes.
+CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
+et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
+des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
+CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
+CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
+premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
+
+LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
+DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
+SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
+DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
+CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta,
+doge noble.
+CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
+Chio.
+CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
+l'archevêque Visconti, duc de Milan.
+CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
+CHAPITRE V. Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
+CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
+Guarco, doge.
+CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
+CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.
+
+LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
+SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
+DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
+CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
+première fois.
+CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
+CHAPITRE III. - Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations
+successives au pouvoir.
+CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
+France.
+CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
+CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
+CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
+CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
+CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
+devient doge.
+
+LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET
+DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET
+DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE
+MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. -
+PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488)
+CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
+CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan.
+CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les
+fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.
+CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause
+de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La
+place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et
+Pierre Fregose.
+CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
+CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de
+France et sous le gouvernement du duc de Calabre.
+CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose
+se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de
+Gênes.
+CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais;
+le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord
+vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.
+CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est
+supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur
+de Gênes.
+CHAPITRE X. - Gouvernement d'Augustin Adorno.
+
+LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
+SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
+GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
+CHAPITRE I. - Charles VIII.
+CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
+CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
+teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
+CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
+Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
+doge.
+CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
+1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
+CHAPITRE VI. - François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria
+alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto
+Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria.
+CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
+l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.
+
+LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
+CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
+CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
+CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
+Charles-Quint à Gênes.
+CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
+d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
+CHAPITRE IV. - Jalousies et intrigues intérieures.
+CHAPITRE V. - Conjuration de Fieschi.
+
+LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
+DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
+DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
+CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
+Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
+CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
+CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
+CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
+Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
+Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
+abandonné au portique Saint-Pierre.
+CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
+puissances. - Compromis.
+CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
+
+LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
+LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
+CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
+CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
+CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
+Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
+CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
+de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
+
+LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
+1815)
+CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
+CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
+les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
+CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
+CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
+CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
+CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.
+
+
+APPENDICE.
+NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée
+française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte
+anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le
+général en chef français Masséna.
+ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
+lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
+convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
+armées autrichienne et française en Italie.
+CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts,
+le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre
+les généraux en chef Berthier et Mélas.
+ACTE DU CONGRES DE VIENNE DU 9 JUIN 1815 (Articles sur les États de
+Gênes)
+CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
+ceux de Sa Majesté Sarde
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+Les Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et
+du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades,
+habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de
+l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée
+aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat:
+celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de
+Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire.
+
+Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient
+quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses
+murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour
+territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où
+l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers,
+premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une
+noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre.
+
+Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent
+chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme
+national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des
+luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides
+empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans
+Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent
+alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se
+font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et
+de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se
+ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures
+prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la
+noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la
+seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se
+multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un
+maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui
+tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une
+nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des
+partis produit à l'improviste un gouvernement régulier.
+
+Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits
+États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de
+la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la
+république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas
+dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre
+tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage
+d'un dénoûment final.
+
+A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous,
+devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car
+dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul
+livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au
+récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire
+que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de
+la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé.
+
+La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les
+souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien
+connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des
+temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu
+un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté
+de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans
+quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu
+recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu
+faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis
+imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires,
+et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que
+j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années.
+
+L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains:
+ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles
+furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie
+d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a
+vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires
+de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans
+une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il
+recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de
+sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui
+mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers
+successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264.
+Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de
+ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et
+dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement,
+atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop
+difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille
+il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles
+s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu.
+
+C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de
+ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort
+incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides.
+Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant
+tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les
+témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des
+historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de
+Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs,
+mais révélant des faits importants.
+
+Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont
+encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans
+les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre
+temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont
+précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella
+et Senarega.
+
+Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa
+narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que
+ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains
+les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du
+témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son
+chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un
+écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune
+partialité.
+
+Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a
+vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est
+peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien.
+
+Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui
+embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella,
+qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati.
+
+Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les
+précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque.
+
+Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France,
+compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une
+grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des
+Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi
+reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses.
+Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une
+histoire.
+
+Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante,
+sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans
+sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république
+génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il
+composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin.
+L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son
+frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir
+cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio.
+
+Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y
+professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour
+son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna
+d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans
+doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est
+tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires;
+elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette
+année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure.
+
+Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins
+celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe
+siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries
+génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les
+mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les
+facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils
+pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux
+siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre
+en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme
+accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne
+voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en
+copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les
+puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour
+en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et
+il n'a rien enseigné à personne.
+
+Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle
+(l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération
+par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès,
+attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet
+des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit
+bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli.
+
+Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par
+Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays,
+qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de
+l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est
+regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483.
+Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à
+sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la
+refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797
+l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura
+bien moins laissé la liberté.
+
+On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour
+nous au défaut d'une histoire complète de la république.
+
+Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue
+les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de
+citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé
+Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points
+principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il
+avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations
+ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite.
+Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination
+est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont
+l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait
+cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il
+s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation
+de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une
+investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies
+génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres.
+
+Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que
+renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de
+personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien
+gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut
+de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis
+dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques,
+un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement
+provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une
+réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père
+Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son
+travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne
+put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de
+faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires
+manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le
+rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me
+félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles
+informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire,
+appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres
+d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des
+recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et
+fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les
+secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des
+monuments génois.
+
+Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également
+à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua;
+et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint
+à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un
+rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut
+voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés
+ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans
+les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce
+sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que
+j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je
+n'aurais pu les atteindre.
+
+Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire
+commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres
+parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices
+manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à
+Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un
+grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les
+manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le
+savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré
+les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières
+transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses
+successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en
+quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait
+qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les
+récits à dessein.
+
+Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives
+des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés
+d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la
+Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se
+passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce
+sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les
+faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour
+contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que
+nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses
+recherches11.
+
+Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période
+de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire
+français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin
+impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être.
+Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des
+vicissitudes de cette époque.
+
+
+Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions
+connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque
+ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose,
+ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino
+ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en
+génois.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS
+1157.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état
+intérieur.
+
+Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne
+me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée
+d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois
+Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la
+pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie
+(549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que
+les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité;
+ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de
+quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans
+leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent
+étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines
+cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de
+populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de
+remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les
+Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait
+son butin en sûreté2.
+
+Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui,
+dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations
+réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur
+laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes
+romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date
+marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par
+le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare
+formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor
+commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à
+exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la
+justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la
+Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain.
+
+Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les
+inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en
+fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques
+de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute
+pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes
+troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus,
+petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la
+cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques,
+une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par
+Dardanus, roi d'Italie4.
+
+Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut
+croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois.
+
+Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous
+Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui
+leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps
+l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On
+assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses
+forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le
+pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6.
+
+(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la
+Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs
+dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût
+pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son
+importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se
+glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du
+monde, Pavie et Gênes8.
+
+(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs
+revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses
+prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut
+quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise,
+elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares
+chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque
+aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des
+possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir
+les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est
+immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes
+resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de
+pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté
+de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les
+Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions
+dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un
+siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal
+de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer
+de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps,
+le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste
+du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps.
+
+On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième
+siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en
+connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de
+Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un
+Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes
+ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette
+expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806).
+
+Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui
+succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit
+en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement
+échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des
+suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se
+disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la
+puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la
+mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en
+fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien
+conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et
+de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces
+progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à
+certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger
+II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives
+génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité
+comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une
+confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé
+par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce
+qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il
+convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets,
+pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on
+confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés
+mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit
+maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs
+terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux
+sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs
+maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou
+injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres
+d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de
+Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple
+condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens
+ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques
+reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait
+ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien
+ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette
+prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas
+rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de
+la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient
+obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral.
+Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas;
+des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui
+n'avaient pas encore existé.
+
+Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le
+onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils
+agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour
+s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs
+ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette
+position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les
+époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et
+l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres
+comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre,
+hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller
+à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain.
+
+Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les
+Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs
+repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la
+population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en
+936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les
+vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes
+étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages
+soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent
+après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le
+défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles
+délivrées de l'esclavage13.
+
+Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se
+rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au
+loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent
+sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et,
+pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent
+compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits
+au dehors.
+
+C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières
+occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent
+dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure.
+Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en
+forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient
+déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux
+voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza,
+que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là
+menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient
+qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des
+ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent
+Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du
+More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois,
+enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité
+d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires.
+L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants;
+Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une
+jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de
+fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des
+Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022),
+devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les
+Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin,
+après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au
+traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les
+alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques
+années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties
+contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape,
+l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore
+une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la
+Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les
+Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui
+n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs
+militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent
+détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise.
+
+Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était
+pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si
+éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux
+seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à
+l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois
+s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est
+en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans
+les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est
+difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois
+ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans
+les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est
+constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en
+restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs
+confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les
+environs d'Algheri et s'y maintinrent.
+
+La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À
+l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné
+l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un
+gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des
+juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces
+arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas
+rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque
+des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si
+commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais
+les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des
+jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni
+chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins
+avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et
+les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que
+c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les
+premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car
+les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la
+libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne.
+N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas
+impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté
+les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou
+qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après
+vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse
+reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés
+d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours
+maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre,
+et commanda de les chasser.
+
+Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la
+Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y
+poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la
+retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils
+alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et
+la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques
+histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les
+chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en
+Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples
+d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce
+fut le prélude des croisades16.
+
+Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et
+singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin
+l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de
+ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du
+onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses
+chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves,
+destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires
+l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les
+dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les
+antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part
+ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur
+demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez
+de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement
+distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses.
+
+Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville
+seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même
+de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait
+la désavouer.
+
+La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien
+loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste
+sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville
+sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la
+place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie
+confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces
+fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient
+encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des
+entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour
+fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de
+dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de
+ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et
+ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide
+comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer.
+La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle
+ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une
+épargne bien employée.
+
+Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association
+mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire
+la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à
+d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des
+habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais
+pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous
+permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont
+nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier
+des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le
+concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes
+les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait
+un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la
+voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter
+main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage
+des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître
+de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et
+réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association
+était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se
+décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était
+qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques
+génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la
+compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent
+aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était
+l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de
+l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir
+pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes
+et les autres aux mêmes mains.
+
+Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude
+qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout
+y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne
+pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne
+rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe
+héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins
+une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des
+intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors
+d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de
+conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit
+appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent
+moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y
+fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît
+enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas
+au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et
+ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en
+tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités
+politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire
+sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer
+dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes
+que les résultats se présenteront.
+
+Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte.
+
+
+CHAPITRE II.
+Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
+
+(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le
+voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à
+Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour
+retourner en Europe1.
+
+Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs,
+avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes
+des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé
+d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les
+rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi
+ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au
+pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les
+transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de
+Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours
+donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps
+partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se
+trouvait des marchands génois.
+
+Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs
+d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une
+pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie
+chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris
+naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les
+matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange
+important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres
+villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie.
+Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux
+sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres.
+Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem
+durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe
+tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et
+de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien
+que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces
+villes comme un intérêt de commerce.
+
+Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la
+mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur
+éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été
+attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils
+l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de
+croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger
+longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit,
+aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le
+guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au
+XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente.
+Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne
+semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île:
+on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on
+n'arrive point sans toucher en Chypre.
+
+La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce
+que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009).
+Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises
+furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris
+(1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs,
+vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux
+Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint
+insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les
+calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient
+souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre
+les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en
+racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les
+violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple
+fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du
+tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des
+orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer
+les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des
+esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher
+promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en
+voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs
+infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien.
+
+(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre
+se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les
+publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent:
+Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort
+des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les
+événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que
+rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure,
+les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans
+discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition,
+l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints
+guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté,
+lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de
+cette ville fut entrepris (1097)3.
+
+On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse
+milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à
+la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils
+avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des
+passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes
+de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de
+la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le
+rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours
+ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins
+utiles.
+
+(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait
+passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient
+été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs
+chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et
+de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon,
+de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait
+pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix
+milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des
+ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de
+l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond,
+marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy
+de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte.
+Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4.
+
+Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y
+entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les
+assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils
+connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments
+de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs.
+Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du
+livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés,
+s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut
+en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au
+port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait
+d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que
+l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à
+couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de
+s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux
+le départ de la petite flotte5.
+
+Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce
+serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de
+Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient
+pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très-
+révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de
+leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir
+le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux
+moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en
+explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous
+la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des
+navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient
+déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des
+mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les
+cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments
+les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut
+trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur
+est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la
+Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de
+saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en
+triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de
+la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites
+au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir
+de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées
+sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de
+dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses,
+le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après.
+
+(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de
+la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une
+victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux
+dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait
+adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de
+Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les
+murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient
+lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de
+guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre
+flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour
+conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au
+rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent
+avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les
+cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne
+vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces
+irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les
+voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les
+bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi.
+
+Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas
+à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était
+Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput
+mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son
+industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme
+ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient
+de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et
+de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs
+bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile
+secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre
+forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins
+militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de
+Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée
+du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces
+deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit
+emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué
+qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant
+eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter
+dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids
+énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la
+muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers
+plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7.
+
+L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les
+Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y
+établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains
+de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne
+remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en
+adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de
+suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée
+sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante
+des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit
+effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services
+rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons
+aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés
+français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée,
+nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils
+peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait
+l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non-
+seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour
+ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont
+débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur
+les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus
+voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours
+les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut
+établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des
+approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation
+continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que
+le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces
+fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la
+pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à
+leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces
+chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources
+apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour
+avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les
+trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout
+des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur
+les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer
+dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils
+avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les
+princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à
+chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux
+riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins
+réduits à l'aumône.
+
+Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la
+dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui,
+venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure
+que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à
+la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus
+internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas
+d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner
+des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des
+chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq
+cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion
+donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans
+péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic
+vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans
+des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt
+à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une
+des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des
+hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en
+Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se
+mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de
+Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce
+n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur
+assistance aux opérations militaires.
+
+Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples
+maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle
+la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus
+habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes
+d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés
+dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs
+affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues,
+se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance
+et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois
+sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux
+l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a
+essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles.
+
+Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et
+flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de
+ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils
+coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne
+voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans
+négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les
+biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par
+leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la
+Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait
+recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan.
+
+Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux
+Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire,
+on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos
+croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt
+les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien
+su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de
+Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais
+l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des
+paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée.
+Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant
+Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise.
+
+C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste
+de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire
+d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef
+suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût
+tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de
+la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche.
+Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire
+grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en
+enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité
+impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient
+pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté
+cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce
+légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque
+d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort
+et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun
+de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon
+avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut
+rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir
+accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il
+vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de
+leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour
+comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à
+l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné
+aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de
+la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé,
+disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins
+de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours,
+leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient
+préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités
+désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien;
+car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes
+acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des
+Génois.
+
+Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse,
+momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue
+de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette
+haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien
+archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on
+accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples.
+
+Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque
+(1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de
+bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie.
+Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à
+la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse.
+
+Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des
+Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne
+les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des
+frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin
+indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la
+croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient
+adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que
+Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête
+du saint sépulcre.
+
+
+CHAPITRE III.
+Les Génois à Césarée.
+
+(1100) Godefroy de Bouillon mourut et Baudouin son frère fut élu pour lui
+succéder. Ce prince était dans son comté d'Édesse, et il ne lui était pas
+facile de parvenir sûrement à Jérusalem. L'intrigant patriarche tâchait
+d'en profiter pour susciter des troubles et un compétiteur au nouveau
+roi. Il manda au prince d'Antioche de venir prendre le sceptre, mais
+Bohémond n'était pas en état de répondre à l'invitation. Surpris dans une
+expédition malheureuse, il était prisonnier chez les Sarrasins. En ce
+moment une flotte génoise de vingt-huit galères et de huit vaisseaux
+entra dans le port de Laodicée. Ici nous commençons à trouver pour guide
+les chroniques contemporaines des Génois. Caffaro, qui les écrivit le
+premier, était sur la flotte; il rapporte ce qu'il a vu, et, quelques
+années après, ayant fait hommage de son récit à ses concitoyens,
+l'approbation du parlement en fit un document authentique.
+
+A Gênes, le premier événement que les annales racontent, c'est la
+formation d'une compagnie réunie pour expédier une flotte à la terre
+sainte. Les préparatifs durèrent dix-huit mois, et enfin la flotte était
+partie au mois d'août 1100. Nous ne savons pas si on recourait à une
+association aussi générale pour la première fois, ou si c'était le
+renouvellement d'une précédente société arrivée à son terme; cette
+dernière opinion est très probable; le nouvel armement semble la suite
+de celui qui avait déjà porté Embriaco à Joppé, et qui avait fait
+concourir les Génois au siège de Jérusalem. Mais Caffaro ne commence son
+récit qu'aux choses où il a pris part. Quoi qu'il en soit, avec dix-huit
+mois d'efforts, les Génois ne faisaient encore qu'une entreprise de
+marchands, tandis que nous voyons les Vénitiens, à la même époque,
+marcher en corps de nation et d'armée, avec leur prince à la tête. C'est,
+d'un côté, la consistance d'un gouvernement de forme presque monarchique;
+c'est, de l'autre, la modeste contenance d'une simple commune qui n'a pas
+de trésor public pour y puiser et qui n'ose pas même attacher au concours
+spontané de ses concitoyens le sceau de l'autorité nationale.
+
+En arrivant, l'on apprit qu'il n'y avait ni roi à Jérusalem depuis la
+mort de Godefroy, ni prince à Antioche depuis la captivité de Bohémond.
+Les Génois prirent d'abord sa principauté sous leur garde; et, secondant
+un légat du pape qu'ils s'étaient chargés de conduire, ils dépêchèrent à
+Tancrède, parent de Bohémond, pour le presser de venir prendre le
+gouvernement d'Antioche, et à Baudouin pour l'encourager à se rendre à sa
+capitale afin d'y recevoir la couronne. Sur leur invitation, il vint les
+trouver à Laodicée, et, s'il faut les en croire, il n'accepta le trône
+qui lui était déféré que sur le serment que les Génois lui firent de
+l'aider de tout leur pouvoir. Il est certain qu'il se montra favorable
+pour eux pendant tout son règne. Cependant ce n'est pas sur leur flotte
+qu'il se mit en chemin vers Jérusalem. Baudouin suivit le rivage par
+terre jusqu'à Joppé. Il est dit seulement qu'il embarqua sa femme et ses
+richesses sur les bâtiments qui côtoyaient la rive à sa vue. C'est peut-
+être toute l'assistance que les Génois lui prêtèrent en ce moment.
+
+Guillaume Embriaco était le consul de la flotte génoise, et, comme nous
+voyons qu'il n'était pas au nombre des consuls de la compagnie qui
+l'avait armée, probablement demeurés à Gênes où ils furent aussi les
+magistrats de la république, il était sans doute leur lieutenant et leur
+mandataire dans l'expédition. Le nom de consul, commun, dans les villes
+municipales, aux syndics des professions comme aux magistrats supérieurs,
+servait, chez les Génois, au dehors comme au dedans, à désigner leurs
+chefs élus partout où ils avaient à en choisir (1101).
+
+Dès les premiers jours du printemps, la flotte qui avait passé l'hiver à
+Laodicée, mit à la voile, car la fête de Pâques approchait, et l'on
+aspirait à voir en ce saint temps Jérusalem et le sépulcre de Jésus-
+Christ. Le roi Baudouin vint recevoir les Génois au port de Joppé, le
+seul qui fût alors tenu par les chrétiens. Il les loua et les remercia
+des services qu'ils venaient rendre à Dieu. Il les conduisit à Jérusalem,
+ils y furent rendus la veille du grand jour de la résurrection.
+
+Là, ils furent témoins du prodige de la descente du feu sacré sur les
+lampes du saint sépulcre. Les Génois le voyaient pour la première fois.
+Caffaro raconte les impressions qu'ils reçurent à ce spectacle avec trop
+de naïveté et de foi, pour que l'histoire doive craindre de le reproduire
+dans sa caractéristique simplicité. Il paraît que ce feu céleste
+descendait comme le sang de saint Janvier coule à Naples; l'opération
+est aisée ou difficile suivant les temps; quelquefois elle menace même
+de manquer absolument, d'après certaines circonstances mondaines et
+politiques qui exigent que le ciel se montre en courroux, surtout quand
+il doit prendre parti pour ses ministres mécontents. A Jérusalem, le
+cardinal Maurice, nouveau légat, avait suspendu Daimbert de ses fonctions
+épiscopales. Le temps des cérémonies pascales était arrivé, et le
+patriarche humilié frémissait de l'affront de voir passer à d'autres ses
+attributions les plus solennelles. Il priait, il négociait, enfin il
+offrit au roi une grande somme d'argent: par ce marché simoniaque il
+obtint de Baudouin une sorte de pardon, et par lui l'indulgence du légat.
+On convint des formes suivant lesquelles le patriarche serait admis à se
+justifier facilement; la suspension fut levée pour lui, et son premier
+triomphe fut de bénir le chrême du saint jeudi1. Ce ne sont pas ces
+intrigues que vit ou que voulut nous raconter Caffaro. Tout entier à la
+dévotion due à ces solennités redoutables, il nous peint ses compatriotes
+et les chrétiens de tant de nations, pieusement prosternés autour du
+tombeau du Christ, la veille du jour de Pâques: l'obscurité règne, tous
+les feux sont éteints en commémoration de la mort et de l'ensevelissement
+du Sauveur. On attend, on invoque le signe de sa résurrection que doit
+manifester une flamme nouvelle dans son sépulcre. Mais c'est en vain, le
+jour finit, la nuit entière se passe et le feu ne paraît point. On
+priait, on pleurait dans un morne silence interrompu un moment par ce cri
+douloureux: Seigneur, ayez pitié de nous! L'inquiétude, les murmures
+étaient au comble. Le légat essaya de les tempérer. Il adressa à la
+multitude des paroles d'encouragement. «Les miracles, dit-il, sont pour
+confondre les mécréants; la foi des fidèles n'en a pas besoin.»
+Cependant à cause des faibles celui-ci se fera. On l'obtiendra du ciel en
+redoublant les dévotes supplications et les saints exercices. Une
+procession fut ordonnée; elle quitta l'église en chantant les hymnes de
+la pénitence, et poussa sa longue marche jusqu'au temple de Salomon. De
+retour, les voeux de la componction avaient été exaucés. Le légat et le
+patriarche virent la flamme céleste éclatant dans le saint tombeau. La
+joie succéda à la douleur. On rendit grâce à Dieu, et, après cet acte
+solennel, les fidèles allèrent se reposer et se refaire des fatigues de
+cette pénible attente. Mais pendant ce temps le miracle s'agrandit;
+l'église de toute part brilla de la céleste lumière. On frappait trois
+coups sur chaque lampe et elles s'allumaient d'elles-mêmes. Ce prodige se
+répéta seize fois; et Caffaro s'interrompt pour déclarer à ses
+compatriotes de Gênes, que c'est ce qu'il a vu; que sans le témoignage
+de ses yeux, il n'eût pu le croire, et que ce grand prodige doit être
+tenu pour la chose du monde la plus certaine et la plus incontestable. Ce
+récit, écrit de conviction, est confirmé par nos autres annalistes des
+croisades. Le seul Guillaume de Tyr le passe sous silence, soit que, né
+dans le pays, le miracle répété tous les ans n'eût pour lui rien que de
+commun, soit qu'ayant traité assez légèrement l'invention de la sainte
+lance miraculeusement trouvée à Antioche, il n'ait cru avoir qu'à se
+taire sur le feu sacré. Suivant Guibert de Nogent, l'allocution du légat
+fut une vive exhortation à abjurer les désordres et à confesser les
+péchés. Ce jour-là, dit-il, il en fut déclaré de si énormes, que si la
+pénitence n'y eût remédié, il eût été téméraire d'attendre le feu
+céleste.
+
+Les actes religieux accomplis, une négociation sérieuse fut ouverte. Les
+Génois étaient en force; ils pouvaient surtout servir utilement dans le
+siège des places maritimes, ou plutôt on ne pouvait le tenter sans eux.
+Mais ils n'étaient point engagés, on n'avait pas le droit d'exiger leur
+assistance; et, ouvertement venus pour le profit, il leur fallait des
+dédommagements pour consentir à changer leurs voies mercantiles. La
+considération des intérêts publics des chrétiens était puissante, mais ne
+suffisait pas à une compagnie d'armateurs. Suivant un historien2, les
+Génois demandèrent eux-mêmes la permission de foire quelque conquête sur
+les Sarrasins; suivant les autres3 le roi envoya des négociateurs sages
+et insinuants qui parlèrent au consul et aux plus accrédités de la
+flotte. On les sollicita de ne pas reprendre immédiatement le chemin de
+l'Italie. On était disposé à leur faire des avantages considérables s'ils
+voulaient prêter leurs forces à quelques opérations contre l'ennemi; ils
+répondirent qu'en venant à la terre sainte, leur projet avait été de s'y
+arrêter quelque temps, d'essayer d'y rendre leur séjour utile à la cause
+commune et profitable à leur compagnie. Un traité fut bientôt conclu. Le
+roi consentit à leur assurer, dans toutes les places qui, pendant leur
+séjour en Syrie, seraient prises par leur secours, le tiers du butin
+qu'on y trouverait et un quartier de la ville à perpétuité.
+
+La convention s'exécuta d'abord à la conquête d'Arsur. Cette cité
+maritime fut attaquée par terre et par mer. Après trois jours de
+résistance elle fut rendue. Les habitants obtinrent de se retirer à
+Ascalon sans rien emporter avec eux. Leur entière dépouille fut partagée
+suivant le traité.
+
+On alla mettre le siège devant Césarée. Les habitants envoyèrent d'abord
+demander pourquoi on les attaquait. Le légat et le patriarche leur firent
+savoir que leur cité appartenait à saint Pierre, et que ses délégués,
+chargés de récupérer son héritage, avaient tout droit d'y employer la
+force. L'entreprise, qui promettait de bien plus riches fruits que celle
+d'Arsur, était aussi beaucoup plus difficile. Les murailles étaient
+fortes. Des mâts et des vergues de leurs vaisseaux les Génois
+construisirent des machines et des tours pour s'élever au-dessus des
+remparts; mais ces travaux traînaient en longueur ou souffraient des
+échecs. On se décourageait, on se reprochait la mollesse contractée dans
+l'hiver de Laodicée. Le vingtième jour du siège, un vendredi (le vendredi
+est particulièrement vénérable sur la terre même, où à pareil jour le
+Sauveur monta sur la croix), on assembla toute l'armée. Le patriarche
+l'exhorta, lui prophétisa la victoire, lui promit les bénédictions
+célestes et d'abord le pillage. Les Génois répondirent: Fiat! fiat! Les
+péchés furent confessés, le pain eucharistique distribué, et tous,
+laissant là les machines, armés d'épées et chargés d'échelles, coururent
+aux murs. Les assiégés ne purent résister à l'impétuosité de l'assaut. Le
+courageux Embriaco monta le premier; l'échelle qui l'avait porté se
+brisa sous le poids de ceux qui le suivaient; un moment il se vit seul
+sur le rempart et lutta avec un Sarrasin qui s'y trouvait encore. Mais
+les croisés accoururent, ils s'emparèrent bientôt des portes et
+poussèrent leurs succès de rue en rue. Les plus riches habitants
+s'étaient réfugiés dans la mosquée. Ils demandaient la vie au prix de
+l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le patriarche, à qui ils firent
+porter cette humble supplication, ne voulut rien promettre sans l'aveu
+des Génois, et ceux-ci, se hâtant de le donner, volèrent au pillage,
+parcoururent la ville entière afin de prendre les hommes, les femmes, et
+de s'emparer de toutes les richesses. On forçait les maisons, souvent on
+massacrait ceux qui y étaient réfugiés, on enlevait l'argent, les vases,
+tout ce qui pouvait s'emporter à l'instant, puis on mettait des gardes à
+la porte pour que les autres biens ne pussent être détournés. Tout
+prisonnier était soupçonné d'avoir caché sur soi ou d'avoir avalé son or,
+et les plus singulières violences étaient prodiguées pour ne pas le
+perdre. On égorgeait enfin les malheureux pour le retrouver dans leur
+sein. La plupart des hommes périrent, les jeunes garçons et les femmes
+furent réservés pour l'esclavage, et, dit un auteur, belles ou laides, on
+les troquait, on se les revendait sur la place. Ainsi l'esprit
+mercantile, au milieu de ces horreurs, se maintenait froidement; parmi
+les combattants il y avait des marchands d'esclaves, et ils faisaient
+leur métier sans perte de temps et sans distraction4.
+
+A la peinture de cette scène atroce où c'est par la rapacité que la
+cruauté est inspirée, à ces promptes ventes de captifs au milieu des
+massacres, il faut bien croire que chacun pillait pour soi. En effet, un
+auteur du temps qui s'écrie: Combien on trouva d'argent, de vases
+précieux de toutes formes, c'est ce qui ne saurait s'exprimer, ajoute que
+beaucoup de pauvres devinrent riches tout à coup. Mais si tout ce qui fut
+pris en ce premier moment n'entra pas dans la masse des dépouilles
+publiquement partagées, celles-ci furent encore immenses. Jérusalem, où
+l'on manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le
+tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à
+part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous,
+monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul
+ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro.
+
+On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de
+l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident
+qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont
+demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce
+d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative
+tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres
+guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans
+celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de
+l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever
+ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de
+captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour
+les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient
+pour les gens de Gênes.
+
+C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase
+connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car
+ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y
+attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles
+postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de
+Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince
+était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le
+Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de
+l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin
+oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient.
+C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée
+dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la
+demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel
+ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une
+merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils
+s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a
+la couleur6.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Établissements des Génois dans la terre sainte.
+
+Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise
+quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le
+port de Gênes au mois d'octobre.
+
+(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre
+pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en
+période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première
+société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par
+la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit
+soixante et dix à la mer.
+
+Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il
+s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le
+précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta
+de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la
+république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles
+fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude.
+
+L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans
+l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de
+grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où
+Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait
+obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte
+envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et
+toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient
+en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni
+les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses
+qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le
+passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes
+chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise.
+L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de
+les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait
+inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne
+pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on
+voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé.
+
+Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada
+d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et
+Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le
+comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La
+ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1.
+
+Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne
+s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte
+cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans
+celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les
+avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et
+leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont
+l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des
+revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon,
+ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur
+accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument
+tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse,
+en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font
+expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et
+d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait
+réduire.
+
+Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères
+bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent
+les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de
+souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour
+chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu
+emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation
+déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants
+pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que
+rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le
+consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux
+Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés
+mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y
+entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils
+regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et
+donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart
+des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir
+involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire
+cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire
+charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le
+calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet
+incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à
+Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des
+Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal
+à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait.
+
+Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des
+services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois
+fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des
+propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux
+faits et les mérites de chacun3.
+
+(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la
+conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues
+passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les
+intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou
+confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont
+écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a
+donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles
+serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée
+des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem,
+d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5,
+Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est
+pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une
+autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon.
+
+Après chaque expédition, les galères laissaient en Syrie une partie des
+hommes qu'elles y avaient transportés, et retournaient à Gênes. Chaque
+printemps ces courses étaient renouvelées. Un de ces armements apporta en
+Syrie (1109) Bertrand, fils du comte de Toulouse, et les Génois avec
+lesquels il avait pris passage, s'attachant à ses intérêts, vinrent
+l'aider à fonder une grande puissance. Le vieux comte était mort sans
+avoir pu satisfaire sa dernière ambition. Il voulait enlever Tripoli aux
+ennemis, afin d'en faire le siège d'une principauté respectable. Il avait
+bâti en face de la ville un château nommé le Mont-Pèlerin; c'est de là
+qu'il menaçait la place et la tenait en un état continuel de siège ou de
+blocus. A sa mort, son neveu Jourdain le remplaça d'abord, et continua
+ses travaux; mais Bertrand vint revendiquer la succession de son père et
+jusqu'à ses prétentions sur la ville à conquérir. La flotte de Gênes
+était de soixante et dix galères, comme la précédente; Ansaldo et
+Hugues, petits-fils ou neveux de Guillaume Embriaco, la commandaient.
+Toutes ces forces furent à la disposition de Bertrand, qui lui-même
+conduisait des galères armées dans ses États. Une contestation violente
+s'éleva d'abord entre les deux cousins. Baudouin s'entremit d'un accord
+et d'un partage entre eux. Au milieu d'une réconciliation apparente, une
+querelle entre leurs suivants excita un moment de tumulte, et Jourdain y
+périt. Bertrand délivré d'un compétiteur, et en possession de toute la
+succession paternelle, ne pensa plus qu'à presser le siège de sa future
+capitale. Pendant les préparatifs nécessaires pour y faire concourir
+Baudouin par terre, et les Génois par mer, les deux Embriaco conduisirent
+la flotte contre Biblos (le grand Gibel6) et s'en emparèrent. Après cette
+courte expédition, ils retournèrent devant Tripoli.
+
+Les opérations furent conduites avec grande vigueur, l'appareil des
+machines génoises n'y fut pas épargné; enfin, les habitants connurent
+qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps. On leur offrit une
+capitulation favorable, mais ils se méfiaient de la foi de ceux qui
+avaient saccagé Ptolémaïs, et ils ne voulaient se mettre qu'entre les
+mains du roi. Ils n'évitèrent pas la violence qu'ils redoutaient. Tandis
+qu'on réglait dans une conférence la capitulation, à la condition que
+chaque habitant emporterait de ses biens ce qu'il pourrait en charger sur
+soi, les Génois coururent sans ordre à la ville, y pénétrèrent et
+commencèrent le massacre. Tripoli tomba ainsi au pouvoir de Bertrand de
+Toulouse. Il s'efforça d'arrêter le pillage. Il devait ménager une ville
+si importante pour lui et si riche, où, dit-on, se trouvaient quatre
+mille ouvriers en lin, en soie, ou en laine. Suivant un autre récit, on
+ne maltraita pas les habitants. Ceux qui furent passés au fil de l'épée
+étaient des étrangers venus pour renforcer la garnison, qui s'étaient
+cachés en embuscade. Au reste, les écrivains arabes absolvent les Génois
+du sang versé; on ne fit, disent-ils, qu'user du droit cruel de la
+guerre.
+
+(1111) Les utiles auxiliaires du nouveau comte de Tripoli l'aidèrent à
+réunir à sa principauté Béryte et Sarepta. Ils reçurent le prix de tant
+de services par les établissements qu'ils formèrent dans ce nouvel État.
+Ces exploits furent les derniers auxquels ils prirent part pendant le
+règne de Baudouin. On ne les trouve nommés, ni à l'occasion d'un siège
+mis inutilement devant Tyr, ni à la prise de Sidon où l'assistance par
+mer fut prêtée par les Vénitiens et par les pèlerins de Norwége.
+
+(1118) Sous Baudouin II, qui succéda à son cousin Baudouin Ier, ce furent
+encore les Vénitiens qui procurèrent la conquête de Tyr (1118), et qui
+par cet exploit compensèrent la disgrâce dont le royaume était affligé.
+Le prince d'Antioche avait perdu la vie avec sept mille combattants dans
+une bataille (1123). Josselin, comte d'Edesse, était tombé aux mains des
+ennemis. Le roi lui-même, dans un combat malheureux, fut fait prisonnier.
+Sa captivité dura dix-huit mois, et quand il en sortit, sa rançon pensa
+ruiner le royaume.
+
+La conquête de Tyr fut d'un grand prix. La continuité des possessions
+chrétiennes, sur les bords de la mer, était désormais établie de Laodicée
+jusqu'aux frontières d'Égypte, avantage immense pour la sûreté du royaume
+et des navigateurs. Il ne resta plus aux ennemis, en Syrie, d'autre port
+qu'Ascalon, la position la plus méridionale de ce rivage.
+
+L'acquisition de Tyr eut d'autres conséquences; elle mit en contact,
+avec des droits semblables, les Vénitiens, les Génois et les Pisans,
+tandis que la concorde entre ces deux derniers peuples était mal
+affermie. Ces rivalités furent fatales au maintien des chrétiens dans la
+terre sainte; pour en faire comprendre la cause et l'occasion, nous nous
+arrêterons sur le système d'établissements que les Génois avaient fondé
+les premiers et que l'admission des Vénitiens venait consolider.
+
+Les chevaliers français ou allemands, et les guerriers de la Pouille de
+race normande, prenaient ou bâtissaient des châteaux, les érigeaient en
+fief, chacun isolément et pour lui-même. Les Génois ni les Pisans
+n'avaient rien de pareil. Ils avaient des colonies nationales et
+marchandes. Il leur fallait moins d'honneurs, point de titres, mais
+autant d'indépendance, des privilèges solides, en un mot rien de
+chevaleresque et plus de profit. Les Vénitiens suivirent cet exemple,
+quoique la présence et la dignité de leur doge et de leurs nobles les fît
+toucher au rang des princes et des barons. Quoi qu'il en soit, parmi tant
+de comtes et de seigneurs on n'entend jamais parler d'aucun Génois. Nul
+d'entre eux ne rapporta dans son pays des titres féodaux de seigneurie;
+on ne les voit point compter parmi les chevaliers. Guillaume de Tyr
+appelle les Embriaco de nobles hommes; cet exemple est unique, et nous
+avons lieu de croire que lui-même il entend exprimer une considération et
+une importance individuelle plutôt qu'une noblesse proprement dite de
+rang et de race. Il est même fort remarquable qu'aucun autre nom propre
+génois ne se trouve dans les annalistes de la croisade. Pas un n'y semble
+distingué de la nation en général, à la différence de tant de personnages
+que les historiens nous font connaître individuellement parmi les
+guerriers des autres pays.
+
+Les décrets de Baudouin Ier, avant et après la prise de Césarée, sont les
+premiers modèles des privilèges donnés aux auxiliaires navigateurs,
+libres des engagements ordinaires des croisés. Ces concessions furent
+élargies par le traité fait à l'occasion du siège de Ptolémaïs. Celles
+qui furent accordées aux Vénitiens à la prise de Sidon et ensuite de Tyr
+sont sur le même plan. Le prince d'Antioche, le comte de Tripoli s'y
+conformèrent en traitant avec les Génois. Les seigneurs de moindre
+importance suivirent ces exemples à leur tour.
+
+Les privilèges qui constituaient ces sortes de colonies étaient d'abord
+le don d'une église, d'une enceinte pour y bâtir des magasins, telle qu'a
+été depuis, à Gênes, le local du Port-Franc. On eut ensuite la propriété
+d'une rue entière à Jérusalem, à Jaffa, à Accon. Là on était indépendant;
+et, comme porte le traité des Vénitiens, ces rues étaient possédées
+avec le même pouvoir que le roi tenait le reste de la ville. La colonie
+qui habitait ce quartier vivait sous ses propres lois, avec ses usages;
+et tout autre que ses membres, qui y prenait ou y conservait son
+domicile, était sujet au même régime. Le consul y était l'unique
+magistrat; lui seul traitait et répondait pour tous les siens envers le
+gouvernement local. Des mesures étaient prises pour qu'aucun Génois
+rebelle ou réfractaire ne pût désavouer l'autorité de son consul; et, au
+moyen de cette précaution jalouse, ce peuple, qui naguère dans ses
+traités faisait exclure des ports de la terre sainte ses voisins de
+Savone, faisait maintenant déclarer Génois, c'est-à-dire dépendant du
+consulat, tout ce qui habitait la Ligurie, de Vintimille à Porto-Venere.
+
+Un four banal, un bain public, sont accordés aux colons, et il leur est
+permis d'y admettre les autres habitants en concurrence des
+établissements privilégiés de même nature appartenant au roi et aux
+barons dans les autres quartiers de la ville.
+
+Il en est de même de l'usage des poids et des mesures, et des droits
+levés sous prétexte de ce service public; ou plutôt, il est stipulé que
+les colons ne connaîtront que leurs propres poids, soit entre eux, soit
+en vendant aux autres habitants; quand les Génois achètent hors de leur
+enceinte, alors seulement ils doivent recourir au poids ou à la mesure du
+roi, et en payer les droits.
+
+Les successions de leurs morts sont réglées suivant les lois de leur
+métropole. Le consul recueille les biens de ceux qui meurent sans
+héritiers présents. Si le consul était absent, le gouvernement local s'en
+rendrait fidèle dépositaire.
+
+Le consul exerce les fonctions judiciaires. Au criminel, le meurtre et le
+brigandage sont ordinairement seuls réservés à la justice du roi. Au
+civil, le consul juge entre ses concitoyens suivant leur loi. Pour mieux
+les protéger dans leurs rapports avec les gens du pays, il est également
+le juge des contestations où l'un de ses nationaux se défend. Ce n'est
+que lorsqu'un Génois appelle en justice des sujets du royaume, qu'il est
+tenu d'aller plaider devant les juges royaux.
+
+Cette application singulière du principe, qui attache la juridiction au
+juge de celui qui est attaqué, et qui, pour cet effet, reconnaît le
+consul d'une population étrangère parmi les magistrats territoriaux, fut
+le premier fondement de l'institution que nous nommons encore le
+consulat. Ce que l'on avait exigé dans le royaume de Jérusalem fut
+demandé dans les pays musulmans ou chrétiens, où l'on alla négocier par
+mer. L'empereur grec l'admit; et c'est ce qui a fait les établissements
+de Péra. On peut dire qu'il en subsiste encore une ombre, car les
+conventions de la terre sainte ont servi de tradition et de précédent aux
+capitulations des Français en Turquie; elles vivent encore en partie
+dans notre régime et dans nos privilèges des échelles du Levant. Enfin,
+ces principes, généralisés, modifiés par le temps et par la jalousie des
+puissances qui admettent des consuls étrangers, adoptés par tous les
+peuples chrétiens avec plus ou moins de leurs conséquences, ont été si
+purement conservés par les Génois, leurs premiers auteurs, qu'encore en
+1797 la juridiction du consulat de France à Gênes entre Français, ou
+entre Français défendeur et Génois demandeur, était exactement celle que
+les traités dont nous parlons donnèrent, il y a sept cents ans, aux
+consuls de Gênes en Syrie. Le consul français était magistrat génois de
+première instance pour les affaires civiles où l'un de ses nationaux
+était intimé.
+
+Les concessions du tiers des droits royaux et des revenus d'une ville
+sont des faveurs spéciales indépendantes de ces privilèges généraux
+constitutifs des établissements. Les Génois obtinrent ce don à Césarée, à
+Arsur, à Ptolémaïs, les Vénitiens à Tyr: dons immenses si les donataires
+prenaient une si grosse portion de la recette, sans participer aux
+charges publiques qu'elle avait été destinée à couvrir. Entre autres
+droits, il en était levé sur les navires qui portaient ou emportaient les
+pèlerins, et nous avons vu mentionner des chargements de cinq cents
+personnes. On nous parle d'arrivées et de retours par centaines de mille.
+Cet impôt devait être de haute importance; dans le traité fait avec les
+Vénitiens, en leur accordant à Ptolémaïs la franchise de tout péage, on
+en excepte le droit sur l'arrivée et le départ des navires chargés de
+passagers; ils n'en sont affranchis que pour les deux tiers. De même, à
+Tripoli, les Génois, libres de tout autre impôt, restent soumis à celui
+qui est perçu sur ce transport; ou plutôt le gouvernement se réserve de
+l'exiger des pèlerins eux-mêmes.
+
+Les Génois obtinrent aussi comme récompense de leurs services, dans
+Antioche et dans les autres villes de cette principauté, rue et magasin,
+juridiction et franchise de commerce; enfin le tiers des revenus de
+Laodicée. Le comte Bertrand de Tripoli leur donne de même le tiers de sa
+capitale. Il leur reconnaît en outre la propriété de Gibel et du château
+du connétable Roger. Gibel est le Byblos des anciens, entre Tripoli et
+Béryte. C'est la ville que les Génois tenus avec Bertrand de Toulouse
+prirent pendant les préparatifs du siège de Tripoli, et cependant nous
+voyons que ce même Bertrand leur en fait don. Il est probable que,
+simples colons dans les villes voisines, n'ayant point par eux-mêmes de
+grande principauté, ils crurent rendre leur possession plus respectable à
+d'avides voisins, en la tenant du comte de Tripoli. D'ailleurs il avait
+servi d'auxiliaire à la conquête en attaquant la ville du côté de terre,
+et peut-être la propriété aurait-elle fait naître quelques prétentions
+opposées. Quoi qu'il en soit, cette donation de ce qui semblait leur
+appartenir déjà est confondue avec de simples libéralités; il est même
+remarquable que ce n'est pas à la commune de Gênes que ce présent est
+fait, c'est à l'église de Saint-Laurent de Gênes7.
+
+Il existe une autre singularité. Quelques années auparavant, le vieux
+Raymond, père de Bertrand, avait donné la moitié de la même ville de
+Gibel à l'abbaye Saint-Victor de Marseille8; mais les historiens du
+Languedoc qui nous l'apprennent, remarquent que cette libéralité, quoique
+écrite de la manière la plus absolue, n'était qu'éventuelle, car à cette
+époque, et à sa mort, il n'était pas plus maître de Gibel que de Tripoli.
+Peut-être, cependant, que dans quelque expédition passagère dont la trace
+ne s'est pas même conservée, il avait momentanément occupé la première de
+ces villes, et s'en était cru maître assez paisible pour en faire don.
+Aussi cette première donation fut-elle sans effet.
+
+(1109) Celle de Bertrand, faite aux Génois, leur accorde aussi des
+exemptions d'impôts dans sa terre, à eux, à tous les Liguriens de Nice à
+Porto-Venere, et à tout Lombard qu'ils se seraient associé9. Les
+historiens ont regardé ce titre comme le fondement des établissements
+génois et lombards dans tout le Languedoc: cette opinion peut être
+admise, à en juger sur les faits ultérieurs. On pourrait demander
+cependant, si plutôt ce n'est pas à sa terre du royaume de Jérusalem que
+se rapportait la concession de Bertrand.
+
+Guillaume de Tyr, en racontant la prise de Byblos, dit qu'Hugues
+Embriaco, l'un des neveux de Guillaume, la garda un certain temps, sous
+une redevance qu'il payait au trésor de Gênes. Un autre Hugues, petit-
+fils de celui-ci, en était encore gouverneur au moment où l'archevêque
+écrivait. C'était probablement à l'église Saint-Laurent, et non au fisc,
+que profitait la redevance, distinction qui peut facilement avoir échappé
+à l'écrivain tyrien.
+
+Plus tard, l'autre Gibel (le petit Gibel), première conquête des Génois,
+fut cédé par la commune de Gênes à un autre Embriaco, pour vingt-neuf
+ans, au prix de deux cent soixante besants par an, au profit du trésor,
+et de dix besants pour l'ornement de l'autel de Saint-Laurent10. Ce que
+la commune possédait dans les territoires d'Accon et d'Antioche est
+également affermé à un autre membre de la même famille, Nicolas Embriaco,
+au prix de cinquante besants pour la première propriété, et de quatre-
+vingts pour la seconde. Il s'agit, sans doute, des immeubles dont la
+république était propriétaire. On ne dit point que les droits à
+percevoir, ni surtout les revenus du port d'Accon, fussent compris dans
+ce marché. Au reste, toutes ces valeurs avaient déjà baissé de prix. La
+principauté d'Antioche avait été envahie plusieurs fois, et Noureddin,
+menaçant les villes maritimes, s'était montré jusque sur le rivage.
+
+Les écrivains génois postérieurs, interprétant les mêmes textes du XIIe
+siècle que nous avons sous les yeux, disent que ces concessions pour 29
+ans furent données aux Embriaco en fief. Ils ont appliqué ici des
+expressions qui, pour Gênes, n'ont commencé que dans un autre âge, et qui
+même n'y ont jamais eu la signification qu'elles ont ailleurs. Quoique,
+par ces conventions, on ait probablement voulu favoriser et récompenser
+une famille qui avait si heureusement guidé les entreprises génoises en
+Syrie, on ne trouve rien qui y donne une couleur féodale. On n'y voit
+qu'un bail à ferme; et il semble que le terme de vingt-neuf ans suffit
+pour écarter l'idée d'une constitution de fief telle que les peuples
+guerriers l'entendaient alors. On trouve seulement que les barons de la
+terre sainte, avant fait de la ville d'Accon une vicomté, les actes du
+royaume qualifiaient du titre de vicomtes d'Accon les consuls de Gênes en
+Syrie, représentants de leur commune dans cette copropriété. Une lettre
+apostolique de 1155 enjoignait au roi, aux princes et aux barons de
+Jérusalem de faire jouir les Génois des droits qui leur appartiennent;
+parmi ces droits, on compte la vicomté d'Accon.
+
+Il est curieux de voir autour de Jérusalem la monarchie, l'aristocratie
+militaire et nobiliaire et trois républiques, créant de toute part, et
+chacune à son image, des institutions si opposées. Quelque flexible que
+fût le système féodal qui, en n'exigeant que l'hommage, laissait les
+membres de l'État à leur indépendance, un tel mélange de démocratie, de
+consulats indépendants, de châtellenies et de principautés; ces hommes
+étrangers les uns aux autres, ces émules différents de langue,
+d'habitudes, d'intérêts, admis au partage de droits communs, tous en
+usant aux dépens du gouvernement royal, tout cela ne pouvait se trouver
+ailleurs. Nulle autre part tant d'éléments discordants et tant de hasard
+n'avaient fondé et constitué un royaume. On s'aperçut plus d'une fois de
+ce défaut d'ensemble, quand il fallut réunir les efforts de tous les
+membres pour la défense commune. Tandis que les derrières et les
+extrémités étaient en proie aux attaques de l'ennemi, la partie baignée
+par la mer eut d'assez longues années de sécurité, depuis que la
+possession continue du rivage eut été assurée par la conquête de Tyr.
+Aussi l'histoire, qui compte sept flottes envoyées par les Génois à la
+première croisade, ne signale plus désormais de nouveaux efforts de leur
+part. On ne parle pas davantage de nouvelles expéditions tentées par
+leurs émules. Venise, Pise et Gênes ne voyaient plus d'acquisition à
+faire où la nature de leurs forces leur permît de faire acheter leur
+assistance. Par ce motif, ou sous ce prétexte, ils se bornaient à garder
+les rivages. Dans le mouvement de leur commerce, ces navigateurs armés
+arrivaient et partaient sans cesse; et leur présence en Syrie n'était
+plus un événement remarqué. Quand le royaume fut menacé sur les
+frontières de terre, il se peut que les consulats aient fourni leur
+contingent pour le salut commun; mais personne n'en fait mention; et le
+danger venant de loin, il est probable que les colonies maritimes prirent
+le moins de part qu'elles purent au fardeau de la défense publique.
+D'ailleurs la jalousie des trois peuples maritimes nuisait au concours
+des efforts qu'ils devaient à la cause générale. Le pieux Jacques de
+Vitry en exprime vivement le regret. Il reconnaît que ces colons, enfants
+dont les pères avaient acquis la couronne immortelle par leur courage et
+par leurs oeuvres pour le royaume du Christ, n'avaient pas dégénéré en
+Syrie comme les fils amollis de tant d'illustres croisés. Ils seraient,
+dit-il, encore redoutables aux Sarrasins, s'ils n'étaient bien plus
+livrés à leurs trafics, à leurs jalousies mercantiles, aux discordes que
+leur avidité sème entre eux, qu'occupés de la garde de la terre sainte.
+Ils effrayeraient l'ennemi autant que faisaient leurs ancêtres; ils le
+réjouissent par leurs dissensions et par les combats qu'ils se livrent.
+Ces dissensions en Syrie, se faisant sentir aux métropoles en Italie, y
+retenaient leurs forces divisées; attentives à envoyer, chaque année,
+des galères au-devant des flottes marchandes de leurs colonies, elles ne
+faisaient plus de grandes expéditions.
+
+Cependant ces colonies étaient une source abondante de richesses qui
+refluaient sans cesse vers l'Occident. Elles n'étaient pas seulement
+importantes par les concessions obtenues; leurs avantages ne se
+bornaient pas aux profits industriels sur le transport des pèlerins, sur
+les consommations de tous les habitants latins de la terre sainte; les
+trêves, les alliances même faites à plusieurs reprises avec les
+gouverneurs de Damas ou de l'Égypte, avec d'autres princes musulmans; le
+besoin, qui, plus pressant que la voix du fanatisme et de la haine,
+poussait Orientaux et chrétiens, malgré la guerre, à échanger entre eux
+les jouissances et les marchandises de l'Asie et de l'Europe, donnaient
+une activité extrême à ces relations lucratives. Le bénéfice en restait
+aux plus habiles, aux plus actifs, aux plus économes; telle fut la source
+longtemps inépuisable de la fortune de Gênes.
+
+
+CHAPITRE V.
+Agrandissements en Ligurie.
+
+(1115 à 1154) Tandis que les Génois formaient des établissements
+considérables en Syrie, que, pressé entre tant de résistances et de
+rivalités, ce peuple apprenait de la nécessité à donner à ses
+institutions une constitution forte et vraiment nationale, la métropole
+de ces colonies, sur laquelle refluaient les richesses du commerce
+lointain, la commune de Gênes, était restée dans sa simplicité primitive.
+Vingt ans (1112) après la prise de Césarée on eut pour la première fois
+des chanceliers, des archivistes, des greffiers ou notaires, enfin la
+forme d'un gouvernement régulier, substitué au simple lien d'une
+association maritime et mercantile.
+
+Cependant les affaires publiques s'étaient déjà compliquées. On se
+sentait riche en force; on éprouvait le besoin de franchir les murs
+étroits de la cité; on s'indignait de ne pouvoir soumettre de faibles
+voisins à la domination d'une république qui possédait des villes en
+Asie, en commun avec les rois et les princes. On avait des trésors pour
+acheter ce qui était à vendre; on était résolu d'enlever le reste par la
+force.
+
+(1115) Le butin de Césarée fournit la première monnaie qui fut battue à
+Gênes. Jusque-là celle de Pavie avait été seule connue. Les premiers
+essais que l'on fit furent sans doute exécutés grossièrement, car peu
+d'années après on fabriqua de nouvelles espèces, et ce ne fut qu'après un
+nouvel intervalle de vingt-cinq ans que le système monétaire fut fixé. Il
+conserva longtemps l'empreinte de l'empereur Conrad III, qui, survenu en
+Italie, autorisa par un diplôme la monnaie de Gênes, car la commune ne
+refusait pas d'être réputée ville impériale; mais c'était avec le soin
+de se soustraire, autant qu'il était possible, à toute dépendance réelle,
+et surtout à toute contribution.
+
+Peu à peu s'établissait l'ordre public. Le consulat cessait de dépendre
+des compagnies formées pour l'armement des galères de la croisade. Mais,
+à mesure, on voit la jalousie de la liberté prendre ses précautions
+contre la longue habitude du pouvoir. Les consuls n'eurent plus quatre
+ans d'exercice. Dans la dernière élection, où il est encore question de
+ce terme, il fut réellement réduit à deux ans, et on stipula que les
+consuls nommés se partageraient par moitié les quatre années, en se
+succédant les uns aux autres. Immédiatement après, le consulat fut
+purement annuel, et ce fut alors que la commune acquit une chancellerie1.
+
+Il existe un curieux monument de cette organisation municipale; c'est le
+modèle du serment que prêtaient les consuls, en prenant possession de
+leur charge, le jour de la Purification (2 février), et en jurant de la
+déposer à pareil jour de l'année suivante. La formule ajoute: La
+compagnie étant terminée, ce qui ferait croire que la compagnie, cette
+société, ce lien de la commune, était censée annuelle comme le consulat
+l'était devenu.
+
+Les consuls stipulent des précautions assez étranges pour rendre la
+compagnie obligatoire. Quiconque, invité par le consulat ou par le peuple
+à y adhérer, ne se présentera pas dans le délai de onze jours, n'y sera
+plus à temps pendant les trois années suivantes; on ne le nommera à
+aucun emploi public; il ne sera pas admis en justice, si ce n'est quand
+il sera défendeur. Il sera interdit à tout membre de la compagnie de
+servir ce réfractaire sur ses navires, ou de le défendre devant les
+tribunaux. Quand un étranger aura été accepté dans la compagnie, les
+consuls l'obligeront, sous serment, à une habitation non interrompue,
+pareille à celle des autres citoyens. Seulement, il suffira pour les
+comtes ou marquis, et pour les personnes domiciliées entre Chiavari et
+Porto-Venere, d'habiter dans la cité trois mois par an.
+
+Les consuls ne feront ni guerre, ni expédition, sans le consentement du
+parlement2. Le parlement réglera le salaire des ambassadeurs, et cette
+fixation précédera leur nomination. Le même consentement sera nécessaire
+à l'établissement des nouveaux impôts. On n'augmentera pas les droits sur
+la navigation à moins de nouvelles guerres. Le poids des charges
+publiques sera également réparti sur tous. Les consuls empêcheront
+l'importation des marchandises étrangères en concurrence avec celles du
+pays, les bois de construction et les munitions navales exceptés.
+
+Avant même ces stipulations politiques ou économiques, le serment des
+consuls, comme autrefois à Rome l'album du préteur, fixe le mode et les
+conditions sous lesquelles ils exerceront les fonctions judiciaires au
+civil et au criminel. Ils jurent, enfin, qu'ils opéreront pour l'utilité
+de l'évêché et commune de Gênes, et à l'honneur de la sainte mère
+Église3.
+
+On voit que les consuls étaient les juges des procès de leurs concitoyens;
+mais quand les affaires de l'État exigèrent plus de soin, la
+distribution de la justice, détachée de la direction de la république,
+fut déléguée à des magistrats électifs et temporaires qu'on appela
+consuls des plaids, pour les distinguer des consuls de la commune. Comme
+ceux-ci, ces juges étaient renouvelés tous les ans: leur nombre varia;
+mais, en général, il y en avait un pour chacune des compagnies entre
+lesquelles les citoyens étaient répartis et organisés par quartiers. Il
+est probable que ces compagnies nommaient les magistrats; mais on ne
+sait rien de certain sur la forme de l'élection. Quand, la population
+croissant, on eut beaucoup dépassé l'antique enceinte, il y eut quatre
+compagnies intérieures et quatre dans le bourg: ainsi fut appelée la
+partie nouvellement habitée, qui prolongea la ville le long de la mer
+vers le couchant. Dans chacune de ces deux grandes divisions, les juges
+des quatre compagnies qui les composaient, paraissent avoir formé un
+tribunal commun4.
+
+Ainsi la république fondait ses institutions. Mais si déjà l'on voit
+quelques signes de réserve et de défiance contre les abus du pouvoir
+confié aux magistrats, on ne remarque rien qui trouble la pure
+démocratie, lien de cette société. Les élections annuelles (car nous
+possédons en entier les fastes du consulat) amènent toujours de nouveaux
+noms. Peu d'individus y sont rappelés plusieurs fois dans cette première
+époque; quelques noms seulement reparaissent parmi les consuls des
+plaids. Bientôt, sans doute, les notables ou les meilleurs, comme on les
+désigne, tentèrent de concentrer la magistrature entre leurs mains, d'en
+faire le patrimoine de leurs races; enfin, d'établir une aristocratie de
+caste entre les familles riches et puissantes. Mais il fallut du temps
+pour que cette entreprise fût formée et avouée, et pour qu'elle réussît.
+Il restait trop à faire au dehors, et autour des murs même de la ville,
+pour s'abandonner aux dissensions internes.
+
+(1130) On a vu que dans un court intervalle, d'abord les Génois avaient
+intrigué auprès de leurs alliés de la terre sainte pour en faire exclure
+les vaisseaux de leur voisinage le plus immédiat de Savone; mais que
+bientôt ils avaient stipulé que tout ce qui habitait de Vintimille au
+couchant, jusqu'aux frontières de la Toscane au levant, serait reconnu
+pour Génois, et tenu de se ranger sous la jalouse protection de leurs
+consulats. Ce changement de disposition répond à celui qui s'était fait
+dans leurs relations avec leurs voisins. Ils avaient ménagé des
+acquisitions et entrepris des conquêtes des deux côtés du littoral; ils
+marquaient déjà le Var et la Magra pour les limites de leur domination,
+bornes qu'elle n'a point dépassées dans la suite du temps. Ils
+affectaient déjà d'en occuper l'espace. Mais entre ces deux frontières,
+leurs possessions étaient précaires et leurs prétentions mal reconnues.
+
+Cent cinquante milles de côtes sont le territoire de cette Ligurie
+maritime dont ils ambitionnaient la souveraineté. Elles sont formées par
+une longue chaîne de montagnes, dont la partie occidentale joignant
+l'Apennin aux Alpes de Nice, borde immédiatement la mer, en courant au
+levant jusqu'à la ville de Gênes. Là la chaîne se plie, tourne au sud-
+est, et se prolonge vers la Toscane; elle est une portion de cette
+grande arête qui divise l'Italie entre les deux mers. Là où le flot n'a
+pas envahi le pied des monts, se trouvent d'étroites plages de tout temps
+peuplées de navigateurs. Une pénible culture tire quelque parti des
+vallées courtes et resserrées qui remontent le long du lit des torrents
+dont les montagnes sont sillonnées: l'olivier les enrichit et les pare.
+Là où les hauteurs donnent des abris favorables, s'unissent le citronnier
+et l'oranger; on y voit même le palmier apporté d'Afrique. Au delà des
+monts sont les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie. Mais cette
+terre promise n'a pas été réservée aux Génois. Au temps dont nous
+parlons, toute l'épaisseur de cette barrière de montagnes était loin de
+leur appartenir; l'ambition, non pas de descendre dans la plaine, mais de
+s'établir sur le revers qui la regarde par delà la crête des monts,
+n'était entrevue que dans le lointain.
+
+Gênes, en voulant s'étendre, rencontrait un grand nombre d'obstacles dans
+toutes les directions. Des populations du littoral qu'elle a
+successivement agrégées à sa seigneurie, il n'en est aucune qui n'ait
+fréquemment secoué ce joug. Au couchant était Savone, Albenga,
+Vintimille, les principales des petites villes ou bourgades de Gênes au
+Var. Toutes trois étaient antiques; les deux dernières avaient été, sous
+les Romains, des cités qui servaient de chefs-lieux à toute cette portion
+de la Ligurie maritime. Savone et Albenga étaient, au douzième siècle, de
+petites républiques; et entre elles, Noli réclamait les mêmes droits.
+Gênes n'était pas beaucoup au-dessus de ses voisines. Nous ne connaissons
+pas les titres en vertu desquels elle prétendit les soumettre. Le plus
+apparent n'est que le droit de convenance, et celui du plus fort en a
+seul décidé à la longue.
+
+Vintimille était tombée sous le pouvoir d'un comte héréditaire, car des
+débris des institutions de Charlemagne et de ses successeurs, il restait
+dans ces pays des marquis et des comtes. De nombreux seigneurs, se
+glorifiant d'être vassaux de l'empire, avaient planté leurs châtellenies
+féodales parmi les croupes et les pics de l'Apennin. De là ils enviaient
+le rivage de la mer, et les richesses qui commençaient à s'y répandre.
+Quelques-uns y avaient mis le pied, comme le comte de Vintimille: la
+famille des Caretto tenait le marquisat de Final. Dans les montagnes, il
+y avait des marquis de Ceva, de Clavesana, etc. Au nord était le marquis
+de Gavi. Au delà régnaient des seigneurs plus puissants: le comte de
+Piémont, le marquis de Montferrat. Des services réciproques à la terre
+sainte tenaient ordinairement ce dernier en bonne intelligence avec Gênes;
+mais plus d'une fois son ambition se heurta contre celle de la
+république. C'est ainsi que, pendant le cours des croisades, nous
+trouvons Gênes au milieu de petites communes mal soumises, et de nobles
+voisins plus guerriers que ses bourgeois: elle étend lentement son
+pouvoir contesté et envié dans la rivière du ponent. On sait que l'usage
+a conservé le nom de rivière (Riparia de la basse latinité) aux deux
+portions du rivage dont Gênes occupe le milieu.
+
+La rivière du levant n'avait point alors de ville municipale; l'antique
+cité de Luni avait péri, mais les hauteurs étaient occupées par la
+puissante famille féodale de Malaspina, la même que nous avons vue
+associée avec les Génois dans une expédition de Sardaigne. Il y avait des
+comtes de Lavagna, dont les possessions tenaient de la montagne à la mer.
+Enfin, la frontière orientale confinait avec celle des Pisans, dont
+l'inimitié et les forces ne laissaient aucune sécurité.
+
+Aussi les premiers efforts que nous voyons faire aux Génois, aussitôt que
+les biens recueillis à la croisade les ont fortifiés, sont dirigés de ce
+côté. Ce ne fut pas sans peine qu'ils établirent sur les populations
+maritimes une domination qui resta longtemps douteuse. Ils pensèrent
+bientôt à se donner un point d'appui plus solide. A l'extrémité de leur
+territoire est le beau golfe de la Spezia, enfoncé dans les terres avec
+une ouverture défendue par des îles. Les Pisans en tenaient le fond et la
+côte orientale. Les Génois bâtirent et fortifièrent Porto-Venere à
+l'occident et à l'entrée du golfe (1113). Cette position, en dominant les
+îles qui resserrent l'entrée de ce vaste bassin, y donne un passage
+assuré.
+
+Une autre acquisition n'était pas moins importante pour s'assurer contre
+l'invasion. La vallée de l'un des deux torrents, de la Polcévera et du
+Bisagno, entre lesquels la ville de Gênes, au pied d'une haute montagne,
+est assise sur la mer, offre à ceux qui la remontent une voie pénible,
+mais alors la seule praticable pour communiquer aux plaines lombardes.
+Celui qui pouvait l'ouvrir à des ennemis était le maître d'exposer Gênes
+à des coups de main imprévus. Le marquis de Gavi possédait cet avantage;
+au moyen de son château et de celui de Voltaggio, il fermait les gorges
+de l'Apennin, et il n'avait pas manqué d'y établir un péage à son profit.
+C'était la moindre oppression qu'il fallait attendre de ce voisinage. Les
+Génois voulurent s'y soustraire à tout prix. Ils s'emparèrent d'abord de
+vive force de quelques positions qui dominaient ces défilés: mais ils
+s'estimèrent heureux que leurs succès servissent à faciliter une
+négociation, et ils ne craignirent pas d'acheter au prix de quatre cents
+livres d'or Voltaggio et les revenus qui en dépendaient (1121).
+Avertissons cependant que lorsqu'ils eurent donné l'exemple de livrer
+leurs trésors à leurs nobles voisins, ils furent bientôt réduits à payer
+plusieurs fois et à racheter sans cesse les territoires qu'on leur avait
+vendus le plus solennellement.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Expéditions maritimes.
+
+Tandis qu'on employait ainsi les richesses publiques rapportées de Syrie,
+on continuait à naviguer vers la terre sainte, mais le négoce, et non
+plus le zèle ou l'ardeur belliqueuse, y conduisait les vaisseaux génois.
+On se contentait de renforcer les colonies maritimes (1131). Cependant
+elles étaient déjà menacées (1144). Sous Foulque d'Anjou, gendre et
+successeur de Baudouin II, sous Baudouin III, fils de Foulque, tout
+commençait à présager la dissolution du royaume. L'empereur des Grecs, en
+attaquant la principauté d'Antioche, avait affaibli l'une des barrières
+de la terre sainte: un autre boulevard était tombé. Zenghi, émir de
+Mossoul, s'empara d'Édesse (1148). Noureddin, fils et successeur de
+Zenghi, pénétra jusqu'au port Saint-Siméon et affecta de se baigner dans
+cette mer dont il voulait enlever le rivage aux chrétiens. Damas tomba en
+son pouvoir, et devint le siège d'une grande puissance qui devait
+détruire celle des Latins (1152). Au milieu de ces désastres, Baudouin
+III eut le bonheur d'acquérir Ascalon, la dernière et la plus méridionale
+des villes de Syrie. Elle avait été tenue jusque-là par les Egyptiens,
+dont elle avoisinait la frontière. Cette ville servit, de ce côté, de
+rempart aux établissements chrétiens et retarda leur ruine. Ces
+événements occupèrent la scène jusqu'au milieu du douzième siècle.
+
+Quand les intérêts des colonies génoises furent menacés de si près, on
+vit la république faire des efforts pour les secourir efficacement.
+Jusque-là elle ne paraît pas avoir montré un grand empressement pour la
+défense du royaume de Jérusalem. Il en eût été autrement s'il eût été
+permis aux Génois d'avoir pour leur évêque notre fameux abbé de
+Clairvaux. Les voyages de saint Bernard à Rome l'avaient fait connaître
+et révérer partout sur son passage, et l'épiscopat de Gênes lui fut
+offert. Cette nomination fut rendue inutile par la désapprobation du pape
+Gélase II. Il manda de laisser Bernard aux plus grandes choses auxquelles
+le ciel l'appelait. Le saint abbé, afin de marquer son affection envers
+le troupeau qui l'avait désiré pour pasteur, adressa à Gênes une lettre
+pleine d'exhortations pieuses. Il y recommanda de secourir la terre
+sainte, et de se défendre, au dedans, de l'hérésie. Il n'y a pas soixante
+ans que l'autorité de son épître fut citée au sénat contre un étranger
+devenu citoyen.
+
+Sous ce grand promoteur de la croisade et de la paix de la chrétienté,
+Gênes, plus zélée pour l'oeuvre commune, n'eût point employé ses forces
+dans une guerre contre les Pisans excitée par la duplicité du pape
+Gélase. Elle fut ensanglantée par les souvenirs de l'ancienne rivalité
+comme par la jalousie nouvelle du commerce et de l'influence en Syrie.
+
+Gélase avait été chassé de Rome. Il se sauva en Toscane. Il vint, en
+suppliant, à Pise, de là à Gênes, mendiant partout des secours. Les
+Génois lui prodiguèrent les soins et les respects; il consacra leur
+nouvelle cathédrale; ils le conduisirent en sûreté jusqu'en Provence.
+Or, en ce temps, la domination de la Corse était prétendue entre les deux
+républiques rivales. Chacune y avait quelques établissements, toutes deux
+s'appuyaient des concessions accordées par les papes; et Gênes, en
+preuve de la sienne, payait au saint-siège un tribut annuel d'une livre
+d'or. Le droit de consacrer les évêques de Corse dans l'église de Gênes
+ou dans celle de Pise était controversé depuis longtemps, et Rome ne se
+pressait pas de décider. L'archevêque de Pise, en vertu de son grade,
+réclamait les privilèges de métropolitain sur l'île entière. Les Génois
+n'avaient point d'archevêque chez eux, mais ils ne voulaient pas laisser
+dépendre d'un étranger les diocèses soumis à leur domination. Les deux
+partis sollicitèrent Gélase à son passage. Il avait entendu les Pisans
+les premiers, et ils assurent qu'il leur avait donné gain de cause. Mais,
+recueilli, aidé à Gênes, il lui resta sans doute assez de bonnes paroles
+à y prodiguer. C'est de ce moment que la guerre éclata avec une grande
+animosité; d'abord les Génois débarquèrent à l'improviste sur les côtes
+d'une des provinces de la Sardaigne; les établissements des Pisans
+furent ravagés: le butin fut considérable. L'année suivante on arma
+quatre-vingts galères pour attaquer les ennemis dans leur métropole.
+Vingt-deux mille combattants sortirent de Gênes: parmi eux cinq mille
+étaient couverts d'armes brillantes, disent les chroniques, et cette
+distinction des guerriers et de la foule qui les suivait peut faire
+considérer l'expédition entière comme une levée en masse. Elle donne
+aussi une idée des forces de la république en ce temps. L'annaliste
+Caffaro, alors un des consuls et l'un des chefs de l'entreprise, assure
+qu'on poussa jusque dans la ville ennemie, et que la terreur fit conclure
+une paix immédiate; aussi fut-elle passagère. Les Pisans reprirent les
+armes, mais la fortune continua à être favorable à Gênes. Le pape
+Calixte, successeur de Gélase, intervint; il évoqua à son siège la
+querelle des évêchés de Corse, et cita les parties au concile de Latran.
+On y fit tourner l'affaire en négociations inutiles; après un long
+délai, on la remit au jugement d'une junte d'archevêques et d'évêques;
+les anciens titres furent compulsés; et quelle fut enfin la décision
+tant attendue? On rejeta les prétentions des deux parties, et le droit de
+sacrer les Corses fut réservé au pape. Il suffit à l'animosité des Génois
+que Pise ne l'emportât pas sur eux. La sentence du pape fut rapportée à
+Gênes en triomphe; mais à Pise, on y résista, les hostilités reprirent
+leur cours, et Calixte ne s'en inquiéta guère.
+
+Les flottes ennemies épiaient les convois marchands. On se mettait comme
+en embuscade entre la Corse et la Sardaigne, entre ces îles et le
+continent. On aimait mieux s'attacher à la poursuite lucrative des riches
+cargaisons ou des galères chargées de voyageurs que l'on pût rançonner,
+que de se chercher en force et de se combattre. Ainsi se prolongea la
+guerre de saison en saison. Cependant les Génois établissaient leur
+croisière à la bouche de l'Arno, défiaient leurs émules et se vantaient
+que ceux-ci ne venaient pas les braver si près de Gênes. En poursuivant
+une flotte pisane ils débarquèrent (1126) à Piombino, ravagèrent le pays
+et amenèrent les habitants en esclavage. Dans une autre rencontre, ils
+allèrent chercher l'ennemi jusqu'en Sicile et dans le port de Messine
+(1129). Les Messinois voulant s'opposer à la violation de leur
+territoire, les Génois débarquèrent et s'attaquèrent à tout ce qui se
+présenta devant eux. Dès ces temps, les droits de la neutralité n'étaient
+pas interprétés par les plus forts autrement que de nos jours. Le roi de
+Sicile fut obligé d'accourir pour s'opposer à ces audacieux étrangers,
+et, à en croire leur annaliste, ils ne s'arrêtèrent que devant le palais
+du prince, et n'abandonnèrent qu'à sa prière le butin qu'ils n'avaient
+pas manqué de faire sur le chemin qu'ils avaient parcouru.
+
+Enfin le pape Innocent II entreprit d'éteindre une guerre qui troublait
+l'Italie, qui détournait des soins dus à la conservation de la terre
+sainte, mais surtout qui l'empêchait d'être secouru lui-même dans ses
+querelles. Le pontife éleva le siège de Gênes à la dignité d'archevêché,
+et, en vertu de l'égalité de titre et de juridiction, les deux métropoles
+se partagèrent pour suffragants les évêques de Corse. C'était faire
+gagner le procès aux Génois; mais ils avaient envoyé au pape huit de
+leurs galères pour l'aider à remettre sous son joug les Romains révoltés.
+La faveur des souverains pontifes s'arrêtait avec complaisance sur des
+enfants du saint-siège, si dociles et si respectueux. Lucius II, dans son
+court pontificat, se hâta de leur donner par une bulle la confirmation de
+leurs propriétés et de leurs privilèges à la terre sainte, et, par une
+autre largesse médiocrement coûteuse, il leur fit remise de la livre d'or
+qu'ils payaient en tribut pour leurs possessions de Corse. Leurs
+écrivains postérieurs ont beaucoup exalté ce don. Ils avaient besoin d'en
+tirer la preuve que la seigneurie que Gênes s'arrogeait sur l'île n'était
+pas imaginaire, qu'elle pouvait être réclamée en conscience et sans
+péché.
+
+(1132) La guerre de Pise avait duré quatorze ans. Elle ne paraît pas
+avoir affaibli Gênes, ni retardé ses progrès. En obligeant à des
+armements continuels, en tenant la population maritime en haleine, elle
+tendait le principal ressort de la grandeur de la république; elle
+développait l'énergie. Au sortir de cette lutte, on voit les Génois
+étendre leur prépondérance et porter fort loin leurs entreprises
+maritimes, commerciales et guerrières.
+
+Quoique le comte de Toulouse eût enseigné à ses sujets le chemin de
+l'Orient, il ne paraît pas qu'ils eussent été aussi diligents que les
+Italiens à en rapporter le commerce. Les Génois étaient en possession
+d'approvisionner de denrées et de marchandises étrangères la Provence, le
+Languedoc, la Catalogne, et toute la côte espagnole. Les seigneurs les
+rançonnaient quelquefois; mais parfois aussi, quand ces nobles
+châtelains avaient besoin d'assistance, ils briguaient celle de ces
+puissants navigateurs. Ceux-ci sentant leur force, habiles à ne pas
+l'employer sans s'en assurer le prix, ne répugnaient pas aux occasions
+d'accroître leur influence. Au nom du pape, leur secours fut sollicité
+par Guillaume VI, comte de Montpellier. Il avait été chassé de sa ville,
+favorisée dans sa révolte par le comte de Toulouse, Innocent II avait mis
+d'abord la cité rebelle en interdit. Il excommunia ceux qui, dit sa
+bulle, s'en faisaient appeler consuls; et avec eux le comte de Toulouse;
+mais il fallait d'autres armes. Guillaume obtint (1143) des troupes du
+comte de Barcelone et quatre galères des Génois. Ceux-ci, avaient eu à se
+plaindre des exactions que le comte leur avait fait souffrir. Il fut
+obligé, pour premier prix de l'assistance qu'il obtenait, de payer mille
+marcs d'argent en restitution de ce qu'il avait exigé; et lorsque, avec
+l'aide de ses auxiliaires et après un long siège, il fut enfin rentré
+dans sa ville, les Génois, fidèles à leur système d'établissement, se
+firent accorder des privilèges étendus pour leur commerce, l'exemption
+des droits, et une enceinte franche pour leurs magasins1.
+
+(1144) La nièce du comte de Montpellier était dame de la petite ville de
+Melgueil (Magdelonne); elle avait épousé le comte de Provence frère du
+comte de Barcelone. Les Provençaux étaient alors en hostilité avec les
+Génois qui leur reprochaient de favoriser les fréquents soulèvements de
+Vintimille. Le comte de Provence eut peu d'égards pour les alliés de son
+oncle; il arma contre eux, et essaya de prendre leurs navires à leur
+approche du port de Melgueil; la tentative fut malheureuse, il fut tu
+par les Génois.
+
+Cet événement ne rompit pas les alliances de sa famille avec la
+république. Peu après, les comtes de Barcelone et de Montpellier
+concouraient avec elle dans une très entreprise sur les côtes d'Espagne2.
+
+Par delà la Catalogne, elles étaient habitées par les Mores. Les
+Génoisque le commerce et la course de leurs galères portaient par toute
+la Méditerranée, négociaient sans scrupule avec les mahométans d'Afrique
+et d'Espagne; mais quand la rencontre de quelque riche cargaison faisait
+juger que le profit du corsaire passerait ceux du marchand, on traitait
+les Sarrasins d'ennemis naturels des chrétiens, et on prenait leurs
+vaisseaux. Les Sarrasins croisaient à leur tour; et, pour mieux dominer
+sur les mers, ils avaient fait de Minorque le siège de leurs armements.
+Les Génois essayèrent, seuls d'abord, de les chasser de cette île (1146).
+Ils expédièrent vingt-deux galères et six grands vaisseaux, qui portaient
+des tours mobiles et des machines. On y embarqua des combattants et même
+cent cavaliers. Notre historien Caffaro, consul de cette année, fut le
+chef de l'expédition, avec Hubert della Torre, qu'il demanda pour
+adjoint. L'arrivée de cette flotte répandit la terreur dans l'île. Les
+Mores ne firent pas longue résistance: on pilla, on enleva tout ce qui
+fut rencontré. De là, profitant de ce qui restait de temps avant la
+mauvaise saison, on passa sur la côte d'Espagne. On se présenta devant
+Almérie. On s'empara d'abord de tous les vaisseaux qui étaient dans le
+port; ensuite les machines furent dressées pour attaquer la ville. Elle
+n'était pas préparée à la défense. Le roi de cette contrée demanda la
+paix et offrit de l'acheter. On ne voulut lui vendre qu'une trêve. Elle
+fut négociée au prix de cent trente mille marabotins3. Il en payait
+vingt-cinq mille comptant. Des otages devaient répondre que le reste
+serait acquitté dans huit jours. On apporta aux Génois les deniers du
+premier payement. Mais, tandis qu'on les comptait, et que les vainqueurs
+étaient attentifs à les partager à mesure, le roi more, profitant de la
+préoccupation commune, s'était enfui, enlevant sur deux galères tous les
+trésors qu'il avait pu réunir. Les assiégeants et les assiégés furent
+également troublés de cette disparition. Les Sarrasins se choisirent un
+autre chef, et protestèrent de leur bonne intention pour accomplir le
+traité. Mais il ne fut pas en leur pouvoir de le faire, et au terme
+convenu, leur impuissance ne laissa aux Génois que la triste ressource de
+multiplier les ravages autour d'Almérie. Ils les exercèrent vingt jours,
+sans que les portes de la ville s'ouvrissent. L'hiver approchait, il
+était temps de remonter sur les galères. Le siège fut levé et l'on revint
+à Gênes.
+
+L'annaliste consul, qui se complaît dans les détails de l'entreprise
+qu'il avait commandée, passe si rapidement sur les conséquences qu'elle
+eut dans les deux années qui suivent, que nous pouvons soupçonner qu'à
+son retour on fut mécontent de lui, et qu'il le fut de la république.
+C'était le temps où la démocratie et une sorte d'aristocratie
+commençaient à lutter sourdement, et Caffaro paraît avoir été un des
+ardents fauteurs de la dernière. Le peu de succès de son consulat était
+une occasion favorable de le décrier. Être trompé par le More, avoir
+laissé fuir une riche proie, aura pu être un double sujet de reproche.
+L'expédition aura paru trop peu lucrative en proportion de la dépense. Il
+est certain du moins qu'on balançait à retourner à Almérie. Il fallut
+qu'Eugène III fît des efforts pour ranimer les courages contre les
+infidèles (1147); tout le crédit de l'archevêque de Gênes y fut employé.
+Il fallut aussi les sollicitations et les offres d'Alphonse VIII, roi de
+Castille et de Léon, vivement intéressé à enlever aux Mores les places
+maritimes de son voisinage. Des traités intervinrent, la guerre devait se
+faire par des efforts communs. Les Génois avaient soin de stipuler,
+suivant leur usage, que le tiers des conquêtes leur serait remis;
+Alphonse promettait des troupes, et, comme il disposait de peu de forces
+et qu'il comptait sur celles du comte de Barcelone, il se réservait de
+confier à celui-ci le commandement de son armée; mais si les Génois
+étaient mécontents de la coopération du comte, la faculté de se séparer
+leur était réservée.
+
+Une fois l'impulsion donnée à Gênes, toutes les ressources furent
+prodiguées au nouvel armement. Il se composa de soixante-trois galères et
+de plus de cent soixante bâtiments de transport. On y monta en foule. On
+augmenta le nombre ordinaire des consuls de la république pour porter à
+la tête de l'expédition quatre d'entre eux, assistés de deux consuls des
+plaids. Entre les premiers était Hubert della Torre, le compagnon de
+Caffaro dans la campagne précédente. Guillaume, comte de Montpellier,
+prit part à l'expédition avec Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Il
+paraîtrait que quelques Pisans s'y joignirent4. Quand la Catalogne et
+l'Aragon furent en mouvement, les historiens espagnols disent que cette
+guerre n'occupa pas moins de mille bâtiments, grands ou petits (1148). On
+attaqua Almérie par terre et par mer; mais la résistance fut longue.
+Alphonse était sans forces, l'argent manquait au comte de Barcelone, et
+les troupes commençaient à déserter. Les Mores tâchaient de détacher à
+prix d'argent les Castillans et les Catalans. Les alliés n'acceptèrent
+pas ces offres corruptrices; mais les consuls génois se méfièrent de
+l'effet de ces manoeuvres, et, pour le prévenir, ils brusquèrent l'assaut.
+La ville fut prise de vive force. La bannière de Gênes y fut arborée avec
+celles des deux comtes. Les Sarrasins, réfugiés dans un fort, se
+rachetèrent au prix de trente mille marabotins. Dix mille femmes ou
+enfants furent envoyés captifs à Gênes. Sur tout le butin on préleva cent
+cinquante mille marabotins, consacrés à l'extinction de la dette
+publique, estimée à dix-sept mille livres d'or. Le surplus fut réparti
+entre les galères et les vaisseaux.
+
+Après la conquête, et dans Almérie même, les traités furent refaits; sans
+doute que les Génois avaient, su se prévaloir de l'infériorité des
+secours de leurs alliés pour faire mieux payer leur assistance. La
+possession d'Almérie et de ses dépendances fut remise à Othon Bonvillani
+au nom de la commune de Gênes, pour en jouir pendant trente ans.
+
+La flotte se rendit ensuite à Barcelone. On y tint parlement. Le terme de
+l'autorité des consuls arrivait; on y fit un nouveau consulat pour
+l'année. Deux des magistrats sortant de charge, della Torre et Doria,
+retournèrent à Gênes sur deux galères chargées de l'argent réservé au
+trésor de la république. Le reste hiverna en Catalogne pour entreprendre
+le siège de Tortose à la nouvelle saison. Les machines des Génois, leurs
+approches à travers tous les obstacles, déterminèrent la capitulation;
+après une vaine attente de secours la place fut rendue. Le comte de
+Barcelone, qui en prit possession, en remit un tiers au comte de
+Montpellier et un tiers aux Génois. On trouve aussi qu'il fit don à
+l'église de Gênes d'une île sur l'Ebre, voisine de Tortose. Plus tard les
+Génois lui rétrocédèrent leurs droits sur la copropriété de la ville.
+
+Ces brillantes expéditions rendirent le nom de Gênes imposant pour tous
+les peuples qui habitent les deux bords de la mer Méditerranée (1149).
+Les princes mores voisins étaient obligés de rechercher, d'acheter même
+l'amitié de ces nouvelles colonies. Sur la côte de Valence qu'infestaient
+les corsaires, il suffit à Hubert Spinola de montrer cinq galères, et les
+Mores, tirant à terre leurs bâtiments, demandèrent à traiter de la paix.
+Boabdil Mahomet, roi de Valence5, reconnaît pour ambassadeur Guillaume
+Lusio6, qu'il appelle un des principaux citoyens de Gênes. Il fait une
+paix de dix ans avec les consuls, les magistrats et tous les sages
+marchands de la république. Par amour pour elle, il donne aux Génois,
+dans Valence et à Denia, des quartiers pour leurs magasins, où nul autre
+qu'eux ne pourra habiter. Ils auront libre commerce et totale exemption
+d'impôt; mais les étrangers qui viendraient négocier avec eux payeront
+au roi ses droits ordinaires. Par une singulière concession, dans toutes
+les terres du royaume de Valence, les Génois jouirent gratuitement d'un
+bain par semaine. Enfin, pour prix de ces faveurs, ceux d'Almérie et de
+Tortose promettent de ne pas offenser les sujets du roi; celui-ci donne
+à la république dix mille marabotins; il prend un an de terme pour en
+payer la moitié. Du surplus, Lusio a reçu et emporte avec lui deux mille
+marabotins, tant en or qu'en étoffes de soie; les trois mille restants
+seront soldés dans deux mois.
+
+La terreur était grande devant ces navigateurs victorieux. Un de leurs
+navires marchands, qui revenait d'Alexandrie, rencontrant les galères
+d'un prince sarrasin, avait refusé de se faire reconnaître. De
+provocation en provocation, il s'ensuivit un combat que le marchand ne
+pouvait soutenir. Il fut conduit en Sardaigne. Mais à peine les Mores
+eurent reconnu que leur prise était génoise qu'ils s'alarmèrent des
+suites de leur victoire, et restituèrent le navire et la cargaison sans y
+toucher. Le juge ou seigneur de Cagliari, allié des Génois, médiateur
+dans cette circonstance, renvoya le bâtiment à ses propres frais. Si,
+malgré ces soins, la restitution ne compensa pas le dommage, c'est, dit
+le pieux annaliste, qu'ainsi peut-être Dieu châtie ses enfants pour les
+détourner de se livrer au commerce avec les infidèles.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse.
+
+La navigation des Génois au couchant n'arrêtait pas le cours de celle du
+levant. Ils faisaient un trafic considérable dans les ports de l'empire
+grec. Déjà leur assistance était briguée dans les fréquentes révolutions
+de ce pays. L'empereur Manuel Comnène ne dédaigna pas de leur envoyer son
+patriarche Démétrius, pour traiter d'une alliance avec la république.
+Manuel se méfiait de l'empereur d'Occident Frédéric Barberousse, et
+encore plus des entreprises des princes normands des Deux-Siciles. Les
+croisades mettaient son empire en contact avec ces conquérants, et leurs
+fréquents passages le menaçaient jusque dans Constantinople. Ses
+successeurs en éprouvèrent bientôt le danger. Pour lui, il cherchait des
+amis et des créatures en Italie1. A Gênes, il envoyait des présents; il
+prodiguait les faveurs, et surtout les promesses. La république se fit
+accorder par lui les privilèges dont les Vénitiens et les Pisans
+jouissaient dans l'empire. Elle obtint la liberté du commerce, et, avec
+une église, une enceinte de magasin, une cale de débarquement, le rabais
+au vingt-cinquième des droits de douane, qui étaient perçus au dixième.
+Prodigue d'engagements, l'empereur promit d'envoyer pendant dix ans cinq
+cents perperi à la république, et soixante à son église2, avec des
+ornements pour la commune et pour l'archevêque3.
+
+On voit qu'en toute négociation importante le consulat faisait la part de
+l'église et de son pasteur. Choisis par leur troupeau et parmi leurs
+concitoyens, les archevêques obtenaient toujours considération et crédit;
+mais, confirmés et institués par les papes, il est naturel qu'ils aient
+usé de leur pouvoir pour retenir leurs fidèles dans une soumission
+habituelle envers la cour de Rome. Là aussi où leur dévouement était
+connu et leurs secours appréciés, les Génois trouvaient une protection
+paternelle. Quand ils croyaient avoir à se plaindre en Syrie, le pape
+écrivait des lettres menaçantes au roi de Jérusalem et à ses barons pour
+les obliger à respecter les droits de la république. Il écrivait aux
+évêques de Nîmes, de Béziers et d'Agde, pour leur ordonner d'excommunier
+leurs seigneurs s'ils ne rendaient à Gênes les sommes extorquées à ses
+navigateurs. L'archevêque fut décoré du titre honorifique de légat
+perpétuel dans la terre sainte, où il ne mit jamais le pied. A l'époque
+où notre histoire arrive, ces démonstrations redoublèrent, et en même
+temps le roi de Sicile, dont les navigateurs génois avaient fréquemment
+éprouvé de vexations, se rapprochait d'eux sensiblement. La venue du
+redoutable empereur Frédéric Barberousse, dont l'incursion soulevait
+l'Italie, était la cause de ces nouvelles dispositions. L'occasion fut
+saisie. Guillaume Vento et Ansaldo Doria furent expédiés en Sicile. Un
+traité favorable fut conclu. Le roi en jura l'accomplissement devant eux;
+ils s'engagèrent à le faire jurer dans Gênes à leur retour par trois
+cents notables. Les avantages étaient pour les Génois. Leur serment ne
+les obligeait qu'à ne conspirer ni la mort ni la détention du roi, et à
+indemniser la Sicile des déprédations que quelques-uns de leurs
+navigateurs pourraient commettre. Mais, dit l'historien, ce n'est là que
+ce que sans traité ni serment, la justice de la république accorde à tout
+le monde; et la négociation faisait acquérir sans rien céder (1157).
+
+Ce traité fait avec Guillaume, roi de Sicile4, est tout commercial et
+nous donne une idée précise du négoce de ce temps. Un droit était perçu
+dans le port de Messine, probablement à l'entrée des bâtiments; les
+Génois en sont exemptés; à l'exportation ils doivent un tarin pour deux
+ballots de marchandises ou pour quatre sacs de blé, mais ils ne peuvent
+prendre du grain que pour le porter à Gênes et nullement pour en
+trafiquer. Arrivant en Sicile d'Alexandrie ou de Syrie, et soit des
+terres des chrétiens, soit de celles des mahométans, ils doivent trois
+pour cent de la valeur des cargaisons qu'ils vendent; ce qu'ils
+remportent invendu ne doit rien. A Palerme, ils doivent, à l'entrée, un
+tarin et demi par cent livres de cuir ou par cent livres de coton. La
+sortie est gratuite. Ils doivent un vingtième de la valeur des draps
+qu'ils apportent de chez eux; les autres articles, s'ils ressortent
+invendus, sont francs d'impôt.
+
+Par la notice de ces traités et des expéditions lointaines que nous avons
+indiquées, il semble qu'on peut prendre l'idée d'une nation formée et
+consistante. L'importance génoise paraît l'emporter, du moins dans les
+parties occidentales de la Méditerranée, sur celle de Pise. Mais cet
+empire qui s'étend au loin est encore troublé et disputé dans la Ligurie.
+Cependant on commence à sentir une force capable de faire plier des
+voisins indociles.
+
+Les comtes de Lavagna, vers la fin de la guerre pisane, avaient donné de
+l'inquiétude sur une frontière qui touchait à celle de l'ennemi. Des
+capitulations les liaient aux Génois, mais leur foi était devenue
+douteuse; ils étaient armés, on les soupçonna d'intelligence avec Pise
+qui pourrait leur donner la main. On marcha sur leur territoire, on le
+dévasta; le château de Rivarola fut bâti pour dominer leurs possessions.
+Eux-mêmes jurèrent obéissance perpétuelle au consulat. Cinquante ans
+après, nous trouvons, sous le nom de Fiesque, leur famille, divisée en
+plusieurs branches, établie à Lavagna, et dans Gênes au rang des
+citoyens; il est probable qu'à la paix et à la soumission dont nous
+venons de parler quelques-uns d'entre eux vinrent à la ville comme otages
+et furent forcés d'y accepter le domicile et la bourgeoisie.
+
+Dans la province occidentale on avait également profité de ce que les
+forces et l'attention de la république étaient occupées au dehors.
+Vintimille, se débattant sous le joug, le secouait à chaque occasion
+favorable. Cette ville avait des seigneurs, et ils avaient été réduits à
+faire hommage de leur seigneurie à saint Cyr et à prêter serment à la
+commune de Gênes. Mais quand on fut libre de soins extérieurs, on revint
+sur ce traité qui avait cessé d'être exécuté fidèlement. Les comtes
+furent accusés d'y avoir forfait. Leur ville fut assiégée par terre et
+par mer; elle fut prise, dit l'annaliste, à la gloire de Dieu et de la
+commune de Gênes. Les habitants subirent le serment d'obéissance.
+Quelques années après, Guido Guerra, l'un des comtes, accepta le domicile
+à Gênes et donna ses terres à la république pour les reprendre d'elle en
+fief. Il en reçut l'investiture dans un parlement solennel où, après
+avoir exigé son serment, les consuls le revêtirent de pourpre. Ce
+singulier jeu de fief était usité. D'autres seigneurs féodaux en avaient
+donné l'exemple dans la même contrée. Ils avaient consenti à vendre leurs
+domaines à la république, à condition d'en devenir les détenteurs à titre
+de vassaux. Frédéric Barberousse, qui se regardait comme le seigneur
+dominant de l'Italie entière, et que ces translations privaient de
+l'hommage immédiat, fut obligé bientôt après de défendre à ses vassaux de
+tels marchés sous peine de la perte de la main droite.
+
+Nous avons vu en quoi consistait le droit, ou plutôt l'obligation du
+domicile. Celui que jurait la compagnie était supposé devenir habitant de
+la ville de Gênes. Il n'en était censé absent que par permission; et les
+consuls pouvaient l'obliger à y paraître à la première sommation.
+
+C'est ainsi que peu à peu sous la prépondérance d'une commune de
+marchands s'abaissait l'orgueil des nobles châtelains cantonnés autour
+d'elle. Ils s'en indignaient; alternativement ils prêtaient et
+faussaient le serment de fidélité. Mais ils retombaient dans la
+dépendance; et la soumission leur était d'autant plus onéreuse qu'elle
+était moins sincère.
+
+Othon de Fresingue, témoin et narrateur des expéditions de son neveu
+l'empereur Frédéric, remarque, en le déplorant, que les cités d'Italie
+avaient étendu leur domination sur les territoires dont elles étaient
+entourées. Il restait à peine un seigneur assez puissant pour avoir sauvé
+son indépendance. Dans la haute Italie, dit-il, il n'y avait presque que
+le marquis de Montferrat qui eût évité le joug des villes. Elles
+obligeaient les autres nobles à prendre place dans leurs communautés
+organisées avec un reste des institutions romaines. Elles se régissaient
+par leurs consuls, magistrats que pour la plupart on ne laissait en place
+qu'un an, tant on était jaloux du pouvoir qu'on leur confiait. Par le
+même sentiment on ne réservait pas ces magistratures aux ordres
+supérieurs. On prenait les consuls indifféremment parmi les capitaines
+(les grands seigneurs), les vavasseurs et le peuple. Pour assujettir
+leurs voisins, ces municipalités ne craignaient pas d'admettre à la
+chevalerie et aux dignités la jeunesse des rangs inférieurs, jusqu'aux
+fils des artisans ignobles, gens que les autres nations repoussent comme
+une peste de toutes les occupations honorables ou libérales. C'est ainsi
+que s'exprime la hauteur tudesque du noble évêque. Dans l'orgueil
+méprisant de son antique noblesse, il voit chez ces républicains une
+véritable rouille de barbarie, et cependant, dit-il encore, c'est par ces
+moyens que ces villes surpassent celles du monde entier en richesses et
+en puissance.
+
+Ce tableau répond très-bien à l'état où Gênes nous apparaît à la même
+époque et à ses rapports avec les seigneurs de son voisinage. Nous
+remarquons seulement que si les autres communes avaient obligé leurs
+nobles voisins à prendre une résidence réelle dans leurs villes, les
+Génois avaient fait peu d'usage de ce droit, et vraisemblablement ils
+auraient pris plus d'ombrage que de confiance du séjour habituel parmi
+eux de personnages trop élevés. Si ailleurs ces nobles participaient au
+consulat, on n'en voit aucun exemple à Gênes. Dans les fastes consulaires
+on ne trouve aucun de ces marquis ou de ces comtes dont nous avons eu
+occasion de parler, ni rien qui ressemble à des noms de seigneurs. Les
+Fiesque eux-mêmes ne paraissent mêlés à la conduite des affaires qu'à une
+époque postérieure, après qu'un des membres de la famille a été élevé à
+la papauté. À la venue de Barberousse tout était encore, dans Gênes,
+municipal et bourgeois.
+
+Les occupations maritimes, qui avaient fait la force de toutes les
+principales familles, ne s'accordaient pas avec les établissements de
+châteaux et avec les devoirs ou les habitudes des possesseurs de fiefs.
+Sans doute les maisons les plus riches acquirent des terres autour de
+Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers
+et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous
+en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs
+domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée
+de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire
+propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient
+affecté le nom.
+
+Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque
+de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait
+peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le
+cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs
+nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes
+recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine
+respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien
+s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à
+la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque.
+
+Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie,
+les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et
+l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les
+citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous
+touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une
+commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie
+régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé
+aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à
+l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont
+besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les
+avoir révélés.
+
+L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières
+familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont
+les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la
+liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces
+fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien
+de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des
+écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques
+antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires
+domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne
+distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination
+confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des
+familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.»
+
+Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours,
+avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido
+Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à
+l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître
+des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme
+Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au
+commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve
+l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace
+honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va
+être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus,
+parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants
+de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que
+les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia,
+ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus
+les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni
+Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des
+temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles
+qu'on vient de nommer.
+
+L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des
+honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles.
+Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi
+active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à
+Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la
+première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On
+trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et
+deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et
+treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition
+lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les
+plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute
+l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés
+eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des
+scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce
+qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains.
+Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle.
+
+Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls
+année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à
+désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes.
+
+Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit
+propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque,
+l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années
+suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il
+ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout
+raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages
+témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il
+n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui
+suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats,
+quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous
+trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien
+voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années
+précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait
+plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus
+étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port,
+les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient
+riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes
+paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un
+navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où
+les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le
+silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait
+de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur
+office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était-
+il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou
+seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et
+marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement
+hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur
+refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint
+sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en
+punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le
+firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en
+charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à
+vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été
+nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur
+consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de
+l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des
+créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept
+ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il
+commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est
+témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir.
+
+Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de
+près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du
+peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au
+pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les
+consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats
+qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une
+autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne
+leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et
+leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La
+gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain
+fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de
+plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro
+n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand
+on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore de distingués que ceux
+qui portaient des cuirasses blanches comme la neige. Si une seule fois il
+est écrit que les consuls s'embarquèrent avec une très-noble escorte, ce
+n'est là qu'une épithète et non une qualification. Mais maintenant nous
+entendons à chaque pas parler des meilleurs de la ville, et bientôt ce
+n'est plus une dénomination vague, c'est le nom d'une classe. On a pris
+parmi ces meilleurs des ambassadeurs; et Caffaro, qui est du nombre, se
+donne cette qualité à lui-même, comme un titre convenu qui vient à son
+rang dans l'État et que la modestie ne peut empêcher de prendre. D'année
+en année, on voit les magistrats, travaillant tous dans le même sens,
+s'attacher à circonscrire le choix de leurs successeurs dans cette classe
+de notables qui tend à devenir une caste privilégiée. Enfin, ceux de 1157
+ayant réussi, comme Caffaro s'en vante expressément, à diriger l'élection
+du consulat, et à le faire tomber aux mains des meilleurs, un seul mot
+des annales nous fait voir qu'alors un changement fut opéré. Les consuls
+firent jurer une compagnie nouvelle. On se souvient que la constitution
+de la commune de Gênes avait été une sorte de société dont les armements
+pour les croisades furent le principal intérêt. Nous ne savons si ce
+pacte social était écrit, ou simplement consacré par la tradition. Mais
+le voici renouvelé, la charte municipale est refaite sous l'influence des
+meilleurs, qui ont tiré à eux le consulat; cette charte est jurée. C'est
+là une circonstance remarquable, et, puisqu'elle coïncide avec le temps
+où le gouvernement a repris une nouvelle vigueur, où il s'est resserré,
+où les maisons en crédit s'attribuent des distinctions ostensibles, nous
+pouvons conclure que ce nouveau pacte, s'il ne consacra pas l'usurpation,
+renferma plus ou moins implicitement le germe du pouvoir et du privilège
+aristocratique. Telle fut la solennité de la compagnie nouvelle, que
+Caffaro se glorifie d'avoir prononcé en un même jour trois harangues,
+pour les consuls sortant de charge, pour ceux qui entraient en fonction,
+et pour le peuple génois, en invoquant sur la cité les premiers dons du
+ciel, la paix et la concorde.
+
+Dès ce moment, la dénomination de noble commence à paraître et à
+remplacer celle sous laquelle elle avait été cachée. Dix ans après, un
+annaliste, successeur de Caffaro, consacre expressément son oeuvre à un
+double but, l'utilité de la république et l'émulation parmi les nobles7.
+
+
+LIVRE DEUXIÈME.
+FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. -
+COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES.
+1157 - 1190.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Frédéric Barberousse.
+
+L'an 1154, l'empereur Frédéric Barberousse était descendu en Lombardie:
+à son approche l'Italie entière fut en confusion. C'est l'année même où
+Gênes ne trouvait plus de consuls qui osassent la gouverner. Mais on a vu
+qu'il se rencontra des magistrats fermes en même temps qu'ambitieux, qui
+se firent de leur résistance affectée un titre à de plus amples pouvoirs.
+Cette autorité qui fonda l'aristocratie était tombée dans des mains
+habiles, si nous en jugeons par la conduite tenue dans les rapports avec
+Frédéric, et par l'impulsion donnée aux citoyens.
+
+Depuis longtemps les empereurs et les papes s'étaient fait la guerre, et
+leur discorde avait bouleversé l'Italie. Les premiers se croyaient
+toujours successeurs des Césars et surtout rois de Rome. L'évêque de
+cette métropole de l'Occident n'était pour eux qu'un sujet qui ne pouvait
+être ni élu ni installé sans leur congé. A son tour, le successeur de
+saint Pierre se croyait supérieur au souverain temporel; et le titre
+d'empereur ne se prenant qu'après le couronnement dans Rome, les papes en
+possession d'en accomplir la cérémonie regardaient le monarque qui venait
+se prosterner à leurs pieds comme un candidat qui n'allait tenir la
+couronne que de leur acquiescement à son élévation. La querelle longue et
+sanglante des investitures avait été enfin étouffée après des malheurs
+et des affronts réciproques. A son issue, les papes se trouvaient en
+jouissance d'une souveraineté territoriale considérable; mais ils
+n'étaient pas les maîtres de Rome où était leur siège épiscopal, et ils
+s'en indignaient. Là, les empereurs, quoique absents, faisaient sentir le
+poids de leurs prétentions souveraines toujours vivantes. Sous leur
+influence les grandes familles romaines réprimaient l'ambition des
+pontifes, et le peuple lui-même y opposait des souvenirs de république de
+temps en temps réveillés. Ces agitations et l'impuissance où les
+empereurs allemands avaient été de rendre effective, par une
+administration suivie, leur souveraineté sur les Italiens, avaient
+habitué chaque ville à un régime municipal tout à fait libre. On ne
+proclamait pas une indépendance absolue de tout devoir envers le chef de
+l'empire, mais l'obéissance, rarement réclamée, avait cessé d'être
+connue.
+
+Cependant la venue d'un nouvel empereur, se rendant à Rome pour son
+couronnement, était une époque de crise. Suivant l'usage, ses envoyés, le
+précédant, se répandaient dans toutes les cités pour rappeler aux peuples
+leurs devoirs, surtout pour exiger des tributs que d'Allemagne en eût
+vainement réclamés, et dont l'approche du prince et de ses forces rendait
+seule la levée possible. L'empereur convoquait tous ses vassaux pour
+grossir son cortège, et pour venir renouveler les serments d'obéissance
+et de fidélité. Il les appelait aussi pour leur rendre la justice dans sa
+cour.
+
+Frédéric Barberousse était jeune, vaillant, avide de gloire et de biens;
+il venait en force, et il amenait avec lui des docteurs disposés à
+l'assurer qu'il était le maître absolu de toutes choses dans l'empire.
+Son langage était conforme à ces maximes: souvent ses actions y
+répondaient. Les Italiens le regardaient d'avance comme le chef
+impitoyable d'une horde de nouveaux barbares.
+
+Il trouvait pourtant des partisans. Ces villes si multipliées dans la
+haute Italie, en se gouvernant en républiques indépendantes, étaient
+ennemies l'une de l'autre. Elles se faisaient la guerre; les plus fortes
+opprimaient les faibles, et les opprimés ne manquèrent pas de recourir à
+l'empereur, dont la politique s'en fit autant d'appuis.
+
+Gênes, protégée par son éloignement, n'avait pris aucune part aux
+rivalités lombardes, ni aux querelles de l'investiture. Ses pieux
+habitants penchaient évidemment pour les papes, mais ils avaient évité
+d'offenser les empereurs.
+
+Leurs premiers rapports avec Frédéric n'eurent rien que de bienveillant.
+Comme les autres, ils députèrent vers lui. Caffaro et un archidiacre lui
+furent envoyés avec des présents. Les dépouilles des Sarrasins d'Espagne,
+les riches tissus de soie d'Almérie, les lions, les autruches et les
+perroquets d'Afrique firent l'admiration de la cour impériale. L'empereur
+reçut les députés avec bonté. Loin de leur faire aucune injonction, il
+évita d'entrer en discussion sur ses droits, il leur témoigna son estime
+pour leur ville; enfin, dit l'ambassadeur historien, il leur confia ses
+projets les plus secrets.
+
+La suite nous fait connaître et la nature de ces projets et les motifs de
+tant de ménagements. Frédéric convoitait les Deux-Siciles. Il n'avait
+point de flotte; il fallait s'aider des Génois ou des Pisans, et de tous
+deux s'il était possible. Les ouvertures qu'il fit aux envoyés de Gênes
+sont ces secrets mystérieusement rapportés aux consuls, et que ces
+magistrats transmirent à leurs successeurs en les dérobant au peuple. Le
+véritable usage qui en fut fait à Gênes paraît avoir été de les dévoiler
+au roi normand de Sicile, pour tirer parti de ses craintes afin d'obtenir
+de lui le traité avantageux dont nous avons déjà parlé. La négociation en
+fut probablement ouverte dès lors; elle fut terminée quand, peu après,
+Gênes, se voyant plus menacée par Frédéric, s'engagea plus avant dans la
+cause des papes.
+
+(1155) Milan fut la première ville qui brava la colère de Frédéric.
+Ensuite Tortone, qui avait embrassé la cause des Milanais, fut la victime
+de cette alliance. L'empereur l'assiégea, et, après de longs combats, il
+s'en rendit maître, la ruina de fond en comble et en chassa les
+habitants. Dans cette expédition il avait appelé tous ceux qui lui
+devaient obéissance. Les Génois ne se pressèrent pas de marcher, malgré
+les menaces portées contre les réfractaires. Des voisins, qui avaient
+fait leur soumission, et qui devenaient jaloux de les voir s'en
+dispenser, les pressaient avec une amitié affectée de ne pas exciter la
+colère de l'empereur qui avait déjà manifesté son déplaisir. Mais les
+moyens dilatoires n'étaient pas encore épuisés, et ceux-là ont été de
+tout temps agréables, souvent utiles, à un peuple accoutumé à marchander
+en toute chose. Ses consuls furent mandés: l'un d'eux, accompagné
+d'autres envoyés, se rendit aux ordres de Frédéric; mais cette entrevue
+fut encore pacifique. La discussion des droits et des devoirs s'ajourna
+d'elle-même: en renvoyant les députés, il les assura de l'intention où
+il était d'honorer Gênes au-dessus de toutes les villes d'Italie. Tout le
+pays se divisait en deux alliances, pour ou contre lui; ou voit qu'il
+voulait attirer les Génois dans la sienne. D'ailleurs le temps lui eût
+manqué pour les réduire par la voie de la rigueur. Il n'ignorait pas que
+les consuls avaient fait des préparatifs de défense. On commençait à
+élever des murailles. Tous les hommes de la ville et de son district, en
+état de servir, étaient requis, en vertu de leur serment de citoyens, de
+se tenir prêts à s'armer. On avait déjà envoyé quelques forces dans les
+châteaux placés entre Gênes et Tortone.
+
+Frédéric, reçu par le pape, fut couronné à Rome avec cette circonstance
+singulière, que les Romains ne voulurent pas lui ouvrir leurs portes. Il
+fallut en occuper une par surprise dans un quartier éloigné, barricader
+les issues qui communiquaient avec le reste de la ville, brusquer la
+cérémonie d'un couronnement furtif, et se hâter de regagner la campagne,
+tandis que le peuple furieux forçait les barrières: étrange solennité
+par laquelle était conféré le titre fastueux d'empereur des Romains.
+Poursuivi en se retirant, Frédéric s'éloigna; les combats, les maladies,
+la lassitude et la désertion des vassaux qui l'avaient accompagné,
+l'obligèrent à prendre le chemin du retour; il le marqua par des
+ravages. Mais, parvenu devant Ancône, il cessa d'avoir une armée. Ce ne
+fut pas sans danger qu'avec une simple escorte il put sortir de l'Italie
+et regagner l'Allemagne.
+
+(1156) Ce départ, après un an de séjour et de domination violente, était
+un événement considérable pour tout le monde. Les faibles respirèrent,
+les opprimés levèrent la tête; les Milanais rebâtirent Tortone et
+attaquèrent ceux de leurs voisins qui s'étaient donnés à Frédéric. Ce fut
+le premier signal du nouveau caractère que prirent les rivalités
+italiennes, et l'époque de la séparation de ce pays en deux partis
+permanents et irréconciliables, les fauteurs et les adversaires de
+l'autorité impériale, animosité qui, après avoir opposé ville à ville,
+porta bientôt la division de famille à famille dans une même cité.
+
+Les Génois n'étaient entrés dans aucune alliance, ni contre l'empereur ni
+pour lui. Ils se tenaient encore séparés de la politique lombarde: leur
+indépendance était leur unique pensée; et s'ils s'étaient vus assurés de
+la sauver, ils auraient accordé peu d'intérêt à la cause de la liberté du
+reste de l'Italie. Echappant d'abord à la nécessité d'aider Frédéric dans
+ses projets contre la Sicile et la Pouille, ils gagnaient à l'événement
+de ne pas se commettre avec Guillaume, roi de ces pays. Le commerce
+considérable qu'ils y exerçaient avait été récemment assuré par le traité
+qu'ils venaient d'obtenir de lui. Mais aussi Frédéric, n'ayant plus
+besoin d'eux, allait avoir ce motif de moins pour les ménager, et cet
+empereur redoutable menaçait de repasser les Alpes. La république ne
+regarda la paix où elle se voyait que comme une trêve dont elle devait
+profiter pour se mettre en état de défense. (1158) En effet, l'empereur
+revint dans cette Italie qu'il avait appris à regarder comme un digne
+objet de son ambition. Sa querelle avec Milan recommença aussitôt. Après
+des succès divers et de grands efforts des deux côtés, les Milanais
+affaiblis furent obligés de se rendre. Enflé de ses succès qui
+intimidaient toutes les cités, Frédéric alla tenir son parlement solennel
+à Roncaglia. Tous ses vassaux et dépendants y comparurent: il y dicta
+ses lois: les jurisconsultes impériaux les rédigèrent dans le plus
+impudent système de despotisme absolu, et l'assemblée y donna un
+consentement servile. Là, il fut décidé qu'en présence de l'empereur
+cesse toute dignité, toute magistrature; que tout pouvoir indépendant,
+toute liberté publique sont nécessairement des usurpations sur l'autorité
+du souverain; qu'à lui seul appartenaient les duchés, les comtés, les
+magistratures; à lui seul le droit d'imposer des tributs, tous les droits
+des monnaies, des ports, des douanes, des péages, des moutures; tout
+profit dérivant des rivières; enfin, non-seulement le cens sur le revenu
+des terres des particuliers, mais encore sur leurs têtes. Dans les
+campagnes, excepté les boeufs du labourage et la semence des terres, il
+n'est rien que les armées de l'empereur ne puissent prendre à leur
+bienséance, à concurrence de leurs besoins. C'est la ce que les évêques,
+les grands, les députés des villes s'empressèrent de reconnaître d'une
+seule voix, en résignant leurs titres et leurs privilèges. Mais le droit
+une fois constaté, et tous ces biens recensés sur les registres du fisc,
+l'empereur fut si généreux qu'à tous ceux qui eurent des titres bien
+réguliers, il daigna rendre leurs propriétés; celles qui ne furent pas
+remises gratuitement assurèrent à l'épargne impériale un gros revenu
+annuel, dont le latin classique des chroniques fait une somme de plus de
+trente mille talents.
+
+L'empereur se réserva de nommer, à l'avenir, les consuls et les podestats
+des villes, toutefois avec l'assentiment des citoyens. Il défendit les
+guerres privées entre les cités, et dans leur intérieur entre les
+habitants. Citant tout le monde à sa cour, il rendit ou fit rendre la
+justice aux particuliers. C'est à cette occasion qu'il donna un exemple
+qui servit bientôt, et pour longtemps, de règle générale; le juge assigné
+à une ville fut nécessairement pris dans une ville différente. Surtout
+Frédéric se fit justice à lui-même; il infligea arbitrairement des
+peines et des amendes aux réfractaires, à la contumace et à la
+négligence.
+
+Les Génois se virent appelés à ce tribunal menaçant, et le temps se
+trouva venu de défendre ou de perdre cette liberté si chère au peuple. On
+leur reprochait de n'avoir fourni aucun contingent aux forces impériales
+pendant le siège de Milan. On les accusait, ainsi que les Pisans, d'avoir
+contrarié par leurs intrigues le succès des envoyés de l'empereur dans la
+Sardaigne et dans la Corse, que Frédéric regardait comme des dépendances
+de l'empire. Gênes et Pise, qui s'en disputaient la domination, n'avaient
+eu garde de contribuer à y faire régner un autre maître. Les Génois
+continuèrent à plaider leur cause de loin, sans comparaître à Roncaglia.
+On les pressait d'envoyer des otages et des tributs, ils n'envoyèrent que
+des représentations. Ils rappelaient les services rendus à l'empire
+pendant plusieurs siècles; la garde des côtes depuis Rome jusqu'à
+Barcelone leur avait été confiée; ils en avaient repoussé les barbares,
+et ils en écartaient encore les Sarrasins. A eux était due la sûreté de
+l'Italie, et cette garde leur coûtait plus de dix mille marcs: n'était-ce
+pas un tribut suffisant? Et quelle autre contribution pourraient-ils
+devoir? Ils n'ont de l'empire qu'un territoire sans produit, incapable de
+les nourrir. Leurs subsistances, leurs ressources ne sont que dans ce
+commerce qu'ils font au loin et que les étrangers soumettent à d'énormes
+impôts; et n'est-ce pas une loi des empereurs romains que, si eux seuls
+lèvent des tributs dans leur empire, ils n'ont rien à prétendre sur ce
+qui contribue ailleurs? Gênes doit hommage et fidélité à l'empire, et
+rien de plus.
+
+On voit que dès ces temps-là les Génois ne manquaient ni d'adresse, ni
+même d'arguties. Ces raisons, que les consuls tâchaient de faire valoir,
+le peuple les répétait avec un patriotique enthousiasme. Frédéric
+entreprit de vaincre la résistance d'une cité indocile. Elle lui semblait
+incapable de tenir contre la moindre attaque. De riches quartiers qui
+s'étaient établis en dehors de ses anciens murs, et que rien ne couvrait,
+en faisaient une place sans défense. Il crut n'avoir qu'à s'en approcher
+avec ses forces. Ce mouvement eut l'effet le plus contraire à son
+attente. Un soulèvement universel éclata contre ses menaces; tout se mit
+sérieusement en défense. Une enceinte projetée autour des nouveaux
+quartiers avait été déjà tracée; tout à coup le mur s'élève et la
+population entière accourt à l'ouvrage. Le jour, la nuit, hommes et
+femmes traînent les pierres et le sable. On fit, en une semaine, dit
+l'annaliste, ce qu'une autre ville n'eût pas fait en un an. Là où le
+temps manque pour exhausser le rempart, on construit des palissades et
+des redoutes avec les bois et les mâtures des navires. En quelques jours
+la ville a des défenses à l'abri d'un coup de main. Les consuls, qui
+savent par où pourrait faiblir la résistance du peuple s'il se voyait aux
+prises avec des troupes exercées, soldent des archers et des
+arbalétriers, les placent au dedans, au dehors, et sur tous les points de
+la montagne.
+
+A cette démonstration courageuse, l'empereur s'arrête et se modère enfin.
+Parvenu au château du Bosco, il ne passe pas au delà, il demande une
+ambassade des Génois, promettant de leur prêter une oreille indulgente.
+L'un des consuls et quelques sages, au nombre desquels est encore le
+vieux Caffaro, se présentent sur cet appel et sont favorablement reçus.
+La crise se termine par un accord, ou, si l'on veut, par une trêve, car
+un terme jusqu'à la fête de saint Jean y est exprimé. La construction
+tumultuaire des murs de Gênes doit cesser. Un serment de fidélité sera
+prêté par quarante notables entre les mains des délégués impériaux, qui
+viendront le recevoir dans le palais de la république: mais les devoirs
+de cette fidélité ne comprendront ni l'obligation d'aucun service
+militaire, ni le payement d'aucune contribution. Les Génois s'engagent
+seulement à payer les anciens droits régaliens, sur la fixation desquels
+ils s'en remettent à la propre conscience de l'empereur. Les droits
+nouveaux que la diète avait reconnus, il en laisse la jouissance à la
+république. L'empereur leur promet de ne point admettre de réclamation au
+sujet de leurs possessions justement ou injustement tenues. Il ne se
+réserve contre eux que de faire justice s'ils dépouillaient les
+voyageurs. En terminant cet accord, les Génois payèrent au fisc impérial
+mille marcs à titre de don gratuit, disent-ils, à titre d'amende selon
+leurs ennemis. Un présent si médiocre fait conjecturer qu'au milieu de
+ses magnificences l'empereur n'était pas riche en argent comptant. Pour
+Gênes ce sacrifice était peu considérable, s'il est vrai que dans le même
+temps la seule nourriture des hommes armés qu'on employait à la défense
+coûtait à la république cent marcs d'argent tous les jours.
+
+L'historien de Frédéric attribue à une inspiration céleste cette terreur
+salutaire qui disposa le coeur des Génois à la soumission et qui permit
+une paix également désirable pour les deux parties, qui surtout arrêta le
+mauvais exemple donné à l'insubordination des autres villes. Car la
+difficulté des abords à travers ces montagnes, la force de la position,
+et la grandeur des préparatifs de défense rendaient, dit-il, l'entreprise
+de forcer Gênes aussi périlleuse que pénible, quoique la magnanimité de
+César ne calculât pas ces obstacles et s'assurât de les vaincre. On peut
+estimer sur ces réflexions l'importance de la république dans l'opinion,
+la crainte même qu'elle inspirait au plus puissant souverain du temps.
+
+Quelques tribulations nouvelles n'en suivirent pas moins cette paix. Les
+délégués impériaux allèrent exiger le serment à Savone, et dans tout le
+Comté: c'est ainsi qu'on nommait le pays jusqu'au Var. Les Génois le
+réputaient compris dans ces possessions justes ou injustes que Frédéric
+avait naguère confirmées. Ils regardaient comme leurs vassaux les
+châtelains établis sur ce territoire. Nous avons vu le seigneur de
+Vintimille prendre l'investiture à Gênes: sa ville même était liée aux
+Génois par un engagement plus ancien. Quand ils l'avaient conquise, ils y
+avaient élevé un château, et dans le serment de fidélité prêté par tous
+les habitants de la ville au-dessus de quatorze ans, avait été stipulée
+la promesse de maintenir cette citadelle sans l'attaquer et sans en
+souffrir aucune attaque, ou du moins en présence et avec la connivence
+des délégués de Frédéric. Les Génois, touchés de cet affront, en
+portèrent plainte. Ce château, disaient-ils, ils l'avaient élevé sur
+l'invitation de l'empereur Conrad, quand, recevant de toute part des
+réclamations contre Vintimille, il avait ordonné aux Génois de purger ce
+repaire de pirates et de brigands.
+
+Aucune satisfaction ne fut donnée. La république n'ignorait pas que si
+Frédéric s'était contenté de quelques soumissions sous l'apparence
+desquelles il avait laissé indécis la question de l'indépendance, il
+était loin d'être favorablement disposé. Il poursuivait le cours de ses
+prétentions despotiques et de ses vengeances sur les cités qui ne
+portaient pas son joug. Il brûlait Crème: sur l'autorité de ses décrets
+de Roncaglia (1159), il regardait comme annulée les concessions qu'il
+avait faites aux Milanais, et rallumait la guerre contre Milan; il
+rompait avec le pape Adrien; à la mort de ce pontife, il suscitait le
+schisme en opposant un compétiteur à Alexandre III. Ce pape, dès les
+premiers jours de la querelle, avait intéressé à sa cause, par les
+lettres les plus suppliantes, les Génois enfants si dévots de l'Eglise.
+Tout enfin les avertissait de ne pas compter sur l'amitié de Frédéric.
+
+C'est alors qu'ils reprirent le travail de leurs fortifications1 et
+qu'ils le poursuivirent sans relâche avec une unanimité et une constance
+toute patriotique. Nous ne craindrons pas de nous arrêter sur ce détail;
+il est honorable pour un peuple amant de sa liberté, et il porte avec lui
+la mesure des progrès et des ressources d'une ville intéressante.
+
+En soixante ans de prospérité les habitations, franchissant l'ancienne
+enceinte, s'étaient étendues au nord et au couchant sur les collines et
+le long du rivage de la mer2.
+
+La nouvelle muraille embrassa ces augmentations. On y mit un tel zèle,
+que, suivant les annales, en cinquante-trois jours on en construisit près
+des quatre cinquièmes. Toute la population se fit honneur d'y travailler
+avec le même zèle qu'au temps des menaces instantes de Frédéric. Les
+villages voisins y concoururent. Les maçons de profession et les
+indigents étaient seuls payés. Les habitants des divers quartiers de la
+ville se relevaient chaque jour, et les sections d'un même quartier se
+partageaient le travail. Le consulat qui éleva les tours y dépensa trois
+cents livres d'argent et paya neuf cents livres pour les dettes que ses
+prédécesseurs avaient contractées, outre cent livres pour retirer le
+château de Voltaggio des mains des capitalistes de qui l'on avait
+emprunté sur ce gage. J'aime à noter ces résultats du budget d'une
+république du douzième siècle. L'année suivante on construisit les
+murailles de Porto-Venere, de Voltaggio et de plusieurs autres positions
+au nord et à l'est. Ainsi se suivait le système de mettre les approches
+de Gênes et le territoire en état respectable de défense.
+
+(1162) La guerre rallumée par l'empereur contre les Milanais, et le siège
+de leur ville, durèrent trois ans. Enfin ils se rendirent. Frédéric
+battit leurs murailles et jusqu'à leurs habitations. Il voulut que la
+cité rebelle perdit son existence et son nom (1162): vengeances
+farouches d'un despote, que nous avons vues imitées par un gouvernement
+de terreur, soi-disant républicain. Les populations ennemies du voisinage
+furent chargées de l'exécution de cet odieux décret.
+
+Les Génois avaient suivi leur système; ils s'étaient tenus à l'écart, se
+gardant d'attirer le courroux de l'empereur, mais se dispensant de lui
+envoyer des soldats. Quoiqu'un long siège, si voisin de leurs frontières,
+ne pût manquer de les préoccuper, leurs annales gardent un silence
+prudent sur cette grande lutte et ne le rompent qu'au dénoûment.
+L'illustre historien des républiques italiennes fait justement remarquer
+comme une preuve de la terreur que l'événement inspirait, qu'alors le
+style et les expressions changent. Barberousse est le magnanime,
+l'invincible César, qui fait courber toutes les têtes sous le joug de son
+glorieux triomphe. On peut ajouter que l'adulation ne manque ni pour les
+courtisans ni pour les ministres de ce maître redoutable. Ceux avec qui
+les Génois sont forcés de traiter sont doués des qualités les plus
+hautes. L'archevêque de Cologne, archichancelier du royaume d'Italie,
+laisse partout après lui la trace de la renommée d'un autre Cicéron. Il
+n'est pas jusqu'au chapelain de cet archevêque, délégué subalterne, qui,
+dans le langage barbare de l'écrivain, ne soit orné de toute virtuosité.
+Mais au milieu de ces éloges paraissent contre ces vertueux personnages
+les reproches de corruption et de partialité vénale. Malgré les
+protestations les plus soumises, Gênes haïssait et craignait l'empereur:
+on y reconnaissait le pape qu'il rejetait (1161), Alexandre, persécuté à
+Rome, trouvait chez les Génois la réception la plus solennelle et
+l'hospitalité la plus filiale. On prodigua avec joie et avec amour, pour
+lui des subsides magnifiques, pour ses cardinaux et ses prélats des
+secours considérables. Pour faire éclater sa gratitude, le pape prodigua
+les bienfaits spirituels à l'église de Gênes; on peut être certain que
+ce n'était pas à des sujets sincèrement dévoués à Barberousse que le pape
+accordait ses largesses apostoliques.
+
+(1162) Le conquérant jouit à Pavie de son triomphe sur les Milanais, et
+parmi ceux qui vinrent humblement le féliciter d'un événement qui leur
+était fâcheux, étaient les envoyés de Gênes. Il les mandait, et, cette
+fois, ils se gardèrent de se faire attendre. Cette ambassade fut confiée
+aux hommes les plus accrédités de la république. Deux des consuls la
+présidaient; et, sur neuf personnages, on y voit un Spinola, un
+Grimaldi, un Doria, un Vento, un Volta. Cette députation fut reçue avec
+assez de faveur. Frédéric se voyant maître absolu en Lombardie, reprenait
+le dessein de conquérir le royaume de Sicile. Il demanda aux Génois de le
+servir: ceux-ci protestèrent qu'ils étaient toujours prêts à
+l'obéissance; mais ils représentaient avec humilité, que, contribuant
+plus qu'aucune autre ville d'Italie, par leur soin, à la défense des
+côtes de l'empire, il serait juste de leur assigner une indemnité pour un
+service extraordinaire. Cette insinuation ne déplut pas. Frédéric renvoya
+les députés en les chargeant de lettres adressées en son nom aux consuls
+et à tout le peuple. Il y exprimait ses dispositions favorables pour
+Gênes. Il voulait qu'une réponse positive sur ses demandes lui fût
+apportée dans huit jours, pour tout délai, par de nouveaux envoyés. Cette
+seconde députation fut renforcée du chancelier de la commune,
+jurisconsulte expert que l'on supposait propre à discuter le droit avec
+les commissaires impériaux. Après une négociation assez longue, le traité
+fut conclu. Les Génois s'obligèrent à mettre aux ordres de l'empereur,
+dans le délai d'un an, une flotte qui agirait contre la Sicile. Au moyen
+de cet engagement il les dispensait de le suivre à la guerre contre tout
+autre ennemi que les Siciliens ou les Provençaux. Pour indemnité de leur
+armement, il leur donnait d'avance sur les conquêtes qu'ils aideraient à
+faire, la ville de Syracuse et deux cent cinquante fiefs de chevaliers
+dans le Val di nota: il leur concédait des privilèges de commerce, même
+exclusifs au préjudice des Vénitiens alors réfractaires. Il ne devait
+faire avec le roi de Sicile aucun traité sans leur concours. Toutes les
+possessions de Gênes étaient confirmées. A la guerre, c'est sous la
+bannière de leur commune que devaient marcher toutes les milices de
+Porto-Venere à Vintimille, sans préjudice toutefois de la juridiction des
+comtes et des marquis, et de la fidélité des feudataires impériaux. Enfin
+Barberousse laissait à Gênes le libre choix de ses consuls. Une bulle
+d'or, remise aux ambassadeurs, convertit ce traité en concession
+solennelle.
+
+
+CHAPITRE II.
+Guerre pisane. - Barisone.
+
+(1162) Au moment où la république se voyait délivrée de ce que sa
+situation avait de menaçant, un incident malheureux la fit rentrer en
+guerre avec Pise. L'état de paix entre les deux républiques était fondé
+sur une convention qui excluait toute hostilité non-seulement sur leur
+territoire, mais sur la mer et en tout lieu, excepté en Sardaigne. Là
+même, le négoce, les relations et les propriétés respectives étaient
+exploités sans user du droit d'y vivre en ennemis. Mais quand les
+bienfaits du commerce, au lieu d'être accessibles à tous, sont une sorte
+de secret et de monopole, il est impossible que la jalousie ne règne pas
+entre les commerçants qui y prennent part. Les nations qui vivaient en
+paix sont ainsi entraînées à des guerres funestes par leurs colonies, ou
+par leurs facteurs dans les pays étrangers.
+
+Gênes et Pise avaient des établissements rivaux à Constantinople. Une
+rixe y devint une guerre nationale. Les Pisans s'y trouvant fortuitement
+en plus grand nombre, assaillirent leurs ennemis. Trois cents Génois,
+dît-on, se défendirent un jour entier contre mille adversaires. A la nuit
+ceux-ci proposèrent de cesser le combat; mais les Génois, endormis par
+cet accord, furent surpris au point du jour suivant. Ils ne purent
+résister davantage; ils se sauvèrent sur leurs bâtiments, abandonnant
+leurs magasins et leurs effets dont les Pisans firent leur proie.
+Quelques victimes périrent dans le combat, et parmi elles, le fils
+d'Othon Rossi, personnage considérable à Gênes. La ville apprit ces
+tristes nouvelles par l'arrivée des vaisseaux qui rapportaient les
+fugitifs. Aussitôt on se soulève. Douze galères de particuliers sont à
+l'instant armées et vont mettre à la voile pour courir à la vengeance sur
+les Pisans, sans vouloir même attendre que le consulat en donne l'ordre;
+mais les magistrats arrêtèrent ce transport. Les usages de la guerre et
+du droit des gens devaient être accomplis. Un messager, solennellement
+expédié à Pise, y porta des lettres de défiance. La teneur de cet acte
+diplomatique nous a été conservée: je la rapporterai.
+
+«Vous nous provoquez dès longtemps; vous avez troublé notre paix sur
+tous les rivages du monde. Nous n'avons eu de sécurité nulle part où vous
+vous êtes sentis en force, et c'est trop peu pour vous si vous n'y
+ajoutez d'horribles massacres, l'assassinat non d'obscures victimes, mais
+de nos nobles, un pillage odieux, et encore ces imprécations furibondes
+par lesquelles vous nous insultez en ennemis perfides. Nous ne
+supporterons pas plus longtemps l'usurpation de cette Sardaigne que Gênes
+seule a délivrée du joug des Sarrasins, ni l'enlèvement de nos titres que
+vous retenez par une violence inouïe. Nous abrogeons les traités d'une
+paix si mal observée. Libres des liens d'une trêve rompue, nous vous
+portons, dans notre bon droit, un défi solennel.»
+
+On voit ici dans un acte politique la qualification de noble attribuée
+aux victimes comme une circonstance qui aggrave le meurtre. On y voit
+aussi réveillée la querelle sur la Sardaigne. On ignore si le reproche
+des titres enlevés et injustement retenus se rapporte à autre chose qu'à
+la spoliation des magasins de Constantinople.
+
+Le messager revenu sans réponse, les galères sortirent, et les hostilités
+prirent cours. On entra d'abord dans l'Arno, pour insulter le port de
+Pise. D'autres galères allèrent chercher les ennemis dans les eaux de la
+Sardaigne et de la Corse. Othon Rossi, le père du jeune homme tué à
+Constantinople, était de cette expédition; il vengea cruellement son
+fils sur les prisonniers qui tombèrent entre ses mains.
+
+Dans une rencontre, douze galères génoises se trouvèrent en présence de
+trente-six galères de Pise. La difficulté n'était pas d'échapper au
+péril, mais il en coûtait de reculer devant des rivaux. Les Génois
+s'avisèrent de proposer à leurs adversaires de combattre douze contre
+douze, et s'irritèrent d'être moqués par un ennemi peu disposé à se
+départir de son avantage. Il fallut donc se retirer avant de se voir
+enveloppés. Sur ce récit, les consuls assemblent les citoyens en
+parlement public; ils proposent l'armement général, et le peuple entier
+répond: Fiat. Cependant, sur le bruit de ce renouvellement des voies de
+fait, l'archichancelier accourt pour les interdire. Il ordonne que huit
+députés de chaque ville comparaissent promptement à Turin devant
+l'empereur. On s'y rendit: les parties se préparaient à traiter leur
+cause; mais Frédéric, toujours prêt à mander, ne l'était pas à entendre:
+il imposa silence en déclarant qu'il était pressé de retourner en
+Allemagne; il ordonna que les parties jurassent d'observer la trêve
+jusqu'à son retour.
+
+(1164) L'empereur revint en Italie quelque temps après, et le procès
+qu'il devait juger se compliqua d'un incident assez curieux. On vint lui
+demander, au nom de Barisone, juge d'Arborea, le titre de roi et
+l'investiture de la Sardaigne entière, moyennant un prix raisonnable,
+argent comptant. Les quatre provinces de cette île étaient tenues par
+autant de gouverneurs qui, en conservant leur titre antique de juges, en
+étaient devenus princes héréditaires. Les Pisans, qui les avaient
+constitués dès le temps où avec les Génois ils avaient chassé les Mores,
+affectaient chez eux de regarder ces juges comme leurs vassaux: en
+Sardaigne, ils se contentaient de cultiver leur alliance. Les Génois la
+briguaient afin de regagner par leur appui la prépondérance dans l'île où
+il leur restait quelques possessions.
+
+Barisone était loin d'être le plus puissant des quatre juges, et
+l'événement prouva que ses forces ne répondaient pas à son ambition et à
+son orgueil. Mais Frédéric, flatté d'être reconnu pour suzerain, et
+charmé de tirer quelque argent d'une domination qu'il n'aurait pas été
+capable de rendre plus lucrative, ne fit aucune difficulté d'accorder la
+demande: le traité s'accomplit. Barisone s'engagea à payer à Frédéric
+quatre mille marcs d'argent1. Des délégués impériaux le conduisirent
+d'abord d'Arborea à Gênes où son entreprise était favorisée. L'empereur
+l'appela à Pavie: il manda à sa suite les consuls génois, qui obéirent,
+non sans quelque anxiété; mais la réception fut favorable. Le juge fut
+roi. Frédéric lui mit sur la tête une couronne que les consuls avaient
+apportée avec eux.
+
+La cérémonie à peine achevée, le consul de Pise comparut et protesta
+contre tout ce qui s'était fait. L'empereur avait donné ce qui ne lui
+appartenait pas, ce qui appartenait aux Pisans: il avait fait roi un
+ignoble paysan, vassal de Pise. Le consul de Gênes, élevant la voix,
+repoussa ces assertions. Ce serait à Gênes et non à Pise de revendiquer
+la Sardaigne par droit de conquête. César en donne la couronne, non à un
+homme vulgaire, mais à un seigneur très-noble, riche de possessions
+immenses, et qui a pour vassaux les nombreux Pisans établis dans l'île,
+loin qu'il soit le vassal de leur république. Frédéric prononça que ce
+qu'il avait fait était bien fait, qu'il avait usé de sa pleine puissance
+et donné ce qui lui appartenait. Les Pisans se retirèrent irrités.
+
+L'empereur demanda ensuite s'il lui restait à accomplir quelque promesse
+qu'eussent faite ses ambassadeurs. Barisone témoigna sa satisfaction et
+sa reconnaissance. Maintenant c'était donc à lui de remplir son
+engagement. Les quatre mille marcs convenus lui furent demandés. Il avoua
+avec embarras que ce n'était pas à Pavie qu'il avait compté les payer;
+mais, à peine rendu dans son royaume, il les ferait tenir ponctuellement
+à son auguste bienfaiteur. Le bouillant Barberousse s'enflammant à cette
+réponse, s'écria: «Je pars, j'ai le pied à l'étrier, et ne puis
+attendre. A me remettre ainsi, autant vaut me déclarer que tu ne me
+payeras jamais. Quand et comment, de l'on île, tes deniers pourraient-ils
+me parvenir au fond de l'Allemagne? Apprends que ce n'est pas ainsi qu'un
+roi tient sa parole. Que sont d'ailleurs quatre mille marcs au prix d'une
+couronne acquise et de ses profits? Tu dois avoir reçu au delà de cette
+somme de ceux à qui tu as destiné les nouvelles dignités de ta cour. Ni
+paroles ni délais, il faut payer sa dette.»
+
+Barisone désolé n'obtint que le temps de recourir à ses amis. Il n'avait
+de ressource que dans l'assistance de Gênes, il l'employa; la somme
+était forte, le recouvrement peu certain, à en juger par l'impuissance
+dans laquelle le roi se trouvait dès les premiers pas, et déjà ses
+préparatifs et les équipages assortis à son nouveau rang avaient
+constitué la république en avances qu'elle répugnait à grossir. Mais si
+la royauté de Barisone était caduque, Gênes perdait avec ses premiers
+frais tout le fruit de sa politique. On avait connivé à la vanité de ce
+petit prince dans la vue de se faire de lui une puissante créature en
+Sardaigne; la dérision et le mépris allaient tomber du protégé sur les
+protecteurs. L'intérêt et l'amour-propre étaient blessés; l'amour-propre
+national dicta la réponse.
+
+On retourna donc à Barberousse, et, marchandant d'abord, on essaya de
+faire accorder de longs délais sous la caution des Génois. L'impatient
+empereur jura que s'il n'était payé à l'instant, il enlèverait Barisone
+et le conduirait en Allemagne. Les consuls génois furent forcés de
+prendre des arrangements plus effectifs. L'empereur fut payé; Barisone,
+libéré envers un créancier, resta entre les mains d'un autre, moins
+violent que le premier, mais non moins attentif à ses sûretés. Le roi dut
+promettre de fournir des garanties en arrivant à Gênes.
+
+Mais là, il n'avait pas plus qu'à Pavie les moyens de s'acquitter. Toutes
+ses ressources étaient en Sardaigne. Les consuls s'en convainquirent avec
+d'autant plus de regret que pour le secourir il avait fallu mettre les
+propriétés de la république en gage entre les mains des citoyens les plus
+riches. On sentit douloureusement surtout la nécessité d'ajouter de
+nouveaux deniers à ceux qu'on avait fournis. Barisone, en présence des
+Pisans, ne pouvait passer dans son royaume sans forces et sans appareil.
+Il demandait un nouveau prêt pour armer sept galères et trois grands
+vaisseaux, pour solder des troupes, des archers. Pendant ces préparatifs
+il vivait à Gênes avec un faste royal. Il montrait gratitude et
+magnificence. Il souscrivait un acte authentique qui accordait aux Génois
+les privilèges les plus étendus, les plus exclusifs, dans toute la
+Sardaigne. Il prodiguait les investitures de ses terres aux citoyens les
+plus distingués, et probablement à ceux qui lui prêtaient de l'argent,
+car, en tout, il se trouva devoir jusqu'à vingt-quatre mille livres, tant
+à la commune qu'aux particuliers. Ainsi un petit prince riche se vit tout
+à coup devenu un roi pauvre et nécessiteux, destiné à vivre prisonnier
+pour dettes, soit sur le territoire des étrangers, soit sur leurs
+vaisseaux.
+
+Picamilia, l'un des consuls, assisté de prudents et vigilants
+personnages, monta sur la flotte préparée afin d'amener le nouveau roi
+dans sa capitale d'Arborea avec l'honneur dû à sa couronne; mais les
+instructions portèrent de ne pas souffrir son débarquement que le
+payement de sa dette ne fût effectué et l'argent mis en sûreté à bord des
+galères.
+
+On arriva devant Arborea. Le roi assura que le payement allait être fait,
+et il fit passer à terre ses ordres portés par des envoyés génois. Ils
+revinrent annoncer qu'il ne leur avait pas même été permis de débarquer.
+Les officiers du roi, sa femme même, avaient signifié qu'on ne payerait
+rien avant que Barisone leur eût été librement rendu. Il offrit de faire
+cesser ce malentendu sur-le-champ; il lui suffisait d'aller à terre.
+Mais les Génois n'étaient pas disposés à le laisser sur sa bonne foi;
+pendant cette négociation ils demandaient au roi de faire du moins
+apporter des vivres sur les vaisseaux, puisque le retard qu'on mettait à
+remplir ses engagements prolongeait le séjour à la mer. Le roi promettait
+chaque jour; mais les approvisionnements n'arrivaient pas. La saison
+devenait mauvaise. Picamilia craignit qu'on ne lui dérobât la personne
+qui lui était confiée en gage, et, se défiant de Barisone, des Sardes,
+des Pisans et d'une surprise, il remit à la voile pour Gênes, et y ramena
+le royal débiteur. Là il fut consigné à quelques nobles qui en
+répondirent. La république leur assigna une pension pour son entretien et
+pour les frais de garde.
+
+(1165) Les Génois et les Pisans étaient intéressés de trop près et trop
+en contact dans cette affaire pour qu'entre eux la trêve pût subsister,
+La cargaison d'un vaisseau naufragé retenue par les Pisans avait ému une
+querelle, et donné occasion de tenir pour la débattre un congrès à Porto-
+Venere. Les Pisans ne pouvaient se refuser à la restitution: mais ils
+opposaient qu'il fallait d'abord régler d'autres comptes. Les Génois en
+bons marchands, qui déjà ne manquaient pas de légistes exercés pour
+consulteurs, soutenaient qu'il fallait avant tout solder le compte
+liquide et la dette reconnue. Enfin le consul de Pise éleva la vraie
+prétention. Gênes, disait-il, a commis la première violence et rompu la
+trêve en retenant prisonnier Barisone vassal des Pisans. Le consul
+génois, sans s'arrêter à discuter les qualités, répondit que s'il en
+était ainsi, et s'ils voulaient que leur vassal fût libre, ils payassent
+sa dette. Le Pisan sembla prêt à consentir à ce marché. Mais quand, dans
+le cours des explications, il entendit porter la somme à vingt-huit mille
+livres, il reprocha à l'avare créancier d'avoir fait recevoir pour
+argent, des poivres et du coton à des prix doubles et triples de leur
+valeur véritable, et déclara que sa ville n'était pas assez riche pour se
+charger d'un tel fardeau. Il offrait seulement d'obliger les sujets de
+Barisone à reconnaître la dette et à jurer de l'acquitter. Puis il
+offrait six mille marcs; les Sardes auraient fait le reste. Un incident
+vint troubler cette singulière négociation marchande.
+
+Un Pisan, exilé de son pays et réfugié à Gênes, s'y était fait corsaire.
+Sa galère parut tout à coup à Porto-Venere. Le consul génois craignit
+qu'on ne lui imputât les violences que l'armateur irait commettre au
+milieu des conférences d'une paix. Il l'astreignit à jurer de s'abstenir
+de toute voie de fait jusqu'à nouvel ordre, et lui-même il cautionna
+cette promesse au consul de Pise. Mais celui-ci ne se crut tenu d'aucun
+ménagement pour châtier un transfuge rebelle. Il fit venir secrètement
+une galère de sa république, et le corsaire se vit attaqué. Le consul
+génois accourut dans un canot et fut témoin d'un furieux combat (1166):
+la galère pisane était abordée par le corsaire. Le consul de Pise qui s'y
+était rendu se jeta à la mer pour sauver sa vie à la nage. Recueilli par
+le consul de Gênes, il supplia celui-ci de monter sur le bord, pour
+arrêter le carnage. Le Génois le crut, et une blessure presque mortelle
+fut le prix de son dévouement. Cependant, après avoir reproché au
+magistrat pisan son imprudence et sa perfidie, il le renvoya libre et les
+autres prisonniers avec lui. Il se contenta d'emmener à Gênes la galère
+prise.
+
+Peu après les Pisans tentèrent une autre voie. Ils dépêchèrent
+secrètement des négociateurs en Allemagne, et traitèrent avec
+l'archevêque de Mayence. Quand Frédéric revint en Italie, ils parurent
+devant sa cour. Là ils représentaient qu'ils avaient payé au fisc
+impérial, entre les mains de l'archevêque, treize mille livres, et qu'à
+ce prix celui-ci leur ayant donné de sa part l'investiture de la
+Sardaigne, leur avait fait serment qu'il serait ordonné aux Génois de
+s'abstenir de tout rapport avec cette île. Le Mayençais attesta que telle
+était la vérité et qu'il avait ainsi juré par ordre de l'empereur.
+Frédéric reconnut le fait, et, s'adressant aux consuls génois, il leur
+intima d'abandonner la Sardaigne aux Pisans. Les consuls de Gênes
+présents étaient Hubert Spinola et Simon Doria, hommes de coeur et
+habiles. Sans s'intimider, ils répondirent à l'archevêque qu'il avait mal
+et injustement conseillé l'empereur; à l'empereur qu'il était trop juste
+pour avoir voulu donner ce qui ne lui appartenait pas; qu'il oubliait
+sans doute que l'investiture royale avait été solennellement conférée à
+Barisone; que Gênes avait d'ailleurs des droits supérieurs et
+incontestables, qu'elle ne saurait en être dépouillée sans jugement, et
+que si avant qu'il en eût été régulièrement décidé, les parties
+entendues, les Pisans se prévalaient d'une concession de pure faveur,
+aucun respect n'empêcherait de les chasser comme usurpateurs du bien
+d'autrui.
+
+L'empereur, indifférent au fond de la querelle, pourvu qu'il n'eût à
+rendre ni les treize mille livres ni les quatre mille marcs, convint
+qu'il avait couronné Barisone, qu'il l'avait fait sans préjudice du droit
+des Génois, le nouveau roi ayant consenti à cette réserve. En voulant
+gratifier Pise, il n'avait pas entendu dépouiller les Génois de ce qui
+serait à eux, et la chose devait être examinée. Alors les parties
+essayèrent de produire ce qu'elles regardaient comme leurs titres; mais,
+à ce qu'avançait une partie, l'autre opposait d'abord des dénégations,
+enfin des démentis: un défi en fut la suite. Frédéric fit apporter
+l'Evangile et ordonna que deux Pisans et deux Génois jurassent de vider
+la querelle en un combat singulier, tel qu'il se réservait de l'ordonner.
+Comme il s'agissait d'en marquer le terme. «Les Pisans et nous, dit
+Spinola, nous devons marcher ensemble à l'expédition que l'empereur
+projette; son service ne doit pas souffrir de nos débats. Nous sommes
+prêts à jurer de ne faire dommage à nos adversaires ni dans leurs
+personnes ni dans leurs biens pendant la durée de la campagne et un mois
+après le retour. Qu'ils s'engagent ici envers vous par le même serment;
+nous leur ferons volontiers présent de mille marcs d'argent, s'ils
+veulent nous donner cette garantie. Puis, à l'expiration de cette trêve,
+nous promettons de n'aller importuner personne pour nous plaindre du mal
+que nous nous laisserions faire par eux.»
+
+Frédéric expédia bientôt à Pise l'archevêque de Mayence, à Gênes celui de
+Cologne, pour faire cesser les hostilités. Mais les Génois prétendent que
+l'arbitre qu'on leur envoyait était déjà corrompu par les dons des
+Pisans, et ils accusent la partialité de l'un et l'autre délégué. Aussi
+la guerre fut-elle continuée sans égard pour les défenses de l'empereur
+occupé d'autres soins.
+
+Avant d'en raconter les principaux événements, nous épuiserons ce qui
+concerne la Sardaigne. Le malheureux Barisone languissait à Gênes, tandis
+que les juges ses voisins, plus blessés de ce que leur égal avait voulu
+s'appeler roi, que touchés de sa disgrâce, profitant de son absence,
+ravageaient ses terres et menaçaient de le dépouiller tout à fait. Après
+quatre ans (1168) d'une pénible attente dans Gênes, il se présenta aux
+consuls et au conseil; il les entretint de la nécessité de le laisser
+reparaître en Sardaigne, si on ne voulait lui faire tout perdre. C'était
+la seule manière de le mettre en état de payer sa dette, et les Génois
+devaient sentir que si sa mort leur enlevait leur gage, tout espoir de
+rien récupérer leur échapperait. Il avait préparé les voies pour parvenir
+à une extinction certaine de leur créance. A son arrivée en Sardaigne
+quatre mille livres leur seraient comptées. Une imposition serait mise
+pour solder la dette, ils la lèveraient par leurs mains. Pour garantie,
+il leur livrerait ses places, il donnerait en otage, outre un nombre de
+ses vassaux, sa femme, ses enfants, et lui-même encore, après une courte
+apparition dans son pays.
+
+Ces raisons étaient palpables. On se décida à tenter cette voie de
+recouvrement. La commune ne voulut dépenser que l'armement d'une seule
+galère. Les citoyens qui avaient reçu des investitures de terres en
+Sardaigne en équipèrent trois autres à leurs frais. Les choses convenues
+s'exécutèrent de bonne foi; les Génois furent mis en possession de la
+principale forteresse. La contribution fut établie, ils la perçurent. Le
+roi, sa famille, les otages qu'il avait promis se rembarquèrent sur la
+flotte et revinrent habiter Gênes. Après trois années (1171), la dette
+éteinte, Barisone, escorté par un des consuls, rentra dans sa province,
+heureux de la retrouver et conservant le vain titre de roi, chèrement
+payé, sans plus rien prétendre sur le reste de la Sardaigne.
+
+
+CHAPITRE III.
+Suite de la guerre pisane.
+
+La guerre avec les Pisans, que la jalousie irréconciliable des deux
+républiques commerçantes était propre à perpétuer, convenait peut-être
+aux intérêts des principaux citoyens (1165). Elle les faisait écouter
+dans les conseils, les rendait nécessaires aux négociations, leur donnait
+de l'autorité sur les flottes ou à l'armée. Si elle épuisait le trésor,
+c'est encore à eux qu'on recourait, et leurs secours intéressés se
+changeaient en spéculations lucratives, en fructueux emplois de leurs
+richesses privées. Ils prenaient en nantissement les revenus et jusqu'aux
+propriétés de l'État; un vif enthousiasme de vanité nationale soutenait
+les dispositions du peuple, qui d'ailleurs tout dévoué à la navigation,
+trouvait sa subsistance dans les expéditions où il était appelé. Le
+commerce n'éprouvait pas un dérangement extrême, parce que quelques
+flottes ennemies ne suffisaient pas pour interrompre son cours parmi tant
+d'échelles et de ports de refuge qu'offraient toutes les côtes de la
+Méditerranée. Chaque bâtiment naviguait armé; on spéculait autant sur la
+chance de prendre que sur celle d'être pris; on craignait beaucoup moins
+qu'aujourd'hui la rencontre d'une force supérieure. Il était bien plus
+facile d'y échapper. Les coups n'atteignaient pas de loin avant l'usage
+de l'artillerie, et il suffisait d'éviter l'abordage. Enfin les Génois
+avaient un avantage; s'ils croisaient à l'embouchure de l'Arno, il
+fallait les combattre pour sortir de Pise ou pour y entrer. L'ennemi ne
+pouvait de même leur fermer l'entrée de leur port, ni occuper les avenues
+de leur golfe immense.
+
+Tous les printemps, les Génois envoyaient quelques galères en station à
+Porto-Venere. De là s'ils n'empêchaient pas la sortie des grandes
+flottes, ils donnaient la chasse aux bâtiments isolés qui fréquentaient
+le port de Pise. Une autre partie des galères allait croiser autour de la
+Corse et de la Sardaigne. On courait jusque sur les côtes d'Afrique pour
+enlever les vaisseaux qui allaient y trafiquer. Mais la région les plus
+fréquentées par le commerce des deux peuples, c'étaient les rivages de la
+Provence et du Languedoc. Sur ce point se dirigeaient souvent les forces
+des parties belligérantes pour y protéger leur négoce ou pour y détruire
+leur ennemi. Les galères convoyaient les marchands aux foires de Fréjus
+et de Saint-Raphaël, et tâchaient d'en intercepter à leurs concurrents
+les abords ou le retour. De tous côtés on se faisait des créatures dans
+ces pays pour obtenir des informations sur la marche des adversaires ou
+pour faire parvenir à propos de faux avis qui donnaient le change aux
+croiseurs quand il y avait de riches proies à leur dérober.
+
+Les armements qui se rendaient tous les ans aux bouches du Rhône ne
+cherchaient pas seulement des marchands à dépouiller. C'était une vraie
+guerre navale, il s'agissait pour les flottes de se détruire; et, comme
+elles se poursuivaient en remontant le fleuve, les riverains ne pouvaient
+rester spectateurs désintéressés de la lutte. Ceux de Saint-Gilles
+étaient alors favorables aux Pisans: ceux-ci avaient huit galères dans
+ces parages; Gênes en expédia quatorze sous la conduite d'Améric Grillo,
+un de ses consuls. Informé que les ennemis étaient à Saint-Gilles, il
+conduisit sa flotte dans le Rhône pour essayer de les joindre. Les
+magistrats d'Arles, incertains de ses intentions, vinrent lui demander
+s'il était ami ou ennemi: il les rassura et passa outre. Mais, vers
+Saint-Gilles, les habitants lui affirmèrent que les galères pisanes
+n'étaient pas de leur côté, et, grâce à ce mensonge, tandis qu'il
+rétrogradait, on ménageait leur sortie furtive par une autre issue du
+fleuve. Désespérant de trouver l'ennemi, Grillo revint à Gênes. Comme il
+y arrivait, on apprit qu'une nouvelle flotte pisane s'était présentée sur
+la côte de Ligurie, avait pris, saccagé et incendié la ville d'Albenga.
+De là elle avait continué sa route vers la Provence. Gênes ressentit cet
+événement comme un sanglant outrage. En quatre jours trente-cinq galères
+furent à la voile. Grillo y remonta et courut au Rhône. Les Pisans
+étaient à Saint-Gilles. Les Génois entrèrent dans le fleuve, appelant
+leurs ennemis à grands cris, et suivant leur route sans consulter ni
+écouter personne. Telle était leur furie qu'arrivée de nuit entre
+Fourques et Saint-Gilles, la flotte s'embarrassa dans le petit bras du
+Rhône, où l'eau manqua sous les galères; elles se poussaient et
+s'échouaient l'une sur l'autre; elles brisèrent leurs rames, leurs
+apparaux, et ne purent se remettre à flot sans perte de temps et sans
+dommage.
+
+Au jour, les consuls et les notables de Saint-Gilles se présentèrent:
+ils demandèrent à Grillo de s'abstenir de toute hostilité. Ils se
+chargeaient d'obliger les Pisans à n'en commettre aucune. Ils répondaient
+de la sûreté des Génois comme il avait répondu de celle des adversaires.
+Grillo leur reprocha le traitement peu amical qu'il avait reçu d'eux au
+précédent voyage; mais puisqu'ils étaient neutres, ils ne devaient pas
+refuser de lui vendre les vivres dont ils avaient besoin. Ils s'en
+excusèrent; les Pisans étaient arrivés chez eux les premiers; ils leurs
+devaient pleine hospitalité et ne pouvaient justement donner aucune aide
+à ceux qui venaient contre eux. Ils écoutèrent encore moins la demande de
+Grillo qui les sollicitait de congédier les Pisans. Ils lui déclarèrent
+qu'ils les assisteraient envers et contre tous; et en ce moment une
+grande foire réunissant à Saint-Gilles beaucoup d'habitants des contrées
+voisines qui, tous, paraissaient disposés à prêter la main contre les
+Génois, ceux-ci n'eurent qu'un parti à tenter; ils députèrent quelques-
+uns d'entre eux à Beaucaire, auprès de Raymond, comte de Toulouse et de
+Saint-Gilles, pour lui porter plainte contre la partialité de ses gens.
+Ils rappelèrent au comte l'amitié que son père, à la terre sainte, et
+lui-même, avaient toujours témoignée à Gênes; des propositions d'alliance
+et des offres d'argent appuyèrent ces souvenirs. Un traité fut
+promptement conclu; moyennant une promesse de mille trois cents marcs
+d'argent, le comte devait, à son choix, ou joindre ses armes à celles des
+Génois, ou les laisser attaquer les Pisans en toute liberté, ou enfin
+accorder le champ libre pour que la querelle fût régulièrement vidée
+entre les deux parties. Il avait à peine donné sa parole que l'abbé de
+Saint-Gilles vint interrompre la conférence et tenir avec le comte un
+colloque secret. Cependant, à l'heure convenue pour recevoir le serment
+des Génois choisis pour lui être garants de la somme promise» il fît
+procéder à leur appel. Soixante et dix avaient déjà répondu et juré,
+quand de nouveaux messagers arrivèrent. Après les avoir entendus, Raymond
+déclara que le traité ne serait pas maintenu. On apprit que l'abbé et ses
+religieux avaient consenti à prendre sur leur conscience, à la décharge
+de celle du comte, le péché du parjure. Raymond s'était mis à la solde
+des Pisans pour un salaire supérieur à celui qu'il avait accepté de
+Grillo. Il fallut donc que les Génois renonçassent à l'espérance de
+brûler la flotte pisane ou de la combattre. Ils se contentèrent de
+séjourner deux jours pour braver tous les ennemis. Personne ne vint les
+assaillir. Ils payèrent largement les secours que les habitants d'un lieu
+voisin (les Baux) leur avaient prêtés. Ensuite ils redescendirent le
+Rhône. A leur grande surprise, il était barricadé devant Arles. Ils se
+préparaient à s'ouvrir la voie par force, mais le comte de Provence
+accourut pour leur donner les explications les plus amicales; l'obstacle
+avait été élevé en son absence et sans son aveu; il en ordonnait la
+destruction, et la ville d'Arles prêterait toute assistance au consul.
+Les galères séjournèrent quelques semaines autour de cette ville. Grillo
+tenta d'y conclure une alliance offensive contre les Pisans; mais le
+comte de Provence était engagé en trop de rapports avec le comte de
+Toulouse pour porter la guerre sur le territoire de ce voisin. Il promit
+seulement de n'admettre aucun vaisseau pisan dans ses ports pendant un
+espace de temps déterminé. Il reçut quatre mille livres de sa monnaie de
+Melgueil pour cette promesse et pour les services qu'il avait rendus.
+
+Dans ces expéditions annuelles, toujours présidées par un des consuls de
+Gênes en personne, on ne négligeait rien pour se faire des alliances
+profitables, et pour éliminer, s'il était possible, les concurrents du
+commerce. Ainsi un traité d'alliance fut conclu avec Narbonne (1166).
+Deux frères, chargés des pouvoirs de l'archevêque et de la vicomtesse
+Ermengarde, vinrent à Gênes en jurer l'observation, circonstance qui rend
+doublement singulier le silence que les annalistes de Gênes gardent sur
+cette transaction. On a conservé à Narbonne tant l'instrument qui
+contenait les promesses des Génois que la copie qu'y rapportèrent les
+députés, des engagements que Narbonne avait contractés envers Gênes1. Cet
+acte vaut la peine d'être mentionné pour faire voir que les abus de la
+force érigés en droit maritime sont fort anciens.
+
+L'alliance ou la paix est pour cinq ans: la paix, car c'est ainsi que
+parlent tous ces traités, comme si l'état naturel était la guerre tant
+que des conventions n'étaient pas intervenues, et c'est encore le
+principe fondamental du droit des gens chez les puissances barbaresques.
+
+Les personnes et les propriétés sont garanties: et l'on a soin de
+marquer que c'est jusqu'au terme du même délai, qu'en cas de naufrage il
+y aura assistance et que les effets sauvés seront restitués au
+propriétaire.
+
+Les droits de navigation et de commerce seront réciproquement reportés
+aux tarifs en usage vingt-six ans en arrière: toute augmentation
+postérieure est annulée et l'on ne mettra pas d'imposition nouvelle.
+Malgré la réciprocité apparente, la stipulation était toute au profit des
+Génois, qui commerçaient plus sur la côte de Languedoc que les Narbonnais
+en Ligurie.
+
+Les gens de Narbonne pourront naviguer comme les Génois et s'associer
+avec eux, mais ils ne pourront entreprendre le transport des pèlerins de
+la terre sainte. Une fois l'an seulement un navire unique pourra partir
+pour cette destination, à condition que les pèlerins reçus à son bord ne
+seront ni templiers, ni hospitaliers, ni de Montpellier, ni de Saint-
+Gilles, ni de la Provence entre le Rhône et Nice.
+
+Dans les autres voyages, les Narbonnais ne peuvent transporter ni les
+personnes ni les effets, si ce n'est de leurs compatriotes. Ils pourront
+cependant prendre au dehors les hommes salariés dont ils auront besoin
+pour la navigation, pourvu qu'aucun de ceux-ci n'embarque sur le vaisseau
+pour plus de dix livres de valeur. On pourra aussi donner passage à ceux
+qui iraient racheter des prisonniers, et à l'argent des rançons. Mais
+cette destination doit être justifiée par serment. Quant aux Pisans, tant
+qu'ils seront en guerre avec Gênes, ils ne seront reçus eux ni leurs
+biens; si les Génois en découvrent sur des bâtiments de Narbonne, les
+enlever, sans porter d'ailleurs de préjudice aux Narbonnais, ne sera pas
+enfreindre la paix.
+
+(1167) Par de telles alliances les Génois étaient impliqués dans les
+intrigues et mêlés aux querelles des pays qu'ils fréquentaient. Rodoan de
+Mauro, consul, fit un traité avec Alphonse II, roi d'Aragon, comte de
+Barcelone. Ce roi avait enlevé à Raymond, comte de Toulouse, l'héritage
+du comte de Provence qui venait de mourir. Raymond le revendiquait
+encore, et il avait occupé un château2 en Camargue, sur tes confins de
+ses propres États. L'Aragonais acheta pour en faire le siège,
+l'assistance des Génois, de leurs galères et de leurs machines. Pour prix
+de ce service il s'engagea à fermer son royaume et ses terres aux Pisans,
+à s'emparer de la personne et des biens de ceux qu'on y trouverait, à
+partager ces dépouilles avec les Génois. Ce contrat reçut son exécution.
+Deux navires pisans entrèrent à Barcelone, on les saisit, et la moitié de
+la confiscation fut remise au consul génois.
+
+(1174) Quelques années plus tard, il se fit une paix entre la république
+et le comte de Saint-Gilles3. Des exemptions de droits et des privilèges
+furent concédés dans tous les ports du comte, de Narbonne à Monaco; car
+Raymond agissait comme maître de la Provence, et il faisait bon marché
+d'un héritage qui lui échappait. Le traité portait une sorte de
+renonciation à la liberté du commerce maritime pour les Provençaux, comme
+Gênes l'avait exigée des Narbonnais.
+
+Les navigateurs génois et leurs nobles armateurs étaient, dans ces temps,
+en perpétuel contact avec les seigneurs du littoral. On trouve un
+Grimaldi, amiral génois, déclaré par Raymond son lieutenant général, dans
+une expédition contre les Nissards révoltés4. Les Vento, les Grillo
+fréquentent la Provence, y forment des établissements; ils y sont au
+premier rang des nobles du pays5, et leurs descendants s'y sont maintenus
+jusqu'à nos jours.
+
+Une des années de la guerre pisane fut marquée pour les Génois par
+plusieurs disgrâces. Leur flotte prit la fuite devant l'ennemi. Dans
+d'autres rencontres plusieurs de leurs galères furent prises, et
+l'annaliste n'indique que trop la cause de ces pertes. La ville était
+alors en proie aux factions, et la division était passée sur les flottes.
+Dans une occasion où se trouvaient ensemble des galères armées par des
+propriétaires de partis opposés, une portion aima mieux se rendre à
+l'ennemi que d'appeler ou de recevoir les secours de leurs compétiteurs.
+
+Pendant ces expéditions maritimes, Frédéric était aux prises avec la
+ligue lombarde soulevée contre lui. Il avait été obligé d'aller chercher
+une armée en Allemagne pour réduire ces confédérés. A son retour, il
+trouvait le pape Alexandre devenu le chef de leur alliance et rentré dans
+Rome réconcilié avec ses Romains. On commençait à relever les murs de
+Milan. Quinze villes de plus entraient dans l'alliance. Frédéric ouvrit
+les hostilités en assiégeant Ancône. Ses deux archichanceliers étaient
+vers Rome, et ils pressaient l'empereur d'y marcher rapidement sans
+perdre du temps à un siège.
+
+Gênes et Pise étaient toujours réputées dans l'obéissance de l'empereur.
+C'était, à Gênes du moins, avec une médiocre affection. Ou n'y voulait
+rendre de soumission que ce qu'il en fallait pour n'être pas rebelle. La
+république était engagée, comme on l'a vu, à fournir une flotte pour
+attaquer la Sicile. La première fois que Barberousse avait reparu en
+Italie après ce traité, des ambassadeurs étaient venus lui demander ses
+ordres pour cette expédition qu'au fond on était loin de désirer.
+L'empereur n'était pas en mesure et on le savait d'avance. Il avait remis
+de s'expliquer à un autre temps, et, après avoir fait assigner des
+entrevues à Fano, à Parme, à Pavie, il n'en avait plus été question.
+Maintenant, en marchant sur Rome, il mandait à Pise et à Gênes de lui
+envoyer promptement des soldats. Les Pisans répondirent qu'en guerre avec
+les Génois, ils ne sauraient marcher sous les mêmes drapeaux; mais ils
+offraient de doubler leur contingent, si l'on excluait leurs ennemis de
+l'armée impériale, et Frédéric reçut favorablement leur offre. Les Génois
+offrirent de marcher quoiqu'ils n'eussent aucune obligation de servir
+ailleurs que sur la mer; mais ils demandaient que l'empereur leur fît
+rendre leurs prisonniers retenus à Pise, et qu'il portât enfin la
+sentence trop longtemps suspendue qu'il s'était réservé de rendre entre
+les deux villes rivales. Frédéric différa de leur répondre. Il attendait
+ces doubles secours que les Pisans devaient lui envoyer; mais bientôt
+les épidémies, communes autour de Rome, mirent son armée en péril, il ne
+pensa plus qu'à la retraite, et, regagnant la Toscane, il se déroba
+secrètement aux ennemis qui menaçaient de lui fermer ce passage (1168).
+Cette fuite valut de nouveaux confédérés à la ligue. Elle bâtit enfin
+dans les plaines du Piémont la nouvelle Alexandrie élevée au nom du pape,
+que la ligue regardait comme son chef, et, ce qui peint assez bien la
+politique des Génois invités par les consuls de la ville nouvelle à aider
+à leur établissement naissant, cette commune de Gênes que Frédéric
+comptait dans son obéissance et qui s'y tenait, fournit aux Alexandrins
+un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante.
+
+La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane.
+Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies
+ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans
+une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre
+de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois
+expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs
+félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers
+faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange
+la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des
+mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu
+cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire
+demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté.
+
+(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux
+essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins
+pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois
+républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux.
+Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en
+référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne
+resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que
+conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à
+plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer.
+
+(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se
+présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement
+public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait
+proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi
+commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour
+ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer.
+Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce
+temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en
+silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter
+sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus,
+dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement
+leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils
+promettaient de mieux employer.
+
+(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage
+singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de
+guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait
+explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux
+yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les
+adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur
+préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en
+vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente
+reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du
+héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de
+réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par
+mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia
+des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise
+concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques
+un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un
+ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle
+ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin,
+au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie
+cette forteresse élevée contre eux.
+
+Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint
+Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en
+Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas
+laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son
+représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le
+secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y
+chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient
+point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre
+elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A
+Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner
+pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination
+secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au
+chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de
+faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu
+exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de
+plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de
+l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les
+Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec
+Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables
+à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au
+grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards,
+ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres
+qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et
+enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui
+promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois
+cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois
+retenus à Pise.
+
+(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence,
+archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il
+ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César;
+mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il
+ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville
+au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière.
+Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur
+recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour
+laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise
+demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que
+les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de
+Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les
+premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un
+décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de
+propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de
+Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour
+cette sentence.
+
+Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans
+une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait
+arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces
+prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits,
+il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et
+1,500 par la seconde.
+
+L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était
+impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur
+des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer
+de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux
+alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un
+long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne
+paraît pas que les Génois y aient pris part.
+
+Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de
+la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui
+invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt
+traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre,
+mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer
+des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement
+cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande,
+et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les
+comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de
+querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs
+terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les
+droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce
+qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations
+qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils
+assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et
+leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs
+attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait
+en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le
+marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour
+l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles.
+Cependant un arrangement fut conclu avec eux; ils vendirent à la
+république le château de Lerici dans le golfe de la Spezia, sur les
+confins des possessions de Pise; on le rasa immédiatement.
+
+(1175) Frédéric, délivré de la guerre qui l'avait retenu en Allemagne,
+reparut enfin. Pressé de consolider le parti qui reconnaissait ses
+droits, il manda à Pavie les Génois et les Pisans, avec les Lucquois et
+les Florentins. Là il prononça en maître sur leurs différends. Il ordonna
+que la nouvelle forteresse de Viareggio, odieux aux Pisans et notoirement
+érigée contre eux, serait abattue. Il commanda aux Pisans de remettre à
+Gênes la moitié de la souveraineté de la Sardaigne. Sur ces bases, il fit
+jurer la paix devant lui.
+
+(1176)Ce fut peu après que se termina une plus grande lutte. L'empereur
+et les forces qu'il avait réunies, les Lombards et leur confédération
+entière se rencontrèrent à Legnano. La victoire se déclara pour la
+liberté de l'Italie. L'armée de Frédéric fut entièrement détruite. Il se
+sauva du champ de bataille avec si peu de ressources qu'on perdit sa
+trace, et qu'il passa pour mort.
+
+Eclairé par l'événement, il eut le bon esprit de se conformer à sa
+situation et d'en tirer parti avec dextérité. Son antipape était mort, le
+point d'honneur ne l'empêchait plus de reconnaître Alexandre pour le
+véritable pontife. Il se hâta de négocier sa réconciliation (1177). Le
+pape ne voulut entendre à aucun accord, si l'on ne faisait entrer dans le
+traité les Lombards et le roi de Sicile; et c'était le résultat auquel
+Frédéric tendait de son côté. Enfin l'ouvrage assez compliqué fut mené à
+bien dans Venise. L'empereur, absous par le pape, se soumit dans leur
+rencontre au cérémonial désagréable que déjà Adrien lui avait appris. On
+prétend qu'en prenant les rênes de la haquenée d'Alexandre, il lui dit:
+Pas à toi, mais à saint Pierre, et qu'Alexandre répondit: Et à saint
+Pierre et à moi. Enfin une paix perpétuelle fut conclue avec l'Église,
+ainsi que des trêves, l'une de quinze ans avec le roi de Sicile, l'autre
+de six ans, avec les Lombards.
+
+On trouve Gênes au nombre des villes auxquelles Frédéric fait rendre
+commune la trêve. Quand ce prince, avant de quitter l'Italie, visita les
+amis qui l'avaient aidé, il se recommanda à leur fidèle affection; il
+passa par Gênes avec sa femme et son fils; il y reçut les plus grands
+honneurs6.
+
+Pendant les six ans qui suivirent l'accord, sa politique fut de détacher
+des membres de la confédération opposée, de faire des paix séparées,
+d'exciter des jalousies entre les Lombards afin de dissoudre leur ligue
+et d'être plus fort à la conclusion de la paix générale. Ainsi il rendit
+son amitié à Tortone qu'il avait si sévèrement traitée. Il acquit à son
+parti jusqu'à la ville d'Alexandrie, qui, par une fiction singulière,
+consentit à recevoir de lui un nouveau nom et une fondation nouvelle. A
+un jour marqué la ville fut vidée, et les habitants y furent reconduits
+sous ses auspices comme une colonie à laquelle il aurait fait préparer ce
+séjour. Il décora la ville du nom impérial de Césarée, nom qu'elle ne
+conserva pas longtemps. Les habitants de cette ville et ceux de Gênes
+eurent alors une convention pour vivre en bons voisins en s'accordant des
+exemptions de péage7.
+
+La paix définitive fut faite à Constance. Par ce fameux traité, les
+républiques italiennes eurent leur indépendance réelle reconnue, en
+conservant quelque ombre de déférence pour la souveraineté de l'empire.
+L'empereur se réservait la confirmation de leurs consuls et la délégation
+d'un juge d'appel; enfin, le serment de fidélité, qui devait être
+renouvelé tous les dix ans. Les ligues établies entre ces villes étaient
+maintenues, elles étaient libres d'en former à leur volonté. Les Génois
+ne semblent pas avoir comparu comme parties à cette transaction.
+L'empereur les nomme seulement parmi ceux qu'il déclare ses alliés. Les
+conditions du traité ne paraissent pas non plus avoir rien changé à
+l'état où se trouvait la république.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et
+traités. - Administration des finances.
+
+Aussitôt que l'on avait pu se soustraire à l'obligation de suivre
+Frédéric dans les projets dont il avait menacé la Sicile, des
+négociateurs y avaient été envoyés au roi Guillaume pour rétablir la paix
+et le commerce dans ses États. Ce raccommodement fut difficile et
+nécessita plusieurs ambassades. Au bout de six ans seulement les anciens
+traités furent renouvelés.
+
+Il faut rendre justice aux conducteurs du peuple génois. Nous venons de
+parcourir trente ans de guerre; nous allons voir que c'étaient encore
+trente ans de désordre et de troubles sanglants dans l'intérieur. Sous le
+seul rapport de la finance ce devait être un temps d'embarras extrême
+dans un État d'un territoire si borné et si peu fertile, jeté en une
+suite d'entreprises dispendieuses. Cependant ni la pénurie du trésor, ni
+la guerre pisane, ni la guerre civile n'arrêtèrent jamais aucun des soins
+nécessaires à la protection du commerce, aucune des mesures capables de
+l'agrandir. A la louable unanimité des efforts, au milieu des factions et
+des tempêtes, on voyait bien que ceux qui disposaient du timon des
+affaires étaient les principaux commerçants du pays, plus éclairés sur un
+intérêt solide qu'éblouis par l'ambition ou par l'esprit de parti; ainsi
+les particuliers continuèrent à accumuler des richesses, alors même que
+l'État épuisé demeurait pauvre.
+
+Les établissements de Syrie ne cessaient pas de rendre de grands profits,
+mais leur position commençait à devenir précaire. Si les villes maritimes
+n'avaient ressenti jusque-là que les contrecoups des secousses qui
+ébranlaient le royaume de Jérusalem, si les colonies rivales qui les
+habitaient n'avaient pas encore poussé leurs jalousies jusqu'aux
+violences qui les ruinèrent plus tard (1163), de grandes vicissitudes
+suivaient la mort de Baudouin III. Amaury, son frère, qui lui avait
+succédé, se voyait pressé entre deux rivaux puissants, le Soudan d'Égypte
+et Noureddin, soudan de Damas (1167). Il servait d'auxiliaire au premier
+quand, sur le champ même de bataille, tous deux se réunirent contre lui.
+Bientôt Noureddin fut maître de l'Égypte. Saladin, neveu du lieutenant
+qu'il avait envoyé au Caire, y devint vizir et ne connut point de maître.
+Peu après (1170) il se fit successeur de toute la domination de
+Noureddin. Amaury invoquait en vain des secours pour lui résister. Ce roi
+mourut en envisageant la chute de son trône. Il le laissait à Baudouin
+IV, affligé de la lèpre et incapable de soutenir un État chancelant. Une
+trêve retenait encore les entreprises du redoutable maître de Damas: on
+la viola, la guerre recommença, le royaume fut ravagé. Le roi, succombant
+sous son infirmité, céda la régence au second mari de sa soeur, Sibylle:
+c'était Guy de Lusignan, régent de peu de mérite (1183). Baudouin mourut,
+le trône appartint quelques mois à un enfant de cinq ans, fils de Sibylle
+et du marquis de Montferrat, son premier mari. A la mort de ce jeune
+prince (1185), dans une assemblée religieuse, l'ambitieuse Sibylle prit
+la couronne entre ses mains, et, sans consulter personne, la mit sur le
+front de Lusignan son époux (1186). La défection du comte de Tripoli qui
+ne voulut pas reconnaître le nouveau roi, les dissensions des templiers
+et des hospitaliers, les jalousies et les querelles sanglantes des
+Génois, des Pisans et des Vénitiens, le trouble qu'ils mirent dans les
+villes qu'ils habitaient ensemble, furent le triste prélude et les
+circonstances qui amenèrent et accompagnèrent la fatale bataille de
+Tibériade. Tout fut perdu: Lusignan fut fait prisonnier, la vraie croix
+tomba au pouvoir des Sarrasins (1187). Le comte de Tripoli alla mourir de
+désespoir, accusé de trahison, et, disait-on, reconnu pour circoncis par
+ceux qui l'ensevelirent; car jusqu'à quelle absurdité ne va pas la
+prévention populaire?
+
+Après la bataille, la célèbre, la forte ville de Ptolémaïs, mal défendue
+par la discorde de ses habitants, ne tint que trois jours devant Saladin
+(1189). Césarée, Assur, Jaffa, Béryte se rendirent; il ne resta aux
+chrétiens sur la mer que Tyr, Tripoli et Ascalon: cette dernière cité
+capitula peu après.
+
+Jérusalem passa au pouvoir de Saladin par une capitulation qu'il exécuta
+avec fidélité et générosité. Les chrétiens, sortis de cette ville et
+cherchant une retraite, se présentèrent à Tripoli; on leur ferma les
+portes. Partout éconduits, ils se traînèrent jusque devant Alexandrie. Là
+du moins ils furent charitablement recueillis par les officiers de
+Saladin. On prit soin de leur procurer un asile au pied des remparts, ils
+y passèrent l'hiver; on leur distribua des vivres et des secours.
+
+Malgré la guerre, les Génois avaient eu l'habileté de se mettre avec les
+musulmans d'Égypte en état de paix et de neutralité. Trente-huit
+vaisseaux chrétiens, génois la plupart, hivernaient à cette époque dans
+le port d'Alexandrie. La venue des fugitifs de Jérusalem fut une occasion
+de commerce. Ceux qui avaient emporté de l'argent en achetèrent des
+marchandises; ils les mirent sur les nefs, dit un narrateur1, et y
+gagnèrent grand avoir. Au mois de mars, les maîtres de navires y
+donnèrent des places pour le retour de tous ceux qui purent les payer
+chèrement (1187). Mais il restait mille pauvres chrétiens délaissés. Ce
+fut encore l'humanité des magistrats d'Alexandrie qui veilla à leur
+conservation. Le départ était prochain. Les Génois venaient déjà payer
+les droits de port et redemander leurs timons et leurs voiles qu'on
+tenait en dépôt pour la sûreté de la perception. Mais, avant de rendre
+ces apparaux, on demanda aux capitaines pourquoi ils n'embarquaient pas
+les hommes qui restaient sur le rivage. Ils répondirent qu'ils ne
+pouvaient s'en charger puisque ces hommes n'avaient ni de quoi payer leur
+passage, ni de quoi se fournir de vivres: «Eh bien, s'écria le
+mahométan, ne sont-ils pas chrétiens? Entendez-vous les abandonner pour
+être esclaves de Saladin? Cela ne sera pas. Vous les recevrez à bord et
+je leur donnerai des vivres. Vous jurerez de ne les débarquer qu'en
+chrétienté, de la même manière et aux mêmes lieux que les passagers
+riches qui vous payent; et si j'apprends que vous ayez fait tort ou
+injure à ces pauvres gens, sachez que je m'en prendrai aux marchands de
+votre terre qui viendront en ce pays.» Ces conditions furent remplies,
+le gouvernail ne fut pas rendu que les capitaines ne s'y fussent soumis.
+
+Après la prise de Jérusalem, Saladin assiégea Tyr. Mais le jeune marquis
+de Montferrat possédait cette ville, et, par son courage, aidé d'une
+poignée de Génois, il brava toute la puissance du vainqueur. Il méprisa
+les offres, et ne prêta pas l'oreille aux menaces, car on lui demandait
+de rendre la place pour sauver la vie de son père, prisonnier des
+Sarrasins. Attaqué par terre et par mer, il défit à l'entrée du port les
+galères envoyées contre lui; il repoussa les assauts. Saladin leva le
+siège et ne réussit pas mieux devant Tripoli, que Montferrat courut
+défendre. Le sultan honora ce valeureux ennemi; en se retirant il
+délivra et lui renvoya ce père dont les jours avaient été en péril. Il
+rendit aussi la liberté au roi Lusignan et à dix chevaliers dont il lui
+laissa le choix. A peine libéré, Lusignan accourut à Tyr. Mais
+Montferrat, non plus que le nouveau comte de Tripoli, ne voulut le
+reconnaître ni le recevoir. Ce roi sans royaume choisit alors le plus
+extraordinaire des asiles: presque seul il alla camper devant Acre, il
+annonça qu'il assiégeait la ville, et il requit tous ceux qui pouvaient
+fournir assistance de venir le joindre. La flotte sicilienne s'approcha
+pour le soutenir. Les forces éparses se réunirent. A son tour il fut
+bloqué dans son camp, mais il n'y fut point forcé. Un an se passa dans
+cette bizarre position et dans l'attente des secours d'une nouvelle
+croisade.
+
+(1189) La perte de Jérusalem avait été douloureusement ressentie dans
+toute l'Europe. Les rois qui avaient négligé ou retardé d'y porter
+assistance, s'en accusèrent. Les peuples, que leurs discordes avaient
+distraits de la défense de la terre sainte, suspendirent leurs
+différends. Aussi bien ils sentaient ce qu'ils allaient perdre et ce
+qu'ils avaient déjà perdu. Gênes, qui envoya des ambassadeurs aux rois de
+France et d'Angleterre pour les inviter à se réunir dans l'intérêt de la
+cause sainte, déféra elle-même aux remontrances des souverains pontifes.
+Elle fit une trêve avec les Pisans. Les Vénitiens s'unirent à leurs
+rivaux. Leurs flottes combinées partirent sous la direction des
+archevêques de Pise et de Ravenne2. Un des consuls de Gênes, Gilles
+Spinola, fut expédié au siège d'Acre. Des Embriaco, des Castello, des
+Volta, des Doria, une foule d'autres s'embarquèrent avec lui. Bientôt les
+plus puissants princes se mirent en route dans l'espérance de reprendre
+Ptolémaïs. Frédéric Barberousse fut prêt le premier. Il prit la voie de
+Constantinople et se fit jour à travers l'Asie mineure; maïs il alla
+mourir misérablement près du terme de son voyage. Philippe Auguste et
+Richard d'Angleterre, prenant le chemin de la mer, se rencontrèrent à
+Gênes. Ces amis, ces frères d'armes se retrouvèrent en Sicile, et n'en
+repartirent pas sans avoir donné le spectacle d'une jalousie haineuse qui
+devait ruiner toute entreprise commune. Après de longs incidents toutes
+les forces fuient réunies devant Acre (1191). Saladin les combattit et ne
+put les distraire du siège. On nous a conservé le souvenir de la place
+des campements. Nous voyons que les Génois n'étaient pas restés dans
+leurs galères; selon leur ancien usage, ils avaient pris le soin des
+machines de guerre. Le siège dura plus d'un an après l'arrivée des deux
+rois. Enfin Saladin consentit à un traité qui remit Acre aux mains des
+chrétiens. Il promit d'échanger un de ses prisonniers de Tibériade contre
+chacun des musulmans qui se trouveraient dans la ville. La vraie croix,
+ce trophée tombé entre ses mains, devait être rendue. On dit qu'il prit
+des prétextes pour retarder l'exécution de cette promesse; que les
+princes, pressés de l'obliger à restituer la croix, le menacèrent de
+mettre à mort leurs prisonniers, et que, par une égale inhumanité, il les
+laissa effectuer cette menace. Ils eurent soin seulement de conserver les
+captifs capables de riches rançons, et ils se les partagèrent.
+
+La rentrée dans Acre amena de nouvelles dissensions. Les conquérants
+s'emparèrent des propriétés à leur bienséance: les anciens possesseurs
+voulurent reprendre leurs biens; les uns et les autres en vinrent aux
+mains. Il fallut une négociation compliquée pour ménager un accord qui
+devait encore donner de continuelles occasions de querelles. Dans chaque
+maison celui qui y rentrait fut tenu d'admettre au partage du logement
+l'hôte qui s'y était établi, et qui eut le droit d'y séjourner à volonté.
+L'ancien propriétaire ne devait jouir de cette portion qu'à la retraite
+de cet incommode voisin.
+
+Philippe avait regagné la France, content d'avoir vu Ptolémaïs hors des
+mains des infidèles, et peu soigneux de pousser l'exécution de son voeu
+jusque sous les murs de Jérusalem. La guerre s'étant rallumée, Richard
+annonça qu'il marchait à la conquête de la terre sainte; mais il n'alla
+pas loin sur ce chemin, arrêté, disait-il, parce que les lieutenants à
+qui Philippe avait laissé son armée refusaient de le suivre. Il n'en
+exerça pas moins sa valeur brillante, dont la renommée passa en proverbe
+chez les Sarrasins. Mais il combattit sans s'éloigner des côtes, en
+négociant toujours. Il lui tardait de retourner en Occident, et l'on
+sentait qu'il ne demandait qu'une voie honorable pour repartir. Saladin
+devait désirer, à son tour, la retraite d'un ennemi si puissant, après
+lequel il ne resterait aux chrétiens que des forces sans chefs dans des
+établissements prêts à tomber par leurs propres discordes. Déjà Richard
+et Conrad, marquis de Montferrat, étaient en querelle déclarée. Le vain
+titre de roi de Jérusalem retenu par Lusignan, après la mort de cette
+reine qui l'avait couronné seule, était revendiqué par Conrad, et cette
+contention divisait tous les croisés. Les hospitaliers et les templiers
+suivaient des partis différents; les Pisans avaient adhéré à Richard,
+protecteur de Lusignan; les Génois devaient être pour Montferrat. Les
+deux peuples en vinrent aux mains dans Ptolémaïs. Richard qui y dominait
+chassa les Génois de cette ville. Le marquis les reçut dans Tyr (1192).
+Bientôt ce prince, le plus puissant de ceux que leurs possessions
+destinaient à se fixer en Syrie, fut tué par des Arabes de cette tribu
+que nos annalistes nomment les assassins. Saladin, pour tenir le sort des
+croisés entre ses mains, n'eut plus qu'à désirer le prompt départ du roi
+d'Angleterre. Il le hâta par un traité dans lequel il déploya une
+générosité au moins apparente. L'accès de Jérusalem fut libre à la piété
+des chrétiens. Une trêve consolida les établissements maritimes. Saladin
+rendit Caïpha, Assur, Césarée, Jaffa, et, quand il eut fait démolir
+Ascalon, il laissa aux Latins tout le rivage de Jaffa jusqu'à Tyr.
+
+Tout fut réglé sans faire mention de Guy de Lusignan, et de son titre de
+roi de Jérusalem. Mais il acquit une souveraineté plus réelle. Il acheta
+la couronne de Chypre, de Richard d'Angleterre qui avait pris possession
+de cette île à son arrivée, et qui, repartant, n'avait plus qu'à la
+revendre.
+
+Après la trêve, le royaume de Jérusalem n'existait guère que de nom. Les
+chrétiens n'y avaient plus de centre commun; les affaires des chevaliers
+et des barons déclinèrent. Mais les peuples marchands et navigateurs
+peuvent se passer de domination là où ils négocient. A défaut de
+protection publique, ils savent au besoin se protéger eux-mêmes par la
+promptitude des mouvements, par la souplesse et la vigilance. Ils ne
+demandent que libre accès et des magasins un peu sûrs. Là où ils trouvent
+ces avantages, ils se rangent aisément à la neutralité. Ils font même
+leurs affaires chez l'ennemi si le profit paye le risque. Les Génois
+n'interrompirent point leur commerce, ils firent avec les villes de
+Syrie, soumises à Saladin, ce qu'ils avaient fait à Alexandrie, qu'ils
+fréquentaient malgré la guerre. Ils se répandirent à l'intérieur, ils
+connurent Alep et Damas. Cependant, attentifs à tous les intérêts au
+milieu des croisés, toutes les fois qu'un nouveau maître ou un nouveau
+compétiteur parvient au pouvoir dans une principauté, nous trouvons de
+nouveaux décrets qui confirment et souvent augmentent leurs privilèges.
+Guy, ce roi de Jérusalem sans territoire, leur accorde et leur renouvelle
+des concessions étendues3. Un de ses prédécesseurs avait renoncé pour eux
+à l'alliance des Pisans, et s'engageait à ne pas y rentrer de cinq ans.
+Le marquis de Montferrat ajoute des jardins à leurs possessions de Tyr4.
+Il est à peine mort, Henri de Champagne, qui épousa sa veuve trois jours
+après, succède à peine à la principauté, qu'il renouvelle les privilèges
+des Génois, avec la faculté de bâtir une église dans Tyr et une tour dans
+Acre5.
+
+(1150 - 1190) On voit que la politique ne leur manquait pas plus que
+l'activité. On naviguait, on trafiquait de tout côté, et, dans les années
+plus funestes de guerres et de soulèvements, l'annaliste répète
+volontiers que les vaisseaux marchands allèrent au trafic comme en pleine
+paix. On expédiait partout où la négociation pouvait être profitable. On
+envoyait des flottes partout où leur présence pouvait appuyer les
+ambassades. Un envoyé fut dépêché à Mohadin, roi des côtes d'Afrique, qui
+résidait à Maroc. Ce prince accorda aux Génois la paix et la liberté du
+commerce dans tous ses États. Les droits de douane furent réglés pour eux
+à 8 pour cent, excepté à Bougie où l'on percevait 10 pour cent, dont deux
+étaient restitués à un chancelier que la république y établit,
+arrangement singulier qui associait les Génois aux profits de l'impôt
+levé sur leurs marchands dans un port étranger: ce revenu fut affermé
+dans la suite parmi les ressources du trésor.
+
+(1181) Nous avons déjà parlé d'un traité avec le roi more de Valence en
+11496. Rodoan de Moro conclut une paix de dix ans avec Abon Ibrahim,
+seigneur des Baléares7. Quelques années après (1188), Lecanozze obtint du
+nouveau maître de ces îles des privilèges, avec les concessions d'une
+église, de magasins, de bain gratuit une fois la semaine, exemption de
+certains droits, sauvegarde et réception favorable tant en Espagne qu'au
+pays de Garba en Afrique. L'émir se réserva un seul point, celui de se
+faire justice sur les Génois qu'il trouverait parmi ses ennemis.
+(1200 - 1208) En aucun temps on ne néglige de cultiver les relations avec
+l'Égypte. Rosso della Volta y fit un traité avec Saladin. Les successeurs
+de ce prince furent visités par les hommes les plus importants de la
+république, par Foulques de Castello, par Guillaume Spinola. Le dernier
+avait été demandé par le soudan; lé premier avait rapporté des présents
+considérables en allant solliciter la liberté de quelques prisonniers. On
+ne l'obtint pas, mais on se concilia la tolérance du commerce. C'est
+ainsi qu'après que les chrétiens eurent été chassés de la Palestine, les
+Génois trouvèrent des amis et des liaisons profitables parmi les
+Sarrasins.
+
+(1201) A l'extrémité de la Syrie opposée à l'Égypte, ils obtinrent de
+nouveaux établissements à peu près à la même époque, et avec ces mêmes
+concessions qui constituaient leur colonie de la terre sainte. Des
+princes chrétiens, chassés par les mahométans de la grande Arménie,
+s'étaient retirés dans la petite. Ils avaient enlevé à l'empereur de
+Constantinople plusieurs villes de Cilicie. Ils briguaient la dignité
+royale: les Génois secondèrent, et probablement transportèrent les
+ambassadeurs qui allaient solliciter auprès de l'empereur d'Allemagne le
+titre de roi pour leur maître. Léon, de la famille des Ruppins, obtint en
+effet cette couronne. Ce prince et ses successeurs montrèrent leur
+reconnaissance envers les Génois, en leur accordant le privilège et
+l'autorité du consulat8.
+
+Nous avons vu Gênes cultiver l'amitié de l'empereur de Constantinople et
+recevoir de lui des privilèges aussi magnifiques que lucratifs. Mais
+l'exécution n'avait pas répondu aux promesses: Ami de Morta fut envoyé
+pour la hâter. On demandait les établissements promis et les subsides
+annuels qui avaient été stipulés, et probablement des indemnités pour le
+dommage que l'empereur avait paisiblement laissé porter aux Génois par
+les Pisans. L'ambassadeur, après deux ans d'absence (1170), était attendu
+à Gênes, quand deux délégués de l'empereur y arrivèrent avant lui. Ils
+parlèrent dans les termes les plus choisis de l'amitié de leur maître, et
+ils étalèrent cinquante-six mille perperi qu'il envoyait aux Génois. La
+somme était d'un grand attrait au milieu des embarras du temps; un des
+traits les plus marqués du caractère génois, la méfiance, l'emporta. Il a
+toujours régné dans leur pays un scrupule excessif de porter atteinte au
+moindre droit litigieux: crainte superstitieuse, si l'on peut parler
+ainsi, qui introduit les conseils du légiste dans la politique et dans
+les transactions journalières du commerce. On refusa l'argent tant que
+Morta ne fut pas de retour; on le refusa encore quand, à son arrivée, il
+assura que l'offre des ambassadeurs n'était pas égale au dernier mot de
+leurs instructions. Morta, qui, à ce que raconte l'annaliste, très-bien
+accueilli à Constantinople, en revenait fort riche, y fut renvoyé sur les
+pas des ambassadeurs grecs pour ôter tout malentendu sur la quotité de
+l'indemnité (1180)9. Nous ne savons si l'argent fut recouvré, mais huit
+ou neuf ans plus tard Morta négocia encore un traité avec Alexis Comnène
+qui avait succédé à Manuel. Le procès-verbal de la prise de possession
+des établissements concédés aux Génois et la description des lieux sont
+conservés dans les archives de Gênes. On y trouve aussi les instructions
+données postérieurement à un autre ambassadeur (1201)10: il était chargé
+d'aller demander, avec un peu plus de facilités pour le commerce, un
+rabais sur les droits, et surtout de réclamer justice en faveur des
+Génois créanciers des Grecs. Il lui est imposé, au surplus, de rapporter
+au trésor six cents perperi sur les dons que lui fera l'empereur. Mais
+c'était le temps des sanglantes révolutions d'Alexis III, d'Isaac Lange
+et de l'usurpateur Murzufle. Probablement la négociation n'avança pas, et
+peu après, la conquête des Latins vint renverser toutes choses.
+
+On voit que les hommes qui, consuls ou conseillers, s'occupaient des
+affaires de l'État ne manquaient ni de soin ni de vigilance. Dans une
+année (1163) où il n'y avait pas d'arriéré, le budget de la république se
+montait à six mille huit cent cinquante livres en recette et en dépense.
+La somme était devenue bien médiocre pour le temps et pour la
+circonstance. Quand un délégué impérial vendait son appui pour deux ou
+trois mille livres, il est évident qu'il fallait d'autres ressources. On
+remarque cependant que jamais dans ces temps difficiles un parti
+convenable à la sûreté ou à l'honneur du pays ne manqua faute d'argent.
+La bourse des particuliers suppléait sans difficulté à l'épargne épuisée,
+et c'est ainsi que les richesses privées servaient au bien public. Rien
+n'empêche de croire que, parmi les citoyens opulents, il y en eut de
+généreux, capables de sacrifices désintéressés à la patrie; mais
+communément, il fallait recourir aux emprunts; les prêteurs exigeaient
+des gages; ils s'emparaient des diverses branches des revenus publics
+afin d'assurer leurs remboursements par leurs propres mains.
+
+Quand autrefois la république était bornée aux expéditions maritimes, le
+plus souvent elle n'avait qu'à laisser aux particuliers le soin de s'en
+charger. L'appât des captures espérées suscitait assez d'armateurs
+volontaires et d'hommes qui spéculaient sur le profit à faire en
+s'associant à l'entreprise. Les flottes partaient sans exiger beaucoup
+d'avances du trésor public. Quand on s'étendait davantage, ou quand il
+convenait d'aller établir des croisières qui promettaient peu de profits
+directs, il fallait bien que l'État armât à ses frais. A cette occasion
+commencèrent les emprunts. Le premier qui nous est signalé eut pour cause
+l'expédition d'Almérie; mais le butin de cette ville et celui de Tortose
+surpassèrent la dépense. Toutes les expéditions n'étaient pas si
+lucratives: celles de Grillo aux bouches du Rhône coûta sans produire.
+Mais il n'était pas pour Gênes d'expédition maritime qui pût être aussi
+onéreuse que les moindres mouvements par terre. A leur occasion on voit
+les revenus engagés, alternativement rachetés et réengagés de nouveau.
+L'approche de Barberousse, la construction des murs, la protection donnée
+à Barisone, la diplomatie vénale de l'empereur, exigèrent les plus grands
+sacrifices. Enfin, pour faire la guerre sur terre, il fallait des
+cavaliers; il n'y en avait point à Gênes; on en soldait en Lombardie.
+Pour en fournir promptement aux Lucquois pendant l'alliance, on demandait
+l'assistance des marquis et des comtes de la Ligurie: ils arrivaient
+avec leurs suivants; or ces nobles auxiliaires ne servaient ni
+gratuitement, ni à peu de frais. Une de ces convocations, qui devint
+inutile, endetta la république de 3,000 livres.
+
+On levait des collectes imposées sur les citoyens. Nous ne savons quand
+on commença à recourir à cette ressource; mais nous la trouvons annuelle
+dès 1165. L'impôt devint permanent, sa quotité resta variable; le plus
+souvent elle était de 6 deniers par livre (deux et demi pour cent);
+quelquefois elle fut de 8 deniers (trois et un tiers) et au delà. On
+n'explique pas si c'est sur le revenu ou sur le capital de chacun.
+L'annaliste avertit quelquefois que la collecte est indépendante de la
+taxe des vaisseaux. On trouve aussi des années où le droit de douane est
+élevé à 3 deniers par livre sur la valeur des marchandises importées et
+de 9 deniers sur les exportations (1169). Dans certaines occasions on
+essaye de soumettre à la collecte Savone et Noli, sous le prétexte que
+ces villes sont de la compagnie de la commune de Gênes. Ces impositions
+devaient servir à l'amortissement des emprunts et au retrait des revenus
+engagés. Et telles étaient, après tout, les ressources d'une république
+mal dotée, mais riche en citoyens opulents, que, la guerre de Pise
+terminée (1185), quand la paix de Constance laissa respirer l'Italie
+(1186), en deux années les consuls payèrent les deux moitiés de la dette
+entière et libérèrent les revenus publics. Les embarras pécuniaires
+étaient plus faciles à faire disparaître que les factions à éteindre et
+leurs violences à contenir.
+
+
+LIVRE TROISIÈME.
+DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC
+II.
+1160 - 1237.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Établissement du podestat.
+
+En recherchant la situation du pays aux premiers moments du gouvernement
+échu à la noblesse, le vieux historien Caffaro nous sert encore de guide.
+Dès la troisième année de la nouvelle compagnie jurée en 1157, et à
+laquelle nous avons cru pouvoir rapporter l'établissement aristocratique,
+il nous dit, sans détailler les événements, sans nommer personne, que les
+citoyens étaient en violente inimitié, mais que le consulat veilla si
+bien qu'ils n'osèrent entreprendre ni combat, ni voies de fait. L'année
+d'après (1161), la vigilance des consuls, tournée à remettre la paix dans
+la ville, leur inspira d'exiger des parties contendantes la promesse
+qu'on ne se livrerait point aux rixes accoutumées, et que nul ne
+commencerait des querelles. Dans le serment étaient stipulées de fortes
+peines en cas de contravention, et, dit l'historien, ceux qui, au mépris
+de cet engagement, prirent les armes ou insultèrent quelque membre de la
+compagnie payèrent, l'amende (1163): ils résistaient; mais on les y
+forçait en abattant leurs maisons et leurs tours, quand ils tardaient à
+donner satisfaction. La dernière année où Caffaro écrit encore, il loue
+les consuls d'avoir entretenu la concorde en défendant et en réprimant
+toute violence, surtout en se débarrassant des instruments de ces
+méfaits. Depuis plusieurs années les brigands et les sicaires avaient
+pullulé dans Gênes; le gouvernement les fit rechercher: un grand nombre
+fut arrêté et jeté à la mer. Alors on respira. Ce qui restait de fauteurs
+de crimes, découragé, se tint en repos tout le temps de ce consulat. Tel
+est le tableau que nous laisse, en prenant congé de nous, l'écrivain qui
+avait célébré la concorde publique florissant sous le nouvel ordre de
+choses.
+
+La cause des troubles à ce moment était-elle dans l'opposition des
+populaires dépouillés de leurs droits par les nobles? Cela ne semble pas
+être, du moins encore; ce sont des tours que l'on rase pour punir ceux
+qui troublent la paix. Quand l'histoire nomme les combattants, ce sont
+des nobles. Si elle parle du peuple, il ne paraît qu'à la suite des chefs;
+ou, plus souvent, il se montre appuyant le consulat, et prêtant la main
+pour forcer les nobles rivaux à se désister des voies de fait. Car toutes
+ces dissensions procédaient par la prise d'armes, la guerre intérieure.
+
+Quand des nobles ont pris le pouvoir pour eux seuls, entre eux leurs
+dispositions jalouses sont entretenues de jour en jour par les intrigues
+de la candidature, par le choc des intérêts matériels, chacun prétendant
+bien que le moindre avantage de sa position soit de faire pencher sous le
+poids de son crédit la balance de la justice. De là les injures
+réciproques: l'esprit de famille devient au dehors un esprit de haine et
+de vengeance; les alliances de parenté se changent en faction, et quand
+les circonstances extérieures présentent deux partis qui divisent le
+monde politique, le choix fait par les uns jette nécessairement les
+autres dans la direction opposée.
+
+Deux familles ambitieuses et alliées tendaient ensemble à se saisir de la
+prépondérance. C'étaient les Castello et les Volta. Ouvertement dévoués à
+la faction impériale avant qu'elle s'appelât gibeline, ils sont parties
+principales dans toutes les commotions civiles. Souvent ils bravent les
+magistrats et provoquent la répression; et cependant on les voit, chaque
+année, chargés de négociations ou de commandements importants. On les
+trouve presque sans interruption sur les tables consulaires de la
+république; et, chose notable, toutes les fois que leurs noms y
+paraissent, ils sont à la tête de la liste. Foulques de Castello va
+bientôt marquer parmi les siens; c'est le premier individu que nous
+pouvons surprendre au milieu des menées d'une ambition flagrante.
+
+Une cérémonie publique met en présence Foulques de Castello et Roland
+Avocato, membre d'une autre famille puissante. Ils sont l'un et l'autre à
+la tête de nombreux suivants. S'il y avait quelque opposition politique
+entre eux, on l'ignore: mais une rixe s'éleva entre les deux cortèges;
+l'annaliste la représente comme accidentelle et due à l'insolence de
+quelques jeunes gens. N'était-ce pas plutôt l'occasion saisie par deux
+rivaux de se braver, de se heurter, de se combattre? Car ils étaient en
+force et en armes. Les archers de Volta tuèrent le fils d'Avocato et avec
+lui deux autres nobles. La république en fut bouleversée. Peu de temps
+après, Marchio Volta, alors consul, paisiblement retiré à sa campagne au
+temps des vendanges, fut massacré par une bande de misérables sicaires.
+On reconnut la main qui les conduisait, c'était la vengeance d'Avocato.
+Ce fut, dit l'annaliste, le réveil de ce furieux esprit de discorde qu'on
+croyait endormi pour jamais; ce fut le signal de six ans de guerre
+civile et de dommage pour la patrie.
+
+(1165) Chaque parti, chaque famille avait ses clients; et quand les chefs
+auraient voulu la paix, la scélératesse de leurs suivants l'aurait
+rompue. On faisait renouveler, tous les ans, quelques serments de
+concorde, et du moins on jurait des trêves. Quand on l'avait obtenu, ce
+serment procurait quelque répit dont les consuls profitaient pour
+expédier les galères aux destinations que demandait la guerre. Mais les
+troubles reprenaient bientôt. La république, dit l'historien, était en
+lambeaux, tous lui causaient des maux, nul ne pensait à son bien.
+
+Enfin des consuls, plus fermes que leurs prédécesseurs, se procurèrent au
+dehors deux cents clients qui reconnaissaient exclusivement leurs ordres.
+Ils les armèrent et les conduisirent aux maisons des Volta et des
+Castello; ils les y établirent en garnison malgré la résistance des
+maîtres; puis ils assemblèrent le peuple. Le serment que, pour cette
+fois, ils exigèrent des principaux citoyens exprima l'obligation de
+porter leurs querelles au consulat pour en ordonner paix ou guerre; le
+reste de l'assemblée jura de prêter main-forte contre quiconque
+résisterait.
+
+Fort de ce soutien, on appela les chefs des partis et on leur proposa la
+médiation des consuls pour faciliter entre eux une réconciliation. Ils
+refusèrent, et demandèrent qu'avant tout les griefs réciproques fussent
+débattus. En consentant à les entendre, les consuls se formèrent en
+tribunal et donnèrent audience aux causes. On rejeta d'abord les
+plaidoyers écrits que les parties prétendaient produire. On en vint à la
+franche explication des raisons de chacun. Les juges s'étaient promis de
+se montrer impassibles pendant cette longue discussion. Le jour se
+consuma à entendre les parties; la nuit presque entière se passa à
+délibérer. On fixa les points de la controverse. On reconnut un nombre
+d'offenses capitales, qui méritaient le combat judiciaire: on examina
+s'il fallait l'exiger. Avouer qu'on reculait devant ce parti rigoureux
+eût donné la mesure de trop de faiblesse dans le gouvernement. La
+sentence ordonna que les querelles seraient vidées par six duels qui
+furent appointés parmi les acteurs principaux des scènes passées. C'est
+sur la violence du remède que l'on compta pour en faire désirer de plus
+doux. On fit sur-le-champ afficher la sentence, l'archevêque fut averti
+de cette grave résolution. Tandis que les femmes et les enfants des
+champions désignés couraient en larmes auprès des consuls, les
+suppliaient de rétracter ce jugement homicide, le pasteur, répondant sans
+doute à l'intention secrète du gouvernement, rassemblait tous ses
+prêtres, et, faisant retentir les cloches sans attendre le jour pour
+mieux frapper les esprits au milieu des ténèbres, appelait l'assemblée et
+l'assistance du peuple entier comme en une calamité publique. Ceux qui
+accoururent trouvèrent les cendres du saint Jean-Baptiste exposées, les
+saintes croix, bannières ordinaires des fidèles, dressées aux portes de
+l'église, le clergé dans le plus grand appareil en prières, les familles
+intéressées en émoi. L'archevêque éleva sa voix vénérable et somma les
+consuls et fous les citoyens de s'opposer à l'effusion du sang. Les
+consuls rappelèrent ce qu'ils avaient fait pour être dispensés d'ordonner
+le combat. Une renonciation volontaire, le sacrifice des outrages
+réciproques pouvait seul maintenant, mais pouvait encore arrêter le cours
+de l'impassible justice. Le peuple entier l'exigea en témoignant son
+horreur des duels. Des parties, celles qui étaient présentes cédèrent à
+ce voeu, mais les principales s'étaient tenues absentes. On courut
+chercher Roland Avocato, celui dont le fils avait péri le premier. Quand
+il apprit qu'on lui demandait de se départir de la vengeance de ce
+meurtre, il déchira ses vêtements, il se jeta sur le seuil de sa maison,
+protestant qu'il n'en sortirait pas. Il évoqua son fils et les victimes
+de son parti; mais on ne le quitta point; l'archevêque, le clergé en
+procession, vinrent lui présenter la croix et l'Evangile. Entraîné par
+cette sorte de violence, conduit au milieu de l'église, pressé de
+supplications et d'exhortations religieuses, il céda enfin et promit
+d'obéir à ce que les consuls exigeaient. Foulques de Castello, alors
+mandé, répondit avec modestie que les magistrats de la patrie étaient ses
+maîtres, que son voeu était d'exécuter leurs ordres, mais qu'il les
+suppliait de l'excuser s'il ne le pouvait sans l'aveu de son beau-père
+Ingon della Volta. Sur cette réponse on se rendit dans le même appareil
+chez celui-ci. Le beau-père et le gendre se laissèrent conduire à
+l'église, et, après quelque résistance, ils cédèrent à leur tour. Le
+pardon réciproque fut prononcé, juré, confirmé par le baiser de paix. Les
+autres parties suivirent sans hésiter l'exemple de leurs chefs, et de
+solennelles actions de grâces, entonnées par l'archevêque au pied des
+autels, terminèrent cette scène religieuse et patriotique à laquelle il
+ne manqua que la sincérité.
+
+A l'ombre des grandes querelles, les animosités privées s'étaient donné
+carrière. Toutes les passions sordides et violentes, instruments dont les
+parties se servaient, travaillaient pour leur propre compte aux dépens de
+la sécurité et de la propriété. Les clients, dont les hommes puissants se
+faisaient suivre, étaient surtout les habitants des domaines que ceux-ci
+possédaient autour de la ville ou sur les autres points du territoire.
+Mais des paysans, des montagnards, ainsi formés à exécuter les vengeances
+de leurs maîtres, se familiarisaient avec les meurtres et prenaient goût
+aux pillages. Ils se rendaient redoutables à ceux mêmes qui les avaient
+excités.
+
+Bientôt ce sont les familles des Vento et des Grillo qui sont en guerre.
+A peine l'autorité leur a fait poser les armes, ces mêmes Grillo sont
+coalisés avec Foulques de Castello qui reparaît pour livrer un furieux
+combat aux de Turca ou Curia (une même famille est désignée sous ce
+double nom). C'est évidemment ici la lutte de l'ambition. Lanfranc della
+Turca, suivi d'une bande de sicaires, assassine Angelo de Mari, consul en
+fonction. Cet attentat excite l'indignation et l'horreur: les populaires
+comme les nobles prêtent la main aux consuls pour venger leur collègue:
+on poursuit les meurtriers: ils fuient et l'on prononce leur
+bannissement; on dévaste leurs maisons, on démolit leurs tours: enfin
+tandis qu'un légat du pape vient prêcher la concorde et opère quelques
+raccommodements, les Vento rompent avec les Volta naguère leurs alliés;
+ils se livrent une bataille sanglante sur les places publiques. La cause
+de ce trouble ne nous est pas cachée cette fois, c'est la jalousie des
+prétentions au consulat; c'est pour ce prix que se divisent ceux qui
+s'étaient unis contre les autres concurrents.
+
+(1190) Ces désordres étaient devenus intolérables. C'est alors qu'on
+insinua aux citoyens paisibles, aux hommes impartiaux, la pensée
+d'enlever à tous les prétendants, sans distinction, ce consulat trop
+envié. Ceux dont l'ambition n'était pas assez accréditée pour le disputer
+connivèrent au projet de suspendre cette magistrature. Quant à la faction
+opposée aux Volta, contente de faire tomber de leurs mains le pouvoir
+qu'elle n'avait pu s'assurer pour elle, elle se donnait l'apparence de
+sacrifier ses propres prétentions et de se soumettre à un remède qui
+était au fond son ouvrage. On proposa donc de conférer à l'avenir
+l'autorité et la majesté du gouvernement à un magistrat unique qu'on
+élirait chaque année sous le nom de podestat1 et qui serait
+nécessairement étranger. Cette singulière invention d'aller chercher
+ailleurs un gouverneur et des juges afin d'éviter les jalousies des
+candidats nationaux et la partialité des compatriotes, s'était déjà
+répandue en Italie depuis les institutions analogues imposées par
+Barberousse. Mais elle devait répugner à la défiance de Gênes, à ses
+sentiments de fierté, d'indépendance, de nationalité, si l'on peut parler
+ainsi. Il fallait, pour la faire admettre, toute l'importunité, tout le
+dommage de ces tumultes journaliers où un petit nombre de prétentions
+blessaient toutes les autres et troublaient la sécurité de la masse. Mais
+il fallut aussi, pour que cette mesure pût être prise, que le prétendant
+le plus ambitieux, Foulques de Castello, fût absent. Il était parti pour
+voler au secours de Ptolémaïs. Une circonstance nous fait connaître que
+la révolution était faite contre lui et les siens. Ses deux fils et son
+neveu, ayant épié les consuls qui allaient sortir d'exercice, les
+assaillent à la tête d'hommes armés, et massacrent Lanfranc Pevere, l'un
+d'eux. La ville est remplie de troubles. Le podestat élu, appelé et
+installé à la hâte, rassemble le peuple et lui demande s'il veut qu'un
+tel forfait reste impuni. Il appelle l'assistance des gens de bien; on
+s'arme; il marche à la tête de cette foule. On fait le siège de la maison
+de Foulques. Ce redoutable château est pris et ruiné de fond en comble:
+les meurtriers du consul se sauvent par la fuite: tels furent les
+auspices sous lesquels s'installa le régime des podestats. On doit juger
+par là si c'est avec fondement que le rédacteur des chroniques a pu
+assurer que cette institution fut unanimement résolue. Au reste, en
+recourant à cette innovation (1190), le parlement avait déclaré que le
+consulat n'était pas abrogé, mais seulement suspendu. On semblait n'avoir
+voulu donner à la république en désordre qu'une sorte de dictature
+temporaire. Cependant quand cette innovation eut acquis quelque
+consistance, on la constitua avec des règlements qui en supposaient la
+continuité2. Le podestat était déclaré gouverneur politique et militaire.
+La présidence des conseils lui était dévolue; il exerçait le pouvoir
+exécutif et la police coercitive. L'autorité de la justice criminelle
+était en ses mains. Les consuls des plaids étaient conservés et maintenus
+dans leur juridiction pour les affaires civiles seulement, encore paraît-
+il qu'en certains cas leurs sentences pouvaient être révisées par le
+podestat3.
+
+Son élection était confiée à trente notables; leurs choix ne pouvaient
+porter que sur un absent. Ce devait être un chevalier distingué dans les
+armes, ou un docteur, jurisconsulte de haute réputation. On devait le
+prendre dans une ville amie. Aussitôt le choix des électeurs déclaré,
+deux délégués partaient pour aller le notifier à l'élu. S'il acceptait la
+dignité offerte, les ambassadeurs recevaient son serment solennel en
+présence du conseil de sa propre ville. Il était tenu de donner une
+caution pour garantie spéciale de la promesse de remettre le pouvoir le
+jour même où expirerait l'année de sa charge, de se soumettre à un
+syndicat où son administration serait jugée, et de s'éloigner aussitôt
+l'absolution obtenue. En venant à Gênes il ne pouvait y introduire ni
+femme, ni enfants, ni frères. Son cortège et sa maison étaient de vingt
+personnes, y compris trois chevaliers et deux jurisconsultes, tous cinq
+étrangers comme lui, pour lui servir les uns de lieutenants, les autres
+d'assesseurs ou de vicaires. Toute sa suite devait repartir après ses
+fonctions finies: ceux mêmes de ses compatriotes qui se trouvaient à
+Gênes devaient en ressortir avec lui.
+
+Mais, tandis qu'on donnait ainsi des règlements à cette sorte de
+gouvernement comme à un ordre stable, d'année en année on eut
+alternativement des podestats ou des consuls. Nous pouvons bien croire
+que ce n'est qu'au gré des factions qu'on variait ainsi. Quand Foulques
+de Castello et les siens dominaient, sûrs du consulat ils le faisaient
+rétablir et ils ne souffraient pas qu'un étranger fut appelé pour leur
+mettre un frein. Quand les autres nobles étaient en état de résister au
+crédit de ces puissants adversaires, ils exigeaient la nomination d'un
+podestat. Ce régime fut maintenu le plus souvent et le plus longtemps
+quand la couleur dominante du gouvernement était guelfe: sous
+l'influence de la cour de Rome on prenait les podestats dans les villes
+de la ligue lombarde; mais Castello, engagé dans la faction opposée, en
+insistait d'autant plus pour le consulat, qui d'ailleurs lui convenait si
+bien.
+
+(1202) Cependant, une année, par un exemple unique, on voit un podestat
+génois contre la condition principale de l'institution, et ce Génois
+n'est autre que Foulques lui-même. L'annaliste enregistre ce nom comme il
+a écrit tout autre aux années précédentes. Il n'accompagne d'aucune
+réflexion ce fait singulier, ce pas évidemment tenté vers l'usurpation.
+Une émeute avait précédé cette nomination inconstitutionnelle: mais
+l'année suivante, on nomme un podestat étranger. Nous ignorons sa patrie
+et par conséquent le parti qui l'a choisi; mais après lui on retrouve
+plusieurs consulats de suite, les Volta et les Castello y ayant toujours
+la part principale, et l'on ne retourne aux podestats que lorsque de
+nouvelles combinaisons extérieures altérèrent l'équilibre des factions.
+À l'institution des podestats (1190), ceux des six premières années
+gouvernaient seuls et sans contrepoids; ce fut seulement à la septième
+nomination (1196) que l'on se ravisa, et que les correcteurs de lois
+firent imposer aux podestats des adjoints ou conseillers qu'on appela
+d'abord recteurs. C'était un conseil qui devait concourir à la direction
+des affaires. Il ne paraît pas qu'avant cela les consuls eussent de
+pareils assistants; réunis, ils étaient eux-mêmes le conseil de la
+république, et l'on ne voit pas d'intermédiaire entre eux et le parlement
+ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut
+représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui
+donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est
+ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre
+des affaires publiques.
+
+
+CHAPITRE II.
+Henri VI.
+
+L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la
+pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de
+l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait
+tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de
+Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume
+son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder,
+de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord
+sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les
+flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes
+lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu.
+L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était
+procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux
+dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner
+sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des
+Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une
+forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands
+privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche
+province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des
+deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père.
+Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés
+des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre.
+Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux
+bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies
+avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant
+lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à
+repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au
+moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile
+aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les
+esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout
+en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri
+vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux
+Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons
+l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui
+en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours
+il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines
+de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains.
+
+Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité
+ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les
+Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait
+si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en
+Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle.
+
+Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu
+arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait
+enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient
+été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces
+affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la
+mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la
+Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties
+remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait
+réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de
+Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le
+sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois
+personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à
+l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva
+une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent
+l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux
+avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient
+réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara
+de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer.
+Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les
+opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une
+réconciliation.
+
+L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus
+invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les
+Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri.
+Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer.
+Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils
+s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à
+Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour
+capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition,
+réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons
+et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses
+engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir
+les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin
+elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole,
+le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la
+mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime
+représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires
+régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire,
+irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les
+ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien
+en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se
+répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des
+privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne
+veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le
+titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de
+ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers
+d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux
+quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à
+Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant
+qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour
+l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les
+violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de
+gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant
+de quelques années sur leur usage.
+
+C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de
+la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions
+italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le
+mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient
+semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique,
+officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se
+trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la
+république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces
+méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins.
+Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques.
+
+Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore
+en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue.
+Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme
+l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments
+génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour
+débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les
+déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise
+répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas
+pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme
+les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition
+commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes
+n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On
+débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois
+résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin
+d'en augmenter les fortifications.
+
+Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois,
+faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas
+que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée.
+L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent
+aussitôt. Ils apportaient l'instrument du traité fait entre Henri et la
+commune, et ils commencèrent à en lire les clauses devant lui. Il
+interrompit la lecture; elle était fort inutile, dit-il, il savait par
+coeur le contenu de l'acte, et d'ailleurs il en possédait la copie.
+Entendait-on venir plaider contre lui avec ces papiers? Il ne pouvait
+rien donner aux Génois en Sicile. Il n'irait pas partager son royaume
+avec eux; mais s'ils voulaient conquérir celui d'Aragon, il consentirait
+à les aider, et il leur laisserait la conquête entière. Les députés
+prirent cette offre pour une nouvelle insulte. Ils se retirèrent plus
+aliénés que jamais. Henri passa en Allemagne. Gênes persista dans
+l'alliance lombarde et prit chez elle ses podestats (1196). C'est à cette
+époque que les correcteurs des lois réglèrent qu'à ce gouverneur seraient
+adjoints, sous le nom de recteurs, huit nobles, quatre de chacune des
+grandes divisions de la ville, la cité et le bourg.
+
+La ville s'était remplie de voleurs, de sicaires. En une même nuit ils
+furent enlevés; on trancha la tête à quelques-uns; on creva les yeux à
+tout le reste. Le podestat entreprit aussi de faire la guerre à ces
+forteresses domestiques dont les citoyens puissants avaient hérissé la
+ville, à ces tours de hauteur démesurée qui donnaient à leurs
+propriétaires l'avantage d'écraser au loin leurs ennemis. Une ancienne
+loi, dont les magistrats promettaient l'observation chaque année, ne
+permettait aux tours que quatre-vingts pieds d'élévation; et cette
+mesure donne à la fois pour l'époque celle des ressources de l'art de
+bâtir solidement et l'idée de l'état hostile dans lequel vivaient les
+habitants2. Ce serment n'avait jamais été tenu. Le podestat le prit à la
+lettre. Il alla lui-même, avec les forces dont il disposait, faire
+abaisser ce qui dépassait la mesure légale. Nous ne savons pas si cette
+sévérité fut impartiale; mais celle qu'il déploya bientôt par des moyens
+semblables pour soutenir une loi de parti, enfanta de nouvelles haines et
+de nouveaux troubles. Depuis que la république s'était soustraite à
+l'alliance de l'empereur Henri, elle avait défendu à ses citoyens de
+fréquenter le royaume de Sicile. Cette défense était très-défavorable à
+leur commerce, elle blessait surtout ceux des nobles qui s'étaient
+adonnés au parti impérial, les mêmes sans doute que nous avons vus
+accusés de conseiller Henri au préjudice de leur patrie. Cette loi fut
+donc méprisée par eux. Ils dirigèrent leurs vaisseaux sur la Sicile, et
+le podestat entreprit de les en punir. Ido Mallon, noble navigateur,
+arrivait dans le port avec un navire richement chargé. Le débarquement
+lui en fut interdit. Il n'en tint compte; il mit ses marchandises à
+terre, d'abord secrètement, bientôt ouvertement et à main armée. Le
+podestat assemble le peuple à cri public, marche contre le réfractaire,
+fait démolir sa maison, et, de peur d'être accusé de s'en approprier le
+pillage, fait porter tout ce qui s'y trouve de précieux sur la place
+publique en plein parlement, et de là au fisc. Quant aux autres nobles
+passés en Sicile malgré les inhibitions, le podestat suivit à leur égard
+cette manière de procéder qui paraît lui avoir été propre; il rasa leurs
+maisons et leurs tours (1197). L'un d'eux, Nicolas Doria, revint et tenta
+de se venger sur la personne du podestat; mais les autres membres de
+cette puissante famille intervinrent. Nicolas Doria, peu après,
+commandait une flotte de la république au Levant (1201); il avait fait le
+traité avec Léon, roi d'Arménie, et rapportait à la commune de Gênes plus
+de mille cinq cents livres en argent et en pierres précieuses. Il est
+probable que cette mission avait été une sorte d'honorable exil après sa
+violente tentative.
+
+Les populations du territoire que Gênes considérait comme son État ne
+donnaient pas moins d'inquiétude que les troubles internes. Nous ne
+savons si c'est aussi la querelle générale des deux grands partis de
+l'Italie qui les agitait; mais à cette époque oh vit de moment en moment
+et tour à tour les bourgs de la Ligurie soulevés (1198), en état de
+résistance et de guerre (1199). Chaque podestat pendant son exercice se
+trouve obligé de marcher contre ces réfractaires (1204). La manière de
+procéder, en ce cas, est de dévaster le pays, de couper les arbres, de
+ruiner les habitations autour des lieux qu'on ne peut entièrement
+soumettre. Là où l'on pénètre on lève des contributions, on prend des
+otages, et l'on impose des amendes. En un mot, Gênes est la plus forte,
+mais elle s'entoure de voisins de plus en plus ennemis, et si elle les
+compte pour des sujets, elle ne peut ignorer combien leur foi est
+douteuse. Ceux que les poursuites ou les menaces font sortir de leurs
+foyers se font pirates sur la côte et troublent le commerce. Il faut
+prendre soin de les détruire, et la république n'y réussit pas toujours.
+Bientôt les émigrés de la ville même firent en grand cette guerre de
+corsaires.
+
+Dans les expéditions du podestat, outre les gardes, serviteurs ou clients
+qu'il s'était attachés, il faisait marcher comme fantassins les hommes en
+état de porter les armes tant de la ville que de la banlieue. Mais
+surtout les chevaliers de Gênes se rangeaient à sa suite. C'est ici qu'on
+en parle pour la première fois. Jadis on requérait ou l'on invitait à
+grands frais les seigneurs châtelains, vassaux ou amis de la république.
+Mais l'économie et la méfiance tout à la fois avaient conseillé d'avoir
+dans Gênes même le moyen de suppléer ce secours étranger. On avait formé
+un corps de plus de cent chevaliers parmi les jeunes gens le plus en état
+de s'adonner à l'exercice militaire et les moins engagés dans d'autres
+carrières, afin qu'ils fussent prêts à marcher à toute heure. A cette
+époque où combattre à cheval était, chez les autres nations, le privilège
+et la marque de la noblesse, nous pensons que l'institution des
+chevaliers de Gênes fut ce qu'elle était ailleurs. L'annaliste, pour en
+relever l'éclat, la représente comme un retour aux nobles usages de leurs
+aïeux, et si ce n'est là qu'une supposition, c'est la preuve de
+l'importance attachée alors à cette chevalerie. Elle fut certainement
+composée des nobles en état d'y prendre part, et il se peut qu'elle ait
+servi à faire quelques nobles nouveaux. Précisément à cette époque nous
+savons que la ville de Narbonne, alliée de Gênes, se maintenait dans la
+possession de donner à ses bourgeois la ceinture militaire, c'est-à-dire
+l'ordre de chevalerie, en un mot, la noblesse. Il n'y aura pas eu plus de
+scrupule à Gênes, qui déjà avait fait des nobles de ses magistrats.
+Quelques années plus tard la commune de Gênes arma chevalier le fils du
+noble Hubert de Montobbio, probablement un Fiesque. Quoi qu'il en soit,
+les chevaliers de Gênes et la part qu'ils prennent aux excursions de la
+force publique sont souvent mentionnés pendant quelques années, après
+quoi l'on cesse d'en parler. La guerre maritime répandit toujours plus
+d'éclat dans ce pays que la guerre de terre. Cependant il ne tarda pas à
+fournir des stipendiaires aux étrangers; et probablement les capitaines
+génois de ces compagnies d'archers qui servirent en Angleterre et en
+France ne négligèrent pas de se décorer du grade de chevalerie.
+
+(1202) La plus importante des soumissions extérieures obtenues à cette
+époque de notre histoire est celle des marquis de Gavi. Les seigneurs de
+ce nom, deux frères et leurs neveux fils d'un troisième, abandonnèrent à
+la république leur château, leurs domaines et tout ce qu'ils possédaient
+à Gavi, y compris les droits attachés à leur seigneurie, sous la réserve
+seulement de la moitié du péage qui se levait au défilé de la Bochetta
+que Gavi domine. Ils reçurent de la commune de Gênes pour cette cession
+3,200 livres en argent; et, pour en porter le prix à 4,000 livres, il
+fut établi, avec le consentement des villes de Lombardie intéressées à
+l'usage de ce chemin, un droit extraordinaire et temporaire sur les
+passants qui durerait jusqu'à ce qu'il eût rendu les 800 liv. dues encore
+aux marquis. De leur personne, non-seulement ils jurèrent à Gênes la
+compagnie et le domicile, mais ils se soumirent à ne pas se remontrer
+plus de trois fois par an dans les environs de leur ancienne seigneurie.
+On ne voit pas que ces nouveaux hôtes aient pris de l'ascendant à Gênes.
+Leur nom ne paraît pas, soit dans la liste des consuls, soit parmi les
+conseillers. Seulement on trouve, cinquante ans plus tard, un des marquis
+de Gavi au nombre des nobles commissaires chargés de la rédaction des
+annales; et c'est tout ce qu'on en sait.
+
+
+CHAPITRE III.
+Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
+
+L'empereur Henri était mort. En Allemagne deux compétiteurs se
+disputaient la couronne impériale. Celle de Sicile fut dévolue à
+Frédéric, enfant que Henri laissait au berceau. Constance, veuve de
+l'empereur, ne survécut pas longtemps à son époux, et en mourant elle
+légua la tutelle de son fils au pape Innocent III; mais le sénéchal
+Marcuard occupait le royaume et le gouvernait à son gré.
+
+La querelle des Génois avec le gouvernement sicilien n'était pas finie.
+Il y eut cependant quelques rapprochements d'après lesquels les rapports
+commerciaux reprirent leur cours, et la république cessa de prohiber à
+ses citoyens la fréquentation de la Sicile. Mais les Génois n'avaient pas
+oublié que Henri leur avait promis Syracuse et ils cherchaient l'occasion
+de se faire justice sur cette promesse; la guerre pisane en fournit le
+moyen.
+
+Cette guerre se poursuivait sur la mer; à chaque saison on entreprenait
+de nouvelles croisières. Une flotte partie de Gênes se donna rendez-vous
+avec les galères que l'automne ramenait de Syrie et d'Égypte. La réunion
+se fit sur l'île de Candie. Un aventurier, Henri le pêcheur, comte de
+Malte, se réunit aux Génois. Tous ensemble allèrent assiéger Syracuse
+sous prétexte d'en chasser une garnison pisane qui y dominait, et d'y
+rétablir l'évêque qu'elle en avait expulsé. L'on occupa la ville. La
+possession en fut prise au nom de la commune de Gênes, et, sous son
+autorité, les chefs de l'expédition en nommèrent comte Allaman della
+Costa que l'annaliste qualifie de brave et excellent ami des Génois1,
+mais qui, par le reste du récit, semblerait Génois lui-même. Une étroite
+alliance s'établit entre ce nouveau seigneur et le comte de Malte. Leurs
+courses maritimes se firent en commun. Syracuse fut le point d'appui de
+celles des Génois. En partant de ce port on allait au-devant des galères
+qui retournaient du Levant. On rassemblait ainsi des flottes formidables.
+Le comte Henri en fut nommé commandant, et, après plusieurs exploits, il
+se servit de ces forces pour s'emparer de Candie2 et pour s'en faire
+souverain. Mais cette propriété fut disputée par les Vénitiens3, et les
+suites de cette entreprise donneront bientôt un aliment tout nouveau à
+notre histoire. Les Génois ne furent d'abord mêlés à la querelle que
+comme simples auxiliaires. Le comte leur demanda des secours; ils lui
+accordèrent des galères, des hommes, beaucoup de vivres et de l'argent.
+Cependant, après quelques pertes réciproques, Gênes désira 1a suspension
+d'hostilités qui retombaient sur le commerce. Leur trêve avec les
+Vénitiens fut jurée pour trois ans. La république obligea le comte de
+Malte à y souscrire: on ne l'obtint pas sans difficulté.
+
+Ainsi s'était compliquée la querelle avec les Pisans. Il fallait la
+soutenir non-seulement sur les côtes de la Ligurie et de la Toscane, mais
+en Sicile, vers le Levant, dans les eaux de la Sardaigne, de la Corse, de
+la Provence, de l'Espagne. Soit que ces croisières fussent l'occasion
+d'actes peu agréables aux neutres, soit que d'autres causes les
+aliénassent, les Génois paraissent avoir été partout traités, à cette
+époque, avec peu de faveur.
+
+(1212) Le roi d'Aragon se comportait généralement en ennemi; et comme son
+pouvoir et celui de son frère, comte de Provence, s'étendaient alors
+jusqu'à Nice, c'était pour Gênes un mauvais voisinage. Cependant les
+Marseillais avaient déjà fini ou ajourné leurs anciennes querelles avec
+les Génois par un procédé singulier. Hugues de Baux, suivi de dix
+gentilshommes de son pays, se présente dans le port de Gênes et vient
+proposer de faire la paix. Cette démarche noble, la considération due à
+de tels ambassadeurs font accepter leur offre sans autre délibération, et
+la paix est conclue pour vingt et un ans.
+
+(1215) Nice secoue en ce moment le joug des Aragonais et recherche une
+étroite alliance avec Gênes. Ses députés viennent jurer la compagnie de
+la commune génoise, et s'y associent pour la guerre et pour la paix, se
+soumettant à leur part de contribution dans les levées d'hommes et
+d'impositions maritimes. Le château enlevé aux Aragonais fut livré à
+Hubert Spinola, consul de Gênes; mais cette occupation ne fut pas de
+longue durée.
+
+Avec les Pisans les hostilités étaient mêlées de trêves. Tour à tour les
+empereurs d'autorité, les papes dans l'intérêt de leur influence,
+réclamaient le droit de juger ou de concilier les deux républiques4. Les
+abbés de quelques monastères situés à la frontière des deux territoires,
+gens révérés des deux côtés, provoquaient des rapprochements. Ils
+obtenaient que l'on compromît entre leurs mains; ils portaient des
+sentences arbitrales, ils faisaient donner des baisers de paix, et au
+même moment les parties réconciliées s'accusaient de mauvaise foi; enfin
+on se retrouvait toujours en état de guerre.
+
+(1211) On n'était pas ainsi avec Pise sans avoir à craindre les
+fluctuations et les perfidies de la politique des seigneurs feudataires
+voisins des deux États. Les puissants marquis de Malaspina étaient
+surtout redoutés. Le propriétaire du château de la Corvara l'avait vendu
+à Gênes. Cette transaction déplut aux Malaspina. Après quelques mois
+d'hostilité ils acceptèrent une somme pour se désister de leur opposition
+et souscrivirent la cession la plus authentique et la plus ample de tous
+leurs droits sur la Corvara. Mais, à leur instigation, le fils du premier
+vendeur y rentre par surprise (1216), et leur livre immédiatement le
+château. Les Malaspina n'hésitent pas à se mettre en possession de ce
+qu'ils avaient solennellement abandonné. Nouvel armement pour les chasser
+de cette place usurpée. Ils en sont quittes pour faire une fois de plus
+ce qu'ils ont fait si souvent, ils jurent obéissance à la république et
+soumission à ses jugements (1218).
+
+De l'autre côté du territoire, la république reçut (1214) d'Othon,
+marquis de Caretto, l'abandon de certaines terres et les lui rendit en
+fief sous serment de fidélité. Foulques de Castello prit ensuite (1215)
+un parti vigoureux pour mettre une barrière entre Nice et Vintimille.
+Pendant un de ses consulats, il conduisit trois galères où montèrent un
+grand nombre de nobles avec lui. Elles étaient accompagnées de bâtiments
+de transport, chargés d'ouvriers et de matériaux de toute espèce. Le
+convoi débarqua sur le rivage de Monaco, pays que la république
+prétendait compris dans les concessions de l'empereur Henri IV. Sur ce
+promontoire élevé au-dessus de la mer, on traça une forteresse défendue
+par quatre tours entourées d'un rempart. On se mit incessamment à
+l'ouvrage. Foulques ne rembarqua qu'après avoir vu les murailles à
+trente-cinq pieds au-dessus du sol.
+
+(1219) Malgré ces mesures, Vintimille donnait sans cesse de l'inquiétude.
+Un soulèvement nouveau suivait promptement une vaine soumission. Une
+révolte déclarée avait éclaté. Pour la réprimer, on ravagea le
+territoire, mais c'est tout ce qu'on put faire dans une première
+campagne. La seconde année (1220) on eut à la solde de Gênes Manuel, l'un
+des comtes de Vintimille. Il avait, ainsi que son frère, cédé ses droits
+sur la ville, mais on ne devait pas s'attendre à les voir les oppresseurs
+de leurs anciens vassaux. Manuel, qui stipulait aussi pour son frère
+Guillaume, s'engagea à leur faire une guerre sincère et sanglante de sa
+personne et avec quinze chevaliers et dix arbalétriers. Il promit de
+plus, sous bonne caution, de céder aux Génois les prisonniers qu'il
+ferait, pour le même prix qu'il aurait pu tirer d'eux par rançon, et
+cette odieuse partie du traité fut accomplie (1221). La guerre continua.
+Il fallut cinq ans pour lasser les Provençaux et les seigneurs qui
+étaient venus défendre la ville. Ce comte qui avait déserté ses vassaux
+pour les assiéger avec les Génois, était retourné au milieu d'eux:
+enfin, quand la constance des habitants fut épuisée et qu'ils furent
+réduits à se rendre, l'on s'estima heureux de recevoir leur soumission.
+
+Les guerres, les troubles intérieurs, les mesures répressives sans cesse
+rendues urgentes devaient rendre très-difficile le maniement des finances
+d'un État sans territoire. Il nous en reste des détails assez curieux
+pour les indiquer.
+
+(1208) L'armement de la flotte pour la guerre pisane coûte 10,000 liv. On
+dépense 20,000 liv. par le second secours accordé au comte de Malte quand
+il devait lutter contre les Vénitiens. Afin de le fournir, on eut recours
+à une contribution extraordinaire et temporaire pendant six ans, de deux
+deniers par livre sur les marchandises exportées et importées. La recette
+de cette imposition fut vendue à l'encan et produisit une somme de 12,452
+liv. A la nouvelle qui se trouva fausse d'un armement des Pisans d'une
+force supérieure (1210), on en décréta un dont les préparatifs ne furent
+pas achevés, mais qui donna lieu à une autre contribution. Tous les
+citoyens furent obligés (1216) de déclarer le montant de leur fortune
+pour en payer trois deniers par livre, et, en outre, sur chaque 1,000
+liv. ils devaient fournir les vivres de guerre pour deux hommes. La
+seconde campagne de la guerre de Vintimille se fit au moyen d'une
+réquisition d'hommes sur tous les habitants au-dessus de quatorze ans, de
+Cogoleto à Porto-Venere. Cinq hommes devaient en faire marcher un ou
+payer trente sous en s'unissant riches et pauvres, de sorte que la taxe
+pour ceux-ci fût de cinq sous, et de neuf pour ceux-là. L'année suivante,
+on fit un emprunt forcé de 20 sous par 100 livres.
+
+Enfin une opération de l'un des consulats de l'époque qui nous occupe
+nous fait connaître les ressources de l'État et la difficulté de les
+conserver disponibles et égales au besoin.
+
+(1214) On aliéna pour six ans la recette de l'imposition ordinaire de
+quatre deniers pour livre sur le commerce maritime d'entrée et de sortie.
+Cette ferme fut adjugée pour la somme de 38,050 liv.; elle fut consacrée
+à racheter des droits ou gabelles qui se trouvaient engagés5, non compris
+toutefois la gabelle du sel; car ce monopole existait déjà: la moitié
+de cette ressource était aliénée alors pour vingt-quatre ans. Une
+imposition extraordinaire fut mise sur les immeubles, à raison de 6
+deniers par livre. La moitié du produit fut réservée pour le rachat de la
+portion engagée de la gabelle; l'autre moitié, consacrée aux travaux du
+port, qui, de la droite du vieux môle, s'étendait maintenant jusqu'à la
+nouvelle darse. L'année suivante, l'imposition fut répétée, à moins que
+les annales qui en parlent deux fois, ne se rapportent à une seule
+mesure, d'abord pour la promulgation, ensuite pour l'exécution6.
+
+En rentrant dans la jouissance du revenu des droits sur le sel, une loi
+expresse fut portée, pour défendre à l'avenir d'aliéner les impositions
+et gabelles, excepté celle du sel, les droits du palais que la république
+possédait à Messine, les revenus de Tyr (1214), et les chancelleries de
+Ceuta et de Buzea (Bougie). Nous avons vu (1222) qu'en vertu d'un
+arrangement singulier dans une de ces villes d'Afrique, et probablement
+dans toutes deux, sur les impôts que le gouvernement des Mores exigeait
+du commerce génois qui fréquentait leurs ports, une partie du droit
+revenait au fisc de la république par les mains des officiers qu'elle y
+entretenait. Ces revenus, par exception, pouvaient être légitimement
+affermés, mais pour deux ans seulement. Au delà ou pour tout autre,
+l'aliénation était déclarée nulle de plein droit, et les prêteurs étaient
+avertis que la république reprendrait ce qu'on leur aurait
+irrégulièrement engagé en son nom. Tous les citoyens de quinze ans
+jusqu'à soixante et dix furent tenus de prêter un vain serment pour le
+maintien de ce nouvel article ajouté aux statuts. En même temps des
+nobles furent institués commissaires pour la gestion des finances.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins.
+
+La domination germanique était, en Italie, comme en suspens depuis la
+mort de Henri VI. Son frère Philippe de Souabe et Othon d'Aquitaine,
+descendant du duc Guelfe de Bavière, se disputaient la couronne
+impériale. De leur opposition naquirent en Allemagne ces fameux noms de
+partis de gibelins et de guelfes, qui, passés en Italie, s'y
+appliquèrent, non pas au choix entre deux empereurs, mais d'abord à la
+lutte des amis de l'indépendance et des fauteurs de l'autorité impériale,
+et bientôt à des intérêts purement italiens; ainsi ils survécurent
+longtemps aux causes qui leur avaient donné naissance.
+
+Le pape devait être opposé au parti de la maison de Souabe, bien qu'il se
+portât pour protecteur du jeune rejeton qu'elle avait laissé (1198) dans
+le royaume de Naples. Cependant Philippe l'ayant emporté sur son
+compétiteur, Innocent III ne dédaigna pas de négocier pour se rapprocher
+de l'empereur gibelin. Il avait déjà levé (1208) l'interdit dont il
+l'avait frappé, quand ce prince mourut assassiné. Othon IV lui succéda
+paisiblement: il épousa (1209) la fille du mort, et se présenta comme
+devant recueillir les affections des deux partis. Il vint (1214) en
+Italie, et, chef des guelfes, il y caressa les gibelins (1222).
+
+Othon se rendant à Rome, manda les Génois pour lui prêter serment et pour
+soumettre à son jugement leurs querelles avec Pise. Il ordonna une trêve;
+pour en assurer le maintien, il exigea que de part et d'autre des
+otages lui fussent remis.
+
+L'empereur fut couronné dans Rome. Mais Innocent III, auquel il faut
+rapporter l'établissement solide de la monarchie temporelle des papes,
+avait mis le temps à profit pendant l'éloignement et les discordes des
+compétiteurs à l'empire. Il avait soulevé la Toscane, entraînant toutes
+ses villes dans une ligue dont il s'était fait le chef. Les Pisans seuls
+avaient refusé d'y adhérer et persistaient dans leur attachement aux
+empereurs. En même temps, le pape réclamait la tutelle du jeune Frédéric,
+fils de Henri, dans l'espérance d'étendre sa propre autorité sur Naples
+et sur la Sicile. C'est dans ces conjonctures qu'Othon se présentait.
+S'il était le chef des guelfes d'Allemagne, ce n'est pas pour lui
+qu'Innocent avait suscité ceux d'Italie. Ces deux hommes ne se virent
+qu'en rivaux. Othon, résolu à l'invasion du royaume de Naples, est
+excommunié pour cette entreprise. Il y appelait à la fois les Génois et
+les Pisans. Les derniers s'y prêtent avec zèle; les Génois se disent
+retenus par l'excommunication qu'ils ne sauraient braver. Frédéric, grâce
+aux intrigues du pape, devenu gendre du roi d'Aragon, favorisé par le roi
+de France, ennemi d'Othon, va tenter la fortune en Allemagne. C'est à
+Gênes que le pontife lui ménage les premiers secours. Accueilli à son
+passage (1212), aidé d'un don de 1,500 liv., il part de là et exécute
+heureusement son voyage périlleux. En ce moment, tout à Gênes était réuni
+pour lui. Le gouvernement était encore guelfe et le pape en disposait en
+faveur de Frédéric; le parti gibelin, qui se renforçait de jour en jour,
+était favorable à sa personne.
+
+(1214) La bataille célèbre de Bouvines, perdue par Othon contre Philippe
+Auguste, ébranla le trône de cet empereur; Frédéric s'en prévalut. Il
+fut reconnu roi des Romains à Aix-la-Chapelle. Deux ans après il eut le
+champ libre dans l'empire par la mort d'Othon.
+
+Mais à mesure que le pupille se fortifiait, le tuteur lui retirait son
+appui. L'ambitieux Innocent n'avait voulu faire de Frédéric que sa
+créature, et le jeune roi était né pour un autre rôle. Ce prince, que le
+pape avait opposé à Othon comme le vrai César, ne put jamais obtenir de
+ce même pontife la reconnaissance formelle de son titre impérial. Toutes
+ses démarches furent croisées, son royaume de Naples fut une source de
+prétentions et de chicanes. Innocent mourut; Honorius III et Grégoire IX
+qui lui succédèrent (1217) agirent dans le même esprit. Honorius avait
+été longtemps ministre de Frédéric dans Palerme. A peine élevé au
+pontificat, il fit sentir à son maître que leur position avait changé.
+Avant de renoncer aux apparences de l'amitié il en employa les séductions
+pour éloigner Frédéric sous un prétexte honorable. Ceci nous ramène un
+moment aux affaires de la Syrie1.
+
+Tandis que Guy de Lusignan était allé régner en Chypre, son frère Amaury
+était devenu roi de Jérusalem, du chef de sa femme Isabelle, soeur et
+héritière de la reine Sibylle. A proprement parler, son autorité n'était
+reconnue que dans les murs de Ptolémaïs. Il s'y maintint avec des succès
+divers, attendant le secours d'une nouvelle croisade. Mais, promise à la
+terre sainte, elle alla éclater (1203) d'abord sur la ville chrétienne de
+Zara, ensuite sur l'empire chrétien de Constantinople. Les Génois
+n'avaient point eu de part à cette expédition. Loin de là, elle blessait
+leurs intérêts en les privant des fruits de leurs alliances avec les
+empereurs grecs dépouillés. Elle excitait leur plus vive jalousie par
+l'accroissement de pouvoir et de commerce échu aux Vénitiens. L'annaliste
+de Gênes parle avec mépris de ces seigneurs qui feignirent de se croiser
+et qui allèrent à Venise conspirer des usurpations.
+
+Une nièce de Sibylle, fille d'Isabelle et du marquis de Montferrat, l'un
+de ses maris, succéda au titre royal d'Amaury (1210). L'on appelle du
+fond de la France Jean de Brienne pour épouser cette princesse et pour
+partager une couronne si difficile à soutenir. Le nouveau roi reçut
+quelques secours; mais plusieurs fois les chevaliers venus à la défense
+du pays se découragèrent et se rembarquèrent sans persévérer. Cependant
+ce roi conduisit (1219) une armée en Égypte et conquit Damiette. Les
+Génois l'avaient assisté dans cette entreprise. L'un d'eux, Pierre de
+Castello, fut dépêché pour en donner la nouvelle, qui retentit dans toute
+la chrétienté. Ce succès pouvait porter des fruits immenses. Le soudan
+d'Égypte offrait de rendre en échange de Damiette, Jérusalem et tout ce
+qu'il avait possédé dans la terre sainte. Le roi croyait assurer la paix
+et sa couronne par cette glorieuse négociation. Le cardinal Pélage, le
+plus hautain des légats, s'y oppose d'autorité. Les mesures furent mal
+prises; Damiette échappa aux chrétiens: dix galères promptement envoyées
+de Gênes, sous le commandement d'un Doria et d'un Volta, arrivèrent trop
+tard pour sauver la ville. Ce secours remonta du moins les courages
+abattus et contint les attaques des Sarrasins. L'armée put rentrer en
+sûreté dans les murs d'Acre. Jean de Brienne passa bientôt la mer pour
+aller solliciter à Rome une assistance sans laquelle il ne pouvait plus
+se maintenir. Sur cette circonstance le pape fonda son projet pour se
+débarrasser de Frédéric. Ce prince était veuf de Constance d'Aragon.
+Honorius mit en usage jusqu'à son autorité pontificale pour l'obliger à
+épouser (1225) la fille de Jean de Brienne qui lai apportait pour dot la
+succession au titre de roi de Jérusalem; le pape l'excite à réaliser le
+nom que ce mariage lui assure, à relever le trône de la sainte cité; il
+lui déclare enfin qu'il ne le couronnera point empereur avant d'avoir
+reçu son serment de passer promptement la mer pour la défense du saint
+sépulcre. Frédéric opposa la ruse aux exigences du pontife. Il feignit de
+partir, envoya une flotte avec quelques secours en Palestine et resta en
+Italie. Excommunié par Grégoire IX (1227), successeur d'Honorius, comme
+désobéissant et parjure, il partit enfin; il arriva en Syrie, il
+combattit, il négocia, il obtint que Jérusalem et le saint sépulcre
+fussent restitués aux chrétiens. Mais pour les services signalés qu'il
+rendait à la cause sacrée, il ne trouva qu'ingratitude et persécution.
+Les malédictions pontificales le suivirent partout. En Syrie, les
+chevaliers de l'Hôpital et du Temple ne voulurent prendre part ni à ses
+conquêtes ni à ses traités inespérés. Le clergé rejeta (1229) toute
+communication avec lui. Les concessions qu'il avait obtenues lui furent
+reprochées comme autant de sacrilèges et de pactes avec l'enfer. En
+Europe les anathèmes redoublèrent. On fit déclarer contre lui jusqu'à
+Jean de Brienne, son beau-père. A ces nouvelles, et son voeu accompli au
+saint sépulcre, il se hâta de repasser en Italie pour y défendre ses
+droits attaqués, et, quoiqu'il obtînt du pape intimidé la suppression des
+censures qui l'avaient frappé, c'est en ennemi qu'il revint et qu'il fut
+reçu.
+
+Dans la première période de la querelle avant le pèlerinage de Frédéric,
+le gouvernement génois, toujours guelfe, avait suivi sa politique
+ordinaire. Ce prince si bien accueilli au temps où, hôte de la
+république, elle le voyait protégé par le pape et adversaire d'un
+empereur régnant, ne trouva plus qu'éloignement et défiance quand il fut
+devenu le chef effectif de l'empire. De son côté, il ne montra pas plus
+de bienveillance. Lorsqu'il se rendit d'Allemagne en Italie pour venir
+prendre la couronne, il manda les Génois, les appela au serment qu'ils
+lui devaient, et les somma de soumettre à son jugement leur différend
+avec Pise. On obéit: une députation et le podestat en personne allèrent
+au-devant de lui à Modène. Le serment lui fut prêté; il confirma en
+faveur de Gênes les concessions qu'elle tenait de l'empire (1220). Mais,
+quand on lui demanda la confirmation de celles du royaume de Sicile, il
+remit à la faire jusqu'à ce qu'il fût rendu dans cet État. Frédéric
+requit les députés de le suivre à Rome pour assister à son couronnement.
+Ils s'en excusèrent sur ce que la mission qu'ils tenaient du conseil de
+la république ne s'étendait pas jusque-là. L'empereur s'offensa de cette
+réponse évasive. Cependant son chancelier, l'évêque de Metz, ne cessa pas
+de caresser les ambassadeurs. L'annaliste se complaît à nous apprendre
+qu'il les admit trois fois à sa table; il est vrai, ajoute-t-il
+naïvement, qu'ils lui apportèrent de riches présents.
+
+Quand Frédéric eut passé de Rome à Naples et en Sicile, une nouvelle
+députation vint le sommer de s'expliquer sur les privilèges des Génois
+dans son royaume (1221); mais, loin de les confirmer, il les révoqua
+durement. Le palais qui leur avait été donné dans Messine leur fut
+repris. Allaman fut expulsé de son comté de Syracuse. Les procédés
+sévères étaient pour Gênes et la faveur pour Pise. Telles étaient les
+dispositions de l'empereur avant sa croisade. Au retour, en guerre
+ouverte avec le pape, disposant des forces pisanes, c'était pour Gênes
+décidément un ennemi. Deux nouvelles ambassades n'obtinrent point de
+dispositions plus amicales, quoique Foulques de Castello, ce grand
+personnage évidemment attaché au parti impérial, eût été chargé de la
+dernière.
+
+Gênes, en disgrâce auprès de l'empereur, n'en éprouvait pas plus de
+bienveillance de ses voisins de Lombardie. Alors cette loi d'un peuple
+antique, qui punissait quiconque prétendait rester neutre dans les
+guerres civiles, avait de ville à ville une application immanquable et
+rigoureuse. Gênes, où les opinions étaient déjà mi-parties, se donnait
+encore comme attachée à la confédération lombarde; elle y prenait ses
+podestats; mais elle ne s'en déclarait pas membre actif: elle
+tergiversait avec tout le monde, elle faisait trop ou trop peu pour
+chacun.
+
+On avait annoncé que Frédéric venait tenir une diète à Crémone. C'était
+encore pendant ses préparatifs apparents pour le voyage d'outre-mer
+(1226). Les voisins ennemis ou envieux de la république spéculèrent sur
+la partialité de l'empereur contre elle. Savone avait un podestat de
+Crémone, par conséquent gibelin. Appelé à Gênes pour prêter le serment
+accoutumé, il comparut, mais il refusa de jurer. Les députés qui
+l'accompagnaient feignirent de désavouer son refus et de vouloir le
+contraindre: il persista. La république assigna un bref délai pour la
+réception du serment sous la commination d'une forte amende. Alors Savone
+affecta de destituer le podestat réfractaire et d'en nommer un autre à sa
+place. Celui-ci vint à Gênes et jura sans difficulté avant le terme fatal;
+mais le prédécesseur reprit ses fonctions, et les habitants de Savone
+se vantèrent d'avoir échappé à l'amende et éludé le serment en le
+laissant prêter par un intrus sans qualité. Bientôt après, ils
+comparurent à Crémone et y portèrent plainte contre l'oppression que les
+Génois faisaient peser sur eux. Ils n'obtinrent rien de l'empereur
+directement; mais Thomas de Savoie, celui que les Génois soudoyaient
+naguère, était devenu vicaire impérial. Par l'entremise de Henri de
+Caretto, ils acquirent toute sa protection. Ils lui faisaient espérer de
+le rendre seigneur de toute la rivière. Leur premier soin avait été de
+s'affranchir de la gabelle du sel dont Gênes imposait le monopole à tout
+le pays. Ils en établirent un dont ils promettaient le profit au comte
+Thomas. Il vint résider au milieu d'eux: Albenga le reconnut. Noli seule
+refusa de se détacher de Gênes. La république fut obligée d'armer pour
+soumettre les populations soulevées. Le peuple en armes fut appelé sur la
+place publique et de là entraîné à la guerre sous la conduite du
+podestat. En marchant contre Savone l'armée fut renforcée par les comtes
+de Massa, par ceux de Lavagna, par Othon de Caretto et son fils, opposés
+à Henri leur parent. Les chevaliers de Parme accoururent; il en vint de
+plusieurs villes de Lombardie (1227). Gênes défrayait cinq cents hommes
+d'armes étrangers, sans compter plus de trois cents placés en observation
+sur la frontière lombarde. On prit Savone, et, sur un décret rigoureux du
+conseil de Gênes, le podestat fit combler les fossés, raser les
+murailles, subvertir le port par la destruction du môle. Une forteresse
+fut bâtie sur une hauteur pour dominer la ville. Cent cinquante otages
+furent pris parmi les principaux citoyens et conduits à Gênes. Deux
+podestats, nobles génois, furent mis en possession du gouvernement de la
+ville. Ils arrivèrent suivis de leurs juges et de tout le cortège de
+leurs officiers de justice. Henri de Caretto vint à son tour faire sa
+soumission. On la reçut sans y croire. Les victoires obtenues furent
+pompeusement célébrées. Le podestat, homme magnifique, qui devant Savone
+n'avait pas manqué de créer des chevaliers sur le champ de bataille, de
+retour à la ville, fêta son triomphe avec un faste royal. Il tint cour
+plénière au palais archiépiscopal. Les princes, les seigneurs de la
+Lombardie et de la Toscane furent invités. Les troubadours italiens et
+provençaux accoururent aux festins. Des dons, de riches vêtements leur
+furent prodigués par le podestat et par les principaux nobles génois.
+
+
+CHAPITRE V.
+Entreprise de Guillaume Mari.
+
+(1227) On touchait en ce moment même à une crise extraordinaire qui
+menaçait de changer la face du gouvernement. Le consulat, quand on
+préférait des consuls à un podestat, les places des conseillers ou
+sénateurs, véritables arbitres des affaires, les autres offices de la
+république étaient des objets naturels d'ambition. Si les familles
+considérables non encore réputées nobles étaient absolument privées de
+toute part aux magistratures, ce que nous ne savons pas, du moins elles
+concouraient à l'élection médiate ou immédiate, et elles n'étaient pas
+disposées à renoncer à toute influence sur les choix de leurs
+gouverneurs. Enfin les grandes factions toujours en présence, intéressées
+à faire prévaloir leurs candidats, mêlaient les intrigues de parti aux
+brigues personnelles.
+
+Il paraît que chacun des huit quartiers fournissait son contingent dans
+chaque magistrature, ou du moins nommait séparément des électeurs qui,
+réunis, choisissaient les magistrats. Il semble aussi qu'il y avait
+plusieurs degrés, et peut-être le sort y avait part. Enfin parmi les
+candidats désignés un petit nombre d'électeurs devaient terminer la
+nomination. Quelques exemples feraient croire que ces derniers suffrages
+devaient être unanimes. Quoi qu'il en soit, l'ordre patent était modifié,
+comme il arrive toujours, par des associations de parti. Il s'était formé
+des compagnies particulières, insidieusement organisées pour s'assurer la
+majorité dans les élections. L'uniformité des votes de leurs membres
+était garantie par la foi du serment, profané et respecté tout ensemble.
+Par là on imposait à la république des magistrats désignés par des
+coteries, secrètement, si même ceux qui étaient les plus forts prenaient
+la peine de s'en cacher. Des podestats exclusivement pris dans les villes
+guelfes indiquent assez quel était le parti auquel ces compagnies étaient
+vouées; mais rien ne dit que leur majorité représentât fidèlement celle
+des citoyens. Au moment dont nous parlons, depuis dix ans le consulat
+était en oubli. Il avait été abandonné depuis qu'un légat du pape avait
+séjourné à Gênes; et c'est peut-être aux compagnies particulières
+qu'était due cette période assez longue de podestats se succédant sans
+interruption.
+
+Quelques nobles se plaignaient de se voir éloignés des emplois par cela
+seul qu'ils n'étaient pas membres de ces compagnies privées. Un d'entre
+eux, déjà fort distingué dans la république, Guillaume Mari, se rendit
+l'organe de tous. Il forma une compagnie de son côté pour réunir ceux que
+les autres sociétaires avaient laissés à l'écart. Non-seulement les
+nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y
+prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y
+adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut
+devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline
+se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une
+nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec
+l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette
+grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé.
+
+Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le
+podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte
+d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa
+position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du
+conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la
+nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit
+que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le
+peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On
+l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans
+le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à
+cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari
+notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des
+greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y
+recevoir le serment.
+
+Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse
+nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour
+lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des
+suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des
+écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui
+en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il
+pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier
+son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui
+chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut
+hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il
+s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était
+du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu
+d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble
+quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine
+et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des
+Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de
+réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires
+furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et
+les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient
+pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller
+de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de
+l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître
+et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le
+palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez
+d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste
+de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans
+l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un
+parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à
+jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui
+existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent
+sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le
+sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une
+contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses
+adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains.
+Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu
+favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait
+appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition
+particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de
+la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de
+la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer
+et servir l'empereur Frédéric contre la patrie.
+
+Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur
+garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la
+Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de
+Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est
+bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents
+fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le
+traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les
+personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu),
+contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à
+Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur
+accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol
+provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le
+transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les
+marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non
+comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes.
+Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction
+de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à
+condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à
+Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles
+d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence
+n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais
+seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une
+certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens
+d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit.
+
+En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la
+franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le
+payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en
+possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont
+particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou
+percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances
+sur les blés, les huiles et quelques autres denrées.
+
+Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1,
+et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de
+l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en
+deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de
+chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts.
+Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité
+des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et
+accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait
+tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil,
+qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles
+dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante-
+quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en
+présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi
+tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat
+d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco.
+
+La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette
+ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber
+jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant
+lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les
+rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les
+actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute,
+n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du
+podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation
+des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la
+grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de
+leurs pères.
+
+(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires
+publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent
+une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque
+chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent
+ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des
+conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de
+Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande
+vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait
+besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle
+se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer
+dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois
+pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au conseil le
+droit de nommer les correcteurs. Baldini se fit élire correcteur unique.
+S'adonnant à la refonte des statuts, il les divisa et les classa en
+livres par ordre de matières. Le travail était utile, mais cette
+attribution insolite, cette entreprise d'être seul arbitre de la
+constitution, excita déjà une vive clameur. La rumeur fut bien plus
+grande, quand, au temps ordinaire de l'élection du podestat futur, on
+apprit que Baldini manoeuvrait pour rester en charge. Il avait fait venir
+de Rome Godefroy, chapelain du pape, chargé par le pontife d'absoudre de
+tout serment tant le podestat qui, à son installation, avait juré de ne
+pas garder le pouvoir au delà de son année, que les électeurs, le
+conseil, la commune entière qui juraient tous les ans de ne souffrir ni
+la prorogation ni la réélection de ce souverain magistrat. Déjà les
+électeurs étaient renfermés, le scrutin leur avait été remis et leur
+séance se prolongeait aux yeux du public soupçonneux. Ils avaient expédié
+un message à l'archevêque, au chapelain et aux frères mineurs dont le
+crédit était fort grand, pour qu'on leur dît si en effet ils pouvaient
+sans péché renommer le podestat actuel contre la teneur de leur serment.
+L'impatience publique trancha la question. Il y eut un soulèvement
+universel; on protesta que ce parjure et cet opprobre ne seraient pas
+soufferts, et comme il plut à Dieu, l'archevêque et les frères mineurs
+répondirent aux électeurs de ne pas songer à la réélection: Spino de
+Sorexino, Milanais, fut nommé.
+
+(1230) La magistrature de Sorexino fut troublée et terminée par un
+incident qui fait connaître le peuple et le siècle. On avait fait capture
+de quelques pirates de Porto-Venere. On condamna les complices à la
+mutilation de la main droite, et les chefs au dernier supplice. Mais dans
+ce pays où le sang se répandait avec si peu de scrupule et souvent pour
+des intérêts si indignes, il régnait une horreur invincible pour les
+exécutions de la justice. Ce sentiment favorable à l'impunité, perpétué
+jusqu'à nos jours, y était entretenu par les soins des prêtres, et
+surtout des religieux qui avaient ordinairement les honneurs de toute
+grâce obtenue pour les malfaiteurs convertis. Dans cette occasion les
+dominicains et les frères minimes sollicitèrent pour les condamnés. Le
+podestat, peu disposé à céder, pour couper court à tout délai, ordonna
+d'exécuter la sentence sans remise au lendemain; c'était un dimanche et
+le jour de la fête de Nazaire et Celse, saints martyrs de Gênes. Cette
+circonstance souleva d'indignation les femmes de tous les rangs et avec
+elles l'archevêque et le reste du clergé. Le podestat voulait être obéi;
+il convoqua un parlement à Saint-Laurent. Les femmes se précipitèrent
+dans l'église et rendirent la convocation inutile. Dans le tumulte un
+cheval effrayé emporta le malheureux Sorexino et le précipita sur le
+perron de Saint-Laurent. Il eut une jambe cassée. A peine transporté chez
+lui et le premier appareil mis, les officiers qu'il avait chargés de
+veiller à l'exécution des condamnés vinrent lui annoncer un miracle
+inouï. Sur quatre coupables, deux qui en marchant à la mort s'étaient
+recommandés à Dieu et à saint Jean-Baptiste, pendus avec leurs compagnons
+n'étaient pas morts comme eux. Ils respiraient encore. On venait demander
+de nouveaux ordres sur un incident si peu croyable. Le podestat, dont
+l'accident passait déjà pour un jugement de Dieu, se hâta d'ordonner que
+les deux malheureux fussent ramenés. Le conseil, appelé, consentit que
+leur grâce et leur liberté fussent prononcées. Enfin, comme pour imprimer
+plus avant les terreurs superstitieuses, le podestat ne se rétablit des
+suites de sa chute que pour être frappé de mort subite au milieu des
+réjouissances de sa guérison.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
+
+(1231) L'état de l'Italie était toujours précaire. L'empereur Frédéric
+indiqua une diète à Ravenne, où il voulait, d'accord, disait-il, avec le
+saint-père, pourvoir aux discordes et aux guerres intestines dont les
+villes étaient agitées. C'est en ces termes qu'il manda les représentants
+de la commune de Gênes. Dans cette assemblée il promulgua un décret
+général pour défendre à toute cité de prendre ses podestats ou ses
+gouverneurs parmi les citoyens des villes lombardes en rébellion contre
+la souveraine puissance impériale. Les députés de Gênes eurent peine à
+obtenir la parole pour lui représenter humblement que le podestat de
+l'année prochaine était déjà nommé, que l'élection, toujours faite à
+l'avance et au temps déterminé par les lois du pays, était tombée sur un
+Milanais1; qu'à cette époque l'intention de l'empereur n'était ni
+annoncée ni prévue; Gênes à l'avenir se garderait bien de tout choix qui
+pourrait déplaire, mais on réclamait son indulgence pour ce qui était
+déjà fait. On ne pouvait faire affront au podestat désigné; on ne
+pouvait, sans manquer à toutes les lois de la commune et aux serments les
+plus sacrés, rétracter une nomination régulière et solennelle qui n'avait
+pas même été faite par acclamation, mais qui était sortie de l'urne d'un
+scrutin2. Frédéric ne donna point de réponse. Les députés de retour ayant
+rendu compte de leur mission, les partisans impériaux élevèrent la voix
+et demandèrent que le podestat élu fût contremandé. Ils prirent les armes
+pour appuyer leur voeu. Cependant le parti opposé l'emporta dans le
+conseil, et l'installation du nouveau magistrat fut délibérée. Frédéric,
+irrité, fit emprisonner les Génois qui se trouvaient dans son royaume de
+Sicile, et saisit leurs biens (1232). Gênes tint un grand parlement sur
+cette fâcheuse nouvelle. Les opinions divergentes s'y donnèrent pleine
+carrière. On proposa d'entrer franchement dans la ligue lombarde. La
+majorité du conseil fit du moins résoudre une ambassade à cette ligue. La
+minorité, qui voulait députer à l'empereur, parut assez imposante pour ne
+pas refuser d'expédier à Frédéric un chanoine de Saint-Laurent, comme
+négociateur secret; mais il fut promptement éconduit. Les amiraux de
+l'empereur donnèrent la chasse aux bâtiments génois. Frédéric, occupé
+d'autres combinaisons, affecta la miséricorde (1233). Il écrivit à Gênes
+des lettres pacifiques. Les messagers se succédèrent; enfin la
+négociation tourna heureusement. Les Génois détenus à Naples et en Sicile
+furent remis en liberté, ils reprirent leurs propriétés séquestrées.
+L'effet de ce raccommodement dura quelques années, pendant lesquelles les
+Génois continuèrent à recevoir leur podestat de Florence, de Bologne, de
+Milan. La république, dans cet intervalle, adhéra de plus en plus au
+pape, envoya des ambassadeurs traiter avec Venise, et mit le plus grand
+soin à rétablir la concorde troublée dans les villes guelfes de son
+voisinage.
+
+Le commerce maritime était toujours l'intérêt principal. On expédiait
+fréquemment des galères pour protéger la navigation, particulièrement
+pour tenir en respect les Mores d'Espagne et de Barbarie, tantôt amis,
+tantôt ennemis, et toujours prêts à prendre leurs avantages quand ils
+voyaient de riches proies et peu de forces pour leur imposer. Dix galères
+et quelques bâtiments légers devant Ceuta avaient ramené (1231) à
+l'alliance de Gênes l'émir qui y commandait et le soudan de Maroc,
+suzerain de ce pays. Malocello et un Spinola en avaient rapporté au
+trésor de Gênes huit mille besants et avaient montré au peuple, comme un
+don de l'émir à la république, un cheval couvert de drap d'or et ferré
+d'argent. Ceuta était alors un des points les plus importants du commerce
+des Génois; ils y avaient beaucoup de marchands et de capitaux, quand
+tout à coup on apprit qu'une croisade avait été prêchée en Espagne contre
+cette ville, et qu'elle était menacée d'un siège par les chrétiens. Les
+croisés avaient déjà pris les bâtiments génois qu'ils avaient rencontrés
+dans ces parages. Il y avait tout à craindre pour les propriétés et pour
+les personnes, si l'on ne s'opposait à cette entreprise. Le risque et le
+scrupule de combattre contre des chrétiens pour les païens affligeaient
+vivement, mais un intérêt humain si puissant devait passer avant tout. On
+se hâta d'expédier une flotte. On espéra qu'en déployant ces forces
+devant les Espagnols et en employant les voies de la conciliation, les
+hostilités pourraient être évitées. On obtint en effet quelques
+promesses, mais si vaines que les croisés tentèrent ouvertement
+d'incendier la flotte génoise. En même temps le soudan invoquait le
+secours des Génois et s'engageait à payer la moitié des frais des
+armements qu'ils enverraient pour la défense des intérêts communs. Cet
+appel détermina un effort; on fit partir vingt-huit galères et quatre
+grands vaisseaux (1234). Il paraît que ce puissant secours détourna
+l'orage et rendit la sécurité à Ceuta. Mais quand on en vint à réclamer
+du soudan le remboursement des dépenses suivant sa promesse, il fut peu
+disposé à la tenir. Les Génois qui étaient en force la revendiquèrent
+avec une hauteur menaçante; le soudan traînant la négociation en
+longueur, fit venir de l'intérieur des troupes nombreuses de ses
+barbares. Une rixe entre cette soldatesque et les équipages des galères
+ne tarda pas à s'élever; ce fut le signal d'un massacre et surtout du
+pillage et de l'incendie des magasins et des maisons des Génois. Rien ne
+put induire le soudan à la réparation de ce dommage et à l'exécution de
+ses engagements. On n'eut pas d'autre ressource que de déclarer
+formellement la guerre à ce prince barbare, tandis que les galères
+croisaient devant ses ports. La république, informée de cette fâcheuse
+conjoncture, envoya de nouveaux renforts de provisions et d'armes; mais
+ses amiraux lui demandaient des hommes, et personne à Gênes ne
+s'embarqua. Cependant les ennemis se lassèrent d'être renfermés sans
+communication avec la mer; une paix fut faite: sans nous en faire
+connaître les conditions, on nous dit qu'elle fut honorable pour Gênes et
+que la flotte revint triomphante.
+
+La dépense subite du secours envoyé à Ceuta, si mal remboursée par le
+More, avait exigé des ressources extraordinaires. Douze deniers du
+produit de la gabelle du sel, probablement le vingtième du total, furent
+aliénés pour dix ans et produisirent vingt-huit mille livres. On avait eu
+recours également à des emprunts et sur de singuliers gages. A la fin de
+l'année (1235) où se fit la paix de Ceuta et où l'ordre put être remis
+dans les finances, Ingon Grimaldi rendit la vraie croix que le podestat
+lui avait remise, du consentement de l'archevêque et du chapitre de
+Gênes. Il fut dressé acte authentique de cette restitution. Je ne pense
+pas que ce fait puisse être entendu autrement que d'un prêt sur
+nantissement et de sa libération. Nous savons que les croix produisaient
+un revenu, soit qu'elles eussent un casuel attaché à leur emploi dans les
+cérémonies du culte, soit plutôt que, traitées en reliques, elles
+attirassent des aumônes: ce revenu avait été sans doute, comme ceux de
+la gabelle, ou aliéné temporairement aux prêteurs, ou assigné pour le
+nantissement de leur créance.
+
+La vraie croix, et en général les croix de la ville, jouaient à Gênes un
+grand rôle. Les annales ne manquent jamais de signaler leur apparition
+efficace toutes les fois que l'archevêque et ses prêtres viennent
+entremettre leur ministère de paix au milieu des partis et imposer des
+réconciliations au nom du Dieu de miséricorde. Les croix contribuent avec
+les cendres de saint Jean-Baptiste à calmer les tempêtes de la mer comme
+celles de la place publique. Aussi quelques années avant l'époque dont
+nous nous occupons, un malheureux reçu dans l'église de Saint-Laurent
+sous prétexte d'y chercher un asile, ayant une nuit forcé le coffre qui
+renfermait les croix et les ayant enlevées, le trouble dans la ville fut
+tel que peu d'événements sinistres en eussent produit un semblable. On
+courut de toutes parts après le larron; il fut saisi à Alexandrie, mais
+son butin n'était plus entre ses mains, il en avait été dépouillé lui-
+même. On découvrit enfin le détenteur. La ville racheta son palladium
+sacré, il lui en coûta plus de quatre cents livres. On replaça ces
+précieuses croix, mais elles furent mieux gardées; le coffre fut couvert
+de lames de fer. L'archevêque institua un anniversaire solennel pour
+célébrer leur réintégration dans l'église, et il fut ordonné que leur
+revenu dans cette journée serait employé à la rédemption des captifs. Ce
+prélèvement spécial excepté, le revenu des croix fut assignée la commune,
+en indemnité de ce qu'elle avait payé pour leur rachat; elle en affecta
+le produit aux constructions du môle et du port.
+
+Chez ce peuple dévot, la superstition qui attachait légalement le
+jugement de Dieu à l'événement d'un duel n'avait pas encore perdu son
+autorité. Mais des exemples que nous en rencontrons précisément à cette
+époque, prêtent à une autre observation de moeurs. Les parties ne
+combattaient point en personne; elles abandonnaient le sort de leur tête
+à des champions mercenaires. Parmi ces hommes si hardis à la mer, qui sur
+terre s'étaient faits chevaliers pour marcher à la guerre, qui n'avaient
+nulle horreur du sang et qui ne craignaient pas de payer de leur personne
+dans les affaires de partis, il paraît que l'usage de descendre en champ
+clos répugnait à toutes les idées admises. Dans les temps modernes l'on
+observait à Gênes plus de rencontres fortuites ou plus de vengeances par
+le poignard et par le guet-apens que de duels tels qu'on les connaît
+ailleurs. Cette disposition parait avoir été très-ancienne. Nous avons vu
+quel effroi causa la menace de dix combats singuliers ordonnés par
+l'autorité: maintenant on en cite d'ordonnés, soutenus par procureur.
+Jacques Grillo, accusé d'un crime, ne peut être ni convaincu ni justifié.
+Le podestat ordonne le combat, et il a lieu. Le champion de l'accusé
+était de Cumes; celui de l'adversaire, de Florence; le Florentin tua son
+antagoniste, Grillo eut la tête tranchée.
+
+La guerre de l'empereur avec les Lombards avait recommencé. Le prince les
+rencontra près de Brescia, et remporta sur eux une victoire signalée. Ces
+succès donnaient de l'audace aux gibelins répandus dans les villes
+guelfes: ils réveillèrent ceux de Gênes, et soulevèrent de nouveau les
+populations gibelines, de Vintimille à Savone. On conçut à Gênes qu'il
+fallait plier devant le vainqueur, ou du moins essayer de fléchir sa
+colère. On lui expédia, comme des messagers qui ne pouvaient lui être
+désagréables, des Volta et des Castello. Mais, dans l'intervalle de ces
+négociations, on s'était un peu rassuré; l'insurrection des voisins
+était moins pressante, et les principaux guelfes craignaient moins de se
+faire entendre. Dans ces circonstances des délégués de l'empereur se
+présentèrent au conseil pour exiger le serment qui lui était dû. Foulques
+Guercio, l'un des conseillers, se leva et déclara qu'une telle matière
+méritait une délibération plus solennelle et devait être mise à la
+connaissance de toute la commune. Le lendemain un grand parlement
+s'assembla dans l'église Saint-Laurent. On y donna lecture des lettres de
+Frédéric. Il paraissait imposer à Gênes le serment de fidélité et
+d'obéissance à sa domination. Le podestat fit ressortir cette exigence:
+il rappela au peuple comment celui qui voulait être leur maître les avait
+traités en Sicile. A cette harangue, à ce mot de domination des clameurs
+s'élevèrent; le serment fut refusé, le parlement se rompit; le podestat
+prit des mesures pour que le gouvernement restât le plus fort dans
+l'intérieur. Les écrivains allemands assurent que le podestat fit ici une
+erreur, c'est-à-dire un mensonge: la lettre impériale ne requérait que
+le serment de fidélité et de vasselage (fidelitatis et hominii): on
+affecta de lire: fidélité et souveraineté (fidelitatis et dominii)3.
+Quoi qu'il en soit de cette équivoque, elle fit son effet sur l'esprit
+public. On expédia des ambassades à Rome, afin d'y contracter, sous les
+auspices du pape, une étroite alliance avec les Vénitiens alors en guerre
+avec Frédéric. Le pontife, à cette occasion, déclara publiquement que la
+république de Gênes était placée sous la protection immédiate des
+bienheureux apôtres Pierre et Paul.
+
+La force était donc restée aux guelfes dans Gênes (1239). Un nouveau
+podestat fut demandé à Milan (1240), et l'on prêcha, au nom du pape,
+contre les ennemis du saint-siège une croisade avec les mêmes indulgences
+attachées à celles d'outre-mer; mais en ce moment, Alexandrie passait au
+parti impérial et contribuait à soutenir l'insurrection de Savone et
+d'Albenga. Le marquis Caretto la dirigeait: de l'autre côté du
+territoire, Hubert Pallavicini, vicaire impérial, menaçait la ville.
+Gênes avait des ennemis de tous les côtés.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Concile convoqué à Rome.
+
+Cependant le pape Grégoire, se sentant appuyé par une partie des villes
+de la Toscane et de la Lombardie, décidé à pousser aux termes extrêmes sa
+querelle avec l'empereur, convoqua un concile à Rome dans l'église de
+Saint-Jean de Latran. Empêcher la tenue de cette assemblée devint la
+principale affaire de Frédéric. Déjà un grand nombre de prélats de
+diverses nations s'étaient réunis à Nice, recrutés et conduits par le
+cardinal de Préneste. Il s'agissait de les faire arriver jusqu'à Rome.
+Les flottes de Frédéric furent destinées à leur fermer le passage; un
+Spinola avait été son amiral; il venait de le perdre. Pour le remplacer,
+Ansaldo Mari fut appelé; il s'échappa mystérieusement de Gênes et fut
+bientôt sur la flotte impériale occupé à donner la chasse aux Pères du
+futur concile.
+
+Les Pisans n'étaient plus en guerre avec Gênes. Ils y envoyèrent une
+ambassade solennelle pour notifier que les ordres de l'empereur les
+obligeaient à s'opposer à force ouverte au passage des évêques que le
+pape mandait à son concile. Ils priaient donc les Génois de s'abstenir de
+prêter leurs galères pour ce voyage, car il serait trop pénible d'avoir à
+combattre des voisins avec qui l'on désirait conserver la concorde
+rétablie (1241). Le podestat répondit avec hauteur que les Génois avaient
+toujours été les fidèles de la sainte Eglise, toujours prêts à la défense
+de la foi; qu'on avait promis de conduire à Rome les prélats, et
+qu'aucune menace n'empêcherait de tenir parole. Jacques Malocello, amiral
+de la république, fut immédiatement expédié à Nice avec tous les
+bâtiments que l'on put mettre à la mer. Là il prit à bord les cardinaux
+légats, les évêques et leur suite et les conduisit à Gênes. Quelques-uns
+cependant, alléguant que ces bâtiments ne suffisaient pas à tous les
+passagers, saisirent ce prétexte pour se dispenser d'un voyage périlleux
+et d'un concile non moins fâcheux; ils s'en retournèrent de Nice à leurs
+demeures.
+
+Ceux qu'on avait conduits à Gênes y séjournèrent plusieurs semaines,
+d'abord afin d'attendre l'arrivée des prélats et des ambassadeurs des
+villes lombardes. Il s'éleva d'ailleurs des obstacles avant-coureurs d'un
+dénoûment fatal. Tandis que les forces maritimes de Frédéric et des
+Pisans se préparaient à disputer le passage sur la mer, la voie de terre
+était interceptée par les excursions de Pallavicini et d'autres vicaires
+impériaux. Dans la ville même il s'ourdissait des trames pour s'opposer
+au départ de la flotte.
+
+Un émigré florentin avait été arrêté comme espion. Rosso della Volta
+l'enleva aux sbires: le podestat fit sonner le tocsin et prendre les
+armes; il dénonça en plein parlement non-seulement cette dernière
+violence, mais les manoeuvres des factieux contre la tenue du concile, la
+conjuration découverte contre la vie des meilleurs citoyens, enfin les
+préparatifs hostiles qui remplissaient les maisons des Doria, des Volta,
+des Thomas Spinola d'Avocato1, de leurs adhérents, maisons dont on avait
+fait autant de citadelles menaçantes. «Génois, dit le podestat en
+terminant ce tableau, Génois serviteurs de Dieu, armés pour sa défense et
+pour votre liberté, que faut-il faire? - Meurent les traîtres!» ce fut
+la réponse. Le podestat chargea aussitôt les officiers d'aller punir
+exemplairement les coupables. On commença par envahir la demeure d'un des
+nobles accusés. Elle fut ravagée et livrée au pillage, ce qui intéressa
+sur-le-champ la populace à concourir à de semblables exécutions. On
+marcha à l'attaque des maisons des Doria et des Volta; et, pour cet
+effet, on fit descendre à l'improviste tous les équipages de la flotte.
+Après un combat long et sanglant, les gibelins se jugèrent hors d'état de
+se défendre, ils abandonnèrent sans bruit les maisons qui allaient être
+assiégées: la plupart prirent la fuite; le podestat s'empara des postes
+qu'ils avaient quittés et les fortifia pour son parti. Maître alors de la
+ville, il put ordonner le prompt départ de la flotte. Les Pères du
+concile y montèrent. On gagna Porto-Venere. A Gênes on armait encore
+d'autres galères pour rejoindre la flotte, et pour éclairer la marche
+d'un si précieux convoi. Mais sans attendre ce renfort Malocello et ses
+conseillers crurent que le parti le plus sûr était de brusquer le voyage.
+On remit en mer; ce fut pour essuyer le plus grand désastre. Les galères
+de Frédéric, commandées par Hensius son bâtard et par Andriolo Mari, fils
+de l'amiral Ansaldo, renforcées par tout ce que Pise avait pu armer de
+bâtiments, enveloppèrent, entre le rivage pisan et l'île Meloria, la
+flotte génoise encombrée de ses vénérables passagers et gênée dans ses
+mouvements par leur terreur. La défaite fut complète; sur vingt-deux
+galères dix-sept furent prises; cinq seulement échappèrent. Trois légats,
+desquels deux étaient cardinaux, une foule de prélats, évêques,
+archevêques, abbés, clercs, députés des villes guelfes, furent
+prisonniers avec un bagage immense. Ces illustres captifs furent
+renfermés dans les prisons de Pise. Quant aux Génois qui étaient sur les
+galères capturées, la plupart trouvèrent le moyen d'échapper à leurs
+conducteurs pendant qu'on débarquait tant de prisonniers notables.
+
+A cette fatale nouvelle, la terreur fut grande dans la ville. Cependant
+le podestat et le conseil écrivirent au pape une lettre pleine de noble
+fermeté, et même de consolations et d'encouragements pour le pontife.
+Mais ce fut en vain. Ses espérances étaient détruites, son concile
+ajourné. Sa haine contre Frédéric trompée au moment où il croyait le
+satisfaire, il ne put soutenir ce coup inattendu; l'inflexible vieillard
+n'y survécut pas longtemps.
+
+(1242) Autour de Gênes, Pallavicini redoubla ses efforts et occupa
+plusieurs châteaux sur les sommités de l'Apennin. La république implora
+des secours pour se garantir des entreprises de l'ennemi dans un moment
+si critique. Il lui vint de Milan des fantassins et quelques cavaliers.
+Mais la plus grande crainte du public était pour le convoi des bâtiments
+du commerce de la Syrie, d'Alexandrie et de Chypre, dont le retour était
+attendu à tout moment et dont Mari et les Pisans ne manqueraient pas de
+tenter la capture. Tout ce qu'on put armer de bâtiments fut envoyé au-
+devant; et quand le convoi parut, il se trouva assez de forces devant
+ceux qui le poursuivaient pour les arrêter et pour lui donner le temps
+d'entrer en sûreté dans le port de Gênes: c'étaient des richesses
+immenses mises à couvert. Cet événement remonta les courages. Par un
+nouvel effort de Gênes on eut cinquante et une galères armées sous le
+drapeau de Saint-George. Les flottes opposées firent alors une longue
+guerre d'évolutions et de chicane. Quand les galères génoises allaient à
+la recherche de leurs adversaires, Mari venait braver la ville et se
+montrer jusque dans le port. Repoussé, il s'écartait devant la flotte
+ramenée au secours de Gênes par les signaux du phare.
+
+
+CHAPITRE VIII.
+Innocent IV. - Les Fieschi.
+
+(1243) Le cardinal Sinibalde Fiesco, frère du comte de Lavagna, citoyen
+de Gênes, fut nommé souverain pontife sous le nom d'Innocent IV. Un
+successeur donné à Grégoire, peu après sa mort, n'avait vécu que peu de
+jours. Les cardinaux étaient tellement dispersés que six ou sept
+seulement se réunirent pour une nouvelle élection. Parmi eux quelques-uns
+passaient pour dévoués à l'empereur, disposition qui rendait difficile
+l'accord d'où la nomination devait sortir. Ils étaient d'ailleurs peut-
+être autant de candidats que d'électeurs, et le petit nombre excluait ces
+combinaisons où la foule entraîne les volontés et emporte les espérances.
+Chacun pouvait s'opiniâtrer longtemps dans ses prétentions personnelles.
+La vacance fut de plus d'un an. Frédéric affectait de s'en plaindre. Il
+appelait enfants de Bélial les cardinaux qui tardaient à donner à
+l'Église un pasteur, et par lui la paix au monde. Enfin le cardinal
+Fieschi fut nommé. Jusque-là il avait paru favorable à l'empereur et même
+attaché à sa personne. Néanmoins celui-ci ne s'y trompa pas; il prévit
+qu'il avait perdu un ami dans le collège des cardinaux et acquis un
+ennemi nouveau dans la chaire de Saint-Pierre. Il essaya cependant de se
+prévaloir de l'ancienne familiarité. Il proposa de marier Conrad son fils
+et son héritier à une nièce d'Innocent. Il offrit de grandes concessions
+à l'Église. On l'amusa de promesses et on lui demanda incessamment de
+nouveaux sacrifices. Il sollicitait une entrevue du pape; il n'aurait pu
+ni être reçu ni s'aventurer dans Rome, mais on pouvait se rencontrer au
+dehors, et à cet effet le pape vint à Sutri; mais il ne tarda pas à
+croire que l'empereur lui tendait un piège et voulait attenter à sa
+liberté.
+
+(1244) Gênes avait été dans la joie à la nouvelle de l'exaltation
+d'Innocent. On avait alors Philippe Visdomini pour podestat; c'était un
+noble de Plaisance qui, ayant déjà rempli les mêmes fonctions, il y avait
+quelques années, savait bien ce qui convenait aux Génois et par quels
+moyens on pouvait influer sur eux. Il avait entrepris de concilier au
+gouvernement ceux des gibelins qui étaient encore dans la ville; le
+rapprochement qui se traitait entre Frédéric et le pape avait secondé
+cette louable intention. Mais un frère mineur lui fut secrètement dépêché
+par Innocent. Immédiatement après on répandit que Frédéric, toujours
+irrité contre les Génois, envoyait une flotte à Tunis pour y intercepter
+le commerce de la république; qu'il était indispensable d'armer, et
+d'expédier dans ces parages pour la protection des convois. Quand, sous
+ce prétexte, une flotte de vingt-deux galères fut prête, une nuit le
+podestat y monta avec Albert, Jacques et Hugues Fieschi, neveux du pape,
+et avec quelques autres nobles à qui fut révélé le mystère de
+l'expédition. On mit à la voile et l'on gagna la haute mer, afin qu'au
+jour on ne fût vu d'aucune des côtes de l'Italie. On reconnut le cap
+Corse, et de là, tournant rapidement vers le rivage romain, on parvint
+heureusement à Civita-Vecchia. Innocent, qui en attendait impatiemment
+l'avis, sortit de Sutri aussitôt, il se rendit sur la flotte; ses
+cardinaux, ses prélats le suivirent. On repartit, on pressa la
+navigation, on n'eut de repos qu'en se voyant dans le port de Gênes. La
+réception y fut magnifique; la joie d'avoir pour hôte un pape concitoyen
+était au comble. Les galères qui avaient porté ce précieux fardeau et son
+cortège sacré se couvrirent de drap d'or et de soie. L'archevêque et son
+clergé, les nobles, les chevaliers et les matrones, toute la population
+enfin vinrent au-devant du successeur de saint Pierre; et à travers les
+rues, toutes tendues de riches étoffes jusqu'aux plus misérables
+passages, on le conduisit en triomphe au palais archiépiscopal.
+
+Frédéric était à Pise. La nouvelle de la fuite du pape et de son arrivée
+à Gênes le frappa d'un coup inattendu. Il essaya de renouer la
+négociation. Innocent, dans ce qu'on lui offrait prétendit ne voir que
+des paroles sans garanties, il n'entendit à rien et se décida à se mettre
+en sûreté à Lyon. Gênes avait pourvu à sa garde par une escorte
+convenable, et tous les secours nécessaires lui furent libéralement
+prodigués. Parvenu à Lyon il convoqua aussitôt un concile; l'un des
+Fieschi fut au nombre des ambassadeurs que Gênes y envoya. Frédéric y fut
+cité et montra quelque intention de s'y rendre. Il passa à Pavie et de là
+à Alexandrie, dont les habitants lui livrèrent les clefs de leur ville.
+Il parut à Tortone, et ce voisinage inquiéta beaucoup Gênes. Cependant la
+nouvelle de son excommunication et de sa déposition prononcée au concile
+l'offensa vivement. Il alla raffermir ses partisans de Crémone et de
+Parme.
+
+(1245) L'assistance donnée au pape redoublait l'animosité contre Gênes.
+La guerre maritime ne s'arrêtait point. Les succès en étaient variés, le
+commerce payait toujours les pertes.
+
+Frédéric était fatigué à l'excès de cette contention longue et cruelle
+qui l'empêchait de jouir de son pouvoir et du repos, qui avait troublé la
+paix jusque dans ses foyers domestiques et dans ses affections privées.
+Il haïssait, dit-on, les partis et leurs noms, quoiqu'il fût obligé de se
+servir d'une faction pour se défendre. Il eût volontiers transigé avec le
+pontife. Innocent s'était hâté de consolider l'anathème qu'il lui avait
+lancé de Lyon, en reconnaissant un nouveau César. C'était le landgrave de
+Thuringe. Ce prince, qu'on appela l'empereur des prêtres, avait notifié
+(1246) son avènement aux Génois par des lettres flatteuses, où les
+assurances de sa dérisoire protection impériale n'étaient probablement
+pas séparées de quelques demandes de subsides. Mais la mort débarrassa
+bientôt la scène politique de ce personnage importun (1247). C'était un
+obstacle de moins à la réconciliation de Frédéric. Il trouvait aussi un
+médiateur puissant; il recourait à saint Louis pour obtenir l'indulgence
+du pape; Louis s'adressait à lui à son tour pour un grand intérêt.
+C'était le temps où ce roi se préparait à partir pour la croisade. Les
+guelfes n'avaient pas manqué de répandre que Frédéric, en digne
+excommunié, avait résolu de fermer les passages au saint roi. Louis avait
+à s'assurer qu'un tel obstacle ne lui serait pas opposé. Il obtint
+aisément le démenti des projets hostiles attribués à Frédéric contre son
+pieux dessein (1248). La négociation, pour réconcilier le pape et
+l'empereur, fut moins facile. Frédéric parut déterminé se rendre à Lyon
+pour y faire une pleine soumission. Mais, au moment du départ, il apprit
+que Parme avait enfin secoué son joug et renoncé à son parti. Sa colère
+se réveilla et l'emporta sur toute autre résolution. Il rétrograda
+aussitôt, appelant ses fidèles Crémonais et toutes ses forces devant la
+ville révoltée. En arrivant sous les murs, il jura solennellement de ne
+pas les abandonner qu'il n'en fût devenu maître; prévoyant un long siège,
+pour gage de sa résolution sur la place où il campait, il jeta les
+fondements d'une ville nouvelle destinée à remplacer celle qu'il allait
+détruire, et il l'appela Vittoria par anticipation de sa prochaine
+victoire. Ses ennemis ne laissèrent pas les Parmesans sans secours. A la
+sollicitation des Plaisantins accourus à leur défense, Gênes envoya
+quatre cent cinquante arbalétriers pour son contingent. Mais les assiégés
+ne perdirent pas courage. Dans une sortie heureuse ils surprirent
+l'empereur, ils dispersèrent et détruisirent son armée. Frédéric se sauva
+presque seul, son trésor Tut pillé, l'enceinte de Vittoria fut forcée,
+les Parmesans détruisirent les fondements de cette cité nouvelle qui
+s'élevait pour leur honte. Le malheureux Frédéric, après avoir vainement
+tenté de nouveau de se réconcilier avec le pape, abandonna la haute
+Italie à elle-même et se retira dans la Pouille; mais deux ans après il
+y termina tristement sa vie toujours agitée et à la fin si malheureuse.
+
+Sa disgrâce et surtout sa mort mirent en Italie une vive agitation dans
+les esprits. Les guelfes étaient triomphants et les gibelins abattus
+(1250). Déjà une partie de la Ligurie orientale, qui s'était donnée à
+l'empereur, avait embrassé le parti contraire et emprisonné son vicaire
+impérial. Plusieurs lieux détachés de l'obéissance des Génois s'y étaient
+volontairement remis. A la nouvelle de la mort de Frédéric, des députés
+de Savone et d'Albenga et avec eux Jacques de Caretto qui avait dirigé
+l'insurrection, vinrent demander à être reçus en grâce. Des conditions
+furent dictées; Savone consentit de nouveau à la démolition de ses
+murailles; enfin la rivière occidentale rentra paisiblement sous la
+juridiction de la république. Pise même envoya un religieux pour
+témoigner le désir de rétablir la concorde, afin, disait-elle, que le
+Pisan pût librement aller à Gênes et le Génois à Pise. Gênes mettait pour
+seule condition à la paix que Lerici, au fond du golfe de la Spezia, lui
+serait abandonné. Mais les Pisans répondirent qu'ils céderaient plutôt un
+quartier de leur propre ville. Les Vénitiens, à cette époque,
+renouvelèrent avec Gênes le traité existant dont le terme était près
+d'expirer.
+
+Mais la république obtint une paix qui, sincère, aurait été la meilleure.
+Elle rappela ses émigrés. Tous avaient dans la ville leurs plus proches
+parents et leurs amis. La plupart de ceux-ci partageaient les sentiments
+des exilés, mais, plus circonspects ou moins compromis, ils n'avaient pas
+abandonné la place, ils n'étaient pas exclus des conseils et ils
+pouvaient y servir les absents dans les conjonctures favorables. Leur
+retour fut essentiellement l'ouvrage des Fieschi. L'exaltation de leur
+oncle leur avait donné dans Gênes autant d'autorité que de lustre, et il
+y a des indices qui permettent de croire que leur ambition méditait de
+plus grands desseins sur leur patrie. Il leur convenait d'y ramener la
+paix. On ne voit pas que, dans les événements antérieurs, leur famille
+eût été signalée comme fort avant dans les partis; Innocent lui-même
+avait été cru gibelin avant d'être pape. Si, par le changement de sa
+fortune, les siens devinrent guelfes prononcés, soit en changeant, soit
+seulement en ravivant leur couleur politique, elle était chez eux sans
+animosité, et, après la mort de Frédéric, loin de regarder les nobles
+Génois de la faction opposée comme des ennemis irréconciliables, ils
+essayèrent de les rattacher au saint-siège par l'indulgence. Ce fut
+principalement par les soins de Jacques Fieschi que tous ces émigrés
+soumirent à la décision du pape leurs querelles et leurs prétentions
+envers leurs compatriotes, acceptant d'avance les conditions de la paix
+et les alliances de famille par lesquelles il voudrait en affermir les
+liens.
+
+Bientôt on vit à Gênes le pape retournant en triomphe (1251). Conrad,
+fils et successeur de Frédéric, de son côté venait de l'Allemagne. Il
+alla se montrer aux gibelins fidèles et opiniâtres de Crémone. Puis il
+rétrograda jusqu'au bord de la mer Adriatique, et sa flotte sicilienne
+qui l'attendait à l'écart le transporta dans la Pouille. Ce pays lui
+avait été conservé par Mainfroy son frère bâtard. Tout le reconnut. La
+seule ville de Naples tenta de se maintenir indépendante, mais elle fut
+enfin obligée d'ouvrir ses portes. Innocent et Conrad vécurent en état
+d'hostilités. Mais l'empereur mourut (1254) dès la seconde année de sa
+venue en Italie, et le pape le suivit de près au tombeau.
+
+
+CHAPITRE IX.
+Saint Louis à la terre sainte.
+
+(1252) Dans l'intervalle, les Florentins avaient eu une courte guerre
+avec les Pisans. Après des succès divers, elle avait été suivie d'un
+traité de paix. Florence invita les Génois à prendre part à cette
+réconciliation. Les Lucquois y accédaient. Enfin, dans un congrès et
+après une négociation assez longue, tous les différends furent abandonnés
+à la décision souveraine de la commune de Florence, devenue, de partie,
+médiatrice et arbitre. La sentence des Florentins ne se fit pas attendre;
+si ce fut avec impartialité on peut en juger. Ils s'adjugèrent à eux-
+mêmes le château de Ripafratta, pour être tenu en gage aux frais des
+Pisans jusqu'au parfait payement des dépenses que Florence avait faites
+pour la guerre. Ce que réclamaient Lucques et son évêque devait leur être
+rendu. Corvara et Massa, occupées par les Pisans, devaient être
+abandonnées par eux; Lerici, ce poste important envié par les Génois,
+leur était cédé. Une forteresse que les Pisans avaient élevée pour
+couvrir Pontedera, devait être rasée, avec défense perpétuelle de la
+rebâtir.
+
+(1255) Pise refusa de se soumettre à des conditions si rigoureuses: les
+Génois pressèrent leurs alliés d'en assurer l'exécution par la force. Au
+printemps on se mit en campagne. Les Génois marchèrent droit à
+l'investissement de Lerici. Les Lucquois, que suivaient les Florentins,
+allèrent chercher l'ennemi commun. Mais les Pisans attentifs prirent leur
+temps, surprirent la troupe de Lucques et la mirent en déroute. Les
+Florentins accoururent, rétablirent le combat, et la chance tournant, Pise
+fut en tel péril qu'on imputa à la mauvaise volonté du podestat de
+Florence de ne l'avoir pas conquise. Content de sa victoire, il regagna
+promptement sa cité pour mettre en sûreté ses prisonniers. Cette retraite
+des Florentins engagea les Lucquois à rentrer chez eux, et ils donnèrent
+avis aux Génois d'en faire autant. Mais quand un intérêt est devenu
+populaire à Gênes, ce n'est pas ainsi qu'on l'abandonne. On se promit de
+ne pas quitter la campagne avant d'avoir Lerici entre les mains. La place
+fut resserrée de plus près. Les Pisans y avaient ajouté une sorte de
+forteresse murée, où une partie des habitants avaient transporté leur
+demeure. La porte était chargée d'inscriptions injurieuses qui défiaient
+Lucques, Gênes et Porto-Venere. Cette citadelle fut d'abord forcée et
+rasée, et bientôt les Génois achevèrent leur précieuse conquête.
+
+(1256) Les Pisans abattus se soumirent à exécuter envers Florence et
+Lucques la sentence qui les avait révoltés. Les Génois ne furent pas
+compris dans ce dernier arrangement. Ils avaient une querelle plus
+récente avec Pise au sujet d'une place de Sardaigne. Leurs alliés, en
+faisant la paix, n'avaient pas tenu compte de cette réclamation tardive,
+et ils restèrent seuls en état d'hostilités.
+
+Des événements si voisins, des périls si journaliers laissaient peu de
+place aux efforts qu'aurait exigés la défense des établissements de
+Syrie, et cependant un double danger les menaçait. La domination
+chrétienne chancelait dans la terre sainte, et la jalousie mercantile
+parmi les colonies maritimes rendait chaque jour plus sanglants les
+contrecoups de la discorde des métropoles1.
+
+(1230-1253) Frédéric II avait à peine regagné l'Europe que tout, en
+Palestine, avait été en confusion. On avait mal gardé les trêves avec les
+Sarrasins. Les barons du royaume avaient cessé de respecter les
+lieutenants de l'empereur. Les galères impériales assiégèrent dans Béryte
+les Lusignans de Chypre qui venaient revendiquer la souveraineté de la
+terre sainte. Les consuls de Gênes et de Pise, d'accord eu ce moment se
+présentèrent avec les évêques pour médiateurs, mais, n'ayant pu rien
+obtenir, ils se retirèrent dans Acre. Les galères génoises allèrent
+combattre celles de Frédéric; le dénoûment de cette guerre civile arriva
+par une nouvelle catastrophe (1244): la horde des Carismiens prit
+Jérusalem et ravagea le pays en tout sens. Le Soudan de Damas vint s'unir
+aux chrétiens sous les murs de Jaffa pour combattre ces nouveaux
+assaillants réunis aux Égyptiens. Mais une journée sanglante près de Gaza
+fut favorable à ceux-ci. Le soudan d'Égypte en recueillit seul le fruit;
+les Carismiens se dispersèrent après leur victoire, pillèrent la Syrie et
+disparurent comme un torrent.
+
+Conrad, fils de Frédéric II, devenu héritier du titre de roi qu'il tenait
+de son aïeul Brienne, ne parut point dans la terre sainte. Les barons
+confièrent la conduite des affaires à un bailli ou gouverneur électif. Ce
+gouvernement était misérable. La querelle européenne des guelfes et des
+gibelins avait passé la mer, même avant la venue de Frédéric, et elle
+resta après lui pour envenimer les autres sujets de discorde. Quand les
+templiers avaient négocié une trêve, les hospitaliers la faisaient
+rompre. Les Pisans s'étaient battus dans Acre avec leurs voisins, et,
+obligés de fuir, pour vengeance ils avaient mis le feu à la tour et au
+quartier des Génois. Gênes, pour les contraindre à réparer le dommage et
+à relever la tour, avait envoyé des galères contre eux, bravant toute
+prohibition; car on avait imposé à ces rivaux des trêves permanentes
+dans les colonies communes. Maintenant ils s'acharnaient dans Acre à des
+combats qu'on vit durer des mois entiers. Ils étaient livrés avec une
+telle fureur, que, suivant la remarque des historiens, on employa jusqu'à
+vingt-deux sortes de machines de destruction dans ces batailles données
+au milieu de la ville.
+
+L'arrivée du saint roi Louis, ses vertus, sa dignité dans le malheur
+vinrent arrêter quelque temps le cours de ces discordes scandaleuses. Son
+autorité contint tout le monde en paix.
+
+(1250) Quand Louis avait voulu partir pour la croisade, il avait envoyé
+des messages à Gênes afin de négocier son passage. Mais il avait cru de
+sa dignité de ne monter sur la mer que du bord d'une terre de sa
+domination. Il donna rendez-vous, dans le port d'Aigues-Mortes, à Lercari
+et Levanto, les deux amiraux génois élus pour le conduire. On partit de
+là. Il se rendit en Chypre et s'y arrêta jusqu'au printemps. Il
+paraîtrait, suivant Joinville, qu'en repartant il remonta sur les mêmes
+vaisseaux; suivant d'autres narrateurs, la flotte qui l'avait porté
+n'attendit pas l'hivernage; il fallut demander des navires aux colons
+génois et pisans des villes de Syrie, et l'on ne les obtint qu'à des
+conditions abusivement onéreuses. Enfin on fit voile vers l'Égypte. Nous
+ne redirons pas les tristes événements d'une expédition si connue.
+Lorsque le roi prisonnier dut être remis en liberté, un vaisseau génois
+se trouva prêt à le recevoir; il paraissait négligemment confié à un
+seul matelot qu'on voyait sur le tillac. Quand Louis et les musulmans qui
+le gardaient encore touchèrent au bord, un signal fit sortir du fond du
+navire cinquante hommes l'arbalète tendue, dont la présence subite écarta
+les Sarrasins et assura la délivrance du roi2. Ce prince et les débris de
+son armée furent transportés par les marins génois à Ptolémaïs. Il y
+séjourna deux ans afin de ne rien laisser en arrière de ses malheureux
+compagnons d'armes (1256).
+
+Cependant les Vénitiens, pendant la décadence de l'empire latin de
+Constantinople, s'étaient appliqués avec une nouvelle ardeur au commerce
+de Syrie. On reconnaît aux procédés des Génois, racontés par eux-mêmes,
+que ceux-ci voyaient de mauvais oeil des concurrents si puissants. La
+possession en commun de l'église de Saint-Sabbas dans la ville d'Acre
+devint un sujet d'animosité pour deux colonies jalouses resserrées entre
+les mêmes murailles. Un matelot maltraité dans une rixe fortuite suffit
+pour soulever les Génois. Ils coururent contre les Vénitiens, en
+blessèrent un grand nombre et poursuivirent les autres jusqu'au palais de
+Venise. Ils reconnurent cependant que cette violence avait été
+imprudente. On s'en excusa du mieux que l'on put, mais les offensés en
+conservèrent un vif ressentiment. A peine cet orage était apaisé qu'un
+navigateur génois ayant amené dans le port d'Acre un vaisseau qu'il
+disait avoir acheté d'un pirate, les Vénitiens qui le reconnurent pour
+leur propriété le revendiquèrent et s'en emparèrent sans autre
+explication. Une nouvelle émeute s'ensuivit. Les Génois prirent les
+armes, descendirent dans le port, attaquèrent les Vénitiens, et non-
+seulement leur arrachèrent le navire objet de la querelle, mais encore se
+rendirent maîtres de tous les bâtiments vénitiens qui se trouvaient à
+l'ancre. Un accord fut pourtant ménagé sur ces voies de fait, on convint
+de payer les dommages qu'on s'était faits; mais, pour en faire
+l'évacuation, il fut impossible de s'entendre. Les deux gouvernements
+auxquels leurs colonies en référèrent s'occupèrent de ce fâcheux
+incident. On avait pris rendez-vous à Bologne pour traiter, quand Venise
+accusant les Génois des longueurs qui faisaient traîner l'affaire,
+entreprit de se faire justice à elle-même. Le convoi ordinaire de ses
+vaisseaux marchands pour la Syrie fut renforcé de bâtiments armés en
+guerre qui, en arrivant, capturèrent tout ce qui se trouva de navires
+génois. On brûla même des maisons dans Acre. Mais la supériorité des
+Vénitiens ne tenait qu'à la présence de leurs flottes: dans l'intervalle
+de leur retour, les Génois étaient les plus forts, d'autant mieux que
+Gênes et Pise étaient alors en paix et que leurs établissements se
+prêtaient appui. Cette union alarma tellement les Vénitiens d'Acre qu'ils
+crurent nécessaire de se couvrir de la protection ecclésiastique; le
+pavillon du patriarche fut arboré sur leur palais public. Qu'on ne
+s'étonne pas de l'animosité excessive qui règne entre ces émules, ce
+n'est pas seulement d'ambition et de pouvoir qu'il s'agit entre eux. Ils
+se débattent pour les intérêts mercantiles, pour ces intérêts qui font
+dans les deux États, mais surtout à Gênes, toute la richesse publique et
+privée, qui couvrent toutes les fautes, qui réparent tous les désastres
+au milieu même des guerres civiles. Venise, sous les Latins de
+Constantinople, avait enlevé un grand commerce aux Génois; probablement
+elle leur avait fermé l'accès de la mer Noire. En Syrie, en Chypre, en
+Égypte elle balançait tout au moins leur ascendant; redoutable sur la
+mer, elle pouvait troubler la navigation là même où les habitudes et les
+alliances avaient le mieux établi les Génois. Il n'en fallait pas tant
+pour que les deux peuples marchands fussent irréconciliables.
+
+
+LIVRE QUATRIÈME.
+PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU
+PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE
+AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE
+ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON
+BOCCANEGRA, DOGE.
+1257 - 1339.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. -
+Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
+
+L'autorité n'était pas contestée aux nobles; mais il y avait des familles
+devenues si considérables qu'un partage égal du pouvoir ne pouvait plus
+leur suffire, et l'équilibre menaçait de se rompre.
+
+La nation commençait aussi à se lasser de n'avoir pas la sécurité
+intérieure pour prix de l'abnégation avec laquelle elle se laissait
+gouverner. Les plébéiens riches devenaient exigeants et il fallait bien
+que l'on comptât avec eux, car eux aussi étaient gibelins ou guelfes tout
+autant que les nobles; et si ceux-ci fournissaient des chefs aux partis,
+c'est de l'accession des masses que venait la force de ces chefs mêmes:
+c'est par là précisément que les Spinola et les Doria chez les gibelins,
+les Grimaldi et les Fieschi chez les guelfes possédaient une supériorité
+reconnue, à laquelle les autres nobles ne pouvaient atteindre.
+
+C'est par là aussi que ces races privilégiées pouvait être tentées de
+s'emparer de l'autorité suprême, avec l'espoir de réussir là où Mari
+avait échoué.
+
+Depuis cette aventure, de sourdes rumeurs avaient souvent donné crédit
+aux apparences d'un complot qui mettrait la république aux mains d'un
+chef unique, ou de deux, si les ambitions principales ne pouvaient
+s'accommoder d'un seul.
+
+On sentait que cette concentration du pouvoir ne pouvait se faire
+qu'autant que le gouvernement serait ou tout gibelin ou tout guelfe; le
+mélange des deux factions était inconciliable avec l'unité d'un tel
+régime. Comme c'était sur la noblesse qu'un dictateur aurait à usurper,
+il fallait y faire concourir le peuple; aussi le caressait-on par
+avance. On avait déjà résolu d'adopter le nom de capitaine du peuple, et
+les nobles les plus fiers se seraient fait honneur de le porter. On
+supposait déjà qu'on pourrait au besoin donner aux populaires la
+satisfaction d'avoir un représentant de leur classe, une sorte de tribun,
+siégeant avec les capitaines en paraissant partager leur autorité. Tout
+cela semblait en quelque manière concerté; mais ce qui ne l'était pas
+sans doute, c'est que, soit timidité dans l'exécution de ce plan, soit
+ruse ou maladresse, les populaires prévalurent tellement qu'à l'essai un
+plébéien se trouva capitaine au désappointement des promoteurs de cette
+innovation.
+
+Quoi qu'il en soit, le nom d'une famille plébéienne occupera la première
+et la dernière page de ce livre; mais entre les deux il y a quatre-vingts
+ans pendant lesquels c'est la noblesse qui continue à prévaloir.
+
+Un podestat guelfe sortant de charge n'avait pas fait louer sa probité et
+ses moeurs (1257): c'est tout ce que les annalistes disent de lui. On
+avait déjà nommé son successeur. A l'arrivée de celui-ci, il y eut une
+émeute contre le précédent. A la faveur de ce soulèvement quelques nobles
+invitèrent le peuple à prendre les armes et crièrent qu'au lieu d'un
+podestat pris au dehors, il fallait à la république un capitaine choisi
+parmi les citoyens. Les populaires répondirent à l'appel avec
+empressement; mais ce fut pour tromper l'ambition de l'orgueilleuse
+noblesse qui les poussait. Ils s'assemblèrent tumultuairement et
+nommèrent par acclamation et à grand bruit Guillaume Boccanegra,
+capitaine du peuple et de la commune. On alla le chercher dans sa maison,
+on le porta en triomphe, on lui prêta serment avec enthousiasme.
+
+Le nom de la famille Boccanegra ne se trouve pas avant ce temps dans les
+fastes du consulat ou des conseils, ce qui prouve qu'elle n'avait pas
+compté parmi la noblesse. Sept ans avant cette élection, le peuple de
+Florence (1250) avait ôté le pouvoir aux nobles: les Milanais en firent
+autant en même temps que les Génois (1256). Le cours des idées inclinait
+vers la domination démocratique. Cependant la noblesse avait trop de
+force, de crédit et de richesses, sa puissance avait poussé des racines
+trop profondes pour qu'on ne dût pas prévoir une longue résistance de sa
+part et de fréquentes convulsions. Il est même évident que, pour
+consolider le pouvoir de Boccanegra, une transaction intervint. Une
+émeute l'avait porté au pouvoir sans conditions; le lendemain
+l'obéissance qu'on lui avait jurée fut expliquée et ratifiée avec des
+formes plus légales et plus réfléchies. Un parlement fut tenu; douze
+réformateurs, tous plébéiens de la classe intéressée à l'ordre par ses
+richesses, reçurent la puissance de donner à la république des lois
+organiques qui dureraient dix ans. L'État eut deux chefs apparents, un
+podestat, chef de justice, étranger, et le capitaine du peuple, celui-ci
+véritable recteur de la république. Tous deux présidaient ensemble les
+conseils. Le grand conseil qui, à ce qu'il paraît, devait tenir lieu des
+parlements, se composait d'abord des huit nobles chargés des finances, de
+trente anciens et de deux cents conseillers. Parmi ceux-ci comptèrent de
+droit les deux consuls de chaque métier ou profession au nombre de
+trente-trois, sept députés du territoire, deux des colonies: l'élection
+populaire désignait les autres sans distinction de condition, excepté
+quatorze pris exclusivement parmi les plus nobles, meilleurs et
+distingués: mais ceux-ci n'entraient au conseil que lorsqu'ils y étaient
+expressément appelés. On voit ici d'assez grands ménagements obtenus par
+la noblesse au milieu des marques de la méfiance populaire. Écartée de la
+place suprême, soumise à un chef plébéien, elle n'était pas encore
+déshéritée de toute part au gouvernement, et elle se tenait en mesure de
+faire valoir son influence.
+
+Le podestat, le capitaine, les huit nobles du trésor et les trente
+anciens composaient le petit conseil, véritable siège du gouvernement:
+ses résolutions sur la paix, sur la guerre et les traités, avaient seules
+besoin de la ratification du grand conseil. Le capitaine avait la
+représentation de la république, le pouvoir exécutif, l'initiative de
+toutes les propositions dans les conseils. Il nommait un juge civil et un
+juge criminel. Le podestat avait l'appel des causes civiles et la
+révision des sentences capitales.
+
+Le gouvernement, guelfe jusque-là, ne fut pas encore ouvertement déclaré
+gibelin, mais cette faction fit de grands progrès. Boccanegra était de ce
+parti et, comme nous l'avons observé, il eût été impossible que le
+pouvoir étant concentré dans une seule main, l'État fût censé d'une
+couleur et son chef d'une autre.
+
+Cependant le capitaine n'avait pas gouverné un an entier que l'on avait
+conspiré pour le renverser. Il profita de ce qu'on avait entrepris contre
+lui pour accroître son pouvoir et pour le rehausser par plus d'éclat. Il
+fit d'un palais près de Saint-Laurent le siège de son gouvernement et s'y
+fortifia aux frais de l'État. Il exigea un supplément à son traitement
+annuel, et ses adversaires prirent cette occasion de décrier auprès d'une
+nation économe une administration qui se rendait coûteuse. On se
+plaignait d'ailleurs de sa hauteur, mais le peuple était encore pour lui.
+Le capitaine accorda bientôt une amnistie aux ennemis qu'il avait bannis.
+Mais ce ne fut point une mesure de sa politique; ce fut une des bonnes
+oeuvres qu'inspira la dévotion bizarre et contagieuse des flagellants. Sur
+je ne sais quel miracle et à quelle voix divine, les habitants de
+Pérouse, les premiers, dépouillent leurs vêtements, se répandent dans la
+ville, courent d'église en église, criant miséricorde et se déchirant le
+sein à coups redoublés. Ce fanatisme gagna Rome, la Toscane, Gênes, ses
+rivières, la Provence. Partout, si l'on en croit les annales, il porta
+une abondante moisson de bons fruits. Il y eut à Gênes de nombreuses
+réconciliations. Le capitaine voulut faire la sienne avec ceux qu'il
+avait traités en ennemis.
+
+(1258-1264) Une dévotion si vive n'arrêtait pas la guerre acharnée entre
+Gênes et Venise. On expédiait en Syrie pour défendre ses établissements
+et pour ruiner ceux de l'ennemi. Une flotte génoise était parvenue à Tyr;
+les Vénitiens, qui l'avaient devancée dans Acre, en sortirent pour la
+bloquer. Les Génois, peu habitués à se laisser défier patiemment, mirent
+à la voile pour joindre leurs adversaires; mais ce fut en n'écoutant que
+leur impétuosité, sans ordre, sans s'attendre. Les premières galères qui
+s'étaient élancées se trouvèrent séparées; enveloppées, elles furent
+prises. Sur le bruit de cet échec, on fit partir de Gênes trente-trois
+galères et quatre grands vaisseaux sous les ordres de Rosso della Turca.
+Cette flotte se porta d'abord à Tyr, et ensuite devant Acre. Les
+Vénitiens, les Pisans, les Provençaux armèrent tous les combattants
+qu'ils purent solder et vinrent à la rencontre. Le combat fut sanglant;
+la fortune fut contraire aux Génois. Ils ne perdirent pas moins de vingt-
+cinq galères. Les messagers qui apportaient la nouvelle d'une trêve que
+les deux métropoles venaient de conclure assistèrent, en quelque sorte, à
+cette catastrophe. La colonie d'Acre subit les conséquences du désastre.
+Les Génois en sortirent, et Tyr devint leur seul refuge. La place qu'ils
+abandonnèrent fut occupée par leurs ennemis. Leur rue fut envahie, leurs
+tours renversées. Les Vénitiens et les Pisans en portèrent les matériaux
+dans leurs quartiers et se firent honneur d'en fortifier leurs propres
+édifices. Le consulat et la juridiction de Gênes furent abolis dans Acre.
+Les navires génois qui entraient dans le port devaient s'abstenir de
+déployer aucun pavillon1. Cependant, à leur tour les Vénitiens, passés au
+siège de Tyr, y avaient éprouvé un affront. Les réfugiés d'Acre les
+repoussèrent; sur mer ils leur enlevèrent de riches convois. On avait la
+guerre en Italie, on venait se la faire sur le rivage syrien; ce dont on
+s'occupait le moins c'était de l'assistance due à la cause commune
+chancelante sur la terre sainte.
+
+(1260) Malgré ces calamités, les autres relations extérieures étaient
+prospères, et de nouveaux avantages à prendre sur les Vénitiens se
+présentaient aux Génois. Michel Paléologue, le successeur des empereurs
+grecs réfugiés à Nicée pendant que les Latins tenaient Constantinople, se
+promettait de rentrer dans cette capitale. Les Génois n'avaient jamais
+cessé d'entretenir l'amitié de cet ancien allié; ils commerçaient
+partout où son autorité était reconnue ou rétablie, tandis que les
+Vénitiens régnaient en quelque sorte dans l'empire des princes latins.
+Gênes expédia des ambassadeurs à Nicée. Ils furent accueillis, un traité
+s'ensuivit. Paléologue promit aux Génois dans ses États l'accès et le
+commerce aussi libres que si c'étaient des possessions génoises. Ses
+députés venus à Gênes pour voir ratifier le traité obtinrent pour leur
+maître l'assistance de dix galères et de six gros vaisseaux. Martin
+Boccanegra, frère du capitaine, en fut l'amiral. Avec ce secours les
+forces de Michel s'étaient portées devant Constantinople (1261). Un coup
+de main d'un de ses lieutenants, une entreprise hardie, où, pour profiter
+d'un heureux hasard, ses ordres furent enfreints, lui ouvrit les portes
+bien plus tôt qu'il ne l'espérait. Ainsi finit l'empire des Latins.
+
+Les Génois recueillirent le fruit de ce succès; et d'abord leur vanité
+nationale ou leur haine contre leurs ennemis furent gratifiées.
+
+Le palais public des Vénitiens leur fut livré. En représailles des
+affronts d'Acre, ils le démolirent au son des instruments et aux
+acclamations d'un triomphe. Les pierres principales de l'édifice,
+soigneusement chargées sur des bâtiments, furent envoyées à Gênes pour y
+servir de trophée.
+
+Les historiens grecs dissimulent tant qu'ils peuvent l'assistance des
+Génois à la prise de Constantinople. Cependant dans leur récit perce ce
+qu'ils veulent taire. Suivant Grégoras, on laissa vivre dans la ville
+quelques artisans pisans ou vénitiens qu'on y retrouva; mais, pour la
+sûreté et pour la paix de l'empire, il n'était pas bon que les Génois
+habitassent dans la capitale. Or, avant la conquête, l'empereur leur
+avait promis un établissement s'ils l'aidaient contre les Latins, et il
+leur tint parole, quoiqu'il eût pris la ville sans leur secours2. Il leur
+assigna Galata pour siège de leurs colonies3. Certes si Paléologue
+n'avait reçu l'aide promise, il n'eût pas été si généreux que d'en payer
+le prix sans le devoir. Il l'accorde avec défiance; on sent que sa
+libéralité est forcée. En un mot, le récit de Grégoras justifie cette
+judicieuse réflexion de Gibbon: Les services des Génois et leur
+puissance méritaient à la fois la reconnaissance et la jalousie des
+Grecs4.
+
+Galata fut bientôt trop voisin de Constantinople; la colonie ne tarda
+pas à se rendre importune et redoutable; mais ce n'était pas au moment
+où la restauration de Paléologue venait d'être si bien secondée, que les
+mécontentements pouvaient éclater.
+
+Le traité fait avec Michel, tandis qu'il était encore à Nicée, nous a été
+conservé5. Nous y voyons les avantages qu'il prodiguait aux auxiliaires
+dont il avait besoin. Il leur accorde exemption de droits, palais,
+magasins, partout où sa puissance est reconnue, à Smyrne à Salonique, à
+Cassandre, à Mételin, à Scio, et, s'il plaît à Dieu, à Constantinople et
+dans les îles de Chypre et de Candie. Après sa rentrée dans la capitale,
+et au moyen de rétablissement de Galata, les relations que les Génois
+avaient entretenues dans la Romanie et dans la Natolie prirent une
+nouvelle activité. Quatre ans après ils établirent un consul de Romanie.
+
+Une circonstance particulière étendit leur influence et multiplia leurs
+occasions de trafic. Les empereurs latins avaient été obligés
+d'abandonner aux compagnons de leurs conquêtes la souveraineté d'un grand
+nombre d'îles, et même de provinces démembrées de l'empire. Maintenant
+Paléologue, à qui il importait de se débarrasser du voisinage de tant de
+puissants ennemis, offrit en fief la possession de ses terres, à
+quiconque de ses alliés pourrait les reprendre. Excités par cette
+invitation, les nobles armateurs de Gênes se mirent à l'oeuvre, et
+plusieurs réussirent. Les Embriachi s'emparèrent de Lemnos, les
+Centurioni de Mytilène, les Gatilusi d'Énos. L'amiral Zaccaria chassa de
+l'Eubée un Vénitien qui y dominait, et fit prisonnier le duc d'Athènes
+qui était venu défendre la place6. Deux Cattaneo occupèrent Phocée. Ils
+exploitèrent dans le voisinage de riches mines d'alun, dont les bénéfices
+furent assez considérables pour exciter dans la suite l'envie des
+empereurs grecs7.
+
+Toutes ces seigneuries génoises devenaient autant de points d'appui pour
+les navigateurs; mais les colons de Galata s'emparèrent immédiatement
+d'une source abondante de profits. Les habitants de Constantinople
+devinrent leurs tributaires pour la plupart de leurs consommations, et
+tous spécialement pour leurs subsistances, à ce point que plus tard,
+quand les Génois, dans leurs brouilleries avec l'empereur, fermaient
+leurs marchés quelques jours, il y avait dans la capitale disette,
+crainte de famine et insurrection8. Les Grecs sans activité, sans marine,
+ne furent approvisionnés que par eux de grains et de poissons. Seuls ils
+firent le trafic entre la mer Noire et la capitale, et bientôt tout le
+commerce entre cette mer et l'Europe entière fut leur patrimoine. Leur
+alliance avec l'empereur était offensive contre les Vénitiens. Ils firent
+tous leurs efforts pour chasser ceux-ci du Pont-Euxin. Paléologue promit
+d'en laisser l'entrée toujours libre à ses alliés et de la fermer à tout
+autre peuple, excepté aux Pisans. Ainsi, maîtres de la mer, favorisés par
+l'affranchissement des droits, les Génois usèrent de leurs avantages avec
+une habileté, avec une activité qui étonnent les historiens grecs si peu
+prévenus pour eux. La rigueur même de l'hiver, disent ces écrivains, ne
+les retient pas de courir l'Euxin en tout sens et d'affronter le péril;
+ce n'est pas même sur de grands vaisseaux, mais sur des bâtiments longs
+et bas qu'ils appellent des Tarides. Par cette audace, par cette
+diligence ils s'emparent exclusivement de toutes les voies de la
+navigation, ils attirent à eux le monopole et les fruits du commerce
+maritime tout entier.
+
+Toutes les côtes de la mer Noire abondaient en denrées qu'ils portaient à
+Constantinople. Le pays donnait du sel en abondance: ses pâturages
+fournissaient avec les bestiaux, les cuirs et la laine. Gênes avait déjà
+des rapports et mêmes des alliances avec les Tartares qui dominaient en
+Crimée et aux embouchures du Tanaïs: mais l'établissement de Galata
+permit de tirer bien mieux parti de la connaissance du pays et de
+l'amitié de ses princes. En attendant de leur devenir redoutables, on
+sollicita une sorte d'hospitalité, et, avec des commencements modestes,
+une ville se forma peu à peu dans cette Tauride encore peu connue des
+Occidentaux. Bientôt Caffa fut la plus brillante des colonies
+commerciales de ces siècles. Elle devint comme la capitale d'un grand
+État qui fut nommé Gazzarie. Soldaja (Sudak), Cembalo (l'anc. Symbolum),
+d'autres villes florissantes étendaient tout autour la domination
+génoise, et cependant l'époque de la fondation de Caffa est ignorée: ce
+puissant établissement a commencé inaperçu. Les chroniques génoises
+négligent d'en faire mention. Un historien qui écrit au milieu du XIVe
+siècle9, en parlant de l'agrandissement récent de Caffa dit, qu'il tient
+des vieillards que la première fondation ne remonte guère au delà de leur
+âge. Il paraît certain que les Génois obtinrent ou achetèrent la
+permission de s'abriter sur le territoire d'un prince tartare descendant
+de Gengis, et qui a régné de 1256 à 1266. A cela se rapporte le curieux
+récit de Nicéphore Grégoras: «Les Latins, mais surtout les Génois,
+étant abandonnés au commerce et a la navigation dont ils tirent
+principalement leur subsistance, la première instruction qu'ils reçoivent
+de leur république c'est que partout où ils rencontrent un port commode,
+bien défendu des vents et propre au trafic, ils cherchent d'abord à
+contracter amitié avec les naturels du pays; ils entrent en alliance et
+se les rendent favorables. Ils ne croient pas pouvoir commercer avec
+sécurité sans ces précautions. Quand ils ont découvert un poste semblable
+ils se hâtent d'y négocier. Ils conviennent des droits qu'ils payeront.
+Ils offrent d'ouvrir un marché libre à qui voudra acheter. Les pactes
+convenus et la place accordée» ils fabriquent des logements, des
+magasins, des boutiques, tout ce qu'il faut pour habiter et pour mettre
+leurs marchandises en sûreté. C'est ainsi que depuis peu d'années ils ont
+fondé Caffa, après en avoir obtenu la licence du prince des Scythes, mais
+l'établissement ne fut pas d'abord comme il est aujourd'hui, vaste et
+entouré de fortes murailles. Ils se contentèrent d'un peu de terrain clos
+par une petite tranchée et sans aucune protection de murs. Puis, sans
+permission et peu à peu, ils transportèrent des pierres par terre et par
+mer; ils s'étendirent en long et en large; ils donnèrent plus
+d'élévation à leurs maisons, ils usurpèrent furtivement plus de terrain
+qu'on ne leur en avait accordé. Non contents de cela, sous le prétexte de
+l'affluence des marchandises, ils poussèrent plus loin le fossé, et
+jetèrent de tels fondements qu'ils annonçaient bien d'autres vues. Ainsi,
+petit à petit ils fortifièrent si bien leur ville qu'ils y furent en
+sûreté et à l'abri des attaques. Alors, devenus plus hardis, ils
+traitèrent les Scythes avec moins de réserve, ou plutôt avec cette
+hauteur qui leur est naturellement propre10.»
+
+Ce n'est pas une main amie qui a tracé ce portrait, mais il est empreint
+d'une grande vérité. Jusque sous les yeux de l'empereur grec, la même
+politique, la même astuce, la même audace agrandirent et fortifièrent
+Galata.
+
+
+CHAPITRE II.
+Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
+
+Cependant, à Gênes, l'alliance avec Paléologue était une sorte de
+rébellion contre te saint-siège (1261), et, pour avoir tant osé, il
+fallait s'être déjà détaché secrètement du parti dont le pape était le
+chef. Dès le premier moment où cette union fut connue, et à l'envoi des
+secours génois contre l'empire latin (1262), Urbain IV fit éclater son
+déplaisir et mit Gênes en interdit. Ce fut un embarras de plus pour
+Boccanegra. Déjà accusé de despotisme, on fit valoir qu'il faisait des
+alliances à son caprice sans consulter personne, qu'il ne tenait plus
+compte des résolutions de la majorité des conseils, quand elles
+n'entraient pas dans ses vues. On lui imputa même de substituer sa
+volonté absolue aux décisions des tribunaux. Ces accusations étaient
+admises et répétées par les principaux nobles et par tes plus riches des
+plébéiens, ce qui doit faire supposer qu'il avait encore pour lui le
+peuple des classes moyennes et inférieures. Une grande conspiration fut
+donc ourdie. Il le savait; il crut la prévenir en faisant appeler des
+hommes armés tirés des campagnes, et des bourgs voisins. Il devait, avec
+ce renfort, faire arrêter les conjurés; mais ils le devancèrent, se
+mirent en armes et s'emparèrent des portes de la ville afin d'en fermer
+l'accès aux gens du dehors. Un des frères du capitaine rassembla du monde
+à l'intérieur, il fut repoussé, mortellement blessé, et ses adhérents se
+dispersèrent. Boccanegra, après ce désastre, reconnaissant qu'il était
+abandonné, recourut à la médiation de l'archevêque; il se démit de sa
+charge; son abdication fut acceptée. La noblesse reprit son influence et
+remit le gouvernement à un podestat comme par le passé.
+
+Ce changement ne rendit pas le pape moins inflexible aux supplications
+des Génois qui lui demandaient de lever l'interdit. C'est de longue main
+qu'il leur était contraire. Il avait été patriarche de Jérusalem,
+résidant dans Acre lorsqu'ils étaient en guerre avec les Pisans, et il
+avait embrassé la cause des derniers avec grande partialité (1263)1. Les
+ambassades de la république furent sans fruit, un légat vint de la part
+du saint-siège dicter les conditions auxquelles elle serait réconciliée,
+conditions qui étaient sans doute si dures qu'elles ne purent être
+acceptées, et ce n'était pas après la conquête de Constantinople et après
+les avantages que cet événement avait fait obtenir que Gênes pouvait
+renier l'alliance des Grecs.
+
+En y persistant on continua les expéditions maritimes contre les
+Vénitiens, et Paléologue eut un moment à sa solde soixante galères
+génoises; mais la discorde était sur la flotte et tout s'en ressentit.
+L'empereur voulait empêcher les Vénitiens de ravitailler Malvoisie. Les
+Génois, avec des forces supérieures, laissèrent passer l'ennemi: une
+division nombreuse s'écarta du combat en mettant volontairement les
+autres en péril. On se réunit dans le port de Constantinople, et telle
+fut l'animosité entre ceux qui étaient venus conduits par le frère de
+Boccanegra, et ceux qui avaient été dépêchés depuis la chute du doge, que
+Michel, mécontent, refusa leur service et les licencia tous. Cette grande
+flotte revint à Gênes sans gloire et sans profit, après avoir compromis
+la république dans l'amitié de Paléologue; elle fut reçue avec les
+murmures de l'indignation publique2.
+
+(1265) Un grand événement venait de réveiller les factions italiennes, en
+donnant au parti guelfe un nouveau but. Le pape Urbain avait appelé
+Charles d'Anjou, frère de saint Louis et mari de l'héritière du comte de
+Provence; il avait entrepris de la faire régner sur Naples et sur la
+Sicile, au détriment des restes de la maison de Souabe. Les nouveaux
+guelfes étaient, non plus ceux qui défendaient la liberté contre le
+despotisme des empereurs germaniques, mais les partisans de la maison
+d'Anjou, soulevés contre des princes nés italiens et devenus étrangers à
+l'Allemagne et à l'empire.
+
+L'opinion publique des Génois commençait à pencher vers les gibelins,
+mais le gouvernement était encore guelfe; on craignait Charles, et lui-
+même n'oubliait rien pour attirer la république à son parti. Elle était
+encore sous l'interdit; il s'intéressa pour obtenir du pape son
+absolution. Il demandait à Gênes si, dans les traités avec la couronne de
+Naples, quelque clause nouvelle serait agréable; ce qui lui serait le
+plus cher, disait-il, ce serait que les Génois consentissent à prendre
+part à la conquête qu'il allait faire. Cependant les événements se
+pressaient; une armée française avait envahi la Pouille; Mainfroy, le
+concurrent de Charles, avait perdu la bataille, le trône et la vie. Le
+prince français se vit en paisible possession de ses nouveaux États.
+Gênes lui adressa alors une ambassade solennelle pour le féliciter, en
+tâchant d'acquérir quelque faveur dans son royaume. Il accueille
+honorablement les ambassadeurs; mais ils n'obtiennent rien. Il n'était
+pas temps de traiter à Gênes avant sa victoire; à Naples il n'est plus
+temps.
+
+Il en est encore de même au dernier acte de cette tragédie. Corradin,
+seul reste de la postérité des Frédéric, arrive en Italie avec une armée.
+Charles demande aux Génois de refuser le passage à ce prince, tandis que
+les Pisans demandent qu'on lui donne accès en offrant paix et alliance
+aux conditions les plus avantageuses. On hésite à Gênes, et, pendant
+qu'on s'y perd en délibérations, Corradin pénètre à l'improviste près de
+Savone. La flotte pisane le reçoit et le transporte dans ses provinces.
+Charles le rencontre à Tagliacozzo et le défait entièrement. Le
+malheureux fugitif est trahi et livré au vainqueur. Il est conduit à
+Naples sur les galères de Robert de Levanto, Génois, amiral de Charles:
+on sait le tragique dénoûment de cette histoire. Nouvelle ambassade des
+Génois, ils tâchent de reprendre les négociations trop longtemps
+différées: ce n'est qu'après plusieurs messages qu'ils obtiennent le
+rétablissement des anciennes relations commerciales.
+
+Ce n'était pas assez que Charles régnât dans les Deux-Siciles, il agitait
+la Toscane et la Lombardie. Avec des troupes françaises pour auxiliaires,
+il faisait guerroyer Florence et Lucques contre Pise et Sienne. Il
+faisait guelfes les villes gibelines. Les nombreux bannis de toutes les
+cités qui avaient changé de drapeau tenaient la campagne et se
+présentaient de jour en jour aux portes de leurs patries pour les
+surprendre ou pour les soulever.
+
+Le premier inconvénient que Gênes ressentit de ces troubles, ce fut la
+disette des subsistances. Bientôt on éprouva l'influence d'un état de
+guerre qui remplissait les grands chemins de gens armés et de vagabonds.
+On ne pouvait aller avec sécurité de Gênes au bourg le plus voisin. Avec
+ce levain, la discorde régnait partout; les partis étaient toujours en
+présence.
+
+Les fluctuations de l'autorité devaient réagir sur le succès des
+affaires. Il y parut dans la conduite de la guerre contre les Vénitiens.
+On fait amiral d'une flotte de vingt-sept galères Lanfranc Barbarino,
+dont le nom de famille ne se lit qu'une fois dans l'histoire, et c'est
+pour être déshonoré. En présence des ennemis, au lieu d'aller à eux il
+s'obstine à les attendre à l'ancre sur le rivage de Messine, et à
+enchaîner pour le combat ses galères les unes aux autres. Tout est pris,
+brûlé ou amené en triomphe à Venise. Tout homme qui ne se sauva pas à la
+nage fut prisonnier. Cette bataille compte parmi les souvenirs des plus
+grands désastres de la république.
+
+Luchetto Grimaldi conduit vingt-cinq galères en Syrie. Il ne s'inquiète
+pas du mauvais état des affaires de la croisade; il va faire du dommage
+aux Vénitiens s'il le peut; il bloque le port d'Acre, de cette ville
+d'où la prépondérance de l'ennemi et la partialité de l'autorité locale
+ont chassé les Génois. Mais, tandis qu'il passe à Tyr avec une partie de
+ses navires, les Vénitiens paraissent; les galères laissées au blocus
+sont prises. L'amiral, ne se trouvant plus en force pour combattre,
+revient en Sicile. Là, Grimaldi, soigneux des intérêts du parti auquel sa
+famille est liée, emploie ses galères pour retenir sous l'obéissance du
+roi Charles les villes de la côte sollicitées par les gibelins et prêtes
+à se donner à eux.
+
+Hubert Doria fut plus heureux. Il conduisit une flotte dans le golfe
+Adriatique; il parcourut les rades, brûlant les navires, enlevant des
+prisonniers. De là il parut devant la Canée; la place appartenait aux
+Vénitiens et elle était bien gardée. Doria débarqua; il renversa tout ce
+qui se présenta sur son passage, il escalada les murailles, prit et pilla
+la ville. Le butin fut partagé en trois lots, pour les équipages, pour
+les armateurs des galères et pour le fisc. La république recevait alors
+de singuliers trophées. Les pierres du palais des Vénitiens à
+Constantinople étaient incrustées dans les halles de Gênes. La cloche de
+la Canée sonnait à l'église de Saint-Mathieu, paroisse de la noble
+famille Doria.
+
+Le régime des podestats durait encore; les Grimaldi, les plus puissants
+des guelfes génois, étaient l'âme et les gardiens de ce gouvernement.
+Mais de moment en moment, on pressentait ou l'on éprouvait des tentatives
+en sens contraire. La faction gibeline essayait de prévaloir, et un
+double intérêt poussait ses chefs à l'entreprise; ils voulaient devenir
+capitaines. Les Spinola étaient les plus ambitieux et les plus hardis.
+Hubert, l'un d'eux, s'était absenté de la ville, il avait assemblé, sous
+un prétexte, quelques mercenaires, et beaucoup de gens étaient sortis
+pour aller le joindre. Le bruit était général qu'il y avait un complot
+pour renverser le gouvernement et pour en faire un populaire et gibelin.
+Les Grimaldi en prirent l'alarme. Cependant Spinola revint, on
+s'entremit, il s'expliqua, et les deux partis promirent de ne point faire
+d'innovation; l'accord fut scellé dans un festin. Malheureusement Hubert
+sortant de la fête fut blessé par des inconnus, si toutefois l'attaque et
+la blessure ne furent pas sa propre manoeuvre. Bientôt il se fait suivre
+par les populaires, sans avoir pour lui, dit-on, ni les riches, ni les
+bons (car les annalistes qui le disent ainsi écrivaient sous les auspices
+de l'autorité), il va surprendre le podestat et l'enlève. Tous ces
+mouvements s'exécutent au cri de: Vive Hubert Spinola capitaine du
+peuple! Hubert, trouvant de la résistance sur ses pas, livre quelques
+maisons au pillage; ces actes le décrient. Un parlement avait été
+assemblé, l'affaire y tourne en négociations; Hubert ne sera pas
+recherché pour ce qu'il a tenté, mais il ne sera pas capitaine; c'est une
+révolution ajournée. Ce ne fut pas pour longtemps. Luchetto Grimaldi,
+podestat à Vintimille, ayant eu à débattre avec la faction opposée à la
+sienne, avait fait prisonniers quelques nobles de Gênes. Les parents et
+les amis de ceux-ci s'adressèrent à la famille Grimaldi et aux autres
+membres de son parti afin d'obtenir la délivrance des détenus. On promit
+de l'exiger de Luchetto, mais elle ne s'effectuait pas: les
+interpellations, de jour en jour plus menaçantes, ne produisaient aucun
+fruit. On perdit patience, ou plutôt des ambitieux saisirent cette
+occasion d'en appeler au peuple contre ceux qui attentaient à la liberté
+de leurs concitoyens. L'entreprise fut si bien menée que le résultat d'un
+seul conseil convoqué fut une révolution tout entière (1270). On proclama
+que le gouvernement de Gênes était rendu au peuple. Des nobles, des
+plébéiens se trouvèrent prêts à jurer aussitôt le soutien de cette
+résolution; mais non moins promptement des nobles et des plébéiens
+furent en armes pour s'y opposer. Au milieu d'un combat sanglant les
+Spinola et les Doria, promoteurs de la délibération, s'emparèrent du
+palais public. C'est sous ces auspices que Hubert Spinola et Hubert Doria
+furent proclamés capitaines du peuple pour vingt-deux ans. On réserva à
+un podestat étranger le soin de rendre la justice avec l'assistance de
+trois juges inférieurs. Huit anciens, nobles ou plébéiens indifféremment,
+durent concourir à toutes les mesures importantes. Un parlement devait se
+tenir tous les mois. Avec ces seules précautions on déféra aux capitaines
+une absolue puissance dans la ville et sur tout le territoire. Ils
+l'exercèrent dans toute son étendue; ils firent poser les armes; toute
+agression fut défendue sous les peines les plus graves, à leurs partisans
+comme aux autres. Assis sur leur tribunal, ils firent jurer, sur
+l'Evangile, obéissance à leurs ordres: amis, ennemis, nobles, populaire,
+tout le monde fut astreint à ce serment. Toutes les communes se
+soumirent. Luchetto Grimaldi ouvrit la porte à ses prisonniers, comparut
+en personne et prêta serment. Les capitaines intéressèrent l'archevêque,
+le clergé, les religieux, à coopérer au rétablissement de la concorde.
+Des mariages furent provoqués entre les familles opposées. Par ces
+moyens, tout fut pacifié et tranquille: voilà ce que nous disent les
+nouveaux rédacteurs des annales, car les capitaines ne manquèrent pas
+d'en substituer de leur couleur à ceux qui écrivaient sous les podestats
+guelfes: au milieu de cette heureuse harmonie, ils sont pourtant obligés
+d'avouer qu'après quelques mois (1271) la plupart des Grimaldi reçurent
+l'ordre de sortir de la ville et d'aller habiter au delà des frontières.
+
+Ainsi fut accomplie la tentative, naguère manquée, de rendre le
+gouvernement gibelin, en le livrant à un ou deux nobles éminents. On
+affecta la couleur d'une révolution démocratique. Il est vrai qu'il y eut
+alors une restitution faite aux plébéiens, qu'on leur donna place dans
+les conseils d'où la noblesse les avait probablement éliminés: mais il
+serait dérisoire de représenter cet esprit comme triomphant dans cette
+occasion. Les chroniques disent dans leur latin qu'alors on fit le
+peuple3; mais enfin la république abandonnée à la dictature presque
+arbitraire de deux nobles, tel fut le fruit de cette prétendue révolution
+dans laquelle on persuada au peuple qu'il avait ressaisi ses droits. Dans
+cette revendication de son pouvoir, conduit par quelques membres de
+l'aristocratie, il les accepte pour ses maîtres, et son transport pour la
+liberté n'est qu'un instrument saisi par des ambitieux pour leur propre
+profit. Quant aux nobles entre eux, ce n'est qu'une substitution violente
+de faction et de personnes.
+
+
+CHAPITRE III.
+Démêlés avec Charles d'Anjou.
+
+Le saint roi de France Louis mourait sur le rivage de Tunis pendant que
+ces événements se passaient en Italie. L'assistance des Génois ne lui
+manqua pas. Quelques années (1267) avant son expédition, le pape et le
+roi de Naples avaient fait demander à Gênes de favoriser le voyage
+d'outre-mer. Ils avaient même profité de cette circonstance pour obliger
+la république à faire la paix avec Venise afin que rien ne contrariât la
+croisade. Non-seulement on avait assuré qu'en paix comme en guerre tout
+serait fait pour seconder les vues du roi de France, mais des
+ambassadeurs furent envoyés à lui-même pour offrir les services et la
+marine du pays. Une négociation s'établit et occasionna de fréquents
+messages réciproques (1269). Il paraît cependant que le roi s'excusa
+d'affréter les galères de la république1, mais les équipages des siennes
+furent pris à Gênes. Nombre d'armateurs joignirent leurs bâtiments à sa
+flotte (1270). En partant d'Aigues-Mortes il y trouva dix mille Génois,
+engagés à son service ou volontaires, qui, se voyant en si grand nombre,
+et suivant leur antique usage, convinrent d'élire entre eux des consuls
+pour prendre soin de tous les intérêts communs. Ils déférèrent cette
+autorité à deux nobles, Antoine Doria et Philippe Cavaronco. Quand la
+flotte toucha à Cagliari, les Pisans, qui y dominaient, furent effrayés
+du grand nombre de leurs ennemis que l'on remarquait dans l'armée
+française.
+
+Longtemps on avait cru que le roi retournait en Syrie et on l'y suivait
+avec joie. On fut bien moins satisfait quand l'ordre fut donné de faire
+voile vers les côtes de Tunis. C'était, à cette époque, une contrée d'un
+très-grand commerce pour les Génois. Ils avaient leurs alliances avec le
+roi de ce pays. A l'ombre des franchises et des privilèges obtenus, les
+marchands y affluaient et y avaient formé des établissements stables.
+L'expédition allait compromettre tous ces intérêts. En effet, quand la
+flotte des croisés parut sur le rivage et qu'on y distingua le pavillon
+de Gênes, le roi more fit arrêter tous les Génois qui se trouvaient dans
+ses États et s'empara de leurs propriétés. Il les traita cependant avec
+modération et seulement comme otages. Ils furent renfermés dans un de ses
+palais. On ne les accusa point d'avoir attiré cette tempête, et il est
+vrai que sur la flotte même on n'avait appris la direction de la croisade
+qu'en pleine mer.
+
+On débarqua sous les murs de Carthage. Les Génois se distinguèrent à
+l'attaque de cette ville. Quand elle fut prise, leur bannière y fut
+arborée auprès de celle des Français.
+
+Bientôt la peste étendit ses ravages sur cette armée. Le plus jeune fils
+de Louis mourut, lui-même fut frappé à mort. Ses derniers moments sont
+connus de tout le monde. Le roi de Naples, qui ne survint qu'au moment où
+son frère venait d'expirer, veilla au soin de l'armée. A Tunis on était
+disposé à se délivrer, par une prudente négociation, du danger dont avait
+menacé une agression si imposante. Une trêve fut bientôt conclue. Les
+chrétiens s'engagèrent pour un certain nombre d'armées à ne pas
+renouveler la guerre. Le More consentit sans difficulté à indemniser les
+Génois pour ce qu'il leur avait enlevé, et la bonne harmonie avec eux fut
+rétablie sans nuage et consolidée peu après (1272) par un renouvellement
+de l'ancien traité. C'est ainsi qu'on quitta le rivage d'Afrique. A peine
+on s'en éloignait qu'une tempête affreuse dispersa la flotte; elle en
+reçut les plus grands dommages. Beaucoup de vaisseaux génois échouèrent
+sur les côtes de Sicile; et là, tout ce qu'on put sauver de ces navires
+naufragés, Charles se l'adjugea par droit royal en vertu d'une odieuse
+coutume venue des siècles et des pays les plus barbares. Les Génois
+faisaient valoir des traités qui les exemptaient de ce droit inhumain.
+Charles n'en tint pas plus compte que de la communauté du malheur, des
+services rendus à son frère, du titre de croisés, de l'occasion qui avait
+fait aller ces bâtiments en Afrique et qui les ramenait sur les écueils
+de Sicile, tous motifs sans valeur aux yeux d'un despote avare.
+
+Philippe le Hardi, dans son retour, traversait l'Italie. Son oncle
+Charles l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent à Viterbe pour solliciter les
+cardinaux à nommer un pape: le siège était vacant depuis la mort de
+Clément IV. Après deux ans d'intrigues, les réclamations publiques
+amenèrent enfin l'élection de Grégoire X.
+
+Les Génois, depuis qu'ils s'étaient donnés à des chefs gibelins, ne
+pouvaient prétendre aux faveurs du pape. Il était entouré de leurs
+ennemis, et Rome était le foyer d'où leur étaient suscités des embarras
+chaque jour renaissants. Leur administration fut constamment agitée, au
+dehors, sur le territoire, dans la ville même, où, indépendamment du jeu
+des factions générales, faire subsister un gouvernement censé populaire,
+représenté par deux dictateurs nobles, était un problème étrangement
+difficile.
+
+(1272) On apprit que le cardinal Ottobon Fieschi avait appelé à Rome les
+principaux émigrés guelfes, et avait ménagé entre eux un traité avec le
+roi Charles sous les auspices du pape. On devait donner à ces fugitifs
+les moyens de rentrer en force dans leur patrie; ils promettaient à leur
+tour d'y établir cette autorité dont l'ambitieux Charles menaçait
+l'Italie entière.
+
+Un coup très-rude et qui confirmait ces accords menaçants frappa tout à
+coup la république: en un même jour, en présence même de ses
+ambassadeurs à qui rien n'avait révélé une violence, tous les Génois qui
+étaient sur le sol du royaume de Charles furent emprisonnés et leurs
+biens séquestrés. Les ordres secrets envoyés en Sicile y firent saisir à
+la fois comptoirs, navires, hommes et propriétés sans distinction.
+
+Au bruit de cette violation du droit des gens Gênes pouvait user de
+représailles; on s'en abstint. Un délai de cinquante jours fut accordé à
+tout sujet du roi de Naples et de Sicile, comte de Provence, pour sortir
+du territoire de la république et pour emporter ses effets.
+
+Charles, toujours vicaire en Toscane, obligea toutes les villes dont il
+disposait à déclarer la guerre aux Génois (1273); Plaisance seule
+résista à cet ordre.
+
+En même temps une grande partie de la rivière orientale est soulevée par
+les Fieschi. Les marquis del Bosco, vassaux de la république, font
+publiquement hommage à Charles de ce qu'ils tenaient d'elle. A l'autre
+extrémité, Menton est livré par Guillaume Vento2 qui en avait la garde.
+Roquebrune, Vintimille se rendent au sénéchal de Provence; un autre
+émigré le conduit devant Savone qu'il pense surprendre. Les marquis de
+Caretto et de Ceva participent à ce mouvement. Gênes, ainsi entourée
+d'ennemis, ne s'abandonne pas. Les capitaines portent ou envoient partout
+des secours; leurs nombreux parents leur servent de lieutenants, le
+peuple les seconde. Les habitants de Savone se défendent contre les
+Provençaux. Anciens gibelins, ils ne disputent pas cette fois contre
+l'autorité de Gênes qui a embrassé leur vieille cause. Les secours
+surabondent, ils arrivent par terre et par mer. Mais du côté de la
+Toscane, les villes dont Charles disposait déployèrent tant de forces
+qu'elles firent reculer en désordre les mercenaires employés par les
+Génois. Quarante galères armées en Sicile parurent devant Gênes. Un
+Grimaldi et plusieurs autres émigrés d'importance étaient à bord. Une
+division passa en Corse et enleva Ajaccio. A son tour un des amiraux de
+la république poursuit les Provençaux sur la mer, brûle les navires dans
+le port de Trapani, ravage les côtes siciliennes et l'île de Gozo. Au
+retour (1274), il s'avance à l'embouchure du port de Naples, y salue le
+roi et la ville de malédictions, et fait défiler une à une ses galères
+traînant le pavillon de la maison d'Anjou renversé dans la mer.
+
+Il n'y avait, dans ces alternatives, que beaucoup de malheurs et rien de
+décisif. Les Génois furent réduits à s'allier contre Charles avec le
+marquis de Montferrat et avec les villes d'Asti et de Pavie. Cette
+alliance reçut un petit renfort de la part d'Alphonse X, roi de Castille.
+Après une longue vacance de la couronne impériale, Alphonse s'était mis
+au nombre des concurrents, et avait obtenu une nomination contestée. Il
+croyait faire acte d'empereur en envoyant quelques renforts aux gibelins
+d'Italie (1275); mais Rodolphe de Habsbourg fut solennellement élu en
+Allemagne, proclamé au concile de Lyon, et les prétentions du Castillan
+furent bientôt abandonnées.
+
+A ce même concile où le pape s'était rendu, il fit un dernier acte de
+sévérité contre les Génois. Il les frappa d'un nouvel interdit, à la
+demande du cardinal Ottobon Fieschi, qui se plaignait de la confiscation
+de quelques parties de son revenu. Cette rigueur dura jusqu'à la mort de
+Grégoire X (1276). Innocent V, son successeur, était favorable aux
+Génois. Dès les premiers jours de son pontificat, il leur adressa des
+lettres pleines de bonté paternelle et leur demanda des ambassadeurs,
+afin qu'il pût terminer les différends et les réconcilier à l'Eglise;
+mais il n'eut pas le temps de mettre à effet ses intentions favorables.
+Adrien V, son successeur, était ce même Ottobon Fieschi, fils d'un frère
+d'Innocent IV, l'âme du parti guelfe parmi les Génois; il s'empressa
+cependant de délivrer sa patrie de cet interdit que ses réclamations et
+ses intérêts personnels avaient fait infliger. Il conclut un prompt
+accord qui rouvrit les portes de Gênes aux émigrés; si ce pape eût vécu,
+son crédit eût porté atteinte à l'administration gibeline, mais, au bout
+de quelques semaines, il céda la place à Jean XXII (Pierre de Tolède).
+Tout ce que les Génois ont su de ce dernier pape (1277), c'est que le
+siège archiépiscopal de leur ville étant vacant, Jean, sans tenir compte
+du droit d'élection, y nomma un archidiacre de Narbonne, habitué de la
+cour de Rome3. On se soumit, le nouvel archevêque fut même reçu à son
+entrée avec un faste inaccoutumé: mais il demeura haï de la commune et
+du peuple, expression qu'il faut traduire sans doute par le gouvernement
+et le public.
+
+Le traité commencé avec Innocent et fini avec Adrien avait fait revenir
+les émigrés; mais la concorde ne pouvait survivre longtemps aux papes
+qui l'avaient imposé. Les émigrés rentrés ressortirent en armes (1278),
+et d'abord ils accusèrent à Rome le gouvernement des capitaines d'avoir
+violé la paix jurée. Martin IV, instrument docile dans la main du roi
+Charles, délégua pour procéder contre les Génois un évêque qui établit
+son tribunal à Plaisance (1281). Les Génois cités devant ce juge
+alléguèrent un privilège qui les dispensait de plaider hors de chez eux.
+Ils furent frappés d'un nouvel interdit pour cette contumace, sentence
+fâcheuse à un peuple dévot et ordinairement obéissant au saint-siège
+Mais, soit que l'abus d'un moyen violent si souvent répété commençât à en
+amortir la force même chez les plus craintifs, soit qu'il n'y ait pas de
+scrupules qui ne cèdent au fanatisme des partis, et que devenir gibelin
+ce fût apprendre à braver les excommunications guelfes, cette fois
+l'interdit fut méprisé; ce ne fut pas sans précaution, il est vrai. On
+prétendit avoir retrouvé une bulle d'Innocent IV, premier pape génois,
+qui réservait à la seule personne du successeur de saint Pierre le droit
+de mettre Gênes en interdit. Notre annaliste de l'époque, chancelier de
+la république, est fier de pouvoir insérer dans ses chroniques que c'est
+lui-même à qui appartint le bonheur de déterrer dans les archives un
+document si précieux. Son authenticité ne fut pas mise en doute. On
+assembla avec éclat les théologiens et les jurisconsultes du pays; ils
+déclarèrent qu'en vertu de la bulle, la commination du légat était nulle
+sans difficulté. Les consciences se tranquillisèrent, le culte recommença
+dans toutes les églises sans trouble, et à la grande joie des fidèles.
+
+Cependant le roi Charles ménageait les Génois. En ce moment même il leur
+envoyait des ambassadeurs et leur proposait de s'associer aux nouvelles
+conquêtes qu'il méditait; en d'autres termes, il avait besoin de leurs
+forces navales. Il se prétendait le représentant légitime du dernier
+empereur latin de Constantinople, et il s'était flatté de l'espoir de
+revendiquer effectivement cet héritage. Le pape Martin lui ouvrit la voie
+en excommuniant tous les Grecs. Charles offrit aux Génois de leur payer
+par les plus utiles privilèges dans Constantinople le prix des services
+qu'ils lui rendraient si, s'engageant à ne point porter de secours à
+Paléologue, ils aidaient à l'invasion de l'empire d'Orient. La république
+écouta la proposition, demanda le temps d'en délibérer, et finit par
+s'excuser de l'accepter, en se fondant sur les autres soins dont elle se
+voyait entourée. Une galère expédiée à Constantinople alla donner à
+l'empereur allié et ami de Gênes la communication de cette étrange
+ouverture et l'utile avis de se tenir sur ses gardes.
+
+Charles fit avec Venise l'alliance offensive que Gênes avait refusée.
+Mais bientôt son attention fut violemment détournée de la pensée d'une
+conquête lointaine. C'est en ce moment qu'éclata la fameuse conspiration
+des Vêpres siciliennes conduite par Jean de Procida, suscitée et payée
+par Paléologue4 Pierre, roi d'Aragon, qui sur sa flotte faisait alors la
+guerre aux Mores de Tunis, fut appelé pour venir régner sur la Sicile
+enlevée à la maison d'Anjou en quelques heures.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Guerre pisane.
+
+Tandis que ces grands événements attiraient l'attention de toute
+l'Italie, Gênes et Pise, deux villes qui appartenaient alors au même
+parti politique, donnaient un nouvel essor à leur antique haine et
+commençaient une guerre plus sanglante qu'au temps où Gênes guelfe se
+battait contre les Pisans toujours gibelins.
+
+Malgré les trêves et les paix, il était difficile que des colonies
+marchandes et jalouses de leur commerce s'entretinssent sans querelle
+entre des murailles communes dans des pays lointains, ou que des
+navigateurs rivaux, des corsaires, des flottes se rencontrassent en mer
+ou dans des ports éloignés sans insulte, sans que celui qui se trouvait
+le plus fort fût tenté de se servir de ses avantages. Il est probable que
+la part que Paléologue avait réservée aux Pisans dans son alliance, leur
+admission dans la mer Noire qui troublait le monopole ambitionné par les
+Génois, produisaient de nouveaux sujets de plainte (1280); mais de plus
+graves occasionnèrent enfin la rupture. Un noble corse, juge de Cinarca,
+qui jadis avait été armé chevalier des mains de Guillaume Boccanegra,
+alors capitaine du peuple de Gênes, gouvernait son district sous la
+protection de la république. Avide et peu scrupuleux, il rançonnait amis
+et ennemis. Ses brigandages devinrent surtout insupportables aux Génois
+de Bonifacio. De Gênes on envoya quelques forces pour réduire au devoir
+ce petit tyran. Il résista, et quand il dut céder, il mit le feu aux
+châteaux qu'il abandonnait, se sauva à Pise et y fit hommage de ses
+domaines. Les Génois députèrent aux Pisans, pour les prier de ne point
+accepter un vassal qui ne pouvait se soustraire à son suzerain. Les
+Pisans, après quelques délais pendant lesquels ils firent des préparatifs
+hostiles, envoyèrent une réponse altière. Le juge de Cinarca était leur
+vassal, et ils étaient obligés de le défendre. En effet, ils le firent
+reconduire en Corse avec quelques soldats, et le rétablirent dans ses
+possessions.
+
+Quelques explications entre deux villes gibelines devaient les ramener à
+la paix; mais on reconnut qu'elles étaient irréconciliables. La
+conformité de parti en politique n'empêchait pas, à Gênes, que
+l'unanimité des voeux ne fût pour la guerre. Un conseil spécial de créance
+fut muni de grands pouvoirs pour la diriger. L'État n'avait alors en
+propriété que douze galères, le conseil ordonna d'en fabriquer cinquante.
+Saint-Pierre-d'Arène se couvrit de chantiers; des flottes nombreuses
+furent mises à la mer, tantôt armées à la solde du trésor public ou
+défrayées par une contribution générale extraordinaire1, tantôt composées
+des galères fournies par les armateurs particuliers, encouragés à
+concourir aux expéditions communes. A cette occasion il fut réglé que le
+titre d'amiral et le droit d'arborer le pavillon de saint George
+n'appartiendrait qu'au chef de dix galères au moins; le commandant d'un
+moindre nombre ne fut qualifié que de capitaine. Les efforts étaient
+considérables. On voit mettre à la mer de chaque côté des flottes de
+soixante et quatre-vingts galères. Les nobles et les populaires s'y
+embarquaient indifféremment; personne, dit l'annaliste génois, ne
+pouvait ni ne voulait s'en excuser.
+
+Chaque année le nombre des armements se décidait d'après ce qu'on
+apprenait de ceux de l'ennemi; car l'usage avait continué d'expédier des
+explorateurs d'une ville à l'autre. Il restait même des anciennes
+relations de fréquentation réciproque, à Pise un greffier des Génois, et
+un greffier des Pisans à Gênes; mais, à l'occasion de la guerre
+présente, l'un et l'autre furent congédiés.
+
+L'on se fit tout le mal que l'on put. On captura, on pilla de toutes
+parts. A chaque pas les annales font mention de cargaisons de grande
+valeur alternativement perdues ou gagnées. Les Génois ravagèrent à
+plusieurs reprises les îles d'Elbe et de Planuse. Les Pisans, unis en
+Sardaigne au juge d'Arborea, y ruinèrent les établissements génois; mais
+sur la mer la fortune ne fut pas favorable aux Pisans; chaque campagne
+est marquée par des désastres où l'ascendant de leurs rivaux est signalé.
+
+Un convoi très-riche, escorté par des forces respectables, est rencontré
+par une flotte génoise. Une tempête violente empêche l'attaque; mais,
+bravant les vents déchaînés, l'amiral Thomas Spinola ne perd la trace de
+sa proie ni de jour ni de nuit. La tempête s'apaise. Les Pisans, ne
+pouvant éviter le combat, se serrent en une masse compacte, suivant la
+tactique de ce temps. Les Génois attaquent, abordent, s'emparent de tout;
+ils enlèvent tout ce qui peut s'emporter et mettent le feu aux
+bâtiments; ils rentrent à Gênes et remettent à la commune neuf cent
+trente prisonniers et 28,000 livres d'argent; 10,000 liv. de ces
+dépouilles pisanes servent à la fondation de la darse du port de Gênes
+sur l'emplacement où elle existe aujourd'hui.
+
+Cinquante autres galères armées par le concours des nobles et des
+populaires de la cité et des rivières étaient sorties sous les ordres de
+Conrad Doria, fils de l'un des capitaines de la république. Il va droit
+dans le port pisan et y stationne un jour et une nuit à un jet de pierre
+des tours. Personne ne sort des enceintes intérieures pour le combattre.
+La flotte pisane était déjà en mer. Il va la chercher. Les vents
+l'avaient séparée. Signalée à son retour, Doria lui donne la chasse, en
+enlève nombre de galères et ramène à Gênes six cents captifs.
+
+Henri de Mari attaque vingt-quatre galères, une est coulée à fond, huit
+sont conduites en triomphe à Gênes. Quand on a fait de telles prises, on
+les montre, dans le port de Pise, sous leur propre pavillon, et, à la
+faveur de cette supercherie, on fait prisonniers jusqu'aux magistrats qui
+se rendent à bord dans l'ignorance de la capture.
+
+Tous les efforts d'un grand armement de soixante-quatre galères sorties
+de Pise se bornèrent à ravager Porto-Venere, bientôt secouru par le
+Génois. Cependant ce peu de succès ne décourage point. On promet dans
+Pise de venir incessamment assez près de Gênes pour jeter au-dessus de
+ses murs des pierres enveloppées d'écarlate. Sur cette bravade, Benoît
+Zacharie, l'un des plus hardis marins de Gênes, amiral de trente galères
+années par souscription, entre fièrement dans le port de Pise et s'y
+maintient quelques jours. Le capitaine de la république, Hubert Doria,
+sort de Gênes à la tête d'une flotte considérable. Zacharie va le
+rejoindre; ils unissent ensemble quatre-vingt-huit galères et sept
+vaisseaux. La flotte pisane était à la mer. On la cherche sur la
+Sardaigne; on y apprend qu'elle avait paru au cap Corse et qu'elle avait
+tourné ses proues pour regagner la Toscane. On fait voile pour lui couper
+le chemin; elle était déjà devant son port, et, quand les Génois
+parurent, elle se présenta valeureusement en bel ordre de bataille. Le
+podestat de Pise, Morosino, noble Vénitien, la commandait. Les forces
+paraissent avoir été à peu près égales. Jamais les deux ennemis ne
+s'étaient engagés dans un combat si général. Il fut horriblement acharné,
+mais décisif. Le champ de bataille s'étendit de l'embouchure de l'Arno à
+l'île Meloria, derrière laquelle, dit-on, Zacharie s'était posté en
+réserve et d'où il sortit au milieu de la mêlée pour mettre en déroute
+les Pisans. On s'aborda avec fureur. Le capitaine génois et Zacharie
+s'attachèrent à la galère du podestat pisan; celle qui portait le grand
+étendard de Pise fut attaquée par les autres membres de la famille Doria,
+réunis sous la bannière de Saint-Mathieu; l'une et l'autre furent
+prises, et leur capture fut le dernier signal d'une pleine défaite.
+Vingt-neuf galères tombèrent au pouvoir des Génois, sept furent
+submergées, le reste ne se sauva qu'à la faveur de la proximité du port
+et ne fut en sûreté que derrière les chaînes tendues à l'intérieur. Il
+périt, dit-on, cinq mille combattants; onze mille captifs furent emmenés
+par les vainqueurs, et l'Italie dit alors: «Qui veut voir Pise aille à
+Gênes.»
+
+Pise ne se releva jamais de ce coup fatal, qui fut, au reste, l'occasion
+d'intrigues et de négociations nouvelles. Deux franciscains vinrent à
+Gênes demander la paix pour les Pisans et les mettre à la discrétion de
+leurs adversaires. Mais l'animosité était si grande qu'on ne voulut pas
+croire que cet abaissement ne cachât pas un piège. On prêta donc plutôt
+l'oreille aux négociateurs de Florence et de Lucques qui proposèrent une
+alliance de trente ans pour la ruine totale de Pise. Sienne, Pistoia
+entrèrent dans cette ligue. Mais les Toscans la tramaient sans bonne foi;
+il ne s'agissait pas pour eux de détruire la malheureuse cité des
+Pisans, ils ne voulaient que l'obliger à se jeter enfin entre leurs mains
+pour échapper aux Génois. Cette ruse eut son effet. On entrevit à Pise la
+possibilité de rompre cette alliance funeste en recherchant l'appui des
+guelfes. On eut recours au crédit du comte Ugolin, et ce nom rappelle une
+catastrophe horrible (1285). Né gibelin, il était connu pour avoir traité
+avec les guelfes, et l'on crut qu'il serait propre à réconcilier son pays
+avec les villes de ce parti, puisqu'on était forcé de mendier leur appui.
+On le mit à la tête du gouvernement. Il parut demander la paix aux
+Génois, et d'abord il avait offert de céder Castro (Castello) en
+Sardaigne, la forteresse voisine de Cagliari qui avait été l'objet des
+premières rivalités. Cette proposition fut au nombre de celles que le
+premier orgueil de la victoire fit rejeter. Cependant les nombreux
+prisonniers détenus à Gênes, parmi lesquels se trouvaient les personnages
+les plus importants, négociaient sans cesse pour racheter leur liberté et
+pour ménager une paix2. Ils représentaient aux Génois que leur absence
+seule faisait perdre Pise à la cause gibeline; leur retour ferait cesser
+les intrigues d'Ugolin, qui vendait leur patrie aux guelfes; et Ugolin,
+non moins prévoyant, se gardait bien de seconder leurs efforts. Au milieu
+de ces dispositions diverses, la haine nationale remportant sur l'intérêt
+de parti le plus évident, fit refuser tout traité et toute espèce de
+rançon pour ces malheureux captifs. Les écrivains étrangers attribuent
+aux Génois cette diabolique pensée, que retenir à jamais toute cette
+fleur de la population et de la jeunesse pisane loin de leurs foyers,
+c'était empêcher de naître une génération ennemie.
+
+Dans l'état de dépression où les Pisans étaient réduits, le vainqueur les
+outrageait impunément. Henri Spinola allait ravager les côtes et détruire
+jusqu'aux défenses des ports (1286). Zacharie stationnait à plaisir dans
+celui de Pise, poursuivant partout les bâtiments qui s'exposaient encore
+sur la mer, et il alla réclamer jusqu'à Tunis comme ses prisonniers les
+hommes qui s'y étaient réfugiés.
+
+(1288) Cependant une paix que les prisonniers pisans avaient trouvé le
+moyen de conclure après de longs traités, attendait depuis treize mois la
+ratification de leur république. Ugolin avait tout fait pour éviter cet
+accord qui, en ramenant tant de gibelins considérables, allait renverser
+son empire. Mais enfin il n'avait pu s'empêcher d'accéder à la paix
+demandée avec des instances si pressantes; ce fut toutefois avec la
+malheureuse espérance de la faire rompre. Tandis que de Gênes on
+expédiait de tous côtés pour faire cesser les captures maritimes et pour
+rappeler les flottes, Ugolin faisait tenir à son fils, qui commandait à
+Oristano et à Cagliari, en Sardaigne, l'ordre de continuer les
+hostilités. Beaucoup de bâtiments furent victimes de cette mauvaise foi.
+Ugolin s'excusa sur un malentendu passager, mais les déprédations
+continuaient. Gênes envoya trois galères en Sardaigne afin de se faire
+justice. Les ordres portaient de détruire les corsaires et de ne faire
+aucun mal aux autres Pisans. Ce nouveau cours d'hostilité excita dans
+Pise un soulèvement. L'archevêque se mit à la tête du peuple; on alla
+arracher de sa demeure le perfide Ugolin et les siens. On voulait les
+livrer à Gênes comme les otages responsables de la paix violée: les
+Génois refusèrent, en se contentant de cette réparation. Le malheureux
+comte, deux de ses fils, ses deux petits-fils, furent jetés dans une
+tour; elle fut murée sur eux..... Le Dante a immortalisé leurs
+souffrances. Ils moururent de faim3.
+
+(1290) La guerre recommencée reprit toute sa fureur. Les révolutions
+intérieures qui survinrent à Gênes n'en arrêtèrent pas l'activité et les
+succès, car les Pisans étaient hors d'état d'accomplir les conditions
+rigoureuses du dernier traité. Conrad Doria, l'un des deux capitaines de
+la république (Hubert Doria son père paraît avoir obtenu de lui céder sa
+place4); Conrad Doria reprend le projet d'aller subvertir le port de
+Pise; il y conduit vingt galères, des pontons, tous les engins capables
+de détruire des murs et de briser des chaînes. Là, il procède
+paisiblement à démolir les fortifications. Après son expédition finie, il
+revient en triomphe. Cette grande chaîne du port de Pise, si souvent
+attaquée, en est le premier trophée. Mise en pièces avec celle que le
+lieutenant de Zacharie avait déjà rapportée, les morceaux en sont
+suspendus aux portes de la ville, aux portiques de Saint-Laurent et des
+églises principales: on les y voit encore avec les inscriptions qui
+conservent la glorieuse mémoire du fait.
+
+Les Pisans disparurent des mers et se renfermèrent dans leurs murailles.
+Les historiens de Gênes semblent les oublier dix ans. Nous anticipons sur
+cette époque pour dire l'issue de cette guerre terrible. En 1293, Pise
+avait été admise par ses voisins de Toscane à un traité par lequel elle
+faisait abandon à ceux-ci de tous les territoires qu'ils lui avaient
+enlevés. En 1299 elle obtint des Génois, au lieu d'une paix, une trêve de
+vingt-sept ans. Les Pisans abandonnèrent la Corse à leurs adversaires,
+leur livrèrent Sassari en Sardaigne et payèrent 135,000 livres5 pour les
+frais de la guerre. A ce prix les prisonniers de la Meloria furent enfin
+relâchés; les historiens étrangers disent que sur les seize mille, après
+seize ans de captivité, il n'en restait plus que mille vivants.
+
+
+CHAPITRE V.
+Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe
+siècle.
+
+Les succès des Génois jetaient un éclat nouveau sur leur république: sa
+considération s'était accrue parmi les puissances. Cette époque brillante
+était pourtant marquée par une grande calamité, l'expulsion des chrétiens
+de la Syrie. Les villes maritimes dont la possession lui restait seule ne
+recevaient plus de secours. Longtemps Charles d'Anjou, secondant les
+prédications des papes, avait paru faire de grands efforts pour réunir
+les forces italiennes afin de les conduire en bonne harmonie à la défense
+de la terre sainte. Ce n'était là qu'un prétexte pour ses menées et pour
+son ambition. La concorde ne se rétablit ni en Syrie ni en Italie.
+Charles ne partit point. Au milieu des hostilités d'Acre contre Tyr,
+Bihor ou Bondocar, soudan du Caire, suivi de forces irrésistibles, avait
+déjà pris Assur, Sophie, Jaffa (1263), Antioche (1267), quand il vint
+mettre le siège devant Acre (1272). Un traité, une sorte de répit qu'il
+accorda, n'avait laissé au roi Hugues de Lusignan, pour tout royaume, que
+la plaine d'Acre et le chemin de Nazareth. Tyr et Tripoli tenaient aussi,
+mais comme des principautés indépendantes (1274). Cet abaissement et
+l'état précaire de possessions ainsi réduites n'avaient pas empêché le
+concile de Lyon de délibérer sérieusement sur les lois de la terre sainte
+et sur les moeurs de ses habitants si dignes de correction et de réforme.
+Il paraissait des légats, et, soit impéritie, soit intrigue, au milieu
+des dissensions auxquelles les chrétiens de Syrie étaient en proie, ces
+envoyés venaient ordinairement rompre des trêves et provoquer les
+Sarrasins. Bondocar ravagea de nouveau tout le pays (1275): heureux qui
+put fuir et sauver sa vie et quelques débris! Ce conquérant mourut, mais
+Kélaoun, son fils, se rendit encore plus terrible. Il assiégea, prit et
+ruina Tripoli. De là il revint devant Ptolémaïs. La lutte fut longue. On
+doit distinguer les derniers efforts des Génois pour sauver la place.
+Zacharie, leur amiral, prit en Chypre tous ses compatriotes en état de
+porter les armes et les transporta devant Acre (1289). Du fond de la mer
+Noire, Paulin Doria, consul de la colonie de Caffa, accourut avec du
+secours (1291). Tout fut inutile. Ptolémaïs tomba, ses défenseurs y
+périrent. De tout ce qui restait de Latins un petit nombre purent
+s'échapper par mer: les croisades furent finies; l'ombre même du trône
+de Jérusalem n'exista plus.
+
+C'était sans doute une grande perte pour les Génois, mais leur habileté
+les rendait capables de réparer bientôt leurs dommages; ils perdaient une
+domination partagée; comme marchands ils conservaient des consommateurs
+et de riches marchés, mais il y fallait toute leur souplesse. Déjà un
+commerce aussi assuré que lucratif leur avait fait désirer de se ménager
+à tout prix la faculté de fréquenter l'Égypte. Avant la dernière
+catastrophe ils y avaient obtenu une sorte de neutralité mercantile
+auprès du plus redoutable ennemi de la chrétienté. Cependant l'amiral
+Zacharie était resté à courir les mers. Il avait porté assistance au
+petit royaume chrétien d'Arménie, il y avait renouvelé les anciens
+traités. En continuant sa croisière il avait été joint par Paulin Doria,
+ce consul de Caffa venu au secours de Ptolémaïs amené par son zèle et par
+celui de sa colonie. Arrivé trop tard pour défendre la ville assiégée, il
+cherchait des ennemis pour tirer vengeance du désastre des croisés. Ces
+deux amiraux réunis s'emparèrent de tous les bâtiments mahométans qu'ils
+rencontrèrent et ne firent pas distinction de ceux qui appartenaient au
+soudan d'Alexandrie. Cette imprudence attira une représaille fatale. Tous
+les Génois trouvés en Égypte furent mis en captivité. On saisit leurs
+biens; ce ne fut pas sans peine qu'un envoyé de la république parvint à
+faire cesser ces rigueurs et à rétablir les relations.
+
+(1290) Le traité qui en résulta, et qui existe aux archives de Gênes, en
+deux instruments, est d'autant plus curieux que l'un, rédigé en latin,
+est celui que l'ambassadeur rapporta comme le titre des concessions
+faites aux Génois; l'autre, en arabe1 est la copie qui lui fut remise des
+engagements consentis par l'ambassadeur envers le soudan. Dans tous les
+deux les promesses sont semblables, mais ce sont deux rédactions
+différentes. Il est dit dans l'arabe qu'après qu'une traduction, mot par
+mot, a été écrite entre les lignes de l'original, l'ambassadeur Albert
+Spinola l'a signée avec l'interprète secrétaire de la commune de Gênes et
+de l'ambassade. Un secrétaire mahométan a lu la version franque
+interlignée en la traduisant à mesure. Deux docteurs ont assisté à la
+lecture pour vérifier l'exactitude de cette traduction et sa conformité
+au texte originaire: on a prêté des serments réciproques. Des évêques,
+des moines, ont été appelés pour faire foi qu'ils ont reçu celui de
+Spinola prêté sur l'Évangile. Chargé de restituer la valeur des prises
+faites par Zacharie, il jure que la somme qu'il remet est le vrai produit
+qu'on a tiré à Gênes de la vente des effets capturés, et que, de la somme
+qui lui a été confiée par la commune pour cette restitution, il n'en
+retient rien; s'il déguise la vérité, il veut être réputé apostat de sa
+religion, hérétique et ennemi de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa
+divinité. L'émir qui stipule au nom du soudan Kélaoun et de son fils et
+en leur âme, consent, s'ils rompent le traité, non-seulement que le
+Seigneur Jésus-Christ leur soit contraire, mais qu'ils soient tenus pour
+des chiens, infidèles et hors de leur loi.
+
+L'indemnité étant réglée pour le passé, les stipulations pour l'avenir
+sont des plus favorables. Pleine sécurité même en cas de rupture pour les
+vaisseaux qui entreraient dans les ports musulmans avant d'en être
+instruits. Le consulat génois est admis et reconnu, avec les prérogatives
+et la juridiction ordinaires. Le mahométan, l'étranger ne peuvent
+attaquer les Génois que devant leur consul; ceux-ci ne sont soumis à la
+justice du pays que lorsqu'ils sont plaignants. Si le consul établi dans
+Alexandrie a lieu, pour lui ou pour les siens, d'en appeler au soudan de
+quelque tort, on doit à l'instant lui fournir, aux frais de l'État, un
+messager ou le guider lui-même jusqu'au Caire. L'église de Sainte-Marie,
+déjà occupée par les Génois, leur reste dévolue et ne sera pas détruite
+si elle ne tombe d'elle-même. Des magasins leur sont réservés, ils en ont
+seuls la clef; l'administration des douanes les garde au dehors; cette
+administration est responsable du prix tant de ce qu'ils vendent dans la
+douane où tout doit être mis à l'encan, que de ce qu'ils revendent au
+dehors par le ministère des courtiers publics. L'or et l'argent peuvent
+seuls être vendus par eux sans formalité; mais s'ils ne s'en font pas
+payer le prix comptant, on ne leur garantit pas ce genre de créance.
+Quand le chancelier de leur consulat répond à la douane pour un Génois,
+on ne peut retenir les marchandises de celui-ci pour les droits dont il
+serait débiteur. On ne peut refuser à celui qui part de prendre de lui,
+en compensation de ces droits, les sommes qui lui sont dues dans le pays.
+Par une clause dont la réciprocité sera assurée dans Gênes aux sujets du
+soudan, nul Génois en Égypte n'est responsable de la faute ou de la dette
+d'autrui s'il ne s'en est porté pour caution. Le soudan se réserve
+d'adresser ses réclamations à la république contre ceux qui donneraient
+lieu à des plaintes.
+
+Ce traité, qui constitue une sorte de colonie au milieu d'une domination
+étrangère, conserve, comme on le voit, l'empreinte de la politique
+mercantile adoptée pas les Génois dès qu'ils ont paru aux croisades. Ce
+système de consulat, les mêmes concessions partout obtenues, les mêmes
+sûretés pour les transactions, se retrouvent uniformément dans toutes les
+négociations de la république; au traité d'Alexandrie sont presque
+entièrement conformes ceux qui, dans le cours de quatre-vingts ans,
+qu'embrasse ce livre, furent conclus avec les Sarrasins de la Mauritanie,
+à Tripoli, à Tunis, puis à Grenade pour les côtes du royaume de Garbe
+comme pour celles d'Espagne. A Tunis2, les droits sont fixés à dix pour
+cent sur ce que les Génois apportent, à cinq pour cent sur ce qu'ils
+exportent; le salaire des courtiers responsables du prix des ventes est
+taxé à demi pour cent. Il est recommandé aux Génois de n'apporter que des
+monnaies légales, à peine de confiscation. Le roi de Tunis, s'il a besoin
+de bâtiments de transport, se réserve, moyennant un loyer raisonnable, le
+droit de mettre en réquisition le tiers des navires génois qui seront
+dans ses ports, ce qui semble indiquer une fréquentation considérable. La
+faculté d'extraire de Tunis cinq cargaisons de grains chaque année est
+promise, pourvu que dans le pays le prix n'ait pas dépassé une certaine
+limite; mais ces grains ne sont accordés que pour subvenir aux besoins de
+Gênes, et non pour en trafiquer ailleurs. Cette clause, si facile à
+éluder, se lit aussi dans une convention de la même époque faite avec le
+roi de Sicile. Partout chez les Sarrasins il y a promesse de respecter
+les propriétés sauvées du naufrage; il y a sûreté contre toute avanie,
+contre toute prétention de rendre responsable un Génois pour un autre:
+c'est à chacun, dit un de ces traités, de pleurer ses fautes3.
+
+Négliger ces détails quand ils se présentent ne serait pas faire
+l'histoire du peuple génois; son esprit, sa civilisation, sa politique
+étaient essentiellement dans son commerce.
+
+Ce commerce était alors le même que nous avons vu fonder dès le temps des
+croisades, depuis que l'achat et la vente des marchandises avaient
+remplacé la spéculation sur le transport des pèlerins. On avait continué
+à fournir aux Latins de Syrie, et, de proche en proche, aux musulmans,
+les produits du sol et de l'industrie de l'Europe, dont les uns n'avaient
+pas oublié l'usage, dont les autres ne pouvaient plus perdre l'habitude,
+même après s'être délivrés du voisinage des Occidentaux. En retour, les
+produits de l'Orient étaient apportés à l'Occident et se répandaient par
+les mains des Génois en France, en Flandre, en Angleterre, en Espagne et
+dans cette Mauritanie peuplée de consommateurs arabes à qui les
+jouissances du luxe étaient aussi nécessaires qu'à la cour européenne la
+plus civilisée. Toutes les côtes étaient fréquentées; la Sicile, Chypre,
+toutes les îles servaient de lieux de relâche et de ralliement. Partout
+on trouvait des acheteurs ou des vendeurs, et les Génois allaient des uns
+aux autres avec une infatigable activité4. Les grains, les vins, l'huile
+se transportaient de port en port. Les toiles de Champagne, les draps
+fins et grossiers, J'écarlate dont Gênes avait alors une manufacture, les
+armes de luxe, les coraux s'échangeaient contre le sucre, le cuivre, les
+teintures du Levant, contre la soie et les tissus de Damas, le coton, le
+lin, la laine, surtout contre les produits de l'Inde, contre ses
+épiceries, partout demandées et presque aussi chères que l'or. L'Égypte
+en était le marché principal. La mer Rouge et les caravanes y apportaient
+ces riches denrées avec l'or, les perles, les pierres précieuses, les
+plumes, l'hermine et les autres pelleteries. Mais par cela même que
+c'était la voie la plus connue au commerce des productions de l'Asie
+lointaine, tout en la cultivant il était dans l'esprit des Génois d'en
+rechercher de nouvelles où il se trouvât moins de concurrence, afin d'en
+exploiter le secret ou le monopole.
+
+Quelques années après le temps dont nous parlons, on sait que le Vénitien
+Marin Sanudo, enflammé de zèle contre les maîtres profanes de la terre
+sainte, adressa à toutes les puissances chrétiennes de pressantes
+exhortations pour les porter à attaquer l'Égypte. Il les appuya de
+curieuses considérations sur la possibilité de renverser le pouvoir du
+soudan par les armes, et d'abord sur la facilité de l'affaiblir en
+s'interdisant tout commerce avec ses États. Il entreprit de prouver qu'il
+n'était besoin de sacrifier aucune jouissance. On pouvait cultiver
+ailleurs le sucre, le coton, le lin; on pouvait imiter les tissus où les
+Égyptiens mêlent la soie. Mais leur principale richesse, dit-il, c'est le
+commerce des épices, et il est une voie par laquelle l'Europe peut les
+recevoir sans passer sur les terres du Soudan, sans lui payer tribut. Les
+marchandises de l'Inde lui parviennent par Aden; mais elles arrivent
+aussi dans les ports du golfe Persique qui ne sont pas soumis à sa
+domination. De là elles remontent l'Euphrate, et de ce fleuve plusieurs
+chemins peuvent les conduire dans notre mer. On faisait ce commerce
+autrefois par Antioche et le long des côtes de l'Asie mineure. Les épices
+en revenaient meilleur marché, et cette route est encore suivie, ajoute
+Sanudo, pour les articles précieux qui ne sont pas d'un grand poids. En
+évitant le monopole fiscal du Soudan, on y trouve de l'économie, et
+encore les marchands éprouvent que le gingembre qui n'a pas passé en
+Égypte vaut vingt pour cent de plus que celui qu'on y prend. Le bon
+Vénitien insiste donc pour qu'on s'attache à la route de Perse; mais ce
+qu'il conseille les Génois le faisaient en silence, non sans doute par
+les sentiments chrétiens qu'il prêchait aux fidèles de la croix, mais par
+un calcul sur les profits d'une voie privilégiée. Le traité de Zacharie
+avec le roi d'Arménie a pour but essentiel d'assurer le transit des
+marchandises par Gogalat, entre le port de Layasso, à l'angle de l'Asie
+mineure et de la Syrie dans la Méditerranée, et Alep, où, par peu de
+jours de marche, on communique avec l'Euphrate. Nous trouvons inscrit sur
+le tarif des droits de ce passage les soies et les draps de soie, les
+épices, les bois de teinture5, l'indigo, le coton, le sucre, et d'autre
+part les produits des manufactures de l'Europe.
+Mais Gênes, dominant dans la mer Noire, eut bientôt une autre route plus
+importante et où elle fut bien plus maîtresse: elle ouvrit un commerce
+immense à Tana dans la mer d'Asoff. Là, venaient les produits de l'Inde
+et de la haute Asie; un court trajet faisait passer sur le Tanaïs ce qui
+descendait le Volga ou ce qui le remontait de la mer Caspienne. Ces pays
+n'attendaient que la présence d'un peuple industrieux et hardi pour
+devenir l'entrepôt de ces richesses. C'est en allant les chercher à ces
+sources, c'est en les échangeant, en les apportant aux consommateurs de
+toutes les autres régions, que les Génois, pour prix de leurs fatigues,
+de leur intelligence active et fie leur sévère économie, firent et
+maintinrent tant de grandes fortunes6.
+
+On voudrait seulement pouvoir douter qu'ils fussent abandonnés au trafic
+des esclaves, et même au commerce des esclaves chrétiens livrés aux
+mahométans; mais dans leurs traités avec l'Arménie on voit qu'ils étaient
+acheteurs de cette marchandise, et le serment qu'on exigeait d'eux qu'ils
+ne la revendraient pas aux infidèles, donne plutôt une présomption
+fâcheuse qu'une garantie. Ce que nous connaissons des lois de Caffa fait
+grande mention de l'esclavage domestique et ne parle pas, il est vrai, de
+la traite des hommes; mais, par les soins des Génois, le soudan
+d'Alexandrie obtient de l'empereur de Constantinople la faculté d'envoyer
+deux vaisseaux par an dans la mer Noire7, et les cargaisons qu'ils en
+rapportent sont composées d'esclaves dont une partie se vendent
+volontairement, dont les autres sont vendus par leurs parents ou par
+leurs maîtres. Il serait difficile de croire que les Génois n'eussent pas
+été les entremetteurs de cette fourniture; mais, au commencement du XVe
+siècle, parmi les chefs de réclamation qui font envoyer une ambassade au
+soudan, se trouve la demande de seize mille ducats dus pour les esclaves
+de Caffa.
+
+Comme nous avons vu les Génois courir à toutes les sources où l'on peut
+se pourvoir de marchandises, nous les voyons rechercher les consommateurs
+avec le même soin; on les trouve établis sur tous les marchés. Il ne
+manque pas de témoignages sur la navigation des Génois dans l'Océan, au
+commencement du XIVe siècle (1316)8. Le roi d'Angleterre, Edouard II,
+invite les Italiens, et nommément les Génois, à porter du blé dans son
+royaume pendant une année de disette. Il fait réclamer la libération d'un
+de leurs vaisseaux pris par les gens de Calais, vaisseau qui portait du
+froment, de l'huile, du miel et d'autres provisions. Peu après (1328) on
+trouve les privilèges accordés en Angleterre aux marchands étrangers. On
+voit parmi les importations mentionnées les tissus de soie de toute
+espèce, articles que les Génois apportent de l'Asie; il en est même qui
+sont nommés draps de Tarse, probablement comme provenant de leur commerce
+d'Arménie. On voit par les actes anglais de ce temps qu'une multitude de
+marchands génois, et, sous ce nom (1329), des Doria, des Spinola, des
+Fieschi, etc., fréquentent l'Angleterre et les provinces françaises
+(1338) qui obéissent à ses rois. On en voit (1340) plusieurs parvenir à
+la confiance des princes, être employés (1345) comme agents, négociateurs
+ou au service maritime et militaire. Par eux est ménagée (1361) une sorte
+d'alliance ou d'amitié perpétuelle entre l'Angleterre et la république. A
+la faveur de ces relations il est fréquemment questions d'emprunts
+obtenus des capitalistes de Gênes, dans les XIVe et XVe siècles.
+Ordinairement le Génois se fait assigner son remboursement sur les droits
+de douane, en obtenant la faculté d'exporter des laines d'Angleterre; et
+quelquefois aussi nous voyons qu'on n'ignorait pas l'art de faire ces
+exportations en contrebande. Les Génois fournissent des lettres de change
+payables à Rome pour acquitter les annates des évêques anglais; et, pour
+y satisfaire, ils se laissent volontiers défendre d'emporter les monnaies
+d'or ou d'argent pourvu qu'on les autorise à extraire la laine, le plomb
+et l'étain. Au reste, fidèles à leur esprit d'association nationale, ils
+ont un consul appelé par les Anglais maître de la société des marchands
+génois, et à quelques époques leur activité excite la jalousie des
+nationaux. On restreint leur commerce; on ne veut pas qu'ils aillent
+faire le trafic des productions anglaises dans les pays voisins. Un acte
+exprès ne leur permet de charger que pour débarquer à Calais ou pour
+passer au delà du détroit de Gibraltar.
+
+Nous ne trouvons pas des traces aussi fréquentes des relations du
+commerce génois avec les Pays-Bas9. Mais, entre autres faits, nous
+rencontrons précisément un navire destiné pour l'Écluse, chargé de
+gingembre, de fleurs d'oranger, de sucre candi, de fruits secs, de riz,
+de soufre, de salpêtre et de papier pour écrire (carta scrivabilis),
+expédié par de Negri, de Ferrari, Spinola, Lomellino, pris par les
+Anglais, réclamé à Londres par Doria et Gentile, et rendu sous la caution
+de Pinello, marchand génois.
+
+(1277) Pour la France les rapports sont multipliés et bien connus.
+Jacques Pinelli, autorisé par la république de Gênes, concourt, avec les
+autres marchands italiens habitant dans le royaume, au traité par lequel
+Philippe le Hardi leur accorde domicile et privilèges. Dans cette sorte
+de colonie fédérative les Lombards et les Florentins étaient plutôt
+banquiers et financiers, les Génois marchands et navigateurs. Il faut,
+certes, que cette fréquentation fût lucrative, à voir ces étrangers y
+tenir malgré les vexations énormes et répétées dont ils sont l'objet.
+Philippe (1274), sous les plus vains prétextes, les avait fait tous
+arrêter en un même jour, les avait rançonnés avant de leur octroyer ces
+concessions. Philippe le Bel, suivant l'exemple de son père, leur fit
+éprouver deux fois en deux ans les mêmes rigueurs et toujours par des
+mesures secrètes qui les atteignent tous à la fois à un jour marqué.
+Jadis saint Louis, cédant aux préjugés de son temps, avait prohibé le
+prêt à intérêt sous de grandes peines et comme une violation des lois
+divines; ce sont ces peines que les marchands italiens étaient facilement
+convaincus d'avoir encourues et dont les descendants du saint roi les
+obligeaient par la terreur à se racheter à prix d'argent. Après cela,
+l'orage se calme, et sans doute si les emprunteurs trouvaient encore du
+crédit chez ces banquiers, il fallait bien que l'intérêt des prêts payât
+le risque du capital et de la personne du prêteur. Vingt ans après ses
+premières ordonnances, Philippe le Bel, si fameux par sa fausse monnaie
+et si avide d'argent, ne voit rien de mieux que de détourner les
+malédictions de son peuple sur les Italiens; il les chasse en leur
+ordonnant de payer tout ce qu'ils doivent et en confisquant toutes leurs
+créances. Ils reviennent cependant si bien que son successeur Louis le
+Hutin, considérant dans un édit royal que depuis trois ans (1315), ils
+n'ont été soumis à aucune contribution extraordinaire, les taxe à lui
+payer pendant dix ans cinq pour cent par année de leurs capitaux; et
+immédiatement un autre édit établit sur eux une imposition de deux
+deniers par livre du montant de leurs achats et de leurs ventes. Les
+persécutions, les déclarations que leurs prêts sont annulés ou confisqués
+(1320) au profit de l'État se répètent de règne en règne (1324).
+Indépendamment de ces violences, ils devaient être spéculateurs bien
+attentifs (1330) si les seules variations de la monnaie n'avaient pas
+détruit cent fois leur ouvrage (1337). Il est vrai que le bouleversement
+du système monétaire est souvent un temps propice à la subtilité et à
+l'audace pour tirer parti de la mauvaise foi et de l'ignorance des
+gouvernements10.
+
+On voit, dans le traité de Philippe le Hardi, que les Italiens avaient
+déjà des établissements aux foires de Champagne: cette convention en
+étend les privilèges à d'autres lieux: nous savons que dès longtemps les
+Génois en particulier fréquentaient toute la côte française de la
+Méditerranée. Ils avaient des magasins et toute une colonie à
+Montpellier, ville longtemps demeurée sous la seigneurie des rois
+d'Aragon et qui ne fut définitivement unie au royaume de France qu'au
+milieu du quatorzième siècle. Le traité mentionné ci-dessus les établit à
+Nîmes (1277), ou y confirme leur établissement. Ils y auront un recteur
+et des consuls, un poids public, un comptoir de change; un juge des
+conventions y sera institué par le roi pour leur maintenir les
+concessions qui leur sont faites: juridiction expéditive et d'exception
+à laquelle les nationaux mêmes pouvaient se soumettre dans leurs contrats
+et qui, survivant à la colonie des Génois, durait encore de nos jours.
+Entre eux, leur recteur les juge suivant leurs propres lois; elles
+règlent seules leurs successions. La force publique serait prêtée au
+besoin à leur magistrat, pour se faire obéir de ses subordonnés. Si les
+propriétaires de maisons font la loi trop dure à ces hôtes privilégiés,
+le prix des loyers sera fixé par des arbitres et, en cas de discords, le
+juge royal y interviendra. Les marchandises apportées par les Génois ne
+payeront pas plus de droits à Nîmes qu'on n'en impose sur eux à
+Montpellier. Pour prix de ces avantages ils promettent de ne débarquer
+qu'à Aigues-Mortes et de conduire à Nîmes tout ce qu'ils auront introduit
+dans ce port.
+
+L'édit de Louis le Hutin ne laisse subsister dans le royaume que quatre
+établissements pour les Italiens et leur défend de négocier ailleurs si
+ce n'est dans les foires. Nîmes est au nombre des quatre villes
+privilégiées avec Paris, Saint-Omer et la Rochelle. Si des rois avides et
+des débiteurs obérés étaient envieux des profits de ces étrangers, on a
+la preuve que les villes qu'ils fréquentaient en jugeaient autrement
+(1293). Il existe un grand nombre d'actes par lesquels les autorités
+nîmoises recourent au roi et à sa justice, afin qu'on empêche les Génois
+d'aller commercer en Provence ou à Montpellier. Pour ôter tout prétexte à
+la contravention, on supplie le roi de faire creuser à ses frais un canal
+d'Aigues-Mortes à Nîmes (1285). Le sénéchal d'Aragon est sommé de
+repousser de Montpellier la fréquentation des Génois (1349); et quand la
+réunion de cette ville à la France fut consommée, ce fut encore là un
+long sujet de querelle entre les deux cités voisines (1317). Enfin
+Philippe le Long, s'informant à Nîmes des effets de la retraite des
+Italiens que les concussions de son frère Louis X avaient mis en fuite,
+on lui répond que cette retraite ruinait la sénéchaussée, la ville, le
+fisc et les particuliers. Philippe de Valois voulait introduire la
+gabelle à Nîmes (1341), on lui allègue la pauvreté du pays depuis la
+retraite des marchands génois. Traités avec faveur pendant leur séjour,
+l'un d'eux, George Ratti, fut fait chevalier à Nîmes (1322)11. Un Donato
+Obriaqui (probablement Embriaqui) y devint notaire et greffier. Après la
+disparition de la colonie, une loge qu'elle avait élevée, fut vendue
+comme bien abandonné; et ce ne fut qu'en 1441, tant pendant de longues
+années on avait espéré le retour de ces industrieux étrangers12! C'est
+apparemment quand ces utiles rapports eurent été interrompus que les
+Génois témoignèrent leur humeur par la plus chimérique des prétentions.
+On assure13 que le gouvernement écrivit au sénéchal de Beaucaire et aux
+consuls de Nîmes pour se plaindre que les habitants de ces contrées
+osassent faire le commerce maritime, tandis que le comte de Toulouse en
+avait octroyé le privilège exclusif aux Génois dès 1174.
+
+Mais les Français et les Génois avaient eu à la fois à s'élever contre
+l'abus énorme d'un privilège moins fantastique et plus récent. Philippe
+de Valois s'était laissé induire à concéder, c'est-à-dire indubitablement
+à vendre, à deux nobles trafiquants de Gênes, Charles Grimaldi et Jean
+Doria, le droit exclusif du commerce des côtes de la Méditerranée et de
+l'exportation des marchandises françaises de ce côté. On n'avait pas
+manqué de motiver cette concession sur ce qu'eux seuls étaient en état de
+soutenir la navigation et de faire le bien du royaume; défense était donc
+faite à tous marchands de trafiquer sans leur permission; ce privilège
+devait durer deux ans: le pays, les rois d'Aragon, de Majorque, la
+commune de Gênes elle-même réclamèrent contre ce monopole. Il fut révoqué
+le 4 avril 133914.
+
+J'ai cru devoir réunir ici les traits épars qui font connaître le
+commerce des Génois du treizième au quinzième siècle, commerce qui n'a
+changé d'aspect qu'après la révolution produite par le passage du cap de
+Bonne-Espérance et par la découverte de l'Amérique. On y trouvera les
+preuves de l'intelligence, de l'infatigable activité d'un peuple chez qui
+le citoyen le plus noble et le plus riche s'honorait alors du négoce et
+de la navigation mercantile; on ne sera pas étonné des richesses qu'il a
+su accumuler, surtout si l'on se souvient que la première vertu du Génois
+fut toujours l'économie. Tant d'opulence permettait le faste aux premiers
+de l'État, leur politique l'exigeait; il était éclatant dans les
+occasions solennelles, mais la vie commune était fondée sur une épargne
+qui allait généralement à la parcimonie. On élevait des palais pour s'en
+faire des forteresses; aux grands jours on se couvrait de perles rares et
+de diamants; soigneusement replacés dans le coffre-fort, c'étaient des
+effets de commerce achetés par spéculation comme un emploi de fonds, ou
+incorporés aux fidéicommis perpétuels des familles.
+
+Puisque j'ai été conduit à parler de cette opulence, fruit du négoce des
+Génois, on me permettra d'en emprunter une vive peinture à la plume
+brillante de Pétrarque, en rapportant une lettre écrite' à un de ses amis:
+
+«Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas; tu verras
+au flanc d'une colline pierreuse cette ville superbe, fière de son peuple
+et de ses murailles. A son aspect seul on reconnaît la maîtresse des
+mers. Viens admirer l'activité de sa population, la majesté de son site,
+de ses édifices et surtout cette flotte menaçante, redoutée de tous et
+terrible aux rivages ennemis; ce môle, barrière de la mer, ce port que
+l'on a creusé avec une dépense inestimable, avec d'incomparables travaux
+que n'interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que
+dis-je? c'est peu de cette belle rive qui se prolonge à droite et à
+gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les
+ceignent. Si tu étudies le génie, les moeurs, le régime de ces hommes, tu
+croiras voir revivre ces vertus que jadis une longue constance, un long
+exercice aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville, et pour un jour
+entier ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir
+plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire,
+vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont
+l'aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d'une
+admirable fertilité. Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux
+villages, palais de marbre resplendissants d'or, c'est ce que tu verras
+de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t'étonneras qu'une ville si
+superbe puisse le céder encore à ses campagnes en magnificence et en
+délices15.»
+
+
+CHAPITRE VI.
+Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans
+le gouvernement de Gênes.
+
+Au milieu de ces prospérités, Gênes trouvait partout la concurrence de
+Venise dans le commerce et dans les alliances. Quelque paix que l'on
+ménageât entre ces rivales, à chaque rencontre on se heurtait sur le
+moindre prétexte, sans prétexte même. Avant la perte de la terre sainte
+on se battait à Tyr, à Acre, à Tripoli. Maintenant il restait aux
+chrétiens l'île de Chypre. La cour de Rome encourageait les fidèles à y
+porter des secours, et beaucoup d'intérêts en recommandaient la défense
+aux puissances maritimes et commerçantes. Toutefois c'est en allant
+concourir à cette défense que s'émut sans cause apparente une funeste
+querelle. Des galères se rencontrent. On s'approche pour se reconnaître.
+Suivant le récit des Génois, il n'y eut d'abord que des salutations
+amicales (1293), mais bientôt ils virent les Vénitiens s'armer et enfin
+tourner leurs proues pour commencer une attaque sans provocation. Ceux de
+Gênes passèrent promptement à l'offensive. Après une lutte vivement
+disputée, les Génois l'emportèrent. Cependant, la chaleur du combat
+apaisée, ils remirent en liberté les hommes, et rendirent les galères et
+tout ce qui avait été pris. Sur la nouvelle de cet événement, Gênes porta
+ses plaintes à Venise. Deux dominicains furent chargés de ce message. Les
+moines étaient alors les négociateurs officieux de toutes les affaires
+diplomatiques. Trouvant partout des maisons de leur ordre et des frères,
+plus respectés que les hérauts de l'antiquité, ils avaient abord libre et
+favorable audience. Leur caractère ostensible les autorisait à prêcher la
+paix. Leur souplesse les rendait propres à toute intrigue. Dans cette
+occasion les dominicains de Gênes et ceux de Venise ménagèrent un
+congrès. On y négocia trois mois sans s'entendre, et chacun prit ses
+précautions (1294). Toutes les galères génoises envoyées en marchandise
+dans les mers du Levant se réunirent à Péra, leurs cargaisons furent
+déposées à terre. Tout s'arma: Nicolas Doria fut choisi pour commandant
+de cette expédition de volontaires. Il chercha les ennemis; il les
+rencontra, et leurs forces étant supérieures, il attendit le temps et le
+lieu de les attaquer avec le moins de désavantage possible: il en saisit
+l'occasion à l'entrée des Dardanelles. Le succès répondit à son habileté
+et à son courage. Sur vingt-cinq galères il en prit seize, et, maître de
+la mer, il alla ravager Candie.
+
+(1295) L'année suivante, la république mit à la mer cent soixante-cinq
+galères: cent cinq étaient nouvellement construites. Le moindre équipage
+était de deux cent vingt hommes; il y en avait de trois cent cinquante.
+On voyait briller sur cette flotte quinze mille habits d'or ou de soie,
+disent les mémoires du temps, et encore ils s'en prennent aux discordes
+civiles d'avoir réduit le nombre des citoyens notables qui montèrent sur
+les galères. Hubert Doria était l'amiral. Cependant il n'y eut point de
+rencontre. Le pape, c'était alors Boniface VIII, avait ordonné avec la
+hauteur qui lui était propre, que des deux républiques on vint devant lui
+éclaircir le différend et recevoir l'ordre de cesser les hostilités.
+Cette intervention fut sans succès, mais elle ralentit un moment les
+opérations de la guerre.
+
+(1296) Les Vénitiens ressaisirent l'offensive. Roger Morosini, leur
+amiral, parut devant Constantinople; et là, se mettant peu en peine
+d'offenser Andronic1, il attaqua Galata alors sans défense, croyant y
+surprendre les Génois. Mais ceux-ci avaient mis en sûreté dans les murs
+de Constantinople leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. Les hommes
+valides étaient montés sur leurs navires et s'étaient réfugiés dans la
+mer Noire. Les assaillants déchargèrent leur furie sur les maisons, ils y
+mirent le feu, même à celles qui appartenaient aux Grecs, à qui ils
+reprochaient d'avoir soustrait à leur pillage les biens des Génois. Ces
+violences soulevèrent contre eux le peuple de la capitale; les Vénitiens
+qui s'y trouvaient furent maltraités. Cependant Morosini était passé dans
+la mer Noire à la poursuite de ses ennemis fugitifs; il saccagea leurs
+colonies de Crimée: Caffa, à cette époque, n'avait pas plus que Galata
+des moyens de résistance. La perte qui s'y fit fut très-considérable.
+Mais l'hiver survenu, les glaces ne permirent pas aux Vénitiens de
+regagner le Bosphore; ils eurent beaucoup à souffrir. Au printemps, sur
+vingt-cinq galères, ils n'eurent pas assez de monde pour en manoeuvrer
+plus de seize. Cette flotte ainsi réduite vint menacer (1297)
+Constantinople et demander à l'empereur indemnité pour les torts que,
+dans le soulèvement populaire, avaient éprouvé leurs concitoyens. Loin de
+là, Andronic demandait à Venise 40,000 écus d'or, pour le dommage fait à
+Galata et dont les Génois voulaient être satisfaits. L'amiral vénitien,
+pour toute réponse, alla ravager les îles de la Propontide, et cette
+expédition brillante finit tristement2.
+
+(1298) Mais, dans une nouvelle campagne, l'ascendant revint glorieusement
+aux Génois. A Curzola, à l'entrée du golfe Adriatique, leur triomphe fut
+aussi éclatant que celui qu'ils avaient obtenu sur Pise dix ans
+auparavant. Lamba Doria, alors capitaine du peuple, conduit soixante et
+dix-huit galères; il en attaque quatre-vingt-dix-sept. De ce nombre douze
+seulement se sauvent, et Venise les voit poursuivies par le pavillon
+génois jusqu'à l'entrée de son port. Des quatre-vingt-cinq dont il s'est
+emparé l'amiral en brûle soixante-sept et conduit à Gênes les dix-huit
+autres avec sept mille quatre cents prisonniers. André Dandolo, l'amiral
+vénitien, se voit les mains liées, destiné à servir de trophée au
+vainqueur; il se soustrait à cette honte en se fracassant la tête contre
+le bord du bâtiment.
+
+Après cette perte immense, Venise sentit l'impossibilité de renouveler un
+si grand effort, et probablement Gênes avait chèrement acheté sa
+victoire. La médiation de Mathieu Visconti, alors seigneur de Milan,
+ménagea une paix entre les deux républiques. Quand elles étaient lasses
+de combattre, un traité entre elles était aussi facile à rédiger que
+difficile à rendre stable. Elles avaient peu d'intérêts matériels
+susceptibles d'être réglés d'une manière précise; et le vrai sujet de la
+guerre était une rivalité jalouse qui ne pouvait admettre sous le nom de
+trêve ou de paix que des instants de repos, quand les forces des
+contendants se trouvaient épuisées.
+
+Il y a d'assez grandes différences dans ce que les historiens des deux
+côtés ont raconté des conditions de cette paix. Suivant les Génois, leur
+patrie eut tous les avantages. Les Vénitiens consentirent à s'abstenir,
+pendant treize ans, de la navigation en Syrie et dans la mer Noire. Ils
+se soumirent à payer les dommages qu'ils avaient faits à Galata, à Caffa
+et à Saint-Jean-d'Acre. Selon le récit vénitien, les deux nations se
+réservaient de se faire indemniser par Andronic, et comme elles
+l'entendraient, pour les dommages dont respectivement elles le rendaient
+responsable3. Cependant si les Vénitiens attaquaient l'empereur dans ses
+États, Gênes pouvait le secourir sans infraction de la paix.
+
+A compter tant d'armements dispendieux, à voir les brillants succès qui
+attestent une direction habile et qui se meut sans obstacle, qui pourrait
+croire que durant cette guerre, la république de Gênes était plus agitée
+que jamais? Que l'ambition nationale et la haine de l'ennemi aient fait
+concourir à l'unanimité des efforts, des volontés d'ailleurs
+discordantes, c'est ce que la réussite démontre cette fois, et c'est un
+phénomène digne d'admiration.
+
+Les causes toujours vivantes de jalousie intestine étaient plus que
+jamais excitées par le contact des événements extérieurs. Les intrigues
+de la maison d'Anjou, l'esprit qui agitait toutes les villes voisines de
+Gênes, exerçaient une double influence plus marquée que jamais.
+
+(1185) Charles d'Anjou, le frère de saint Louis, était mort trois ans
+après les Vêpres siciliennes. Son fils Charles le Boiteux ou Charles II,
+qui lui avait succédé sur le trône de Naples et dans ses prétentions sur
+la Sicile (1291), en cherchant partout des secours, vint à Gênes, voir si
+au milieu de tant de divisions il trouverait des partisans. Il multiplia
+les promesses, il caressa tout le monde, nobles et populaires. Quand il
+reçut quelques réponses favorables, il les enregistra comme autant
+d'engagements pris. Bientôt après (1292), il envoya une ambassade
+solennelle que le comte d'Artois accompagnait au nom du roi de France.
+Ces envoyés venaient proposer une étroite alliance offensive et
+défensive. La discussion de leurs demandes eut lieu publiquement dans un
+parlement; mais la majorité voulut conserver la neutralité, et, pour cet
+effet, il fut ordonné à tous les Génois de sortir dans un délai fixé,
+soit des États des rois de Naples et de France, soit de ceux des rois de
+Sicile et d'Aragon; ceux qui ne s'en retireraient pas seraient hors de la
+protection de la république, quoi qu'il leur arrivât en leurs personnes
+ou en leurs propriétés. La tendance de cette négociation, mais surtout
+cette décision préalable, qui allait fermer tant d'issues au commerce de
+Gênes, trouvait un grand nombre d'opposants. Les marchands refusèrent
+hautement de laisser sacrifier leurs intérêts à une lâche politique: on
+revint sur la mesure. Cependant, irrités de ne point obtenir l'alliance
+qui importait au roi, les ambassadeurs s'éloignèrent. Suivant l'annaliste
+de Gênes, rentrés en France par la Provence et parvenus à Nîmes, ces
+envoyés prirent sur eux de faire emprisonner quatre-vingt-quatorze
+marchands, de saisir leurs propriétés et les nombreux bâtiments chargés
+d'étoffes et de draperies qui se trouvaient dans le port d'Aigues-Mortes.
+A cette fâcheuse nouvelle la république fut fort blessée. Elle nomma des
+ambassadeurs pour aller en France réclamer les conventions auprès de
+Philippe. Mais ceux qui avaient ordonné cette violence, effrayés
+d'apprendre qu'elle allait être dénoncée au roi, mirent les Génois en
+liberté et leur rendirent leurs effets séquestrés, ce qui ne répara
+qu'imparfaitement un dommage si considérable. Il faut dire que l'histoire
+très-détaillée de la ville de Nîmes ne fait mention ni de l'arrivée des
+négociateurs ni de la voie de fait qu'ils auraient hasardée, mais c'est
+l'époque d'une des avanies faites aux marchands italiens par toute la
+France. Ou les annalistes de Gênes ont faussement attribué au
+ressentiment du mauvais succès de la négociation la part que leurs
+compatriotes auraient soufferte dans cette vexation commune, ou, à la
+faveur de la rigueur générale, la malveillance particulière aura pesé sur
+les Génois.
+
+Quoi qu'il en soit, la négociation du roi de Naples donna lieu à de si
+grandes intrigues que l'écrivain officiel ne peut s'empêcher de déplorer
+les nouvelles discordes qui en naquirent. Ce n'était plus, dit-il, une
+opposition de famille guelfe à famille gibeline. Le voisin se sépara du
+voisin, le noble du noble, le populaire du populaire; dans la même
+maison les frères furent divisés. Sur la place publique le père et le
+fils s'invectivaient et se menaçaient l'un l'autre sans respect et sans
+pudeur.
+
+Dans cet état de choses nous avons peu à nous étonner de voir éclater ou
+tenter des révolutions. Au temps (1288) où les Pisans avaient été le plus
+abaissés et un peu avant la rupture avec Venise, Gênes était gouvernée
+depuis dix-huit ans par ses deux capitaines gibelins, un Doria et un
+Spinola. Cette perpétuité de pouvoir déplaisait aux amis mêmes des
+capitaines, tous plus ou moins envieux d'avoir part à la puissance
+publique, tandis que les guelfes se révoltaient sans cesse contre leur
+gouvernement. Le peuple avait été favorable aux capitaines, cependant on
+voit quelques traces de mécontentement. Ils avaient été obligés
+d'accepter sous eux un podestat pour exercer la police et pourvoir à la
+justice, et ces magistrats étrangers étaient si éminemment justes, que
+les capitaines, quoiqu'il leur eût été réservé d'en ordonner
+supérieurement, s'abstenaient de prendre la moindre part aux affaires de
+la compétence du podestat. En ces termes faciles à entendre, la chronique
+officielle nous apprend que toute ingérence de leur part dans ces
+matières délicates était vue de mauvais oeil.
+
+Enfin on avait créé une magistrature plébéienne, une sorte de tribun sous
+le nom d'abbé du peuple, que le peuple élisait réellement. Nous n'avons
+rien de précis sur ses fonctions, sinon qu'elles s'exerçaient
+conjointement avec celles des capitaines. Mais nous pouvons en juger par
+analogie avec les institutions de quelques autres villes où il y avait
+deux podestats ou capitaines, un noble, l'autre plébéien, et chacun
+commandant à sa classe. On ne trouve pas, au reste, que l'abbé du peuple
+ait été redoutable aux capitaines; le peuple fut longtemps pour eux, et
+il est probable qu'ils influaient sur le choix de ce tribun au petit
+pied.
+
+(1289) Cependant le terme assigné à leurs fonctions s'était rapproché, et
+ce qui devait arriver à ce moment préoccupait de plus en plus et les
+nobles et les populaires. On négocia beaucoup et longtemps; enfin, à
+force de manoeuvres on fit décerner aux capitaines une prorogation de
+leurs pouvoirs pour cinq ans. Ils opposèrent à ce voeu une modestie
+affectée, et ne voulurent prêter leur nouveau serment que pour trois ans.
+Cette réélection grossit le nombre des conjurés qui entreprirent à force
+ouverte de mettre fin à cet empire perpétué. Le 1er janvier 1290, à la
+nuit, une rumeur s'éleva; un grand nombre de nobles prirent les armes à
+un même signal. C'étaient tous les Grimaldi, presque tous les Fieschi,
+les Embriachi, les Malleone, en un mot les guelfes. Mais bientôt Philippe
+Volta, à la tête de tous les siens, vint au secours du gouvernement
+gibelin et souleva le peuple. Une capitulation s'ensuivit, les conjurés
+se soumirent. Mais si les capitaines restèrent maîtres du terrain, leurs
+amis et leurs parents sentirent l'impossibilité de les maintenir
+longtemps; ils leur déclarèrent qu'au terme des trois ans de la dernière
+prorogation il fallait renoncer au pouvoir; et il en fut ainsi. Après les
+capitaines on eut des podestats étrangers, mais gibelins, et, au surplus,
+l'autorité resta à un conseil de dix-huit nobles à qui la dictature fut
+confiée. Le podestat ne fut que l'exécuteur de leurs volontés: quand les
+deux tiers des voix du conseil concouraient à une résolution, elle était
+absolue. En même temps on nous dit, sans aucune explication, que la
+famille Spinola, pour le bien public et pour éviter tout soupçon
+d'ambition, renonça en plein parlement à exercer pendant trois ans aucun
+commandement dans la république et sur son territoire. On ajoute que le
+conseil des dix-huit remplit sa mission avec zèle et fit rentrer au
+domaine de la république les terres que certains citoyens avaient
+usurpées. Ainsi, ou les Spinola étaient accusés de faire leur propriété
+des lieux dont ils se faisaient confier le commandement militaire, ou
+plutôt ils avaient menacé d'une usurpation plus importante, et l'on avait
+besoin de recourir à un ostracisme qui n'était pas même commun à la
+famille Doria jusqu'ici leur égale.
+
+Cette concorde si difficile à établir était toujours l'objet des soins du
+clergé, mû, soit par un juste zèle, soit par le désir d'entretenir son
+influence. Gênes avait alors pour archevêque Jacques de Varagine,
+écrivain misérable de l'histoire ancienne de son pays, mais pasteur fort
+occupé de la paix de son troupeau. Il conclut (1295) un accord entre ses
+guelfes et ses gibelins, et il se flatta d'avoir rétabli une bonne
+intelligence perpétuelle dans sa patrie. Un an après, on se battait dans
+les rues de Gênes, et cette guerre civile dura deux mois. Les Grimaldi et
+les Fieschi ne purent résister et se réfugièrent à Monaco. Conrad Doria4,
+Conrad Spinola, puis Lamba Doria furent successivement capitaines. L'un
+d'eux, Spinola, en sortant de charge, passa en Sicile et alla servir le
+roi aragonais.
+
+De cette île et de Naples sortaient sans cesse de nouveaux incidents qui,
+combinés au grand foyer des intrigues, à la cour de Rome, répandaient la
+discorde et l'alarme dans l'Italie. A Gênes, on n'était jamais exempt
+d'en ressentir les conséquences.
+
+Le cardinal Cajetan, si fameux sous le nom de Boniface VIII, était devenu
+pape. Alors chaud partisan de la maison d'Anjou, il entreprit de rendre
+la Sicile au roi de Naples par les voies de la négociation.
+
+Jacques, roi de Sicile, montait sur le trône d'Aragon. Le pape l'induit à
+céder ses droits sur la Sicile, à reconnaître Charles dont il lui fait
+épouser une fille. Mais, pour plus ample dédommagement, il n'hésite pas à
+le déclarer roi de Sardaigne et de Corse (1295), de ces possessions que
+les Pisans et les Génois s'étaient si longtemps disputées et qu'ils se
+partageaient encore. Le pape ne s'arrête point à leurs droits, il dispose
+des deux îles comme si le saint-siège n'avait jamais cessé d'en être le
+vrai propriétaire.
+
+Cette concession mortifia extrêmement les Génois, et quand ils apprirent
+que les Siciliens ne voulaient pas reconnaître le traité par lequel leur
+roi les cédait à un autre, les Doria et les Spinola persuadèrent aisément
+de leur envoyer des secours. Theodisio Doria conduisit les galères de
+Gênes en Sicile. Pour cette assistance prêtée à des insulaires rebelles
+aux volontés du chef de l'Église, Boniface mit Gênes en interdit.
+
+Le roi d'Aragon avait promis d'ordonner à Frédéric son frère et son vice-
+roi d'abandonner l'île; il avait promis d'aller au besoin le chasser lui-
+même. Au lieu de déférer à ces ordres, Frédéric fut couronné par le
+peuple soulevé. Jacques alla réellement faire la guerre au nouveau roi
+(1296): il lui avait ravi la moitié de l'île quand, ayant honte de se
+prêter à l'oppression de son frère, il abandonna la Sicile (1301). Le
+pape y fit venir Charles de Valois, à qui déjà il avait déféré le titre
+de Pacificateur de la Toscane. Ce pacificateur avait plongé le pays dans
+la guerre civile plus profondément que jamais par l'effet de sa
+partialité et de son ambition. Quand il parvint en Sicile, Frédéric
+venait de gagner une bataille importante. Le climat et les maladies
+firent de grands ravages dans l'armée de Valois, il fut obligé d'en
+ramener les restes. Pour reprendre les négociations il fallut en changer
+les bases. Les royaumes de Naples et de Sicile restèrent séparés et
+pacifiés. Gênes fut comprise dans cette paix, l'interdit fut levé. Le
+pape, occupé dans ses dernières années de sa violente querelle avec
+Philippe le Bel, ne pensa plus à la république.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.-
+Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles
+guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
+
+Ici notre histoire devient un peu difficile à exposer. Nous distinguions
+aisément les guelfes et les gibelins; la présence d'un Grimaldi ou d'un
+Fieschi, celle d'un Doria ou d'un Spinola suffisait pour reconnaître ces
+partis. Nous avions vu le gouvernement des nobles longtemps livré à la
+faction guelfe, puis les intrigues des mécontents qui avaient embrassé la
+couleur opposée. Les gibelins ont gouverné à leur tour. La part des
+populaires dans ces contestations était un peu moins facile à assigner.
+Il a paru en général que le bas peuple suivait l'impulsion des
+gouvernants, mais que la bourgeoisie riche avait pris parti pour les
+gibelins. Elle avait aidé à ôter le pouvoir aux guelfes; ensuite,
+contents du droit de concourir aux offices du gouvernement et du tribunat
+de leur abbé du peuple, on croit voir les plébéiens moins jaloux de la
+prépondérance des patriciens. Ils semblent entraînés par les liens de ces
+factions politiques auxquelles ils s'étaient engagés et dont certains
+nobles étaient les chefs incontestablement reconnus.
+
+Maintenant nous allons voir ces grandes factions se diviser de famille à
+famille dans le même parti et d'individus à individus dans une même
+maison. Des alliances bizarres vont l'emporter sur cette couleur uniforme
+et tranchée qui séparait la république en deux grands corps. Un fil nous
+restera cependant pour nous aider à nous reconnaître et il est donné par
+une observation fort simple. C'est le parti le plus fort, le parti en
+possession du gouvernement qui se divise, parce que ses membres ont le
+pouvoir à se disputer et ne peuvent plus s'accorder sur le partage. Les
+nobles guelfes déchus restent unis, habiles à se mêler parmi leurs
+ennemis tantôt comme des médiateurs apparents, tantôt comme portant leur
+appui aux plus faibles. Quelquefois ils paraissent eux-mêmes prêts a
+fournir des auxiliaires aux deux camps pour mieux en entretenir la
+discorde, mais ils sont toujours d'accord entre eux secrètement, tout
+prêts à profiter de l'affaiblissement de leurs adversaires, rentrant au
+pouvoir et s'y tenant fermes par leur étroite alliance, tandis que les
+nobles gibelins, plusieurs fois rapprochés par de communs désastres, ont
+peine à rattacher leurs liens quand ils sont rompus.
+
+Ce sont en effet les nobles gibelins qui se divisent en ce moment; ce
+sont des Spinola que l'ambition personnelle rend infidèles à leurs
+alliés: c'est la jalousie qui pousse ceux-ci à la défection. On sait que
+le fougueux Boniface VIII, distribuant les cendres du carême, les jeta
+aux yeux de l'archevêque de Gênes, Porchetto Spinola, en prononçant cette
+sentence: «Souviens-toi que tu es gibelin et que tu retourneras en
+poudre avec les gibelins.» Ce qui est moins connu c'est l'effet de cette
+menace. Elle suffit pour convertir secrètement l'archevêque à la foi
+guelfe. Du moins, afin de se concilier le colérique pontife, il prodigua
+auprès des siens les insinuations et les intrigues. Il ébranla une partie
+de ces Spinola qui se vantaient d'être distingués au premier rang des
+gibelins d'Italie et se portaient pour les chefs de ceux de Gênes. Ils
+n'abjurèrent pas le nom de leur faction, mais ils en trahirent sans
+scrupule les intérêts pour ceux de leur propre fortune.
+
+Les grandes familles nobles de Gênes réunissaient volontiers leurs
+habitations chacune dans un quartier. La race nombreuse des Spinola
+s'était étendue autour de deux points. Les palais des uns occupaient la
+place Saint Luc, les autres tenaient le quartier de Lucoli, et les noms
+de ces deux stations distinguaient les deux branches d'une même tige. Les
+Spinola de Lucoli furent les premiers à embrasser des vues personnelles
+d'agrandissement indépendamment de l'autre portion de la famille.
+
+Ce fut dans leurs palais qu'une hospitalité somptueuse fut donnée au duc
+de Pouille, fils du roi de Naples et qui fut, bientôt après, le roi
+Robert; peut-être cette circonstance ne fut pas étrangère aux complots de
+ses hôtes. Occupés à se faire des amis et à ourdir une conspiration, ils
+n'engagèrent avec eux qu'un seul de tous les Doria, Bernabo; mais c'est
+le peuple qu'ils caressèrent et qu'ils mirent en mouvement. En un seul
+jour la querelle fut vidée. Opicino Spinola et Bernabo Doria, cet émule
+qui s'était donné à eux, furent proclamés capitaines. Mais bientôt, c'est
+entre eux qu'une vive jalousie se fit remarquer; elle fut excitée par
+leurs alliances. Opicino Spinola devint le beau-père de Théodore
+Paléologue. C'était un enfant du second lit de l'empereur Andronic. Sa
+mère ayant échoué dans les intrigues qu'elle avait suscitées pour faire
+monter son fils sur le trône de Constantinople, l'envoya en Italie pour
+recueillir l'héritage du vieux marquis de Montferrat dont elle était la
+petite-fille. Ce jeune prince trouva envahie une portion de cet héritage;
+il avait un compétiteur redoutable dans le marquis de Saluces. L'appui
+des Spinola lui parut utile. Cette maison était devenue puissante en
+possessions territoriales voisines des États de Théodore. Pour s'assurer
+cette assistance il épousa la fille d'Opicino. Un historien grec
+contemporain, très-vain comme ils le sont tous, connaissant peu
+l'Occident et au surplus très-ennemi de l'impératrice mère de Théodore,
+parle de cette union avec mépris. L'épouse, dit-il, était la fille d'un
+certain Spinola qui n'avait ni la splendeur de la naissance ni l'éminence
+des dignités. Comme les grands d'Italie ont la prétention de ne pas tenir
+à singulier honneur une alliance de la famille impériale, si Spinola eût
+été un grand seigneur, il n'aurait pas accordé sa fille à Théodore1.
+Tandis qu'on parlait ainsi à Constantinople, les Italiens en jugeaient
+bien différemment. Ce mariage donnait à Opicino un relief qui excita
+aussitôt l'envie et la défiance. Entre tous les nobles génois que blessa
+cet honneur fait à l'un de leurs égaux, les plus jaloux, les plus irrités
+furent les Spinola de l'autre branche. Dans le dépit de l'ascendant que
+leur parent acquérait, ils s'adressèrent à la famille Doria et
+manoeuvrèrent si bien avec elle qu'ils parvinrent à marier au marquis de
+Saluces la fille de Bernabo Doria, réconcilié avec les siens. Ainsi les
+deux capitaines se trouvèrent avoir pour gendres, deux très-puissants
+seigneurs opposés l'un à l'autre. Opicino ne put empêcher l'alliance que
+contractait son collègue, mais il en conçut un vif déplaisir et une haine
+concentrée.
+
+(1308) Le marquis de Montferrat vint se montrer à Gênes. Son beau-père
+lui fit une réception royale. Les Doria, furieux, ne craignirent pas de
+contracter avec les guelfes Grimaldi une ligue tellement avouée que les
+membres des deux familles, adoptèrent un vêtement uniforme mi-parti des
+couleurs de l'une et de l'autre. Ces démonstrations furent suivies de
+préparatifs hostiles. Les semences de discorde ne tardèrent pas à porter
+leurs fruits. Le capitaine Opicino ne voulut plus supporter son collègue
+et s'arrangea pour s'en débarrasser. Un grand parlement est assemblé
+(1310), on y fait sans peine déclarer Opicino Spinola seul capitaine et
+capitaine perpétuel. C'est le signal d'une nouvelle émigration de la
+noblesse, et de la gibeline autant que de la guelfe. Tous se réunissent à
+Port-Maurice autour de Bernabo Doria, le capitaine éliminé; les Spinola
+de Saint-Luc y fuient, comme les Doria, la tyrannie de leurs parents de
+Lucoli. Opicino marche contre cette réunion, mais il est battu; le retour
+lui est fermé à Gênes tandis que ses adversaires y arrivent en
+vainqueurs. Le premier moment est donné à l'éclat de la vengeance; les
+palais de Lucoli sont incendiés; l'abbé du peuple est changé; le
+nouveau est choisi sans daigner consulter ce peuple dont ce magistrat est
+censé l'élu et le représentant: ce sont les Fieschi, les Grimaldi et les
+Doria disposant du pouvoir qui l'ont nommé et qui l'imposent de leur
+pleine puissance. Cependant on négocie encore une sorte de paix. Opicino
+seul, qu'on s'était hâté de déclarer banni à perpétuité, consent à rester
+absent deux années.
+
+(1311) Il est probable que la nécessité pressante de finir la guerre
+civile avait été sentie à l'approche de Henri de Luxembourg, nouvel
+empereur germanique qui venait se montrer à l'Italie. Il avait reçu la
+couronne de fer dans Milan. Il avait conféré à Mathieu Visconti qui
+l'avait aidé, le titre de vicaire impérial. L'empereur, se mettant en
+marche pour se rendre à Rome, prit sa route par Gênes. Il y reçut
+l'accueil le plus respectueux et le plus flatteur. Un grand nombre de
+citoyens prirent des habits à ses couleurs pour marque de leur
+dévouement. Il affecta la popularité, l'impartialité. Il détestait, dit-
+on, les noms de partis et se vantait de ne pas pencher pour les gibelins
+plus que pour les guelfes. Mais, cependant, on voit assez de quel parti
+il s'appuyait, puisque à sa suite il amenait Opicino Spinola qui,
+introduit par lui, se dispensait de tenir la promesse de ne pas rentrer à
+Gênes avant deux ans. Henri donna de grands soins au rétablissement de la
+concorde de tous les Spinola et au renouvellement d'une étroite alliance
+entre ceux-ci et les Doria. Il s'attacha particulièrement ceux de cette
+noble maison, il décora leur écu de l'aigle impériale qu'ils ont toujours
+conservée, et pour laquelle ils s'honorèrent de quitter les emblèmes
+divers qui avaient distingué jusque-là les branches de la famille.
+
+Non-seulement on prêta ce vain serment de fidélité à l'empire, que l'on
+n'avait pas disputé aux prédécesseurs de Henri et qui n'était pas regardé
+comme une dérogation à la liberté, mais les Génois se laissèrent induire
+(1312) à prendre cet empereur personnellement pour leur seigneur
+particulier. Ils lui conférèrent le pouvoir suprême pour vingt ans. En
+les quittant il leur nomma un vicaire impérial, et ils acceptèrent cet
+étranger à la place d'un podestat. C'est ici le premier exemple à Gênes
+de la seigneurie abandonnée à un prince, avec la prétention de garder
+l'indépendance à l'abri d'un haut patronage, remède périlleux auquel la
+lassitude des guerres intestines fit souvent recourir depuis; et que
+chaque fois le sentiment de la liberté et de la nationalité, si je puis
+parler ainsi, fit bientôt trouver pire que le mal. L'essai qu'on en fit
+avec Henri n'eut que des conséquences peu importantes. Ce prince, après
+son couronnement à Rome, marchant contre le roi français de Naples,
+succomba à la maladie à Buonconvento.
+
+La concession toute récente de la seigneurie de Gênes devenait caduque
+par la mort de ce prince (1313). Ugoccione della Faggiola, le vicaire
+impérial, reconnut la difficulté de se maintenir. Les Pisans, plus
+fidèles à la mémoire de son maître, le demandaient pour gouverneur. Les
+Génois l'autorisèrent volontiers à faire retraite, et aussitôt les Doria,
+les Spinola, cette fois d'accord ensemble et sans appeler ni consulter
+les guelfes, s'emparèrent du pouvoir; mais aussitôt ils se l'envièrent.
+Les deux branches de Spinola avaient étroitement resserré leur alliance.
+Mais les Doria avaient gagné du terrain; la plupart des nobles gibelins
+et beaucoup de populaires s'étaient adonnés à eux (1314); les guelfes
+leur étaient bien moins défavorables qu'aux Spinola. Dans un bourg
+voisin, des protégés de chacune des deux familles allaient en venir aux
+mains. Sous prétexte de leur donner assistance, elles se trouvèrent en
+collision. Les Spinola attaquent les premiers dans la ville. Alors les
+Grimaldi se joignent à eux, la plupart des autres guelfes les favorisent
+plus ou moins ouvertement. Les Fieschi seuls penchent pour le parti
+Spinola; et les Salvaghi, autres guelfes, fournissent assistance aux
+deux partis. Les Spinola se sentent faibles, ils abandonnent le champ de
+bataille de la ville et vont reprendre leur station hostile ordinaire de
+Busalla.
+
+Ayant à lutter contre toutes les forces dont on disposait dans Gênes, ils
+avaient pris à leur solde des Allemands. Avec leur aide ils battirent
+plusieurs fois les troupes qui leur étaient opposées. Lamba Doria et ses
+enfants furent faits prisonniers, et les chaînes de ces captifs ne
+tombèrent point avant que leurs vainqueurs eussent reçu dix-sept mille
+livres qu'ils prétendaient leur être dues par la république et qui leur
+étaient nécessaires pour payer leurs stipendiés. Eux-mêmes éprouvèrent
+bientôt combien sont dangereux de tels secours. Dans une rixe que le
+hasard amena avec les hommes du pays, un Allemand est tué. Ses
+compagnons, sans rien entendre, le vengent sur tout ce qui se présente.
+Un jeune Spinola, ignorant la cause du tumulte, accourt au-devant d'eux,
+ils le massacrent, et aussitôt ils se mettent en devoir d'abandonner leur
+poste. C'était laisser ceux qui les avaient appelés à la merci de
+l'ennemi. On est contraint de faire tous les sacrifices pour fléchir la
+colère de cette soldatesque, et le père même de la victime immolée par
+leur fureur est obligé de les supplier et de les caresser en dissimulant
+sa douleur.
+
+L'issue de la guerre fut digne de son principe, si toutefois il y avait
+une issue, et si l'on pouvait regarder comme une fin une révolution qui
+n'était qu'une des phases de la querelle interminable des ambitions.
+
+(1317) Tout était tranquille à l'intérieur. Les Doria exerçaient la
+principale influence; les Grimaldi et les Fieschi même paraissaient leur
+être liés d'une intime amitié. Tout à coup les émigrés, les Spinola,
+demandent modestement la paix, l'oubli du passé et leur rentrée dans la
+ville. Les principaux guelfes proposent d'y consentir. Conrad Doria, le
+chef de la famille, s'y oppose; sous aucune condition il n'oserait se
+fier aux Spinola. Tandis qu'il croit les avoir écartés par son refus, un
+jour on les voit arriver paisiblement, sans armes, comme des citoyens qui
+reviennent de leurs champs dans leurs maisons. Les Fieschi, les Grimaldi
+ont préparé cette surprise, ils assurent aux Doria offensés et alarmés
+que cette rentrée est pour le bien et pour la paix. Ces garanties ne
+trompent point des hommes qui voient leur influence ruinée et leur sûreté
+en péril. C'est à leur tour d'émigrer. Un parti attentif en profite; on
+nomme des capitaines, et le choix tombe sur Charles Fieschi et Gaspard
+Grimaldi. Ainsi la révolution est faite au profit des guelfes; et les
+Spinola que ce parti venait de ramener et dont le retour n'a servi qu'à
+se défaire des Doria, les Spinola joués ressortent de la ville. Ils vont
+se rallier à ceux qui naguère étaient leurs seuls ennemis. La querelle
+redevient alors de gibelins à guelfes, et en cela Gênes n'avait que sa
+part de la guerre générale que le renouvellement de ces partis rallumait
+dans toute l'Italie. L'historien qui nous sert de guide avait conféré les
+mémoires de deux témoins opposés; ni l'un ni l'autre, dit-il, ne désavoue
+les agressions des siens, ils les racontent avec orgueil, chacun empressé
+de vanter la valeur de son parti, ne calomniant que le courage de ses
+adversaires et ne s'embarrassant pas de la justice.
+
+(1318) Savone ouvre ses portes aux gibelins. Affectionnée à ce parti,
+cette ville en devient la place d'armes. On ajoute à ses fortifications;
+on y contracte une étroite alliance avec Mathieu Visconti, le seigneur de
+Milan, et avec toute la ligue lombarde devenue gibeline. Alors ce ne
+furent plus des émeutes dans Gênes pour s'arracher le pouvoir. Ce fut une
+longue guerre civile et intérieure avec toutes ses plus graves
+circonstances. Can della Scala, seigneur de Vérone, les seigneurs de
+Parme et de Crémone favorisaient la ligue. Tous voulaient que Gênes ne
+restât pas aux mains des guelfes. C'est avec leurs secours que les
+émigrés descendirent dans les deux vallées qui embrassent Gênes.
+
+Ils affectèrent d'abord d'aller célébrer dans l'église de Coronata, à la
+vue des hauteurs de la ville, de pieuses et solennelles supplications à
+la Madone protectrice de tout Génois. Bientôt ils plantèrent leurs
+pavillons sur le mont Peraldo, au bas duquel la cité de Gênes est bâtie;
+ils assiégèrent la tour du Phare ou de la Lanterne, élevée sur un petit
+promontoire qui s'avance dans la mer et domine le port. Ils bloquèrent
+cette forteresse du côté de la terre, et les pierres lancées par leurs
+machines n'en permettaient aucun accès aux moindres barques. Ce siège
+dura deux mois, et les assiégés étaient à la famine. Longtemps ceux de la
+ville furent repoussés chaque fois qu'ils se présentèrent pour apporter
+des secours. Une singulière industrie en fit parvenir. Un homme seul,
+parti de la ville dans la nuit, se glissa jusque dans la tour; là il fit
+attacher à une ouverture de la muraille l'extrémité d'un long câble dont
+l'autre bout fut lancé à la mer; un vaisseau à bords exhaussés vint le
+relever et le lier au sommet de son grand mât; un panier chargé de
+vivres y fut suspendu; un homme qui s'y tapissait faisait courir cet
+appareil en se traînant le long de la corde que faisait tendre la
+manoeuvre du bâtiment: il allait et venait du vaisseau à la tour. Les
+ennemis, témoins de cette pratique, essayèrent en vain de la troubler;
+convaincus que, grâce à ce secours, ils ne prendraient pas la petite
+garnison par famine, ils eurent recours à la sape. La tour fut minée par
+un long travail. Quand elle ne fut plus soutenue d'un côté que par des
+étançons, les gardiens, avertis du danger, virent qu'il était temps
+d'abandonner la place; mais ils ne voulaient pas le faire avant que la
+nécessité en fût connue à la ville. Un d'entre eux se plaça dans le
+panier mobile pour aller rendre compte à Gênes de l'urgence de leur
+situation. Malheureusement pour eux la mer était en tourmente, le
+vaisseau dérivait, le câble ne pouvait se tendre, et une demi-journée
+entière se consuma en vains efforts, sans que le messager pût atteindre
+le navire. En attendant, le danger était devenu si imminent qu'il n'y eut
+plus à balancer, ils rendirent la tour en obtenant la liberté de se
+retirer dans Gênes. Après une résistance si constante ils n'étaient plus
+qu'au nombre de sept. Mais à peine ils entraient dans la ville que, sans
+leur donner le temps d'exposer les justes motifs de leur conduite, ils se
+virent accusés de trahison par la voix publique, et, sur cette rumeur
+populaire, mis à la torture et condamnés à mort par le podestat, ils
+furent lancés par les machines par-dessus les murs comme pour les
+renvoyer aux assiégeants.
+
+Encouragés par le succès, ceux-ci descendirent de la montagne qu'occupait
+leur camp et forcèrent deux faubourgs. Du côté de la ville on mit le feu
+aux maisons contiguës aux murs pour empêcher les assaillants de s'y
+établir. Dans les quartiers qu'ils occupèrent ils respectèrent la vie des
+citoyens, mais ils firent un grand butin.
+
+
+CHAPITRE VIII.
+Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
+
+Cependant, lorsque le gouvernement guelfe s'était vu attaqué par les
+forces des Lombards, il avait cherché à son tour un puissant auxiliaire,
+et ses démarches ne furent pas vaines. Robert, roi de Naples, arriva en
+personne, et sa venue fut un grand événement (1318). Les capitaines
+guelfes, en présence du peuple assemblé autour de l'église Saint-Laurent,
+se démirent de leur charge. Le pape Jean XXII et le roi Robert furent
+proclamés seigneurs gouverneurs de Gênes, pour dix ans, avec toutes les
+prérogatives souveraines. Le roi qui devait rester seul seigneur si le
+pape mourait, aurait lui-même, en cas de décès, son fils pour successeur
+jusqu'au terme des dix ans. Le pape n'était nommé que par honneur, la
+domination de Robert était effective, et il s'occupa immédiatement de la
+défense de sa nouvelle acquisition.
+
+Le roi tenta d'abord de chasser les ennemis des postes qu'ils occupaient.
+Ses premiers efforts ne réussirent pas. On remarqua que, dans ces
+combats, les Génois des deux côtés ménageaient volontiers leurs
+compatriotes et combattaient les étrangers avec acharnement. Les
+prisonniers tombés aux mains de leurs concitoyens étaient renvoyés
+librement ou pour de médiocres rançons. Les femmes furent surtout
+respectées. Les auxiliaires étaient loin de se conformer à cette
+modération.
+
+(1319) La cause des gibelins souffrit un moment du peu d'union qui
+présidait à leurs démarches. La confiance était mal rétablie entre les
+Doria et les Spinola; et, pour rendre suspects ces derniers, il suffisait
+bien que Conrad Spinola eût un commandement dans l'armée du roi de
+Naples.
+
+Après que Robert eut vainement tenté de chasser loin de Gênes les
+assaillants qui en occupaient un faubourg et les hauteurs, il exécuta un
+mouvement plus heureux. Des troupes embarquées dans le port allèrent
+descendre sur la côte du ponant et manoeuvrer sur les derrières de
+l'ennemi. Les gibelins furent battus dans un combat vivement disputé, on
+les repoussa du rivage de la mer dans les montagnes. Visconti, leur
+puissant allié, craignit que ses Lombards ne fussent enveloppés; il les
+retira. Les émigrés, restés seuls, ne purent se soutenir autour de Gênes,
+ils abandonnèrent leur camp et se retirèrent en désordre; Robert rentra
+triomphant. Les cendres de saint Jean-Baptiste furent promenées en
+actions de grâces pour la victoire sanglante d'un roi étranger sur les
+fils les plus illustres de la patrie.
+
+Mais Robert était appelé auprès du pape dans Avignon; il partit, et les
+émigrés reprirent l'offensive. Leur parti dominait toujours dans la
+rivière occidentale. Savone était le point d'appui de leurs opérations de
+ce côté. Ils armaient des galères et déployaient le drapeau de saint
+George, ce grand étendard de la république. Les galères de la ville
+poursuivaient à leur tour celles de Savone, et plus d'une fois la tempête
+fit naufrager ensemble des combattants acharnés.
+
+(1320) Ce n'était pas seulement l'assaut que l'on avait à redouter au
+dedans. On manquait de vivres. Telle était la disette que pendant trois
+jours on n'eut pour provisions à distribuer que dix mesures de vin et
+quatre-vingts mines de blé. Quelques navires napolitains ou provençaux,
+enfin un convoi de Constantinople rentré sans perte, pourvurent au besoin;
+il était temps. Mais on manquait encore de toutes les menues denrées
+que la campagne fournit à la ville, et la privation en était
+insupportable. Les propriétaires n'entendaient parler que de ravages; le
+secours des auxiliaires était funeste. Les hommes de Lavagna que les
+Fieschi avaient fait marcher, les Provençaux, les Calabrais envoyés par
+Robert, dévastaient le pays; les Siciliens qui se montrèrent un moment
+pour soutenir l'autre parti, tous, exerçaient d'affreuses violences, et
+ne distinguaient guère l'ami de l'ennemi; enfin, pour comble d'effroi,
+on annonçait que ce terrible Castruccio Castracani, le fameux tyran de
+Lucques, venait renforcer les gibelins.
+
+Le peuple de Gênes murmurait de ce que lui coûtait une querelle qui,
+après tout, n'était pas la sienne, qui était bien plutôt celle de ses
+usurpateurs. Lassé, il s'en prit d'abord à ceux qui l'assiégeaient. Il
+alla brûler de nouveau les palais des Spinola à Lucoli et des Doria à
+Saint-Mathieu. Il préparait le même sort aux demeures des Mari et des
+Pallavicini, car une branche de la famille de l'ancien vicaire impérial,
+si longtemps le chef militaire des gibelins lombards, s'était établie à
+Gênes.
+
+(1321) Cette émeute avait un caractère très-grave. Les nobles guelfes ne
+s'y méprirent pas, et quoique la fureur populaire ne tombât que sur leurs
+ennemis, ils s'en effrayèrent. Ils dépêchèrent l'abbé du peuple pour
+apaiser le mouvement; on sauva quelques-unes des maisons menacées; mais
+bientôt le peuple se plaignit de ne pas être mieux traité par les guelfes
+dominant dans la ville que par les gibelins qui l'assiégeaient au dehors.
+Il pensa à se faire craindre, à exiger qu'on lui fît justice, ou plutôt à
+se faire raison à lui-même, car de justice il disait qu'il n'y en avait
+plus. Mauvais traitements, offenses, impossibilité d'en obtenir
+réparation, c'est tout ce que le plébéien devait attendre du noble. Pour
+y remédier les citoyens populaires formèrent une nouvelle association
+patente qui prit le nom d'union du peuple. Elle se donna dix chefs et des
+assesseurs. Ce conseil, auquel l'abbé du peuple était invité, prenait
+connaissance des injustices commises par les nobles envers les
+particuliers, ou même des torts faits par un citoyen à un autre sans
+distinction. Il les dénonçait au lieutenant du roi et en requérait le
+redressement. Si les magistrats n'y avaient pas pourvu en trois jours, la
+sentence populaire, à l'instant portée, était mise à effet par les
+membres de l'association convoquée au son du tocsin. Des comités
+d'exécution se formèrent à la suite, au nom du peuple et des métiers
+d'artisans. Ce fut une organisation démocratique spontanée, mais
+complète, et qui se fit reconnaître et craindre. Une semblable
+institution dans une ville assiégée, au milieu d'une guerre civile,
+annonçait peu de dévouement à la cause apparente pour laquelle la ville
+avait fermé ses portes aux exilés, et surtout présageait peu de
+dispositions à souffrir longtemps le joug du gouvernement aristocratique.
+
+(1322) Ceux qui soutenaient le siège reçurent de la part du pape un
+secours singulier. Jean XXII dans Avignon, protecteur docile de la maison
+d'Anjou, avait excommunié Mathieu Visconti avec ses adhérents et publié
+une croisade contre les chefs de la cause gibeline. Il expédia sa bulle
+aux Génois. Elle fut reçue avec une solennité qu'on tâcha de rendre
+populaire, et, soit pour défier les ennemis, soit pour intimider les
+consciences encore fidèles à l'Église, on imagina de placarder cette
+bulle à la porte extérieure de la ville à la vue des assiégeants; mais
+ils bravèrent la sentence, et l'affiche servit de but à leurs arbalètes.
+Les Génois eurent seulement la satisfaction d'envoyer au saint-père son
+parchemin lacéré en témoignage de l'impiété de leurs adversaires.
+
+Cependant les Visconti avaient beaucoup d'ennemis; la croisade rassembla
+des forces sous les ordres du légat, qui ne négligea pas de solder des
+troupes allemandes. Les guelfes firent des progrès. Des gibelins,
+changeant de couleur, procurèrent successivement au pape, Plaisance,
+Tortone, Parme. Mathieu Visconti vint à mourir. A peine Galéas, son fils,
+lui succédait, qu'il fut chassé par le peuple de Milan et contraint de se
+réfugier à Lodi; il rentra bientôt dans sa ville, mais les nobles qui
+s'étaient opposés à lui sortirent à leur tour et se donnèrent au parti
+guelfe. Ces mouvements privèrent les émigrés génois de l'appui de leurs
+principaux alliés. En même temps le frère du roi Robert arriva et
+conduisit du secours (1323). Les assiégeants, affaiblis, gênés dans leurs
+communications par ceux de la ville qui commençaient à se répandre plus
+librement au dehors, manquèrent de vivres à leur tour, tandis que
+l'abondance était revenue dans la cité. On nous conserve ici un fait
+singulier. Des nobles guelfes fortifièrent dans le Bisagno une tour qui
+fermait le passage par lequel une partie des émigrés recevaient leurs
+subsistances, mais ce ne fut pour eux qu'une spéculation afin de lever un
+péage à leur profit sur les approvisionnements de leurs adversaires.
+Enfin ceux-ci attaqués furent battus, chassés presque sans résistance;
+on leur reprit le faubourg qu'ils occupaient, la forteresse de la
+lanterne, on pilla leur camp sur la montagne; en un mot, le siège fut
+levé et la ville demeura libre.
+
+La nouvelle d'un triste désastre vint troubler la joie du succès. La
+guerre civile dans la métropole mettait aux mains les Génois des deux
+factions dans toutes leurs colonies, et partout où ils habitaient, le
+parti le plus faible était chassé par le plus fort et cherchait partout
+des appuis1. Le gouvernement guelfe avait armé une flotte contre les
+colonies de Galata et de la Crimée restées gibelines et même contre
+l'empereur grec qui les protégeait. Dix galères étaient parties, on n'en
+vit revenir que trois, fugitives et ayant perdu leurs chefs. On avait
+couru les côtes de la Romanie, pris et brûlé des navires; on avait
+pénétré dans le Pont-Euxin et menacé les établissements de cette mer.
+Mais ceux de Péra, aidés par les Grecs, avaient armé pour la défense des
+comptoirs et pour réprimer les insultes des adversaires. Sur cette
+nouvelle les capitaines guelfes avaient recherché asile et assistance
+chez le Tartare Zalabi, seigneur de Sinople2, voisin jaloux des colonies
+génoises. Ce prince reçut favorablement leurs ouvertures et leur visite.
+Il fut prompt à convenir d'une ligue offensive; il fit équiper deux
+grands vaisseaux destinés à renforcer la flotte génoise. Pendant ces
+préparatifs, son hospitalité et son urbanité charmaient ses hôtes. Les
+galères étaient à l'ancre sous les murs de la ville; les hommes
+descendaient et communiquaient librement. Il invitait les officiers à ses
+fêtes. Au milieu de ces jeux, à un signal, les Tartares passent des quais
+sur les galères, s'en emparent, y massacrent tout ce qui résiste; de
+dix, six furent prises; quatre échappèrent; trois seulement, dans un
+état de détresse et poursuivies par les galères de Péra, ressortirent de
+la mer Noire et reparurent à Gênes. Le deuil s'y répandit dans les
+familles. Tous les chefs, tous les nobles étaient restés aux mains des
+Tartares: exemple déplorable des excès auxquels pousse l'esprit de
+faction! On aimait mieux perdre les plus belles colonies que de les voir
+au pouvoir des siens attachés à une autre couleur; on craignait moins un
+ennemi perfide qu'on ne haïssait la prospérité des compatriotes engagés
+dans un autre parti.
+
+Il est à croire que Robert désirait que la paix se rétablît à Gênes et
+que les puissantes familles, qui, quoique exilées, tenaient encore tant
+de place dans l'État, fussent induites à reconnaître sa domination; alors
+seulement elle pouvait être affermie. Le pape écrivit des lettres
+affectueuses aux chefs de ce parti, leur prêcha la concorde et les invita
+à venir devant lui traiter de leur réconciliation. La réponse fut faite
+au pontife au nom du conseil de créance des Génois émigrés fidèles de la
+sainte mère Église et de l'empire. On y demandait des sauf-conduits du
+roi Robert pour les députés que le conseil enverrait à Avignon. En effet,
+ils y vinrent et y trouvèrent des ambassadeurs de leurs adversaires. On
+négocia plusieurs mois, mais sans succès. Bientôt après Robert parut à
+Gênes en personne (1324) et s'y occupa d'intrigues afin de prévenir le
+terme où son pouvoir devait expirer. D'abord, écoutant les conseils de la
+noblesse, il cassa l'association de l'union du peuple qui était devenue
+le véritable gouvernement de la ville, il abolit les autres corporations
+populaires qui s'étaient spontanément formées. Il affecta de supprimer en
+même temps un comité, que la noblesse guelfe s'était donné, mais il le
+recréa aussitôt en autorisant l'action de huit commissaires nobles
+chargés des intérêts de la caste et du parti. Ensuite la question de la
+prorogation du terme de son gouvernement fut indiquée à l'opinion, et
+bientôt occupa tous les esprits; plus elle s'agitait, plus la ville
+était divisée. Presque toutes les classes inférieures, travaillées et
+gagnées, particulièrement tout ce qui servait le palais, criait hautement
+qu'il fallait continuer la seigneurie pour vingt-cinq ans, pour cinquante
+ans, pour la vie de Robert et de son fils, enfin à perpétuité. Quelques
+nobles et l'immense majorité des bonnes maisons populaires, de cette
+nombreuse bourgeoisie notable qui de père en fils se maintenait dans
+Gênes et dans le reste de l'État, toute cette classe supérieure amie de
+la liberté, instruite par ses traditions de famille à rejeter le joug
+d'un maître, se refusait à toute prolongation. Après une négociation
+orageuse, Robert, dont le pouvoir avait encore deux ans à durer, fut
+content qu'il fût continué pour six ans de plus. La concession parut
+faite avec assez d'unanimité. Le roi partit aussitôt pour son royaume de
+Naples. Les galères génoises étaient à ses ordres, il les employa dans
+une expédition contre la Sicile commandée par son fils, mais dont le
+fruit, après plusieurs mois de séjour dans l'île, se borna à dévaster les
+environs de Palerme sans pouvoir pénétrer dans la ville.
+
+Les Génois furent regardés apparemment comme simples auxiliaires. Peu
+après, le roi de Sicile les invita à reprendre leur commerce avec ses
+sujets et à fréquenter son île comme autrefois; il leur donna d'amples
+sauvegardes pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Ils en
+profitèrent avec joie, non sans déplaire à leur seigneur le roi de
+Naples, jaloux de ces rapports. Il y a longtemps que le commerce est
+accusé d'être neutre, surtout par les ambitieux qui font des intérêts
+personnels de leur domination le seul intérêt des États.
+
+A cette époque les princes d'Aragon entrèrent dans une autre relation
+avec les républiques d'Italie. Un juge d'Arborea, mécontent des Pisans,
+introduisit en Sardaigne le roi Jacques, qui, amené par cette intrigue,
+vint se prévaloir du titre de roi de l'île que Boniface VIII lui avait
+concédé autrefois. Les villes des Pisans furent attaquées; ils firent de
+grands efforts pour les défendre. Ils prirent à leur service les galères
+des émigrés de Savone, et Gaspard Doria les commanda; mais leurs troupes
+de débarquement furent défaites, et la Sardaigne fut perdue pour Pise. A
+Gênes on fut loin de se réjouir du nouveau désastre de cette ancienne
+émule et de la part que les émigrés génois en ressentaient. La conquête
+du roi d'Aragon était fâcheuse et son voisinage menaçant pour tous. Il
+semble aussi que les factions étaient moins animées. Gaspard Doria
+ramenant ses galères de Pise à Savone, rencontra des bâtiments de Gênes;
+il les respecta. Il fit bon accueil à ceux qui les montaient et les
+assura qu'il n'entendait faire dommage à aucun de ses compatriotes.
+
+Bientôt l'Italie fut occupée d'un autre incident. L'empereur Louis de
+Bavière vint chercher la couronne de fer à Milan et la couronne d'or à
+Rome. Les gibelins prirent une nouvelle confiance à sa venue; les
+guelfes de Gênes tremblaient que Louis ne se détournât de son chemin pour
+leur ruine; mais il ne les menaça que de loin. Cependant, de Rome
+l'empereur se disposait à marcher sur Naples. Les deux factions génoises
+étaient à la veille de prendre une part sanglante à ce démêlé. Ceux de la
+ville avaient à la solde du roi Robert quarante galères; trente-cinq,
+armées à Savone par les émigrés, avaient joint celles du roi de Sicile.
+Cette flotte, réunie dans le golfe de Naples, attendait pour agir
+l'apparition de l'empereur; mais Louis séjournait à Rome avec son armée
+et y fatiguait les Romains de hauteurs et d'exactions. Bientôt, craignant
+un soulèvement, il se mit en sûreté à Viterbe. Aussitôt le peuple romain
+éclata, s'empara du gouvernement et se régit en république. Le roi de
+Naples accourut sous prétexte de le défendre: révolution et invasion que
+les guelfes de Gênes célébrèrent comme l'événement le plus fortuné pour
+leur cause. Les flottes se retirèrent sans combat.
+
+Bientôt, décrié dans l'Italie entière, Louis ne songe plus qu'à retourner
+en Allemagne, et bassement fait argent de toutes ses conquêtes. Il ne
+s'embarrasse ni des voeux des peuples ni des intérêts des princes. Les
+Visconti qu'il avait dépouillés retournent à la seigneurie de Milan
+(1329), Marc, l'un d'eux, s'était mis au service de l'empereur comme
+condottiere avec des troupes allemandes qu'il avait levées. La solde lui
+était due pour lui et pour ses compagnons. Lucques, faute d'autre valeur,
+lui fut donnée en payement. Mais il n'était ni assez fort pour garder
+cette acquisition ni assez riche pour se libérer envers ses troupes sans
+la revendre. Il la mit aux enchères, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les
+Florentins la marchandèrent et furent sur le point de l'obtenir. Les
+Pisans firent les plus grands efforts pour rompre un marché qui donnait à
+leurs émules et à une république guelfe une telle augmentation de
+territoire et de puissance. Par leurs intrigues un émigré génois, Gérard
+Spinola, fut l'acheteur de cette seigneurie. Il désintéressa les
+créanciers allemands.
+
+En ce temps et après la retraite de l'empereur, tout était en révolution.
+Le duc de Calabre, que les Florentins avaient accepté pour seigneur, vint
+à mourir, et ce peuple se garda de chercher un autre maître; il reprit
+son indépendance et constitua sa démocratie. Au même moment les Pisans se
+débarrassaient du lieutenant impérial que l'empereur leur avait laissé.
+On ressentait à Gênes l'effet de ces agitations. On enviait ces exemples,
+la moindre occasion appelait à tenter de les imiter, et de moment en
+moment le peuple faisait sentir sa force (1327). Si un noble a querelle
+avec les matelots des équipages de ses galères, le peuple prend parti
+pour ceux-ci avec la violence d'une émeute. La famille Cattaneo est
+accusée d'avoir fait disparaître un prisonnier; la foule prête main-
+forte en tumulte à l'abbé du peuple qui va prendre vengeance de la
+témérité de ces nobles. De cette affaire, quand elle s'assoupit, non-
+seulement l'aigreur et les jalousies restent entre le peuple et la
+noblesse, mais il en naît entre les nobles mêmes. Les Grimaldi, les
+Fieschi et leurs partisans s'étaient dispensés de venir au secours des
+Cattaneo. On les accusa, dans cette prétendue neutralité, de se servir du
+peuple pour s'élever au-dessus de leurs égaux, et pour s'emparer de la
+domination. On protestait hautement que plutôt que d'accepter leur
+tyrannie, on rendrait la ville aux gibelins.
+
+Ces sentiments préparaient du moins la réconciliation avec les exilés de
+ce parti, et d'autres motifs y conduisaient. La guerre était onéreuse à
+tout le monde et n'avait que trop duré. Si on la considérait comme née de
+la jalousie du gouvernement de la patrie commune, les gens sages
+s'apercevaient que la querelle était intempestive, puisqu'on avait un
+maître étranger. Si l'on rapportait les divisions à celle qui séparait
+les guelfes et les gibelins, on reconnaissait qu'elle avait tous les
+jours moins de fondement et d'intérêt, et proprement l'on ne savait plus
+à quels chefs et à quels motifs rattacher ces noms funestes tristement
+héréditaires.
+
+Le roi de France, Philippe de Valois, avait entrepris de se rendre
+arbitre de la paix de Gênes. Il manda à Paris les députés des deux partis
+et ceux du roi Robert. On n'avait pu conclure quand de nouvelles
+circonstances vinrent presser le rapprochement. Les hostilités des
+Catalans menaçaient les Génois sans distinction, et le péril commun
+devait les réunir. Mais Jean de Bohême en Italie eut plus d'influence
+encore (1331). Ce prince, fils de l'empereur Henri VII, élevé en France,
+brave, léger, bouillant, après avoir rendu des services essentiels à
+Louis de Bavière en Allemagne, vint en aventurier au milieu des Italiens.
+Il se portait pour chef des gibelins, à cause de ses liaisons avec
+l'empereur, et il arrivait d'Avignon, ami des Français, approuvé par le
+pape, en intelligence avec le légat. Usant de tous ces avantages et
+s'annonçant en pacificateur, il se fit accepter pour seigneur dans
+plusieurs villes. Gérard Spinola, l'acheteur de la seigneurie de Lucques,
+assiégé par les Florentins (1332), l'appela dans sa ville et fut obligé
+de la lui abandonner sans avoir retiré le prix de son acquisition.
+Cependant les deux factions et les communes s'aperçurent que Jean de
+Bohême ne travaillait que pour lui; on finit par le traiter partout en
+ennemi (1333.) Alors, à l'exemple de l'empereur Louis, il ne craignit pas
+de vendre les villes qui s'étaient données à lui; de nouveaux tyrans lui
+durent leurs petites dominations. C'est la pacification qu'il laissa à
+l'Italie; il en disparut; mais pendant que son ambition y tenait les
+princes en défiance, Robert avait senti la nécessité de ne pas laisser
+les Génois divisés plus longtemps et prêts à prendre, les uns ou les
+autres, la protection d'un tel arbitre. Il y eut d'abord des trêves;
+puis, quand la négociation eut été assez avancée, douze députés choisis
+par chaque parti se rendirent en commun à Naples afin de prier le roi de
+dicter lui-même la paix. Il les reçut avec une égale faveur. Il arma
+chevalier de sa propre main Tasan Doria, l'un des ambassadeurs gibelins.
+La paix fut conclue; le retour fut ouvert à tous les émigrés; il y eut
+entière abolition du passé; pour l'avenir, sous le gouvernement royal,
+les magistratures et les emplois furent répartis en nombre égal aux
+gibelins et aux guelfes. La nouvelle du traité fut célébrée à Gênes par
+les actions de grâces de l'Église et par les démonstrations de la joie
+populaire. On vit arriver ensemble et en parfaite union les négociateurs
+de retour de Naples. Ceux des gibelins, après avoir été accueillis à
+Gênes, allèrent à Savone rendre compte de leur mission; mais là,
+quelques membres de l'une des familles les plus puissantes, on ne nous
+dit pas si ce furent des Doria ou des Spinola, soulevés contre cet
+accord, entreprirent de le faire rejeter dans les conseils du parti. On
+n'avait pu, disaient-ils, conclure la paix sans l'aveu du roi de Sicile,
+leur allié. Pour empêcher la publication du traité, ils eurent recours
+aux armes; mais leur propre famille désavoua ces ennemis de la concorde
+publique, et les cris de mort à qui s'oppose à la paix, décidèrent enfin
+le petit gouvernement des émigrés; le traité fut ratifié, proclamé dans
+Savone; et des envoyés allèrent aussitôt à Gênes opérer la réunion si
+longtemps attendue.
+
+
+CHAPITRE IX.
+Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.-
+Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
+
+La guerre civile avait duré quatorze ans (1317 à 1331). Elle avait abondé
+en désastres pour les deux partis. Elle avait fait d'un roi étranger le
+seigneur d'une république libre. Les Lombards, les Toscans et jusqu'aux
+mercenaires allemands avaient ravagé plus d'une fois le territoire. A dix
+lieues de Gênes le port de Savone avait recélé des flottes de corsaires
+qui n'avaient point laissé de sécurité au commerce maritime. La mer comme
+la terre avait été un théâtre de déprédations.
+
+Il faut entendre sur ces calamités un historien du pays1 qui avait
+conversé avec les contemporains de l'époque, qui, avec le témoignage des
+vieillards, avait recueilli les mémoires domestiques des familles; il
+faut s'en rapporter surtout à une lettre citée par cet écrivain, adressée
+à l'issue de cette triste querelle à Salogro de Negri, l'un des Génois
+guelfes les plus distingués, par Gérard Spinola, ce gibelin qui acheta et
+revendit Lucques, en paya le prix et en perdit le remboursement. Ces
+récits énumèrent les ravages, incendies des édifices et des navires,
+récoltes détruites, arbres abattus à plaisir, vignes arrachées, capitaux
+dilapidés. La dégradation morale avait suivi les infortunes. Ces pertes,
+les longues privations de l'exil avaient réduit beaucoup de familles
+nobles à la misère et à l'avilissement. Un grand nombre d'individus
+étaient allés errant et cherchant à gagner leur vie dans les pays
+lointains; les plus braves s'étaient faits soldats aventuriers; plus
+d'un pour toute industrie s'était adonné au brigandage et aux bassesses.
+On avait fait un honteux trafic de captifs; tel spéculait sur la rançon
+de ses plus proches, s'il pouvait les avoir prisonniers entre ses mains.
+Les mariages interrompus ne rendaient plus de fruits; trop souvent les
+femmes, en suivant leurs maris dans les hasards de la guerre, en étaient
+devenues les victimes, outragées et enlevées par les vainqueurs; ou,
+éloignées de leurs époux, elles avaient oublié dans ce long abandon leur
+rang et leur vertu. On avait vu des matrones de noms illustres réduites à
+la condition de courtisanes et vivant du prix de leur infamie. La triste
+consolation du patriotisme de celui qui a tracé ce sombre tableau est
+d'avertir que le vertige n'avait pas atteint les Génois seuls. La cause
+et ses funestes et honteux effets régnaient sur l'Italie entière. La
+discorde agitait à la fois la Lombardie et la Toscane. Les vains noms de
+gibelins et de guelfes n'étaient pas les symboles uniques des factions.
+Ceux de noirs, de blancs, vingt autres signes de ralliement divisaient
+chaque ville, y mettaient aux mains les citoyens entre eux, les gibelins
+dans Pise, les guelfes dans Florence et dans Bologne. Partout le peuple
+était apposé à la noblesse; les nobles se disputaient le pouvoir; de
+petits tyrans voulaient devenir souverains, et par-dessus tout,
+l'ambitieuse maison d'Anjou agitait toutes les passions pour fonder une
+grande domination monarchique sur tant de républiques indépendantes.
+
+La paix, rétablie sous son influence intéressée parmi les Génois épuisés
+par la guerre, dura du moins quatre années. La nécessité de résister à
+des ennemis extérieurs inspira des efforts communs et fit ajourner les
+prétentions et les querelles. On avait eu souvent à se plaindre des
+corsaires catalans et quelquefois on les avait sévèrement réprimés. Ce
+peuple belliqueux, aventureux et avide de pillage, avait profité de
+l'affaiblissement des Génois pendant leurs dissensions pour se rendre
+plus redoutable sur la mer. Leur seigneur, le roi d'Aragon, depuis son
+établissement en Sardaigne était ennemi des Génois, gouvernés d'ailleurs
+par l'émule de sa maison.
+
+Avant même que les émigrés eussent effectué leur rentrée, les Catalans
+avec quarante galères avaient insulté les côtes de la république de
+Monaco, jusqu'à Porto-Venere. Quand les Génois eurent complété leur
+réunion, Antoine Grimaldi, élu amiral, conduisit quarante-cinq galères
+sur les côtes de la Catalogne. Il brûla des vaisseaux et rendit ravage
+pour ravage. Le roi d'Aragon, qu'il envoya défier, lui fit répondre qu'il
+trouverait sa flotte à Majorque. Le Génois y vint en effet, il entra dans
+le port et y détruisit des galères; il remit rapidement à la voile, força
+les obstacles opposés à sa retraite et revint à Gênes après cet exploit
+(1333). Ottobon de Marini, Jean Cicala, Salogro de Negri furent
+successivement chargés de continuer cette guerre (1334). Ils
+poursuivirent l'ennemi sur les côtes de Provence, en Sicile, en Corse, en
+Sardaigne. Un grand convoi catalan portait dans cette île des troupes
+destinées à y enlever à la famille des Doria les seigneuries qui leur
+étaient restées: mille huit cents combattants montaient cette flotte;
+cent quatre-vingts nobles qui en étaient les chefs y avaient embarqué
+leurs femmes, leurs familles et leurs richesses. De Negri les attaqua.
+Dix jours et dix nuits il les poursuivit sans relâche, combattant tout ce
+qui se laissait atteindre. Les vaisseaux furent capturés dans leur fuite.
+Peu de ceux qui les montaient échappèrent. Le plus grand nombre périt;
+trois cents captifs furent envoyés à Gênes. On déposa sur la côte de
+Sardaigne six cents blessés. Les femmes furent reconduites jusqu'à
+Cagliari, religieusement gardées de toute insulte. Un noble espagnol qui
+n'avait pas espéré tant d'égards avait poignardé la sienne au moment où
+le vainqueur montait à l'abordage: de Negri indigné fit trancher la tête
+à ce barbare. Les Catalans avaient quelquefois massacré ou pendu leurs
+prisonniers; de Negri, usant de représailles, descendit devant Cagliari
+et fit pendre deux de leurs capitaines aux fourches que les Catalans eux-
+mêmes avaient dressées. Cette guerre maritime s'étendait partout. Les
+galères des Génois de Péra allèrent chercher les Catalans dans les eaux
+de l'île de Chypre et les poursuivirent sur les côtes d'Égypte. Gênes et
+ses colonies étaient en paix avec le soudan. Bernabo Doria, l'amiral
+génois, fit une descente, il s'abstint de toute hostilité envers les
+habitants, mais, sans ménagement ni scrupule pour la neutralité des
+Égyptiens, il détruisit par le feu les corsaires ennemis.
+
+(1315) Cependant, il semblait à Gênes que la paix intérieure avait déjà
+trop duré. Le gouverneur que le roi Robert avait laissé après lui avait
+entretenu la concorde. Son impartialité avait obtenu la confiance. Tout à
+coup un successeur lui fut nommé. Les gibelins furent blessés d'un
+changement dont le dessein leur avait été caché, ils le jugèrent concerté
+avec le parti guelfe et destiné à les remettre sous la prépondérance de
+leurs ennemis. Vainement la magistrature mi-partie qui administrait la
+république réunissait ses efforts pour calmer la méfiance et écarter les
+sujets de trouble, la fermentation croissait de jour en jour. Les guelfes
+furent contraints de céder. Le lieutenant du roi de Naples fut remercié,
+gardé de tout outrage, lui et les siens, et honorablement renvoyé. Les
+nobles et le peuple réunis nommèrent capitaines de la république, pour
+dix ans, Raphaël Doria qui avait été amiral de Sicile, et Galeotto
+Spinola de Lucoli. On régla que sous leur autorité le gouvernement se
+composerait d'un abbé du peuple et de conseillers ou anciens. Quand ce
+régime eut pris son assiette, plusieurs guelfes, de ceux qui s'étaient
+absentés au premier moment, revinrent et jurèrent obéissance au
+gouvernement reconnu. A la même époque, nombre de populaires guelfes
+renoncèrent à leur couleur et se déclarèrent gibelins; mais les Fieschi
+se montrèrent irréconciliables avec cette révolution.
+
+Sous le nouveau gouvernement, au bout d'un an, on parvint à faire la paix
+avec les rois d'Aragon et de Majorque; mais il fallut recommencer à
+combattre avec les guelfes, nouveaux émigrés réfugiés à Monaco. C'était
+maintenant à eux de faire le métier de corsaires.
+
+Une telle guerre dégénérait en piraterie de la part des Génois de Monaco.
+Mais neuf de leurs galères, commandées par François de Marini, pour aller
+protéger leur faction dans les colonies du Levant, furent rencontrées à
+l'entrée de la mer Adriatique par dix galères des Vénitiens. En vertu de
+la domination exclusive que ceux-ci affectaient sur ce golfe, l'amiral
+génois fut sommé de rendre compte de sa navigation dans ces parages. De
+Marini répondit que ni lui ni sa patrie n'avaient affaire ni ne devaient
+rendre raison aux Vénitiens. Il fut défié et attaqué sur cette réponse.
+Après un long combat, il prit ou brûla six des dix galères de Venise.
+Tandis que le gouvernement des gibelins se renforçait, leurs propres
+partisans n'étaient ni d'accord ni obéissants. Un Spinola fit révolter le
+bourg de Voltaggio et s'empara à son profit de l'important péage qu'on y
+levait.
+
+A Albenga deux familles se faisaient une guerre à mort. Les Spinola
+soutenaient l'une, les Doria ne se firent pas scrupule d'amener à la
+défense de l'autre quarante barques pleines d'hommes armés.
+Une révolution plus décisive devait cependant arriver, et, chose bizarre,
+c'est un démêlé de matelots et de capitaines, en France, sur les côtes de
+l'Océan, qui allait en amener l'occasion.
+
+Des Génois étaient depuis longtemps à la solde des puissances étrangères.
+Edouard III et Philippe de Valois les avaient employés tour à tour2. La
+supériorité, la bravoure de leurs marins, étaient appréciées et leurs
+secours enviés dans la guerre maritime. Les émigrations causées par les
+troubles civils avaient multiplié cette fréquentation; en tout sens la
+dextérité génoise avait été distinguée et accueillie. On trouve un
+Léonard Pessagno qui avait capté la confiance d'Edouard. Il l'avait
+honoré du titre de sénéchal d'Aquitaine et l'avait expédié à Gênes avec
+ses pouvoirs afin d'affréter des galères pour ses guerres d'Ecosse. Il
+est vrai que peu après le roi le destitue, lui demande compte et le
+constitue reliquataire, tandis que Pessagno se prétend créancier. Nicolas
+Usodimare est à son tour connétable de Bordeaux et vice-amiral de la
+flotte anglaise. Edouard, près d'entrer en guerre avec les Français,
+avait encore à sa solde des galères de Jean Doria et de Nicolas Fieschi.
+Il écrivait à la commune de Gênes, et, au nom de l'antique amitié, il la
+conjurait de ne pas donner de secours à son adversaire; mais Philippe
+l'avait gagné de vitesse. Il venait de conclure des traités qui lui
+engageaient vingt galères de Gênes et autant de Monaco3. Un ancien
+armateur de Porto-Venere, Pierre Barbavera, qui servait en France depuis
+quelque temps, commanda ces galères4. Elles renforçaient une flotte de
+bâtiments normands ou bretons sous des amiraux français. Ils commencèrent
+les hostilités. On ravagea la côte anglaise, on pilla Southampton5. Mais
+la chance tourna plus tard. Edouard arma une flotte nombreuse. A son
+approche, Barbavera avait insisté pour l'attaquer en haute mer. Les
+amiraux français s'obstinèrent à serrer le rivage, et là, combattant avec
+désavantage, ils furent écrasés. Le Génois se mit à couvert avec les
+galères de son pays6. Plus tard on le voit fixé au service de la France,
+y établissant sa famille, et récompensé d'une pension de deux cents
+livres assignée sur la sénéchaussée de Beaucaire7. Cependant, suivant les
+récits français de ce temps, on disait qu'à cette malheureuse bataille
+navale, l'amiral génois avait d'habiles matelots, mais de très-mauvais
+combattants8. Les archers de Gênes étaient fameux et ils ne manquaient
+pas; mais les commandants des galères s'étaient procuré des recrues moins
+coûteuses. Ces témoignages recueillis sur le théâtre de la guerre
+expliquent la narration génoise. Une partie des équipages qui servaient
+Philippe se révoltèrent contre l'avarice d'Antoine Doria, un de leurs
+chefs, et contre les autres nobles commandants de la flotte. Ils leur
+imputaient de retenir le salaire des pauvres gens de mer et de leur
+donner des comptes infidèles du profit commun. Le principal auteur de
+l'insurrection était Pierre Cappuro, marinier natif de Voltri près de
+Gênes. Guidés par lui, les matelots chassèrent leurs capitaines et
+s'emparèrent des galères. Les chefs, appuyés par le gouvernement
+français, eurent bientôt raison de cette violence. Cappuro, qui avait
+soutenu sa cause devant le roi, fut envoyé en prison. Alors une grande
+partie des équipages abandonna la flotte. Ces marins regagnèrent leur
+patrie, marchant unis et accusant à grands cris la noblesse d'avidité,
+d'injustice et d'insolence. Dans cette disposition, à leur entrée dans
+Savone, ils criaient Vive Cappuro, et le faux bruit que, depuis leur
+départ on l'avait fait mourir, vint encore les exaspérer. Le peuple, les
+artisans, les mécontents de toute espèce se joignirent à eux, et leur
+bande devint une ligue. On convint d'un jour où l'on prendrait les armes
+dans Savone. Ce jour venu, le peuple s'organisa comme une armée. Des gens
+sages faisaient des efforts pour détourner cette tempête. Edouard Doria
+fut envoyé de Gênes pour la calmer, sa présence la fit éclater, il fut
+mis en prison; les insurgés établirent régulièrement leur gouvernement,
+composé de deux recteurs et de quarante conseillers (vingt mariniers et
+vingt artisans). Cette troupe se répandit dans les campagnes, et, en
+marchant vers Gênes, elle occupa plusieurs bourgs où l'on fit cause
+commune avec eux. Alors un esprit public se manifesta dans la ville même;
+non sans doute qu'on voulût y donner l'autorité à la populace, mais de
+toute part on déclara aux capitaines qu'on ne resterait pas sous leur
+pouvoir absolu. On réclama la nomination de l'abbé du peuple, maison la
+voulait réelle et non abandonnée à leur désignation au moyen de laquelle
+les familles notables, regardant cette magistrature comme trop au-dessous
+d'elles, l'abandonnaient à des hommes obscurs et serviles. Tout était
+changé, on exigeait une élection régulière et libre. Doria et Spinola y
+consentirent sans résistance, si ce n'est avec plaisir. Vingt électeurs
+populaires furent pris tant dans la ville que dans les trois districts ou
+vallées de sa banlieue (1339); cette fois l'opinion était fortement
+agitée par l'attente de la nomination. Les électeurs étaient renfermés
+pour y procéder. Ils devaient proclamer leur choix dans le prétoire du
+palais public, où les deux capitaines siégeaient sur leur tribunal. La
+foule remplissait la salle; le bas peuple et la haute bourgeoisie s'y
+étaient portés avec une égale curiosité: on y voyait avec les artisans
+les commerçants les plus considérables, entre autres, Boccanegra, neveu
+du premier capitaine populaire de la république. Le choix, difficile à
+faire sans doute, se faisait désirer depuis longtemps et l'impatience
+populaire se manifestait par des murmures. Un ouvrier doreur, grossier et
+qui passait pour fou, s'avise de monter à la tribune sans congé des
+magistrats et se prend à demander si l'on veut qu'il dise ce qu'il faut
+faire pour le salut du pays. On prit sa demande pour une bouffonnerie,
+et, tandis que les uns voulaient l'obliger à se taire, d'autres
+trouvaient amusant de l'inviter à parler. «Mais, leur répondit-il, ce
+que je dirai le ferez-vous?» Certainement, lui criaient les mêmes voix.
+Les autres lui imposaient encore silence. «Il n'importe, s'écria-t-il
+enfin, je le dirai, ce que nous avons à faire; choisissons Simon
+Boccanegra.» A ce nom, les yeux se tournent vers le citoyen désigné par
+cette invitation bizarre, fortuite ou concertée, c'est ce qu'on ne
+saurait dire. Au milieu de la rumeur élevée, le cri de Boccanegra,
+Boccanegra! prend consistance et bientôt étouffe toute autre clameur.
+Simon est entouré, enlevé malgré sa résistance et porté sur le tribunal
+auprès des capitaines. On lui met l'épée de la république entre les
+mains. Au bruit, les électeurs sortent de leur séance et voient assez
+qu'ils n'ont pas d'élection à faire. Cependant, quand Boccanegra parvient
+enfin à se faire entendre, il remercie ses concitoyens populaires de la
+confiance qu'ils mettent en lui et de l'honneur qu'ils prétendent lui
+faire; mais, faisant allusion à ce qu'avait été son oncle et à l'espèce
+d'hommes qu'on avait faits abbés du peuple jusqu'alors, il proteste qu'il
+ne le sera point. Ce n'est pas ce qu'ont été les auteurs de sa famille9,
+et il rend l'épée. Son refus trouble la multitude; des voix confuses se
+font entendre et au milieu d'elles quelques-unes s'écrient: «S'il ne
+veut être abbé, qu'il soit seigneur.» Les capitaines, attentifs à ce qui
+se passait et commençant à craindre l'effet de cette proposition
+nouvelle, s'emparent de lui et le conjurent de se rendre au voeu général.
+Boccanegra, comme encouragé par eux, mais répondant à la fois à tout ce
+qu'on lui offre, s'avance et crie au peuple: «Eh bien! mes maîtres, je
+serai tout ce que vous voudrez, seigneur, abbé du peuple, il n'importe,
+j'obéirai.» «Plus d'abbé, répond le peuple, qu'il soit seigneur, qu'il
+soit seigneur.» «Je le vois, réplique Boccanegra, vous m'ordonnez d'être
+votre seigneur. Je le serai donc. Voulez-vous aussi avoir des capitaines?»
+«Non! non!» c'est le cri universel. «Qu'il soit notre duc, notre
+doge!» Sous ce nouveau titre de seigneurie, Simon Boccanegra, aux
+acclamations de vivent le peuple, la commune et le doge! est promené en
+triomphe à l'église de Saint-Cyr, à sa propre maison, enfin au palais
+public, dont il prend possession. Les capitaines déchus s'en étaient
+dérobés, et ils ne regagnèrent pas leurs demeures sans péril et sans
+insulte; bientôt ils sortirent de la ville. La population se livra à
+quelques excès pour signaler la défaite de la noblesse. Les matelots, en
+souvenir de la querelle occasion de ce tumulte, allèrent piller quelques
+palais Doria. Le doge monta à cheval aussitôt pour réprimer ces
+désordres. Un brigand fut rencontré chargé du butin d'une maison pillée.
+Boccanegra, pour premier acte d'autorité, lui fit trancher la tête. Mais
+l'ordre ne se rétablit pas avant que le peuple se fût emparé des
+registres des redevances dues au trésor par les particuliers, du rôle des
+impôts, des livres de la douane et de ceux des autres perceptions
+fiscales pour en faire des feux de joie sur les places publiques.
+
+Cependant cette élection tumultuaire fut ratifiée le lendemain par des
+serments solennels. Les citoyens de la ville et de ses vallées, rangés
+sous les armes en entourant l'église de Saint-Laurent, saluèrent
+d'acclamations réitérées le nouveau doge, qui se rendit au milieu d'eux.
+Sa dignité fut confirmée et déclarée à vie. Les conseillers, au nombre de
+quinze, nommés pour l'assister et pour gérer les affaires publiques,
+furent tous populaires, et l'ancienne division politique se ranimant, on
+ne nomma dans ce conseil de plébéiens que des gibelins. Les nobles
+guelfes furent même relégués à leurs champs; mais plusieurs vinrent
+d'eux-mêmes offrir leur personne et leur fortune au gouvernement nouveau.
+Quant aux nobles gibelins, on exila quelques membres des deux principales
+familles; il fut libre aux autres de rester; en somme, la révolution fut
+contre toute la noblesse. La dernière violence de ces journées tomba sur
+Robello Grimaldi; rencontré dans la rue, il fut attaqué par le peuple.
+Quand le doge vint au secours, on lui cria de laisser exercer la
+vengeance de sa famille sur la race qui avait causé la ruine de son oncle:
+tel était en ce moment l'esprit de la multitude; Grimaldi leur fut
+dérobé à grande peine.
+
+Enfin le gouvernement prit son libre cours. On institua des anniversaires
+pour remercier Dieu et les saints protecteurs de ce grand événement;
+avant la fin de l'année tout l'État, excepté ses deux points extrêmes,
+Vintimille et Lerici, reconnaissait les lois du doge de Gênes.
+
+
+LIVRE CINQUIÈME.
+LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. -
+GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES
+NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES.
+- GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA.
+1339 - 1381.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, doge noble.
+
+Les historiens et les traditions du pays ont attaché à l'élévation du
+premier doge une si haute importance dont l'impression durait encore de
+nos jours, qu'on pourrait s'en étonner en voyant bientôt que le pouvoir
+sous ce nouveau titre ne fut pas plus stable que sous tant de
+magistratures créées et détruites avant celle-ci. Mais le nom de doge,
+conservé pendant deux cent cinquante ans, quoique rien ne ressemblât
+moins à la souveraineté destinée à Boccanegra que la présidence biennale
+des doges de la république moderne, reportait les souvenirs populaires
+sur l'homme pour qui ce nom avait été emprunté à Venise.
+
+L'événement avait aussi des conséquences faites pour laisser de longues
+traces, et aucune autre époque n'est plus propre à s'y arrêter un moment
+pour observer dans la constitution de la république génoise les progrès
+de la lutte des éléments de la démocratie et de l'aristocratie.
+
+Et d'abord, ce nom de constitution ne signifie pas ici une législation
+positive et permanente, une charte; on a pu remarquer et l'on verra
+encore que le plus souvent chaque changement de personne dans le
+gouvernement amenait un remaniement de ses lois organiques. Quand celui
+qui gouvernait devenait odieux, ou qu'il s'élevait contre lui un
+compétiteur plus puissant, le pacte juré entre la république et lui
+n'était ni l'arme capable de le défendre, ni une pièce de son procès; la
+force le renversait, et pour un autre chef on faisait une loi nouvelle.
+Il ne surnageait dans ce chaos de statuts que quelques usages, maximes
+plutôt transmises qu'écrites, qui, devenues la foi publique,
+circonscrivaient les pouvoirs et conservaient la tradition des libertés.
+
+Gênes n'avait d'abord réglé son gouvernement que sur le modèle de ses
+associations maritimes: dans la navigation mercantile, le patron dirige,
+mais tous les habitants du bord sont appelés à son conseil dans les cas
+difficiles; de même, ce peuple avait abandonné la conduite des affaires
+de la république à des consuls, en se réservant d'être consulté en
+parlement pour décider des plus importantes.
+
+Quand les familles consulaires notables devinrent une noblesse, l'opinion
+publique s'y accoutuma bientôt; car les mains qui avaient saisi le timon
+étaient les mêmes par lesquelles on était habitué à le voir manié, et
+rien ne semblait changé à la tenue des parlements.
+
+La jalousie des nobles entre eux, leur hauteur et leur despotisme
+excitèrent souvent des plaintes dans le peuple; mais leur caste n'en
+reste pas moins une institution révérée, enracinée dans les moeurs,
+indépendante du pouvoir qu'on lui avait laissé prendre; plus tard on le
+lui dispute, on l'en dépouille même: ce fut toujours sans cesser
+d'attacher à son illustration la vanité nationale. L'ostracisme dont on
+frappait les nobles impliquait encore la reconnaissance de leur grande
+existence dans la république. Enfin, avec le temps, d'éminents populaires
+se firent presque princes sans oser se dire nobles.
+
+Or, c'est l'établissement du premier doge qui est l'installation
+définitive de la bourgeoisie au pouvoir. Alors finit réellement le règne
+de la noblesse; aucune incapacité, il est vrai, ne fut prononcée au
+premier moment contre les nobles gibelins individuellement; mais,
+humiliés et révoltés, ils s'attirèrent l'interdiction pour tout noble,
+bientôt de la dignité de doge, ensuite de la première place du
+gouvernement, sous quelque nom qu'elle fût déguisée; exclusion qui,
+devenue la principale loi traditionnelle de la république, a duré cent
+quatre-vingt-dix ans.
+
+Mais on n'avait longtemps distingué que la noblesse et le peuple. Le
+peuple n'était qu'un seul corps sous la loi de l'égalité, et cette masse
+commença à se désunir. Les classes inférieures pressentaient dans leur
+propre sein une seconde aristocratie que préparait la richesse. Les
+artisans étaient jaloux des marchands, et ils ne voulaient pas supporter
+le poids d'une double supériorité. Forts de leur nombre, ils
+revendiquaient une part d'autorité. Quant à l'élévation du capitaine
+Boccanegra, on forma un grand conseil qui devait faire tomber en
+désuétude les parlements ouverts à tous les citoyens: parmi les
+catégories dont on le composa, les consuls de trente-trois métiers furent
+appelés comme membres essentiels de cette représentation de la
+république. De ce moment, les artisans prétendirent compter comme un
+corps politique. La prévoyance des nobles fortifia cette prétention pour
+l'opposer à celle de la haute bourgeoisie. Ils caressèrent jusqu'à la
+populace et s'en firent suivre. Mari, dans sa tentative pour saisir le
+pouvoir, avait effrayé la classe moyenne en recourant à l'assistance des
+ouvriers. Hubert Doria, marchant à l'usurpation, n'ayant dans son cortège
+ni les riches, ni les bons, abandonne au pillage les maisons qui sur son
+passage lui faisaient obstacle. On s'avise d'imposer aux capitaines
+gibelins pour collègue un tribun, un abbé du peuple. Il siège avec eux;
+l'épée de la république est même le symbole dont on le décore; et cette
+fonction, si relevée en apparence, tombe si bas que les citoyens notables
+la refusent comme au-dessous d'eux. Quand de nouvelles dissensions entre
+les nobles mettent Gênes au pouvoir du roi de Naples, Robert, une réunion
+populaire se forme pour exercer spontanément la justice distributive et
+répressive: ce sont les artisans qui y dominent et qui se chargent de
+l'exécution (tentative que plusieurs fois ils renouvellent dans la
+suite). Les matelots revenant de France, soulevés contre leurs nobles
+capitaines, composent leur gouvernement d'artisans et de mariniers
+exclusivement. Enfin c'est un artisan qui prend à Gênes l'initiative de
+la nomination du doge Boccanegra. Ces premiers faits avertissent
+suffisamment qu'il y a là un élément de plus à compter avec les nobles et
+les bourgeois; et nous allons le voir croître en importance d'époque en
+époque.
+
+Pour compléter l'idée qu'on peut se faire de ce gouvernement populaire,
+il serait curieux de savoir quelles étaient au juste la forme et
+l'autorité de ses parlements. Rarement les annales s'expliquent nettement
+sur de tels sujets. Mais en observant ce qu'elles indiquent en diverses
+occasions, il paraîtrait que là aussi les usages ont changé plus d'une
+fois. Cependant, même quand la délibération n'était plus laissée à la
+masse des citoyens, longtemps l'influence prépondérante de l'institution
+s'était assez bien conservée, grâce à la puissance de la publicité. Dès
+les anciens temps on trouve les parlements rassemblés au son de la cloche
+dans l'église ou sur la place Saint-Laurent, et c'est à l'époque même où
+le conseil dispose des affaires. Là, souvent on reçoit les ambassadeurs.
+Quelquefois c'est eux qui ne veulent parler au conseil que devant le
+peuple réuni, quand ils viennent offrir l'alternative menaçante de la
+paix ou de la guerre. Dans ces assemblées, le conseil prononce, mais
+l'assentiment, les acclamations du peuple semblent y dicter les
+résolutions. C'est un appel à l'opinion nationale, irrégulier, mais
+certainement imposant. Que des hommes apostés entreprissent de diriger
+cette opinion au gré des magistrats, c'est ce qui est fort probable;
+mais on ne peut considérer comme une vaine forme une telle consultation,
+où l'opposition, pour peu qu'elle fût consistante, devait se résoudre en
+tumulte.
+
+En certain temps, le conseil, dans les cas graves, se renforçait d'un
+nombre de notables. Nous rencontrons des exemples de convocations tantôt
+de cent, tantôt de trois cents citoyens. Nous ne savons rien sur la
+manière de désigner ces adjoints temporaires. Le conseil était
+probablement seul arbitre de ce choix, guelfe, gibelin, ou mi-parti,
+suivant qu'une des deux factions régnait exclusivement, ou qu'elles se
+partageaient les sièges des sénateurs comme il fut souvent convenu. On ne
+peut douter que ces convocations, sous prétexte d'urgence et de promptes
+résolutions, n'eussent été inventées pour substituer les conseils secrets
+à huis clos aux parlements assemblés sur la place publique. Nous avons
+remarqué le conseil de deux cents votants formé de catégories au temps du
+premier Boccanegra. Mais la réaction populaire qui fit doge le second
+rétablit l'usage, sinon des parlements délibérant en souverains, du moins
+des conseils tenus sous les yeux du public. Cette forme était réservée à
+la séance du second dimanche de chaque mois. La cloche qui le convoquait
+invitait tous les citoyens à y être présents. Étrangers ou Génois, tout
+le monde y était admis comme spectateurs: devant eux on traitait les
+affaires, on opinait. Cette institution chère au peuple se conserva
+longtemps; seulement il serait difficile de croire qu'elle se maintint
+quand l'usurpation et la violence eurent fait de la magistrature suprême
+une tyrannie despotique. L'historien Stella se souvient d'avoir assisté
+enfant à une de ces assemblées dans une occasion mémorable (1383); mais
+son récit nous fait bien voir qu'au temps où il écrivait elles étaient
+tombées en désuétude. Quant au conseil ou sénat que les populaires
+composaient seuls sous le doge Boccanegra, les nobles ne tardèrent pas à
+y rentrer. Enfin on n'a pas oublié que le maniement des finances avait
+été confié par le peuple à huit nobles: il paraîtrait même que c'est par
+cette institution que la reconnaissance de la noblesse avait commencé.
+Cet usage se conserva, soit défiance des populaires entre eux et
+confiance en ceux mêmes dont on repoussait l'ambition aristocratique,
+soit sentiment de cette justice qui appelle les plus forts contribuables
+à surveiller l'épargne où ils versent plus que les autres. La garde du
+trésor et le soin du fisc restèrent à des nobles au temps même qu'ils
+étaient exclus du sénat. On ne trouve qu'assez tard des exceptions
+avérées à cet usage singulier si propre, au milieu des jalousies
+populaires, à maintenir pour la noblesse respect, crédit et influence1.
+
+Un doge, arrivé au pouvoir comme par hasard, du moins sans préparation ni
+alliance patente, avait une tâche difficile à remplir au milieu de ces
+éléments discordants; il devait les dominer tous. Il avait à faire
+régner l'ordre et la concorde. Quoique bien vu du peuple, Boccanegra
+n'avait pas gouverné un an qu'il se voyait menacé de toute part (1340).
+Les nobles émigrés de Monaco s'étaient adonnés au métier de corsaires.
+Cette nouvelle puissance maritime donnait la main à tous les mouvements
+qui se tentaient sur le territoire. Les Doria avaient soulevé les vallées
+d'Oneille; le marquis de Caretto ravageait le territoire d'Albenga en
+assiégeant cette ville.
+
+Mais le doge gouvernait avec vigueur; il faisait marcher des forces; le
+marquis s'effraya. Il envoya des ambassadeurs pour traiter: le doge
+répondit qu'il n'entendrait à rien avant que Caretto eût comparu en
+personne. Il se soumit à cette sommation menaçante; il se rendit à Gênes
+où les cris du peuple sur son passage le dévouaient à la mort. Boccanegra
+le fait jeter dans une étroite prison: après l'avoir endurée trois mois,
+il céda à la république, Finale et le Cervo. A ce prix il recouvra la
+liberté (1342).
+
+A l'autre extrémité du territoire le doge se faisait rendre le château de
+Lerici. Il n'y eut plus alors qui méconnut son autorité que Monaco où les
+Grimaldi étaient cantonnés, et Vintimille où les mécontents des quatre
+familles2 avaient cherché une retraite commune. Cependant les menées
+continuaient. On ne put savoir si des trahisons véritables se succédaient
+ou venaient échouer devant la vigilance ou la justice de Boccanegra, ou
+si, défiant et jaloux de son autorité, il sacrifiait des malheureux à un
+soupçon, et rêvait des complots imaginaires. L'annaliste qui célèbre
+d'ailleurs la magnanimité du doge fait entendre que l'opinion d'une
+partie des citoyens était aliénée par la faute de ses conseillers,
+toujours prompts à condamner et à punir.
+
+(1334) Il est probable qu'une autre cause acheva de nuire à la popularité
+de Boccanegra et de son gouvernement. Le doge ne devait recevoir de
+l'État qu'un médiocre salaire de 8,500 livres; mais il se croyait obligé
+de s'entourer de soldats stipendiés: il en avait sept cents auprès de
+lui. Leur solde était une dépense supérieure aux ressources ordinaires de
+la république. Dès la seconde année de ce régime, on frappa la ville
+d'une contribution de cent mille génuines: rien n'était plus propre à
+exciter des murmures. Ces germes de mécontentement vinrent enfin à
+maturité, soigneusement cultivés par l'intrigue.
+
+Les émigrés mettent en mouvement des troupes nombreuses, ils se répandent
+dans la vallée jusqu'aux portes de Gênes; leurs étendards portent réunis
+les écussons des quatre familles si longtemps opposées. Ce drapeau est
+promené sur tout le territoire pour engager les populations à suivre
+leurs anciens chefs. Boccanegra menacé de si près voit le péril et ne
+trouve personne pour l'aider à y résister, il est réduit à le conjurer.
+Il recourt aux nobles de la ville pour les intéresser soit à la défense,
+soit à la paix, et dès ce moment son pouvoir est perdu; les affronts se
+multiplient pour sa personne et surtout pour la liberté populaire. Quatre
+commissaires de la noblesse commencent à dicter une première loi: sous
+leur influence le conseil plébéien du doge fait place à un nouveau
+conseil composé en nombre égal de nobles et de bourgeois, mais ceux-ci
+des moins énergiques. La noblesse, de plus en plus exigeante, dicte des
+règlements nouveaux qui limitent le pouvoir du magistrat suprême, il
+n'est plus que l'exécuteur disgracié de leurs volontés. Cependant les
+émigrés sont sous les murs; loin que personne les attaque ou s'en
+défende, on voit sortir de la ville à toute heure d'autres nobles qui
+vont à eux et des populaires serviles qui courent leur prodiguer les
+félicitations, les hommages, les offres de les servir. Les amis de la
+liberté s'indignent, ils sentent que la patrie est vendue; on leur impose
+silence; des commissaires du gouvernement, et toujours un populaire
+complaisant à la suite d'un noble, vont de rue en rue signifier aux
+habitants que chacun doit rester sur ses foyers, ne se mêler que de les
+défendre; si l'on se permet une acclamation, ce doit être vivent le doge
+et le bon État; le cri factieux de vive le peuple est interdit, il est
+temps de s'en abstenir. Boccanegra, que personne ne soutient, voit trop
+bien où les choses en sont venues. Maudissant ceux qui ont si mal tenu
+les promesses qu'on lui avait faites, il se démet de son pouvoir et sort
+du palais avec les siens. Il part et va chercher une retraite à Pise3.
+
+(1345) Dès que le jour reparaît, tous les nobles restés dans la ville,
+les Imperiali, les Mari, les Squarciafichi, descendent sur les places de
+leurs palais, y arborent leurs drapeaux et se montrent en armes pour
+imposer au peuple ou pour en détacher leurs partisans. Ce fut un jour
+d'incertitude et de tumulte, mais on s'observa sans s'attaquer. Le
+lendemain matin, la troupe soldée se retira, et aussitôt il fut convenu
+que les émigrés feraient leur rentrée le même jour. Mais le
+mécontentement du peuple contre eux voulait être ménagé, et, après tout,
+les nobles de l'intérieur craignaient de se mettre à la merci de cette
+noblesse insurgée qui viendrait en triomphe reprendre possession de la
+ville et du pouvoir. On convint que des commissaires ouvriraient les
+portes, que les arrivants marcheraient en ordre, que les nobles de la
+ville seraient rangés sur leur passage, que de part et d'autre tous
+seraient sans armes. L'événement dérangea ces conventions. Les
+commissaires qui étaient allés au-devant du cortège, virent un des
+Spinola s'avancer hors de son rang comme s'il venait surprendre une
+conquête. Ils rétrogradèrent aussitôt, les portes furent précipitamment
+fermées, les citoyens soulevés retrouvèrent leur cri favori de vive le
+peuple, et tout traité avec les émigrés se trouva rompu par ce singulier
+incident.
+
+Cependant la ville était sans gouvernement, il fallait y pourvoir. Les
+nobles prétendirent se prévaloir des concessions qu'ils avaient
+dernièrement arrachées à Boccanegra, pour le partage égal entre eux et
+les populaires des charges du gouvernement. Pour appliquer cette règle au
+choix d'un doge, on convint de présenter aux suffrages une liste de
+quatre candidats, deux de chaque ordre. L'assemblée générale se laissa
+induire à nommer un noble; mais, pour faire acte d'indépendance, elle
+affecta de refuser les quatre noms qu'on lui présentait; elle élut doge
+Jean de Murta, noble de bonne réputation4. C'était un homme estimé et
+modéré; son élection fut ratifiée le lendemain avec les formalités
+requises. On l'entendit avec plaisir déclarer qu'il se regardait comme un
+simple président des conseils de la république. On n'avait qu'à régler
+l'état convenable à cette présidence, la force dont on jugerait à propos
+de l'assister: il n'entendait coûter au trésor public rien au delà; son
+conseil fut mi-parti de nobles et de plébéiens.
+
+L'influence de la noblesse continuait autour du gouvernement, mais la
+majorité des citoyens était loin d'y acquiescer. Ils ne doutaient pas
+qu'on n'eût renoué les traités pour livrer de nouveau la ville aux
+émigrés qui se tenaient à portée, qui occupaient même les faubourgs en
+attendant qu'on leur ouvrît les portes. C'était un grand sujet de
+murmures. Le voisinage de ces ennemis était d'autant plus à charge que
+dans les habitants des campagnes et des vallées ils trouvaient ou se
+faisaient des auxiliaires et grossissaient leurs forces. Un mouvement
+éclata à Savone où l'aristocratie était haïe plus unanimement qu'à Gênes,
+un soulèvement populaire, qui en chassa violemment les nobles, donna le
+signal aux Génois. Le parti plébéien se rendit maître du terrain. Il
+conserva le doge, mais il licencia son conseil mi-parti, et lui en donna
+un autre exclusivement composé de populaires, comme au temps de
+Boccanegra. On enleva les armes à tous les nobles; quelques-uns furent
+retenus en otage et avec eux nombre de ces plébéiens qui s'étaient faits
+les fauteurs de la noblesse. Bientôt on sortit par terre et par mer pour
+aller chasser les émigrés des faubourgs, où ils s'étaient fortifiés. Il y
+eut du sang de répandu; mais enfin le peuple mit en fuite ses
+adversaires et les poursuivit à une assez grande distance. Certains
+nobles, de bonne volonté, participaient à ces expéditions avec le peuple;
+seulement il paraîtrait par le récit de l'historien qu'ils se tenaient
+dans des compagnies séparées.
+
+Cependant, par l'entremise d'un cardinal légat du pape, les deux partis
+acceptèrent pour juge Luchino Visconti, seigneur de Milan. Cet arbitre se
+hâta d'interrompre les hostilités. Bientôt après il publia une sentence,
+elle n'était rien moins que définitive; il se réservait de prononcer
+ultérieurement sur les griefs réciproques, et se bornait à ordonner que
+les émigrés rentrassent et fussent réintégrés dans leurs biens. Trois
+Spinola et trois Fieschi, seuls exceptés, étaient privés du droit de
+rentrer immédiatement. Ils devaient se tenir à dis milles de la ville
+jusqu'à ce que le gouvernement les rappelât.
+
+
+CHAPITRE II.
+Génois en France à la bataille de Crécy. -Acquisition de Chio.
+
+(1346) Les Grimaldi de Monaco et quelques autres nobles réfugiés avec eux
+ne souscrivirent pas à ce jugement arbitral: au lieu de rentrer à Gênes,
+ils s'occupèrent d'un armement de trente galères; et ils furent assez
+forts pour y faire monter dix mille combattants. La république s'alarma
+extrêmement à cette nouvelle, et, se croyant menacée par de si grandes
+forces, elle fit de prodigieux efforts pour en opposer d'égales. Mais
+cette peur était vaine; la flotte de Monaco passa dans l'Océan au
+service de Philippe de Valois.
+
+Antoine Doria, après le soulèvement de ses matelots, était resté en
+France. Comme lui, Charles Grimaldi y portait le titre d'amiral, et tous
+deux avaient pris une grande part à la guerre que la maison de Blois
+faisait en Bretagne à la maison de Montfort. On leur attribua la prise de
+Nantes, d'Hennebont et de Guérande. Mais, après des courses fructueuses,
+ils avaient perdu beaucoup de leurs gens et une partie de leurs
+bâtiments. Le roi Philippe, au moment où, après des alternatives
+d'hostilités et des trêves, il voyait la France envahie par Edouard,
+demanda de nouveaux renforts à des auxiliaires éprouvés. Ce n'est pas
+seulement pour le service de la mer qu'ils étaient recherchés, les Génois
+passaient pour des archers excellents. Les guerres civiles les avaient
+exercés à manier l'arc et l'arbalète. Leurs exilés, qui, répandus dans
+tous les États, avaient adopté pour ressource le métier de soldats
+mercenaires, peu habitués à se ranger parmi les cavaliers, avaient mis
+leur industrie à se distinguer dans une arme qui exige l'adresse avec la
+bravoure. Tout ce que les réfugiés de Monaco purent réunir de forces vint
+en France courir cette fortune. Elle souriait à des hommes accoutumés à
+la vie de l'émigration. Ils aimaient mieux chercher les chances de la
+guerre, du butin et des faveurs d'un puissant roi, que de rentrer à Gênes
+avec des conditions douteuses, ou de languir sur le rocher de Monaco.
+Quinze mille archers génois se trouvèrent à la journée de Crécy Cinq
+mille avaient été détachés d'abord sous les ordres d'un commandant
+français qui, avec mille hommes d'armes, devait garder le gué de la
+Somme, et fermer à Edouard l'entrée de la Picardie. Mais, après un rude
+combat, l'armée anglaise força le passage; devançant Philippe qui la
+suivait, elle eut plus d'un jour d'avance pour choisir son champ de
+bataille et pour s'y reposer pendant que les Français enduraient les
+fatigues d'une marche précipitée et les injures d'une saison pluvieuse.
+Quand ceux-ci arrivèrent près de Crécy, c'était déjà le soir du second
+jour après le passage de la Somme. Ils marchaient, la gendarmerie en
+colonne, les archers génois en arrière-garde. Des conseillers prudents,
+modérant l'ardeur du roi et sa confiance dans la grande supériorité de
+son armée, lui avaient fait entendre qu'on devait faire halte, se refaire
+cette nuit d'une course pénible et remettre la bataille au nouveau jour.
+Les ordres furent donnés et les premiers rangs de l'avant-garde
+s'arrêtèrent; mais ceux qui suivaient, aussi insubordonnés que braves,
+s'écrièrent qu'à l'approche du combat il était de leur honneur de ne
+s'arrêter point, qu'ils ne fussent aussi près de l'ennemi que ceux qui
+marchaient devant, et ils s'avancèrent en effet. Ceux de l'avant-garde,
+jaloux de garder leur rang et poussés par le même mouvement, se remirent
+en marche. Ainsi on se trouva en présence des Anglais, sans ordre, sans
+disposition prise et ne pensant qu'à bien combattre. L'orgueilleux
+Philippe, cédant à l'impétuosité française, ne voulut plus entendre
+parler de délai. Il donna l'ordre de faire passer les Génois au front de
+l'armée et de les envoyer engager l'affaire à l'instant. Les archers
+représentaient qu'ils venaient de faire six lieues à pied, chargés de
+leurs armes, souffrant de la pluie contre laquelle ils n'avaient pu
+mettre à couvert les cordes de leurs arcs; ils venaient encore d'essuyer
+un grand orage sur le champ de bataille. Ils craignaient de ne pas bien
+faire, il était fort tard, et ils serviraient mieux le lendemain. Ces
+représentations contrariaient l'empressement et l'orgueil chevaleresque.
+Le comte d'Alençon, frère du roi, prodiguant l'injure, les traita de
+misérables qui se faisaient payer et hésitaient à servir quand on avait
+besoin d'eux. Les Génois blessés ne se firent plus attendre. Ils
+s'avancèrent en poussant trois fois leur cri de guerre, ils attaquèrent
+avec ordre. Mais les archers anglais dispos, avec leurs armes mieux en
+état, lançaient leurs traits avec avantage. De plus, il paraît certain
+que c'est dans cette bataille que pour la première fois on entendit le
+bruit effrayant des armes à feu et qu'on en éprouva au loin l'effet
+meurtrier. Les Génois reculèrent. La chevalerie française s'avançait non
+pour les soutenir, mais pour voler au-devant des Anglais. Les archers,
+repoussés sur ses rangs déjà mal ordonnés, y portèrent quelque confusion.
+Philippe indigné cria qu'on tuât cette canaille génoise qui ne faisait
+qu'obstruer la voie. Cet ordre imprudent et cruel ne fut que trop
+sérieusement entendu. Les hommes d'armes chargèrent et massacrèrent ces
+auxiliaires malheureux, ils se livrèrent avec acharnement à ce premier
+exploit en présence de l'ennemi, sous les flèches des archers anglais qui
+les atteignaient à leur tour. Dans cet état ils s'abandonnèrent en
+désordre à la gendarmerie d'Edouard. Ainsi commença la funeste bataille
+ou plutôt la sanglante déroute de Crécy Pendant ce combat, ceux des
+Génois qui échappèrent au massacre ordonné contre eux, avaient brisé
+leurs armes plutôt que de les employer plus longtemps pour ceux qui les
+avaient ainsi insultés et sacrifiés1. Tout se ressentit des suites d'une
+affaire si malheureuse. Sur mer, ils ne purent l'emporter sur les
+Anglais. L'historien de Gênes observe que, de toute cette flotte de
+Monaco, il ne rentra jamais une galère dans la Méditerranée.
+
+Quand la république s'était crue menacée par ces armements de Monaco
+destinés à finir si loin de Gênes, le trésor public était vide et le
+péril semblait imminent. Par des moyens extraordinaires on obtint
+cependant un armement de vingt-neuf galères parfaitement équipées. Aucune
+n'était montée de moins de deux cents hommes, parmi lesquels on comptait
+de cinquante à cent arbalétriers, bien armés, vêtus d'habits uniformes,
+ceux de chaque galère distingués par la couleur. Un populaire, Simon
+Vignoso, fut nommé amiral de cette belle flotte: il reçut solennellement
+le grand étendard de la république des mains du doge, et mit promptement
+à la voile. Mais quand on se fut assuré qu'il n'y avait rien à craindre
+et rien d'utile à faire du côté de Monaco, on convint d'expédier ces
+forces vers le Levant pour protéger la navigation marchande et les
+colonies de la mer Noire. La flotte fit voile pour la Grèce. Elle se
+hâtait de joindre à Négrepont les Vénitiens et les chevaliers de Saint-
+Jean de Jérusalem réunis sous les ordres de Humbert, dauphin de Viennois,
+avec le but apparent d'aller secourir Smyrne. Cette ville conquise par
+les chrétiens, comme nous l'avons vu, et à la prise de laquelle les
+Génois se glorifiaient d'avoir contribué, était maintenant attaquée par
+les Turcs, et c'était un devoir de la défendre; mais Vignoso trouva le
+dauphin en disposition de conquérir l'île de Chio. Ce projet blessait les
+intérêts des Génois. Dès longtemps ils avaient fréquenté cette île et
+s'étaient emparés du monopole du mastic qu'elle fournit et qui était
+alors l'objet d'un grand commerce mystérieusement exploité. Ils avaient
+même réclamé la propriété de l'île au nom d'une de leurs plus illustres
+familles à qui, disaient-ils, elle avait été injustement enlevée.
+L'amiral Zacharia, utile auxiliaire de Michel Paléologue dans sa
+restauration à l'empire, ayant remis en son pouvoir l'île d'Eubée, avait
+reçu en récompense l'investiture de Chio avec de grands titres d'honneur.
+Ses fils après lui avaient gardé cette possession; mais elle leur fut
+enviée, parce que le revenu en surpassait de beaucoup le tribut qu'ils en
+payaient au fisc impérial. On commença par prétendre que la concession
+originaire n'avait été faite que pour dix ans, qu'elle ne se perpétuait
+que par tolérance et par abus. Une querelle entre les deux frères
+Zacharia survint, et elle fournit à la cour de Constantinople l'occasion
+de rentrer dans ce fief précieux. Comme le cadet, exclu de l'héritage par
+son aîné, réclama assistance contre lui, les forces de l'empereur
+Andronic débarquèrent dans l'île. Le frère aîné mourut en se défendant.
+Son frère crut alors recueillir l'héritage sans obstacle, mais il
+n'obtint que l'offre d'un commandement subalterne au lieu de ce qu'il
+regardait comme sa propriété. Il se retira mécontent et prit inutilement
+les armes sans pouvoir rentrer en possession2. De là naissaient les
+prétentions des Génois; elles sommeillaient et ils se contentaient bien
+d'une sorte de monopole commercial que les Grecs leur laissaient exercer:
+mais tout allait changer si ce pays tombait au pouvoir d'émules
+occidentaux. Vignoso fit valoir les droits de la république, et réclama
+contre le projet d'invasion. Le dauphin essaya de vaincre cette
+opposition par l'appât de l'intérêt personnel. Ces offres corruptrices
+furent rejetées. Vignoso fit mettre à la voile, résolu de devancer à Chio
+le dauphin et sa flotte.
+
+En y arrivant, il essaya d'effrayer les habitants en les avertissant du
+danger qu'ils allaient courir. Il leur présentait le seul moyen de s'y
+soustraire. Il leur suffisait d'arborer le drapeau de la république, de
+recevoir quelques Génois dans leur citadelle. Avec ces garanties, le
+dauphin, les Vénitiens, personne n'oserait attaquer un poste qui
+paraîtrait appartenir à la seigneurie de Gênes. La cour de Constantinople
+(l'impératrice Anne de Savoie était alors régente) avouerait avec plaisir
+une précaution qui lui conserverait Chio: mais si elle ne l'approuvait
+pas, l'amiral, qui ne voulait que prêter à bonne intention le pavillon et
+la petite garnison, s'engageait à les retirer à l'instant.
+
+Cette offre cauteleuse ne séduisit pas les Grecs: ils répondirent que,
+loin d'avoir besoin d'un pareil secours, ils permettaient aux Génois
+d'aller se joindre aux Latins; ils les défiaient tous. Vignoso se
+présenta dans le port malgré cette réponse altière. Le peuple de Chio fit
+pleuvoir sur les galères des pierres et des traits; le cri universel
+était Mort aux Génois! Ce fut pour ceux-ci une occasion de vengeance ou
+un prétexte de prévenir les autres conquérants. Après de violents
+combats, l'île fut gagnée3. Maître de Chio, Vignoso voulut assurer sa
+conquête et l'agrandir. Dans le voisinage sur le continent, au milieu
+d'un pays où les Turcs s'étaient établis, était la ville de Fockia, la
+nouvelle Phocée. Les Génois convoitaient cette possession. Ils s'y
+prétendaient des droits analogues à ceux qu'ils supposaient avoir sur
+Chio. La ville de Fockia avait été bâtie en quelque sorte par deux frères
+Cattaneo, nobles génois. L'un d'eux, s'étant rendu indépendant, avait
+fait dessein de conquérir Mytilène (1330). L'empereur grec, en se faisant
+aider par les Turcs, le chassa d'abord de Mytilène et ensuite de Fockia4.
+De cette ancienne possession -Vignoso se faisait une sorte de titre.
+Pendant qu'il acquérait Chio, les habitants de Fockia lui avaient montré
+peu de faveur; ils se défendirent quand il les attaqua. Ils recoururent
+à l'assistance des Turcs; mais ils furent contraints de se donner à Gênes
+comme leurs voisins insulaires. L'amiral voulait encore s'emparer de
+Mételin et de Ténédos; mais, quand la flotte fut à la voile, tous ces
+hommes de mer se soulevèrent. Assez chargés de butin, ils étaient pressés
+d'aller mettre leur proie en sûreté dans leurs foyers. Il fallut
+renoncer à pousser l'expédition plus loin. On revint immédiatement à
+Gênes. Smyrne, attaquée en ce moment et qu'on eût pu défendre, privée de
+secours, fut perdue pour les chrétiens.
+
+La liquidation financière des comptes de l'expédition de Vignoso mérite
+d'être remarquée. Lorsqu'on croyait armer contre les forces des émigrés
+de Monaco, les commissaires, à qui le gouvernement avait délégué la
+dépense de l'État, ne trouvant aucune ressource dans le trésor public,
+avaient convoqué d'abord les citoyens les plus riches et les plus zélés.
+On leur avait exposé le danger, les besoins; on leur demanda ce qu'ils
+voulaient faire: l'assemblée décida qu'il serait ouvert parmi les
+particuliers une souscription pour faire les avances nécessaires à la
+construction de vingt-cinq galères au moins; que l'État garantirait aux
+prêteurs la sûreté de leurs deniers, quoi qu'il arrivât aux bâtiments;
+que, pour gage, on leur déléguerait provisoirement un tiers des recettes
+du fisc. Ils en jouiraient jusqu'au remboursement qui serait
+ultérieurement réglé.
+
+La souscription publiée, trente-sept plébéiens et sept nobles
+s'engagèrent à fournir une galère chacun. Mais les commissaires,
+craignant que l'effet de ces promesses ne manquât au besoin, exigèrent
+que chaque souscripteur déposât pour garantie 400 liv., en forme de
+cautionnement. Cette précaution réduisit le nombre effectif à vingt-neuf
+galères, vingt-six fournies par autant de populaires, trois par des
+nobles.
+
+Au retour, les avances furent réglées et fixées à 7,000 génuines par
+galère ou 203,000 génuines entre les vingt-neuf. Le gouvernement promit
+de payer cette somme dans le terme de vingt-neuf ans avec les intérêts à
+sept pour cent. Pendant ce délai, tous les revenus de Chio et des places
+conquises appartenaient aux créanciers pour leur servir d'indemnité. La
+république ne s'y réservait que la souveraineté et la justice. Si au
+terme de vingt-neuf ans les 203,000 génuines ne s'acquittaient pas, le
+domaine utile de ces conquêtes restait en propriété perpétuelle aux
+créanciers pour leur payement, sous la réserve des frais de la garde et
+de la défense de l'île.
+
+C'est ici un exemple de ces conventions que le gouvernement faisait
+fréquemment avec ses capitalistes ou avec ses fournisseurs; une
+délégation de certaines branches de revenus leur était donnée comme gage
+pour un temps déterminé, passé cela, comme payement en propriété. C'est
+la réunion des sociétés diverses formées entre les créanciers intéressés
+à la perception de ces revenus et à la distribution de leurs produits,
+qui, plus tard, a donné naissance à la fameuse banque de Saint-George.
+
+L'aliénation de Chio resta définitive, le gage ne fut point racheté. La
+presque totalité des fractions de la créance commune se trouvèrent
+réunies par le laps de temps dans la propriété d'une famille
+Giustiniani5. Elle était composée elle-même de six races qui, étrangères
+l'une à l'autre par leur origine, s'étaient alliées en une sorte de
+parenté, de fraternité volontaire, abandonnant leurs noms particuliers
+pour en adopter un en commun. Cet exemple n'était pas unique à Gênes; le
+nom des de Franchi et quelques autres ont une origine semblable. Quand la
+famille Giustiniani se trouva en majorité parmi les propriétaires de
+Chio, elle s'attacha à cette colonie comme à une habitation de famille;
+elle racheta successivement les portions des autres intéressés. Chio
+resta la vraie patrie d'une foule de membres de cette famille illustre
+que nous verrons s'y maintenir après la chute de Constantinople. De nos
+jours, ils n'avaient pas tous renoncé à ce séjour, malgré les incidents
+qui avaient ruiné leur domination, et il est impossible qu'il n'ait pas
+été répandu de leur noble sang dans les horribles malheurs de cette île
+infortunée dont l'Europe a été témoin de nos jours.
+
+
+CHAPITRE III.
+Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque
+Visconti, duc de Milan.
+
+Peu après l'expédition de Chio, Gênes eut sa part du désastre d'une peste
+terrible qui ravagea l'Italie. Longtemps après, le peuple appelait encore
+ce temps (1348) l'année de la grande mortalité. C'est le seul événement
+marqué par les chroniques dans les quatre dernières années de la
+magistrature de Jean de Murta. Il mourut respecté, et nomma les pauvres
+pour ses héritiers (1349).
+
+La possession de son titre fut à l'instant disputée: heureusement que la
+querelle ne fut ni sanglante ni longue. Le fils du doge mort avait
+prétendu succéder à son père: mais son ambition trouva peu de soutiens.
+La famille Spinola de Lucoli voulait donner à la république un chef
+populaire qui fût sa créature; elle avait réuni près de deux mille
+citoyens qui nommèrent doge par acclamations Luchino de Facio. On le
+conduisait au palais, mais la bourgeoisie commerçante s'était assemblée
+dans l'église de Saint-George; on y avait fait choix de Jean de Valente;
+son cortège devançait au palais celui de Facio. Il semble que le plus
+souvent, dans ces temps, chaque parti nommait et proclamait
+tumultuairement son candidat. Celui qui pouvait le premier s'installer,
+faire sonner la cloche de la Tour et se maintenir un jour à son poste,
+était le doge. L'élection officielle n'était qu'une vaine formalité qui
+ne faisait que ratifier le lendemain ce que l'intrigue ou la violence
+avaient fait la veille. Facio, la créature des Spinola, apprenant sous
+quels auspices Valente se rendait au palais, eut la prudence ou la
+modestie de s'arrêter dans sa marche, de remercier et de congédier ceux
+qui l'accompagnaient et d'aller faire hommage au nouveau doge.
+
+Sous le gouvernement de celui-ci, le conseil fut mi-parti de plébéiens et
+de nobles. Les plus grandes affaires de la république en ce temps furent
+la suite de la conquête de Chio, les relations avec l'empire grec, et
+bientôt une guerre avec les Vénitiens, toutes choses qui ne tardèrent pas
+à se compliquer ensemble.
+
+L'impératrice régente de Constantinople ne pouvait voir avec plaisir les
+conquêtes des Génois sur ses possessions; et elle sentait combien ces
+nouvelles colonies donnaient de force à celle de Galata, déjà si
+menaçante, quoique si utile à la capitale qu'elle nourrissait. Anne
+envoya quelques forces attaquer Chio et Fockia. Les habitants de Galata
+prirent parti pour leurs compatriotes, et ils n'eurent qu'à suspendre
+pendant quelques jours les approvisionnements qu'ils étaient dans l'usage
+d'apporter en ville; on en fut si effrayé que l'impératrice fit cesser
+les hostilités, et rendre les prises qu'on avait faites. Alors
+l'abondance reparut et tout reprit son cours ordinaire1.
+
+(1349) Une révolution survint à Constantinople. Cantacuzène, longtemps
+serviteur dévoué des Paléologues, et d'abord tuteur fidèle de leur
+héritier enfant, avait perdu l'amitié de la régente grâce à l'intrigue
+des courtisans; la persécution finit par le pousser à la révolte.
+Soutenu par les Vénitiens, tandis que les Génois appuyaient Paléologue,
+le rejeton de leur ancien allié, Cantacuzène empereur fut naturellement
+leur ennemi2. Il avait d'ailleurs assez de coeur, si ce n'est assez de
+forces, pour désirer d'être le maître dans sa capitale et pour vouloir se
+délivrer de la dépendance de ces hôtes turbulents. Il voulait disposer
+des passages du Bosphore, ouvrir et fermer à sa volonté les portes de la
+mer Noire. S'il n'avait pas des forces maritimes capables de s'opposer
+aux flottes génoises, son amitié ou sa haine était une source de
+prospérité ou une calamité pour une nation maritime dont le principal
+commerce, en ces temps, était au fond du Pont-Euxin. De l'établissement
+de Galata ils avaient fait le centre de leurs colonies de Gazzarie. Ils
+en faisaient hommage à l'empereur, mais ils s'y tenaient indépendants, et
+souvent ils traitaient d'égal à égal avec le faible gouvernement qui les
+comptait pour ses sujets. Assaillis, sur ce rivage ouvert, par les
+Vénitiens dans leurs premières querelles, ils avaient profité de cette
+insulte pour mettre leur station en état de défense, non sans prévoir
+qu'au besoin ils se trouveraient fortifiés contre l'empereur. L'eau de la
+mer avait été introduite dans leurs fossés, ils avaient élevé de fortes
+murailles3. Actifs, tour à tour hardis et insinuants, sachant se rendre
+nécessaires ou tirer parti de leurs services, ils étaient fermiers des
+droits du Bosphore, et s'en regardaient comme propriétaires. Ils en
+rendaient trente mille pièces d'or et ils en tiraient deux cent mille4. A
+mesure que les discordes affaiblissaient l'empire, ils devenaient plus
+exigeants et plus hautains. Ils voulaient obliger l'empereur à désarmer
+ses vaisseaux5. Se croyant à l'abri d'un siège et maîtres de la mer, ils
+menaçaient d'attaquer Constantinople. Ils réclamaient certains nouveaux
+terrains pour s'agrandir sur la hauteur de Péra, et, sur le refus qu'on
+leur en avait fait, ils les avaient pris; ils s'étaient hâtés d'y élever
+des murailles et des tours. Cantacuzène se résolut à les punir. On fit
+sortir contre eux des troupes et des galères; mais celles-ci furent
+manoeuvrées avec une extrême ignorance, et les Génois les prirent à la
+bouche du port. A ce spectacle, les soldats s'enfuirent. Ces prises,
+avant d'être conduites à Galata, furent promenées en triomphe devant le
+palais impérial. Cantacuzène fut obligé de subir cette ignominie et
+d'abandonner aux Génois la concession des terrains qu'ils s'étaient
+adjugés. Des fortifications redoutables y furent aussitôt élevées6. Un
+historien grec, qui d'ailleurs mêle à ses récits mille circonstances de
+rencontres glorieuses pour les siens et honteuses pour les ennemis,
+déplore cette terreur panique qui tout à coup dispersa les défenseurs, à
+tel point qu'il avoue que les Génois de Galata eussent pu s'emparer de la
+capitale. Il bénit la Providence qui inspira la modération aux vainqueurs
+dans les négociations de cette paix forcée. Il avoue qu'un envoyé de
+Gênes vint ordonner aux colons de Péra de restituer leurs conquêtes,
+d'indemniser ceux à qui ils avaient fait dommage et de faire des
+soumissions à l'empereur. Mais il termine ce récit en peignant l'empire
+laissant aux mains des ennemis une flotte qui avait coûté tant de
+dépenses, et privé, sinon en totalité, du moins dans la plus grande
+partie, de l'espoir des revenus annuels du fisc7.
+
+Gênes ne pouvait supposer qu'un accord si humiliant pour Cantacuzène
+laissât ce prince dans des dispositions amicales et sans désir de venger
+ses affronts. Les Vénitiens vinrent lui en offrir l'occasion peu après.
+La rivalité n'avait pas cessé entre les deux républiques; Venise se
+ressentait de ce qui s'était passé à la conquête de Chio. Les Génois,
+dont les relations commerciales à Tana étaient suspendues, étaient jaloux
+que les Vénitiens y conservassent les leurs; vainement ils avaient
+représenté à ceux-ci qu'il serait honorable à deux puissances chrétiennes
+de faire cause commune contre une nation barbare. Ils avaient offert à
+leurs émules de les admettre à commercer à Caffa; ils leur auraient
+concédé des privilèges: tout fut inutile; l'animosité s'accrut; la
+moindre rencontre sur mer devait donner naissance à la guerre; elle
+éclata8. Le premier hasard fut pour les Vénitiens: trente-cinq de leurs
+galères en rencontrèrent quatorze de Gênes qui allaient en marchandises,
+et les enveloppèrent. Dix furent prises, quatre en portèrent la nouvelle
+à Chio; mais là se trouvait Simon Vignoso, le conquérant de cette île;
+il en était alors le podestat pour la république de Gênes. Il arma
+aussitôt tous les bâtiments qu'il put rassembler. Neuf galères, sous le
+commandement de Philippe Doria, allèrent assaillir la colonie vénitienne
+de Négrepont et y enlevèrent vingt-trois vaisseaux marchands9.
+
+C'est au milieu de ces hostilités que Venise excite les ressentiments de
+Cantacuzène contre les Génois. Ceux de Galata, instruits de cette
+négociation, tandis qu'il balançait encore, se complurent à lui rappeler
+leur force et sa faiblesse. Les machines de Péra lançaient des pierres
+dans Constantinople par-dessus les murs. On s'excusait de cette insolence
+sur une maladresse de l'ingénieur, et elle recommençait sans cesse.
+Cantacuzène, irrité, contracta contre de si méchants voisins une triple
+alliance avec Venise et le roi d'Aragon. Nicolas Pisani conduisit
+quarante-cinq galères vénitiennes; Pons de Saint-Paul commandait trente
+galères catalanes; quatorze furent ajoutées par les Grecs à cette flotte
+combinée. La république de Gênes avait expédié soixante galères sous
+Pagan Doria, célèbre amiral. Les flottes se rencontrèrent dans le détroit
+des Dardanelles, à peu de milles de Constantinople. Sans attendre le
+premier choc, les Grecs prirent la fuite et cherchèrent leur salut dans
+leur port. Il n'en fut pas ainsi des autres combattants; la bataille fut
+sanglante pour tous. On disputa la victoire une journée; elle resta aux
+Génois, et elle n'était pas encore assurée quand une effroyable tempête10
+vint séparer, submerger, jeter ou briser sur les côtes les vainqueurs et
+les vaincus. Les Catalans et les Vénitiens perdirent mille hommes; les
+Génois avaient plus de sept cents morts, treize de leurs galères étaient
+échouées; sur ce nombre ils en sauvèrent dix. Ils en prirent ou coulèrent
+à fond dix aragonaises et vingt-quatre vénitiennes. L'amiral espagnol fut
+tué: les Catalans portèrent le plus grand poids de la journée. Après une
+nuit funeste, l'amiral vénitien abandonna le champ de bataille emmenant
+les débris de ses forces à Candie11. Cantacuzène, pliant sous la
+nécessité, rompit ses alliances; non-seulement il confirma aux Génois
+autant de privilèges qu'ils en réclamaient, mais il leur abandonna des
+places dans la Propontide, et mit entre leurs mains les deux châteaux qui
+ferment la mer Noire. Enfin les Grecs consentirent, pour plusieurs
+années, à ne fréquenter Tana qu'en compagnie et à la suite des navires
+génois, à moins d'une permission spéciale du doge12.
+
+Tel fut le succès de la république, glorieux, mais si chèrement acheté,
+qu'on s'abstint de célébrer la victoire par des cérémonies publiques au
+milieu du deuil des familles. L'amiral Pagan Doria, rentrant à Gênes
+couvert de gloire, n'en fut pas moins mal reçu de cette ingrate patrie à
+laquelle il apportait un traité si avantageux. L'esprit de parti qui le
+poursuivait s'était déjà manifesté sur la flotte avant la victoire et lui
+avait suscité de grandes difficultés. Son autorité avait été bravée. Un
+factieux, del Moro, capitaine d'une de ses galères, avait ourdi contre
+lui une sédition pour le détourner de ses plans de campagne et pour le
+forcer à assiéger Héraclée13. Il avait ouvertement menacé l'amiral de la
+justice populaire à laquelle il aurait à rendre compte. Doria n'avait pu
+calmer le soulèvement qu'en y cédant. Il avait pris Héraclée; et, au
+pillage qu'il y permit, il dut probablement la bonne volonté de ses
+équipages dans la bataille navale; mais, revenus à Gênes, ses ennemis
+n'avaient pas renoncé à le poursuivre. On le dénonçait aux familles comme
+responsable de leurs pertes. On l'accusait d'avoir outrepassé ses
+pouvoirs; en un mot, on l'écarta du commandement d'une nouvelle
+expédition préparée contre Venise. On lui donna pour successeur un
+Grimaldi; et de ce nom on peut conclure que ce n'était pas là une
+querelle de populaires contre le noble, mais de guelfes contre le
+gibelin.
+
+L'amiral vénitien Pisani prit sur Grimaldi une revanche fatale à la
+gloire, à la puissance de Gênes et à sa liberté. La flotte de Venise,
+réunie aux forces du roi d'Aragon, comptait quatre-vingts galères, les
+Génois en avaient soixante. Antoine Grimaldi fut surpris et attaqué sur
+les côtes de Sardaigne: le combat lui fut malheureux à un point
+tellement inouï qu'il rentra tristement à Gênes avec dix-neuf galères;
+il en laissa quarante et une aux mains de l'ennemi.
+
+Gênes n'avait jamais éprouvé une calamité pareille. La rumeur fut
+générale. Les affections de chaque famille, tous les intérêts, tous les
+sentiments nationaux et privés étaient blessés par ce cruel événement.
+L'État était sans ressource pour se venger ou pour se défendre.
+L'autorité était décriée; les récriminations du peuple contre les
+nobles, des guelfes contre les gibelins recommençaient de toute part.
+Dans un pays où le siège du gouvernement était si glissant, il n'y avait
+aucun régime qui pût tenir à une si effroyable secousse. Nous perdons le
+fil de l'intrigue qui vint mettre à profit les ressentiments du
+désespoir. Mais enfin on vit proposer au conseil, délibérer, décider de
+résigner Gênes et tout l'État dans les mains de Jean Visconti, archevêque
+et duc de Milan14. On crut prendre des précautions suffisantes pour
+conserver la liberté nationale sous sa seigneurie. Elle n'était acceptée
+que pour la vie seulement. De son côté, il promit de défendre la
+république, de faire, s'il le fallait, la guerre aux Vénitiens. Pour
+commencer, il prêta de grandes sommes d'argent afin de créer de nouvelles
+flottes. N'oublions pas de dire que Visconti est fort loué dans les
+chroniques génoises pour avoir donné à la ville une horloge sonnante,
+invention qu'on n'y connaissait pas jusque-là. Le marquis Guillaume
+Pallavicini vint commander au nom de l'archevêque. Le doge Valente
+résigna sa dignité et céda la place.
+
+CHAPITRE IV.
+Boccanegra redevenu doge.
+
+(1354) Aussitôt qu'on put mettre à la mer vingt-cinq galères, elles
+partirent. On en rendit le commandement à Pagan Doria, le vainqueur de
+Pisani aux Dardanelles. Dix autres galères aux ordres de Grimaldi
+allèrent le rejoindre. Cette flotte se montra dans l'Adriatique, ravagea
+l'Istrie et brûla Parenzo au fond du golfe: elle en sortit pour gagner
+la Morée, et là seulement elle se rencontra avec trente-six galères et
+cinq gros vaisseaux ennemis. C'était encore Pisani qui les commandait;
+il allait tenter, pour la troisième fois, l'inconstante fortune. Il avait
+devancé les Génois au port de Sapienza. Sa flotte formait deux divisions:
+l'une était rangée à l'embouchure du port; Pisani la commandait en
+personne: le reste de ses galères, qui eût manqué de place pour se
+mettre en ligne, occupait les derrières dans l'intérieur, sous les ordres
+de Morosini. Par une hardie manoeuvre, une partie de la flotte génoise se
+lance d'une ardeur irrésistible entre le bord et l'extrémité de la ligne
+vénitienne, et pénètre dans le port où Morosini ne s'attendait pas à être
+attaqué et n'était pas en défense. Les Génois prennent et brûlent tout ce
+qui se trouve en cette enceinte et, jetant partout la confusion, ils
+reviennent assaillir la division de Pisani sur ses derrières, tandis que
+Pagan l'attaque en face. Tout fut pris, la flotte vénitienne fut
+détruite. De ceux qui la montaient un grand nombre périrent par le fer ou
+dans les flots; on ramena à Gênes cinq mille prisonniers, l'amiral lui-
+même, l'illustre Pisani, et pour trophée le grand étendard de Venise. Le
+triomphe cette fois fut célébré avec ivresse. C'est à Saint-Mathieu,
+l'église de la famille de Doria, que furent accomplies les actions de
+grâces et qu'on institua un solennel anniversaire. Sur la même place de
+Saint-Mathieu, un palais, acheté des deniers de l'État, fut donné à Pagan
+Doria, comme un monument perpétuel de la reconnaissance nationale. Ainsi
+le grand citoyen fut vengé de ses détracteurs.
+
+(1355) Les calamités s'étaient partagées; les revers et les embarras
+financiers avaient été réciproques. Les deux républiques n'avaient rien
+de mieux à faire que de souscrire à une paix pour terminer une querelle
+sans but, presque sans motifs qu'elles pussent alléguer, et qui les
+ruinait l'une et l'autre. L'archevêque Visconti avait tenté cette oeuvre.
+Pétrarque lui avait servi d'intermédiaire. Il reste des pièces de cette
+négociation, où l'illustre ambassadeur, plus rhéteur que diplomate,
+espérait désarmer par son éloquence et au nom du patriotisme italique,
+deux républiques jalouses et acharnées. Les Vénitiens, au lieu de céder,
+avaient déclaré la guerre à l'archevêque Visconti. Il mourut peu après,
+avant d'avoir pu terminer cette querelle. Ses trois neveux lui
+succédaient tandis que Venise éprouvait le revers de la Sapienza. Cet
+événement changea les esprits; on fit une trêve. Les neveux de Visconti,
+que les Génois n'avaient pas balancé à reconnaître, quoique leur traité
+avec l'archevêque ne déférât la seigneurie qu'à sa personne1, devinrent
+les arbitres de la paix. Venise paya aux Génois deux cent mille florins
+pour les frais de la guerre, renonça à commercer à Tana pendant trois
+ans, et se contenta d'avoir, pendant le même temps, un comptoir dans la
+colonie de Caffa. C'était s'abaisser sous le monopole génois dans la mer
+Noire2.
+
+Le roi d'Aragon n'avait point encore accédé à cette paix. Gênes, pour l'y
+décider, arma quinze galères que Philippe Doria commanda. L'historien de
+Gênes se borne à dire que cette flotte s'empara de Tripoli de Barbarie et
+en ramena des esclaves et un grand butin. Les écrivains étrangers
+ajoutent que Doria apprit en Sicile qu'une révolution avait donné Tripoli
+à un usurpateur, en enlevant cette ville à la domination du roi de Tunis.
+Il calcula qu'au milieu des dissensions, suite de cette entreprise
+récente, on pourrait surprendre le pays et y faire un coup de main
+profitable. Il s'y présenta d'abord en ami; là, pendant plusieurs jours,
+il étudia le port et la place, et prépara les mesures qu'il avait à
+prendre. Cette exploration secrète étant finie, il prit congé; mais à
+peine éloigné du bord, il s'ouvrit de son dessein à ses compagnons que
+l'espoir du profit y fit consentir facilement. On tourna la proue la
+nuit, on revint dans le port, on attaqua les murailles. La ville fut
+pillée ou plutôt dépouillée. Doria la vendit ensuite à un autre tyran, et
+ramassa ainsi une somme considérable. Le gouvernement de Gênes, auquel il
+fit parvenir l'avis de son expédition, la désavoua, craignant que cette
+trahison, cette violence sans prétexte ne soulevassent tous les peuples
+de la Mauritanie avec lesquels les Génois faisaient alors le commerce;
+mais personne ne parut s'intéresser à l'usurpateur de Tripoli ni à sa
+ville. Doria, enrichi par le pillage, fut reçu facilement en grâce; au
+lieu du bannissement prononcé contre lui, on lui imposa pour pénitence
+d'aller croiser trois mois contre les Aragonais, sans recevoir aucune
+solde de la république3.
+
+Un autre événement, encore dû à une grande hardiesse, rehaussait en même
+temps le crédit et les espérances des Génois au dehors. François
+Gatilusio, un de leurs nobles, entreprit de ramener sur le trône de
+Constantinople Jean Paléologue. Cet héritier d'une race favorable à
+Gênes, dépossédé par son ancien tuteur, avait été tenu loin de la
+capitale et presque prisonnier avec le vain titre de collègue de
+Cantacuzène. Il était mécontent de son sort et il avait fait déjà
+quelques démonstrations inutiles. Une nuit, deux galères de Gatilusio
+demandent asile dans le port de Constantinople, comme pour échapper à un
+accident de navigation. A peine elles ont obtenu accès que le prince et
+une troupe de combattants en descendent et font retentir le cri de vive
+Paléologue. Tout ce qui leur résiste est renversé. Ce coup de main suffit
+pour faire une révolution complète. Cantacuzène se démet et va
+s'ensevelir dans un cloître. Gatilusio obtint pour récompense la main
+d'une soeur de l'empereur et la seigneurie de l'île de Mételin qui resta
+longtemps à sa famille: Gênes y gagna de nouvelles faveurs dans l'empire
+et la confirmation de tous ses privilèges4.
+
+Tandis que la prépondérance de la république se rétablissait au loin,
+tenue par ses revers mêmes hors des mouvements de la politique italienne
+et comme perdue parmi les nombreux domaines de la maison Visconti, elle
+échappait aux contrecoups des révolutions de la Lombardie et de la
+Toscane.
+
+L'empereur Charles IV vint se faire couronner à Rome, et réveilla en
+Italie la discorde gibeline. Une circonstance rendait ces divisions bien
+funestes, c'était l'emploi des compagnies de mercenaires qui servaient
+d'auxiliaires aux partis, et qui souvent, faisant la loi à ceux qui les
+avaient appelés, ne souffraient plus de paix dans toute l'Italie. Des
+débris, des licenciements successifs, du rebut des armées des rois de
+France et d'Angleterre, s'étaient formées ces dangereuses bandes
+d'aventuriers gascons, espagnols, allemands, gens de toutes nations, ne
+connaissant plus de domicile, d'industrie, de ressources que les camps,
+la guerre et ses profits. Là se mêlaient en foule des Italiens exilés,
+vagabonds, désormais sans patrie. Ils se louaient en détail à des
+capitaines qui revendaient en gros les services de leur troupe à titre de
+spéculation. Indifférents à la cause pour laquelle ils trouvaient à se
+faire payer, changeant de maîtres suivant les meilleures conditions qu'on
+leur faisait, se ménageant quand on les opposait les uns aux autres, mais
+terribles aux citoyens, c'était un fléau destructeur partout où ils
+passaient. Ceux qui les employaient s'épuisaient à les soudoyer; et le
+pillage du pays même qu'ils venaient servir était immanquablement le
+supplément ou l'acompte de leur solde. Quelques chefs très accrédités
+conduisaient ces bandes redoutables. Une, entre autres, nommée la grande
+compagnie, désola longtemps l'Italie supérieure. Ces capitaines, qui
+devaient vivre de leur métier, eux et leur troupe, étaient assez
+puissants pour faire la guerre à leur propre compte, quand l'emploi et la
+demande manquaient d'ailleurs. S'ils ne s'acquéraient pas de domination
+stable, comme François Sforza le fit plus tard, les dépouilles publiques
+leur servaient de conquêtes.
+
+La grande compagnie attaqua les Visconti qui s'étaient aliéné l'empereur
+à son retour en Allemagne. Non-seulement cet orage levé sur leur tête
+n'atteignit pas les Génois, mais ils virent dans les embarras qui
+assiégeaient leurs seigneurs, l'occasion de se soustraire impunément à la
+domination de ceux-ci. Leur protection embrassée par désespoir, était
+devenue odieuse dès le jour où l'on avait cessé de la croire nécessaire.
+Avec les prospérités nouvelles avait reparu le désir de l'indépendance.
+Le prétexte de la reprendre fut fourni par ces périls mêmes qui
+assiégeaient alors les Visconti; rassemblant toutes leurs ressources,
+ils demandèrent des secours au lieutenant qui gouvernait Gênes en leur
+nom. Ce qu'on exigeait dépassait la limite des conventions réciproques et
+excitait des murmures. A la publication officielle de l'ordre des ducs,
+le noble Melian Cattaneo éleva la voix et protesta contre l'illégitimité
+de cette réquisition. Sur le compte qui en est rendu à Milan, Cattaneo y
+est mandé. Avant d'obéir, il paraît sur la place publique; il raconte
+l'ordre qui lui est notifié, il avise les autres nobles de se tenir pour
+avertis; s'ils le laissent aller à Milan, ils y seront bientôt traduits à
+leur tour. A la suite de cet éclat, une conjuration se forme pour se
+débarrasser du joug des Visconti; mais en même temps tous les nobles
+conspirent secrètement à rétablir le gouvernement de leur caste. Ils
+conviennent d'un jour où ils prendront les armes pour ce double dessein.
+Mais le peuple se soulève aussitôt qu'eux, et tandis qu'on en est aux
+mains, reparaît Simon Boccanegra, l'ancien doge: il vient revendiquer sa
+place. Il se dirige vers le palais public en évitant le lieu du combat où
+sa marche est encore ignorée. La foule qui le suit grossit et le seconde.
+Arrivé devant le palais, le capitaine milanais qui y commandait encore
+essaye de lui en disputer l'entrée. On lui fait entendre que cette
+résistance est vaine. Le doge entre, il s'installe; il fait sonner
+aussitôt la grosse cloche de la république; ce signal bien connu annonce
+aux nobles que, tandis qu'ils soutiennent un combat inégal, le trône
+ducal est rempli et qu'il n'est plus temps de le disputer. Leur troupe se
+rompt et se dissipe. Boccanegra est proclamé avec les formalités
+accoutumées.
+
+La révolution et le triomphe furent exclusivement populaires. Le conseil
+du doge fut composé des seuls plébéiens, les gibelins et les guelfes y
+furent mêlés. Quelques-uns des principaux nobles furent exilés. Enfin un
+décret solennel déclara les nobles incapables de tout office de la
+république. On leur interdit jusqu'à l'armement des galères et même des
+vaisseaux de commerce5. Cette dernière rigueur ne dura pas. On voit même
+Boccanegra confier immédiatement après à des nobles les magistratures
+supérieures de la colonie de Caffa.
+
+Le territoire de la république resta tranquille et en sûreté6. La
+navigation génoise fut toujours libre et sans obstacles.
+
+Quelques années se passeraient sans événements remarquables et sans
+révolutions. Mais les nobles ne pouvaient se réconcilier à une
+constitution qui les traitait avec une inégalité révoltante. Parmi les
+populaires, il s'élevait quelques maisons ambitieuses qui se lassaient
+d'attendre la fin du règne de Boccanegra. Au milieu de ces ennemis
+divers, le doge, cherchant à se défendre, était hautain, soupçonneux,
+despotique, du moins s'il faut en croire des témoignages qui peut-être ne
+sont pas exempts de partialité. Il avait cependant son parti et ses amis.
+Il possédait surtout deux excellents conseillers qui lui assuraient la
+faveur de certaines parties du public, et à qui l'on attribuait
+volontiers ce qu'il faisait de bien. Nicolas de Ganetto était un marchand
+riche et très-accrédité parmi les guelfes; Léonard de Montaldo,
+jurisconsulte gibelin, était universellement respecté. On ignorait sa
+dissimulation profonde; mais son ambition commençait à paraître, et on
+le regardait dès lors comme le futur doge; l'on ajoute que ce bruit
+excitant la jalousie de Boccanegra, il fit nommer Montaldo capitaine
+général de tous les établissements génois du Levant, afin de le
+soustraire aux regards et à la bienveillance publique. Exilé en Romanie,
+sous ce titre honorable, on s'aperçut bientôt qu'il manquait aux conseils
+du doge. Des complots réels ou prétendus effrayent le gouvernement et le
+public. Tantôt on voit déporter des particuliers suspects, tantôt la
+ville est témoin de supplices. Enfin une catastrophe arriva: Pierre de
+Lusignan, roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, passa par Gênes,
+accompagné de son fils. Il venait exciter le zèle des chrétiens
+occidentaux pour le recouvrement de la terre sainte (1363). Il fut reçu
+avec de grands honneurs, et vécut en familiarité avec le doge. Il arma
+chevalier le fils encore enfant de Boccanegra. Un festin fut donné au roi
+par le noble Malocello, Boccanegra y assista; ce fut, dit-on, pour y
+être empoisonné; on le rapporta demi-mort. Son agonie se prolongeant
+quelques jours, ceux qui voulaient sa succession ne purent se résoudre à
+attendre. Le peuple se rendit au palais en foule et armé, il demanda
+qu'on lui montrât le doge: on répondit qu'il n'était pas en état de
+paraître. La troupe cria que cette réponse prouvait assez que Boccanegra
+était mort; on le tint pour tel, après s'être assuré de la personne de
+ses frères, et l'on procéda à l'élection d'un successeur. Cette élection
+fut faite paisiblement avec des formes compliquées, empruntées des usages
+de Venise, mais qui probablement ne donnaient dans cette occasion qu'un
+résultat convenu. Les électeurs proclamèrent doge Gabriel Adorno,
+populaire et marchand. Six commissaires furent nommés pour constituer le
+gouvernement de ce nouveau chef.
+
+Pendant ce temps, Boccanegra dépossédé, sur son lit de mort, paya enfin
+le dernier tribut dans le plus triste abandon. Il avait plusieurs
+factions contre lui et beaucoup d'envieux: peu le regrettaient. Odieux
+au nouveau doge et par conséquent délaissé par ceux qui se tournent
+volontiers vers le soleil levant, il fut porté au tombeau sans cortège et
+enseveli sans honneurs7.
+
+
+CHAPITRE V.
+Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge.
+
+Simon Boccanegra, revenu sur son siège ducal, en mourant dans sa dignité
+avait consolidé, malgré sa triste fin, le régime des doges populaires.
+C'était un grand héritage qu'il laissait aux plébéiens ambitieux; il ne
+manqua pas de mains avides pour s'en emparer, ni de familles assez
+considérables pour espérer de s'en faire un patrimoine.
+
+Parmi ces races bourgeoises qui s'érigeaient aux dépens de la noblesse en
+une sorte d'aristocratie nouvelle, deux maisons, les Adorno et les
+Fregoso, s'élevèrent au-dessus des autres. Elles se ravirent
+alternativement le pouvoir, et l'une et l'autre se virent au moment de le
+rendre héréditaire. Bientôt, se conduisant en princes, les frères, les
+plus proches parents furent entre eux des compétiteurs acharnés, assez
+grands pour que l'intérêt de leur grandeur dût passer avant celui de leur
+patrie. Enfin vient le temps que tout doge qui ne peut se soutenir vend
+sa république à une puissance étrangère. C'est, pendant cent cinquante
+ans l'histoire que nous allons parcourir.
+
+(1363) Gabriel Adorno, premier doge de son nom, eut naturellement à
+combattre l'opposition de la noblesse dépossédée qui résistait à son
+abaissement et qui disputait le pouvoir. Il avait à se défendre contre le
+duc de Milan, qui traitait les Génois de révoltés et qui leur taisait une
+guerre ouverte. Ses forces enhardissaient les émigrés dans leurs attaques
+et les ennemis intérieurs dans leurs complots. Adorno comprit sa
+position; il traita avec Visconti. Il offrit de lui assurer les avantages
+que le duc tirait de sa seigneurie précédente, quatre mille écus d'or de
+tribut annuel, et un secours de quatre cents arbalétriers. Ce marché fut
+accepté. Ce n'est qu'à ce prix que le doge fut reconnu par le duc de
+Milan et que l'assistance de celui-ci fut retirée aux émigrés.
+(1370) Cet arrangement donna quelques années de stabilité au gouvernement
+d'Adorno, mais les finances étaient en désordre, épuisées par les
+expéditions militaires et par les préparatifs de défense qu'il avait
+fallu multiplier. Le doge et son conseil, obligés d'y pourvoir,
+imposaient de nouvelles charges, demandaient et levaient de l'argent de
+toute part. Un grand nombre de citoyens refusaient d'obéir à ces
+réquisitions. La malveillance et la jalousie en profitèrent: une
+assemblée nombreuse et animée se tint dans l'église des Vignes. A son
+tour, Dominique Campo Fregoso (Fregose), riche marchand plébéien, avait
+réuni les guelfes dans son quartier. Après une négociation, sa troupe
+vint se réunir, à l'autre assemblée, et, par un mouvement unanime, on se
+porta tous ensemble au palais public. On y traîna les machines de guerre
+pour l'assiéger. Adorno, espérant se défendre, fit sonner le tocsin de la
+tour pour appeler à son aide, mais il ne se présenta personne pour
+soutenir sa cause. Appuyé par tous les voeux il y avait si peu d'années,
+choisi pour sa réputation de justice et comme incapable de s'adonner à la
+tyrannie, c'est à ce point que maintenant sa faveur était passée; il
+subit sa destinée. Quand il vit le feu déjà mis aux portes du palais, il
+se rendit. Fregoso, proclamé doge à sa place, le fit immédiatement
+conduire en captivité dans la forteresse de Voltaggio.
+
+Ainsi parut sur ce théâtre cette nouvelle famille des Fregoso qui devait
+disputer si longtemps aux Adorno l'empire de Gênes. Quelques populaires,
+et avec eux beaucoup de nobles, s'élevèrent contre une élection
+tumultuaire et violente; assemblés dans une église éloignée, ils
+prétendaient procéder à un autre choix. Fregoso eut l'adresse de parer ce
+coup. Il déclara que si le voeu spontané de ses concitoyens l'avait fait
+doge, il ne voulait exercer sa dignité qu'avec leur assentiment réfléchi,
+ni gouverner qu'avec des lois qui limitassent son autorité. Il demandait
+que des règles lui fussent imposées. L'opposition fut vaincue par cette
+démarche modeste. Fregoso resta paisiblement au pouvoir avec un conseil
+exclusivement composé de populaires.
+
+L'accession d'un guelfe à la magistrature suprême ne suffisait pas pour
+réconcilier les nobles guelfes au gouvernement plébéien. Les Fieschi
+inspiraient de loin des complots et persévéraient dans leurs hostilités.
+Jean Fieschi, évêque de Verceil, puis d'Albenga, et bientôt cardinal,
+tenait la campagne à la tête de huit cents gendarmes.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge.
+
+Gênes touchait alors à une de ces grandes époques où l'intérêt commun et
+l'orgueil national compromis au dehors savent détourner les esprits des
+dissensions domestiques et inspirer des efforts unanimes. Les expéditions
+maritimes n'avaient pas été négligées. Les flottes génoises se faisaient
+partout respecter. Les populaires et les nobles se signalaient à l'envi
+dans cette carrière. Les colonies de Péra et de la mer Noire dans tout
+leur éclat excitaient l'envie des Vénitiens. Les deux nations partout en
+concurrence se disputaient dans le royaume de Chypre l'influence
+politique et la préférence mercantile. Il en naquit des guerres
+sanglantes.
+
+L'île de Chypre, possédée par des chrétiens et ayant un trafic nécessaire
+avec ses voisins mahométans de l'Égypte et de la Syrie, était un des
+points les plus favorables au commerce des navigateurs de la
+Méditerranée. Pendant que les Latins résidaient en Syrie et depuis que
+cette île était tombée en partage à la famille des Lusignan, plusieurs
+traités y avaient donné aux Génois accès au commerce, sauvegarde,
+privilèges, et enfin avaient consolidé les établissements de leurs
+colonies. Ils avaient été autorisés à bâtir des comptoirs à Nicosie et à
+Famagouste, les deux capitales de l'île. Leurs relations avec le royaume
+de Chypre avaient redoublé depuis que Gênes avait prodigué une honorable
+hospitalité au roi Pierre de Lusignan dans son voyage en Occident. Mais
+ce prince ne vivait plus. Ses frères, qui s'étaient défaits de lui,
+faisaient régner sous leur tutelle son jeune fils, comme lui nommé
+Pierre.
+
+Au couronnement de ce nouveau roi, ses oncles, le prince d'Antioche et
+surtout Jacques de Lusignan montrèrent plus de faveur aux Vénitiens
+qu'aux Génois. Ceux-ci en furent offensés; ils s'obstinèrent à réclamer
+les vains honneurs de la préséance dans la cérémonie. On décida contre
+leurs prétentions: ils ne s'en désistèrent point, ils soutinrent leur
+cause avec hauteur et enfin avec violence. Une émeute sanglante s'éleva
+contre eux. Huit des plus distingués furent saisis et précipités d'une
+tour; un noble, Malocello, était de ce nombre. On fit ensuite main basse
+dans toute l'île sur les personnes et sur les propriétés de ces anciens
+hôtes.
+
+(1373) La république ressentit vivement le malheur et l'outrage. On
+résolut d'un tirer une prompte vengeance. Pierre Fregoso, frère du doge,
+fut l'amiral suprême d'une grande flotte de quarante-trois galères
+montées, dit-on, par quinze mille combattants, parmi lesquels se
+distinguaient un grand nombre de volontaires. Déjà une division de sept
+galères, confiée à la direction de Damian Cattaneo, avait précédé le
+corps d'armée. Cet habile capitaine établit sa croisière autour de
+Chypre, de manière à fermer l'accès à tout secours du dehors. Il avait
+surpris la ville de Paphos (Bassa). Là, avec un butin considérable on lui
+présenta soixante et dix captives vierges ou jeunes épouses. Le généreux
+amiral les renvoya libres en prenant soin de les protéger contre toute
+insulte. Les maris qui avaient partagé le sort de leurs femmes furent mis
+en liberté avec elles. Cette générosité excita les murmures des
+compagnons de Cattaneo. «Pensez-vous, leur dit l'amiral, en leur
+imposant silence, que ce soit pour prendre des femmes que la république
+nous envoie?» Un soldat prisonnier lui était amené, convaincu, disait-
+on, d'être le meurtrier de Malocello dans la fatale journée du
+couronnement du roi. Toute la troupe voulait sa mort et le malheureux
+l'attendait. Cattaneo le sauva. «Il est, dit-il, à la solde des gens de
+Chypre; il n'est pas coupable de ce que ses chefs lui ont fait faire.»
+
+Les excellentes dispositions de Cattaneo avaient ainsi ouvert la voie aux
+succès de la flotte qui le rejoignit devant l'île. L'amiral suprême livra
+de nouveaux combats, détruisit et brûla les vaisseaux de Chypre; le
+découragement des insulaires fut tel que Famagouste se rendit sans
+combat. Ainsi la guerre finit. Le premier soin de Fregoso fut pour la
+vengeance que Gênes l'envoyait accomplir. Il fit trancher la tête à trois
+seigneurs auteurs reconnus du massacre des Génois. Jacques de Lusignan et
+les deux fils du prince d'Antioche furent envoyés (1375) à Gênes avec
+environ soixante seigneurs ou chevaliers de l'île. Cette justice faite,
+l'amiral accorda la paix au jeune roi; il le maintint sur son trône en
+exigeant pour la république un tribut annuel de 40,000 florins1, et pour
+les armateurs qui avaient fait les frais de l'expédition, 4,012,400
+florins pour l'armement et 90,000 pour les frais du retour: ces sommes
+payables en douze termes d'une année, Famagouste restant aux mains des
+Génois jusqu'à l'extinction de cette dette. Fregoso ayant pourvu à la
+garde et au gouvernement de la ville qui lui était donnée en gage,
+reparut en triomphe dans le port de Gênes.
+
+La guerre de Chypre n'avait pas ouvertement mis aux mains les Vénitiens
+et les Génois. Mais leur rivalité qui en avait fourni l'occasion
+s'envenimait par son issue. Un nouvel incident produisit une rupture
+déclarée et de grands événements.
+
+L'empereur Jean Paléologue, celui même que les Génois avaient si
+utilement aidé à remonter sur son trône, choisissant Manuel, son fils
+cadet, pour héritier, avait fait crever les yeux à l'aîné, Andronic, et
+même au fils encore enfant de celui-ci. La prison des princes aveugles
+était voisine de Péra. Les Génois de cette colonie avaient pris le parti
+d'Andronic, ils avaient procuré son évasion, ils le reconnurent hautement
+pour le successeur légitime de l'empire. Ils firent plus: ils
+l'amenèrent à Constantinople et le mirent sur le trône. Andronic, pour
+condition ou pour récompense de ce service, leur accordait Ténédos.
+Cependant le père détrôné et prisonnier à son tour, implorant du secours,
+avait signé un édit qui donnait cette même île à la république de Venise.
+Un amiral vénitien, prenant sur lui de s'en prévaloir, n'avait pas
+attendu les ordres de son gouvernement pour se mettre en possession de
+l'île dès longtemps enviée. Elle fut immédiatement fortifiée; Venise
+envoya des renforts. Gênes se mit en devoir de revendiquer le don
+d'Andronic, et les deux peuples s'engagèrent dans une guerre sérieuse2.
+
+(1378) Elle se compliqua de beaucoup d'éléments. Tandis qu'avant de la
+déclarer, des deux côtés on expédiait des forces au Levant, François de
+Carrara, tyran de Padoue à qui les Vénitiens avaient imposé naguère une
+paix onéreuse, se coalisa contre eux avec les Génois. Par cette alliance
+ils entrèrent dans la grande ligue des ennemis de Venise où se trouvaient
+le roi de Hongrie, le duc d'Autriche et la reine de Naples. François
+Spinola fut en leur nom l'un des ambassadeurs qui allèrent proposer la
+paix et intimer la guerre aux Vénitiens3. Ceux-ci à leur tour se
+liguèrent avec le seigneur de Milan, Bernabo Visconti; ils firent donner
+une fille de ce prince pour femme au roi de Chypre qui s'attacha à leur
+cause, pressé de se soustraire au traité que lui avaient dicté les Génois
+et d'arracher de leurs mains Famagouste. En Ligurie, à l'instigation de
+Visconti, le marquis de Caretto se mit en campagne et enleva aux Génois
+Noli, Castelfranco et Albenga. Cette dernière ville fut perdue par la
+trahison de son podestat. C'était un des lieutenants et des plus intimes
+confidents de Fregose. Sur quelque mécontentement il avait été éloigné de
+la personne du doge et il se crut exilé dans son gouvernement. Pour s'en
+venger il vendit la place à Caretto et à Jean Fieschi, évêque de cette
+même ville d'Albenga, toujours soulevée et en armes contre la république.
+Pendant qu'un Fieschi persistait ainsi dans sa rébellion, un autre membre
+de la même famille était nommé amiral d'une des flottes génoises, car la
+nécessité d'appeler à la défense quiconque pouvait y prêter la main avait
+fait révoquer toutes les sentences de bannissement. Fregose avait
+persisté huit ans dans son gouvernement; parmi tant de capitaines ou de
+doges nommés à vie, aucun n'avait tenu si longtemps. Les émules
+impatients qui ne voulaient que sa place et ceux qui désiraient un régime
+plus au gré de leur faction, s'unirent enfin. Les mécontentements
+mûrissaient et il devint évident que pourvu que l'on pût mettre le peuplé
+sous les armes, il attaquerait le doge. Fregoso, qui s'y attendait, se
+refusait à tout armement. On employa les manoeuvres les plus perfides
+contre sa résistance. Le bruit se répandit que la grande compagnie,
+soudoyée par Visconti, venait de franchir les monts à l'improviste et
+descendait en ravageant les vallées. A tout moment et de divers côtés des
+messages accouraient et confirmaient ces bruits. Bientôt arrive l'annonce
+qu'une grande flotte vénitienne est à Porto-Venere et vient assaillir
+Gênes. Toute la ville est imbue de ces nouvelles, certaines, détaillées,
+confirmées; on demande à grands cris que les citoyens se mettent en
+défense contre des dangers si imminents; le doge lui-même en reçoit de
+tels avis qu'il leur donne une pleine créance. Il appelle les habitants
+aux armes; au bout de quelques heures les armes étaient tournées contre
+lui. Le palais est assiégé, forcé: il est contraint de se rendre. On le
+dépose, on le jette dans un cachot, on fait subir le même traitement à
+son frère Pierre, celui-là même qui avait fini d'une manière si brillante
+la guerre de Famagouste et à qui la république venait de prodiguer les
+marques de la reconnaissance nationale. Mais Pierre, habile à s'aider
+dans sa triste situation, parvint bientôt à se sauver et se réserva pour
+une meilleure fortune. La famille Fregoso fut bannie à perpétuité: les
+vengeances journalières et réciproques, les dignités éphémères, tout est
+proclamé perpétuel dans les temps de révolutions.
+
+Les partis qui venaient de vaincre ne pouvaient s'accorder. En
+s'unissant, ils s'étaient trompés, et cette aventure assez commune eut
+cela de particulier que les chefs se jouèrent l'un l'autre. Des électeurs
+apostés, gens de peu de consistance, élurent d'abord pour nouveau doge
+Antoniotto Adorno, chef, à cette époque, de son ambitieuse race; une
+poignée de prolétaires proclama dans les rues son nom et son règne. Saisi
+du pouvoir pendant quelques heures, il se crut maître sans contestation.
+Mais le reste des citoyens ne tint pas compte de cette élection
+subreptice. Ils procédèrent de leur côté. Nicolas de Guarco fut nommé par
+eux; Adorno se voyant mal soutenu, ajourna ses espérances et consentit à
+céder la place à son compétiteur, prompt, disait-il, à déférer aux
+résolutions de la majorité.
+
+Ainsi le gouvernement de Guarco prit consistance. Réputé gibelin, il se
+montra favorable aux guelfes. Il traita les nobles avec égards, il
+affecta de prendre leur avis. Dès la première année de son règne il les
+admit dans son conseil et dans les charges publiques en partage égal avec
+les populaires. Enfin il souffrit que des statuts précis limitassent ses
+droits et son pouvoir.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
+
+(1379) Cependant Lucien Doria conduisait une flotte dans l'Adriatique.
+Trois galères qui l'avaient précédé avaient déjà troublé la navigation
+mercantile des Vénitiens et semé l'effroi sur les côtes de leurs
+provinces. Quand Lucien se montra dans ces parages, il se trouva à la
+tête de vingt-quatre galères, y compris deux que fournirent Zara et
+Raguse. En même temps François de Carrara, par terre, effrayait l'ennemi
+en lui enlevant Mestre et en menaçant Trévise.
+
+L'amiral vénitien Victor Pisani revenait de la Pouille, il ramenait avec
+vingt-deux galères un approvisionnement de grains porté sur trois grands
+bâtiments, défendus chacun par deux cent cinquante soldats. Cette flotte
+était parvenue devant le port de Pola quand Doria la découvrit. Il se
+détermina à l'attaquer. Parmi les récits de cette bataille nous en avons
+un qu'on peut appeler le bulletin officiel. C'est la lettre même qui le
+lendemain fut écrite de Zara par les Génois à leur allié le seigneur de
+Padoue pour lui notifier leur victoire.
+
+Les Vénitiens étaient voisins de la terre et de leur port. Lucien
+escarmoucha avec quatre galères et parut éviter un engagement sérieux en
+s'écartant. Il fut poursuivi, et quand cette fuite simulée eut détaché
+les Vénitiens du rivage à une distance de trois milles, il fondit sur
+eux. Ce mouvement subit répandit la confusion parmi les galères de
+Pisani. On combattit avec une extrême fureur. La fortune couronna les
+efforts des Génois. Sur vingt-quatre galères quinze furent prises, sept à
+huit cents hommes périrent par le fer dans le combat ou furent engloutis
+dans les eaux. Il y eut plus de deux mille quatre cents prisonniers. Le
+récit du lendemain nomme entre eux vingt-quatre nobles capitaines ou
+principaux officiers des galères prises, et, quant aux étrangers soudoyés
+par les Vénitiens, les Génois assurent le seigneur de Padoue qu'ils ont
+tranché la tête à tous ceux qui leur sont tombés entre les mains. Les
+grains que la flotte convoyait furent la proie des vainqueurs. De leur
+côté un seul officier de marque périt, mais ce fut l'amiral victorieux,
+le brave Lucien Doria. Il vit la bataille gagnée, mais il ne put jouir de
+son triomphe. La flotte, honorant son nom, lui donna pour successeur
+Ambroisie Doria, et quand à Gênes en apprenant une si grande perte on
+nomma un nouvel amiral, ce fut Pierre Doria que fit choisir la faveur
+méritée de sa famille.
+
+Pendant ce temps Pisani rentrait tristement à Venise avec six galères que
+la fuite avait dérobées au vainqueur. En arrivant il alla rendre compte
+au sénat de sa fatale rencontre, mais il était envié par les grands,
+d'autant plus qu'il était cher au peuple, et son infortune était une
+première occasion de l'opprimer; sa justification fut brusquement
+interrompue. Il fut condamné à un an de prison et à une grosse amende.
+
+Ambroisie Doria, longeant et ravageant le rivage, s'empara de Rovigno, de
+Grado, de Ciorli, se montra devant la rive qui sépare Venise de la mer et
+y brûla des bâtiments à la vue des Vénitiens, qui n'osèrent rien faire
+pour s'y opposer. De là il passa devant Chioggia, et, débarquant dans le
+voisinage, il incendia le faubourg de cette ville appelé la petite
+Chioggia qu'un pont sépare de la ville. Remontant sur leurs vaisseaux et
+repassant devant Venise, les Génois y firent montre des pavillons de
+leurs prises, les traînant abaissés sous celui de leur république. C'est
+ainsi qu'ils regagnèrent Zara pour y attendre leur nouvel amiral.
+
+Chez les Vénitiens l'abattement répondait à ces progrès de l'ennemi. On
+ne sut que renforcer le port de chaînes et de digues. Un Giustiniano fut
+nommé amiral de seize galères, et jamais il ne put en armer plus de six,
+parce que le peuple n'avait ni amour ni confiance pour ce chef et ne
+voulait servir que sous Pisani.
+
+Par une combinaison politique plus habile, Venise parvint à susciter une
+diversion qui mit dans le plus grand embarras chez eux ces Génois si
+orgueilleux et si menaçants dans l'Adriatique. Bernabo Visconti se hâta
+d'envoyer sur leur territoire la bande d'aventuriers à sa solde surnommée
+la compagnie de l'Étoile. Elle s'avança sans obstacle, envoyant la
+terreur devant elle jusqu'aux portes de Gênes: les familles qui
+jouissaient hors des murs des délices de la belle saison n'avaient pas le
+temps de se mettre en sûreté. Cette troupe s'arrêta sept jours à Saint-
+Pierre-d'Arène, vivant de rapines et de violences. On vit alors une
+preuve honteuse de la faiblesse du gouvernement, ou, si l'on veut, l'on
+vit le plus coupable sacrifice de l'honneur national à l'intérêt du doge.
+Se souvenant de la mésaventure de son prédécesseur, jamais il ne voulut
+permettre aux citoyens de s'armer pour se délivrer d'une troupe peu
+nombreuse de brigands. Il aima mieux, pour se libérer de ce double péril,
+négocier un traité ignoble avec les ennemis. Il acheta leur retraite au
+prix de 9,000 écus d'or, et il consentit bassement par une clause
+expresse qu'ils emmenassent les captifs et le butin qu'ils avaient
+amassé. Cette infâme transaction eut les suites qu'on en devait prévoir
+et qu'elle méritait: trois mois après, la compagnie était de retour à la
+porte de Gênes.
+
+Dans l'intervalle la ville eut une autre alarme. Avant qu'Ambroise Doria
+eût bloqué les approches de Venise, une petite flotte en était sortie,
+sous les ordres de Carlo Zeno. Elle vint tenter la fortune sur la côte
+ligurienne où l'on était loin de se croire menacé. Porto-Venere fut
+surpris et pillé. Les Vénitiens enlevèrent pour trophées les reliques de
+saint Venerio. L'effroi fut à Gênes, et l'affront y fut vivement
+ressenti. Cependant les Vénitiens se retirèrent devant neuf galères
+sorties de Gênes pour les attaquer.
+
+Les Vénitiens avaient suscité ailleurs d'autres difficultés. Ils avaient
+échauffé les ressentiments de Jean Paléologue remonté sur le trône de
+Constantinople, et toujours offensé de la partialité des Génois pour les
+deux Andronic, son fils et son petit-fils1. La colonie de Péra se
+trouvait dans un état précaire. Assez puissante pour résister à une
+attaque de vive force du faible empereur, elle n'avait pas moins son
+commerce, ses subsistances et toutes ses relations en péril quand elle
+était en hostilité avec la capitale dont Péra et Galata sont proprement
+des faubourgs. Les intrigues des Vénitiens la mettaient d'ailleurs en
+état de guerre avec les Turcs, voisins plus redoutables que les Grecs. La
+plus grande calamité présente était la disette des vivres: Nicolas de
+Marchi, qui dirigeait les opérations militaires de la colonie, entreprit
+d'approvisionner Péra des grains attendus à Constantinople. Il prit des
+mesures pour intercepter les bateaux qui les portaient. Paléologue,
+informé de ce dessein, envoya promptement au secours une galère et
+quelques bâtiments légers. Les Génois, à leur tour, eu trois heures
+eurent équipé et mis à la mer un renfort; et le soir du même jour la
+galère impériale était conduite à Péra; de Marco l'avait enlevée à
+l'abordage. Cette action hardie qui se passait sous les yeux des Turcs et
+des Grecs inspira assez de terreur ou d'admiration aux ennemis pour les
+disposer à la paix. Les Vénitiens leurs alliés s'y opposèrent en vain. La
+colonie de Péra resta en sûreté, et la république de Gênes fut délivrée
+des embarras qui lui étaient suscités.
+
+Pierre Doria allait prendre devant Venise le commandement suprême de la
+flotte génoise à laquelle il conduisait un renfort de quinze galères. Son
+départ avait été solennel, et les plus hautes espérances étaient fondées
+sur son expédition. Il allait achever un ouvrage qu'un heureux préjugé
+semblait faire croire réservé à sa famille. Les avantages, fruits de la
+victoire de Lucien, Ambroisie les avait poursuivis; Pierre partait avec
+le dessein de les rendre non-seulement plus éclatants encore, mais
+décisifs. Si cet homme, d'une bravoure incontestable et dont l'habileté
+était vantée, fit bientôt éprouver aux siens les tristes conséquences de
+l'abus de la victoire, s'il montra une hauteur insolente et une
+obstination fatale, il ne faut pas l'en accuser lui seul. Aucun Génois ne
+doutait que Venise ne fût perdue; Doria était envoyé pour prendre
+possession d'une conquête certaine, et sa dureté s'explique par les
+instructions qui lui étaient données. Selon les historiens du temps, s'il
+prenait la ville de Venise il devait la dépouiller. Il n'y laisserait pas
+un seul noble grand ni petit; tous seraient embarqués et envoyés
+prisonniers à Gênes, excepté toutefois ceux dont le seigneur de Padoue
+lui demanderait la tête2.
+
+Venise était prise au dépourvu; elle avait perdu à Pola ses galères, ses
+matelots et l'énergie populaire; ce qui lui restait de forces maritimes
+était dispersé à Constantinople, à Ténédos, en Chypre. Charles Zeno
+faisait une excursion brillante, mais il n'en manquait pas moins à la
+défense de la patrie. C'est lui qui, de Porto-Venere, avait fait trembler
+Gênes au milieu des triomphes de cette superbe rivale. On le rappelait,
+il devait réunir et ramener les galères éparses, mais on ne le voyait pas
+paraître et l'on ne savait s'il reviendrait à temps3. Pisani était dans
+sa prison; son émule Thaddée Giustiniani, déclaré amiral, haï du peuple,
+ne ranimait aucune confiance. Au dehors, les côtes du Frioul, sous la
+seigneurie du patriarche d'Aquilée ou sous l'empire du roi de Hongrie,
+étaient des pays ennemis. Le reste des côtes orientales qui
+reconnaissaient la république étaient désolées par les Génois, ils
+prenaient les villes, les pillaient et donnaient même leurs conquêtes au
+patriarche. François de Carrara occupait la terre ferme au nord et au
+couchant de la ville. Trévise qu'il menaçait était presque la seule cité
+qui restât à la république et qui pût lui fournir des vivres, quand les
+secours de la mer étaient interceptés. C'est dans cet état que la reine
+de l'Adriatique se voyait menacée jusque dans ses lagunes.
+
+Bâtie sur un groupe d'îles embrassées et liées par son enceinte, Venise
+est au milieu des eaux que l'Adige, la Brenta et le Silo versent à leur
+embouchure sur un terrain bas qu'elles inondent. Elles y sont retenues
+par une langue de terre étroite et longue qui sépare ces marais ou
+lagunes de la haute mer. Ce banc nommé la rive, qui se prolonge près de
+dix lieues des environs de l'embouchure de la Piave au nord-est jusqu'à
+celle de l'Adige au sud-ouest, sert de boulevard à Venise et de mur de
+clôture à tout le bassin interne qu'elle domine. Les courants ont percé
+plusieurs ouvertures dans cette digue naturelle et l'ont coupée ainsi en
+une suite de longues îles alignées; c'est par leurs intervalles que de
+la mer aux lagunes on communique. La coupure la plus voisine de Venise
+lui tient lieu de port et en porte le nom. Plus loin au midi est la passe
+qui sert de port à la ville de Chioggia, puis le port de Brondolo, enfin
+l'ouverture de l'Adige. Ce sont autant de passages par lesquels on peut
+entrer dans les lagunes; mais ce bassin, où tant d'eaux abondent, n'est
+navigable que dans les canaux naturels ou faits de main d'homme qui le
+sillonnent en serpentant à travers les îles et les bas-fonds de ce vaste
+marais. Tels étaient les facilités et les obstacles que la disposition
+des lieux présentait pour l'attaque et pour la défense, au moment où, par
+une fatalité inouïe, Venise se voyait entourée d'ennemis.
+
+La noblesse conserva son courage. Le doge Contarini, brave et respectable
+vieillard, en donna l'exemple en toute rencontre. On essaya de remonter
+l'esprit public. On fit des processions et des voeux. On obligea tous les
+citoyens en état de prendre les armes, nobles, bourgeois, étrangers même,
+à se porter à la garde de la rive. On mit en défense les ouvertures qui
+conduisaient de la mer à la ville. On renforça de mille hommes la
+garnison de Chioggia.
+
+Pierre Doria, parti de Zara, longea la rive, se montra aux Vénitiens et
+vit leurs préparatifs. Il n'eût pas convenu d'essayer de forcer le
+passage devant la ville; la place était trop bien gardée; il valait
+mieux pénétrer dans les lagunes par quelque ouverture plus éloignée, s'y
+établir et revenir par les canaux pour attaquer Venise derrière sa
+principale ligne de défense. La ville de Chioggia, située dans le bassin
+intérieur, offrait, si l'on pouvait s'en rendre maître, un excellent
+point d'appui pour effectuer ce plan. Elle était assez éloignée de Venise
+pour n'être que difficilement et imparfaitement secourue dans ces
+circonstances de terreur qui faisaient concentrer les ressources autour
+de la capitale; et par l'Adige Carrara pourrait donner la main aux
+Génois.
+
+Dès que ce projet fut aperçu, les Vénitiens firent tous leurs efforts
+pour en prévenir les conséquences; ils détruisirent tous les jalons qui,
+au milieu d'un vaste terrain inondé, marquaient le cours tortueux des
+canaux, afin que si les Génois s'introduisaient dans les lagunes, les
+voies praticables leur en fussent dérobées. Ils essayèrent surtout de les
+empêcher d'entrer. Ils amarrèrent dans la passe qui conduit de Chioggia à
+la mer un gros vaisseau chargé de bombardes et d'arbalétriers et protégé
+par une redoute qu'ils élevèrent sur le bord. Les bombardes étaient de
+grosses pièces d'artillerie qui lançaient des pierres.
+
+Les Génois ne pouvaient forcer ces obstacles du côté de la mer. Ils
+conçurent le hardi dessein de les attaquer par les derrières. Pour y
+parvenir, les passages fermés, c'était à l'habileté et à l'audace d'y
+suppléer.
+
+Chioggia est bâtie dans les lagunes sur un îlot très voisin de la langue
+de terre qui regarde la mer. Sur cette langue ou rive est le faubourg
+appelé Chioggia la Petite, que les Génois avaient déjà ravagé une fois;
+un pont d'un quart de mille le joint à la cité. Une redoute en charpente
+avait été bâtie pour défendre la porte de la ville; elle y communiquait
+par un pont-levis.
+
+Chioggia la Petite était voisine de la pointe de l'île qui fait un des
+côtés du port de Chioggia, au levant; mais au couchant, du côté de
+l'Adige et de Brondolo, la rive se prolongeait et Carrara avait accès sur
+cette portion. Il y porta du monde, tandis que du côté de la mer la
+flotte génoise, stationnée à peu de distance du rivage et couvrant les
+opérations, détacha douze barques légères qui vinrent aborder la rive
+sous la protection de leurs alliés. Là, par leurs travaux combinés, à
+force de cabestans, de poulies et de bras, les douze bateaux furent tirés
+de la mer sur la rive et redescendus de la rive dans la lagune et dans le
+canal de Chioggia. Ils se remplirent aussitôt d'hommes audacieux qui
+vinrent attaquer par derrière la redoute et le gros navire qui fermait
+l'entrée de la passe. Sous un feu terrible et sous une grêle de traits et
+de pierres, des grappins saisirent le vaisseau et enfin l'enlevèrent de
+sa place et l'entraînèrent; le port de Chioggia ainsi ouvert, les
+galères génoises passèrent aussitôt de la mer dans le canal. Chioggia la
+Petite et la tête du pont qui, de ce faubourg, conduisait à la ville,
+furent conquis le lendemain. Les Vénitiens se retirèrent à mesure dans la
+cité de Chioggia; elle avait alors trois mille cinq cents combattants
+sous trois capitaines stipendiés et hommes de guerre de quelque renom. Un
+Contarini, un Mocenigo présidaient à la défense en qualité de
+provéditeurs de la république. L'importance de ce poste était sentie.
+
+Les assaillants s'avancèrent sur le pont à plusieurs reprises et avec peu
+de succès durant les premiers jours. Mais un grand assaut fut résolu et
+mieux conduit. Les redoutes furent attaquées par les barques génoises.
+Les galères vinrent tirer leurs traits et leurs bombardes sur les troupes
+vénitiennes rangées sous la ville, tandis que les gens de Carrara
+attaquaient le pont. Les Vénitiens y tenaient ferme. Les chefs carrarais
+publient qu'ils donnent 150 ducats d'or à quiconque saura incendier le
+pont. A peine cette promesse est proférée, un Génois s'est déjà jeté dans
+une barque, il l'a chargée de paille, de fascines, de goudron et de
+poudre à canon; il vogue inaperçu, place son brûlot et y met le feu. La
+détonation et le nuage de fumée qui s'élève font croire aux Vénitiens que
+le pont est déjà enflammé, ils l'abandonnent avec précipitation, ils ne
+se croient pas en sûreté contre le feu sur les charpentes de leur
+redoute, ils rentrent dans la ville en désordre, ils ne pensent pas même
+à retirer le pont-levis. Ceux qui les attaquent, témoins de ce mouvement,
+s'élancent après les fuyards. Tous entrent à la fois dans la place. Les
+soldats font retentir le cri de guerre de Carrara. Les Génois ne laissent
+pas leurs alliés courir seuls à la conquête, ils affluent en tel nombre,
+que les défenseurs de la ville renoncent à l'espoir de la sauver. Ils se
+dispersent; les uns se jettent dans des barques et tâchent de gagner
+Venise ou Ferrare. Cinquante hommes seulement restent autour du podestat
+de la ville; ils se défendent de rue en rue jusqu'au palais. Assiégés,
+ils se rendent enfin. Le drapeau de Saint-Marc est déchiré; on arbore à
+la fois celui du roi de Hongrie, chef de la ligue, et ceux de Carrara et
+de Gênes. Cependant la ville est horriblement pillée. L'historien de
+Padoue ne veut pas, dit-il, conserver la mémoire des cruautés que les
+Génois commirent. Il est attesté seulement que l'on veilla religieusement
+à l'honneur des femmes.
+
+Le seigneur de Padoue n'avait pas assisté en personne à cette victoire. A
+son entrée à Chioggia, Doria le reçut avec les plus grands honneurs: et,
+au nom de la république de Gênes, il lui résigna sa conquête. Carrara
+reçut sa nouvelle seigneurie et signala sa prise de possession en
+conférant d'abord l'ordre de chevalerie à Ambroisie Doria et à quelques
+autres Génois. Immédiatement après, il se fit prêter serment de fidélité
+par ses nouveaux sujets. Habile à se les rendre favorables, il se fit
+amener tous ceux des habitants qu'on avait déjà traités en prisonniers;
+il paya de ses deniers leurs rançons aux capteurs, et les renvoya libres.
+Les étrangers soudoyés, les Vénitiens restèrent captifs; ils étaient
+nombreux: parmi eux étaient beaucoup de nobles et plusieurs hommes de
+marque.
+
+
+CHAPITRE VIII.
+Désastre de Chioggia.
+
+La consternation fut grande à Venise; une défaite sanglante, la perle
+d'une place importante, les ennemis établis dans les lagunes, maîtres de
+la mer et des accès intérieurs, c'était la république à leur discrétion.
+On ne balança pas longtemps à s'humilier devant la mauvaise fortune.
+Trois ambassadeurs du sénat se présentèrent aux alliés. Ils demandaient
+la paix, presque la miséricorde; pour toute instruction, dit-on, ils
+portaient une carte blanche; ils invitaient le vainqueur à y dicter ses
+conditions.
+
+La délibération qui suivit cette démarche mit Carrara et Doria en
+opposition déclarée. Le seigneur de Padoue voulait une paix prompte, qui
+assurât les avantages auxquels les succès obtenus donnaient droit de
+prétendre. Doria insista pour pousser les choses à l'extrême; il allégua
+les instructions de sa république. On ne put s'accorder. Carrara,
+mécontent, finit par abandonner aux Génois le soin de répondre aux
+ambassadeurs. «Point d'accord aujourd'hui,» leur dit Doria: et,
+faisant allusion aux chevaux de Corinthe que dans sa pensée il menaçait
+d'avance d'un nouveau voyage, «point d'accord que nous n'ayons bridé ces
+chevaux qui se cabrent sur votre place Saint-Marc; quand nous en
+tiendrons les rênes, ils seront domptés et dociles, et alors nous vous
+donnerons la paix.» Les ambassadeurs lui ramenaient sept prisonniers
+génois, espérant que ce procédé le disposerait favorablement: «Qu'ils
+retournent avec vous, ajouta-t-il, je ne les veux pas de vos mains;
+incessamment j'irai les délivrer moi-même.» Ainsi finit la négociation.
+Par cette réponse plus imprudente encore qu'insolente, Doria préparait sa
+propre perte, la ruine de toute sa flotte, l'affaiblissement de sa
+patrie.
+
+L'intelligence troublée à cette occasion entre Carrara et lui ne se
+rétablit jamais bien. Carrara voulait que les galères génoises
+retournassent promptement pour bloquer le port de Venise, afin d'en
+fermer l'accès à Charles Zeno toujours attendu, et la sortie aux
+armements que les Vénitiens pouvaient encore mettre à la mer pour venir à
+leur tour assiéger les vainqueurs de Chioggia. Mais les Génois ne
+voulaient pas se rembarquer sitôt; Doria reprochait à ses alliés le peu
+de part qu'ils avaient laissé à ses gens dans le butin. Il voulait que
+Carrara, qui s'était approprié les magasins de sel, de grains et d'huile,
+payât 300 mille ducats à la flotte, et obligeât ses soldats à rapporter
+leurs captures à la masse commune. Ces prétentions et ces reproches
+laissèrent beaucoup d'aigreur. Doria, sollicité de ne pas tenir sa flotte
+renfermée dans les lagunes, opposa à tout conseil l'orgueil et
+l'entêtement de son caractère. Carrara quitta Chioggia, Brondolo et
+l'embouchure de la Brenta, laissant aux Génois quelques troupes; il alla
+avec le reste de ses forces porter la guerre sur le territoire de
+Trévise, qui restait seul aux Vénitiens, bloquer cette ville qui leur
+envoyait encore quelque secours par le Silo, et leur enlever les
+positions intermédiaires de la terre ferme. Une portion des galères de
+Gênes ressortit enfin, et vint bloquer le port de Venise.
+
+Alors le peuple effrayé demanda à grands cris que Pisani sortît de prison
+et vint le défendre. Le gouvernement aristocratique s'indignait de céder
+à des injonctions populaires dont l'objet était d'ailleurs haï et envié
+par plusieurs de ces nobles. Cependant il fallut donner cette
+satisfaction à l'opinion publique. Pisani mis en liberté fut appelé au
+palais. «Il y a le temps pour la justice, il y a le temps pour la grâce,
+lui dit le doge; celui de la grâce est arrivé.» - «Mes jours
+appartiennent à la patrie, soit qu'elle fasse grâce ou justice,»
+répondit l'illustre citoyen. Les sénateurs l'embrassèrent, le peuple
+applaudit, et les gens de mer crièrent: Vive Pisani! «Enfants, leur
+dit-il, criez vive Saint-Marc, ou taisez-vous.» Le bruit courut dès le
+même jour qu'on lui avait déféré le commandement de la mer. Aussitôt on
+vient en foule se faire inscrire pour ce service. Les greffiers ne
+pouvaient y suffire. De là, on alla demander ses ordres. Il remercia les
+citoyens de leur zèle et les renvoya à la seigneurie qui leur dirait ce
+qu'ils avaient à faire. Mais quand on apprit que Pisani n'était chargé
+que de la défense de la ville, sans commandement maritime; que ce
+commandement restait à Thaddée Giustiniani, les murmures éclatèrent de
+nouveau avec violence; enfin, le sénat les apaisa en publiant qu'un
+armement de 40 galères était décrété, que le doge en personne en était
+l'amiral suprême, et que Pisani serait son premier lieutenant.
+
+Les obstacles dont les Vénitiens avaient hérissé le cours de leurs canaux
+et entouré leur ville arrêtaient les entreprises des Génois. Ceux-ci
+résolurent d'établir un camp sur l'île de Malamocco: c'est l'une des
+parties de cette rive étroite qui court en avant de Venise; sa pointe
+fait l'un des côtés du port. C'était s'établir sur la ville. Dans ces
+positions rapprochées, on escarmouchait à toute heure. Une galère génoise
+était amarrée par le flanc le long de la rive. La nuit, cinquante
+chaloupes sortirent de Venise et s'avancèrent en grand silence. Les
+chaloupes, séparées en trois divisions, se portèrent les unes à la poupe,
+les autres à la proue de la galère; le reste vint la heurter par le
+travers. Les Génois ne s'aperçurent de ces approches qu'au moment où la
+trompette donna le signal de l'alarme. Ils furent enveloppés de toute
+part. On avait choisi l'heure où la marée est basse. La galère était sur
+le fond et ne pouvait se mouvoir, elle fut prise. Ne pouvant l'emmener,
+les Vénitiens la brûlèrent. Le butin qu'ils en retirèrent, l'équipage
+prisonnier, deux bâtiments légers qui accompagnaient la galère entrèrent
+en triomphe dans la ville. Les Génois furent honteux qu'une telle
+négligence eût montré à leurs dépens ce qui ne s'était peut-être jamais
+vu, une galère capturée par des chaloupes.
+
+Cependant il y avait tout à craindre à Venise si l'ennemi restait à
+Malamocco, et si, à de si grandes forces maritimes on n'avait que des
+chaloupes à opposer. C'est alors qu'on décréta l'armement. On en demanda
+les moyens au patriotisme des citoyens, et ils répondirent à l'appel. En
+peu de semaines trente-quatre galères étaient armées et le vieux doge y
+commandait en personne. Les Génois en ayant un plus grand nombre, on ne
+se présentait pas encore à eux. On attendait toujours Charles Zeno pour
+leur opposer une force égale. Mais chaque jour les galères sortaient de
+Venise pour exercer leurs équipages à la navigation, car un grand nombre
+de ces hommes de si bonne volonté étaient étrangers à la marine.
+
+Cette flotte avait la libre sortie sur la mer, elle pouvait tourner
+Malamocco. Les Génois ne voulaient pas s'exposer à y être attaqués de
+deux côtés. Ils levèrent leur camp de cette île, détruisirent les
+fortifications qu'ils y avaient élevées et se retirèrent dans Chioggia.
+Ainsi ils persistaient dans cette imprudence que Carrara avait combattue,
+ils allaient passer l'hiver enfoncés dans un coin des lagunes. Leur
+prévoyance se borna à y amasser des vivres. Ils chargèrent de sel vingt-
+quatre de leurs galères1 et les envoyèrent au Frioul pour échanger leurs
+cargaisons contre des grains.
+
+L'éloignement de ces forces inspira à Pisani de tenter une entreprise sur
+Chioggia. Encouragé par les clameurs du public à qui le danger toujours
+imminent devenait insupportable, il fît résoudre d'agir sans plus
+attendre. On appela tout le peuple. Le doge monta sur la mer, et jura
+solennellement de ne plus rentrer dans Venise que Chioggia ne fût rendue
+à la république. Les trente-quatre galères, soixante barques, plus de
+quatre cents chaloupes armées sortirent du port pendant une nuit de
+décembre et arrivèrent à la hauteur de Chioggia sans que les Génois en
+eussent réveil. Le projet de Pisani était essentiellement de barrer la
+communication entre Chioggia et la mer, afin d'enfermer les Génois et
+leur flotte dans les lagunes. Il destinait deux grands vaisseaux à être
+coulés à fond dans le canal ou port de Chioggia. Il les y conduisit et
+marqua leur place. Avant de les échouer, on descendit sur la rive près de
+Chioggia la Petite, et on se mit en devoir d'y bâtir un fortin. Jusque-là
+les opérations n'avaient pas été troublées. Mais les Génois de Chioggia
+accoururent par le pont sur la rive, ils culbutèrent les Vénitiens, il en
+périt six cents tués ou noyés, le fortin commencé fut détruit. Le doge,
+qui de sa galère observait ce désastre, fit manoeuvrer sa flotte et donna
+ordre de fixer sur ses ancres dans l'embouchure du port l'un des
+vaisseaux qu'on y avait conduits. On commença à élever une redoute sur ce
+bâtiment. Doria se hâta de le faire attaquer de son côté; de la mer les
+galères du doge le défendirent. Les bombardes tonnèrent de part et
+d'autre. Les Génois l'emportèrent enfin: ceux qui manoeuvraient le
+vaisseau, ceux qui y plantaient des machines furent contraints de tout
+abandonner. Les Génois se saisirent du bâtiment et, dans leur transport
+sans ordre et sans réflexion, ils l'incendièrent. Il brûla à fleur d'eau,
+la coque coula à fond là où elle avait été conduite, elle ferma le
+passage. Ce que Pisani avait voulu faire, les Génois l'avaient exécuté;
+ils célébraient leur victoire, elle assurait leur défaite immanquable.
+
+Alors malgré les efforts des Génois, les Vénitiens revinrent à la rive
+devant Chioggia et se fortifièrent sur les deux îles qui forment l'entrée
+du port. De là ils protégeaient le batardeau dont ils l'avaient fermé.
+Les galères croisaient en dehors dans le même but. Ainsi resserrés dans
+Chioggia, les Génois, tranquilles d'ailleurs dans cette ville, comprirent
+que pendant l'hiver la flotte allait rester inutile et mal placée dans
+les lagunes. Ils ne pensèrent plus qu'à l'envoyer à Zara ou même à Gênes.
+Au printemps les galères seraient revenues en force pour délivrer la
+ville et pour continuer le cours des conquêtes. Il s'agissait cependant
+de sortir de Chioggia, le passage devant son port était intercepté. A
+l'occident, un canal assez large conduisait à Brondolo où la Brenta
+formait un bassin qui avait son embouchure dans la mer. Quatorze galères
+génoises s'avancèrent par cette voie. On ignorait encore que la clôture
+du port de Chioggia n'était qu'une partie du plan de Pisani, et qu'il
+n'avait pas négligé de fermer les autres issues. Quatre galères avaient
+été détachées par ses soins avec l'ordre de couler des barques au travers
+des canaux de manière à en rendre la navigation impossible vers le bassin
+ou le port de Brondolo et même dans les eaux par lesquelles on aurait pu
+tourner derrière Venise et aller gagner au loin d'autres passages à l'est
+de la ville. Les Génois se virent dans l'impossibilité de passer de vive
+force, ils reculèrent à Chioggia. Aussitôt on compléta les travaux qui
+devaient leur fermer la voie. Treize galères vénitiennes s'établirent en
+station à Brondolo pour veiller sur le batardeau qu'on avait élevé au
+travers du canal et sur les mouvements de l'ennemi. Pisani commandait
+cette division.
+
+La rive qui s'étend de Chioggia la Petite au port de Brondolo portait à
+l'extrémité qui domine ce port et en forme un côté, un couvent solidement
+bâti. Doria fit sortir des troupes de Chioggia, passa le pont, gagna la
+rive, la suivit et se rendit maître du couvent; il en lit aussitôt une
+citadelle redoutable. Elle incendiait les galères dans le bassin et
+éloignait celles qui croisaient du côté de la mer. Mais Doria ne put
+empêcher Pisani d'élever une redoute sur la pointe opposée. Ce fortin et
+le couvent ne cessèrent de tirer l'un sur l'autre. Les Vénitiens avaient
+vingt-deux grosses bombardes. Il paraît qu'une de ces pièces exigeait
+pour la charger autant de travail qu'une mine. On y passait la nuit
+entière, et, au point du jour, la batterie tirait sur le couvent. Les
+Génois répondaient avec la même furie. Il se lança de part et d'autre,
+disent les auteurs, plus de cinq cents décharges de grosses pierres.
+
+Outre le grand canal qui allait dans le bassin de la Brenta et que Pisani
+avait fermé, il en était un plus étroit qui longeait la rive et se
+rendait dans le port même de Brondolo, tout auprès de son ouverture. On
+n'eût pu croire ni qu'une galère eût place pour y naviguer, ni surtout
+qu'elle pût y être transportée à flot, car ce fossé ne communiquait pas
+avec le grand canal. Doria avait cependant conçu l'espérance de faire
+sortir sa flotte par cette voie qui l'eût conduite tout près de la mer au
+delà des barrières élevées par les Vénitiens. C'est dans cette vue qu'il
+avait voulu se rendre maître des deux pointes de l'embouchure du port de
+Brondolo. Il n'avait pu en garder qu'une, mais elle protégeait le petit
+canal, et, s'il parvenait à y établir ses galères, il n'était pas sans
+espérance de dérober leur sortie à l'ennemi en les faisant filer l'une
+après l'autre. Car ce n'était pas autrement qu'elles pouvaient se ranger
+dans ce défilé. Dix-neuf y furent transportées du grand canal à force de
+bras et de machines. Après ce travail immense et tandis que l'artillerie
+tonnait de toute part pour essayer de donner le change, la galère la plus
+voisine de l'issue essaya de la franchir. Mais elle trouva aussitôt les
+Vénitiens qui la repoussèrent. Cependant Pisani sentit le danger qui
+menaçait de faire échouer tout son plan. Une de ces longues nuits d'hiver
+(on était à la fin de décembre) suffisait pour faire échapper ceux qu'il
+regardait comme ses prisonniers. Il redoubla de vigilance autour d'eux,
+il fit la garde jour et nuit de tous côtés. Mais cette garde était si
+pénible et si rebutante dans une saison rigoureuse, que les équipages de
+ses galères refusaient le service; ils voulaient abandonner la redoute
+et la station, et demandaient en tumulte qu'on les ramenât à Venise. On
+leur promettait toujours l'arrivée imminente de Zeno qui venait les
+renforcer et relever ceux qui souffraient; mais personne ne voulait plus
+croire à ce secours attendu si longtemps. Les Génois allaient être sauvés
+au moment qui devait assurer leur perte. Pisani, désespéré d'abandonner
+sa proie, obtint, par un dernier effort de sa popularité, que ses gens
+garderaient encore leur poste deux jours sans plus, les deux derniers
+jours de décembre 1379. Le 1er janvier, Zeno parut avec quatorze galères
+chargées de vivres, de richesses, de butin de toute espèce. Il se
+montrait à peine devant Venise qu'un ordre lui fut expédié de continuer
+jusque devant Chioggia, d'où le doge l'envoya immédiatement à la station
+de Brondolo. La confiance des Vénitiens fut alors remontée. Ils avaient
+cinquante galères à opposer aux forces des Génois, trente-six furent
+consacrées aux opérations du passage de Brondolo: de ce côté étaient
+tous les efforts de l'ennemi.
+
+Les galères qui remplissaient le petit canal faisaient chaque jour
+quelque démonstration pour tenter de déboucher. Un jour une galère
+vénitienne de garde, sans attendre les renforts que ses signaux devaient
+amener, se détacha pour repousser celle qui s'était avancée et la
+combattit corps à corps. Mais, pendant la lutte, par une singulière
+manoeuvre, les Génois jetèrent des grappins sur la proue ennemie, et
+aussitôt toutes les galères génoises remontant à force leur canal se
+remorquèrent l'une l'autre, et, tirées par les matelots montés sur les
+deux bords, entraînèrent à leur suite la galère vénitienne; prise dans
+cet étroit passage, elle ne put s'en délivrer. C'était une de celles de
+la division de Zeno, richement chargée, et à qui il n'avait pas été
+permis d'aller mettre son butin en sûreté. Tout retomba aux mains des
+Génois.
+
+Au milieu de ces événements, Pierre Doria, toujours actif, toujours
+passant d'une attaque à une autre, fut frappé au couvent de Brondolo d'un
+éclat de pierre détaché d'une brèche par un coup de bombarde, et mourut
+sur le coup. Il échappa ainsi à la catastrophe qui menaçait son armée;
+si la position périlleuse des Génois était due à son entêtement, il leur
+restait la confiance en son habileté pour en sortir: sa perte dissipa
+leurs espérances.
+
+Cependant ils ne pouvaient voir leurs galères rangées contre une rive
+étroite qui seule les séparait de la mer, et où ils possédaient une
+forteresse, et s'accoutumer à l'idée qu'ils ne sauraient franchir une si
+simple barrière. Puisqu'à ses deux extrémités on leur fermait les issues,
+ils songèrent à couper l'île qui les arrêtait et à s'ouvrir un passage
+fait de leurs mains. Ils le tracèrent sans perte de temps auprès des murs
+du couvent qui leur servait de citadelle. Ce travail fut pressé avec
+toute l'activité propre à un peuple ingénieux et patient, mis en
+mouvement par le plus capital des intérêts. On y employait à l'envi les
+équipages des quarante-huit galères enfermées entre Chioggia et Brondolo.
+Un peu de temps eût suffi pour mener ce grand travail à sa fin, et alors
+en peu d'heures la flotte était sauvée.
+
+Les Vénitiens s'alarmèrent de cette hardie tentative et comprirent qu'il
+ne fallait pas laisser le loisir de l'exécuter. Ils réunirent toutes
+leurs forces de terre et de mer, résolus à déposter les Génois du couvent
+et de la rive de Brondolo. Venise avait reçu de grands renforts; elle
+soudoyait la compagnie de l'Etoile, celle qui avait fait trembler Gênes,
+et une autre compagnie plus redoutable encore sous un capitaine anglais;
+deux mille cinq cents lances et un corps d'infanterie permettaient
+d'entreprendre toute opération. Les Génois étaient au nombre de quinze
+mille, soit à Chioggia, soit à l'entour; et la rive, de Chioggia la
+Petite à la pointe de Brondolo, était le seul champ de bataille que leur
+offrît cette singulière région.
+
+Le doge et ses troupes occupaient à terre les deux extrémités de
+l'ouverture qui sert de port à Chioggia et qui se trouvaient réunies par
+la digue dont ils avaient fermé ce port. Ils y firent monter huit mille
+hommes pour aller d'abord s'emparer de Chioggia la Petite. Dans cette
+attaque une tour bien défendue fit une vive résistance. Tandis qu'on
+employait la sape pour la faire crouler sur ses gardiens, les Génois
+envoyèrent pour la secourir, d'un côté huit mille hommes sortant de la
+ville par le pont, de l'autre quinze cents hommes tirés du couvent de
+Brondolo, afin de mettre les Vénitiens entre deux feux. Mais, loin de
+s'en effrayer, les assaillants faisaient face des deux côtés, et un
+combat acharné se livrait de toute part. Les mouvements de la cavalerie à
+la solde des Vénitiens étonnèrent les Génois et firent hésiter la tête de
+leurs colonnes. L'ennemi en profita pour les charger, et porta le
+désordre dans les rangs. Ceux qui venaient de Brondolo furent d'abord
+dispersés, ils cherchèrent leur salut le long des canaux, où, en tâchant
+de les traverser, ils se noyaient sous le poids de leurs armes. La
+colonne de Chioggia, également rompue et poursuivie, se reporta sur le
+pont pour regagner la ville. Ils s'y précipitèrent avec tant
+d'impétuosité que le pont surchargé se brisa sous eux. Un très-grand
+nombre tombèrent et périrent; près de mille hommes furent coupés et
+faits prisonniers.
+
+Le désastre du pont sauva la ville en ce moment. S'il ne se fût rompu, il
+est probable que les assaillants auraient pénétré dans la cité avec les
+fuyards, et Chioggia aurait été reprise par les Vénitiens comme ils
+l'avaient perdue.
+
+Ils se préparaient à marcher vers la pointe de Brondolo, dont le chemin
+leur était ouvert. Les Génois ne les attendirent pas. Ils mirent le feu
+au couvent déjà ruiné par l'artillerie. Ils détruisirent leurs machines.
+Enfin ils incendièrent douze galères qu'ils avaient encore dans le canal.
+Après cette destruction chacun chercha à se sauver en gagnant dans
+quelque canot Padoue ou les terres voisines. Dix galères se trouvaient
+aussi auprès des moulins de Chioggia. Pisani les fit attaquer, les
+équipages les abandonnèrent, elles furent prises sans combat et conduites
+à Venise avec tout leur armement encore à bord.
+
+Chioggia eût été conquise si les Vénitiens l'eussent attaquée dans ce
+moment de trouble et de stupeur. Ils se contentèrent d'un blocus très-
+resserré. Ils fermèrent toutes les issues. Il ne passait plus un de ces
+bateaux qui par le fleuve avaient toujours entretenu quelques
+approvisionnements. Il ne pénétrait plus un seul message. Les habitants
+furent mis à la ration. Les femmes et les enfants furent renvoyés hors de
+la ville; le doge les fit recueillir avec humanité.
+
+Une seule fois Carrara, profitant d'une négligence des ennemis, força un
+passage et fit parvenir à Chioggia un convoi de vivres et surtout de
+poudre dont on manquait. Ce secours, qui ne put se renouveler, grâce à la
+vigilance de Zeno, donna un répit de plusieurs mois aux assiégés, sans
+rien changer à leur position.
+
+Quand ces dernières provisions commencèrent à s'épuiser, on ne put se
+dissimuler l'issue nécessaire d'une situation désespérée. Une première
+négociation s'entama, mais elle fut inutile. La fatale réponse de Doria,
+quand c'était aux Vénitiens de demander grâce, fut durement reprochée aux
+Génois. On leur déclara que pas un d'eux ne sortirait de Chioggia que ce
+ne fût pour entrer dans les prisons de Venise. Cette sentence ranima les
+courages; on supporta les privations; on attendit la délivrance de
+quelque heureux hasard; et six mois encore se passèrent ainsi.
+
+Le gouvernement de Gênes, sur la nouvelle de la mort de Pierre Doria,
+avait d'abord nommé pour lui succéder Gaspard Spinola de Saint-Luc. Il
+partit par terre, il parvint à Padoue, mais il ne put pénétrer jusqu'à
+Chioggia.
+
+Une flotte de treize galères fut expédiée avec l'espérance qu'elle
+porterait un secours efficace. Mathieu Maruffo, plébéien considérable, la
+commandait. En passant vers la Sicile il avait trouvé Thaddée Giustiniani
+envoyé à Manfredonia avec six galères qui devaient faire charger et
+escorter douze cargaisons de grains. Maruffo attaqua le convoi et
+l'escorte. Giustiniani, ne pouvant résister, brûla ses vaisseaux et ses
+galères, et tomba lui-même avec deux cents prisonniers aux mains des
+Génois. Le reste de son monde s'était sauvé à terre. Une autre division
+de cinq galères partit de Gênes à la suite de celle de Maruffo; toutes
+ces forces parurent devant Chioggia au mois de juin.
+
+Leur vue excitait des transports de joie chez ceux de la ville, ils
+montaient sur le toit des maisons, ils agitaient des drapeaux; ils
+saluaient leurs compatriotes, et leur demandaient de prompts secours. Une
+fatale barrière les séparait; elle rendait inutiles ces forces
+déployées, et encore plus déplorable la catastrophe qu'elles ne pouvaient
+empêcher. Les Vénitiens ne quittaient pas leurs postes. Ils ne
+s'avançaient point hors des embouchures dont ils étaient maîtres. Les
+provocations, les outrages des équipages de Maruffo ne purent les attirer
+en pleine mer. Des flottilles de bateaux venaient escarmoucher avec les
+Génois; les galères ne se commettaient point.
+
+La garnison fit un dernier effort pour regagner Chioggia la Petite; si
+elle avait pu se rétablir sur la rive, elle aurait en quelque sorte donné
+la main à Maruffo, et quelque voie de salut eût pu s'ouvrir. Cette
+tentative fut inutile. De cette époque on vit les assiégés disposés à
+entrer en pourparler avec quiconque s'approchait de leurs murailles. Ils
+avaient cessé de tirer sur tout ce qui paraissait à portée. Ils avaient
+déjà repris leur finesse à la place de leur hauteur: pour conjurer s'il
+se pouvait quelques-unes des conséquences de leur mauvais sort, ils
+s'efforçaient d'opposer à la haine des Vénitiens qui les voulaient
+captifs dans Venise, l'avidité de ces compagnies de mercenaires pour qui
+la guerre n'était qu'un commerce de butin et de rançons. Ils les
+flattaient de se rendre à eux et ils traitaient d'avance de leur rachat.
+Cette politique pensa les bien servir.
+
+Leurs députés en venant proposer de capituler s'adressèrent non-seulement
+à Zeno, mais officiellement aux capitaines des auxiliaires. Le sénat,
+mécontent de la part que ceux-ci se disposaient à prendre au traité,
+envoya des commissaires à l'armée pour s'emparer de la négociation et
+pour déclarer avant tout à leurs soldats qu'aucun prisonnier génois ne
+leur serait laissé, qu'aucun ne serait mis à rançon, parce que tous
+devaient entrer et rester dans les prisons de la république. Cette
+déclaration pensa causer un soulèvement; une extrême dextérité fut
+nécessaire pour négocier avec les compagnies avant d'entendre à un traité
+avec les assiégés. Enfin, avec assez de peine, on parvint à un accord sur
+le partage des fruits de la victoire, et il fut solennellement convenu
+que le gouvernement parlementerait seul avec les Génois pour leur
+reddition.
+
+Après cet incident une nouvelle députation vint auprès de Zeno implorer
+dans les termes les plus humbles une capitulation. Le général leur
+confirma que, pour toute grâce, ils iraient à Venise prisonniers et que
+rien ne les sauverait de cette humiliation.
+
+Dès que cette triste réponse fut rapportée à la ville, des signaux de
+détresse amenèrent à la vue Maruffo et sa flotte; il s'approcha de cette
+même barrière qu'il ne pouvait briser, que ses compatriotes ne pouvaient
+franchir, qui paralysait des deux côtés tant de forces et tant de valeur,
+qui rendait enfin une flotte redoutable témoin de la défaite et de la
+captivité d'une telle armée. Les assiégés en présence de la flotte
+élevèrent une grande voile, et la laissèrent tomber pour ne plus la
+relever. Maruffo reconnut le signal et l'emblème; il n'avait rien à y
+répondre, il regagna tristement une station voisine. La garnison accepta
+son sort et la reddition s'ensuivit.
+
+Alors s'exécuta la convention faite entre Venise et ses compagnies
+auxiliaires. Tout se passa sans tumulte et en bon ordre. On procéda pour
+première opération au choix des prisonniers. Les Génois et les Padouans,
+les hommes natifs des terres dont la seigneurie de Venise se prétendait
+maîtresse, et en outre tous les hommes de mer appartenaient aux Vénitiens
+sans aucune exception. Les auxiliaires avaient à disposer de tous les
+soldats étrangers à la solde des Génois. Quant aux prisonniers des
+Vénitiens, on leur enleva tout ce qu'ils avaient; avant d'être embarqués
+ils essuyèrent trois inspections différentes afin que rien n'échappât. À
+peine quelques hommes de marque furent ménagés. On recherchait ce que les
+autres pouvaient avoir de caché sur leur personne avec un soin minutieux;
+il y en eut qu'on dépouilla de leurs vêtements. Cependant le doge,
+Pisani, Zeno, quelques autres nobles s'étaient prêtés secrètement à
+faciliter aux principaux Génois les moyens de déposer sur les galères
+vénitiennes leur argent et tours effets les plus précieux, afin que dans
+leur prison ils ne fussent pas sans ressource.
+
+Après l'évacuation des prisonniers, les compagnies entrèrent seules dans
+la ville et procédèrent méthodiquement et dans le meilleur ordre au
+pillage universel. Venise eut pour butin l'artillerie des Génois, leurs
+magasins, leurs bâtiments de toute espèce, vingt et une galères et plus
+de quatre mille prisonniers. C'était le résultat d'une expédition qui
+avait promis à Gênes l'entier abaissement de sa rivale. Cette malheureuse
+campagne, à compter de l'arrivée de Pierre Doria sur la flotte, avait
+duré depuis le commencement du mois d'août 1379 jusque vers la fin du
+mois de juin 1380.
+
+Maruffo alla signaler sa colère et la vengeance de Gênes sur Trieste, sur
+Capo-d'Istria, sur Pola qu'il prit et ravagea et qu'il donna au
+patriarche du Frioul. Tous les lieux où sa flotte put pénétrer furent
+abandonnés au pillage. Il fit prisonniers tous ceux qui tombèrent en ses
+mains. Mais Pisani rendait vains la plupart de ses efforts, en reprenant
+les places que les Génois avaient occupées. Cette guerre se prolongea
+plusieurs mois. Gênes envoyait sans cesse des renforts dans l'Adriatique
+comme si elle avait pu espérer y ressaisir l'occasion perdue. On levait
+taxe sur taxe. Tous les citoyens avaient été requis pour servir sur les
+galères, on les avait divisés en trois tiers qu'on appelait
+alternativement. Il n'y avait point d'exception: ainsi, qui ne pouvait
+marcher en personne était tenu de fournir un remplaçant. Bientôt la
+compagnie de l'Étoile reparut sur le territoire, envoyée de nouveau par
+Visconti; elle surprit et occupa Novi. Ces revers et ces inquiétudes
+favorisaient les mécontents.
+
+Cependant la paix se traitait depuis longtemps. Le pape la recommandait
+et expédiait de tout côté des légats pour la prêcher et surtout pour en
+être les arbitres. Le roi de Hongrie la voulait. Pour les deux
+républiques, elles en avaient un besoin pressant. La négociation n'en fut
+pas moins lente et pénible. Le comte de Savoie eut enfin la gloire de
+faire signer dans Turin cette paix si attendue. Le traité entre les deux
+républiques offrit des difficultés particulières. Il fallait prendre un
+parti sur cette île de Ténédos qui avait fait commencer la querelle et
+sur laquelle ni les uns ni les autres ne voulaient abandonner leurs
+droits. On convint que le comte de Savoie la prendrait en dépôt et la
+garderait deux ans aux frais des parties: passé ce terme il en
+détruirait les fortifications, et, en cet état, elle serait abandonnée
+par tous. En exécutant cette clause, le comte éprouva de la résistance de
+la part du gouverneur vénitien; il refusait de rendre l'île et
+méconnaissait l'ordre de ses maîtres. On ne sut s'ils étaient sincèrement
+courroucés ou même innocents de sa résistance. Enfin il céda; au bout
+des deux ans, un syndic de la commune de Gênes alla assister à la
+destruction des forts.
+
+On pourvut aussi à un autre sujet de contention. À la paix précédente
+Gênes triomphante avait obligé les Vénitiens à renoncer pour trois ans au
+commerce de Tana à l'orient de la mer Noire. Cette fois il fut stipulé
+que cette navigation serait interdite pendant deux ans aux sujets des
+deux républiques. Elles possédaient chacune une forteresse dans ce pays.
+On allégua la crainte que les navires qui s'en approcheraient n'y fussent
+insultés avant que la paix fût bien connue dans ces établissements
+réputés si lointains. La raison n'était ni bonne ni sincère. Mais ces
+régions étaient aux mains de princes tartares. Chacun intriguait auprès
+d'eux et craignait la rivalité. Ne pouvant s'accorder sur ces relations,
+ou les sacrifiait pour un temps. On prétendit qu'en ce point les Génois
+avaient été les plus habiles. Leur colonie de Caffa avait les moyens de
+conserver son trafic de Tana: elle ne pouvait manquer d'attirer sur son
+marché les denrées qu'on allait chercher ci-devant aux bouches du Tanaïs.
+Par là les Génois s'en assuraient le monopole, parce qu'en vertu d'un
+usage dont Venise avait donné l'exemple dans ses colonies, eux seuls
+avaient le privilège d'acheter à Caffa; et, pour avoir part au commerce
+des produits qui y étaient apportés, il fallait les racheter de leurs
+mains.
+
+Les prisonniers, suivant le traité, se rendaient sans rançon de part et
+d'autre, car ceux du combat de Pola étaient encore à Gênes2. Quand les
+malheureux Génois sortirent du lieu où ils avaient été reclus, les dames
+vénitiennes signalèrent leur humanité; elles firent une grande quête
+pour les pourvoir d'habits, de secours de toute espèce qu'elles leur
+départirent elles-mêmes avec le zèle le plus louable. Ils avaient
+beaucoup souffert pendant quelque temps. Il n'avait plus été permis de
+leur vendre des aliments que ceux à qui il restait quelque ressource
+ajoutaient à leur misérable ration. Ces rigueurs s'adoucirent ensuite,
+mais sur environ cinq mille hommes, mille cinq cents périrent de misère.
+On calcula qu'il manquait à Gênes huit mille habitants à l'issue de la
+guerre.
+
+L'histoire génoise s'était transportée dans les lagunes de Venise. Ici
+finit ce grand épisode. Nous voulons dire pour l'achever qu'un an après
+Trévise fut un nouveau sujet de guerre entre Carrara et les Vénitiens;
+mais les Génois n'y prirent point de part. Ajoutons qu'avant la paix
+l'illustre amiral Victor Pisani était mort en Sicile sur la flotte qu'il
+conduisait contre les galères de Gênes. Charles Zeno fut son digne
+successeur, il hérita de la faveur populaire et de la jalousie des autres
+nobles. Après avoir continué de servir glorieusement sa patrie, il se
+vit, sur ses vieux jours, dépouillé de ses emplois, et condamné à la
+prison sous un odieux prétexte.
+
+
+LIVRE SIXIÈME.
+ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE
+FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. -GEORGE ADORNO DEVENU DOGE.
+1382 - 1413.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois.
+
+(1382) Le gouvernement de Guarco ne réparait pas les maux de la guerre et
+ne laissait pas jouir des avantages de la paix. Élu presque par hasard et
+pour empêcher le pouvoir souverain d'être ravi de force par Antoniotto
+Adorno, il sentait que son crédit n'avait pas de profondes racines. Il
+vivait dans la défiance et, suivant l'usage des gouvernants qui ont moins
+de force d'âme que de puissance, il recourait à l'arme pesante du
+despotisme et la maniait maladroitement. Le public était accablé de
+taxes; et le doge n'employait les deniers publics qu'à soudoyer des
+soldats pour garder sa personne. Par là il s'attira l'opposition de la
+magistrature des huit, cette commission indépendante du conseil, et à
+laquelle de tout temps étaient délégués le maniement des deniers et le
+contrôle des dépenses. L'humeur que le doge ressentit de cet incident le
+jeta dans une démarche d'une inconvenance d'autant plus étrange qu'il lui
+restait moins de popularité.
+
+(1383) Dans un des conseils qui se tenaient en présence du peuple, le
+doge éleva la voie et dénonça au public les Huit qui s'attachaient à
+contrarier ses vues. Il déclama contre ses adversaires, il entra dans une
+longue justification1. Il n'ignorait pas qu'il était calomnié, qu'on le
+disait lié par un traité aux volontés de certains nobles et vendu aux
+guelfes: rien n'était plus faux, il était né plébéien et bon gibelin;
+il l'était toujours. Cette défense inopportune contre des reproches au-
+devant desquels il semblait courir, cet appel au peuple, cet appel
+surtout à des factions qu'il convenait si peu au magistral suprême de
+réveiller, tout excita l'étonnement et le mépris. Il ne lui manquait pas
+d'ennemis habiles à en profiter. Guarco se sentait pressé entre
+Antoniotto Adorno, porté par les gibelins, et par Fregose que soutenaient
+les guelfes, et il ne comptait pas assez un troisième rival plus
+dangereux encore. Léonard Montaldo était alors le chef et le moteur caché
+de tous les mouvements du peuple. Plusieurs fois désigné pour monter au
+rang suprême, autant de fois éconduit, il n'avait jamais perdu de vue ce
+grand objet d'ambition, et, attendant les occasions favorables, il se
+contentait du rôle apparent de conseil et de modérateur du peuple.
+
+Un droit sur la boucherie avait été décrété; les bouchers mécontents
+eurent à s'assembler pendant la semaine sainte pour convenir du taux
+auquel, à raison de ce droit, il faudrait élever le prix de leur denrée
+au moment où la vente et la consommation allaient recommencer. Ils se
+réunirent le soir après les offices du jeudi saint dans le couvent de
+Saint-Bénigne, et le résultat de leur délibération violente fut qu'il
+fallait exiger la suppression d'un impôt inique; que pour cet effet il
+était temps de se faire justice par soi-même. Pour première mesure ils
+commencèrent sur-le-champ à sonner le tocsin du clocher de Saint-Bénigne,
+entreprise qui parut d'autant plus effrayante que c'était dans les jours
+où, comme on sait, l'Église interdit le son de toutes les cloches. La
+ville s'en alarma; la vallée de la Polcevera, qui entendit cet appel
+aussi bien que la cité, sut bientôt qu'il s'agissait de se débarrasser
+des odieuses gabelles. Ses habitants vinrent en foule se réunir aux
+bouchers. Toute cette populace se répandit le vendredi dans la ville. Les
+offices sacrés furent interrompus, les fidèles furent dispersés. Parmi
+les cris qui demandaient la suppression des impôts, il s'en élevait qui
+réclamaient le changement du gouvernement. Enfin plus de deux mille
+hommes s'assemblèrent dans l'église de Saint-Dominique. Les citoyens
+influents s'y présentèrent et Montaldo s'y trouva parmi eux. Quelque
+ordre succédant au tumulte, on dépêcha au doge quatre députés, et
+Montaldo à la tête.
+
+Le palais était presque désert. Les frères de Guarco n'avaient pu y
+assembler qu'une poignée de défenseurs derrière les grilles, qu'on avait
+fermées; déjà le chef des gardes du doge, son juge, l'un des régisseurs
+des gabelles, rencontrés au dehors par la foule soulevée, avaient été
+massacrés. Déjà aux imprécations du peuple contre les impôts on avait
+répondu du palais qu'ils seraient abolis. On avait jeté sur la place un
+registre pris au hasard qui passa pour le livre des nouveaux règlements
+fiscaux et que les assistants déchirèrent: ainsi le doge était préparé
+aux concessions quand Montaldo lui notifia les volontés de l'assemblée de
+Saint-Dominique. Tous les nobles furent d'abord exclus de son conseil;
+on appela cent citoyens, et ceux-ci, réunis en assemblée extraordinaire,
+sans déposer Guarco, mirent tous les pouvoirs de la république entre les
+mains d'une sorte de dictature temporaire de huit membres. Montaldo en
+fut encore le premier nommé. On était convenu de composer cet office de
+la provision, comme il fut appelé, de quatre marchands et de quatre
+artisans, parmi lesquels les bouchers ne furent pas oubliés. C'est comme
+artisan que Léonard Montaldo, jurisconsulte et d'une des plus notables
+familles populaires, voulut être désigné. Le notariat comptait alors
+parmi les métiers, et quoiqu'il n'en exerçât pas la profession, il se fit
+agréger au collège des notaires2. Tous les nobles qui tenaient des
+emplois ou des commandements sur le territoire furent à l'instant
+remplacés par des plébéiens.
+
+Cependant l'agitation n'était pas apaisée. Le gouvernement et l'office de
+la provision ordonnaient en vain aux habitants de poser les armes, et aux
+gens de la campagne de se retirer dans leurs foyers: personne
+n'obéissait, on entendait crier: Vive le peuple, et quelques voix
+demander un nouveau doge; un parti nombreux dans les classes inférieures
+appelait Adorno à haute voix. Le doge, toujours plus embarrassé, s'avisa
+de convoquer le peuple sur la place publique au son de la cloche; il se
+montra sur la porte de son palais, et un greffier de la république vint
+demander aux assistants de déclarer s'ils voulaient que Guarco fût encore
+leur doge et de le faire connaître en levant la main. Les mains se
+levèrent, et Guarco triompha dans cette épreuve insignifiante.
+
+Antoniotto Adorno était passé à Savone, pour attendre prudemment le
+moment favorable de se montrer. A Gênes ses partisans répandaient le
+bruit de sa mort. Il était noyé, disaient les uns; on lui avait tranché
+la tête, suivant les autres. Ces rumeurs agitaient le peuple; huit cents
+hommes armés vinrent au palais pour se faire rendre compte de ce qu'on
+avait fait de lui. Le doge assurait qu'il était à Savone: on refusait
+d'y entendre. Ce fut encore Montaldo qui fut seul écouté. Il se donnait
+pour ami d'Adorno; il se portait garant de sa vie et de son retour pour
+le lendemain. Le peuple s'apaisa sur sa foi.
+
+Antoniotto Adorno arrivé, une grande assemblée populaire spontanément
+réunie se tenait à Saint-Cyr; Pierre Fregose s'y était rendu. Léonard
+Montaldo s'y joint, et là tous ensemble ils partent pour aller assiéger
+Guarco. Le petit peuple criait en marchant: Vive le doge Adorno; le
+reste ne grossissait ni ne contredisait cette clameur. On semblait ne
+penser encore qu'à débarrasser la république d'un mauvais magistrat sans
+s'occuper du successeur qu'il pourrait avoir. Les portes du palais furent
+bientôt forcées, et le doge fugitif se réfugia à Final.
+
+Dans cette nuit le palais présentait un singulier spectacle. Tout le
+monde y veillait en armes. Antoniotto Adorno, assis dans l'appartement
+ducal, recevait les hommages du bas peuple qui le proclamait doge
+Montaldo et dix notables, assemblés dans un autre appartement, n'en
+délibéraient pas moins sur l'élection à faire, feignant d'ignorer cette
+installation prématurée. Ils firent avertir Adorno, comme leur collègue,
+de venir prendre part à leur délibération. Il ne vint point, et l'on
+passa outre. Frédéric de Pagano fut nommé doge; mais, menacé par les
+partisans d'Antoniotto, ce candidat refusa d'accepter et prit la fuite.
+Pendant le reste de la nuit, Montaldo reçut message sur message de la
+part d'Adorno pour le supplier d'adhérer à la nomination que le peuple
+avait faite. Léonard s'en excusa, et le lendemain il appela dans l'église
+de Saint-Cyr tous les notables populaires. L'assemblée fut nombreuse et
+imposante; elle nomma d'abord Montaldo pour son président. Celui-ci,
+appelant par leur nom environ, quarante des plus considérables, leur
+demanda à l'un après l'autre quel doge ils voulaient élever. Tous lui
+répondaient: Vous-même. Montaldo avertit alors que si l'on exige qu'il
+soit doge, il ne peut s'engager à l'être pendant plus de six mois.
+Cependant Adorno au palais se croyait sûr de sa place, plus de six cents
+hommes armés étaient autour de lui, quand Montaldo le fit inviter comme
+un simple citoyen notable à venir prendre sa place dans l'assemblée de
+Saint-Cyr. Les assistants entendirent ce message avec indignation, ils
+avaient un doge et ils n'en souffriraient pas d'autre. Mais des amis plus
+prudents rapportèrent mieux ce qui se passait. Hormis ceux qui
+entouraient Adorno, tous les citoyens puissants, la bourgeoisie entière,
+appuyaient Montaldo et marchaient avec lui. Pour la seconde fois
+Antoniotto, bien instruit, remit ses prétentions à un autre temps, et
+quitta le palais. Léonard Montaldo y fut conduit en triomphe et installé
+doge sans opposition. Pierre Fregose lui-même honorait son cortège;
+bientôt Adorno se présenta pour rendre hommage comme les autres. Cette
+entrevue se passa sous les yeux du public avec les formes les plus
+recherchées de l'urbanité et d'un égard réciproque. On fit asseoir Adorno
+près du doge et à la tête du conseil. Montaldo, paisible possesseur du
+pouvoir, renvoya les gens armés, et dès le jour même il fit rentrer le
+palais et la ville dans leur état de paix. Ainsi parvint à ses fins cet
+ambitieux habile et souple, qui avait caressé et peut-être déchaîné la
+multitude, et qui, lorsqu'elle s'était prononcée pour un autre favori,
+avait su disposer contre elle des suffrages et des forces de la portion
+la plus saine des citoyens. Le lendemain de son élévation toutes les
+familles nobles allèrent lui rendre leurs hommages.
+
+Son conseil fut de quinze anciens, tous populaires. Il proclama une
+amnistie générale: elle comprenait une pleine indemnité pour tous les
+actes du gouvernement de Guarco, excepté en ce qui touchait les intérêts
+particuliers; ceux qui croyaient avoir éprouvé des dommages pouvaient
+les débattre devant la justice. La proclamation assurait à la famille de
+Guarco et à lui-même la liberté de revenir et de rester à Gênes en
+sûreté, pourvu que l'intention en fût déclarée dans un délai de quinze
+jours. Les frères de l'ancien doge en profitèrent sans inconvénient; de
+sa personne il resta à Final. On sut bon gré à Montaldo de cette
+modération; la sentence d'exil contre la maison Fregose avait fait tort
+à son prédécesseur; car on laissait bien les ambitieux faire leurs
+révolutions, mais on les avait vues si fréquentes qu'on les tenait pour
+passagères, et l'on ne voulait pas que chacune amenât des injustices
+durables et perpétuât les exils et les vengeances.
+
+Il restait à contenter le peuple sur l'affaire des impôts qui l'avaient
+soulevé. Un seul fut aboli. Les taxes sur la viande et sur le vin furent
+réduites, mais elles subsistèrent.
+
+Un événement notable marqua cette époque: Jacques de Lusignan, l'oncle
+du roi de Chypre, était resté prisonnier dans Gênes depuis huit ans. Son
+neveu mourut, et la couronne lui fut dévolue. La république eut bientôt
+traité avec son captif. On convint de le renvoyer en Chypre; il donna
+Famagouste aux Génois, il reconnut les dettes qu'il avait contractées
+envers plusieurs d'entre eux, et il assigna des annuités pour leur
+extinction. Ce traité, conclu dans les derniers jours de l'administration
+de Guarco, fut ratifié par Montaldo. Le nouveau roi et la reine son
+épouse furent traités au palais avec une magnificence royale. Dix galères
+armées par la république transportèrent Lusignan et sa famille dans son
+royaume.
+
+(1384) Les six mois pour lesquels Montaldo avait accepté sa place
+s'écoulèrent sans embarras. A leur expiration on attendait avec curiosité
+de voir ce qu'il ferait. On ne vit rien. Il ne parut pas même se souvenir
+de la réserve qu'il avait imposée à son acceptation. Il continua de
+gouverner en paix la république et elle prospérait entre ses mains. Mais
+bientôt une fièvre épidémique ravagea la ville, elle reparut à plusieurs
+intervalles; pendant quelque temps elle emportait neuf cents individus
+par semaine. Le doge en fut atteint à son tour; elle le mit au tombeau,
+après quinze mois de règne. Cette fois Antoniotto Adorno fut élu doge
+sans difficulté et à l'instant même. Il maintint le gouvernement tel que
+Montaldo l'avait heureusement composé, il en changea cependant une
+maxime, car il se fit livrer par le marquis Caretto l'ancien doge Guarco
+qui était resté à Final, et il le fit enfermer à Lerici dans une étroite
+prison.
+
+
+CHAPITRE II.
+Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
+
+Adorno, que nous venons de voir arriver à la suprême magistrature, fut un
+des plus obstinés ambitieux que notre histoire ait à signaler: et
+cependant cet homme si entêté du pouvoir, si hardi pour le rechercher,
+mêlait à son audace une incertitude, une hésitation singulière qui lui
+faisait perdre ce qu'il avait tant brigué. Nous l'avons vu deux fois se
+mettre en évidence, éconduit, tantôt par Guarco, tantôt par Montaldo,
+jamais rebuté, et s'insinuant pour ainsi dire à la suite de ce dernier;
+nous allons le voir, trois fois chassé de ce siège glissant, y remontant
+chaque fois, ne le perdant jamais de vue pendant douze années, le
+disputant comme un patrimoine, et faisant tellement du gouvernement de sa
+patrie une propriété dont on a droit d'user et d'abuser, que, menacé de
+la reperdre encore, il ne craignit pas de la livrer à un roi étranger. On
+ne peut lui refuser la justice d'avoir été dans son administration,
+vigilant, habile, et tempérant dans sa vie privée. Il mit aussi un grand
+zèle à relever le nom de Gênes au dehors.
+
+Au commencement de son gouvernement il saisit une occasion qu'il crut
+propre à l'illustrer et à lui donner une haute influence. Il accorda
+assistance et hospitalité à Urbain VI, ce pape dont la violence avait
+fait le grand schisme en obligeant ceux qui venaient de l'élever à le
+renier, et à lui nommer un successeur. Habile à se faire partout des
+ennemis, il se faisait assiéger dans Nocera par Charles de Duras qui
+avait adhéré à lui et qu'il avait couronné roi de Naples. Adorno fit
+armer dix galères sous la conduite de Clément Fazio, gibelin populaire,
+son plus intime confident. Le secret de l'expédition fut gardé; le pape
+fut retiré de Nocera à l'improviste, embarqué et conduit en triomphe à
+Gênes. Là, toutes les espérances que le doge avait fondées sur ce service
+furent bientôt démenties, grâce aux procédés hautains de ce nouvel hôte.
+Il commença par effrayer la ville de sa cruauté. On sait que lorsque les
+cardinaux qui avaient eu le malheur de faire de lui un pape furent
+obligés de l'abandonner, Urbain s'était créé un nouveau sacré collège.
+Mais bientôt ses propres créatures lui devinrent fâcheuses, puis
+suspectes. Il accusa six de ses cardinaux d'avoir tramé contre lui un
+assassinat. Il les envoya de la torture dans un cachot, et quand il
+sortit de Nocera, l'impitoyable pontife se garda bien d'abandonner ses
+victimes. Il les fît traîner chargées de chaînes sur les galères
+génoises; en arrivant à Gênes son premier soin fut d'avoir auprès de lui
+une prison pour eux. Peu après il acheva ses vengeances; cinq furent mis
+à mort1; le sixième, réclamé par le roi d'Angleterre, fut seul arraché à
+sa tyrannie.
+
+(1339) Adorno tenant le pape entre ses mains n'avait pas douté de devenir
+l'arbitre de la paix de l'Église. Il s'attribuait d'avance le mérite de
+supprimer le schisme; il avait écrit au roi de France et aux autres
+souverains qui reconnaissaient Clément. Mais les réponses lui montrèrent
+que ses démarches avaient attiré peu de confiance; en même temps il
+apprenait combien Urbain était peu maniable. Le pape s'était établi en
+arrivant chez les hospitaliers de Saint-Jean, dont l'hospice n'était pas
+encore embrassé par l'enceinte de la ville. Il refusa obstinément,
+pendant tout son séjour, de mettre le pied au dehors. Rien ne put obtenir
+de lui la déférence de visiter la cité. Adorno, enfin, avait fait le
+calcul vulgaire du bénéfice qu'apporteraient à Gênes l'affluence des
+fidèles et ce concours qui amène les étrangers auprès de la cour
+pontificale. Cette spéculation se réalisa aussi peu que les autres.
+L'armement avait coûté soixante mille écus d'or, et Gênes était en grand
+péril de les perdre. On les réclamait auprès du pape. Il voulut bien
+cependant en donner une compensation ou un gage, bien entendu aux dépens
+d'autrui. Il enleva à l'évêché d'Albenga certaines terres, et les assigna
+en payement à la république. Il exerça aussi un autre genre de
+libéralité. Il accorda à ceux qui visiteraient la basilique de Saint-
+Laurent, le jour de la fête de saint Jean, une indulgence plénière et
+pour tous méfaits, avec les mêmes privilèges attachés pour les Vénitiens
+à la visite de l'église de Saint-Marc au grand jour de l'Ascension. Le
+bienfait et cette comparaison avec Venise paraissaient d'importance et
+satisfaisaient les Génois; mais le pape et le doge s'aliénaient chaque
+jour davantage. Urbain voulut quitter Gênes; le doge s'estima heureux
+d'être débarrassé d'un hôte si difficile. On s'empressa d'armer deux
+galères; le pontife partit et alla tenir sa cour à Lucques.
+
+(1389) Adorno s'appliqua ensuite à réprimer les excursions des pirates de
+la Barbarie qui infestaient la mer et troublaient la navigation et le
+commerce; et comme toutes les nations maritimes de l'Italie se
+plaignaient des déprédations de ces corsaires, il se flatta de les faire
+concourir toutes à son entreprise. Il fit plus; il expédia des lettres et
+des ambassadeurs jusqu'en Angleterre, mais surtout en France où il
+cultivait d'étroites relations, pour engager les chevaliers dans une
+sorte de croisade dont le centre et la direction auraient été à Gênes.
+
+(1388) Une première expédition partit pour l'Afrique. Raphaël Adorno,
+frère du doge, la commanda. Gênes y avait fourni douze galères, trois
+autres avaient été armées aux frais de Mainfroy de Clermont, amiral de
+Sicile; son roi et la ville de Pise en fournirent quelques autres. Le
+fruit de cette première campagne fut la conquête de l'île de Gerbi, dans
+le royaume de Tunis, à l'extrémité méridionale de la petite Syrte. L'île
+fut cédée à Mainfroy par accord entre les vainqueurs, et pour la part des
+Génois il leur paya trente-six mille florins d'or. Ils revinrent
+satisfaits du profit, et l'on pensa à de plus grandes choses pour l'année
+suivante.
+Les ambassadeurs envoyés à Paris2 sollicitaient un des princes de la
+maison royale à venir se mettre à la tête des opérations militaires;
+l'exemple des premiers succès racontés par les Génois, la tradition des
+croisades encore vivante, le désir de combattre les infidèles, tout
+excitait le zèle des guerriers; et une trêve renouvelée pour plusieurs
+années entre l'Angleterre et la France leur laissait la liberté de porter
+leurs armes de cet autre côté. Le duc d'Orléans, frère du roi Charles VI,
+s'obstinait à partir, et l'on eut peine à retenir son jeune courage. Le
+duc de Bourbon, oncle du roi, fut reconnu chef de ces brillants
+volontaires. Le sire de Coucy, le comte d'Eu, le dauphin d'Auvergne
+s'inscrivirent les premiers. Les étrangers vinrent se réunir à la troupe;
+une foule de princes et de seigneurs se rendirent à Gênes, lieu de
+l'embarquement. Le roi de France fut obligé de limiter les permissions de
+départ pour que sa cour et son armée ne fussent pas dégarnies. On ne
+laissa marcher que des chevaliers et des écuyers, les Génois se chargeant
+de fournir à chacun les suivants dont la réunion complétait ce qu'on
+appelait alors une lance. Ils avaient huit mille hommes pour ce service
+et douze mille arbalétriers (1389). Ils faisaient leur affaire du
+transport des volontaires et des forces maritimes. Quarante galères et
+une vingtaine de grands vaisseaux composaient la flotte. Elle était
+commandée par Jean Centurione, de l'ancienne famille des Oltramarini.
+Froissart, trompé par le nom, parle du centurion des archers génois, qui,
+prêt à débarquer en Afrique, invita les Français à prendre soin de la
+conduite des opérations à terre, genre de guerre qu'ils entendaient mieux
+que ses compatriotes.
+
+Le débarquement eut lieu avec peu de difficulté. On le fit sur la côte
+qui va de la Syrte au cap Bon et qui regarde le levant; ce fut sous les
+murs d'une ville de Madhia qu'on appelait en ce temps Afrique. Elle était
+forte, bien défendue, et à l'abri d'un coup de main. Pour l'emporter il
+eût fallu un long siège dont les soins ne convenaient pas à l'impatiente
+bravoure de tant de volontaires. Ils commencèrent par se répandre dans la
+campagne cherchant des ennemis qui voulussent rompre des lances, défiant,
+escarmouchant de toutes parts. Mais bientôt les Sarrasins se renfermèrent
+dans leurs murs et laissèrent cette valeur s'exhaler en bravades. Ils
+conçurent que le climat, le soleil du mois d'août et bientôt la disette
+consumeraient ou décourageraient ces nouveaux venus, et les détruiraient
+sans combat. En attendant ils les amusaient de messages et de
+pourparlers. Ils faisaient demander aux Français le motif de leur
+agression; car si les Génois avaient des intérêts maritimes à démêler
+avec les barbaresques, les gens de Paris n'en avaient point. Nos braves
+chevaliers répondaient qu'ils venaient combattre pour l'honneur de la foi
+et du baptême, et pour venger sur les païens le tort fait à Notre-
+Seigneur Jésus-Christ, injustement condamné à mort par leurs ancêtres.
+Les mahométans répondaient qu'on se méprenait et que leurs ancêtres
+n'étaient pas les juifs. Un été brûlant se passait ainsi. Enfin les
+chevaliers donnèrent dans un piége funeste. L'un d'eux, rencontré par un
+guerrier more, lui proposa un combat singulier de dix contre dix; le
+défi fut accepté et le jour pris. Le chevalier rentra au camp et chercha
+neuf compagnons d'armes; tous voulaient être choisis. Coucy avertit de se
+défier d'un engagement légèrement contracté sans précautions ni
+garanties. On n'en crut pas sa prudence: les champions allèrent au
+rendez-vous suivis pour témoins et pour spectateurs par la fleur de cette
+chevalerie. Ils ne trouvent personne au lieu indiqué sous les murs de la
+ville. Ils vont aux portes sommer leurs adversaires et les piquer
+d'honneur par leurs reproches; persuadés qu'ils ont imprimé à tous leurs
+ennemis une salutaire terreur, ils forcent une barrière mal défendue, ils
+se précipitent en avant, jusqu'à ce qu'engagés dans une seconde enceinte,
+ils se voient enveloppés et écrasés par le nombre. Plus de soixante
+périrent. Cette fatale journée mit le comble au découragement et au
+dégoût. Centurione se plaignait qu'une expédition si coûteuse se passât
+en escarmouches dont le succès même n'eût pu apporter aucun résultat.
+Chacun accusait l'impéritie du duc de Bourbon qui n'avait montré ni
+énergie ni talent. Sa hauteur révoltait, son inertie le faisait mépriser.
+Tout le jour assis à l'entrée de sa tente, il semblait accablé par la
+chaleur dévorante du pays. On disait de toute part que si Coucy eût
+commandé à sa place, la guerre aurait été autrement conduite. Il n'était
+plus temps. On trouva qu'il fallait repartir. La saison était trop
+avancée pour rien entreprendre. Il valait mieux aller hiverner chez soi
+pour revenir avec de plus grandes forces au printemps. On remonta dans
+les vaisseaux, on regagna Gênes, et les volontaires la France. A la
+saison suivante personne ne fut tenté de recommencer ce funeste voyage.
+Le roi Charles VI seul voulait aller en Afrique combattre les infidèles.
+On lui fit entendre que s'il voulait servir la foi chrétienne contre ses
+ennemis, il avait d'abord, et sans aller si loin, le schisme à combattre.
+On eût pu ajouter le conseil de ne pas aller chercher des embarras et des
+dangers; il en avait assez près de lui.
+
+
+CHAPITRE III.
+Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations successives au
+pouvoir.
+
+(1390) Adorno aurait eu besoin d'un grand succès au dehors pour se
+maintenir au dedans. Sa méfiance inquiète et sa politique malheureuse
+multipliaient les ennemis autour de lui. Enfin, préoccupé de l'idée
+qu'une conspiration allait éclater, persuadé d'être trahi et en péril, il
+prit le singulier parti de fuir sans avoir été attaqué. Dans une feinte
+promenade il se jeta sur une galère et se fit immédiatement transporter à
+Final, laissant le palais et la ville à l'abandon. Il s'était fait
+accompagner à la promenade par un de ses familiers, en qui, dans ce
+moment, il avait cru voir son successeur. En s'embarquant il le fit
+entraîner à bord, pour l'empêcher d'être élu, et il ne le libéra que
+lorsqu'il sut que le choix avait porté sur un autre.
+
+Après cette désertion, on vit la dignité ducale emportée ou disputée par
+quatre nouveaux personnages au moins. Il y eut un usurpateur qui ne fut
+qu'une seule journée au pouvoir. Des autres concurrents, il y en eut qui
+furent doges trois jours, d'autres une quinzaine; l'un d'eux remonta
+deux fois sur le siège. Deux enfin, s'étant réunis pour le conquérir,
+osèrent le tirer publiquement au sort.
+
+Cette anarchie dura quatre ans. Il serait indigne de l'histoire de
+s'appesantir sur ces obscures mutations. A chacune s'entremêlent de
+nouvelles apparitions d'Antoniotto; sans cesse il remonte sur le trône
+et sans cesse il en redescend. Nous considérons donc les mouvements de ce
+temps comme de simples interruptions passagères de son règne.
+
+(1391) A la première retraite d'Adorno on avait élu pour le remplacer
+Jacques Fregose, fils de celui qui avait été doge vingt ans auparavant.
+On eût pu lui préférer son oncle Pierre, le vainqueur de la guerre de
+Chypre; mais il paraît que cette orgueilleuse famille, se flattant déjà
+de la pensée de rendre héréditaire à son profit la seigneurie de Gênes,
+jugeait que le droit de primogéniture devait être suivi. Ce droit était
+le principal avantage de Jacques, homme au surplus studieux, appliqué à
+l'étude des lettres et de la philosophie, mais à qui manquait sinon
+l'ambition, du moins l'énergie propre au rôle qu'il venait de jouer.
+Adorno s'encouragea facilement à reparaître pour disputer la place à un
+si faible ennemi; et après avoir lui-même, au gré de ses incertitudes
+hésité, avancé, rétrogradé, il marcha ouvertement de Final à Gênes.
+Pierre Fregose avait averti le doge que si Antoniotto mettait le pied
+dans Gênes, il n'y aurait qu'à lui céder la place. Aussi Jacques avait
+engagé à son service l'un des marquis Caretto de Final et lui avait donné
+pour instruction de surveiller les mouvements d'Antoniotto, et si celui-
+ci se mettait en route, de côtoyer sa marche avec quatre-vingts gendarmes
+dont le marquis disposait. Cet ordre n'impliquant point de mettre
+obstacle au voyage, qu'on devait seulement observer, Adorno parvint à
+Gênes, et là Caretto, qui ne l'avait pas perdu de vue, demandant quels
+ordres il avait à suivre, le doge le remercia et lui fit dire de s'en
+retourner sans prendre autre peine. Antoniotto fit bientôt signifier à
+Fregose de se retirer du palais où lui-même il avait à se rendre. Fregose
+ne balança pas à s'y disposer; il faisait enlever ses derniers meubles
+quand Adorno se présenta et s'installa comme si jamais il n'eût cessé
+d'être doge. L'entrevue fut affectueuse; Fregose fut retenu à la table
+du doge, et après le repas on le reconduisit honorablement à sa maison.
+
+Quoique reprise sans obstacle cette seconde administration ne fut pas
+plus tranquille que la précédente. Les prétentions au pouvoir héréditaire
+ne se concentraient pas dans les deux seules races des Adorno et des
+Fregose. Trois autres fils d'anciens doges en prirent exemple,
+Boccanegra, Guarco et Montaldo. Antoniotto eut à les combattre. Il
+vainquit les deux premiers qui s'étaient unis contre lui. Le jeune
+Montaldo fut un compétiteur plus redoutable. Il avait rassemblé une
+troupe de soldats et il vint assiéger une des portes de la ville; à ce
+bruit seul, Adorno, qui écrivait, jetant sa plume et s'enfuit plus
+rapidement qu'à sa première sortie.
+
+(1392) Montaldo fut nommé doge: c'était un jeune homme de vingt-trois
+ans, que le hasard poussait à une place peu faite pour son âge, et dont
+pourtant il n'était pas absolument indigne par son brillant courage et
+par quelques sentiments généreux. Mais tous les ennemis qu'Antoniotto
+avait eus se coalisèrent contre le nouveau doge; et Antoniotto lui-même
+épiait sans cesse le moment de se remontrer. Montaldo se défendit contre
+tous. Un des tumultes qu'il réprima avait pour chef Boccanegra, le fils
+du premier doge. Pris les armes à la main, on le conduisit au podestat
+qui exerçait le pouvoir judiciaire. Le procès ne fut pas long:
+Boccanegra fut condamné à mort. L'exécution allait se faire devant le
+palais ducal. Le patient aperçut le doge, et, lui tendant les mains, il
+l'implora en lui demandant la vie. Montaldo en fut ému, il envoya son
+frère pour faire surseoir. Le podestat inflexible feignit de méconnaître
+le message et pressa le supplice; mais le doge accourut pour sauver le
+criminel, et, sans tenir compte de la colère du juge, il conserva son
+ennemi.
+
+Cependant, après s'être maintenu presque un an entier au pouvoir,
+Montaldo se vit forcé de le déposer: il laissa le champ libre aux
+concurrents, et parut se vouer à la retraite. Mais quand, au milieu des
+prétendants, Antoniotto Adorno revint conduisant avec lui des bandes de
+mercenaires, Montaldo indigné ne put s'empêcher d'accourir pour s'opposer
+au doge qui venait s'imposer à la patrie en la déchirant. Les meilleurs
+citoyens s'unissaient pour résister à cette invasion, Montaldo sortit de
+chez lui pour se joindre à eux et vint combattre au premier rang. La
+mêlée fut sanglante, mais pour cette fois Adorno ne put atteindre son
+but, et reprendre sa place. Montaldo, à qui l'on devait principalement
+cette victoire, n'en usurpa ni n'en exigea le prix. Il rentra modestement
+dans ses foyers, mais le lendemain une élection nouvelle lui décerna pour
+la seconde fois le titre de doge. Cependant son pouvoir non plus que la
+suspension de celui d'Adorno ne furent que passagers: car, à son tour,
+Montaldo (1394) fatigué désespéra du gouvernement, et, comme on ne devait
+pas l'attendre de lui, il déserta son rang presque aussi honteusement
+qu'autrefois Antoniotto.
+
+Une cause fatale rendait les discordes plus cruelles que jamais. De
+mauvais citoyens, jaloux du doge, s'étaient appliqués à ranimer l'esprit
+des factions au sein des campagnes: on criait vive l'aigle de toutes
+parts. Ce signal gibelin venait d'être donné en Toscane, mais on ne
+l'avait pas entendu dans la république de Gênes, où, si la distinction
+des partis existait encore, elle était presque sans influence comme
+désormais sans prétexte; aussi dans la ville depuis longtemps cet
+antagonisme des factions, quoiqu'on prononçât encore leurs noms, ajoutait
+peu d'animosité aux troubles qui éclataient. Quand il ne s'agissait que
+de savoir à qui resterait le nom de doge pour la journée, il se
+commettait peu d'excès, et l'on peut en juger par l'indignation des
+écrivains chaque fois qu'ils avaient à parler de quelque accident funeste
+arrivé dans un tumulte. Le peuple était plutôt spectateur qu'agent dans
+ces discordes. Elles portaient de grands dommages, elles faisaient verser
+peu de sang; c'étaient des luttes plutôt que des batailles. Mais, au
+dehors, quand les gibelins et les guelfes étaient véritablement en jeu,
+il fallait le fer et le feu, les meurtres et l'incendie, et surtout le
+pillage.
+
+Ce fut avec des gibelins de la campagne qu'Antoniotto Adorno revint
+encore à la charge attaquer un doge éphémère qu'on avait nommé au départ
+de Montaldo. Ils arrivaient furieux, parce qu'ils avaient ouï dire que ce
+doge était défendu par des guelfes. Au moment où le sang allait couler,
+Montaldo ayant réuni quelques suivants reparut à son tour et se posa
+entre les deux partis. Celui qui soutenait le doge fut bientôt dissous;
+on reconnut que l'homme qu'on avait voulu soutenir était incapable.
+Montaldo se trouva donc en face d'Antoniotto; mais il s'empressa de
+déclarer que son intention n'était pas de revendiquer la dignité qu'il
+avait sérieusement abandonnée. Il venait seulement s'opposer à ce
+qu'Adorno vînt la reprendre une fois de plus. Sur cette protestation on
+s'entremit entre eux; les deux chefs convinrent qu'aucun d'eux ne serait
+doge; que la place serait réservée à celui des amis communs que nommerait
+l'assemblée des citoyens. Une grande réunion fut donc convoquée; les
+guelfes n'en furent pas exclus. Montaldo et Adorno s'y présentèrent
+ensemble se tenant par la main. Quatre-vingt-seize notables s'y assirent
+pour procéder à l'élection. Adorno leur adressa une harangue étudiée pour
+faire son apologie, demandant pardon à ceux que le malheur des temps lui
+aurait fait offenser. Ses amis apostés répondirent en le demandant pour
+doge. Soixante et douze suffrages, sur les quatre-vingt-seize, le
+nommèrent. Il accepta sur-le-champ, et il courut au palais prendre
+possession de sa dignité. La foule le suivait: les hommes considérables
+s'écartaient pour ne pas grossir son cortège. Montaldo, indigné d'avoir
+été joué par la mauvaise foi d'Antoniotto, regagna Gavi et s'y cantonna.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France.
+
+Le gouvernement s'organisa. Les nobles furent admis dans le conseil. Mais
+Adorno éprouva qu'il est plus facile de prendre le pouvoir, de l'enlever
+même à ses rivaux, que d'administrer un pays si bouleversé. Les troubles
+continuaient de tout côté. Savone soulevée avait déclaré rompre tout lien
+avec Gênes et s'était rangée sous la seigneurie du duc d'Orléans frère de
+Charles VI et gendre du duc de Milan1. Jean Grimaldi, sénéchal de Nice
+pour le comte de Savoie, et Louis son frère s'emparèrent de Monaco,
+séparèrent cette ville de toute dépendance de la république et y
+établirent leur propre domination. Ce fut de nouveau la retraite des
+nobles guelfes mécontents qui s'exilaient de Gênes. Leur émigration ne
+faisait que prévenir les rigueurs du doge; il bannit huit cents citoyens
+à la fois. Les Fieschi ravagèrent plusieurs parties du territoire. Guarco
+qui s'était emparé de Ronco, Montaldo qui tenait toujours Gavi, faisaient
+des excursions répétées jusqu'aux portes de Gênes. Leurs succès n'étaient
+pas décisifs. Adorno avait à leur opposer 3000 fantassins soldés, avec
+1000 chevaux, sans compter 1000 combattants levés sur le territoire. Mais
+il connut enfin le ressort secret que mettaient en jeu ses rivaux, et il
+cessa de se méprendre sur le sort que tant d'attaques lui réservaient.
+
+Antoniotto Adorno avait cultivé en tout temps la faveur de Jean Galéas
+Visconti. Mais, tout digne qu'il était de l'amitié de ce tyran, elle
+était toujours subordonnée chez celui-ci à l'intérêt de l'ambitieux, qui,
+non content du lot échu pour sa part dans le partage de l'ancienne
+souveraineté des Visconti, avait pris en trahison Bernabo son oncle, et,
+s'étant fait duc de Milan, avait ensuite dépouillé ses voisins par la
+guerre et par la perfidie. Adorno, tandis qu'il était doge pour la
+seconde fois, l'avait assez bien servi. Choisi pour arbitre entre le duc
+de Milan et les Florentins, il avait été si partial, que Florence avait
+protesté contre la sentence d'un tel juge. De là sans doute la faveur et
+les bons offices que Jean Galéas lui avait accordés: mais, s'il avait
+toujours fourni des secours à Adorno pendant sa déchéance pour troubler
+tout gouvernement qui s'établissait, s'il l'encourageait dans ses efforts
+pour reprendre la place qu'il avait perdue, les soins de ce protecteur
+n'étaient pas désintéressés. Il se souvenait que la seigneurie de Gênes
+avait été tenue par les chefs de sa famille, il la convoitait à son tour;
+il y fomentait les désordres qui devaient tôt ou tard lui livrer sa
+proie. Dans ce but, après avoir aidé à remettre Adorno sur le siège
+ducal, il ne lui convenait pas de l'y laisser tranquille. Il devait, ou
+l'obliger à se jeter de lui-même dans ses bras, ou enfin le renverser et
+le supplanter, Antoniotto apprit que les troupes conduites contre lui par
+Montaldo et par Guarco étaient salariées des deniers de Visconti. Il vit
+alors comment il devait compter sur l'appui de celui-ci, et jusqu'à
+quelle issue seraient poussées ses perfides manoeuvres. Enflammé de colère
+contre tant de duplicité, il se décida sur-le-champ à chercher ailleurs
+un défenseur, un maître s'il le fallait, plutôt que de tomber sous le
+joug d'un faux ami.
+
+Les embarras qu'on lui suscitait au dehors n'étaient pas les seuls qui
+empêchaient son gouvernement de se soutenir. L'état intérieur faisait
+sentir, à lui, l'impossibilité de conduire les affaires publiques, et à
+beaucoup de citoyens le besoin d'un abri sous lequel on pût mettre fin à
+l'anarchie et permettre à Gênes de se rétablir. On était pressé par la
+nécessité, et par la nécessité la plus instante. L'argent manquait.
+L'obligation de soudoyer des mercenaires sans lesquels on ne faisait plus
+rien, était devenue à cette époque un fardeau qui ruinait les
+contribuables et écrasait la république. Aussi il est remarquable que
+depuis plusieurs années, il n'est plus question d'armements et
+d'expéditions maritimes. Dans le moment où Venise réparait les malheurs
+passés par une activité nouvelle, les Génois semblaient n'avoir plus de
+ressources pour armer leurs flottes, pour rendre à leur commerce de mer
+la protection et l'encouragement. On peut juger de la dépense des
+stipendiés par un seul fait: treize ans auparavant un doge était devenu
+odieux pour avoir voulu ajouter soixante et quinze gendarmes aux vingt-
+cinq qui composaient sa garde ordinaire. On salariait maintenant quatre
+mille hommes, sans parler des habitants qu'on tenait sous les armes. Mais
+la république n'avait point de ressources disponibles, ses revenus
+annuels étaient affectés aux créanciers qui avaient fourni avant cette
+époque aux besoins des armements ou des guerres étrangères; et rien ne
+pouvait être soustrait à cette délégation dans un pays où la fortune
+privée et l'existence de l'État semblaient réputées une même chose. Pour
+des dépenses nouvelles et toujours croissantes il fallait exiger sans
+cesse des contributions extraordinaires, et elles frappaient sur des
+campagnes ou ravagées par l'ennemi ou épuisées par la soldatesque, et sur
+un commerce interrompu par les révolutions, dérangé par l'instabilité de
+la sécurité publique. Pour faire payer les citoyens mécontents et sans
+confiance, il n'y avait plus ni entraînement spontané, ni persuasion
+officieuse; il ne restait que les voies de la contrainte, et il n'y en
+avait pas qui ne poussât à la révolte.
+
+Dès le commencement de cette magistrature si péniblement reprise, Adorno
+avait reconnu le besoin d'un puissant appui: les invasions de Guarco et
+de Montaldo lui firent comprendre qu'il était temps d'y recourir. Il
+avait entretenu des liaisons à la cour de France; il se tourna de ce
+côté et songea à placer Gênes sous la seigneurie de Charles VI.
+
+La soumission volontaire de la république à la seigneurie des étrangers
+n'était pas une chose nouvelle. Nous l'avons vu: tour à tour, un jour
+d'enthousiasme gibelin, une intrigue au temps de la prépondérance guelfe,
+une disgrâce imprévue dans la lutte avec les Vénitiens, avaient remis
+Gênes aux mains de l'empereur Henri VII, de Robert de Naples et des
+Visconti de Milan. Maintenant, après tant d'années de troubles, ce qui
+résignait à la pensée de chercher au dehors un maître qui se fît obéir,
+c'était la lassitude de l'anarchie, la désorganisation du gouvernement
+national, l'impossibilité d'accorder entre eux les citoyens ambitieux qui
+venaient s'arracher le pouvoir, car d'ailleurs on l'eût facilement laissé
+prendre à quiconque eût su le garder. On voulait, en un mot, retrouver à
+tout prix la protection, la sûreté et la paix publiques, premiers besoins
+des sociétés. Déjà, dans une des dernières mutations que nous avons
+signalées, la résolution d'appeler un arbitre suprême pris parmi les
+princes étrangers avait été sérieusement agitée. Le recours au roi de
+France avait été formellement proposé. Les guelfes y inclinaient; ils
+étaient accoutumés depuis l'apparition des Angevins en Italie, à regarder
+la cour de France comme la protectrice de leur faction, quoique, suivant
+la remarque d'un judicieux historien2, les Français n'entendissent rien à
+cette obscure politique des partis italiens. Quant aux nobles des deux
+couleurs, ils pensaient que le prince et la cour d'une grande et illustre
+monarchie leur seraient favorables; si l'autorité française
+s'établissait réellement à Gênes, les distinctions seraient pour eux: si
+cette protection laissait quelque indépendance à la république,
+l'expulsion du premier rang étendue quelquefois à toute part au
+gouvernement ne subsisterait pas à leur préjudice sous l'influence
+royale. Le roi de France ne pouvait ni goûter la démocratie, ni préférer
+une aristocratie plébéienne à une noblesse antique. Telles étaient les
+dispositions diverses qu'Adorno allait rencontrer en développant ses
+projets; et si ce qu'il méditait était une intrigue contre
+l'indépendance de sa patrie, il n'en était pas seul coupable. Nous avons
+à ce sujet quelques lumières que les historiens de Gênes ne paraissent
+pas avoir connues. Trois ans auparavant, une négociation avait été
+entamée, et poussée fort loin, par des délégués des émigrés ou des
+mécontents; nous avons un traité3 en ce sens, fait au nom des nobles de
+Gênes, ayant pour but la destruction du gouvernement populaire et le
+rétablissement de celui de la noblesse sous les auspices et avec la
+participation de la France. L'instrument original que nous en possédons
+ne porte pas l'assentiment du roi. Il est vraisemblable que la rapidité
+des changements survenus à Gênes prévint l'effet de ce projet. Peut-être
+aussi les commissaires qui l'avaient signé ne purent-ils le faire
+ratifier par leurs commettants. On démêle dans la teneur l'embarras de
+ces nobles guelfes et gibelins si peu accoutumés à délibérer et à
+négocier en commun; ayant à stipuler pour leur gouvernement futur, ils
+sont encore loin d'être d'accord pour pouvoir en désigner les membres à
+l'approbation du roi, et à plusieurs reprises ils répètent l'expression
+du doute sur la possibilité de s'accorder pour la nomination d'un seul
+chef. Mais ce qu'il leur faut au prix de l'invasion violente de leur
+patrie, c'est la destruction du régime des doges: et maintenant Adorno
+venait lui-même leur rendre ce service. On ne peut donc s'étonner de voir
+les nobles se rendre à ses propositions; c'était servir leurs propres
+vues.
+
+Quant à Adorno, était-il de bonne foi? Toujours préoccupé du pouvoir
+suprême, prompt à y porter la main, mais timide et malhabile à le
+conserver, nous l'avons vu déserter lâchement le trône ducal, et, en
+fuyant devant les obstacles, devancer même l'heure de la nécessité. Nous
+l'avons vu, toujours dissimulé, attendre l'instant propice de se
+ressaisir de cette proie qu'il avait si mal gardée, mais que son ambition
+n'avait jamais résignée sincèrement. Pressé par l'impossibilité de faire
+marcher son gouvernement, il ne demandait peut-être qu'à emprunter le nom
+redouté d'un roi de France; mais quel appui réel pouvait-il attendre d'un
+gouvernement déjà désorganisé, d'un prince insensé et d'une cour divisée?
+
+A s'en tenir aux apparences, il faudrait rendre à Antoniotto cette
+justice, que s'il avait eu à inspirer à sa république la plus patriotique
+détermination, il n'aurait pu agir avec plus de ménagement pour tous les
+partis, de respect pour toutes les opinions, avec des formes plus
+conciliantes.
+
+Les historiens français parlent avec peu de détail de cette singulière
+transaction. Les conséquences s'en sont prolongées pendant le cours d'un
+siècle et demi: cependant, comme elle n'eut alors aucune influence
+immédiate sur les événements d'une époque malheureuse, une possession
+lointaine bientôt perdue n'attira pas longtemps l'attention
+contemporaine. Mais il reste dans nos archives de nombreux documents qui,
+expliquant ou complétant les récits imparfaits des Génois, révèlent
+quelques faits curieux.
+
+On y voit que la première ouverture faite par Adorno à ses conseillers
+avait suivi de près la révolution qui l'avait enfin rassis sur son siège
+ébranlé, nouveau témoignage des variations de cet esprit malade, qui
+s'effrayait si vite sur les suites de ce qu'il avait fait avec le plus de
+hardiesse. Des négociateurs furent d'abord envoyés à Paris4. Là tout se
+faisait alors par l'intrigue et sous l'influence des haines de parti. Le
+duc d'Orléans, frère du roi, mari de Valentine, fille du duc de Milan,
+avait eu par ce mariage la seigneurie d'Asti en Piémont. Il y tenait un
+gouverneur et une garnison. De là on travaillait à s'agrandir. C'est à la
+faveur de ce voisinage que la protection du duc d'Orléans avait été
+réclamée par Savone, quand cette ville entendit se détacher de Gênes. On
+croit que le doge avait été tenté de s'adresser au même prince. Il est
+probable que la défiance du beau-père le détourna de se mettre entre les
+mains du gendre. Mais Orléans n'abandonna pas volontiers l'espérance
+d'une si belle acquisition: il s'opposa à ce qu'elle échût au roi son
+frère. A son tour, le roi, dans ses moments lucides, se montrait flatté
+de ce nouveau domaine. Auprès de lui était le duc de Bourgogne, ennemi
+irréconciliable du duc d'Orléans dont il méditait la perte. Il
+s'attaquait souvent à Jean Galéas pour contrarier le duc. Il ne voulait
+laisser tomber Gênes au pouvoir ni de l'un ni de l'autre. Les ouvertures
+d'Adorno furent donc acceptées au nom de Charles VI.
+
+A Gênes, pour arriver au résultat, le doge avait assemblé d'abord deux
+cents gibelins tous populaires, et les avait fait délibérer sur son
+projet. Ils y avaient donné leur assentiment; douze voix seules l'avaient
+refusé. Il convoqua ensuite une réunion de guelfes; elle eut un succès
+semblable. Après ces consultations particulières, un grand parlement
+solennel fut tenu; huit cents citoyens y furent appelés mi-partis des
+deux factions et dans chacune de nobles et de plébéiens. La grande
+majorité accepta la seigneurie du roi de France. Adorno ne voulut pas
+négliger de demander l'accession des guelfes émigrés. Il monta sur une
+galère et alla trouver en Toscane leur chef le cardinal Jean Fieschi,
+l'évêque guerrier de Verceil et puis d'Albenga. Ils furent bientôt
+d'accord; et, en signe d'union, ils revinrent ensemble à Gênes. La
+galère qui les portait avait arboré une branche d'olivier pour symbole de
+la paix dont on se flattait de jouir désormais. Dieu sait quels
+sentiments secrets étaient cachés sous ce pacifique emblème!
+
+Des ambassadeurs français se rendirent à Gênes. Le traité fut préparé,
+mais plusieurs mois s'écoulèrent en intrigues et en difficultés. Des
+lettres patentes du roi nous apprennent d'abord qu'il fallut
+désintéresser le duc d'Orléans. On y voit que celui-ci avait entrepris
+d'avoir la seigneurie de Gênes, et tant fait à cette intention qu'il
+avait en sa main les ville et château de Savone. Mais les doge et
+gouverneurs de Gênes, ou plus de la semi-part d'iceulx, ayant plusieurs
+fois sollicité le roi d'accepter la seigneurie de leur État, et Charles
+ayant condescendu à leur désir, il déclare avoir traité et accordé avec
+le duc son frère. Celui-ci lui cède tous ses droits, et lui remet Savone
+et toutes les autres dépendances qu'il avait acquises sur le territoire
+génois; et, pour le contenter et défrayer des très-grands frais par lui
+en plusieurs manières faits et soutenus, le roi lui accorde une somme de
+trois cent mille écus d'or payable aussitôt après la remise effective des
+villes et châteaux. Le duc donne à son tour des lettres patentes
+conformes, et intime à ses commandants de rendre sans autre mandement les
+places qu'ils tiennent pour lui, intimation donnée à contrecoeur, qui fut
+mal exécutée: il est vrai que nous ne saurions dire si les trois cent
+mille écus furent jamais payés.
+
+Force était au roi d'acheter Savone, car c'était la condition
+essentiellement déterminante pour les Génois. Dans l'apathie universelle
+des sentiments patriotiques, une seule passion populaire était réveillée
+chez eux, la passion de remettre Savone sous le joug. Le populaire ne
+voulait pas même qu'on insistât sur aucune autre demande. Quoi qu'il en
+soit, la conclusion et la rédaction exigèrent de nouveaux pouvoirs du
+roi, de nouvelles délibérations à Gênes; mais à ce point, si les procès-
+verbaux qui nous en restent disent tout, la délibération n'était plus que
+d'apparat pour constater les choses convenues. Six cent huit votants
+prennent part à une de ces assemblées. Dix orateurs choisis y sont
+entendus avant le vote. L'un d'eux sollicite la prompte signature du
+traité, par pitié pour la triste situation des pauvres. Un autre prend
+dans la Cité de Dieu de saint Augustin quatre conditions qu'un État doit
+rechercher et qu'il trouve réunies dans la seigneurie du roi de France,
+roi si grand que le servir c'est liberté, «Si ce roi est bon, dit le
+dernier orateur, il n'est pas besoin de pactes; s'il est mauvais, les
+pactes ne serviront de rien; finissons promptement, mais que Savone nous
+soit rendue.» Celui-là seul, comme on voit, parlait d'affaires.
+
+Les historiens génois disent qu'au moment même que les ambassadeurs
+français mettaient la dernière main à la convention, Jean-Galéas avait
+envoyé un nouveau messager et de nouvelles offres qui furent rejetées.
+Cependant nous avons le procès-verbal d'une assemblée où le doge
+demandant conseil pour conclure avec le roi, expose qu'il avait d'abord
+dépêché à Milan des ambassadeurs, et il les fait connaître par leurs
+noms, pour faire expliquer Jean-Galéas; mais que le duc avait déclaré que
+par révérence pour le roi de France, il ne voulait plus tenir la promesse
+qu'il avait faite de se charger du gouvernement de Gênes. Dans ce siècle
+de dissimulation et de mensonges politiques, il n'y a rien d'étonnant à
+voir Galéas travailler presque à découvert à ressaisir par l'intrigue ce
+qu'au moment même il refuse officiellement. Il n'est pas surprenant non
+plus que, dans les circonstances orageuses des dissensions violentes de
+Gênes, Adorno eût été forcé d'offrir au duc de Milan ce que pour rien au
+monde il n'eût voulu laisser tomber dans ses mains avides5.
+
+Enfin tout fut entièrement convenu: les Génois élisaient le roi de
+France pour leur seigneur à perpétuité. La république se donnait à titre
+de seigneurie avec toutes ses terres et tous ses droits. Elle devait se
+gouverner par ses lois propres. Aucun impôt ne serait levé au profit du
+roi: il ne pourrait exiger aucun emprunt: s'il usait des navires des
+Génois, il devait les affréter à ses dépens. Gênes ne devait supporter
+que les frais de la garde de son territoire et le salaire de son
+gouverneur, qui, sous le titre de défenseur du peuple et de la commune,
+avait le traitement des anciens doges.
+
+Les ennemis du roi deviennent ceux de la république, sauf les alliances
+de celle-ci avec l'empereur de Constantinople et le roi de Chypre. Quant
+à l'empire d'Allemagne, il est remarquable que les Génois, si fiers de
+leur indépendance et qui depuis tant de siècles avaient si peu de
+rapports réels avec les successeurs de Conrad et de Barberousse, se
+croyaient obligés de stipuler qu'ils se donnaient à Charles VI, sauf les
+droits et les honneurs dus à l'empire romain, aveu que les écrivains du
+pays ont défiguré en le traduisant, contre la teneur des actes, par ces
+mots, «sans préjudice des droits de l'empire romain s'il en existe.» En
+ajoutant sur leur pavillon l'écusson de France, ils y accolèrent l'aigle
+impériale, restes insignifiants de l'influence gibeline. On se réserva
+avec un soin particulier la dispense de suivre dans les schismes de
+l'Église le parti et les déterminations de la France.
+
+Charles VI promettait de faire rendre à Gênes, dans le délai de quatre
+mois, tous les territoires qui auraient été détachés de l'État depuis
+quatre ans en arrière. Une convention particulière obligeait le roi à
+remettre Savone dans la dépendance génoise immédiatement. Il devait tenir
+la main à ce que les Savonais restituassent les prises qu'ils avaient
+faîtes.
+
+Le roi se mettait immédiatement en possession des châteaux et forteresses
+de la république. Il y constituait des commandants français; mais si, à
+l'expiration des quatre mois convenus, les places qu'il s'engageait à
+faire rentrer dans le devoir n'y étaient pas rendues, le conseil de la
+république reprendrait ses forteresses et les retiendrait, notamment
+jusqu'à la reddition de Savone.
+
+Le gouverneur et le conseil administraient les affaires. Le gouverneur
+présidait et jouissait de deux suffrages; mais, s'il n'assistait pas au
+conseil, les résolutions prises en son absence n'en étaient pas moins
+valables. Les conseillers étaient au nombre de douze au moins, pris en
+nombre égal parmi les nobles et les populaires, parmi les gibelins et les
+guelfes. Leur doyen devait être gibelin populaire. Les principales
+magistratures étaient conservées.
+
+Mais ici arrivait la clause fatale à Adorno, la clause qui venait lui
+arracher le fruit de toutes ses manoeuvres. Le gouverneur et son
+lieutenant devaient être envoyés par le roi et natifs de son royaume
+ultramontain. Charles VI eût pu se réserver de donner à Gênes des
+gouverneurs français; mais il n'avait point d'intérêt à s'en imposer la
+loi à lui-même: c'était donc une condition demandée par les Génois.
+L'ambitieux, trompé dans l'espoir de rester le maître de sa patrie en
+achetant la protection française, en échangeant seulement son titre de
+doge, essaya pourtant d'éluder l'exclusion stipulée. Le roi fit ajouter
+au traité, qu'il pourrait d'abord, à son bon plaisir, nommer Adorno
+gouverneur provisoire; mais le sort de celui-ci était décidé, il avait
+obtenu un article secret qui lui garantissait deux fiefs et une pension
+en France; probablement un autre article secret, traité sans lui,
+limitait à un temps fort court son gouvernement provisoire.
+
+Ainsi on se donnait à la France; la bourgeoisie pour avoir la paix et la
+sécurité; le peuple pour opprimer Savone; les nobles pour ruiner le
+gouvernement populaire, et avant tout pour se défaire d'Adorno. Grâce à
+ces passions satisfaites, la nation croyait n'avoir pas été vendue et que
+c'était elle qui se donnait. Dans l'espoir d'échapper à l'anarchie, la
+république accomplissait ce singulier mélange d'une indépendance douteuse
+avec la domination d'un monarque étranger atteint de folie.
+
+(1396) Au jour fixé, le nouvel étendard fut déployé. Le doge résigna son
+pouvoir et en déposa les insignes. Les commissaires du roi reçurent le
+serment de fidélité. Ils proclamèrent Adorno gouverneur royal, lui
+rendirent le sceptre du commandement et lui abandonnèrent le palais
+public6.
+
+Mais, au bout de deux mois, on vit arriver de Paris Valeran de
+Luxembourg, comte de Saint-Pol, nommé gouverneur. Il conduisait deux
+cents lances françaises. Plusieurs nobles chevaliers l'accompagnaient en
+volontaires. Ce brillant cortège fut renforcé par des stipendiés que les
+seigneurs des environs se hâtèrent d'y réunir. L'évêque de Meaux
+accompagnait le gouverneur en qualité de commissaire du roi (1397).
+Adorno ne put refuser de remettre le gouvernement: il se retira chez lui
+s mais il essaya de retenir la citadelle de Castelletto, sous prétexte
+qu'elle devait lui servir de gage pour une créance qu'il réclamait de la
+république. Le gouverneur, d'autorité, se fit remettre cette forteresse
+et y établit un commandant français. Ici finit la carrière de l'ambitieux
+Antoniotto. On peut croire qu'il s'était réservé pour de nouveaux
+troubles: renvoyé à la Pietra, résidence de sa famille, apparemment il
+s'y fortifia, car Saint-Pol se crut obligé de faire marcher des troupes
+pour réduire ce château à l'obéissance de la république. Adorno n'y
+attendit pas un siège; il se réfugia à Final, et, l'année suivante, il
+fut une des victimes de la peste.
+
+
+
+CHAPITRE V.
+Gouvernement français. - Mouvements populaires.
+
+Dans la suite des événements et des récriminations qu'ils amenèrent, les
+Français ont dit que pour la rédaction des traités ils s'en étaient
+rapportés aux Génois. On mettait sans doute, à Paris, peu d'importance à
+ce qu'on accordait. On ne voyait d'essentiel que la seigneurie obtenue et
+la position prise, sans s'embarrasser des formules et du style du
+contrat. Quand on occupe militairement un pays où l'on se sent étranger,
+surtout par la langue, c'est chose commune que la distinction soit assez
+mal établie entre la soumission volontaire et la sujétion par droit de
+conquête. Il arriva donc que bientôt on voulut gouverner indépendamment
+de la teneur du traité, et quand les Génois en réclamèrent les
+conditions, on les prit pour des sujets révoltés. Mais, à leur tour, ces
+pactes qu'ils venaient de souscrire, ils ne pensaient qu'à s'en
+affranchir.
+Cependant les commencements de ce nouveau régime n'eurent rien de
+pénible. Le gouverneur procéda promptement à l'exécution de la clause à
+laquelle le pays attachait le plus d'importance. Les habitants de Savone
+n'avaient pas voulu se remettre sous la dépendance de Gênes et l'on
+s'indignait qu'ils fissent difficulté de reconnaître la cession qui les
+remettait sous l'ancien joug. Saint-Pol marcha contre eux et ne les
+réduisit qu'après une assez longue résistance. Il fit rentrer aussi dans
+le domaine de la république Port-Maurice qui s'en était détaché. Après
+quelque hésitation, Montaldo traita et restitua Gavi.
+
+L'assistance due aux colonies du Levant ne fut pas oubliée. Mais, tandis
+que l'invasion des Turcs de Bajazet, menaçant Constantinople, rendait
+précaire la position de ces établissements, les secours qu'on leur
+envoyait ne ressemblaient plus à ces flottes formidables des temps
+antérieurs. Les expéditions mercantiles avaient pareillement déchu.
+L'issue de l'une de celles-ci devint funeste. De deux galères chargées de
+marchandises, une tomba entre les mains des Turcs (1398), l'autre
+rapporta la peste à Gênes. La contagion n'épargna pas le reste du
+territoire; pendant longtemps elle reparut à de courts intervalles.
+
+Cependant le gouverneur retourna à Paris, et aussitôt qu'on s'aperçut que
+les rênes n'étaient plus tenues par des mains fermes, des meneurs secrets
+semèrent le désordre comme pour essayer l'indépendance. On mit en jeu le
+réveil des vieilles factions, bien que, pour y donner prétexte, il n'y
+eût, ni plus rien de leurs anciens intérêts, ni cause qui en fournît de
+nouveaux. Les tumultes commencèrent dans les rivières aux cris de Vive
+l'aigle! Bientôt ils pénétrèrent dans la ville, et puisqu'on allait
+combattre au nom des gibelins et des guelfes, ce ne pouvait être que sous
+la conduite des Doria, des Spinola, des Fieschi. Ils reprirent leur place
+à la tête des partis, et s'organisèrent en deux camps au milieu de la
+cité. L'autorité française ne fut pas écoutée, et bientôt on la mit
+absolument à l'écart. A l'évêque de Meaux, qui en était le principal
+dépositaire, on reprocha d'être vendu aux guelfes, on lui insinua que sa
+présence à Gênes était inopportune; et, quand il eut cédé à cette
+sommation, on répandit qu'il était allé chercher des troupes pour revenir
+eu force au secours des guelfes. Ce fut un prétexte nouveau pour presser
+les hostilités; elles furent longues et sanglantes; le lieutenant du
+gouverneur en resta tristement spectateur impuissant. La calamité ne
+cessa que lorsque, l'habitude d'incendier les maisons de rue en rue
+s'étant établie, les propriétaires des deux couleurs avisèrent que la
+guerre se faisait aux dépens des riches et au seul profit des pillards et
+des brigands. On fit donc la paix; si l'on considère quel fut l'article
+principal du traité, on peut s'étonner que de telles querelles pussent
+finir par de semblables accommodements. Le grief des gibelins était que,
+malgré l'égalité du nombre des membres des deux partis dans le conseil,
+la partialité du gouverneur et sa voix prépondérante faisaient tout
+décider contre eux. Ils demandaient pour y remédier, d'avoir, sur dix-
+huit votants, dix membres de leur côté contre huit guelfes. Ce fut là le
+pacte accordé. Mais on stipula aussi que les fortifications de
+Castelletto seraient démolies, qu'il n'y resterait que la tour, et cette
+clause était contre le gouverneur français bien plus que contre les
+guelfes.
+
+Ce fut le résultat d'une guerre intestine de quarante jours. On en estima
+le dommage à un million de florins. Il y périt un grand nombre de
+citoyens, et en un seul jour quinze nobles ou notables des deux partis.
+
+Pendant ces événements tragiques, Montaldo mourut victime de la maladie
+épidémique. Après avoir brillé de quelque éclat dans les premières
+époques de son élévation, il n'avait plus joué que le rôle douteux et
+subalterne d'un intrigant aux ordres du tyran milanais.
+
+La cour de France résolut, après quelque hésitation, de rétablir son
+autorité dans Gênes. Elle expédia un nouveau gouverneur. Ce fut Colard de
+Caleville, chambellan du roi. Quand sa venue fut annoncée; quatre députés
+furent envoyés à Asti au-devant de lui. Ils allaient s'assurer si le
+gouverneur n'amenait pas plus de forces que le traité ne l'avait réglé.
+Mais ils ne trouvèrent dans sa compagnie qu'une vingtaine de chevaliers
+ou de gens d'armes. Sur cet avis on se prépara à recevoir honorablement
+le nouveau représentant du roi. Il entra à la tête d'un brillant cortège;
+mais la foule qui le précédait criait encore Vive l'aigle!
+
+(1399) Il ne fallut que quelques mois pour voir les fruits des sentiments
+populaires éveillés dans les derniers troubles. Environ deux cent
+cinquante artisans se lièrent en confraternité et tinrent des assemblées
+politiques. Leur but était de faire exclure les nobles du conseil. Le
+gouverneur manda le président de cette société; au lieu d'obéir, elle
+prit les armes aux cris de Vivent le peuple et le roi! Tandis que le
+gouverneur, se faisant assister des principaux populaires, allait à eux
+désarmé pour employer la persuasion à les apaiser, ils s'emparèrent du
+palais, ils s'occupèrent à y organiser le gouvernement, et ils mandèrent
+à Caleville de venir y vaquer avec eux. Déjà les forts étaient entre
+leurs mains; les paysans des vallées accouraient pour se joindre à eux:
+des gens habiles commençaient à se montrer à la tête de ces mouvements
+désordonnés et à s'en saisir pour leurs fins particulières. Le gouverneur
+faiblit, les classes supérieures s'alarmèrent, et enfin la noblesse céda
+au temps. Les nobles sortirent du conseil sur la promesse secrète d'y
+être rétablis aussitôt qu'on le pourrait avec moins de danger. Tout se
+soumit alors: il y eut amnistie générale et paix dans la ville. Mais
+tout à coup la plus bizarre des diversions vint changer le cours des
+idées. Des processions dévotes d'hommes, de femmes, d'enfants cachés sous
+le sac du pénitent, coururent en tous sens de la Provence à Rome, et
+jusqu'au fond de l'Italie. Cette dévotion nouvelle ou renouvelée des
+flagellants fut spontanée; le pape ne l'avait pas indiquée, et même il
+la condamna sans que le peuple y fût moins obstiné. Une vision divine,
+dit-on, l'avait déterminée; à mesure qu'elle se répandit, de nouveaux
+miracles s'opérèrent et la recommandèrent de province en province. De ces
+miracles le plus grand fut sans doute de suspendre la fureur des partis
+et d'opérer, parmi les haines invétérées, des réconciliations nombreuses,
+si ce n'est solides. En ce moment l'Italie n'entendit parler d'aucun
+événement, de nulle autre affaire. Dans ces louables dispositions on
+partait d'une ville, marchant deux à deux, sous le sac et le capuce; les
+habitants des villages venaient sur le passage se joindre à ces longues
+processions. Les prêtres et les croix précédaient les fidèles. Ils
+chantaient des hymnes; le Stabat mater était le cantique favori de ces
+pèlerins. De distance en distance, ils se prosternaient en criant tantôt
+miséricorde! et tantôt paix! paix! Quand ils avaient atteint quelque
+cité assez éloignée, qu'ils l'avaient édifiée en visitant ses églises et
+ses sanctuaires, la procession rétrogradait et rentrait dans ses foyers.
+C'est du lieu où elle s'était arrêtée qu'il en partait une semblable qui
+allait propager plus loin leur nouvelle dévotion. Ainsi, comme une
+contagion, la pratique s'en étendit de proche en proche à une grande
+distance et en tout sens. Mais en plusieurs lieux cette dévote mascarade
+fut suspecte à la soupçonneuse tyrannie ou à la liberté ombrageuse. Jean-
+Galéas ne voulut point l'admettre à Milan. A Venise quelques moines
+voulurent y initier le peuple, la république sévit contre eux. A Savone
+on ne laissa pas entrer les pèlerins qu'ils ne se fussent découverts.
+Mais à Gênes cette superstition fut accueillie avec enthousiasme, elle y
+prit une nouvelle vigueur. Les habitants si divisés des campagnes se
+réunirent soudain dans la concorde et dans l'humilité. Les nobles de la
+ville qui se trouvaient aux champs se mêlèrent aux processions rustiques
+qui se dirigèrent vers la cité. Les citadins, touchés de ces merveilles,
+y répondirent avec transport. Il sortit de leurs murs une procession
+solennelle où les sexes, les âges, les conditions se mêlèrent à l'envi.
+Tous les travaux furent suspendus neuf jours; quand les ateliers se
+rouvrirent, les heures de la soirée furent encore réservées pour répéter
+dans la ville les stations d'église en église. Toutes les dévotions des
+confréries déjà formées, les exercices même des flagellants, reprirent
+une nouvelle ferveur. Les miracles ne manquèrent pas à la foule crédule.
+Enfin l'on remarqua comme l'un des prodiges, et qui ne fut pas le
+moindre, qu'au milieu de tant et de si longues courses, jamais pèlerin,
+homme ou femme, ne souffrit ni ne se plaignit de la fatigue.
+
+Pendant un an les processions continuèrent dans Gênes. Quand le zèle fut
+tout à fait épuisé, l'habit conservé dans les oratoires de confrères et
+une confrérie permanente établie à cette occasion perpétuèrent le
+souvenir de ce grand et singulier mouvement.
+
+(1400) Il avait donné assez de relâche à la chaleur des partis pour que
+le gouvernement crût pouvoir en profiter en rouvrant la porte des
+conseils aux nobles qu'on en avait exclus quelques mois auparavant; mais
+déjà hors de la ville, les prières finies, la discorde avait reparu. Dans
+la ville il s'élevait d'autres nouveautés. L'association populaire déjà
+tentée s'y ranima avec des forces singulières et ne craignit pas de
+traiter l'autorité du roi de France, comme on en avait usé avec celle du
+roi Robert. Les artisans assemblés déclarèrent publiquement que la
+république leur paraissait mal ordonnée et qu'ils entendaient prêter la
+main pour y remédier. Ils investirent de leur pouvoir quatre prieurs avec
+douze conseillers nommés parmi eux et qui devaient être renouvelés de
+quatre en quatre mois. Ils étaient mi-partis de gibelins et de guelfes.
+Leur fonction était de dénoncer les abus, de les poursuivre et d'appeler
+le peuple entier au secours du bon droit, si quelque obstacle était
+opposé à la justice. Les artisans avaient juré d'obéir en tout à ces
+tribuns et de n'obéir qu'à eux. Cette magistrature eut d'abord un grand
+crédit. Les opprimés y recouraient. Des notables, sans appartenir aux
+professions associées, des nobles même fréquentaient leurs assemblées, et
+venaient y suggérer leurs vues sous le prétexte du bien public. Les
+prieurs avaient établi leur séance au palais; ils assemblaient leur
+conseil au son de la cloche; ils s'entouraient, en un mot, de formes
+ambitieuses. Il est pourtant possible qu'ils ne fussent là que pour
+répondre au gouvernement de la direction des classes inférieures,
+secrètement serviles tandis qu'ils paraissaient menaçants.
+
+Quoi qu'il en soit, l'institution dénotait la grande impuissance du
+gouverneur qui la souffrait, ou l'aveu de bien peu de ressources s'il la
+provoquait pour en appuyer son autorité. Aussi, il suffit qu'un factieux
+banni parût aux portes de la ville avec une poignée d'hommes, qu'il fit
+crier Vive le peuple! et à cette voix un grand nombre de citoyens prirent
+les armes. Le gouverneur, se voyant abandonné, sortit du palais et
+s'enfuit. Les prieurs furent laissés seuls. Les artisans allèrent se
+ranger de nouveau sous la direction des grands personnages du parti
+populaire aussitôt accourus pour empêcher la noblesse de s'emparer de la
+place vacante. Guarco et les frères de Montaldo, héritiers de ses
+prétentions, essayèrent de s'emparer du pouvoir. Baptiste Boccanegra,
+fils du premier doge, concurrent déjà tant de fois signalé, fut enfin
+nommé pour régir la république sous le titre de capitaine pour le roi de
+France. Il s'empressa de faire porter ses obéissances à Paris et d'y
+demander la confirmation de sa dignité. Son envoyé n'obtint pas même
+audience. Caleville, réfugié à Savone, fut autorisé par sa cour à
+requérir les secours du duc de Milan et des marquis Caretto pour faire
+prévaloir la puissance royale et pour en venger les affronts.
+
+Mais si Boccanegra devait se voir bientôt la victime de cette menace, le
+pouvoir lui échappa bien avant. Les Adorno expulsèrent le capitaine. Il y
+eut alors une confusion dont il n'est pas facile de suivre les
+mouvements. D'abord un des Fregose se joignit aux frères Adorno avec
+lesquels un mariage l'avait allié. On cria vivent Adorno et Fregose!
+d'une même voix, et des couleurs si longtemps rivales flottèrent réunies
+dans les rues de Gênes. Leur adversaire était Guarco, qui, après avoir
+soutenu Boccanegra, combattait maintenant pour ses propres prétentions.
+Boccanegra lui-même se représenta; il vit son parti grossi par
+l'accession des frères Montaldo, Bientôt après, les Fregose entrèrent
+dans la même ligue, malgré leur alliance avec les Adorno. Mais entre ces
+contendants seuls existait la guerre. Cette querelle si compliquée
+d'intrigues n'excita dans la masse des citoyens que l'indifférence et le
+mépris. Tous se saisirent et s'expulsèrent du palais tour à tour. Le
+public fut également froid pour les soutenir ou pour les repousser. Mais
+l'anarchie ne pouvait durer toujours. Le voeu du peuple prononça le nom de
+Baptiste de Franchi, l'un des anciens du conseil, et la puissance tomba
+entre ses mains, du consentement des prétendants; car, dans leur
+impuissance commune, il ne restait plus à chacun d'eux qu'à donner
+l'exclusion à ses rivaux. De Franchi était un plébéien gibelin, membre de
+cette agrégation de plusieurs familles qui depuis soixante ans avaient
+contracté une parenté volontaire. La dénomination de Franchi exprimait
+leurs sentiments populaires; mais celui-ci paraît avoir été un de ces
+hommes timides qui, flottant dans les temps de trouble entre l'ordre
+légal et l'impulsion populaire, font sans cesse trop ou trop peu, et ne
+réussissent qu'à se compromettre; il se démit et se retira effrayé.
+Enfin, à l'insinuation du duc de Milan dont le roi de France avait
+demandé la médiation, il fut convenu que Gênes recevrait un lieutenant du
+gouverneur français, car, pour le gouverneur lui-même, on répugnait
+invinciblement à le revoir. Les causes de la haine qu'il avait inspirée
+ne sont pas marquées, mais l'historien de Boucicault, son successeur,
+accuse les premiers gouverneurs de Gênes de s'être fait haïr par une
+conduite imprudente envers les femmes; il est probable que cette
+accusation porte sur Caleville1.
+
+Le lieutenant de celui-ci fit donc l'office de gouverneur; mais il
+n'acquit aucune prépondérance. Des attentats particuliers troublèrent la
+ville et les campagnes et ne furent pas réprimés. On essaya plusieurs
+fois d'émouvoir la cité par le cri de vive le peuple; et enfin les
+habitants des vallées firent dans Gênes une irruption qui intimida le
+lieutenant. Il quitta le palais et alla se placer dans la forteresse de
+Castelletto. Les citoyens, assemblés afin de pourvoir à cette occurrence,
+rappelèrent de Franchi et proposèrent de le donner pour collègue au
+lieutenant français. De Franchi refusa cette autorité partagée; alors on
+le nomma seul; quelques voix lui décernaient le titre de doge; il
+s'obstina à n'accepter que celui de capitaine pour le roi. Cette
+nomination fut suivie de quelques jours de calme sans qu'on en fût mieux
+d'accord. De Franchi était cher aux classes inférieures; les populaires
+d'un ordre plus relevé se divisaient suivant la faveur qu'ils accordaient
+aux Adorno, aux Fregose, aux Guarco, aux Montaldo; les nobles voulaient
+un gouverneur qui vînt de France. De moment en moment, des querelles, de
+nouveaux désordres naissaient de la situation chancelante de l'autorité.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
+
+(1401) Un nouveau gouverneur français avait été nommé enfin, et, sur ces
+entrefaites, il était arrivé à Milan. Celui-ci, connu des Génois, avait
+déjà bien mérité de la république, et tous ceux qui s'accommodaient de la
+seigneurie du roi de France l'avaient désiré. C'était le brave maréchal
+Boucicault. Il avait combattu à la bataille de Nicopolis, perdue par les
+chrétiens contre les Turcs. Il fut au nombre des prisonniers avec le duc
+de Nevers, qui fut depuis le duc de Bourgogne. Les marchands génois et
+vénitiens avaient été employés à négocier et à solder la rançon de ces
+nobles captifs1. Boucicault, qui brûlait d'aller venger sa disgrâce dans
+de nouveaux combats contre les musulmans, avait profité d'une occasion
+qui s'en était offerte. En 1398, la république envoyait quelques forces à
+Constantinople pour secourir ses établissements de Péra et son allié
+l'empereur grec contre les efforts de Bajazet. Le roi de France fit armer
+à Gênes, à ses frais, deux galères pour concourir à cette expédition,
+Boucicault vint s'y embarquer avec quelques preux compagnons. Cette
+petite troupe de chevaliers se répandit sur les bords de l'Asie et y fit
+d'assez grands exploits. Au milieu de ces brillantes aventures,
+Boucicault apprit que Péra et les faubourgs de Constantinople étaient
+attaqués par les Turcs; il y conduisit ses braves; leur secours inattendu
+déconcerta les ennemis, Péra fut sauvé. Les nobles aventuriers
+protégèrent le pays un an entier. L'empereur vint alors en Occident
+implorer de plus grands secours, le maréchal le devança. C'est en ce
+moment que les Génois, mécontents de Caleville, et ne pouvant ni
+s'accorder entre eux pour se passer d'un modérateur étranger, ni
+d'ailleurs rompre le contrat fait avec le roi de France, pensèrent à
+demander Boucicault. Suivant les mémoires du maréchal, une délibération
+et une ambassade formelle sollicitèrent sa nomination; suivant les
+historiens du pays, ce fut après les premiers temps de son administration
+que deux ambassadeurs allèrent à Paris demander que son gouvernement fût
+déclaré à vie. Quoi qu'il en soit, à son arrivée on le reçut avec
+confiance et avec honneur.
+
+Boucicault s'était arrêté à Milan. Il avait pris le temps de se faire
+instruire de ce qui s'était passé à Gênes; il connaissait les choses et
+les hommes, il venait avec un plan arrêté et il conduisait près de mille
+hommes d'armes. Il en mit d'abord une partie à la solde de l'État et en
+forma les garnisons des forts.
+
+On était allé au-devant de lui à son entrée, et les personnages les plus
+impliqués dans les derniers troubles n'avaient pas hésité à paraître
+parmi ceux qui lui rendaient leurs respects. Mais dès le jour même il fit
+rappeler au palais Baptiste Boccanegra et Baptiste de Franchi. Ils furent
+arrêtés, une sentence rendue à l'instant par des juges français les
+déclara coupables de lèse-majesté pour avoir usurpé le titre et les
+fonctions de capitaines pour le roi. Sans leur donner le temps d'entrer
+en prison, ils furent conduits au supplice. Ils s'excusaient en vain sur
+la nécessité, sur leurs intentions; ils demandaient du moins le temps de
+pourvoir à leurs affaires et à leurs consciences. Avant la fin du jour,
+Boccanegra, moins heureux cette fois que lorsqu'il était condamné sous
+les yeux de Montaldo, eut la tête tranchée en présence du peuple effrayé
+de cette prompte rigueur. De Franchi, les mains liées, attendait le même
+sort. Les assistants émus de pitié, profitant de l'obscurité, se
+précipitèrent sur lui et le séparèrent de ses gardes; on lui jeta un
+manteau pour qu'il pût se perdre dans la foule. Il y eut des hommes
+prompts à couper ses liens et on le fit disparaître2.
+
+Bientôt fut publié un ordre sévère pour le désarmement de tous les
+citoyens de la ville et des vallées. Après ces premières mesures
+Boucicault fit proclamer une pleine amnistie d'où ne furent exclus que
+six gibelins et un guelfe. Avec l'abolition des délits commis, le
+gouverneur fit marcher une justice sans rémission pour les manquements
+nouveaux. Il ne confia point l'autorité répressive à un podestat italien;
+un Français, Pierre de Villeneuve, en remplit, sous un autre titre, les
+fonctions rigoureuses. Gênes n'était pas accoutumée à une fermeté si
+soutenue. L'habitude du pardon qui s'accordait à chaque mutation avait
+tellement enhardi à des désordres sans cesse renouvelés, que les
+amnisties en étaient décriées. Depuis peu de mois l'on venait de décréter
+que tout meurtrier qui aurait échappé à la peine ne pourrait, sous aucun
+prétexte de pardon ou d'innovation dans le régime, être dispensé de
+cinquante ans d'exil. Boucicault ne se tint pas à cette règle, et il
+pardonna tous les crimes antérieurs, en empêchant bien que cette grâce
+n'autorisât personne à de nouvelles violences. Tout méfait fut puni d'un
+prompt supplice. De nombreux exemples apprirent aux habitants si redoutés
+des vallées à s'abstenir de tout désordre. Un noble, qui avait cru
+pouvoir intervenir à main armée dans l'élection d'un prieur de couvent,
+paya de sa tête un abus de la force qu'il avait à peine considéré comme
+une témérité3.
+
+Dans les derniers mouvements les classes inférieures avaient revendiqué
+leur part dans l'administration des affaires communes. C'était à la
+faveur et par l'organe des corporations de métiers qu'avait éclaté cette
+prétention redoutable. Appuyée des mêmes institutions, la démocratie
+avait triomphée Florence, elle pouvait se remontrer à Gênes et prévaloir
+par la vigueur tumultueuse du peuple. Les aristocraties de fait et
+d'opinion qui circonvenaient le gouverneur ne craignaient rien tant, et
+lui-même n'était pas disposé à donner carrière aux entreprises
+populaires. A l'époque annuelle où les artisans changeaient leurs
+consuls, il défendit d'y procéder. On ne tint pas compte de son ordre,
+une élection eut lieu. Il fit emprisonner à l'instant les nouveaux
+officiers et les anciens qui les avaient fait nommer. Les corps de
+métiers furent taxés à une amende de 2,000 florins. Dès lors les réunions
+populaires furent interrompues, les confréries de pénitents n'osaient
+plus s'assembler dans les oratoires, même pour vaquer à leurs dévotions
+communes. A la place des consuls des métiers on érigea une magistrature
+nouvelle de deux nobles et de deux plébéiens qui présidèrent aux
+professions industrieuses. Les hommes de loi, les notaires, les médecins,
+avaient compté parmi les artisans; on les en sépara à cette occasion.
+Boucicault, encore agréable aux classes supérieures, commença dès ce
+moment à décliner, du moins dans l'affection du peuple. On se préoccupa
+des moindres circonstances qui portaient atteinte à cette ombre
+d'indépendance qu'on avait cru conserver sous un seigneur étranger. On
+murmura quand les fleurs de lis prirent place dans les armes de la
+république, et quand les actes publics qu'on rédigeait au nom du peuple
+ne se firent plus qu'au nom du roi.
+
+(1402) Le gouverneur ne tarda pas à faire rebâtir la citadelle élevée du
+Castelletto, qu'il rendit d'une force imposante. Il fortifia également la
+darse au bord de la mer; par là il tenait en respect la ville
+turbulente. Les forteresses de la Spezia et de Chiavari furent aussi
+édifiées. Il faut cependant rendre justice à son administration, il donna
+beaucoup de soins aux intérêts de la république. Il expédia des galères
+dans tous les établissements du Levant et de la mer Noire, à Chio, à
+Famagouste. Autour de lui il s'occupa à faire rentrer au domaine public
+les terres que l'usurpation en avait démembrées. Bientôt il ne restait
+plus à recouvrer que Monaco tenu par Louis Grimaldi, et la Pieve dans la
+vallée d'Arocia conservée par les Caretto. Il enleva Monaco et força
+Caretto à rendre la Pieve.
+
+En même temps il s'appliquait à décrier ces misérables distinctions de
+partis, occasions de tant de désordres et déjà si éloignées de leur
+origine et si dépouillées de motifs; car, disait-il aux Génois, comment
+les citoyens d'une même ville peuvent-ils être ennemis mortels, sans
+procès, sans intérêt de propriété de terrain, ou d'argent? Comment
+peuvent-ils se dire l'un à l'autre: «Tu es du lignage guelfe et je suis
+gibelin; nos devanciers se haïrent, ainsi ferons-nous?»
+
+Les mémoires du maréchal nous donnent une idée de la prospérité et de la
+richesse du pays. Peu d'années auparavant, au milieu des troubles nous
+aurions pu noter une promulgation de lois somptuaires dirigées
+spécialement contre le faste des vêtements, lois tristement motivées sur
+ce que la dépense des femmes éloignait la jeunesse du mariage; c'était
+un signe de détresse qu'une telle nouveauté dans une ville de grandes
+fortunes et d'un commerce extérieur qui y multipliait les objets des
+jouissances de luxe. Mais maintenant les dames avaient repris la soie et
+l'or, les perles et les pierreries de grande valeur. Quand Boucicault, se
+voyant solidement établi, appela auprès de lui sa femme Antoinette de
+Turenne, tous les Génois, en allant à sa rencontre, se vêtirent d'habits
+nouveaux à ses couleurs, depuis les artisans jusqu'aux grands, couverts
+de velours et de nobles draps. Les présents qu'elle reçut, les fêtes
+splendides qui célébrèrent sa bienvenue répondirent à ces magnificences.
+
+Les intérêts de la république au Levant exigeaient de plus en plus la
+vigilance; ils se compliquaient chaque jour. Les Turcs menaçaient
+toujours la colonie de Péra qu'ils regardaient comme le meilleur
+boulevard de Constantinople. C'est alors que Tamerlan parut. Instruit que
+les chrétiens étaient comme lui ennemis de Bajazet, il envoya aux Génois
+des encouragements et des présents4; ils y répondirent par des
+démonstrations assez vaines, ils arborèrent solennellement dans Péra le
+drapeau du conquérant tartare. Bientôt il les eut délivrés de Bajazet;
+mais le vainqueur ne fut pas moins redoutable qu'aurait pu l'être son
+captif; il ravagea Smyrne et Fochia, villes chrétiennes où les Génois
+avaient des colons. Les fils de Bajazet s'étaient sauvés à Gallipoli avec
+ses trésors et quarante mille hommes, débris de ses armées. Les vaisseaux
+chrétiens abordaient dans le port de cette ville. Dans la terreur commune
+les Turcs et les chrétiens y firent une sorte de paix précaire; les
+Génois y gagnèrent d'avoir leurs établissements garantis pour un temps5.
+
+Dans l'intervalle, l'empereur Manuel, celui que Boucicault avait défendu
+dans sa capitale et qui était venu mendier les secours de l'Occident,
+regagnait lentement le chemin de ses États; car il ignorait encore
+l'issue de la lutte des Tartares contre son redoutable ennemi. Après
+avoir parcouru l'Angleterre et la France, il parut à Gênes6. Le maréchal
+revit avec joie et reçut avec magnificence un prince qu'il avait protégé.
+On alla à sa rencontre, il entra sous le dais; les principaux des nobles
+et des citoyens lui servirent de cortège. Les plus belles femmes de Gênes
+vinrent orner les fêtes qui lui furent prodiguées. L'État lui fit présent
+de 3,000 florins, secours fort nécessaire à l'auguste voyageur: enfin,
+pour son assistance on promit l'envoi de trois galères armées. En
+secourant Constantinople, on avait en vue la défense de Péra.
+
+Dans ces entrefaites éclatait une autre nouveauté. Jacques de Lusignan,
+si longtemps prisonnier de la république, et dont elle avait favorisé
+l'accession au trône de Chypre, était mort. Sa couronne avait passé à son
+fils qui, né à Gênes durant la captivité de son père, en avait eu le nom
+de Janus. Les Génois croyaient avoir de grands droits à la reconnaissance
+de ce jeune prince. Il en jugeait autrement; ils possédaient toujours
+Famagouste dans son île, et il supportait impatiemment leur voisinage, et
+ce qui lui semblait une usurpation. Le roi entreprit d'employer la force.
+Sur ses démonstrations Antoine Grimaldi, chevalier de Saint-Jean de
+Jérusalem, fut envoyé de Gênes avec trois galères pour la défense de la
+place. Sa seule apparition mit en fuite l'armée de Janus; celui-ci
+n'échappa qu'avec peine. Grimaldi entra triomphant dans Famagouste, mais
+il fallait de nouveaux renforts; Boucicault déclara qu'il les conduirait
+lui-même. Dans son humeur chevaleresque un gouvernement politique et
+civil ne suffisait pas à son activité belliqueuse. Il voulait encore
+revoir ces contrées d'Orient où il avait combattu, et se retrouver aux
+prises avec les infidèles, tout en mettant à la raison le jeune roi de
+Chypre. Quand cette résolution fut connue, Janus se hâta d'expédier un
+négociateur à Gênes; mais ce fut vainement: le maréchal, laissant le
+gouvernement pendant son absence à Lavieuville, son lieutenant,
+s'embarqua et partit.
+
+A peine sa flotte avait atteint le golfe Adriatique qu'elle se vit
+veillée et en quelque sorte poursuivie par treize galères de Venise
+commandées par Carlo Zeno. Les derniers événements dans lesquels les deux
+républiques s'étaient trouvées en contact les avaient laissées en
+dispositions peu amicales, mais en paix et sans sujet de querelles.
+Boucicault, assez mécontent d'être ainsi épié, se tint sur ses gardes,
+déterminé néanmoins à ne point donner de prétexte à un commencement
+d'hostilités. Il toucha sans crainte au port de Modon qui dépendait des
+Vénitiens. Les galères de Zeno se rapprochèrent aussitôt et entrèrent
+dans le port aussi promptement que les Génois. L'empereur Manuel, qui se
+savait enfin délivré de Bajazet, se rendait dans ce même port pour se
+faire conduire à Constantinople. Boucicault lui donnant quatre galères,
+Zeno voulut en fournir quatre des siennes. Boucicault affecta de
+témoigner de la satisfaction de ce concours dans une assistance
+honorable. Il demanda au Vénitien de concourir de même à d'autres
+expéditions; il se rendait à Rhodes où il espérait trouver l'assurance de
+n'avoir point de guerre à faire en Chypre, et, libre de ce soin, il
+proposait que les deux flottes allassent en commun porter la guerre aux
+Sarrasins au profit de la chrétienté. Zeno annonça que pareillement il
+allait à Rhodes et que là il ferait réponse. Parvenu dans cette île, il
+s'excusa sur ce que n'ayant pas d'instruction de sa république, il ne
+pouvait se permettre aucune entreprise.
+
+Le grand maître de Rhodes s'était entremis pour négocier la paix avec le
+roi de Chypre; mais les réponses décisives se faisaient attendre.
+L'impatient Boucicault demanda quelle place des infidèles on pouvait
+aller attaquer pour ne pas rester oisifs. On lui indiqua Escandalour dans
+le golfe de Satalie7. Cette place était occupée par un seigneur mahométan
+qui, se voyant assiégé, demanda d'abord ce qu'il avait fait aux Français
+et aux Génois pour être traité par eux en ennemi. On s'empara du port et
+de la ville basse qui le bordait. On pilla et l'on incendia les vaisseaux
+et les magasins. On renversa à grands coups de lance les défenseurs qui
+se présentèrent en campagne, on ravagea les faubourgs et les jardins qui
+leur servaient de refuge. Boucicault eut le plaisir de donner l'ordre de
+chevalerie sur le champ de bataille à des Français et à des Génois; mais
+la ville tenait: on n'avait rien de ce qu'il fallait pour la réduire, et
+rien à en faire quand on l'aurait conquise. Le Sarrasin négocia et offrit
+de marcher comme auxiliaire contre le roi de Chypre; il fit valoir les
+secours que son pays pouvait offrir; enfin il eut l'habileté de renvoyer
+à Rhodes le maréchal et ses chevaliers. Ce n'avait été pour Boucicault
+qu'un passe-temps de quinze jours.
+
+Cependant le traité avec Janus avait été conduit à sa fin. Le roi paya
+les frais de la guerre. Boucicault ne resta que quatre jours en Chypre,
+pressé de retourner au combat contre des infidèles. Janus fit partir deux
+galères avec la flotte génoise; mais l'une des deux déserta dès le
+premier jour. Tout ce qui pouvait être utile à la république était obtenu
+par la paix de Chypre, et sur la flotte on ne demandait plus qu'à
+regagner Gênes; mais Boucicault ne calculait pas ainsi, il ne voulait
+pas retourner sans batailler. Il se fit conduire à Tripoli, il y débarqua
+et y prodigua des exploits inutiles. S'il ne surprit pas la ville, il se
+persuada que la faute en était aux Vénitiens qui avaient eu la perfidie
+d'avertir les Mores de sa venue. De là il alla sur la côte de Syrie,
+insultant les villes du bord de la mer, ravageant, brûlant ce qu'il
+pouvait atteindre, et laissant partout des marques d'une bravoure exercée
+sans motif et sans fruit. Il s'obstinait à se porter sur Alexandrie; le
+vent l'en écarta ou plutôt la mauvaise volonté et la prudence de ses
+pilotes. La saison des tempêtes approchait, les maladies se faisaient
+craindre: on obtint enfin l'ordre de retourner en Occident, on regagna
+l'Adriatique; neuf galères génoises étaient renforcées d'une de Chio et
+d'une de Rhodes. Alors se présentèrent les treize galères vénitiennes
+toujours à la poursuite. Le rivage de Modon, à cette apparition, se
+couvrit d'hommes armés. Deux grands vaisseaux à bords relevés chargés de
+combattants stipendiaires se détachèrent du port et vinrent joindre les
+Vénitiens. Boucicault doutait encore que cet appareil fût destiné à
+l'attaquer. Les Génois l'avertirent qu'il était temps de se préparer au
+combat. Il l'attendit, mais ce ne fut pas longtemps. Les Vénitiens
+assaillirent avec vigueur. Les deux grands navires vinrent presser la
+galère du maréchal; elle ne fut dégagée qu'à force de bravoure. Quand,
+après une sanglante mêlée de plusieurs heures, les deux flottes se
+séparèrent, celle de Venise emmena avec elle à Modon trois galères
+génoises, et laissa Boucicault se glorifier d'avoir gardé le champ de
+bataille.
+
+On se demanda pour quelle cause les deux républiques étaient ainsi
+entrées en guerre. Les Vénitiens se justifiaient de leur agression en
+exposant leurs griefs. Quand ils avaient vu Boucicault parcourir leurs
+rivages et s'approcher de leurs établissements, ils avaient dû faire
+surveiller sa marche. Il avait semé dans le Levant des accusations
+odieuses; il avait pris un de leurs bâtiments sans provocation. A Barut8
+leurs marchandises avaient été pillées. Le maréchal répondait que dans
+une ville ennemie on avait profité des droits de la guerre, qu'il aurait
+fait respecter ou rendre les propriétés des Vénitiens si quelqu'un
+s'était présenté à Barut pour les réclamer. Il avait pris, mais remis en
+liberté un bâtiment, et il aurait pu le retenir, car ce navire était
+expédié en Syrie pour avertir de sa venue et pour faire mettre les
+Sarrasins en défense contre lui, ainsi qu'on l'avait fait à Tripoli. Le
+bon maréchal traitait une telle démarche de perfidie énorme entre
+chrétiens, et cependant si ces chrétiens avaient les produits de leur
+commerce compromis dans une ville menacée d'une invasion imprévue, la
+sollicitude pour les sauver était aussi légitime que raisonnable.
+
+Quoi qu'il en soit, Boucicault de retour à Gênes voulait employer toutes
+les forces de la république pour pousser une guerre où son amour-propre
+et ses ressentiments personnels étaient engagés. Il ordonna à ses Génois
+d'arrêter les navires vénitiens partout où ils les rencontreraient. Mais
+Gênes semble avoir mis peu de zèle à soutenir cette lutte dispendieuse et
+inattendue. Les Vénitiens s'étaient adressés à la cour de France pour
+s'expliquer et pour accommoder le différend. Les chevaliers français,
+faits prisonniers sur les trois galères capturées, ennuyés de leur
+captivité, écrivaient, à Gênes au maréchal, et à Paris à toute la cour de
+France, de ne pas prolonger leur captivité par des résolutions violentes.
+Boucicault reçut du roi l'ordre de ne faire ni de ne permettre aucune
+hostilité nouvelle et de se prêter à la pacification des deux peuples. Un
+ambassadeur ou syndic de Gênes fut envoyé à Venise, et, après quelques
+semaines de négociations, la paix fut proclamée et les prisonniers
+délivrés. Alors Boucicault fit partir pour Venise un héraut chargé de ses
+lettres écrites non par le gouverneur de Gênes, mais par le chevalier et
+le maréchal de France. Il déclarait qu'il s'était abstenu de mettre
+obstacle à la paix que les Génois avaient traitée en ce qui les
+concernait, mais que de sa personne il restait ennemi des Vénitiens et
+leur demandait raison de leurs actes et de leurs mensonges. Il défiait en
+combat singulier le doge et Charles Zeno. Il offrait pour cette rencontre
+les conditions les plus variées; ou corps à corps, ou lui cinquième
+contre six Vénitiens, dixième contre douze, quinzième contre dix-huit,
+vingt-cinquième contre trente; ou bien, comme il faut présenter des armes
+égales à ses adversaires, il proposait la bataille sur mer, galère contre
+galère. Ces défis étaient faits sous la seule réserve que les champions
+des ennemis seraient exclusivement Vénitiens, ceux du maréchal seraient
+Français ou Génois.
+
+Il fut extrêmement blessé quand son héraut revint de Venise sans lui
+rapporter aucune réponse. Dans sa colère il donna commission encore à
+quelques armateurs de courir sur les Vénitiens à son profit et sous sa
+responsabilité; mais il eut bientôt d'autres embarras et d'autres
+ennemis.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
+
+Pendant le voyage de Boucicault, la tranquillité de Gênes n'avait pas été
+parfaite. Le lieutenant n'avait pas obtenu le respect et l'obéissance
+réservés à la personne et à l'autorité du gouverneur. D'anciens
+mécontents s'étaient remontrés. Ils étaient probablement envoyés par les
+Visconti, pour qui la souveraineté de Gênes était sans cesse un objet
+d'envie. On voit nommés à la tête ou à la suite des insurrections, des
+Doria, des Lomellini, des Mari. Leurs incursions mettaient la frayeur
+parmi les citadins dans leurs maisons des champs; quant aux habitants
+des campagnes, ils s'exposaient pour favoriser les bannis et leur
+donnaient asile. Plusieurs populations avaient pris les armes, et ce qui
+était le plus fâcheux, elles avaient protesté que l'impossibilité de
+satisfaire aux impositions dont on les accablait les poussait à la
+révolte. Leurs magistrats locaux qui essayaient de les remettre dans
+l'ordre furent plus d'une fois leurs premières victimes. Les forces
+envoyées contre eux ne remportaient pas toujours la victoire.
+Le gouvernement français de Gênes penchait évidemment pour les guelfes,
+et c'était une des principales causes qui lui aliénaient le plus grand
+nombre. Il montrait cette disposition dans les moindres choses. Il
+faisait effacer minutieusement les aigles que les gibelins modernes
+avaient reprises pour emblème, symbole qui assurément n'impliquait plus
+un appel à la puissance impériale, mais cette partialité éclatait avec
+d'autres conséquences dans les affaires du dehors et multipliait les
+difficultés et les ennemis.
+
+Chaque jour Boucicault devenait moins agréable aux Génois. Déjà pour
+faire haïr ce gouvernement, il eût suffi qu'il fût devenu dispendieux, et
+il l'était excessivement. Les augmentations que le salaire du gouverneur
+avait subies en étaient le moindre article. Suivant le traité primitif,
+8,500 livres lui étaient assignées, comme autrefois aux doges; mais, dit
+un historien, les livres étaient devenues des écus. Comme les doges il
+devait payer sur son traitement celui de ses officiers: la république
+fut successivement forcée de soudoyer un nombreux état-major et une foule
+de stipendiés. Les armements de Chypre avaient exigé beaucoup d'argent;
+on n'en put faire qu'à force de taxes. Le génie fiscal s'épuisa à en
+inventer. Il en fut établi de nouvelles non-seulement sur les
+consommations de viande, de poisson, de bois, sur les chevaux, sur
+l'usage des perles, mais même sur les actes publics; car les droits
+d'enregistrement ne sont pas d'une invention moderne, et ce sont là les
+institutions qui ne s'abrogent jamais. On mit même un impôt sur le
+salaire des gens de mer; plusieurs de ces taxes s'étendaient sur les
+campagnes, et elles suffisaient pour en soulever les habitants, ce qui se
+répéta à plusieurs reprises.
+
+D'autre part, la Corse était révoltée. Gênes régissait cette île par des
+magistrats qui s'y érigeaient en vice-rois. Boucicault fit bien ordonner
+qu'aucun gouverneur ne pourrait y rester en place plus de cinq ans; mais
+la précaution fut insuffisante. Dès leur arrivée, oppresseurs, par
+système, des naturels réputés sujets, jaloux des autres Génois puissants
+possessionnés dans l'île, accoutumés à se défaire violemment des hommes
+qui leur étaient suspects après les avoir attirés par des invitations
+perfides, ces administrateurs superbes ne firent que des ennemis à leur
+patrie. Les factions et les révolutions qui l'agitaient elle-même mirent
+la Corse en feu et la tinrent dans une longue anarchie dont Boucicault ne
+vit pas la fin.
+
+Les mêmes semences de division pénétrèrent jusqu'au Levant, dans ces
+colonies où les exploits du maréchal et son zèle valeureux, si ce n'est
+éclairé, avaient dû lui faire des partisans. L'île de Scio se révolta:
+elle était gouvernée par un délégué de la république, tandis que le
+domaine en appartenait, comme on sait, aux actionnaires cessionnaires de
+l'État. Nous trouvons à Gênes des Giustiniani parmi les compétiteurs du
+pouvoir que le régime français avait déshérités. C'est à Scio qu'éclata
+leur malveillance quand la fortune de Boucicault parut chanceler. Ils
+soulevèrent la population de l'île au nom de saint George et du peuple.
+On chassa le podestat venu de Gênes, on désarma la garnison, on organisa
+des forces sous prétexte de se mettre en défense. On ne négligea pas de
+s'emparer des objets trouvés sur les vaisseaux de Gênes. A cette nouvelle
+Boucicault fit arrêter tous les parents des habitants de Scio. Il envoya
+contre l'île Conrad Doria avec trois galères et trois vaisseaux; mais
+l'amiral, dans ses vues personnelles, pensait plus à la pacification qu'à
+la vengeance. Après quelques démonstrations, il se mit bientôt d'accord
+avec ses compatriotes; l'ordre fut rétabli; quelques chefs de
+l'insurrection se laissèrent exiler; l'île parut rentrer sous la
+domination du gouvernement français de Gênes, et en attendre patiemment
+la fin qui devenait imminente.
+
+(1405) Dans l'intervalle Boucicault avait eu le malheur de se livrer à
+une grande entreprise, il avait voulu forcer les Génois dans leurs
+opinions religieuses. La France, pendant le grand schisme, n'avait pas le
+même pape qu'eux, le gouverneur s'obstina à leur faire abjurer le leur
+pour prendre le sien.
+
+L'obligation de se ranger à l'obédience du pape d'Avignon et de renoncer
+à celle du pape de Rome eût suffi pour empêcher Gênes de se soumettre à
+la seigneurie de Charles VI; mais une parfaite liberté avait été
+stipulée à cet égard. Les Français pouvaient d'autant plus facilement
+laisser Gênes à son indépendance sur ce point qu'eux-mêmes au moment du
+traité tenaient médiocrement à leur pontife. Ils avaient adhéré aux
+successeurs de ce Clément que les cardinaux, effrayés de leur ouvrage,
+avaient essayé de substituer au farouche archevêque de Bari. Fatigué
+cependant de la longueur du schisme quand cette tiare était passée à
+Pierre de Luna, sous le nom de Benoît XIII, le clergé de France n'avait
+voulu le reconnaître que sous la promesse de travailler à la paix de
+l'Église. Mais Benoît, le plus opiniâtre et le plus hautain des
+Aragonais, se conduisit dans un sens diamétralement opposé à ses
+promesses. On lui adressa vainement des remontrances et des sommations
+suivies de la suspension de toute obédience. A ces mesures il répondit
+par des démonstrations si hostiles qu'on fit marcher des troupes pour
+s'emparer de sa personne; Boucicault, avant d'être gouverneur de Gênes,
+avait commandé cette bizarre expédition. Il avait assiégé dans le château
+d'Avignon le pape réfractaire; il l'avait forcé à capituler. Benoît
+avait promis de se démettre quand son compétiteur en ferait autant. Dans
+cette attente il était resté en un état voisin de la captivité; mais
+enfin échappé à ses gardiens par la connivence du duc d'Orléans, frère du
+roi, il avait repris avec sa liberté toute sa hauteur, et les Français
+s'étaient remis d'eux-mêmes sous son joug sacré.
+
+Le maréchal avisa qu'il importait à sa conscience et à son autorité de
+faire reconnaître par les Génois, son ancien prisonnier pour le véritable
+souverain pontife. Avec toute l'Italie ils avaient tenu pour le pape de
+Rome dès le commencement. Urbain, venu à Gênes, y traînant ses cardinaux
+enchaînés, les faisant pendre dans sa demeure. Urbain, dégoûtant, par ses
+violences, les fidèles les plus dévoués et repartant haï, n'en avait pas
+moins été le seul vicaire de Jésus-Christ. Sa légitimité n'était pas de
+celles que les Génois eussent jamais pu mettre en doute: elle avait
+passé à ses successeurs. C'est contre ces dispositions que Boucicault
+essaya son autorité. Le pape de Rome venait de répondre par un refus aux
+ambassadeurs français qui étaient allés l'exhorter à se démettre.
+Boucicault saisit cette occasion pour inviter les Génois à rejeter un
+pontife qui résistait aux volontés du roi leur seigneur1. Il assembla les
+citoyens non en parlement public, mais devant lui par familles et par
+quartiers, et leur demanda de choisir entre les deux papes. Ils se
+contentèrent de référer ce choix à la discrétion de leur gouverneur; et
+avec les sentiments connus de l'immense majorité parmi eux dans une
+matière qui touchait de si près leur conscience timorée, cette réponse
+est une lâcheté qui fait foi de la dépendance où ils se sentaient.
+Boucicault fut prompt à s'en prévaloir. Deux hommes seuls entrèrent dans
+ses conseils; l'un fut Baptiste Lomellini, l'autre le cardinal Louis
+Fieschi, qui se laissa retrancher du sacré collège de Rome, pour devenir
+cardinal du collège d'Avignon. Par ses intrigues il arracha au clergé de
+Gênes la reconnaissance de Benoît, elle ne fut pas plus unanime que
+sincère: plusieurs prêtres s'exilèrent à cette occasion. Benoît, jaloux
+de se montrer aux régions qui venaient de se soumettre à lui et qui
+ouvraient à son ambition le chemin de Rome, passa de la Provence à Nice
+et à Savone qui l'avait reconnu plus librement et plus promptement que
+Gênes. Enfin il se rendit dans cette dernière ville: Boucicault le reçut
+avec magnificence. Rien de ce qu'il peut y avoir d'officiel ne fut
+négligé. Le clergé marcha l'archevêque à la tête; les fonctionnaires n'y
+manquèrent pas. On étala de riches livrées; on ordonna aux familles en
+deuil de changer d'habits ou de se renfermer; par ordre, les travaux
+furent suspendus trois jours. Mais parmi ceux que leur devoir n'obligeait
+pas à paraître, peu se pressèrent sur les pas du pontife. De tous les
+papes qui avaient visité Gênes aucun n'avait moins attiré de fidèles ou
+de curieux. Les femmes comme les hommes s'écartaient pour se soustraire à
+la bénédiction que leur départait un pape qu'ils ne pouvaient croire
+légitime. Cependant il occupait le Castelletto et il se faisait garder
+par ses propres soldats. Une galerie couverte y joignait pour son usage
+l'église et le couvent de Saint-François; là, il régnait et déployait
+une magnificence bizarre. Il annonçait son voyage à Rome, il allait y
+prendre sa place; s'il fallait y employer la force, il était décidé à en
+user, et il comptait sur l'assistance des Génois.
+
+(1407) Cependant on annonçait que la paix de l'Eglise allait se conclure.
+Les deux papes devaient se démettre; mais, de peur d'être trompé, chacun
+ne voulait faire le sacrifice qu'en présence de son rival et en même
+temps que lui. Le rendez-vous fut pris à Savone. Des envoyés du roi de
+France s'y rendirent pour être témoins de ce grand acte (1408); mais
+Grégoire, le compétiteur de Benoît, manqua à la réunion convenue: il ne
+pouvait, disait-il, être en sûreté dans une ville maritime ouverte aux
+forces d'un gouverneur fauteur de son adversaire. Benoît revint à Gênes
+et se prépara à y célébrer avec toute la pompe pontificale la fête de
+l'Ascension; mais, au moment de la cérémonie, l'archevêque avait pris la
+fuite, désertant sa cathédrale et son diocèse pour rompre toute
+communication avec un pape schismatique qu'il s'accusait d'avoir reconnu.
+Cet incident augmenta l'aliénation publique, et c'est gratuitement que
+Boucicault l'avait provoquée en s'obstinant en faveur de Benoît; car,
+tandis que celui-ci s'était rendu à Porto-Venere, prétextant qu'il
+voulait se rapprocher de son compétiteur, on apprit qu'à Paris la cour de
+France et l'université avaient déclaré que le royaume cessait de le
+reconnaître et surtout de lui en payer aucun tribut; cette même fête de
+l'Ascension était le terme auquel il avait été déclaré qu'on rétracterait
+toute obédience si les prétendants à la tiare n'avaient donné la paix à
+l'Eglise. Le terme passé, la France tenait rigoureusement parole. Benoît,
+enflammé de courroux à cette nouvelle, excommunia les conseillers du roi,
+mit le royaume en interdit, et, ne pouvant rester désormais sur le
+territoire de Gênes, il s'enfuit de Porto-Venere; il se fit conduire à
+Barcelone, où, reconnu par le seul roi d'Aragon, il se cantonna contre
+tout le reste de la chrétienté. Ses cardinaux l'avaient abandonné pour se
+réunir à ceux qui désertaient de même la cour du pape Grégoire. Un
+concile général fut indiqué à Pise pour y aviser à ce qu'on devait faire.
+
+Telle était cependant l'animosité que ces tristes divisions semaient chez
+un peuple dévot, ou telle était déjà la haine que l'administration du
+gouvernement faisait reporter au nom français, qu'à Voltri, à quatre
+lieues de Gênes, le passage des prélats de France qui se rendaient au
+concile fut l'occasion d'une émeute violente. Une insignifiante querelle
+d'un artisan et d'un officier du cardinal de Bar, fils du duc de
+Lorraine, y donna naissance. L'archevêque de Reims, qui ne se présentait
+au peuple que pour le calmer, fut indignement massacré. Le magistrat de
+la ville, délégué de Boucicault, partagea le même sort pour avoir
+interposé son autorité. Le peuple forçait les portes pour mettre à mort
+le cardinal de Lorraine et les autres prélats; ils se sauvèrent par une
+prompte fuite: poursuivis de village en village au son du tocsin, ils ne
+furent en sûreté que lorsque Boucicault, averti de ce tumulte, eut pu
+conduire une forte escorte au-devant d'eux et les eut recueillis.
+
+Mais ce n'est pas la querelle des papes qui seule compromit le maréchal,
+perdu dans les détours de la politique italienne, poussé par l'ambition
+et aveuglé par un esprit chevaleresque si peu assorti aux moeurs de ce
+pays. Il soutenait contre les Vénitiens François de Carrara, le seigneur
+de Padoue; et de toutes ses alliances celle-ci eût été la moins
+désagréable aux Génois, si l'assistance n'eût été prêtée avec leur
+argent, et si le succès eût répondu aux efforts. Carrara, vaincu, alla
+périr avec sa famille dans les prisons de Venise.
+
+Les relations du maréchal avec les Visconti furent plus compliquées.
+Gabriel-Marie était un fils naturel du duc Galéas. La seigneurie de Pise
+lui avait été laissée pour apanage, car cette malheureuse république
+gibeline était tombée sous des usurpateurs qui l'avaient vendue et
+revendue. Elle supportait impatiemment ce joug honteux, et Gabriel
+n'était pas en situation de vaincre leur résistance; il était encore
+moins en force pour les défendre contre l'agression des Florentins qui
+s'étaient promis la conquête et l'assujettissement de leurs voisins, sans
+autre motif que le droit de convenance. Gabriel vint implorer
+l'assistance de Boucicault, et, pour mieux se l'assurer, il se déclara
+vassal du roi et requit l'appui de son suzerain. Il remit dès ce moment
+la ville de Livourne entre les mains du maréchal, sous la condition
+patente de le garantir contre les entreprises des Florentins et
+probablement avec la clause secrète de le garder contre les efforts de
+ses Pisans. Bientôt ceux-ci, las de supporter un petit tyran incapable de
+les sauver, se soulevèrent et le chassèrent. Il recourut à Boucicault. Le
+maréchal manda des députés pisans et les exhorta à rappeler leur
+seigneur. Sur leurs refus opiniâtres il menaçait de l'animadversion du
+roi encourue pour le traitement qu'ils faisaient à un de ses vassaux. Ce
+reproche conduisit à une ouverture qui eût détourné la menace; les
+Pisans proposèrent de se donner eux-mêmes au roi de France sans aucune
+intervention de Gabriel. Boucicault fut flatté de l'espérance de cette
+acquisition, mais elle ne put s'accomplir. Les Pisans voulaient la
+protection des Français et non leur domination; ils voulaient que la
+forteresse qui tenait leur ville en échec, et que Gabriel possédait
+encore, leur fût remise pour la raser; Boucicault prétendait l'avoir;
+sans elle son gouvernement eût été imaginaire. Tout fut rompu. Pour
+vaincre cette obstination, le maréchal parut prêt à employer la force
+ouverte. Les Florentins profitèrent de la circonstance. Ils achetèrent
+les droits de Gabriel. Boucicault, désespérant de faire les Pisans sujets
+de la France, favorisa cette odieuse négociation qui devait donner pour
+tyran à des républicains une république au lieu d'un seigneur et qui
+mettait un peuple gibelin sous le joug d'un peuple guelfe. Les Pisans
+avertis essayèrent de parer le coup en déférant la seigneurie de leur
+ville au duc de Bourgogne. Boucicault reçut l'ordre de protéger ce nouvel
+arrangement et de s'opposer aux entreprises des Florentins. Étonné et
+contrarié, il prit sur lui de ne pas se tenir à ces ordres. Il était
+accoutumé à se regarder comme un arbitre presque indépendant dans le
+gouvernement de Gênes et dans la part qu'il prenait aux affaires
+d'Italie. L'anarchie, qui déjà se faisait sentir en France et qui bientôt
+y régna, le sauva du compte rigoureux qu'il eût dû rendre de sa
+désobéissance. Quoi qu'il en soit la vente aux Florentins était
+consommée. Boucicault y avait apposé son consentement à condition que
+Livourne ne sortirait pas de ses mains, et avec cette clause
+extraordinaire que les Florentins ne feraient de commerce maritime que
+sous le pavillon et par l'entremise des Génois; ceux-ci pouvaient du
+moins savoir gré à leur gouverneur des stipulations qu'il faisait dans
+leur intérêt mercantile. Le maréchal soumettait surtout les Florentins à
+renoncer au pape de Rome, à reconnaître celui qu'adoptait la France et à
+le faire reconnaître par leurs nouveaux sujets les Pisans, car ces
+événements se passaient avant le temps où les deux papes furent également
+désavoués et où dans cette même ville de Pise, leurs cardinaux réunis en
+élurent un troisième. Enfin les Florentins faisaient hommage pour leur
+possession de Pise au roi de France. Sur ces accords la forteresse pisane
+leur fut livrée. Alors l'indignation et le désespoir doublèrent les
+forces des malheureux Pisans; ils surprirent cette citadelle qui devait
+les faire plier sous le joug, les Florentins furent chassés; cependant
+ils revinrent bientôt attaquer la ville par terre et par mer. Boucicault,
+pour les y aider, entraîna à sa suite toutes les forces de la république
+de Gênes, assistance détestée comme odieuse par le plus grand nombre des
+citoyens: mais les guelfes triomphaient, et quand, après un long siège,
+les malheureux Pisans, trahis à prix d'argent par Gambacorti qu'ils
+avaient appelé pour capitaine, virent leurs portes ouvertes à leurs
+tyrans, deux nobles génois, Jean-Luc Fieschi et Cosme Grimaldi,
+commandaient l'un la flotte, et l'autre la gendarmerie des Florentins
+vainqueurs.
+
+Livourne restait à Boucicault, il voulut bien remettre cette possession
+aux Génois; il eut soin seulement de se faire payer par eux 26,000
+ducats, somme à laquelle il affirma par serment que se montait la dépense
+qu'il avait faite pour garder et pour réparer la place.
+
+Gênes lui dut en même temps une acquisition plus solide. Sarzana avait
+appartenu comme Pise à Gabriel Visconti et les Florentins voulaient
+joindre cette ville à leurs possessions. Gabriel était sans ressources
+pour payer les capitaines qui en tenaient les forts en son nom. Les
+habitants obtinrent de lui la permission de disposer d'eux-mêmes. Ils en
+usèrent pour adhérer à la république de Gênes en se rangeant par là sous
+la seigneurie du roi de France. Les Génois s'empressèrent de faciliter
+cette incorporation. Pour la terminer il fallut racheter les forts des
+mains de leurs gardiens. Gênes non-seulement leur paya les arrérages de
+leur solde, mais acheta d'eux les munitions qui se trouvèrent dans les
+forteresses.
+
+Gabriel, ce lâche vendeur de villes, réfugié en Lombardie, avait
+entrepris d'enlever la citadelle de Milan au frère qui l'avait recueilli.
+On lui avait fait grâce de la vie en le reléguant à Asti où les officiers
+du duc d'Orléans, seigneur de cette ville, auraient répondu de sa
+conduite; mais il échappa à cette surveillance, et se jeta dans les bras
+de Facino Cane, devenu usurpateur d'Alexandrie et ennemi des deux
+Visconti de Milan et de Pavie. Après quelque séjour chez lui, Gabriel
+témoigna le désir de venir vivre auprès de Boucicault. Sa précédente
+demeure chez un ennemi acharné de Gênes et du maréchal le rendait
+suspect; il obtint cependant un sauf-conduit; mais si une telle
+sauvegarde promettait l'hospitalité, elle ne devait pas s'étendre jusqu'à
+mettre à l'abri celui qui venait tramer de nouvelles intrigues. Après
+quelques mois Gabriel se fit soupçonner d'un projet d'assassinat sur la
+personne du gouverneur, et du dessein de livrer Gênes au tyran
+d'Alexandrie. Une menace imprudente échappée à Thomas Malaspina, qui, au
+dehors, était impliqué dans la conjuration, mit sur la voie. Un piège fut
+tendu à un messager que lui adressait Gabriel. Les lettres de celui-ci
+furent arrêtées et lues. C'était un complot gibelin, il ne put le nier:
+il eut la tête tranchée. C'est la relation du biographe de Boucicault.
+Les écrivains génois, qui parlent d'une manière moins assurée des preuves
+de la conspiration, nous apprennent que le maréchal insista sur ce que la
+confiscation du condamné appartenait au roi de France et qu'elle
+produisit une grande somme d'argent. Un autre va jusqu'à dire, suivant un
+bruit répandu, que Gabriel n'aurait pas subi la mort, s'il n'avait eu à
+toucher 80,000 florins que le maréchal s'était chargé de lui compter à la
+décharge des Florentins, sur le marché de Pise. Cette imputation est
+certainement calomnieuse; mais il y a des traces de quelques transactions
+pécuniaires dans lesquelles le maréchal est impliqué et dont
+l'explication est assez obscure. Il dispose de Livourne comme de son bien
+et en exige une indemnité. Il avait payé pour le roi de Chypre, quand
+celui-ci s'était soumis à compter 30,000 ducats aux Génois pour les frais
+de la guerre et qu'il avait donné ses joyaux en nantissement. Boucicault,
+suivant un document émané de lui, avait fourni l'argent pour faire
+racheter ses gages. Le prieur de Toulouse, de l'ordre des chevaliers de
+Rhodes, son grand confident, avait paru dans cette affaire. Or, suivant
+la même pièce originale, le maréchal proposait à ce même roi de Chypre de
+s'associer dans une expédition contre Alexandrie dont les préparatifs se
+feraient à Gênes. On ferait crédit au roi pour une partie de son
+contingent de la dépense, mais il devait envoyer immédiatement 40,000
+ducats; et, s'il n'avait pas cet argent prêt, c'est encore le prieur de
+Toulouse que le maréchal lui indique comme l'homme à ressources qui les
+lui fera trouver.
+
+Mais, sans pénétrer dans ces arrangements mystérieux, il faut admirer du
+moins comment Boucicault s'était fait tant d'opulence, ou à quel point il
+disposait des ressources qu'il tirait ou empruntait de Gênes. Ce projet
+de conquérir Alexandrie avec le roi de Chypre à frais et à profits
+communs roulait sur un budget dont la dépense détaillée devait se monter
+à 132,000 florins; et le maréchal, en se soumettant à en fournir une
+moitié, offrait de souffrir l'avance d'une portion de l'autre. Le roi de
+Chypre ne fut pas disposé à se livrer à cette périlleuse spéculation;
+mais une autre expédition inutile, coûteuse, contraire à l'inclination
+des Génois, prit la place de ce dessein. Avant l'exclusion donnée aux
+deux papes rivaux, le roi de Naples, Ladislas, marcha sous prétexte
+d'appuyer la cause de Grégoire XII, le successeur d'Innocent. Boucicault
+se chargea, au nom de Benoît, d'aller lui défendre l'entrée de Rome. Il
+partit avec huit galères et trois vaisseaux, et un grand nombre de
+combattants français et génois. Mais la tempête le retint, Ladislas fut
+reçu dans Rome; l'armement fut en pure perte.
+
+Le maréchal fit encore un nouvel emploi, qui fut le dernier, de ses
+richesses et de celles dont il disposait. A force d'emprunts il eut à sa
+solde personnelle cinq mille cinq cents gendarmes et six mille
+fantassins. Il les cantonna vers Gavi et Novi, et, avec cette force, il
+entreprit de se faire l'arbitre de la Lombardie. Des deux frères
+Visconti, Jean-Marie régnait à Milan, Philippe-Marie à Pavie: frères
+divisés, dont les États étaient déchirés par les factions. Boucicault
+offrit sa médiation appuyée de ses armes. Il fut appelé à Milan, où le
+titre de gouverneur devait lui être déféré. Rien ne lui annonçait qu'il y
+eût du péril à répondre à cet appel. Sans inconvénient il s'était absenté
+de Gênes plusieurs fois pour passer en France, et d'abord pour aller à la
+guerre de Chypre. Il ne devait pas craindre de soulèvement pour quelques
+excursions en Lombardie et en présence de ses nouvelles forces.
+
+(1409) Mais ces Génois, qui avaient fléchi devant leur gouverneur et
+gardé si longtemps le silence, qui récemment encore n'avaient osé se
+refuser à ses emprunts, à cause de cela même peut-être, avaient épuisé
+leur patience. Ils murmuraient publiquement. La partialité pour les
+nobles guelfes était impopulaire auprès des classes les plus nombreuses.
+Pour toutes, tant d'entreprises militaires et politiques qui
+compromettaient la république pour la seule fantaisie chevaleresque de ce
+Français ou pour ses intérêts privés, tant de dépenses inutiles, tant
+d'argent arraché, ou d'autorité, ou par une sorte de contrainte morale,
+ne pouvaient plus se supporter. Gênes, disait-on, se fondait dans une
+consomption visible. Ces mécontentements, recueillis et fomentés par
+l'intrigue, attirèrent des ennemis prompts à les appuyer. Ce furent
+Facino Cane et Théodore, marquis de Montferrat, le dernier excité par
+Baptiste de Franchi, celui à qui Boucicault avait fait voir la mort de si
+près. Après le départ du maréchal pour Milan, ils se liguèrent pour lui
+fermer le retour. Ils mirent en campagne deux mille six cents chevaux et
+quatre mille huit cents fantassins, et parurent dans les deux vallées de
+Gênes et sous les murs de la ville. Boucicault en avait laissé le
+commandement à Cholletton2, son lieutenant, assisté de quatre capitaines
+génois; mais, dès l'approche de l'ennemi, leur autorité fut décriée dans
+l'intérieur. Gibelins et guelfes, nobles et bourgeois, tous proclamèrent
+unanimement que Boucicault n'était plus reconnu pour gouverneur. Le
+lieutenant, sans forces pour résister, sortit du palais pour se retirer
+dans la citadelle de Castelletto. Quelques citoyens notables croyaient
+devoir encore l'accompagner et protéger sa marche; mais le peuple des
+campagnes s'était déjà répandu dans la ville. Assailli par des hommes
+dont il avait condamné la famille, le lieutenant fut massacré. En ce
+moment la populace demeura seule maîtresse. Tout Français rencontré dans
+les rues fut sacrifié: Montferrat et Facino Cane étaient aux portes. On
+les fit remercier comme les auteurs de la délivrance de Gênes. On invita
+le marquis à venir dans la ville: cette offre ne fut pas faite à Facino.
+Ses soldats étaient réputés des brigands, et les habitants des campagnes
+qui remplissaient Gênes, et qui ne les connaissaient que trop bien par
+leurs oeuvres, se seraient mal accordés avec ces hôtes. Facino n'insista
+pas. Il rétrograda vers Alexandrie; mais en passant, sous prétexte de
+chasser de Novi une garnison française, il s'empara de cette place et en
+fit sa conquête au préjudice de la république.
+
+Le marquis fut reçu à Gênes avec des transports de joie, il se montra
+bienveillant et populaire. On ne tarda pas à déclarer qu'avec le
+gouvernement de Boucicault Gênes abjurait la seigneurie du roi de France.
+Montferrat fut proclamé capitaine et président de la république avec le
+pouvoir et les attributions d'un doge. Il fut installé au palais. Son
+premier soin fut d'assiéger les citadelles que des garnisons françaises
+tenaient encore. Celle de la darse se rendit la première. Le Castelletto
+tint plus longtemps, mais enfin il capitula. Les Génois laissèrent le
+marquis se charger de cette redoutable forteresse, et ils se réservèrent
+la garde des autres forts de la ville. Boucicault, qui, en entrant à
+Milan, avait appris sa déchéance, avait fait rétrograder ses troupes;
+mais arrivé à Gavi, après quelque hésitation, il avait connu que la
+révolution était accomplie et sa ruine irréparable. Il n'avança pas plus
+près. Bientôt, sans ressource pour soudoyer ses troupes, il les perdit.
+Privé de la puissance et du crédit que lui prêtait Gênes, il n'avait plus
+de service à faire valoir auprès des Visconti; son importance politique
+fut finie. Il rentra en France. Déjà, sur le bruit de la révolution
+opérée, tous les Génois qui habitaient le royaume avaient été
+emprisonnés. Leurs biens étaient mis sous le séquestre. Boucicault, en
+arrivant à Paris, demanda qu'on procédât contre la république réfractaire
+à son suzerain et à son gouverneur3. Les Génois furent juridiquement
+assignés pour rendre compte de leur conduite; mais cette inutile
+procédure n'eut pas d'autre suite. Boucicault vécut assez obscur pendant
+les discordes civiles du temps; il combattit à la fatale journée
+d'Azincourt et il mourut prisonnier des Anglais4.
+
+
+CHAPITRE VIII.
+Banque de Saint-George.
+
+Des dernières années du gouvernement de Boucicault date l'érection de la
+fameuse banque de Saint-George. On a vu que lorsque la république était
+entraînée à une dépense extraordinaire, sa pratique ancienne était de
+faire une ressource anticipée de quelque branche du revenu public. Tantôt
+elle abandonnait la perception à des prêteurs qui se payaient par leurs
+mains sur les produits jusqu'à parfait amortissement de la dette. Tantôt
+elle vendait, pour une somme fixe, un droit ou gabelle à lever pendant un
+certain nombre d'années sur quelque article de consommation ou de
+commerce. Quelquefois elle avait stipulé que si le revenu donné pour gage
+n'était pas racheté dans un délai fixé, l'aliénation en deviendrait
+perpétuelle. D'année en année ces affaires s'étaient multipliées à
+l'excès: chacune exigeait des commissaires spéciaux du gouvernement
+chargés de compter avec les intéressés et des syndics de créanciers unis.
+En général, magistrats et capitalistes c'étaient bien les mêmes hommes,
+ce qui rendait les transactions moins difficiles; mais on commençait à
+ne plus trouver assez de personnages capables pour tant de gestions
+séparées. Il était raisonnable de les réunir toutes en une seule masse,
+sous une administration et une comptabilité communes. Une immense
+économie de faux frais était le moindre avantage de cette grande mesure;
+elle fut accomplie en 1407.
+
+La banque de Saint-George perçut alors tous les produits ci-devant
+affectés aux associations qu'elle remplaçait, et distribua aux porteurs
+d'actions, à titre de dividende, le net produit de ces recettes
+annuelles. On conserva l'habitude dès longtemps introduite de diviser le
+capital dû aux intéressés en parcelles de 100 livres (actions ou luoghi).
+Les annalistes n'ont pas pris la peine de nous dire au juste comment
+s'opéra cette fusion des actions originaires, productives de dividendes
+inégaux, en une seule valeur, en la valeur uniforme des nouvelles actions
+de Saint-George; mais les explorations d'un anonyme plus moderne qui
+paraît avoir fouillé dans les archives les plus secrètes du pays, nous
+apprennent qu'au mois d'avril 1407, huit citoyens furent solennellement
+commis pour examiner les anciens contrats de la république et pour
+déclarer, suivant Dieu et leur conscience, si l'État, offrant à chaque
+créancier son capital de 100 livres, n'avait pas le droit de racheter sa
+dette et de s'en faire transférer l'inscription immédiatement et
+d'office, sans attendre la signature du titulaire. L'affirmative de ce
+droit, les commissaires la déclarèrent; il fut aussitôt appliqué: le
+remboursement du capital fut sans doute le remède extrême avec lequel les
+créanciers furent conduits à consentir à la conversion de leurs anciens
+titres à l'amiable; et, eu définitive, il en résulta, en 1408, un
+recensement de vingt-neuf mille trois cent quatre-vingt-quatre actions
+converties1. A ce procédé se rapporte évidemment la réflexion d'un
+écrivain un peu postérieur à l'époque de l'opération financière2. Les
+anciens emprunts, dit-il, avaient été contractés à des intérêts de 10, 9,
+8, 7 p. cent, suivant les temps. Or, un dividende variable suivant des
+chances aléatoires est beaucoup plus sûr pour le bien des consciences que
+l'intérêt fixe d'un argent prêt. Nous ignorons si cette considération
+théologique eut une grande influence; mais, dans un pays où chacun
+adhérait fortement à son propre droit, une telle fusion menée à bien
+prouve une intelligence supérieure des matières économiques et peut
+passer pour un chef-d'oeuvre de l'esprit d'association et de prévoyance.
+L'administration de la banque ou, comme on disait, de la maison de Saint-
+George, fut fortement constituée, et d'abord les plus justes comme les
+plus sages principes en furent la base. On en fit une république
+financière représentative. La souveraineté en appartint légalement à
+l'universalité des actionnaires. Leur assemblée générale nommait les
+membres de leur gouvernement. Elle avait décrété sa charte; elle
+rejetait ou ratifiait les lois que lui proposaient les magistrats à qui
+elle avait confié le pouvoir exécutif dans son sein. Huit protecteurs
+élus temporairement composaient le sénat de Saint-George à l'image de ces
+huit nobles auxquels l'État avait commis si longtemps le soin de ses
+finances. Sous eux, des magistratures inférieures se partageaient les
+détails de l'administration sociale; elles participaient au pouvoir
+public en ce sens que l'État, en aliénant ses gabelles, avait confié à la
+réunion de ses cessionnaires le droit d'en contraindre les débiteurs et
+de réprimer les contraventions. Le tribunal des protecteurs de la banque
+était une sorte de cour supérieure sur les décisions de laquelle le
+gouvernement lui-même ne portait pas la main légèrement.
+
+Ainsi établie, la maison de Saint-George était en état de faire respecter
+dans la république, la grande, la plus fondamentale de ses bases,
+l'indépendance absolue de son trésor et de ses droits. Grands
+capitalistes aussi bien que grands citoyens, les chefs de la république
+eurent presque toujours la prudence de conniver comme magistrats à
+consacrer cette inviolabilité qui leur convenait comme intéressés
+principaux. Dans les discordes civiles mêmes, les plus riches étant à la
+tête des factions, le parti le plus fort était averti par la prévoyance
+des représailles, de respecter le dépôt des fortunes privées. Nous
+verrons dans quelques rares occasions la tyrannie tenter de le violer, et
+la clameur publique se soulever contre ces entreprises. Gênes eut des
+maîtres étrangers, et ceux-là pouvaient avoir moins de respect pour les
+trésors de Saint-George. La défiance des fondateurs de la banque n'avait
+pas négligé toute précaution pour ce cas extrême. Ils ménagèrent la
+formation d'un fonds de réserve qui devint le secret de l'administration.
+Les dividendes annuellement distribués furent loin d'épuiser les profits.
+Sous le prétexte de créances en suspens, de liquidations à long terme, on
+s'exempta de manifester toutes les richesses de la banque. Trente-sept
+ans après sa fondation, une magistrature nouvelle fut établie (1444) à
+Saint-George avec la mission patente de veiller aux rentrées arriérées,
+mais en réalité pour administrer secrètement ce trésor de réserve
+accumulé; secrètement, disent les historiens, afin de ne pas donner aux
+tyrans l'occasion de le convoiter.
+
+Mais si le gouvernement était sans droit pour puiser dans les caisses de
+la banque, si elle pouvait se refuser à des exigences indiscrètes, quelle
+ressource l'État ne trouvait-il pas dans ces mêmes coffres lorsque
+l'intérêt public exigeait un prompt secours? C'étaient, encore une fois,
+les mêmes familles qui gouvernaient la république et régissaient Saint-
+George. A Saint-George affluaient les plus abondantes perceptions; des
+sommes immenses y séjournaient sans cesse. Pour les faire prêter à des
+entreprises publiques approuvées par l'opinion générale, pour les faire
+consacrer à des besoins unanimement sentis, une proposition des
+protecteurs, un vote de l'assemblée générale suffisaient. De très-grandes
+choses furent faites par ce secours. Les gouvernements ne thésaurisent
+guère. Dans un vrai besoin le doge et le sénat retrouvaient à Saint-
+George le même argent qui se fût dissipé entre leurs mains. Sans doute
+l'on abusa plusieurs fois de cette ressource. Saint-George accepta plus
+d'une fois la concession onéreuse de possessions dont la république ne
+pouvait plus porter le fardeau. Mais, après tout, ce qui ne convenait pas
+à une république obérée ne passait pas les forces d'une si riche
+association; elle y gagnait du relief, une importance politique dans le
+monde entier, et quelque chose que l'on peut comparer, proportion gardée,
+à l'état de la compagnie anglaise des Indes. La maison de Saint-George
+devint la maîtresse des colonies génoises du Levant, la reine de la Corse:
+exemple unique, disent les écrivains, de deux républiques renfermées
+dans les mêmes murailles, l'une appauvrie, turbulente, travaillée par les
+séditions, déchirée par la discorde; l'autre riche, paisible, réglée,
+conservant l'antique probité, modèle au dedans et au dehors de la bonne
+foi publique.
+
+Comme la propriété de la banque en général était sacrée, de même toute
+propriété que le particulier pouvait y avoir en dépôt était intangible, à
+l'abri de toute prétention et de toute recherche3. Sous ce rapport
+l'institution de Saint-George a exercé une salutaire influence sur
+l'accumulation des patrimoines. Elle se trouva merveilleusement favorable
+au développement de l'aristocratie opulente qui s'agrandissait de jour en
+jour. Cet établissement fut réputé l'un des plus solides du monde. Les
+actions devinrent immédiatement un objet de commerce et de placement de
+capitaux, mais surtout elles présentèrent un emploi admirablement propre
+aux fondations perpétuelles. Les riches s'en servirent pour établir des
+majorats dans leurs familles. Quelques-uns firent des dépôts de
+prévoyance pour les besoins qui pouvaient atteindre leur postérité; on
+eut un nombre prodigieux de fondations pieuses sous les formes les plus
+variées. Les hôpitaux, les chapelles, les confréries, toutes les églises
+eurent leurs dotations placées sur la banque de Saint-George. Les
+corporations y placèrent leurs économies, et jusqu'aux religieux leur
+pécule. Il en fut de même des établissements civils. Les administrations
+y employèrent le fonds des revenus destinés à leur service. Une famille
+construisait un pont, un grand chemin; elle assignait des actions de
+banque dont le dividende devait en défrayer l'entretien à perpétuité.
+Souvent les fondateurs eurent soin d'ordonner que le revenu de ces
+actions ne serait appliqué à leur destination qu'à partir d'une certaine
+époque, ou, en attendant, seulement jusqu'à une certaine concurrence,
+afin que leur produit accumulé ou la portion mise en réserve servît à
+l'acquisition d'actions nouvelles, en accroissement du capital
+inaliénable. On appela ces fondations multiplicats ou colonnes de Saint-
+George. Dès le siècle précédent, François Vivaldi avait donné l'exemple
+d'appliquer cette méthode à l'amortissement, au profit de l'État, des
+portions engagées du revenu public. C'est le premier exemple cité parmi
+les Génois de cette institution, aussi recommandable par l'esprit de
+prévoyance qui l'a inspirée et par la combinaison économique qui en est
+le fondement que par le noble sentiment de patriotisme à qui elle est
+due. Toute simple qu'elle est, cette combinaison ne pouvait frapper que
+des esprits solides, spéculateurs, sachant compter sur le temps et
+appréciant les bienfaits de l'avenir. Depuis l'établissement de Saint-
+George ou vit fréquemment de ces combinaisons patriotiques. Au seizième
+siècle Ansaldo Grimaldi établit une colonne que ses accroissements
+successifs jusqu'à nos jours avaient portée à trente-sept mille actions
+correspondant à 3,700,000, livres de la valeur primitive de la monnaie de
+1407. Il en donnait le revenu pour racheter ses descendants à perpétuité
+de toute imposition publique, et quoiqu'il pourvût ainsi à l'avantage des
+siens, on estima que c'était pour le trésor une libéralité si grande
+qu'on lui décerna une statue. Le palais de Saint-George, tous les
+hôpitaux sont pleins de monuments semblables érigés pour consacrer la
+munificence des bienfaiteurs de la patrie et des pauvres.
+
+Nous signalons ici les avantages de la prospérité, mais leur éclat ne
+saurait déguiser le vice radical de l'institution; elle est fondée sur
+l'aliénation à perpétuité des principales ressources du gouvernement,
+aliénation dont le moindre défaut est d'être usuraire. Quelle excessive
+imprudence, en effet, dans le sacrifice fait pour toujours des revenus
+les plus productifs, dans cette renonciation au droit et à la possibilité
+de diminuer les charges présentes, puisqu'il appartient à d'autres qu'à
+l'État de les percevoir et d'en disposer, dans cette impuissance où l'on
+se réduit en se dépouillant des ressources fiscales les plus certaines!
+Sans doute on dut compter que le gouvernement conserverait sur Saint-
+George une influence irrésistible. En ayant abandonné là tout l'argent
+des contribuables, on eut bien l'intention de se réserver d'y puiser pour
+les besoins publics, et l'appui que la république demanda sans cesse à la
+banque était une condition naturelle, forcée et sous-entendue, de leurs
+rapports. Cependant ces rapports ne tenaient qu'à une bonne volonté qui
+n'était pas toujours sans opposition et sans résistance: il fallait
+recourir sans cesse à la négociation. Le gouvernement en restait
+dépendant et faible. Voulait-il avoir des ressources en propre, il
+fallait recourir à une fiscalité odieuse aux citoyens, il fallait
+s'ingénier pour inventer de nouvelles gabelles en sus de celles que
+Saint-George ne rendait ni ne supprimait; il en résultait l'oppression
+des contribuables sans que l'État en fût plus opulent. Quand l'écrivain
+que nous avons cité comparait, dans une sorte d'antithèse, deux
+républiques, l'une riche et l'autre pauvre, il disait exactement vrai, et
+ses paroles avaient plus de portée qu'il no croyait peut-être leur en
+donner. La république pauvre a fini par abuser du capital de celle qui
+l'avait dépouillée des revenus. Les derniers temps modernes nous en ont
+révélé le mystère. Quand à une aristocratie large et flottante, si l'on
+peut parler ainsi, qui, au quinzième siècle, admettait les prétentions de
+tous les riches, eut succédé une oligarchie toujours plus compacte; quand
+les sénateurs sortant de charge se firent élire protecteurs de Saint-
+George par un usage constant, le mur de séparation toujours censé
+maintenu entre les coffres pleins de la banque et les caisses vides du
+trésor public, s'affaiblit et reçut plus d'une atteinte secrète.
+L'administration de Saint-George ne s'exerça pas dans l'intérêt des
+actionnaires en général, mais dans celui du gouvernement.
+
+Les familles y avaient trouvé, avec les avantages de la stabilité, les
+inconvénients d'une restriction perpétuelle de la propriété privée. Ces
+restrictions ont cessé en 1797, et, par une réaction malheureusement
+naturelle, l'effet immédiat de la liberté a été trop souvent la
+dilapidation. Mais ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur les
+circonstances et sur les effets de la destruction de cet antique
+établissement.
+
+On demandera quelle influence cette grande institution eut sur le
+commerce de Gênes? D'abord les droits de douane étant au premier rang de
+ceux qui appartenaient à la banque, il faut rendre justice non-seulement
+aux habitudes paternelles et peu fiscales que Saint-George apportait dans
+son régime en général et dans ses tarifs, mais encore aux excellentes
+traditions, au discernement éclairé sur les vrais intérêts du commerce,
+qui établirent les règlements, qui les amendèrent avec le temps, et qui,
+s'ils avaient été conçus avec quelque préjugé, les firent exécuter dans
+le sens le plus libéral.
+
+Comme banque, la maison de Saint-George était un établissement de dépôt
+et non de crédit. Elle ne faisait point le commerce d'escompte; elle
+n'émettait point un papier de confiance qui, pour tenir lieu de monnaie,
+reposât sur un portefeuille de créances à terme. Elle ne prêtait à
+personne; elle se bornait à conserver sans intérêts, soit les dividendes
+que les particuliers lui laissaient entre les mains, soit les sommes
+qu'ils lui apportaient; cette garde était gratuite. Les fonds restaient
+inscrits au compte des créanciers ou des déposants. Quand ils voulaient
+en faire usage, on leur délivrait des billets ou plutôt des récépissés,
+pour le tout ou pour telle fraction de leur créance qu'ils désiraient.
+Ces billets circulaient dans le public comme du numéraire: l'argent pour
+les acquitter était toujours prêt, puisque aucun billet n'était délivré
+sans correspondre à une somme déposée dans la caisse. On pouvait
+également disposer de ses fonds par un simple transfert sur les livres de
+Saint-George. La rapidité des compensations, la facilité dans les
+affaires, dans celles surtout où beaucoup d'intéressés avaient part,
+l'avantage de se libérer envers de nombreuses parties prenantes au moyen
+d'une seule liste remise à Saint-George, la sûreté des payements, grâce à
+ce que les teneurs de livres de la banque étaient des notaires publics,
+présentaient autant de combinaisons favorables qui attestent
+d'excellentes vues dans les auteurs de ce régime et qui portèrent de
+très-bons fruits.
+
+Dans les grandes places de commerce on fait cas encore de ces moyens de
+hâter la circulation; mais ce qui fait essentiellement estimer les
+banques modernes, c'est le crédit qu'elles offrent, moyennant celui que
+le public accorde à leur papier de confiance. Un établissement qui
+n'émettrait pas en billets faisant l'office de monnaie, la valeur de ses
+portefeuilles, qui n'en créerait habituellement qu'à la place des écus
+resserrés dans ses caisses, qui n'en donnerait qu'à ceux qui lui
+apporteraient de l'argent, au lieu de leur en confier sur leurs
+signatures, ne satisferait pas aux besoins et aux demandes du commerce.
+Telle est la différence des époques. Aujourd'hui il y a plus d'affaires
+et surtout plus de concurrents pour les faire qu'il n'y a de moyens
+disponibles toujours prêts pour chacun d'eux. Il faut en créer, en
+simuler, il faut des banques pour les emprunteurs. A Gênes, au XVe
+siècle, il fallait une banque aux capitalistes. Il leur fallait des
+dépôts assurés pour leurs fonds exorbitants, jusqu'à ce qu'ils
+trouvassent à les prêter ou à les employer pour eux-mêmes. C'était là le
+signe d'une grande opulence, peut-être aussi le symptôme d'une industrie
+parvenue à son apogée et qui va devenir stationnaire.
+
+Je demande grâce pour cette digression. La grande et fameuse institution
+de la banque de Saint-George méritait de nous arrêter au milieu d'une
+histoire à laquelle elle aura désormais une grande part.
+
+
+CHAPITRE IX.
+Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge.
+
+(1409) Le marquis de Montferrat, nouveau maître dans Gênes, se disait
+impartial entre les factions; mais trop d'animosités s'étaient rallumées
+pour que la révolution s'accomplît sans réaction. Une nouvelle nomination
+des membres du conseil fut réclamée de toute part pour le purger de sa
+moitié guelfe. Tout ce qui appartenait à cette faction fut successivement
+opprimé.
+
+La persécution appelle la résistance et la révolte. La famille Fieschi,
+surtout le cardinal Louis, et Jean-Luc, cet homme de guerre qui avait eu
+le plus de part à la faveur et aux opérations de Boucicault, se mirent à
+la tête des mécontents. Ils armèrent les vassaux de leur maison et
+soulevèrent une grande partie de la rivière orientale: on marcha contre
+eux avec des succès divers et sans pouvoir se faire rendre Porto-Venere
+encore occupé par les Français. Après un an de blocus, la garnison vendit
+la place aux Florentins par la médiation des guelfes. De même, Gavi fut
+cédé par ses gardiens à Facino Cane. Dans la rivière occidentale, Savone
+avait été sur le point d'être livrée aux Français. Vintimille était
+restée à la France. Les Génois l'assiégèrent et enfin s'en rendirent
+maîtres quand ils eurent fait proclamer parmi leurs gens que tout ce que
+prendraient ceux qui entreraient dans la ville leur serait bien acquis.
+Tel était l'état du pays.
+
+Dans Gênes la faction gibeline dominait; le marquis concourait avec elle
+de tout son pouvoir. Un parlement de près de trois cents citoyens tous de
+cette couleur lui déféra pour cinq années les pouvoirs qui d'abord ne lui
+avaient été donnés que pour un an. Après ces mesures, la persécution
+contre les guelfes redoubla; elle fut d'autant plus odieuse qu'elle viola
+les droits les plus respectés de la propriété. On ne se contenta pas de
+décider que les actions de banque des émigrés seraient mises en vente
+pour en employer le prix à leur faire la guerre; exemple qui
+heureusement n'a été que rarement imité à Gênes. Dans cette occasion on
+fit plus. On entreprit d'obliger les gens notés comme guelfes ou fauteurs
+des Fieschi à se porter acquéreurs en argent comptant de ces propriétés
+de leurs chefs ou de leurs amis. On fit sur eux d'odieuses répartitions
+de ces achats imposés de force. Ces mesures n'étaient pas faites pour
+ramener les hommes de coeur engagés dans le parti opprimé, mais elles ne
+furent pas sans influence sur les faibles; et, soutenues par les
+intrigues du marquis, elles produisirent un effet assez étrange. Jean
+Centurion et Lionel Lomellino, membres de deux illustres familles,
+déclarèrent renoncer à la faction guelfe, se constituèrent gibelins et
+requirent qu'un acte authentique en fût dressé par les notaires. Leur
+exemple fut suivi par un assez grand nombre d'individus et de familles
+considérables tant nobles que populaires. Montferrat, qui voulait assurer
+son pouvoir par la tranquillité publique, sut employer une autre
+politique envers ceux dont on ne pouvait acheter la conversion; il
+négocia; il n'armait pas volontiers les Doria pour repousser les Fieschi;
+il fit une paix avec ceux-ci. Ils acceptèrent une amnistie; leurs
+actions sur la banque leur furent restituées, et tout parut tranquille.
+
+(1411) Alors la république, attaquée sur mer par un ennemi puissant, put
+déployer contre lui quelque énergie. Les Catalans, plus corsaires que
+marchands, s'étaient rendus redoutables aux autres navigateurs. Le roi
+d'Aragon, leur seigneur, possédait la Sicile, la Sardaigne, la Corse
+presque tout entière, qui leur assuraient partout des forces et des
+points d'appui. Une jalousie réciproque les avait mis souvent aux mains
+avec les Génois. Une de leurs flottes alla insulter l'île de Chio et
+tirer ses bombardes contre le rivage. La colonie se souleva d'indignation
+pour repousser cet outrage et pour en tirer vengeance. Les armateurs de
+Gênes dont les vaisseaux se trouvaient dans le port fournirent leurs
+navires; les propriétaires de l'île contribuèrent de leur bourse pour
+les équiper et les approvisionner. Deux consuls envoyés par la république
+à Caffa, étaient en relâche à Chio; ils acceptèrent la conduite de
+l'expédition, avec la condition bizarre de commander alternativement
+quinze jours chacun. Ils cherchèrent l'ennemi et le joignirent dans le
+port d'Alexandrie; on jeta l'ancre bord à bord et l'on commença à se
+combattre dans cette situation. Les bombardes de ces flottes ne devaient
+avoir encore rien de semblable avec notre redoutable artillerie, car dans
+cette position si rapprochée on voit ces rivaux prolonger plusieurs jours
+une guerre de chicane qui n'avait rien de décisif. On se battait jusqu'à
+l'heure des repas, alors on s'écartait pour se reposer. Les chaloupes
+s'épiaient et se poursuivaient. Les Catalans lançaient des bâtiments
+enflammés contre la flotte ennemie; les Génois les détournaient et
+renvoyaient ces incendies aux Catalans. Les Alexandrins se lassèrent de
+voir leur port servir de théâtre aux violences de ces étrangers
+chrétiens. Ils prirent parti contre les Génois. Ceux-ci, manquant de
+vivres, furent obligés de regagner Chio.
+
+La république par cette expédition se retrouva en guerre active avec le
+roi d'Aragon et les Catalans; guerre d'autant plus fâcheuse que l'ennemi,
+courant sur les navires du commerce, prit une assez grande quantité de
+cargaisons de grains que Gênes attendait au milieu d'une grande disette
+et d'un hiver rigoureux. Antoine Doria fut envoyé pour réprimer les
+entreprises de ces adversaires. Il releva la réputation maritime de sa
+patrie. Il courut de l'Adriatique en Espagne, prit ou détruisit tout ce
+qu'il trouva de bâtiments, soit en mer, soit dans les ports, où il ne
+craignit jamais de pénétrer. Il fit des excursions sur les bords ennemis,
+brûla des redoutes et en emporta des trophées. Il montra ses galères à la
+vue de Barcelone, et les forces ennemies se renfermèrent dans leurs ports
+(1412). Cependant le trône d'Aragon devint vacant. Ferdinand Ier, prince
+de la maison de Castille, y fut appelé; il avait été favorable aux
+Génois avant son avènement. Ils se hâtèrent de lui envoyer des
+ambassadeurs, de lui proposer la paix et de réclamer son amitié. Une
+trêve de cinq ans fut immédiatement conclue.
+
+Une trêve fut aussi accordée avec Louis, ce roi titulaire dépouillé du
+royaume de Naples, mais qui, établi en Provence, pouvait encore être d'un
+fâcheux voisinage.
+
+Facino Cane, qui avait gardé pour lui Novi et acquis Gavi, mourut à cette
+époque; mais la mort de cet ancien allié du marquis de Montferrat ne
+promettait pas pour cela un meilleur voisin aux Génois. Sa veuve épousa
+Jean-Marie Visconti, devenu, de seigneur de Pavie, duc de Milan par la
+mort imprévue de son frère, changements qui présageaient des combinaisons
+nouvelles aux États limitrophes.
+
+Il restait aux Génois leur guerre avec les Florentins. Livourne, que
+ceux-ci voulaient ravir à la république, en était le véritable objet. Les
+garnisons françaises restées dans quelques places de la frontière les
+avaient vendues à Florence. Des efforts devinrent nécessaires pour mettre
+en sûreté le territoire génois. On reprit quelques bourgs, d'autres
+retournèrent d'eux-mêmes à l'obéissance. On recouvra la Spezia; mais il
+fallait reprendre Porto-Venere: c'était le boulevard oriental de Gênes.
+Les expéditions de terre et de mer se succédèrent à grands frais
+inutilement. Pendant le reste de la durée du gouvernement du marquis on
+ne put rentrer dans la place. Plus de 200,000 livres furent sacrifiées;
+le trésor public s'y épuisa sans succès.
+
+Cette disgrâce, ces dépenses, ces divers contretemps aliénaient le public
+d'un maître étranger qui ne procurait au pays ni plus de sécurité ni plus
+d'économie que le gouvernement dont il avait pris la place. La disette
+avait ressemblé à une famine. Les lieux ordinaires où le peuple trouvait
+du pain à acheter s'étaient fermés. Un seul bureau de distribution
+restait ouvert. On y dispensait de faibles rations et non pas à toute
+heure. Le grain était monté à un prix jusque-là inouï, et ce prix aurait
+été bien plus élevé si on ne l'avait défendu, dit un historien du temps.
+Il ajoute que le commerce y pourvut enfin en allant chercher des blés au
+dehors; mais il a oublié de nous apprendre comment une limite imposée aux
+prix marchands ne fit pas obstacle aux approvisionnements commerciaux.
+Dans l'intérieur du gouvernement, des mécontentements et des plaintes se
+faisaient entendre.
+
+(1413) C'était un symptôme d'inquiétude et un présage de révolution. Le
+marquis ne pouvait s'absenter de Gênes sans qu'il y éclatât quelque
+mouvement. Pendant un de ses voyages dans ses terres du Montferrat, une
+querelle s'éleva à Savone entre les Doria et les Spinola; le conseil de
+Gênes y expédie promptement deux cents hommes pour rétablir la paix, et
+c'est à George Adorno qu'il en confie le commandement. Un grand nombre
+d'amis et de volontaires accompagnent ce chef populaire, frère de
+l'ancien doge Antoniotto. Aidé de la faveur publique à Savone, il arrête
+les voies de fait et contient les partis. Mais le marquis inquiet et
+jaloux accourt de son côté. Les habitants de Savone répugnent à
+l'admettre dans la ville. Adorno cherche à le détourner d'y entrer;
+Montferrat n'en est que plus pressé de surmonter les obstacles, et, à
+peine entré, il s'assure de la personne d'Adorno.
+
+Pendant ce temps, muni d'un sauf-conduit, mais ayant eu soin d'attendre
+l'absence du marquis pour en user, Thomas Fregose, beau-frère d'Adorno,
+était venu à Gênes. Le peuple l'avait reçu avec faveur: appelé au
+palais, il refusa de comparaître. Deux cents soldais sont envoyés pour le
+prendre, le tocsin appelle les Génois à sa défense. On s'assemble en
+armes. Le palais, abandonné par le lieutenant du marquis, est
+immédiatement pillé par la populace. Le gouvernement ainsi déserté, un
+conseil de trois cents citoyens est convoqué; on y délibère qu'un doge
+populaire sera nommé; les nobles auront la moitié des autres emplois. La
+chance de cette nomination semblait pour Fregose, mais avant que
+l'élection soit consommée, George Adorno entre dans la ville à la tête de
+ses amis. Il avait recouvré sa liberté à Savone. Adorno était riche,
+puissant, agréable au peuple. On le conduit immédiatement au palais. Plus
+de quatorze cents citoyens attroupés sur ses pas lui servaient de cortège
+en le demandant pour doge. Il est bientôt élu et installé. Le marquis de
+Montferrat était resté dans la ville de Savone, mais la forteresse lui
+avait été fermée. Jacques de Passano qui y commandait refusa à la fois de
+la lui rendre et de reconnaître un envoyé du doge qui ne se présentait
+qu'au nom d'Adorno. Il déclara que la place qui lui était confiée ne
+serait rendue qu'à la république. Le marquis l'assiégea inutilement. Les
+murailles furent à moitié détruites sous les coups de huit bombardes.
+Mais l'intrépide commandant resta inébranlable. Le siège fut levé.
+Bientôt Montferrat consentit à faire la paix avec le doge. Il reçut
+24,000 ducats; à ce prix il renonça à la seigneurie de Gênes et rendit
+ce qu'il tenait encore du territoire de la république. Le défenseur de
+Savone vint recevoir de solennelles récompenses de sa fidélité et de sa
+fermeté.
+
+Les conditions sous lesquelles les doges recevaient le pouvoir, ou que
+parfois ils affectaient de s'imposer à eux-mêmes, ont une médiocre
+importance si l'on considère la durée éphémère de ces dignités prétendues
+perpétuelles. Cependant il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un moment
+sur une sorte de charte dressée à l'occasion de l'installation de George
+Adorno. Un document authentique qui nous en est resté1 est curieux par sa
+forme et au fond; si les pactes qui y sont énoncés ne furent pas gardés
+longtemps, ils représentent les règles tantôt écrites tantôt
+traditionnelles et sous-entendues que l'opinion publique regardait comme
+les bases du gouvernement.
+
+Cet acte est d'abord le procès-verbal d'un parlement public tenu sur la
+place du Dôme. Le chancelier y expose que les étrangers ayant été
+expulsés, et le peuple guidé par l'inspiration de Dieu ayant élevé George
+Adorno à la dignité de doge, ce digne chef de l'État préfère à une
+puissance arbitraire, ou à un pouvoir qui ne serait limité que par des
+usages incertains, un gouvernement réglé par des lois écrites, populaires
+et sanctionnées par l'autorité d'un parlement solennel. On propose donc
+de confier à douze réformateurs, six pour l'ordre de la noblesse, trois
+pour l'ordre des marchands, et trois pour les artisans, le soin de revoir
+les lois et le droit d'en promulguer de nouvelles, sauf la conservation
+du gouvernement populaire et la dignité du doge. Ces lois deviendront
+obligatoires comme si le parlement lui-même les avait votées. Le
+chancelier invitait ceux à qui plaisait la proposition à crier placet, en
+levant les mains. Les opposants n'avaient qu'à ne pas répondre.
+
+L'assentiment fut presque général, et l'assemblée se sépara avec des
+transports de joie.
+
+Les lois des réformateurs furent bientôt publiées; elles forment cent
+cinquante-quatre articles, dont le dernier abroge toutes lois
+antérieures.
+
+L'État est déclaré gibelin et populaire: mais les guelfes sont admis à
+se faire gibelins; les nobles sont admissibles à toutes les places,
+exceptée celle de doge. Le gouvernement se compose du doge, du podestat,
+de douze anciens, du petit conseil de quarante membres, du grand conseil
+de trois cent vingt, des suprêmes (syndicateurs), des officiers de la
+monnaie, c'est-à-dire des finances.
+
+Le doge est à vie; il régit la république, il préside les conseils avec
+double suffrage. Il lui est défendu de créer de nouvelles charges,
+d'altérer les juridictions, de recommander aucun procès ou d'en
+connaître. Son traitement est de 8,000 génuines, tant pour son entretien
+que pour celui de sa cour, composée de deux lieutenants et de deux
+vicaires2.
+
+Des formes solennelles et compliquées sont établies pour l'élection des
+doges; et toute nomination où elles n'auraient pas été suivies est
+déclarée d'avance illégitime et nulle. Sur cet article, un historien, qui
+bientôt après vit violer cette règle de mille manières, ajoute cette
+réflexion maligne, qu'en recourant à cette loi, on peut reconnaître qui
+sont les vrais doges et qui les usurpateurs.
+
+Le podestat devait être étranger, docteur en loi, de maison princière ou
+du moins de famille patricienne; il se donnait trois vicaires approuvés
+par le doge et le conseil des anciens. Deux l'assistaient dans les
+jugements civils, le troisième dans les causes criminelles. Mais le
+podestat prononce seul sur les délits commis dans la ville de Gênes ou à
+cinquante milles à la ronde. Il est défendu de manger ou de contracter
+familiarité avec le podestat ou ses vicaires.
+
+Le conseil des anciens est inséparable du doge, qui doit le consulter en
+toutes choses, excepté pour ordonner l'arrestation des conspirateurs, des
+séditieux ou des bannis réfractaires. Le petit conseil intervient dans la
+délibération des affaires graves. On ne peut sans son concours accorder
+des immunités, nommer des amiraux, démolir des forteresses. Le grand
+conseil délibère sur la guerre, sur la paix, et fait les traités.
+S'il y a lieu d'établir quelque loi nouvelle ou quelque amendement à
+celles qui existent, le doge et le conseil des anciens, à qui appartient
+ici l'initiative, en font lire la proposition au petit conseil. Si elle y
+est approuvée, le doge et les anciens avec les officiers de la monnaie
+nomment une baillie spéciale, qui a l'autorité de rédiger la loi dans le
+sens et dans les limites de la proposition approuvée. Ainsi le parlement,
+l'assemblée générale, se trouve implicitement supprimé et remplacé par un
+conseil.
+
+On voit que cette législation formait une véritable charte3; comme à
+tant d'autres, il n'y manquait que la durée.
+
+
+LIVRE SEPTIÈME.
+LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE
+MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A
+PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN;
+AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE
+PÉRA ET DE CAFFA.
+1413 - 1488.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
+
+Le gouvernement d'Adorno parut s'affermir. Dans un congrès tenu à Pise,
+la paix fut enfin conclue avec les Florentins. Porto Vénère fut rendu aux
+Génois; Sarzana resta en leur possession. Le bourg de Gavi secoua le joug
+du fils de Facino Cane. On racheta de lui la forteresse au prix de 10,000
+ducats. Un annaliste nous apprend qu'il y eut dans cette négociation un
+intermédiaire qui reçut 350 ducats pour son droit de courtage.
+
+Le doge s'appliqua à se tenir hors de toute complication d'intérêts
+politiques avec les étrangers. Le pape Jean XXIII, chassé de Rome par le
+roi de Naples, Ladislas, demanda refuge aux Génois; on en délibéra, et
+l'hospitalité lui fut refusée, de crainte de se brouiller avec le
+Napolitain.
+
+Vers ce temps, l'empereur Sigismond était venu en Lombardie. Ennemi des
+Visconti, il n'amenait aucune force contre eux. Errant de ville en ville
+autour de Milan, et recevant de vains hommages sans secours utiles, il
+témoigna l'envie de se montrer à Gênes, le gouvernement ne fut pas
+disposé à le recevoir mieux que le pape. Néanmoins on lui adressa à
+plusieurs reprises de solennelles ambassades qu'il caressa soigneusement.
+Un des premiers envoyés, François Giustiniani, fut fait de sa main
+chevalier et créé comte palatin. L'écusson de sa famille fut orné de
+l'aigle impériale qu'elle a toujours conservée. C'étaient des comtes
+impériaux populaires à Gênes.
+
+Il est remarquable qu'en députant à l'empereur, Gênes demanda et obtint
+de lui un rescrit qui déliait la république des engagements contractés
+avec le roi de France; c'était comme la réponse à la citation intimée au
+nom du roi Charles; mais avoir recours à ce remède contre un seigneur
+qu'on désavoue, n'était-ce pas, pour des républicains indépendants,
+l'acte d'une double servilité?
+
+Le dedans s'organisa paisiblement, et les dernières lois semblaient
+assurer la tranquillité publique. Les guelfes cependant se plaignaient
+d'être maltraités. La clause qui les excluait du gouvernement comme
+guelfes, mais qui leur permettait de se déclarer gibelins pour être
+éligibles, ne paraît pas avoir été exécutée à la rigueur; on les
+admettait sans exiger l'abjuration de leur parti; mais dès lors ils se
+croyaient en droit de réclamer l'effet des anciennes transactions qui
+réglaient le partage des charges par moitié. On en vint à faire des
+recensements; et il fut reconnu qu'il n'y avait sur la population entière
+qu'un quart de guelfes, et, qu'en proportion de leur nombre, ils ne
+pouvaient réclamer plus de charges qu'ils n'en avaient obtenu. Après la
+dernière révolution, on avait cru devoir demander à ceux qui, sous
+l'influence du gouvernement du marquis de Montferrat, s'étaient faits
+gibelins, s'ils voulaient retourner à leur ancienne couleur ou ratifier
+leur changement. Ces nouveaux gibelins persistèrent pour la plupart.
+
+Un historien patriote remarque ici que Gênes en paix ordonnant avec calme
+sa législation, était alors plus heureuse que les autres villes d'Italie.
+Seule entre toutes, peut-être, elle n'avait alors ni bannis ni émigrés.
+Mais l'ambition des hommes puissants ne pouvait laisser la république
+sans troubles ni le gouvernement d'un d'entre eux sans compétiteur
+(1414). Il s'en éleva plusieurs tour à tour, et la dernière (1415) de ces
+entreprises produisit dans la ville trois mois de désordres et de
+combats. C'était un des Montaldo qui venait réclamer le pouvoir comme le
+juste héritage de son frère et de leur père. Le doge fut réduit à
+souffrir que ses droits et les prétentions de son adversaire fussent
+soumis à des arbitres, et par le jugement de ceux-ci les deux parties
+contendantes furent également évincées1. Montaldo fut éconduit, mais on
+força le doge Adorno à se démettre. Un parlement fut assemblé: huit
+cents citoyens y concoururent. On procéda à l'élection d'un nouveau doge.
+Le choix tomba sur Bernabo Guano, l'un des auteurs de la pacification,
+homme estimé de tous les partis, mais peu en état de les tenir en frein.
+Cependant la confiance parut renaître un moment; et, dès ce temps comme
+aujourd'hui, le prix vénal des actions de la dette publique étant estimé
+un symptôme important de la sécurité, on remarqua que leur valeur, tombée
+à cinquante livres pour les cent livres nominales dans les derniers
+troubles, se releva rapidement à quatre-vingt-dix. De toute part on
+rebâtit les maisons incendiées: en effaçant les traces de la discorde,
+la cité s'embellissait d'édifices modernes. Mais le dernier mot n'avait
+pas été dit à l'élection de Guano; bientôt éclatèrent de nouveaux
+troubles. Le doge, attaqué, et ne se voyant défendu par personne, renonça
+à sa dignité. L'élection de son successeur mit au jour enfin la source de
+tant d'agitations. Quand George Adorno avait été élevé sur le siège
+ducal, il avait auprès de lui un ami, un allié, mais un rival caché qui
+épiait l'occasion de lui ravir sa place. C'était Thomas Fregose, qui dès
+lors eût été doge lui-même, si l'arrivée d'Adorno à point nommé n'avait
+réveillé en faveur de celui-ci l'enthousiasme populaire. Fregose ne put
+lui disputer la préférence; il parut acquiescer; mais il attendit. Il
+se montra défenseur d'Adorno contre Montaldo, mais il attendit encore.
+L'événement le trompa quand Guano fut nommé, ou peut-être lui convint-il,
+au lieu de prendre immédiatement la place d'Adorno, d'y laisser passer un
+homme incapable de la garder. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Guano fut
+sorti du palais (1416), le peuple cria vive Fregose; il porta l'ambitieux
+en triomphe en le demandant pour doge. D'abord installé aux acclamations
+publiques, le lendemain son élection fut proclamée dans un conseil de
+trois cents citoyens. C'était déroger à la loi nouvelle qui avait réglé
+d'autres formes et déclaré nulle toute élection où l'on s'en serait
+écarté; mais le conseil décida qu'en des circonstances urgentes se
+départir de l'ordre c'est l'ordre même.
+
+Thomas était le second fils de l'illustre Pierre Fregose, le conquérant
+de Famagouste. Si celui-ci n'avait pu faire régner longtemps son
+incapable neveu, il avait laissé en mourant sept enfants disposés à
+revendiquer l'héritage de leur oncle, le premier doge du nom.
+
+L'aîné, Roland, était mort en tentant un coup de main dans cette vue.
+Introduit dans la ville, pendant la seigneurie du marquis de Montferrat,
+il avait appelé les partisans de la famille pour le soutenir. Ils
+accoururent trop tard; il fut forcé de transiger et de faire retraite à
+l'instant; embarqué, la tempête le fît échouer à Savone; il y fut
+massacré.
+
+Thomas, qui avait été compagnon de son entreprise et qui avait payé de sa
+personne, s'appuyait maintenant à son tour sur les frères qui lui
+restaient. Ils lui servirent de lieutenants et d'amiraux. Spinetta, l'un
+d'eux, chargé de veiller sur la rivière occidentale, fut élu gouverneur à
+vie par les habitants de Savone toujours disposés à regarder leur ville
+comme une république alliée des Génois plutôt que comme sujette. On
+ignore si le doge désira cet établissement, ou fut contraint de le subir;
+s'il chercha un point d'appui pour sa famille, ou si Spinetta n'exigea
+pas une sorte d'indépendance.
+
+Abraham était destiné à gouverner la Corse, à y rétablir le pouvoir des
+Génois à peine reconnu, et contre lequel s'était révolté Vincentello
+d'Istria qui s'était fait comte, sous la protection des Aragonais. Il
+occupait Ginarca. Abraham Fregose vint assiéger la ville; mais il fut
+battu. Un historien de Corse dit qu'Abraham, ayant voulu prendre à son
+profit un pouvoir que sa république lui avait confié, paya cette
+entreprise de sa tête. Les annales génoises ne disent rien de pareil.
+
+Baptiste Fregose était le personnage le plus marquant parmi les frères
+cadets du doge. Il servit son frère avec dévouement en toute occasion.
+Mais après de longues années de fidélité, un jour Thomas étant au milieu
+d'une solennité religieuse, on vint lui annoncer que son palais était
+envahi et qu'au moment même un usurpateur se faisait proclamer doge:
+c'était Baptiste. Cette folle et inexplicable tentative coûta peu de
+peine à réprimer. Baptiste se rendit; Thomas pardonna, et le premier
+continua à servir son frère comme par le passé, conservé dans ses emplois
+avec la même confiance.
+
+Dans l'intérieur la sagesse du doge avait ranimé l'esprit public et
+l'émulation. Il comprît et embrassa les vrais intérêts de son pays. Par
+des mesures bien prises il paya 60,000 ducats de dettes et libéra
+l'important revenu de la gabelle du sel. L'État entreprit les plus utiles
+travaux. Des jardins et des terrains vagues qui bordaient la mer à
+l'extrémité occidentale de la ville devinrent une vaste darse pour servir
+de port aux galères2.
+
+Chez lui, le doge vivait avec somptuosité, et, à son imitation, dans les
+moments de tranquillité, le luxe des citoyens répondait à la magnificence
+du chef de la république.
+
+Le commerce maritime, qui fournissait ou augmentait ces trésors, avait
+repris tout son lustre. Les vaisseaux des Génois couvraient la
+Méditerranée et l'Océan. Si, au milieu des puissances en guerre, les
+richesses dont ils étaient chargés les faisaient attaquer, ils savaient
+se défendre avec une habileté qui leur était propre. Les Anglais
+traitaient alors le pavillon de la république en ennemi; elle avait
+fourni des combattants aux Français. Car si la cour de Charles VI avait
+considéré d'abord les Génois comme des sujets révoltés, dans les malheurs
+de cette fatale époque elle avait plus affaire de secours que de vaines
+prétentions de souveraineté. On fit promptement une trêve de dix ans, et
+le roi prit à son service six compagnies d'arbalétriers, huit grands
+vaisseaux et huit galères. Dans cette expédition, les Génois, déployant
+une bravoure inutile, participèrent à la calamité qui en ce temps pesait
+sur la France. Les Anglais avaient pris Bailleur, il fallait à tout prix
+leur enlever cette conquête. Deux flottes puissantes se trouvèrent en
+présence. L'anglaise était la plus nombreuse. Les vaisseaux génois, qui
+attaquèrent avec vivacité, ne furent pas suivis par les autres
+auxiliaires que la France avait réunis de toutes parts. Le commandant
+Janus Grimaldi fut tué; ces braves se virent enveloppés sans espoir de
+secours: trois vaisseaux furent pris; le reste eut encore le courage et
+le bonheur de se faire jour.
+
+Gênes resta quatre ans en état de guerre avec les Anglais, guerre peu
+active faute de point de contact. Cependant, à la paix, la république eut
+à payer 6,000 livres sterling aux citoyens de Londres dont ses vaisseaux
+avaient capturé les laines et les autres marchandises, et à qui leur roi
+avait accordé des lettres de représailles. Le doge, pour conclure ce
+traité, avait envoyé à la cour d'Angleterre deux nobles ambassadeurs,
+Raphaël Spinola et Etienne Lomellini.
+
+Cependant, au milieu d'une période de prospérité publique, ce n'était pas
+sans inquiétude que le gouvernement le mieux organisé pouvait se conduire
+dans un pays si accoutumé au changement, entouré de voisins jaloux, et
+toujours peuplé de mécontents. Le duc de Milan mit en jeu une intrigue
+secrète pour essayer de renverser le doge (1417). Visconti s'était
+entouré de Génois fugitifs; Thomas Malaspina, le plus mauvais voisin que
+cette illustre famille eût donné à Gênes, moitié seigneur féodal, moitié
+brigand, recommençait à troubler le pays. Une coalition menaçante se
+forma. Visconti, Montferrat, Caretto se déclarèrent protecteurs d'une
+opposition armée contre le doge, composée d'Isnard de Guarco, des frères
+Montaldo et de leurs partisans, mais surtout de la famille Adorno. Un
+Fregose, porté au siège ducal par le concours des Adorno, avait été une
+étrange circonstance; elle confondait ensemble les deux grandes
+fractions de la bourgeoisie. Une alliance de famille l'avait amenée. Il
+est difficile de concevoir comment ces rivaux avaient pu contracter cette
+parenté ou comment ce lien avait suffi pour imposer silence aux ambitions
+qui opposaient ces deux races. Ce rapprochement assura le succès des
+Fregose; mais une telle concorde ne pouvait être que de courte durée, car
+à peine Fregose fut doge, les Adorno furent bientôt ses ennemis. Thérame,
+qui l'avait le plus secondé, le plus ambitieux, sans doute, de cette
+génération, se sépara de lui et quitta Gênes; Visconti ne tarda pas à
+l'attirer près de lui, et quand, sous les auspices des coalisés, tous ces
+émigrés marchèrent en armes, c'est Thérame qu'ils reconnurent pour chef;
+ils l'élurent et le proclamèrent leur doge. Sans attendre les troupes de
+leurs protecteurs ils s'approchèrent de Gênes (1418). Les habitants des
+vallées suivirent le mouvement, et la ville se vit près d'être assiégée.
+Alors la méfiance y régna. Le doge, jusque-là modéré et retenu, adopte
+les mesures de la terreur. Les proclamations se succèdent, les armes sont
+interdites à la masse des citoyens. L'autorité désigne expressément ceux
+à qui seuls elle permet et enjoint de les prendre. Nul de ceux qui ne
+sont pas commandés ne peut sortir de sa maison après l'heure du couvre-
+feu. On se bat hors des murs et dans les environs. Enfin, quand les
+ennemis se retirent, tout ce qui est au delà des monts est perdu pour la
+république. Visconti prend pour lui Gavi, Voltaggio et Bolzaneto (1419);
+à ce prix Fregose a obtenu qu'il abandonne la cause des insurgés3. Jean-
+Jacques, marquis de Montferrat, qui venait de succéder à Théodore son
+père, se fait donner plusieurs châteaux; le marquis de Caretto retient
+celui de la Pietra. Les émigrés souscrivent à ces partages; enfin
+Capriata et Tajolo sont adjugés à Thérame Adorno: il se dit le doge, et
+il dépouille sa patrie!
+
+La rivière orientale présentait aussi l'aspect de la rébellion et de
+l'anarchie. Le doge qui, épuisant toutes ses ressources, avait mis en
+gage ses propres effets pour soutenir les guerres, implorait en vain les
+secours des Florentins contre ses ennemis. Les Florentins avaient un but
+que l'occasion favorisait, et ils se gardaient bien de se compromettre
+pour tirer leurs voisins d'embarras; après de longues intrigues, ils
+obtinrent la possession qu'ils briguaient. Gênes leur vendit Livourne
+pour 120,000 ducats d'or4.
+
+(1420) Quand le gouvernement put respirer, cet argent servit à s'opposer
+aux progrès menaçants des Aragonais. Alphonse V, prince ambitieux,
+brillant de talents et de valeur, était peu content des limites que les
+lois d'Aragon mettaient à la puissance royale, et il cherchait au dehors
+des combats, de la gloire et des conquêtes. A la Sardaigne qui était
+entre ses mains il voulait joindre la Corse. L'occupation de cette île
+était le premier exploit qu'il résolut d'entreprendre. Il surprit Calvi,
+il assiégea Bonifacio; et de l'île entière c'était tout ce qui rendait
+obéissance à la république de Gênes; car quelques seigneuries tenues par
+des Mari et des Gentile ne reconnaissaient sa suzeraineté que de nom.
+C'est pendant ce siège de Bonifacio qu'Alphonse reçut un message de la
+reine de Naples Jeanne II. Elle lui offrait de l'adopter pour fils s'il
+voulait prendre en main sa défense et sa vengeance contre deux princes
+français, Bourbon, comte de la Marche, dont elle avait fait imprudemment
+son mari, et Louis d'Anjou, qui réclamait contre elle les anciens droits
+que la maison d'Anjou tenait de Jeanne Ire. En ce même temps Louis avait
+rassemblé une flotte à Gênes, et Baptiste Fregose, le frère du doge, la
+commandait avec le titre de grand amiral. Alphonse, flatté de l'espoir
+d'hériter du royaume de Naples, ou même de s'en rendre maître après son
+adoption, accepta les propositions de la reine et n'en fut que plus
+pressé d'achever la conquête de Bonifacio qu'il lui coûtait d'abandonner.
+Il avait tellement poussé les assauts que la place était entrée en
+capitulation. Elle devait se rendre à un jour fixé si elle n'était
+ravitaillée dans l'intervalle; vingt otages avaient été livrés à
+l'Aragonais. Sur cette nouvelle Jean Fregose, l'un des plus jeunes frères
+du doge, commandant à vingt et un ans d'une expédition difficile, fit
+voile sans différer un moment. Bonifacio était une colonie acquise à la
+république depuis trois cent seize ans, le doge ne voulait pas la laisser
+perdre. On ne s'arrêta pas devant une dépense de 30,000 livres pour armer
+sept vaisseaux. Ils portaient quinze cents hommes. Alphonse opposait à ce
+secours dix mille hommes. Sa flotte était ancrée dans le port même; et ce
+port, long canal tortueux, avait été fermé par une forte estacade. Une
+tempête semblait encore écarter les Génois. Ils traversèrent tous les
+obstacles. Trois de leurs vaisseaux attaquant franchement l'estacade
+suffirent pour la rompre. La flotte entra dans le port et vint se ranger
+devant celle de l'ennemi. On combattit à l'ancre avec un extrême
+acharnement. L'audace et l'adresse des Génois suppléèrent au nombre.
+Leurs plongeurs coupèrent à l'improviste le câble du vaisseau d'Alphonse.
+Il dériva, et cet effet d'une cause inconnue fut pris par les siens pour
+un signal de retraite. Les Génois profitent de la confusion, ils abordent
+la place, débarquent leurs vivres et leurs secours; Bonifacio est en
+sûreté. Cependant les Aragonais, après avoir perdu leur position au fond
+du port, étaient maîtres de la sortie, un brûlot artistement dirigé
+ouvrit leurs rangs; la flotte génoise ressortit et retourna vers Gênes
+en triomphe. Alphonse perdit l'espoir de soumettre la ville; pressé de
+porter son ambition à Naples, il leva le siège et partit. Quelques mois
+après, les Génois reprirent Calvi.
+
+(1421) Alphonse, établi pour un temps en Italie, en guerre avec les
+Génois et humilié par eux à Bonifacio, donnait un ennemi de plus et des
+embarras nouveaux à Fregose. Tout se réunissait pour conspirer contre le
+maintien de son gouvernement. Mais le plus puissant mobile de toutes les
+intrigues, c'était toujours l'ambition du duc de Milan. Visconti se
+préparait enfin à porter des coups décisifs. Un héraut vint défier
+solennellement le doge et lui déclarer la guerre. Le territoire fut
+immédiatement envahi. Guido Torelli se montra dans les vallées de Gênes à
+la tête d'une armée qui accompagnait Thérame Adorno, ce beau-frère devenu
+l'ennemi et le compétiteur du doge; des Montaldo, des Spinola émigrés s'y
+étaient joints.
+
+Fregose en cherchant des appuis au dedans croyait s'en être assuré un en
+tout sens considérable et qui devait lui répondre de toute la faction
+guelfe. Il avait fiancé à Antoine Fieschi, sa nièce, fille de son frère
+Rolland. On ne pouvait faire une alliance plus honorable et plus utile.
+Mais le mariage tardait à se consommer, et depuis quelque temps ce délai
+était pour le doge un sujet d'inquiétude. Quand le duc de Milan eut
+déclaré la guerre et que son armée parut en Ligurie, les Fieschi
+embrassèrent cette cause, et Antoine abandonnant Fregose et l'alliance
+conclue, alla se réunir à eux. Par leur influence les habitants des
+vallées favorisèrent l'attaque. Une seconde armée milanaise, conduite par
+le fameux comte Carmagnola, était descendue des montagnes sur la rivière
+occidentale. Albenga et les autres places s'étaient rendues à son
+approche. Spinetta Fregose conservait Savone devenue son patrimoine; mais
+les ennemis avaient passé outre, et, se joignant avec le corps de
+Torelli, ils venaient resserrer Gênes et doubler le danger. Il restait
+aux assiégés la ressource de la mer. Pour la leur enlever Alphonse fit
+passer sept galères catalanes à la solde du duc de Milan. Avec ces forces
+le siège devint aussi menaçant par mer que par terre. Le doge eut encore
+le crédit et l'habileté de créer une flotte de sept galères. Baptiste son
+frère en fut l'amiral et se hâta d'aller à la rencontre de l'ennemi. Le
+combat se livra sur la côte pisane; mais l'événement se prononça contre
+les Fregose. Trois de leurs galères combattirent mollement et prirent
+tout à coup la fuite: les autres tombèrent au pouvoir de l'ennemi;
+Baptiste Fregose fut prisonnier.
+
+Cette disgrâce achevait, à Gênes, le découragement des uns et la
+défection des autres. Le doge le jugea le premier et se condamna lui-
+même. Sa conduite fut noble, digne et patriotique. Il assembla le grand
+conseil des citoyens. Il leur déclara qu'il se sentait hors d'état de
+soutenir son gouvernement et qu'il ne voulait pas, pour essayer de
+conserver son pouvoir, tenter des mesures onéreuses à l'État. Il ne
+pensait pas qu'il convînt de chercher quelque autre citoyen qui pût régir
+la république et la sauver d'une attaque extérieure si pressante. Il
+exhortait à céder au temps, il demandait l'autorisation d'envoyer une
+ambassade au duc de Milan et de conclure avec lui un traité qu'il
+reconnaissait nécessaire. On sut gré à Fregose de cette résignation et de
+ce dernier soin des intérêts publics. La négociation avec Visconti ne fut
+pas longue. Une suspension d'armes garantit la ville d'un assaut qui se
+préparait. Par un traité définitif le duc reçut la seigneurie de Gênes
+aux mêmes conditions que le roi de France l'avait obtenue. Le Milanais, à
+son tour, ménagea les intérêts personnels des Fregose. L'ex-doge reçut
+33,000 florins en remboursement des sommes par lui avancées pour le
+service public. Spinetta, en rendant Savone, obtint 12,000 florins. Le
+duc paya le tiers de ces secours, les deux tiers restants furent à la
+charge de la ville de Gênes, comme il ne manquait jamais d'arriver dans
+ces compositions. Thomas Fregose eut aussi la seigneurie de Sarzana Il se
+hâta de s'y retirer après avoir pris congé affectueusement de ses
+concitoyens.
+
+
+CHAPITRE II.
+Seigneurie du duc de Milan.
+
+L'armée de Torelli fit son entrée dans la ville, et il s'y trouva, comme
+il arrive toujours, assez de voix pour crier devant ces nouveaux venus:
+» Vive le duc de Milan!» Carmagnola survint et prit possession du
+Castelletto. Après cette précaution il assembla les citoyens; il leur
+fit savoir que le duc de Milan ne voulait point être lié par les vaines
+stipulations qu'ils lui avaient demandées et entendait les avoir reçus
+sans conditions. La proposition sembla dure, mais on ne sera pas surpris
+qu'après de mûres considérations, la majorité ait consenti à cet abandon
+du traité et qu'on ait feint de croire qu'il y avait profit à s'en
+remettre à la libéralité de Visconti, puisque l'on manquait des moyens de
+le forcer à être fidèle aux pactes. Des ambassadeurs des diverses
+couleurs envoyés à Milan en revinrent fort caressés et rapportant, dit-
+on, de beaux privilèges satisfaisants pour le pays (1422).
+
+Alors le duc fit prendre une possession authentique du gouvernement civil
+de Gênes, formalité que l'entrée des troupes ne suppléait pas
+suffisamment. Quatre grands commissaires de sa cour arrivèrent pour
+accomplir la cérémonie, et elle n'eut pas lieu immédiatement à leur
+entrée. Conformément à leurs instructions très-précises, ils attendirent
+le jour et la minute que l'astrologue du prince avait marqués comme
+favorables suivant l'aspect des constellations. L'ambitieux, le cruel et
+perfide Philippe ne faisait pas ses affaires sans demander conseil aux
+astres du ciel.
+
+Peu après, le comte Carmagnola revint avec le titre de gouverneur. Il
+remplaça les quatre commissaires, et d'abord il exigea de la ville autant
+de salaire pour lui seul qu'on avait été obligé d'en décerner à la
+commission entière. Les Génois trouvèrent dès l'abord que le régime de
+Visconti n'était pas économique; à cela près Carmagnola s'attira assez
+de faveur, grâce à sa grande réputation militaire.
+
+Gênes était pour le duc plus difficile à conserver qu'à acquérir. On
+disait en ce temps que cette ville ne savait ni garder sa liberté ni
+supporter la servitude. Les principaux citoyens nobles et populaires,
+jaloux les uns des autres, étaient toujours prêts à se soulever. Visconti
+fomenta leurs jalousies pour les affaiblir. Quand des mécontents, des
+exilés remuèrent contre son propre gouvernement, il ne leur opposa que de
+médiocres résistances pour ne pas donner occasion dans la ville à de
+grands armements qu'on aurait pu tourner contre lui. Il contenta le
+commerce et détourna l'attention publique en soutenant la guerre maritime
+contre les Aragonais, anciens ennemis qui troublaient la navigation
+génoise. François Spinola, déjà nommé amiral, partit avec sept grands
+vaisseaux dont l'armement avait été complété à ses propres frais. La
+république ne fournit à cette expédition que les vivres. Les forces
+ennemies furent chassées et dispersées. On fit une descente en Sardaigne.
+La flotte revint victorieuse.
+
+(1423) Cependant la politique de Philippe entraîna les Génois dans des
+intrigues étrangères. La bonne intelligence d'Alphonse et de la reine
+Jeanne sa mère adoptive n'avait pas duré. Elle avait révoqué son adoption
+et avait rappelé auprès d'elle Louis d'Anjou; mais le roi d'Aragon
+tenait Naples; la reine était sortie de la ville, et les deux factions
+se faisaient une guerre ouverte. Le duc de Milan embrassa le parti de
+Jeanne et ordonna d'employer les forces maritimes de Gênes pour reprendre
+Naples sur Alphonse. La cause était populaire, l'Aragonais était l'ennemi
+commun, la dépense seule effrayait. Les exhortations de Carmagnola, son
+zèle pour une grande expédition dont il se promettait déjà la gloire,
+surmontèrent tous les obstacles. On décréta de puiser dans le trésor
+jusqu'à deux cent mille génuines. Avec cette somme on arma treize galères
+et autant de vaisseaux, la plupart de quatre cents à quatre cent
+cinquante tonneaux, portant, les plus grands, cinq cents hommes, et les
+plus petits, deux cents. Ces préparatifs durèrent un an entier. Louis
+d'Anjou grossit la flotte de quelques bâtiments provençaux ou de galères
+armées à Gênes, de ses deniers. Carmagnola n'attendait plus que les
+dernières instructions de Milan pour le départ. L'émulation et la
+confiance étaient nées à sa voix; les premiers personnages de la
+république avaient accepté le commandement des galères et des vaisseaux;
+les jeunes gens les plus distingués s'étaient empressés de se présenter
+comme volontaires.
+
+On mettait à la voile; Guido Torelli arrive avec les ordres de Milan,
+c'est à lui que le commandement est déféré. Carmagnola reste obscurément
+au gouvernement de Gênes, affront sensible, compté bientôt parmi les
+premières causes de sa fatale défection. A Gênes on partagea sa surprise
+et son mécontentement. Torelli était fameux à la guerre, mais il était
+sans connaissance de la mer, les marins les plus expérimentés allaient se
+trouver sous la direction impérieuse d'un nouveau venu. Un grand nombre
+de capitaines s'excusèrent de partir en se faisant remplacer dans leur
+commandement. Torelli dissimula et mit à la voile quand les astrologues
+du duc en marquèrent le moment.
+
+(1424) Il suffit de se montrer devant le port de Naples pour obtenir un
+grand succès. Alphonse était retourné en Espagne, Jacques de Caldora à
+qui il avait confié son autorité laissa emporter un château et bientôt
+vendit la ville. Quand l'argent qu'il exigea fut venu de Gênes, il remit
+la place à la reine, au roi Louis et au duc de Milan Philippe-Marie.
+Jeanne témoigna sa reconnaissance aux Génois. Mais tel était le mauvais
+état de ses affaires qu'elle ne put leur distribuer pour leur solde
+qu'une centaine de florins par bâtiment. Quelques secours que les
+commissaires de la flotte avaient eu la précaution d'apporter furent
+bientôt épuisés. Les équipages n'avaient reçu en tout que deux mois de
+paye; il leur était dû le salaire d'un an presque entier, on ne pouvait
+les retenir plus longtemps. Il était douloureux de ramener de si belles
+forces capables d'expéditions brillantes, lucratives, et de se contenter
+d'un seul exploit mal payé. La discorde régnait ouvertement entre Torelli
+et les capitaines. On revint à Gênes avec un mécontentement réciproque.
+La reddition de Naples y avait été célébrée: à la rentrée de la flotte
+on s'abstint de tout appareil de triomphe. Les anciens n'allèrent point
+au môle, suivant l'antique usage, recevoir l'amiral à son débarquement;
+et Torelli, sensible à cette négligence, partit immédiatement pour Milan.
+Toute la solennité fut pour le drapeau national; retiré de la galère
+principale, il fut mis sur un char et conduit religieusement à l'église
+de Saint-George; mais peu de jours après un ordre du duc intima de
+l'enlever de l'église et de le rapporter à la demeure de Torelli1. On
+prit ce procédé pour un affront, un attentat, une sorte de sacrilège. Il
+s'en fallut de peu qu'il ne fît éclater une sédition. En tout, cette
+expédition laissa un sentiment de haine qui ne promettait plus une
+paisible durée au gouvernement milanais dans Gênes.
+
+Carmagnola avait quitté la ville. Fugitif et passé à la solde des
+Vénitiens, il avait ranimé leur guerre contre le duc et leur alliance
+avec les Florentins. Le nouveau seigneur de Sarzana, Thomas Fregose,
+épiant (1425) les occasions de rentrer à Gênes et au trône ducal, prit
+part à ces menées; en société avec plusieurs membres de la maison
+Fieschi, il traita avec les alliés, et pendant que Carmagnola en
+attaquant Brescia occupait ailleurs l'attention et les forces de
+Visconti, on entreprit d'opérer une diversion en Ligurie. Vingt-quatre
+galères catalanes furent mises à la disposition de Fregose. Il se
+présenta à la bouche du port, espérant qu'à son approche la ville se
+soulèverait en sa faveur; mais le peuple vit avec indignation son ancien
+doge porté sur une flotte ennemie qui, avec le nom de Fregose, faisait
+retentir le port d'insultes, de défis et d'imprécations. Fregose se
+retira. Cependant dans la rivière orientale le château de Porto-Fino lui
+fut livré. Les Catalans s'y établirent et de là ils firent leurs
+excursions et désolèrent le littoral pendant toute la saison. Sous leur
+protection Fregose et les Fieschi, alors étroitement unis, occupèrent le
+pays de Chiavari jusqu'à Recco, à peu de distance de Gênes. On fit sortir
+contre eux des troupes de la ville; on en confia la conduite à Antonio
+Fieschi; il était propre frère de ceux que l'on combattait; mais il
+était demeuré dans l'intimité des gouverneurs milanais, et c'est lui
+qu'en avait vu rompre son union arrêtée avec la nièce de Fregose. D'abord
+il combattit en homme qui ne manquait pas à la confiance de son maître,
+quoiqu'il eût en face sa propre famille; mais, après ses premiers
+exploits, tout à coup désertant sa troupe, il va rejoindre ses frères, et
+sans retard célèbre le mariage qui le lie à la famille des Fregose.
+
+Le duc de Milan était inquiet des dispositions de l'intérieur autant que
+du progrès des assaillants. Opicino Olzati était alors commissaire ducal
+à Gênes, homme sévère et haï. Il désignait à son maître les citoyens
+qu'il jugeait peu affectionnés à son gouvernement. Ainsi seize notables
+avaient été tout à coup mandés à Milan: on les y retint.
+
+L'archevêque Pileo de Marini, non moins suspect aux Milanais, s'était
+absenté de sa métropole: vainement sommé plusieurs fois d'y retourner,
+il bravait ces appels, et, uni avec Barnabé Adorno, il avait ouvertement
+embrassé l'alliance des émigrés.
+
+(1426) Le gouvernement ducal devenait de plus en plus soupçonneux et dur.
+Un prêtre avait été accusé d'avoir donné au gouvernement un faux avis sur
+les mouvements des ennemis. Olzati fit construire une étroite prison dans
+les combles du palais pour y renfermer ce malheureux; il l'appela
+l'appartement des prêtres et déclara qu'il le destinait à la demeure des
+ecclésiastiques qui oseraient se mêler des affaires d'État. La veille de
+Noël, dans une rixe, un de ses gens est tué par des bouchers. Il fait
+courir sur leur bande; trois pris au hasard sont sans forme de procès
+pendus aux grilles du palais, sans respect, dit le peuple effrayé, pour
+une nuit si sainte et pour le jour solennel qui la suit.
+
+L'argent manquait au trésor public. Quelques capitalistes pouvaient en
+prêter encore, on leur prodigue les propriétés de l'État. Le duc assigne
+la vallée d'Arocia et ses châteaux à François Spinola pour gage de 4,500
+livres prêtées à la commune. Ovada est donné à Isnard de Guarco en
+nantissement d'une créance pareille. Le duc emprunte pour lui-même 3,000
+écus d'or du chevalier Lomellino, et lui aliène Vintimille en
+nantissement pour dix ans. On frémissait à Gênes de voir démembrer le
+domaine public pour payer des dépenses, les unes imposées, les autres
+étrangères à la république. Le conseil des anciens hésita avant de
+ratifier les premiers de ces traités; il ne sut pas résister et ils se
+consommèrent. Enfin on leur en présenta un qui devait plaire au peuple.
+Pour 15,000 génuines Jean Grimaldi cédait Monaco, ce dangereux repaire
+d'ennemis rebelles et de pirates. La république paya volontiers la somme,
+et crut que la place serait mise hors d'état de nuire; mais les officiers
+du duc s'en emparèrent et se gardèrent bien de la détruire.
+
+Visconti fait sa paix séparée avec Alphonse et prend à sa solde quelques
+galères catalanes. Mais le roi, en les confiant à un ancien ennemi veut
+avoir un nantissement qui lui en réponde. Le duc ne balance pas à lui
+livrer les châteaux de Porto-Venere sans s'embarrasser si les Génois en
+murmurent.
+
+Enfin une paix générale fut conclue: celle du duc de Milan avec le roi
+d'Aragon fut rendue commune aux Génois. Visconti et son gouvernement de
+Gênes furent réconciliés avec les Vénitiens2, les Florentins et leurs
+alliés. Parmi ceux-ci furent expressément nommés les Fregose, les Adorno
+et les Fieschi. Mais ni la paix ni le rétablissement des émigrés ne
+devaient durer longtemps et n'inspirèrent de sécurité.
+
+(1427-1428) Cependant on jouit d'un peu de calme et des biens qui s'y
+rattachent si vite. Un archevêque de Milan avait été reçu à Gênes comme
+gouverneur. Il y apporta de la discrétion et de la bienveillance; il
+tempéra la sévérité du commissaire Olzati; il donna des soins aux
+arrangements intérieurs et à la bonne administration. La révision des
+lois fut entreprise. Beaucoup de magistratures inférieures chèrement
+salariées devinrent gratuites et par cela même cessèrent d'être des
+sinécures. Le gouverneur donna l'exemple des économies publiques en
+n'acceptant qu'un traitement très-inférieur à celui que ses prédécesseurs
+avaient imposé. Il obtint une grande faveur dans l'opinion en réduisant
+surtout les dépenses militaires et maritimes. On ne peut dire si dans
+cette occasion alléger le fardeau des Génois ce n'était pas, en d'autres
+termes, les désarmer. Cependant les fruits de cet état de paix se
+faisaient sentir. Le crédit des fonds publics se raffermissait. Les
+contemporains remarquent que leur cours s'éleva à un taux qu'on avait
+oublié depuis dix ans de troubles.
+
+(1429) Le premier mécontent qui parut ne pas se tenir aux conditions du
+traité, fut Barnabé Adorno, neveu ambitieux des anciens doges Antoniotto
+et George; réfugié dans la vallée de Polcevera, il s'y mit en défense.
+Les habitants parurent embrasser sa cause; mais le fameux capitaine
+Nicolas Piccinini passa les monts (1430). Adorno quitta le pays, et
+Piccinini ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la vallée entière
+à feu et à sang et surtout au pillage, sous prétexte de faire un exemple
+qui comprimât les rébellions. Une résolution si désastreuse souleva tous
+les esprits à Gênes. On n'obtint qu'à peine, par l'intercession du
+gouverneur et du conseil, la révocation de cette cruelle sentence. Les
+rigueurs furent tempérées, c'est-à-dire qu'on n'exigea d'un grand nombre
+d'habitants que des cautions de leur conduite future. Cinquante-sept
+furent envoyés enchaînés à Milan, d'où on les dispersa dans différents
+lieux de la Lombardie. Toutes les cloches du pays furent enlevées afin
+d'empêcher les rassemblements au son du tocsin, privation qui fut très-
+sensible. Jamais, dit un témoin oculaire, les vallées de Gênes n'avaient
+été si sévèrement châtiées ni frappées d'une semblable terreur.
+
+Le redoutable Piccinini s'empara des domaines de la maison Fieschi. Il
+prit les uns de vive force, il obligea les nobles possesseurs à se
+dépouiller des autres; il traita de même les châteaux des seigneurs
+Malaspina, amis des Florentins. Plus de cinquante places ou forts sont sa
+conquête; c'est ainsi que la paix toute récente est exécutée.
+
+Les Florentins étaient en querelle avec les Lucquois. Lucques menacée
+avait appelé des secours, et c'était le célèbre François Sforza qui était
+venu en porter sans être ostensiblement avoué par Visconti. A peine ce
+fameux aventurier est dans la ville que Louis Guinigi, seigneur de
+Lucques depuis trente ans, est accusé d'un complot pour livrer sa patrie
+aux Florentins: on l'arrête, et Sforza l'envoie à Pavie languir et
+mourir en prison. Bientôt, sous prétexte que les Lucquois ne peuvent,
+isolés, résister à leurs puissants ennemis, ils se laissent induire par
+Sforza à se donner, non au duc de Milan, mais à la république de Gênes sa
+sujette. Les Génois sont déterminés, par des insinuations analogues, à
+accepter cette soumission. On leur fait délibérer d'aider d'armes et de
+vivres la ville qui se donne à eux. On leur livre Lavenza et Pietra Santa
+pour sûreté. Piccinini se charge de conduire et d'employer les levées
+dont ils font la dépense.
+
+(1431) Alors Gênes, Lucques et Sienne se confédérèrent solennellement
+contre les Florentins. La plupart des places de l'ancien domaine de Pise
+sont enlevées à Florence. Son territoire même est attaqué et Pise
+assiégée. Venise fait quelques efforts pour opérer une diversion en
+Lombardie en faveur des Florentins; un combat est livré sur les eaux du
+Pô. Eustache de Pavie, qui commandait les forces lombardes, après avoir
+fait une expérience malheureuse de son infériorité, s'était donné pour
+appui Jean Grimaldi et des marins génois. Avec ce secours la flotte
+vénitienne est détruite. Carmagnola, rendu responsable de l'événement par
+les Vénitiens ses derniers maîtres, va bientôt porter sa tête entre les
+colonnes de la place Saint-Marc.
+
+Gênes, loin de rompre son traité avec les Vénitiens, avait respecté dans
+sa nouvelle guerre avec la Toscane leur pavillon et leurs propriétés.
+Ayant à se plaindre d'un procédé opposé on avait paisiblement envoyé une
+ambassade à Venise pour s'expliquer; mais désormais les choses étaient
+trop avancées pour distinguer entre les Génois et leur seigneur. Les
+Vénitiens vinrent avec une flotte faire lever aux galères génoises le
+blocus du port pisan.
+
+Piccinini poussait ses terribles exécutions. Aux portes de Gênes et sous
+les yeux de ses habitants, sont commis les plus affreux ravages et les
+violences les plus effrénées. On livre tout à la fureur du soldat sans
+distinction de sexe, d'âge, de personnes religieuses. On voit les vaincus
+indignement vendus en esclavage sur les places publiques et sur les
+grands chemins. C'est ici la première fois que cette turpitude est
+signalée; ce n'est nullement le seul exemple qui en soit rapporté, mais
+l'indignation des contemporains fait croire du moins que c'était pour les
+Génois une pratique horriblement révoltante. On voit qu'elle eût suffi
+pour faire détester le maître à qui des citoyens libres avaient cru se
+confier, et qui laissait de tels satellites se jouer de la liberté et de
+la dignité des hommes.
+
+Au milieu de ces événements une flotte vénitienne était allée au Levant
+essayer de surprendre Scio. Raphaël Montaldo commandait alors dans cette
+colonie. Il n'y avait que quatre cents Génois. La vigilance et le courage
+du chef pourvurent à tout. Les bombardes ennemies avaient fait des
+brèches énormes dans les murs, mais l'approche du rempart fut bravement
+défendue. Les Vénitiens descendus dans l'île la ravagèrent; ils coupèrent
+les arbres, ils mirent le feu aux bâtiments épars; le chef-lieu de l'île
+se maintint contre tous les assauts. Les Vénitiens perdirent dix-huit
+cents hommes dans cette attaque infructueuse.
+
+Cette agression où une haine nationale avait imprimé son caractère excita
+le courroux des Génois. Ils demandèrent à grands cris l'occasion
+d'exercer des représailles sérieuses. Un grand armement fut délibéré, et,
+circonstance assez notable dans une république devenue si dépendante3, le
+conseil général, convoqué au son de la cloche, procéda à l'élection d'un
+commandant. Pierre Spinola fut nommé avec l'assentiment unanime. La
+flotte courut la mer Adriatique; elle ravagea quelques côtes, prit des
+navires, causa des dommages à l'ennemi; mais elle n'eut point de
+rencontres importantes.
+
+Cependant le duc de Milan, par la médiation des marquis de Ferrare et de
+Saluces, fit une paix nouvelle avec Venise et Florence. Cet événement mit
+fin aux représailles qui avaient fait emprisonner à Caffa tous les
+Vénitiens pris sur la mer Noire.
+
+
+CHAPITRE III.
+Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la
+seigneurie de Gênes.
+
+
+(1434) Jetés malgré eux au milieu des intrigues de Philippe-Marie, les
+Génois apprenaient à l'improviste avec quels peuples ils étaient alliés
+ou ennemis; heureux quand la politique de leur maître ne les entraînait
+pas dans de nouveaux embarras.
+
+(1435) Un événement inopiné devait avoir des suites considérables pour
+les Génois. Jeanne, la reine de Naples, mourut. Elle avait annulé, comme
+on sait, l'adoption d'Alphonse d'Aragon. Louis d'Anjou, qu'elle avait
+reconnu pour son successeur, était mort avant elle. Elle nomma héritier
+René d'Anjou, frère de Louis. Ce prince était en France, et même était
+prisonnier du duc de Bourgogne. Cependant les Napolitains se déclarèrent
+pour lui, et Alphonse se disposant à revendiquer la couronne, on
+s'apprêta à lui opposer une vive résistance. Le duc de Milan favorisait
+le parti d'Anjou; il fit déclarer les Génois contre Alphonse. Celui-ci
+venait pour première opération assiéger Gaëte; François Spinola y fut
+envoyé d'abord avec trois cents Génois et quelques auxiliaires; deux
+vaisseaux porteurs de ce faible secours arrivèrent à temps pour le jeter
+dans la place. Cette poignée de braves défendit la ville, repoussa tous
+les assauts et attendit patiemment l'arrivée de plus grandes forces.
+Celles d'Alphonse étaient considérables. Il assiégeait par terre et par
+mer avec quatorze gros vaisseaux et onze galères. On portait ses troupes
+à onze mille hommes. Il commandait en personne; deux de ses frères, l'un
+roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre de Saint-Jacques,
+l'accompagnaient; il avait autour de lui la fleur la plus illustre de la
+noblesse espagnole. Le gouvernement de Gênes fit partir à son tour treize
+vaisseaux bien équipés. Biaise Azzeretto fut pris dans l'ordre populaire
+pour en être le commandant1. A l'approche de ces ennemis le roi d'Aragon,
+ayant pourvu au blocus de Gaëte, monta sur sa flotte et revint à la
+rencontre de celle des Génois, si inférieure en forces. Sa confiance fut
+trompée. Une autre supériorité que celle du nombre l'emporta; il fut
+battu complètement: tout fut pris, excepté deux galères catalanes seules
+sur l'une desquelles échappa le plus jeune des princes d'Aragon. Le roi
+de Navarre, un nombre prodigieux de princes, de barons, de chevaliers
+espagnols et napolitains de leur parti, se virent prisonniers avec leur
+roi. Alphonse sur sa galère envahie regarda autour de lui; il avait
+distingué un guerrier valeureux, il demanda son nom, on lui nomma
+Giustiniani, qu'on lui désigna comme l'un des seigneurs de Scio, où il
+avait le droit de battre de la monnaie d'or. Le roi le fit appeler et lui
+rendit son épée. Le butin fut immense2. Une sortie de François Spinola
+délivra Gaëte et fit tomber aux mains des Génois le camp et le reste des
+bagages de tant de princes, de grands, et d'une si florissante armée. Les
+historiens postérieurs remarquent que de leur temps il existait à Gênes
+des fortunes héréditaires qui n'avaient pas d'autres sources que la
+victoire de Gaëte.
+
+Spinola et Azzeretto abandonnèrent la foule des prisonniers qu'ils
+n'auraient pu garder ni transporter. Ils réservèrent et conduisirent vers
+Gênes les principaux personnages, le roi Alphonse, les princes et les
+plus notables seigneurs de sa suite.
+
+Depuis des siècles Gênes n'avait obtenu un si beau triomphe, et c'est ici
+l'un des faits les plus illustres de ses annales. La tradition ne s'en
+est jamais perdue. Les peintures de la façade du palais des descendants
+de François Spinola en retraçaient le souvenir. Mais quand Gênes a passé
+récemment sous le sceptre d'un prince voisin, on a su mauvais gré, dit-
+on, à l'héritier de ce beau nom d'avoir voulu restaurer le monument de ce
+glorieux souvenir. Il n'est pas de bon exemple qu'un vaillant citoyen
+fasse des rois captifs.
+
+Mais, comme aujourd'hui, les Génois étaient alors sujets; ils éprouvèrent
+à l'instant que leur gloire déplaisait à leur maître et qu'à lui seul en
+était réservé le fruit. Tandis qu'on multipliait les réjouissances
+publiques, qu'on redoublait les actions de grâces, tandis qu'on destinait
+aux augustes captifs des prisons honorables mais sûres, les ordres du duc
+interviennent tout à coup. Il est défendu à la seigneurie de Gênes
+d'écrire aux cours étrangères pour publier sa victoire. Azzeretto reçoit
+en mer des instructions secrètes qui l'obligent, tandis que sa flotte
+rentre à Gênes, à s'en détacher pour aller déposer les princes
+prisonniers à Savone, d'où ils sont conduits à Milan3. Ces premières
+mesures blessent étrangement l'orgueil national. L'accueil plein de
+noblesse fait aux captifs par Philippe-Marie si rarement généreux, passe
+à Gênes pour un nouvel affront. On le voit avec indignation leur
+prodiguer les fêtes et les dons, les entourer de plus de faste qu'ils
+n'en avaient perdu. On eut bientôt de plus justes sujets de plainte.
+L'adroit Alphonse, dans l'aimable familiarité de ses entretiens, sut
+faire entendre au duc que favoriser l'établissement de René en Italie,
+c'était y appeler les armées françaises à l'ambition desquelles le duché
+de Milan serait le premier exposé. Dès ce moment Philippe, abandonnant le
+parti angevin, s'unit étroitement à celui de l'Aragonais, et prit des
+mesures en conséquence. D'abord il se chargea de la rançon de l'illustre
+prisonnier et il feignit de lui imposer pour prix la cession de la
+Sardaigne au profit de la république de Gênes. Des troupes furent
+aussitôt désignées et mises en route pour aller s'embarquer afin
+d'assurer la prise de possession de l'île; ce n'était qu'un prétexte
+pour les porter à Gênes et pour y renforcer la garnison milanaise, dans
+un moment où le changement d'alliance du duc ne pouvait manquer d'y
+déplaire. Dans le même temps on ordonnait à Gênes de préparer une flotte
+que le roi Alphonse devait monter. Le roi de Navarre son frère venait de
+Milan pour presser l'armement. Un ordre impérieux de Philippe le fit
+recevoir avec toute la pompe royale et sous le dais: nouveau déplaisir
+mortel pour les Génois, puisqu'ils revendiquaient ces princes comme leurs
+captifs. Enfin, deux mille hommes approchaient de la ville pour la
+prétendue expédition de Sardaigne. La haine était au comble. On résolut
+de ne pas attendre ces nouveaux instruments d'oppression. Un plan
+d'insurrection fut formé en secret. On se le communiqua de proche en
+proche et tout fut unanime pour y adhérer. A l'instant où un nouveau
+gouverneur milanais, Erasme Trivulze, entrait dans la ville pour prendre
+possession de sa dignité, et que le commissaire Olzati était allé au-
+devant de lui, on ferme les portes entre eux et les troupes qui
+s'avançaient à leur suite. La population entière se soulève et leur coupe
+tous les chemins. François Spinola, le défenseur de Gaëte, ses parents,
+ses amis donnent l'exemple à leurs concitoyens. Trivulze, engagé dans ces
+rues étroites dont les passages s'obstruent de toutes parts, se sauve à
+grand'peine et atteint la forteresse de Castelletto. Olzati recule et
+veut regagner le palais. La voie lui est interceptée, il tombe massacré.
+Les soldats du duc se rendent, on les désarme et on les congédie. Savone
+suit l'exemple et démantèle sa forteresse. Plusieurs forts enlevés aux
+Milanais sont immédiatement démolis; Trivulze assiégé dans le
+Castelletto, et ne pouvant tenir la place, convient de la rendre, s'il
+n'est pas secouru à un jour fixé, et livre une des tours pour garantie de
+sa parole (1436). Nicolas Piccinini est envoyé à son aide; il parvient à
+Saint-Pierre d'Arène, mais il ne pénètre point au delà; et de peur
+d'accident, le peuple de la ville, sans attendre la reddition convenue,
+se hâte de forcer le Castelletto et d'en ruiner les murailles. Piccinini
+s'arrête à brûler sans nécessité les navires qui sont sur la plage; il
+dévaste le littoral et met le siège devant Albenga4.
+
+La situation de Gênes était fort pénible; après une insurrection si
+unanime, la discorde n'avait pas tardé à reparaître. L'argent manquait:
+on compta comme une ressource les misérables rançons pour lesquelles on
+vendit au rabais la liberté de tout ce qui restait d'Aragonais. Le duc
+voulait affamer la ville. Tout transport de blé de la Lombardie à Gênes
+était interdit. On reçut heureusement quelques secours de vivres du côté
+de la Toscane. Bientôt une alliance fut conclue entre Gênes, Florence et
+Venise, trois républiques ennemies du duc de Milan. Avec le secours de
+cette ligue on fit lever le siège d'Albenga, et l'on obligea Piccinini à
+la retraite. Mais à l'intérieur il restait à disposer du gouvernement.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René
+d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est
+successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre
+Fregose.
+
+(1436) On distinguait encore des guelfes et des gibelins, mais cette
+division avait perdu de son importance. Les ambitions étaient devenues
+trop personnelles pour rester rangées sous les drapeaux immobiles de deux
+anciennes factions; elles s'étaient partout non-seulement subdivisées,
+mais mêlées. Les Visconti, ces anciens chefs des gibelins, et les autres
+tyrans des villes d'Italie avaient eu besoin trop souvent de recourir à
+tous les partis pour que la couleur originaire s'en fût conservée
+intacte. Les noms subsistaient comme des traditions et des préjugés de
+famille entretenus surtout dans les campagnes; mais dans les villes et
+parmi les contentions politiques, ils avaient cessé de caractériser les
+réunions ou de déterminer les oppositions. En formant de nouvelles
+alliances, on ne se croyait plus obligé, comme autrefois, de se faire
+gibelin ou guelfe en présence des notaires.
+
+La séparation entre nobles et populaires était plus réelle, parce qu'elle
+se fondait sur une prérogative remarquable en faveur des derniers, sur
+cette loi respectée qui réservait aux populaires exclusivement la
+première dignité de la république. Une distinction d'où dépendait un tel
+droit ne pouvait manquer d'être soigneusement conservée. Elle empêchait
+de se confondre avec la noblesse tant de noms aussi puissants et déjà
+aussi illustres que les antiques patriciens, et ces vieux Giustiniani qui
+à Scio battaient la monnaie d'or.
+
+Les nobles n'avaient jamais cessé de faire des efforts pour faire tomber
+cette barrière odieuse, mais elle était trop bien gardée par l'opinion
+populaire et par la jalousie intéressée de l'aristocratie plébéienne. Les
+familles qui composaient ce dernier parti étaient devenues aussi fortes
+de richesses, d'alliances et de clients que les anciennes races les plus
+accréditées, et elles étaient en possession du pouvoir par la faute même
+de leurs adversaires. C'est en se disputant le gouvernement de la
+république que la noblesse l'avait laissé échapper dès longtemps.
+
+Maintenant, affaiblie par ses divisions, elle ne pouvait plus l'arracher
+des mains qui l'avaient saisi. Des quatre grandes familles qui avaient
+dominé dans leur ordre, deux seules semblaient avoir conservé l'espérance
+de triompher des obstacles, car les Doria mêmes paraissaient contents de
+leur part dans les commandements militaires. Les Grimaldi, puissants à
+Monaco, étaient dans Gênes plus considérés qu'ambitieux et remuants. Mais
+les Spinola, grands propriétaires de domaines et de places fortifiées,
+disposant de nombreuses populations de fermiers et de colons qui les
+reconnaissaient pour maîtres encore mieux que si cette dépendance eût été
+d'origine féodale, les Spinola n'avaient pas cessé de se faire craindre.
+Les Fieschi (et ceux-ci avaient été des seigneurs avant d'être des
+citoyens), joignant aux ressources de leur position un grand crédit au
+dehors et des alliances éclatantes, se mêlaient à toutes les intrigues et
+épiaient avec plus de persévérance que les Spinola même le moment de
+subjuguer la république. Avec la même ambition et des forces pareilles
+les Malaspina et les Caretto, n'étant point introduits comme les Fieschi
+au rang des citoyens, n'avaient pas les mêmes occasions d'usurper le
+pouvoir. S'ils l'avaient tenté, des princes plus redoutables et aussi
+avides les auraient prévenus. Ce n'étaient donc que de mauvais et
+turbulents voisins.
+
+En général, la noblesse génoise, si elle ne pouvait enlever le premier
+poste de l'État aux grands populaires, s'étudiait à ce que ceux-ci
+fussent renversés les uns par les autres. Elle se mêlait à leurs
+factions, elle semblait se partager entre eux, se divisait même, suivant
+les occasions ou les affections momentanées; elle aidait à faire un doge
+à la place d'un autre, mais bientôt elle poussait vers sa chute celui
+qu'elle avait contribué à élever.
+
+Depuis que Simon Boccanegra avait frayé le chemin aux plébéiens puissants
+et que la noblesse avait été obligée de céder la première place toujours
+si enviée, nous avons vu un assez grand nombre de familles nouvelles se
+jeter dans cette carrière et prétendre à la dignité ducale. Plusieurs
+d'entre elles avaient fini misérablement, quelques autres étaient sur
+leur déclin. Au moment dont nous écrivons l'histoire, les Adorno et les
+Fregose achevaient d'établir leur supériorité sur toutes. Déjà ces deux
+ambitieuses maisons, réclamant la préférence l'une sur l'autre, la
+demandaient à peine au choix du peuple; ils la revendiquaient comme un
+droit, une propriété héréditaire, et, dit un historien du temps, cela
+avait cessé d'étonner qui que ce soit. Mais ces familles étaient si
+nombreuses que, dans le sein de celle qui remporterait, l'on avait déjà à
+s'attendre à des jalousies et à des entreprises d'individu à individu.
+
+Cet état des partis explique suffisamment les révolutions continuelles.
+On voit comment tout était réuni et prêt à l'instant pour renverser un
+gouvernement, comment rien n'était préparé pour en mettre un autre à la
+place, comment, ne sachant pas se défendre elle-même contre l'anarchie,
+Gênes s'abaissait de moment en moment sous une domination étrangère dont
+elle pensait aussitôt à se délivrer.
+
+Une situation si connue appelait les brigues des voisins ambitieux. Ils
+se mêlaient à toutes les résistances, à toutes les discordes, ils
+accueillaient les mécontents et leur fournissaient des secours, ils
+influaient sur les résolutions mêmes des conseils, dont l'accès n'était
+pas fermé à leurs intrigues. Nous avons vu jusqu'au marquis de Montferrat
+se faire seigneur de Gênes, mais sans pouvoir s'y soutenir. Les ducs de
+Milan en savaient mieux le chemin, ils l'avaient fait plus d'une fois, et
+l'asservissement de la république était une des vues de leur politique
+permanente.
+
+La France, invitée une fois à prendre la domination, ne renonçait pas à
+la prétention de la ressaisir; elle était trop loin pour que son
+espérance ne fût pas dans le vague, ou pour qu'elle pût prendre part à
+des intrigues suivies. Cependant les possessions de la maison d'Orléans
+en Piémont et les intérêts de la maison d'Anjou à Naples fournissaient
+aux Français des occasions de tenir les yeux ouverts sur l'Italie.
+
+Tel était l'état des choses quand Gênes se vit délivrée des Visconti.
+Thomas Fregose avait été averti à l'avance de l'insurrection prête à
+éclater contre la tyrannie milanaise. Il avait quitté Sarzana pour se
+rapprocher de la ville; il ne tarda pas à s'y montrer. Il s'attendait à
+être rappelé à sa dignité, mais il y trouva de l'opposition. Ceux qui
+voulaient rompre ces habitudes de dépendance prises en faveur d'une ou de
+deux familles, firent élire Isnard Guarco. Mais ce nouveau chef,
+vieillard septuagénaire, qui, dans un temps si difficile, n'eût jamais pu
+tenir le timon des affaires, ne régna que sept jours. Fregose lève le
+masque, s'empare du palais et congédie Guarco sans autre effort que de
+forcer la garde. Il disait que, nommé doge, il n'en avait perdu ni les
+droits ni le caractère. Il avait cédé au temps et à l'usurpation du duc
+de Milan: la persécution finie, il ne faisait que reprendre son poste;
+et personne né s'éleva pour y contredire.
+
+En ce temps, le roi René s'était racheté de sa captivité en Bourgogne, et
+quoique sa rançon eût achevé d'épuiser ses faibles ressources d'argent,
+il allait seconder les efforts de sa généreuse épouse qui tenait dans
+Naples; elle avait su résister jusque-là à la puissance d'Alphonse,
+redoutable compétiteur de son mari. Les Génois embrassaient naturellement
+la cause que Visconti avait abandonnée, la cause contraire à l'Aragonais
+qu'ils haïssaient et dont ils étaient violemment haïs.
+
+(1438) Leur part dans l'expédition de Naples fut honorable; mais à la
+longue elle devint ruineuse et ne porta aucun fruit. La pauvreté du roi
+fut un obstacle insurmontable au milieu des succès mêmes. Il lui fallait
+des forces maritimes devant les flottes nombreuses que son ennemi
+conduisait de ses royaumes d'Espagne; mais René ne pouvait suffire à la
+dépense nécessaire. D'abord, de sept galères il s'obstina à soutenir que
+quatre suffisaient, il renvoya les trois autres. Bientôt tous les efforts
+des Génois se firent à leurs propres frais (1439). Le surplus des besoins
+de la guerre fut défrayé par la générosité de Jean de Caldora, riche
+Napolitain qui avait embrassé cette cause. Elle triompha d'abord; Nicolas
+Fregose, jeune Génois, neveu du doge, conduisit l'attaque du Château-
+Neuf. Alphonse y porta vainement des secours, ce fort fut rendu et assura
+au prince français la possession de la capitale. Le château de l'OEuf fut
+emporté à son tour.
+
+Le pape Eugène IV (Condolmieri) était ennemi acharné d'Alphonse. Il
+entreprit un grand effort en faveur de René qui, pour se maintenir, avait
+toujours plus besoin de l'assistance étrangère. Le pape négocia avec les
+Génois et les Vénitiens une alliance offensive contre l'Aragonais. Il
+envoya dans le royaume de Naples quatre mille chevaux pour son contingent;
+les Génois, pour le leur, s'engagèrent à expédier sans retard une
+grande flotte. On fait aussitôt provision d'argent pour satisfaire à
+cette promesse, et, au milieu des préparatifs qui se font, on s'occupe
+d'abord du choix de l'amiral. C'était un grand sujet d'intrigues et de
+jalousies. Les nobles prétendaient y avoir droit exclusivement dans cette
+occasion. Ils soutenaient que les commandements devaient être donnés
+alternativement tout au moins, à un noble après un plébéien, et les deux
+expéditions précédentes avaient eu des chefs populaires. Il était vrai,
+la dernière avait été déjà une occasion de contention et de trouble; car
+les nobles ayant réclamé leur tour de commander une flotte, et les
+populaires s'y étant opposés, le doge avait déféré la nomination à une
+assemblée de soixante personnes, tant magistrats que simples citoyens.
+Pelegro Promontorio, populaire, avait été nommé par la majorité des
+suffrages et avait fait voile; mais ses équipages soulevés, sous quelque
+prétexte, avaient refusé de pousser la course sur les côtes de Naples ou
+sur celles de Catalogne; de leur autorité, ils avaient tourné la proue
+vers Gênes; l'expédition avait été manquée.
+
+(1441) Cette fois la querelle du commandement se renouvela avec une
+grande animosité ou plutôt elle devint le prétexte d'une diversion au
+profit de l'ennemi. Jean-Antoine Fieschi, le plus hardi de sa famille à
+cette époque, était le noble qui prétendait être amiral et que soutenait
+la noblesse en corps. Malgré leurs réclamations, Jean Fregose, frère du
+doge, est nommé. On fait plus; les quatre commissaires de la flotte,
+ordinairement mi-partis, sont tous populaires, et parmi eux on compte
+deux Fregose encore. Fieschi se révolta ouvertement et se retira à
+Torriglia. Là viennent immédiatement le trouver les secours du duc de
+Milan, attentif à tous ces mouvements ou plutôt qui en était l'âme.
+Fieschi plusieurs fois paraît en armes sous les murs de Gênes. Le marquis
+Caretto rompt de son côté avec la république. Il ouvre Final aux
+mécontents et aux corsaires d'Alphonse. Tous les soins, toutes les
+ressources de Gênes se doivent à la défense d'une attaque sérieuse faite
+de si près. L'expédition de Naples est retardée, les fonds qui devaient
+la faire mouvoir sont consumés dans la guerre civile. Le pape se plaint
+hautement d'avoir été joué, il se déclare ennemi de Fregose et devient à
+jamais irréconciliable avec les Génois. René, abandonné, déserté par le
+fils de Caldora qui passe au parti opposé, est assiégé dans Naples: il y
+éprouve la famine. On fait encore des efforts en sa faveur, on lui porte
+des subsistances à grands frais. C'est le gouffre, disent les écrivains
+du pays, où s'engloutissent les richesses génoises; mais les Catalans
+d'Alphonse étaient les ennemis éternels du commerce de Gênes, et la haine
+contre eux ne comptait plus les sacrifices. Cependant la ville de Naples
+est surprise (1442). René se retire dans un des châteaux et s'y défend en
+attendant une plus sûre retraite. Une flotte de Gênes va la lui assurer,
+l'enlève et le conduit à Pise, d'où il retourne tristement à Marseille.
+Le château napolitain dont il sortit est bientôt vendu au roi d'Aragon1.
+
+Le désastre de la cause que le doge et sa famille avaient embrassée, le
+triomphe de celle dont ses ennemis s'appuyaient, le mécontentement de
+tant de dépenses perdues, les intérêts du commerce et la navigation
+compromis, si le royaume de Naples étant aux mains des Catalans et des
+Aragonais, on restait en guerre avec leur prince, tout aliénait le public
+du gouvernement de Fregose. Soit que dans ces temps malheureux tout soit
+sujet d'accusation et d'aigreur, soit que la famille régnante crût
+imposer par l'orgueil, on lui reprocha son faste qui insultait aux
+calamités publiques, et jusqu'à la pompe royale déployée pour rendre les
+honneurs funèbres à son frère Baptiste.
+
+Tout ce qui pouvait nuire au doge, Alphonse et Visconti le fomentaient.
+Par leur assistance Jean-Louis Fieschi s'introduisit dans la ville par
+surprise et s'y rendit aussi fort que le gouvernement. Il partagea si
+bien l'opinion que ceux mêmes qui auraient dû défendre le doge allèrent
+lui proposer de se démettre. Il refuse avec fermeté et attend son sort.
+Fieschi assiège le palais, le force; Thomas Fregose est fait prisonnier,
+et ici finit la carrière politique de ce grand personnage dont l'ambition
+n'avait été ni sans noblesse ni sans vertu. On le laissa regagner sa
+seigneurie de Sarzana
+
+L'Aragonais, roi de Naples, certain que l'assistance des forces maritimes
+génoises pouvait seule rendre redoutable son compétiteur, voulait avoir
+dans Gênes une telle influence qu'elle le garantît contre ce danger. Le
+doge Fregose et sa race ayant embrassé cette cause, Alphonse était devenu
+leur ennemi irréconciliable. Il protégeait ouvertement les Adorno et les
+Fieschi; et, ayant pris soin de les lier étroitement ensemble, il se
+flattait de disposer par eux des populaires et des nobles. Dans
+l'occasion présente, Fieschi était exclu par sa noblesse de la première
+place du gouvernement; il fallait Adorno pour être doge; car désormais
+un Adorno seul pouvait succéder à un Fregose, et réciproquement.
+
+La famille Adorno, à cette époque ne présentait que deux sujets entre
+lesquels on pût choisir, Raphaël et Barnabé; c'étaient les fils de deux
+frères d'Antoniotto, de ce doge opiniâtre qui avait saisi et perdu le
+pouvoir quatre fois. Le père de Raphaël avait été lui-même doge à la
+chute du gouvernement du marquis de Montferrat.
+
+Barnabé avait signalé son ambition et sa turbulence dans les tumultes des
+derniers temps. Raphaël était un jurisconsulte estimé, sage et prudent,
+qui eût très-bien convenu pour magistrat suprême dans un temps de calme:
+ses concitoyens le préférèrent. Il régit la république avec sagesse et
+modération (1447), conformément à son naturel. Pour cela même, il ne
+jouit ni longtemps ni paisiblement de sa grandeur. Le duc de Milan
+continua à susciter des troubles; Jean-Louis Fieschi fut le premier qui
+se livra à son intrigue: ouvertement déclaré contre le pouvoir des
+populaires, il prit les armes dans la province orientale. Alphonse, qui
+comptait essentiellement sur lui et qui, parmi les Adorno, eût préféré le
+plus entreprenant au plus pacifique, ne secourait pas le doge; ses
+Catalans poursuivaient le cours de leurs déprédations maritimes. Raphaël
+obtint cependant une paix, mais les écrivains du temps, sans en dire les
+conditions, avouent qu'elles n'étaient pas telles qu'un Adorno eût dû les
+attendre du protecteur de son nom. Nous savons seulement qu'à cette
+occasion la république ayant offert au roi un bassin d'or en présent,
+Alphonse le reçut comme un tribut. Enfin la plus grande opposition que le
+doge éprouva lui vint de l'intérieur de sa famille. On lui reprocha de
+manquer de cette énergie qui fait les dynasties et qui transmet les
+principautés. Des voix non moins artificieuses lui demandaient de
+résigner son pouvoir pour que la patrie devînt libre. Découragé et lassé,
+il se démit; le même jour on vit cette intrigue se dénouer; Barnabé
+Adorno, soutenu par six cents soldats qu'Alphonse avait mis à sa
+disposition, se proclama doge; mais son usurpation ne dura que trois
+jours. Il fut chassé par les Fregose.
+
+C'est ici l'époque où cette orgueilleuse famille règne seule. Une
+nouvelle génération lui était née, elle s'empare du théâtre, et, au
+milieu des troubles ou de ses propres vicissitudes, elle l'occupe pendant
+d'assez longues années.
+
+Le vieux ex-doge Thomas vieillissait paisiblement à Sarzana Il n'avait
+point de fils en âge de prendre part aux affaires; mais Baptiste, ce
+lieutenant, cet amiral, qui un jour avait voulu supplanter son frère, lui
+avait laissé un grand nombre de neveux dont les quatre aînés, Janus,
+Louis, Pierre et Paul devinrent doges, et montèrent à plusieurs reprises
+sur ce siège glissant. Au reste, on va les connaître par leurs oeuvres.
+Il y avait eu des négociations entre eux et la France. Charles VII,
+affermi sur son trône, avait tourné les yeux vers Gênes qu'on regardait à
+la cour comme une ville révoltée qu'il appartenait au roi son seigneur de
+revendiquer en pardonnant ou en punissant. Dès 1444, Charles avait signé
+à Tours un pardon général en faveur des Génois. La rébellion, y était-il
+dit, avait eu pour suite leur longue sujétion au joug d'usurpateurs
+divers, mais ils en étaient las, à ce qu'assuraient les lettres de
+plusieurs d'entre eux; ils désiraient retourner à l'obéissance du roi et
+à l'ancienne fidélité: et le pardon qu'ils imploraient, le roi
+l'accordait. Il ordonnait d'avance aux recteurs et gouverneurs à établir
+d'appliquer l'amnistie à tous les faits passés jusqu'au jour où le
+drapeau royal serait relevé à Gênes2. Ce pardon dont les historiens
+génois ne parlent pas, où s'annonce la réintégration de la domination
+française, était l'annexe ou le préliminaire d'un traité avec l'une des
+factions, qui se disposait de nouveau à ouvrir à l'étranger les portes de
+la patrie. Des récriminations subséquentes nous apprennent qu'en effet
+les Fregose avaient pris cet engagement avec Charles VII, soit que leur
+marché fût la suite ou le renouvellement des conditions qui avaient
+occasionné le pardon.
+
+Mais l'hésitation causée par la brusque et violente substitution de
+Barnabé Adorno à Raphaël, donna à Janus et à Louis Fregose, deux des
+quatre frères, l'audace de se rendre maîtres de la ville pour leur propre
+compte, sans attendre les secours que la France devait leur fournir et
+sans être tenus après le résultat à exécuter le traité, c'est-à-dire à se
+soumettre à la seigneurie du roi. Le troisième jour après l'installation
+de Barnabé, une galère seule entra de nuit dans le port. Les deux, frères
+en descendirent avec quatre-vingt-cinq hommes déterminés. Ils marchèrent
+au palais, le surprirent, et, après un combat où presque tous ces
+assaillants furent blessés, mais où leur valeur l'emporta, le doge Adorno
+fut chassé, Janus Fregose prit sa place: il n'eut pas d'autres électeurs
+que ses quatre-vingt-cinq compagnons teints de sang.
+
+Ce n'est pas la peine de parler du règne insignifiant de ce nouveau doge.
+Au bout de deux ans, il mourut avec le rare honneur d'achever sa vie sous
+la pourpre. Louis, son frère, lui succéda, tant la domination semblait
+établie dans la famille. Mais, plus médiocre encore que Janus, la lâcheté
+de ce successeur eut bientôt épuisé la patience des Génois. Après deux
+ans une émeute à peine remarquée suffît pour chasser ce doge indigne, qui
+ne s'en réserva pas moins pour d'autres temps (1450).
+
+Ce n'était pas au profit d'un concurrent désigné qu'on se débarrassait de
+lui. On ne pensa pas même à se soustraire au pouvoir de la famille
+régnante, si l'on peut parler ainsi. On envoya à Sarzana offrir la place
+à Thomas; on le pressa de remonter encore une fois sur le siège ducal. Il
+refusa; sa course, dit-il, était finie, mais il conseillait à ses fidèles
+Génois d'élever à sa place son neveu Pierre. Sur cette invitation trois
+cent dix-sept suffrages firent doge Pierre Fregose.
+
+Les antécédents de celui-ci étaient étranges. Signalé dès son adolescence
+pour son audace et pour son mépris de tout frein, digne instrument de
+discordes et de violences, il avait été recherché par Visconti, et il
+avait reçu de celui-ci la possession de Gavi que le duc avait gardée en
+perdant Gênes. Le jeune ambitieux ainsi encouragé dans ses déportements
+fit de là des excursions, désola les campagnes, infesta les passages, et
+proprement se fit voleur de grands chemins. Des convois avaient été
+pillés; le gouvernement, responsable de leur valeur envers la France à
+qui ils appartenaient, déclara Pierre voleur et ennemi public, et le
+bannit avec infamie.
+
+(1451) Aussitôt que ses frères furent au pouvoir, les condamnations
+avaient été abolies, et Pierre rappelé avait eu le commandement militaire
+de la ville sous Janus et sous Louis. Peut-être fut-il l'auteur secret du
+mouvement qui expulsa le dernier et de l'inutile rappel de leur oncle.
+
+Cet ancien brigand une fois doge commença en despote sans retenue. Il
+avait des détracteurs, il leur imposa silence. On vit, un matin, sur la
+place publique le corps du noble Galeotto Mari, vêtu de sa toge, enlevé
+et étranglé dans la nuit sans forme de procès. Une inscription brève et
+instructive ne portait que ces mots: «Cet homme avait dit des choses
+dont il n'est pas permis de parler.»
+
+Nous n'avons rien dit encore de Paul, le plus jeune des quatre frères.
+Pierre l'employa d'abord comme son lieutenant, et à la première vacance
+qui survint, il le fit archevêque de Gênes.
+
+
+CHAPITRE V.
+Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
+
+Odieux par ses violences et toujours agité à l'intérieur, le gouvernement
+de Pierre Fregose fut marqué par un grand événement lointain, honteux,
+menaçant pour la chrétienté tout entière et le plus funeste dont la
+république pût être frappée dans ce qui lui restait de prospérité.
+Mahomet II prît Constantinople. Il détruisit (1453) la belle colonie
+génoise de Péra, si riche, si redoutable aux empereurs grecs. Il fut
+facile de présager le sort que les établissements de la mer Noire
+auraient à subir bientôt. Toutes les sources de la force maritime et de
+la richesse mercantile, tous les véritables appuis de la splendeur de
+Gênes allaient manquer à la fois. Ce peuple industrieux n'avait pas
+cessé, depuis les croisades, de faire dans tout le Levant ce commerce
+auquel il devait tant d'importance politique: sa perte à la prise de
+Constantinople fut le commencement d'une longue décadence. La conquête de
+cette capitale de l'empire grec était l'objet permanent et nécessaire de
+l'ambition des sultans. Dominateurs de l'Asie mineure, ils avaient, cent
+ans avant Mahomet II, franchi l'Hellespont. Les discordes et l'imprudence
+des empereurs les avaient appelés en Europe. Ils résidaient à Andrinople.
+Ainsi établis dans la Romanie, ils avaient resserré les Paléologue dans
+l'enceinte de Constantinople. Si cette ville tenait encore devant des
+voisins si redoutables, c'est que des peuples aguerris, mais longtemps
+sans forces maritimes, ne pouvaient ni l'attaquer par mer ni l'affamer.
+Les Génois qui s'étaient établis à Péra, les Vénitiens qui y
+fréquentaient sans cesse, ajoutaient de puissantes auxiliaires aux
+défenses de la cité et lui assuraient les ressources de la mer.
+
+Mais les difficultés de l'entreprise s'affaiblissaient peu à peu.
+L'invasion de Tamerlan et le désastre qui en fut la suite sauvèrent seuls
+Constantinople des mains de Bajazet. Ses successeurs reprirent le projet
+de la conquête, et quand leur héritage tomba aux mains du brave et
+ambitieux Mahomet, on sentit que la dernière heure de l'empire grec était
+arrivée1.
+
+Les Génois de Galata avaient eu quelque espérance d'être épargnés s'il
+arrivait malheur à la ville. Ils avaient fait dès 1387 un traité avec
+Amurat2 pour s'assurer, dans les Étais de ce prince, la faculté de
+commercer et la libre extraction des grains. On a supposé qu'ils avaient
+renouvelé ces conventions avec Mahomet II; mais elles n'étaient pas de
+nature à leur donner une grande confiance si près de Constantinople
+assiégée. Mahomet eut même l'occasion de leur faire savoir qu'il les
+aimait mieux ennemis déclarés qu'amis perfides3. Il ne manqua pas de
+poster des troupes qui surveillaient et menaçaient la colonie; et eux-
+mêmes ne s'abstinrent pas de porter des secours à la ville en péril.
+
+Jean Giustiniani4, l'un d'eux, commandait sous l'empereur Constantin
+Paléologue, et présidait à la défense de la ville. Longtemps et jusqu'au
+fatal moment on rendit justice à son dévouement comme à son courage. Les
+îles de l'Archipel fournirent quelques vaisseaux. L'empereur avait deux
+frères; l'un possédait le petit royaume de Trébisonde dans la mer Noire,
+l'autre était seigneur de la Morée. Mais ils avaient peu de forces et
+moins de coeur. Ils ne remuèrent point pour secourir leur aîné. Entre les
+Grecs qui prirent les armes et les Génois qui les défendirent, cette
+capitale immense n'avait guère plus de huit mille combattants sur
+lesquels l'empereur et Giustiniani dussent compter.
+
+Elle était vivement attaquée du côté de terre, mais la résistance ne
+manquait pas et les assaillants gagnaient peu d'avantage. Il n'y avait
+rien à craindre du côté de la mer, à moins que l'ennemi ne forçât
+l'entrée du port et ne vînt à l'intérieur attaquer les quais et les murs
+de la ville. Pour rendre cette agression impossible, on avait tendu une
+forte chaîne à l'embouchure, et derrière s'était formée une ligne
+impénétrable de tous les navires grecs ou latins qu'on avait pu retenir
+ou faire entrer. Devant cet obstacle les Turcs remplissaient en vain le
+canal du détroit de trois cents voiles. Dans ce grand nombre, au reste,
+ils n'avaient presque que des barques; trente seulement étaient des
+bâtiments de guerre.
+
+Au milieu de cette foule paraissent tout à coup cinq galères armées, une
+grecque impériale et quatre génoises; c'est un secours unique mais
+précieux; la colonie de Scio l'a fourni. Les Turcs entourent et
+assaillent cette escadre si faible en nombre, mais ils la trouvent
+supérieure en adresse, et elle porte des courages égaux aux dangers. Ce
+fut un étrange spectacle. Les Génois se font jour chassant et submergeant
+tout ce qui s'attaque ou s'oppose à eux. La galère grecque était en
+péril, ils la délivrent. Vainement Mahomet, à cheval sur la plage, incite
+les siens à écraser l'ennemi, menaçant ceux qui se tiennent à l'écart;
+tout cède et fait place à la petite flotte triomphante; elle atteint le
+port de Constantinople aux yeux de cette multitude étonnée qui couvre le
+canal et les rivages. Un tel secours vient ranimer les espérances, porter
+à Giustiniani de nouveaux compagnons, et surtout renforcer cette ligne
+formidable qui ferme aux assauts des Turcs l'accès de la cité par la mer.
+
+Mahomet fut convaincu dès lors de l'impossibilité de forcer ce passage.
+Cependant le côté de terre était si bien défendu que la ville ne semblait
+vulnérable que par l'intérieur du port. Le sultan forma le projet de
+tourner l'obstacle qui en fermait l'entrée et qu'on ne pouvait surmonter.
+Il conçut cette idée dont quelques exemples sont connus, mais dont
+l'entreprise est toujours si hardie, de faire traîner ses barques de la
+mer sur la terre, de gagner le port par le flanc et d'y descendre devant
+la ville en laissant derrière soi la chaîne et les bâtiments qui la
+gardaient. Un plan d'une si grande audace fut exécuté avec une rare
+activité. Une nuit suffit au despote. Ses soldats obéissants tirèrent à
+sec, près de la pointe du Bosphore, quatre-vingts demi-galères, et,
+tournant Péra et Galata, ces faubourgs unis qui, du bord de la mer,
+s'élèvent sur la hauteur, ils traînèrent ces bâtiments à grande force de
+bras et les firent glisser sur un chemin aplani à la hâte. Remises à flot
+quand le port fut atteint, ces demi-galères servirent d'abord à
+construire un immense radeau, un plancher solide; des batteries y furent
+postées et commencèrent à jouer contre les remparts. Dans la ville, la
+surprise abattît les courages; les navires qui avaient si bien fermé
+l'embouchure du port essayèrent de rétrograder pour détruire l'ouvrage
+des Turcs, mais la batterie flottante était établie sur des bas-fonds
+inabordables pour les navires de Gênes. Sous cet appui, les demi-galères
+ennemies repoussent les assiégés, se chargent de soldats et d'échelles.
+On prépare l'assaut. L'artillerie, foudroyant les murs de si près, y fait
+de larges brèches. Enfin le moment fatal est arrivé. L'attaque est
+décisive. Paléologue, jusque-là si faible, si malhabile pour sauver son
+empire, déploie tout à coup une fermeté, une valeur dignes d'étonner. Il
+défendait la brèche. Giustiniani l'avait secondé avec bravoure. Le Génois
+est blessé, et, se rebutant aussitôt, il se déclare hors de combat.
+L'empereur veut le retenir, il lui fait honte de déserter le champ de
+bataille pour une blessure légère, mais Giustiniani passe par la brèche
+et s'enfuit. Ainsi, après s'être montré si courageux, il se fit accuser
+de lâcheté ou de ménagements perfides qui dans ce moment funeste étaient
+de la trahison. On chargea sa mémoire de toutes les conséquences d'une
+ville perdue, comme s'il eût suffi à la sauver, et pourtant il ne gagna
+Péra que pour mourir en peu de jours de ses blessures5, signe trop
+certain qu'elles n'étaient ni feintes ni légères. Cependant
+Constantinople était prise; l'empereur, décidé à n'y pas survivre, à
+échapper par la mort à l'esclavage, se jeta dans la mêlée et s'y perdit.
+
+Les habitants de Péra conçurent de vives alarmes. Mahomet, craignant que
+cette proie ne lui échappât, fit dire aux Génois qu'ils pouvaient rester
+sans crainte; mais, quand ils lui eurent envoyé leurs soumissions et les
+clefs de leur colonie, il leur reprocha l'assistance prêtée aux Grecs; il
+leur déclara qu'il ne voulait plus des anciens traités et qu'ils
+n'avaient qu'à se soumettre à ce qu'il ordonnait. Il leur accordait
+cependant la conservation de leurs propriétés: mais ces annonces sévères
+redoublèrent leur terreur. Le baile de Venise avait été mis à mort, et
+cet exemple leur fit présager les dangers les plus funestes pour leur
+vie. Ils montèrent sur leurs vaisseaux et se sauvèrent en désordre,
+laissant à l'abandon leurs maisons et leurs magasins. Mahomet prit
+possession du tout: il alla lui-même faire abattre les murs d'enceinte;
+il fit mettre les scellés sur les biens des fugitifs, et, déclarant qu'il
+les rendrait à ceux qui reviendraient dans le terme de trois mois, il
+expédia un vaisseau à Scio pour y faire savoir aux Génois cette
+résolution, et pour leur faire connaître à quelles conditions ils
+pouvaient revenir vivre sous son empire. Ils lui payeraient le tribut;
+mais il leur serait permis de garder entre eux leurs propres lois,
+d'avoir même un ancien pour les régir. Ils conserveraient leurs églises,
+à condition de ne faire entendre ni chants ni cloches. Ces conditions, ou
+plutôt la défiance de l'avenir, ne laissèrent pas revenir les Génois. Le
+dommage fut immense, et l'on conçut que la calamité présente n'était rien
+auprès du préjudice futur.
+
+Dans l'Occident la stupeur fut universelle. Chaque puissance avait à se
+reprocher sa froideur et sa négligence à secourir ce boulevard de
+l'Europe menacé depuis si longtemps. Les princes d'Italie, les
+républiques marchandes si intéressées à le conserver dans des mains
+chrétiennes avaient annoncé des efforts pour y concourir et n'avaient
+rien fait, distraits de ce soin par leurs jalousies et leurs guerres.
+Après l'événement c'était un sujet d'accusation réciproque. Les Génois
+avaient envoyé quelques galères: elles n'étaient pas sorties du port que
+Constantinople était enlevée. Ils s'en prenaient de ce mécompte et de la
+faiblesse de leurs efforts à la guerre cruelle qu'Alphonse leur faisait
+en Corse et sur la mer. Des trêves ménagées par le pape pour permettre
+aux deux partis de porter assistance à Paléologue, avaient été rompues;
+et chacun en faisait reproche à son ennemi. Alphonse, pour se justifier
+de n'avoir rien fait pour Constantinople, et d'avoir empêché ses
+adversaires d'y envoyer des secours, publia une lettre que nous
+possédons, monument singulier d'une diplomatie déclamatoire dans une
+latinité élégante, pleine de sarcasmes et d'outrages tels que les érudits
+du temps se les prodiguaient dans leurs polémiques littéraires.
+L'Aragonais demande dans cette lettre, adressée aux Génois, si c'est à
+eux de parler de négligence à combattre l'ennemi de la chrétienté, quant
+à eux seuls, à leur coupable avarice, à leur odieuse entremise est due la
+première invasion des Turcs dans l'Europe.
+
+La république répond à ce manifeste si insultant par une lettre au roi
+qui nous est également conservée6. Elle est en latin, d'un style non
+moins soigné, mais plus tempéré, se justifiant et ménageant à la fois.
+Elle traite de vaine rumeur l'imputation d'avoir transporté les Turcs.
+Quiconque n'ignore pas tout à fait l'histoire, sait, disent-ils, que
+c'est par les princes grecs eux-mêmes, au milieu de leurs discordes
+civiles, que les Turcs ont été établis à Gallipoli.
+
+Le reproche fait aux Génois a été souvent répété; il appartient à notre
+histoire de rechercher le fait pour l'éclaircir. Leurs annales nous
+donnent toujours peu de détails sur ce qui se passait dans les colonies
+lointaines, mais d'autres témoins y suppléent.
+
+Les Génois n'ont pas ouvert le chemin de l'Europe aux Turcs, il n'en
+était pas besoin. Ces peuples, reste des Corasmins qui ravagèrent la
+Syrie avant la fin des croisades, répandus dans l'Asie mineure,
+occupaient la rive asiatique du Bosphore depuis le XIVe siècle. Campés en
+vue de la Romanie et de la capitale grecque, un canal étroit ne pouvait
+pas être un long obstacle, et les maîtres de Smyrne et de tant de côtes
+ne devaient pas manquer à la longue d'embarcations. Mais, tandis qu'ils
+n'annonçaient pas encore le projet de sortir de l'Asie, les Grecs avaient
+peu à peu formé avec eux des relations de voisinage. Les princes firent
+de plus grandes imprudences; faibles et désunis dans leurs familles, ils
+eurent la mauvaise politique d'emprunter les secours de ces dangereux
+voisins. Lorsque, après la longue querelle des deux Andronics, Jean
+Cantacuzène prit la pourpre et disputa le trône à son pupille Jean
+Paléologue, les deux partis recherchèrent également l'assistance des
+Turcs d'Asie7. Un émir, maître de l'Ionie, qui avait contracté une
+étroite amitié avec Cantacuzène, rassembla une flotte à Smyrne et vint
+deux fois en Romanie pour le service de l'usurpateur. Ce fut le premier
+passage en Europe, et il ne laissa pas de trace. Mais Orchan, le fils du
+premier Othman, avait d'abord promis son appui au jeune pupille
+Paléologue et à sa mère régente de l'empire: Cantacuzène, ambitieux de
+l'attirer à son parti, eut le courage de lui abandonner sa fille en
+mariage, et le gendre vint avec toutes ses forces au secours de son beau-
+père8, c'est-à-dire qu'il s'établit dans toutes les places dont il put
+s'emparer et qu'à la paix il refusa toujours de les rendre. Lorsque
+Cantacuzène l'eut emporté sur son adversaire, Orchan, se prévalant sans
+retenue des conditions qu'il disait avoir obtenues de Paléologue quand il
+devait le secourir, fit vendre sur le marché de Constantinople les
+captifs chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'il avait faits à la
+guerre, tant les compétiteurs de la pourpre étaient avilis devant lui.
+Enfin Amurat, son fils, transporta sa résidence de Borsa en Asie, à
+Andrinople, au centre de la Romanie, dont il fut le seul maître.
+
+On voit que les Génois sont innocents de ces fatales combinaisons. Mais,
+sans aucun doute, ceux de Péra ménagèrent ces nouveaux voisins et
+commercèrent avec eux quand ils le purent. Quand la colonie fit la guerre
+à Cantacuzène et l'humilia, Orchan prit parti contre son beau-père. On a
+vu que, plus tard, quand l'un des successeurs d'Orchan, Bajazet, menaçait
+Constantinople, les Génois de Péra, loin de se séparer de la cause des
+Grecs, avaient déployé pour sauvegarde la bannière de Tamerlan; mais,
+après cet orage, la discorde régnait entre les fils de Bajazet. Le
+pouvoir des Turcs était faible et disputé dans la Romanie. On eût pu
+facilement les en chasser; on ne le fit point, et c'est ici que se trouve
+le reproche le plus fondé qu'on puisse faire aux Génois9. Ils avaient une
+colonie à Fochia (Phocée), sur la côte ionienne; il paraît que, pour se
+soutenir sur un rivage où dominaient les Turcs, elle s'était réduite à
+payer tribut au maître de ce pays (1421). C'était Amurat, le petit-fils
+de Bajazet, qui disputait à ses oncles leurs provinces et surtout la
+Romanie. Un jeune Adorno, gouverneur de Fochia, prit parti pour le
+prince, arma sept galères, et se chargea de le transporter en Europe sur
+le territoire contesté10. Avant de débarquer, Adorno demanda et obtint la
+dispense du tribut, et reçut ce prix avec une humilité servile. Deux
+mille combattants occidentaux11, dont le sultan lui dut le secours,
+firent tomber Andrinople au pouvoir d'Amurat et l'y affermirent. C'est de
+là que, trente ans après, Mahomet son fils marcha à la conquête de
+Constantinople. Tel est le fait qu'on a pu reprocher aux Génois; il
+n'était ni plus imprudent ni plus répréhensible que la conduite tenue par
+les chrétiens orientaux envers leurs dangereux voisins depuis quatre-
+vingts ans.
+
+Quelques voix ont aussi accusé les Génois d'avoir transporté l'armée qui
+vainquit les chrétiens à Nicopolis12. Amurat, provoqué par la rupture
+imprudente d'une trêve solennellement jurée, quittant la retraite à
+laquelle il s'était voué, accourut d'Asie, avec tant de rapidité, qu'on
+ne sait comment il put réussir à faire passer son armée. Mais les
+témoignages sur lesquels on impute aux Génois d'y avoir connivé à prix
+d'argent sont faibles et vagues, et aucun écrivain grec contemporain ne
+le leur reprochant, c'est assez les justifier.
+
+Maintenant on sentait péniblement à Gênes les suites des imprévoyances
+passées. On en était réduit à l'impossibilité de porter assistance aux
+colonies de la Crimée, ou même de conserver les communications maritimes
+avec elles. Mahomet, après sa conquête, s'était hâté de construire un
+château à l'entrée du Bosphore, à l'extrémité de la pointe d'Europe: il
+en possédait un semblable à la pointe d'Asie. Ainsi l'on ne devait plus
+espérer de franchir ce détroit, cette porte unique de la mer Noire, à
+moins d'en obtenir sa permission. Une telle nouveauté exigeait de prompts
+remèdes s'il en était d'efficaces; ils ne pouvaient manquer d'être
+dispendieux, et le trésor était épuisé. On eut recours, dans cet
+embarras, à la maison de Saint-George, à cette république riche dans la
+république pauvre. Elle avait le mérite d'être prompte à exécuter les
+mesures qu'elle résolvait, parce que les voies et moyens si pénibles à
+imposer au public contribuable étaient toujours prêts d'avance dans les
+coffres de Saint-George. L'État céda à la banque la propriété de tous les
+établissements de la mer Noire pour lui laisser le soin et la dépense de
+les sauver s'il se pouvait. L'acte de cession que nous possédons fournit
+quelques détails qui font juger de l'organisation du gouvernement à cette
+époque, de l'état de celui de Saint-George et de quelques usages. Il est
+stipulé au nom de très-haut et très-illustre seigneur Pierre de Campo
+Fregose par la grâce de Dieu doge de Gênes; il est assisté du magnifique
+conseil des anciens, de l'office de la monnaie (la direction des
+finances) et des huit proviseurs de Romanie, renforcés de huit citoyens
+adjoints à ce dernier office. Tous contractent en vertu de l'autorité
+spéciale qui leur a été déléguée par un conseil général nombreux où ont
+parlé deux docteurs és lois et le noble Lucien Grimaldi; deux cent
+trente-six voix contre une seule y ont consenti à la cession. Un préjugé
+qui s'était conservé dans le pays jusqu'à nos jours persuadait que si un
+contrat peut être vicié par quelque omission de formes, l'autorité de la
+justice intervenant a le droit et le pouvoir d'y suppléer; le magistrat
+judiciaire de Gênes est appelé pour cet effet. C'est le podestat, qui,
+afin de prononcer régulièrement déclare avoir pris pour tribunal la place
+à la gauche du doge.
+
+La cession contient Caffa et les autres cités de la mer Noire,
+forteresses, ports, domaines, impôts mis et à mettre, tout ce qui
+appartient dans ces établissements au doge, au conseil des anciens, à
+l'office de Romanie, à la commune de Gênes, le tout conjointement ou
+séparément et sous la seule condition de maintenir les droits acquis des
+habitants de ces colonies.
+
+La république se démet des droits régaliens comme du domaine utile, du
+droit de nommer aux magistratures et emplois. Le doge et le conseil ne
+pourront s'immiscer dans les nominations ni aucun magistrat dans la
+connaissance des affaires des colonies, soit pour ordonner, soit pour
+dispenser. L'office de Romanie se dissout, tous ses pouvoirs étant
+compris dans les objets cédés; néanmoins Saint-George ne s'oblige à
+payer les dettes passives qu'à concurrence des revenus transmis.
+
+Cette transmission est déclarée faite à cette maison parce qu'il n'y a
+pas de secours plus prompts que ceux qu'elle peut donner; «car ses
+magnifiques protecteurs entre les mains desquels les peuples étrangers
+déposent leurs richesses comme dans le trésor le plus sûr et le plus
+sacré, disposant de tant de biens, ont toujours su faire suivre la
+résolution de l'exécution immédiate, soit qu'il faille agir sur terre ou
+sur mer; enfin, on peut s'assurer, est-il dit, que des protecteurs
+toujours choisis, suivant l'usage, dans le nombre et dans l'ordre des
+plus grands citoyens, ne nommeront pour gouverneurs ou pour magistrats
+que des hommes semblables à eux, en sorte que, sous leur tutelle, ces
+villes lointaines refleuriront plutôt que de déchoir.»
+
+Remarquons enfin l'influence des hommes de loi et de leur esprit dans les
+affaires publiques. Cette grande transaction politique s'accomplit comme
+un contrat ordinaire entre particuliers pour des intérêts privés. L'acte
+où le doge même et son gouvernement sont parties contractantes est fait
+et passé par-devant un notaire et des témoins. Le doge garantissant les
+clauses stipulées, souscrit à une commination d'amendes en cas de
+contravention. Enfin la cession est expressément qualifiée de donation
+entre-vifs, et, en faisant promettre au donateur de ne pas revendiquer la
+révocation du don, on renonce expressément à l'exception légale de
+l'ingratitude du donataire.
+
+Une semblable transaction avait mis la Corse au rang des domaines cédés à
+Saint-George, c'est-à-dire au nombre des possessions attaquées dont
+l'État ne pouvait plus défrayer la défense. Alphonse, dans la lettre que
+nous avons citée, faisant allusion à cette transmission, à des trêves
+rompues et aux excuses qu'en donnent les Génois en distinguant Saint-
+George et le gouvernement, les compare par une saillie pédantesque au
+prêtre d'Hercule qui, jouant contre le dieu, jetait les dés
+alternativement de l'une et l'autre main et faisait les deux rôles.
+
+Plus redoutable par ses armes que par ses sarcasmes, Alphonse occupait
+San Fiorenzo et menaçait le reste de la Corse. Dans le même temps, sur la
+rive ligurienne occidentale, les Français s'étaient emparés de Final.
+Appelés en Italie pour faire valoir les prétentions du duc d'Orléans à la
+succession de Philippe-Marie, ils restaient en possession du duché
+d'Asti. Ils étaient encore irrités contre les Fregose depuis que Janus,
+devenu doge sans eux, avait manqué au traité qui devait leur rendre la
+seigneurie de Gênes.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le
+gouvernement du duc de Calabre.
+
+Les embarras allaient croissant. Une flotte d'Alphonse vint menacer le
+port de Gênes; elle portait tous les compétiteurs et tous les ennemis
+déclarés de Fregose.
+
+On recourut aux négociations: Alphonse, pour première condition, déclara
+qu'il n'entendrait à aucune paix avec les Génois tant que Fregose serait
+leur doge. Il exigeait que le pouvoir fût remis aux Adorno. Des
+hostilités et des soulèvements fomentés appuyaient ces demandes: Pierre
+Fregose ne put rester sourd à des déclarations si menaçantes et si
+opiniâtres. Tout l'abandonnait, il sentait tristement l'impossibilité de
+rester en place; mais, en tombant, céder à ses émules c'eût été le
+dernier des malheurs pour son orgueil, et, pour s'y soustraire, il se
+résigna à tout. Il pensa à rendre Gênes au roi de France bien plutôt
+qu'aux Adorno, aux protégés d'Alphonse. Quatre ambassadeurs furent
+envoyés à Paris. L'accord fut promptement conclu, et Jean, duc de
+Calabre, fils du roi René, vint au nom du roi de Charles VII prendre
+possession de la seigneurie de Gênes. Après qu'il eut juré la
+conservation des droits de la république et le maintien des privilèges de
+Saint-George, le Castelletto et les autres citadelles lui furent remis.
+
+Si l'on veut bien s'arrêter un moment sur cette transaction, on pourra
+apprendre comment se vendent les villes et en quoi les actes publies
+diffèrent des conditions secrètes. D'une part, les ambassadeurs génois
+transfèrent au roi de France la seigneurie de Gênes: les anciens pactes
+faits en pareille occasion avec le roi Charles VI sont le fondement de ce
+nouveau traité. Les Génois, seulement, présentent au roi certaines
+clauses nouvelles qu'ils le prient d'accorder. Le roi se contente de les
+renvoyer à en discourir avec le duc de Calabre quand il sera auprès
+d'eux. Mais on remarque dans les pouvoirs des envoyés de Gênes relatés
+dans l'acte sans explications, une faculté d'engager la commune de Gênes
+au remboursement de deux sommes de 25,000 ducats, l'une dont le duc de
+Calabre a déjà répondu pour elle, l'autre pour autre foi (caution) faite
+ou à faire, afin d'assurer l'exécution des pactes convenus.
+
+Or, en ratifiant cette convention faite au nom de la république, le même
+jour, le roi ratifie séparément un autre traité antérieur1 fait à Aix
+entre le duc de Calabre et Borruel Grimaldi, envoyé du doge Fregose. Par
+cet acte, dont les annalistes génois n'ont jamais rien dit ni peut-être
+rien su, le doge promet de rendre la seigneurie au roi. A cet effet,
+aussitôt qu'il fera savoir qu'il est temps de venir la prendre, le duc de
+Calabre devra s'approcher de Gênes avec des forces qui ne seront pas
+moindres de douze mille fantassins et trois cents chevaux. Savone et Novi
+lui seront livrées d'abord et dès qu'il paraîtra.
+
+A la sortie de Gênes, Pierre Fregose et ses frères seront recueillis,
+soit en France, soit en Provence. Leurs biens y seront sous une
+sauvegarde spéciale; et si jamais il y avait occasion de la rétracter,
+ils auraient un an de délai pour faire leur retraite.
+
+Fregose déclare que son intention est de ne rien coûter au roi de France.
+Ce qui lui est dû, c'est à Gênes de le payer: le traité lui garantit en
+ce sens 30,000 ducats pour ses bons services. Les Génois lui doivent en
+outre 41,625 livres pour son traitement, pour ceux de ses frères et pour
+leurs loyaux coûts. Il lui reviendra aussi la valeur des munitions qui
+sont dans le Castelletto. Or, pour satisfaire à tous ces payements, le
+duc de Calabre lui remettra de bonnes lettres de change payables dans
+Avignon. C'est de cette promesse que la commune de Gênes est obligée
+d'indemniser le duc: elle sera même tenue d'acquitter ce qui, dans le
+compte de ces créances, excéderait l'engagement de 30,000 ducats. Enfin
+Pierre se réserve que la commune le libérera de 9,600 livres qu'il doit
+au duc de Milan. Elle les retiendra sur 50,000 ducats que doit à celui-ci
+la maison de Saint-George.
+
+Pour son avenir, Fregose s'en remet à la libéralité du roi. On donne à
+ses frères des compagnies de cinq cents lances leur vie durant.
+L'archevêché de Gênes reste à Paul Fregose, l'un d'eux; on lui promet
+par-dessus l'archevêché d'Aix ou un bénéfice équivalent. Le roi de France
+et le roi René emploieront leurs bons offices pour lui procurer le
+chapeau de cardinal. Une fille naturelle du roi de Sicile est promise en
+mariage à un autre frère. Enfin René donne à l'ex-doge Pierre la
+seigneurie de Pertuis et lui en assure le revenu pour 1,500 ducats.
+
+Ainsi les princes de ce temps traitaient entre eux et pour leurs intérêts
+propres. Ainsi Gênes payait chaque changement de domination qui lui était
+imposé.
+
+Parmi les articles de capitulation dont nous avons parlé, il en est un
+remarquable. Gênes veut se réserver, en cas de schisme, la liberté de
+choisir le pape auquel elle adhérera. Le roi répond que, le cas arrivant,
+il consultera les rois d'Espagne et d'Ecosse, ses autres alliés, l'Eglise
+gallicane, ses bonnes villes, et Gênes parmi elles: après de telles
+consultations sa décision prise obligera tout le monde2.
+
+Sous la puissante garantie de la France, les Génois avaient espéré
+qu'Alphonse s'abstiendrait de les attaquer; excité par les émigrés, il
+continue les hostilités. Il envoie (1459) de Naples dix galères et vingt
+vaisseaux qui menacent le port. Mais un événement imprévu change l'état
+des choses; on apprend qu'Alphonse vient de mourir. A cette nouvelle
+tout est en confusion sur la flotte. Les Catalans, les Napolitains
+renoncent au siège de Gênes, ils lèvent l'ancre pour retourner dans leurs
+ports. Les émigrés perdent toute espérance. On vit Raphaël et Barnabé
+Adorno au désespoir, épuisés de fatigues et de chagrins, suivre de près
+leur protecteur au tombeau, victimes d'une ambition et d'une jalousie
+qu'ils n'avaient pu assouvir.
+
+Barnabé laissait après lui un fils pour renouveler bientôt le combat
+entre les deux races rivales. Il semblait, en attendant, que Gênes dût
+avoir quelque répit. Il y eut un moment de calme. Le fils du bon roi René
+gouvernait sagement et s'attirait l'affection des Génois. Il excitait
+leur courage et leur haine contre les Catalans; il les engageait de
+volonté dans les querelles de sa maison, car son père et lui-même avaient
+repris l'espérance de conquérir le royaume de Naples, depuis que cette
+couronne semblait moins affermie sur la tête d'un nouveau roi. Alphonse
+l'avait laissée à Ferdinand, son fils naturel. L'autre Ferdinand,
+héritier du trône d'Aragon et bientôt maître des Espagnes, Ferdinand le
+Catholique, n'était pas un prince capable d'un grand dévouement à
+l'intérêt d'un cohéritier bâtard.
+
+Avant de tenter une entreprise dispendieuse, on avait à Gênes assez
+d'embarras pour suffire aux frais et aux dettes du gouvernement. Le duc
+de Calabre levait quelques emprunts, mais il sentait la défaveur que ces
+exigences jetaient sur son administration. Il eut recours à François
+Sforza, duc de Milan depuis la mort du dernier Visconti, son beau-père.
+Sforza était attaché par plusieurs liens à la maison de France; mais la
+présence des Français à Gênes ne lui montrait qu'un voisinage importun:
+il leur enviait cette possession qu'il estimait à sa propre bienséance.
+Il craignait encore plus leurs grands desseins sur Naples, qui,
+réussissant, les auraient faits souverains de l'Italie. Pour être
+dispensé d'y donner les mains il s'était hâté de s'engager par une
+alliance publique avec Ferdinand. Aussi dissimulé que les Visconti
+auxquels il s'était subrogé, tandis qu'il rendait des services au duc de
+Calabre, il donnait avis à Naples de ce qu'on méditait à Gênes; il
+suscitait sous main de nouveaux embarras pécuniaires, et un dangereux
+ennemi. Pierre Fregose, qui n'avait voulu des Français que pour se
+délivrer d'Adorno (1460), ne pouvant rentrer par eux au pouvoir, ne
+chercha qu'à le leur reprendre: bientôt il fut secrètement d'accord avec
+Sforza. En descendant du siège ducal il avait retenu Voltaggio et Novi.
+Il y fit sa retraite en accusant les Français de mauvaise foi. Il reprit
+son métier de brigand et infesta l'Apennin. Cependant le duc de Calabre
+s'apprêtait à passer dans le royaume de Naples. Son père avait armé une
+flotte à Marseille: les Génois en fournissaient une; ils avaient tiré du
+trésor de Saint-George 60,000 ducats pour y pourvoir. Les particuliers
+s'empressaient encore à lui fournir de l'argent en prêt, tant sa personne
+et son expédition inspiraient de confiance. Lavallée, que Charles VII lui
+envoyait pour successeur dans le gouvernement de Gênes, était arrivé. On
+fit les derniers préparatifs et la flotte mit à la voile. Le duc, se
+réservant de la joindre à Livourne, s'arrêtait encore quelques jours,
+inquiet d'observer parmi les émigrés des mouvements évidemment combinés
+pour faire diversion à ses desseins sur Naples. Pierre Fregose, en effet,
+tenta un coup digne de son audace. Séparer le chef de ses soldats, le
+retenir et faire manquer l'expédition commencée, profiter en même temps
+de l'éloignement des forces pour pénétrer dans la ville, tel fut son plan
+hardiment conçu et habilement exécuté. Pierre, gravissant les montagnes,
+arriva aux murs de la ville et pénétra dans l'intérieur. Le duc de
+Calabre accourut pour s'opposer à sa descente. Les deux partis se
+trouvèrent en présence: Pierre appelait le peuple à son aide; les
+Français craignirent de se voir abandonnés. Dans cette anxiété, le duc
+eut recours à la faction émule des Fregose. Il fit crier: Adorno!
+Adorno! et ce cri attira contre les assaillants une partie des citoyens.
+Le fougueux Pierre, enflammé de colère, entendant résonner un nom odieux,
+se précipita pour tenter les plus grands efforts. Mais Lavallée d'un
+côté, le duc de Calabre de l'autre, fermant le passage à sa troupe, la
+cernèrent et la détruisirent. Pierre combattant, toujours sans pouvoir
+retourner en arrière, se fit jour presque seul à travers la ville. Par la
+course la plus rapide il atteignit une porte éloignée du lieu du combat;
+mais il la trouva fermée. Rejoint par ceux qui le poursuivaient, il fut
+massacré. Ce qui restait de ses gens se dispersa; peu échappèrent. Après
+avoir triomphé d'une si vive attaque, le prince partit enfin pour son
+expédition.
+
+Gênes, après cet événement, resta quelque temps tranquille. La navigation
+marchande et le commerce avaient repris leur activité. On essayait de
+réparer les pertes de l'Orient et de tirer parti de ce qu'on y possédait
+encore. Il restait de grandes fortunes privées promptement remises en jeu
+aussitôt que la sécurité pouvait reprendre; mais l'État était pauvre et
+obéré. C'était de là que devaient venir les premières révolutions. Il ne
+manquait pas de créanciers arriérés à satisfaire, et les ressources
+étaient épuisées. On démolit quelques citadelles pour faire économie des
+frais de garde et d'entretien. La situation du trésor se juge par cette
+mesure. Elle ne pouvait suffire au besoin: on chercha d'autres moyens
+extraordinaires. On demandait aux riches des contributions insolites et
+des emprunts forcés. Ils voulaient que plutôt on doublât indistinctement
+toutes les gabelles, c'est-à-dire tous les impôts sur les consommations.
+Les classes inférieures se soulevaient contre une loi qui enlèverait
+double part sur leur subsistance et qui ne tomberait que faiblement sur
+les grandes fortunes; elles demandaient à leur tour, en s'adressant au
+gouverneur français, l'abolition des immunités d'impôt dont un grand
+nombre de familles puissantes avaient eu le crédit de se faire
+privilégier. Le gouverneur hésitait au milieu des embarras et des
+dissensions. Tandis que tout se passait encore en plaintes et en menaces
+des pauvres aux riches, peut-être Lavallée croyait utile à sa politique
+de laisser ainsi se diviser les Génois; car chacun reconnaissait son
+autorité, et il ne voyait aucun chef apparent pour s'emparer de ces
+ferments de discorde3. Il ne crut point avoir de mesures à prendre.
+Cependant le peuple s'assemblait dans le faubourg Saint-Étienne. Le
+premier jour, quelques orateurs séditieux dirent à l'assemblée que des
+querelles de ce genre ne se terminaient pas avec des discours: leurs
+harangues parurent froidement écoutées; on semblait ne pas les avoir
+entendues: l'impunité encouragea, la nuit on prit plus d'audace, et le
+lendemain tout fut sous les armes. Le gouverneur, revenu trop tard de sa
+confiance, essaye de négocier avec les insurgés. Bientôt il ne lui reste
+plus que la ressource ordinaire de se retirer dans le Castelletto avec sa
+garnison française. Là il attend les événements.
+
+
+CHAPITRE VII.
+Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge
+deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes.
+
+(1460) Louis Fregose, ce frère de Janus, à qui il avait succédé sur le
+siège ducal, et qui s'était laissé persuader d'en descendre, avait repris
+son ambition depuis que, par la mort de son frère Pierre, il se croyait
+de nouveau le membre le plus considérable de sa race. Mais si un parent
+l'avait supplanté une fois, on verra que telle fut toujours la destinée
+de ce personnage inférieur à son ambition. Il avait été en partie la
+cause des événements du jour. Parmi les créanciers les plus pressants de
+la république, il avait réclamé une dette de 90,000 ducats; car tous ces
+doges abdiquant ou même chassés parvenaient toujours à se réserver de
+larges indemnités sous prétexte de dépenses publiques faites de leurs
+deniers, ou pour la rançon des places gardées en leur nom. Ceux qui leur
+succédaient connivaient volontiers, par prévoyance d'un même sort, à ces
+prétentions qui retombaient sur l'État. En ce sens le grand nombre de ces
+successions de doges n'était pas la moindre occasion de ruine
+qu'apportaient les révolutions.
+
+Mais quand Louis Fregose comptait retirer le fruit du soulèvement auquel
+sa poursuite avait contribué, il se trouva pour le lui ravir des hommes
+plus habiles. On avait manqué de chefs, l'on vit arriver à la fois
+Prosper Adorno et Paul Fregose encore. Prosper était fils de Barnabé, le
+plus hardi des Adorno, qu'Alphonse avait protégé. Paul Fregose était
+archevêque de Gênes. La profession et la dignité n'empêchaient pas que ce
+ne fût le plus dissolu des prêtres, le plus hardi et le plus belliqueux
+des intrigants; sans frein ni de religion ni de pudeur, il joignait à
+l'ambition et à l'audace un merveilleux fonds de perfidie et de
+dissimulation. A l'apparition de ces deux hommes, les anciens fauteurs de
+leurs maisons se divisèrent autour d'eux; l'archevêque eut plus de
+partisans dans le peuple. Les classes élevées, jadis plus favorables à sa
+famille qu'aux Adorno, les nobles surtout, craignirent en lui un despote
+plus violent que son frère; ils soutinrent Adorno. Les Spinola
+négociaient avec le gouverneur français du Castelletto, afin de réunir
+toutes les forces contre Fregose. La crainte qu'il ne vînt demander
+compte de la mort de son frère, et surtout de l'argent que Pierre avait
+réclamé avant son décès, donnait beaucoup de partisans à son compétiteur.
+L'archevêque se sentit faible. Il se borna à insinuer au peuple de se
+méfier des nobles et de ne pas traiter avec les Français. En même temps
+un avis officieux avertissait Prosper Adorno que l'archevêque ne voulait
+pas lui faire concurrence. Il ne travaillait, disait-il, que pour faire
+triompher Gênes de la tyrannie étrangère que préparaient sourdement les
+nobles. Il offrait de contribuer à faire porter Prosper au siège ducal,
+content lui-même de sa dignité ecclésiastique: une telle union pouvait
+seule sauver le pays. On se fia à ces démonstrations, et, en effet, le
+conseil général assemblé, Prosper Adorno fut doge avec le concours des
+deux partis; quatre cent trente-six voix le nommèrent. On n'avait jamais
+vu une élection si nombreuse ni si régulière en sa forme (1461).
+
+Il restait à retirer la citadelle du Castelletto des mains des Français,
+entreprise difficile qui exigeait des soldats et de l'argent. Sforza, à
+qui l'on demanda des secours (il était alors brouillé avec le roi de
+France), envoya mille hommes et quelque somme de deniers: avec le but
+secret de fermer l'Italie aux Français, il était spécialement incité à
+nuire à leur domination à Gênes, par les recommandations du dauphin qui
+fut depuis Louis XI. Alors séparé de la cour et retiré chez le duc de
+Bourgogne, contrarier son père à Gênes, et par là ses cousins d'Anjou à
+Naples, était un plaisir digne de son coeur et de sa politique rancunière.
+
+Le secours milanais ne suffit pas pour réduire la citadelle, on se
+contenta de la tenir bloquée, et cependant un nouveau danger se
+manifesta. Savone devint le point d'appui d'où les Français menaçaient
+Gênes, où les mécontents allaient les renforcer. Charles VII envoyait six
+mille hommes par le Dauphiné; le roi René était venu de Marseille avec
+des galères; Sforza engagea Marc Pie de Carpi à se mettre au service de
+la république pour la défense de la ville. On se partagea les postes: le
+doge garda le port, Carpi un des côtés de la ville; l'archevêque se
+chargea de la défense de l'autre. Il endossa la cuirasse, et, à la tête
+d'une troupe de jeunesse choisie renforcée de quelques soldats, il occupa
+les hauteurs qui couvrent Gênes du côté de la Polcevera.
+
+Pour ces grands efforts il fallait de l'argent; les moyens les plus
+violents furent employés pour en faire. Le doge, pour la défense du port,
+s'empare des vaisseaux des particuliers: il convoque trente citoyens
+opulents sous un prétexte; quand ils sont devant lui, il fait fermer les
+portes du palais et essaye de rançonner ses prisonniers. Mais il a
+toujours existé chez les Génois un grand moyen de résistance, la force
+d'inertie; elle est surtout à leur usage quand on en veut à leur bourse,
+et souvent elle est efficace: on se laissa menacer, on ne paya pas.
+Adorno ne recueillit de cette tentative que de la honte et de la haine.
+Cependant les Français arrivaient, ils étaient à Conégliano. Adorno,
+Fregose, Carpi réunirent leurs forces pour disputer le passage de la
+Polcevera: il fut forcé; les défenseurs reculèrent en désordre; mais
+enfin l'archevêque, par un mouvement habile et heureux, chargea tout à
+coup à la tête de la cavalerie de Sforza. La terreur panique saisit les
+assiégeants, ils rompirent leurs rangs et prirent la fuite vers la mer.
+René, dont les galères suivaient les opérations de la terre, voulut
+renvoyer ces fuyards au combat, il refusa de les recevoir sur la flotte
+qu'il tint éloignée du bord. Les Français poursuivis, hors d'état de se
+reformer, furent écrasés; tout se dispersa laissant un grand nombre de
+morts et de prisonniers.
+
+Cette victoire appartenait à l'archevêque. La première pensée du doge
+Adorno fut de l'envier et d'en craindre l'influence. On intima de sa part
+à Fregose l'ordre de rester avec sa troupe hors de la ville.
+L'archevêque, indigné et prompt à tenter audacieusement la fortune dans
+un moment si décisif, se jette dans un bateau de pêcheur, et, tandis que
+la porte de terre lui est fermée, il arrive par le port; il appelle ses
+partisans. Le doge rassemble ses forces pour se faire obéir, mais les
+frères de Fregose sont en état de faire résistance. Dans ce combat
+imprévu Carpi et ses Milanais restent neutres. Enfin les Fregose
+l'emportent. Le doge Prosper Adorno prend la fuite. Pour compléter le
+succès, Lavallée traite, rend le Castelletto et va prendre le
+commandement de Savone. L'archevêque vainqueur n'ose encore usurper la
+première place; mais, au bout de trois jours, c'est l'ancien doge Louis
+Fregose qui vient revendiquer sa dignité passée: il la reprend sans trop
+de contestations. Devant ce faible et maladroit compétiteur, l'archevêque
+Paul attend, mais il conserve autour de lui une troupe de sicaires: il
+est le chef de tous les hommes perdus et il leur donne pleine licence.
+Après quelques mois (1462), il se décide enfin, il attaque Louis à
+l'improviste, le chasse et se proclame doge; mais ce premier essai ne lui
+réussit pas; il se voit contrarié en tout point. Il connaît que l'heure
+de la tyrannie à laquelle il aspire n'est pas encore venue. Il se démet
+volontairement d'un pouvoir qui n'a duré que peu de semaines. Le peuple
+caressé par lui se croit en état de se passer de toute aristocratie. Il
+nomme quatre recteurs de la république, tous pris dans la classe des
+artisans. Cette invasion des classes inférieures effraye tout le reste
+des citoyens. On met à l'écart les autres sujets de plainte. On convient
+de reporter encore une fois et de soutenir sur le siège Louis Fregose
+dont l'ambition est peu menaçante, dont la médiocrité n'a rien
+d'offensif. Les artisans ne gouvernent que huit jours. Louis est doge de
+nouveau; mais son sort et probablement ses talents ne voulaient pas
+qu'il pût se maintenir au poste où il reparaissait sans cesse (1463). Six
+mois n'étaient pas écoulés que Paul l'avait encore chassé et était assis
+à sa place.
+
+Si les devoirs de la profession ecclésiastique donnaient peu de scrupule
+à l'archevêque, il n'en était pas moins, dans sa double qualité, obligé à
+des ménagements envers le pape dont l'autorité apostolique conservait
+toujours tant de poids, et de qui il n'était jamais indifférent pour le
+chef d'un État d'Italie d'être reconnu ou désavoué. Paul s'adressa à Pie
+Il qui remplissait la chaire de saint Pierre. Il fit valoir l'ancien
+exemple de l'archevêque Visconti qui avait mis sur sa mitre la couronne
+ducale de Milan. Je crois devoir transcrire ici la curieuse réponse du
+pape. La gravité, la dignité ne sauraient s'employer en meilleurs termes
+pour exprimer les concessions que la faiblesse d'un homme de bien n'ose
+refuser à un scélérat. Un trait caractéristique de l'esprit de l'Église y
+fait sourire, c'est la supposition que les Génois réclament le
+gouvernement de leur pasteur par confiance pour la théocratie, et que le
+digne archevêque se sacrifie pour l'avancement de la juridiction
+sacerdotale.
+
+«Vénérable frère, vous nous annoncez que le libre suffrage de vos
+concitoyens vous a nommé doge de Gênes, et vous nous demandez de ratifier
+leur décret par notre bénédiction. Nous nous sommes étonnés de vous voir
+accepter le gouvernement temporel d'une cité qui plus que toutes les
+autres villes de l'Italie se complaît dans les révolutions et, chaque
+jour en tumulte, ne peut supporter longtemps ni doge ni maître. Vous avez
+éprouvé par vous-même comment est faite sa constance. Appelé à ce même
+siège ducal, vous y étiez à peine monté que vous en descendîtes. La
+nouvelle de votre avènement, celle de votre déposition nous parvinrent
+comme à la fois. Maintenant quel sera votre sort? nous l'ignorons.
+Cependant il y a ici une grande nouveauté. Nous ne disons pas que le même
+homme ne puisse être archevêque et doge si cela se fait sans effusion de
+sang; mais nous n'en connaissons pas d'exemple à Gênes. Pour une telle
+innovation il faut supposer de grands motifs; peut-être les Génois auront
+reconnu que les gouvernements des séculiers sont pleins d'iniquité et que
+de là naissent tant de révolutions. Dans ce sentiment ils recourent à
+leur pasteur; lassés du régime des laïques, ils veulent éprouver si
+l'autorité sacerdotale n'est pas plus juste et plus douce. De grands
+devoirs vous sont donc imposés. Si vous n'empêchez toute violence, si
+vous ne veillez à la paix et à la sécurité, si vous n'imposez la loi aux
+volontés déréglées, si vous ne contenez vous-même et vos adhérents avec
+le frein du juste et de l'honnête, votre pouvoir ne s'affermira point;
+vous serez chassé avec honte pour vous, et avec préjudice pour la dignité
+ecclésiastique; vous serez chassé si toutefois on vous chasse sans qu'il
+vous arrive rien de plus funeste, comme vous en avez devant les yeux des
+exemples domestiques. Voyez donc bien ce que vous faites. Pensez que le
+gouvernement d'un prêtre et celui d'un laïque n'ont pas les mêmes lois.
+La puissance sacerdotale doit être paternelle et clémente sans ombre de
+tyrannie. Les hommes supportent dans un prince séculier ce qui dans
+l'ecclésiastique est odieux. Les fautes légères et sans conséquence de
+l'un sont dans l'autre des péchés irrémissibles et des crimes énormes;
+car le pasteur dont la vie est destinée à servir de modèle à ceux au-
+dessus desquels il est élevé, ne doit pas seulement s'abstenir de
+mauvaises actions, mais encore de la moindre apparence du mal. Considérez
+donc encore une fois cette situation. Si vous pouvez régner justement et
+saintement; si vous savez gouverner non-seulement vos sujets, mais vous-
+même, détruire l'iniquité et dominer par la vertu; si vous acceptez le
+rang de doge pour l'utilité du bien public et non pour satisfaire vos
+passions; si vous embrassez le dessein de défendre la religion du Christ
+contre le Turc impie; si vous dévouez votre personne à cette cause en
+vous abstenant de faire aucun tort à autrui; s'il en est ainsi, dans la
+confiance que cette dignité vous a été légitimement conférée avec les
+solennités requises et selon les lois de votre patrie, et que tenant vos
+promesses vous exercerez le pouvoir pour le salut de votre peuple, nous,
+au nom de la sainte Trinité, à votre gouvernement, à vous, à vos
+concitoyens comme à toute la république chrétienne, nous octroyons notre
+bénédiction.»
+
+Paul Fregose se prévalut de cette adhésion du pontife et méprisa ses
+leçons. Il vécut en despote sans moeurs et sans frein. Les brigandages se
+commettaient de nuit, les violences en plein jour. Il n'y eut si vieille
+querelle qu'on ne prétendît venger, et qui ne servît de prétexte pour
+troubler la paix publique. Nobles comme plébéiens, les hommes corrompus
+se donnèrent carrière. On vit un Spinola s'introduire dans une maison où
+se réunissait une société distinguée; il s'empara des portes et ne rougit
+pas de dépouiller les assistants; il emporta leurs joyaux et enleva un
+jeune Lomellino pour le rançonner. Le premier des courtisans du doge
+archevêque, son conseil intime et surtout son compagnon de débauches et
+de méfaits, était Hiblet Fieschi, homme sans foi, bien fait pour servir
+et pour trahir un tel maître. Sous ce régime d'oppression et de terreur,
+la ville entière fut bouleversée. Le commerce disparut, l'argent se
+cacha, les actions de Saint-George perdirent jusqu'aux trois quarts de
+leur valeur. Les citoyens paisibles qui purent se dérober ou à la crainte
+des violences ou au spectacle d'une tyrannie scandaleuse, allèrent se
+mettre en sûreté à Savone.
+
+Les Français avaient tenu dans cette ville depuis leur sortie de Gênes.
+Pendant que Paul Fregose disputait le pouvoir à son parent, le roi
+Charles VII était mort. Sforza, non moins ambitieux que les Visconti
+qu'il avait remplacés, se souvint que le nouveau roi étant dauphin
+l'avait engagé à donner aux Génois son aide pour se soustraire au
+gouvernement de la France; l'on devait facilement obtenir de lui la
+cession de ses droits sur une possession dont il avait fait si peu de
+cas. Mais ses ouvertures non plus que ses protestations d'amitié
+n'obtinrent de Louis XI que refus et mépris. Le duc s'entendit reprocher
+le secours donné aux Génois contre les intérêts de la France ainsi que le
+parti qu'il avait pris contre la maison d'Anjou dans les affaires de
+Naples; quand il voulut rappeler qu'il n'avait rien fait qu'à
+l'invitation de Louis, on lui répondit que les temps étaient changés et
+que l'excuse n'était pas valable. Cependant on s'apprêtait en France à la
+guerre du bien public. Louis XI se lassait de payer la garde de Savone et
+d'y tenir des troupes. Une nouvelle intrigue le raccommoda avec Sforza.
+Non-seulement il lui remit Savone entre les mains, mais il lui transporta
+solennellement tous les droits de la couronne de France sur la seigneurie
+de Gênes et il fit notifier cette cession à tous les États d'Italie1. La
+nouvelle fit une grande impression dans Gênes, et ce n'est pas le doge
+seul qui en fut ému. Les citoyens, prévirent que Sforza, annonçant ainsi
+ses projets, ne tentait de les débarrasser de leur archevêque que pour
+les asservir. Il est probable que c'est aux représentations attirées par
+ce traité que Louis répondit aux Génois que s'ils se donnaient à lui il
+les donnait au diable2.
+
+Le duc prit possession de Savone3. Bientôt la rivière occidentale presque
+entière reconnaît son pouvoir. Il s'applique à s'attacher les chefs des
+partis même opposés entre eux. Celui que le duc séduit le plus aisément
+c'est Hiblet Fieschi, le confident de l'archevêque. De concert avec ces
+nouveaux alliés, une armée est envoyée du Milanais devant Gênes; un
+grand nombre d'habitants des vallées s'y joignent. Paul Doria, Jérôme
+Spinola s'en font les guides, et tout annonce que le soulèvement
+intérieur répondra aux assauts du dehors.
+
+L'archevêque comprit son péril. Il vit qu'il fallait se réserver pour un
+autre temps et aller faire la guerre ailleurs, puisqu'à Gênes il ne
+pouvait plus résister à la tempête. Son dernier acte fut de prendre dans
+le port quatre vaisseaux sans s'embarrasser des propriétaires. Il y monta
+et partit en maudissant la perfidie d'Hiblet, car c'était lui qui
+assiégeait une des portes de la ville, menaçant de la forcer sans délai.
+Fieschi, en effet, se fit ouvrir cette porte, toutes les barrières
+s'abaissèrent devant lui; le duc de Milan fut proclamé seigneur de Gênes
+aux mêmes conditions que Visconti avait autrefois jurées, c'est-à-dire en
+garantissant le territoire, les lois et les franchises du pays.
+L'archevêque, déçu de toute espérance prochaine, prit ouvertement le
+parti de la piraterie pour ressource. Ce ne fut pas pour longtemps;
+François Spinola le poursuivit, l'atteignit, lui prit ses galères: Paul
+se sauva dans une chaloupe. Le pirate échappa au gibet pour devenir
+cardinal et doge une fois de plus.
+
+La conquête du duc de Milan fut consolidée. Des ambassades solennelles
+allèrent lui porter l'hommage des Génois, lui présenter à genoux les
+clefs de la ville et les sceaux de la république, recevoir ses serments
+et ses caresses. Un des députés reçut l'ordre de chevalerie de la main de
+Sforza. Peu de temps après, la Corse fut retirée des mains des
+protecteurs de Saint-George, sous prétexte qu'elle serait mieux défendue
+par le gouverneur ducal contre le roi de Naples et contre les Catalans.
+En tout le régime fut modéré. On exigeait un tribut de cinquante mille
+livres. Mais il se dépensait en entier dans Gênes pour la garde et pour
+le service public. La situation était devenue supportable après la
+despotique anarchie où l'archevêque avait fait vivre. Le rétablissement
+de l'ordre permit de reprendre sérieusement le travail de la réforme des
+lois civiles et municipales. Parmi huit citoyens qui en furent chargés se
+remarquent les noms d'un Spinola et d'un Grimaldi, l'un et l'autre
+portant le titre de jurisconsulte.
+
+(1466) A la mort de François Sforza Gênes passa sans hésitation sous
+l'obéissance de son fils Galéas, nouveau duc de Milan4. Celui-ci témoigna
+aux Génois peu d'amour. Il ne les séduisit ni par ses caresses ni par
+cette magnificence qui attachaient involontairement à son père. Il vient
+dans leur ville (1467); on fait de somptueux préparatifs à son approche:
+tout est dédaigné. Il va se renfermer dans la citadelle, ne se montre
+point et repart le troisième jour sans avoir visité la cité. Tandis qu'on
+s'étonnait d'un si froid accueil, un ordre du duc appela devant lui à
+Milan des députés de Gênes afin de conférer sur une affaire importante.
+C'était pour ordonner de construire une darse nouvelle capable de suffire
+à la station habituelle d'une grande flotte. Il prescrivait d'armer vingt
+galères et il empruntait des Génois 11,000 écus à cette occasion.
+
+Ainsi la domination qui, sous le père, avait été salutaire et respectée,
+commençait à devenir à charge sous le fils; mais ce n'étaient que des
+semences qui ne devaient pas fructifier encore.
+
+CHAPITRE VIII.
+Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan
+traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en
+secouant le joug milanais.
+
+On réparait les pertes passées; le commerce avait refleuri, tant
+l'opulence revient promptement avec la confiance et la sécurité. A force
+de souplesses et de sacrifices envers les nouveaux maîtres du Bosphore,
+on avait conservé à la navigation génoise l'accès de la mer Noire: le
+moment où les Turcs détruiraient ces établissements semblait s'être
+éloigné. Caffa brillait de richesse et ne montrait que trop d'orgueil. La
+corruption et l'injustice de ses chefs en causa la ruine et précipita
+l'heure fatale.
+
+(1474) La civilisation d'une ville chrétienne, d'une république italique
+au milieu des Tartares de la Crimée, avait été un grand spectacle pour
+ces peuples demi-sauvages. Ils avaient conçu admiration, respect et
+bientôt confiance pour les institutions qui contenaient une population
+nombreuse, par des lois, avec des magistrats annuels; ils vénéraient des
+tribunaux intègres qui démêlaient le vrai et rendaient le droit au milieu
+des transactions de la vie civile et d'un grand commerce. Par leurs
+échanges et par les relations de propriétés sur un territoire limitrophe,
+souvent parties par des discussions d'intérêt, ils avaient vu avec
+étonnement justice faite aussi impartialement en leur faveur qu'au profit
+des Génois. Ils avaient reconnu que chez ces étrangers la probité et
+l'autorité des magistrats protégeaient mieux ce qui est juste que chez
+eux le despotisme ou la force individuelle. Ils s'étaient habitués à
+reconnaître les magistrats de Caffa comme des arbitres de leurs propres
+différends. La colonie s'applaudissait justement d'une si haute
+influence, elle s'attacha longtemps à la mériter par l'équité la plus
+scrupuleuse. Le Génois savait perdre son procès contre le Tartare. Les
+Tartares entre eux ne remportaient que des décisions sans faveur ni
+partialité. Leur recours fut si fréquent à Caffa qu'on y établit, pour
+leur donner audience, une magistrature de quatre membres sous le nom de
+députés aux affaires de la campagne. La colonie avait soin d'y nommer les
+hommes les plus clairvoyants, les plus probes et les plus prudents à la
+fois.
+
+La Crimée avait un prince ou gouverneur dépendant du kan des Tartares,
+que les écrivains génois traitent d'empereur. Ces princes entretenaient
+les relations les plus amicales avec la colonie; ses conseils avaient la
+plus grande part au choix des gouverneurs de la province quand la place
+devenait vacante. Il paraît que sous certaines règles, le titulaire,
+avant sa mort, désignait son successeur. Vers l'époque dont nous faisons
+l'histoire ce gouverneur mourut. Il avait appelé pour le remplacer deux
+hommes puissants dans le pays. L'empereur avait ratifié ces choix. L'un
+d'eux fut installé avec l'assentiment des Génois. Mais la veuve de
+l'ancien prince avait un fils; elle eut l'ambition de le porter à la
+place d'où la dernière volonté du mort l'avait écarté. Elle s'adressa aux
+Génois. Les consuls de deux années consécutives repoussèrent sa
+prétention injuste et ses offres corruptrices. Il leur vint un successeur
+moins inflexible. Le consul Cabella se laissa gagner; ses conseillers et
+les membres de l'office de la campagne connivèrent à l'injustice; ils en
+acceptèrent le prix en argent. Les détails de cette odieuse négociation
+sont conservés; on sait le nom du courtier de l'intrigue, on connaît la
+somme distribuée, 6000 écus; Nicolas Torriglia, l'un des magistrats de la
+campagne, conclut ce marché pour lui et pour ses collègues. On suscita
+des traverses et des querelles au gouverneur, il fut dénoncé à l'empereur
+comme ayant des intelligences secrètes pour livrer Caffa aux Turcs; la
+colonie ne pouvait se croire en sécurité s'il n'était destitué. On
+demandait que le fils de l'ancien gouverneur fût mis à sa place;
+l'empereur répond qu'il veut donner toute satisfaction à la colonie. Le
+gouverneur sera déplacé, mais alors l'autre candidat désigné auquel il
+avait été préféré lui sera substitué, par un droit qu'on ne saurait
+justement méconnaître. On n'en exige pas moins la destitution du
+titulaire; l'empereur vient en personne pour en faire exécuter l'ordre
+et pour installer le successeur. Quand il est rendu à Caffa, on insiste
+pour lui dicter la nomination du jeune homme. Il s'en défend; mais on
+pousse si loin la menace, l'un des magistrats vendus y ajoute tant
+d'insolence, que l'effroi saisit le prince qui se voit entre les mains
+des Génois. Il cède, et installe le protégé qu'on lui impose; celui qu'on
+sacrifie s'unit avec le destitué, leurs partisans les secondent et alors
+ces Turcs, dont l'alliance n'avait été probablement reprochée à l'un
+d'eux que par le mensonge, sont ouvertement appelés par la vengeance de
+tous deux. Une flotte de nombreux transports préparée à Constantinople
+pour la conquête de Candie tourne ses voiles vers l'Euxin et vient
+assiéger Caffa par mer. Les insurgés pressent la colonie par terre. Le
+nouveau gouverneur et l'empereur en personne viennent la défendre avec
+les Tartares qu'ils ont pu retenir sous l'obéissance. Mais les voies
+étaient fermées à tous secours. Les forces turques étaient supérieures et
+irrésistibles. Le moment de se rendre arriva. L'émir qui commandait
+l'attaque, aux premières soumissions qu'on lui porta, répondit qu'il n'en
+voulait point, que les assiégés devaient se défendre, et lui, entrer de
+force. Mais bientôt il consentit à prendre possession de la ville. Tout
+s'exécuta avec ordre. Avant tout il se fît livrer les armes, puis il
+procéda au dénombrement des habitants en les distinguant par nations; en
+même temps il s'empara de tout ce qui appartenait aux étrangers, et ce
+fut un immense butin. Il confisqua à son profit tous les esclaves, il
+imposa sur chaque tête d'habitant un tribut de quinze à cent aspres.
+Après l'avoir levé, il se déclara maître de la moitié de toute propriété;
+enfin, après un court délai, la mesure fut comblée, les Génois et tous
+les Latins furent embarqués et chassés à jamais de Caffa. C'était le
+temps où Mahomet II, pour repeupler Constantinople désertée par beaucoup
+de Grecs, y mandait de ses provinces de nouveaux habitants sous peine de
+la vie. Ceux de Caffa furent jetés dans un quartier désert de la
+capitale, pour y végéter dans l'abjection de la servitude1. La perte de
+Caffa était encore plus sensible que le désastre de Péra; sans doute
+elle devait être un jour la suite de la prise de Constantinople, mais
+elle arrivait vingt et un ans plus tard qu'on ne l'avait craint d'abord
+et bien plus tôt qu'on ne devait s'y attendre après le premier répit.
+Elle ébranlait la fortune et achevait de tarir les sources du commerce de
+Gênes. Il ne restait plus à la république ou plutôt à ses capitalistes
+que Scio et quelques autres établissements précaires dans l'archipel.
+Famagouste avait été perdue après trois ans de siège (1464). Dans une
+querelle entre des compétiteurs à la couronne de Chypre, les Génois
+s'étaient attachés à la faction d'un bâtard du dernier Lusignan contre le
+parti de la fille légitime et du gendre. Les Vénitiens firent triompher
+ceux-ci. On prit Famagouste; de révolution en révolution intérieure ce
+fut Venise qui demeura seule maîtresse de l'île. Il n'en resta rien aux
+Génois.
+
+Tandis que la république éprouvait ces pertes au loin, au dedans elle
+était tyrannisée au nom du duc de Milan2. L'oppression devenait
+intolérable. Le conseil avait chaque jour à faire porter des réclamations
+au duc par des ambassadeurs. Assez bien traités communément et renvoyés
+avec des promesses, les réponses qui les suivaient de près étaient
+pleines de refus et d'aigres reproches, comme si un malin esprit fût
+intervenu pour les dicter. La pesanteur des impôts était le principal
+sujet de plaintes. On avait établi pour le gouvernement une contribution
+générale qui se nommait le tribut. Le gouverneur milanais fit entendre
+aux artisans, aux classes inférieures, qu'il leur convenait d'exiger que
+la somme à répartir fut divisée en deux rôles, un pour les riches,
+l'autre pour les pauvres. Une fois que ce partage serait équitablement
+fait, le fardeau du riche ne pourrait plus être rejeté sur le pauvre par
+des exemptions scandaleuses ou par des taxations iniques. Les artisans
+adoptèrent ces idées avec avidité. Ils déclamèrent hautement contre
+l'injuste part qu'on leur avait faite dans la distribution des charges de
+l'impôt. Ils en demandèrent la réforme immédiate. Cette discussion
+s'échauffant, le gouverneur affecta d'en être effrayé. Il se fit donner
+un nouvel ordre de Milan et notifia que le duc entendait avoir dans sa
+citadelle du Castelletto au port une communication directe et fortifiée,
+afin d'assurer en tout temps à ses garnisons l'accès et la retraite. La
+citadelle est sur la colline de Saint-François, qui domine la ville au
+nord; elle est écartée de la mer, et, pour y atteindre, le chemin devait
+être tracé, et il le fut en effet, à travers les rues et les beaux
+édifices qui déjà méritaient à Gênes le titre de superbe. La désolation
+fut extrême à cette incroyable entreprise. Les menées suivies pour
+diviser les esprits perdirent leur fruit. Tout fut unanime quand on vit
+commencer l'exécution. On se hâta d'envoyer des ambassadeurs à Milan,
+pour supplier de renoncer à ce projet aussi préjudiciable qu'insultant.
+Mais l'attente du succès de cette démarche ne suffisait pas à
+l'indignation publique. Le peuple s'attroupait devant les travaux
+commencés. Lazare Doria, plus courageux que les autres, tira son épée
+tranchante et détruisit les cordeaux tendus pour marquer l'alignement des
+fortifications. Le gouverneur s'en intimida, le duc lui-même participa à
+cette impression de terreur; il permit que les travaux fussent
+interrompus. A cette nouvelle le peuple, se donnant carrière, courut
+arracher de leurs fondements les premières constructions de cette oeuvre
+de tyrannie. Ce mouvement fut chez le duc un nouveau sujet de déplaisir.
+On prit d'autres mesures. Des levées très-considérables furent faites en
+Lombardie et menacèrent Gênes. Un certain nombre de citoyens importants
+reçurent tout à coup l'ordre de se rendre à Milan: le bruit courut
+qu'ils allaient peut-être chercher le supplice. Ces annonces excitèrent
+dans Gênes une fermentation nouvelle. Un jeune noble, Jérôme Gentile,
+prit les armes et s'empara de la porte Saint-Thomas; quelques citoyens le
+joignirent, mais la masse hésita. Le mouvement languissait, la révolution
+n'était pas mûre. Gentile, désespérant du succès, consentit à se retirer
+et à accepter une amnistie pour lui et pour les siens, à la condition
+singulière qu'on lui rembourserait les frais de sa prise d'armes. Elle
+coûta 700 écus; on les paya, et l'on excusa à Milan cette aventure comme
+l'étourderie d'un jeune homme, désavouée et réprimée par ses concitoyens.
+
+Le duc Galéas ayant été assassiné sans qu'aucune révolution immédiate
+s'ensuivît, le jeune Jean-Galéas fut reconnu à Gênes comme à Milan. Sa
+mère, Bonne de Savoie, gouverna comme tutrice et régente.
+
+La ville de Gênes resta d'abord assez calme; mais les mécontentements
+n'étaient pas encore effacés. Il y avait des ambitieux toujours prêts à
+se soulever. La liberté des discours était poussée fort loin: l'autorité
+inquiète se hasarda à faire un exemple; on enleva deux populaires; mais
+à ce spectacle le peuple s'émut et les délivra violemment. Le cri de
+liberté commençait à se faire entendre, quand Pierre Doria se dérobant
+aux efforts faits par sa famille pour le retenir, vint sur la place
+publique déposer la toge et prendre les armes en appelant à
+l'affranchissement de la république. Cet élan entraîna tous les citoyens.
+Les soldats milanais ne purent tenir devant le peuple. Le gouverneur
+courut au Castelletto, et donna ordre aux siens de se rendre dans cet
+asile; mais cette retraite fut une déroute. Des toits, des fenêtres, les
+pierres pleuvaient sur la troupe, elle précipitait sa fuite en jetant ses
+armes: les rues étaient jonchées de lances et de casques; dans le même
+temps la populace, qui s'était portée dans le palais abandonné, y pillait
+non-seulement ce que le gouverneur et ses gens y avaient laissé, mais
+détruisait jusqu'aux portes et aux fenêtres, considérant dans sa folie,
+dit un écrivain génois, cet édifice comme un repaire de la tyrannie et
+non comme le siège vénérable de la patrie commune et des conseils de la
+république.
+
+Aucune préparation, aucune alliance ne promettait la stabilité à la
+révolution spontanée qui venait de s'opérer. Les nobles ne voulaient ni
+en prendre la responsabilité à Milan, ni, dans leur jalousie, en laisser
+recueillir le fruit au petit nombre de leurs jeunes gens qui l'avaient
+exécutée. Cependant qui allait gouverner? Déjà arrivaient ou se
+rapprochaient de la ville des Adorno, des Fregose et l'archevêque Paul
+tout des premiers.
+
+Mais à Milan on s'avisa pour cette fois d'une habile politique: on y
+tenait emprisonné, depuis quelques mois, par une précaution jalouse,
+Prosper Adorno, le personnage alors le plus éminent de sa race. Non-
+seulement on lui rendit la liberté, mais on l'expédia à Gênes avec le
+titre de gouverneur ducal. Introduit avec quelques suivants tous Génois,
+mais appuyé par une armée milanaise contre laquelle Hiblet Fieschi avait
+peine à défendre les portes, il tombe tout à coup au milieu de tous ces
+rivaux qui disputaient le pouvoir, il est accueilli par de nombreux amis.
+On crie Adorno et Spinola, sans faire mention du duc de Milan pour ne pas
+offenser les oreilles du peuple, comme pour lui taire qu'on vient lui
+rendre ce maître étranger.
+
+Quand Prosper, si favorablement reçu, peut se faire entendre, il fait
+lire en public les lettres de la régente de Milan qui l'avaient constitué
+vicaire représentant du duc et gouverneur de Gênes. Une pleine amnistie y
+est écrite en faveur de qui a pris les armes. Les paroles de protection,
+les invitations à la concorde y sont prodiguées. Prosper y ajoute en son
+propre nom l'assurance de ne garder aucune haine, aucun esprit de parti,
+aucun sentiment qui ne soit pour le bien de la patrie commune. Aussi
+empressé que le reste de la ville de se débarrasser de l'armée qui l'a
+conduit, il fit entendre qu'elle avait droit et besoin d'obtenir une
+prompte récompense. On délibéra d'y consacrer 6,000 ducats, et beaucoup
+de citoyens trouvèrent que c'était s'en tirer à bon compte: en trois
+jours l'affaire fut consommée sans trouble. Les gens de guerre
+n'entrèrent point; ils partirent pour aller assiéger les terres des
+Fieschi. Hiblet, qui y avait cherché sa retraite, abandonné par ses amis,
+fut obligé de traiter et de subir la loi qui lui fut imposé de suivre le
+général San Severino à Milan. Là, cet homme hardi et né pour les
+révolutions fut bientôt le confident et le complice de ses vainqueurs. Il
+entra dans une intrigue tramée entre San Severino et les oncles du duc
+pour dépouiller la régente. Le complot fut découvert, les princes furent
+exilés, l'un d'eux se noya en se retirant; San Severino prit la fuite,
+Fieschi fut mis en prison. On profita de cette occasion pour ruiner le
+reste de la puissance de cette illustre famille. Jean-Louis Fieschi, chef
+d'une des principales branches, fut dépouillé de ses châteaux; on lui
+offrit de riches récompenses s'il voulait consentir à devenir habitant de
+Milan, il préféra la pauvreté avec l'indépendance.
+
+(1478) Prosper Adorno fut accusé à Milan d'avoir secondé mollement les
+opérations en Ligurie. On le soupçonna même d'avoir secrètement aidé
+Jean-Louis Fieschi à qui, disait-on, il devait donner sa fille en
+mariage, et du moins il lui fit épouser sa nièce. On en prit du déplaisir
+à Milan, et la déposition d'Adorno y était décidée. Quelques troupes
+ayant été expédiées à Gênes pour passer de là en Corse, on crut d'abord
+que, sous ce prétexte, elles venaient pour chasser le vicaire, mais la
+résolution fut ajournée, du moins les troupes accomplirent leur
+destination; elles allèrent combattre un Fregose (Thomasino) qui avait
+soulevé une partie de la Corse. Il fut battu et réduit à se rendre à
+Milan pour y habiter. On l'y traita avec bonté, il fut caressé,
+probablement dans la vue politique de s'attacher en lui, pour les
+occasions futures, la famille émule des Adorno.
+
+Que les princes et les hommes d'État de ce siècle fussent sans bonne foi,
+sans respect pour leurs serments aussitôt que leur intérêt leur
+promettait quelque profit dans la perfidie, c'est ce que tout le monde
+sait. Nous avons été accoutumés aussi, quand les chroniques nous
+servaient de guides, à voir des éloges donnés dans une page à la vertu
+d'un grand personnage et démentis à la page suivante: c'est qu'on avait
+écrit à mesure et toujours officiellement et pour l'autorité. Cependant
+on ne comprend pas bien comment les écrivains génois contemporains, mais
+écrivant de suite et après les événements, entendent la morale et
+craignent si peu de se contredire. Quand Prosper Adorno accepte d'être
+l'instrument de la servitude de sa patrie et se laisse nommer vicaire du
+duc de Milan, les historiens s'empressent de nous dire que comme c'était
+l'homme le plus religieux à garder sa foi et sa promesse, il tint avec
+une grande fidélité celle qu'on avait exigée de lui à Milan. Tous
+s'empruntent et copient cet éloge. Puis sans réflexion ils nous racontent
+non-seulement l'alliance de Fieschi, mais encore la pleine défection de
+Prosper traitant avec Ferdinand, roi de Naples.
+
+Ferdinand, en querelle avec les Médicis, voulait encore empêcher la
+régente de Milan de les secourir. Fomenter une révolution dans Gênes
+contre le gouvernement milanais lui sembla le parti le plus sur et le
+plus facile. Prosper, dès la première ouverture, s'engagea dans cette
+manoeuvre. Le roi lui envoya une assez forte somme accompagnée de
+promesses. Deux galères venaient à sa disposition; mais cette trahison
+fut connue de la duchesse. Elle crut avoir dans Gênes assez de force et
+d'autorité pour se faire obéir, et elle résolut de prévenir Adorno.
+L'évêque de Côme entra déguisé dans la ville, et, annonçant brusquement
+sa présence et des ordres de Milan, il manda le sénat3 dans l'église de
+Saint-Cyr, loin du palais; là il fit lire devant le public les lettres
+qui le nommaient vicaire et qui destituaient Adorno. Mais, sur les
+nouvelles de cette assemblée que des émissaires portèrent jusqu'à Prosper
+et répandirent dans la ville, le peuple s'arma spontanément pour Adorno
+et marcha vers Saint-Cyr. Le tumulte fut tel que l'évêque de Côme n'eut
+que la citadelle pour refuge; les nobles furent contraints de se tenir
+cachés. Prosper déclara qu'il rompait tout lien avec le duc de Milan, et
+quitta le titre de vicaire. La république redevint indépendante. Adorno
+garda le pouvoir sous le nom de recteur. Six des principaux artisans et
+deux marchands lui furent adjoints pour modérateurs de son autorité;
+d'où l'on voit par qui et en quel sens la révolution était faite. Telle
+était l'ardeur des sentiments du peuple qu'on exigea une loi nouvelle
+pour renforcer l'exclusion des nobles; ils ne devaient être appelés ni
+au gouvernement proprement dit ni parmi les anciens au sénat, pas même
+dans les grands conseils, excepté quand il y avait à délibérer sur
+l'impôt; car, pour le consentir, le respect de la propriété privée se
+faisait encore entendre au milieu des passions politiques.
+
+Les soldats milanais étaient toujours dans les citadelles de Gênes. Il
+fallait cependant se défendre contre les forces que la régente de Milan
+envoyait de nouveau et contre les garnisons restées encore dans les
+forteresses: on avait bien peu de troupes à y opposer; mais les
+citoyens étaient animés et excités à la défense. La résolution et le
+courage s'accrurent quand on vit arriver Jean-Louis Fieschi. Relégué et
+passant par mer d'un lieu d'exil à un autre, il avait su le danger de la
+patrie, il s'était mis en liberté et avait tout bravé pour venir la
+défendre. Enfin l'ennemi approcha; la bataille fut livrée, elle fut
+sanglante. Les Milanais parvinrent trois fois aux palissades génoises
+sans les franchir. Leur ardeur se soutenait encore, mais des hauteurs
+qu'ils attaquaient ils virent entrer dans le port un convoi napolitain;
+c'étaient des troupes, des armes et des vivres que Ferdinand envoyait
+pour renfort aux assiégés. La lassitude d'un long combat inutile fit
+exagérer ce secours. Les assiégeants crurent désormais leurs efforts
+superflus, leur salut en danger, ils se débandèrent et prirent la fuite.
+Les Génois les poursuivirent et en firent un massacre. On recueillit un
+grand nombre de prisonniers. Beaucoup furent vendus sur les galères
+napolitaines pour tirer la rame; les paysans dépouillèrent tellement ceux
+qu'ils ne massacrèrent pas qu'en retournant chez eux ces malheureux
+empruntaient aux plantes et aux rameaux des arbres de quoi couvrir leur
+nudité. Ainsi s'entendaient les lois de la guerre, à la fin du quinzième
+siècle, dans un pays qui se croyait le plus civilisé de l'Europe. Les
+Fieschi eurent soin de faire retenir tous les prisonniers de marque qui
+étaient tombés entre les mains de leurs gens, afin de les employer par un
+échange pour la liberté d'Hiblet qui était toujours détenu. Quant aux
+terres que les Milanais avaient enlevées à leur famille, ils y rentrèrent
+en triomphe4.
+
+
+CHAPITRE IX.
+Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par
+l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes.
+
+Quand la ville fut en sûreté, on n'en resta pas plus uni; la noblesse,
+dont une portion avait pris grande part à la délivrance, se plaignit de
+la défiance redoublée avec laquelle on la traitait. Encore à rapproche de
+l'ennemi, on avait publié un décret qui obligeait tout noble à sortir de
+la ville. L'exclusion permanente des conseils était une injustice et un
+outrage intolérable. Si la sujétion des Spinola aux Milanais avait
+blessé, les deux Fieschi accourus à la défense, les autres nobles qui
+avaient combattu pour la cause publique ne voulaient pas se laisser
+traiter en ilotes. Attentif à cette discussion et pressé de l'accroître,
+le gouvernement milanais s'avisa d'ouvrir à Hiblet Fieschi les portes de
+sa prison et le renvoya à Gênes. On l'instruisit avant son départ à
+diriger les esprits dans le sens des intérêts du duc. Il promit tout,
+arrivé il se garda de tenir parole; mais il suffisait de sa présence
+pour semer la discorde, et de ses manoeuvres pour la faire éclater. Il
+vint réclamant, exigeant, menaçant. Le gouvernement d'Adorno, intimidé,
+lui donna une grande somme, car, dit un contemporain, alors tout se
+réduisait en argent, et la république devait racheter sa paix de ses
+propres enfants. Milan ne tarda pas à susciter un autre personnage
+dangereux, et ce fut, dit-on, par l'intrigue des nobles de Gênes. On vit
+paraître sur la scène Baptiste Fregose, neveu de Louis et de Paul, et
+fils de Pierre, cet ancien doge qui avait été brigand et qu'on tua dans
+les rues de Gênes. Baptiste qui avait vécu à Novi, en sortait avec
+quelques gens à lui. Les garnisons milanaises qui gardaient encore les
+forteresses du Castelletto et de Lucoli, mais qui n'auraient pu y tenir
+longtemps, les lui livrèrent. Tout avait été préparé pour faire un coup
+de main en sa faveur. Cependant dans l'autre parti toutes les précautions
+avaient été prises pour la défense. Un combat fut promptement engagé. Les
+défenseurs des Adorno furent vainqueurs dans la première attaque. Mais
+l'entreprise n'était pas à sa fin; Baptiste Fregose fit négocier avec
+Hiblet Fieschi, toujours avide d'argent, toujours accessible à l'intrigue
+et pour son profit indifférent aux Adorno comme aux Fregose. On lui
+promit 6,000 ducats, mais, ce qui était plus certain, on lui en compta
+2,000. Jean Doria fut l'entremetteur du traité; il fut convenu qu'Adorno
+serait chassé, que Baptiste Fregose serait doge, qu'Hiblet Fieschi aurait
+la forteresse de Lucoli. L'ambassadeur de Naples agréa cet arrangement;
+en peu de jours il devint public; aussitôt Adorno se vit déserté de tout
+ce qui l'avait entouré. A un jour déterminé, le parti de Fregose se
+montra et donna la chasse aux partisans des Adorno. Prosper, en se
+sauvant fut poursuivi par quelques hommes avides de vengeance; il gagna
+la darse, et, pour se réfugier sur la chaloupe d'une galère du roi de
+Naples, il fut obligé de se jeter tout vêtu à la mer.
+
+Baptiste Fregose, par une élection solennelle, fut nommé doge aussi
+légalement que s'il n'eût pas acheté sa place (1479). Louis Fregose,
+comprenant qu'il ne pouvait être refait doge, se contenta du commandement
+militaire de la ville (1480).
+
+On demandera où était l'archevêque Paul, comment il éclatait des troubles
+à Gênes sans qu'il y vînt prendre part; pourquoi il laissait sa famille
+chasser sans lui les Adorno et un autre Fregose monter au siège ducal
+sans qu'il accourût le lui disputer ou le lui voler. Une autre ambition
+le retenait ailleurs. Sixte IV nommait cardinal ce digne pasteur des
+Génois, et, dans un danger pressant pour l'Italie (1481), il le faisait
+commandant des forces maritimes envoyées contre les Turcs, qui avaient
+passé l'Adriatique et s'étaient emparés d'Otrante, effrayant Rome et
+toute l'Italie. Le pape alarmé cherchait de toutes parts des forces à
+leur opposer. Il demandait des galères aux Génois et en faisait armer
+quelques-unes; et c'est au cardinal Paul Fregose qu'était donné le
+commandement de la flotte: son apprentissage de piraterie lui comptait
+pour en faire un amiral. Il alla devant Otrante avec ses galères, mais la
+mort de Mahomet II fit plus que les armes des chrétiens, et, au bout de
+quelques mois, les Turcs rendirent la place et se rembarquèrent.
+
+Aussitôt le cardinal archevêque prit le chemin de son diocèse; il vint
+montrer sa pourpre à ses amis et à ses ennemis; il vint épier l'occasion
+de ravir la place de doge par astuce ou par force, et il n'attendit pas
+longtemps.
+
+(1483) Baptiste Fregose n'était pas aimé; dans la persuasion que
+personne ne s'élèverait en sa faveur, tout moyen parut bon pour s'en
+débarrasser. Le doge, visitant l'archevêque son oncle, fut arrêté de la
+main de celui-ci, contraint de signer une renonciation de son titre et
+des ordres pour remettre les forteresses, puis enlevé et déporté à
+Fréjus. Là, il alla compiler à loisir un livre d'exemples et de faits
+notables dont le but principal était de mettre en lumière la scélératesse
+de l'oncle qui l'avait dépouillé. Dans la surprise de cette révolution,
+personne ne se montra pour la combattre. Trois cents suffrages nommèrent
+l'archevêque doge sans tumulte ni opposition.
+
+Il ne fut ni plus sage ni à peine plus retenu dans sa nouvelle
+administration que dans la précédente. Si la maturité de l'âge et sa
+dignité de cardinal le tenaient un peu plus en frein, ses alentours n'en
+prenaient que plus de licence. Fregosino, le plus violent et le plus
+insolent des bâtards de prince, donna libre carrière à tous ses vices et
+montra l'exemple aux autres fauteurs de son père. On revit les crimes les
+plus atroces. Paul Doria enleva dans la rue une femme belle et riche; un
+des Fregose, se prétendant offensé par un Lomellino, le fit assassiner
+publiquement. Tel fut pendant quatre ans le régime sous lequel le
+cardinal doge tint ou laissa la ville de Gênes1.
+(1484) Les affaires politiques ne furent pas mieux conduites. La première
+fut une guerre entre voisins, où l'on signala l'impéritie et la
+corruption des chefs, naturelle suite des choix d'un mauvais
+gouvernement. Une paix s'était négociée à Rome; les Génois devaient
+rendre Pietrasanta et garder Sarzane; mais les Florentins refusèrent
+(1486) de ratifier le traité et recommencèrent à presser le siège de
+Sarzane. Le pape fut accusé d'être l'instigateur secret de cette rupture.
+C'était, sous le nom d'Innocent VIII, Cibo, Génois de naissance, mais qui
+avait passé sa vie dans le royaume de Naples. Il était tourmenté de
+l'envie de faire la fortune de son fils, car les bâtards ne manquaient
+pas aux papes de cette époque. Il s'était contenté d'abord du projet de
+lui faire donner pour femme la fille de Lazare Doria, mais celui-ci
+s'était excusé de cette alliance. Innocent en conçut un ressentiment
+profond; et quand ce fils de pape, refusé par notre Génois, devint le
+gendre du magnifique Laurent, la partialité du pontife contre Gênes n'eut
+plus de frein. Il se répandait en griefs; il avait voulu emprunter, on
+lui avait demandé des sûretés telles qu'on les exigerait d'un marchand en
+faillite imminente; il avait envoyé une somme pour construire une
+chapelle, on s'en était emparé sous prétexte de l'appliquer au payement
+d'une dette; enfin il avait la petitesse de se plaindre qu'on se fût
+obstiné à faire payer les droits de douane sur des meubles qui lui
+étaient destinés.
+
+(1487) On recommença la guerre. Sarzane avait été, comme nous l'avons vu,
+le patrimoine assigné à l'ancien doge Thomas Fregose: sa famille avait
+vendu ses droits à Florence. Pendant les révolutions et les guerres, la
+famille Fregose rentra dans la seigneurie vendue; les Florentins ne
+purent alors la reprendre. La république génoise regardait la possession
+de Sarzane comme le boulevard de son territoire oriental, et surtout
+comme une propriété trop précieuse pour la laisser passer à des émules.
+La maison de Saint-George acheta les droits des Fregose et se prépara à
+résister aux armes florentines.
+
+Pour défendre Sarzane il fallait conserver Pietrasanta. Des commissaires
+génois y étaient renfermés; ils promettaient d'y tenir; de prompts
+secours leur avaient été envoyés; mais Laurent de Médicis vînt au siège
+avec de l'argent, et la place lui fut immédiatement livrée. Les chefs de
+l'armée et de la flotte envoyés contre les Florentins ne furent ni plus
+heureux ni moins suspects. Un d'eux, appelé pour rendre compte de sa
+conduite, aima mieux déserter qu'obéir. Un des commissaires de
+Pietrasanta eut la tête tranchée. Après avoir prolongé la défense,
+Sarzane capitula; les Florentins en prirent possession.
+
+Le mécontentement fut grand à Gênes. Les affaires de la république et
+celles de Saint-George souffraient de tous les côtés. La Corse était
+soulevée par l'audace de Jean-Paul de Lecca et par les intrigues de
+Thomasino Fregose. Il n'avait jamais renoncé à l'espoir d'être maître de
+l'île où son origine maternelle le recommandait. Chassé par les forces du
+duc de Milan, retenu en Lombardie, il était revenu à Gênes quand sa
+famille y était au pouvoir. Quand la maison de Saint-George avait repris
+possession de la Corse, il avait élevé quelques prétentions pour se faire
+donner une indemnité en argent. Saint-George avait acquis tous ses droits
+et les lui avait payés. C'est dans cet état qu'il agissait sous main pour
+reprendre ce qu'il avait vendu; de Gênes il fomentait les révoltes dans
+l'île et s'alliait aux insurgés.
+
+Le mauvais état de toutes choses avait fait demander une baillie; elle
+reçut le pouvoir de veiller aux affaires de la république et de Saint-
+George tout à la fois: le doge ne put l'empêcher. Cette dictature prit
+un parti vigoureux. Thomasino fut constitué prisonnier et envoyé en
+détention à Lerici. Le doge et Fregosino son bâtard l'emportèrent contre
+la licence des magistrats qui osaient vouloir faire justice d'un Fregose.
+Celui des membres de la baillie qui avait opiné le plus librement fut
+assailli et laissé pour mort par des serviteurs bien connus de Fregosino;
+et quant au prisonnier, la trahison de ses gardiens le mit hors de sa
+prison de Lerici. Il passa en Corse pour y exciter de nouveaux
+soulèvements. La baillie y avait envoyé des forces; elle avait fait
+recevoir à la solde de Saint-George des capitaines français. Avec ce
+secours on prit la place de Lecca; Jean-Paul et Thomasino furent mis en
+fuite.
+
+Ainsi les Génois, lassés de tant de fautes et de méfaits, fatigués d'un
+despotisme sans gloire, commençaient à tenter de retirer leurs affaires
+des mains du doge. Le cardinal sentit l'animadversion publique, et,
+déterminé sans scrupule à sacrifier sa patrie pour se faire un appui et
+pour garder le pouvoir, il tourna les yeux sur Louis le More dont
+l'ambition cherchait partout à s'assurer des alliés.
+
+Louis avait chassé violemment la duchesse Bonne, sa belle-soeur, et
+s'était emparé de la régence de Milan et de la tutelle du jeune duc. Son
+oncle, une fois investi du pouvoir, et tous les ressorts de l'État entre
+ses mains, s'était vu avec le temps plus maître à la majorité précoce
+d'un prince timide que pendant la tutelle; cette dépendance de Jean
+Galéas dura longtemps. Cependant Louis sentait qu'une puissance empruntée
+était précaire. Il épiait le moment de se débarrasser de ce fantôme de
+prince, et en attendant il lui convenait de se donner des points d'appui.
+Reprendre la seigneurie de Gênes, au hasard de souffrir quelque temps que
+sous sa protection le doge y gouvernât était une des vues les plus
+naturelles de sa tortueuse politique. Le cardinal et lui furent bientôt
+d'accord et se lièrent étroitement (1488). Le bâtard Fregosino épousa une
+nièce du More, soeur bâtarde du jeune duc. On affecta de célébrer leurs
+noces dans Milan avec une pompe royale où figura solennellement une
+ambassade génoise. Le prix de cette union devait être la proclamation de
+la seigneurie de Sforza, le retour à l'ancienne dépendance de Gênes, et
+les ambassadeurs étaient envoyés pour la reconnaître. L'annonce de cet
+attentat devenu trop vraisemblable fit éclater les mécontentements qui
+couvaient depuis quatre années. Tous les ennemis du gouvernement de
+l'archevêque se coalisèrent. Baptiste Fregose quitta son exil pour venir
+se venger de l'oncle qui l'avait dépouillé et fut le plus ardent à le
+renverser à son tour. Paul Augustin et Jean Adorno, chefs à cette époque
+de la faction opposée, s'unirent avec lui. Hiblet et Jean-Louis Fieschi
+ramassèrent leurs vassaux. Hiblet était l'âme secrète de la conjuration;
+il commença à parcourir les campagnes avec des satellites. Le cardinal
+lui écrivit et lui rappela leur ancienne intimité, leur complicité,
+pouvait-on dire; il lui demanda pourquoi il semblait se donner une
+attitude hostile; il l'invita à licencier ses soldats et à venir recevoir
+toutes les satisfactions qu'il pourrait désirer. Hiblet répondit
+amicalement: quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, disait-il,
+étaient venus le visiter, il ne pouvait se refuser à leur donner
+l'hospitalité; mais, toujours ami du cardinal, il se proposait de venir
+familièrement à sa table. En effet, tout à coup il parut, mais en armes,
+et surprit une porte de Gênes. Le mouvement éclata aussitôt. Le cardinal
+reconnut que le palais et la ville n'étaient pas tenables, puisqu'il
+n'avait pour lui que ses stipendiaires; mais en les conduisant au
+Castelletto, en s'y fortifiant avec eux, il pourrait attendre les secours
+du More, et avant cela même intimider la cité. Il exécuta cette retraite.
+Poursuivi, il pensa périr comme autrefois Pierre son frère. Baptiste
+Fregose était sur le point de l'atteindre, résolu dans sa haine à ne pas
+laisser échapper vivant un oncle si odieux. Personne ne prit la défense
+du doge; mais le seul Paul Doria, son ancien fauteur, coupa le chemin à
+Baptiste, et donna le temps au cardinal de se renfermer.
+
+Celui-ci, s'il n'avait pu résister dans son palais à la population
+entière, parvenu dans la forteresse, n'était pas homme à perdre courage,
+à s'y laisser forcer ou à se rendre sans combat. Il garda les dehors, il
+porta des troupes au pied de la montée que le Castelletto domine. De là
+il prenait l'offensive. Ses mercenaires pillaient les maisons, mettaient
+le feu aux plus beaux palais dont ces riches quartiers abondent. Au
+moment de la retraite du cardinal, Augustin et Jean Adorno avaient été
+reçus en triomphe par leur parti: ils firent donner à Jean-Louis Fieschi
+la conduite des opérations militaires. Quand on vit que la persévérance
+du cardinal coûterait beaucoup à vaincre, on eut recours à l'assistance
+extérieure; on chercha partout des protecteurs, des maîtres s'il le
+fallait; on inclinait à retourner sous la seigneurie de la France, où le
+jeune Charles VIII avait succédé à Louis XI. On envoya des ambassadeurs à
+Paris solliciter des secours d'hommes et d'argent, et négocier au besoin
+la soumission de la république; mais la cour de France était occupée
+d'autres affaires, et Gênes ne pouvait attendre. Le cardinal avait
+invoqué les droits de son alliance avec les Sforza, et un puissant
+secours lui venait de leur pays; Jean-François San Severino, comte de
+Cajazzo, conduisait une armée déjà parvenue à Novi. L'urgence inspira un
+parti à prendre, ou plutôt seconda les vues secrètes des Adorno. Thomas
+Giustiniani, leur parent, fut envoyé au-devant du comte, pour excuser la
+ville, pour protester qu'on n'avait pris les armes que contre la tyrannie
+de l'archevêque et contre l'intolérable insolence de Fregosino. On avait
+été loin de craindre la seigneurie du duc de Milan, et il devait croire
+qu'obtenue des voeux du peuple elle serait plus solide qu'achetée du
+cardinal. Cette insinuation fut entendue à Milan. On s'y résolut à
+sacrifier le cardinal, mais le gouvernement était plus difficile à
+arranger à l'intérieur qu'à combiner avec la seigneurie étrangère. Les
+Fieschi, moyennant qu'on leur conservât des commandements militaires,
+consentaient à l'élévation des Adorno; car il n'était pas temps
+d'effacer la loi populaire qui excluait les nobles de la première place.
+Cependant Baptiste Fregose avait encore des prétentions. Autrefois son
+oncle l'avait chassé, pour se mettre à sa place, il se flattait de la
+reprendre comme son bien; mais le vicariat du duc de Milan ne pouvait se
+partager; et parmi les concurrents, le plus faible fut bientôt jugé et
+dévoué; le sacrifice s'accomplit dans le sein de la familiarité que le
+péril commun avait fait naître entre les émules. Baptiste Fregose allait
+conférer pendant la nuit chez Augustin Adorno. Il y fut saisi par celui-
+ci et par les Fieschi. Le prisonnier crut qu'on en voulait à ses jours,
+on le rassura. On lui exposa amicalement la nécessité politique qui
+exigeait qu'on se délivrât de sa concurrence et de sa présence. Au point
+du jour il fut remis entre les mains de Jean Grimaldi, ami commun, en qui
+il avait confiance. Il fut embarqué et conduit d'abord à Monaco, puis à
+Fréjus; il put y ajouter un nouveau chapitre au volume qu'il avait écrit
+quand son oncle le fit tomber dans le même piège. San Severino et son
+armée entrèrent à Gênes. Le duc de Milan fut reconnu seigneur: Augustin
+Adorno fut nommé gouverneur ducal pour dix ans. Les forces que le
+cardinal avait appelées pour le secourir furent alors employées à
+l'assiéger. Il pensa à traiter à son tour avec la France; mais il n'en
+eut pas le temps; quand une plus longue résistance devint impossible,
+il capitula. Le duc lui accorda 6,000 ducats de pension, en attendant
+qu'on pût obliger le pape à lui conférer des bénéfices de l'Église d'un
+revenu pareil; et Gênes, pour la garantie de cette promesse, fournit des
+cautions pour 25,000 ducats. On lui réserva la liberté d'habiter à Gênes,
+et il s'engagea en ce cas à s'y renfermer dans les attributions de sa
+dignité d'archevêque; mais il ne profita pas de cette faculté, il se
+retira à Rome.
+
+
+CHAPITRE X.
+Gouvernement d'Augustin Adorno.
+
+(1488) Les premiers temps du gouvernement d'Adorno ne promettaient ni
+modération ni impartialité. Les hommes de son parti, se revoyant en
+force, se conduisaient en vainqueurs: ils se livraient aux violences
+d'une réaction; ils exerçaient des vengeances: plusieurs assassinats
+furent commis en plein jour; les meurtriers étaient connus et ils
+restèrent impunis. Les Fieschi eux-mêmes se plaignaient des Adorno, et
+leur intime alliance fut sur le point de se rompre. Louis le More fut
+obligé d'envoyer à Gênes un de ses principaux confidents pour enjoindre
+de se contenir avec plus de retenue et de prudence. Quand ces
+avertissements eurent inspiré plus de sagesse, peu à peu les biens de la
+paix se firent sentir, et quatre années de ce régime passèrent avec assez
+de calme. La valeur des fonds publics s'en ressentit favorablement, et
+l'on parut content. Le commerce avait repris confiance; or le commerce à
+Gênes, c'étaient toutes les classes supérieures, toutes marchandes,
+jusqu'à la noblesse la plus illustre.
+
+Les classes inférieures, tout en recueillant les fruits de la
+tranquillité publique, étaient moins résignées à la perte de
+l'indépendance nationale. Adorno en fut haï; le peuple ne le considéra
+pas comme le magistrat à qui ses concitoyens avaient trouvé expédient de
+se soumettre, mais comme la créature et le suppôt d'une tyrannie
+étrangère, comme un homme qui a vendu la liberté et acheté la domination
+de sa patrie.
+
+Le mécontentement populaire remontait jusqu'à Ludovic. Nous avions vu
+Louis XI céder ses droits sur Gênes au duc de Milan, celui-ci les avait
+reçus en fief et en avait rendu et réitéré l'hommage. Nous ignorons si
+ces démarches avaient été tenues secrètes, mais maintenant Louis le More
+s'avise de demander une nouvelle investiture à Charles VIII. Celui-ci
+croit faire, en l'accordant, un acte de souveraineté qui conserve les
+droits de sa couronne, et cette vaine cérémonie blesse les coeurs génois.
+On aurait donc, disait-on, trois maîtres, là où l'on devait n'en point
+avoir! On reconnaîtrait la souveraineté de la France avec laquelle on
+attendait avoir rompu tout lien!
+
+Cependant une grande querelle intérieure, un grave intérêt d'argent, dès
+longtemps disputé, fut habilement réglé par Adorno avec le consentement
+de Ludovic, et tous deux y gagnèrent de la popularité. Le tribut ou
+vulgairement l'ordinaire était cette contribution annuelle levée au
+profit de la seigneurie. Elle était odieuse aux maisons opulentes, parce
+que, imposée en proportion des fortunes présumées, elle pesait presque
+entièrement sur elles, et que, dans les temps de factions, la fixation
+arbitraire de la taxe devenait une arme d'injustice. Le peuple, de son
+côté, s'opposait virilement aux projets fréquemment renouvelés de
+convertir cette prestation par tête en augmentation des droits sur les
+consommations. L'idée de prendre la somme sur les profits de la maison de
+Saint-George soulevait une autre classe d'opposants. C'était rejeter le
+fardeau sur les actionnaires de la banque. Après deux ans de vives
+contestations, les Adorno, pour se rattacher l'affection publique déjà
+fort aliénée, firent des sacrifices pris sur leurs propres trésors.
+Saint-George fournit tous les ans un modique contingent, on se procura
+quelques autres ressources, enfin la taxe ordinaire fut totalement
+supprimée. A peine cet arrangement fut consommé, chacun se sentit à
+l'aise en se voyant délivré de la partialité qui le taxait. On laissa
+paraître des richesses qu'on enterrait pour les soustraire à l'impôt; on
+se hâta de les répandre dans le commerce, dans la navigation, où elles
+fructifièrent promptement.
+
+Les Génois s'accoutumaient ainsi à un joug qu'on leur rendait léger.
+Cependant dans leur prospérité il leur était insupportable de voir
+Sarzane, qu'ils regardaient comme leur propriété, demeurée aux mains des
+Florentins. Ils voulaient reprendre leur bien par les armes; mais toute
+l'Italie était en paix; on craignait de la troubler pour ce seul
+intérêt. Ludovic avait d'ailleurs à ménager les Florentins. Il employa
+toute sa dextérité à empêcher les hostilités qui commençaient, à faire
+remettre la querelle à son arbitrage, bien décidé à retarder la sentence
+tant qu'il pourrait.
+
+(1490) La paix avec une beaucoup plus grande puissance avait été rendue
+facile. Une guerre de corsaires s'était toujours entretenue entre les
+Génois et les Catalans. Mais Ferdinand d'Aragon dominait paisiblement sur
+la Sicile et sur la Sardaigne, et ce roi des Espagnes et des Indes
+s'inquiétait peu désormais de disputer aux Génois la possession de
+quelques châteaux sur le rivage de la Corse, sujet de la querelle. Il
+accorda un traité de paix solennel qui augmenta la sécurité de la
+navigation. C'était précisément le temps où un Génois venait de lui
+ouvrir un nouveau monde, événement immense qui n'appartient pourtant à
+l'histoire de Gênes que parce que Christophe Colomb naquit sur le
+territoire de la république. Il vit le jour à Cogoleto sur le bord de la
+mer, près de Savone. Fils d'un ouvrier en laine, lui-même ouvrier en soie
+dans sa première jeunesse, le goût de la navigation, inné dans tous les
+enfants de ce littoral, le lança bientôt sur les mers. Préoccupé des
+récits et des fables marines qui poussaient alors aux découvertes, il
+conçut l'idée d'arriver en Asie par l'occident, et ce ne fut point le
+hasard qui lui fit trouver l'Amérique. Une théorie, soit de raisonnement,
+soit d'instinct, le dirigea dans sa carrière aventureuse. Il n'avait pas
+été sans précurseur à Gênes dans sa spéculation et dans sa tentative: en
+1290, Théodose Doria et Ugolin Vivaldi, avec deux moines franciscains,
+étaient sortis du port sur deux galères; ils avaient franchi le détroit
+de Gibraltar pour aller chercher devant eux des mers nouvelles au
+couchant, mais ils ne reparurent plus.
+
+On dit que Colomb offrit d'abord ses plans au gouvernement de Gênes:
+c'était pendant l'administration des Fregose. Les historiens du pays n'en
+font pas mention; mais il est fort naturel qu'on n'ait pas su distinguer
+la conception du génie du rêve de l'aventurier, surtout qu'on n'ait pu
+deviner la grandeur inouïe des résultats et qu'on ait reculé devant la
+dépense. Ferdinand et Isabelle furent plus avisés et plus heureux. Ce ne
+fut que par les ambassades expédiées à l'occasion de la paix que les
+Génois apprirent la grandeur des découvertes de leur illustre concitoyen.
+Plus tard, par son testament il légua à la maison de Saint-George le
+dixième des revenus qui, après tant d'ingratitude, restèrent le prix des
+dons immenses que lui devait la couronne d'Espagne. Mais les auteurs
+génois qui écrivent peu après ce temps, nous disent qu'ils ignorent
+pourquoi ce legs fait à Saint-George n'a pas été recueilli; et, en
+effet, tout ce qui en reste, c'est un beau manuscrit conservé dans les
+archives de Gênes, où sont transcrits les privilèges de Christophe Colomb
+et de ses héritiers en Espagne et en Amérique.
+
+C'était à peu près en ce même temps que l'Espagne chassait les Mores, les
+juifs et tous les chrétiens douteux qui avaient dans leurs veines
+quelques traces de ce sang infidèle. Il est juste, et il convient à
+l'histoire des moeurs et des opinions de dire que chez les Génois,
+d'ailleurs si pieux, ce grand sacrifice excita plus d'étonnement et de
+pitié que d'admiration pour le zèle de Ferdinand. On alla jusqu'à
+suspecter son avarice dans ce témoignage de l'ardeur de sa foi. Le
+premier écrivain qui s'en exprime ainsi était au service de la
+république, et l'on peut croire que les sentiments qu'il ose avoir
+tenaient de sa position quelque chose d'officiel. Tous les historiens du
+pays, ses contemporains ou ses successeurs immédiats, accoutumés à le
+copier, ont conservé son expression. Purger d'infidèles, dit-il, un
+royaume si catholique parait d'abord une action sainte; mais on peut
+dire qu'elle contient en soi quelque peu de sévérité. Cet événement
+étranger fut la cause d'une grande calamité à Gênes. Les juifs fugitifs,
+entassés au hasard dans les bâtiments qui purent les transporter,
+dépouillés au départ, rançonnés par les patrons, arrivèrent en grand
+nombre à Gênes dans l'état le plus déplorable. On ne leur accorda pas la
+liberté d'un long séjour, mais dans leur profonde misère ils portaient
+avec eux l'infection. Ils laissèrent dans la ville les germes d'une
+maladie que l'on nomma la peste, et qui peut-être ressemblait plutôt à
+ces fièvres, dirai-je contagieuses ou épidémiques, qui ravagent certains
+pays maritimes aussi promptement que la peste d'Orient. Le mal dura
+longtemps. Au printemps qui suivit cette fatale importation il devint
+général. On prit des précautions extraordinaires: des magistrats
+spéciaux furent nommés; on cantonna les malades. Il en réchappait à
+peine deux sur dix. Quiconque put quitter cette ville empestée en sortit,
+et ce fut une précaution salutaire. Comme on l'éprouve dans les crises de
+la fièvre jaune, il mourut peu de réfugiés à la campagne et ils n'y
+communiquèrent pas la maladie.
+
+
+LIVRE HUITIÈME.
+CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE
+GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ
+DORIA.- UNION.
+1488 - 1528.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Charles VIII.
+
+Nous voici arrivés au temps où, après quelques années de repos et de
+prospérité, l'Italie entière fut bouleversée par les armées françaises.
+Une invasion rapide et de peu de durée fut suivie de longues et
+sanglantes conséquences. Jamais plus d'intrigues n'avaient joué à la fois
+ou n'avaient plus multiplié les événements extraordinaires.
+
+Les princes d'Aragon possédaient paisiblement les Deux-Siciles. La
+branche d'Espagne régnait dans l'île; les descendants d'Alphonse
+occupaient le trône de Naples et recueillaient le fruit de l'adoption de
+la reine Jeanne. On n'entendait plus guère parler des prétentions de la
+maison d'Anjou. Le roi René était mort, et d'héritier en héritier les
+droits de la maison d'Anjou étaient parvenus à Louis XI, et après lui à
+Charles VIII. Charles acheva sa minorité au milieu des dissensions de sa
+cour, de sa famille même, et personne ne pensait que ce jeune prince eût
+plus que son père le dessein ni le moyen de revendiquer le sceptre de
+Naples par les armes.
+
+Mais Ludovic Sforza était décidé à se débarrasser enfin de son neveu; il
+voulait être duc de Milan en titre; il voulait s'agrandir, il lui fallait
+de nouvelles alliances et surtout des intrigues politiques, des manoeuvres
+sourdes, seul élément où il se sentît à l'aise.
+
+Il craignait la cour de Naples; car Jean-Galéas, ce pupille dépouille,
+était devenu le gendre du roi Alphonse. Ludovic avait donc cherché des
+appuis de toutes parts; il avait entretenu une étroite alliance avec les
+Médicis; mais Laurent était mort, et il y avait peu de fond à faire sur
+le caractère et sur la conduite de Pierre son fils et son successeur.
+Alexandre VI, le détestable Borgia, était monté sur la chaire de saint
+Pierre. Peu importait que son élection eût été scandaleuse et vénale.
+Sous le prétexte de la paix de l'Italie, Ludovic et les Vénitiens firent
+une étroite alliance avec le pontife; mais Sforza fut bientôt averti par
+son frère le cardinal Ascagne, de ne pas compter sur Alexandre, prêt à le
+trahir sans scrupule pour le moindre intérêt. Ludovic à son tour imagina
+que bientôt la foi des Vénitiens chancelait à son égard. Le roi de Naples
+lui demandait enfin que le pouvoir fût réellement remis à Jean-Galéas. Il
+se voyait menacé, abandonné par toute l'Italie; il ne craignit pas de
+l'exposer tout entière en y appelant un puissant étranger. Il fit
+remontrer à Charles VIII qu'il était temps d'aller prendre possession de
+son royaume de Naples en vertu des testaments qui l'appelaient. Il
+offrait ses biens, ses forces, celles de Gênes, hommes, galères, argent;
+enfin un traité fut conclu. Charles se prépara à passer les monts, à
+joindre son allié Ludovic, à marcher à la conquête. Pour porter la guerre
+en Italie, il acheta la paix ou des trêves sur toutes ses frontières.
+Ferdinand d'Espagne, quelque peu d'intérêt qu'il prît à ses parents de
+Naples, ne pouvait voir avec plaisir que le roi de France allât les
+détrôner et pût de là menacer la Sicile; mais moyennant que, vers les
+Pyrénées, on lui abandonnât la Cerdagne, il promit d'être neutre. Ses
+paroles lui coûtaient trop peu à fausser pour ne pas en donner à celui
+qui s'en contentait et qui en payait le prix.
+
+On trouve dans les mémoires de Gênes que le testament, par lequel Jeanne
+révoquant l'adoption d'Alphonse d'Aragon, avait nommé pour héritier Louis
+d'Anjou auquel René avait succédé, était resté longtemps égaré et qu'un
+Génois, Èlien Calvo, procura ce précieux document au roi de France qui ne
+l'en récompensa jamais. Les historiens français ne disent rien à quoi
+l'on puisse rattacher cette anecdote.
+
+(1494) Des ambassadeurs français précédèrent le roi en Italie et
+sondèrent les intentions de chaque gouvernement. A Venise on leur
+répondit en termes généraux d'amitié et de révérence, et en s'excusant de
+donner à un si grand roi des conseils qu'il daignait leur demander.
+Pierre Médicis fit déclarer Florence pour l'Aragonais. Baschi,
+l'ambassadeur du roi, demanda au pape l'investiture de la couronne de
+Naples pour son maître; mais le saint-père répondit que, l'ayant déjà
+donnée à Alphonse II qui venait d'hériter de Ferdinand Ier, il ne pouvait
+l'ôter à un vassal du saint siège tant qu'il ne l'aurait pas jugé et
+condamné. Tandis qu'il faisait cette réponse il mariait un de ses fils à
+une bâtarde du roi de Naples. Ludovic seul, et les Génois, à son
+insinuation, secondaient les Français. Pierre Durfé, grand écuyer de
+France, était venu à Gênes prendre les mesures nécessaires, faire armer
+des galères, et surtout emprunter de l'argent. Antoine Sauli prêta lui
+seul 75,000 ducats1, et quand le roi fut à Rome, le même capitaliste lui
+en fournit encore 25,000, sans appeler personne en partage de cette
+grande subvention. On équipa onze vaisseaux, douze galères et vingt
+galiotes; il vint de Marseille de l'artillerie; Sforza envoya des
+troupes. Tandis que le roi Charles passait les monts, le duc d'Orléans
+vint à Gênes et conduisit des Suisses. Le cardinal de la Rovere, qui,
+depuis l'élection d'Alexandre, se tenait renfermé dans la citadelle
+d'Asti, s'était échappé pour venir au-devant des Français. Jean-Louis
+Fieschi prenait parti pour eux; mais Hiblet, brouillé avec lui, avait
+quitté Gênes pour aller trouver le roi de Naples. Le cardinal Paul
+Fregose voulut signaler encore ses vieux jours au milieu de ces troubles.
+Il joignit Hiblet, et tous deux promettant de soulever la rivière
+orientale de Gênes, persuadèrent à Alphonse de prendre l'initiative, de
+mettre sa flotte à la mer et de faire ainsi diversion aux préparatifs
+qu'on dirigeait contre lui. Ces deux anciens boutefeux montèrent sur les
+galères napolitaines. En prétendant servir l'Aragonais ils n'avaient
+d'autre but que de profiter de ses forces pour essayer de renverser les
+Adorno. Ils vinrent jeter l'ancre dans le golfe de la Spezia et prirent
+terre; mais Jean-Louis Fieschi accourut pour retenir dans le parti
+opposé ses vassaux et ses amis; prompt, disait-il, à combattre son frère
+s'il pouvait le joindre. Après un long combat, la flotte napolitaine se
+retira. Fregosino, le fils de l'archevêque, Hiblet Fieschi, ses enfants
+et leurs partisans furent laissés sur le rivage de Rapallo où ils
+combattaient contre deux mille Suisses que le duc d'Orléans s'était hâté
+de faire marcher sur eux. Ils se dispersèrent: Fregosino n'attendit pas
+la chance de tomber entre les mains qui l'eussent livré à Ludovic, il se
+rendit au duc d'Orléans. Les Fieschi, nés dans ces montagnes, en
+connaissaient les issues, ils se dérobèrent à la soldatesque.
+
+Pendant ce temps, les Suisses maîtres de Rapallo y commettaient
+d'épouvantables cruautés; ils pillaient et massacraient; ils avaient
+mis à la chaîne tout ce qui avait semblé pouvoir rapporter une rançon ou
+être bon à mettre en vente. Gênes entière se souleva d'indignation et
+d'effroi, quand on vit ces vainqueurs effrénés traînant leurs captifs et
+étalant leur butin dans les rues et sur les places publiques. Un
+sentiment d'horreur qui frappa le peuple à cette vue produisit une émeute
+spontanée. On courut contre les Suisses débandés, on leur arracha leurs
+victimes, plusieurs furent massacrés. On s'en prit à leurs chefs, aux
+Adorno; les officiers français furent obligés de se retirer sur leur
+flotte. Le tumulte ne s'apaisa qu'à grand'peine.
+
+Les mercenaires suisses étaient alors la seule infanterie qui tînt en
+ligne dans les batailles. Les puissances en guerre intriguaient pour se
+dérober ce secours les unes aux autres. On caressait à l'envi ces
+auxiliaires difficiles à conduire et à retenir, gens qui, indifférents à
+toute cause et ne marchant que pour la solde, n'y souffraient ni rabais
+ni retard; qui quelquefois prenaient pour nantissement la personne de
+celui à qui ils étaient engagés; pour qui le pillage accompagnait de
+droit le combat, et qui appelés pour se battre ne s'informaient pas si le
+territoire était ami ou ennemi, si les habitants qu'ils trouvaient devant
+eux devaient ou non être épargnés; mais aussi c'étaient des stipendiés
+qui faisaient leur métier de combattants en conscience, et autrement que
+ces bandes d'hommes d'armes, aventuriers du siècle précédent. Ceux-là,
+ménagers des hommes et des chevaux et s'épargnant réciproquement, étaient
+accoutumés jadis à des victoires qui n'avaient presque rien de sanglant.
+Leurs combats n'étaient guère que des joutes. L'usage de l'artillerie
+avait commencé à mettre hors de mesure ces guerriers si habiles à se
+conserver. Les Français et les Suisses venaient montrer une guerre plus
+sérieuse; et si le pillage était la plus grande calamité qui accompagnât
+les aventuriers, le pillage, qui n'était pas moindre avec les Suisses,
+était mêlé de bien plus de sang répandu sur le champ de bataille.
+
+Charles VIII ne vint pas à Gênes, où probablement Ludovic ne désirait pas
+l'introduire. D'Asti il gagna la Toscane; mais avant qu'il eût traversé
+le territoire lombard, Jean-Galéas était mort à l'improviste; son fils
+enfant avait été laissé à l'écart, Ludovic avait pris ce titre de duc de
+Milan si longtemps attendu.
+
+Pierre de Médicis s'était déclaré pour Alphonse: le roi de France
+traitait la république florentine en ennemie. Il menaçait Sarzane et
+Pietra Santa. Médicis vint au-devant de lui désarmé, s'excusant de ses
+alliances avec les Aragonais et implorant son indulgence. Une convention
+fut facilement conclue: Charles recevait en grâce les Florentins; ils
+remettaient pour sûreté Sarzane, Pietra Santa et Pise; des garnisons
+françaises y furent sur-le-champ établies avant même que le traité fût
+écrit. Le roi s'engageait cependant à rendre ces places aux Florentins
+aussitôt que la conquête de Naples serait achevée: Médicis se soumettait
+à faire prêter au roi 200,000 florins par la république; car Charles
+manquait d'argent et en demandait partout; mais, à la nouvelle de ce
+traité, le peuple florentin indigné, se souleva contre les Médicis;
+l'autorité de Pierre fut abolie, lui-même s'enfuit à Venise. Florence
+députa au roi: toujours amie de la maison de France, asservie et trahie
+par ses tyrans qui seuls avaient empêché la ville de se déclarer pour la
+cause française, elle n'avait pas besoin d'eux pour s'y rattacher. C'est
+elle, et non les Médicis, qui ouvrait ses portes à Charles; elle le
+suppliait de lui rendre ses forteresses et surtout Pise, cette ancienne
+émule de la république qui maintenant était et devait rester sa sujette.
+Le fameux moine Savonarole, l'âme de la révolution populaire contre les
+Médicis, était de l'ambassade: sa harangue fut une prédication exaltée.
+
+Cependant le roi, au moment même, se mettait hors d'état de contenter les
+Florentins, ou plutôt de tenir la clause du traité par laquelle il
+n'avait prétendu être que le dépositaire de la ville de Pise. A sa vue
+les Pisans avaient jugé que l'occasion était favorable pour secouer le
+joug florentin. S'il restait encore quelque ressentiment des anciennes
+factions, c'était pour rendre odieuses à la ville gibeline par excellence
+les chaînes que la guelfe Florence lui avait imposées quatre-vingts ans;
+La jalousie de cette rivale triomphante s'était complu à ruiner sa
+conquête pour mieux l'assujettir. La misère horrible, fruit de cette
+sujétion, fut vivement représentée au roi dans cette ville déchue; elle
+lui demanda sa liberté. Charles, touché de ce qu'il voyait, et sans
+prévoyance pour regarder au delà, laissa échapper une promesse qui fut
+aussitôt proclamée comme un octroi. La garnison étrangère fut chassée;
+on brisa les insignes de Florence; un régime libre, un gouvernement
+pisan se rétablit sous les yeux du roi étonné qui n'osa rien désavouer;
+mais, parvenu à Florence, il entendit d'autres demandes, qu'il ne sut pas
+mieux contredire. Il regretta de s'être tant avancé. Pressé de poursuivre
+sa route, les Florentins à leur tour obtinrent de lui un traité qui
+n'assurait aux Pisans qu'une amnistie, en leur ordonnant de retourner
+sous l'obéissance de leurs anciens maîtres. Des ambassadeurs de Gênes
+étaient venus demander au roi Sarzane et Pietra Santa, puisqu'il avait
+entre les mains ces deux places qui leur appartenaient. Il reçut très-
+honorablement les envoyés. Il arma chevalier Luc Spinola, l'un d'eux,
+mais il éluda leur demande; c'était assez de la querelle de Pise, et les
+deux forteresses réclamées étaient de celles qu'il devait rendre à
+Florence suivant le traité. Ce déni unissait d'intérêts les Génois et les
+Pisans. Le roi se contenta de déclarer que la contestation serait mise
+incessamment en arbitrage. L'armée française continua sa route. Le pape
+se renferma dans le château Saint-Ange; mais de là il traita, et Charles
+passant plus loin, se présenta enfin sur la frontière du royaume de
+Naples.
+
+(1495) Cette marche imprima partout l'effroi et la stupeur. Le roi
+Alphonse se vît abandonné, il se sentait haï, il désespéra d'être
+défendu. Il abdiqua en faveur de son fils Ferdinand II. Il s'embarqua
+avec les trésors publics volés à son successeur et à la défense du
+royaume. Il alla faire pénitence dans un couvent de Sicile, et, peu de
+temps après, il y mourut au moment de se faire moine. Charles marchait à
+grands pas vers sa nouvelle capitale; tandis que le jeune roi Ferdinand
+en défendait les approches, des soulèvements populaires y appelaient les
+Français, et Jean-Jacques Trivulze, émigré milanais à la solde des
+princes aragonais, qui commandait dans la ville, y donna le signal des
+défections. Il prit parti pour les Français, à qui il demeura attaché
+tout le reste de sa vie. Ainsi Charles se vit maître de Naples: on vint
+de toutes parts le reconnaître et se donner à lui. Parmi les plus
+empressés se distinguaient le cardinal Fregose et Hiblet Fieschi qui,
+quelques mois auparavant combattaient contre ses troupes. Ils venaient
+voir si dans ces nouvelles combinaisons ils ne pourraient en trouver
+quelqu'une funeste aux Adorno.
+
+Les succès inouïs du conquérant devaient être promptement suivis de
+revers. En peu de mois, faute d'habileté et de prudence, à Naples la
+noblesse et le peuple avaient été mécontentés. Les Français eux-mêmes ne
+montraient que dégoût, ne rêvaient que la France. Des événements sérieux
+vinrent bientôt avertir Charles qu'il fallait se hâter d'en reprendre le
+chemin ou se résoudre à ne plus voir Paris. Toute la haute Italie se
+soulevait déjà pour lui fermer le retour. Il distribua à ses lieutenants
+la moitié de son armée pour la garde de Naples et des provinces. Avec le
+reste il rétrograda rapidement vers Rome, la Toscane et la Lombardie,
+pour regagner Asti et la frontière de France.
+
+Le perfide Ludovic n'avait eu besoin des Français que pour s'assurer la
+couronne ducale de Milan. Son but atteint, il avait promptement pensé à
+se délivrer d'alliés exigeants, trop puissants pour n'être pas de mauvais
+voisins. Il avait ligué toutes les puissances d'Italie effrayées des
+rapides conquêtes de l'armée française.
+
+Le retour de Charles était hérissé de difficultés. Les semences qu'il
+avait imprudemment répandues dans son premier passage en Toscane avaient
+porté leur fruit. Tout y était en guerre, et Gênes en avait sa part. Le
+More avait déjà passé pour l'auteur du conseil qui poussa les Pisans à
+demander leur liberté et à se conduire comme si elle leur avait été
+octroyée. Depuis il les avait incités à résister, quand en vertu du
+traité fait à Florence on avait voulu les ramener à l'obéissance. Il
+avait disposé les Génois à secourir une ancienne république tombée qui
+voulait renaître à la liberté. Des ambassadeurs pisans réclamèrent devant
+le sénat de Gênes la sympathie des coeurs libres, la pitié pour leurs
+infortunes, le concours pour leurs généreux efforts. On embrassa leur
+cause avec enthousiasme; on fournit de l'argent, des armes, les
+populations du territoire génois voisines des Pisans sont organisées pour
+leur porter assistance; en un mot, Gênes se livre avec joie à une guerre
+où retentit le nom de liberté, mais qui surtout peut lui faire récupérer
+Sarzane et Pietra Santa. Les Florentins demandent à Charles appui et
+justice en vertu de leurs accords; les Pisans lui demandent de leur
+tenir sa royale promesse: il flotte hésitant entre des engagements
+contradictoires et au milieu de ses propres embarras. Il envoie quelques
+troupes à Pise, il répond aux Florentins que c'est leur faute, et non la
+sienne, si aucun de leurs sujets ne veut porter leur joug.
+
+Ces dispositions diverses ne promettaient pas au roi que les pays qu'il
+devait traverser lui livrassent un passage facile: les hostilités
+éclataient; Ludovic avait pris les armes pour enlever Asti: cette ville
+perdue eût fermé l'issue vers laquelle Charles dirigeait sa retraite;
+c'était le patrimoine du duc d'Orléans, petit-fils de Valentine Visconti;
+et de là ce prince menaçait lui-même le duché de Milan sur lequel il ne
+cachait pas ses prétentions héréditaires. Il y avait double intérêt à le
+déposter; mais les Milanais furent repoussés, et, loin de leur
+abandonner Asti, le duc d'Orléans leur prit Novare.
+
+Charles, doutant s'il trouverait cette route ouverte, avait envoyé à
+Gênes un négociateur chargé de lui assurer au besoin le passage et
+rembarquement. Ludovic y avait mis ordre; il avait défendu de fournir
+aucun secours aux Français; il avait fait séquestrer des galères dont
+l'armement aux frais du roi avait été commencé avant la rupture. On
+répondit au messager de Charles que s'il venait à Gênes, il n'y
+trouverait que des partisans affectionnés et respectueux parmi lesquels
+les armes lui étaient inutiles. On n'admettrait avec sa personne que
+cinquante individus de sa suite. Cependant les Adorno surent qu'avec lui
+marchaient le cardinal de la Rovere, et les Fregose, et Hiblet Fieschi.
+Ils en prirent l'alarme, ils craignirent à l'approche de ces ennemis les
+intrigues de l'intérieur autant qu'un coup de main. On bannit beaucoup de
+citoyens qu'on suspecta: on se mit en défense. Jean-Louis Fieschi et les
+Spinola persistant dans leur coalition avec les Adorno dont ils étaient
+les soutiens, mirent sous les armes dix mille hommes. Le roi avait
+détaché de ce côté un corps commandé par Philippe de Savoie. Il venait,
+soit par la force, soit par les intrigues des émigrés génois qui le
+guidaient, faire ouvrir les portes de Gênes. On pénétra jusqu'au Bisagno;
+on négocia avec Adorno même. Il n'avait qu'à se détacher de Ludovic;
+son autorité lui serait conservée. Sarzane et Pietra Santa toujours
+gardées par les garnisons françaises seraient rendues immédiatement à la
+république, on la comblerait des faveurs les plus distinguées; mais le
+roi faisait promettre en vain. Quand les Fregose étaient aux portes, les
+Adorno ne voyaient que des pièges et des ennemis qui venaient leur
+arracher le pouvoir. Les Français allèrent rejoindre l'armée du roi; il
+était temps, elle se battait à Fornoue.
+
+Cette bataille ouvrit à Charles un passage glorieux, et Gênes laissée à
+l'écart échappa à la tempête. Ludovic se hâta de faire ou de subir une
+paix séparée. Charles, non moins pressé de se revoir en France, la fit à
+peu près sans garantie. Le duc de Milan abjurait l'alliance de Ferdinand;
+Novare lui était rendue; il conservait la seigneurie de Gênes sous la
+suzeraineté de la France, On rendait aux Génois la Spezia et les autres
+places que l'armée française avait occupées en faisant sa retraite,
+excepté Sarzane dont on ne parlait pas; il leur était ordonné de rappeler
+les troupes fournies à Pise, sans plus prendre part à cette querelle.
+Pour toute sûreté de ces conditions et de la foi du duc, il était stipulé
+que le Castelletto de Gênes serait mis en dépôt entre les mains du duc de
+Ferrare, et ce prince était le beau-père de Ludovic. Après cette unique
+précaution prise, et le roi parti, on méprisa les promesses qu'il avait
+exigées: ses commissaires vinrent mettre des vaisseaux en réquisition
+pour porter des troupes au secours du Château-Neuf de Naples, car
+Ferdinand était déjà rentré dans la ville, et il assiégeait les Français
+dans cette citadelle. Ludovic était bien éloigné de consentir à cet
+emploi des navires de Gênes, quoique la dernière convention l'eût prévu.
+On offrit les vaisseaux, mais on objecta que le traité ne portait pas que
+ce fût pour mettre des étrangers à bord, et on déclara qu'on n'y
+recevrait ni Français ni Suisses. Le temps se perdit dans cette chicane.
+On apprit que le Château-Neuf s'était rendu. Les Français, forcés de
+renoncer à une expédition sans but désormais, remportèrent leur argent en
+accusant et les Génois et Ludovic. Quelques mois après (1496), l'officier
+français qui commandait dans Sarzane proposa de vendre la place à la
+république2: on envoya aussitôt vers lui des députés et de l'argent.
+L'infidèle gardien prit vingt-cinq mille ducats; il renonça à sa patrie:
+on lui prostitua le titre de citoyen de Gênes; mais il alla en jouir
+ailleurs avec le prix de sa trahison. L'exemple tenta aussitôt le
+commandant de Pietra Santa, on conclut avec lui; mais au moment où il
+devait livrer la place, les Lucquois, plus voisins, enchérirent sur le
+marché des Génois et entrèrent en possession. Lucques et Gênes s'étaient
+alliées pour secourir Pise; cet événement rompit leur accord. Les Génois
+voulaient employer leurs forces, si Ludovic ne leur prêtait les siennes,
+pour reprendre ce dont ils se croyaient légitimes propriétaires comme
+acheteurs premiers en date. Ludovic, que ces querelles contrariaient,
+leur répondit par des refus absolus qui redoublèrent les griefs et la
+désaffection envers son gouvernement. Dans une assemblée du conseil,
+Etienne Giustiniani proposa de déclarer solennellement qu'on ne lui
+accorderait ni contributions ni assistance avant qu'il leur eût fait
+rendre leur propriété de Pietra Santa. Le gouverneur Adorno et son parti
+s'alarmèrent vivement d'une proposition qui devait blesser le duc de
+Milan; à force de brigues ils la firent rétracter. Dans le même temps
+l'intérieur de la république voyait se rallumer des jalousies et des
+querelles. Une cérémonie religieuse où les nobles paraissaient seuls
+avait été autrefois en usage; tombée en désuétude depuis vingt ans, leur
+jeunes gens s'avisèrent de la renouveler. Cette imprudence n'était pas de
+saison, elle fut mal accueillie par les populaires; des rixes
+s'ensuivirent: la ville fut à la veille d'une émeute générale. Adorno
+s'employa, ordonna, supplia; les populaires furent inflexibles, et leur
+obstination l'emporta. La procession de la sainte croit3, car c'était le
+sujet de la querelle, devint commune à tous les citoyens. Les nobles, qui
+avaient fait la dépense des ornements d'orfèvrerie au milieu desquels le
+bois vénérable était porté, en furent remboursés malgré eux, et ils
+donnèrent à l'Église ces deniers qu'ils trouvaient honteux d'être
+condamnés à reprendre. Les mémoires du temps mettent de l'importance à
+cette petite contestation; elle prouvait que le peuple ne voulait
+souffrir ni privilège ni distinction exclusive. Il en resta des ferments
+de haine. Ce sont des indices de dispositions profondes qui venaient de
+plus loin, et dont nous verrons bientôt l'explosion. Cependant tout
+redevint tranquille en apparence.
+
+Nous noterons en passant que l'empereur Maximilien avait paru en Italie:
+on supposa à sa venue de profondes combinaisons; mais il se contenta
+d'errer en Toscane, de recevoir des hommages à Pise, à Gênes, et de
+demander partout de l'argent. A cette occasion les Génois crurent devoir
+solliciter de lui la confirmation de leurs antiques privilèges, la
+fixation de leurs limites de Vintimille à la Magra et la restitution de
+Pietra Santa. Il est curieux de voir, d'une part, une république, soumise
+au seigneur de Milan, parler encore comme si elle se gouvernait par elle-
+même; et, de l'autre, sa prétendue indépendance conciliée avec
+l'apparente soumission aux vieilles prétentions de la couronne impériale.
+Tel était le préjugé: on croyait encore que le parchemin et le sceau
+auraient plus de vertu que celui qui les donnait n'avait de puissance.
+Maximilien lui-même se garda bien de prodiguer ses dons, quelque peu
+coûteux qu'ils fussent. Il répondit aux Génois qu'il délibérerait de leur
+requête, et éluda d'y satisfaire.
+
+
+CHAPITRE II.
+Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
+
+A cette époque moururent deux hommes dont l'ambition et la turbulence
+avaient longtemps agité leur patrie. Hiblet Fieschi trouva sa fin à
+Verceil, et le bruit se répandit qu'il avait péri empoisonné. Le cardinal
+Paul Fregose termina à Rome sa carrière orageuse. Tour à tour archevêque,
+doge, pirate, prince de l'Église, doge encore, usurpateur du siège ducal
+sur son oncle et sur son neveu, il avait vieilli dans les intrigues et
+dans ces espérances insensées, ces haines impuissantes, ces entreprises
+sans fondement qui sont propres à l'émigration; il était mort dans le
+regret et l'ennui de ne pouvoir rien contre ses anciens émules.
+
+L'archevêché de Gênes fut dévolu à Sforzino, fils naturel de Jean-Galéas.
+Le peuple redoubla de plaintes en se voyant enchaîné par un lien de plus.
+On fut blessé d'avoir à payer la dette de l'oncle envers la famille qu'il
+avait dépouillée. La disposition populaire ne devint pas plus favorable
+par le spectacle du faste que Ludovic vint déployer en visitant Gênes et
+de la somptueuse réception que les Spinola lui firent les premiers, ni
+par la dispendieuse magnificence de commande que la ville fut obligée de
+déployer. Mais pendant ces fêtes le destin de Gênes et celui de Sforza
+changeaient. Charles VIII était mort, Louis XII lui avait succédé.
+C'était ce même duc d'Orléans, maître d'Asti, qui avait fait la guerre
+autour de Gênes, et qui se portait pour véritable héritier des Visconti
+au duché de Milan.
+
+(1499) Louis XII annonce qu'il vient revendiquer son héritage, et,
+traitant en ennemi tout ce qui obéit à son compétiteur, il fait arrêter,
+il chasse de son royaume tous les Lombards et tous les Génois. Son armée
+passe les monts. Le More troublé ramasse ses forces; il demande à Gênes
+de lui fournir trois mille hommes et leur solde de trois mois. Le conseil
+accède promptement; mais l'argent doit sortir de Saint-George, et là on
+est lent à obéir; on incidente sur les formes, sur les sûretés. Augustin
+Adorno, le gouverneur, impatient de montrer son zèle au duc, mande chez
+lui les capitalistes les plus connus comme opposés au gouvernement ducal;
+il les renferme et les rançonne; il donne leurs engagements extorqués
+pour sûretés à Saint-George. La levée de deux mille hommes se fait: Jean
+Adorno, qui doit commander l'infanterie ducale, met cette troupe en
+marche pour défendre Alexandrie que les Français menaçaient; mais telle
+a été la lenteur que la mauvaise volonté du public de Gênes a causée
+qu'Alexandrie est déjà rendue aux lieutenants du roi. Cette approche et
+le ressentiment de la dernière violence d'Adorno allaient inciter les
+Génois à un soulèvement; la terreur avait déjà produit ailleurs un effet
+plus imprévu: Ludovic s'était senti incapable de résister à une tempête
+si prompte. Il fit d'abord disparaître ses enfants, sa famille et ce
+qu'il put enlever de ses trésors. Après ces préparatifs il déclara qu'il
+résignait la couronne ducale en faveur de son fils qu'il avait mis en
+sûreté, et, s'enfuyant par les lacs et par les Alpes, il alla se cacher
+en Allemagne.
+
+Gênes, affranchie de son joug par cet abandon, ne conserva pas celui des
+Adorno. Cependant, dépossédés du pouvoir, ils n'avaient pas quitté la
+ville; ils faisaient négocier auprès des Français, ils essayaient de
+maintenir leur poste en changeant de protection souveraine; mais le
+public voulait les chasser. On aimait mieux se donner au roi en obtenant
+des conditions favorables que d'être vendu par des oppresseurs. Ceux-ci
+se détrompèrent de leurs espérances, et se retirèrent. Le roi, parvenu à
+Milan, envoya un délégué pour prendre possession des États de Gênes en
+son nom, en promettant de conserver les privilèges du pays. Ces
+privilèges revus et confirmés, Louis en jura le renouvellement ainsi que
+le maintien des lois génoises devant une solennelle ambassade de vingt-
+quatre députés populaires et nobles, qui vinrent de Gênes lui prêter le
+serment de fidélité. Il ne suivit pas les derniers exemples. Il
+n'abandonna pas Gênes à la domination d'un gouverneur génois dont la
+partialité pût compromettre la puissance qui lui serait conférée.
+Philippe Ravenstein de Clèves fut envoyé comme gouverneur royal. Sous lui
+Jean-Louis Fieschi conserva la principale influence.
+
+Mais Louis retourna bientôt en France, et aussitôt après son départ, le
+parti qui, dans Milan, était favorable aux Sforza, le parti qui
+s'appelait encore gibelin, invita secrètement le More à venir tenter la
+fortune. Les trésors qu'il avait cachés en Allemagne lui servirent à
+lever une armée de Suisses. Il parut, et la plus grande partie des
+Lombards le reçurent avec enthousiasme. Il rentra dans Milan (1500) et
+s'occupa de faire revenir sous son obéissance toutes les portions de ses
+anciennes seigneuries. Les Génois, qui avaient fait éclater une vive
+haine contre lui, craignirent de s'être déclarés trop tôt, et,
+désespérant du pardon d'un tel maître, ils se mirent en défense. On somma
+Jean-Louis Fieschi, les seigneurs de Monaco et quelques autres voisins
+alliés ou tributaires de la république de lever des troupes. On se
+procura douze cents soldats, le roi en envoya six cents par la Provence,
+car Trivulze, qui tenait tête à Ludovic en Lombardie, n'avait aucune
+force à détacher de son armée. Cependant le More intriguait dans Gênes,
+il suscitait les partisans qui avaient laissé les Adorno, pour faire
+déclarer la ville en sa faveur: la faction opposée s'agitait en sens
+contraire, et proprement le débat entre le roi de France et l'ancien duc
+de Milan n'était à Gênes que la lutte de Fregose et des Adorno. Ce n'est
+pas dans cette ville que la question fut décidée, mais à la porte de
+Novare; Trivulze et Ludovic y étaient en présence: il y avait des
+Suisses dans les deux camps; ceux du More furent pratiqués et le
+trahirent. Ils lui refusèrent d'abord de se battre contre d'autres
+Suisses, puis de défendre sa personne ou de capituler pour lui. Ils lui
+permirent de sortir déguisé au milieu d'eux pour tenter de se sauver dans
+leur retraite. Il fut reconnu; ils le livrèrent. Le malheureux Ludovic,
+conduit en France, languit dix ans et mourut dans une dure captivité.
+
+Etranges effets de l'ambition! Un roi clément, pour jouir en paix de sa
+conquête, use d'une rigueur inflexible envers un prince dépouillé que la
+trahison seule a fait tomber entre ses mains. Le puissant monarque de
+France, déjà nanti du duché de Milan, en mendie auprès de Maximilien la
+chimérique investiture, sacrifie pour l'obtenir des intérêts réels, et
+s'humilie pour devenir vassal d'un empereur sans force et sans dignité.
+Un aveuglement nouveau poussa Louis à revendiquer aussi la couronne de
+Naples. Dans ce but un roi généreux prête ses forces aux Florentins pour
+opprimer la liberté pisane, et envoie ses troupes recevoir un échec sous
+les murs de Pise. Un prince honnête homme caresse l'indigne Alexandre VI
+et consent aux usurpations frauduleuses et violentes du bâtard Borgia. Ce
+prince vertueux fait plus, il ne craint pas de se rendre complice du
+perfide Ferdinand d'Espagne qui, sous prétexte de défendre les États de
+ses parents de Naples, se fait livrer leurs places, tandis que, par un
+odieux traité fait entre lui et Louis, ils avaient déjà réglé le partage
+de tout le royaume.
+
+Frédéric, frère d'Alphonse II, avait succédé à Ferdinand son neveu. Il ne
+put résister à la perfidie de l'Espagnol et aux forces réunies des deux
+rois. Réduit à capituler, il préféra du moins la foi de Louis à celle
+d'un indigne parent; il accepta une pension du roi, et alla vivre et
+mourir en France.
+
+(1501) Les Génois avaient été appelés à concourir à la conquête; huit de
+leurs vaisseaux se joignirent à dix vaisseaux français. Ravenstein, leur
+gouverneur, commanda cette expédition et prit le titre d'amiral de Gênes;
+mais les troupes du roi étaient déjà dans Naples quand la flotte parut
+devant le port; de là elle passa au Levant. Le Turc faisait la guerre aux
+Vénitiens; Louis étant alors allié de ceux-ci voulut les secourir.
+Ravenstein fit sa jonction avec trente-quatre galères vénitiennes: ces
+forces combinées attaquèrent l'ennemi dans l'île de Mételin: ce fut sans
+fruit et sans gloire. Les Français et les Vénitiens s'accordèrent mal;
+les Français même, dit-on, montrèrent peu de bonne volonté pour faire
+honneur à leur amiral, mécontents d'obéir à un Belge. Les Génois, dont
+les historiens le racontent ainsi, ne disent pas s'ils firent mieux leur
+devoir que les autres; mais nous savons qu'ils avaient déjà résisté à la
+proposition d'aller porter assistance à Venise. Les deux républiques
+étaient toujours assez mal disposées l'une envers l'autre, et de plus les
+Génois avaient craint ou affecté de craindre d'exposer à la colère des
+Turcs leur colonie de Scio qui existait encore.
+
+Ce mauvais succès d'une expédition coûteuse ne disposait pas
+favorablement les esprits; mais la présence du roi vint faire diversion.
+Il voulut visiter Gênes. A cette annonce on fit de grands préparatifs qui
+ne furent pas sans difficultés. Les fleurs de lis furent partout
+arborées; mais Ravenstein, en faisant repeindre le palais public et en y
+plaçant les emblèmes du roi, crut devoir supprimer les aigles qui
+l'avaient toujours décoré. Le peuple en murmura, soit que, tandis qu'on
+avait tant de fois éludé l'obéissance réclamée par les empereurs, on
+aimât encore à faire regarder Gênes comme une ville impériale, soit qu'il
+restât des souvenirs gibelins qui s'attachaient à ce symbole. Quand le
+roi parut, il s'éleva un autre sujet de contention: les nobles
+prétendirent marcher les premiers; les populaires étaient décidés à ne
+rien souffrir qui marquât leur infériorité: la querelle fut vive et
+opiniâtre. Ravenstein fut obligé d'ordonner que l'âge seul réglerait les
+rangs. Après cet incident la réception fut honorable et cordiale. Tous
+les grands avaient brigué d'avoir le roi pour hôte. Jean-Louis Fieschi
+eut la préférence dans son palais de Carignano. Louis montra beaucoup de
+bonhomie; il entrait familièrement chez les citoyens. Les plaisirs se
+succédaient. Les dames de la ville se réunirent pour inviter le roi à une
+fête: il se plaisait à leur conversation; il dansait avec elles et
+embrassait ses danseuses, ce qui passa pour un usage français. Il partit
+en assurant que de sa vie il n'avait joui d'un temps aussi agréable; et
+le conseil, le gouverneur présent, ne manqua pas d'ordonner par décret
+que le souvenir de la visite du roi serait à perpétuité le sujet d'une
+fête publique annuelle.
+
+Mais tous ceux qui courent au spectacle d'un roi et de ses pompes n'en
+sont pas pour cela mieux affectionnés. Cependant Louis avait trouvé bon
+que huit commissaires vinssent lui porter les demandes que la ville
+voudrait lui faire, et il parut disposé à accéder à tous les voeux.
+
+On lui demanda d'abord que Gênes pût rester neutre dans la guerre qui
+s'allumait entre lui et Ferdinand; car l'Espagnol, après la conquête,
+n'avait pas été plus fidèle pour son allié qu'envers ses parents. La
+neutralité fut accordée. Au surplus, le royaume de Naples était déjà
+perdu pour Louis, et bientôt une trêve de trois ans entre les deux rois
+laissa respirer l'Italie.
+
+Les commissaires génois demandaient ensuite la faculté de renouveler
+l'élection des magistratures génoises tous les ans, et la soumission des
+titulaires sortant de charge au syndicat, c'est-à-dire à une sévère
+reddition de comptes, à une enquête sur leur administration et à un
+jugement solennel qui pouvait seul les décharger et les absoudre1. Ce
+recours tardif contre l'oppression et la prévarication, ce point d'appui
+donné à l'opinion publique, usage cher au peuple génois, devint une
+institution essentielle dans l'organisation des pouvoirs publics, et elle
+a été religieusement conservée jusqu'aux derniers temps. Louis ne refusa
+pas d'autoriser ces règlements, seulement il témoigna de l'étonnement et
+de la répugnance pour les élections annuelles, coutume si étrange aux
+yeux d'un roi de France.
+
+Mais il était d'autres sujets plus difficiles à régler, parce que la
+politique de Louis les compliquait. Les Génois voulaient toujours
+récupérer Pietra Santa; ils s'étaient adressés au cardinal d'Amboise, ils
+avaient offert 25,000 écus, et, bercés d'espérances, ils n'avaient rien
+obtenu. Jérôme Spinola, seigneur de Piombino, pressé par César Borgia qui
+voulait le dépouiller, avait voulu vendre sa seigneurie à la république.
+Elle était flattée de l'idée de cette acquisition. Louis, après avoir
+fait espérer son consentement, le refusa; il craignit de blesser
+Alexandre en empêchant le fils du pape de commettre une injustice de plus
+(1504). Enfin, dans la détresse où se trouvaient les Pisans, ils
+s'étaient réduits à offrir de se placer sous l'obéissance des Génois. Le
+roi parut balancer sur cette proposition, et, au moment où l'on se
+flattait qu'il autoriserait à l'accepter, il le défendit formellement.
+L'orgueil national s'en offensa, et l'opinion s'aliéna d'autant plus du
+gouvernement français que les jalousies du peuple et de la noblesse s'y
+mêlèrent. Les nobles furent accusés d'avoir détourné le roi de souffrir
+cet agrandissement de pouvoir et de territoire. On s'en prit surtout aux
+Fieschi qui, de tous les Génois, avaient le plus d'ascendant auprès du
+roi et du gouverneur; on leur imputa d'avoir été gagnés par l'argent des
+Florentins au détriment des intérêts et de la gloire de la patrie.
+
+
+CHAPITRE III.
+Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul
+de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
+
+Les annalistes du pays ont marqué comme un événement de haute importance
+cette petite querelle de préséance qui avait éclaté à l'entrée de Louis
+XII et le triomphe que le gouvernement français avait été obligé
+d'attribuer aux populaires. Ces écrivains ont eu raison en ce sens que
+c'était un symptôme d'une opposition de droit et de prétentions qui
+devaient finir par changer la face de l'État et des partis.
+
+La noblesse, les nobles proprement dits jouissaient de leur glorieuse et
+splendide existence; mais, écartés par la jalousie plébéienne de la
+première place et souvent de toute entrée au sénat, leurs efforts
+n'avaient jamais pu renverser cette barrière qu'un préjugé séculaire
+affermissait. Dans cette position, leur patriotisme ne pouvait être le
+même que s'ils avaient dominé dans la ville. Rien ne les attachait à
+l'indépendance d'une patrie où, si elle se gouvernait par elle-même, ils
+avaient légalement pour maîtres ceux qu'ils estimaient leurs inférieurs.
+Une telle situation renforçait l'égoïsme, renfermait les grands dans
+leurs intérêts privés, et ne leur laissait chercher que leur propre bien
+au milieu des affaires publiques. Quand les Adorno et les Fregose,
+profitant de ce qu'ils n'étaient pas réputés nobles, s'étaient emparés du
+pouvoir en se le disputant, la noblesse avait été poussée dans leurs
+démêlés par l'esprit d'intrigue, par le désir d'aider ces familles
+usurpatrices à se détruire l'une l'autre, par l'espoir de profiter de
+quelque conjoncture pour les supplanter. Elle avait opposé peu de
+résistance quand la seigneurie avait passé aux mains des étrangers. Elle
+avait brigué la faveur des rois de France, des Visconti, des Sforza; mais
+quand ces princes avaient cru devoir prendre leurs lieutenants parmi les
+Génois, l'autorité de la loi excluant les nobles, ils avaient combiné
+leurs manoeuvres subalternes autour des Fregose et des Adorno. Les Doria
+favorisaient le parti de Fregose, mais avec peu d'ardeur. Les Spinola
+avaient perdu leur popularité en s'alliant aux Adorno. Les Fieschi
+paraissent les plus ambitieux et les plus hardis: on les trouve sous tous
+les régimes comme dans toutes les querelles. Quand enfin le roi de
+France, maître de Milan, domina paisiblement dans Gênes et y établit des
+gouverneurs étrangers au pays, les nobles, et les Fieschi tous les
+premiers, se rallièrent à ce pouvoir et se conduisirent moins en Génois
+qu'en courtisans français. Leur opulence, leur éclat, leurs manières leur
+attirèrent les égards et la faveur des seigneurs et des chevaliers de la
+cour de Louis. Lui-même, comme ses ministres et ses capitaines, voyait
+avec mépris des bourgeois, qui, armés de leurs privilèges de commune, ne
+voulaient pas rendre à des nobles de race le respect et l'obéissance,
+apanage des roturiers. On se prévalait de cette partialité. Elle excitait
+le dépit des plébéiens et l'insolence de leurs adversaires.
+
+On nommait populaire tout ce qui n'était pas noble; mais cette masse
+était loin d'être homogène. Et d'abord c'était un singulier préjugé que
+celui qui comptait pour plébéiennes ces familles en possession depuis
+cent cinquante ans de fournir alternativement des doges ou des princes à
+leur patrie.
+
+Les marchands, et avec eux la haute bourgeoisie, maintenaient contre la
+noblesse les droits politiques dont s'étaient emparés, à son exclusion,
+leurs devanciers Boccanegra, Montaldo et les autres capelacci; mais ils
+se prévalaient envers la classe inférieure des avantages de la
+considération et de la fortune; en un mot, dans leur aristocratie
+plébéienne, ils souffraient à peine de mettre les nobles de part, et ils
+repoussaient toute communauté avec les artisans.
+
+Ceux-ci avaient plusieurs fois tenté quelques efforts pour ramener la
+patrie commune à la pure démocratie. Plus attachés que les classes
+supérieures à l'indépendance nationale, ils étaient les plus mécontents
+du gouvernement français. Ils accusaient les ménagements et
+l'indifférence des marchands que l'intérêt de leur négoce occupait seul;
+ils détestaient la servilité et la corruption des nobles qui vendaient la
+république; ils étaient surtout aigris par les manières insultantes
+qu'on avait l'imprudence d'employer à leur égard; ils sentaient leur
+force et ils se disposaient hautement à en user.
+Suivant les positions et les menées, une partie de ces artisans étaient
+en général liés avec les marchands quand il fallait s'opposer aux nobles.
+
+Souvent, au contraire, la partie la plus inférieure se laissait exciter
+contre l'arrogance des plébéiens leurs égaux. C'était alors la démagogie
+aux ordres de la noblesse.
+
+On dit que ces éléments de discorde furent mis en jeu par une main
+puissante.
+
+Quand le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, le fameux de la Rovere,
+devint Jules II, après la mort d'Alexandre VI, les habitants de Savone,
+parmi lesquels il avait pris naissance, s'adressèrent à lui pour être
+affranchis de la tyrannie génoise; car Gênes, obéissant au roi de
+France, traitait les villes du territoire en sujettes. Jules assura ses
+compatriotes que les Génois auraient bientôt trop d'affaires pour
+tyranniser leurs voisins. On voit cette menace s'effectuer sans retard:
+c'était au moment où la richesse et la prospérité semblaient aveugler
+tout le monde. Il en était, disent les contemporains, comme d'un coursier
+tenu trop longtemps en repos et trop bien nourri qu'on ne peut plus
+accoutumer au frein. Il se manifestait des signes d'impatience; et, ce
+qui annonçait une grande révolution, des combinaisons nouvelles avaient
+entièrement dissous ce qu'il restait des distinctions de guelfes et de
+gibelins; on voyait les anciens affiliés de ces factions, mêlés ensemble,
+se séparer en divisions opposées toutes nouvelles.
+
+Le temps de l'élection des magistrats était arrivé (1506). Le gouverneur
+était absent; on dédaigna de demander à son lieutenant la permission de
+procéder, première nouveauté sans exemple; mais à peine on a fait les
+renouvellements ordinaires dans le sénat mi-parti de nobles et de
+populaires, les nouveaux sénateurs plébéiens demandent qu'à l'avenir le
+partage en nombre égal soit corrigé. Il y a, disaient-ils, trois ordres
+distincts, et ils ont droit chacun au tiers des suffrages. Il y a la
+noblesse, les marchands, les artisans d'état honorable. Les nobles
+s'opposaient à l'innovation. Ils sont eux-mêmes, disaient-ils, marchands,
+banquiers, armateurs, comme les populaires, et l'industrie commune à tous
+ne peut servir de prétexte aux plébéiens pour se créer un double vote.
+Cette vive contestation ne resta pas renfermée dans les murs du palais;
+elle s'agita partout au dehors et sur les places publiques. Les jeunes
+nobles eurent de fréquentes rixes avec les populaires; elles dégénérèrent
+en combats où l'on tira l'épée, et toute altercation se tournant en
+dissension politique et publique, la multitude vient en armes redemander
+pour sa garantie les deux tiers des voix et des charges. Elle crie Vivent
+le roi et le peuple! Un noble Doria est massacré parce que le peuple a
+été insulté en passant devant chez lui. Jean-Louis Fieschi arme ses
+partisans, et vient prendre position au centre de la ville pour s'opposer
+aux populaires. Le lieutenant du gouverneur, sans armes, se présente
+entre les deux partis; il suspend l'attaque; mais, intimidé et cédant,
+malgré Fieschi et les nobles, à des voeux si opiniâtrement appuyés, il
+consent que le conseil soit convoqué pour délibérer sur la répartition
+des emplois; c'était donner gain de cause au peuple. Peu de nobles
+osèrent se rendre à l'assemblée. Elle ratifia la proposition démocratique
+en reconnaissant trois classes distinctes dans la république; elle leur
+adjugea à chacune le tiers des charges. Douze pacificateurs furent nommés:
+leur premier soin fut de députer au roi pour lui faire agréer la
+délibération prise, en excusant le tumulte qui l'avait provoquée. Le roi
+parut s'en contenter, mais de nouveaux désordres avaient éclaté dans
+l'intervalle. Ce n'était plus pour renforcer la haute bourgeoisie et les
+marchands que les artisans avaient travaillé. Le bas peuple ainsi
+autorisé et toujours armé voulait commander seul: il pilla plusieurs
+maisons. Les populaires considérables furent réduits à se renfermer chez
+eux, honteux et embarrassés de trouver des maîtres là où ils
+n'attendaient que de dociles auxiliaires. La noblesse, menacée et ne se
+voyant plus en force, émigra de tous côtés. Jean-Louis Fieschi donna le
+signal en se retirant à Montobbio: là, on vint le joindre en foule. On
+choisit des syndics, on régla des contributions pour la défense commune.
+Le peuple à son tour nomma des surveillants pour épier les mouvements des
+nobles et pour intercepter leur correspondance avec la ville. Cependant,
+sur le bruit de ces mouvements désordonnés, le roi envoie Ravenstein pour
+reprendre le gouvernement que son lieutenant avait laissé flotter. Les
+deux partis députent au-devant de lui. Fieschi et les commissaires de la
+noblesse l'atteignent à Asti et n'ont pas de peine à l'irriter contre les
+prétentions des plébéiens et contre les désordres de la populace;
+néanmoins ils s'abstiennent de rentrer à sa suite. Ravenstein approche;
+les magistrats vont à sa rencontre lui porter les respects des citoyens
+et conduire une garde d'honneur de jeunes populaires. Il remet à les
+entendre dans la ville et les chasse en quelque sorte devant lui. Cette
+sévérité alarme: l'effroi est grand quand, à son entrée, il fait dresser
+des potences sur les places publiques et se renferme au palais. Il y
+avait à procéder à des élections; on lui demande avec l'ordre de les
+faire s'il faut suivre le nouveau règlement: en n'obtient aucune réponse;
+le peuple toujours soupçonneux dit que le gouverneur veut faire
+marchander son suffrage. Tout à coup Fieschi quitte sa retraite et
+revient dans son palais de Via Lata. Les nobles l'y suivent; on y amasse
+des armes, on soudoie des mercenaires. Le peuple demande au gouverneur de
+garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville; il redemande
+les élections retardées. La permission d'élire est enfin donnée. On
+procède suivant le dernier règlement, et le sénat est à peine formé sur
+ce nouveau modèle qu'il enjoint à Fieschi de sortir de la ville. Sur son
+refus, le peuple prend sur lui l'exécution du décret; il s'assemble
+armé. Cette fois les artisans seuls sont maîtres de la délibération. Les
+riches, les négociants, sans crédit et accusés de lâcheté, d'indifférence
+pour les intérêts communs, sont obligés d'abandonner la place. Les
+acclamations populaires nomment huit tribuns chargés de contrôler les
+actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire
+exécuter ses voeux. Le plus distingué de ces tribuns était Paul de Novi,
+teinturier, homme de courage et qui ne manquait pas de talent. Nous
+savons, au reste, qu'il était propriétaire, il possédait une maison. Le
+tribunat fut conduit en triomphe et installé au palais. Une populace à
+demi-nue se dévoua à lui servir de garde et d'instrument. Avec ce
+secours, les tribuns imprimaient la terreur; ils bravaient le
+gouverneur, le sénat et la magistrature; ils rendaient la justice à leur
+gré. Ce qu'ils voulaient ils le faisaient exiger par la multitude. Ils
+envoyèrent deux mille cinq cents hommes pour écarter Fieschi, qui ne
+s'était éloigné que de quelques milles; une foule animée à faire
+triompher la démagogie et le pillage, resta maîtresse de presque toute la
+rivière.
+
+Cependant, dans la ville, ces soutiens du pouvoir populaire faisaient la
+loi à leurs propres magistrats. Les brigands, les bannis accoururent, et
+la confiance du peuple fut pour les plus audacieux. La lutte redoutable
+des pauvres contre les riches s'établit sans plus de distinction d'ordre
+ou de parti. On appela de Pise un capitaine assez renommé, appelé
+Tarlatino, dans l'espérance qu'il mettrait quelque discipline au milieu
+de cette multitude armée, qu'il aiderait à réprimer l'insubordination et
+le désordre: il n'y put réussir.
+
+Les tribuns, voulant perpétuer leur autorité en la rendant considérable
+par quelque exploit, arrêtèrent qu'on armerait pour aller reprendre
+Monaco sur la famille Grimaldi. On enrôla les citoyens; on requit
+violemment l'argent et les approvisionnements nécessaires. Ce qui restait
+de gens sensés avertissait que l'entreprise était au-dessus des forces;
+Ravenstein s'y opposait. La volonté souveraine du peuple fit partir les
+galères et marcher Tarlatino. Louis écrivait pour ramener les citoyens
+égarés, pour leur offrir paix et pardon; mais quand les magistrats se
+réunissaient pour entendre ces invitations paternelles, la populace se
+livrait à de nouveaux excès, comme pour rendre toute pacification
+impossible. Ravenstein le jugeant ainsi, quitta Gênes.
+
+Alors le peuple se donna de plus en plus carrière. Quelques meneurs
+s'avisèrent de proposer que le pouvoir fût déféré à un corps nombreux
+dont les membres recevraient un large salaire. La participation aux
+affaires publiques en devint d'autant mieux un objet de jalousie et de
+manoeuvres. Il se forma tout à coup des congrégations, ou plutôt des
+associations et des compagnies qui, sous des noms de saints et de
+madones, prétendaient servir la liberté et qui l'opprimaient à l'envi. On
+recommençait à distinguer dans cette tourbe populaire les partisans des
+Adorno et ceux des Fregose; mais il se trouva des conducteurs assez
+habiles pour leur faire comprendre qu'il n'était pas temps de se diviser.
+Dans une assemblée tenue dans ce dessein, on jura de laisser dormir
+l'ancienne querelle pour que le peuple en une seule masse pût tenir tête
+à ses ennemis.
+
+Et comme le siège de Monaco n'avançait pas, ce dont on se prenait à la
+mauvaise volonté de la bourgeoisie, il fut résolu que les artisans se
+chargeraient de le diriger par eux-mêmes. Ils y expédièrent en effet un
+grand nombre des leurs, et leur inexpérience, leur entêtement n'y
+produisirent que des désastres.
+
+A Gênes, les tribuns avaient soin d'interpréter de la manière la plus
+sinistre et la plus menaçante pour le peuple les intentions du roi. Si
+parmi eux il y avait un petit nombre de gens probes, le reste était
+composé d'hommes avides de pillage qui voulaient le trouble.
+
+Le roi se lassa de tant d'outrages et l'on prit enfin des mesures1. On
+ferma le passage aux grains qui venaient de la Lombardie; on essaya de
+faire sentir la disette au peuple. Le commandant du Castelletto, qui
+jusque-là était resté comme immobile à tout ce qui se passait, se déclara
+tout à coup; la citadelle tira sur les vaisseaux dans le port et lança
+quelques bombes sur la ville. On savait que Chaumont s'avançait avec des
+troupes; on annonça la venue du roi lui-même. Déjà un corps commandé par
+d'Allègre, aidé par le duc de Savoie, avait mis en fuite par sa seule
+approche les Génois qui assiégeaient Monaco. Toute la rivière du Ponent
+rentrait sous la main du roi; d'Allègre marchait sur Gênes sans
+résistance, et devait faire sa jonction sous les murs mêmes de la ville
+avec l'armée royale que Louis conduisait par le chemin d'Asti.
+L'événement était facile à prévoir; mais le roi ne demandait pas mieux
+que d'être dispensé d'employer la force. Le cardinal de Finale, l'un des
+Caretto, écrivait à Gênes chaque jour, expédiait messager sur messager
+pour inviter les habitants à ne pas persister dans leur rébellion. Il les
+pressait d'envoyer des ambassadeurs vers Louis et leur promettait que
+leurs soumissions seraient bien reçues. Tous les citoyens sages, tous
+ceux qui avaient quelque chose à perdre, voulaient qu'on embrassât ce
+conseil. Les tribuns et leurs satellites, les fanatiques et les
+hypocrites de démagogie comprimèrent ces voeux par la terreur. Concentrant
+et régularisant leur gouvernement comme s'il devait être durable, ce fut
+ce moment qu'ils choisirent pour créer un doge; ils décernèrent ce titre
+à Paul de Novi, leur tribun. Ils le revêtirent de la pourpre que peut-
+être ses propres mains avaient teinte. Ils prodiguèrent pour lui autant
+de pompe que les Fregose et leurs émules en avaient affecté. Tandis qu'on
+voyait dans les rues les femmes et les enfants aller d'église en église
+chantant des litanies et implorant le ciel contre les horreurs de la
+guerre, le doge, son conseil, ses fauteurs faisaient brûler les vivres et
+les fourrages dans les vallées que l'armée du roi devait parcourir, et
+portaient au dehors, pour défendre les approches, toutes les forces
+qu'ils pouvaient réunir. Les Français avaient déjà envahi la Polcevera.
+Les Génois n'avaient plus à se dissimuler que d'un moment à l'autre, la
+ville pouvait être forcée. On tendit des chaînes dans les rues
+principales pour arrêter l'impétuosité de la cavalerie. On fit des amas
+de pierres pour servir d'armes offensives. On enfonça les portes des
+maisons que les nobles avaient désertées, et l'on y établit les
+populations de la Polcevera qui avaient fui devant les Français. Ces
+précautions furent prises avec assez d'ordre; mais les familles étaient
+dans le trouble, chacun cachait ses effets les plus précieux et cherchait
+des asiles.
+
+On doit faveur et intérêt au peuple qui garde ses foyers, qui combat pour
+son indépendance. Si ses nobles, si ses principaux citoyens négligent la
+défense du pays, on aime à la voir embrassée par les artisans et par les
+prolétaires; mais ici une tourbe de factieux lâchant le frein aux
+passions les plus viles, avait à la fois rompu les traités faits avec le
+roi de France, opprimé la liberté avilie, attenté aux propriétés privées,
+et maintenant elle attirait la colère d'un roi puissant et offensé sur
+une ville que ces mêmes hommes étaient incapables de défendre contre un
+assaut. Dans le lit du torrent de la Polcevera, une de leurs troupes
+vivement attaquée ne fit pas une longue résistance; elle se retira en
+désordre sur les hauteurs que couronnent aujourd'hui les murs de la
+première enceinte de la ville2. Les Français se préparaient à gravir ces
+pentes, à attaquer ces fortifications. Les Génois étaient en grand nombre:
+un homme de guerre, Jacques Corso les commandait en l'absence du
+capitaine Tarlatino. Il était habile, il dirigea avec intelligence les
+soldats stipendiaires qu'on lui avait fournis; mais jamais la populace
+armée ne put être soumise à aucune direction. Le combat fut cependant
+soutenu tout le jour, mais vers le soir les Français furent maîtres de la
+redoute élevée sur la crête du mont de Promontorio, et aussitôt les
+Génois se débandèrent portant l'alarme dans la ville. On y craignit les
+horreurs d'une invasion nocturne. L'effroi fut au comble, la mer était
+orageuse et ne permettait pas l'embarquement. Les riches qui s'étaient
+réservé celle voie de salut frémissaient de ne pouvoir en profiter. Les
+hommes de la populace, pour la plupart, échappèrent avant que les
+Français se fussent avancés. Bientôt le roi fit occuper les portes en
+défendant de laisser pénétrer dans la ville personne de l'armée, et
+surtout ni les Suisses ni les gendarmes. Deux députés vinrent à son
+quartier implorer grâce et demander une capitulation: Louis ne voulut
+pas les admettre; le cardinal d'Amboise les renvoya en leur disant qu'il
+n'était plus temps de traiter, et que le roi entrerait dans la ville sans
+condition; il voulait bien, cependant, annoncer que son intention était
+que les propriétés ne fussent pas violées. Dans cette même journée,
+quelques enfants perdus d'un faubourg eurent encore la folie de marcher
+réunis sous un drapeau afin d'aller attaquer l'armée royale. Cette
+tentative désespérée ne servit qu'à augmenter la colère et la défiance du
+roi. Enfin le lendemain les troupes se mirent en marche, et lui-même vint
+aux portes; il parut l'épée à la main. On assure pourtant que sa cotte
+d'armes portait pour devise: un roi d'abeilles sans aiguillon. Il n'y
+avait alors aucune ombre de résistance. Ce que la ville avait encore de
+magistrats et quarante citoyens vinrent sur son passage se prosterner et
+crier miséricorde. A cette vue, il s'arrêta et remît son épée dans le
+fourreau; il fit relever ces suppliants qui marchèrent devant lui.
+Entré, il se rendit d'abord à l'église de Saint-Laurent: les femmes et
+les enfants la remplissaient, vêtus de blanc et implorant en pleurs
+l'assistance du ciel, la pitié et la clémence du roi. Il parut touché de
+ce spectacle. Installé au palais, il ordonna un premier exemple de
+justice, mais qui ne tomba que sur quelques misérables chargés de crimes:
+ils furent mis à mort. Après cet acte de sévérité il parut avoir
+dépouillé toute colère, et, à travers des formes encore menaçantes,
+l'indulgence naturelle de Louis se fit pressentir. Cependant il fit
+rassembler un conseil dans lequel on mit en délibération si la concession
+des deux tiers des charges aux populaires devait être maintenue; il passa
+de la rétracter. Les populaires présents insistèrent les premiers pour
+que cette satisfaction fût donnée à la noblesse, et l'on remarqua que ce
+vote officieux égayait les spectateurs français. Après quelques jours un
+tribunal fut dressé sur la place du palais. Le roi y parut sur son trône
+entouré d'ambassadeurs, de cardinaux et des grands de sa cour. Là, les
+anciens et les autres magistrats vinrent demander publiquement le pardon
+de la ville. Michel Ricci, Napolitain, faisant les fonctions de procureur
+général, récapitula dans une harangue solennelle les méfaits dont les
+Génois s'étaient rendus coupables. Ils avaient forfait aux conventions
+que le roi leur avait accordées en devenant leur seigneur. Le pacte violé
+était nul, le droit de conquête régnait seul, et le magistrat sévère
+concluait en remettant les coupables à la merci du souverain clément
+qu'ils avaient eu le malheur d'offenser. Suivant ces conclusions, Louis
+se fit rendre l'instrument où les privilèges que les Génois avaient reçus
+de lui étaient écrits; il en arracha le sceau et fit lacérer et brûler
+cette charte octroyée. Il imposa a la ville une amende de 300,000 écus,
+ensuite réduite à 100,000; il exigea que 40,000 en fussent payés sans
+retard pour la construction d'une citadelle sur le rocher du phare, afin
+de dominer le port, de fermer et tenir en bride la ville: il la soumit à
+entretenir toujours trois galères prêtes pour le service du roi et à
+payer la solde de deux cents hommes dont la garnison serait renforcée.
+Après ces dispositions, il fit publier la paix et admit les Génois au
+serment de fidélité. L'amnistie exceptait quelques noms de personnages
+absents à qui il fut assigné un délai pour venir se défendre. Deux
+d'entre eux furent seuls traités en coupables déjà convaincus, le doge
+Paul de Novi et Démétrius Giustiniani. On rasa leurs maisons, et, bientôt
+découverts, ils eurent la tête tranchée. Le teinturier s'était sauvé en
+Toscane. Embarqué pour se rendre à Rome, la tempête le détourna de son
+chemin; il fut pris, reconnu, vendu et amené au supplice.
+
+Le roi ordonna que quatre citoyens choisis rechercheraient les crimes
+privés, les vols, les rapines qui avaient pu se commettre, et que quatre
+autres seraient chargés de remettre l'ordre dans les finances dilapidées.
+
+Ces formes austères dont la clémence s'enveloppait, ces privilèges
+déchirés, ces exceptions au pardon, cette forteresse menaçante à
+construire, ces amendes à payer jetaient le peuple dans la stupeur. La
+ville fut préservée de tout pillage; mais quand la troupe qui avait
+occupé le Bisagno traversa la cité pour aller joindre le gros de l'armée
+dans la Polcevera, chaque soldat était chargé du butin pris dans les
+riches maisons de campagne qui leur avaient été abandonnées. Les
+propriétaires eurent la douleur de reconnaître leurs effets sans que pas
+un osât réclamer. Ce qui pesait le plus, c'était la taxe imposée. Louis
+voulut que la monnaie cessât de porter les insignes impériales que la
+république avait toujours conservées. Il ordonna d'y empreindre ses
+fleurs de lis, et ce fut une douleur nouvelle; mais les Génois s'en
+vengèrent en profitant de la refonte de leurs espèces pour solder la
+contribution de guerre en monnaie affaiblie3.
+
+Les conséquences du mauvais succès de l'entreprise populaire furent de
+haute importance. La bourgeoisie, blessée dans ses prétentions, dans ses
+sentiments, dans ses propriétés, et se sentant en quelque manière la
+responsabilité des excès de cette classe inférieure dont elle avait
+espéré se servir sans risque, se sépara d'elle. Des artisans, ceux qui
+avaient pris une part marquée au mouvement, ou avaient péri ou
+disparurent. Les autres, heureux de désavouer de tels associés,
+perdirent, du moins pour longtemps, l'espérance, la volonté de devenir un
+ordre dans la république et de mettre la main au pouvoir. Séparés de
+cette foule, les populaires d'un rang plus élevé se comptèrent.
+S'apercevant que seuls ils pourraient difficilement opprimer la noblesse,
+ils reconnurent qu'il serait plus facile et plus honorable de se
+confondre avec elle dans une aristocratie commune. La noblesse à son tour
+entrevit que cette fusion était le seul moyen de rentrer en participation
+du pouvoir, d'obtenir l'abrogation d'une odieuse incapacité: ils virent
+que l'union d'une classe unique où se concentrerait le gouvernement était
+le seul moyen de repousser à jamais l'ignoble ochlocratie de la populace.
+De ce moment cette idée commença à germer: elle ne pouvait sans doute
+venir à maturité tant qu'une puissance étrangère tiendrait la patrie sous
+sa dépendance, tant que l'on ne serait pas franchement débarrassé des
+partis qui vivaient encore. Il fallait vingt ans de plus, de nouvelles
+circonstances et un grand citoyen pour mener cet oeuvre à bien; mais le
+premier pas était fait et les principaux obstacles étaient levés dans
+l'opinion.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno
+gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge.
+
+Après avoir raffermi son autorité, Louis XII se montra indulgent et
+favorable aux Génois. Pendant l'insurrection le commandant du Castelletto
+avait ruiné quelques maisons voisines, plus par animosité que pour la
+nécessité de la défense; les propriétaires furent indemnisés. Des
+reliques avaient été enlevées; le roi les fit réclamer en France, et
+elles furent restituées. Surtout une propriété d'un autre genre fut
+respectée. Les prétentions de Savone contre la domination de Gênes et
+contre la participation aux impôts et aux gabelles génoises furent
+renvoyées par le roi à la décision de Lannoy, donné pour gouverneur à
+Gênes et qui jugea contre les Savonais. Cependant il ne manquait pas,
+dans le sénat même, de gens obéissant aux impulsions du pape et
+protégeant secrètement la cause de Savone contre l'intérêt génois. Ils
+firent éprouver des contrariétés au gouverneur. Sa partialité pour la
+ville, le soin de faire régner l'ordre et de purger le territoire d'un
+grand nombre de brigands qui désolaient le pays, l'avaient rendu assez
+agréable. Lassé d'être entouré d'intrigues, il demanda son rappel.
+Rochechouart vint le remplacer en jurant de maintenir les privilèges que
+le roi avait donnés ou rendus à la ville.
+
+C'était un temps de paix, et cela suffisait pour ramener le bonheur et
+l'opulence. La ville fut embellie; les travaux du port repris et
+augmentés. Les établissements publics se multiplièrent. Il régnait une
+parfaite intelligence entre le peuple et la garnison française. Lannoy
+avait établi une telle discipline parmi ses soldats, il avait tenu la
+main avec une telle fermeté à la répression de tout désordre,
+particulièrement de toute insolence envers les femmes, que de l'officier
+au simple soldat, tout ce qui était français avait part à la faveur
+populaire.
+
+Parmi les Génois, ce qui restait des anciennes jalousies se bornait à
+repousser des magistratures, autant qu'il était possible, les plus riches
+et les plus nobles. Ceux qui briguaient le plus obtenaient le moins. On
+ne voulait pas, disait-on, se donner des maîtres de plus; sous les
+Français, il ne restait à l'ambition des premières familles d'autre
+distinction que leurs grands noms; c'était un pas de plus dans la
+carrière de l'union projetée.
+
+C'est ici le temps de la ligue de Cambrai, de la victoire de la Ghiarra
+d'Adda (1509), des désastres des Vénitiens, contre qui tout le monde
+était conjuré. Les Génois n'y prirent part que par l'armement de quelques
+vaisseaux demandés par le roi; mais bientôt après tout fut changé. C'est
+avec les Vénitiens, c'est avec les autres puissances qu'on voit Jules
+coalisé contre Louis (1510). Des tentatives pour troubler la paisible
+possession de Gênes, pour en chasser les Français, sont les symptômes les
+plus immédiats de ce changement et de la haine du pontife. On vit d'abord
+une société politique se former et faire parade de ses réunions et de ses
+emblèmes; les nobles et les populaires y prirent part. A mesure qu'elle
+fit sentir sa consistance, qu'elle influa sur l'administration et tint
+tête au gouvernement, on s'aperçut que le parti des Fregose en avait la
+secrète direction. Bientôt les individus de cette famille quittèrent la
+cour du pape et se montrèrent sur le territoire génois.
+
+Parmi les rejetons de cette race illustre était d'abord Janus Fregose,
+fils de l'ancien doge Thomas, et dont le nom fait présumer qu'il naquit
+pendant la suprême magistrature de son père. Après lui venait Octavien1,
+sorti d'une autre branche, homme distingué par des talents et même par
+des vertus, pour autant que les grands ambitieux de ce siècle pouvaient
+en avoir. Il avait un frère plus hardi que lui, Frédéric, archevêque de
+Salerne, qui fut depuis cardinal. Il y avait encore Alexandre, évêque de
+Vintimille, fils du fameux cardinal Paul et qui ne démentait pas son
+origine; plus tard on vit encore sous la scène le jeune Pierre, fils de
+ce Baptiste que le cardinal doge avait détrôné. Octavien était parent de
+François Marie della Rovere d'Urbin, neveu du pape, et par cette alliance
+c'était sur lui que la confiance et les préférences de Jules étaient
+placées. Par là même il jouissait de l'utile appui d'un personnage déjà
+important: André Doria avait été le tuteur du jeune duc d'Urbin. Attaché
+autrefois à la fortune du père de ce jeune homme, il avait rendu à la
+veuve et à l'enfant de son ancien maître des services qui le mettaient de
+part dans toutes les alliances de la famille. Il était absolument lié aux
+intérêts d'Octavien Fregose. Il avait déjà une fois essayé de
+l'introduire dans Gênes avec l'espérance que l'ancienne faction Fregose
+se soulèverait en sa faveur. Maintenant que le pape envoyait Octavien
+avec des forces, Doria vint seconder le mouvement.
+
+Marc-Antoine Colonna, Janus et Octavien Fregose parurent dans la rivière
+orientale. Une flotte vénitienne entra dans le golfe de la Spezia. Jérôme
+et Nicolas Doria, citoyens importants, quittèrent Gênes et vinrent se
+réunir à ces assaillants.
+
+Jules, irrité du peu de succès de cette tentative, envoyait de nouveaux
+secours. En remettant un drapeau à l'amiral vénitien, il lui déclarait
+qu'à tout prix il voulait voir les Génois affranchis, et les Français
+chassés de l'Italie, il faisait venir des Suisses pour les employer vers
+Gênes; il y avait dépensé 70,000 ducats: mais, en chemin, cette troupe
+fut débauchée par l'argent du roi de France, et l'entreprise fut encore
+manquée (1512).
+
+La bataille de Ravenne, ou plutôt la mort de Gaston de Foix qui y périt
+après l'avoir gagnée, changea la face des affaires du roi de France. Le
+cardinal de Sion conduisit les Suisses à Milan et y rétablit Maximilien
+Sforza, le fils de Ludovic. On prit l'alarme à Gênes, ceux du moins qui
+tenaient pour le gouvernement. On se mit en défense; on demanda quelques
+hommes à Trivulze et à la Palisse qui commandaient les Français en
+Lombardie; mais eux-mêmes n'avaient pas trop de leurs forces pour se
+soutenir. Une baillie de huit citoyens fut nommée pour défendre la ville
+avec l'ordre exprès de repousser et les Fregose et les Adorno, s'ils se
+présentaient et venaient troubler la concorde. Janus Fregose et les siens
+étaient voisins; ils n'amenaient que cinquante chevaux et cinq cents
+fantassins. Un héraut envoyé par eux vint sommer la ville de leur ouvrir
+les portes. Le message ne reconnaissait ni le roi ni son gouverneur, et
+celui-ci voulait faire mettre à mort le messager. La baillie le sauva.
+Cependant Rochechouart qui se sentait haï, se prétendit insulté, et, sous
+ce prétexte, il se mit à l'abri dans la citadelle de la Lanterne. On le
+pressa vainement de rentrer, on lui offrit des otages à son choix, il ne
+voulut entendre à rien. La ville resta trois jours sans chef et dans
+l'incertitude. Cent Suisses que le roi tenait au palais pour sa garde,
+voyant le gouvernement abandonné, sortirent de leur poste pour aller
+joindre les garnisons des citadelles; elles ne voulurent pas les
+admettre, alors ils prirent congé d'eux-mêmes et partirent. Après leur
+départ Janus Fregose se présenta et ne trouva nulle résistance; mais en
+même temps Pierre Fregose, fils de Baptiste, arriva porteur de lettres du
+cardinal de Sion qui le recommandait pour être doge de Gênes. Ainsi deux
+compétiteurs de la famille se trouvaient en concurrence sous les mêmes
+auspices. Cette rivalité mit la tranquillité publique en péril. Janus fut
+enfin préféré: on crut suivre dans ce choix l'intention du pape. Doria,
+qui en fut garant, alla s'en expliquer avec le cardinal; ce ne fut pas
+sans lui apporter de l'argent pour les Suisses qu'il avait prêtés, et un
+présent pour lui-même. Jules reçut la nouvelle de l'entrée à Gênes avec
+une extrême joie: il ordonna des réjouissances publiques. Aussitôt il
+envoya des canons au doge Janus pour le siège des citadelles où tenaient
+les Français, et il demanda à Naples des galères pour seconder ses
+Génois.
+
+Le Castelletto fut bientôt rendu; il en coûta 12,000 écus que l'on paya
+à la garnison; mais le fort de la Lanterne bravait les attaques.
+L'impatient pontife s'en prenait à Janus; il voulait le déplacer pour lui
+substituer Octavien, aux talents duquel il avait plus de foi; mais ce
+pape belliqueux mourut avant la réussite de ses desseins que de nouvelles
+combinaisons ajournèrent d'abord et réalisèrent plus tard.
+
+La mort de Jules et une trêve de trois ans conclue avec le roi d'Espagne
+laissaient à Louis XII la liberté de menacer l'Italie. La Trémouille
+s'empara du Milanais: il ne restait plus que Côme et Novare à Maximilien
+Sforza. A la faveur de ces mouvements, une flotte française vint tenter
+de délivrer la forteresse de la Lanterne.
+
+Des ambitieux mis un temps à l'écart étaient toujours prêts à se faire
+les auxiliaires de tous les étrangers qui venaient renverser le
+gouvernement existant. Les Adorno n'étaient pas rentrés dans Gênes tant
+que les Fregose y dominaient. On apprit qu'ils s'étaient donnés à la
+France, et leur parti commença à lever la tête. Deux frères, devenus les
+chefs de la famille, Antoniotto, qu'on pouvait appeler second du nom, et
+Jérôme, l'un et l'autre fils d'Augustin, ayant pour procureur fondé en
+France Ottobon Spinola, avaient conclu un traité2 avec Louis XII. Un
+Spinola traitant du sort de sa patrie au profit et comme homme d'affaires
+des Adorno!
+
+Ceux-ci s'engageaient à faire promptement une tentative sur Gênes pour en
+chasser les ennemis du roi, mais à leurs périls et risques et à leurs
+frais. Louis leur avancera seulement 10,000 écus dont ils lui seront
+débiteurs, perdant ou gagnant. Provisoirement ils s'obligent à
+ravitailler la citadelle de la Lanterne dans un mois pour tout délai avec
+espérance de lier cette opération à l'entreprise générale. Après la
+réussite de celle-ci, Antoniotto Adorno sera déclaré gouverneur de Gênes,
+lieutenant du roi, aux mêmes conditions sous lesquelles les anciens
+Adorno avaient gouverné pour les Sforza. Jérôme Adorno sera capitaine de
+la ville. Le roi se réserve le droit de disposer de la place de capitaine
+de la Spezia, son intention étant d'en gratifier son bon serviteur
+Ottobon Spinola, le négociateur d'Adorno. Le pouvoir d'Adorno sera
+protégé et défendu par le roi contre tout prince et tout ennemi extérieur;
+le roi supportera même la moitié des frais de la défense; mais s'il ne
+s'agit que de la querelle des Adorno et des Fregose, il ne sera tenu
+d'aucun effort; l'assistance qu'il donnerait sera volontaire.
+
+Si la tentative de l'entreprise fait dépouiller les Adorno des biens
+qu'ils possèdent en Calabre ou en Lombardie, le roi trouve bon de les en
+indemniser; mais réussissant, ils s'engagent à faire payer au roi,
+100,000 écus au bout de trois mois; ils lui garantissent toute liberté de
+faire armer à Gênes des vaisseaux et des galères contre qui que ce soit
+sans exception; promettant de plus de faire contribuer les Génois à
+l'armement pour somme convenable. Les deux parties se donnaient
+réciproquement des sûretés; et les répondants d'Adorno pour les 10,000
+écus d'or que Louis lui prêtait, furent le grand écuyer de France3, et le
+bâtard de Savoie. On voit que les intrigues se répandaient hors de Gênes.
+
+Les Fieschi étaient évidemment du nombre des adhérents engagés dans
+l'entreprise. Ils passaient aux Adorno, et cette longue alliance dans
+laquelle ils avaient si bien soutenu les Fregose allait prendre fin.
+Jean-Louis que nous avons vu attaché au parti français était mort. De ses
+quatre frères, l'un était encore en France et allait reparaître en Italie
+à la suite de Trivulze. L'aîné, Jérôme, comte de Lavagna, et ses deux
+autres frères restaient encore auprès du doge, mais ils étaient devenus
+suspects; dans une conférence où leur duplicité leur était reprochée, il
+s'éleva une querelle si vive que des épées furent tirées; cependant
+Octavien Fregose, qui était présent, arrêta les violences. On se sépara
+paisiblement et rien n'annonçait des suites fâcheuses à cet incident;
+mais à peine Fieschi était sorti du palais que trois Fregose se jetèrent
+sur lui et le massacrèrent sur la place. Guidobaldo et Ottobon ses
+frères, témoins de sa mort, se réfugièrent dans leur palais de Via Lata,
+appelant secours et vengeance et faisant retentir les noms d'Adorno et de
+Fieschi. Le lendemain Antoniotto Adorno accourut avec trois mille
+paysans. Il mit en fuite une troupe qui gardait les approches de la ville
+et bientôt après celle qui bloquait la Lanterne. La citadelle est
+délivrée et la flotte de Préjean y établit ses communications. Les
+vassaux et les partisans de Fieschi arrivent de l'autre côté de la ville;
+le doge Janus désespère de sa situation. Il s'embarque et va rejoindre la
+flotte génoise, qui s'établit au golfe de la Spezia. Zacharia, un de ses
+frères, est fait prisonnier, c'était un des meurtriers de Jérôme Fieschi;
+les soldats attachés à cette famille le percent de coups et le font
+traîner à la queue d'un cheval, vengeance atroce qui souleva
+l'indignation populaire.
+
+Antoniotto Adorno déploie la patente de gouverneur royal pour le roi de
+France. Les écrivains génois ne connaissaient pas le traité que nous
+venons d'analyser, car ils mettent en doute si les lettres du roi dont il
+se prévalait lui conféraient précisément ce pouvoir et ce titre; mais
+nous ne pouvons en douter; la convention s'accomplissait telle que nous
+la lisons; l'entreprise avait réussi jusque-là.
+
+Antoniotto envoie aussitôt à la Spezia intimer à la flotte génoise
+l'ordre de revenir à Gênes ou plutôt en négocier le retour en offrant les
+plus grands avantages. André Doria les fait refuser, mais la question
+était décidée à l'heure même devant Novare. L'armée française y fut
+détruite par les Suisses au service de Sforza. Cette nouvelle changea
+tout l'aspect des choses. La flotte française se retira, celle des Génois
+se rapprocha de la ville. Janus Doria, plusieurs membres de sa famille,
+beaucoup de citoyens considérables étaient à bord. Par terre Octavien
+Fregose s'avançait avec trois mille fantassins et quatre cents chevaux
+que le vice-roi espagnol du royaume de Naples avait prêtés, Antoniotto
+n'avait pas eu le temps depuis son avènement de se faire rendre le
+Castelletto où les gens de Fregose s'étaient maintenus. Dans ces
+circonstances les Fieschi et les Adorno, ayant sérieusement examiné leur
+position, crurent impossible de la garder. Ils résolurent de se réserver
+pour un autre temps; ils assemblèrent leurs forces et leurs amis, et
+firent en bon ordre une retraite militaire vers Montobbio. La domination
+des Adorno cette fois n'avait duré que vingt et un jours, et ce fut la
+quatrième mutation de gouvernement que Gênes vit dans une année. Octavien
+Fregose se présenta, il fut reçu avec honneur et conduit dans le sénat.
+Là il s'exprima avec modération et dignité; il détesta les factions et
+les réactions; il annonça que toutes ses pensées tendraient à la fusion
+des partis en un seul corps de citoyens, à l'abolition, à l'oubli des
+dénominations qui les avaient divisés. On applaudit à ce sentiment qui
+prévalait depuis longtemps dans les esprits sages. Mais outre ces bonnes
+intentions, Octavien avait pour le recommander l'appui des puissances
+alliées et celui du nouveau pape Léon X. On ne voulait pas remettre au
+pouvoir Janus qui s'était montré peu capable et que le meurtre de Jérôme
+Fieschi rendait odieux. Trompé dans ses prétentions, il accepta de
+mauvaise grâce le gouvernement de Savone. Octavien fut élu doge dans un
+conseil de quatre cents citoyens. On évitait cette fois la contribution
+de 100,000 écus que les Adorno avaient promise à la France; mais il
+fallut en payer 80,000 aux Espagnols; ce fut le premier acte du
+gouvernement de Fregose. C'était l'inévitable condition qui pesait sur la
+république à chaque changement depuis que les étrangers étaient les
+auxiliaires nécessaires ou plutôt les maîtres de ces révolutions. Saint-
+George avança la somme (1514); le cardinal de Sion, fort enclin à
+profiter de ces dispositions complaisantes, ne tarda pas à demander aux
+Génois, au nom de l'empereur, ou un contingent de troupes ou de l'argent
+pour en solder: cette fois, on allégua les privilèges de la ville
+reconnus par Maximilien lui-même, et toute subvention fut refusée.
+
+Le pape était ouvertement favorable au gouvernement de Fregose. Huit
+ambassadeurs génois, nobles et populaires, allèrent solennellement lui
+rendre l'obédience de la république en plein consistoire. L'ambassadeur
+français, qui voulait protester avant la harangue contre l'admission des
+sujets révoltés du roi, fut interrompu par le pape, et les Génois lui
+déclarèrent que la république n'avait rien à faire avec la France4.
+Cependant les Français tenaient toujours la citadelle de la Lanterne,
+ravitaillée pendant la courte administration des Adorno; mais enfin un
+long blocus consomma toutes les ressources de la garnison et l'obligea à
+traiter. Le commandant consentit à sortir de la citadelle, pourvu que la
+ville se chargeât de payer 22,000 ducats que le roi devait d'arrérages à
+la troupe: c'était en ce temps une condition fort ordinaire dans les
+sièges. Toutes les fortifications furent rasées aussitôt que la place fut
+rendue. Elle avait passé pour si forte qu'on était pressé de détruire
+cette retraite de la tyrannie ou de l'usurpation: l'archevêque de
+Salerne, frère du doge, s'était opposé de toute sa force à cette
+résolution. Ce qui pouvait aider à tenir la patrie en sujétion, ce qui
+assurait un asile en cas de disgrâce à une famille dominatrice lui
+semblait bon à retenir entre ses mains. On sut gré à Octavien d'avoir
+rejeté ces motifs; le public vit dans la destruction de la forteresse un
+acte de patriotisme et un gage d'indépendance.
+
+On devait d'autres éloges à Octavien. Il donnait des soins éclairés aux
+intérêts de la ville, il réparait les ruines, il élevait des monuments.
+
+Il était cependant assiégé d'embarras et de soucis continuels. Les
+Fieschi et les Adorno menaçaient sans cesse de surprises. Leurs forces
+étaient toujours voisines, et, au défaut des Français dont ils s'étaient
+appuyés jusque-là, ces ambitieux savaient se rattacher au parti des
+alliés et y trouver des défenseurs. Le duc de Milan, qui les favorisait
+contre Fregose, lui suscitait encore de la part des Suisses des
+prétentions menaçantes. Octavien avait été aidé par eux aussi bien que
+par les Espagnols; ceux-ci avaient eu du doge 80,000 ducats; les
+Suisses en réclamaient autant, et ils voulaient venir s'en faire raison
+par leurs mains. Janus Fregose lui-même fut accusé d'avoir tramé avec les
+étrangers en haine du parent qu'on lui avait préféré. L'ordre de
+l'arrêter fut envoyé à Savone; il prit la fuite. A plusieurs reprises
+Gênes eut devant ses portes les troupes de ses émigrés. Jérôme Adorno et
+Scipion Fieschi entrèrent même dans la ville, et, au cri de leurs deux
+familles, ils tentèrent un soulèvement; mais leur entreprise échoua, ils
+restèrent prisonniers. Octavien se contenta de les détenir.
+
+
+CHAPITRE V.
+Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La
+ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
+
+(1515) François Ier avait succédé à Louis XII, et ce nouveau monarque
+venait, brillant de courage et puissant de forces, tenter à son tour des
+conquêtes en Italie (1516). Octavien Fregose, mécontent des alliés qui
+lui retiraient leur appui, chercha celui du conquérant. Les citoyens
+suivirent facilement cette impulsion, et Gênes fut la première cité
+italienne qui se déclara pour les Français: il fut convenu qu'Octavien
+prendrait le titre de gouverneur royal perpétuel1. Il aurait la libre
+disposition des emplois. Le roi, qui le décorait du collier de son ordre,
+lui accordait une compagnie de gendarmes et 6,000 écus de pension;
+l'archevêque de Salerne n'oublia pas d'en faire stipuler une de 4,000
+écus pour lui-même. Quand cette négociation commença à être soupçonnée
+par le duc de Milan, Octavien la dissimula, la démentit même pendant
+quelque temps, mais enfin il se déclara, s'excusant par une lettre au
+pape d'abandonner des alliés qui ne l'avaient pas soutenu, qui avaient
+suscité ses ennemis intérieurs et ses émules. Que pouvait-il d'ailleurs
+contre les Français? Les Génois, il l'avoue, sont enthousiastes de leur
+indépendance, mais quand le péril s'approche, à la première paille qu'ils
+voient brûler, ils se découragent, prompts à se livrer; il s'était cru
+obligé de leur épargner la guerre et la servitude; et si tel avait été
+son devoir, celui de garder les secrets de son pays et de ne pas les
+publier avant le temps en était la suite nécessaire. On se mit aussitôt
+en mouvement. Nicolas Fregose, qui était le commandant militaire de la
+ville, conduisit deux mille hommes au-devant des Français. Il joignit
+l'armée à Alexandrie; cette troupe prit part à la bataille de Marignan.
+François entra victorieux à Milan, dont Maximilien Sforza rendit le
+château; là, une solennelle ambassade alla remettre Gênes sous la
+seigneurie du roi de France.
+
+André Doria, toujours ami d'Octavien, croissait en réputation et peu à
+peu en crédit. Bientôt il raviva la gloire un peu obscurcie de la marine
+génoise. Ce n'est pas que la navigation eût été négligée, mais elle avait
+perdu de son caractère et semblait toute commerçante et non plus
+belliqueuse. Les plus nobles et tous les principaux citoyens avaient
+leurs galères marchandes et leurs vaisseaux. On usait de forts navires,
+et leurs cargaisons étaient d'une très-grande valeur. L'attente ou
+l'arrivée de chacune occupait comme un événement public. On mettait le
+plus grand soin à aller au-devant des retours pour les convoyer en
+sûreté. L'armateur qui avait son vaisseau dans le port se prêtait à le
+faire sortir pour aller à la recherche de ceux de ses concitoyens. Sur le
+moindre avis d'un danger, on expédiait de toutes parts pour avertir les
+navigateurs de se tenir sur leurs gardes. Souvent dans les promptes
+variations des alliances et des hostilités on avait eu à craindre
+l'Espagne et Naples. Quelques historiens avancent que Ferdinand, quand il
+harcelait les Génois sur la mer, avait eu en vue de dégoûter les
+compatriotes de Christophe Colomb des grands vaisseaux capables des
+navigations lointaines, afin de réduire leur commerce à leurs galères.
+Mais le plus grand péril du moment était dû aux corsaires de Barbarie qui
+commençaient à infester les mers. Ils menaçaient les côtes de l'Italie,
+il devint indispensable de les réprimer. Le pape, que les succès des
+Français avaient donné pour allié à la France, se mit à la tête de
+l'entreprise et nomma pour son amiral Frédéric Fregose, cet archevêque de
+Salerne, plus fait pour la guerre que pour les soins de son église. Dix-
+huit galères génoises prirent part à l'expédition. Seize appartenaient à
+des armateurs particuliers; la république n'en possédait que deux, Doria
+les commandait. On chassa les pirates (1519); on attaqua Biserte, on
+s'empara des faubourgs; la ville eût été forcée si l'ardeur du pillage
+n'eût mis l'armée en désordre et n'eût fait perdre un temps précieux;
+les Mores revinrent en force, la retraite fut pénible, et l'on se retira
+avec plus de perte que de profit. Doria un peu plus tard fit mieux. Avec
+six galères seulement il alla chercher la flotte tunisienne, forte de
+seize voiles, qui menaçait l'île d'Elbe. Il l'attaqua courageusement
+malgré l'extrême inégalité des forces. Deux galiotes tunisiennes
+échappèrent seules; Doria s'empara de tout le reste; Cadoli, fameux
+chef de corsaires, fut son prisonnier. André était déjà un personnage
+influent dans la république. Il avait combattu sur terre; il avait couru
+les mers et visité la terre sainte; mais ce fut ici le premier de ses
+exploits signalés.
+
+Malgré les vicissitudes des affaires publiques, l'opulence génoise
+devenait proverbiale et enviée par les étrangers et par les princes, qui
+ne dédaignaient aucun moyen d'en obtenir quelque part. Léon X, contre qui
+certains cardinaux avaient conspiré, en dégrada deux; il les condamna à
+mort. L'un subit sa peine; l'autre, Bendinelli Saoli, était Génois; le
+pape le tint en réserve et fit proposer le rachat de sa tête à sa
+famille. Ce singulier marché eut lieu pour 25,000 ducats; mais comme le
+cardinal mourut peu après sa libération, la cour de Rome fut accusée de
+n'avoir rendu son prisonnier racheté qu'après lui avoir fait prendre un
+poison lent.
+
+La cour de France et ses officiers n'étaient pas moins avides des trésors
+de Gênes. Dès le commencement de son gouvernement, Fregose n'avait pu se
+dispenser de faire prêter au roi 80,000 ducats; les particuliers en
+avaient fourni la moitié, dont la restitution fut assez difficile. Sur le
+surplus prêté par la république on trouve que les deux tiers environ
+étaient dus bien des années après; il est douteux que la dette ait
+jamais été soldée. Cependant on exigeait sans cesse ou des subventions
+extraordinaires ou de nouveaux emprunts. Dans une occasion où une
+ambassade fut envoyée à Paris pour solliciter la restitution de quelques
+places mal à propos retenues, le roi fut constamment invisible. Les
+Génois avaient refusé de lui faire un nouveau prêt; après une longue
+attente les ministres ne craignirent pas de déclarer aux ambassadeurs
+qu'ils ne leur laisseraient point avoir d'audience que l'argent demandé
+ne fût livré.
+
+(1520) Les Génois se trouvaient blessés par un endroit plus sensible.
+D'Allègre, gouverneur français à Savone, favorisait en toutes choses la
+ville qu'il commandait, et s'embarrassait peu de la domination que Gênes
+prétendait sur toute la Ligurie. Les Savonais, encouragés par sa
+protection et ne croyant pas, sous la seigneurie commune du roi, avoir
+d'autres maîtres, refusèrent de payer tribut à la capitale. Les Génois
+entreprirent de se faire justice; ils défendirent l'entrée du port de
+Savone à tout bâtiment de commerce; tous devaient venir payer les droits
+de douane à Gênes, d'où seulement Savone serait approvisionnée. Les
+Savonais ne supportèrent pas avec résignation une vexation si
+caractérisée. Saint-George tenait dans leur ville des entrepôts de sel
+pour l'exploitation du monopole. A la demande des habitants, d'Allègre
+fît enfoncer les portes des magasins, il distribua le sel à son gré et, à
+ce qu'on assure, à son profit. L'entreprise était forte; les doléances
+de Gênes cette fois furent entendues par le roi; le gouverneur de Savone
+eut ordre de s'abstenir dans cette querelle2.
+
+Les généraux français en Lombardie, d'autre part, étaient disposés à
+traiter Octavien en subordonné, et Gênes en pays où leur autorité ne
+devait trouver aucune résistance. Dans une affaire obscure, une sorte de
+jugement prévôtal avait été rendu par un commissaire français contre des
+hommes accusés de brigandages. Quelques-uns se trouvaient à Gênes;
+Lautrec s'indignait qu'on y refusât d'exécuter la décision et la sentence
+qui les condamnait. On lui opposait les lois de Gênes, le traité qui les
+avait maintenues et garanties. Le général ne pouvait concevoir de tels
+obstacles et il menaçait d'user de violence3. Ainsi les Français
+donnaient occasion aux mécontentements, et déjà l'on disait à Gênes ce
+que longtemps après un doge répétait à Versailles: Le roi captive les
+coeurs, ses ministres les rendent à l'indépendance.
+
+Ce sentiment inspirait de plus en plus le désir de fonder dans la
+république une union telle qu'il y eût force et accord pour défendre la
+liberté commune, telle qu'il n'y eût plus d'intérêts de parti pour
+lesquels une faction eût occasion de sacrifier les droits de la patrie;
+on retourna avec ardeur au projet d'une fusion qui devait, en conciliant
+les prétentions rivales, éteindre les divisions héréditaires. Octavien
+n'y mettait point d'obstacles. Raphaël Ponsonne, longtemps secrétaire
+d'État, et qui depuis était entré dans les ordres sacrés, chaud et habile
+promoteur de l'union, avait fait trouver bon au doge que des assemblées
+fussent tenues pour ce grand dessein. Douze commissaires avaient été
+nommés qui pouvaient représenter tous les anciens partis, gens dont le
+rang et le crédit promettaient une conciliation acceptable à tous. Mais
+l'ambitieux archevêque de Salerne, plus décidé et plus enclin au
+despotisme que son frère, traita ces réunions de conjurations
+séditieuses, il se rendit avec des soldats au cloître de Saint-Laurent où
+elles étaient tenues, il dissipa injurieusement l'assemblée, il fît
+arrêter sur le lieu même ceux qui y représentaient le parti des Adorno.
+Cette démarche rendit Frédéric très-odieux, et sans être imputée à
+Octavien, elle fit comprendre que l'union ne pourrait réussir tant que
+les deux races qui se disputaient l'usurpation de leur patrie seraient en
+état de prendre le pouvoir.
+
+(1521) Cependant Charles V, devenu empereur, et François Ier, rivaux
+irréconciliables, se disputaient l'Italie. Léon X, après avoir balancé,
+renonça à l'amitié de la France et se ligua avec Charles. Les Vénitiens
+restèrent unis aux Français. Les Génois émigrés, les Fieschi et les
+Adorno trouvèrent aussitôt des secours de galères, de troupes et d'argent
+pour tenter de chasser les Français et de détruire les Fregose, ce qui
+surtout leur importait. L'armée espagnole, sous la conduite de Prosper
+Colonna, enleva Milan à Lautrec et à Trivulze, les Français firent un
+grand effort pour reprendre ce qu'ils avaient perdu; mais repoussés,
+battus à la Bicoque, chassés de Crémone, ils furent obligés d'abandonner
+la Lombardie. Léon X mourut de joie à la nouvelle de ces succès.
+
+(1522) Gênes restait isolée; rien n'empêchait les alliés d'y porter leurs
+forces, et l'on pouvait prévoir que la domination des Fregose touchait à
+sa fin; mais une catastrophe sanglante devait la terminer. Jérôme et
+Antoniotto Adorno firent alors avec les ennemis de leur patrie contre la
+France ce qu'ils avaient entrepris de faire au profit des Français. Ils
+obtinrent qu'un corps de troupes serait détaché pour cette expédition. Il
+était trop considérable pour laisser le champ libre à une longue
+résistance; et le malheur des Génois voulut que la conduite en fût mise
+sous le double commandement de Pescaire et de Prosper Colonna, deux
+émules peu unis. Le premier attaquait du côté de la Polcevera et du
+phare, l'autre venait par le Bisagno; les émigrés suivaient Pescaire.
+
+La ville était en quelque disposition de se défendre. Elle avait des
+troupes, et assez de citoyens prenaient les armes; mais les partisans des
+Adorno étaient nombreux et leurs espérances s'étaient ranimées. Ils
+disaient qu'il fallait ouvrir les portes et ne pas s'exposer aux forces
+irrésistibles de l'armée impériale. Ils assuraient ce qui ne fut que trop
+vrai, que le pillage avait été promis aux soldats quand on leur avait
+fait quitter les plaines lombardes pour la stérile Ligurie. Un message
+pressant de Pescaire, plein d'exhortations et de menaces, vint ajouter à
+l'incertitude des délibérations. Il représentait l'inutilité de la
+résistance, les calamités auxquelles elle dévouait la ville; il vantait
+le patriotisme et les intentions conciliantes des Adorno, il rappelait le
+dévouement avec lequel, gouvernant Gênes, ils avaient cédé au temps quand
+il avait fallu sacrifier leur grandeur à la sécurité de la patrie.
+C'était le tour d'Octavien de suivre ce grand exemple; il le devait
+d'autant plus qu'il se sentait plus coupable envers la cause qu'il avait
+eu le malheur de trahir et de déserter; il lui convenait moins qu'à tout
+autre d'attirer sur sa ville, pour un vain intérêt personnel, le courroux
+des alliés qu'il avait offensés.
+
+Octavien fit lire ces lettres publiquement. Il déclara que, gouverneur
+pour le roi, il ferait son devoir envers la France; mais qu'il ne se
+croyait pas tenu de forcer ses concitoyens, qui n'étaient pas sous les
+mêmes obligations à courir avec lui les risques, dont ils étaient
+menacés, si telle n'était pas leur inclination. Il ne s'opposait point à
+une capitulation, si l'on jugeait à propos de la demander: il mourrait
+avec ceux qui aimeraient mieux défendre la ville. On répondit à ce
+langage modeste par des protestations de fidélité au gouvernement royal,
+et l'on fit tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Le
+fameux ingénieur Pierre de Navarre était entré dans le port avec deux
+galères le jour même; François Ier l'envoyait avec quelques soldats
+annoncer que six mille hommes marchaient au secours de la ville sous les
+ordres de Claude de Longueville.
+
+Mais l'ennemi ne laissa pas le temps de recevoir cette assistance.
+Pescaire, ne voyant pas les portes s'ouvrir, avait hâté les préparatifs
+de l'attaque. Il avait reconnu lui-même toutes les approches de la ville,
+et par son ordre des canons avaient été transportés sur une butte
+escarpée qu'un étroit ravin séparait seul d'un bastion entre la porte
+Saint-Thomas et le Castelletto; là se trouvait alors une petite porte
+dite de Saint-Michel: cette artillerie fut montée à bras par des
+sentiers presque impraticables. Les paysans que les Fieschi avaient tirés
+de leurs fiefs de la montagne se trouvèrent admirablement propres à ce
+service. Les premiers coups de cette batterie, dont on n'avait pas
+soupçonné l'existence sur une cime si difficile à atteindre, jetèrent une
+terreur excessive dans la ville: le canon tirait de trop près pour ne
+pas faire brèche et pour ne pas renverser la porte. On délibéra aussitôt
+d'envoyer des députés à Pescaire et d'entrer en négociation; Thomas
+Cattaneo et Paul de Franchi Bulgaro furent chargés de cette mission, le
+premier, homme de bonne foi, le second, dissimulé, et, à ce que
+l'événement a fait croire, servant l'ambition et les vengeances des
+Adorno. Jamais ambassade si pressante n'éprouva des contretemps plus
+fâcheux. On se battait hors de la porte Saint-Thomas; et les envoyés ne
+pouvaient traverser la mêlée pour parvenir au camp impérial. Ils
+voulurent tourner autour de l'obstacle en s'embarquant dans le port pour
+aller descendre sur le rivage au delà des avant-gardes; une tempête les
+obligea de rentrer. Ils se réduisirent alors à se rendre auprès de
+Prosper Colonna dans son camp du Bisagno, puisque aucun chemin ne pouvait
+les conduire à Pescaire. Mais pendant ces hésitations le péril croissait,
+la batterie continuait ses feux, la terreur était au comble; la baillie
+fit écrire aux députés de tout céder sans un moment de retard. Ce message
+leur fut porté en hâte sur le chemin. Bulgaro seul le reçut, comme s'il
+se fût agi d'une lettre de particulier à lui personnelle. Il n'en donna
+aucune connaissance à son collègue. Parvenus ensemble chez Colonna et
+favorablement reçus, ils ne hâtèrent nullement leurs négociations et, se
+tenant dans la limite des premières instructions qui ne renfermaient pas
+de pleins pouvoirs, ils convinrent seulement d'une suspension d'armes et
+d'un rendez-vous au lendemain pour arrêter les clauses de la
+capitulation. Prosper leur dit qu'il allait donner à l'autre corps
+d'armée avis de l'armistice convenu; mais en les quittant il leur
+recommanda de faire bonne garde et de se méfier de Pescaire, des procédés
+duquel il ne pouvait leur répondre. Cet avis était fondé, mais il fut
+inutile. Pescaire fut jaloux de la part que son émule allait avoir à la
+soumission de Gênes. Ce traité semblait lui arracher des mains une
+victoire sûre, une riche conquête, et, méprisant les paroles données par
+son collègue, à l'instant même il pressa le feu et disposa l'assaut.
+Suivant les uns, les émigrés l'encouragèrent, d'autres assurent que du
+moins Ottobon, Sinibalde Fieschi et Jérôme Adorno, car on ne dit rien
+d'Antoniotto, firent tous leurs efforts pour obtenir que leur patrie,
+puisqu'elle était déjà soumise, ne fût point livrée à une si grande
+calamité. Tandis que l'artillerie ouvrait une brèche dans le bastion
+ébranlé, Prosper lui-même, animé et exposé comme un soldat, parvenait
+dans le ravin à la porte ou plutôt à la poterne de Saint-Michel. Elle
+était fermée, barricadée en dedans. Les bandes de fer et le chêne le plus
+solide résistaient à tous les efforts. Pescaire fit verser contre la
+charpente des tonneaux de goudron enflammé; le bois brûla et livra enfin
+un étroit passage. Nicolas Fregose, l'un des membres les plus accrédités
+de sa famille, s'était porté à le défendre. Blessé en repoussant ceux qui
+se pressaient à la porte, et le rempart enfin envahi, il fut renversé et
+la ville fut prise.
+
+De la porte Saint-Michel la descente dans l'intérieur était escarpée,
+mais sans obstacle. Les Espagnols et les Allemands descendirent en bon
+ordre et allèrent d'abord faire ouvrir la porte Saint-Thomas au reste de
+leurs gens, puis s'emparer des postes principaux et du palais; mais déjà
+les émigrés et leurs suivants s'étaient précipités en tous sens, criant:
+Espagne! Adorno! C'était au milieu de la nuit que retentit ce cri, et
+l'ombre augmenta les horreurs de cette invasion. La ville fut
+immédiatement livrée au pillage; les Adorno eurent soin de demander des
+ordres pour en préserver la banque de Saint-George, la douane et le port
+franc; mais pour tout le reste, à peine quelques églises furent
+respectées. La vengeance conduisit d'abord l'avidité; les premières
+maisons pillées furent celles des Fregose; mais Pescaire lâche le frein
+à la soldatesque, le désordre fut général, le pillage sans distinction,
+et le parti vainqueur ne fut pas le maître de garantir les demeures de
+ses partisans; ceux qui firent résistance furent massacrés. On compte un
+Pallavicini, un Grimaldi parmi les victimes. Augustin Giustiniani, l'un
+de nos historiens, attiré à la fenêtre par le bruit, reçut un coup
+d'arquebuse et eut le bras fracassé. Les habitants du faubourg Saint-
+Étienne, irrités des violences exercées sur leurs foyers et aidés de
+quelques habitants du Bisagno leurs voisins, chassèrent de leur quartier
+les assaillants et se barricadèrent; mais un des plus ardents soutiens
+des Adorno qui avait du crédit dans ce faubourg, les effraya et les
+obligea à désarmer; quelques-uns d'entre eux allèrent même prendre leur
+part au butin; car les hommes du pays et ceux des environs n'en
+laissèrent pas tout le profit aux soldats étrangers et aux suivants des
+émigrés. Parmi ceux qui ont raconté cette scène lamentable et suivant
+l'inclination diverse des témoins, on voit exagérer ou dissimuler les
+outrages faits aux femmes et le pillage des couvents où les citoyens
+avaient déposé leurs effets les plus précieux; mais il est unanimement
+avéré que des habitants profitèrent de l'obscurité pour participer au
+brigandage. Des hommes même qui semblaient avoir quelque considération à
+ménager se mêlèrent, le visage masqué, aux troupes qui saccageaient les
+maisons. Les choses allèrent si loin qu'un capitaine allemand attaqua
+l'église Saint-Laurent et entreprit de forcer la porte de la sacristie.
+Les chanoines et leurs chantres s'y étaient renfermés pour défendre leur
+trésor et le sacré Catino, objet de l'ambition rapace de ce soldat. Ils
+soutinrent le siège: les magistrats de la ville eurent le temps de venir
+à leur secours. On marchanda avec le capitaine, et un don de 1,000 ducats
+délivra l'église de ses indiscrétions.
+
+C'est pendant la nuit que se passèrent ces funestes scènes, et vous
+trouverez dans les écrivains du pays et du temps, que cette nuit si
+longue aux citoyens opprimés et tremblants ne dura que cinq heures (le 30
+mai), abrégée par un miracle évident de la miséricorde divine. Le prodige
+n'empêcha pas les vengeances et les désordres de se prolonger trois
+jours.
+
+Frédéric Fregose s'embarqua pendant le tumulte, lorsqu'il vit qu'il était
+impossible de se défendre. Octavien était retenu par une attaque de
+goutte; et il refusa de se laisser transporter pour suivre son frère. Il
+fut arrêté avec Pierre Navarre. On les envoya à Naples, le dernier traité
+en prisonnier de guerre, Fregose en prisonnier d'État étroitement gardé;
+il mourut peu après. De tant de chefs que nous avons vus se succéder,
+c'était peut-être le plus modéré dans son ambition, celui qui a le moins
+employé d'injustices et de violences, le plus attaché aux vrais intérêts
+de son pays, et on lui doit cette gloire d'avoir sincèrement embrassé le
+dessein d'éteindre les factions et de confondre les distinctions de
+parti.
+
+André Doria croisait avec quatre galères de la république, c'est à son
+bord que l'archevêque de Salerne se fit conduire. André s'approcha du
+rivage pour recueillir son neveu Philippin et tout ce qu'il put sauver
+d'amis des Fregose qui émigraient à leur tour. De là il alla stationner à
+Monaco, retenant pour lui-même les galères qu'il ne se croyait pas tenu
+de restituer aux nouveaux maîtres de Gênes; il passa au service de
+François 1er. On assure que plus tard il fit compte à l'État de la valeur
+des galères qu'il s'était approprié.
+
+Quand le pillage eut cessé, on eut d'abord l'odieux spectacle du partage
+et du marché général du butin. Il ne fut pas facile de ramener à l'ordre
+cette soldatesque, de la faire sortir des maisons où elle s'était établie
+et de la rassembler sous les drapeaux; mais on annonçait l'entrée en
+Piémont d'une armée française, et il était temps de penser à la défense.
+Ces troupes furent ainsi mises en marche au grand soulagement des
+malheureux citoyens. On admira de quelle foule de femmes ces soldats
+étaient suivis, elles avaient accouru de tous côtés pour avoir leur part
+dans les dépouilles de Gênes.
+
+Avant leur départ Antoniotto Adorno fut nommé doge, sans contestation
+comme on peut le croire, et à peu près sans formalité. Il était l'aîné
+des deux frères. Jérôme, plus versé dans les intrigues des puissances, se
+réservait pour suivre sa fortune auprès des alliés. L'exécration était
+sur leur nom déjà haï: le sac de leur ville natale le chargeait d'une
+haine irréconciliable. Gênes, disait-on, avait été pillée quatre fois:
+par les Carthaginois de Magon, par les barbares de Rotharis, par les
+Mores d'Afrique, maintenant par les Adorno. Antoniotto ne régnait que
+sous la tutelle de l'ambassadeur de Charles V, qui disposait de l'État en
+maître despotique. C'était un nouveau sujet de honte et de haine. Quand
+le nouveau doge fit avec pompe les honneurs de la ville aux généraux
+alliés, au duc de Milan qui les accompagnait, le peuple les vit avec
+horreur. Les Génois n'eurent qu'une joie seule. Adrien VI, successeur de
+Léon X, passa en ce temps pour aller prendre possession de son siège. Les
+chefs de l'armée impériale revinrent à Gênes lui faire hommage. Aussi
+superstitieux que sanguinaires, ils osèrent lui demander l'absolution
+pour les fautes qui avaient pu être commises dans le sac de Gênes.
+L'austère pontife répondit en trois mots: Je ne le dois, ni ne le peux,
+ni ne le veux.
+
+
+CHAPITRE VI.
+François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria alternativement au
+service du pape et du roi de France. - Antoniotto Adorno abandonne Gênes
+aux Français et à Doria.
+
+(1553) Cependant les Vénitiens, l'empereur, le pape Clément VII, car
+Adrien n'avait fait que passer, s'étaient ligués avec l'assistance du roi
+d'Angleterre pour fermer à jamais l'entrée de l'Italie aux Français. Le
+connétable de Bourbon, sacrifiant sa patrie à des ressentiments, l'avait
+désertée pour s'allier aux ennemis de la France. Jérôme Adorno avait été
+l'ambassadeur de Charles V auprès des Vénitiens, il avait conclu la ligue
+avec eux, et ce fut à quarante ans le dernier acte de sa vie; il mourut
+à Venise. Sa famille perdit en lui son appui et son éclat. Plus habile et
+plus susceptible de quelques sentiments généreux, il laissait Antoniotto
+avec plus de haine au milieu des Génois et avec moins de crédit au
+dehors. Mais en ce moment Gênes appartenait plus aux alliés qu'à son doge
+et obéissait à leur impulsion. Tandis que Bonivet, commandant en
+Lombardie une belle armée française, la laissait ruiner, le connétable
+entreprit l'invasion de la Provence (1554). Il poussa jusqu'à Marseille
+et y mit le siège. André Doria avec six galères avait ravitaillé la
+place, il ne cessa d'y porter des vivres et des hommes et de garder la
+côte de Provence. Il fit prisonnier dans cette croisière Philibert,
+prince d'Orange, qui passait d'Espagne en Italie. Doria l'envoya au roi,
+qui promit à l'amiral 25,000 écus pour la rançon de son prisonnier, mais
+qui ne put les payer d'abord et qui plus tard ne s'en embarrassa guère.
+
+Les secours et les vivres manquaient à Bourbon; le roi marchait sur lui;
+il fut obligé d'évacuer le territoire français et de se rejeter sur la
+Ligurie. André Doria le suivit de près avec la flotte et favorisa les
+mouvements de l'armée française. Il combina ses opérations avec celles du
+marquis de Saluces, envoyé par le roi dans la rivière occidentale. Savone
+leur fut abandonnée. Doria demandait au roi quinze cents hommes pour lui
+rendre Gênes. Le roi promettait et n'envoyait rien. Hugues de Moncade,
+général de Charles V, était alors dans Gênes, il voulait chasser les
+Français de ce voisinage; il s'avança sur Varase que le Corse Giocante
+Casa-Bianca défendait comme l'avant-poste de Savone: car la France
+devait à ses rapports avec Gênes, d'avoir à sa solde un régiment corse.
+Casa-Bianca, qui en était le chef, avait bien servi en Provence: il
+avait harcelé l'ennemi; maintenant il le suivait ou le devançait en
+Ligurie. Les galères génoises protégeaient l'attaque de Varase; mais
+Doria sortit de Vado avec les siennes et vint déranger toutes les
+manoeuvres des assaillants. Il mit brusquement en fuite la flotte génoise.
+Les premiers qui du bord virent cette déroute, s'en ébranlèrent. Casa-
+Bianca aussitôt marcha sur eux; Doria les attaqua sur le rivage; ils
+furent défaits. Moncade lui-même et cent trente officiers supérieurs
+furent faits prisonniers. La flotte française conduite par Doria ne tarda
+pas à bloquer Gênes à son tour; la ville fut contrainte de demander une
+trêve.
+
+Mais en ce moment François Ier perdait à Pavie son armée et sa liberté.
+On le vit passer à Gênes conduit en captivité en Espagne. Pour assurer ce
+voyage qu'il désirait lui-même parce qu'il comptait trouver dans Charles
+V des sentiments nobles et des procédés honorables, il consentit à faire
+donner des ordres pour que tous ses bâtiments de guerre restassent
+désarmés dans leurs ports et que six galères françaises fussent remises
+en gage entre les mains des Espagnols. Celles de Doria furent désignées
+pour ce service; il refusa d'y déférer. Les conditions de son engagement
+n'étaient pas de passer sous les ordres de l'ennemi. Il alla sur la côte
+de Toscane rembarquer les troupes du roi, il les ramena en France et
+resta quelque temps encore au service français; mais peu ménagé par les
+ministres et mal payé de sa solde, il passa à celle du pape du
+consentement du roi. Il eut alors le titre d'amiral.
+
+Après treize mois de prison, François fut enfin délivré en vertu d'un
+traité que Charles V n'accorda que parce qu'il voyait son prisonnier
+malade et qu'il craignait de perdre son gage, que François n'accepta que
+par impatience et qu'il vint faire désavouer par sa nation. Les Vénitiens
+avaient été blessés de l'avantage que l'empereur avait gardé pour lui
+seul dans une bonne fortune qui devait être commune à tous les alliés;
+ils s'étaient entremis pour la paix, et maintenant on l'avait faite sans
+eux. L'empereur agissait en maître de l'Italie. Venise et le pape
+recherchèrent François; ils contractèrent avec lui une nouvelle alliance:
+le roi d'Angleterre s'y associa. On convint de rétablir Sforza dans
+Milan, d'ôter le royaume de Naples des mains des Espagnols; mais François
+renonçait à réclamer cet ancien objet de l'ambition des rois de France.
+La possession d'Asti et la seigneurie de Gênes uniquement lui étaient
+réservées en Italie. Les opérations devaient commencer par remettre cette
+dernière ville aux mains des alliés. On devait proposer à Antoniotto
+Adorno de prendre parti avec eux, et en ce cas on le laisserait au
+gouvernement sous la protection française. Sur son refus on appellerait
+l'archevêque de Salerne, Frédéric Fregose. C'était tout ce qui restait
+dans ces deux familles rivales de personnages notables que l'on pût
+élever au pouvoir.
+
+Adorno crut devoir fermer l'oreille aux propositions des alliés français.
+Bourbon, le connétable transfuge, qui était arrivé à Gênes avec des
+galères espagnoles et des troupes impériales, le confirma dans son
+adhésion au parti de Charles V.
+
+Le parti opposé ne songea plus qu'à réduire Gênes par la guerre, et André
+Doria s'y adonna tout entier. Les huit galères qu'il commandait au nom du
+pape furent jointes par celles du roi, les Vénitiens en fournirent seize:
+Pierre Navarre commandait les troupes. Savone se redonna aux Français;
+on occupa le golfe de la Spezia, Porto-Venere, Porto-Fino; on bloqua
+étroitement le port de Gênes. On prit ou l'on coula bas les navires
+chargés de grains dont la ville attendait sa subsistance. Travaillée de
+moment en moment par l'épidémie, elle se vit réduite à la disette. On
+estima que Doria causait un million de ducats de dommage à ses
+concitoyens, et, sans pitié, il enchaînait à la rame sur ses galères les
+équipages des vaisseaux qui tombaient entre sas mains. Il ne demandait
+que quelques compagnies au duc d'Urbin qui commandait en Lombardie pour
+les alliés de François, et il promettait de faire ouvrir les portes de
+Gênes.
+
+(1527) Cependant de nouvelles armées d'Allemands étaient descendues en
+Italie. Le connétable de Bourbon les commandait. Tout le monde sait
+qu'avec une singulière résolution il conduisit ses troupes droit à Rome,
+qu'il fut misérablement tué au moment où elles forçaient les portes, que
+la ville fut horriblement saccagée et que Clément fut retenu en
+captivité. Doria, privé de la solde qu'il recevait du pontife, ne pouvait
+plus se soutenir ni pourvoir à l'armement de ses galères. Les impériaux
+qui le savaient le sollicitèrent de passer au service de Charles;
+Clément le prémunit contre ces offres qui exposaient sa liberté et sa
+personne. Il l'encouragea à retourner au service de François 1er. Doria
+devint amiral et capitaine général de la marine française dans la
+Méditerranée. Sa solde fut fixée à 36,000 écus. Il vint reprendre sa
+station à Savone, croiser devant Gênes, arrêter les bâtiments qui
+essayaient d'y entrer, et désoler les rivières par des excursions
+journalières.
+
+Tandis qu'un ennemi si redoutable, tout compatriote qu'il était, la
+pressait de si près et la ruinait sur la mer, Lautrec était en force dans
+la Lombardie avec une nouvelle armée et menaçait Gênes de cet autre côté.
+Adorno se voyait comme assiégé de toutes parts. Il céda à la peur et
+proposa lui-même de traiter de la reddition de la ville. Lautrec accorda
+la capitulation qu'on lui demanda, une chose exceptée, mais elle était
+très-grave. Les Génois voulaient que la France rendît Savone à leur
+domination, Savone qui avait été le point d'appui des Français, et dont
+les habitants leur avaient montré bien plus de dévouement que les Génois.
+Lautrec ne put donner que des espérances, la concession passant ses
+pouvoirs. Cependant cette réponse n'avait pas rompu les accords; mais le
+doge s'était sans doute remis de sa terreur. Quand César Fregose,
+capitaine au service de France, fut commis par Lautrec pour aller prendre
+possession de la place suivant le traité, son héraut fut renvoyé sans
+réponse. Fregose se prépara à employer la force. Augustin Spinola et
+Sinibalde Fieschi, personnages principaux de ces familles attachés aux
+Adorno, qui étaient sortis contre lui, furent repoussés et faits
+prisonniers. Alors le doge donna l'ordre d'ouvrir les portes sans plus
+opposer de résistance. Lui-même monta à cheval et se renferma au
+Castelletto. On eût pu l'arrêter: il suffit au public qu'il se retirât.
+Filipino Doria fit prendre aux Génois la croix blanche des Français. Le
+changement de domination s'opéra sans effusion de sang et sans trouble,
+sauf pourtant le pillage du palais du doge, incident passé en usage à
+chaque révolution.
+
+Théodore Trivulze fut donné à la ville pour gouverneur. André Doria reçut
+le collier de Saint-Michel et il en célébra la fête avec magnificence.
+Riche du fruit de ses exploits et comblé d'honneurs, marié à la veuve du
+marquis de Caretto, nièce d'Innocent VIII, en situation de protéger sa
+famille auprès de la cour de France, il fut alors l'homme le plus
+important du pays. On oublia bientôt les dommages qu'il avait causés sur
+la mer à ses concitoyens. Deux choses lui concilièrent l'affection
+publique au plus haut degré. Il embrassa avec une égale chaleur et la
+cause des Génois qui revendiquaient la domination de Savone, et le
+projet, appelé par tant de voeux, de cette organisation publique déjà
+désignée, comme elle a été appelée depuis, sous le beau nom de l'Union.
+
+
+CHAPITRE VII.
+André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les
+Français expulsés de Gênes. - Union.
+
+(1528) Cette grande pensée d'union inspirée par la fatigue des
+révolutions intérieures et par le dommage que portaient les factions,
+n'avait jamais cessé de vivre dans le coeur des hommes sages depuis que la
+possibilité en avait été entrevue. Cependant il s'agissait d'obtenir de
+chaque citoyen l'abandon du parti dans lequel le rangeaient sa naissance
+ou ses affections. Mais on sentit assez qu'il n'y avait plus de gibelins
+à distinguer des guelfes, que les familles illustres qui depuis 1339
+s'étaient partagé le pouvoir étaient certainement des nobles et qu'il n'y
+avait aucune race antique qui pût dédaigner de fraterniser avec de tels
+plébéiens. La considération que d'immenses richesses avaient procurée à
+des familles plus modernes était assez grande pour les admettre dans une
+aristocratie forte et compacte que la victoire remportée sur les artisans
+conseillait et permettait de fonder. Les partis qui s'étaient divisés en
+faveur des maisons Fregose et Adorno étaient plus difficiles à réduire;
+mais ces deux races avaient enfin disparu de la scène. Tant que l'une des
+deux avait gouverné, l'union avait été impossible. Nous avons vu
+l'archevêque Frédéric Fregose dissoudre l'assemblée que son frère
+Octavien avait soufferte. Le projet avait été repris pendant
+qu'Antoniotto Adorno était doge, et ostensiblement il ne s'y était pas
+opposé, mais on était alors sous la protection de l'empereur Charles V,
+et l'on convint que l'on ne pouvait rien faire sans son congé. Adorno
+laissa nommer deux ambassadeurs pour le consulter. De retard en retard et
+de prétexte en prétexte, leur mission ne s'accomplit pas. Maintenant les
+Adorno sont abattus et la haine qu'ils se sont attirée en livrant la
+ville au pillage garantit contre leur retour. La ville est, il est vrai,
+sous la seigneurie du roi de France, mais sous cette domination c'est
+encore une république, et quand elle ne devrait pas avoir plus
+d'indépendance, sa constitution intérieure, son institution municipale
+n'en mériteraient pas moins d'être réformées ou plutôt établies. On ne
+doutait pas que la chose ne fût tout au moins indifférente au roi;
+l'entreprise démocratique à laquelle Louis XII avait mis fin devait
+rendre favorable aux yeux de l'autorité française un projet qui donnait
+des garanties contre l'invasion de la populace; d'ailleurs on ne
+publiait pas les plans dans toute leur étendue. Trivulze ne croyait
+autoriser que des réunions et des délibérations qui n'avaient rien
+d'insolite et sans autre but que de pourvoir à l'administration des
+affaires. Des mémoires du temps disent que, pour écarter les obstacles
+qui auraient pu venir de France, on fit au roi un don gratuit, sous
+prétexte de contribuer à ses armements.
+
+De nouveaux événements amenèrent le résultat par d'autres voies, et, au
+lieu de l'obtenir sous la protection de la France, le firent dépendre de
+l'affranchissement de la république et de la fin de la domination
+française.
+
+François occupait la Lombardie. Mais son engagement envers ses alliés
+l'obligeait à laisser Sforza en possession du duché de Milan et à se
+contenter de Gênes et d'Asti. Dans la haute Italie son ambition n'était
+pas satisfaite, il voulut la conquête de Naples et il y fit marcher
+l'armée que commandait Lautrec. La flotte aux ordres de Doria avait été
+mandée pour appuyer cette entreprise; seize galères firent voile, huit
+appartenaient au roi, huit autres à sa solde étaient la propriété de
+l'amiral: Philippin Doria les commandait. André de sa personne resta à
+Gênes ou plutôt à Lerici, car une maladie contagieuse régnait dans la
+ville et tous ceux qui pouvaient la quitter se réfugiaient aux environs.
+Doria était déjà mécontent de la cour de France. Estimé du roi, mais
+incapable de modérer ses plaintes quand on négligeait de tenir les
+promesses sur lesquelles il avait fondé ou ses plans d'expéditions ou ses
+engagements pécuniaires envers ses marins, il était fort mauvais
+courtisan. Véritable homme de mer, ferme et prompt, élevé dans cette
+république où avec la fierté des nobles on contractait l'esprit populaire
+de l'indépendance, il était incapable de plier devant les ministres du
+roi ou devant des grands auxquels il ne se croyait pas inégal, tandis
+qu'ils le prenaient pour un officier de fortune. La confiance du roi pour
+les affaires d'Italie était partagée entre lui et un Romain, Rancé de
+Cere. Celui-ci commandait ordinairement les troupes de terre dans les
+expéditions combinées avec la flotte de Doria; ils étaient désunis,
+jaloux l'un de l'autre, et Rancé de Cere, ordinairement plus près de
+l'oreille de François, avait l'avantage. Pendant qu'on s'apprêtait à
+marcher sur Naples ils avaient été embarqués ensemble et chargés
+d'occuper ailleurs les Espagnols. Rancé voulait envahir la Sicile, Doria
+insista pour attaquer la Sardaigne où il eut le malheur de ne pas
+réussir, et ses ennemis tirèrent un grand parti de cette expédition
+manquée; on rendit suspectes jusqu'à ses intentions.
+
+En ce temps même il soutenait avec une vivacité qui approchait de la
+menace la cause de Gênes contre Savone. Cette ville, protégée par les
+Français qui l'avaient trouvée dès longtemps favorable à leur parti,
+aspirait toujours à se soustraire à la domination génoise. Elle ne
+voulait plus en subir les impôts; elle voulait avoir son commerce à part
+et se flattait de faire à sa voisine une utile concurrence. Ce n'était
+plus une ville sujette dépendante d'une capitale, c'étaient deux
+seigneuries françaises, et il n'y avait pas de motif de soumettre l'une à
+l'autre. La prétention de Savone était juste sans doute; Gênes n'avait
+point de titre valable pour que sa municipalité fût reine des cités
+voisines, pour qu'elle les liât à son gouvernement sans leur permettre
+d'y participer. Mais les Génois avaient une très-longue possession, et à
+chaque renouvellement de la seigneurie, la France leur avait garanti
+leurs anciens droits et l'intégrité du territoire. D'ailleurs ce n'était
+pas pour le seul amour de la justice que les Français favorisaient
+Savone, le gouverneur de cette ville en tirait un profit personnel. Le
+connétable de Montmorency, qui avait obtenu le privilège de fournir le
+sel en Lombardie, avait mis ses entrepôts à Savone et y ruinait la
+gabelle génoise. Un droit royal y remplaçait les impositions qui jadis
+tombaient dans le trésor de la république. Le roi y avait ses chantiers
+et y faisait construire ses galères. On y avait ouvert un port franc qui
+détournait le commerce de celui de Gênes et les revenus de sa douane;
+enfin on y élevait des fortifications qui ne pouvaient servir que contre
+les Génois. Doria se plaignit de ces préjudices apportés à sa république;
+il représenta au roi par des lettres souvent répétées, et avec plus de
+vivacité franche que de respectueuse mesure, ce qu'il y avait d'injuste
+selon lui, mais certainement d'impolitique, dans ces procédés. Le roi
+occupé de ses plaisirs n'y donna aucune attention. Le connétable et le
+chancelier Duprat lui dépeignirent l'amiral comme un homme prévenu,
+importun, difficile à vivre et impossible à contenter. On se plaignait de
+ce qu'il s'était excusé d'aller en personne devant Naples; et Doria, qui
+n'avait refusé peut-être que pour être pressé par le roi, fut blessé à
+son tour quand, sans plus le rechercher, on nomma Barbezieux pour
+commander dans la Méditerranée.
+
+Cependant Philippin avec ses galères avait fait son devoir de la manière
+la plus brillante et la plus heureuse. Les Vénitiens venaient avec leur
+flotte joindre ses seize galères. Le vice-roi Hugues Moncade, jadis
+prisonnier des Génois à Varase, crut devoir prévenir cette réunion. Il
+sortit de Naples avec autant de galères, de grands vaisseaux et de
+bâtiments de transport qu'il en put rassembler et charger de ses soldats.
+Les plus braves officiers montèrent sur cette escadre. On attaqua
+Philippin près de Salerne. Il reçut l'ennemi avec vigueur, la victoire
+fut longtemps disputée; mais le Génois avait mis en réserve une portion
+de ses forces, et quand elles tombèrent sur l'ennemi fatigué, le combat
+fut promptement décidé. La galère de Moncade fut abordée la première, il
+fut tué; presque tout le reste se rendit. Philippin eut pour prisonniers
+le marquis del Vasto, Ascagne et Camille Colonna, le prince de Salerne,
+le marquis de Santo-Croce, l'amiral Giustiniani et une foule d'autres
+seigneurs ou officiers de renom. Lautrec qui assiégeait Naples demandait
+ces captifs: Philippin se hâta de les expédier à son oncle: le roi les
+fit réclamer. André répondit qu'il n'avait aucune obligation de les
+rendre, et d'autant moins que la rançon du prince d'Orange lui était
+encore due, que la solde de ses galères et ses pensions étaient aussi
+très-mal payées. Ainsi, de jour en jour les choses s'aigrissaient
+davantage; Lautrec en prévoyait l'éclat; il aimait Doria, et surtout il
+avait besoin de son appui dans une expédition lointaine où les ministres
+du roi l'abandonnaient trop à lui-même. Il fit un effort pour remédier
+aux conséquences qu'il fallait craindre; il dépêcha à la cour Langeay du
+Bellay, qui d'abord vint trouver Doria; il prit connaissance de ce qu'il
+y avait de sérieux dans les plaintes de l'amiral, il se convainquit que
+l'intérêt de Gênes dans l'affaire de Savone était l'objet auquel Doria
+tenait essentiellement, et qu'en lui donnant satisfaction sur ce point,
+il serait facilement apaisé sur tous ses griefs personnels. Langeay alla
+en rendre compte au roi et le presser, au nom de Lautrec et pour
+l'intérêt de la conquête de Naples, de ne pas faire de Doria un ennemi:
+cette démarche fut inutile. Le refus de rendre les prisonniers, envenimé
+par les ministres, passa pour une rébellion insolente. Doria, donnant
+cours à son mécontentement1, se fit bientôt un nouveau sujet
+d'accusation. Le roi avait envoyé le vicomte de Turenne aux Génois pour
+leur demander un emprunt. Le gouverneur assembla le conseil pour donner
+audience au vicomte, Doria se présenta accompagné jusqu'au palais d'une
+foule de citoyens qu'il n'avait pas craint d'avertir de son opinion. Sur
+la proposition de Turenne il prit la parole et répondit qu'il était
+étrange que le roi demandât de l'argent à une ville qu'on l'avait induit
+à ruiner en transférant son commerce et ses privilèges à Savone; que
+Gênes n'était pas tenue de payer comme contribution ce qu'on exigeait;
+que comme prêt volontaire elle ne le pouvait; que l'on devait d'abord
+lui rendre justice, et qu'alors sans doute elle serait en état de mieux
+faire, Turenne, peu accoutumé à des délibérations aussi libres, s'indigna
+qu'on reçût ainsi les ordres du roi. La fermeté de Doria commençait à
+tourner en menaces. Le gouverneur Trivulze arrêta cette contention. Il
+répondit qu'en effet la ville avait perdu ses ressources et qu'il se
+chargeait de rendre compte au roi de l'impuissance où se trouvaient les
+Génois, sans que l'on dût suspecter leur zèle ni leur fidélité; il
+priait Doria d'en écrire également à sa majesté: elle ne pourrait
+manquer d'accorder confiance au témoignage d'un amiral qui avait rendu
+tant de services, qui en avait tant à rendre, et en qui on respecterait
+toujours une franchise inspirée par son amour pour sa patrie et par son
+zèle pour le service du roi. La séance fut rompue sans que la discussion
+s'engageât plus avant. Mais Turenne, mécontent à l'excès, quitta la ville
+à l'instant même, et de Florence, rendant compte à Paris de son mauvais
+succès, il dénonça Doria comme un ennemi déclaré.
+
+On précipita ses résolutions en prenant celle de le faire arrêter.
+Barbezieux, qui partait avec une nouvelle escadre pour le siège de
+Naples, eut ordre de s'emparer des galères de Philippin et d'abord de
+passer par Gênes et de s'assurer de la personne de l'amiral. Un
+ambassadeur génois était encore à Paris pour obtenir réponse sur
+l'affaire de Savone, il fut informé de la résolution. Il en expédia un
+prompt avis secret qui devança l'arrivée de Barbezieux et celle des
+ordres préventifs qu'on donnait aux gouverneurs de Savone et de Gênes
+pour les faire concourir à l'arrestation. André s'embarqua à l'instant
+avec ses grands prisonniers et alla s'enfermer dans la citadelle de
+Lerici. Barbezieux, arrivé trop tard à Gênes et usant de dissimulation,
+lui écrivit et l'invita à une conférence; rien ne put engager André à se
+rendre sur les galères. Barbezieux l'alla trouver, il montra à Doria
+beaucoup de déférence et d'amitié. Le roi avait été blessé sans doute que
+l'amiral eût refusé le commandement qu'il lui avait décerné, mais il
+avait donné l'ordre de le consulter et de prendre ses instructions. Tout
+fut inutile, Doria ne voulut jamais sortir de son fort. Il ne resta plus
+à Barbezieux qu'à remettre à la voile et à se hâter d'aller devant Naples
+pour s'emparer, s'il le pouvait, des galères de Philippin.
+
+Mais Doria y avait pourvu. Le temps de son engagement avec la France
+allait expirer. Philippin avait reçu l'ordre secret d'abaisser le jour
+même le pavillon français, d'abandonner le siège et le reste de la
+flotte, et de revenir immédiatement à Lerici en se tenant sur ses gardes
+pour éviter la rencontre des Français. Cet ordre fut exécuté à
+l'improviste, à la surprise et à l'extrême regret de Lautrec. Philippin
+ramena neuf galères à la Spezia, abandonnant à elles-mêmes les huit
+françaises qui étaient sous son commandement avec celles de son oncle.
+Les historiens français disent qu'il fit retenir celle du roi par Antoine
+Doria, mais ce fait ne semble pas exact.
+
+L'amiral ayant déclaré au roi de France qu'il renonçait à son service,
+offrit à Clément VII de rentrer au sien. Le pape, qui était peu en état
+d'accepter, lui envoya son secrétaire pour traiter avec lui, mais
+essentiellement pour l'empêcher de se mettre à la solde de l'empereur;
+car Colonna et del Vasto, prisonniers et commensaux de Doria,
+l'obsédaient sans cesse pour donner à Charles V un serviteur et un
+auxiliaire si puissant. La négociation fut poursuivie avec ardeur. On
+offrait à Doria l'assistance impériale pour s'emparer de la seigneurie de
+Gênes. Il refusa obstinément. Il convint de travailler à l'expulsion des
+Français, mais il stipula clairement l'indépendance et la liberté de sa
+patrie, et Charles V promit de n'y jamais attenter. Il exigea aussi que
+l'empereur garantît l'intégralité du territoire et particulièrement la
+domination sur Savone. Les Génois durent être traités pour leurs
+personnes et pour leur commerce, dans tous les États de l'empereur, à
+l'égalité de ses propres sujets.
+
+Doria personnellement recevait toute abolition pour les hostilités qu'il
+avait pu exercer contre les impériaux, et, par une clause singulière, il
+n'était pas tenu de mettre en liberté ceux des prisonniers qui étaient
+enchaînés sur ses galères. Il devait seulement les rendre par échange à
+mesure qu'on lui fournirait des esclaves turcs ou des galériens
+condamnés. Il était nommé amiral et lieutenant de l'empereur. Il mettait
+à la solde de Charles V douze galères moyennant soixante mille écus par
+an. On lui donnait des assignations de fonds cautionnées par des maisons
+de commerce de sa confiance. Un port lui était assigné dans le royaume de
+Naples pour y faire stationner sa flotte, et, sous prétexte de se
+réserver les moyens d'assurer ses approvisionnements de bouche, il avait
+le droit d'extraire tous les ans dix mille salmes de froment de la
+Pouille ou de la Sicile.
+
+Aussitôt que ce traité signé à Madrid eut été rapporté à Doria et avant
+qu'il fût public, il s'embarqua. Il allait tenter de se rendre maître des
+galères françaises dont Philippin s'était séparé devant Naples. Les
+Français prévenus tirèrent le canon contre lui, mais bientôt Lautrec
+mourut de maladie, son armée se dissipa, les galères du roi quittèrent
+une entreprise désormais perdue et se retirèrent vers Gênes et vers la
+France.
+
+Doria se hâta de regagner la Ligurie; il crut que le moment était arrivé
+d'ôter Gênes aux Français, de faire coïncider cette délivrance avec le
+plan d'union qu'il avait embrassé avec chaleur, et de fonder enfin un
+gouvernement solide et indépendant.
+
+Les citoyens étaient d'avance dans les mêmes dispositions. Une baillie,
+qui d'abord n'avait paru chargée que d'organiser le concours de la ville
+aux opérations militaires et maritimes des Français, n'avait pas tardé à
+traiter de l'union, des moyens de l'amener et du gouvernement à donner à
+la république. Trivulze inattentif n'en avait pris aucune alarme; il ne
+s'agissait encore que de réformer les lois sous le bon plaisir du roi.
+C'était en implorant la bonté et la sagesse royale qu'Augustin
+Pallavicini, dans une assemblée solennelle tenue en présence du
+gouverneur et où toutes les magistratures s'étaient réunies, avait
+prononcé un discours grave et mesuré, mais appelant une réforme
+immédiate. Toutes les opinions avaient concouru dans le même sens; et la
+baillie, prête à mettre son travail au jour, avait annoncé le terme
+précis auquel les nouvelles lois seraient publiées. Le redoublement de
+l'épidémie cruelle qui ravageait l'Italie avait retardé la conclusion de
+cette grande entreprise. La querelle de Savone, celle de Doria étaient
+venues dans l'intervalle faire secrètement penser que ce ne serait pas
+sous l'autorité française qu'on pourrait opérer pleinement une révolution
+si difficile à mener à bien dans un État dépendant. L'ambassadeur génois
+écrivait de Paris qu'il n'obtenait plus d'audiences et qu'elles étaient
+prodiguées aux députés de Savone. Le roi était plus éloigné que jamais
+d'écouter les plaintes; les ministres étaient de plus en plus partiaux;
+il fallait s'attendre à voir Savone devenir la capitale de la Ligurie. Il
+n'y avait plus rien à espérer ni de la justice ni de la clémence du
+monarque, détourné par les intrigues et la haine de ses favoris. Il était
+temps que les citoyens pensassent à pourvoir à leurs intérêts par leur
+propre résolution.
+
+Le désastre de Naples, la nouvelle force que Doria s'était acquise
+vinrent relever le courage et pousser à suivre ce conseil. Doria parut
+avec treize galères et jeta l'ancre à l'entrée du port. Trivulze en fut
+alarmé, il descendit du Castelletto où il avait établi sa demeure pendant
+la contagion; il vint avec peu de suite, se montrer sur la place de
+Banchi, caresser les citoyens, les remercier de leur fidélité, leur
+demander d'y persévérer. Il ne pensait pas qu'André Doria pût avoir
+aucune vue hostile, et il désirait que des hommes sages allassent lui
+parler et l'invitassent à ne rien faire contre la paix de sa patrie.
+
+Des députés allèrent trouver l'amiral sur son bord et lui représenter que
+s'il se livrait à des mouvements imprudents il travaillerait à la ruine
+de la ville qu'il voulait servir. Le comte de Saint-Pol était en
+Lombardie avec une forte armée; une entreprise hasardée l'attirerait
+nécessairement sur Gênes. Tel était le langage ostensible des députés:
+ils étaient secrètement chargés par la baillie d'encourager André, et
+l'un d'eux, J.-B. Doria, son parent, devait concerter toutes choses avec
+lui. L'amiral affecta de répondre qu'ayant appris qu'une armée étrangère
+dévastait de nouveau la Lombardie et menaçait Gênes, il venait offrir à
+sa patrie son bras et ses forces; que néanmoins il déférerait aux
+conseils modérés de si sages citoyens. Trivulze parut content de la
+réponse qui lui fut rapportée et remonta paisiblement au Castelletto,
+mais il expédia aussitôt au comte de Saint-Pol pour lui demander de
+prompts secours, et il fit appeler tout ce qu'il put trouver de soldats
+dans le voisinage.
+
+Doria, à son tour, avait déjà envoyé des émissaires dans la ville,
+d'autres dans les campagnes pour faire trouver à Gênes les personnages
+notables que la crainte de la contagion avait éloignés. Tout s'emploie
+dans les intrigues politiques, et avec plus d'astuce que de bonne foi:
+cette contagion, cette peste, la populace était persuadée que les
+Français l'avaient introduite à dessein pour affaiblir la ville.
+
+Ces précautions prises et les plans arrêtés, Doria se préparait à un
+débarquement qui devait s'effectuer en dehors du môle, quand, la nuit,
+une flotte française qui était dans le port fit un mouvement et se porta
+sur lui avec une vive canonnade. Il crut avoir à combattre; ce n'était
+qu'une fausse attaque pour masquer une retraite. Les Français avaient
+craint de faire enfermer leurs vaisseaux dans le port et ils avaient
+résolu d'en sortir. Doria fut en doute de leur dessein jusqu'au jour. Il
+les vit se retirer en hâte. Rien ne l'empêcha plus de pénétrer à
+l'intérieur, il arbora le pavillon de l'empereur, et c'était celui même
+que Philippin avait enlevé sur la galère de Moncade.
+
+Approché des quais, il fit descendre autant d'hommes qu'il put en retirer
+de ses bâtiments. Ils se formèrent en plusieurs corps et se dirigèrent
+sur autant de points aux cris de Saint-George et Liberté. Christophe
+Pallavicini, qui commandait un de ces détachements, éprouva une faible
+résistance. Il fit bientôt sa jonction avec Philippin Doria entré par une
+autre porte. Ils marchèrent ensemble au palais: quatre-vingts ou cent
+Suisses qui y faisaient la garde, ne s'embarrassèrent nullement de le
+défendre. André descendit et se rendit sur la place de Saint-Mathieu, à
+la loge rendez-vous de sa famille. La foule se précipita sur son passage
+et à sa suite. Là, se rendirent les magistrats, la baillie, les notables,
+ceux qui, avertis en campagne, avaient eu le temps de rentrer dans la
+cité. Doria, entouré des siens, fut salué de tous comme le libérateur de
+l'État. Le président de la baillie des réformateurs lui décerna le nom de
+père de la patrie. Il ne manqua pas de flatteurs qui l'appelaient au
+souverain pouvoir; cette insinuation fut hautement rejetée par lui.
+
+Il harangua ses concitoyens; il leur proposa la liberté et l'union comme
+les seuls moyens de conserver l'indépendance qu'ils venaient d'acquérir,
+et qui avait été depuis plusieurs mois le but de ses travaux; il
+s'estimait heureux d'avoir contribué à le faire atteindre. Il exhortait
+les fidèles Génois à faire le reste: au dedans ils avaient sur leur tête
+une citadelle menaçante qu'il fallait réduire; au dehors on devait
+s'attendre à voir accourir les troupes du comte de Saint-Pol, et certes
+il ne fallait pas avoir fait un si grand effort pour se laisser remettre
+à la chaîne. Il ne fallait pas laisser Savone braver la domination de la
+république et servir de siège à la tyrannie étrangère.
+
+Un assentiment unanime répondit à ses invitations, et tandis qu'on
+témoignait à l'envi le zèle de la défense commune, la reconnaissance pour
+l'amiral et le voeu d'abjurer les factions, la baillie des réformateurs,
+par l'organe de François Fieschi, insistant sur la nécessité de l'union,
+jeta les bases du gouvernement qu'elle allait fonder. On applaudit à ces
+vues, on vota par acclamation la prorogation des pouvoirs des
+réformateurs; mais ils demandèrent que des résolutions si solennelles
+fussent prises autrement que dans une assemblée fortuite, en quelque
+sorte tumultuaire, et où manquaient trop de voix dignes d'être entendues.
+On convoqua pour le lendemain un grand parlement, et l'assemblée se
+séparant, Doria se retira modestement en sa maison, au lieu d'occuper le
+palais.
+
+Le parlement du lendemain 12 septembre fut très-nombreux. On avait
+redoublé les avertissements et les invitations aux personnages importants
+qui étaient encore dans la campagne. Il se trouva, dit-on, quinze cents
+votants. Les auteurs disent que ce fut la réunion de tous les citoyens
+capables du gouvernement. Ils ne nous disent pas comment, sur quelle base
+ni par quels procédés on établit la distinction de cette capacité. La
+tradition porte que nobles et bourgeois, tous ceux qui en ce moment
+eurent la prétention de prendre part aux affaires publiques, vinrent
+spontanément donner leur nom et siéger au conseil. La noblesse, les
+grands populaires y étaient naturellement appelés; la bourgeoisie de
+quelque notabilité ne fut pas repoussée quand elle se présenta; des
+mémoires postérieurs assurent même qu'il s'y glissa des artisans: ainsi
+il sembla ne rester dans les classes populaires personne qui eût intérêt
+à former une opposition, et le peuple, enivré de la joie de
+l'indépendance, applaudit sans s'apercevoir qu'il sanctionnait une
+aristocratie, dans ce grand jour ouverte à tous, mais demain exclusive.
+Le chancelier de la république lut une déclaration proposée au conseil,
+elle proclamait l'affranchissement absolu de l'État, son retour à une
+pleine liberté, l'abolition et l'abjuration des noms et des engagements
+de partis ou de classes. On y garantissait l'adhésion des citoyens
+absents comme des présents. Sous ces auspices et pour achever l'ouvrage
+glorieusement commencé, grâce au courage et au patriotisme de l'excellent
+citoyen André Doria, tous consacraient leurs vies et leurs fortunes à la
+défense de la patrie: ils voulaient repousser les étrangers qui du
+dehors menaçaient la cité et chasser ceux qui du haut d'une citadelle
+usurpée épiaient le moment de l'opprimer; ils voulaient que la ville de
+Savone fût réduite à la soumission, ils voulaient surtout qu'une union
+parfaite entre eux fût le gage et le moyen de l'indépendance perpétuelle,
+de la liberté et de la gloire de Gênes. Ces propositions reçues avec un
+transport unanime furent développées dans quelques discours animés.
+Baptiste Lomellino, le premier, demanda que les pouvoirs de la baillie
+fussent prorogés pour promulguer les nouvelles lois qui seraient la
+constitution perpétuelle de la république; qu'André Doria fût invité à
+poursuivre son ouvrage pour la défense de l'État, et que le commandement
+des troupes de terre fût confié à Philippin Doria; que les citoyens
+riches fussent encouragés à contribuer volontairement à la dépense
+extraordinaire du moment; il appuya cette dernière proposition en
+donnant l'exemple. Il se taxa à une forte somme; chacun fit de même, et
+l'assemblée ajouta à cette ressource la faculté d'emprunter 150,000 écus
+d'or à la caisse de Saint-George.
+
+Les résolutions votées avec solennité furent ensuite publiées avec les
+acclamations de l'enthousiasme. L'anniversaire du 12 septembre fut
+consacré par une loi sous le nom de fête de l'Union. Nous l'avons vu
+célébrer encore jusqu'en 1796. Dans ce long espace, le peuple avait eu le
+temps et l'occasion de reconnaître que cette journée avait été celle de
+l'usurpation du présent sur l'avenir; mais il prenait part encore à la
+solennité par la tradition du souvenir d'une délivrance de toute sujétion
+étrangère et par le sentiment orgueilleux de la nationalité acquise alors
+et conservée depuis.
+
+Nous parlerons dans le livre suivant du gouvernement établi par la
+baillie et des conséquences de cette grande révolution politique; nous
+ne ferons mention ici que de ce qui se rapporte aux suites de
+l'insurrection contre la domination française.
+
+Le comte de Saint-Pol pressait le siège de Pavie; on ne pouvait douter
+qu'aussitôt qu'il aurait cette ville en son pouvoir il ne détachât des
+troupes afin de délivrer le Castelletto, pour essayer de remettre la
+république sous le joug qu'elle avait rejeté, ou du moins pour maintenir
+les armes françaises à Savone. On lui envoya d'abord Octavien Sauli pour
+explorer ses intentions. L'ambassadeur justifia ce qui s'était passé par
+les diverses violations des traités que les officiers et les ministres du
+roi s'étaient permises et dont on n'avait obtenu aucune justice. Le
+peuple n'avait pu les supporter sans se sentir le droit de s'affranchir
+d'un contrat rompu, il avait pu et dû penser à sa propre conservation;
+mais les gens sages conservaient respect et affection pour la couronne de
+France et ne désiraient rien tant que l'indulgence du roi, afin que la
+république, dans son nouvel état, pût cultiver une alliance à laquelle
+elle mettait un grand prix et être utile encore à des intérêts auxquels
+elle s'était dès longtemps attachée2.
+
+Saint-Pol, à qui les opérations de son siège ne permettaient pas de
+marcher immédiatement, répondit avec assez de modération. Il avait eu
+pitié de l'erreur dans laquelle les Génois avaient eu le malheur de se
+précipiter, mais il savait bien que ce n'était pas leur ouvrage. Doria,
+infidèle à sa gloire par de vaines prétentions d'amour-propre ou de
+ressentiment, déserteur et coupable des disgrâces que sa défection avait
+causées dans l'entreprise de Naples, avait trouvé bon d'ajouter à ses
+fautes de rendre impossible la clémence du roi en faisant révolter une
+ville fidèle sous de faux prétextes. Sur lui seul devait retomber la
+punition, et il ne saurait l'éviter; mais il serait déplorable que les
+Génois se sacrifiassent à l'ambition et à la haine d'un seul homme; il
+était temps qu'ils séparassent leur cause de la sienne, et l'on ne devait
+pas ignorer qu'incessamment l'armée française irait demander à Gênes un
+compte rigoureux de la soumission qu'elle devait au roi.
+
+Sur cette réponse on conçut que si Gênes avait quelque répit il ne serait
+pas long, et qu'il était pressant de se mettre en défense. On leva des
+troupes de tous côtés. Les grands propriétaires enrôlèrent dans les
+campagnes ce qu'ils purent de leurs paysans ou de leurs voisins.
+Sinibalde Fiesco surtout amena un grand nombre d'hommes; les communes des
+rivières fournirent des troupes: en peu de jours il arriva sept cents
+Corses; des officiers envoyés au dehors ramenèrent des bandes
+d'étrangers. Laurent Cibo, gendre du duc de Massa, forma un corps de deux
+mille hommes. Avec ces forces on se crut en sûreté et l'on commença le
+siège du Castelletto. Cette forteresse élevée sur la ville, communiquant
+aux montagnes extérieures, était garantie par une triple enceinte de
+fortifications successivement ajoutées; mais elle avait été négligée sous
+les Français; cependant elle était à l'abri d'un coup de main, et Pavie
+s'étant rendue, Saint-Pol s'avançait pour délivrer Trivulze. Huit mille
+hommes soldés, tous les citoyens que la peste avait épargnés, animés par
+le patriotisme, une foule d'habitants des campagnes indisciplinés et sans
+retenue, propres par cela même à disputer les passages, à harceler
+l'ennemi, telle fut la défense qu'il vit préparée. Il ne crut pas pouvoir
+la braver et forcer la ville. Il borna son entreprise à jeter un faible
+détachement de trois cents hommes pour aller par les montagnes de
+l'Apennin renforcer la garnison de Savone, tandis que ses mouvements
+menaçaient Gênes. Il ne tarda pas à rentrer en Lombardie, et alors
+Trivulze, n'espérant plus de secours et manquant de vivres, fut contraint
+de rendre le Castelletto. La capitulation la plus large lui fut
+facilement accordée; sa troupe sortit avec les honneurs de la guerre,
+emportant tous ses effets; les Génois fournirent les moyens de
+transport, contents d'être délivrés du voisinage si prochain de
+l'étranger: les fortifications furent aussitôt démolies du côté de la
+ville. Il restait à chasser les Français de Savone; le comte Fieschi y
+marcha par terre, et André Doria par mer. Quand M. de Moret qui
+commandait dans la ville vit commencer un siège régulier, il se réduisit
+très - promptement à traiter, accusé par les uns de lâcheté, par les
+autres d'avoir vendu la ville et son devoir; le peuple de Savone, qui
+frémissait de se voir abandonné aux rigueurs des Génois, suppliait en
+vain son gouverneur de se défendre. Il convint de rendre la place aux
+assiégeants à un jour fixé s'il ne lui arrivait pas de secours. Il en
+écrivit promptement à Saint-Pol; mais le duc de Milan et le duc d'Urbin,
+alliés du roi, ne voulant point fournir de troupes, Saint-Pol ne put
+détacher un nombre suffisant des siennes; Moret rendit Savone, et le
+nouveau gouvernement de Gênes se vit maître de toute la Ligurie.
+
+
+LIVRE NEUVIÈME.
+ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION
+DES FIESCHI.
+1528 - 1547.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Constitution. - Savone.
+
+(1528) Les douze réformateurs chargés d'asseoir le gouvernement de la
+patrie sur de nouvelles bases publièrent leur constitution; elle fut
+reçue avec un consentement en apparence unanime.
+
+Le problème était compliqué. On avait pu dire à quiconque prétendait au
+pouvoir: Vous serez tous nobles; on avait pu écrire dans une loi que
+toute l'autorité serait concentrée dans un corps de noblesse dont tous
+les membres seraient égaux. Mais organiser ce grand corps, fondre
+ensemble tant d'intérêts jusque-là discordants, ménager les gloires et
+les amours-propres, faire à tant de rivaux leur part et les forcer à s'y
+tenir, c'était une tâche qui ne pouvait être remplie qu'à force de
+dextérité. L'esprit délié et plein de ressources qui est donné aux Génois
+ne s'y oublia pas. Le succès pourtant fut loin d'être entier ou du moins
+durable. Le besoin de l'union, l'enthousiasme de la liberté et de
+l'indépendance recouvrées firent tout accepter; mais peu après on
+commença à ressentir du malaise, à éprouver le regret des sacrifices
+réciproques. On s'aperçut de l'inefficacité de certaines combinaisons
+factices qu'on avait adoptées. Les distinctions d'origine abrogées entre
+tous ces nobles par la lettre de la loi, avaient, de fait, été
+entretenues vivantes. Quant à ce qui n'était pas né noble ou ne l'était
+pas devenu alors, on l'avait compté pour rien; mais bientôt un grand
+nombre de bourgeois, plus ou moins notables, dont l'ambition n'avait pas
+été assez prompte pour s'emparer d'abord de la récente noblesse, se
+ravisèrent en se comparant avec ceux de leurs égaux qui l'avaient si
+facilement obtenue. De proche en proche, aucune famille plébéienne qui
+voyait des nobles parmi sa parenté ou dans ses alliances ne se résigna à
+rester dans son infériorité. En un mot, la constitution de 1528 ne sauva
+pas Gênes des dissensions. Cependant la base qu'elle avait posée,
+l'aristocratie héréditaire se trouva si solidement établie que quarante-
+huit ans de débats ne purent l'ébranler. C'est sur les mêmes fondements
+et sans y toucher qu'on refit l'édifice en 1576, édifice qui n'a croulé
+que de nos jours après deux cent vingt ans non pas de gloire, le temps de
+la gloire et des progrès était passé pour Gênes, mais de stabilité et de
+repos.
+
+Entre un patriciat antique et une invasion de nouveaux anoblis, les
+organisateurs remarquèrent d'abord avec inquiétude une prodigieuse
+différence dans les forces numériques des deux éléments. Les anciens
+populaires venaient fournir au registre de la noblesse les noms de plus
+de quatre cents familles: sur cent cinquante races que l'ancienne
+noblesse avait comptées, il n'en restait plus que trente-cinq. Les
+vieilles célébrités allaient se perdre dans cette foule; l'immense
+majorité des nouveaux venus débordant de toutes parts allait entraîner
+les débris de ces illustrations séculaires, les dépouiller de force et de
+prépondérance.
+
+Cependant les noms historiques, connus dans le monde entier, étaient aux
+yeux de ceux mêmes qui en étaient jaloux et qui leur disputaient le
+pouvoir, la décoration la plus imposante de la république et comme des
+reliques sacrées. C'est sur ce sentiment qu'on fonda un expédient
+bizarre. On fit entendre que, pour créer une aristocratie solide, il la
+fallait non-seulement une, mais étroitement serrée; trop de noms ne
+devaient pas être présentés au respect et à l'obéissance du peuple, et
+l'on proposa de suivre un exemple donné jadis par les grands populaires.
+Des familles sans lien de parenté entre elles s'étaient unies dans une
+adoption réciproque. Chacune avait sacrifié le nom de ses pères pour ne
+plus porter que le titre adopté pour toute l'alliance. Ainsi s'étaient
+rendus célèbres les Giustiniani, les de Franchi. C'est ce modèle qu'on
+entreprit d'imposer à tous ces hommes nouveaux: seulement, au lieu de
+leur persuader d'inventer des noms imaginaires, on leur laissa le choix
+entre les familles connues auxquelles ils iraient s'affilier. On flatta
+en eux la vanité secrète de devenir à leur gré des Doria ou des Spinola,
+en échange des noms plus ou moins obscurs que la naissance leur avait
+donnés. Si les races antiques devaient éprouver quelque répugnance à voir
+usurper ainsi leurs titres et leurs honneurs, c'était après tout un
+hommage éclatant rendu à leur illustration. D'ailleurs ceux qui en
+étaient les vrais héritiers ne doutaient pas d'acquérir la considération
+et l'influence de chefs et d'aînés de la famille commune et de faire de
+ces nouveaux venus des sortes de clients. On eut soin d'ailleurs de
+mettre le patrimoine, les droits utiles des héritages, à l'abri des
+prétentions des affiliés.
+
+On s'étudia aussi à trouver un tel mode que le choix des dénominations de
+ces agrégations nouvelles procurât de fait les préférences convenables,
+et ne parût déclarer pour personne une prééminence de droit. On statua
+que, parmi les nobles anciens ou nouveaux sans distinction, tous les noms
+qui ne se trouveraient pas actuellement portés par six chefs de maisons
+au moins seraient abolis. Ceux dont on compterait six maisons seraient
+conservés et chacun d'eux deviendrait le titre d'une alliance ou albergo.
+Naturellement aucune famille d'hommes nouveaux n'était riche de six
+branches. Ainsi c'étaient des noms anciens qui allaient seuls subsister.
+D'après la condition imposée, il se trouva de quoi fonder vingt-huit
+alberghi; vingt-trois étaient de l'ancienne noblesse; ainsi sur les
+trente-cinq races qui la composaient encore, douze ne furent pas assez
+nombreuses pour garder leur nom et durent subir une affiliation comme les
+anoblis. Les cinq autres alberghi appartenaient à ces familles qui, non
+moins illustres que les plus nobles, s'étaient obstinées à se dire du
+peuple: Giustiniani, de Fornari, de Franchi, Lomellino, Promontorio1.
+Quant à la postérité des doges, elle n'avait pas prospéré. Les rejetons
+de Boccanegra n'existaient plus qu'en Espagne; les Montaldo, les Guano,
+les Guarco avaient disparu. Les Fregose étaient dispersés en exil; il ne
+restait plus qu'un petit nombre d'Adorno.
+
+Voilà ce qu'on fit pour rendre égaux tous les membres de la noblesse.
+Voici ce qu'on laissa subsister de leurs distinctions. Par une
+convention, tacite du moins, ou, plus exactement, explicite quoique non
+écrite, les charges devaient être précisément partagées entre les nobles
+anciens et les nobles ci-devant populaires. Le doge, dont la charge
+devenait biennale, devait être pris alternativement dans l'une et l'autre
+classe. En réalité elles firent deux corps et ne tardèrent pas à se
+séparer en deux camps. Sous les noms de portique de Saint-Luc et de
+portique de Saint-Pierre, ils eurent leurs assemblées, leurs
+commissaires, une complète organisation. Des lieux, ouverts d'abord à
+leurs réunions habituelles de conversation et de plaisir, devinrent des
+cercles permanents de politique. La loge principale des anciens nobles ou
+de Saint-Luc se tenait près de l'église de Saint-Cyr. Des nobles de
+Saint-Pierre ou du nouveau portique, les plus influents avaient leur
+rendez-vous dans la loge des Giustiniani; car même ces vieilles et
+illustres familles qui, depuis l'union, semblaient n'avoir aucun motif de
+ne pas reprendre leur rang parmi les plus nobles, voulurent garder leur
+position à la tête de la noblesse moderne sortie du parti populaire. Ces
+accords étaient passés sous silence dans les lois proclamées, et l'on
+voit au contraire que l'égalité dans le sein d'une noblesse homogène
+était tellement le principe ostensible du gouvernement qu'on avait
+affecté de donner au sort une part immense dans l'organisation des
+pouvoirs.
+
+Le doge représentait la majesté de la république, mais son autorité était
+très-circonscrite; il n'était presque que le président du sénat, où
+seulement le droit exclusif de mettre les propositions aux voix lui
+donnait une assez grande influence. Ce sénat composé de huit membres
+était, uni au doge, le pouvoir exécutif. Il exerçait la puissance
+publique, il veillait à la justice, et la rendait en certains cas. Le
+doge, avec l'assistance du sénat en corps, présidait le grand et le petit
+conseil. Le grand était composé de quatre cents membres; le petit était
+composé de cent des membres du grand. Dans le grand conseil était
+renfermée comme par délégation la souveraineté nationale; or, pour le
+former ou le renouveler, tous les ans, d'une urne qui contenait les noms
+de tous les nobles, le sort en faisait sortir trois cents. Ceux-ci
+élisaient au scrutin les cent collègues qui complétaient le conseil;
+mais la loi leur ordonnait d'user de ce droit de manière à réparer les
+irrégularités du hasard, afin que tous les alberghi eussent à peu près un
+même nombre de conseillers. Cependant on innova bientôt, et les quatre
+cents furent entièrement nommés par le sort.
+
+Parmi ces quatre cents c'était encore un tirage au sort qui désignait les
+cent membres du petit conseil; à ce corps appartenaient la nomination
+des magistrats et la décision d'un grand nombre d'affaires. Évidemment il
+était placé pour attirer à lui l'administration et la direction politique;
+la loi les attribuait au grand conseil, mais la tendance à la
+concentration des pouvoirs d'une part, de l'autre la résistance de la
+majorité dans le corps le plus nombreux furent à la longue la cause des
+perturbations et des changements que nous verrons s'opérer encore.
+
+Les deux conseils étaient annuels; ils étaient complètement renouvelés,
+et l'on devait n'y rentrer qu'après un an d'intervalle.
+
+Les affaires dont le sénat n'ordonnait pas, il les portait aux conseils;
+avec leur présidence il avait l'initiative des rapports et des
+propositions. Enfin il faisait les lois avec cette restriction seule
+qu'il ne pouvait accroître ses propres pouvoirs. On avait tant accordé
+dans les chances du sort au principe de l'égalité de tous les nobles, que
+l'on voulut en balancer les conséquences, en confiant l'autorité
+législative à une magistrature choisie. Les sénateurs étaient nommés au
+scrutin par le grand conseil: leur office durait deux ans, avec cette
+combinaison que chaque six mois deux d'entre eux sortaient de charge.
+
+Ils passaient alors pour deux autres années dans la chambre ou collège
+des procurateurs; c'était la direction supérieure des finances. Ce
+roulement y entretenait huit membres temporaires. Les doges sortis de
+charge entraient aussi dans ce collège, mais ils devenaient procurateurs
+perpétuels et à vie.
+
+Les sénateurs et les procurateurs réunis étaient appelés les deux
+collèges. Sous ce nom ils avaient en commun un grand nombre de fonctions
+administratives.
+
+L'élection du doge était réglée avec des formes compliquées. Des
+électeurs spéciaux y concouraient. Les deux collèges et les deux conseils
+y avaient successivement part.
+
+Magistrats, sénateurs ou doge, tous étaient astreints à cette règle
+honorable et méfiante, de tout temps imposée par les Génois à quiconque
+avait exercé des fonctions publiques. En les quittant ils devaient subir
+une enquête et un jugement d'absolution ou de réprobation pour leur
+conduite dans leur magistrature. Ils pouvaient être mis à l'amende,
+bannis; leur tête même répondait des prévarications dont cette censure
+les aurait convaincus. Le doge n'en était pas exempt; s'il ne sortait de
+cette épreuve solennellement acquitté, il était déchu de ses droits au
+titre de procurateur perpétuel, et l'on vit bientôt un exemple de cette
+rigueur. Ce redoutable contrôle, ainsi consacré par la loi nouvelle, fut
+confié à cinq censeurs qui prirent le nom de syndicateurs suprêmes. Avec
+cette attribution on leur confiait celle de veiller au maintien des lois,
+d'où dériva par la suite un droit d'intervenir dans tous les actes du
+gouvernement pour en suspendre l'exécution si la légalité leur en
+paraissait douteuse. Une magistrature si éminente fut aussi briguée que
+l'office des sénateurs. Elle n'a jamais été donnée jusqu'à nos jours
+qu'aux hommes réputés les plus expérimentés et les plus notables de la
+république.
+
+Les récompenses qu'elle devait à Doria furent réglées comme autant
+d'articles de la constitution même. Il fut déclaré président à vie des
+syndicateurs suprêmes. Un siège et un rang honorable dans les conseils
+lui furent assignés parmi les sénateurs. Sur cette place de Saint-Mathieu
+habitée par ses pères et où la reconnaissance publique avait fait don
+d'une maison à l'un d'eux, un palais nouveau fut bâti pour André et dédié
+au libérateur de la patrie, une statue lui fut érigée dans le palais
+public et l'inscription le décorait du beau titre de fondateur de la
+liberté.
+
+Pour donner le mouvement à la machine qu'ils venaient de construire, les
+organisateurs firent un dernier usage de leur pouvoir en nommant le
+premier doge, les deux collèges, enfin les suprêmes syndicateurs. Toutes
+ces charges, ils les partagèrent exactement entre les anciens nobles et
+les nouveaux, et par là ils assurèrent à chaque parti une égalité des
+voix qui dans les nominations devait perpétuer ce partage par moitié.
+
+Les réformateurs affectèrent de choisir le premier doge parmi les nobles
+qu'on venait d'inscrire; et encore préoccupés du souvenir de tant de
+tentatives faîtes ci-devant pour rendre héréditaire cette grande dignité,
+ils préférèrent élever un citoyen qui n'eût point de fils. Leur choix
+tomba sur Hubert Lazaro, agrégé de l'albergo Cattaneo. Après ces
+nominations, le grand et le petit conseil se formèrent suivant le nouveau
+mode, et le gouvernement se trouva entièrement constitué.
+
+On le voit prendre d'abord une assiette, une marche ferme et légale que
+l'histoire génoise ne nous avait pas encore montrée dans ses continuelles
+alternatives d'anarchie et d'usurpation. On connaît qu'un grand
+changement s'est opéré. Dans le sentiment de sa stabilité, la république
+adopte des maximes et les suit. La politique et la sévère police des
+Vénitiens semblent lui servir de modèle. S'il se déclare des complots au
+dedans, des résistances ou des désordres sur le territoire, la puissance
+publique procède avec ordre et gravité. Ce n'est plus la guerre civile,
+c'est la force donnée à la loi et à la justice. Les tribunaux jugent et
+condamnent solennellement. La répression, qui est inflexible, n'est ni
+violente ni désordonnée.
+
+Le traitement que méritait la ville de Savone fut l'objet d'une des
+premières délibérations. Savone avait voulu secouer le joug; non-
+seulement dans ces derniers temps elle avait adhéré opiniâtrement à la
+cause française plutôt que de se ranger sous le drapeau de la liberté
+génoise, mais dès longtemps, sous l'influence de ces étrangers, elle
+avait essayé d'être l'émule indépendante et la rivale de Gênes qui la
+voulait sujette. Et, ce qui n'était pas un moindre grief, elle avait
+prétendu prendre part librement au commerce maritime: aux yeux des
+Génois tenter de le partager, c'était l'usurper, le ravir. La dernière
+révolte, le siège, la conquête fournissaient le prétexte et les moyens de
+satisfaire la jalousie mercantile, aussi bien que la vengeance politique.
+On insista dans le sénat pour l'entière destruction de la ville
+réfractaire, pour la déportation et la dispersion de tous ses habitants.
+Cependant les avis plus modérés l'emportèrent; on crut user de clémence
+en se contentant de raser les fortifications, de démolir les murailles
+qui défendaient la ville du côté de la mer; surtout on combla le port en
+faisant couler à fond des barques chargées de pierres afin d'en fermer
+l'accès au commerce. Ce fut là le pardon accordé. Cet affront et ce
+dommage ont laissé de longs souvenirs à Savone.
+
+
+CHAPITRE II.
+Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à
+Gênes.
+
+La république pourvut ensuite à ses moyens de défense; sa marine fut
+composée de vingt galères.
+
+On conserva quelques troupes salariées; on organisa une milice urbaine;
+mais on prit soin de ne lui donner que des nobles pour officiers.
+
+Charles-Quint offrait deux de ses régiments pour défendre le pays (1529).
+Il regardait comme opérée à son profit la révolution qui en avait chassé
+les Français, qui avait fait comme l'arbitre de la république Doria son
+amiral, son serviteur dévoué, et il se préparait à s'en assurer les
+fruits; mais les Génois ne voulaient pas se livrer. Doria lui-même,
+quoique Charles fût son maître, n'avait pas eu dessein de substituer dans
+sa patrie un seigneur à un autre. On refusa les services gracieusement
+offerts, mais on envoya à l'empereur une solennelle ambassade; elle alla
+reconnaître que, sous ses auspices, il avait été donné à Doria de faire
+ces grandes choses pour le pays, et l'on continuait à implorer la
+bienveillance impériale.
+
+La paix se traitait à Cambrai vers ce temps. L'empereur daigna demander à
+la république si elle voulait y être expressément comprise ou être
+simplement nommée parmi ses alliés; mais, sans attendre la réponse, le
+traité fut signé sans mention des Génois; ainsi aucune réserve
+n'empêchait le roi de France de continuer à les considérer comme des
+vassaux révoltés.
+
+(1530) On lui proposait à cette époque une entreprise pour surprendre la
+ville. Il restait un vieux Fregose, Janus, qui avait été doge lui-même
+par la protection des ennemis de la France; bientôt dépossédé par le
+second Antoniotto Adorno, alors soutenu par les Français, il était retiré
+à Vérone. Il avait deux fils; l'aîné, César, était au service de
+François Ier, car la famille, à l'exemple d'Octavien, avait une fois de
+plus changé de parti. Quand, en 1527, les Français rentrèrent dans Gênes,
+César Fregose était parmi eux, aspirant à se faire nommer lieutenant du
+roi; mais André Doria l'en empêcha. Il sentait que le gouvernement
+confié à un Génois, à un Fregose, ramènerait la discorde et
+renouvellerait les partis qu'il méditait d'éteindre.
+
+Maintenant, après la révolution de 1528 que François n'était pas tenu
+d'accepter, Janus conclut à Vérone un traité avec l'évêque d'Avranches,
+ambassadeur français à Venise expressément autorisé par le roi; Janus et
+ses fils promettaient de remettre Gênes sous la seigneurie française dans
+un délai de deux mois, à condition que l'on mettrait à leur disposition
+trois mille fantassins et cent chevaux. En cas de réussite il n'y aurait
+ni pillage ni violence, sauf cette clémente punition que la bénignité du
+roi trouverait bon d'infliger. César serait gouverneur de Gênes et de
+Savone, qui ne pourrait être séparée de Gênes; il en ferait hommage; il
+aurait l'ordre de Saint-Michel et une compagnie de soixante lances:
+Janus stipulait pour lui-même 6,000 écus de pension. On demandait en
+outre des pensions de 200 et 400 écus pour l'entremetteur du traité et
+pour celui qui livrerait le port ou l'une des portes de la ville.
+
+La ratification du roi devait être remise par l'ambassadeur au terme de
+six semaines, faute de quoi la convention restait comme non avenue;
+probablement la ratification n'eut pas lieu, puisqu'on ne trouve à cette
+époque aucune expédition qu'on puisse rattacher à ce projet1.
+
+La paix faite, Charles voulut se montrer à l'Italie; la république lui
+prodigua les plus grands honneurs. Il répondit à cet accueil par les
+démonstrations les plus gracieuses, et, dans cette visite, rien ne décela
+des intentions suspectes contre l'indépendance génoise. Il reparut à son
+retour d'Allemagne, et cette fois Doria le reçut dans son palais sorti
+des ruines après l'incendie éprouvé, réparé et orné avec un faste royal.
+L'amiral enrichi des dons de César, des fiefs, des charges accumulées sur
+sa tête, de la solde de ses quinze galères, et surtout du fruit de ses
+propres exploits sur la mer, déploya dans cette occasion une magnificence
+dont la tradition ne s'est jamais perdue dans Gênes.
+
+
+CHAPITRE III.
+Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. -
+Nouvelle guerre. - Traité de Crespy.
+
+Quand Clément VII négociait le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce,
+avec le fils du roi de France, les Génois, généralement favorisés par le
+pape, crurent trouver une occasion favorable d'obtenir de François un
+meilleur traitement. Laissés dans un état d'incertitude qui n'était ni la
+paix ni la guerre, et médiocrement protégés à cet égard par Charles dont
+l'intérêt n'était pas de les voir remis en grâce auprès de son rival, ils
+n'avaient pu rétablir leurs liaisons de commerce en Provence et en
+Dauphiné (1531). De temps en temps leurs navires étaient capturés. Mais
+François reportait la guerre en Italie sous prétexte d'attaquer les ducs
+de Milan et de Savoie, et se disposait à rompre avec l'empereur; dans ce
+renouvellement d'hostilités il paraît qu'il voulait forcer les Génois à
+prendre son parti; il voulait d'eux plus que la neutralité, objet de
+leurs sollicitations.
+
+François suscitait un autre ennemi. Hariadan Barberousse, chef des forces
+maritimes du sultan Soliman, dominait dans la Méditerranée et venait
+souvent effrayer la Ligurie. Déjà plusieurs fois Doria s'était mesuré
+avec le courageux renégat (1530)1. Il avait même opéré un débarquement en
+Afrique, attaqué et occupé Cercel; mais le pillage fit débander ses
+gens, et les Mores, accourant en grand nombre, les surprirent et les
+chassèrent. Doria n'était pas revenu sans perte de cette expédition
+(1532); maintenant Barberousse avait dépossédé le roi more de Tunis; en
+ajoutant cette souveraineté à celle d'Alger dont il était déjà pourvu, il
+formait un établissement redoutable à la portée de l'Espagne, de la
+Sicile, au centre des mouvements de la navigation italienne. Charles se
+détermina à s'y opposer. Par son ordre Doria prépara un grand armement;
+Gênes y joignit douze galères: l'expédition fut glorieuse. On débarqua,
+on emporta le fort de la Goulette. Barberousse abandonna Tunis et se
+retira dans Alger (1535). Charles restitua sa conquête à l'ancien roi
+dépossédé par Hariadan.
+
+Sur ces entrefaites le dernier Sforza mourut; cet événement fit éclater
+la guerre dont l'expédition des Français en Piémont n'avait été que le
+prélude. François, pressé de faire valoir ses prétentions sur le
+Milanais, y poussa ses troupes. Mais Charles le gagnant de vitesse
+s'empara du duché. Dans la prévoyance de l'imminente rupture, il avait
+attiré la plupart des puissances d'Italie dans une ligue qu'il se hâta de
+mettre en mouvement. Mais parmi les alliés plus d'un voyait avec jalousie
+et avec crainte l'empereur s'adjuger une grande souveraineté de plus. Il
+crut donc devoir protester qu'il ne s'emparait pas de Milan pour en faire
+sa proie. Il promettait d'en disposer en temps opportun au gré de ses
+amis et pour le plus grand bien de l'Italie.
+
+La république de Gênes eût voulu rester neutre, ne fût-ce que pour être
+exempte de payer un contingent dans l'alliance, mais elle ne put se
+dispenser de figurer dans la ligue, et elle pensa en être la première
+victime. Charles, orgueilleux de quelques succès, s'obstina à l'invasion
+de la Provence. Doria et ses autres généraux les plus expérimentés
+tentèrent en vain de le détourner de cette dangereuse entreprise; il y
+précipita son armée. Tandis qu'elle s'y consumait de fatigue et de
+misère, un corps de troupes françaises qui s'était maintenu en Lombardie,
+réuni à la Mirandola, marchait pour couper le retour de France aux
+ennemis. Cette troupe se présenta devant Gênes. César Fregose était un
+des chefs de cette expédition; il tenta de s'emparer de la ville,
+essayant de favoriser l'attaque en réveillant les souvenirs attachés au
+nom de sa famille; la cité investie fut menacée d'un assaut. La
+confusion y fut grande, mais les précautions que le gouvernement avait
+prises suffirent pour résister à ce coup de main; les amis de Fregose,
+s'il en restait encore dans l'intérieur, ne firent aucun mouvement. Les
+assaillants se découragèrent, et, se remettant en marche, ils portèrent
+ailleurs leurs efforts. La ville reprit sa sécurité.
+
+(1538) Cependant la médiation du pape fit conclure une longue trêve entre
+Charles et François. Paul était venu conférer à Nice avec ces deux
+rivaux, et les deux princes se revirent encore à Aigues-Mortes avec les
+apparences d'une cordialité chevaleresque. Dans cette dernière entrevue,
+François avait visité Charles sur la galère qui le portait. C'était celle
+de Doria. L'amiral, peu jaloux de se montrer entre eux, s'était tenu à
+l'écart; mais il fut appelé, présenté au roi et reçu par lui avec des
+marques singulières d'estime et de bienveillance.
+
+Pendant cette paix avec la France, car c'était la paix sous le nom de
+trêve, Charles, encore fier du succès de Tunis, voulut en tenter un plus
+décisif sur Alger, afin de détruire entièrement la puissance que
+Barberousse avait établie en Afrique. Les préparatifs furent immenses, et
+parmi les ressources qui les défrayèrent, l'historien de Gênes ne saurait
+oublier la générosité d'Adam Centurione, l'ami de Doria. Les trésoriers
+espagnols lui avaient fait entendre qu'un prêt de 200,000 écus
+conviendrait extrêmement à leur maître. Il leur envoya la somme et en
+porta aussitôt une quittance à l'empereur. Frappé de ce noble procédé,
+Charles la jeta au feu et voulut rester débiteur. Suivant quelques
+narrateurs espagnols, ce fut Centurione qui, recevant une cédule de
+Charles pour titre de sa créance, la brûla devant lui, et l'empereur
+émerveillé se contenta de se chauffer, disait-il, à la chaleur d'une
+flamme si généreuse.
+
+Enfin l'expédition partie, il sortit des portes de Gênes trente-cinq
+galères, un grand nombre de vaisseaux de transport, et quand cette flotte
+eut rallié aux îles Baléares les forces de l'Espagne, elle présentait
+plus de quatre cents voiles sous le commandement d'André Doria. Les
+vieilles bandes espagnoles, les régiments allemands, les levées
+italiennes concouraient à l'expédition. Charles s'était embarqué à la
+Spezia. On atteignit le rivage; le débarquement s'opérait. Tout à coup
+une tempête s'élève, les câbles sont brisés, les navires se heurtent et
+sont jetés contre le bord. La galère d'André qui portait l'empereur resta
+sur ses ancres, beaucoup d'autres échouèrent; celle de Gianettino Doria,
+qui était de ce nombre, fut immédiatement assaillie par une foule
+innombrable de Mores et d'Arabes. Un régiment italien commandé par
+Augustin Spinola, heureusement débarqué, vint au secours et tira les
+naufragés de ce double péril. Quatorze galères périrent dans cette
+journée; onze étaient la propriété de Doria. Tout le reste fut
+maltraité, et l'armée se vit sur une côte ennemie sans provisions et sans
+munitions. Doria déploya son courage et son habileté dans cette fatale
+rencontre; mais il avertit l'empereur de la nécessité de retourner en
+arrière pour ne pas sacrifier toute son armée. Le naufrage, le fer des
+Mores, la misère qui accompagna le retour exercèrent de tels ravages que
+de vingt-quatre mille hommes embarqués, Charles, dit-on, n'en ramena pas
+dix mille.
+
+Un si grand échec à sa puissance fournissait à François une occasion
+propice de tenter encore sa fortune après tant de sujets de plaintes
+réciproques et une si longue rivalité.
+
+Ce renouvellement des hostilités était odieux à la république qui avait
+vu son commerce détruit au milieu des chocs répétés de ces grandes
+puissances. Les circonstances étaient funestes. Une affreuse disette
+avaient pesé sur l'Italie; et, pour juger de la décadence de la
+navigation mercantile des Génois, il suffit de voir cette époque donner
+naissance à la fois à deux administrations ou magistratures, l'une pour
+prendre soin des pauvres (1539), l'autre, dite de l'annona, pour se
+procurer des grains. Ainsi à la première saison rigoureuse, dans ce port
+où jusque-là ses navires faisaient affluer en tribut les biens et les
+denrées de toutes les terres, le commerce devenait impuissant pour
+assurer les subsistances dans la ville, et une population industrieuse et
+sobre était tombée en état de mendicité. On faisait des plans pour
+ordonner le défrichement général des terres de Corse, ressource difficile
+à exploiter et qu'un peuple navigateur avait aussi peu comptée jusque-là
+que la culture des roches de son propre territoire. Dans cette situation
+et à la nouvelle rupture, les Génois désiraient par-dessus tout la
+neutralité. Ils la souhaitaient d'autant plus que les derniers procédés
+de la France les flattaient d'y rentrer en grâce. Dans leur détresse ils
+avaient obtenu la permission d'y acheter des grains: un généreux patron
+s'était trouvé pour eux dans cette cour, c'était César Fregose, ce banni
+qui un peu auparavant avait assiégé leurs murailles. De retour à Paris et
+pendant la paix il leur avait prodigué ses bons offices. Les relations
+commerciales, interdites depuis 1528, avaient été rétablies. Une
+ambassade génoise était allée remercier François de son indulgente
+bienveillance. Gênes aurait voulu n'en pas perdre tout le bienfait quand
+à la suite de l'assassinat de ce même Fregose la guerre recommençait.
+
+Mais Charles n'avait rien négligé pour assurer sa prépondérance dans
+Gênes. Il comptait sur l'influence de Doria pour lui répondre de tous les
+conseils de la république. Elle avait pour surveillant habituel
+l'Espagnol Gomès, ministre résident de l'empereur qui entendait exercer
+une sorte de tutelle; un lien plus fort peut-être, l'intérêt, mettait les
+principaux personnages dans la dépendance. Ils prêtaient leurs capitaux
+au roi d'Espagne, qui leur donnait pour gage les revenus de ses États et
+les riches produits qu'envoyait l'Amérique. Dans l'occasion présente la
+république osa insister sur la justice et sur la nécessité de la laisser
+se soustraire aux calamités de la guerre nouvelle. Après l'échec d'Alger,
+ses forces maritimes épuisées, loin d'offrir aucune coopération utile, ne
+suffisaient pas à la défense de son littoral, tandis qu'en vertu de
+l'alliance du roi de France avec Soliman (1543), la flotte de
+Barberousse, combinée avec celle de François, stationnait dans la mer de
+Provence et de Ligurie. L'État de Gênes, borné presque à son rivage,
+était ainsi vulnérable sur tous les points; et attirer des hostilités
+c'était appeler le ravage sur soixante lieues de côtes, c'était livrer
+les populations entières non pas aux calamités communes de la guerre,
+mais à la férocité des Turcs et à l'esclavage. Les Génois obtinrent enfin
+de se déclarer neutres; Charles le permit, François en agréa
+l'assurance. Quelques violences avaient déjà été exercées par Barberousse;
+le roi envoya à Gênes pour les désavouer et pour promettre qu'elles ne
+se répéteraient point. En même temps certaines insinuations furent faites
+de sa part à la république. On demandait l'entrée des ports pour les
+flottes du roi; on se proposait d'envoyer un ministre français résider à
+Gênes: François demandait aux Génois, pour gage de leur neutralité, de
+lui accorder des emprunts comme Charles en levait chez eux. Les Génois
+répondirent que tous les ports seraient ouverts aux Français, mais à eux
+seuls toutefois, et nullement à leurs alliés turcs, qu'on ne pourrait
+recevoir sans anxiété et sans péril. On désirerait qu'un ambassadeur de
+France pût venir à Gênes, mais on était astreint à de grands ménagements,
+et l'on craindrait que sa présence n'entraînât quelques difficultés avec
+les ministres impériaux. Quant aux emprunts, le trésor n'était pas
+assurément en situation de prêter ni à l'empereur ni au roi. Charles
+avait emprunté chez des particuliers, ce que le gouvernement ne pouvait
+ni ordonner ni défendre. Benoît Centurione fut envoyé pour porter ces
+réponses au roi, et, comme on peut le croire, le messager et le message
+furent mal accueillis. Cependant la Ligurie fut ménagée. Barberousse fit
+de son chef assurer le gouvernement qu'il se conformerait aux intentions
+bienveillantes du roi de France, et qu'il se comporterait envers les
+Génois en ami. Quelques relations de bons procédés s'établirent entre
+Doria et lui. Bientôt mécontent des Français (1544), il se sépara d'eux
+et se prépara à retourner en Orient. Il vint dans la rade de Vado. Le
+sénat lui envoya des rafraîchissements et des présents. En partant il ne
+s'en empara pas moins d'un navire richement chargé qui se rencontra sur
+sa route; enfin il s'éloigna après avoir commis sur les côtes de Toscane
+les dévastations que Gênes s'était heureusement épargnées.
+
+La bataille de Cérisoles gagnée en Piémont donnait grand crédit aux armes
+françaises. Malgré les protestations des ministres de l'empereur, Gênes
+laissa passer sur son territoire Pierre Strozzi qui, battu à Stradella,
+ramenait les débris de ses troupes pour joindre l'armée victorieuse du
+comte d'Enghien; mais une prompte paix termina cette guerre. La
+république, oubliée dans le précédent traité, réclama auprès de
+l'empereur pour être nommée dans celui de Crespi: elle le fut
+expressément. Son indépendance fut ainsi formellement reconnue par la
+France, et ses relations de paix diplomatiquement consolidées. Des
+navires génois étaient au service de François dans une expédition tentée
+peu après contre l'Angleterre pour obliger Henri VIII à rendre Boulogne
+dont il s'était emparé, et de ces vaisseaux il en périt plusieurs à
+l'embouchure de la Seine.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Jalousies et intrigues intérieures.
+
+Le gouvernement régulier de Gênes n'était pas sans ennemis et sans
+embarras intérieurs. On sentait de temps en temps la fermentation des
+levains de discorde qu'on n'avait pu détruire. Dans l'ancienne noblesse
+la jeunesse ne pliait pas son orgueil à la raison d'État, et, se
+déplaisant dans l'égalité, elle ébranlait cette union sur laquelle devait
+reposer la force de l'aristocratie. Les nouveaux nobles, se voyant
+méprisés, s'en indignaient; plus d'un trouvait que sous ce titre il
+avait moins gagné que perdu, et regrettait sa part d'influence dans le
+vieux parti populaire. Le patriciat avait pourtant pris tant de
+consistance dans l'opinion, que ceux qui s'en plaignaient briguaient d'y
+être admis, loin d'entreprendre de le détruire. Immédiatement après la
+révolution de 1528 et après la première rédaction du registre des nobles,
+il s'était élevé tant de réclamations de la part des prétendants,
+offensés d'avoir été exclus ou oubliés, qu'une admission périodique
+réglée pour l'avenir n'eût pu y suffire. On ne nous dit pas exactement ce
+qui se passa dans ces premiers temps; mais il est probable que le
+gouvernement eut la main forcée et qu'il ne put maintenir la paix
+publique qu'en faisant droit aux plaintes par une mesure extraordinaire.
+En 1531 on admit quarante-sept nouveaux nobles supplémentaires, si l'on
+peut parler ainsi, à titre d'omis ou négligés dans la première formation
+de la liste. Cette justice ou cette condescendance plus ou moins
+volontaire apaisa les prétentions pour un temps. Plus tard il s'éleva de
+grands doutes sur la fidélité de ces inscriptions. Leur exécution
+matérielle et la garde du livre d'or restaient abandonnées aux soins des
+secrétaires d'État. On se plaignit qu'ils en abusaient et qu'ils avaient
+osé insérer furtivement des noms à leur gré. Les suprêmes firent annuler
+trois inscriptions en 1560. Cet abus ne fut prévenu que par les lois de
+1576.
+
+La loi constitutionnelle permettait d'inscrire dix nouveaux nobles tous
+les ans; sur ce nombre huit devaient être pris dans la ville même.
+L'élection appartenait au sénat sans la participation du doge; et, comme
+il y avait huit sénateurs, l'usage était d'abandonner une nomination à
+chacun d'eux. On vit bientôt ce mode étrange ouvrir le livre d'or à des
+noms vulgaires et même honteux. Des transactions scandaleuses en
+résultèrent: l'inscription devenait la dot de la fille d'un sénateur, on
+en fit une sorte de marché; ceux de noblesse récente appelèrent leurs
+parents et leurs amis sans que les professions les plus basses y missent
+obstacle, et déjà il n'y avait que trop d'artisans anoblis depuis 1528.
+On ne l'avait pas calculé; on n'avait cru admettre que des plébéiens
+honorables pour les mêler à la noblesse: mais généralement à
+l'anoblissement d'un père de famille, son inscription comprenait avec lui
+ses fils nés et à naître; ainsi avec un homme de quelque distinction jugé
+en état de former à l'avenir une maison nouvelle, on adoptait plusieurs
+branches déjà séparées du tronc, enfants dont le métier et les alliances
+répugnaient à la notabilité à laquelle leur père était parvenu. Les
+réformateurs eux-mêmes avaient contribué à l'intrusion de la classe
+inférieure, et, si l'on en croit certains témoignages, dans la convention
+qu'ils avaient tacitement introduite, suivant laquelle la moitié des
+places devait appartenir à la noblesse nouvelle, cette moitié devait se
+subdiviser également parmi les anoblis entre les marchands et les
+artisans. En un mot, il n'y avait pas si obscur boutiquier qui ne se crût
+fondé dans ses prétentions à la noblesse ou au gouvernement. Mais avant
+que l'intervention des artisans en vînt à troubler l'État, la jalousie
+des nobles entre eux suffit pour y apporter la discorde.
+
+Aussitôt que la paix de 1544 eut délivré la république des dangers où
+l'entraînait la politique de deux puissances redoutables, l'ambition de
+la noblesse moderne éclata par des entreprises caractérisées. Depuis 1528
+on n'avait jamais violé la transaction solennelle suivant laquelle un
+doge du portique de Saint-Luc succédait (1545) à un doge du portique de
+Saint-Pierre dans leur règne de deux années. Tout à coup cette règle de
+bonne foi reçut une atteinte imprévue. Un doge de l'ancienne noblesse
+devait être nommé; abusant du hasard qui avait donné à l'autre parti la
+majorité parmi les électeurs spéciaux desquels dépendait la liste des
+candidats à soumettre au ballottage du grand conseil, on ne porta au
+choix de celui-ci que des noms du nouveau portique. La noblesse de Saint-
+Luc, étonnée, se répandit en clameurs contre l'usurpation, contre la
+violation de la foi publique, contre l'abus des forces de la majorité. On
+la laissa se débattre et se plaindre; le piège tendu ne pouvait
+s'éviter, elle ne pouvait nommer qu'un de ses ennemis. Les choses avaient
+été arrangées de manière que le choix ne pouvait même tomber que sur
+Jean-Baptiste de Fornari; ils en frémissaient en vain; et les jeunes gens
+de Saint-Pierre provoquant leurs rivaux par la raillerie et par un amer
+jeu de mots sur le nom du candidat, leur disaient qu'il n'y aurait point
+d'autre farine pour la fournée du jour.
+
+De Fornari fut nommé, homme aux talents de qui tout le monde rendait
+justice, et dont la probité et les moeurs furent estimées même après ses
+disgrâces; mais ambitieux, accusé de cultiver à son profit secret la
+faveur populaire au dedans et l'appui des princes au dehors. Les soupçons
+qu'il attira, le ressentiment de son élection forcée, tinrent pendant son
+règne les esprits dans la sourde agitation de la défiance et de la
+discorde; cependant les deux années de sa dignité se passèrent sans
+incidents remarquables, et le doge sortant de charge devint procurateur
+perpétuel sans opposition; c'est plus tard que les contrariétés
+l'attendaient.
+
+CHAPITRE V.
+Conjuration de Fieschi.
+
+(1547) En ce moment une crise célèbre mit dans le plus grand danger
+l'ordre présent de la république; la jalousie des deux factions nobles
+n'en fut pas la cause. Le mécontentement des plébéiens y concourut à
+peine. Un homme, rejeton de la plus antique noblesse, vint tenter
+d'asservir sa patrie en criant liberté: c'est ici la conjuration de
+Jean-Louis Fieschi.
+
+La branche de cette illustre famille dont il était le jeune chef avait
+fourni de génération en génération des hommes déterminés, toujours
+occupés du désir de la domination, prêts à tout faire pour l'acquérir, et
+n'ayant jamais eu scrupule à mettre en feu la république ou à y amener
+des maîtres étrangers. Non-seulement on a vu quel fut Hiblet, mais les
+Fieschi étaient ligués avec les Adorno quand ceux-ci livrèrent la ville
+au pillage: ils avaient tour à tour caressé la France, et s'étaient
+faits les fauteurs de la tyrannie des ducs de Milan.
+
+Puissant, riche en fiefs limitrophes, mais indépendants, de la
+république, Sinibaldo Fieschi, comte de Lavagne, avait épousé Marie de la
+Rovere, nièce de Jules II; il laissa quatre fils encore pupilles, Jean-
+Louis, l'aîné, Jérôme, Ottobon et Scipion, et avec eux, un fils naturel
+nommé Corneille. Intimement uni avec André Doria, il l'associa à la
+tutelle de ses enfants. Le jeune comte Jean-Louis prit possession dès
+dix-sept ans de son patrimoine rendu plus opulent pendant sa minorité.
+Bientôt il épousa Éléonore Cibo, soeur de l'héritier de Massa-Carrara;
+ses richesses, ses alliances, la grandeur de sa maison, l'ambition que
+lui inspirait une mère hautaine, tout nourrissait ce jeune homme de vues
+superbes et hardies; tout le conduisait aux vastes entreprises; il
+semblait être né pour elles. Ambitieux, téméraire, mais dissimulé,
+insinuant, avantagé des dons les plus attrayants de l'extérieur et de
+l'esprit, généreux, prodigue au besoin, à vingt-cinq ans il était en état
+de concevoir, de vouloir et d'accomplir, digne de servir de héros et puis
+de modèle à notre factieux coadjuteur de Paris.
+
+Fieschi, méprisant la forme apparente de sa république, n'y voyait qu'un
+pouvoir et un chef, et c'est de ce chef qu'il était jaloux. Il ne pouvait
+croire qu'André Doria dans sa haute fortune et dans sa gloire, autorisé
+par la puissance de Charles V, ne fût qu'un grand citoyen dans Gênes, n'y
+régnât pas et surtout ne voulût pas y faire régner sa famille après lui.
+C'est à cet empire qu'il ambitionnait de substituer le sien. Vainement il
+devait de la reconnaissance à son ancien tuteur, vainement il possédait
+et cultivait encore l'affection et la confiance de Doria; ces sentiments
+ne l'arrêtaient point; l'intime familiarité ne lui servait qu'à
+s'exciter par le spectacle journalier des grandeurs de cette maison et
+qu'à mesurer les coups qu'il pourrait lui porter.
+
+La position d'André était singulière, et ce n'est pas chez Fieschi seul
+qu'elle excitait l'envie. L'amiral ou le prince, comme on l'appelait
+depuis que Charles lui avait donné la principauté de Melphi dans le
+royaume de Naples, chargé d'honneurs et comblé de richesses, tenait dans
+Gênes un état supérieur à celui d'un particulier; commandant suprême pour
+César d'une force imposante, propriétaire lui-même d'une flotte entière
+qu'il tenait à la solde de l'empereur, la ville, le port étaient pleins
+de ses clients et de ses subordonnés sous les armes. Dans les conseils où
+la reconnaissance publique lui avait décerné une place distinguée, il
+n'affectait point l'autorité, mais l'habitude de compter sur la déférence
+de ses concitoyens prenait pied sur lui de jour en jour. Charles V, qui
+voulait en tirer le profit, l'excitait à exiger, à saisir cette
+prépondérance. On s'en apercevait, on commençait à trouver que
+l'influence accordée à de si grands services était devenue une puissance
+gênante et menaçait de dégénérer en tyrannie.
+
+Cependant André unissait la simplicité et la magnificence. Il conservait
+la franchise et la familiarité de l'homme de mer. Il était serein,
+populaire, abordable à tous; il marchait sans suite et dans l'habit le
+plus modeste. Il répandait beaucoup de dons dans le peuple, il parlait,
+il tendait la main au matelot. Son urbanité parmi les autres nobles
+faisait oublier la supériorité qu'il avait sur eux. Ainsi vivait
+l'honorable vieillard. Déjà parvenu à la quatre-vingt-unième année d'une
+carrière qu'il était destiné à pousser jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans,
+il conservait encore tant de vigueur de corps et d'esprit, que plusieurs
+années après il remonta sur la mer et reprit l'exercice de son
+commandement; mais au temps dont nous parlons, ambitieux de faire
+briller l'héritier qu'il s'était désigné, il prenait un noble repos dans
+Gênes, ou s'y occupait, en arbitre écouté, de la direction des affaires
+domestiques. Longtemps il avait montré assez de faveur aux nobles de
+Saint-Pierre et aux populaires en général. Ceux de Saint-Luc en étaient
+même jaloux. Gianettino Doria, fils d'un de ses cousins, était l'enfant
+adoptif d'André. Il lui avait assuré la transmission des fiefs et des
+charges qu'il tenait de Charles V. Le commandement de la flotte était
+déjà comme abandonné à ce jeune homme. Gianettino, élevé comme on l'est
+dans une si haute fortune, superbe avec toute l'imprudence du jeune âge,
+n'avait rien de la simplicité de son oncle, et de cette familiarité
+ouverte jadis contractée par celui-ci dans une condition plus humble et
+sur la mer. Il ne se montrait jamais qu'entouré d'un nombreux cortège
+d'officiers et de serviteurs. Il tenait les gens de mer et le peuple à
+une distance qui blessait les habitudes publiques; aussi entre l'oncle
+et le neveu, autant il se mêlait d'amour au respect que l'on portait à
+l'un, autant la faveur populaire s'éloignait de l'autre. Celui-ci
+offensait encore plus dans la société. Il exigeait la soumission, ne s'y
+croyant plus d'égaux. Fieschi, qui, avec des qualités plus aimables,
+n'avait pas moins d'orgueil, s'en indignait plus que tout autre. Il eût
+supporté la grandeur d'André, aspirant peut-être à trouver une part dans
+ce grand héritage. Il ne put s'accoutumer à la pensée de plier sous la
+puissance de Gianettino, et sa haine contre celui-ci fut le premier
+mobile de la conjuration.
+
+Tout en dissimulant ses projets il avait essayé d'exciter la noblesse
+contre un arrogant émule qui faisait déjà sentir le poids d'une grandeur
+usurpée. Il avait trouvé dans Gênes des hommes qui murmuraient, mais que
+préoccupaient la gloire et la vertu d'André, et qui n'étaient pas
+disposés à secouer le joug. Fieschi s'adressa ensuite à Barnabé Adorno,
+fils de l'ancien doge Antoniotto. Adorno, exilé de Gênes, habitait un
+château voisin de la frontière, et de là il n'avait pas renoncé à
+l'espoir de troubler un pays qu'il regardait comme dévolu et dérobé à sa
+famille. Un de ses affidés vint dans Gênes essayer de remettre en
+mouvement la faction qui autrefois obéissait au nom des Adorno; mais ses
+menées furent découvertes; l'émissaire fut arrêté et puni. Le nom de
+Fieschi fut souvent prononcé dans ces intrigues, mais il ne parut point
+de preuves contre lui et il ne fut pas impliqué dans cette affaire. Après
+cela il se tourna vers la France; on assure que déjà lorsque Pierre
+Strozzi avait été obligé d'évacuer le Plaisantin, Fieschi, ayant été
+requis de l'empêcher de passer sur ses terres, lui envoya secrètement un
+émissaire pour le conduire en sûreté par des voies détournées. Les agents
+français cultivèrent ces dispositions favorables au parti de leur maître.
+Un coup de main qui eût enlevé Gênes au patronage de l'empereur eût bien
+servi les intérêts du roi. Si Fieschi n'eût pas un traité conclu avec du
+Bellay, ministre du roi à Rome, il fut du moins encouragé, assuré d'un
+asile au besoin; et, en effet, après l'événement la France accueillit et
+protégea sa famille; mais tout à coup il rencontra une protection plus
+prochaine et un instigateur plus décidé.
+
+Le pape Paul III (Farnèse), qui avait fait son bâtard duc de Camerino,
+puis duc de Parme et de Plaisance, lui destinait encore le duché de
+Milan. Il s'était longtemps flatté de lui en procurer l'investiture. On
+se souvient que l'empereur, en s'emparant de cet État, avait protesté
+qu'il ne le retiendrait pas pour lui, et qu'il en disposerait pour le
+plus grand bien de l'Italie. Après avoir trompé François en lui
+promettant d'en investir le duc d'Orléans, il avait usé de la même
+manoeuvre envers Farnèse; mais celui-ci, désabusé des vaines promesses et
+convaincu que volontairement Charles ne se dessaisirait point de ce grand
+objet d'ambition, voulut à tout prix tenter de réussir par la ruine de la
+puissance espagnole en Lombardie.
+
+L'irascible pontife s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que la
+première victime devait être Doria, objet personnel de sa haine et de son
+indignation. Autrefois il avait honoré l'amiral de l'épée et du chapeau
+bénit, mais une occasion singulière avait changé la faveur en disgrâce.
+La cour de Rome avait mis la main sur la riche succession d'un évêque
+Doria, mort dans le royaume de Naples, et prétendait se l'approprier.
+André, héritier du sang, la réclamait. Quand il eut épuisé les raisons de
+droit, les prières et jusqu'aux menaces, il ne craignit pas de se faire
+justice par ses mains. Des galères pontificales se trouvaient à Gênes,
+Doria les séquestra de son autorité privée et les fit garder par ses
+propres forces stationnées dans le port. Il ne leur rendit la liberté de
+partir qu'après que le pape eut restitué la succession disputée. Paul fut
+à l'excès sensible à cet affront et ne déguisa pas l'intention de s'en
+venger. Cette haine s'unissait ainsi à ses ressentiments contre Charles
+et à une nouvelle politique qui le rapprochait des Français. Renverser
+l'état présent de la ville de Gênes, la soulever contre ce Doria qui la
+tenait dans les intérêts de César, était un plan de campagne propre à
+satisfaire toutes les vues du pape, et, dans ce dessein, l'ambition
+turbulente de Fieschi le signalait assez comme le meilleur artisan des
+troubles qu'on voulait exciter.
+
+Un membre de la famille, d'une autre branche que le comte de Lavagna,
+visitait Rome. Paul l'accueillit et lui témoigna la bienveillance du
+saint-siège et la sienne propre pour une maison toujours si fidèle à
+l'Église, qui a donné de génération en génération et des pontifes et tant
+de cardinaux dévoués, dont les chevaliers ont rendu tant de pieux
+services. Il s'informe de l'état de toute cette illustre race, il demande
+pourquoi aucun des quatre fils de Sinibaldo n'a paru encore à sa cour,
+pourquoi ils ne viennent pas chercher l'avancement qui les y attend. Les
+honneurs ecclésiastiques ne sauraient manquer aux cadets. Dans sa
+brillante carrière l'aîné ne voudra pas dédaigner l'accueil paternel d'un
+pape ami de la fortune du chef d'une si noble maison.
+
+Celui à qui étaient données ces assurances, parent éloigné du comte de
+Lavagna, hors de tout soupçon d'intrigue et membre très-fidèle du
+gouvernement, rapporta à Gênes ces invitations flatteuses où il n'avait
+vu qu'un honneur rendu au nom de sa famille. Il pressa publiquement les
+jeunes frères de se prévaloir des intentions favorables du pape, sans se
+douter de la portée des insinuations dont on l'avait rendu messager.
+Jean-Louis Fieschi se rendit à Rome. Là dès la première entrevue tout fut
+résolu. Paul l'enflamma de plus en plus contre les Doria, lui fit honte
+de supporter l'orgueil et d'attendre la domination de Gianettino. Il lui
+démontra que, pour renverser celui-ci, ce serait folie d'avoir scrupule
+de s'attaquer au vieux André; pour les moyens, il le renvoya à se
+concerter avec Pierre-Louis Farnèse, à Plaisance, et, pour premier
+secours, il promit que les galères pontificales seraient mises au service
+de la conspiration. «Ce sera, lui dit-il avec un sourire amer, à
+condition que vous ne me les laisserez pas séquestrer par Gianettino dans
+votre port de Gênes.» On convint à Plaisance de cacher l'entreprise sous
+le voile de la dissimulation. Le duc Farnèse ne voulut pas que le nom du
+pape fût prononcé. Les galères que l'on devait confier à Fieschi lui
+furent vendues en apparence. Il avait si bien gardé le secret de ses
+desseins, qu'à la nouvelle de ce marché, Paul Pansa, qui avait été son
+instituteur et qui était resté son fidèle conseiller et l'intendant de
+son patrimoine, lui écrivait de Gênes dans l'étonnement et dans le regret
+de cette acquisition irréfléchie. Il n'y avait pas d'argent disponible
+pour la payer; on allait donc s'endetter pour la spéculation la plus
+fausse; car, disait le sévère moniteur, le comte n'était sûrement pas en
+disposition de s'adonner à la mer et à la marchandise; aucun de ses
+jeunes frères n'y paraissait propre; et confier à la conduite d'un
+lieutenant étranger à la famille une flotte qui emporterait une si grande
+part de la fortune de la maison, n'était-ce pas la plus imprudente des
+légèretés?
+
+Le comte, en retournant de Plaisance, s'arrêta dans ses terres, et là,
+sans bruit ou sous des prétextes plausibles, il s'assura des hommes
+dévoués qu'il put y réunir. Il y laissa des instructions pour donner
+secrètement une organisation régulière aux bandes de ses paysans, afin
+qu'à son premier signal elles fussent en état de marcher et de combattre.
+Revenu à la ville, il prit un autre rôle, et personne n'y soupçonna ses
+projets. Il rechercha bien les nobles de Saint-Pierre; il fomenta en
+général la jalousie contre les orgueilleux de Saint-Luc, contre
+l'insolence de Gianettino, les vues ambitieuses de Doria et l'influence
+espagnole que le vieux amiral faisait dominer dans Gênes; mais il ne
+s'ouvrit sur aucun dessein pour y remédier. Loin de là, il continua à
+fréquenter le palais Doria avec une assiduité redoublée. Il était le
+premier courtisan d'André: il lui demandait des avis pour les
+entreprises maritimes auxquelles il destinait les galères achetées à Rome;
+en un mot, il se maintenait si bien dans l'intimité du vieillard, que
+quelques défiances ayant été conçues à Milan, André, averti qu'un Fieschi
+tramait quelque chose, répondit aux ministres de l'empereur qu'un seul de
+cette famille serait en état d'être ambitieux, et que pour celui-ci
+c'était un jeune homme d'une excellente conduite, plein d'attachement
+pour son ancien tuteur, dont aucun soupçon ne saurait approcher. Doria en
+répondait.
+
+Fieschi caressait le peuple; connu de tous, il affectait les manières
+familières, et telle était la facilité naturelle de ses moeurs qu'elle
+empêchait de suspecter cette politique. Il prodiguait les secours aux
+plus pauvres, les bienfaits cachés aux infortunés, et, dans les
+occasions, il savait donner à sa libéralité un caractère plus marqué qui
+la rendait publique et populaire. Il avait questionné comme par hasard
+des tisserands en soieries sur l'état de la manufacture dans une année de
+pénurie. Sur la peinture qu'ils lui firent de la misère de leurs
+ouvriers, il fit venir de ses greniers une quantité considérable de
+grains et la remit aux consuls de la profession pour donner du pain à ces
+pauvres gens.
+
+Cependant ses plans étaient loin d'être arrêtés, et il n'avait encore
+dans Gênes que trois confidents; Sacco, le principal juge de ses fiefs,
+subalterne entièrement dévoué à son maître et homme de ressources et
+d'intrigues; Calcagno, ancien serviteur qui s'était élevé dans la maison
+Fieschi de la domesticité la plus basse jusqu'à la confiance du comte
+dans ses plus grandes vues; enfin Verrina, le personnage le plus
+important, le véritable inspirateur de la conjuration. C'était un reste
+de ces populaires qui, n'ayant pas eu assez de consistance pour être
+rangés dans la nouvelle noblesse, détestaient la constitution
+aristocratique et nourrissaient une haine implacable contre les Doria qui
+l'avaient fondée et qui en avaient le profit. Il s'était lié avec le
+jeune ambitieux, il étudiait et caressait son ardeur et ses
+mécontentements; mais rien de sérieux encore ne s'était traité entre
+eux. Un jour, pour première confidence, Fieschi lui découvrit un dessein
+qu'il venait d'arrêter. Impatient de donner cours à sa haine, il voulait
+tuer Gianettino et aussitôt se mettre à l'abri sous la protection
+française. Depuis quelques heures, il avait expédié son blanc-seing à
+Rome pour passer au service du roi de France. Verrina, indigné, lui
+demanda si c'était là tout ce que devait faire un homme de coeur, s'il
+devait perdre ainsi une position si éminemment favorable. Pour lui, quand
+il avait vu le comte Fieschi si haut placé et en même temps si populaire,
+se procurer des galères, se pourvoir de forces, il n'avait pas douté que
+ce ne fût pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Quand tout invite à
+la saisir, c'est une honte de fuir; c'est une honte de ne penser qu'à
+prendre misérablement une victime. Excité par ces reproches, le comte lui
+demandait ce qu'il avait donc à faire. La réponse fut prompte: Prendre
+les armes, soulever le peuple, renverser la noblesse, se défaire de tous
+ses ennemis à la fois, de tous ceux qui feraient obstacle, enfin étonner,
+surprendre et régner. Verrina en détaillait les moyens; il comptait les
+hommes que Fieschi pouvait faire venir de ses fiefs, les auxiliaires que
+lui-même saurait réunir: et, à son avis, c'était immédiatement qu'on
+pouvait, qu'on devait agir. Fieschi s'enflammait à cette perspective,
+mais il conservait un doute: le peuple appelé à la liberté lui
+laisserait-il prendre la seigneurie? Verrina en répondait. Quand le doge
+aurait été chassé du palais, quand le vainqueur y serait entré porté par
+la foule, Verrina de sa main lui placerait sur la tête une couronne
+ducale; tous applaudiraient: l'on poignarderait le premier qui
+s'aviserait de murmurer; et au besoin on emprunterait, pour comprimer les
+opposants, les troupes que ne refuserait pas Farnèse. Tous les scrupules
+s'évanouissaient: un nouveau messager fut dépêché peur reprendre le
+blanc-seing envoyé à Rome.
+
+On convint sur-le-champ des mesures à prendre. Calcagno se chargea des
+préparatifs dans le palais Fieschi; Sacco, des démarches à Rome, à
+Plaisance, dans les terres du comte; Verrina se réserva de soulever le
+peuple, d'enflammer les esprits mécontents; et certes il était né pour
+de telles oeuvres. Son premier soin fut d'enrôler une troupe de gens de
+main et de bandits sous prétexte d'avoir besoin d'eux pour se défaire
+d'un ennemi dans une querelle privée: chose fort simple en ce temps et
+qui ne pouvait éveiller la défiance publique.
+
+Après ces préliminaires, on chercha l'occasion la plus propice. Une
+cérémonie religieuse pouvait réunir tous ceux que l'on voulait détruire,
+André et Gianettino Doria, leurs parents et leurs adhérents principaux.
+On aurait encore pu les surprendre dans un banquet que Fieschi ne pouvait
+se dispenser de donner pour célébrer les noces de Jules Cibo, son beau-
+frère, avec la soeur de Gianettino. Le palais Fieschi était situé sur une
+hauteur qui domine la ville, dont il était comme séparé par de rapides
+descentes ou par le beau pont de Carignan jeté entre deux collines au-
+dessus des maisons d'un quartier inférieur. Les communications pouvaient
+être facilement interceptées, et les convives seraient restés sans
+défense entre les mains des conjurés. Le comte rejeta ces projets; il ne
+voulait point profaner une église; il s'indignait à la pensée de violer
+l'hospitalité. Les Doria devaient périr, il ne voulait pas les assassiner:
+il entendait agir à force ouverte. La situation isolée de son palais ne
+devait servir qu'à y cacher les apprêts d'une attaque soudaine. Calcagno
+eut ordre de le remplir secrètement d'armes, d'y introduire peu à peu et
+d'y cacher autant de vassaux du comte qu'il en pourrait venir à la ville
+sans être remarqués. Verrina, sûr de ses sicaires, pratiqua avec plus de
+confiance les populaires mécontents et les nobles sans crédit que l'on
+supposait disposés à se lever contre l'oligarchie.
+
+Une des galères de Fieschi arriva dans le port et se plaça dans la darse,
+non loin de celles de Doria. Fieschi annonça qu'il la destinait à faire
+la course au Levant et qu'il la faisait venir à Gênes pour en compléter
+l'équipement. Ce fut un prétexte pour y mettre des armes et pour faire
+venir ostensiblement de nouvelles recrues des terres du comte.
+
+Le moment d'agir fut enfin fixé. Le premier jour de janvier mettait
+toutes les familles en fête: la nuit qui suivait cette journée devait
+être favorable à une surprise. Ce jour le comte visita Doria à son
+ordinaire et l'entretint longtemps. Il s'arrêta familièrement chez
+Gianettino, caressa les enfants de la maison et montra le visage le plus
+libre, le moins suspect d'inquiétude ou de projets. En prenant congé il
+avertit qu'enfin sa galère serait expédiée la nuit même, qu'il
+recommanderait que le départ s'exécutât avec le moins de bruit possible
+pour ne troubler le sommeil de personne; que s'il n'y réussissait pas
+entièrement il en faisait ses excuses, et qu'au surplus, si l'on
+entendait quelque rumeur, on n'aurait pas à s'en inquiéter, la cause en
+étant connue d'avance.
+
+Sorti avant la chute du jour du palais Doria, il passa dans quelques
+lieux de réunion des nobles de Saint-Pierre pour y rencontrer les jeunes
+gens sur lesquels on pouvait compter. Malgré les soins que Verrina avait
+promis de prendre pour les réunir en grand nombre, on assure que Fieschi,
+les invitant à venir finir la fête dans son palais, ne put rassembler que
+vingt-huit convives. D'autres relations cependant donnent au comte deux
+cents adhérents populaires ou nouveaux nobles. Par ses ordres ou
+moyennant la vigilance de Calcagno, les portes du palais étaient ouvertes
+à quiconque se présentait pour entrer, et fermées à toute sortie.
+
+Pendant que l'assemblée grossissait et que Sacco et Verrina en faisaient
+les honneurs, Fieschi dévoilait son dessein à ses frères, enflammait leur
+jeune ambition et leur marquait les postes qu'ils seraient chargés
+d'occuper. Suivi par eux et déjà revêtu de ses armes, il parut enfin au
+milieu de ses hôtes. Ce n'est point, leur dit-il, à une fête, à de vains
+plaisirs qu'il les a appelés dans ce grand jour, c'est à l'oeuvre de la
+liberté qu'il les invite. Il s'agit d'affranchir la patrie, de briser le
+joug des Espagnols, de renverser les fauteurs de leur usurpation,
+l'insolent Gianettino et ce vieillard qui, ayant autrefois servi la
+république, l'opprime aujourd'hui et s'efforce à rendre la tyrannie
+héréditaire. Ils n'ignoraient pas, ces nouveaux tyrans, qu'il restait des
+hommes généreux pour leur faire résistance, et Gianettino, ne reculant
+devant aucun crime, avait résolu de se délivrer par une proscription de
+tous ceux dont il redoutait l'énergie. Fieschi, qui se savait du nombre
+des proscrits, connaissait la liste fatale; il conjurait ses amis de
+prévenir le coup dont il les voyait menacés et de venir avec lui se
+sauver, se venger, et rétablir la liberté et la république. Le concours
+de tous les gens de bien leur était assuré.
+
+La proposition était fort inattendue; de tant d'auditeurs peu répondirent
+avec enthousiasme; les autres, étonnés, se laissèrent entraîner par
+l'adhésion apparente du plus grand nombre qui approuvait ou n'osait
+contredire. Deux seuls déclarèrent qu'ils répugnaient à une entreprise si
+violente. Fieschi, n'ayant pu les convaincre, les laissa maîtres de ne
+pas le suivre et se contenta de les faire retenir dans son palais. Déjà
+chacun s'armait ou prenait à la hâte quelques aliments: on attendait le
+signal de la marche. Un dernier soin retenait le comte. Sa jeune épouse,
+renfermée dans un appartement écarté du tumulte des convives, ignorait
+encore les projets qui les avaient fait réunir. Au moment d'en exécuter
+l'entreprise, Fieschi vint enfin les lui avouer. Il sortait, et avant de
+rentrer il l'aurait faite maîtresse de Gênes. La comtesse effrayée et
+tout en larmes, essaya de s'opposer à sa sortie, elle le conjura de
+renoncer à une tentative aussi désespérée. A ces efforts le sage Pansa
+joignit ses remontrances; mais rien ne put ébranler le comte. Tout était
+prêt et on ne rétracte pas un dessein avancé. Il priait sa femme et son
+vieil ami de lui épargner des reproches et des craintes qui, sans le
+retenir, se tourneraient pour lui en mauvais augure. Il embrassa la
+comtesse et se déroba à ses tendres supplications.
+
+Verrina avait parcouru la ville dans les ténèbres de la nuit; tout était
+calme, rien n'avait transpiré. La galère était prête à occuper
+l'embouchure de la darse du côté de la mer pour empêcher la sortie de la
+flotte de Doria; en attaquant la porte de terre on était sûr d'enlever
+cette force imposante, et Fieschi jugea que c'était l'opération
+principale; il se la réserva. On se mit en mouvement, d'abord en silence;
+les conjurés improvisés précédaient les troupes de mercenaires, de
+paysans armés, de gens sans aveu ramassés par Verrina. Corneille, le
+frère bâtard du comte, fut détaché pour s'emparer de la porte de l'Arc;
+Ottobon, accompagné de Calcagno, courut attaquer la porte Saint-Thomas,
+poste important qui séparait le palais Doria de la ville et de la darse.
+Jérôme, tenant le centre de la cité, couvrait et liait les opérations de
+ses frères.
+
+En sortant le comte, s'emparant déjà du suprême pouvoir militaire,
+déclara que ses ordres étaient donnés et que quiconque tenterait de se
+dérober dans la marche ou s'écarterait de la troupe serait immédiatement
+poignardé. Les plus fanatiques de liberté parmi ses compagnons lui
+demandaient à leur tour une explication franche sur les vengeances qu'on
+allait exercer. Il avait des parents, des amis parmi les oligarques:
+viendrait-il prescrire de les épargner? Il répondit qu'il ne demandait
+grâce pour aucun, qu'il les dévouait tous sans exception. Ses farouches
+auditeurs applaudirent, et quelques-uns se dirent l'un à l'autre que
+lorsque des nobles il ne resterait plus que lui, le peuple en finirait
+aisément avec la noblesse.
+
+Les mouvements réussirent d'abord. Le comte, maître de la darse dont il
+avait forcé la porte, tandis que ses marins en avaient fermé l'issue par
+la mer, se porta sur la première des galères de Doria, s'en empara, et
+passa rapidement de bord en bord pour se hâter de les soumettre toutes au
+milieu de la clameur des équipages et des efforts des rameurs qui
+tentaient de rompre leurs fers. Ce tumulte fut la première annonce du
+danger qui parvint au palais Doria. Gianettino éveillé et ne soupçonnant
+qu'une révolte de ses forçats, courut au bruit, suivi d'un seul
+domestique. Il ignorait que la porte Saint-Thomas était déjà occupée par
+des ennemis. Tombé entre leurs mains, il fut massacré incontinent.
+L'homme qui l'accompagnait, rétrogradant, porta l'alarme au palais Doria.
+Le vieil André fut enlevé par de fidèles serviteurs et transporté par la
+montagne dans une campagne éloignée.
+
+La conjuration faisait des progrès. Le gouvernement, enfin averti,
+rassemblait ses membres avec peine; peu de troupes, peu de citoyens
+fidèles étaient sous les armes pour résister à l'insurrection. Jérôme
+Fieschi, au coeur de la ville, appelait les citoyens à la liberté. Il
+battit et dispersa les premières forces qui se présentèrent devant lui.
+Le doge et le sénat, n'en ayant pas d'autres à lui opposer en ce moment,
+recoururent à la négociation. On résolut d'envoyer vers le comte une
+députation nombreuse pour lui demander ses intentions et pour lui offrir
+de traiter sur toutes les satisfactions qu'il voudrait prétendre. Les
+hommes les plus accrédités se chargèrent de ce message, et à leur tête
+marcha Hector Fieschi, ce parent d'une autre branche qui, le premier,
+avait apporté sans les pénétrer les invitations du pape à Jean-Louis. Les
+députés, parvenus vers Jérôme, lui demandèrent le libre passage pour
+aller trouver le comte de Lavagna. «C'est moi qui le suis, répondit à
+haute voix l'imprudent jeune homme; il n'y en a pas d'autre que moi;
+faites votre message.» Ce seul mot, entendu et par les amis et par les
+ennemis, changea à l'instant toute la face des affaires.
+
+Il était vrai; son frère était mort. Le malheureux Jean-Louis, au milieu
+du plein succès de son entreprise, avait péri misérablement. En passant
+d'une galère à l'autre, une planche ébranlée l'avait fait tomber dans la
+mer. Enfoncé dans la vase de la darse, sans doute le poids de son armure
+avait rendu vains ses efforts, tandis que sa troupe, emportée par le
+mouvement et pensant le suivre, loin de le secourir ignorait même le
+déplorable incident qui la privait de son chef. Tout était fini dans la
+darse quand, le cherchant inutilement, on se convainquit qu'il manquait à
+son triomphe, et l'on ne put enfin douter de sa perte. Ses principaux
+amis la tenaient encore secrète, espérant d'achever la révolution en son
+nom; on en fit parvenir la triste confidence à Jérôme, à l'aîné de ses
+frères; il venait de l'apprendre quand la députation se présenta à lui,
+et l'orgueil de se voir l'héritier du succès et des espérances de Jean-
+Louis lui fit hâter cette déclaration précipitée. Ni dans son parti, ni
+dans celui dont il fallait achever la défaite, personne ne pouvait
+espérer ni craindre de ce jeune homme sans expérience, ce que les talents
+et la résolution de Jean-Louis eussent pu seuls consommer. Ce n'était
+plus qu'une émeute sans chef accrédité et sans véritable but.
+
+Les députés bien avisés répondirent à Jérôme avec une prudente
+circonspection. En les congédiant il leur intima d'aller enjoindre à leur
+doge de se retirer du palais de la république. Mais en peu d'instants il
+vit sa troupe décroître, ses amis se détacher; il s'aperçut que le temps
+de faire la loi était passé, et bientôt arriva celui de la recevoir. Le
+gouvernement avait pris courage: le nombre des nobles qui se
+réunissaient au palais se grossissait sans cesse et ramenait la
+confiance. Le peuple, regardant l'entreprise de Fieschi comme désespérée,
+prenait les armes pour le sénat contre les perturbateurs du repos public;
+dans cette situation on fit chercher le vieux Pansa; on l'envoya vers
+Jérôme pour lui faire toucher au doigt le danger de sa fausse position,
+pour l'avertir que, ne pouvant y tenir, il n'avait pas un moment à perdre
+et qu'il ne lui restait qu'à profiter de l'indulgence avec laquelle on
+souffrirait qu'il se retirât. Découragé, intimidé et sans espérance, le
+jeune homme céda à ce conseil; il gagna la porte de l'Arc, et, suivi de
+quelques partisans, il se retira dans le château de Montobbio, l'une des
+places et la plus sûre du patrimoine de sa famille. A cette nouvelle son
+frère Ottobon et ceux qui tenaient la darse avec lui, Sacco, Verrina,
+Calcagno, se jetèrent sur la galère romaine et se sauvèrent à Marseille.
+
+Le tumulte étant fini, la ville était en sûreté; l'alarme cependant se
+prolongea quelques jours: on répandait le bruit que Jean-Louis n'était
+pas mort, qu'il était au nombre des fugitifs qui avaient trouvé un asile
+à Marseille et qu'il allait venir avec les forces françaises reprendre et
+terminer son ouvrage; mais après quatre jours de recherches son corps
+fut retrouvé et exposé aux regards du public; les craintes s'apaisèrent.
+Le gouvernement reprit paisiblement sa marche. Le terme des fonctions du
+doge de Fornari venait d'expirer; on lui donna un successeur avec les
+formes accoutumées; on expédia des députés chargés de ramener André
+Doria. A son retour il se fit porter au sénat. Il y reçut les témoignages
+de l'intérêt public pour les dangers qu'il avait courus et pour la perte
+de son fils adoptif. Le vieillard fit sentir à son tour que la confiance,
+l'amitié presque paternelle trahies par ce malheureux Fieschi étaient
+peut-être la blessure la plus saignante de son coeur. Il demandait une
+vengeance éclatante pour la république et pour les lois de l'attentat le
+plus énorme. La mémoire de celui qui était mort, la tête et les biens des
+complices qui avaient survécu devaient payer la peine du crime. La
+permission sur laquelle ceux-ci avaient quitté la ville n'était pas une
+abolition de leur méfait; accordée d'ailleurs hors de la forme légale
+des délibérations ordinaires, elle ne liait point le gouvernement. Sur
+cette insistance il fut résolu de poursuivre les conjurés. Le magnifique
+palais Fieschi, qui de Via Lata dominait la ville, fut rasé et sur ses
+ruines fut plantée une pierre diffamatoire; elle portait la défense à
+perpétuité de bâtir sur ce terrain où la perte de la patrie avait été
+préparée. On leva des troupes, on commit des généraux pour aller exercer
+la confiscation sur toutes les terres des comtes de Lavagna et surtout
+pour assiéger Jérôme Fieschi dans Montobbio. Il y avait réuni toutes ses
+ressources; ses frères étaient passés à la cour de France pour y
+implorer de l'appui. Déjà Verrina, leur servant de messager, était venu
+promettre aux assiégés un prompt renfort de troupes françaises. Le sénat,
+qui ne l'ignorait pas et qui craignait de commettre la république avec le
+puissant auxiliaire appelé par Fieschi, entreprit de faire tourner la
+guerre en négociation. Pansa fut encore employé comme médiateur. On
+offrait à Jérôme, pour lui faire abandonner son château, autant d'argent
+qu'il en aurait voulu et toute sûreté pour en sortir; mais les
+assurances que Verrina avait apportées lui firent rejeter ces
+propositions avec hauteur. La place, disait-il, ne lui appartenait plus,
+et les forteresses du roi de France ne se rendaient pas ainsi. Sur cette
+réponse on poussa l'attaque afin de prévenir le secours. On amena devant
+Montobbio de grandes forces et beaucoup d'artillerie. Cependant les
+opérations contrariées et la résistance opposée firent durer le siège.
+Les Français ne parurent point. Jérôme, commençant à désespérer, eût
+ouvert l'oreille aux accords; il n'était plus temps. Doria exigeait le
+sang des coupables, il l'obtint; la place se rendit à discrétion. Dès
+l'entrée, Calcagno et quelques autres complices qui avaient prêté la
+main au meurtre de Gianettino, furent mis à mort sans formalité, et,
+disait-on, par un ordre spécial du sénat. Les autres prisonniers furent
+réservés pour un simulacre de procédure. Jérôme Fieschi et Verrina eurent
+la tête tranchée. Les fortifications de la place furent démolies. La
+république prit possession des domaines que la famille Fieschi tenait sur
+son territoire. Charles V confisqua les fiefs qui relevaient de l'empire,
+attendu qu'ayant à son service les galères de Doria, leur attaque était
+un crime féodal dans la personne d'un de ses vassaux. André Doria et sa
+famille furent gratifiés de ces terres confisquées.
+
+Le pape, qui trop évidemment avait encouragé l'entreprise des Fieschi, se
+crut obligé d'adresser à André Doria une lettre de consolation pour la
+mort de Gianettino. Doria n'en fut que plus blessé, et peu après le pape
+ayant perdu le duc de Plaisance, son fils, assassiné par quelques
+conspirateurs, Doria, écrivant à son tour sur cette mort violente,
+affecta de lui renvoyer les mêmes termes de sa froide condoléance.
+
+
+LIVRE DIXIÈME.
+RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX
+PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE
+CONSTITUTION.
+1548 - 1576.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du
+Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
+
+(1548) L'assassinat de Farnèse avait fourni à l'empereur l'occasion de
+s'emparer de Parme et de Plaisance. Pour le maître du duché de Milan
+c'était faire un grand pas dans le projet favori d'unir sous une couronne
+royale toute l'Italie supérieure. Le désir de comprendre la seigneurie de
+Gênes dans ce plan ambitieux, l'espérance de trouver des facilités pour y
+réussir dans le dévouement de Doria et dans son crédit sur sa ville
+natale, ne pouvaient manquer de se présenter à l'esprit de Charles et de
+ses ministres. Ils s'emparèrent comme d'un prétexte des conséquences de
+la conjuration de Fieschi. Déjà dès les premiers moments, le gouverneur
+de Milan avait voulu faire marcher des troupes pour rétablir, disait-il,
+l'ordre et la sécurité. On s'était hâté de décliner cette intervention
+officieuse; l'ordre et la sécurité étaient déjà raffermis; mais
+l'ambassadeur Figuera, qui habitait Gênes depuis longtemps et qui
+n'ignorait pas l'art d'y semer des intrigues, affectait de grandes
+craintes. L'entreprise, selon lui, n'était pas un tumulte d'enfants
+perdus; elle avait de profondes racines, et il fallait se prémunir contre
+une nouvelle explosion. L'empereur était fondé à y veiller pour la sûreté
+de ses propres États d'Italie. Après avoir répandu ces insinuations, il
+fit agir ses créatures; le ministre de l'empereur n'en manquait jamais
+dans Gênes; beaucoup d'hommes même importants s'étaient adonnés aux
+volontés d'une si grande puissance pourvue de tant de moyens d'obtenir,
+d'intimider et de corrompre.
+
+Ils eurent la lâcheté de signer une supplique secrète à l'empereur, pour
+l'inviter à donner à Gênes une garnison impériale et à exiger l'érection
+d'une citadelle capable de garantir sous son autorité la tranquillité de
+la république.
+
+Ferdinand Gonzague, alors gouverneur de Milan, était l'artisan principal
+de ces menées. Charles V, facilement persuadé qu'elles seraient conduites
+à effet au gré de son ambition, expédia à Gênes son ministre Granvelle et
+avec lui des ingénieurs chargés de choisir la place où la forteresse
+impériale serait élevée. On ne doutait pas que Doria ne concourût dans un
+dessein qui semblait provoqué par les sollicitations des autres Génois
+partisans de l'empereur. Granvelle allait donc lui en faire l'ouverture;
+mais, à la grande surprise du négociateur, l'amiral montra une inflexible
+résistance à ce qui menaçait l'indépendance de sa patrie. Il attesta les
+promesses faites de protéger la liberté génoise. Plus il était
+sincèrement dévoué, moins il laisserait tacher la gloire de Charles par
+une injuste usurpation. Et quant à lui, comblé de faveurs, honoré de tant
+de confiance, il était résigné à renoncer à tout, plutôt que de manquer à
+la défense des droits de son pays. Granvelle insistant, le courageux
+citoyen s'adressa directement à l'empereur; et, la tergiversation des
+réponses échauffant la vivacité des répliques, Doria prit le parti
+d'assembler chez lui les nobles dont l'ambassadeur espagnol avait
+extorqué les signatures. Il leur fit honte de leur faiblesse, il les
+obligea à désavouer le voeu antipatriotique qu'on leur avait dicté; et,
+après les avoir ramenés à de meilleures vues, il se rendit au sénat, il
+dénonça hautement les projets qui menaçaient la république. Il demanda au
+gouvernement de revendiquer ses droits et de défendre la liberté de sa
+patrie. Cet appel fut entendu, l'opinion publique fut unanime; et rien
+n'étant plus populaire à Gênes que le sentiment de la nationalité, on se
+souleva de toutes parts pour écarter ce qui l'inquiétait. Les ingénieurs
+espagnols exploraient les hauteurs, mesuraient, traçaient des plans; le
+peuple en tumulte se porta contre eux, détruisit leurs préparatifs et les
+réduisit à la fuite. Le sénat prit, pour sauver leur vie, les mesures de
+sûreté les plus propres à leur inculquer l'idée du plus grand danger.
+Granvelle connut que sa mission se prolongerait inutilement; il repartit.
+Doria, écrivant de nouveau à l'empereur, se servit de ce qui s'était
+passé pour lui faire entendre les vraies dispositions du pays et
+l'inutilité des tentatives que l'on ferait pour donner un maître étranger
+à la république. Charles n'insista pas et ajourna pour un peu de temps
+son ambitieuse fantaisie.
+
+Cependant cet incident eut de longues et sérieuses conséquences. Doria
+crut devoir racheter sa franchise patriotique par quelques démonstrations
+qui ôtât à l'empereur le prétexte de demander de nouvelles garanties pour
+la sécurité commune. Doria lui-même avait été profondément blessé dans
+ses affections et dans son système. De cette diffusion de la noblesse, de
+cette égalité entre tous les nobles que lui-même il avait introduite dans
+le sein du gouvernement, il voyait sortir le pouvoir menaçant d'une
+majorité formée par les nobles intrus; il voyait la conduite des affaires
+prête à dépendre non-seulement de chances fortuites d'un tirage au sort,
+mais des combinaisons factieuses entre des éléments inégaux en nombre, au
+mépris de cette supériorité de crédit et d'importance contre laquelle il
+n'eût jamais cru des hommes nouveaux capables de se révolter. Ces hommes,
+à peine sortis de la classe des plébéiens, s'appuyaient encore de celle-
+ci, et enfin, ce qui n'était pas moins à craindre, ce qui venait de se
+voir, il suffisait d'un ambitieux habile à caresser ces nobles encore
+bourgeois, pour que le chef fût un Fieschi ou un Spinola, au lieu d'être
+Doria. L'amiral mit tout en oeuvre pour prévenir cet affront et ces
+bouleversements. Il présumait assez de la reconnaissance publique pour
+espérer qu'on lui laisserait corriger son propre ouvrage. En effet, il
+obtint qu'une baillie de huit membres serait chargée de la révision de
+certaines des formes du gouvernement. Il présida à cette réunion. Sur les
+huit, il disposait, dit-on, de quatre voix; il en séduisit deux de plus,
+et, après une vive résistance, les deux autres cédant enfin1, le sénat, à
+son instigation, se servit du pouvoir législatif que la constitution de
+1528 lui avait laissé pour convertir en loi les changements que le vieil
+amiral exigea dans l'intérêt de l'oligarchie. Sur les quatre cents
+membres du grand conseil les trois cents qu'y introduisait le sort entre
+tous les nobles ne nommèrent plus leurs cent autres collègues. Parmi ces
+quatre cents ce ne fut plus le sort qui désigna les cent membres du
+consiglietto. L'une et l'autre de ces nominations passèrent aux deux
+collèges réunis avec l'adjonction des huit protecteurs de Saint-George,
+des cinq suprêmes syndicateurs et de sept autres notables magistrats. Les
+vingt-huit électeurs qui participaient à l'élection du doge et ceux à qui
+l'on confiait le concours à l'élection des sénateurs, furent choisis non
+plus par le grand conseil, mais par le consiglietto.
+
+C'est ainsi que l'influence sur les choix fut rapportée aux magistrats
+principaux et enlevée au sort et par conséquente la faction la plus
+nombreuse et la plus populaire de la noblesse. On ne craignit plus de
+voir une élection imposée comme celle du doge de Fornari, et ceux qui
+l'avaient subie, il y avait deux ans, en sentant leur force ne tardèrent
+pas à en faire porter la peine à celui-ci. Peu après il fut accusé
+d'avoir correspondu avec la cour de France. Les anciens nobles et
+l'ambassadeur de Charles V s'unirent pour invoquer sa punition. Il fut
+arrêté et mis en jugement. Il avouait une correspondance, mais elle se
+bornait, suivant lui, à la répétition d'une créance sur le gouvernement
+français. Une sentence le priva du titre, des honneurs de procurateur à
+vie et de la noblesse, le condamnant à une relégation perpétuelle dont le
+lieu lui fut assigné à Anvers. De Fornari se rendit en Flandre; il y
+vécut sans intrigue et y mourut honoré.
+
+On n'avait pas attendu de voir ce premier essai des avantages que
+l'aristocratie venait d'acquérir pour en apprécier les conséquences. Le
+parti de Saint-Pierre sentait ses pertes et se répandait en murmures et
+en réclamations. Il s'adressait au public, il décriait la loi nouvelle et
+cherchait à la rendre odieuse et même ridicule. Le vieux Doria avait dit
+d'avance qu'il avait quelque chose à retoucher pour perfectionner le
+galbe de sa république. De cette expression bizarre, défigurée par un
+diminutif et par la prononciation génoise, la loi fut appelée du
+garibetto (pour galbetto), et c'est sous ce nom qu'elle devint et resta
+la cause constante des dissensions jusqu'en 1576; car autant les nobles
+populaires détestaient cette loi, autant les anciens nobles tenaient à la
+réforme. De bons observateurs assurent qu'une certaine préoccupation leur
+en faisait exagérer l'intérêt et le besoin. Le souvenir de la loi qui, si
+longtemps et jusqu'en 1528, avait exclu les nobles de la première place
+du gouvernement et notamment de celle de doge, frappait encore les
+esprits. Les anciennes familles sur qui avait pesé cette exclusion ne
+pouvaient croire que les populaires n'eussent pas un plan arrêté pour le
+faire revivre, sinon en droit, du moins en fait, en se prévalant des
+avantages que leur nombre leur donnait dans les chances du sort, si la
+nouvelle loi était écartée2.
+
+(1548) D'autres combinaisons ne tardèrent pas à réveiller les inquiétudes
+de la république sur son indépendance. Il paraît bien certain que Charles
+avait conçu le dessein de fonder en Lombardie un grand État pour en doter
+don Juan d'Autriche, si même ce plan ne se liait pas à celui de
+dédommager l'infant don Philippe de la couronne impériale, à laquelle
+Ferdinand, nommé roi des Romains, se refusait à renoncer. L'occupation de
+Gênes eût été une partie essentielle de ce projet; elle eût uni en un
+corps les possessions que Charles avait successivement acquises dans le
+nord de la Péninsule; elle aurait assuré sa possession dans la mer
+Méditerranée.
+
+Cosme Médicis, grand-duc de Toscane, Gonzague, gouverneur du Milanais, et
+le duc d'Albe, le plus accrédité des confidents de l'empereur, avaient le
+secret de ses desseins. Le dernier était chargé de conduire d'Allemagne à
+Madrid l'archiduc Maximilien qui devenait le gendre de Charles; on
+annonçait qu'à son retour il ramènerait l'infant don Philippe mandé par
+son père; mais d'Albe cheminant avec lenteur, avant de quitter l'Italie
+pour l'Espagne, s'arrêta à Milan, puis à Plaisance, et là, grâce à ce que
+les Farnèse y avaient encore de créatures, lé pape, inquiet de ces
+menées, découvrit qu'on avait tenu de secrètes conférences. Le gouverneur
+de Milan, un agent de Médicis, un noble génois, vendu à l'empereur, s'y
+étaient réunis. Quelques indiscrétions échappées mirent sur la voie des
+projets dont on s'était occupé dans ce congrès. Le pape fit à la
+république la prompte confidence de ses soupçons, l'avertit qu'un coup de
+main serait tenté sur Gênes et l'invita à se tenir sur ses gardes.
+
+La flotte de Doria avait été commandée pour le voyage de l'infant;
+l'amiral était allé lui-même le recevoir à Barcelone sur sa galère. Quand
+il eut fait voile et qu'on put calculer comme imminents son retour et
+l'arrivée de Philippe, le sénat reçut presque à la fois deux messages
+assez significatifs. Le duc de Florence fit savoir qu'il viendrait à
+Gênes rendre hommage au prince, et que les routes étant peu sûres, il
+serait escorté de deux régiments de cavalerie et de quelques troupes de
+fantassins. Gonzague, de son côté, venait de Milan; et comme en Espagne
+on n'avait pu embarquer sur la flotte un nombre de troupes suffisant pour
+accompagner le prince, il amenait au-devant de lui deux mille chevaux et
+deux mille hommes de pied pour lesquels il requérait que l'on préparât
+les logements; ces forces étaient déjà en chemin.
+
+Mais à Gênes, depuis l'éveil donné par le pape, les résolutions étaient
+prises. On avait organisé une garde urbaine, on lui avait donné des chefs
+déterminés. Une volonté arrêtée, des réponses fermes avertirent
+clairement que ces démonstrations étaient sérieuses et qu'on ne prendrait
+point la république en défaut. On fit savoir à Milan qu'il n'y avait pas
+à Gênes de logements pour tant de monde. Gonzague serait le bienvenu de
+sa personne; mais s'il amenait plus de vingt hommes d'armes, il
+trouverait la porte fermée. On signifiait au duc de Florence que, venant
+en ami dans un pays tranquille et sûr, il n'avait besoin que du cortège
+ordinaire de sa maison et qu'on ne laisserait pas ses soldats passer la
+frontière. Le duc entendit cette réponse, et ne vînt pas; Gonzague
+négociait, non sans accuser les Génois de défiance et d'ingratitude;
+mais il dut renvoyer les troupes qu'il avait mises en marche. On n'admit
+que deux cents chevaux et trois cents fantassins, que l'on cantonna à
+quelque distance de la ville, où il ne leur fut pas permis d'entrer.
+
+Cependant, la flotte partie d'Espagne arrivait à la vue des côtes de la
+Ligurie. Le vieux Doria avait reçu de Philippe un accueil flatteur et des
+caresses affectées. Tout à coup le prince demande si son logement à Gênes
+a été préparé au palais du gouvernement; il manifeste l'intention de s'y
+établir. Doria se récrie d'abord; fier d'avoir eu l'empereur pour hôte,
+ce serait une trop sensible disgrâce pour lui si le fils refusait de lui
+faire le même honneur que le père: tout était prêt au palais Doria, et
+il suppliait l'infant de ne pas dédaigner ce séjour. Le prince insiste
+avec hauteur; poussé à bout, l'amiral reprend avec une noble rudesse,
+qu'il n'est pas chargé de répondre à cette exigence inattendue; ce n'est
+pas lui qui dispose du palais de la république; le prince peut le
+demander; mais franchement il est peu probable que ceux qui l'occupent
+soient inclinés à le céder. Cette déclaration excite un vif
+mécontentement parmi les courtisans espagnols; mais, quand par un
+bâtiment léger expédié de Gênes à la rencontre de la flotte, on sut avec
+quelles dispositions l'accès avait été refusé aux troupes de Milan et de
+Florence, on connut qu'il n'était pas temps d'insister pour établir le
+prince au palais public. Philippe en revint à accepter gracieusement la
+noble hospitalité d'André Doria.
+
+Si cette relation génoise est sincère, il faut croire que les courtisans
+espagnols avaient fait dévier Philippe des instructions qu'il avait
+reçues d'un sage conseiller3. Elles l'avertissaient que les Génois
+n'étaient pas ses vassaux, quoiqu'on pût disposer de leurs services comme
+s'ils l'étaient, et que, jaloux de leur indépendance comme on l'est dans
+toutes les républiques, ils le seraient d'autant plus qu'elle leur était
+toute nouvelle. On lui recommandait de ne pas les blesser, de s'observer
+pour cela dans toutes ses paroles, de leur répéter que son auguste père
+n'avait rien tant à coeur que leur liberté et leur bien-être, qu'il l'a
+chargé lui-même de s'informer de tout ce qui peut être à leur avantage.
+Il doit caresser Doria; il peut prendre ses avis et lui montrer de la
+déférence: mais on lui indique un obscur secrétaire de la légation
+espagnole, vieux résident de Gênes, qu'il doit se faire amener très-
+secrètement. Cet agent lui dira ce que sont les hommes qui gouvernent et
+lui signalera ceux qui sont le plus dévoués à la couronne d'Espagne.
+
+A l'arrivée du prince à Gênes, la réception fut solennelle et magnifique.
+Le doge et le sénat attendaient le prince à la sortie de sa galère, et
+l'on ne fut avare d'aucune démonstration de respect et de zèle. Mais au
+milieu des fêtes, des cérémonies religieuses, des cortèges militaires, le
+ressentiment et la défiance ne purent se voiler. Le peuple contemplait ce
+faste superbe, mais il voyait d'un oeil ennemi ces troupes dont la
+discipline et les armes portaient un aspect menaçant au sein de la paix.
+Un officier espagnol était aux arrêts pour une faute grave; ses chefs
+obtinrent de le déposer dans la tour du palais, prison d'État des Génois.
+Quelques soldats l'avaient amené, mais on eut à le faire comparaître
+devant ses juges, et pour l'y conduire on envoya à travers la ville
+cinquante arquebusiers armés de toutes pièces et la mèche allumée. Le
+peuple étonné s'attroupa sur leur passage. Quand ils se présentèrent au
+palais public, on crut qu'ils venaient le surprendre, les grilles furent
+fermées devant eux, on se mit en défense, et eux-mêmes croyant avoir à
+forcer les portes, firent usage de leurs armes. On se battit, plusieurs
+assaillants furent tués. Les chefs accoururent de part et d'autre, on
+s'expliqua et l'on arrêta le tumulte qui devenait populaire. Le
+gouvernement s'excusa près de Philippe sur ce malentendu, secrètement
+satisfait que les Espagnols eussent reçu ce témoignage des dispositions
+du peuple de Gênes. Le prince parut agréer ces explications et hâta son
+départ.
+
+(1548) Peu après, la république était menacée d'un nouvel orage; mais il
+éclata au dehors sans l'avoir atteinte. C'était en quelque sorte un
+réveil de la conjuration des Fieschi. Trois frères du malheureux comte de
+Lavagna lui survivaient: Ottobon, Scipion et le bâtard Corneille.
+Scipion vivait à Rome; trop jeune au temps de la conjuration, il n'avait
+pas été impliqué dans le procès fait à ses frères. Sa portion des biens
+patrimoniaux de leur maison lui avait été conservée. Les deux autres
+erraient dans l'Italie avec un grand nombre de proscrits. Ils unirent
+leurs ressentiments à ceux de Jules Cibo, leur allié, frère de la veuve
+de Jean-Louis Fieschi; rejeton d'une illustre famille génoise et petit-
+neveu d'un pape, il réclamait le duché souverain de Massa de Carrara,
+héritage de son père. Mais la veuve sa mère, tutrice intéressée, avait
+obtenu pour elle-même l'investiture de ce grand fief, et Jules à sa
+majorité en prétendit vainement la possession. Ne pouvant l'obtenir ni de
+sa mère ni de l'autorité suzeraine de l'empereur, il se fit justice de
+vive force et s'établit dans Massa. La douairière invoqua la puissance
+impériale. Le fils fut chassé et quelque temps emprisonné. Ardent,
+ambitieux, ulcéré par un traitement rigoureux qu'il accusait d'horrible
+injustice, il permit tout à ses ressentiments. Le pape Paul III les
+caressa, suivant sa politique, et l'adressa aux cardinaux français que
+Henri II tenait alors à la cour de Rome. Henri épiait toujours tout ce
+qui pouvait troubler la domination espagnole en Italie. Cibo offrit ses
+services, et les Fieschi furent prompts à proposer pour premier complot
+une tentative sur Gênes; mais tandis que ces plans se tramaient, Cibo eut
+la perfide imprudence d'entreprendre de persuader aux ambassadeurs de
+Charles qu'il leur vendait les secrets de la France et que c'était pour
+les déjouer qu'il allait feindre de les embrasser. Suspect par cette
+précaution même, il fut surveillé à Rome, à Venise, et, en un voyage au
+terme duquel il se croyait en état d'agir, il fut arrêté par ordre de
+l'empereur, conduit à Milan, jugé et condamné à une mort qu'il reçut
+lâchement. Une sentence de confiscation fut portée alors contre Scipion
+Fieschi. La France devint son asile, il s'établit dans cette cour où il
+trouva d'autant plus d'appui que sa famille n'était pas sans alliance
+avec Catherine de Médicis. Il fut, sous Henri III, un des premiers
+chevaliers du nouvel ordre du Saint-Esprit. Depuis ce temps toutes les
+fois que la France chercha des griefs pour inquiéter les Génois, la
+réclamation des biens confisqués injustement, disait-on, sur Scipion
+Fieschi fut un des sujets de plainte allégués. Il en fut encore question
+au bombardement de Gênes sous Louis XIV. Ottobon, impliqué dans le
+soulèvement de la Corse, dont je vais parler, et fait prisonnier à la
+guerre, fut livré à André Doria qui, en vertu des anciennes sentences et
+de son propre ressentiment, le fit mettre à mort sans plus de formalité.
+
+
+CHAPITRE II.
+Guerre de Corse.
+
+En 1551 la guerre éclata entre Charles V et Henri II. Les Génois
+déclarèrent leur neutralité, c'est-à-dire qu'ils la mendièrent auprès des
+deux puissances. Mais Charles les tenait par trop de liens pour que Henri
+ne les regardât pas comme les auxiliaires secrets de son ennemi et pour
+qu'il se fît scrupule de prendre ses avantages à leur préjudice.
+L'occasion en fut fournie par un homme d'un grand et implacable caractère
+dans lequel Gênes n'avait su voir qu'un sujet obscur et rebelle: c'était
+le Corse Sampier, dont le fils et le petit-fils ont été connus en France
+sous le nom d'Ornano.
+
+Il était né dans le village de la Bastelica, dont il porta d'abord le
+nom, suivant l'usage du pays. Sorti d'une condition assez basse, il
+servit jeune à Rome, en Toscane, puis en France. Catherine de Médicis
+l'avait protégé comme un homme de résolution, capable de tout faire. Sa
+valeur l'avait fait avancer dans la carrière militaire. Les suites d'un
+duel le firent repasser en Corse. Il y épousa Vanina Ornano, d'une des
+plus nobles familles de l'île, alliance que lui valurent, malgré les
+préjugés de la naissance, sa réputation et ses grades à la guerre.
+Pendant son séjour dans l'île, ennemi, comme tous les coeurs généreux, de
+la domination étrangère qui assujettissait sa patrie à une compagnie
+marchande, il s'unit avec un des Fregose, l'un pour renverser le
+gouvernement qui avait enlevé Gênes à sa famille, l'autre pour
+débarrasser la Corse des chaînes de ce gouvernement. Sur le soupçon ou
+sur la preuve de cette intrigue, Spinola, commandant génois, tendit un
+piège à Sampier et le retint prisonnier. Sa captivité fut longue et
+pénible. L'intercession de la cour de France la fit cesser, mais le
+prisonnier libéré n'en emporta pas moins un mortel ressentiment, et il ne
+pensa plus qu'à la vengeance.
+
+Il était retourné au service de France, et il se trouvait en Piémont
+quand lu guerre se déclara. Les grands coups se portaient en Picardie et
+en Flandre, mais les Français ne pouvaient renoncer à l'Italie. Ils
+occupaient les États du duc de Savoie, ils avaient porté des troupes en
+Toscane. Une flotte barbaresque, commandée par le fameux corsaire Dragut,
+était unie avec celle du capitan-pacha. Elle menaçait les côtes et les
+îles de la Méditerranée. Sampier en profita pour faire agréer le projet
+de s'emparer de la Corse au moyen de ces forces et de ses propres
+intelligences. Termes était le général de l'expédition; il y avait
+embarqué deux mille cinq cents hommes de bonnes troupes; Sampier et les
+Ornano, les parents de sa femme1, leur promettaient dans le pays des
+auxiliaires sûrs qu'ils se réservaient de commander: c'est ainsi que
+l'armée se présenta devant Bastia.
+
+Les Génois qui gouvernaient l'île au nom de la maison de Saint-George,
+l'inondaient d'officiers, d'administrateurs et de préposés du fisc. Ce
+régime, trop pesant pour un pays pauvre, était aggravé par l'avidité de
+tous ces étrangers qui, se croyant en exil sur cette terre sauvage, se
+hâtaient d'y amasser quelque fortune. Ainsi se succédaient sans cesse les
+exactions, les concussions, pour autant qu'elles pouvaient s'exercer sur
+une région si dépourvue de richesse et sur un pays si peu docile à un
+joug odieux. Les procédés arbitraires, le despotisme des magistrats, le
+superbe dédain des Génois pour un peuple demi-civilisé, leur défiance de
+sa bravoure insubordonnée et vindicative, multipliaient chaque jour les
+mécontentements et les révoltes. C'est par les supplices seuls qu'on
+croyait les étouffer; il n'y avait pas d'autre politique à Gênes et il
+n'en venait pas d'autres instructions. Les familles distinguées (car il y
+avait en Corse des restes d'une noblesse féodale très-ancienne et très-
+vaine) étaient tout à la fois les objets du mépris et de la jalousie des
+nobles génois. Ce pays était toujours divisé en partis ennemis, et
+cependant à peine cette circonstance donnait à Gênes quelques partisans,
+sujets encore à de fréquentes défections et bientôt irrémissiblement
+aliénés.
+
+Dans cette île montueuse où la nature et la civilisation n'ont ouvert que
+peu de communications, la puissance des maîtres étrangers parvenait à
+peine dans l'intérieur. Essentiellement maritime, elle n'occupait guère
+que le rivage, à l'exception de la ville de Corte; mais des garnisons
+tenaient les ports de mer, Bastia, Ajaccio, Calvi; pour Bonifacio, depuis
+qu'on l'avait enlevée aux Pisans c'était une ville toute génoise, une
+véritable colonie.
+
+(1552) L'expédition française débarqua: Bastia fut prise d'assaut et
+livrée au pillage. De là partirent pour soulever toute l'île de nombreux
+émissaires qui allumèrent un incendie universel. En peu de temps le
+pouvoir de Gênes et de Saint-George ne fut reconnu qu'à Bonifacio et à
+Calvi. On résolut d'attaquer ces deux places à la fois. Dragut entreprit
+le siège de Bonifacio. Les assiégés lui opposèrent une résistance longue
+et désespérée. L'effroi qu'il inspirait animait à se défendre, et le
+peuple renfermé dans la ville soutenait que dans la nuit on voyait en
+l'air des protecteurs célestes prêts à repousser les ennemis; mais les
+ressources terrestres s'épuisèrent. Les Corses mêlés aux assiégeants
+trouvaient dans la ville des oreilles pour entendre à la menace d'un
+horrible assaut qui livrerait une cité chrétienne à des corsaires
+mécréants. On capitula. Ce ne fut pas sans éprouver une partie des maux
+qu'on avait craints. Après la reddition de la place, Dragut se fit payer
+par les Français pour la leur remettre. Ce marché fait, il retourna au
+Levant avec son butin et ses captifs.
+
+(1553) Au bruit inattendu de l'invasion et du soulèvement, Gênes avait
+été frappée de stupeur et la république parut hors d'état de défendre la
+Corse. Tandis que Sampier occupait Corte, qu'il parcourait l'île en tout
+sens, entraînant les populations ou livrant au ravage tout ce qui
+hésitait à suivre son impulsion, Termes assiégeait Calvi, et, ne doutant
+pas d'un prompt succès qui devancerait tous les secours, il avait renvoyé
+les galères françaises sur la côte de Provence; l'événement fut tout
+autre. L'étonnement des Génois ne fut pas long, et, ce premier moment
+passé, on ne perdit ni temps ni courage. Christophe Pallavicino arriva le
+premier; il amena quelques renforts à la garnison de Calvi; il défendit
+la place avec valeur et intelligence, et donna le temps d'attendre de
+plus grands secours. Augustin Spinola débarqua ensuite avec trois mille
+hommes (1554). Enfin André Doria, infatigable nonagénaire, vint prendre
+le commandement suprême, conduisant avec lui huit mille fantassins et
+cinq cents chevaux. Sur ce nombre deux mille hommes avaient été fournis
+par le gouverneur de Milan, deux mille cinq cents par le duc de Florence;
+la république soudoyait le reste; Charles V avait promis de rembourser
+la moitié de la dépense. Quinze vaisseaux et trente-six galères
+composaient l'armée navale. Avant l'apparition de ces forces, celles de
+Spinola avaient obligé Termes à abandonner le siège de Calvi. Débarrassé
+du soin d'y accourir, Doria reconquit Bastia et entreprit de reprendre
+San-Fiorenzo. L'attaque et la résistance furent également vives. L'armée
+génoise manquait de vivres; une épidémie la travailla. Elle fut elle-même
+en quelque sorte assiégée dans son camp. La flotte française revint se
+montrer, mais elle n'osa pas se commettre avec les forces supérieures de
+Doria. Celui-ci apprit à ses troupes à supporter les privations, à
+surmonter les obstacles. Après trois mois, Orsini, qui commandait San-
+Fiorenzo, ayant vu s'épuiser toutes ses ressources, consentit à la
+capitulation et ramena ses troupes en France. Doria avait refusé de
+comprendre les Corses dans le traité; c'étaient pour lui des rebelles
+que sa république avait mis hors la loi. Les hommes de coeur qui étaient
+renfermés dans la ville firent leur sortie les armes à la main; une
+partie se fit jour à travers les rangs ennemis.
+
+Les maladies et les combats avaient coûté dix mille hommes à l'armée, à
+la flotte et aux garnisons génoises. Doria fut rappelé pour le service de
+Charles V; Termes, aidé de Sampier, reprit alors ses avantages. On se fit
+sur tous les points une guerre marquée des deux côtés par d'horribles
+représailles. Vainement les administrateurs de Saint-George
+s'apercevaient que la perte de tout ce qui dépérissait dans l'île tombait
+sur eux, que chaque incendie, par qui qu'il fût allumé, ruinait un de
+leurs contribuables et leur aliénait un sujet; rien n'arrêtait les
+dévastateurs. Les succès furent longtemps partagés. Les Génois
+remportèrent quelques victoires, mais peu à peu la fortune les abandonna,
+ils furent défaits à Sainte-Marie de Pietralba. Ils ne purent tenir la
+campagne, et bientôt il ne leur resta que Calvi, Porto-Vecchio et Bastia.
+
+A cette époque Termes et Sampier avaient quitté la Corse. Ils y étaient
+devenus ennemis déclarés. Le premier, fait maréchal de France, avait été
+rappelé pour commander l'armée française en Piémont. Sampier, qui avait
+obtenu la patente de maréchal de camp des troupes italiennes au service
+de France, croyait garder le commandement suprême dans l'île, et c'est
+probablement la jalousie de ce haut emploi qui l'avait brouillé avec le
+maréchal. Mais sur les rapports et les plaintes de celui-ci, Sampier fut
+mandé à Paris, et Orsini fut en Corse le successeur de Termes.
+
+(1555) Rien n'égale la misère à laquelle était réduite en ce temps cette
+île malheureuse exposée aux ravages journaliers des gens de guerre des
+deux partis. Les cultures avaient été interrompues; c'était une année de
+disette. Pour comble de maux, le concours de tant de vicissitudes avait
+renouvelé l'esprit de faction si familier au pays. On distinguait les
+blancs et les noirs, et cette distinction était signalée par les haines
+et par les vengeances sanglantes. Orsini assiégea Calvi. Doria, revenu
+avec des forces nouvelles, tenta inutilement de jeter des secours dans la
+place; mais à son tour, Dragut, qui avait ramené ses galères turques au
+siège, livra d'inutiles assauts, échoua de même devant Bastia et repartit
+mécontent. Cette assistance nuisit plus qu'elle ne servit aux Français.
+Tandis qu'ils accusaient les Turcs de vendre leur retraite aux Génois,
+les Corses mêmes, confédérés avec les Français, trouvaient impie et
+odieuse l'alliance de ceux-ci avec les Turcs, détestaient la barbarie de
+ces infidèles; ils massacraient tous ceux qu'on trouvait épars dans la
+campagne; et cette impression s'emparant des esprits, les populations
+des deux districts entiers déclarèrent qu'ils renonçaient à l'alliance
+des Français et retournèrent solennellement à l'obéissance de Saint-
+George.
+
+On renvoya Sampier dans l'île pour remédier à la défection. Il fit
+rétracter ces déclarations, mais ses succès ne furent pas de longue
+durée. Jaloux d'Orsini comme il l'avait été de Termes, il apporta plus
+d'éléments de troubles que de moyens de rétablir les affaires de son
+parti. On essaya avec son concours de surprendre Calvi; mais les Français
+d'Orsini et les Corses de Sampier furent battus. Ce dernier ne dut son
+salut qu'à la vitesse de son cheval. Les Génois dès lors reprirent le
+dessus.
+
+Un armistice entre les puissances belligérantes précéda la paix de
+Cateau-Cambrésis. Il ne suspendit que très-imparfaitement les mouvements
+qui agitaient la Corse; les dissensions parmi les insulaires ne firent
+que redoubler. La hauteur et la violence de Sampier lui suscitaient des
+antagonistes. Enfin la paix fit retirer (1557) l'armée française; le
+traité restituait l'île aux Génois2. Des commissaires de la république
+allèrent reprendre possession, relever des ruines, calmer les esprits,
+s'il se pouvait. Ils n'en prirent pas toujours les vrais chemins.
+Malheureusement la guerre avait ruiné Saint-George, et l'on crut avoir le
+droit et la nécessité de tirer de la Corse quelque ressource pécuniaire.
+On chercha des bases pour asseoir des impôts Ainsi, on se pressa d'exiger
+de tout propriétaire une déclaration de ses biens et de leur valeur.
+Cette inquisition fiscale alarma soudain toute l'île et fit éclater de
+nouveaux soulèvements. Sampier était toujours là. Il ne comptait
+nullement se prévaloir de l'amnistie stipulée à la paix; mais il
+reconnut que sans des secours étrangers il ne pourrait se maintenir en
+armes contre les oppresseurs de sa patrie. Il se réfugia en France, et
+Gênes prononça la confiscation des biens du fugitif.
+
+Nous n'interromprons point le récit de ses aventures et des affaires de
+la Corse. Après la mort de Henri II, les minorités et les guerres civiles
+ne favorisèrent pas en France les projets de Sampier. Cependant Catherine
+de Médicis l'écouta et lia une intrigue en sa faveur. Elle ménagea un
+traité suivant lequel Philippe II eût cédé la Sardaigne à Antoine de
+Bourbon, en indemnité du royaume de Navarre; il aurait accordé son appui
+pour joindre la Corse à la Sardaigne, et Sampier aurait été l'instrument
+de la conquête; mais, pour exécuter ce marché, les secours que la reine
+avait promis de prêter ne se trouvaient pas; l'impatient Sampier se
+charge d'en aller solliciter d'autres. Il part et se rend sur la côte
+d'Afrique; il va réveiller l'avarice et l'avidité de Dragut. De là il
+passe à Constantinople, afin d'obtenir de Soliman le consentement dont le
+raïs avait besoin pour prendre part à l'expédition projetée. Vaine
+espérance! la nouvelle de la mort imprévue d'Antoine de Bourbon vient
+détruire ces combinaisons.
+
+De nouveaux malheurs attendaient Sampier dans son retour en France.
+Vanina, dont son mari était vain et jaloux, n'ayant pu le suivre dans son
+voyage, il l'avait laissée à Marseille en chargeant ses amis de veiller
+sur elle; des émissaires de la république avaient gagné un prêtre de sa
+maison instituteur de ses enfants. Par ses insinuations et en profitant
+de la longue absence du mari, on effraya, on ébranla la constance de la
+femme. Gênes lui tendait les bras, elle y serait reçue avec honneur. Dès
+qu'elle y serait rendue, tous ses biens confisqués lui seraient
+restitués. Sampier, dont les espérances étaient désormais détruites,
+s'estimerait heureux de trouver sa paix faite et de n'avoir qu'à la
+ratifier. Vanina céda: on ignore si d'autres séductions se mêlèrent à
+celle-ci. Quoi qu'il en soit, elle s'embarqua secrètement pour Gênes avec
+son plus jeune fils, emportant les effets les plus précieux qu'elle put
+enlever de sa maison. Mais un des confidents du mari s'aperçut de la
+fuite assez à temps pour suivre et rejoindre sur la mer la malheureuse
+femme; il l'arracha à ceux qui la conduisaient.
+
+Quand Sampier fut revenu et qu'il eut connu par ses yeux toute la vérité,
+il alla trouver sa femme que l'on avait gardée à Aix, et, après un sombre
+accueil, il la ramena sans autre démonstration à Marseille, dans cette
+maison qui, encore dépouillée, rappelait si bien l'entreprise fatale de
+Vanina. Là, il lui annonça froidement que l'offense était irrémissible et
+mortelle. Il la laissa trois jours à son agonie: c'est le terme que
+l'usage d'Italie accorde aux condamnés pour réconcilier leur âme avec le
+ciel. Ce délai passé il reparut et demanda à sa victime, avec le même
+sang-froid, quel genre de mort elle avait choisi. Il n'y avait nulle
+pitié à attendre; elle voulut pour toute grâce mourir des mains de son
+mari, afin de sortir du monde sans qu'aucun autre homme que lui l'eût
+jamais touchée. Il approuva cette délicatesse, et il l'étrangla.
+
+(1564) Après cette cruelle exécution il porta son désespoir partout où il
+crut susciter des ennemis à Gênes et des vengeurs à la Corse. Il implora
+la France, les Médicis, les Fieschi, les Fregose. Repoussé de toutes
+parts, odieux à tous pour le meurtre de Vanina, il se rejeta dans l'île,
+tout proscrit qu'il était; à peine il était suivi d'une poignée de
+partisans.
+
+Une taxe de trois pour cent sur les propriétés, une capitation d'une
+livre par personne avaient été imposées par les Génois. Si les mesures
+préparatoires de ces impôts avaient déjà causé des troubles, la levée en
+fit éclater des révoltes. Sampier en profita, il renouvela la guerre, et
+il eut d'abord des succès. Il reçut quelques secours de France. Alphonse,
+son fils aîné, le rejoignit. Mais les Génois eurent des renforts et
+regagnèrent du terrain. Les dévastations et les barbaries se répétèrent
+de tout côté. Un commandant génois fait prisonnier fut donné à dévorer à
+des chiens à peine plus féroces que leurs maîtres.
+
+(1567) La trahison ne manquait pas en compagnie des cruautés. La tête de
+Sampier avait été mise à prix; il y avait beaucoup de prétendants pour
+ce salaire, et des premiers étaient les Ornano dont le meurtre de Vanina
+justifiait les ressentiments, mais auxquels un motif plus vil n'était pas
+étranger, car, après s'être vengés, ils ne négligèrent pas d'exiger la
+récompense promise. Sampier, vendu par eux et attendu dans une embuscade,
+se vit perdu; son fils était auprès de lui, mais la fuite de celui-ci
+était possible: le père n'eut qu'une pensée, celle d'ordonner au jeune
+homme de se sauver et de se réserver pour la vengeance. Libre de cette
+sollicitude, il se précipita au milieu de ceux qui l'entouraient et se
+fit tuer. Sa tête fut portée en triomphe à Ajaccio et des réjouissances
+publiques célébrèrent une si importante victoire.
+
+Alphonse Ornano (le fils de Sampier ne fut connu que sous ce nom) se mit
+à la tête des amis restés fidèles à son père et continua dans l'île la
+guerre contre les Génois. Mais, indépendamment de ces hostilités,
+l'ancienne querelle des blancs et des noirs, devenue générale,
+désorganisait et partageait l'un et l'autre camp. Blancs ou noirs, ceux
+qui étaient soumis aux Génois se ralliaient sans scrupule à ceux de leur
+couleur de l'armée d'Ornano, s'il y avait une occasion de faire une
+entreprise contre la couleur opposée. Ce fut une puissante diversion. Un
+gouverneur génois très-habile et très-prudent, George Doria, sut en
+profiter pour ramener à la république les chefs et une grande partie des
+populations mêmes. En même temps la France, perdant l'espérance et même
+le désir de rentrer en possession de l'île, cessa de donner à Ornano les
+secours qui l'avaient soutenu. Les principaux personnages du pays avaient
+traité avec Doria. Alphonse se laissa induire à faire aussi son traité;
+il consentit à se retirer en France. Ses partisans furent autorisés à l'y
+suivre, sans être soumis à aucune confiscation: la liberté de rentrer
+dans leur patrie leur était réservée pour huit ans. Une amnistie générale
+était prononcée. Ce fut la fin de cette longue guerre. Une ambassade
+solennelle fut envoyée à Gênes pour y porter la soumission en apparence
+unanime des Corses. George Doria fut récompensé avec munificence.
+
+Quatre ans après, Ornano se présenta au sénat de Gênes avec une mission
+de Charles IX. Avant de l'exposer il fit, dit-on, une sorte d'excuse pour
+le passé, et en demanda le pardon dans la forme la plus soumise. Sa
+commission fut ensuite écoutée. Le roi de France désirait former pour son
+service un régiment de 800 Corses. Ornano obtint la permission d'envoyer
+des officiers pour faire ces enrôlements, mais il ne lui fut pas permis
+de mettre le pied dans l'île. Cette opération heureusement terminée, il
+repartit pour la France, emportant des présents dont la république voulut
+l'honorer. C'est ce même Ornano qui fut depuis maréchal de France, ainsi
+que Jean-Baptiste son fils, en qui finit sa race.
+
+
+CHAPITRE III.
+Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
+
+La guerre de Corse remplit presque seule l'histoire de Gênes pendant
+vingt ans. Nous avons à raconter peu de faits laissés en arrière; mais ce
+qu'il faut signaler, ce sont les symptômes d'épuisement et de décadence
+dus à une lutte si longue. Cette querelle imprévue avait commencé au
+milieu de la prospérité; l'opulence, il est vrai, n'était plus que dans
+l'accumulation des anciennes richesses, car l'antique commerce avait
+décliné; mais les capitaux des grandes maisons, par cela même qu'ils
+avaient moins d'emploi dans les entreprises mercantiles et maritimes, se
+répandaient encore avec tout le luxe de la magnificence et secondaient
+les prétentions hautaines de cette aristocratie politique qui avait
+affermi ses bases. L'année (1551) de la révolte de Corse était celle où
+s'était dessinée cette rue magnifique de douze palais, cette rue Neuve
+qui suffirait à Gênes pour être nommée la Superbe. Douze nobles en
+jetèrent les fondements et s'élevèrent ainsi des demeures dont plus d'un
+souverain dut envier la magnificence. Là furent mis à l'oeuvre, là
+prodiguèrent leurs chefs-d'oeuvre tous les arts d'un siècle fameux par le
+concours des grands talents, et par le caractère de grandeur imprimé à
+ses ouvrages allié aux délicatesses du goût. Là, les riches tissus de
+soie des manufactures génoises rivalisèrent pour les décorations de ces
+palais avec les célèbres tapis des Flamands. Ainsi Gênes brillait à cette
+époque. Quelques années après tout était changé. Des impôts nouveaux
+surchargèrent le commerce (1555). L'abord des marchandises qui venaient
+de la Lombardie et du Piémont, franc autrefois, fut soumis à des droits.
+On préleva quatre pour cent sur le prix des ventes. Un peu après (1556),
+la maison de Saint-George, ne pouvant plus soutenir le fardeau de la
+guerre, rétrocéda à la république et cette malheureuse possession de la
+Corse et ses autres domaines. Sur la mer les Français ne ménageaient pas
+le commerce (1558). Les hostilités des puissances belligérantes, la
+présence de leurs flottes sur les côtes, surtout celles des corsaires
+turcs attirés par leurs alliés, ôtaient toute sûreté à la navigation et
+réduisaient les armateurs à une inaction forcée.
+
+Alors on s'aperçut douloureusement de tout ce qu'on avait perdu au
+Levant, de tout ce qui manquait pour remplacer les colonies détruites de
+Péra et de Caffa. On ne savait peut-être pas encore qu'indépendamment de
+leur perte c'est le commerce même qui avait changé de place, et qu'en
+retournant en Orient on ne le retrouverait plus où on l'avait laissé. Il
+avait pris la route du cap de Bonne-Espérance; le Génois de Cogoleto
+avait contribué à son déplacement en lui ouvrant l'Amérique. Les Génois
+n'avaient part à ce commerce que de la seconde main, comme prêteurs de
+capitaux à l'Espagne; et ce qui enrichissait quelques privilégiés ne se
+répartissait plus sur tous. Ils n'étaient plus, comme autrefois ils
+l'avaient été avec les Vénitiens, les dispensateurs du monopole des
+jouissances du luxe asiatique en Europe. Regrettant ce qui s'était perdu,
+le sentiment du malaise leur inspira la tentative d'en recouvrer quelques
+fruits. Après de longues délibérations on essaya de négocier un traité à
+Constantinople, d'obtenir la permission d'y rétablir le commerce aux
+mêmes conditions que les Vénitiens y avaient reprises. Il fallut d'abord
+faire agréer ce projet à l'Espagne qui, en guerre avec le Turc,
+n'approuvait pas ce rapprochement. L'obstacle surmonté, on fit intervenir
+les Giustiniani de Scio qui avaient à Constantinople des habitudes et des
+protections. Ils obtinrent qu'une ambassade génoise serait admise; un
+traité même fut rédigé; à Gênes on se hâta de le signer, de Franchi fut
+envoyé comme ambassadeur, avec Grillo pour baile résidant. Leur réception
+fut flatteuse: ce qui restait de familles génoises de Péra ou de celles
+des relégués transportés de Caffa vinrent au-devant d'eux; les ministres
+de Soliman les admirent avec bienveillance; ils eurent en don des chevaux;
+on leur envoya des pelisses d'honneur. La prochaine audience du sultan
+leur fut annoncée; cependant elle se différait sans cesse. Bientôt ils
+apprirent que non-seulement les Vénitiens avaient manoeuvré contre la
+ratification de leur traité, mais que le ministre de France y avait mis
+une opposition formelle. Les Génois furent dénoncés à la Porte comme les
+auxiliaires de l'ennemi commun et les suivants de cet André Doria dont
+les Turcs avaient éprouvé tant d'affronts sur la mer. Sous ces raisons de
+politique et de guerre se déguisait la jalousie mercantile. Les Génois
+furent éconduits: le sultan leur fit déclarer qu'il n'admettrait à
+trafiquer dans ses États que les amis de ses amis et les ennemis de ses
+ennemis.
+
+Cette contrariété fut sensible, elle arrivait pendant des années
+malheureuses de disette et de souffrances: la détresse atteignait un
+grand nombre de familles, et enfin, pour comble de disgrâce, peu après
+périt la colonie de Scio.
+
+Mahomet II, en entrant à Constantinople, n'avait pas immédiatement
+dépossédé tous les Génois des seigneuries qu'ils tenaient ou des colonies
+qu'ils avaient formées. Il s'était contenté de les soumettre à lui payer
+tribut; ainsi étaient les Gatilusio qui conservaient la seigneurie de
+Lesbos: seulement on faisait acheter au fils le droit de succéder au
+père décédé1. De même Scio restait en la possession des Giustiniani.
+Cette famille avait continué d'y prospérer et d'y multiplier, même après
+la prise de Constantinople et la perte des autres établissements latins.
+Un tribut de dix mille onces d'or leur conservait assez de sécurité, de
+liberté même2.
+
+Cette île avait une population de vingt-cinq mille habitants grecs ou
+génois. Ces derniers étaient renouvelés presque continuellement par le
+mouvement naturel du commerce journalier: c'était pour la métropole un
+marché, et, pour ses navigateurs aventuriers, un dernier point d'appui.
+Les guerres civiles avaient contribué à peupler l'île. Les familles qui
+cherchaient le repos hors de Gênes l'avaient trouvé dans ce pays paisible
+et fertile. On sait qu'il produit le mastic; on n'avait pas encore
+appris à suppléer cette production dans les arts, et elle était d'un
+grand revenu. Cette ressource et les droits de douane perçus dans l'île
+rendaient annuellement 120,000 écus d'or. On en prélevait les dépenses de
+l'administration; le reste était distribué aux Giustiniani à raison du
+nombre d'actions possédées par chacun.
+
+Seule catholique dans ces régions, cette population était passionnée pour
+sa foi; l'île était pleine d'églises et de monastères; des missionnaires
+en sortaient, et le prosélytisme n'était pas toujours réglé par la
+prudence. Scio était d'ailleurs le refuge de tous les chrétiens qui
+réussissaient à s'échapper d'esclavage ou que les navigateurs de l'île
+pouvaient dérober à leurs maîtres. On les cachait, on les renvoyait
+déguisés en Europe. Il y avait une magistrature expressément instituée
+pour ce soin pieux, mais dangereux. Les Turcs s'en étaient souvent
+plaints avec menace.
+
+Soliman, comme l'on sait, échoua au siège de Malte; il en conçut une
+grande colère contre les chrétiens de Scio qu'il soupçonna d'avoir épié
+et divulgué ses préparatifs. Une circonstance fâcheuse vint faire
+renouveler l'accusation de connivence dans l'évasion des captifs. Un
+prisonnier de marque, Espagnol, du sang et du nom des Tolède, duquel on
+attendait une riche rançon, s'échappa par Scio et fut sauvé. Dès lors le
+sultan résolut la ruine de la colonie. Sans manifester ce dessein, le
+capitan-pacha croisa dans les environs avec 120 galères (1565). Le sénat
+de Scio le fit complimenter, suivant l'usage, et l'invita à prendre du
+repos dans le port. Il y condescendit, et là il appela sur sa galère les
+principaux de l'île, sous prétexte de les entretenir d'une affaire
+importante. Pendant cette conférence amicale, dix mille janissaires
+débarquaient; la ville était surprise; au signal qui dirigeait ces
+mouvements, l'amiral, changeant de manière envers ses hôtes, leur annonça
+qu'ils avaient attiré le courroux de Soliman, les fit enchaîner et les
+envoya à Constantinople; de là ils furent déportés à Caffa. Le pacha fit
+ensuite rechercher dans Scio tout ce qui portait le nom de Giustiniani;
+il les tint séquestrés et demanda au sultan ce qu'il devait faire de ces
+prisonniers. La réponse l'autorisa à en disposer suivant sa prudence, à
+les chasser ou à les retenir à son choix. Il en profita pour en tirer un
+grand profit: il vendit aux uns la permission de rester, aux autres la
+liberté de partir; quelques-uns devinrent sujets du maître qui les avait
+conquis. Un grand nombre allèrent s'établir à Gênes, à Rome, en France;
+il en passa jusqu'aux Indes. Charles IX, après quelques années, obtint
+pour les exilés déportés à Caffa la faculté de rentrer dans l'île et d'y
+conserver l'exercice de leur religion. Les traditions de la famille
+honorent la mémoire de dix-huit enfants mis au sérail, circoncis par
+force et souffrant le martyre plutôt que de renier la foi de leurs nobles
+ancêtres.
+
+C'était un nouveau désastre pour Gênes, un nouveau sujet de
+découragement. Tous les ressorts du gouvernement étaient affaiblis, les
+mécontentements se multipliaient et il se préparait une grande crise.
+Avant d'en parler, quelques traits suffiront pour montrer comment l'ordre
+régnait et quelles étaient les dispositions à la concorde.
+
+Dans une des périodes de la guerre de Corse deux commandants qui y
+avaient été envoyés furent rappelés et remplacés avant le terme ordinaire
+(1556). Sensible à cet affront, l'un d'eux, Greghetto Giustiniani,
+l'attribua à la haine et au crédit de Nicolas Pallavicino. Il ne balança
+pas à le faire assassiner. Un de ses frères et son lieutenant lui
+prêtèrent la main et poignardèrent Pallavicino dans une église ou il
+faisait tranquillement ses prières. Ils se mirent en sûreté et l'on
+procéda vainement contre eux.
+
+(1565) Un plus grand événement se passa bientôt après; J.-B. Lercaro
+avait été doge: homme de grands talents, il s'était fait des ennemis et
+des envieux. Dans ces temps déjà malheureux, il n'en avait pas moins cru
+devoir déployer dans son rang suprême une extrême magnificence; elle
+blessait ses prédécesseurs et gênait ceux qui aspiraient à lui succéder;
+elle contrastait avec la misère publique. Cet éclat même, lui donnant du
+relief aux yeux des étrangers, avait attiré à Lercaro les visites et la
+familiarité des princes d'Italie et des ministres les plus influents. Ils
+venaient prendre part à ses fêtes, jouir de sa noble hospitalité. Ce fut
+un grief de plus pour ses émules et un nouveau sujet de soupçons
+politiques. Avant la fin de son règne de deux ans on annonçait qu'à la
+sortie de sa charge il n'échapperait pas à un rigoureux syndicat. Ses
+ennemis tinrent parole, acharnes à le traiter comme on avait traité de
+Fornari. Les magistrats suprêmes (suprêmes syndicateurs), chargés de
+procéder au syndicat, devaient appeler à cette enquête par des
+publications quiconque aurait à dénoncer des malversations ou à porter
+des plaintes. Personne ne se présenta contre Lercaro; mais le délai
+légal expiré, la sentence ne fut pas rendue malgré l'usage; et d'office
+les suprêmes procédèrent à la recherche minutieuse et partiale de la
+conduite de l'ex-doge. Enfin, de cette longue information sortit une
+sentence rendue à la majorité de trois voix contre deux, qui, sans
+spécifier aucun fait, déclara que Lercaro n'avait pas été irrépréhensible
+dans l'exercice de sa charge, déclaration qui le privait de la
+sénatorerie perpétuelle dévolue aux ex doges irréprochables. Cette
+sévérité envers un personnage si illustre, cet affront qui ne semblait
+pas mérité, mit Gênes en émoi. Lercaro se déroba d'abord aux
+démonstrations de ses amis mécontents et de ses nombreux partisans. Il se
+retira aux champs et parut résigné; mais plus tard d'autres conseils
+prévalurent sur lui, on l'engagea à déclarer qu'il appelait au sénat de
+la sentence des suprêmes. Décidé à soutenir ce recours, il s'adonna tout
+entier à cette triste affaire. On doutait, dans le silence des lois
+existantes, si les collèges avaient l'autorité de revoir les sentences
+portées par les suprêmes. L'incertitude du droit et les intrigues
+prolongèrent la discussion; le temps et la force d'inertie ont toujours
+été à Gênes le remède favori dans les cas embarrassants.
+
+Au milieu de ces lenteurs qui ressemblaient à un déni de justice, Lercaro
+allait sollicitant ses juges de porte en porte. Il se présenta chez
+Augustin Pinelli, sénateur perpétuel et ancien doge; celui-ci était
+défavorablement disposé, il reçut mal ou plutôt il éconduisit rudement le
+visiteur, en lui disant qu'au palais public on donnait audience, mais que
+la maison du particulier n'est pas pour les plaideurs et pour les
+importuns. Lercaro avait un fils bouillant et imprudent. Malgré le
+silence que le père avait eu la modération de garder, le jeune homme
+apprit ce nouvel outrage et se crut tout permis pour en tirer vengeance.
+Un esclave fut aposté et tira un coup d'arquebuse sur Pinelli; deux
+sénateurs à la fois coururent risque d'être atteints par le coup, mais
+ils n'en furent pas blessés. Lercaro, en apprenant cette fatale
+tentative, en reconnut le vrai coupable; il conjura son fils de prendre
+la fuite à l'instant. Le jeune homme, qui croyait n'avoir aucun indice
+contre lui, nia avec tant d'assurance qu'il tranquillisa son père; mais
+bientôt soupçonné, convaincu, enfin confessant son crime, il fut envoyé à
+l'échafaud. Vainement le père offrit au gouvernement sa fortune entière
+pour racheter le malheureux. On tenta de l'impliquer lui-même dans le
+complot de l'assassinat. On exigea qu'il fournît vingt-cinq cautions de
+2,000 écus pour garantir qu'il ne quitterait pas la ville. Il se déroba
+cependant à un séjour si funeste. Passé en Espagne, les consolations lui
+furent prodiguées. Philippe voulait l'attacher à sa cour par des emplois
+considérables, il s'en excusa. Ses amis de Gênes lui ayant fait savoir
+que son innocence y était pleinement reconnue, il y rentra et vécut
+tranquille hors des affaires. Dans les dissensions qui s'élevèrent
+quelques années après, la faction mécontente qui voulait l'attirer à son
+parti offrit de lui faire rendre sa place de sénateur perpétuel, il
+refusa et adhéra au parti opposé, quoique ses persécuteurs y abondassent.
+Il s'y distingua par sa fermeté et par son attachement à la patrie. Il
+s'obstina à refuser toute charge, toute réparation de ce qu'il avait
+souffert; seulement il prit soin de faire insérer dans la rédaction des
+lois nouvelles qu'à l'avenir les sentences de syndicat émanées des
+suprêmes seraient susceptibles d'appel devant le consiglietto.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le
+peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes.
+- Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au
+portique Saint-Pierre.
+
+(1560) André Doria, avant la fin de la guerre de Corse, était mort à 95
+ans, comblé d'honneurs. Il avait eu pour héritier Jean-André Doria.
+Aussitôt que ce fils de Gianettino, enfant à la mort de son père, était
+sorti de l'adolescence, l'amiral concentrant toutes ses espérances sur
+lui, avait fait de ce jeune homme son élève, son lieutenant; bientôt il
+avait obtenu de lui résigner les titres et les commandements qu'il tenait
+du roi d'Espagne. Dans une expédition contre Tripoli, ordonnée par
+Philippe II, qui avait succédé à son père, Jean-André commandait les
+flottes; mais le duc de Medina-Coeli, qui y présidait en chef, méprisa
+les conseils du jeune amiral. La perte de 30 galères, de 14 vaisseaux, de
+18 mille hommes, tués, noyés ou prisonniers, fut le fruit de son
+imprudence. André crut avoir perdu son héritier dans cette fatale
+journée. Cependant Jean-André avait pu effectuer sa retraite; au milieu
+du désastre il avait encore recueilli et sauvé le chef espagnol. Mais le
+bruit de sa mort, le sentiment douloureux d'une telle défaite des
+chrétiens, d'un tel triomphe pour la marine des Ottomans, et le spectacle
+du deuil des familles de Gênes avaient mortellement frappé le vieux
+Doria, il ne put résister à ce coup.
+
+Jean-André, puissant au dehors, riche et accrédité au dedans, dans la
+force de l'âge, se trouva le premier personnage de la république et prit
+sa place à la tête de l'aristocratie avec moins de retenue et de
+popularité que son oncle; l'un s'était fait grand par son mérite et par
+ses services, l'autre était né au milieu des grandeurs et des prospérités;
+avec cette seule différence, deux hommes dans une même fortune seraient
+toujours dissemblables. Employé en ce temps au service du roi d'Espagne,
+il ne parut pas d'abord sur la scène dans sa patrie; mais, de loin comme
+de près, il ne cessa d'être regardé comme le chef de la vieille noblesse,
+comme son appui, à raison de ses adhérences avec la puissance espagnole.
+Enfin son retour à Gênes fit promptement changer la discorde en un état
+de guerre.
+
+Incontestablement l'union de 1528 avait eu de bons effets; elle avait
+créé une république stable et un véritable gouvernement. Ce grand corps
+de noblesse formait une masse solide, et forte, et quelque hétérogènes
+qu'en fussent les éléments, ses membres se sentaient un lien commun de
+domination et d'orgueil. Mais l'inégalité des fortunes et le penchant à
+l'oligarchie qui en résulte trop naturellement rompirent l'égalité que
+Doria avait cru fonder parmi les nobles. Tout ce qui promettait la
+concorde s'altéra et tourna en aigreur. C'était aux nobles des anciennes
+maisons qu'appartenaient les fiefs et les grandes affaires de finance
+dans les États du roi d'Espagne; ils en avaient redoublé à la fois
+d'opulence et de prétentions hautaines. Trente familles intimement unies
+entre elles par les intérêts de leur immense fortune, et n'admettant
+aucun autre noble à leur alliance, entendaient compter seules pour la
+république tout entière. Le garibetto de Doria promettait de concentrer
+peu à peu la conduite des affaires en substituant les choix d'une
+minorité d'élite à ceux du sort, et par conséquent aux chances qui
+avaient profité jusque-là au parti du plus grand nombre. L'ostentation de
+la richesse, l'affectation de vivre en princes au milieu de ceux qui se
+prétendaient leurs égaux, faisaient partie de cette politique superbe;
+elle blessait l'amour-propre des autres nobles, excitait la jalousie des
+bourgeois et même du peuple.
+
+Ces sentiments éclatèrent de bonne heure; des pamphlets se publièrent
+capables d'influencer l'opinion et les passions jalouses. Il nous reste
+de ces tentatives un document singulier. Hubert Foglietta, qui depuis a
+écrit en latin élégant une histoire de Gênes où rien ne dénote
+l'opposition au gouvernement, une histoire qu'à sa mort sa famille ne
+craignit pas de dédier à Jean-André Doria, écrivit dans sa jeunesse une
+satire violente contre le gouvernement qu'André Doria avait imposé à son
+pays. Ce traité italien fut publié à Rome (1559) sous ce titre: Della
+republica di Genova, et il valut à l'auteur une sentence de bannissement.
+C'est un dialogue supposé entre deux Génois, l'un fixé par son commerce à
+Anvers, et curieux des événements de la patrie, l'autre qui s'est exilé
+de Gênes par dégoût de ce qui s'y passe. C'est le plaidoyer des anoblis
+(Foglietta appartenait à cette classe) contre les anciens nobles. C'est
+une invective contre la loi du garibetto et contre le vieux Doria qui
+vivait encore. C'est le manifeste anticipé du portique de Saint-Pierre
+dans le soulèvement que nous allons raconter.
+
+Suivant Foglietta, le nom de noble n'était pas la désignation d'une
+caste. Il était attaché dès les plus anciens temps aux magistratures; et
+ceux qui les exerçaient le portaient ou le dédaignaient, à leur volonté.
+La constitution de 1528 en appelant nobles les populaires, à qui le
+gouvernement appartenait de droit, ne leur avait donc rien accordé. C'est
+pour les anciens nobles qu'elle avait été un bienfait gratuit,
+puisqu'elle leur avait octroyé la participation au pouvoir d'où ils
+avaient été si souvent repoussés, et surtout l'accès à la dignité de doge
+dont ils étaient jusque-là si explicitement exclus. Mais cette loi n'a
+pas fait deux noblesses, deux portiques: elle n'a point écrit que les
+charges se partageraient par moitié, qu'on fera alternativement un doge
+ancien noble et un nouveau. Ce sont là des usurpations très-opposées à
+l'esprit de la loi, à l'égalité qu'elle proclame. La tentative pour
+empêcher la nomination du doge de Fornari fut une véritable révolte. Mais
+on a plus osé: la loi du garibetto défigure la constitution en
+transportant à une minorité factice les droits que la chance
+incorruptible du sort répartissait sur tous: c'est Doria qui l'a voulu
+ainsi. C'est un grand citoyen; il a fait beaucoup de choses louables;
+il a délivré Gênes des Français, il a coopéré à l'union, bien qu'il en
+mérite moins la louange qu'Octavien Fregose, qui l'a voulue avant lui. Au
+reste, s'il a bien servi, il a été bien récompensé, et il y aurait à
+savoir s'il n'a pas eu la pensée secrète de laisser un héritier en
+situation d'opprimer la liberté, d'asservir le pays. S'il veut démentir
+ce soupçon, il le peut. Il suffit qu'il donne ou qu'il vende à Gênes
+cette flotte menaçante de galères qu'un citoyen ne doit ni posséder, ni
+armer d'une force étrangère au sein d'une république.
+
+Tel était cet écrit; et tels étaient les sentiments qui se nourrissaient
+dans les coeurs et qui tentaient sans cesse de faire explosion. Après de
+longues plaintes les nobles de Saint-Pierre commencèrent à tenir des
+assemblées secrètes et bientôt publiques. Là, on déclara insupportable et
+d'ailleurs illégale la réforme dite du garibetto: on s'occupa de la
+faire annuler pour retourner aux lois impartiales et fondamentales de
+1528. Mais l'oeuvre était difficile, si l'on voulait rester dans les voies
+de la légalité. Cette loi oppressive donnait la prépondérance à la
+faction intéressée à son maintien, et vainement ses opposants étaient les
+plus nombreux. Si l'on prenait un parti violent, l'intervention espagnole
+serait sans contredit invoquée, et sous ce prétexte on pouvait perdre
+l'État et l'indépendance. Enfin on trouvait dans le peuple assez de
+dispositions favorables; mais le remède pouvait être aussi dangereux que
+le mal, et il ne convenait pas à des nobles, à ceux du moins qui
+prétendaient à la consistance d'une aristocratie nouvelle, de déchaîner
+la démocratie pour se délivrer des oligarques.
+
+Tandis que, d'accord sur la nécessité de provoquer une réparation, on
+balançait sur la marche à suivre, une occasion d'éclater fut fournie par
+l'autre parti. La faculté donnée ou l'obligation imposée aux nouveaux
+nobles de se faire Doria, Spinola, Lomellino, à leur choix, était une
+innovation malheureuse qui blessait l'orgueil des propriétaires de ces
+beaux noms, et qui, parmi les modernes acquéreurs, ne flattait que le
+vulgaire. La loi n'admettant pas qu'il pût y avoir à la fois deux
+sénateurs de la même famille, et tous ceux qui portaient un même nom
+étant censés n'en faire qu'une, chaque agrégé qui devenait sénateur
+excluait du sénat tous les vrais; propriétaires du nom qu'il avait pris.
+Enfin, cette usurpation menaçait d'amener la confusion parmi les intérêts
+patrimoniaux. Dans ces familles où d'anciens fidéicommis donnaient lieu à
+des distributions de dots aux filles, de pensions aux descendants des
+fondateurs, on commençait à se plaindre de l'intrusion de quelques
+nouveaux venus. Si quarante ans avaient suffi pour donner naissance à
+l'incertitude des origines et aux abus, que n'avait-on pas à attendre à
+mesure qu'un plus long temps confondrait les races mêlées sous un même
+nom? Toutes les grandes maisons s'empressèrent de dresser leurs
+généalogies fondées sur des documents plus ou moins dignes de foi.
+
+La très-antique famille Lomellino, divisée en un grand nombre de branches
+dont la filiation ne pouvait s'établir sans difficulté, prétendit (1572)
+avoir un intérêt pressant de procéder au recensement de ses véritables
+membres. La première elle présenta son arbre généalogique à
+l'approbation, afin que cette sanction constatât les droits reconnus, et
+exclût ultérieurement toute prétention subreptice. Mais des oppositions
+se manifestèrent. La véracité de la généalogie fut attaquée, et surtout
+les agrégés de l'albergo Lomellino protestèrent contre un document qui
+les séparait de la noble famille dont ils avaient légalement acquis le
+nom. Tout le parti de Saint-Pierre prit part à la querelle; cet intérêt,
+devenu principal et absorbant tous les autres, fit suspendre les affaires
+publiques. Ainsi il en arrivait fréquemment, lorsque deux factions
+compactes se heurtaient dans ce sénat où elles possédaient par
+institution un nombre égal de suffrages; toute proposition y devenant
+affaire départi, il n'y avait plus de résolution possible. Un singulier
+exemple en survint et ajouta beaucoup à l'animosité. Le fils d'un nouveau
+noble agrégé, Pallavicini, chargé de dettes, s'était réfugié en Espagne.
+Ses créanciers, nobles génois, l'y poursuivirent et l'y firent
+incarcérer. Il réclama le privilège de la noblesse qui, chez les
+Espagnols, dispensait de la détention pour dettes civiles. Pour justifier
+sa qualité, il fit réclamer auprès du sénat de Gênes une déclaration qui
+le reconnût pour noble, fils de noble et pour Pallavicino. Ses puissants
+créanciers intervinrent; ils exigeaient que le certificat énonçât que la
+noblesse et le nom ne remontaient qu'à 1528. Ainsi le débiteur n'étant
+déclaré que fils d'anobli, ils espéraient que les tribunaux espagnols ne
+le feraient pas jouir du privilège des nobles de race. On se divisa avec
+opiniâtreté et acharnement sur la teneur du document requis, et jamais le
+sénat ne put parvenir à s'accorder pour le délivrer ou pour le refuser.
+
+Les Lomellini, ne pouvant faire approuver leur généalogie au sénat,
+l'avaient portée devant le juge civil; les adversaires se soulevèrent
+contre cette tentative et firent revenir l'affaire au sénat. Là, après de
+longues intrigues, des commissaires proposèrent enfin certaines
+corrections et une approbation conditionnelle, moyen terme qui ne
+satisfaisait ni les parties ni la justice, mais qui avait pour but
+d'étouffer une occasion de troubles. Les sénateurs du portique Saint-Luc
+ajournèrent tant qu'ils purent la conclusion, dans l'espérance d'obtenir
+un meilleur parti; et si le sénat se réunit enfin pour adopter cette
+sorte de sentence arbitrale, le motif déterminant fut une requête
+menaçante portée au nom du peuple, avec l'adhésion des nobles de Saint-
+Pierre qui, sur un bruit répandu de l'approche des Espagnols, offraient
+leur appui contre les offenses étrangères, mais demandaient que le
+gouvernement établit la paix au dedans.
+
+C'était un parti pris au portique de Saint-Pierre de heurter en tout les
+nobles de Saint-Luc. Le temps était venu d'élire deux nouveaux sénateurs,
+un de chaque portique, suivant les conventions reçues. On avait toujours
+présenté les premiers les candidats anciens nobles, et le lendemain ceux
+pour la place réservée aux nouveaux. Cette année, on annonça publiquement
+l'intention de refuser la priorité au sénateur de Saint-Luc. La majorité
+y parvint en effet. Ce n'était là qu'une affaire de préséance; mais
+c'était aussi un défi et une preuve de ce que les hommes de Saint-Pierre
+avaient acquis de force. Le sénat, toujours flottant, ordonna peu après
+que l'ordre des élections entre les deux portiques serait réglé par le
+sort, et que les deux sénateurs élus ne pourraient être installés qu'en
+même jour1.
+
+La querelle s'ajournait jusqu'à la prochaine nomination d'un doge, et là,
+les manoeuvres devaient être plus animées. On ne craignait pas pour cette
+fois que la majorité rompît l'ancien accord sur la succession alternative
+des deux portiques. La nomination revenait bien à celui de Saint-Pierre.
+Mais le choix du premier magistrat de la république parmi les candidats
+de ce portique était d'importance pour l'un et l'autre parti. Les uns,
+obligés de choisir parmi leurs adversaires, voulaient prendre l'homme le
+plus modéré dans sa couleur: les autres portèrent à dessein le plus
+ardent de la faction.
+
+Les intrigues se multiplièrent à chaque degré de cette élection
+compliquée. Elle traîna tellement en longueur et excita tant de
+mouvements dans la ville que les deux collèges crurent pouvoir et devoir
+enjoindre aux électeurs spéciaux, dont les présentations devaient
+compléter la liste des candidats, de terminer leur opération à une heure
+déterminée. Ce décret accrut la complication; il ne manqua pas de donner
+lieu à des protestations comme étant illégal et attentatoire à la liberté
+des suffrages. Cependant Jacques Durazzo fut enfin élu, et ce choix
+rencontra assez d'assentiment2. Mais le cours des dissensions n'en fut
+pas arrêté. Des offres de médiation venues d'Espagne y donnèrent plutôt
+de nouveaux aliments.
+
+Jean-André Doria avait fait à Gênes d'abord une courte apparition, et il
+s'était flatté que le poids de ses remontrances suffirait pour rétablir
+la concorde. Il avait appelé à lui les principaux nobles de Saint-Pierre.
+Il leur avait représenté le danger que leurs prétentions trop
+orgueilleuses faisaient courir à l'indépendance génoise, toujours menacée
+par l'ambition des étrangers. Mais cette tentative n'eut d'autre effet
+que de le faire considérer comme un ennemi irréconciliable des droits et
+des intérêts de ceux qu'il avait ainsi admonestés. Revenu peu après
+(1574) avec une flotte de galères; sa présence donna le signal aux nobles
+de Saint-Luc, qui se virent appuyés par lui et par les forces espagnoles
+dont il disposait. Ils se hâtèrent d'appeler dans la ville des hommes de
+leurs fiefs et de leurs campagnes. Aussitôt ceux de Saint-Pierre se
+constituèrent en état régulier de défense, ils attirèrent à eux le peuple
+en lui montrant de quels sicaires les anciens nobles avaient rempli la
+ville et quel pillage menaçait les magasins et les boutiques. Enfin,
+chaque portique adopta une organisation politique et militaire; ils
+nommèrent des députés ou commissaires pour diriger les affaires de la
+faction; ceux de Saint-Luc souscrivent pour une contribution de 600
+mille écus d'or. Jean-André fut à la tête de leur conseil. Bientôt les
+deux commissions dominèrent à l'envi dans le sénat, dont les membres
+n'osaient plus suivre d'autre impulsion. On proclama bien l'ordre de
+congédier les stipendiaires étrangers, la défense de paraître en armes,
+la défense de tenir des conciliabules: tous ces efforts furent vains.
+
+Un élément de plus compliqua bientôt la situation. Les plébéiens et
+jusqu'aux artisans, profitant de la discorde des nobles, vinrent former
+ou renouveler des prétentions hardies en les appuyant par des démarches
+turbulentes, tiers parti nombreux et fort, et d'autant plus redoutable
+pour la tranquillité publique, que sa masse agissait avec tout son poids
+suivant les vives impulsions du moment et avec des intentions diverses.
+Le marchand et l'artisan, le riche et le prolétaire avaient au fond des
+espérances secrètes qui eussent été inconciliables entre elles et avec
+lesquelles nul parti n'aurait su comment transiger.
+
+Tant qu'on avait combattu d'intrigues dans l'intérieur du sénat et des
+conseils, le directeur de cette guerre de chicane dans le parti de Saint-
+Pierre avait été Mathieu Senarega, ci-devant secrétaire d'État, qui avait
+dirigé le gouvernement sous plusieurs doges; mais, brouillé avec l'un
+d'eux, noble de Saint-Luc, il avait perdu son emploi, et le ressentiment
+l'avait attaché au parti contraire; connaissant tous les ressorts de
+l'État et les points vulnérables de la faction aristocratique, il avait
+appris aux opposants à se saisir de leurs avantages. Mais quand on en
+vint à d'autres armes pour soutenir les prétentions réciproques, surtout
+quand le peuple parut s'émouvoir pour prendre sa part dans une querelle
+où le sang allait couler, d'autres hommes, d'autres conducteurs vinrent
+s'emparer de l'influence qui devait désormais agiter toutes ces masses.
+
+Thomas Carbone, alors sénateur, né dans l'obscurité et sans fortune,
+avait été admis à la noblesse par le patronage d'un Spinola. Il n'en
+était pas moins devenu l'irréconciliable adversaire des anciens nobles.
+Républicain fanatique, l'austérité de sa vie, la pauvreté volontaire dont
+il se faisait gloire, la rudesse farouche qui lui valait une réputation
+populaire de haute probité et qui le faisait comparer à Caton,
+l'accréditaient dans son parti et dans le peuple.
+
+Barthélemy Coronato partageait ce crédit et en usait avec des formes
+différentes. Celui-ci noble de Saint-Pierre, allié par sa mère aux
+grandes familles de Saint-Luc, voyait au delà de la querelle des deux
+portiques. Il s'appuyait sur le peuple, il cherchait avec adresse à s'en
+établir le tribun, à s'emparer de l'opinion, des volontés, et enfin des
+forces populaires. Tandis qu'il paraissait occupé de l'intérêt de son
+parti, son but secret était de ne travailler que pour lui-même.
+
+(1575) Toutes les démarches du peuple dans cette occasion passèrent pour
+inspirées par Coronato. La première fut la présentation au sénat d'une
+pétition violente par laquelle les plébéiens requéraient que le livre
+d'or leur fût ouvert pour de nombreuses inscriptions à la noblesse. Ces
+pétitionnaires ne se doutaient pas qu'en leur suggérant cette prétention,
+on ne voulait qu'exciter du trouble et nullement complaire à leur
+ambition. On comptait intimider le sénat: cependant il donna l'ordre de
+poursuivre ces solliciteurs factieux; on fit disparaître l'original de
+la requête qui était par trop insolente; mais en d'autres termes la
+demande fut réitérée et reparut très-fréquemment. Tel était donc l'état
+apparent du pays: les anciens nobles voulaient consolider leurs
+prérogatives; ils voulaient du moins prendre des garanties pour n'avoir
+plus à craindre de perdre cette moitié des charges qu'ils possédaient et
+qu'on semblait prêt à leur ravir. Les nouveaux nobles voulaient la
+révocation du garibetto qui leur ôtait l'influence du nombre. Les
+populaires voulaient être nobles à leur tour. Ainsi les questions étaient
+posées pour le moment, et elles n'embrassaient pas encore tous les
+intérêts en mouvement.
+
+L'alliance des populaires avec le portique de Saint-Pierre avait ses
+difficultés. Là aussi étaient les fiertés et les dédains, et l'union à
+peine établie pensa se rompre. Les nobles de Saint-Luc bien avertis
+intriguèrent pour profiter de cette disposition; ils se hasardèrent à
+faire espérer leur appui pour l'inscription de trois cents nouveaux
+nobles; mais ils ne tinrent pas parole. Les populaires, certains de ne
+rien obtenir par cette voie, resserrèrent leurs liens avec le portique
+Saint-Pierre, et des démonstrations turbulentes ne tardèrent pas à
+signaler cette coalition.
+
+L'arme de la religion, si puissante à Gênes, fut elle-même maniée par
+l'esprit de parti. On célèbre de fréquentes messes en faveur de la
+liberté. Les nobles de Saint-Pierre et les populaires de tous les rangs
+s'y donnent rendez-vous, s'embrassent devant l'autel en jurant la
+fraternité, l'égalité, la défense des lois, et le renversement des
+illégalités de 15473. Quant à la diffamation et à la calomnie, ce sont
+des moyens propres aux factieux de tous les temps. Gênes ne manqua pas de
+pamphlets outrageants. La bassesse des nouveaux nobles, leurs boutiques
+encore ouvertes, leur proche parenté avec des sbires, avec des
+serviteurs, avec les plus ignobles journaliers, sont la matière d'un
+dialogue où chacun est appelé par son nom et traîné dans la boue. Un
+autre dialogue opposé au premier dévoile à son tour l'origine non moins
+vile de ces prétendus anciens nobles intrus dans les familles antiques
+dont ils avaient usurpé les noms, ou rejetons indignes de ces arbres
+glorieux. On les nomme aussi pour les qualifier d'usuriers, de
+banqueroutiers, d'assassins, de pirates, de fils d'esclaves. Eux aussi se
+sont faits garçons de boutique, petits marchands, et l'on cite un Doria
+qui, vendant en place publique du poisson salé, répondait de la bonne
+qualité de sa denrée sur sa foi de gentilhomme. Ces libelles4
+appartenaient-ils bien aux deux partis? Ne seraient-ce pas des ennemis
+communs qui, sous ce double masque et dans un intérêt tout démocratique,
+couvraient de la même fange la nouvelle noblesse et l'ancienne? On ne
+peut le savoir à ces heures, mais c'est dans ce dernier sens que dans une
+époque moderne de révolution on a reproduit ce tissu d'anciennes
+infamies.
+
+Ces semences portèrent leur fruit: un premier soulèvement fut provoqué
+par le bruit répandu à dessein, que les nobles de Saint-Luc ont appelé
+des forces étrangères et veulent leur livrer Gênes. Le peuple pour s'y
+opposer reste armé pendant trois jours. Cependant il n'y a pas de grands
+désordres. Des cris de vivent le peuple et la liberté sont essayés sans
+succès dans les quartiers populaires et ne trouvent personne pour y
+répondre.
+
+Jean-André Doria demande au sénat de prendre des mesures pour garantir la
+tranquillité. L'ambassadeur d'Espagne vient appuyer cette demande. Le
+sénat fait de vaines proclamations. Doria s'adresse aux syndics des
+professions populaires. Il s'efforce de faire comprendre aux artisans que
+la querelle des deux portiques leur est étrangère, il leur demande d'être
+neutres et n'obtient rien. Il provoque des conférences entre les
+commissaires des deux noblesses: il propose de mettre les différends en
+arbitrage devant le pape, l'empereur et le roi d'Espagne. Les nobles de
+Saint-Pierre lui répondent qu'ils ne reconnaissent d'autres juges que les
+conseils de la république prononçant à la majorité des suffrages. Il veut
+entamer des négociations sur le fond des questions; on lui demande pour
+préliminaire la suppression immédiate de la loi du garibetto. Rien ne put
+se concilier dans ces réunions, et l'on en revint aux remèdes extrêmes.
+Doria fait venir des hommes du dehors sous prétexte de compléter
+l'armement de ses galères. Aussitôt Coronato donne le signal aux chefs
+populaires: le peuple est en mouvement, il est armé, il s'empare des
+portes, des barrières, de l'artillerie; il se trouve organisé
+militairement et il procède avec ordre sans pillage et presque sans
+tumulte. Un commissaire au nom du portique de Saint-Pierre dans la vallée
+de la Polcevera met sur pied les habitants; il ferme la voie aux secours
+qui pourraient venir de l'étranger, et se livre aux violences contre ceux
+du parti opposé qu'il rencontre.
+
+Cet état singulier dura plusieurs semaines. Le gouvernement existait,
+mais ce n'était plus qu'une ombre. Le sénat, sans pouvoir, était divisé
+et ne pouvait rien résoudre.
+
+Quand on le jugea suffisamment intimidé par cet appareil, un nouveau
+signal fut donné; à un jour convenu tout se trouva sur pied dans les
+quartiers de la ville et une foule menaçante escorta des députés du
+peuple jusqu'à la porte du sénat. Introduits, ces députés demandèrent
+d'un ton qui n'admettait ni refus ni ajournement la révocation de la loi
+de 1547 (du garibetto), et l'ouverture du livre d'or pour recevoir
+l'inscription à la noblesse d'un nombre suffisant de bons citoyens.
+
+Les sénateurs, au bruit et à l'approche de cette députation, avaient
+réclamé l'assistance de plusieurs nobles influents; mais, quelque
+nombreuse que fût l'assemblée, le silence de la stupeur ferma longtemps
+la bouche à tous ses membres.
+
+Un seul le rompit; aussi indigné de la lâcheté de ses collègues que de la
+témérité qu'elle encourageait, Jean-Baptiste Lercaro éleva la voix:
+c'était cet ancien doge qui avait été privé de la toge de procurateur
+perpétuel par une indigne tracasserie dont les suites furent si cruelles.
+Il dit que, puisque tel était l'état de désordre et d'anarchie où la
+patrie était tombée par la faute et par la discorde de ses gardiens;
+puisque ceux qui devaient maintenir les lois en abandonnaient la défense
+plutôt que de s'unir en abjurant leurs futiles rivalités, il proposait
+que le sénat, les magistrats, les nobles se démissent à l'instant de
+leurs fonctions et se reconnussent incapables d'en exercer aucune à
+l'avenir; que le gouvernement entier fût résigné au peuple, en lui
+laissant le soin d'en mieux user que ceux qui l'avaient laissé perdre.
+
+Cette allocation amère produisait des impressions diverses et profondes;
+elle réveillait les uns; les plus craintifs auraient accepté le parti qui
+leur était ironiquement conseillé; les députés du peuple cherchaient
+leur réponse, elle leur fut à l'instant suggérée par Coronato qui d'un
+lieu voisin conduisait les mouvements et surveillait les orateurs qu'il
+avait envoyés au sénat. Inspirés par lui, ils répondirent arec une
+artificieuse modestie que le peuple n'acceptait point une telle
+renonciation, qu'il ne prétendait en rien au gouvernement, qu'il était
+satisfait de la constitution de 1528 et qu'il n'en voulait que le
+maintien, en exigeant seulement, selon son droit, qu'elle fût purgée des
+innovations illégales qui avaient été introduites en 1547.
+
+Cette réponse rendit au sénat toute sa faiblesse, en le ramenant à la
+dure nécessité de détruire lui-même une loi que les uns se sentaient
+intéressés à défendre et que tous se savaient en conscience obligés à
+conserver. Les quatre sénateurs de Saint-Luc protestèrent inutilement
+contre la violence et la nullité du vote imposé; la loi de 1547 (le
+garibetto) fut déclarée abolie, et à l'instant le décret de cette
+abrogation fut publié avec appareil.
+
+Mais le peuple, dont le nom avait gagné cette bataille, demanda si
+c'était là tout le succès et ce qu'on avait fait pour lui. Les aspirants
+à la noblesse tenus en suspens, les petits bourgeois jaloux des nobles et
+de ceux qui prétendaient le devenir, l'artisan jaloux du marchand, le
+pauvre envieux du riche, quinze mille ouvriers en soieries qui accusaient
+les manufacturiers de leur faire tort et qui demandaient à grands cris
+une augmentation de leurs salaires, ceux qui avec plus ou moins de
+désintéressement, s'il y avait quelqu'un de désintéressé, rappelaient les
+droits de la liberté abandonnée à la noblesse; tous s'écrièrent que la
+suppression du garibetto ne profitait qu'aux nobles de Saint-Pierre et
+qu'il fallait retourner au sénat. Les menaces suivant de près le murmure,
+une courte négociation détermina des concessions nouvelles, et il y en
+eut pour tout le monde. Le sénat déclara que trois cents nouveaux nobles
+seraient inscrits, que la gabelle du vin était abolie au profit du
+peuple, et que le prix de la main-d'oeuvre sur les tissus de soie serait
+augmenté.
+
+Alors seulement la joie populaire éclata. La querelle parut finie, on
+posa les armes, on rouvrit les portes de la ville qu'une défiance
+menaçante avait fermées. Le portique de Saint-Pierre se fit un mérite des
+résolutions arrachées au sénat. Il s'acquit en particulier de nouveaux
+droits au dévouement des ouvriers qui obtenaient l'augmentation de leurs
+salaires aux dépens de leurs marchands. Mais cette popularité ne profita
+à personne autant qu'à l'ambitieux Coronato. Il eut l'art de se faire
+reconnaître pour l'intermédiaire le plus sûr, le plus nécessaire entre
+son parti et le peuple. On obtint du sénat de l'argent afin d'indemniser
+cette populace qui avait abandonné ses travaux pour venir dicter la loi
+au gouvernement; et Coronato fut le dispensateur de cette secrète
+largesse. Il fut en même temps nommé commissaire pour recevoir les
+demandes de ceux qui prétendaient entrer dans le nombre des trois cents
+nobles futurs. Ces deux emplois lui donnèrent une influence nouvelle et
+prodigieuse. Encore, après avoir attiré à lui tous ceux qui voulaient
+être nobles, eut-il le soin de les jouer, en sorte que cette promotion
+toujours exigée et toujours annoncée n'arriva jamais.
+
+Le parti de Saint-Pierre répugnait en secret à l'invasion de nouveaux
+anoblis. Tout ce que la politique lui avait fait exiger pour ses alliés
+plébéiens maintenant lui était onéreux, et il voyait avec effroi son
+propre pouvoir prêt à être absorbé ou brisé par celui que le peuple
+s'accoutumait à reprendre. Assuré de la majorité dans le gouvernement de
+la noblesse, si les anciens nobles avaient voulu adhérer à la suppression
+du garibetto, on aurait volontiers contracté avec ceux-ci une nouvelle et
+étroite alliance pour soutenir l'union de 1528 contre les tentatives
+populaires. Mais dans le portique Saint-Luc on nourrissait des sentiments
+bien opposés. On n'y voulait pas distinguer entre les adversaires, peuple
+ou anoblis factieux; quand, pour contenir les entreprises de ces
+derniers, on n'aurait plus le frein du statut du vieux Doria, la position
+dans le gouvernement ne serait pas tenable. Loin donc de reconnaître la
+fatale abrogation pour légitimement consommée, il était temps de se
+dérober d'une ville où la force faisait et défaisait les lois. Aussi dès
+que les issues avaient été libres après la prise d'armes, on avait vu les
+principaux nobles quitter leurs palais et, enlevant leurs meubles les
+plus précieux, se réfugier avec leurs familles dans leurs maisons de
+campagne. Bientôt de tout le parti il ne resta plus dans Gênes que
+quelques hommes plus modérés, et les sénateurs et les magistrats à qui
+leur serment ou leur politique ne permit pas d'abandonner leurs
+fonctions.
+
+Cette émigration contrariait le parti de Saint-Pierre en plusieurs
+façons. Elle le laissait sans contrepoids en face de la faction
+démocratique, elle fournissait un prétexte de plus aux turbulents du
+peuple qu'elle irritait. Surtout elle présageait la guerre civile, et il
+n'était pas douteux que ces exilés volontaires n'implorassent et
+n'obtinssent l'appui des forces espagnoles par l'entremise de Jean-André
+Doria. On essaya de les ramener. Des commissaires pacificateurs envoyés
+vers eux allèrent au nom du gouvernement les inviter à reprendre leur
+place dans la république, et secrètement, au nom du portique de Saint-
+Pierre, leur offrir une conciliation; mais cette tentative échoua: il
+était un point sur lequel on ne pouvait s'entendre: le garibetto était,
+suivant les uns, abrogé, suivant les autres subsistant, et ils faisaient
+de son maintien la condition nécessaire et absolue de tout rapprochement.
+On se sépara, et dès ce moment l'intervention des étrangers fut
+sollicitée par les nobles de Saint-Luc.
+
+La cour de Rome s'y empressa la première. Le pape savait que plusieurs
+fois dans le cours de la querelle on avait proposé de soumettre les
+différends à l'arbitrage des puissances amies, et il aurait été flatté,
+en se hâtant, de se faire accepter pour médiateur suprême et pour juge
+unique. Le cardinal Morone5 se présenta à Gênes sous le titre de légat,
+avec les doubles prétentions d'un négociateur imposant et d'un envoyé du
+père commun des fidèles, chargé de ranger sous sa houlette un troupeau
+soumis, mais prêt à s'égarer dans les voies de la discorde. Il recourut
+d'abord aux prestiges de ce dernier caractère. Il ordonna des prières
+publiques, des processions solennelles. Mais il éprouva que le siècle
+était devenu mauvais et que l'obéissance était bien moins implicite que
+dans les anciens temps. Les nobles de Saint-Pierre l'avaient reçu avec
+défiance, le peuple même avec assez de froideur; la première procession
+qu'il dirigea fut tout à coup troublée par une rumeur fortuite ou
+suscitée, qui fit tirer les épées de toutes parts et produisit une
+terreur panique. Le cardinal ne jugea pas à propos de répéter ses pieux
+appels à la multitude, et reconnut qu'il n'arrangerait pas les affaires
+temporelles avec des croix et des bénédictions. Il se mit à négocier et à
+intriguer de son mieux.
+
+Les armes que le peuple avait conservées lui semblaient l'obstacle le
+plus pressant à écarter. Il proposa d'abord aux nobles de Saint-Pierre
+d'obtenir le désarmement complet, à condition qu'en échange la
+suppression de la gabelle du vin demandée en faveur des classes pauvres
+serait ratifiée par les nobles de Saint-Luc. Mais il échoua en tous sens:
+ceux de Saint-Pierre n'auraient pas eu ce crédit sur la multitude et
+n'auraient pas consenti à se priver de l'assistance qu'ils pouvaient en
+tirer; les nobles de Saint-Luc ne voulaient ratifier aucun des actes qui
+avaient accompagné l'abrogation du garibetto.
+
+Le légat proposa ensuite le compromis entre les deux portiques. Mais le
+parti de Saint-Pierre était trop fort pour s'en remettre à des juges
+étrangers. Le temps n'était pas venu de subir cette loi de la nécessité.
+
+Morone n'en caressa pas moins ce parti qui dominait dans Gênes, que la
+masse paraissait appuyer. Il se figurait que s'il pouvait le gagner, il
+lui serait facile de fournir aux émigrés de Saint-Luc des explications
+satisfaisantes de son apparente partialité et de les convaincre par de
+solides gages de son dévouement à leurs intérêts. Cette souplesse lui
+donna d'abord un crédit considérable dans la ville. Le temps de nommer à
+certaines magistratures étant arrivé, le sénat mi-parti, comme l'on sait,
+de nobles des deux portiques se divisa sur l'ordre à tenir dans ces
+nominations. Les sénateurs de Saint-Luc prétendaient qu'elle devait se
+faire encore suivant la loi du garibetto, puisque sa révocation était
+contestée; les sénateurs de l'autre parti soutenaient que l'abrogation
+étant légale, il fallait procéder en conséquence. Après de longs
+dissentiments le sénat fut induit à s'en remettre à la décision du
+cardinal, et il prononça suivant l'avis de ceux de Saint-Pierre et contre
+le garibetto.
+
+Ainsi, par des décisions complaisantes cet étranger achetait l'ombre et
+presque la réalité du pouvoir dans les affaires de la république. Le
+public commençait à s'y accoutumer; le peuple lui portait ses voeux
+souvent discordants, car les uns voulaient qu'on lui demandât de procurer
+l'érection d'un troisième portique, le portique du peuple; ceux qui se
+flattaient d'avoir part aux trois cents anoblissements écartaient cette
+prétention comme trop ambitieuse et réclamaient seulement l'exécution des
+décrets obtenus pour l'ouverture du livre d'or et pour l'abolition des
+gabelles. Le légat accueillait tout et caressait ce peuple déjà si excité
+et quelquefois si menaçant. Enfin de tous ces éléments naquit un nouvel
+éclat auquel contribua peut-être le mécontentement des émigrés contre les
+complaisances du légat; car, cessant de compter sur lui, tandis qu'ils
+adoptaient une marche décidée et hostile, leurs émissaires, leurs
+dépendants populaires laissés dans la ville se mêlaient à la populace et
+l'excitaient dans ses mouvements déréglés, afin d'accroître les embarras
+du parti dominant. De prétendus députés, suivis d'une foule ameutée, se
+présentèrent au légat pour lui déclarer que le peuple ne savait ce
+qu'étaient ces lois de 1528 et de 1547 pour le choix desquelles les
+nobles oppresseurs disputaient entre eux au détriment du repos public. Le
+peuple les dédaignait également; il voulait la liberté, la paix, et
+l'abrogation absolue, immédiate, de tous les impôts qui pesaient sur sa
+subsistance. Le cardinal écouta ces hardiesses, combla la députation
+d'éloges et de témoignages de la plus vive sympathie pour le bien-être du
+peuple et pour tous les voeux qu'il lui faisait exprimer. Enhardis par ces
+assurances, ce qu'ils avaient déclaré au cardinal, les députés osèrent le
+signifier au doge; ici l'accueil fut différent. Le sénat reconnut qu'on
+ne pouvait laisser passer dans l'impunité une démarche qui impliquait une
+protestation contre la constitution de l'État, des menaces et une
+provocation anarchique; on ordonna que les porteurs de la pétition et
+ses auteurs principaux seraient arrêtés et livrés à la justice. Pour que
+l'exécution de cet ordre ne causât pas un soulèvement, on eut recours à
+une lâche duplicité. On répandit le bruit que ces hommes qui parlaient
+ainsi pour le peuple étaient non-seulement envoyés secrètement par les
+émigrés de Saint-Luc, mais qu'ils s'étaient engagés à assassiner les
+sénateurs et à bouleverser l'État. Cette erreur une fois accueillie,
+l'emprisonnement, les procédures criminelles n'éprouvèrent aucune
+résistance. Coronato et ses amis s'emparèrent de cet incident tout à la
+fois pour intimider le peuple et pour opprimer leurs adversaires de la
+noblesse. L'inflexible Carbone présida au nom du sénat à la procédure,
+aux tortures par lesquelles on tira de ces malheureux toutes les
+dénonciations qu'on voulut. Quatre nobles émigrés furent déclarés
+coupables de lèse-majesté pour avoir suscité les imprudents
+pétitionnaires; la sentence fut immédiatement exécutée contre leurs
+biens, mesure violente qui les obligea de recourir au légat; il voulut
+en effet s'opposer à cette dilapidation, mais on n'écouta pas ses
+remontrances. Il fit venir un bref du pape qui requérait le sénat de
+surseoir; le sénat répondit sèchement au saint-père que le temps était
+venu où la sûreté de l'État exigeait que justice se fît sans acception de
+personne.
+
+Dans le trouble de cette querelle, les sénateurs de Saint-Luc,
+entièrement découragés, donnèrent leur démission et allèrent rejoindre
+leurs amis hors de la ville. Les nobles de Saint-Pierre nommèrent des
+suppléants à la place de ceux qui s'étaient retirés et devinrent seuls
+maîtres du gouvernement. Ils continuèrent à ménager l'alliance et tout à
+la fois la soumission du peuple, contenant la populace de leur mieux et
+éludant l'inscription promise, objet des voeux des principaux.
+
+
+CHAPITRE V.
+J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. -
+Compromis.
+
+(1575) Au dehors tout prenait l'aspect de la guerre civile. Les émigrés
+avaient demandé à la cour de Madrid de permettre à Jean-André Doria
+d'employer pour les intérêts du parti les galères et les forces
+espagnoles qui lui étaient confiées. En attendant la réponse, on crut
+devoir essayer de se faire livrer la citadelle de Savone pour en faire la
+place d'armes de la faction. Cette entreprise fut manquée, mais Final
+devint le rendez-vous et le quartier général des nobles de Saint-Luc. Une
+organisation régulière y fut établie. Des subventions pécuniaires furent
+réglées et des armes préparées.
+
+Philippe II n'avait jamais perdu l'espérance de confondre Gênes dans ses
+possessions d'Italie. L'occasion présente lui parut favorable: mais pour
+y parvenir il se méfiait de Doria; et son projet actuel était de
+convertir la Ligurie en seigneurie, que sous sa suzeraineté il aurait
+donnée à don Juan d'Autriche1. Au lieu donc de prêter au parti les
+galères de Doria, il envoya sur la côte une forte escadre sous les ordres
+de don Juan. Jean-André, le ministre d'Espagne à Gênes et le gouverneur
+de Milan vinrent conférer à bord avec le prince. Des députés du sénat se
+présentèrent aussi pour lui rendre hommage et l'inviter à ne pas priver
+Gênes de sa visite, mais pour lui déclarer toutefois que la république ne
+pourrait admettre dans son port plus de quatre vaisseaux à la fois. Cette
+restriction fut mal reçue, et il ne fut pas difficile aux hommes qui
+entouraient don Juan de lui persuader qu'il n'y avait rien à attendre par
+les voies de la négociation de gens si défiants et si ennemis du roi
+d'Espagne. On résolut donc d'employer la force contre ce gouvernement
+réputé usurpateur. Mais don Juan, autorisé à agir, avait ordre de faire
+la guerre et les conquêtes au nom de son maître. Les émigrés voulaient
+que les hostilités fussent faites sous leur drapeau, en leur nom, et que
+les forces espagnoles ne fussent qu'auxiliaires. Ils n'entendaient
+sacrifier ni pour leur patrie son indépendance si chère à tous les coeurs
+génois, ni pour eux-mêmes leur dignité de chefs d'une république libre.
+On ne put s'entendre sur ce point; des ordres furent demandés en Espagne.
+Don Juan partit avec son escadre, et la guerre fut ajournée.
+
+Des ambassadeurs de l'empereur arrivèrent à leur tour, et vinrent
+recommander la voie du jugement arbitral. Le duc de Gandie était aussi
+venu comme ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne. Enfin on vit
+paraître Birague, envoyé de Henri III. Dans quelque affreux embarras que
+la France fût alors plongée, la cour avait cru de son honneur de prendre
+part à une affaire qui attirait l'attention des autres puissances. La
+France était d'ailleurs dans un de ces moments de trêve qui suspendaient
+parfois la guerre civile. Son gouvernement, qui ne pouvait se faire
+illusion sur la courte durée d'une telle paix, ne voyait qu'une guerre
+étrangère qui pût détourner au loin les ambitions rivales qui désolaient
+le royaume, et qui employât tous ces bras qu'on ne pouvait désarmer. Le
+roi de Navarre, notre Henri IV, qui languissait alors suspect et presque
+prisonnier à la cour de Henri III, confiait à un ambassadeur vénitien
+qu'il avait eu dessein de se jeter dans Gênes avec la foule de
+volontaires qui n'aurait pas manqué de le suivre. Son espérance secrète
+était, après avoir secouru la république et bravé les Espagnols, d'aller
+revendiquer sur eux son royaume de Navarre2. La France n'aurait été ni
+responsable ni compromise par cette expédition; mais on s'était bien
+gardé de laisser au prince la liberté d'exécuter ce projet3. Henri III
+envoya donc Birague à Gênes. Il venait offrir médiation pour la paix,
+secours pour la guerre; et déjà secrètement la France expédiait par la
+Provence et par le marquisat de Saluces des munitions et des vivres4.
+L'envoyé fut bien accueilli du peuple et des nobles de Saint-Pierre.
+Coronato s'adonna particulièrement à lui.
+
+Le crédit que Birague paraissait prendre excita une vive jalousie chez
+les Espagnols. Ils sentirent que ce n'était pas le temps d'entreprendre
+l'acquisition de Gênes, mais qu'il fallait se borner à y maintenir
+l'influence espagnole, à exclure celle de la France; et, pour amener la
+nécessité de l'arbitrage qu'ils entendaient bien diriger à leur gré,
+Jean-André fut enfin autorisé à disposer sous son propre nom des forces
+qui lui étaient soumises: des troupes allemandes qui étaient au service
+de Philippe furent licenciées en apparence pour passer à la solde des
+nobles de Saint-Luc. Le drapeau génois dont ces nobles se prétendaient
+les plus légitimes gardiens, remplaça sur les galères l'étendard
+d'Espagne. Avec ces moyens Doria ouvrit les opérations militaires; il
+prit plusieurs positions sur le littoral et dans l'intérieur du pays.
+
+C'étaient là des ressources imposantes, mais coûteuses, que le parti
+n'aurait pu entretenir que peu de mois, si les nobles de Saint-Pierre,
+disposant de Gênes et du gouvernement, avaient su ou pu se mettre en
+campagne. Les populations étaient pour eux; sans avoir une seule
+garnison salariée, le peuple de chaque bourg se gardait lui-même. Aucun
+ne se donna volontairement à l'ennemi, et les plus faibles attendirent
+pour se rendre de voir pointer l'artillerie; mais au dedans rien n'était
+préparé. La ville n'avait de troupes réglées que six cents Allemands et
+autant d'Italiens. On demanda quelques compagnies en Corse. On expédia
+pour lever trois ou quatre mille fantassins étrangers; on ne put les
+rassembler. Une belle artillerie prêtée à Charles V pour l'expédition de
+la Goulette s'y était perdue. Doria, assiégeant Novi avec quinze cents
+Allemands, mille Italiens et cent cinquante chevaux, ce n'était pas là
+une force insurmontable, et l'on amena bien pour les combattre près de
+dix mille hommes ramassés à Gênes tumultuairement. Mais une charge de
+vingt-cinq cavaliers jeta sur cette multitude une terreur panique. Elle
+se dispersa; et quoiqu'elle ne fût poursuivie que par deux cents
+Allemands, les fuyards vinrent porter leur effroi jusque dans Gênes. En
+un mot, quelques efforts que l'on tentât pour la cause populaire, la
+déception et Coronato les paralysèrent.
+
+Le légat et les ambassadeurs des puissances étaient dans la ville et
+pressaient le sénat ou le portique de Saint-Pierre (c'était alors une
+même chose) de consentir à un compromis, mais l'on hésitait. On gagnait
+ou plutôt on perdait du temps. Le sénat déclara qu'il entendait que,
+puisque le roi de France avait montré tant de soins pour la paix de la
+république, un ambassadeur français concourût au jugement. Les
+représentants de Philippe ne voulaient pas admettre cette intervention,
+mais ils laissèrent parler les commissaires de Saint-Luc; ceux-ci
+récusèrent la France comme malveillante, comme nourrissant les anciennes
+prétentions de sa souveraineté passée. Le parti de Saint-Pierre insistait;
+et il ne se serait pas désisté, si Doria, ayant continué ses progrès
+hostiles, n'eût donné de pressantes alarmes. Après la déroute honteuse de
+Novi, l'occupation de cette ville par ses troupes ébranla les
+résolutions. La France d'ailleurs, à cette époque n'était plus en état de
+donner une assistance suffisante au parti qu'elle eût voulu protéger.
+
+Cependant le sénat, toujours cauteleux, en donnant son adhésion au
+compromis, mit tant de restrictions que proprement son consentement était
+illusoire. Le légat y fut pourtant trompé. Le cardinal Morone fit éclater
+sa joie comme s'il avait remporté une grande victoire et accompli l'oeuvre
+de sa légation. Il entonna un Te Deum solennel; le canon tira comme si la
+paix était faite, tandis que le décret apporté à Final y fut sur-le-champ
+compris et n'excita que la dérision. On pressa donc les progrès de la
+guerre. Le légat, un peu honteux de sa méprise, revint à la charge et
+réclama un consentement plus sincère et plus efficace. Le sénat demanda à
+son tour que les hostilités fussent suspendues; Doria s'y refusa. Le
+public de Gênes s'en indigna et mit enfin de la vigueur et de l'ensemble
+dans les préparatifs d'une sérieuse défense. Les nobles de Saint-Pierre
+profitèrent de cet élan. Une commission de guerre fut nommée avec
+d'amples pouvoirs. Coronato ne manqua pas de s'y faire élire; il en fut
+le président, et là, profitant de l'enthousiasme civique, il sut encore
+augmenter sa popularité; par ce moyen, le champ des mesures arbitraires
+lui fut ouvert; il se rendit comme indépendant de ses collègues; il les
+appelait chez lui et voulait les astreindre à ses volontés absolues. Un
+seul, Christophe de Fornari, homme de coeur et excellent citoyen,
+entreprit de lui résister. Coronato le dénonça au peuple comme vendu à
+l'Espagne, et fit révoquer la nomination de ce contradicteur importun. On
+répandit dans le public l'idée qu'il serait nécessaire de choisir un
+dictateur, et le nom de Coronato était prononcé. L'autorité fut obligée
+d'employer la menace et même la force contre les agents de cette
+intrigue. Les propriétaires furent mis sous les armes pour imposer à
+l'aveugle populace. Avec ces inquiétudes au dedans, avec les pertes qu'on
+faisait chaque jour au dehors, les deux collèges durent céder; ils
+consentirent à un compromis pur et simple et s'en remirent de toutes
+choses aux arbitres.
+
+Mais Doria, fier de ses succès, les poussait sans s'arrêter, et vainement
+après le consentement du sénat les ambassadeurs lui demandèrent un
+armistice. Il répondit que les nobles de Saint-Luc opprimés avaient
+besoin de tenir en leurs mains des gages de la bonne foi de leurs
+adversaires et qu'il ne suspendrait point ses opérations que la place de
+Savone ne lui eût été cédée.
+
+Ces conquêtes consommées ou prétendues par un homme qui, pour être chef
+de parti en Ligurie, n'en était pas moins un des généraux de Philippe II,
+ces occupations de territoire par des forces espagnoles et allemandes
+étaient étrangement suspectes à toutes les puissances de l'Italie, et de
+toute part on intervenait pour que Doria cessât de mettre obstacle à la
+conclusion de cette querelle déplorable. Les nobles de Saint-Luc eurent
+bientôt eux-mêmes un motif imprévu de désirer la fin d'une guerre
+dispendieuse et le retour de la paix avec la liberté de revenir aux soins
+de leurs affaires domestiques. Tous, créanciers du roi d'Espagne, ils
+avaient la partie la plus disponible de leurs richesses engagée dans les
+finances et dans les emprunts de Philippe II. Mais le souverain des
+Espagnes, le possesseur des deux Indes était un riche malaisé, un
+débiteur de mauvaise foi et aux expédients. Il prit alors un parti, le
+plus décisif de tous; il fit banqueroute aux Génois: le payement de ce
+qu'il leur devait fut suspendu: l'argent qui arrivait d'Amérique fut
+distrait pour d'autres emplois5. Ce coup inattendu rendit fort pénibles
+aux émigrés les sacrifices qu'ils faisaient pour leur cause et les
+séquestres dont leurs biens étaient frappés à Gênes.
+
+Suivant quelques politiques, le roi d'Espagne avait voulu mettre les
+nobles hors d'état de continuer la guerre par eux-mêmes et les réduire à
+remettre eux et Gênes à sa direction. Mais cet incident, en rendant
+impossible de continuer la campagne, ne fit que hâter l'accommodement.
+Cependant la transaction pensa se rompre sur une prétention non des
+parties, mais des arbitres, et si indiscrète qu'elle justifiait tous les
+soupçons. Ils exigeaient que le compromis leur attribuât le commandement
+exclusif dans la ville de Gênes, et toute l'autorité de la justice
+criminelle jusqu'à la promulgation de leur sentence. Le sénat refusa
+(1576). Le peuple, excité par ceux qui ne voulaient point
+d'accommodement, d'arbitrage, ni de paix entre les deux noblesses,
+s'écria que la demande des ambassadeurs était une tentative pour détruire
+l'indépendance génoise. On se porta en foule à la demeure du légat, on y
+prodigua les démonstrations les plus insultantes. Les nobles de Final ne
+voulurent pas qu'on les crût indifférents pour la liberté de la patrie.
+Ils signèrent une protestation contre la condition proposée. Doria
+écrivit à Philippe II dans le même esprit en des termes très-énergiques
+et il publia sa lettre. Les ambassadeurs durent prendre leur parti sur ce
+refus unanimement manifesté par une expression si véhémente. On reprit la
+négociation. Le gouvernement eut à résister aux menées de ceux pour qui
+tout était occasion de troubler cet accord, mais il y réussit. Le
+compromis signé par Doria, par les députés des deux noblesses, fut
+solennellement ratifié par le gouvernement.
+
+Par cet acte le légat, les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne
+au nom de leurs souverains recevaient l'autorité de donner une nouvelle
+constitution et de nouvelles lois à la république. Cette faculté était
+concédée pour trois mois, et celle d'interpréter au besoin leurs décrets
+devait durer quatre mois au delà. Les parties s'unissaient pour prier les
+puissances médiatrices de garantir pendant deux ans l'exécution de ces
+lois contre quiconque tenterait d'en empêcher ou d'en troubler
+l'accomplissement, sauf toutefois la liberté et l'indépendance de la
+république.
+
+Vingt otages de chaque côté au choix des arbitres devaient être mis à la
+disposition de ceux-ci pour la sûreté de la convention.
+
+Chaque partie restait en possession des lieux qu'elle occupait, sans
+pouvoir ni augmenter ses forces ni commettre aucune hostilité. Les nobles
+de Saint-Luc devaient pourvoir entre eux à la solde de leurs troupes sans
+que la république se chargeât de cette dépense.
+
+Toutes les communications étaient rouvertes, chacun pouvait rester ou
+revenir habiter où bon lui semblerait; seulement ceux qui avaient été
+déclarés bannis, ou condamnés comme coupables de lèse-majesté, ne
+devaient rentrer dans Gênes ni être déchargés de l'effet des sentences
+qu'après la prononciation des arbitres. Le prince Doria pouvait faire
+entrer ses galères dans les ports de la république, pourvu qu'elles
+n'eussent que leurs équipages ordinaires. Doria lui-même pouvait venir
+reprendre dans la ville et dans le gouvernement sa place, ses honneurs et
+ses privilèges.
+
+Doria s'abstint d'user de cette faculté. Les galères reprirent l'étendard
+d'Espagne et allèrent stationner à Ville-Franche, hors des limites de la
+Ligurie. Lui-même se retira dans son fief de Loano pour être à portée de
+Casal, où les arbitres allèrent établir leur tribunal.
+
+On a prétendu que Coronato avait cessé de s'opposer ouvertement à la
+conclusion de cette grande affaire, gagné par une pension de trois mille
+écus que lui accorda secrètement le roi d'Espagne et dont la suppression,
+après l'accord consommé, le jeta dans de nouvelles intrigues. Il est
+certain qu'il y eut encore des menées pour éluder l'effet du compromis.
+Un prédicateur prêchant devant le doge et le sénat ne craignit point d'en
+appeler au peuple du consentement qu'ils avaient donné à une paix
+indigne. On essaya aussi d'alarmer les otages sur leur sûreté pour les
+empêcher de se mettre entre les mains des ambassadeurs. Le sénat remédia
+à ses manoeuvres en décrétant une forte peine contre ceux des otages qui
+ne seraient pas rendus à Casal au jour indiqué. Aucun n'y manqua, et ils
+furent envoyés à Rome, à Milan et à Final pour attendre paisiblement
+l'issue de l'arbitrage.
+
+Les opérations du congrès furent longues; il fallut proroger les délais
+du compromis. Des députés des deux noblesses se rendirent d'abord auprès
+des juges et soumirent leurs défenses; ce qui nous a été conservé est
+peu important. Les écrits de Saint-Pierre réclamaient l'égalité fondée
+par Doria, et, l'égalité admise, les droits de la majorité. Les avocats
+de Saint-Luc revendiquaient en style déclamatoire les prérogatives de
+leurs races antiques. Ce n'est pas sur ces raisons que l'on avait à
+conclure. Il fallait à la fois un traité de paix et une refonte tout
+entière du gouvernement. Tandis que les ambassadeurs y appliquaient leurs
+soins, le légat minutieux et irrésolu déférait toutes choses aux
+théologiens dont il marchait entouré. Grâce à cette faiblesse de donner
+une constitution politique à faire à des casuistes, rien ne se terminait.
+Les ambassadeurs s'en lassaient, les parties contendantes plus encore;
+ceux de Saint-Luc surtout, car ils avaient à payer la solde de leurs
+Allemands pendant ces interminables délais. Un jour le chef de leur
+députation (c'était J.-B. Lercari, celui même qui avait proposé au sénat
+de résigner le gouvernement au peuple en révolte) aborda David Vaccaro,
+doyen de la députation de Saint-Pierre. C'était à la porte du congrès où
+les uns et les autres perdaient journellement leur temps à solliciter et
+à attendre une décision. Lercari demanda à Vaccaro, hommage sage et de
+bonne foi, ce qu'il pensait du rôle avilissant qu'on faisait jouer aux
+représentants d'une république libre, se morfondant dans l'antichambre
+d'étrangers, venant les supplier de daigner imposer des lois à une patrie
+indépendante; de faire, Dieu sait avec quelles lumières, ce que les
+enfants de cette patrie feraient bien plus vite, avec bien plus de
+connaissance de ce qui convient au pays, que ces juges prétendus.
+Expérience faite par tous des maux qu'entraînaient leur discorde et la
+guerre civile, il ne fallait travailler que quelques heures avec les
+sentiments de la concorde et du patriotisme, la constitution serait faite;
+elle serait nationale; on remercierait les arbitres et on se passerait
+d'eux.
+
+Vaccaro soupirait en écoutant cette ouverture. Il en sentait la justice
+et l'avantage; mais les nobles de Saint-Luc, disait-il, étaient unis et
+mus par une seule volonté que des hommes sages pouvaient diriger. A
+Gênes, chez les populaires, étaient vingt partis, vingt opinions
+discordantes, que la force d'un compromis et de ses garanties réduirait
+seule à une commune obéissance. Les députés avaient reçu la défense
+d'entendre à aucune proposition; ce qu'ils prendraient sur eux de
+traiter serait désavoué et suspect.
+
+Cependant l'impatience des parties et des collègues même du légat firent
+parvenir jusqu'au pape des plaintes contre les lenteurs et les ineptes
+scrupules de son représentant. Les trois puissances ordonnèrent que
+l'affaire finît sans délai. Les deux ambassadeurs s'en emparèrent donc et
+la dépêchèrent avec plus de lumières mondaines et moins de pieuses
+hésitations.
+
+Un premier décret fut signifié aux deux partis pour faire opérer le
+désarmement de leurs forces. Saint-Luc y adhéra promptement, mais
+l'exécution fut embarrassante. Les contributions levées par voie de
+souscription étaient épuisées et il était dû des soldes arriérées à deux
+régiments allemands qui tenaient garnison à Novi et qui ne voulaient pas
+en sortir sans avoir été payés. Il fallut créer un magistrat spécial
+chargé d'emprunter quatre cent mille écus et de lever pour amortir cette
+dette 2 1/2 p. % de taxe sur les biens des souscripteurs qui s'étaient
+engagés dans le parti; le gouvernement de la république, de son côté,
+avait décrété une imposition d'un pour cent pour les dépenses de la
+guerre. Les arbitres décidèrent que la répartition de cet impôt ne
+pouvait s'étendre sur les nobles de Saint-Luc; ainsi chaque partie paya
+ses dépens.
+
+Dans la ville deux prélats furent envoyés pour demander, en vertu du
+décret des ambassadeurs, la liberté des prisonniers, la restitution des
+biens confisqués, l'abolition des sentences pénales, le désarmement et
+par conséquent la suppression de ce conseil de la guerre qui s'était
+maintenu, et d'où Coronato, qui y dominait encore, avait rêvé de parvenir
+à la dictature. Ces demandes éprouvèrent quelque résistance et
+probablement à cause de la dernière surtout: les mécontente essayèrent
+de soulever le peuple. Mais la menace, au nom des hauts garants, de
+l'excommunication pontificale, du ban de l'empire et des armes
+espagnoles, entraîna à une parfaite soumission. Les préliminaires
+pacifiques furent acceptés et accomplis.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
+
+Le 10 mars 1576, dans l'église de Casal, au milieu d'une cérémonie
+religieuse et solennelle, les arbitres firent publier les nouvelles lois
+qu'au nom de leurs princes et en vertu des pouvoirs à eux déférés par les
+Génois ils donnaient pour constitution à la république, en déclarant
+toutefois qu'en un tel acte leurs souverains n'avaient entendu porter
+aucune atteinte à la liberté et à l'indépendance de Gênes.
+
+Ces lois rétablissaient la noblesse en un seul corps où tous étaient
+égaux; elles abolissaient toute distinction d'anciens et de nouveaux, de
+portiques, de couleurs, d'alberghi, d'agrégés. Chacun reprenait son
+propre nom et ses armes, à moins que, par un consentement mutuel,
+l'agrégé de 1528 ne voulût conserver le nom qu'il avait pris, et que la
+famille à qui ce nom appartenait ne s'y opposât pas.
+
+La noblesse était déclarée incompatible avec l'exercice des professions
+mécaniques. On ne comptait pas comme telles la manufacture des soieries
+ou des lainages, non plus que la banque, le commerce en gros, le
+commandement d'un vaisseau marchand ou d'une galère, le notariat,
+l'exploitation des gabelles publiques; mais on excluait celui qui
+fabriquait de ses mains, le marchand vendant lui-même en boutique, les
+préposés mercenaires du fisc; quant aux docteurs en médecine et en droit,
+ils participaient à certaines prérogatives de la noblesse.
+
+Le noble qui exerçait un art mécanique perdait la noblesse; quiconque se
+présentait pour l'acquérir devait justifier que depuis trois ans il ne
+pratiquait aucune de ces professions interdites. Par mesure transitoire,
+ceux qui, à la promulgation de la loi, avaient prétendu à la noblesse, et
+qui se trouvaient encore attachés à un de ces métiers prohibés, devaient
+s'engager à le quitter dans le terme d'un an après leur inscription, et
+ils étaient rayés du catalogue des nobles s'ils y manquaient à ce terme,
+conformément à la disposition générale d'incapacité.
+
+Avec cette restriction on pourvoyait aux prétentions de ceux qui si
+longtemps avaient réclamé l'inscription. Ils avaient six mois pour former
+leur demande. Cinq sénateurs tirés au sort procédaient secrètement aux
+informations. Ils faisaient leur rapport au petit conseil assemblé avec
+les collèges. L'inscription n'était admise qu'en obtenant les deux tiers
+des suffrages; et, soit que les conditions d'admissibilité
+décourageassent les candidats, soit que le gouvernement reconstitué et
+sentant sa force eût peu de voix favorables à donner aux candidats, il
+n'y a pas mémoire d'une nombreuse inscription extraordinaire dans cette
+circonstance.
+
+Les admissions futures furent réglées sur des conditions analogues; et
+d'abord tous les ans, au mois de janvier, les collèges et le petit
+conseil décidaient s'il y avait lieu de procéder à l'inscription;
+lorsqu'elle était résolue, ce que l'usage n'accordait que tous les sept
+ans environ, on ne pouvait admettre que dix nouveaux nobles, sept
+habitants de la ville et trois de la province. Tous devaient être sans
+tache d'hérésie, de bâtardise, de sédition ou d'autres crimes. Par une
+précaution de plus contre les intrusions vulgaires, on régla que le
+nouveau noble ne serait admissible au grand conseil que quatre ans après
+son inscription, au petit conseil ou dans les magistratures importantes
+qu'après six ans, au sénat qu'après dix; il ne pouvait devenir doge
+avant quinze ans de noblesse1.
+
+Tous les nobles furent inscrits sur un livre dont on régla la forme et
+dont on rendit la falsification impossible. Aussi prit-on le soin de dire
+qu'il serait relié: connu sous le nom du livre d'or, il est appelé dans
+la loi liber civilitatis, comme s'il n'y avait de citoyens que ceux qui
+étaient inscrits. Quant aux autres non inscrits, on leur fit cependant
+une part; outre la possibilité de devenir nobles, on leur réserva les
+offices des greffiers, des chancelleries, les recettes des
+administrations financières, quelques commandements militaires peu
+importants, de quelques emplois de judicature hors de la ville. Le
+secrétaire d'État devenait noble de droit au sortir de sa charge. Enfin
+il devait y avoir un plébéien dans chacune de certaines magistratures
+occupées de l'administration, comme de la santé publique, etc.
+
+Les institutions générales ne furent pas changées, mais modifiées. On
+disait encore que le grand conseil représentait le prince et la
+république. On prenait dans son sein le petit conseil chargé de la
+conduite des affaires. Les deux collèges des sénateurs et des
+procurateurs réunis étaient le pouvoir exécutif et les présidents des
+conseils. Le doge était le grand magistrat et le représentant de la
+dignité de l'État. Le sénat avait toujours l'attribution judiciaire
+supérieure, et le collège des procurateurs était la chambre aux deniers.
+Les doges sortis de charge devenaient, comme par le passé, procurateurs
+perpétuels après l'épreuve du syndicat, et c'est à cette occasion qu'à
+l'insinuation de J.-B. Lercaro et en souvenir de l'injustice qu'on lui
+avait faite, on établit le droit d'appel au consiglietto des sentences
+des suprêmes syndicateurs.
+
+Le grand conseil fut maintenu dans le droit éminent de faire les lois de
+finance, car (on le répétera à cette occasion) dans ce conseil était
+censée résider la république; bien entendu toutefois qu'on n'y
+délibérerait que sur les projets élaborés dans les deux collèges et dans
+le petit conseil.
+
+La sanction du grand conseil fut aussi réservée pour l'avenir à
+l'abrogation ou à l'amendement de toute loi existante. Il en décidait à
+la majorité simple; mais la proposition d'un tel changement ne pouvait
+lui être portée qu'avec l'assentiment successif des collèges et du
+consiglietto, à la majorité des quatre cinquièmes des voix de chacun de
+ces deux corps.
+
+Toute autre loi se faisait sans le concours du grand conseil, dans les
+collèges et le consiglietto, à la majorité des deux tiers des suffrages;
+on y décidait de la paix, de la guerre et des alliances, à la majorité
+des quatre cinquièmes.
+
+Dans tous ces conseils, comme dans les réunions électorales, des
+précautions étaient prises pour que les délibérations fussent amenées à
+une conclusion nécessaire, en dépit de l'égalité fortuite des suffrages
+ou de l'insuffisance persistante des majorités: on y pourvoyait par des
+adjonctions ou par des exclusions déterminées par le sort, et l'on
+n'était pas exposé à cette inaction d'un sénat mi-parti qui avait été
+nuisible.
+
+Un soin particulier était donné aux formes électorales. Dans le système
+de 1528 on avait affecté d'accorder au sort beaucoup d'influence. Mais
+cette concession faite à l'égalité légale de tous les nobles avait été
+faussée par la répartition des électeurs entre les vingt-huit alberghi et
+des élus entre les deux portiques. Le garibetto de 1547 était un essai
+malheureux pour défendre la minorité contre les doubles avantages de la
+majorité dans les chances du sort et dans le nombre des votes. Maintenant
+avec une masse plus homogène, on pouvait se livrer à de meilleures
+combinaisons.
+
+A la fin de chaque année le petit conseil assemblé choisissait au
+scrutin, et, sur une liste où chaque membre avait pu faire inscrire le
+nom d'un candidat, trente électeurs chargés de nommer le grand et le
+petit conseil pour l'année suivante. Sur les quatre cents membres à
+désigner, soixante pouvaient être pris à vingt-deux ans; vingt-cinq ans
+était l'âge exigé pour les autres.
+
+Les mêmes électeurs nommaient ensuite entre les membres du grand conseil
+les cent du consiglietto. La moitié de ceux-ci devait avoir trente ans au
+moins; l'autre moitié pouvait être admise à vingt-sept ans.
+
+Aucune loi ne disait que les nobles engagés dans l'Église ou dans les
+ordres chevaleresques religieux seraient exclus des conseils, mais telle
+était la règle tacitement reçue. Ces noms passaient avec tous ceux de la
+noblesse sous les yeux des électeurs, mais le scrutin les repoussait.
+
+Les deux conseils devaient être entièrement renouvelés tous les ans, et
+les membres sortis n'y devaient rentrer qu'après un an d'intervalle;
+mais nous verrons plus tard que cette clause devint impossible à
+maintenir; l'usage finit par rendre les conseils à peu près perpétuels;
+l'élection se refaisait tous les ans, mais elle restait de simple forme,
+excepté pour remplir les vacances.
+
+Le sort fut maintenu pour la nomination des membres des deux collèges.
+Mais leurs noms furent tirés d'une urne où cent vingt noms choisis
+étaient conservés pour servir tous les six mois au renouvellement de
+trois sénateurs et de deux procurateurs. La durée de leurs fonctions
+étant de deux ans, le sénat fut ainsi composé de douze membres et la
+chambre de huit, les procurateurs perpétuels non compris; à mesure qu'on
+tirait des noms de l'urne, on en complétait le nombre et l'on remplaçait
+les morts.
+
+L'admission à ce séminaire (on appelait ainsi cette collection de
+candidats honorablement perpétuels) était le plus haut degré de la
+considération. Les arbitres en avaient fait le premier choix de leur
+autorité. Aux remplacements à faire, concouraient les deux conseils; le
+petit formait au scrutin et aux deux tiers des suffrages une liste double
+du nombre des places à remplir; le grand conseil choisissait sur cette
+liste les noms à placer dans l'urne. Les qualités requises dans les
+membres des deux collèges, et par conséquent dans les nobles dont les
+noms entraient dans le séminaire, étaient quarante ans d'âge, un honnête
+patrimoine; si l'un d'eux était tombé en déconfiture, il devait avoir
+satisfait ses créanciers, et la commune renommée devait attester que le
+payement avait été réel et complet; enfin, le candidat devait avoir
+honorablement servi dans les deux conseils et dans les magistratures:
+chacun des collèges n'admettait qu'un membre du même nom.
+
+Le doge devait avoir cinquante ans et habiter la ville; on exigeait
+qu'il fût assez riche pour soutenir convenablement une si éminente
+dignité très-imparfaitement rétribuée. La conduite antérieure dans les
+grands emplois publics devait servir de garantie pour ce qu'on attendait
+de lui dans l'exercice de cette haute magistrature.
+
+Le mode de son élection était compliqué. Cinquante membres tirés au sort
+dans l'assemblée du grand conseil proposaient chacun, et sans pouvoir se
+concerter, le nom d'un candidat. Ces noms recueillis ne pouvaient se
+concentrer sur moins de vingt individus; on eût exigé de nouvelles
+désignations si elles eussent été nécessaires pour compléter ce nombre.
+
+Le grand conseil entier passait au scrutin ces noms l'un après l'autre;
+une liste était dressée des quinze qui avaient obtenu le plus de
+suffrages.
+
+Elle était apportée au petit conseil, qui la soumettait à son scrutin.
+Les six candidats qui, ayant au moins les trois cinquièmes des voix, en
+avaient obtenu le plus, composaient la liste définitive, et sur celle-ci
+le grand conseil, pour dernière opération, nommait le doge à la pluralité
+des suffrages. Il faut avouer que, dans les derniers temps où le grand
+conseil renfermait une portion assez nombreuse d'une noblesse déchue, ces
+derniers suffrages se payaient et même à vil prix.
+
+La loi des arbitres organisait fortement la rote criminelle, composée de
+juges tirés au sort parmi des jurisconsultes étrangers et sans alliance
+dans Gênes; ce pouvoir était indépendant; seulement, le sénat pouvait
+déléguer un de ses membres pour servir de surveillant à l'instruction et
+au jugement. Les membres de la rote étaient d'ailleurs assujettis à un
+syndicat rigoureux, et, en cas de malversation, le gouvernement pouvait
+les faire juger eux-mêmes. Les deux collèges avaient aussi le droit
+d'évoquer les poursuites en cas de rébellion, d'attaque à main armée et
+de désordres graves: en ce cas ils appelaient les membres de la rote
+pour assesseurs. Des lois spéciales étaient faites pour réprimer les
+séditieux, les sicaires, pour défendre les conventicules.
+
+Un chapitre exprès conservait au prince J.-A. Doria les prérogatives
+concédées au vieux Doria en 1528. Enfin, on créa une magistrature
+temporaire de conservateurs de la paix. Ils étaient chargés de pourvoir
+aux mesures transitoires et conciliatrices qui seraient nécessaires pour
+effacer la trace des dissensions. J.-B. Lercaro y fut nommé, et ce fut la
+seule réparation qu'il voulut accepter des anciennes injustices.
+
+La plume du légat se complut sans doute à tracer le premier chapitre de
+ces lois qui, avant tout, déterminait les solennités dans lesquelles le
+doge et les membres des deux collèges étaient tenus d'aller recevoir la
+communion des mains de l'archevêque, et qui leur enjoignait d'écouter les
+prédications du carême. Mais ce chapitre les soumet à prêter la main
+forte du bras séculier à l'archevêque dans l'exercice de sa juridiction,
+et à déférer à toutes les réquisitions de l'inquisiteur de la foi pour la
+poursuite des hérétiques et des suspects d'hérésie2.
+
+En publiant ces lois les arbitres avaient pourvu à leur exécution
+immédiate. Ils avaient nommé le grand conseil et le consiglietto; ils
+laissaient en place le doge et les membres des deux collèges pour achever
+leur temps, ce qui ratifiait l'élection faîte depuis la retraite de ceux
+de Saint-Luc. Mais les nouveaux membres dont le sénat devait être
+augmenté étaient appelés par eux. Enfin on a vu qu'ils avaient choisi les
+cent vingt noms qui devaient entrer pour la première fois dans l'urne du
+séminaire. Après ces opérations, le congrès se sépara. Les députations
+des deux partis rivaux et les nobles émigrés rentrèrent à Gênes, tous
+reçus aux acclamations du public qui ne paraissait occupé que du retour
+des bienfaits de la paix. Tel était l'excès de l'enthousiasme populaire
+qu'on décerna les honneurs d'une statue à Jean-André Doria qui naguère
+s'obstinait à ne point accorder de trêve à sa patrie. Cette statue fut
+placée à l'entrée du palais de la république, auprès de celle qu'en 1528
+on avait érigée au vieil André. Les inscriptions les appelaient, l'un
+l'auteur, l'autre le conservateur de la liberté; car l'esprit national
+qui a toujours dominé à Gênes appelait liberté l'indépendance.
+
+Un anonyme peu favorable aux Génois, mais assez impartial et fort au fait
+des affaires, écrivant un mémoire destiné à quelque puissance qui avait
+des desseins sur Gênes, cinquante ans après ces événements3, donnait sur
+les fautes des deux partis un jugement qui semble bon à recueillir. Il
+accuse les deux factions d'impéritie et de faiblesse. Les anciens nobles
+n'avaient su compter que sur l'Espagne qui, pour les obliger à se mettre
+sans réserve entre ses mains, les croisa plus qu'elle ne les soutint,
+avant même que par sa malencontreuse banqueroute elle les arrêtât au plus
+fort de leurs opérations. Émigrer, sortir de Gênes et abandonner le
+gouvernement, fut en eux une faute énorme. Avec moins de morgue et plus
+d'habileté, ce parti eût attiré à lui la masse des nobles modernes,
+mécontents et jaloux d'être conduits par une poignée de chefs
+orgueilleux, nobles aussi et se disant populaires et tout aussi fiers que
+les autres. A leur tour, ces chefs de l'autre faction, disposant des
+forces entières de la république, ne savent rien faire à temps. Ils ne
+peuvent mettre en campagne la moindre troupe. Le grand-duc de Toscane
+leur envoyait des forces; ils n'osèrent les accepter, non plus que les
+offres que les Suisses leur faisaient, dit-on. Il leur eût suffi
+d'écouter les propositions de Birague, et l'intervention de la France les
+eût affranchis du joug de l'Espagne. Ils promirent d'ouvrir le livre d'or
+à des inscriptions en masse, et ils manquèrent à leur parole, incapables
+de refuser et ne sachant pas céder. Enfin il fallut que les derniers
+nobles inscrits, boutiquiers, artisans, inquiets d'une situation aussi
+fausse et aimant mieux peut-être s'accommoder des anciens nobles que de
+rester sous la direction des meneurs de leur parti, forçassent ceux-ci à
+consentir au compromis sans réserve qui du moins mit fin aux désastres.
+
+Ce jugement paraît très-sain; si nous voulons en porter un sur les
+résultats de la querelle et sur l'oeuvre des arbitres, nous dirons, en
+admettant qu'une république démocratique est une chimère, que si l'on
+peut considérer le corps aristocratique comme l'État tout entier, en ne
+laissant à ce qui n'a pas été déclaré noble que la possibilité d'être
+appelé par la noblesse à venir la recruter sous certaines conditions, on
+doit reconnaître que la constitution nouvelle était bonne et prévoyante.
+
+La noblesse telle que la transaction de 1528 l'avait admise, telle
+surtout qu'il en avait été abusé, avait dû dégénérer en démocratie
+turbulente dans son propre sein, et soulever au dehors une démagogie.
+C'était l'effet naturel de l'exemple, de l'appui demandé au peuple, du
+contact trop immédiat de tant d'anoblis avec les classes les plus
+inférieures. Elle favorisait sans doute le principe aristocratique, mais
+à quoi servirait une noblesse aussi discordante, aussi peu propre à
+gouverner qu'une masse populaire? La liberté des plébéiens était perdue
+depuis longtemps, et certes les trois puissances ne s'assemblaient pas en
+congrès pour la leur rendre. L'ancienne noblesse gagnait peut-être son
+procès, mais les nobles de Saint-Pierre acquéraient une égalité bien plus
+réelle, ils entraient effectivement dans un corps aristocratique; tandis
+que Doria avait exposé le pays à une lutte inévitable en admettant au
+partage des charges par moitié, deux factions censées égales, mais dont
+l'une formait une majorité toujours croissante, tandis que l'autre, forte
+d'illustrations et de crédit, était faible en nombre et se réduisait de
+jour en jour. La paisible durée du gouvernement de 1576 a montré qu'en
+effet ses rouages n'avaient pas été mal calculés, malgré les levains de
+discorde qu'elle n'avait pu détruire. A coup sûr la loi qui parut imposée
+aux deux partis, comme on a vu, était fondée sur une transaction; et la
+transaction sur le sentiment du besoin et du danger commun. Ce danger
+était dans la populace et dans les intrigants qui la faisaient mouvoir.
+Un effort qu'ils firent pour détruire la constitution nouvelle dès sa
+première année, fut le dernier épisode de son établissement. Coronato
+voyait finir le rôle brillant de tribun et les chances de la dictature;
+il était mécontent, et c'est à cette occasion qu'on renouvela le bruit
+d'une pension qu'il avait acceptée de l'Espagne et qu'on ne lui avait pas
+maintenue. Il s'adressa à des populaires qui avaient pris grande part à
+la querelle maintenant apaisée et qui pouvaient en avoir gardé le
+ressentiment. Il rechercha ceux que lui-même avait empêchés d'être
+anoblis par l'inscription des trois cents promise et éludée. Il complota
+pour soulever le peuple contre le gouvernement et contre la noblesse en
+général. Ces pratiques furent découvertes: on l'arrêta; son procès fut
+fait, et il porta sa tête sur l'échafaud.
+
+Coronato fut-il intrigant, factieux? Les historiens le disent et tout
+porte à le croire. A sa conduite, il est difficile de se persuader qu'il
+ne fut qu'un citoyen de bonne foi, qui, quoique noble, s'indignait que
+les droits de tous fussent usurpés par la noblesse. Mais dans cette
+dernière circonstance était-il coupable de conspiration? ou paya-t-il
+pour un crime supposé la peine de ses anciennes manoeuvres? On ne le sait;
+et on voit seulement que le gouvernement fut mécontent des juges de la
+rote dans la conduite des procédures pour la recherche et pour la
+punition des coupables. Ces malheureux jurisconsultes furent mis à la
+torture, privés de leurs offices et bannis.
+
+
+LIVRE ONZIÈME.
+RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV.
+- LE DOGE A VERSAILLES.
+1576 - 1700.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Observations sur le caractère des Génois.
+
+A 1576 a fini la république des Génois du moyen âge. Le spectacle qu'elle
+nous a montré, quoique borné dans un horizon resserré, avait mérité de
+l'intérêt. Il est vrai que, depuis quelques générations, ses annales
+n'étaient plus celles d'un peuple puissant par sa navigation et par son
+commerce. Involontairement nous n'écrivions plus que l'histoire de
+certains ambitieux qui, par la violence et l'intrigue, s'arrachaient le
+pouvoir ou le revendaient à l'étranger.
+
+Toutefois, au milieu des usurpations plébéiennes et des mouvements
+populaires, il était curieux d'observer la situation singulière d'un
+corps de noblesse reconnu, respecté, et en même temps irrémissiblement
+frappé d'interdiction légale. Le dénoûment plus extraordinaire encore de
+cette anomalie, la fin de cette longue anarchie, l'union amendée et
+consolidée par les troubles même que ses défauts avaient suscités, toutes
+ces vicissitudes ont leur originalité et ne manquent pas d'instruction.
+
+Un gouvernement régulier naît enfin. Mais dans les agitations du seizième
+siècle, l'Europe avait changé de face; une nouvelle balance des pouvoirs
+s'établissait entre les grandes puissances. Un rang très-inférieur était
+assigné à la république des Génois modernes. En même temps toutes leurs
+forces propres avaient déchu. Ce n'était plus dans la Méditerranée que se
+déployait la puissance maritime; cette mer n'était plus la voie
+privilégiée du grand commerce. Au levant même, siège de ses antiques
+relations, Gênes était primée par Marseille et par les navigateurs
+occidentaux qui avaient appris le chemin de l'Orient. Il ne lui restait
+plus qu'un commerce secondaire, comme sa puissance n'était plus que d'un
+ordre inférieur.
+
+Trop peu d'intérêt s'attacherait au récit minutieux des minces affaires
+journalières d'un gouvernement réduit à de telles proportions. Mais si
+peu de faits de son histoire sont remarquables par eux-mêmes, je doute
+qu'on puisse mieux apprendre ailleurs cette vérité désormais fatale, que,
+dans l'organisation moderne de l'Europe, il n'y a plus de place pour les
+petits États parmi les grands. Cette leçon m'a paru se présenter ici
+tellement uniforme à chaque incident, que je n'ai pu me résoudre à en
+supprimer le précis.
+
+Je voudrais, avant d'entreprendre cette tâche, jeter un coup d'oeil en
+arrière à travers les vicissitudes de la république que nous avons
+retracées; je voudrais démêler les progrès de la civilisation, le
+développement intellectuel, les idées et les habitudes dominantes qui ont
+fait les moeurs du pays et le caractère propre des habitants, caractère
+qui dans ses traits modernes conserve encore tant de traces des temps
+passés.
+
+L'extrême aptitude des Génois pour la navigation et pour le négoce ne
+peut être l'objet d'un doute. Les monuments les plus anciens en rendent
+témoignage; et, en voyant ce qui se passe encore sur ce long littoral
+d'un territoire étroit et stérile, on peut juger qu'en tout temps, pour
+toute cette nombreuse population, la mer a été, de l'enfance jusqu'à la
+vieillesse, le principal lieu d'exercice et le champ le plus cultivé1.
+L'habileté ne peut manquer avec une expérience si générale et si
+continue. Il n'y a pas d'écrivain étranger qui d'âge en âge n'avoue la
+supériorité des marins de Gênes. Actifs, courageux, avisés, ils nous sont
+peints comme également propres, sur la mer, à la marchandise et au
+combat.
+
+Nous les trouvons sobres, économes, attentifs à leurs intérêts, et,
+quoique avides, sachant conduire leur commerce par de judicieuses
+maximes. Nous avons remarqué, dès les premiers temps de leur histoire,
+leur esprit intelligent d'association, l'institution de leurs consulats,
+partout où ils ont eu à régler ou à défendre des intérêts communs, leur
+dextérité dans leurs relations avec les puissances étrangères, les
+avantages qu'ils savent obtenir dans leurs traités, le soin d'en faire
+prévaloir les principes uniformément libéraux partout où ils négocient.
+
+Il n'est pas besoin de dire que le commerce a toujours été honoré à
+Gênes. Tous ses nobles l'avaient pratiqué dans les anciens temps et lui
+devaient leurs richesses. Les documents français et anglais donnent le
+titre de marchands aux Spinola et aux Doria; et jusqu'aux dernières
+époques plusieurs maisons très-illustres n'ont pas cru déroger en
+exerçant le négoce.
+
+Les marins sont naturellement d'un caractère ouvert, prompt, mais gai,
+familier, parce qu'une sorte d'égalité s'établit entre des hommes
+longtemps renfermés sur le même bord et partageant les mêmes périls. Tout
+cela, les Génois le rapportaient dans la vie commune sur la place
+publique, où l'on vit beaucoup à Gênes. Les marins passent aussi pour
+francs; les peuples marchands le sont moins: on a fait parfois la
+critique et plus souvent l'éloge de la grande finesse des Génois.
+
+La fréquentation longue et variée de l'Asie et de l'Afrique, des
+musulmans, des Tartares, des Arabes, comme de tant de chrétiens divers,
+avait donné de bonne heure aux Génois la connaissance d'usages et de
+moeurs si différents des leurs, que, de cela seul, leur intelligence doit
+avoir été ouverte. Beaucoup de préjugés ont dû être dissipés à leurs
+yeux; et s'ils n'ont été instruits, ils ont appris à n'être étonnés de
+rien. Cette disposition est favorable au commerce en même temps qu'elle
+en provient. Elle a valu sans doute aux commerçants étrangers qui sont
+allés s'établir à Gênes, la faveur qu'ils y ont généralement trouvée; et
+à ceux d'entre eux qui ne professent pas la religion du pays, la
+tolérance qu'on leur a presque toujours assurée dans une ville si dévote.
+
+Une des vieilles descriptions de Gênes qu'on nous a conservées dit que
+cette cité possède deux trésors également inestimables: la banque de
+Saint-George et le sacré Catino2; et, pour louange principale, elle rend
+aux Génois le témoignage que nulle part il n'y a plus d'horreur pour
+l'hérésie; que là le moindre soupçon n'en passe pas impuni. Nous avons
+dans les chroniques beaucoup de preuves de l'attachement du peuple à la
+religion, à l'Église, à ses cérémonies, à ses reliques miraculeuses et en
+général à ses croyances. On voit les Génois très-soumis ordinairement à
+la cour de Rome; et quand leurs seigneurs étrangers veulent les faire
+changer de pape, ils leur échappent ou y résistent ouvertement. Cependant
+les gibelins ont souvent et longtemps dominé; Gênes a eu à se refuser aux
+volontés de Rome; l'idée de l'obéissance implicite a dû s'affaiblir, du
+moins dans une grande partie de la population. L'histoire nous a même
+montré une excommunication bravée par le gouvernement. Il est vrai que ce
+ne fut pas sans précaution, mais en déterrant un induit d'exemption
+octroyé par un ancien pape. Le gouvernement, en un mot, parut, en
+général, tenir pour règle de se montrer fidèle au saint-siège, mais de ne
+pas laisser empiéter sur sa propre autorité.
+
+Il n'avait pu empêcher l'établissement de l'inquisition. Il ne la reçut
+pas sans résistance et sans déplaisir. On avait mis autant de frein qu'on
+avait pu à l'indépendance hautaine et menaçante qu'affectaient les
+ministres de cette juridiction excentrique. Au reste, elle avait peu de
+matière à exercer ses rigueurs dans un pays où la foi était plus docile
+que raisonneuse, et où personne, pas même le plus libre penseur, n'eût
+songé à se dispenser des pratiques établies, même des plus surabondantes.
+
+Le clergé séculier ne possédait pas d'influence sur les affaires
+publiques. Dans les premières dissensions de la noblesse, nous avons vu
+l'archevêque apporter, exiger la paix. Mais il agissait à l'instigation
+du gouvernement civil; il est rare qu'on trouve rien d'important fait sur
+la propre inspiration des prêtres.
+
+Le revenu des évêchés était peu considérable: les prébendes des
+chapitres, du moins dans les temps rapprochés de nous, étaient fort
+médiocres. Il ne paraît pas que les enfants des grandes familles
+daignassent les prendre. Les nobles qui s'adonnaient à l'Eglise allaient
+promptement chercher les prélatures de la cour de Rome et le chemin des
+évêchés et du cardinalat. Dans les campagnes, là où les cures n'étaient
+pas aux mains des moines, les curés n'étaient souvent que de très-pauvres
+paysans. A la ville, assez de cadets dans les familles bourgeoises
+entraient dans les ordres, mais sans croire se donner tout entiers au
+service de l'autel. Ils étaient avocats, gens d'affaires, ou se mêlaient
+de commerce. Le prêtre qui, chez des nobles, leur servait d'aumônier
+était aussi l'intendant de la maison, le pédagogue des enfants, et il
+n'obtenait de ses maîtres qu'une influence de domesticité.
+
+Le clergé régulier avait un bien autre crédit, il était nombreux,
+splendidement établi par la munificence de ses protecteurs. L'abondance
+ne manquait jamais aux couvents des ordres mendiants, et pas plus dans
+les champs qu'à la ville. Rien n'égalait le luxe de leurs églises. Les
+nombreux ex-voto d'orfèvrerie qu'on voyait suspendus attestaient la
+confiance du peuple dans les prières des habitants de ces sanctuaires. La
+considération des religieux était grande, ils disposaient du pauvre, ils
+dominaient le bourgeois, ils maniaient la conscience et dirigeaient la
+conduite du noble, du magistrat et du sénateur.
+
+Dans les commencements de l'apostolat d'Ignace, Lainez, son fameux
+compagnon, était venu à Gênes; il y avait prêché, et sa parole inspira
+aussitôt de demander une colonie de jésuites pour renouveler les écoles
+et pour semer le bon grain. Sur un terrain si bien préparé, les bons
+Pères ne tardèrent pas à fructifier et à s'étendre. Le palais de leurs
+écoles est encore un des plus beaux ornements de la ville. L'église de
+leur maison professe est somptueuse; et ils tinrent de la munificence
+d'un seul de leurs protecteurs une vaste maison de noviciat. Pour cette
+occasion fut expressément abrogée la loi des statuts civils qui exigeait
+l'autorisation du gouvernement pour l'aliénation du bien des familles en
+faveur des établissements pieux. Le pape, par un bref solennel, remercia
+la république d'une libéralité si méritoire. Tel fut en ce temps le
+crédit des enfants de Loyola. On dit que plus tard le gouvernement
+repoussant je ne sais quelle proposition faite sous leur influence, un
+sénateur se dépouilla tout à coup de sa toge, et, la jetant avec
+indignation, courut faire profession au noviciat de l'ordre. Cependant,
+cette ferveur si vive ne fut jamais universelle. Quand les doctrines
+imputées à Jansénius devinrent un sujet d'ardente controverse dans le
+monde catholique, à Gênes elles furent embrassées plus ou moins
+secrètement par un certain nombre d'ecclésiastiques et de gens du monde,
+et ces opinions ne se sont jamais perdues.
+
+Lorsqu'on voulut livrer les écoles aux jésuites, on allégua l'état
+misérable où l'instruction se traînait à Gênes. La république salariait
+des maîtres; mais, disait-on, on n'en recueillait que les fruits les plus
+médiocres; et il serait honteux de ne pas rendre les études plus fortes,
+mieux conduites et surtout plus chrétiennes. On rappelait le scandale de
+Bonfadio, professeur illustre sans doute, mais qu'on avait vu tout à coup
+arrêté, jugé en secret et mis à mort dans la prison, en laissant le
+public effrayé douter si ce supplice punissait un attentat politique, une
+infamie contre les moeurs, ou plutôt le crime de la liberté de penser, qui
+dans ce siècle faisait tant d'hérétiques et d'incrédules parmi les gens
+de lettres mondains.
+
+Nous ne saurions apprécier aujourd'hui des reproches si anciens contre
+les études publiques du pays; mais l'on peut douter que les Génois aient
+jamais ni apporté ni puisé dans leurs écoles beaucoup d'instruction. Le
+malheureux Bonfadio a écrit quelque part, qu'il voyait plus de marchands
+que d'étudiants, tandis qu'il professait la politique d'Aristote. Gênes
+fournit peu de noms à la longue liste des savants italiens, et aucun
+peut-être au premier rang de ceux-ci. Il est cependant des sciences qui
+n'ont jamais pu y rester ignorées3. Les connaissances nautiques et
+géographiques y étaient nécessairement familières, et les méditations qui
+dirigèrent la course de Christophe Colomb en sont une preuve glorieuse.
+L'habileté, au moins pratique, dans les constructions navales est
+incontestable. Dans leurs spéculations lointaines, les Génois avaient dû
+acquérir des notions précieuses sur cette foule de produits exotiques qui
+font de leur Port franc un vaste et curieux musée d'histoire naturelle.
+La théorie du traitement des métaux et de leurs alliages leur était fort
+connue, et ils l'ont parfois pratiquée, dit-on, aux dépens des nations
+ultramontaines. Enfin, l'esprit de calcul qui leur est propre leur fait
+saisir toutes les ressources et les finesses, si l'on peut parler ainsi,
+de la science des nombres, de celle surtout qui n'a besoin ni du tableau
+ni de la plume pour résoudre dans la pensée les problèmes mercantiles les
+plus compliqués. Tel était, autant qu'on en peut juger, le fonds des
+connaissances génoises, toutefois plus empiriques que doctes, et
+cultivées encore aujourd'hui pour le profit à en tirer, plutôt
+qu'étudiées pour elles-mêmes ou pour l'amour de la science et de ses
+progrès.
+
+Dans le même but d'utilité, le droit et la médecine ont toujours été en
+grand honneur à Gênes. Ceux qui les professaient, réunis en collèges ou
+facultés, jouissaient de prérogatives signalées et d'une haute
+considération. Les jurisconsultes étaient les oracles de la république et
+les conseils de toutes les familles. Peut-être l'influence de leurs
+habitudes, et cette propension à rapporter toute chose au point de vue
+légal, ont-elles laissé d'assez profondes traces dans la manière de
+traiter à Gênes les affaires politiques, domestiques, mercantiles, les
+matières enfin les plus étrangères au palais. On reprochait parfois aux
+Génois d'apporter dans les moindres transactions une sorte de
+cavillation, et une disposition marquée à tenir à tout son droit en
+accordant le moins possible à celui d'autrui; dans la discussion,
+l'intention d'engager sans se compromettre, le vague dans les discours,
+une circonspection évasive dans les écrits, s'il faut absolument écrire,
+en un mot, le penchant à une certaine défiance qui, devenant générale et
+caractéristique dans un pays, y décrie la bonne foi et la franchise comme
+des armes trop inégales4. À cette cauteleuse tendance soigneusement
+cultivée, les Génois ont dû leur arme défensive la plus familière, et
+sans contredit la plus puissante: la force d'inertie. Toujours portés à
+s'y confier, si elle les trompe quelquefois, bien plus souvent ceux qui
+traitent avec eux l'éprouvent insurmontable.
+
+C'était encore les avocats et les ecclésiastiques quand ils s'adonnaient
+à l'étude, qui étaient les lettrés, qui fournissaient à la littérature la
+règle et le modèle. On dissertait comme on plaidait. L'opinion du
+sénateur, le sermon comme le plaidoyer, se déployaient en syllogismes
+suivant la forme scolastique. Des citations pédantesques, des adages du
+droit romain, quelques-uns de ces vers de l'antiquité devenus proverbes
+en quelque sorte, servaient non-seulement d'ornement, mais aussi
+d'autorité dans la chaire, au barreau, et y tenaient plus de place que le
+solide raisonnement5.
+
+De cette rhétorique et des sources où elle puisait, il est resté chez les
+Génois une facilité remarquable et presque vulgaire de parler la langue
+latine; presque vulgaire, parce que le latin s'étant conservé jusqu'à nos
+jours dans les écritures du palais, dans les formules, et longtemps dans
+la rédaction même des actes du gouvernement ou de la banque de Saint-
+George, les très-nombreux suppôts de l'administration et de la justice,
+aussi bien que ceux de l'Église, de renseignement ou de l'art médical,
+ont eu besoin de manier une langue qui était encore vivante dans leurs
+professions; aidés, au reste, dans le passage facile de l'italien au
+latin, par la flexibilité des organes et par l'ouverture de l'esprit qui
+est familière à Gênes. Mais une latinité plus élégante et plus choisie,
+modelée sur les bons auteurs, témoigne honorablement chez les hommes
+distingués d'une étude véritablement classique.
+
+Gênes a un dialecte qui lui est propre. Ses rapports marqués avec le
+provençal et le languedocien pourraient autoriser à le regarder comme une
+de ces dérivations romanes venues directement du latin plutôt que comme
+une simple dégénération de l'italien. Quoi qu'il en soit, la langue
+toscane y a fait invasion dès longtemps. On n'écrit que du toscan: on
+l'emploie dans les discours d'apparat. Cependant l'idiome natif est
+conservé même avec amour. Mais dans les hautes classes chaque jour il se
+polit, c'est-à-dire il se dénature et se rapproche du pur italien.
+
+Ce n'est pas à Gênes qu'il faudrait demander des poètes. Comme dans les
+autres villes de l'Italie, on y a des sonnets et des improvisateurs: mais
+peut-être y a-t-il trop d'esprit pour qu'il s'y rencontre de
+l'enthousiasme. Les intérêts positifs et les pensées mercantiles y ont
+laissé d'ailleurs peu de place au génie poétique. On vante comme un
+lyrique distingué Chiabrera de Savone: hors de la Ligurie il est peu
+connu. Ami d'Urbain VIII (Barberini), il ne composa pas moins de dix odes
+pour célébrer l'exaltation de ce pontife. Sur trois volumes de vers, il a
+de belles strophes: mais le médiocre domine avec les lieux communs, la
+recherche des images et le mauvais goût. Pour louer saint Charles
+Borromée, les pestiférés de Milan ne lui ont pas inspiré un seul mot. Il
+n'a jamais trouvé un mouvement en faveur de la liberté de sa patrie. Mais
+pour rendre à ce lauréat des papes toute sa verve, il n'est pas de sujet
+plus heureux que la Saint-Barthélemy à chanter, les Français barbares et
+hérétiques à dévouer à l'enfer. A peine pardonne-t-il à Henri IV quand il
+est devenu l'époux d'une Médicis.
+
+Gênes c'est l'Italie: si ses enfants ne sont pas poètes, ils apportent en
+naissant le sentiment de l'harmonie musicale. Elle est partout chez eux
+spontanément et sans leçon. Dans les travaux qui se font en commun, les
+matelots à la manoeuvre, les artisans sur l'atelier, chantent en choeur, en
+réglant sur la cadence leurs mouvements et leurs efforts. Dans les belles
+nuits de ce ciel pur, souvent on entend des accords populaires qui ne
+dépareraient pas un concert étudié. Les chants religieux sont admirables,
+même au village. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants, s'y marient
+avec une justesse qui frappe l'oreille et qui pénètre au coeur. Ce n'est
+pas le moins imposant des caractères de ces solennités presque
+journalières qui appellent les fidèles dans chaque église tour à tour.
+Dans ces cérémonies (fonctions, comme on les nomme) qui servent de fêtes
+à ce peuple dévot, le culte se déploie avec une majesté de bon goût,
+digne des nobles édifices que l'art et une magnificence pieuse ont
+consacrés à la religion.
+
+Les palais non moins que les temples témoignent que l'architecture fut
+toujours cultivée à Gênes. Ces palais jusqu'au dix-septième siècle furent
+des forteresses aussi bien que des demeures somptueuses: ainsi le voulait
+l'état du pays. Il reste encore sur pied quelques-unes de ces tours
+hardies et ambitieuses que les podestats voulaient réduire à quatre-
+vingts pieds de hauteur. Plusieurs hôtels assez modernes retiennent
+encore des traces visibles de la défiance avec laquelle le noble, en
+s'entourant de richesses et de magnificence, avait besoin de se préparer
+à soutenir des sièges dans son domicile.
+
+Le luxe des palais et des ameublements était un noble emploi des
+richesses accumulées par ces antiques familles qui avaient traversé tout
+le moyen âge, commerçant, naviguant sans cesse. Elles y gagnaient de
+joindre à leurs autres illustrations le renom de protecteurs, de
+promoteurs des arts dans l'Italie entière; dans Gênes même leur
+magnificence créait des disciples aux Michel-Ange et aux Raphaël; mais ce
+beau faste était pour ces grandes maisons une nécessité de leur
+politique. Quand, au milieu de leur opulence et de leur considération,
+une révolution populaire eut exclu les nobles du gouvernement; quand on
+les laissa comme une classe à part hors de rang dans la cité, ils eurent,
+pour que le grand crédit de leur nom ne s'éclipsât pas, à se prévaloir de
+l'éclat de leurs richesses, du nombre de leurs clients et de leurs
+serviteurs, des points d'appui et des forces qu'ils trouvaient dans leurs
+nombreux domaines. Ils affectaient une vie de princes dont les populaires
+ne possédaient pas les éléments. Cependant peu d'entre eux conservèrent
+leur grande fortune dans la décadence du commerce de la Méditerranée et
+après la perte des colonies du Levant. Mais depuis 1528, la fusion de
+droits n'ayant pas éteint la rivalité des anciens nobles et des nouveaux,
+l'orgueil plus que la politique obligeait encore les premiers à soutenir
+leur prééminence avec les restes de leur ancien faste. C'est seulement
+quand la force des choses qui avait réduit toutes les proportions de la
+grandeur génoise finit par resserrer naturellement le gouvernement entre
+les mains des nobles riches sans distinction de la date de leurs titres,
+que leur politique se corrigea d'elle-même. Elle se conforma au goût de
+tous en permettant de régler la manière de vivre sur les conseils de
+l'économie. Sous le prétexte de ne pas blesser l'égalité, on convint des
+formes d'une représentation qui distinguât les nobles, mais qui fût à la
+portée de tous. On se fit des lois somptuaires intérieures. On conserva
+les palais et on n'en bâtit plus guère. On régla les habitudes, les
+pompes un peu mesquines et le nombre des serviteurs. «Vous êtes des rois
+(disait un prédicateur prêchant devant le sénat) qui par modestie daignez
+vivre en particuliers.» Les dames eurent le noir pour seul habit de
+cérémonie; il est vrai que l'abondance des diamants de famille
+distinguait les femmes des premières maisons. Les noces furent presque
+les seules occasions de festins. Des réunions dont l'étiquette était à
+peu près l'unique plaisir étaient instituées pendant un certain temps de
+l'année et se tenaient fastueusement dans un ordre qui, pour chaque
+maison, n'en ramenait la dépense qu'à de longs intervalles. Quant à la
+vie ordinaire, elle était retirée. Les charmes et le profit d'une société
+libre y étaient peu connus, on ne les entrevoyait guère qu'au temps où
+l'automne attire les citadins à la campagne; là régnait un peu plus
+d'aisance dans les manières et une sorte d'égalité; à la ville on ne se
+visitait presque qu'au théâtre.
+
+En parlant de l'emploi des richesses génoises, je ne dois pas omettre de
+signaler ce que, dans les siècles de magnificence, les monuments publics,
+les établissements utiles ont obtenu de part dans l'ostentation politique
+des particuliers; et il serait injuste de ne pas ajouter que même après
+qu'on se fut astreint à des habitudes plus économiques, cette sorte de
+libéralité patriotique n'avait pas absolument cessé. On fondait des
+églises; on bâtissait ou l'on enrichissait des hospices, même avec un
+luxe de bâtiments qui eût pu être épargné. Les familles établissaient des
+collèges. Des statues de bienfaiteurs publics remplissaient les salles de
+Saint-George et les hôpitaux. Au milieu du dernier siècle encore la
+famille Cambiaso, qui n'avait été écrite au livre des nobles qu'en 1731,
+changea à ses frais, en une belle voie, une sorte de sentier qui dans des
+lits de torrents montait de Gênes à la Bocchetta, fameux passage, et
+unique communication à cette époque entre la mer et les plaines de
+Lombardie à travers l'Apennin6.
+
+Quand la haute bourgeoisie eut appris à se passer des honneurs du livre
+d'or ou à se résigner à les attendre, elle se conforma aux moeurs de la
+noblesse et se permit rarement ce que celle-ci se refusait. On vivait
+chez soi, la société proprement dite y était inconnue dans beaucoup de
+familles. On croyait se conformer à la sagesse patriarcale en tenant les
+femmes renfermées dans une solitude jalouse. Cependant, s'il en faut
+croire un témoignage du temps où vient de s'arrêter notre histoire, les
+dames de Gênes au seizième siècle vivaient avec aisance, ne se cachaient
+point et faisaient le charme de leur patrie. La vertueuse liberté dont
+elles jouissaient protestait, disait-on, contre les préjugés farouches
+qui ailleurs dérobent les femmes à la vue du monde7.
+
+Mais quoique les moeurs de chaque siècle permissent ou défendissent à
+Gênes, les femmes y étaient étrangement opprimées par les lois. Elles
+étaient en tutelle toute leur vie. Une veuve même ne pouvait rien sans
+l'autorisation d'un conseil judiciaire qui lui était assigné par le
+magistrat. Elle n'avait aucun droit à la tutelle de ses enfants. Il
+n'était pas rare que le jour même de la mort de son mari, elle fût
+congédiée de la maison, où il n'y avait plus rien à elle8. Mariée, aucune
+autorité, même dans les soins domestiques, ne lui était ordinairement
+confiée: condition peu morale qui ne laissait point d'influence à
+l'épouse ni à la mère, qui ne faisait pas des femmes le lien des
+familles, et ne leur enseignait pas à se respecter elles-mêmes.
+
+Rien n'était moins étendu que leurs droits sur les biens de leurs
+parents. La loi fermait l'accès à toute réclamation d'une fille s'il lui
+avait été assigné une dot d'une somme quelconque par le père, ou, s'il
+mourait intestat, par un conseil de famille, et la modicité des dots
+était une des règles somptuaires de la politique des nobles. Ils
+voulaient par là faciliter les alliances entre eux indépendamment de
+toute-inégalité de fortune: ils voulaient surtout que les richesses qui
+devaient servir à soutenir l'éclat d'un nom, allassent le moins possible
+se disséminer dans d'autres familles.
+
+Également soumis à la discrétion paternelle, les fils cadets étaient un
+peu moins rigoureusement partagés que leurs soeurs; mais l'inégalité des
+conditions de fortune entre eux et leurs frères était d'autant plus
+sensible que dans toutes les maisons considérables une grande part du
+patrimoine antique et de ses revenus accumulés était dévolue à l'aîné, à
+titre de majorât perpétuel.
+
+Tant d'intérêts opposés, si peu de motifs d'union dans les familles, tant
+de biens et tant de jalousies, l'on pourrait ajouter tant de légistes
+pour conseils, multipliaient les procès. Les hommes puissants ne
+pensaient pas qu'on pût les leur faire perdre; et chacun regardant comme
+compromis dans le succès non-seulement la justice, mais son propre
+crédit, toute affaire contentieuse se débattait avec une chaleur
+excessive. La juridiction ordinaire était cette rote composée de docteurs
+étrangers amenés par le sort et pauvrement salariés. Rarement ils
+échappaient aux soupçons de vénalité. Entre parties considérables la
+sentence était, disait-on, emportée aux enchères. Mais dans une foule de
+cas, on était soustraite ce jugement suspect: il appartenait au sénat ou
+à un magistrat dit de l'extraordinaire de déléguer des juges spéciaux. On
+les prenait parmi les avocats, et le choix à faire était, comme on peut
+croire, un sujet inépuisable d'intrigues. Les causes allaient et venaient
+sans cesse des juges au sénat et du sénat à de nouveaux juges. Mille
+incidents, mille chicanes venaient encore éterniser les affaires; et il
+était assez commun qu'après avoir partagé le public, elles se
+compliquassent d'entreprises violentes ou de voies de fait mal réprimées.
+La justice criminelle n'était ni moins partiale ni plus forte que la
+justice civile. En général, on reprochait aux nobles, dans la poursuite
+de leurs intérêts, dans leurs moeurs, dans ce qu'ils exigeaient du public,
+de se croire tout dû et tout permis. On reprochait aux bourgeois, la
+servilité aux uns, et aux autres d'affecter l'imitation des nobles dans
+leurs procédés arbitraires ou dans leurs dérèglements. Quant au peuple,
+très-pauvre, laborieux et sobre, mais dépendant de qui le salariat, avide
+dans sa misère et poussé au mal par l'exemple et par l'impunité, un grand
+nombre d'entre eux vivaient sans frein. Les uns arrivaient à n'avoir plus
+que la misérable ressource de s'engager aux galères comme volontaires
+(buona voglia) pour ramer côte à côte avec les forçats enchaînés. Les
+autres, devenus réfractaires aux condamnations de la justice, se
+faisaient brigands; et bientôt, reparaissant sous la protection de
+quelques nobles, ils venaient se vendre à ceux qui avaient besoin
+d'instruments de vengeance ou de rapine9. Celui à qui l'on reprochait de
+violer quelque loi, répondait fièrement: «Ne sommes-nous pas dans une
+république?» Ce peuple était passionné pour la patrie, mais il n'en
+concevait pas autrement la liberté. La noblesse tolérait, caressait ces
+vices; elle recherchait la popularité dans ces classes infimes, pour les
+déchaîner au besoin contre la bourgeoisie, toujours suspecte d'envie et
+d'ambition. La populace, en effet, était aveuglément dévouée au
+gouvernement.
+
+Chez les nobles, la prépotence (ce mot, qui tarde à devenir français,
+était essentiellement génois); dans le second ordre, la disposition à
+rivaliser avec la noblesse; chez le peuple, le penchant à la violence et
+à la rapine, tout cela appartient surtout aux années qui précédèrent et
+suivirent immédiatement l'établissement de 1576. C'était la suite de la
+confusion née des dissensions publiques, des moyens dangereux employés
+par tous les partis et de ce qui restait d'habitudes de désordres et de
+concessions mal définies. Les choses devaient retrouver leur place et s'y
+remettre. Mais ce rétablissement de la concorde sous un gouvernement
+désormais régulier, ce raffermissement de l'ordre public par la
+résignation des prétentions turbulentes, fut-il, à Gênes, prompt et
+facile, ou lent et pénible? C'est ce qu'il faut chercher dans l'exposé
+qui va suivre pour servir de complément à notre histoire10.
+
+
+CHAPITRE II.
+Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
+
+Après 1576, les annales qu'un homme public (Casoni) a recueillies
+deviennent tout à coup d'une sécheresse extrême. De ce qu'elles
+contiennent pendant les vingt-quatre dernières années du seizième siècle,
+il n'y a que deux résultats à tirer: la cour d'Espagne domine dans Gênes;
+ses ministres fatiguent indiscrètement la république. Un voisin à peine
+mentionné jusque-là1, le duc de Savoie, prince ambitieux et guerrier,
+inquiète l'État sur ses frontières; il s'essaye à franchir la barrière de
+l'Apennin; établi aux dépens des Génois sur le rivage de la mer, il
+semble convoiter la ville de Gênes.
+
+A peine on voit percer un troisième fait qui se lie aux deux autres. La
+France, sous Louis XIII, tient les yeux ouverts sur Gênes, non plus comme
+sur une possession à revendiquer, ainsi que la considéraient les
+prédécesseurs de ce roi, mais comme sur un des points d'appui de l'ennemi
+dont les Français sont jaloux. Tantôt ils menacent d'attaquer Gênes à
+force ouverte comme une dépendance espagnole; tantôt, plus avisés, ils
+travaillent à y miner cette influence exigeante qui ne semble pas
+inébranlable; ils en épient l'affaiblissement; ils lui opposent des
+créatures et des pensionnaires; ils s'offrent pour substituer leur
+protection à la tyrannie de la cour de Madrid. Le duc de Savoie, occupé
+de son seul intérêt, s'aide tour à tour des menaces et des intrigues de
+la France et tout à la fois de l'appui que lui vendent les ministres
+espagnols.
+
+On voit bien là le cercle étroit dans lequel est nécessairement
+circonscrite la politique extérieure d'un petit État, au milieu de grands
+et ambitieux voisins. Mais ce qui se passait à l'intérieur; comment
+s'exécutait cette constitution imposée par les arbitres; comment des
+prétentions si mêlées et si violentes s'y étaient soumises; comment les
+discordes s'étaient pacifiées, sur ces points, la chronique de ces temps
+est absolument muette, et l'on se voit tenté de croire que tout marchait
+sans difficulté, suivant les dernières lois.
+
+On s'aperçoit cependant que l'ordre était imparfaitement rétabli, ou que
+de temps en temps il recevait certaines atteintes (1581). On voit, cinq
+ans après la publication des nouvelles lois, défendre les armes à tous
+les citoyens. Les mal-vivants, dit-on, s'étaient multipliés dans la ville
+même, dans les campagnes et dans les rivières. Fréquemment (1585-1588) il
+faut renouveler les mesures répressives contre l'audace des bannis qui se
+font brigands2 aux portes même de la ville. Deux d'entre eux, qui
+portèrent leur tête sur l'échafaud, appartenaient, si leurs noms ne nous
+trompent, à des familles illustres.
+
+(1607) Enfin il se passa un fait étrange dont on ne nous donne aucune
+explication. Tout à coup, une loi extraordinaire est portée; le petit
+conseil s'assemblera; chaque membre présent sera tenu d'inscrire sur un
+bulletin secret le nom d'un individu qu'il juge à propos d'exclure de la
+république. Tout nom qui aura été indiqué par quatre bulletins sera
+immédiatement soumis à un scrutin définitif, et, si les trois cinquièmes
+des voix concourent contre lui, l'individu désigné subira un exil de deux
+ans. Six nobles furent aussitôt condamnés par cet ostracisme. On en nomme
+trois, un Centurion, un Spinola et Claude de Marini; celui-ci bientôt
+nous le retrouverons en scène. Le sénat, en même temps, bannit vingt-neuf
+populaires; sans doute avec moins de scrupules et de formalités.
+
+L'annaliste fait dans cette circonstance une seule réflexion. «La
+manière licencieuse dont certains nobles vivaient encourageait les
+populaires aux scandales.» Quelque justification de la nouvelle loi que
+ces mots impliquent, ce n'est pas pour réprimer des désordres privés
+qu'un État invente une semblable mesure. Il est probable que le vieux
+levain fermentait toujours, que la confiance en soi-même n'était pas
+encore acquise au gouvernement. Les éléments de la discorde de 1576
+vivaient; parfois ils faisaient effort et menaçaient d'explosion.
+D'autres que l'écrivain semi-officiel en ont écrit des témoignages. Parmi
+les nombreux mémoires que l'obscurité dans laquelle en est tombé le sujet
+a laissés inédits, beaucoup, de motifs nous font croire que nous ne nous
+méprenons pas en choisissant un de ces guides3 pour nous faire une idée
+des circonstances de l'époque.
+
+Suivant le document dont nous parlons, à ce temps la seule querelle de
+l'agrégation était supprimée. Les boutiquiers ne devenaient plus des
+Doria ou des Lomellini; mais les autres divisions subsistaient, et
+l'esprit des intérêts divers continuait à être hostile. Être noble,
+l'être devenu, n'avoir pu y parvenir, c'était la cause d'oppositions
+tranchées et d'animosités renaissantes. Parmi les nobles, les anciens et
+les nouveaux ne s'étaient guère rapprochés. Entre les premiers, les
+quatre familles principales affectaient de plus en plus la prééminence,
+et, en quelque sorte, ne connaissaient plus d'autre noblesse que la leur.
+Les autres nobles anciens ou, comme on s'avisait de désigner leur
+importance secondaire, les grosses têtes, ne venaient qu'à la suite de
+ces chefs. Parmi les nobles populaires se tenaient à part les cinq
+familles antiques qui avaient formé des alberghi en 1528, suivis de
+quelques adhérents anciennement inscrits; puis venait la foule des
+anoblis modernes, ridiculisés sous le nom de serre-boutiques, parce
+qu'ils étaient à peine sortis de leurs trafics plus ou moins ignobles
+pour passer au livre d'or. Ces diverses classes de nobles ne frayaient
+pas entre elles. Les loges ou cercles des nobles anciens ne recevaient
+pas les nouveaux; chez ceux-ci les loges des cinq grandes familles
+censées populaires ne s'ouvraient pas facilement aux anoblis modernes et
+se fermaient devant les bourgeois.
+
+Il n'y avait plus, comme de 1528 à 1576, deux noblesses censées
+confondues en une seule. Les lois nouvelles avaient expressément prohibé
+la distinction des portiques, mais l'usage reconnaissait encore leur
+existence, et y attachait des effets consacrés par une convention tacite.
+La succession bisannuelle des doges amenait tour à tour au siège ducal un
+membre de quatre familles, un des autres nobles anciens, un des cinq
+familles de la noblesse populaire, et enfin un des inscrits des derniers
+temps. Mais la bonne foi seule garantissait ce tour de rôle: il dépendait
+de la majorité de s'y soustraire. Or, en 1626, il y avait deux mille cent
+vingt-quatre nobles, inscrits sur une population qui ne dépassait pas
+soixante mille âmes dans la ville de Gênes. Dans ce nombre, sous trente
+noms seulement, l'ancienne noblesse ne fournissait que sept cent
+cinquante-neuf individus. La nouvelle avait porté au livre d'or mille
+trois cent soixante-cinq personnes sous quatre cent quatre-vingt-quatorze
+noms. Dans cette inégalité la préoccupation des anciens nobles était
+encore qu'ayant été si longtemps exclus du gouvernement, ils étaient
+toujours menacés d'une exclusion nouvelle par l'ambition des mêmes
+populaires à qui le nombre dans le sein des conseils en donnerait le
+moyen. La loi de 1547 (le garibetto) avait eu pour objet de réserver à
+cette illustre minorité la moitié des charges et de l'influence
+politique, en dépit du nombre croissant des nouveaux venus. Les
+convulsions de 1575 avaient eu pour but au contraire de faire prévaloir
+les plus nombreux. L'arbitrage de 1576 avait été une transaction qui
+était venue restreindre l'invasion de la démocratie dans l'aristocratie,
+mais qui n'avait fait que la ralentir.
+
+Dans les citoyens non inscrits, continue l'observateur, on distinguait le
+gros peuple et le menu peuple. Les premiers étaient ceux qui se
+regardaient, non sans raison, comme aussi dignes de la noblesse que la
+plupart de ceux à qui on l'avait conférée, et beaucoup plus dignes que
+tant de personnages inférieurs à qui elle était échue au milieu des plus
+viles occupations. Tous se souvenaient des trois cents inscriptions
+promises au peuple par décret, dont les listes avaient été dressées et
+qu'on n'en avait pas moins éludées. Quelques admissions annuelles
+autorisées par la loi, loin de suffire aux prétentions, excitaient les
+jalousies. Plusieurs même voulaient l'inscription en masse de la
+bourgeoisie entière; car, en ce temps de préjugés, pour fonder l'égalité,
+on rêvait de faire tout le monde noble, et non pas d'ôter la noblesse à
+tout le monde.
+
+On nous a conservé un singulier exemple du combat obstiné des
+prétentions. Dans la familiarité de la place publique, tous les Génois
+avaient l'habitude en se rencontrant de se saluer amicalement de la voix.
+Mais les nobles voulaient rester couverts, en exigeant que les populaires
+se découvrissent. Ce fut un sujet interminable de querelles, de
+violences. Il fallut que le gouvernement intervînt, et qu'un décret
+(chose misérable!) réglât les salutations réciproques. Nous trouverons
+ci-après un jeune citoyen engagé dans une conspiration4, où pour premier
+mobile il fut poussé par ce ridicule incident.
+
+L'espion anonyme qui peint ces discordances cherche ouvertement par quels
+points nouveaux le gouvernement de Gênes est vulnérable après cinquante
+ans de durée. «Voulez-vous seulement, dit-il à ceux qui le font écrire,
+prendre de l'influence dans la république? ne pratiquez pas les anciens
+nobles; ils sont sans retour vendus aux Espagnols. Leurs fiefs à Naples,
+leurs créances en Espagne, le risque qu'elles y courent, les suspensions
+de payement dont la cour de Madrid les effraye, et sur lesquelles ils
+sont réduits à marchander et à supplier, sont des chaînes qui ne peuvent
+être brisées. Adressez-vous plutôt à la noblesse nouvelle, à celle du
+moins dont le titre n'a pas eu le temps de vieillir. Elle n'a rien de ces
+engagements et elle les déteste.
+
+Mais s'il s'agit de susciter des troubles, adressez-vous à ceux qui
+attendent en vain l'inscription au livre de la noblesse, et qui parfois
+la sollicitent jusqu'à Madrid5. Cette cause de jalousie est toujours
+flagrante. Attachez-vous aussi aux anoblis mécontents, auxquels une
+rivalité orgueilleuse et blessante dispute le pouvoir qui, entre égaux,
+devait appartenir aux plus nombreux. Cette classe tient encore par mille
+liens à la bourgeoisie dont elle sort, et facilement ces deux populations
+agiront ensemble. Quant au bas peuple, il ne hait pas les nouveautés,
+mais il ne se soulève pas de lui-même: il suivra les impulsions qui lui
+seront données, et il les recevra plutôt des populaires que de la haute
+noblesse6.» Enfin, remarquait-on, cinq cents Allemands, la plupart
+casernes au palais, trois cents Italiens disséminés en plusieurs postes,
+et cent Corses, étaient toutes les forces qui défendaient la ville. J. -
+L. Fieschi, s'il ne se fût perdu au moment du succès, surmontait ces
+obstacles avec trois cents paysans.
+
+On voit s'exécuter en 1627 une tentative réglée précisément sur ces
+données, et l'on peut douter que cette statistique politique soit
+absolument innocente des événements que nous allons retracer. Au reste,
+observateur ou espion, le judicieux anonyme prévoit que la balance ne
+pourra rester en équilibre, et il devine le poids qui doit l'emporter. Si
+la tranquillité subsiste au milieu de tant d'éléments de discorde, c'est
+qu'un même motif y dispose tous ceux qui possèdent. Tous les riches sont
+les véritables maîtres de l'État. C'est, en effet, ce qui a fini par
+rejeter dans l'ombre et dans l'impuissance les nobles pauvres. C'est ce
+qui a fait désespérer aussi les petits bourgeois des objets de leurs
+prétentions ambitieuses. C'est ce qui a fait entrer dans une même
+communauté compacte d'influence et de politique, l'ancien noble resté
+opulent et l'anobli aussitôt qu'il est devenu égal au premier en
+richesse, dernier état d'une république faible et abaissée; mais ce n'est
+que peu à peu qu'elle a gagné cette assiette et l'espèce de calme dont on
+y a joui.
+
+Les Génois étaient jaloux de leur territoire et surtout de leur littoral.
+Quelques fiefs impériaux y étaient enclavés; et plus d'une fois des
+investitures, achetées par des seigneurs qui s'accordaient mal avec eux,
+inquiétaient leur sûreté et leurs intérêts commerciaux. Final, patrimoine
+de l'antique famille Caretto; a été longtemps et jusqu'au siècle dernier
+un de ces sujets de contestations et de traités. Sous prétexte d'un long
+procès féodal, l'empereur ayant prononcé le séquestre de ce petit État,
+le roi d'Espagne, d'ailleurs étranger à la contestation, s'était hâté de
+s'en faire attribuer le dépôt judiciaire et la garde; successivement il
+entendit s'en arroger la propriété. Il lui convenait, à cause de son
+gouvernement de Milan, d'avoir pour ses galères et pour ses troupes un
+abord assuré indépendant de la bonne volonté des Génois. Gênes, à son
+tour, redoutait à bon droit au milieu de son pays un établissement
+espagnol; elle craignait qu'on n'y détournât le commerce du transit pour
+la Lombardie; surtout qu'on n'y fît des dépôts de sel qui alimenteraient
+les environs au préjudice de ses gabelles (1602). Mais les Espagnols
+consolidèrent leur possession de leur mieux, et les prétentions des
+Génois toujours entretenues Surent réservées pour un autre temps (1588).
+
+Sur le même rivage le duc de Savoie possédait Oneille et il cherchait à
+s'agrandir. Le duc était alors en guerre avec la France pour le marquisat
+de Saluces, et il n'était pas en mesure de gagner ses procès à main armée
+(1624). Mais plus tard la querelle de la Valteline éclata; la France
+rechercha l'alliance du duc de Savoie; et les termes dans lesquels le
+cardinal de Richelieu raconte ce qui se passa sont assez naïfs pour nous
+en emparer ici.
+
+«Pour arrêter le secours qu'on envoie à Milan, une diversion est
+nécessaire en Italie, en laquelle les armes de S. M. ne paroissent pas.
+Celle qui semble être le plus à propos c'est l'attaque de Gênes au nom du
+duc de Savoie, sous prétexte de l'injure qu'il a reçue de cette
+république sur le sujet de Zuccarel qu'elle lui retient. Le fief de
+Zuccarel appartient pour trois quarts à Scipion Caretto, et pour un quart
+à Ottavio Caretto. M. de Savoie a acheté les trois quarts de Scipion sans
+le consentement de l'empereur de qui ils dépendent, et contre un contrat
+que ledit Scipion avoit passé avec la république de Gênes, par lequel il
+s'engageoit à ne vendre point Zuccarel de vingt ans qui n'étoient pas
+expirés. Il en poursuivoit (le duc) l'investiture, laquelle lui est
+déniée. Ottavio Caretto, cependant, vend son quart à la république de
+Gênes, qui obtient l'investiture de l'empereur. Ledit empereur confisque
+ensuite les trois quarts qui appartiennent à M. de Savoie, parce qu'il
+n'a pas obtenu ce qui étoit dû à l'empire, en ce qu'il a acheté Zuccarel
+inscio domino. Ensuite de cette infraction la république achète ces trois
+quarts de l'empereur bien cher auprès de ce qu'ils avoient coûté à M. de
+Savoie. De là M. de Savoie vient aux armes: voilà le plus juste prétexte
+que nous eussions pu désirer7».
+
+D'après les accords faits avec la cour de France, le duc fit de grands
+préparatifs de guerre. Il fut bientôt joint par le connétable de
+Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et par le maréchal de Créqui,
+gendre de celui-ci, qui lui amenèrent des troupes françaises. La
+république s'était mise passablement en état de résister au duc, mais non
+à de tels auxiliaires. Dès le commencement (1625) de la campagne on lui
+prit Novi, Voltaggio et jusqu'à l'importante forteresse de Gavi. Les
+ennemis se préparèrent à pénétrer sous les murs de la ville. On croyait
+sa reddition si immanquable et si prochaine que les assaillants pensaient
+n'avoir pas de temps à perdre pour s'accorder sur la possession d'une si
+belle proie. Nous avons les pièces de cette négociation8.
+
+La ville devait d'abord être mise en dépôt entre les mains de la
+princesse de Piémont, soeur du roi. La garnison serait mi-partie. Le chef
+serait français, mais choisi par le duc, et l'on voulait que le choix
+tombât sur Créqui. La possession de l'État de Gênes reviendrait à la
+France, si par la suite des opérations le duc obtenait Milan. Il n'aurait
+dans ce cas du territoire génois que Zuccarel. S'il ne gagnait pas Milan,
+il aurait la rivière du ponant et la Corse. Le roi aurait la ville de
+Gênes et la rivière du levant. Enfin, si le duc entrait en possession de
+Genève, il n'obtiendrait en Ligurie que la rivière du ponant; la Corse
+passerait dans le lot de la France.
+
+Par un dernier article des propositions dressées à Turin, le butin était
+d'abord employé aux frais de l'armée; le surplus serait partagé entre le
+duc et Lesdiguières. Le roi dans sa réponse corrige cet article. C'est
+lui qui entrera en partage du butin, en se chargeant de satisfaire le
+connétable. Cependant le roi faisait écrire qu'en s'en remettant sur le
+siège de Gênes à la prudence du connétable, il pensait qu'avant de
+l'entreprendre, il importait de bien prendre ses précautions, afin de ne
+pas compromettre la réputation des armes françaises.
+
+On avait annoncé une escadre qui serait renforcée de vaisseaux anglais et
+hollandais; mais rien de semblable ne parut. Au contraire, les Espagnols
+avaient réuni dans le port de Gênes soixante-dix galères. Elles ne
+donnaient aucun secours au reste du littoral, mais elles gardaient la
+capitale. Lesdiguières jugea impossible d'attaquer sans le concours d'une
+flotte, une ville qui venait de relever ses fortifications, et qui se
+montrait décidée à défendre sa liberté; qui d'ailleurs serait
+incessamment secourue par le gouverneur de Milan. Il refusa, au grand
+désespoir du duc, d'assiéger Gênes, et, méditant sa retraite, il engagea
+le prince à conduire l'armée à l'envahissement de la rivière du ponant.
+On vient de voir que les instructions de la cour de France se méfiaient
+du succès d'un siège et de l'opportunité de l'entreprendre: peut-être y
+avait-il une secrète répugnance à détruire au profit du duc, dont la
+politique était si variable, une république qu'on n'avait attaquée que
+pour faire diversion à la guerre de la Valteline9. Mais l'Italie entière
+se persuada que Lesdiguières avait vendu sa retraite et que les Génois
+l'avaient payée. Ceux-ci, ranimés à mesure que le péril s'éloignait de
+leur ville, prirent à leur tour leurs avantages. Aidés enfin par des
+secours venus de Milan, ils regagnèrent les places qu'ils avaient
+perdues, même le fort de Gavi. Le duc de Savoie accourut pour les
+reprendre; son camp fut surpris. Forcé à la retraite, il ne put enlever
+ses canons; ils passèrent aux mains des Génois: peu auparavant ils
+avaient acquis sur lui un autre trophée; sa galère capitane fut prise.
+
+Le duc était mécontent et il ne tarda pas à tourner ses intrigues vers
+l'Espagne. Mais Gênes en ce moment se faisait une querelle avec la
+France. Le ministre français à Turin était un Génois, Claude de Marini,
+l'un des nobles soumis en 1607 à un exil de deux ans par mesure
+politique. Il s'était retiré en France; il était habile intriguant, et
+comme le dit de lui le cardinal de Richelieu, en morale ce n'était pas un
+ange10. Il se rendit nécessaire et se fit employer quand on se jeta dans
+les détours de la politique italienne. Il ne faut pas douter que dans sa
+nouvelle position il n'ait rendu à sa patrie tous les mauvais services
+qu'il a pu. Un de ses parents, Vincent Marini, était directeur des postes
+à Gênes. Claude disposait de lui et des correspondances qui passaient par
+ses mains. Le duc de Savoie cherchait des créatures qui pussent livrer
+les portes de la ville: le directeur des postes avait prêté son ministère
+à cette intrigue. Elle fut découverte, et il paya de sa tête la
+prévarication dont il fut convaincu. Mais il n'était que l'instrument de
+Claude, et la république feignit d'ignorer qu'un de ses nobles,
+responsable par sa naissance aux lois de la patrie, était devenu un
+ambassadeur français. Elle le regarda comme un simple contumace, et le
+condamna aux peines de haute trahison. On mit sa tête à prix; on rasa sa
+maison. Une ordonnance du roi de France parut aussitôt11. Elle protestait
+contre l'outrage fait au droit des gens et à la France dans son
+ambassadeur. La personne de celui-ci et ses propriétés étaient
+expressément mises sous la protection royale. Pour représailles, une
+récompense de soixante mille francs était offerte à quiconque tuerait un
+des juges qui avaient condamné Marini. Les Génois trouvés dans le royaume
+devaient être arrêtés et leurs biens séquestrés pour l'indemniser des
+confiscations prononcées contre lui12. Mais la paix de Monçon entre la
+France et l'Espagne changea les rapports. Les Génois ne demandaient pas
+mieux que de s'attirer la bienveillance du roi. A sa requête ils
+annulèrent la sentence prononcée contre de Marini; ils démentirent même
+la mise à prix de sa tête, que néanmoins les écrivains du pays donnent
+pour très-véritable13. De Marini n'en restait pas moins l'irréconciliable
+ennemi de Gênes à la cour de Turin.
+
+Le traité de paix invitait le duc de Savoie et la république à concilier
+leurs différends par la voie d'un arbitrage direct (1626). S'ils n'y
+étaient pas parvenus dans le délai de quatre mois, les deux cours se
+réservaient d'en être les juges. Il devait y avoir en attendant
+suspension des offenses. L'accommodement direct fut impossible: le duc
+donnait ses pouvoirs à Claude de Marini; et l'honneur ni l'intérêt des
+Génois ne leur permettait d'accepter un tel arbitre. Le jugement fut
+renvoyé à Madrid: l'ambassadeur de France y devait prendre part avec les
+ministres espagnols. Quant à la cessation des hostilités, le duc
+prétendait n'y point être tenu que pour préalable les Génois ne lui
+eussent rendu ses canons, sa galère et ses prisonniers. Les Génois
+consentaient à l'échange des prisonniers, mais ils entendaient que les
+autres restitutions fissent partie des conditions qu'imposeraient les
+arbitres.
+
+Ainsi menacée, la république éprouvait un autre malheur. L'Espagne était
+de plus en plus obérée: le principal ministre, Olivarès, se montrait
+chaque jour plus dur. Un édit, aussi injurieux dans ses termes que fatal
+dans ses dispositions, rompit violemment les marchés par lesquels les
+grands capitalistes génois, créanciers et fermiers des revenus espagnols,
+en étaient les percepteurs directs. Ils se payaient par leurs propres
+mains, ou avaient des assignations assurées sur les trésors que les
+galions apportaient d'Amérique. On les priva tout à coup de ces deux
+sûretés. On les réduisit à une liquidation onéreuse et sans terme dont
+les titres se vendaient à un tiers de perte; et encore la défense
+d'exporter d'Espagne des métaux précieux empêchait de retirer sans un
+nouveau déchet les débris des créances. Ce fut à Gênes un bouleversement
+complet: dix millions de piastres manquaient à la fois à la circulation,
+et sur ces dix millions on en calculait cinq perdus sans remède. On fut
+contraint de décréter une suspension générale des payements, un
+atermoiement universel, et cinq ou six riches et nobles maisons restèrent
+en état de faillite14.
+
+(1628) L'ambassadeur d'Espagne n'en osa pas moins, l'année suivante,
+demander à la république un emprunt de cinq cent mille écus, et sa cour
+adressa pareille demande à dix ou douze individus riches, ou censés
+l'être; car, disait une lettre du temps, «maintenant nos richesses sont
+plus dans l'opinion qu'on en a encore que dans la réalité15.»
+
+Tels étaient les procédés de l'Espagne envers ces Génois qu'elle
+entendait tenir sous le despotisme de sa politique, et qu'elle
+compromettait dans sa propre décadence.
+
+Un nouvel incident venait encore troubler l'Italie. Le duc de Nevers,
+succédant à la branche italienne de sa maison, était devenu duc de
+Mantoue (1627). L'Espagne ne voulait pas d'un prince français si près du
+Milanais. Le duc de Savoie convoitait le Montferrat, qui faisait partie
+de l'héritage de Mantoue. Une prompte alliance réunit ces deux ambitions.
+Charles-Emmanuel se mit en marche et les Espagnols assiégèrent Casal.
+
+A Turin on ne rompit pas ouvertement avec la France. De longues
+négociations s'ensuivirent. Les ministres de Louis XIII voulurent du
+moins empêcher le duc de se livrer entièrement à l'Espagne. On lui
+faisait sentir qu'il avait lieu de se plaindre de cette puissance qui,
+chargée de terminer ses différends avec les Génois, y avait mis
+perpétuellement des obstacles; mais c'était précisément l'amorce que la
+cour de Madrid employait pour l'attirer à elle16. Quoi qu'il en soit,
+dans le cours de cette longue affaire, le duc insista sans cesse auprès
+de la France, pour qu'elle s'engageât à lui laisser conquérir Gênes17. On
+refusa longtemps de s'y prêter. Il parait qu'enfin on eût consenti à
+sacrifier les Génois pour ôter à l'Espagne, à ses flottes et à ses
+besoins pécuniaires, une ressource si considérable; mais le duc
+tergiversa encore, et la cour de France renonça à le ramener à son
+alliance.
+
+Le siège de Casal devint la grande affaire de l'époque: c'était pour le
+pousser que la cour de Madrid demandait de l'argent aux Génois; elle les
+requérait, en outre, de donner à son entreprise une accession déclarée en
+fournissant un contingent de troupes. A Gênes, les inclinations et les
+jugements étaient fort partagés. On était de plus en plus fatigué des
+Espagnols; mais on se sentait sous leur dépendance. On se demandait
+seulement où était le plus grand risque d'encourir leur partialité dans
+la contestation avec le duc de Savoie, soit en se refusant à ses
+démarches, soit en entrant dans une confédération où la partie adverse
+aurait bien plus de crédit que la république. Elle céda enfin, sur la
+promesse formelle de l'Espagne que le duc n'entreprendrait rien au
+préjudice de Gênes18.
+
+Si tel fut le motif auquel les Génois se rendirent, leur espérance fut
+immédiatement démentie. Le duc suscita dans leur propre ville une
+conspiration à son profit dont il ne craignit pas d'avouer les
+instruments.
+
+(1628) Un aventurier qui se faisait nommer le comte Ansaldo vint à Gênes,
+s'y cacha et pratiqua un certain nombre d'hommes irrités de n'être pas
+nobles. Le principal d'entre eux était un marchand nommé Vachero, qui
+avait quelque fortune et que sa première vie avait rendu familier avec
+les violences de toute espèce; après lui venait un jeune Fornari,
+persuadé que les nobles enviaient ses richesses, ses beaux chevaux, et
+qu'ils prétendaient le contraindre à les saluer. Des médecins, quelques
+notables, mêlés à nombre d'hommes tarés, prirent part à ces réunions, où
+Ansaldo se donna pour chargé des affaires du duc. On compta le petit
+nombre de soldats dont on aurait à se défaire au palais ou aux portes, et
+l'on assura que pour un coup de main, on n'aurait besoin que de deux
+cents fantassins que fournirait le duc: on s'emparerait de la ville, et
+on subvertirait le gouvernement en deux heures. Pendant la délibération
+sur les mesures à prendre, il vint cependant dans l'esprit des principaux
+conjurés qu'Ansaldo, en lisant les lettres du duc sans les montrer, les
+altérait et leur prêtait ce qu'elles ne contenaient pas. Dans le même
+temps, le duc impatient craignait que son agent ne l'entretînt d'une
+conspiration imaginaire, et ne dérobât les deniers qu'il s'était fait
+avancer. L'intrigant Ansaldo se plaça adroitement au-dessus de ces
+doubles soupçons. Il conduisit Vachero à Turin en secret, et le mit en
+présence du duc. Les interlocuteurs se convainquirent de ce qu'avaient de
+sérieux les accords ménagés à Gênes. Vachero caressé, renvoyé avec des
+diplômes de colonel pour lui et pour le vaniteux Fornari, revint à Gênes
+en état de donner confiance à ses associés. Le duc avait promis que, sur
+le premier avis, le prince son fils paraîtrait aux portes de Gênes avec
+de la cavalerie pour appuyer l'entreprise. Mais on craignait de trouver
+de grandes difficultés pour introduire, sans donner l'éveil, les deux
+cents Piémontais qui devaient opérer à l'intérieur. On pensa qu'il ne
+serait pas impossible de réunir dans la ville même un tel nombre
+d'anciens militaires, de gens dévoués et de main. Le duc donna de
+l'argent à Vachero pour les solder et des directions pour trouver des
+individus qui avaient servi dans les troupes du prince. Dès lors les
+conjurés ne virent plus rien qui dût les arrêter. Ils firent leurs levées
+secrètes; ils les casernèrent même; ils choisirent des capitaines parmi
+les plus habitués au service. L'un d'eux qui, sous une sentence de
+bannissement, n'en était pas moins dans Gênes, reçut la confidence: il
+s'en effraya, et bientôt il calcula quel plus grand profit il aurait à
+dénoncer la conspiration. Il assiste donc aux réunions, il prend
+connaissance de toutes choses, de l'ordre convenu, du jour assigné; puis,
+parvenu non sans difficulté jusqu'au doge, il fait son marché et dévoile
+toute l'affaire. Les deux collèges s'assemblent sans bruit. Tout surpris
+qu'ils sont, les preuves qu'on leur donne n'admettent pas le doute. Ils
+sont avertis que, le soir même, les conjurés peuvent être pris en
+flagrant délit dans le logement de Vachero. Mais les hommes timides
+redoutent l'attaque d'une maison remplie d'armes et de gens déterminés.
+Le plus pitoyable expédient est adopté: on se sépare en silence, et le
+doge donne au barigel en chef un ordre pur et simple d'arrêter Vachero
+dans la journée, comme on lui aurait ordonné d'emprisonner tout autre
+délinquant pour la plus mince contravention. Cet exécuteur des ordres du
+gouvernement trouve bizarre d'avoir à capturer un homme aussi connu, sans
+sujet apparent. Dans son étonnement ou dans sa répugnance, il fait part
+de cette singularité à deux de ses connaissances qu'il rencontre dans la
+cour du palais. C'étaient précisément deux capitaines des conjurés:
+Vachero est averti sur-le-champ, et tous les conspirateurs disparaissent.
+Mais les perquisitions fournissent bientôt des preuves nombreuses. On
+court après les fugitifs; on les retrouve: ils sont livrés à la justice.
+
+Ici est un fait que je ne puis passer sous silence: Vachero était caché
+dans une campagne solitaire avec un de ses complices de bas étage. La
+famille de celui-ci leur avait procuré cet asile. Ces pauvres gens
+vinrent à mettre en délibération s'ils ne livreraient pas le grand
+coupable, non pour recevoir le prix de son sang, mais pour sauver la tête
+de leur enfant. Ils allèrent consulter un praticien leur allié; celui-ci
+leur ôta tout scrupule: ils ne pouvaient pas hésiter, par une fausse
+délicatesse, entre le crime et la loi. Mais en parlant ainsi le misérable
+entendait s'emparer de l'affaire et en faire son profit. Il fit offrir au
+gouvernement de révéler la retraite de Vachero, moyennant qu'outre la
+somme promise pour cette découverte, on lui accorderait l'impunité de
+deux conjurés: le marché eut lieu; il toucha à l'insu des parents les
+quatre mille écus offerts aux révélateurs; et quand il en fut temps, il
+vendit pour pareille somme la seconde grâce de la vie à Fornari. Ce
+trafic indigne fut découvert; l'auteur en fut puni; le gouvernement mit
+en doute s'il laisserait Fornari jouir pour son argent d'une impunité si
+mal accordée. On finit par commuer pour lui la peine capitale en une
+relégation, Vachero et les autres complices furent mis à mort19.
+
+C'est pendant le procès que le duc de Savoie eut le courage d'avouer
+cette bande de malfaiteurs rebelles, et de demander qu'on se gardât bien
+d'attenter à des hommes pourvus de commissions de lui. Il menaça de
+représailles; il fit intervenir les ministres espagnols résidant à Gênes
+et à Milan pour empêcher le jugement. La république, disaient-ils, avait
+droit de punir, mais en punissant, elle soulevait une querelle qui allait
+troubler l'harmonie et nuire aux entreprises de la confédération
+italique. On ne céda point à ces considérations, mais on crut devoir
+expédier un ambassadeur à Madrid pour y justifier la nécessité où l'on
+avait été d'exécuter la sentence. L'envoyé fut très-mal reçu d'Olivarès,
+qui reprocha aux Génois d'avoir fait manquer le siège de Casal. Quant au
+duc de Savoie, en vertu des menaces qu'il avait faites, il fît rendre une
+sentence de mort contre ses prisonniers génois; et il remit l'exécution à
+la discrétion de son comte Ansaldo: odieuse et honteuse manière de le
+gratifier de rançons!
+
+(1630) Cependant, cessant de ménager le duc, que ne pouvait ni satisfaire
+aucune concession, ni lier aucune parole, Louis XIII vint avec une armée
+et força le pas de Suse; le siège de Casal fut levé. Le roi envoya
+aussitôt à Gênes, afin qu'on n'y prît aucune alarme, et qu'on y sût
+qu'étant venu pour délivrer les uns, il n'avait pas dessein d'opprimer
+les autres20. M. de Sabran fut chargé de cette mission, et en profita
+pour faire connaître confidentiellement au sénat des documents qui
+prouvaient le peu de fond que la république avait à faire sur la
+protection espagnole dans sa contestation avec le duc de Savoie. Une
+ambassade solennelle fut envoyée au roi; et quoiqu'elle n'apportât que
+des témoignages de respect, les Espagnols surent très-mauvais gré aux
+Génois de cette démarche. Les partisans français gagnaient quelque
+terrain à ce moment, dans le sénat et dans les conseils. La faillite dans
+laquelle l'Espagne avait précipité plusieurs de ses adhérents, les
+éloignant des affaires publiques, affaiblissait leur parti, et changeait
+la majorité des votes. Le doge qui fut nommé à cette époque était
+personnellement désagréable à la cour de Madrid. La république en vint à
+déclarer solennellement sa neutralité, et le roi l'en fit remercier21. M.
+de Sabran resta résident à Gênes: nouveau sujet de plaintes pour les
+Espagnols; et cependant jamais cet envoyé ne fut reconnu sous un titre
+diplomatique. Il n'était admis auprès du doge que quand il portait un
+message exprès de son roi.
+
+Le duc de Savoie essaya par mille manières d'arrêter les progrès des
+armes françaises; négociant, offrant, demandant, changeant sans cesse de
+propositions, et espérant encore tirer parti de la rivalité des deux
+grandes puissances qui le pressaient de tout leur poids. Il promettait de
+retirer ses troupes de l'armée espagnole, et il ne le faisait point.
+Préoccupé de l'ambition de devenir roi, il insistait, afin d'agrandir son
+royaume, pour que la France l'autorisât tout au moins à attaquer Gênes.
+Mais la France avait toujours moins de motifs de détruire la république,
+ou de la jeter, en la blessant, dans les bras de son ennemi22.
+
+Le fameux général Spinola au service d'Espagne était accouru pour relever
+le crédit des armées espagnoles. Casal était de nouveau assiégée. Les
+Vénitiens, qui, alliés du roi, gardaient Mantoue, avaient laissé enlever
+cette place. Le cardinal de Richelieu revint en Italie avec une forte
+armée. Pour premier exploit il s'empara de Pignerol, succès qui fit un
+prodigieux effet parmi les Italiens. Quant aux Génois, dit le cardinal,
+ils ne savaient s'ils devaient en être tristes ou joyeux23.
+
+(1631) Le duc Charles-Emmanuel ne survécut pas à cette perte. Il mourut,
+dit-on, en recommandant à son fils de faire la paix. Celui-ci suivit
+pourtant d'abord l'exemple paternel, négociant de tous côtés et demandant
+à s'emparer de Gênes24. Mais il céda au temps, et obtint dans le
+Montferrat des acquisitions avantageuses. Le cardinal conclut la paix à
+Ratisbonne, et le duc de Mantoue rentra dans sa capitale sous la
+protection française. Casal lui fut remise. Le crédit des armes et de
+l'autorité de la France prit de l'ascendant parmi les Italiens, tandis
+que la puissance espagnole déclina de jour en jour.
+
+
+CHAPITRE III.
+Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la
+constitution intérieure des conseils de la république.
+
+Quoique la république eût été plus d'une fois en peine de maintenir ses
+droits pendant qu'on se battait dans son voisinage et que les flottes des
+puissances belligérantes couraient son littoral, sa neutralité lui avait
+été favorable; mais les hostilités finies, il lui restait toujours sa
+vieille querelle avec le duc de Savoie, long sujet d'intrigues et de
+jalousie.
+
+L'affaire fut portée à Madrid où l'ambassadeur de France devait en
+traiter avec les ministres espagnols, et l'on demanda (1628) aux
+intéressés des pouvoirs pour consentir à l'arbitrage qui allait se faire.
+La république de Gênes donna le sien à la cour d'Espagne: celui que le
+duc aurait dû donner à la cour de France fut promis et ne vint jamais.
+Après une longue attente on s'en passa en prononçant sous le bon plaisir
+des parties; c'est-à-dire qu'on rédigea bien moins une décision qu'une
+invitation1. L'accord, au reste, n'était pas compliqué; on devait se
+rendre de part et d'autre ce qu'on s'était pris. Gênes aurait gardé
+Zuccarel en payant au duc cent mille écus d'or; et par une clause qui,
+dans tous les cas, ouvrait la porte à des contestations nouvelles, si le
+duc prouvait que la valeur de ses prétentions dépassait les cent mille
+écus, la république devait parfaire l'indemnité.
+
+Personne n'accepta cette décision; et la France s'étant brouillée avec
+l'Espagne peu après, il n'y eut plus lieu d'attendre un jugement rendu
+des deux gouvernements. La cour d'Espagne prétendit que la décision si
+mal reçue avait épuisé le droit réservé en commun aux puissances
+contractantes dans le traité de Monçon, et que le duc étant devenu son
+allié comme les Génois, c'était à elle seule à interposer ses bons
+offices. Le duc, certain de la partialité d'Olivarès en sa faveur, envoya
+le plein pouvoir qu'il avait refusé jusque-là. Mais la sentence favorable
+sur laquelle il comptait, on la lui faisait attendre, parce que la
+politique espagnole avait besoin de ce frein pour contenir la versatilité
+et l'ambition de ce dangereux voisin des possessions milanaises.
+
+(1631) Maintenant le duc exigeait des Génois2 outre les restitutions, que
+l'impunité des conjurés de Vachero fût une des conditions de l'accord.
+Ils y résistaient. Le roi de France leur représentait avec quelle
+partialité l'Espagne allait juger, et leur rappelait que le butin qu'on
+leur redemandait ayant été acquis à l'occasion de leur alliance avec la
+France, il était honteux de s'en laisser dépouiller sans recourir à la
+protection du roi. Cependant, de lassitude, ils cédèrent. Le roi
+d'Espagne rendit un jugement qui semblait définitif. Il élevait à cent
+soixante mille écus l'indemnité de Zuccarel et confirmait dans les autres
+points la précédente décision3.
+
+Gênes adhéra. Le duc incidenta: il voulait qu'on indiquât de quelle
+espèce étaient les écus d'or qui lui étaient alloués; en quel lieu lui
+seraient rendus ses canons; en quel état serait restituée sa galère. La
+cour d'Espagne autorisa Féria, le gouverneur de Milan, à expliquer le
+sens des clauses débattues: c'était un substitut encore plus suspect que
+le principal.
+
+Mais il survint un autre sujet de querelle. Un frère de Vachero, que la
+république avait relégué à Naples, y trama avec d'autres fugitifs des
+intrigues criminelles. La république obtint son extradition sans
+difficulté, et fit faire son procès. Le duc de Savoie intervint avec une
+extrême hauteur pour s'opposer à son jugement: il fit arriver des
+remontrances d'Espagne et de France tout ensemble. Mais Gênes ne faillit
+pas cette fois. Vachero fut condamné à vingt-cinq ans de prison sévère,
+suivie du bannissement à perpétuité.
+
+Le hasard du renouvellement intégral des conseils y amena en ce moment
+plus de partisans français (1633): ils firent résoudre l'envoi d'une
+ambassade à Paris. Mais avant son départ la majorité était revenue aux
+fauteurs de l'Espagne. Ils ne purent révoquer la mesure décrétée, mais
+ils retardèrent le départ de l'ambassade tant qu'ils purent, et ils
+astreignirent l'ambassadeur, par ses instructions, à ne porter au roi de
+France que de vains compliments4.
+
+Sur ces entrefaites, un prince d'Espagne, le cardinal infant, passe par
+Gênes en se rendant à Milan. Le cardinal dans sa grande bienveillance
+demande à être chargé de terminer le différend de la république avec le
+duc de Savoie. On n'osa refuser sa médiation, et il promit de décider
+aussitôt qu'il serait rendu à Milan. En effet, au bout de quelques mois,
+avec l'assistance d'un autre cardinal qu'on lui avait donné pour
+confesseur et du chancelier de Milan, il rendit une décision finale sur
+les points que la sentence de Madrid avait laissés douteux. Les écus d'or
+furent de la monnaie d'Espagne, mais on lui fit glisser une clause qui
+n'était nullement de la sentence primitive. En confirmant l'amnistie
+donnée par la république aux Génois rebelles qui avaient pris les armes,
+on ajoutait que le roi d'Espagne continuerait à décider à quels individus
+le pardon devait s'accorder. Gênes refusa péremptoirement de se soumettre
+à cette dernière condition. Le roi ayant déjà déclaré quelles personnes
+étaient amnistiées, on ne pouvait lui laisser le pouvoir d'en nommer
+d'autres. Les courtisans du prince cardinal et les ministres espagnols
+qui l'entouraient, étaient indignés d'une telle résistance; ils
+s'écriaient qu'il y allait de l'autorité de leur roi d'exiger l'admission
+de la clause. Mais Gênes l'emporta, et enfin, par l'exécution du traité,
+cette misérable querelle finit après huit ans de tracasseries.
+
+On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant à quelle
+obéissance était réduit un État dont naguère la puissance n'était pas
+méprisable. Il décline à mesure qu'à son détriment grandit son ambitieux
+voisin: à peine il a le droit de se défendre; il ne le peut sans une
+protection étrangère qu'il n'est pas le maître de choisir. Les grandes
+monarchies ne considèrent la faible république que relativement à leur
+intérêt propre ou à leur jalousie réciproque; qu'en raison de l'influence
+qu'elles peuvent y exercer ou s'y disputer. L'Espagne avait multiplié les
+liens: Gênes en sentait toute la pesanteur sans pouvoir les rompre. La
+France ainsi devancée cherchait à regagner du terrain: mais elle en
+désespérait presque; et il est curieux de voir comment le fier Richelieu
+souffrait l'infériorité de traitement, les dégoûts, et surtout le peu de
+crédit dont l'envoyé de son roi eut à se contenter à Gênes pendant
+plusieurs années consécutives. «Il y a quinze jours que, ne pouvant
+venir vers vous faute d'y être reçu avec l'honneur qui semble dû à sa
+majesté....» ce sont les premiers mots d'une harangue de Sabran au
+sénat5, lorsque ayant reçu une mission spéciale, on n'avait pu lui
+refuser audience: jusque-là il n'avait pu communiquer que par l'entremise
+de son secrétaire. Dans toute la durée de sa résidence, on n'avouait
+jamais et l'on était souvent prêt à nier qu'il résidât à Gênes un
+ministre de France; ce n'était qu'un simple gentilhomme du roi, un simple
+porteur de ses messages, et l'on ne le rassurait pas toujours sur la
+liberté de son séjour dans l'intervalle des commissions isolées qu'il
+recevait de sa cour6. On lui écrivait de Paris que le ministre espagnol
+de Gênes s'était plaint de n'avoir pas été visité par lui. Il répondait
+qu'il n'était pas fâché que ces messieurs s'en chagrinassent, mais il les
+verrait très-volontiers, si on lui assurait leur accueil: car il lui
+conviendrait beaucoup d'être traité en diplomate par les ministres
+étrangers. Les moindres affaires étaient rendues difficiles.
+L'établissement d'un consulat français à Gênes eût besoin d'une longue
+négociation et fut admis d'assez mauvaise grâce.
+
+Sabran, dans sa correspondance, voit sans cesse la tendance vers
+l'Espagne; le gouvernement lui semblerait prêt à faire déclarer la
+république ouvertement, sans la crainte d'émouvoir le citadin et le
+peuple qui ne penchent pas de ce côté. Il y avait même des amis décidés
+de la France. Sabran les avait fait connaître. Quand Pignerol est occupé,
+on lui demande si cet événement n'en fera pas déclarer d'autres: on
+voudrait avoir des engagements écrits. Il répond: «Il faut que vous vous
+teniez pour assuré de l'intention de ceux que je vous ai marqués, et de
+tous ceux de même qualité, dont la seule occasion peut faire paraître les
+effets et qui néanmoins sont infaillibles.» Sabran connaissait, on le
+voit, la valeur de cette qualité fort commune, mais toujours
+particulièrement prisée à Gênes, et qui s'y définit par cette locution
+proverbiale: amis du bon succès!
+
+La France avait aussi quelques pensionnaires parmi les nobles. Sabran les
+croit de bonne intention; «mais, dit-il, je prierai toujours Dieu qu'es
+lieux où je me trouverai honoré d'un commandement du roi, ou employé à
+son service, les pensionnaires de S. M. y aient plus de crédit ou
+m'assistent mieux.» Il remarque que quand la seigneurie de Gênes veut
+lui faire parvenir quelque insinuation fâcheuse, ou quelque menace, comme
+celle d'exiger son départ, c'est toujours ces pensionnaires secrets qu'on
+lui dépêche, ce qui l'oblige de se garder de s'ouvrir à eux plus qu'à
+tout autre.
+
+Plusieurs envoyés nouveaux se succédèrent dans le cours de quelques
+années (1639-1648); tous avaient pour instruction principale d'amener peu
+à peu les Génois «à considérer également les deux couronnes (de France
+et d'Espagne), et à se persuader que la conservation de leur liberté
+dépend de là.» Mais pas un n'y réussit. Aucun de ces agents ne s'acquit
+même une position diplomatique moins équivoque que celle où nous avons vu
+Sabran. L'un d'eux écrit (1643) que la république affectait de ne pas lui
+faire savoir l'envoi qu'elle faisait d'un ambassadeur pour aller
+complimenter la cour de France à l'avènement de Louis XIV. «En cette
+occasion, ajoute-t-il, ces messieurs n'ont pas voulu faire une action
+positive qui pût montrer qu'ils reconnaissent ici un ministre de France.
+» Voilà de quoi l'on se contentait à Paris; et tels étaient les
+ménagements auxquels on se prêtait, qu'on chargeait l'envoyé d'assurer à
+Gênes «tous et chacun, que le roi ne désirait que leur bien, et qu'il ne
+tenait pas un résident auprès d'eux pour les brouiller avec l'Espagne.»
+
+Une fois seule l'envoyé reçut des ordres rigoureux, et l'occasion en est
+singulière. On lui écrit: «On a trouvé fort étranges au conseil du roi
+les témérités de Castelli, gazetier de Gênes, qui a osé plusieurs fois
+employer en ses nouvelles, diverses choses scandaleuses et fausses contre
+l'honneur et la réputation de la France. C'est pourquoi, vous lui ferez
+dire qu'il s'abstienne dorénavant de parler ou écrire en aucune façon des
+affaires de la France ou de ses alliés, sous peine d'être maltraité et
+vigoureusement châtié, si, après avoir été averti, il ose l'entreprendre.
+» Après cet avis officiel, on proposa privément au journaliste de faire
+sa paix, en acceptant un associé du choix du ministre de France. Castelli
+se justifia d'abord en montrant qu'il n'avait fait que répéter ce qui se
+trouvait dans d'autres feuilles; et à défaut de l'association qui ne put
+se combiner, l'écrivain s'empressa de se remettre tout entier à la
+générosité du cardinal Mazarin.
+
+Enfin en 1648 la France n'eut plus à Gênes d'autre agent que Gianettino
+Giustiniani, gentilhomme génois fort pauvre, fort avide et de peu de
+consistance. Il s'était fait le correspondant officieux de Mazarin qui
+l'avait connu personnellement et qui le prit pour son chargé d'affaires.
+Cette mission entre les mains d'un noble, membre de droit du gouvernement
+en cette qualité, était peu conciliable avec les lois de la république.
+Giustiniani le répétait souvent pour se faire valoir comme si son
+dévouement à la France le rendait suspect, l'exposait même à des
+pénalités. Mais il est évident que les Génois trouvaient très-bon de
+n'avoir de la part du cabinet français qu'un des leurs pour intermédiaire
+et pour surveillant. Dans les lettres ridiculement flatteuses et
+emphatiques de celui-ci, et de quelque hauteur énergique qu'il se vante
+quand il a été chargé de parler au nom de la France, informations,
+récits, suggestions, conseils, tout enfin n'est visiblement que ce que le
+sénat lui dicte7.
+
+(1639) Parfois cependant on était sorti de cette sorte d'abnégation de
+tout ressentiment. Un navire français avait été capturé dans les eaux de
+Gênes, au mépris de la neutralité de la république; elle en était
+responsable et elle promettait de le faire rendre. Mais la restitution
+tardait. Un ambassadeur génois se trouvait à Paris, on lui notifia de
+garder les arrêts dans sa maison, lui et tous les siens, jusqu'à ce que
+la capture fût délivrée. Dans une autre occasion la république envoyait
+un noble Pallavicino résider en France. Le cardinal le fit retenir à
+Marseille, et déclara qu'on n'admettrait point pour envoyé un si fougueux
+partisan espagnol (1648). Dans les dernières années qui précédèrent la
+paix de Westphalie, la France obtint le passage de ses troupes sur le
+territoire et par tous les ports de Gênes, la capitale exceptée. Mais
+cette résolution fut enlevée dans un moment où le hasard des élections
+favorisait les partisans de la France8.
+
+Gênes était ainsi travaillée par les entreprises des étrangers. Son
+gouvernement avait besoin de force pour maintenir à l'intérieur
+l'obéissance; car quiconque troublait l'ordre trouvait des protections
+intéressées; et plus d'une fois des membres même de la noblesse passèrent
+pour avoir demandé justice et vengeance à la main des scélérats plutôt
+qu'aux lois. Grâce à l'impunité, les mêmes instruments, meurtriers et
+brigands pour leur compte, se trouvaient encore tout préparés pour les
+complots politiques comme satellites, ou pour le guet-apens comme
+sicaires.
+
+(1628) On imagina, pour remédier aux dangers et aux désordres, un moyen
+destiné à réprimer et à prévenir tout ensemble, mais un de ces moyens
+périlleux par lesquels dans son émoi l'autorité essaye d'inculquer la
+terreur. Immédiatement après la conjuration de Vachero, et pour en
+poursuivre les restes, on institua la magistrature ou tribunal des
+inquisiteurs d'État, dont le nom redoutable a eu quelque célébrité. Un
+sénateur (procurateur) et cinq membres composaient ce tribunal, tous
+choisis parmi les nobles les plus dévoués au gouvernement et de la plus
+grande expérience: car on leur voulait autant de prudence que de zèle.
+Leurs fonctions étaient de rechercher les délits qui pouvaient menacer
+l'indépendance, la liberté et la paix de la république; faits, écrits,
+paroles, relations avec l'extérieur, tout était de leur ressort: le noble
+était leur justiciable comme le citadin. Ils dépensaient les fonds de
+l'État sans rendre compte. Leur procédure restait secrète; leurs oreilles
+étaient, comme à Venise, ouvertes aux dénonciations anonymes; ils avaient
+leurs délateurs et leurs espions. Ils étaient instructeurs et juges sans
+appel jusqu'à la peine de mort exclusivement. Si l'affaire était
+capitale, ils venaient siéger avec les deux collèges; ils faisaient le
+rapport, et tous ensemble prononçaient: la condamnation passait aux deux
+tiers des voix.
+
+Dans les autres cas les inquisiteurs avaient pour mission de juger ex
+informatâ conscientiâ, autorité arbitraire, effrayante dans un pays où
+pour tout autre tribunal la conviction des accusés était attachée à un
+système légal de certaines preuves, ou à des témoignages géminés de
+chaque fait. Les inquisiteurs seuls prononçaient comme nos jurés, sur la
+seule impression de leur conscience. Mais quel jury! secret permanent,
+irrécusable, composé sans contrepoids de grands fonctionnaires de l'État,
+en un mot, juges et parties; c'est leur conscience politique qui parlait
+plus haut que celle d'homme; et pour les mettre plus à l'aise, la loi
+avait eu soin de les autoriser, quand les preuves ne marchaient pas avec
+les soupçons, à se débarrasser par le bannissement ou par cinq ans de
+relégation dans quelque île, de ceux qu'on ne pouvait déclarer
+convaincus; mais pour les acquérir, ces preuves, les instruments de
+torture étaient à la disposition des inquisiteurs; et c'étaient les plus
+scrupuleux qui en prodiguaient le plus l'usage, car ils se sentaient bien
+plus en repos en condamnant un prévenu qui confessait, qu'en exilant un
+suspect qui n'avouait pas sa faute.
+
+On n'avait d'abord voulu renvoyer aux inquisiteurs que les crimes contre
+l'État; mais les yeux tendus pour épier les crimes politiques voyaient
+jusqu'aux incidents de la vie privée. Peu à peu cette juridiction fut
+étendue sur les voleurs, les joueurs, les gens de mauvaise vie, sur le
+scandale en général, c'est-à-dire sur le secret même des familles. Quant
+aux étrangers, sur le moindre soupçon ils étaient renvoyés sans aucune
+forme de procès.
+
+Il faut l'avouer, ce qui restait de moeurs sauvages justifiait l'autorité
+discrétionnaire accordée à la répression. Les tentatives de quelques
+hommes vendus au duc de Savoie, quelques intrigants qui allaient faire au
+cardinal Mazarin des offres impuissantes et à peine écoutées9, occupèrent
+d'abord les inquisiteurs; mais on voit bientôt entre leurs mains des
+affaires où probablement la politique était pour peu de chose ou pour
+rien. Dans une quinzaine d'années on trouve répétées des violences en
+ville et à la campagne, des personnages riches enlevés ou rançonnés; des
+nobles expulsés pour leur conduite scandaleuse et pour leur rébellion
+contre les lois; deux, condamnés pour des meurtres; des assassinats
+commandés et exécutés à prix d'argent; un sénateur poignardé dans les
+rues, un autre sénateur prenant la fuite pour se soustraire à la justice,
+et condamné à la peine capitale par contumace pour avoir enlevé et tenu
+en chartre privée un misérable qu'il accusait de s'être chargé de
+l'assassiner. Il l'avait mis à la torture et l'y avait laissé pour mort.
+Un des hommes qui bientôt après tenta une conspiration ouverte avait
+commencé sa carrière en prenant les armes et en conduisant des
+stipendiaires sur la place publique, en plein jour, pour une simple
+querelle de particuliers.
+
+Cependant si les excès de quelques individus faisaient croire que le
+règne de l'ordre avait peine à s'établir, la sévérité de la répression
+attestait qu'on s'y efforçait sans dévier.
+
+Depuis que la noblesse avait cessé d'être envahie ou sans cesse menacée
+d'irruption, elle se comptait, elle s'unissait mieux; elle sentait que
+dans le gouvernement tous les riches avaient le même intérêt, et que la
+communauté des vues était plus utile à rechercher que celle des origines.
+
+La marche de cette oligarchie est assez marquée. Sa première origine
+remonte à la loi de 1528, qui aux procurateurs bisannuels adjoignit comme
+procurateurs perpétuels les doges sortis de charge et honorablement
+acquittés dans l'épreuve du syndicat. Les procurateurs, comme on l'a vu,
+composaient la chambre spécialement chargée de l'administration des
+deniers. Mais cette chambre était, comme le sénat, l'un des deux collèges
+qui, réunis, présidaient les conseils, qui avaient l'initiative des
+propositions, et possédaient, en un mot, la plus grande influence sur la
+conduite des affaires. Les doges n'avaient pu être choisis que parmi les
+hommes les plus considérables. Quand après avoir été deux ans à la tête
+de l'État, après avoir été le pouvoir exécutif de la république et les
+maîtres de la diplomatie, ces grands personnages se trouvaient membres à
+vie du gouvernement dans sa partie la plus élevée, on sent tout le
+crédit, toute l'autorité qu'ils devaient acquérir dans des collèges où de
+nouveaux venus arrivaient tous les six mois et ne restaient que deux
+années.
+
+Nous avons vu que, suivant un usage assez respecté, les nobles anciens,
+les nouveaux, les antiques familles réputées populaires, et les inscrits
+modernes, se donnaient tour à tour des doges. Ainsi dans les sénateurs
+perpétuels, il se trouvait des hommes de toutes les classes de la
+noblesse; mais ce n'était pas dans la pauvreté qu'on était allé chercher
+les chefs de l'État, nouveau moyen de rapprochement entre les familles
+riches de toutes les origines.
+
+Cependant la mobilité annuelle des conseils, le renouvellement intégral,
+l'incapacité légale, des membres sortants pour une réélection immédiate,
+étaient essentiellement défavorables à la stabilité des procédés du
+gouvernement. Les anciens doges, devenant seuls grands fonctionnaires à
+vie, y gagnaient encore quelque chose; mais du renouvellement annuel des
+autres fonctions il ne sortait le plus souvent que des contrariétés ou
+des hésitations qui empêchaient de fonder l'unité des maximes de la
+politique. Dans le petit conseil, destiné à conduire essentiellement les
+affaires en concours avec les deux collèges, ou à préparer celles qui
+étaient réservées au grand conseil, l'inconvénient se rendait sensible.
+On n'y avait pas le temps de remplir utilement sa mission: la chaîne s'y
+rompait tous les ans. Mais en 1652 on fit passer en loi que les cent
+membres du consiglietto, à la fin de leur année, resteraient adjoints au
+consiglietto de l'année suivante. Ce petit conseil fut donc de deux cents
+membres, nommés pour deux ans et renouvelés annuellement par moitié.
+L'institution gagna en force par le nombre et par la durée. Cette
+innovation fut faite à titre d'essai pour cinq ans: après une première
+prorogation elle devint perpétuelle.
+
+Il survînt une peste qui ravagea l'Italie: Gênes fournit à la mortalité
+un triste contingent10. Beaucoup de nobles périrent ou se dispersèrent.
+On ne fut plus en état d'avoir un grand conseil de quatre cents membres,
+et de les remplacer à la fin de l'année avec un an d'intervalle entre les
+sorties et les rentrées des mêmes individus. Ou déclara que le grand
+conseil pouvait contenir tous les nobles qui auraient atteint vingt-deux
+ans. C'était une satisfaction qu'on semblait donner aux moindres nobles;
+mais c'était aussi une assurance que les puissants resteraient sans
+interruption à la tête des conseils.
+
+Cependant les deux conseils étaient toujours censés électifs. Dans
+l'ancien état des choses, c'était après avoir composé le grand qu'on y
+prenait cent membres pour former le petit. Par une dernière innovation il
+fut réglé que les électeurs nommeraient d'abord le consiglietto. Ce
+changement semblait de peu d'importance depuis que le grand conseil était
+plutôt la réunion de tous les nobles qu'un choix entre eux. Mais on
+voulait qu'il fût reconnu, une fois pour toutes, que le petit conseil
+n'était pas un simple démembrement du grand, qu'il avait son existence
+indépendante et son autorité propre. Dès ce moment ses membres furent,
+pour ainsi dire, à vie de fait sinon de droit. Je ne doute pas qu'on ne
+doive regarder cette distinction entre les deux corps comme le dernier
+sceau de la constitution oligarchique qui a gouverné Gênes jusqu'à nos
+jours. J'ajoute que la mesure rencontra peu d'obstacles: et si nous avons
+vu qu'en 1626 on montrait à l'étranger, comme vivants et faciles à faire
+éclater, les mécontentements et les jalousies qui avaient produit une
+guerre civile cinquante ans auparavant, on peut accorder quelque
+habileté aux hommes qui avaient opéré sans bruit un si grand changement.
+Les petits nobles, au lieu de conspirer, se firent les clients des
+grands; contents de leur séance au grand conseil et de quelques profits
+obscurs qui en résultaient pour eux, ils obtenaient certains emplois
+inférieurs civils et militaires, et quelques postes subalternes dans les
+finances ou à Saint-George. Si les classes bourgeoises supérieures
+conservaient quelque rancune de leur infériorité, elles le dissimulaient,
+et l'espérance d'un changement dans le gouvernement paraissait oubliée.
+Pour les classes inférieures, y compris ces artisans qui, un peu
+auparavant, avaient prétendu avoir aussi leur portique, et donner peut-
+être des successeurs à Paul de Novi le teinturier, elles montraient à
+cette haute noblesse un dévouement qui allait presque au fanatisme On y
+prenait peine: ces nobles s'imposaient le faste pour salarier le peuple;
+ils se faisaient les tuteurs des pauvres familles; on s'emparait surtout
+de ces sentiments si connus et si exaltés de nationalité et de vanité
+populaire qui, au seul nom de Gênes, font tressaillir tout coeur génois.
+On ne négligeait rien pour satisfaire cet orgueil national. Au dedans on
+frappait les yeux par des pompes et des cérémonies, dont les voeux
+religieux et la piété publique fournissaient toujours l'occasion. Au
+dehors, la république cherchait sa place parmi les puissances italiennes.
+A cette époque elle briguait et s'attribuait enfin le titre de
+sérénissime11, la pourpre pour son chef, et les insignes royaux. La Corse
+passait pour un royaume12. Gênes avait imaginé de décerner à la Madone sa
+protectrice le titre de reine (1637), On posa solennellement sur le front
+de la statue de la sainte Vierge une couronne; dès lors le palais ducal
+devint le palais royal, et le doge, au grand jour de son couronnement,
+montra au peuple ravi le manteau des rois et le diadème. Ces mesures
+assez puériles tendaient à un but auquel la vaine et cérémonieuse Italie
+trouvait une réelle importance. Gênes déchue ambitionnait auprès des
+autres États un traitement honorifique égal à celui qu'on ne contestait
+pas à la république des Vénitiens toujours considérée comme puissante.
+Quelques cours, comme celle de France, se prêtaient à cette prétention:
+mais Gênes briguait à Vienne les honneurs royaux; surtout à Rome
+l'admission des ambassadeurs de la république dans la salle royale13, et
+on ne pouvait l'obtenir. Nous verrons le gouvernement de Gênes poursuivre
+un siècle entier cette entreprise avec la ténacité et les sacrifices
+qu'auraient mérités les avantages politiques les plus solides. Nous la
+verrons acheter à haut prix la condescendance impériale, et toujours
+échouer à la cour romaine.
+
+Et cependant, dans son propre sein, le gouvernement ne pouvait empêcher
+l'archevêque de Gênes renouvelant une querelle déjà ancienne, de faire à
+la seigneurie l'affront de hausser son siège épiscopal à l'église au-
+dessus du trône du doge; querelle misérable sans doute, mais symbolique,
+si l'on peut parler ainsi. Le prince de l'Église prétendait être plus que
+le chef de la république. Les archevêques se regardaient comme les
+pasteurs d'un troupeau et non comme les sujets de l'État. Ils affectaient
+non-seulement l'indépendance envers le gouvernement laïque, mais le droit
+à une juridiction pleine et entière qu'ils ne tenaient que de Rome et
+qu'ils s'étudiaient à étendre. Cette juridiction avait ses juges, ses
+sbires, ses prisons à l'archevêché. Elle tentait parfois de faire des
+décrets comme le sénat; de statuer des peines contre l'inobservance des
+fêtes contre les concubinaires et autres pécheurs. Un noble surpris dans
+une débauche fut ainsi condamné à l'amende, et les huissiers de
+l'officialité ne craignirent pas d'aller chez lui pour saisir ses
+meubles. Il les fit chasser de son palais, et l'affaire se compliqua de
+cette prétendue rébellion. La justice civile, à son tour, avait arrêté un
+particulier porteur d'armes défendues; celui-ci déclara que sous son
+vêtement laïque il était prêtre, et la rote, craignant d'outrepasser sa
+compétence, suspendit sa procédure. L'archevêque, aussitôt, envoya à la
+prison pour que le détenu lui fût livré, et s'indigna que les gardiens
+osassent attendre un ordre de l'autorité pour le lui rendre. Il s'emporta
+jusqu'à prononcer des excommunications. Mais le gouvernement n'était pas
+disposé à céder; on résista. On expédia le chancelier de la république à
+Rome; il y porta de telles plaintes que l'archevêque y fut appelé et
+retenu longtemps, ce qui fit tomber le scandale.
+
+(1664) On vit même plusieurs fois la république se départir du scrupule
+d'offenser Rome, et de cette obéissance craintive que les papes avaient
+si longtemps attendue de ses humbles respects. Le cardinal Impériale,
+mêlé à Rome dans la querelle de M. de Créqui, s'était retiré à Gênes où
+son séjour déplaisait à Louis XIV. Les inquisiteurs d'État ne craignirent
+pas de lui intimer l'ordre de se retirer. Il résista, et ne manqua pas de
+nier le droit de l'expulser sans l'aveu du saint-père. Le sénat envoya
+chez lui la force armée. Il ne l'attendit pas et disparut. Un de ses
+frères était alors sénateur. Compromis par la vivacité avec laquelle il
+avait soutenu la résistance du cardinal, il reçut l'ordre de se rendre en
+prison. Il désobéit et prit la fuite. Des explications survinrent qui
+satisfirent la cour de France; le cardinal fut rappelé de son exil. Le
+sénateur rentra à la recommandation du roi, mais le pape ne cessa point
+de se ressentir de cette offense.
+
+(1669) La république, bientôt après, se fit à elle-même une justice
+éclatante qui excita bien d'autres plaintes. L'inquisiteur de Gênes était
+un dominicain envoyé de Rome et nommé directement par le pape. Suivant
+les conditions faites en 1535, il n'y avait à Gênes qu'un seul
+inquisiteur, et il ne pouvait prononcer qu'avec le concours d'assistants
+choisis par le gouvernement, docteurs en théologie ou en droit, religieux
+et séculiers par moitié. Mais l'inquisiteur tendait à agir par lui-même,
+par l'autorité propre au saint-office et non par cette sorte de
+délégation fit de tolérance. De fréquentes contestations s'étaient
+élevées à l'occasion de tentatives de cette nature. La dernière amena un
+éclat singulier. L'inquisiteur s'était avisé de faire afficher dans
+Gênes, de son autorité privée, des prohibitions de livres défendus par
+l'index de la congrégation romaine. La république en fut blessée. Les
+collèges prirent d'abord l'avis de leurs théologiens; puis ils firent
+leur rapport au petit conseil, où l'on délibéra qu'on expulserait
+l'inquisiteur. Trois sénateurs furent chargés de le faire comparaître, et
+de lui intimer cet ordre, en présence de deux autres dominicains, afin,
+lui dit-on, que leur témoignage l'empêchât de faire au pape des récits
+mensongers, comme il en avait la coutume. Cette déclaration ne se passa
+pas sans produire une scène aussi ridicule que violente. Dès les premiers
+mots l'inquisiteur s'écria, interrompit la lecture par ses clameurs. Il
+se boucha les oreilles pour que l'intimation qu'on prétendait lui faire
+n'arrivât pas jusqu'à lui; il tenta de s'y soustraire par la fuite;
+retenu, il protesta et déclara l'assistance excommuniée. On le garda à
+vue; on assembla de nouveau les théologiens du pays; sur leurs avis on
+réunit encore le consiglietto; et, les consciences toutes bien rassurées,
+le prisonnier, sous une bonne escorte de soldats allemands du palais,
+pour le garantir, lui dit-on, de la colère du peuple, fut expédié la nuit
+même au delà des frontières14.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV
+contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
+
+Ce n'est pas seulement envers la cour de Rome, ou pour tenir tête à ses
+adhérents, que la république eut besoin de fermeté. Elle éprouva une
+violence inouïe de la part du gouvernement espagnol dont la politique
+aurait dû plus que jamais ménager un pays où il trouvait tant de crédit
+et de ressources. La hauteur et l'indépendance des gouverneurs de Milan
+firent mettre en oubli tous les motifs de bienveillance et amenèrent une
+catastrophe. L'Espagne conservait Final au détriment des droits que les
+Génois croyaient y avoir. On rêvait à Madrid ou plutôt à Milan le projet
+de creuser sur ce point du rivage ligurien un vaste port qui absorberait
+le commerce de Gênes. En attendant, on y faisait la contrebande du sel,
+qu'on fournissait aux populations génoises environnantes. Il arrivait
+fréquemment de Madrid des ordres qui défendaient d'empiéter sur les
+droits de la république, mais les officiers de Milan n'en tenaient
+compte. Les habitants de Final à leur tour, ne se souvenant plus d'être
+Génois, et se prévalant de la protection intéressée de leurs maîtres
+actuels, couvraient la mer de leurs embarcations; dans les rades génoises
+qu'ils fréquentaient, ils bravaient les règlements de la police
+sanitaire. Si l'on procédait contre eux, ils usaient de représailles de
+leur autorité privée. Ils faisaient des prises sur les Génois. Deux
+commissaires de la république et deux galères furent envoyés pour
+protéger la navigation (1654). Quelques barques de Final furent prises ou
+brûlées: elles étaient en contravention flagrante aux règles ordinaires.
+Sur ces nouvelles le gouvernement de Milan dépêche un officier de justice
+qui, à peine parvenu à Final, s'avise de traiter de piraterie les mesures
+des Génois, et lance une vaine condamnation à mort contre les
+commissaires du sénat qui ont procédé et contre les capitaines des
+galères qui saisissent ou visitent les bâtiments. En représailles de
+cette folle procédure la république condamne le commissaire milanais
+ridiculement à la peine capitale par contumace. On tenait en prison un
+patron de Final sous une sentence non exécutée qui le condamnait aux
+galères: on l'y envoie réellement.
+
+Alors le gouverneur de Milan ne voit rien de mieux à faire que d'obtenir
+secrètement de Madrid un ordre qui met en séquestre, le même jour, tous
+les biens des Génois existant non-seulement dans le Milanais, mais dans
+les royaumes de Naples et de Sicile. Là, tout fut saisi à la fois, les
+fiefs, les récoltes, les fermages, les créances sur l'État ou les dépôts
+dans les caisses publiques, maisons, magasins et navires (1654). Ainsi
+l'on séquestra cent fois peut-être plus que tout Final ne pouvait valoir.
+Il fallut recourir aux supplications pour que les propriétaires les plus
+opulents, les marchands les plus accrédités, obtinssent sur ce qu'on leur
+détenait quelque faible prélèvement pour le pain journalier de leurs
+familles.
+
+Frappée d'un coup si violent par une main qui devait être amie, la
+république ne s'abattit point et conserva quelque dignité. Elle défendit
+tout commerce avec les sujets de l'Espagne. Elle rappela tous les
+officiers, tous les matelots qui servaient à l'étranger; ce qui était
+dépeupler la marine de ses oppresseurs. Elle défendit la sortie des
+capitaux, dans l'intention de leur ôter leurs ressources ordinaires. Elle
+répandait dans toutes les cours ses protestations et ses plaintes. Une
+ambassade qu'elle dépêcha à Madrid y fut d'abord mal reçue: sur les
+premières nouvelles de ce mauvais succès on chercha quelque chose de plus
+que des médiateurs: on pensa à un traité d'étroite alliance avec la
+France, de nouveau en guerre avec l'Espagne. M. de Lyonne, en passant
+pour se rendre à son ambassade de Rome, offrit la protection du roi et
+encouragea les Génois à résister à l'injustice. Ces démarches ne furent
+pas inconnues à Madrid; elles y amenèrent d'autres réflexions. On y
+sentit enfin l'énorme disproportion des mesures prises aux griefs
+imputés. On s'aperçut du préjudice qu'on se portait en privant l'Espagne,
+ses villes et ses flottes, de tant de Génois industrieux et laborieux qui
+suppléaient à l'indolence des gens du pays. On apprécia la nécessité
+d'avoir le port de Gênes pour la station et le refuge des galères
+espagnoles. On se souvint surtout de l'infatigable confiance de ces
+prêteurs génois que rien encore n'avait pu dégoûter d'ouvrir leurs
+bourses. Les séquestres furent levés; on annula de part et d'autre toutes
+les procédures; les rapports de Final avec Gênes restèrent sur l'ancien
+pied, c'est-à-dire qu'une grande querelle demeura tacitement ajournée; et
+la réconciliation ne fut pas sans honneur et sans profit pour la
+république. Elle fit à Lyonne d'assez vains remercîments1.
+
+(1655) Un incident beaucoup moindre, mais assez singulier, lui valut une
+satisfaction d'une autre espèce: à Marseille, le peuple, irrité de se
+voir braver par des corsaires barbaresques, presque à la bouche du port,
+s'empara tumultuairement d'une galère génoise qui se trouvait à l'ancre,
+s'y jeta en foule et s'en servit pour aller donner une chasse inutile à
+ces écumeurs de mer. La galère fut ramenée saine et sauve; mais la
+république se plaignit à Paris de cette voie de fait. Le cardinal Mazarin
+exigea qu'il en fût fait justice. Les consuls de Marseille écrivirent au
+sénat de Gênes; ils excusèrent sur l'aveugle transport de la populace un
+acte que les magistrats avec tous les habitants honnêtes désavouaient
+hautement. Un envoyé, député de la ville, vint à cette occasion
+renouveler l'ancienne amitié qui unissait autrefois les deux cités. Il
+fut reçu avec de grands honneurs. Il s'exprima devant le gouvernement en
+magnifiques termes oratoires. Le doge et les collèges donnèrent des
+réponses dans le même esprit, et s'engagèrent à solliciter eux-mêmes à
+Paris le pardon des coupables.
+
+Malheureusement Louis XIV, quand il eut pris en main les rênes de son
+gouvernement, ne fut pas si bien disposé pour la république.
+
+D'abord, les Génois ayant entrepris de renouveler des relations longtemps
+interrompues avec la Turquie, et de faire admettre leur pavillon à
+Constantinople, la France, d'après les règles d'une politique assez
+usitée, leur rendit autant de mauvais services qu'elle put. Ses
+capitulations avec la Porte ottomane lui donnaient le droit de protéger
+non-seulement les pèlerins, mais aussi les commerçants des États
+chrétiens, qui n'avaient pas de traité de paix avec le sultan. Sa
+bannière avait le privilège de leur servir de sauvegarde, et elle avait
+ainsi intérêt à s'opposer à de nouveaux traités qui lui enlevaient des
+protégés et lui donnaient des concurrents. Les Anglais jouissaient d'une
+ancienne alliance; ils venaient d'en obtenir la confirmation, grand sujet
+de jalousie; car ils prétendaient avoir les mêmes droits que la France,
+et vendre leur patronage aux Hollandais; ceux-ci, quelques années après,
+à la paix de Ryswick, se réservaient encore que la France leur
+conserverait sous son pavillon leur participation à ses privilèges
+commerciaux au Levant.
+
+(1665) C'est au milieu de ces rivalités intéressées que les Génois, sans
+bruit, eurent l'habileté de dérober en quelque sorte une concession
+inattendue. Dans un voyage entrepris par un goût d'exploration, un de
+leurs nobles, Jean-Augustin Durazzo, conçut l'idée de faire reprendre à
+la marine et au commerce de sa patrie des rapports, source autrefois
+d'opulence et encore très-profitables. Le gouvernement de Gênes, qui
+observait tristement le déclin de l'activité mercantile du pays, adopta
+avec ardeur cette vue patriotique. Durazzo retourna au Levant muni
+d'amples pouvoirs; mais il n'y alla qu'en se glissant dans la suite d'une
+ambassade autrichienne, en sorte que sa mission resta cachée. Aussi délié
+que zélé, il sut se procurer des appuis. Un renégat, interprète en
+faveur, né sur le sol de la Ligurie, n'avait pas oublié l'amour de la
+terre natale. Il servit Durazzo, et lui donna accès auprès du vizir. Une
+négociation secrète s'établit; le traité qu'on venait d'accorder aux
+Anglais servit de modèle. La convention signée, Durazzo se hâta d'aller
+la porter à la ratification, et bientôt il fut renvoyé (1666) à
+Constantinople en qualité d'ambassadeur, conduisant avec lui un résident,
+un consul pour Smyrne, et porteur de riches présents pour le sultan et
+pour ses ministres.
+
+Quand l'ambassadeur de France fut informé de ce qui se passait, il
+n'oublia rien pour faire rompre le traité. N'ayant pu y réussir, il
+protesta: il ne communiqua en aucune manière avec la légation génoise. Il
+travailla pour faire manquer l'audience solennelle qui était réservée à
+celle-ci. Elle eut lieu enfin à Andrinople avec beaucoup de pompe.
+Durazzo rentra à Gênes content d'un tel succès de sa dextérité. Cependant
+le commerce n'y gagna guère, la navigation génoise ne s'en releva pas
+mieux de sa décadence. L'admission de son pavillon aux Dardanelles ne la
+garantissait pas de l'attaque des corsaires barbaresques; en un mot, la
+négociation de Durazzo ne porta ni à Gênes autant de profit, ni à
+Marseille autant de préjudice qu'on l'avait craint chez les Français2.
+
+Le duc de Savoie Charles-Emmanuel II n'avait pas renoncé à ces vues
+politiques de sa famille, à cette ambition qu'enfin réalisa son fils
+encore plus ambitieux que lui. Il voulait être roi, et d'abord se faire
+un royaume. Cette maison avait toujours les yeux fixés sur le littoral
+ligurien, où elle s'indignait de ne posséder que Nice et Oneille. Elle
+étudiait tous les moyens de s'y agrandir; elle convoitait Port-Maurice et
+Savone; et s'il se découvrait quelques instruments de troubles, propres à
+donner l'occasion de tenter un coup de main, la cour de Turin les
+recherchait aussitôt.
+
+Il y avait à Gênes un jeune noble, Raphaël della Torre: il était neveu
+d'un sénateur, et petit-fils de celui qui avait écrit l'histoire de la
+conspiration des Vachero, après avoir été juge instructeur de cette
+affaire: mais ce jeune homme s'était formé sur d'autres exemples. Ses
+désordres et la bassesse de ses liaisons l'avaient avili à ce point,
+qu'il fut convaincu d'avoir trempé dans le vol nocturne fait sur la mer
+d'une somme d'argent qu'on transportait de Gênes à Livourne. Son palais
+de campagne, situé sur le rivage, avait servi aux voleurs de repaire pour
+guetter la prise, d'asile pour la receler; et l'usage imprudent qu'il fît
+de sa part servit à faire découvrir le crime (1671). Il avait pris la
+fuite; on prononça contre lui une peine infamante. Réfugié à Oneille chez
+le gouverneur piémontais, il s'y répandit en invectives et en menaces de
+vengeance. On l'invita à se rendre à Turin; il y devint capitaine dans le
+régiment des gardes.
+
+(1672) Le duc assemble des troupes sous des prétextes qui n'avaient rien
+d'hostile. Il forme une véritable armée vers la frontière génoise de la
+rivière occidentale. La république y porte son attention, mais il
+n'existait aucun sujet de querelle. Deux ans auparavant quelques
+difficultés s'étaient élevées sur la délimitation du territoire. Le roi
+de France avait aussitôt requis les deux parties de retirer les troupes
+qu'elles avaient mises en marche, et d'accepter l'intervention de son
+ambassadeur en Piémont, l'abbé de Servient3. La décision que celui-ci
+avait rendue, exécutée sans réclamation, ne semblait avoir laissé aucun
+lieu à contester ultérieurement.
+
+Cependant Torre avait couru les montagnes, il avait cherché partout des
+partisans à engager en faveur des entreprises que le duc de Savoie ne
+tarderait pas à réaliser. Avec un des principaux habitants du pays, il
+avait été plus explicite. Il l'avait fait entrer dans ses menées: il lui
+avait déclaré que l'armée piémontaise était destinée à enlever Savone,
+tandis que lui-même, aidé de quelques amis, tenterait de soulever la
+ville de Gênes. Il avait tout préparé. Un magasin à poudre devait être
+incendié pour accroître la surprise et le désordre. Les marches de
+l'armée étaient combinées sur ces mouvements; et les mesures étaient
+prises pour que tout éclatât au même jour.
+
+En effet, les troupes du duc se meuvent, franchissent la frontière,
+s'emparent des défilés et prennent leur chemin pour descendre vers
+Savone. Mais tout à coup elles s'arrêtent: on tient conseil de guerre; à
+l'issue, on change de route et l'on se porte au couchant sur la Piève.
+Cette place ne pouvait se défendre contre tant de forces; elle fut
+occupée sans résistance.
+
+Suivant la narration génoise, l'homme à qui Torre s'était confié et qui
+avait paru s'associer à ses plans, avait livré le secret au gouvernement;
+la conspiration était éventée à Gênes; Torre, venu sur le territoire, en
+était sorti avec précipitation. Savone était en sûreté: la nouvelle qui
+en était parvenue au camp piémontais, occasion imprévue du conseil de
+guerre, avait fait changer la destination des troupes; on tournait le dos
+à Savone où il n'y avait rien à faire; on essayerait de pénétrer à
+Albenga et à Port-Maurice, et la Piève en ouvrait le chemin.
+
+Suivant les premières déclarations officielles des Piémontais, on n'avait
+jamais eu qu'un seul but. Les habitants de deux villages voisins, dont le
+plus petit qui relevait du Piémont était une sorte d'enclave dans le
+territoire génois, vivaient en mauvaise intelligence. Ils se disputaient
+des pâturages et s'enlevaient des troupeaux. La limite sur ce point
+n'avait pas été réglée par Servient. Les paysans piémontais étaient
+opprimés. Le seigneur de leur village réclamait; le duc lui devait main-
+forte; or il ne pouvait parvenir au lieu contesté sans mettre garnison
+dans la Piève. C'est à quoi il avait dû procéder, en marchant, en force,
+il est vrai, mais amicalement, et sans troubler le bon voisinage. Et
+c'était pour la protection de ce hameau que quatre mille fantassins et
+treize cents chevaux étaient mis en mouvement; que don Gabriel de Savoie,
+oncle du duc, était venu prendre le commandement de ces forces guidées
+par les généraux le plus en faveur à la cour de Turin!
+
+Le patriotisme des Génois se signala en cette occasion; on prodigua les
+dons volontaires; la bourgeoisie y fournit sa part; on solda des troupes;
+on employa deux officiers corses qui servirent avec dévouement et
+intelligence. Il y avait près de cinq mille soldats sur pied et autant de
+milices du pays; un sénateur, Durazzo, reçut des pouvoirs supérieurs pour
+présider à la conduite de la guerre dans laquelle on se trouvait engagé,
+car les Piémontais cessèrent bientôt de dissimuler leurs projets
+hostiles.
+
+On n'avait pu les déloger de la Piève; mais ils en sortirent d'eux-mêmes
+pour se diriger sur le rivage de la mer. Ils se séparèrent en deux corps
+destinés à attaquer à la fois Albenga et Port-Maurice à la droite et à la
+gauche d'Oneille, qui devait être leur point de ralliement. Durazzo
+résolut avec les deux commandants corses d'empêcher les deux corps
+ennemis de se rejoindre. On occupa les cimes et les gorges qui les
+séparaient, on leur fit tête de toute part. Ils ne pénétrèrent pas à
+Port-Maurice, et ils furent repoussés d'Albenga. Des deux côtés ils
+rétrogradèrent dans les montagnes. Une de leurs divisions se laissa
+renfermer à Castel-Vecchio. Le prince Gabriel, qui commandait l'autre, ne
+put arriver au secours et rentra en Piémont. Une sortie meurtrière sauva
+une partie des assiégés; mais le reste fut contraint de se rendre avec
+son général. La république, depuis si longtemps déshabituée des triomphes
+militaires, eut une victoire à célébrer.
+
+Alors les puissances s'émurent; le pape, le roi d'Espagne offrirent leur
+entremise. Mais Louis XIV fit prévaloir la sienne en des termes qui
+n'admettaient pas de refus. Il déclara qu'il ne souffrirait pas la
+continuation de cette guerre. Il intima aux deux parties de souscrire
+promptement à une suspension d'armes, et il se fit l'arbitre de leur
+paix.
+
+M. de Gaumont fut envoyé pour signifier ces intentions. Il devait dire au
+duc que S. M. avait sujet de trouver étrange qu'un prince qui lui était
+si étroitement allié s'engageât dans une querelle qui retentissait dans
+toute l'Europe et qui attirait même un soupçon de concert avec la France,
+sans lui en donner la moindre part avant de s'y commettre.
+
+Or, dans l'intervalle, les Génois, fiers de leur victoire, s'étaient
+emparés d'Oneille. Le duc voulait avant de poser les armes qu'on lui
+restituât cette place. Les Génois s'en défendaient. L'envoyé de France
+les pressait et les menaçait du déplaisir de son maître: ils offraient de
+mettre la place en dépôt entre les mains du roi. Refusés, ils balançaient
+encore, quand ils apprirent que le duc venait de leur prendre Ovada. Dès
+lors une prompte restitution réciproque était sans objection; ils
+délivrèrent au ministre français les ordres nécessaires pour que la
+remise des places eût lieu en même temps des deux parts. Mais le duc
+éleva de nouveaux incidents; et au lieu de cesser les hostilités, il se
+donna le plaisir de reprendre Oneille à force ouverte. Les Génois, que la
+négociation avait rendus négligents, furieux de la perte de cette place,
+se mirent en devoir d'y rentrer. Ils en avaient le droit, puisque
+l'armistice n'était pas publié. Mais M. de Vivonne était là avec les
+galères de France. Il déclara qu'il emploierait toutes ses forces pour
+défendre les possessions du duc allié de son maître. Ses embarcations
+portaient des munitions de guerre à Oneille à la vue des Génois. Enfin,
+la suspension d'armes eut lieu, et les parties belligérantes s'étant
+remises à leur puissant médiateur, l'arrangement fut fait par une
+déclaration du roi de France.
+
+(1673) Rien ne fut plus simple que cet accord; cela devait être après une
+rupture sans aucun motif qu'on pût avouer4. La trêve fut convertie en
+paix; les prisonniers, les places, tout était déjà rendu; seulement il
+fallut écarter une prétention du duc qui voulait gagner une communication
+directe entre le Piémont et Oneille. S'il ne l'avait, disait-il, par le
+traité, il se la donnerait par l'épée. Le roi de France ayant à coeur le
+repos de l'Italie, se portait pour garant de la paix. Quant au procès des
+deux villages, misérable prétexte des hostilités, il était envoyé au
+jugement de jurisconsultes italiens, du choix desquels les parties
+conviendraient, ou que le roi nommerait à leur défaut. C'est l'université
+de Ferrare qui fut nommée. Mais entendait-on par là les docteurs ou les
+professeurs? Car à Ferrare c'étaient deux corps distincts. On disputa
+sur ce préliminaire sans rien conclure, et il paraît que personne ne
+songea plus guère au fond de la querelle. Les villageois se seront
+provisoirement accordés entre eux: cependant il n'y a pas de question
+diplomatique si profondément endormie qu'on ne sache la réveiller quand
+on veut: celle-ci reparut de temps à autre.
+
+Dans cette occasion la volonté hautaine de la France, en contrariant
+l'enthousiasme belliqueux des Génois, empêcha peut-être la ruine qui eût
+suivi leurs premiers succès; mais nous allons les voir maintenant
+victimes des ressentiments orgueilleux de Louis XIV. L'histoire
+européenne du grand siècle a gardé une place à ces faits assez
+remarquables: Gênes bombardée, son doge à Versailles.
+
+(1672-1678) Pendant la guerre à laquelle la paix de Nimègue mit fin, les
+Génois avaient subi quelques-unes de ces contrariétés qui ne sont pas
+épargnées aux neutres, toujours accusés de partialité par toutes les
+puissances belligérantes à la fois. Louis XIV leur imputait de prêter
+leur entremise pour retirer d'Espagne l'or et l'argent que les galions
+d'Amérique y déposaient pour le compte des Hollandais. Il leur déclara
+qu'il ferait visiter jusqu'à leurs galères pour découvrir la simulation.
+Ils réclamèrent avec d'autant plus de force contre cette vexation,
+qu'elle menaçait de faire confondre avec des propriétés ennemies les
+grandes sommes habituellement transportées pour leur propre compte. Le
+roi répondit à leurs remontrances que ceux qui résisteraient à la visite
+seraient coulés bas. Un coup de canon avait été tiré de terre, pour
+empêcher une galère française de faire une prise dans les eaux de la
+république. En représailles le roi ordonna d'arrêter tous les navires de
+Gênes. Il daigna cependant révoquer cet ordre, à condition que l'officier
+qui avait commandé le feu serait envoyé en prison à Marseille. Dès ce
+temps le déplaisir du monarque fut annoncé avec un tel éclat que le
+prince de Monaco qui se trouvait à Gênes en repartit à l'instant pour ne
+pas rester dans un pays dont le roi était mal content5. Cependant M. de
+Gaumont, qui était alors envoyé de France à Gênes, mandait à M. de
+Louvois: «Tout ira bien, pourvu que les Génois se défassent d'un certain
+manque de respect que le roi n'a plus la volonté de souffrir6.» Cet
+agent obtint en effet tous les arrangements qu'il demandait pour les
+recrutements, pour le transit des approvisionnements, et, dans les
+derniers temps de la guerre, pour le passage des troupes. Enfin, quand la
+paix se fit, Louis XIV fit nommer les Génois dans le traité de Nimègue.
+
+Mais cette paix ne devait être qu'une trêve, soit pour l'ambition de
+Louis, soit pour les ressentiments des puissances auxquelles il avait
+fait la loi. En attendant, il venait d'acquérir Casal, ce qui semblait
+annoncer quelques vues sur l'Italie. Sa marine dominait dans la
+Méditerranée; mais, quoique celle d'Espagne ne pût soutenir la
+comparaison, comme les galères génoises faisaient la plus grande partie
+de celle-ci, il en était jaloux; il l'était surtout de l'influence et du
+crédit que la cour de Madrid conservait encore à Gênes; c'est là ce qu'il
+voulait détruire ou punir: et c'est ainsi que tout le poids d'une
+querelle qu'il se complaisait à tenir ouverte envers la couronne
+espagnole tomba sur Gênes.
+
+De tous les temps les particuliers génois avaient possédé des galères
+indépendamment de celles de la république. Depuis qu'ils ne les
+expédiaient plus pour leur propre compte soit en course, soit en
+marchandise, elles étaient louées à la cour d'Espagne, et portaient son
+pavillon. Dès l'origine de cet usage, les Doria et les autres
+propriétaires avaient obtenu un emplacement dans le port de Gênes pour
+les mettre en sûreté à leur retour. Un Doria, duc de Tursi, avait de père
+en fils le commandement de ces galères.
+
+Louis XIV avait la prétention que son pavillon fût salué partout où il se
+montrait. A cet égard Gênes s'était soumise à ses exigences, et à celles
+de ses amiraux, parfois plus difficiles à satisfaire que le maître. Mais
+ce n'était pas de la déférence de la république qu'on se contentait. Le
+roi déclara qu'ayant ordonné à ses commandants d'employer la force pour
+obliger les Espagnols à saluer les premiers, et, sachant que leurs
+galères se réfugient dans le port de Gênes, il y enverra les siennes pour
+exiger le salut. Vainement les Génois, sur cette déclaration,
+s'excusèrent humblement d'avoir à s'entremettre entre deux si grandes
+couronnes; les notifications étaient de plus en plus menaçantes. Le roi
+tenait Tursi et ses galères pour Espagnol; et si la république souffrait
+qu'ils s'avisassent d'arborer son pavillon pour éviter de saluer sous
+celui de leur maître, non-seulement ce déguisement ne serait pas toléré,
+mais Gênes serait responsable de cet abus de ses couleurs. Enfin,
+puisqu'il y avait dans le port de Gênes une enceinte privilégiée où les
+galères des Espagnols étaient admises, celles de France avaient ordre d'y
+pénétrer. Nul ne devait avoir des privilèges dont les Français n'eussent
+pas le partage.
+
+Cette querelle mettait les Génois dans le plus grand embarras, et il y
+paraissait à la confusion de leurs conseils. Le seul parti auquel on sut
+s'attacher, ce fut de négocier en Espagne pour que les galères de Tursi
+ne vinssent pas: en effet, pendant quelques années elles s'abstinrent de
+paraître à Gênes. Leur longue absence encouragea le gouvernement de la
+république à répondre aux instances de la France, que la venue des
+Espagnols était si peu probable, qu'il était inutile de s'en occuper
+d'avance7. Mais Louis ne se payait pas d'une réponse si vague; il en
+exigeait de catégoriques.
+
+Tout à coup l'envoyé de la république à Paris avertit ses maîtres d'une
+étrange nouvelle que l'envoyé de Savoie prétendait tenir de la bouche de
+Louvois. Une expédition contre Gênes avait été résolue. Cet avis mit le
+comble au trouble déjà répandu. Dans le sein du gouvernement, le parti
+habituellement opposé à la France voulait qu'on eût recours sur-le-champ
+aux secours des puissances étrangères. D'autre part, on demandait de se
+mettre en défense, les uns avec plus ou moins d'espérance de résister,
+les autres afin d'être du moins en état de parler avec plus de dignité,
+et de faire mieux écouter le bon droit de leur patrie. Les plus timides
+voulaient que, sans perdre de temps, on commençât par démolir la
+citadelle de Savone, afin d'empêcher les Français de s'y établir: étrange
+système de défense qui, au reste, s'est souvent représenté dans les
+pensées stratégiques du pays. Le sentiment qui l'emporta fut celui des
+amis de la temporisation. Une menace arrivée par l'indiscrétion
+volontaire du ministre d'un voisin d'inclination fort suspecte, pouvait
+être un faux avis donné par artifice. Sur ce soupçon on convint
+d'expédier à Paris le secrétaire d'État Salvago, homme délié qui
+sonderait le terrain. On cacha les craintes du gouvernement, au public
+déjà mécontent, et l'on ne prit que quelques mesures défensives peu
+apparentes. La plus importante fut de mettre en construction quatre
+galères8; il n'en restait que six à la république, augmentation bien
+insignifiante et pourtant malheureuse qui devint le principal objet des
+griefs de Louis XIV.
+
+Ces griefs prétendus se multipliaient sans cesse, et dans la
+correspondance officielle tout était prétexte à la colère du roi, tout
+était crime pour les Génois. Les vieilles prétentions des descendants de
+Scipion Fiesque devenus des seigneurs de la cour de Louis étaient en
+première ligne; et les réclamants ne craignaient pas d'assurer que la
+conjuration de 1547 avait été entreprise au profit de la France. Un
+noble, Raggio, avait été condamné à mort il y avait trente ans, pour
+brigandage, assassinat et trahison. Il s'était fait justice à lui-même en
+se poignardant dans sa prison. Maintenant son fils était protégé par la
+France. Elle exigeait qu'on lui rendît les biens confisqués sur son père,
+ceux même dont l'État n'avait pas profité. La famille Lomellini possédait
+sur la côte d'Afrique la petite île de Tabarca: elle y faisait pêcher le
+corail. La compagnie d'Afrique établie à Marseille exploitait cette même
+industrie sur la côte d'Alger: elle contestait en justice les droits des
+seigneurs de Tabarca. Le roi trancha la contestation, et fit courir sus
+aux barques des Lomellini en rendant la république responsable de leur
+résistance9. On s'avisa à Gênes, par je ne sais quelle étroite idée, de
+faire une loi somptuaire: les ministres du roi se persuadèrent que
+c'était en haine des manufactures de luxe dont Colbert avait doté la
+France. Giustiniani, encore en service, avait écrit que Salvago, envoyé à
+Paris, était d'inclination espagnole: ordre à la république de le
+rappeler, et elle obéit. Au reste, le roi faisait rechercher les anciens
+titres de ses prédécesseurs sur la seigneurie de Gênes: c'est le dernier
+fait dont le Génois congédié put se convaincre en partant de Paris.
+
+Il existe un mémoire anonyme où, après avoir recommandé à Louis XIV de
+s'approprier Gênes par la conquête, on recherche quelle occasion on
+pourrait faire naître pour colorer cette entreprise, en poussant les
+Génois par le désespoir à des démarches imprudentes qui appelleraient les
+armes du roi. Enlisant ce projet on est singulièrement frappé d'y trouver
+indiqués d'avance, comme autant de pièges à tendre à leur susceptibilité,
+ces griefs mêmes dont nous venons de les voir harceler10. Sur ce
+rapprochement on serait tenté de se demander si Louis XIV, à cette
+époque, n'avait pas d'arrière-pensée, s'il ne voulait qu'occuper ses
+forces pendant la pais générale ou qu'entretenir la réputation et la
+terreur de ses armes par des expéditions brillantes à Tripoli, à Alger,
+et aux dépens des Génois.
+
+M. de Saint-Olon fut envoyé ministre à Gênes. Au point où les choses
+étaient parvenues, ce n'était pas pour faire de lui un conciliateur. Il
+n'eut pourtant pas d'abord la mission de Popilius. Il venait voir si la
+république menacée ne cherchait pas des appuis étrangers; si le peuple
+n'était pas en discord avec le gouvernement; à quels préparatifs de
+défense on s'était livré, et surtout si le projet d'avoir dix galères au
+lieu de six, si ce projet téméraire était poursuivi. Saint-Olon, en
+mettant son zèle à recueillir ces informations, déplore de n'avoir aucun
+secours à tirer de son prédécesseur (Giustiniani), chagrin de sa
+destitution, et, de plus, fort incliné pour les intérêts de son pays
+natal11. Lui-même isolé, avouant qu'il est sans confidents, sans amis,
+tenu à l'écart par les Génois dans ces critiques circonstances, ne put
+les voir qu'avec des yeux prévenus, et ses préventions lui furent
+abondamment rendues avec une égale malveillance.
+
+(1683) A peine la quatrième des galères en construction put paraître dans
+le port, que Saint-Olon reçut l'ordre de notifier les inflexibles
+volontés de son maître. Le roi n'entendait pas que les Génois ajoutassent
+quatre galères à leurs forces maritimes. S'ils s'y obstinaient, il ferait
+arrêter leurs vaisseaux sur la mer, assiéger leur port, et interrompre
+leur commerce.
+
+Fort ému à cette sinistre déclaration, le gouvernement essaya de
+dissimuler son effroi, dans l'espérance qu'à Paris son envoyé de Marini
+obtiendrait quelque commentaire plus rassurant. On se borna à prier
+Saint-Olon d'assurer le roi des intentions pacifiques et respectueuses de
+la république. Si elle armait quelques galères par la nécessité de garder
+son littoral et son commerce maritime contre les croiseurs barbaresques,
+aucun autre dessein ne pouvait lui être raisonnablement imputé. Mais à
+peine cette réponse rendue, un courrier de Paris vint faire savoir
+combien l'injonction était sérieuse. L'audience du roi était refusée à de
+Marini; et non-seulement les ministres le renvoyaient sèchement aux
+intimations que Saint-Olon faisait à Gênes, mais celui-ci était chargé
+d'en faire une nouvelle non moins fâcheuse que la précédente. Le roi
+voulait qu'il fût établi à Savone des magasins français de sel et que de
+là le transit fût librement ouvert à travers le territoire, sous prétexte
+d'approvisionner les garnisons de Casal et de Montferrat. C'était
+renouveler une bien ancienne querelle; c'était réserver aux agents
+français le droit de la contrebande contre le privilège financier le plus
+important de la banque de Saint-George et par conséquent de l'État12.
+Aussi le gouvernement se ressentit de cette proposition plus vivement que
+de toutes les autres menaces. Il se tergiversa point cette fois: sa
+réponse fut un refus précis, seulement étudié dans les termes pour le
+motiver du mieux qu'on le put, et en prodiguant toutes les formes de
+respect. Quant à la demande relative aux galères, on espéra un moment la
+faire oublier à force de souplesse et de ménagements. Elles restaient
+cachées en quelque sorte au fond de la darse intérieure; on les faisait
+passer pour désarmées; seulement, au lieu d'en renvoyer les équipages, on
+les avait dispersés sur les anciennes; en sorte qu'au besoin l'armement
+eût été complet instantanément.
+
+Cependant, malgré le désir du gouvernement d'éviter la rumeur, l'esprit
+public s'était réveillé, et l'on ne trouvait plus les ménagements de
+saison. La république est indépendante, disait-on de toute part; elle ne
+doit pas se laisser désarmer pour être insultée plus à l'aise. On se
+soulevait contre des prétentions hautaines et tyranniques. Les offres
+patriotiques abondèrent. Les familles nobles s'imposaient à elles-mêmes
+les frais d'une, de deux galères, ou se réunissaient dans des
+souscriptions généreuses. Les opinions les plus opposées semblaient
+s'accorder pour entraîner le gouvernement hors de ses résolutions
+méticuleuses ou dilatoires; ceux qui ne pensaient qu'à l'honneur et à la
+liberté de la patrie n'étaient pas moins irrités des exigences contre les
+droits du pays que, ceux qu'une vieille partialité animait contre la
+France. Mais ces derniers travaillaient à faire accepter la proposition
+d'une alliance défensive que l'Espagne s'empressa d'offrir. A chaque
+courrier, Saint-Olon annonçait à Versailles que le traité était conclu.
+Le lendemain il était obligé de convenir que la nouvelle était
+prématurée; que la faction Durazzo, qu'il supposait dévouée à la France
+avait empêché la faction Doria d'obtenir la majorité requise pour la
+décision.
+
+Le gouvernement, entraîné, prit du moins certaines mesures ostensibles.
+On fit quelques recrues, on assembla des milices urbaines. Les quatre
+galères, tirées de leur prison, paradaient, même en haute mer. On fondit
+des canons; on éprouva des mortiers: surtout on augmenta les impôts.
+Enfin on balança entre la réparation et la destruction de la citadelle de
+Savone; on pensa même à exécuter le projet de combler le port, et on
+l'essaya vainement. Savone, son port où les Français déposeraient leurs
+sels, sa citadelle dont ils pouvaient faire leur place d'armes, étaient
+des objets de crainte et de jalousie toujours présents aux préjugés
+génois.
+
+Une escadre formidable s'armait à Toulon. Les Génois s'attendaient à la
+voir paraître pour les opprimer. Mais elle alla bombarder Alger, et ils
+respirèrent. L'Espagne, qui les pressait de se mettre sous sa protection,
+en vain leur faisait savoir qu'au retour d'Afrique l'attaque de leur port
+était certaine: contents d'avoir quelque répit, ils ralentissaient leurs
+préparatifs, ils se fiaient à leurs négociations, ils comptaient surtout
+sur les bons offices de l'ambassadeur de Charles II d'Angleterre. Mais il
+fallut se détromper. En ce moment Guillaume et ses Hollandais, l'empire
+et l'Espagne semblaient prêts à rentrer en guerre avec la France:
+toutefois, l'Europe tentait encore d'éloigner le fléau des hostilités: on
+négocia à Ratisbonne une trêve de vingt ans. La cour d'Espagne proposa
+d'y comprendre la république; et les Génois étaient sur le point de
+nommer leur plénipotentiaire, au grand scandale de Saint-Olon qui ne
+concevait pas, disait-il, comment un État qu'on prétendait neutre
+pourrait être porté dans un traité parmi les puissances belligérantes. Ce
+n'est pas l'argument qui décida Louis XIV; mais il déclara à
+l'ambassadeur anglais, qu'il avait des différends avec la république,
+qu'il entendait les régler seul et qu'il n'y souffrirait l'intervention
+de personne13. A cette déclaration les illusions cessèrent, et quand on
+apprit le succès de l'expédition d'Alger, Gênes connut le sort qui
+l'attendait. Néanmoins, si les espérances de salut déchurent, les
+courages ne s'abattirent pas. La fermentation patriotique n'en fut que
+plus vive. Saint-Olon, qui se sentait haï, et à qui le pays faisait
+l'honneur d'attribuer les fatales préventions de son roi, fut effrayé
+lui-même des manifestations populaires. Il ne se crut pas en sûreté: il
+demanda à sa cour ou une prompte assistance, ou la permission de se
+mettre à l'abri. On le prit au mot; il fut immédiatement rappelé, et à
+son retour il se trouva disgracié. Le roi refusa de le voir. Les
+ministres lui reprochèrent d'avoir, par des menaces imprudentes, poussé
+les Génois à prendre des précautions et à se mettre sur leurs gardes14.
+
+Enfin le 17 mai 1684 une forte escadre parut devant Gênes15. Seignelay,
+le ministre de la marine, était venu présidera l'expédition. Duquesne en
+était le chef, assez mécontent de ne commander que suivant le bon plaisir
+du ministre. Celui-ci demande aux Génois de lui livrer les quatre galères
+neuves, d'envoyer quatre sénateurs implorer le pardon des offenses de la
+république, et il n'accorde que quelques heures pour répondre à ces
+sommations. L'indignation publique, le sentiment patriotique de la
+nationalité, soutinrent le courage du gouvernement. On n'accepta pas ces
+conditions outrageantes, et aussitôt les galiotes commencèrent le
+bombardement. De nouvelles propositions, qui s'aggravaient d'heure en
+heure, interrompaient seules le feu de l'escadre. On ajouta aux premières
+exigences la demande de six cent mille francs pour les frais de
+l'expédition et le libre passage des sels à travers tout le territoire;
+sur un nouveau refus, le bombardement recommença.
+
+Cette redoutable démonstration causa d'assez grands dégâts. Mais l'effroi
+surpassa de beaucoup le dommage. La population fut frappée de stupeur; la
+résolution de ne pas céder à la violence ne se démentit pas, mais chacun
+abandonna sa maison et ses biens; on se réfugia en foule sur les hauteurs
+pour échapper à la pluie de feu et aux terribles éclate des bombes16.
+Après quatre jours, au milieu de ce fracas si menaçant, les Français
+exécutèrent une descente. Les équipages de l'escadre et les soldats
+qu'elle avait à bord formèrent deux troupes: l'une, de six cents hommes,
+commandée par un chef d'escadre, fut destinée à une fausse attaque au
+levant de la ville. L'autre colonne était forte de deux mille cinq cents
+hommes. Le duc de Mortemart la commandait en chef: il avait sous lui un
+lieutenant général et deux chefs d'escadre. Le débarquement se fit au
+couchant par delà le magnifique bourg de Saint-Pierre d'Arène, qui du
+pied des remparts de Gênes se prolonge sur le rivage. Les assaillants
+éprouvèrent une vive résistance aux approches, et puis de rue en rue et
+de maison en maison. Cependant on avança, et quand on eut couru tout le
+pays, les artifices préparés sur l'escadre furent apportés, et l'on
+procéda à mettre le feu partout, en commençant de l'extrémité voisine de
+la ville et en rétrogradant vers le point où l'on avait pris terre: là on
+attendit l'ordre de se rembarquer.
+
+Le bulletin que l'on publia en France, et que nous venons de suivre,
+dément ce que les assaillants avaient d'abord affecté de répandre autour
+d'eux pour dissimuler l'importance d'une opération manquée. Ils
+prétendaient n'être descendus que pour s'approvisionner d'eau douce. La
+relation officielle marque, au contraire, que le débarquement était
+résolu dans les plans arrêtés à Paris. Mais, quand on écrivait d'avance
+dans les instructions l'ordre de débarquer, ne voulait-on que ce qu'on
+fit? Ou, tant de forces engagées, tant de chefs d'un rang élevé agissant
+sous les yeux du ministre du roi, tout cela répondait-il à quelque
+espérance de profiter dans la capitale de la terreur imprimée et des
+hasards d'un coup de main? Quoi qu'il en soit, les aveux de la relation
+publiée disent assez pourquoi on se borna au triste soin de pétarder
+quelques édifices. Cette action ne se passa pas sans une perte
+considérable de part et d'autre, dit modestement le bulletin, et aussitôt
+il avoue deux cent dix-huit morts ou blessés: entre les morts un chef
+d'escadre; parmi les blessés, d'Amfreville, qui commandait la fausse
+attaque. Un capitaine de vaisseau y avait été laissé prisonnier avec
+quelques officiers. De telles pertes et la vivacité de la résistance
+n'auraient pas permis d'essayer de tirer quelque autre parti de cette
+tentative. Les récits génois ajoutent que les populations désespérées
+dont on avait ravagé les demeures vinrent épier l'occasion de prendre
+quelques vengeances. Les campagnes se soulevaient: on harcelait les
+troupes dans leur retraite quand le signal leur ordonna de se rembarquer.
+
+Le bombardement fut repris et continua quelques jours encore. Puis, quand
+Seignelay crut avoir fait assez de mal pour que la sévérité du maître fût
+satisfaite, il retourna en France sans nouveaux pourparlers, et l'escadre
+disparut.
+
+L'ennemi retiré, les fugitifs revinrent: les galères d'Espagne parurent:
+le gouverneur espagnol de Milan vint en personne réconforter les Génois.
+L'escadre, cependant, maîtresse de la mer, se faisait voir par moments.
+Elle n'attaquait plus; mais elle capturait ou détruisait les navires;
+elle tenait en alarme tout le littoral, et ce qui ne causait pas moins de
+terreur dans Gênes, le duc de Savoie en armes se mettait en campagne sous
+un prétexte insignifiant, et semblait combiner ses mouvements sur les
+menaces de la France. En un mot, les Génois, au milieu de leurs
+désastres, pouvaient se glorifier de leur constance: leur volonté n'avait
+rien cédé; leurs murailles avaient résisté; l'attaque par terre avait été
+repoussée: mais rien n'était fini. Le danger ne pouvait manquer de se
+renouveler avec plus de force: on s'épuisait à relever quelques
+fortifications, à solder quelques fantassins allemands ou suisses. Le
+gouvernement sentait son impuissance et la nécessité d'obtenir grâce de
+son superbe ennemi.
+
+On avait employé les bons offices du pape, et le nonce négociait à Paris.
+La république offrait humblement de livrer les quatre galères, dernière
+cause apparente de cette calamité. Elle aurait envoyé quatre de ses plus
+notables gentilshommes porter ses excuses: mais on lui faisait savoir que
+la volonté du roi était que le doge en personne et quatre sénateurs
+vinssent devant son trône pour entendre ses intentions. Les galères
+seraient désarmées, les recrues renvoyées, et surtout la république
+romprait tout traité, toute alliance faits au préjudice de la France.
+Enfin elle ferait raison aux Fiesque retirés à la cour de France, et, par
+provision, leur payerait cent mille écus.
+
+Quelle que fut la résignation, on ne s'était pas attendu à une loi si
+dure et si humiliante. Ces conditions firent la sensation la plus
+douloureuse sur les esprits. On regarda de toute part quelle chance on
+aurait de s'y soustraire. Le roi d'Angleterre refusait son intervention.
+Les autres puissances n'étaient pas en termes de rendre de bons offices.
+L'Espagne, pour encourager la république à une résistance qui était au-
+dessus de ses forces, lui faisait de vaines offres de services plus
+faites pour la compromettre que pour la sauver.
+
+(1685) Il fallut céder. Cependant envoyer en suppliant le chef de l'État,
+le doge qu'une constitution jalouse tenait toujours renfermé et gardé
+dans l'intérieur de son palais, c'était le plus grand sacrifice que pût
+s'imposer la fierté génoise. La défiance voyait plus loin. Les Génois
+craignirent que le doge étant à Paris, on ne disposât de lui, on ne lui
+arrachât par contrainte de nouveaux sacrifices d'argent, peut-être de
+territoire. Dans cette situation on retourna au roi d'Angleterre: on
+implora ses bons offices; il dissipa ces scrupules, et Gênes reçut
+l'assurance que Louis n'avait aucune vue sur l'Italie; que le doge
+retournerait en pleine liberté sans qu'on lui demandât rien au delà de
+cette satisfaction que le roi croyait due à son honneur et qu'il se
+disposait à prendre par la force, si on la lui faisait attendre. Sur ces
+assurances et ces menaces, on résolut après de longues et pénibles
+délibérations. Le ministre de la république à Paris, de Marini, qui avait
+été envoyé à la Bastille (à Constantinople on l'eût mis aux Sept-Tours),
+maintenant sorti de sa prison sur parole, reçut un plein pouvoir pour
+accepter les exigences du roi17. Le voyage du doge et des quatre
+sénateurs fut réglé avec cette clause qu'ils resteraient en charge jusque
+après leur rentrée à Gênes, sans égard pour le terme ordinaire de leurs
+fonctions. On stipula des indemnités pour le pillage des maisons
+françaises. Le roi voulait bien que la contribution qu'il était en droit
+d'exiger fût appliquée à la réparation des églises endommagées par les
+bombes, et il abandonnait au pape le droit d'en taxer la somme et d'en
+ordonner l'emploi. Enfin au moyen de cent mille écus payés au comte
+Fiesque, on consentait à ne plus intervenir dans le règlement des
+prétentions de cette famille, on les renvoyait aux tribunaux compétents.
+
+Nous ne nous arrêtons pas aux détails assez connus du voyage et de la
+réception du doge Imperiale Lercari. Le roi, fier d'avoir obtenu un
+hommage si insolite, reçut les nobles voyageurs avec urbanité et
+magnificence. On sait qu'ils disaient que la bonté du monarque captivait
+les coeurs, mais que la hauteur des ministres les rendait à leur liberté,
+et tous les mémoires redisent que le doge, à qui l'on demandait ce que
+parmi les merveilles de Versailles il avait trouvé de plus
+extraordinaire, répondit: C'est de m'y voir.
+
+Ainsi la paix était rétablie: la concorde le fut assez mal. Les esprits
+étaient encore agités à Gênes. Le doge, à son retour arrivant au terme de
+ses fonctions, subit un syndicat long et orageux, et il n'obtint sa
+décharge qu'avec peine. Quelques nobles qui avaient été persécutés pour
+avoir eu des relations avec Saint-Olon, ne retrouvèrent l'impunité que
+parce que le roi déclara qu'il ne croirait pas aux bonnes intentions de
+la république tant qu'on poursuivrait des hommes sur le seul soupçon mal
+fondé de partialité pour sa couronne. Un nouvel envoyé de France se
+plaignit de n'être pas moins évité par les Génois que ses prédécesseurs.
+Il écrivait qu'il ne se flattait pas de détacher ces gens-ci des intérêts
+espagnols. Louis XIV en jugeait de même. Averti que Gênes proposait une
+alliance au duc de Savoie, il écrivait: «Il ne convient pas à ce prince
+d'entrer en des engagements avec une république qui en a toujours de trop
+étroits envers l'Espagne pour être longtemps compatibles avec les miens.»
+
+Il se formait cependant alors dans le sénat de Gênes un parti qui, dévoué
+à l'indépendance de la patrie, sentait qu'à tout prix il fallait secouer
+ce joug de l'Espagne. Un Durazzo devenu doge en était le chef; il avait
+gagné la prépondérance dans les deux collèges. Le parti espagnol avait,
+au contraire, la majorité dans le petit conseil, et celui-ci décidait les
+affaires. Mais il ne pouvait délibérer que sur l'initiative des collèges
+qui, en s'abstenant d'y apporter les propositions suspectes, empêchaient
+du moins d'embrasser les mesures dangereuses au gré de l'esprit de parti.
+Après une si grande mésaventure, les amis de leur pays ne recouraient
+plus qu'à l'arme défensive favorite des Génois, la force d'inertie, afin
+de se tenir loin des affaires d'autrui. Leur seule politique était de
+n'être pour rien dans celle des autres princes. Mais il ne dépend pas des
+faibles d'éviter le choc des intérêts qui s'agitent autour d'eux. La
+république protesta sans cesse de sa neutralité; cette neutralité fut
+rarement acceptée sans amener des embarras, sans imposer des sacrifices.
+Car ce n'est pas seulement de sa dignité qu'un gouvernement sans force
+paye le droit de rester obscur. Quand la trêve qui avait succédé à la
+paix de Nimègue fut rompue, l'empereur envoya en Italie des commissaires
+qui, sous prétexte d'une guerre d'empire, levaient des contributions sur
+les feudataires impériaux. Ceux-ci étaient en assez grand nombre parmi
+les anciens nobles génois, et, comme on l'a vu, c'étaient autant de voix
+acquises en toutes choses aux intérêts des couronnes autrichiennes. Ils
+payaient leurs contingents avec plus ou moins d'empressement. Mais la
+république en corps possédait quelques fiefs enclavés dans son
+territoire. On exigeait qu'elle contribuât, et on la taxait d'autant plus
+lourdement que la chancellerie impériale n'avait jamais convenu que la
+ville de Gênes elle-même ne fût pas une dépendance de l'empire. Il
+fallait donc sans cesse disputer sur ces subsides demandés. Les escadres
+espagnoles reçues dans le port semblaient y venir pour appuyer les
+prétentions allemandes et demandaient de l'argent pour leur propre
+compte. La querelle des magasins de sel à Final se renouvelait, et il
+fallait en acheter l'ajournement. On disputait, on marchandait, on
+accordait quelques sommes d'argent qui ne servaient que d'appât pour en
+faire exiger d'autres. Quand la cour de Madrid était mécontente, ses
+galères prenaient des vaisseaux génois. Des frégates anglaises et
+hollandaises établies dans la Méditerranée capturaient ou rançonnaient de
+leur côté. Pour la France elle ne demandait à ses voisins que leur
+neutralité, mais elle l'imposait avec menaces; elle offrait pour la faire
+respecter des forces qui l'auraient détruite; par ses lois maritimes elle
+faisait au pavillon de cette république qu'elle voulait neutre, une sorte
+de guerre sous le prétexte des simulations qu'il pouvait couvrir. Gênes
+se tournait de tout côté pour faire respecter son repos et son commerce;
+elle sollicitait jusqu'à ce roi redoutable d'Angleterre que dans son
+orthodoxie elle n'appelait encore que le prince d'Orange. La paix de
+Riswyck vint donner quelque intervalle de relâche (1697-1700); mais
+Charles II d'Espagne mourut, et la guerre de la succession commença.
+
+
+LIVRE DOUZIÈME.
+DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE.
+1700 - 1815.
+
+CHAPITRE PREMIER.
+Guerre de la succession.
+
+(1700) Lorsque les grandes puissances traitaient entre elles par avance
+du partage des dépouilles du roi d'Espagne encore vivant, les Génois
+avaient observé ces combinaisons éventuelles avec anxiété. Toujours
+accoutumés à étudier ce qu'il y aurait pour eux de profit ou de perte
+dans les plus grandes affaires d'autrui, ils craignaient que les
+provinces lombardes ne fussent destinées à quelque prince assez fort pour
+opprimer ses voisins, sans l'être assez pour empêcher la haute Italie de
+devenir encore le théâtre de la guerre. Le roi de France leur avait fait
+notifier le traité du partage tel qu'il avait été résolu en dernier lieu,
+et il leur avait demandé de le garantir1. Ils en étaient encore à
+s'excuser modestement d'être parties contractantes dans un tel
+arrangement, quand Charles II mourut. En apprenant que le duc d'Anjou
+était son héritier et que Louis XIV acceptait le testament, leur premier
+sentiment fut de s'en réjouir. D'abord ils n'avaient plus à craindre de
+voir le duc de Savoie maître du Milanais, ce qu'ils avaient redouté par-
+dessus tout. D'autre part, la rivalité de la France et de l'Espagne,
+sujet pour Gênes de tant de contrariétés et de tant de calamités, cessait
+tout à coup. Mais bientôt d'autres réflexions survinrent. Les avantages
+commerciaux que l'industrie et l'activité des Génois avaient acquis en
+Espagne allaient s'effacer devant les privilèges que l'alliance de
+famille assurerait aux Français. On serait heureusement délivré en Italie
+du voisinage d'une domination autrichienne; mais Louis XIV, sous le nom
+de son petit-fils, serait-il un voisin moins exigeant et moins
+redoutable? Dans les préoccupations ordinaires des Génois, il suffisait
+que Final, au centre du littoral ligurien, fût une dépendance des
+possessions espagnoles, pour leur faire rêver une grande station
+maritime, et un grand entrepôt commercial qui s'élèverait à leur
+détriment; et d'abord ils n'échapperaient pas au renouvellement des
+anciennes querelles sur le monopole du sel, qui les avaient tant
+chagrinés.
+
+(1701) Néanmoins on ne fit aucune difficulté d'accorder le débarquement
+et le libre passage des troupes que la France portait en Lombardie, car
+une armée autrichienne venait déjà tenter la conquête de cette belle
+partie de l'héritage.
+
+Le roi de France ne demandait pas de soldats aux Génois. Ses forces et
+celles de l'Espagne que le nouveau roi venait commander devaient suffire
+pour défendre le Milanais; mais il pressait la république de fermer ses
+ports aux vaisseaux anglais et hollandais. Après de longs délais, on fit
+la réponse dilatoire ordinaire; l'hiver arrivait; les escadres ne
+viendraient pas avant le printemps; et une déclaration anticipée ne
+ferait que compromettre la navigation et le commerce. Mais ce n'était pas
+là répondre pour l'avenir, et la France voulait qu'on s'en expliquât
+catégoriquement. Les Anglais faisaient en même temps des demandes
+importunes que les Génois prétendaient avoir éludées au moyen de quelques
+concessions de franchises sur des droits de douane. Les commissaires
+impériaux à leur tour étaient venus réclamer des subsides; on se vantait
+de les avoir éconduits; mais il est probable que ce n'avait pas été
+gratuitement.
+
+Le duc de Savoie, après quelques hésitations, paraissait s'unir aux
+intérêts du roi d'Espagne devenu son gendre et ceux de la couronne de
+France dont son autre gendre était l'héritier présomptif. Mais le duc
+était mécontent. Il regardait des deux côtés pour voir d'où pourraient
+lui arriver plutôt le duché de Milan et ce titre de roi si convoité,
+prompt à se tourner vers le parti qui lui en ouvrirait le chemin. Il
+avait joint ses troupes à celles des deux couronnes, et cependant il
+négociait à Vienne. L'empereur lui avait envoyé le prince Eugène, puis un
+de ses ministres venu à Turin secrètement. Ces menées ne pouvaient être
+longtemps cachées. On savait à Gênes avec quelles prétentions il traitait
+(1703). Il demandait à l'empereur de lui assurer le Montferrat et le
+Mantouan, et aux dépens des Génois, Savone. L'Autriche marchandait avec
+lui; mais sa défection devint si évidente que ses troupes furent
+désarmées par les Français. Après cet éclat il fallut bien le compter
+pour ennemi déclaré, surcroît de crainte pour la république sa voisine.
+Effrayée, elle cessa un moment de repousser l'alliance défensive que lui
+offraient les deux couronnes. Comme le duc avait voulu que les alliés lui
+promissent Savone, elle demandait qu'on lui donnât Oneille. Louis XIV lui
+fit entendre que cette acquisition ne serait jamais ratifiée à la paix.
+
+Si on avait pu enlever Oneille au duc devenu ennemi, c'eût été un immense
+avantage pour la France particulièrement. Des nuées de petits corsaires
+sortaient de cette mauvaise rade. Des barques de pêcheurs, avec une
+lettre de marque et un pierrier, interceptaient tout le cabotage entre la
+Provence et la Ligurie, et exerçaient contre les bâtiments désarmés une
+piraterie irrémédiable. La république n'y pouvait rien; ses galères
+n'étaient pas propres à ce service (1705); et, au fond, écrivait l'envoyé
+de France, elle n'était pas en mesure de se mettre en hostilité avec le
+pavillon du duc de Savoie. «Si donc votre majesté n'y met la main, on
+aura le chagrin de voir qu'une coraline2 d'Oneille fait plus de mal au
+commerce de Marseille que tous les Anglais et les Hollandais ensemble.»
+Le roi promettait d'envoyer de petits bâtiments de guerre pour balayer la
+côte. Mais précisément dans le même temps on donnait, ou l'on laissait
+donner par les consulats français de la Toscane des autorisations pour
+des armements de barques semblables sous pavillon français. Elles se
+gardaient bien de s'attaquer aux corsaires d'Oneille, mais elles
+arrêtaient tous les navires génois, sous prétexte que leur cargaison
+pouvait être de propriété ennemie. La nouvelle de chaque prise causait à
+Gênes une sorte de soulèvement: car il fallait tout au moins attendre des
+années entières la libération de ce que les tribunaux ne confisquaient
+pas: c'était une ruine, une totale interception du commerce. Aux vives
+réclamations du ministre génois à Versailles, Pontchartrain, ministre de
+la marine, répondait gravement: «Le roi a bien voulu par son ordre du 2
+septembre 1693 dispenser les sujets de la république de Gênes de la règle
+qui porte que les effets de l'ennemi confisquent le bâtiment aussi sur
+lequel ils sont chargés, ce qui est établi par les ordonnances3, mais
+l'exécution de cet ordre est finie avec la guerre qu'on avait alors.» Et
+après cette réponse on laissait se perdre les clameurs des Génois, leur
+inclination s'aliéner. L'envoyé français écrivait en vain: «Le
+gouvernement se conduit bien, mais rien n'égale la haine du public: il
+fait déserter nos soldats: j'ai demandé d'où cela pouvait venir, car nous
+répandons ici beaucoup d'argent pour nos mouvements militaires......On
+m'a répondu que cette haine vient de ce qu'on ne peut plus faire le
+commerce par mer, tous les vaisseaux rencontrés par les armateurs
+français étant arrêtés4.»
+
+L'état de guerre auquel on se trouvait forcé envers le duc de Savoie, et
+la prévoyance de ce qu'il pouvait entreprendre, avaient obligé les
+généraux français à changer leurs plans. Les premières campagnes avaient
+eu pour objet de fermer l'accès des plaines de la Lombardie aux troupes
+impériales, et l'on n'y avait pas réussi. Maintenant, il fallait se
+rapprocher du Piémont, du Montferrat, et dans cette situation les Génois
+avaient la double crainte que leur territoire ne servît de théâtre aux
+hostilités, et les hostilités de prétexte ou d'occasion à quelque
+entreprise de leur ambitieux voisin sur Savone et sur d'autres de leurs
+places. Vendôme, qui commandait l'armée française, les faisait assurer
+qu'il ne viendrait point sur leur territoire, si les mouvements de
+l'ennemi ne l'y forçaient. Mais il exigeait des contributions des
+habitants de fiefs impériaux enclavés dans l'État de Gênes, ou
+limitrophes, appartenant pour la plupart à des nobles génois. Le sénat
+lui représentait que ces populations sans ressources étant incapables par
+elles-mêmes de satisfaire à ces réquisitions, les exiger ce serait jeter
+des taxes sur les seigneurs de ces terres, c'est-à-dire sur des membres
+du gouvernement d'une république amie. Mais les fiefs ou les feudataires
+avaient contribué en faveur de l'ennemi, répondait Vendôme; il ne
+dépendait pas de lui de les exempter au préjudice de l'armée française.
+Ce n'était au fond que ce dont Louis XIV avait averti la république, en
+lui faisant sentir les conséquences des concessions faites à ses ennemis.
+
+Ceux-ci s'approchèrent du territoire à leur tour. Ils envoyèrent des
+détachements dans les fiefs, sous prétexte de les garder: mais ils y
+vécurent à discrétion, sans s'embarrasser du scrupule de ruiner les
+propriétés de leurs plus chauds partisans de Gênes. Ainsi de toute part
+se multipliaient les calamités.
+
+Louis XIV avait ordonné le siège de Turin. Le duc absent y avait laissé
+sa famille. La duchesse demanda au sénat de Gênes de lui donner pour
+asile la citadelle de Savone, proposition qui ne manqua pas d'effaroucher
+les soupçonneux républicains. On assura la princesse que la citadelle
+n'avait pas de logement en état de la recevoir; mais on s'empressa de lui
+offrir Saint-Pierre d'Arène ou Gênes même pour demeure. Elle accepta ce
+dernier parti: mais bientôt les Français perdirent la fatale bataille de
+Turin; le siège fut levé, et la duchesse rentra triomphante dans sa
+capitale.
+
+Le revers de Turin, les fautes qui l'avaient précédé, le peu d'accord
+entre les généraux des deux couronnes, et même la jalousie des Français
+entre eux, tout ruina la cause de Philippe V en Italie. Malheureusement
+elle n'avait guère plus de succès ailleurs, et le moment était venu où le
+grand roi vieilli sentait avec douleur qu'il ne disposait plus d'assez de
+forces pour soutenir la guerre de tous les côtés. Tandis que le Dauphiné
+et la Provence étaient attaqués ou menacés, il ne restait plus rien
+d'utile à faire en Lombardie. Il convenait d'en retirer les troupes pour
+les porter là où était le pressant besoin. L'évacuation de la Lombardie
+fut résolue et enfin réalisée de la part des deux couronnes, au moyen
+d'une triste convention5.
+
+Avant et après cet abandon Louis s'efforçait d'engager les puissances
+italiennes à s'unir elles-mêmes pour défendre ce territoire qu'il ne
+pouvait plus protéger. Il les invitait à se liguer pour se soustraire au
+joug autrichien qui allait peser sur elles: mais il les appelait en vain
+à cette tardive entreprise: elle était impossible par la raison que «
+l'intelligence manquait aux uns, aux autres le courage, à tous l'esprit
+d'union.» Ainsi l'expliquait un observateur bien placé.
+
+Chez les Génois particulièrement, ceux qu'on appelait Français, parce
+qu'ils n'étaient pas vendus à l'Autriche, avaient commencé à douter de la
+stabilité du trône de Philippe V depuis qu'il avait perdu Barcelone et
+que l'archiduc son compétiteur avait pris pied en Espagne. Les mauvais
+succès en Lombardie leur faisaient envisager avec effroi le sort réservé
+à leur république. Quelques concessions partiales lui étaient déjà
+reprochées par les ennemis de la maison de Bourbon, et elle allait être
+exposée sans contrepoids aux exactions des Allemands et aux vues
+ambitieuses du duc de Savoie. Les défiances que cette attente suscitait
+se faisaient sans doute remarquer; car Louis XIV en montrait un vif
+mécontentement. «Bien loin, disait-il, de songer à réparer le passé, ils
+amassent au contraire de nouveaux sujets de s'attirer mon ressentiment et
+celui du roi mon petit-fils. Ils m'obligeront à les regarder et à les
+traiter comme sujets de l'archiduc.» Cependant la république cherchait
+encore à conserver sa position envers toutes les puissances, et peu après
+l'évacuation du Milanais, la femme de l'archiduc Charles, de ce roi
+éphémère de Barcelone, étant venue s'embarquer à Gênes pour aller
+rejoindre son époux, le gouvernement, en lui prodiguant les respects et à
+force de souplesse, obtint de ne la traiter qu'en archiduchesse sans
+reconnaître la royauté de son mari. Louis XIV en fit remercier le sénat.
+
+A peine on s'était vu isolé au milieu de voisins redoutables, que la
+première crainte qui se présenta aux Génois, ce fut cette idée fixe que
+le duc de Savoie allait tenter de s'approprier Savone. Ils supposaient
+que la place serait incessamment assiégée par terre et par mer, et ils se
+hâtèrent d'expédier à Londres et à La Haye des messages secrets pour
+obtenir que les puissances maritimes n'y prêtassent pas la main. On le
+leur fit espérer, et selon toute apparence leur peur avait été
+chimérique. Cependant il ne manqua pas d'occasions de juger que
+l'Angleterre voulait à tout prix s'assurer le duc de Savoie, et qu'elle
+n'aurait aucun scrupule de lui sacrifier ce qu'il désirait du bien
+d'autrui. Il recevait de larges subsides; les escadres anglaises étaient
+comme à ses ordres, et tandis que le théâtre de la guerre était chez lui,
+il passait pour s'en inquiéter peu, à cause de l'argent qu'il recevait
+des alliés et des garanties dont il était pourvu pour l'avenir.
+
+Un inconvénient plus réel que le danger supposé de Savone ne tarda pas à
+se faire sentir. Les Allemands se répandirent sur le territoire; ils
+occupèrent Novi, et le prince Eugène renouvela impérieusement la demande
+de contributions. La cour impériale se faisait un droit de celles
+auxquelles la république n'avait pu se soustraire dans la guerre
+précédente; elle cherchait même à en établir l'usage en tribut permanent.
+Eugène élevait de son mieux le chiffre de la taxe, et menaçait
+d'exécution militaire. Gênes disputait ou plutôt marchandait. Cette
+pratique était menée avec prudence et mystère. Le maximum des deniers
+qu'on se réduisait à payer était le secret de l'État, le dernier mot
+qu'on ne devait dire qu'à l'extrémité. On envoya des négociateurs à Milan
+et il s'y fit plusieurs voyages. Le public parlait diversement de la
+somme demandée et de la somme offerte. On variait de quatre-vingts à cent
+cinquante mille louis d'or. On ouït dire enfin que la contestation était
+vidée moyennant quatre-vingt mille louis suivant les uns et soixante et
+dix mille selon les autres.
+
+Ce traité, dont la conclusion dura plusieurs mois, avait eu le temps
+d'être oublié du public, quand, parmi les sénateurs qui sortaient de leur
+charge bisannuelle, l'un d'eux, au moment où il déposait la toge, fut
+retenu, renfermé à la tour et livré aux inquisiteurs d'État. C'était
+Urbain Fieschi. On ne savait encore quel crime lui était imputé. Mais le
+passé de ce personnage était fort connu, et il mérite qu'on en fasse
+mention.
+
+Propriétaire de fiefs impériaux, il était le partisan le plus déclaré et
+le plus fougueux de la cour de Vienne. Sa patrie n'avait pas d'intérêts
+qu'il ne sacrifiât à celui de la faction. Le reste de son parti blâmait
+et redoutait ses emportements indiscrets. Il avait montré tant de haine
+pour le nom français, il s'était si bien complu à laisser redire qu'il
+avait formé chez lui des magasins d'armes et de munitions de guerre, que,
+bien qu'averti de se mieux contenir, il avait attiré à son fief
+l'onéreuse visite d'une garnison française. Les Allemands, venus à leur
+tour, ne l'avaient pas épargné d'abord, ce qui fut en quelque sorte une
+consolation pour le public. Mais bientôt il reçut, lui seul, la
+sauvegarde des alliés la plus ample et toutes les faveurs dues à une
+créature si dévouée. Il les avait gagnées par son audace, et l'on en
+jugera par ce trait. On annonça que sa femme allait à Savone pour
+accomplir un voeu religieux au sanctuaire de la Madone. Un Doria son
+gendre obtint à cet effet du ministre espagnol résidant à Gênes, qu'une
+des galères du duc de Tursi fût destinée à ce trajet de quelques heures.
+Ces galères étaient oisives dans le port de Gênes, et ces sortes de
+complaisances s'accordaient aisément. Doria, qui était lui-même un des
+officiers de cette escadre, se mit du voyage et s'embarqua avec une
+troupe de moines, pieux auxiliaires de la dévotion de sa belle-mère.
+Elle-même les attendait au passage sur le rivage de Saint-Pierre d'Arène.
+Le capitaine de la galère alla pour la recevoir dans son canot, mais elle
+s'excusa, la mer lui parut trop agitée; sa santé ne lui permettait pas de
+s'embarquer. Le capitaine, n'ayant pu la rassurer, se hâte de retourner à
+son poste, quand, à sa grande surprise, il voit la galère sans l'attendre
+gagner la haute mer à force de rames, et quand il croit la joindre, une
+fusillade du bord l'en écarte. En son absence les prétendus moines
+avaient dépouillé le froc et montré leurs armes cachées. Doria s'était
+saisi du commandement. La galère était perdue. Elle était livrée à
+l'escadre anglaise qui croisait dans ces parages. Personne ne douta que
+Fieschi ne fut Fauteur de ce guet-apens, où sa femme avait joué le rôle
+principal. Le hasard qui fit sortir son nom de l'urne pour être sénateur
+presque à la même époque, ne changea rien à sa pétulance factieuse. Il
+fut à son tour l'un des deux sénateurs qui alternativement habitaient
+avec le doge, et sans le concours desquels il ne pouvait ouvrir aucune
+dépêche. Fieschi participa donc à la connaissance des plus intimes
+secrets de l'État, et, dans ce temps même, il servait d'agent caché à ce
+roi d'Espagne autrichien que la république refusait de reconnaître. Il
+était l'intermédiaire ignoré des rapports entre Barcelone, Milan et
+Vienne. Les preuves en furent trouvées à bord d'un bateau pris par un
+bâtiment de guerre français. On murmura, on s'indigna de ce scandale. Le
+roi de France, à qui les papiers interceptés avaient été transmis, les
+fit mettre très-secrètement aux mains du doge, et l'on y vit dévoilées,
+au profit de la cour autrichienne et de son armée, les déterminations les
+plus importantes auxquelles Fieschi avait eu part dans le sénat. Mais le
+trait de sa déloyauté le plus sensible pour ses collègues fut alors
+avéré. Quand on avait expédié au prince Eugène pour lui faire agréer une
+contribution modeste, celui-ci avait brusquement répondu qu'il ne se
+payait ni de diplomatie ni de rhétorique, et qu'il s'agissait de savoir
+quelle somme on lui apportait. Il en eut à peine entendu le chiffre qu'il
+s'emporta. Il accusa les députés de mensonge; il savait de science
+certaine quel jour on avait délibéré à Gênes, quelle somme bien
+supérieure à celle qu'on lui offrait avait été fixée: les Génois
+venaient-ils donc faire auprès de lui leur métier de marchands et essayer
+de le surfaire? Ainsi le secret de l'État avait été trahi; il fallut que
+le sénat apprit que ses délibérations les plus cachées avaient été
+découvertes, qu'il avait des traîtres dans son propre sein. On dépêcha à
+Milan Brignole, un des plus habiles et des plus considérables personnages
+de la république; il alla négocier sur la somme d'argent avec laquelle il
+fallait d'abord contenter Eugène. Là, on acquit enfin la preuve qu'Urbain
+Fieschi était le perfide révélateur. Les correspondances interceptées
+avaient mis sur la voie; maintenant la preuve était complète. On résolut
+cependant de garder le silence jusqu'à l'expiration de la dignité
+sénatoriale dont le coupable se trouvait revêtu. C'est en cet état qu'il
+tombait entre les mains des inquisiteurs.
+
+Soit qu'il eût appris ou ignoré quel orage le menaçait, il n'avait pu
+méconnaître l'animadversion qui s'élevait contre lui, et il avait déjà
+résolu de se mettre à l'abri. Il avait projeté de suivre l'archiduchesse
+à Barcelone. Quand la princesse arriva dans Gênes, contrariée et en peine
+des suites de la détention d'Urbain, elle se hâta de demander la
+libération du prisonnier; et son insistance fut si vive qu'elle mit la
+timide république dans un pénible embarras. Tandis qu'en éludant de
+reconnaître en elle une reine, on se croyait obligé de lui prodiguer en
+compensation les soumissions et les hommages, on avait à repousser une
+réclamation impérieuse, très-indiscrète sans doute, mais dont cela même
+montrait toute l'importance qu'y attachait l'auguste solliciteuse. On
+résista pourtant, en prenant pour prétexte que les lois refusaient au
+gouvernement le droit de disposer d'un accusé tant qu'il était sous la
+main de la justice des tribunaux. La princesse partit mécontente, mais
+des injonctions de l'empereur ne tardèrent pas d'arriver. Il intervint
+avec insistance et menace: la constance des Génois ne put aller plus
+loin. Suivant la tradition du pays, l'énergique réquisition de Vienne
+trouva la sentence capitale portée6, quoiqu'on n'osât encore ni
+l'exécuter ni la publier. Mais lorsque la république se laissa
+contraindre, comment sut-elle colorer sa faiblesse? Par quelles
+prétendues finesses de langage espéra-t-elle ou plutôt feignit-elle de
+concilier ses droits et ceux de la justice distributive avec sa lâche
+condescendance politique? C'est ce qui est tristement curieux; et c'est
+comme un trait caractéristique de ce gouvernement en décadence, que
+l'histoire doit conserver le texte du seul acte public qui finit ce grave
+procès.
+
+«Proposition faite au petit conseil de la sérénissime république.
+
+Une procédure ayant été instruite par les illustrissimes inquisiteurs
+d'État, à la charge du magnifique Urbain Fieschi, pour contravention en
+matière d'État et de gouvernement, révélation de secrets intérieurs,
+correspondances prohibées par les lois, suggestions capables de troubler
+la tranquillité publique pendant qu'en qualité de l'un des sénateurs il
+avait part au suprême gouvernement; le tout comme aux actes de la
+procédure;
+
+Et de pressantes instances ayant été faites par l'empereur;
+
+Il est proposé qu'il soit élargi de sa prison, afin qu'il puisse se
+porter auprès de la susdite majesté, pour lui rendre grâces de ses bons
+offices;
+
+Et ce, en considération encore de la cour de Barcelone d'après les
+instances ci-devant faites.
+
+Il sera donné connaissance de la déclaration ci-dessus à l'envoyé Balbi7,
+afin qu'il se présente immédiatement devant l'empereur pour la lui faire
+connaître dans toutes ses circonstances.
+
+Les sérénissimes collèges en feront parvenir l'avis à la cour de
+Barcelone et à tous autres qu'ils estimeront convenable, et ce par les
+voies qu'ils trouveront à propos.
+
+La présente proposition a été approuvée8.»
+
+Mis en liberté sur cette étrange déclaration, Fieschi protesta avec
+hauteur qu'il ne s'en contentait point. C'était un acte d'accusation
+publié contre lui pour le laisser inculpé des crimes d'État les plus
+graves. C'était, sans jugement, une condamnation sous forme de grâce. Il
+réclamait ou une sentence, ou une absolution pure. Il était dans son
+droit: on lui fit savoir qu'il pouvait rentrer dans sa prison et que le
+procès reprendrait son cours. Mais il ne se sentit pas disposé à suivre
+cette marche; il faut lui rendre justice: en fait d'écritures, il fut
+aussi ingénieux que le conseil. Un long mémoire qu'il adressa au sénat,
+où il prétendait se justifier, se terminait ainsi: il avait été tenté de
+se remettre en prison; mais il avait cru devoir, dans son zèle pour la
+patrie, laisser à la république le temps de jouir du mérite qu'en lui
+ouvrant les portes de la prison, elle avait désiré se faire auprès de
+l'empereur. Il s'était donc rendu à Barcelone, où il offrait ses bons
+offices à ses concitoyens; mais bientôt il viendrait réclamer son
+absolution.
+
+Malgré cette assurance, il ne se hâta point. La cour de Barcelone le fit
+grand d'Espagne. Cette grandesse n'était pas sans doute la même que celle
+de ce Castillan qui aurait brûlé son palais s'il avait été contraint d'y
+donner l'hospitalité au connétable de Bourbon transfuge. Fieschi ne
+craignit pas d'accepter huit mille ducats de pension sur les fiefs
+confisqués du duc de Tursi, demeuré fidèle à Philippe V9. Après quelques
+années, le nouveau grand se montra dans Gênes, où, comme on peut croire,
+ni la république ni lui ne pensèrent à reprendre le procès. Mais, ne
+trouvant chez ses compatriotes qu'un froid accueil, il se retira dans ses
+terres, toujours vendu à la cause pour laquelle il s'était si indignement
+compromis.
+
+Une circonstance empêcha que les forces autrichiennes n'aggravassent le
+joug sur les Génois. Le duc de Savoie fut mécontent de l'empereur: les
+concessions de territoire qu'il avait obtenues lui semblaient trop
+modiques. Ces deux puissances s'observaient, et il n'y avait aucune
+opération nouvelle contre leurs voisins qu'elles eussent pu concerter
+ensemble, ou que l'une pût tenter en présence de l'autre. De cet état des
+choses Louis XIV espérait encore qu'il pourrait sortir une ligue
+italienne pour repousser la domination de l'empereur. Le maréchal de
+Tessé cultivait cette pensée et la suivait jusqu'aux détails. Il estimait
+que les Génois, piqués de l'aventure de Fieschi, pourraient bien fournir
+douze mille hommes10. C'était mal les juger dans l'intention et dans les
+moyens.
+
+Mais les mécontentements du duc de Savoie leur faisaient courir un autre
+danger à leur insu. Le duc avait expédié à Gênes un messager fort obscur
+mais très-délié, chargé de voir auprès des envoyés français et espagnols,
+si au lieu de s'en remettre à la paix générale qui se faisait attendre,
+il pouvait faire secrètement la sienne avec Louis. Cette curieuse
+négociation ignorée à Gênes, où elle ne se traitait que par hasard,
+reprise à plusieurs fois, et qui porte une forte empreinte de la
+versatilité comme de l'ambition du prince qui l'avait provoquée, cette
+négociation, dis-je, n'est pas de notre sujet par elle-même. Mais dans
+une occasion l'entremetteur avait rapporté qu'il avait fait considérer au
+prince que probablement, s'il voulait Savone, les Espagnols lui en
+feraient bon marché: l'envoyé français, dans le compte qu'il rendait à
+Versailles de cette conférence, ayant écrit qu'il ne savait si cette
+concession paraîtrait à la France, comme à l'Espagne, juste ou politique,
+M. de Torcy déclara en réponse «que leurs majestés n'ayant nulle liaison
+particulière avec aucun prince d'Italie, et au contraire tant de sujets
+de se plaindre de leur partialité, S. M. consentait dès à présent, pour
+elle et pour le roi d'Espagne, à tout ce que M. le duc de Savoie voudrait
+entreprendre, et elle approuvait qu'ils se servît de ses troupes, soit
+pour exiger de ceux qui se sont déclarés pour l'empereur les mêmes
+contributions qu'ils payent aux Allemands, soit pour faire des
+entreprises plus solides et plus utiles pour son État.»
+
+Les conditions exorbitantes que le duc voulait imposer et qui auraient
+fait de la frontière française une barrière ouverte à sa discrétion
+firent abandonner ces projets de traité et tout fut renvoyé à la paix
+générale. Mais on voit que Savone eût été facilement abandonnée aux
+entreprises de l'ambitieux. M. de Torcy disait, et peut-être était-ce à
+titre de justification: «Je vois que les Génois ont le talent de
+mécontenter également tout le monde, car il est certain que les ennemis
+se plaignaient de la partialité qu'ils imputent faussement à la
+république pour la France, malgré les services qu'ils en reçoivent.»
+
+La remarque était fondée, mais n'est-ce pas là le sort inévitable des
+faibles, sort plus inévitable qu'ailleurs à Gênes où le pouvoir suprême
+passait de main en main à de si courts intervalles; où le système d'une
+année était interverti l'année suivante; où l'assemblée maîtresse des
+affaires prenait, démentait, ajournait surtout les résolutions au gré
+d'une majorité flottante chaque jour variable; où, enfin, par des causes
+extérieures, l'esprit public avait fait place à l'esprit de faction et à
+l'influence avilissante des intérêts privés? Louis XIV lui-même reconnut
+qu'il était dû quelque indulgence à la faiblesse. Les malheurs de la
+guerre, les refus outrageants opposés à ses offres d'acheter la paix aux
+plus déplorables conditions, n'avaient pas abattu son courage, mais sa
+fierté. Il s'attendait à voir les Génois reconnaître incessamment
+l'archiduc pour roi d'Espagne. Il avait cru d'abord qu'ils n'en
+éviteraient pas l'occasion au passage de l'archiduchesse, et il s'était
+borné à donner ordre à son ministre de s'absenter pour n'en être pas
+témoin, mais sans se retirer, «car, écrivait-il, il ne faut pas leur
+ôter les moyens de revenir à moi, quoique je ne puisse avec bienséance
+approuver le parti que la nécessité les porte à prendre.» Prévoyant un
+peu plus tard que l'empereur va faire à toute l'Italie la loi de
+reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne, il mande tristement à son
+ministre: «Vous attendrez mes ordres avant de vous déterminer à sortir
+de Gênes. Vous mesurerez même vos démarches et vos discours de manière à
+ne prendre aucun engagement.» Réflexion faite, il donne ordre à son
+envoyé de quitter Gênes si la reconnaissance a lieu, mais en prétextant
+l'état de sa santé, et en laissant un chargé d'affaires qu'il lui
+indique.
+
+Cependant l'empereur est mort; son frère accourt d'Espagne pour aller
+briguer la couronne impériale. C'est un grand événement dans la politique
+générale. Mais c'est, en Italie, un titre de plus sous lequel le
+déplaisir de l'archiduc pourra devenir encore plus funeste. Le pape et
+Venise ne lui contestent plus le nom de roi d'Espagne. Les Génois
+tremblent plus que jamais, et pourtant ils persistent dans leur
+résolution. Ils imaginent que le prince concevra l'inutilité pour lui, le
+préjudice pour eux de la reconnaissance. L'espoir d'une prochaine paix
+soutient leur courage. L'archiduc arrive par mer à la vue de Gênes; il
+s'y tient en panne une journée entière pour savoir s'il y sera reçu en
+roi; et, assuré qu'on n'y est pas décidé, il descend sur le rivage hors
+de la ville, et repart pour Milan sans autre communication. Mais alors
+grand effroi, on perd tout ce courage qu'on avait montré. On va à
+l'envoyé de France, l'avertir qu'on ne peut plus longtemps refuser à
+l'archiduc un nom qui est sans conséquence: un grand nombre de
+feudataires impériaux étant venus renforcer le conseil en changent la
+majorité. On fait partir un noble député chargé de saluer le roi Charles
+III d'Espagne. Ce roi refuse de recevoir un hommage tardif et incomplet.
+Il fait peu de cas d'une telle reconnaissance; il attendra que les
+sénateurs de la république se présentent à lui; on se soumet, et le roi
+de France écrit qu'il excuse les Génois et qu'il leur tient compte de
+leur longue résistance.
+
+L'empereur fut nommé; sa femme revint d'Espagne pour le rejoindre en
+Allemagne, et cette fois, les Génois, plus obséquieux que jamais, lui
+firent entendre les noms augustes «de majesté impériale et catholique.»
+
+Mais Vendôme en Espagne avait rétabli le royaume de Philippe V. Les
+incidents de la cour de la reine Anne à Windsor valurent à Louis XIV la
+victoire de Denain et la paix d'Utrecht. Le duc de Savoie devint roi de
+Sicile; et les Génois le virent avec plaisir recevoir cette couronne
+plutôt que le duché de Milan. L'empereur seul prolongea la guerre une
+année encore. C'est loin de l'Italie qu'on se battait, et la mer était
+libre: la neutralité des Génois ne fut pas troublée par ces dernières
+hostilités; mais elles occasionnèrent une transaction importante pour la
+république. Charles VI, sans argent pour soutenir une lutte pénible
+proposa de leur vendre Final. C'était leur offrir une possession qui leur
+avait bien des fois échappé et qu'ils avaient à bon droit toujours
+regrettée et enviée. C'était un petit territoire qui, quand il était hors
+de leurs mains, coupait la ligne de leur littoral déjà morcelé à Oneille
+par le duc de Savoie: position qui avait si souvent servi de repaire aux
+émigrés, aux bannis et à la piraterie; dont les Espagnols depuis deux
+siècles avaient fait leur lieu de débarquement et leur place d'armes pour
+s'ouvrir les chemins de la Lombardie au travers de l'État de Gênes, non
+sans y semer la contrebande à plaisir; point d'appui, enfin, d'où
+l'étranger peut dominer tout le rivage et intercepter le commerce. On
+était trop heureux de rentrer dans une telle propriété et de mettre à
+l'abri, par un nouveau titre, les anciens droits qu'on croyait y avoir.
+
+Quand, à la paix d'Utrecht, les Espagnols avaient évacué l'Italie, les
+Autrichiens s'étaient établis à Final, ils y étaient encore, et de plus
+Final, comme annexe du Milanais, était réservé à l'empereur dans le
+partage de la paix d'Utrecht. Il pouvait donc vendre et livrer ce
+territoire. Cependant tant qu'il n'avait pas adhéré à la paix et qu'en
+continuant la guerre il remettait à de nouvelles chances le lot qui lui
+était proposé, était-il prudent d'accepter la cession qu'il voulait faire?
+N'offenserait-on pas les autres puissances? C'est ce qu'on se demandait
+à Gênes. On craignait de déplaire au roi de France, mais Louis se
+contenta de rappeler qu'un acquéreur imprudent s'expose à perdre son
+argent. Quant au roi d'Espagne, il protesta contre l'aliénation d'un pays
+qu'il prétendait lui appartenir. Mais la crainte de voir le duc de
+Savoie, roi de Sicile, enchérir sur leur marché et devenir maître de
+Final, fit passer les Génois sur toutes les considérations. Enfin, après
+de longues négociations entre un vendeur formaliste et un acheteur
+cauteleux, le traité fut conclu, le prix fut payé11. La république prit
+possession de Final, et aussitôt qu'elle se fut remise de l'anxiété que
+l'opposition espagnole lui donna d'abord, elle se hâta de démolir toutes
+les fortifications. Nous avons déjà signalé cette politique timide par
+laquelle les Génois se défiant d'eux-mêmes, aimaient mieux laisser leurs
+places ouvertes que d'avoir à défendre des murailles dont un ennemi
+vainqueur ferait une position offensive.
+
+Toujours pressé d'argent, et content sans doute de ses opulents
+acheteurs, l'empereur proposait secrètement de leur vendre encore la
+Sardaigne. Mais ils n'auraient osé entrer dans un marché pareil, et à
+cette époque ils n'avaient que trop déjà de leur royaume de Corse.
+
+Quelques années après, Charles VI, caressant une de leurs passions
+vaniteuses, les encouragea à lui demander la concession des honneurs
+royaux à sa cour. Il y avait longtemps que cette ambition était née chez
+eux; il la réveilla: une longue négociation s'ensuivit, dans laquelle on
+fit naître des difficultés sans nombre, et enfin l'affaire paraît avoir
+fini moyennant un sacrifice de huit cent mille francs. Mais ces honneurs
+de Vienne n'étaient rien, si la république n'obtenait pas à Rome sa place
+dans la salle royale. Elle la briguait; elle avait plusieurs fois réclamé
+pour y réussir l'intervention de la cour de France; mais Gênes avait
+alors une querelle très-vive avec le pape, et ce n'était pas le temps
+d'attendre de lui des faveurs.
+
+Un criminel, venant chercher un asile dans l'église de l'Annonciade,
+avait été saisi à la porte par les officiers de justice qui le
+poursuivaient. Les moines de ce couvent, se trouvant en guerre avec leur
+supérieur dont la sévérité les gênait, l'accusèrent d'avoir connivé
+contre le privilège des lieux saints. Le pape lui ordonna de se rendre à
+Bologne où sa conduite serait examinée. Mais le sénat s'y opposa, car il
+s'agissait, disait-il, d'un des théologiens de la république12, à ce
+titre dépositaire des plus intimes secrets de l'État, et l'on ne pouvait
+lui permettre de s'absenter. Clément XI s'emporta, il ordonna à
+l'archevêque de Gênes d'excommunier le père Granelli (c'est le nom du
+supérieur). Le gouvernement proclama à son tour que cette excommunication
+était nulle pour vice de forme. Le pape répliqua par un bref menaçant,
+déclarant que si les Génois s'avisaient de se prévaloir d'immunités ci-
+devant accordées, il les révoquait toutes par sa pleine puissance. Alors
+dans Gênes l'opinion publique se divisa. On craignit que l'interdit ne
+fût jeté sur le pays. Ce fut un long sujet de troubles et d'intrigues.
+Les femmes s'en mêlaient: le sénat fit savoir à l'une des plus
+considérables matrones, que, quelques égards qu'on eût pour les dames, il
+y avait pour elles des prisons et des exils. On crut un moment avoir
+calmé le pape et réglé l'affaire avec lui; mais il se rétracta et se
+montra plus irrité que jamais; et Grimaldi, envoyé de Gênes à Rome, eut
+beau dire que quoiqu'il y eût, du saint-père à lui, toute la distance du
+ciel à la terre, il n'entendait pas que le pape manquât à sa parole: à
+Gênes, soit qu'on voulût donner au père Granelli la garantie de la force
+majeure, soit qu'on craignît qu'il ne faiblît dans la résistance, on
+l'obligea à loger dans le palais du doge, où on le surveillait. Il y
+passa près de sept ans, tant cette querelle fut prolongée: elle ne finit
+que lorsque, ennuyé d'une si longue séquestration, le prieur prit la
+fuite et courut se jeter aux pieds du pape. Mais ce dénoûment n'apaisa
+pas la colère du pontife, il éleva un autre grief d'une nature
+singulière. Le cardinal Albéroni, chassé d'Espagne et congédié de France,
+venait demander un asile aux Génois. Le pape leur enjoignit de se saisir
+de lui et de l'envoyer prisonnier à Rome. On eut honte de livrer ce
+cardinal. Il avait été retenu sur la route avant d'arriver à Gênes; on
+diminua à dessein la surveillance des gardiens qu'on lui avait donnés; on
+le laissa disparaître, et le pape en fit un nouveau crime à la
+république.
+
+Les Génois furent témoins à peu près désintéressés des ligues et des
+expéditions successives qui enlevèrent la Sardaigne à l'empereur; qui
+donnèrent cette île au duc de Savoie en lui retirant la Sicile; qui
+mirent aux mains pour un moment les deux branches royales de la maison de
+Bourbon; de celles qui tentèrent de faire remonter Stanislas au trône de
+Pologne; qui firent de lui un duc de Lorraine ayant la France pour
+héritière; qui donnèrent au gendre de Charles VI la Toscane au lieu de la
+Lorraine, et placèrent la couronne des Deux-Siciles sur la tête d'un
+infant d'Espagne. La république y gagna seulement d'avoir la possession
+de Final reconnue par le traité de la quadruple alliance et par la paix
+de Vienne. Toujours dans ces guerres elle se déclara neutre, mais en ne
+soutenant qu'à grand'peine sa neutralité; sans cesse préoccupée de ces
+mouvements des grandes puissances, de la pensée qu'elle serait sacrifiée,
+tantôt que quelque portion de son territoire servirait d'indemnité dans
+l'échange de la Sicile contre la Sardaigne, tantôt que Savone et Final
+allaient être attaqués. Avec cette terreur, toute démarche, toute
+résolution, quand on parvenait à en prendre, était faible ou hasardée.
+
+En rapprochant les faits de la période que nous venons de parcourir, il
+est impossible de méconnaître les inconvénients de l'organisation de la
+république, sous le rapport de la politique extérieure. L'état misérable
+de cette politique ne dépendait pas seulement de l'exiguïté des
+ressources nationales, ni même de ces influences étrangères qui tenaient
+les membres du gouvernement liés à des factions opposées, par des
+intérêts personnels. Le vice venait des constitutions de 1528 et de 1576.
+Nées de la lassitude des discordes entre les citoyens puissants, elles
+avaient été rédigées avec l'intention principale de prévenir au dedans
+l'envahissement du pouvoir. On avait mis une jalousie extrême à ce que
+nul n'eût personnellement l'autorité; à ce que les chefs entre les mains
+de qui il fallait par force la mettre en dépôt n'eussent pas le temps de
+s'habituer à l'exercer à leur profit. Le doge, les sénateurs n'avaient
+leurs charges que pour deux ans. Le corps du sénat tous les six mois
+perdait des membres et en recevait de nouveaux désignés par le sort. Dès
+lors point d'unité, point de pensée d'avenir. Les vues politiques, les
+adhérences à telle ou telle puissance étrangère devant avoir peu de
+stabilité, inspiraient peu de confiance. De plus, le doge et les deux
+collèges n'avaient que l'initiative des propositions: les mesures qui
+concernaient particulièrement les rapports extérieurs étaient décidées
+par le petit conseil, qui ne pouvait délibérer si quatre-vingts membres
+n'y étaient présents. Cette circonstance suffisait pour qu'une minorité
+compacte, en se tenant absente, ajournât à volonté les plus urgentes
+décisions, et en fît manquer l'à-propos. Enfin, il fallait l'assentiment
+des quatre cinquièmes des membres présents, d'abord dans les collèges,
+ensuite dans le petit conseil, pour prononcer sur ces matières. Il était
+facile à une opposition de faire longtemps attendre un tel concours; et
+lorsqu'une mesure avait été délibérée, s'il survenait quelque incident
+qui la rendît inopportune, il était difficile d'obtenir le nombre de voix
+qui seul permettait de la révoquer ou de la changer. Tout au moins le
+temps d'agir passait; et en attendant, le secrétaire d'État ou les
+délégués spéciaux, chargés de traiter les affaires avec les ministres
+étrangers, n'étaient autorisés à donner que des réponses évasives ou
+dilatoires. Il leur eût été même impossible de faire prévoir un résultat
+si incertain jusqu'au dernier jour. Aussi les négociateurs étrangers
+témoignent-ils dans chaque dépêche qu'à Gênes on est incapable de prendre
+un bon parti, ou de rien faire qu'à contretemps. Ils en témoignent
+impatience, mécontentement et mépris. Quand leur cour les pressait de
+hâter une conclusion, ils ne pouvaient se retenir d'accuser la mauvaise
+foi de ces gens-ci, comme parfois ils les appellent, et d'exagérer leur
+incapacité ainsi que leur impuissance. Ils disaient à cette époque que
+jamais la république n'avait été si voisine de la perte de sa liberté;
+que c'était l'effet de la maladie de leur gouvernement, divisé entre le
+parti des vieillards intéressés et timides, et le parti de la jeunesse
+qui est capricieuse, sans expérience, et qui prévaut en ne consultant que
+sa vanité. Grâce à ces divisions, ajoutait-on, la haine des bourgeois et
+du menu peuple contre la noblesse est tellement augmentée qu'ils seraient
+capables d'en venir aux dernières extrémités pour peu qu'ils se vissent
+soutenus par quelque puissance.
+
+Nous verrons, au chapitre suivant, que dans ces dernières assertions on
+s'exagérait la disposition du peuple à saisir l'occasion de se
+débarrasser du gouvernement des nobles, et nous verrons l'habileté de la
+noblesse à regagner le terrain qu'elle avait perdu.
+
+Un grand et universel intérêt faisait que tout le monde s'accommodait du
+temps présent. Le profit du commerce compensait mille inconvénients. Il
+reprenait son cours dès que la mer redevenait libre. Là où la navigation
+génoise avait besoin d'emprunter pour ses vaisseaux la garantie du
+pavillon français, là où elle pouvait s'en arroger les privilèges, on
+avait l'adresse d'en trouver les moyens. Un nombre prodigieux de marins,
+qui n'avaient jamais habité la France, avaient des lettres patentes qui
+les déclaraient Français sans sortir de leur pays. On fut obligé en
+France, pour réprimer cet abus, d'annuler à la fois toutes ces
+naturalisations subreptices.
+
+La fatale peste de Marseille et ses longues suites de quarantaines firent
+détourner vers Gênes un grand nombre d'affaires, tel qu'il fallut
+agrandir de beaucoup l'enceinte des locaux du port franc13. On en
+renouvela dans le même temps les privilèges et les règlements, toujours
+libéralement exécutés. A plusieurs reprises on avait voulu transporter ce
+beau dépôt des richesses du monde commercial dans le golfe de la Spezia.
+Mais cette fausse et bizarre idée de séparer le port franc de la ville
+commerciale, d'isoler les marchandises des acheteurs et de leurs caisses
+fut à jamais abandonnée. C'est un beau lazaret qu'on bâtit alors dans le
+golfe.
+
+N'oublions pas de dire que, suivant les témoignages du temps, de tous les
+magasins du port franc, le plus riche, le mieux fourni était celui des
+pères jésuites, «surtout en aromates, drogues et autres produits
+précieux, qui leur arrivaient d'Espagne, de Portugal, des deux Indes et
+de la Chine14.»
+
+
+CHAPITRE II.
+Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens,
+délivrée par l'insurrection populaire.
+
+La mort de l'empereur Charles VI vint troubler la paix de l'Europe. Ce
+prince croyait avoir assuré à sa fille Marie-Thérèse la succession
+entière de ses vastes États. Il avait obtenu l'assentiment de tous les
+souverains pour l'édit solennel qui, sous le nom de pragmatique sanction,
+avait réglé ce grand héritage. Il comptait bien que sa couronne impériale
+passerait par une facile élection à son gendre, devenu grand-duc de
+Toscane. Et quand il avait donné celui-ci pour héritier au dernier des
+Médicis, ayant fait céder la Lorraine au beau-père de Louis XV et, après
+lui, à la France, il pensait avoir particulièrement intéressé cette
+puissance à ses arrangements de famille. A sa mort il n'en fut pas ainsi.
+Tout fut troublé à la fois. En Allemagne, plusieurs princes
+revendiquaient des droits héréditaires; le roi de Prusse voulait la
+Silésie et s'en emparait par droit de bienséance. L'intrigante Parmesane
+que Philippe V avait épousée en secondes noces ambitionnait de faire au
+second de ses fils un établissement en Italie aux dépens de l'héritière
+autrichienne. Le cardinal de Fleury, qui gouvernait la France, suscitait
+et liguait ensemble tous ces ennemis. Marie-Thérèse, prise au dépourvu,
+attaquée de toutes parts, était menacée de tout perdre. Déjà son mari
+avait échoué dans ses prétentions à l'empire. Son compétiteur, le duc de
+Bavière, avait été couronné sous le nom de Charles VII. Mais alors
+l'Angleterre embrassa ouvertement le parti contraire. Une étroite
+alliance se forma entre les cours de Vienne et de Londres; cette dernière
+attira dans leur union le duc de Savoie, devenu roi de Sardaigne;
+accession importante, parce que, tandis que la reine de Hongrie luttait
+en Allemagne, ses possessions italiennes acquéraient un gardien contre
+l'invasion des troupes espagnoles et françaises. Mais ce ne fut pas
+gratuitement que ce nouvel allié prêta ses services. On stipula en sa
+faveur des avantages, des accroissements de territoire et présents et
+éventuels, tels que la sécurité de ses voisins en fut immédiatement
+troublée. On apprit que par le traité de Worms, qui était l'acte de cette
+alliance, Marie-Thérèse avait cédé à Charles-Emmanuel ses droits sur
+Final.
+
+Les Génois, habitués à révérer la maison d'Autriche, à craindre
+l'inimitié d'une si grande puissance, si voisine de leur petit État,
+étaient bien éloignés d'avoir osé faire des voeux pour que la couronne
+impériale passât dans une autre famille. Ils avaient hésité à reconnaître
+l'empereur bavarois. La seule crainte de faire prononcer la confiscation
+de leurs fiefs les avait forcés à cette reconnaissance, qui fut tardive
+et de mauvaise grâce. Ils avaient bien présumé que Marie-Thérèse
+rechercherait l'alliance du roi de Sardaigne et que ce pourrait être à
+leurs dépens; mais ils ne s'attendaient pas à apprendre que l'héritière
+de celui qui leur a chèrement vendu Final, qui leur en a donné
+l'investiture solennelle, se joue de leurs droits et leur porte une
+atteinte publique: ils voient au delà de l'énorme préjudice que leur
+causera la perte de Final: ils voient leur ambitieux voisin poursuivant
+ou reprenant ses anciens projets; attentif à porter sa puissance en deçà
+des monts, sur le rivage de la mer, non content d'occuper Nice,
+d'interrompre à Oneille la contiguïté du littoral génois, il vient le
+couper encore à Final, se rapprocher, étreindre Gênes de toute part et en
+préparer l'invasion si longtemps méditée.
+
+Leurs réclamations remplissent les cabinets de l'Europe. Ils adressent
+leurs plaintes et leurs remontrances à Vienne et à Londres. A Vienne, on
+nie d'abord que, dans le traité encore secret, il y ait aucun article qui
+intéresse Gênes. A Londres, on répond qu'il faut se tranquilliser, et
+qu'à l'apparition du traité on verra qu'il n'est pas si fâcheux qu'à
+Gênes on le suppose. Enfin il devient public. Alors les ministres
+d'Autriche déclarent que leur maîtresse ayant été obligée de donner de
+son propre territoire au roi de Sardaigne, elle ne pouvait, à plus forte
+raison, l'empêcher de prendre ce qui était à sa bienséance chez autrui.
+La cour de Londres est mortifiée de la contrariété que les Génois
+éprouvent: mais avec un si grand intérêt pour les alliés de fermer les
+Alpes à leurs ennemis, et avec un désir si prononcé chez le roi de
+Sardaigne d'avoir Final, il a été impossible de ne pas le satisfaire.
+
+La dernière réponse de l'Autriche est remarquable par un trait
+d'hypocrisie diplomatique qui finit la discussion. Après tout, dirent les
+ministres, on n'a cédé que les droits qu'on avait; si, comme le
+soutiennent les Génois, on n'en avait point, on n'a rien cédé, et Gênes
+n'éprouve aucun préjudice. Au reste, le texte du traité était marqué tout
+aussi bien de la même espèce de dissimulation dérisoire. On y déclarait
+que, dans la confiance que la république de Gênes prêtera toute facilité,
+elle aura droit au remboursement des sommes qu'elle avait payées;
+remboursement du quel pourtant ni la reine de Hongrie ni le roi de
+Sardaigne ne seront tenus.
+
+Que faire au milieu de ces pénibles circonstances? La France et
+l'Espagne, sur les premières plaintes, avaient offert leur assistance et
+leurs armes en invitant les Génois à faire cause commune avec elles. On
+avait refusé ce dangereux appui tant qu'on avait pu espérer fléchir les
+alliés de Worms. Mais après cette espérance perdue, les offres furent
+renouvelées, et il fallut bien les écouter. Le sénat et le conseil en
+délibérèrent longtemps. Les uns voulaient, au prix de Final même,
+conserver la neutralité et le commerce maritime. On leur répondait
+qu'après une première violence il n'y en avait aucune qui ne fut permise
+au roi de Sardaigne, et que Gênes ne dût attendre; que le commerce ne
+serait pas plus respecté que l'État; qu'en effet le roi de Sardaigne
+avait fait déclarer, dans le traité de Worms, que Final serait un port
+franc; que ce roi, en ouvrant à Final un passage de la mer à la
+Lombardie, et en couvrant la côte de corsaires, ôterait à Gênes son
+commerce. On balança longtemps, et le ministre français, qui observait
+ces hésitations, pensait que l'on comptait plus, à Gênes, sur la force
+des génuines que sur les alliances. On se proposa, dit-on, d'offrir
+trente mille ducats au ministre de Vienne, trente mille à lord Carteret,
+si par leurs bons offices la clause fatale de Final était supprimée à la
+ratification du traité. Mais les ratifications eurent lieu sans
+amendement. En attendant, l'amiral anglais Matthews avait demandé
+d'occuper Final pour station et pour place d'armes, et la république
+aurait volontiers acheté de lui la complaisance de ne pas insister. Mais
+les habitants de Final, déjà en querelle avec le gouvernement pour
+certains privilèges qu'ils réclamaient, manifestaient hautement leur
+désir de se séparer de la domination génoise. Enfin, la nécessité poussa
+le conseil à entrer dans l'alliance des Espagnols et des Français. Le
+traité fut signé à Aranjuez le 1er mai 1745. Le sénat, en le publiant,
+protesta de sa neutralité; il ne prenait aucune part à la querelle des
+puissances belligérantes; c'est sans renoncer à son amitié respectueuse
+pour elles qu'on armait, uniquement pour se soustraire aux conséquences
+dont le traité de Worms menaçait la république; et Gênes ne se regardait
+que comme un auxiliaire fournissant, en cette seule qualité, un corps de
+troupes et un train d'artillerie à l'armée combinée1.
+
+Cette vaine réserve de manifeste dont les Génois semblaient avoir été
+dupes eux-mêmes, cette précaution oratoire par laquelle, en faisant la
+guerre, ils prétendaient rester dans la neutralité et en paix, fut
+probablement l'ouvrage des esprits faibles qui se crurent conciliants.
+Bientôt tout porta l'empreinte de cette hésitation, plus funeste sans
+doute dans les résolutions que dans les paroles. Mais la délibération sur
+cette grande affaire n'avait pas été unanime et elle ne pouvait l'être.
+Outre les bonnes raisons qui méritaient d'être pesées, la crainte de la
+guerre, la répugnance à compromettre la fortune d'un État commerçant et
+l'existence d'une république indépendante, outre ces considérations, les
+intérêts privés partageaient les conseillers. On ne pouvait délibérer que
+sous l'influence ou au milieu du choc des impulsions étrangères.
+
+Pour le public, il n'influa en rien dans la résolution qui mit Gênes en
+état de guerre. On ne consulta pas son opinion; et peut-être n'en avait-
+il point. La masse aura considéré la perte prochaine de Final comme un
+affront à la gloire de la république, objet d'une vanité nationale
+commune à toutes les classes. Les négociants, à qui la neutralité avait
+été favorable dans toutes les guerres, auront craint pour leur commerce,
+et prévu deux choses également fatales pour ceux de cette classe, des
+obstacles et des contributions. Le peuple proprement dit était encore
+insensible à ce qui se préparait. On ne faisait pas de levées dans la
+ville. Les huit mille hommes que fournit d'abord la république étaient un
+ramas d'étrangers soudoyés. Le premier indice d'un esprit public est de
+1746; on trouva mauvais que l'archevêque, dans une lettre pastorale, eût
+donné aux citoyens le nom de sujets, et ce mécontentement, qui ne fut
+manifesté que par des placards, n'occupa probablement qu'un petit nombre
+d'esprits.
+
+L'alliance des Génois n'était pas encore notifiée, que les Anglais
+avaient jeté quelques bombes dans Savone et que les Autrichiens
+occupaient déjà Novi et une partie du territoire. Les premières
+opérations furent de les déposter. On leur prit le fort piémontais de
+Serravalle, et les Génois, qui parlaient encore de leur neutralité, en
+furent mis en possession en vertu d'une stipulation qu'ils avaient eu
+soin de faire par avance. Les ennemis ne manquèrent pas de leur faire
+tout le mal qu'ils purent. On souleva la Corse, et les Anglais désolèrent
+la côte ligurienne. Enfin, après un an d'opérations peu importantes, la
+funeste bataille de Plaisance est perdue, le 16 juin 1746, par les
+Français et les Espagnols. Au milieu de la dissension qui s'élève entre
+eux et de leurs efforts mal concertés pour tenir la campagne, on apprend
+la mort de Philippe V. Cet événement change les intérêts. Ce que le feu
+roi avait fait pour établir à Parme don Philippe, le plus jeune de ses
+fils, Ferdinand, son fils aîné, en lui succédant, était moins pressé de
+le faire pour un frère d'un second lit. L'armée combinée se retire. Elle
+se défend sur le Tidone, mais elle ne s'y arrête point. Un nouveau
+général espagnol, le marquis de la Mina, vient de remplacer le comte de
+Gages qui avait fait les deux dernières campagnes; et ce nouveau chef
+précipite la marche rétrograde. Les Autrichiens rentrent à sa suite sur
+le territoire génois, à Novi, à Serravalle. Les alliés redescendent la
+Bocchetta. L'infant don Philippe est parmi eux. Les Génois, menacés
+d'abandon, et se voyant à deux doigts de leur perte, supplient qu'on les
+défende et en démontrent la possibilité. On les flatte de tenir. On
+projette un camp entre la Bocchetta et la ville; et cependant
+l'artillerie espagnole se rembarque. Enfin, les Allemands franchissent la
+Bocchetta à leur tour. Aussitôt l'infant et l'armée disparaissent. Ils se
+retirent avec précipitation par Savone vers la Provence, et Gênes se
+trouve abandonnée à elle-même, à l'improviste, sans troupes, sans
+préparatifs de défense, surtout sans conseil pris, et en présence d'un
+ennemi victorieux.
+
+Un auteur français assure qu'un conseil de guerre général s'était tenu
+dans Gênes et que la retraite y avait été décidée d'une voix unanime.
+Mais si telle avait été la résolution discutée et prise à l'avance le 9
+août, aurait-on abandonné, le 3 septembre, une ville alliée si importante
+sans y jeter quelques troupes? Les Génois affirment en mille endroits
+qu'on les endormit par de vaines promesses, qu'un de leurs commissaires
+avait encore rendez-vous au quartier général de l'infant, à deux lieues
+de la ville, pour concerter la défense, et était en chemin pour s'y
+rendre au point du jour, quand il apprit la retraite, tant elle fut
+imprévue et furtive. Il est probable qu'on avait voulu réellement couvrir
+Gênes ou la défendre dans ses murailles, mais que la fluctuation des vues
+des généraux et la divergence des instructions de leurs cours firent
+perdre un temps précieux. La Bocchetta fut mal défendue, et les ennemis
+l'ayant passée, les alliés ne surent qu'abandonner la malheureuse ville
+de Gênes et aller porter plus loin leur incertitude et leurs
+dissensions2.
+
+La consternation des Génois est plus facile à imaginer qu'à dépeindre. Le
+sénat expédia d'abord au général allemand qui s'avançait. Il lui adressa
+des rafraîchissements et des harangues dont le thème était que la
+république n'était pas en guerre avec l'impératrice. Cet argument ne
+persuadant pas l'ennemi qui, d'heure en heure, resserrait la ville, on
+crut qu'une démonstration de défense amènerait les Autrichiens à une
+meilleure composition. La magistrature municipale (les Pères de la
+commune) fit distribuer quelques armes au peuple par les consuls des arts
+et métiers. Ce fut alors qu'il éclata une opinion publique et populaire:
+le peuple, voyant sa ville et sa subsistance compromises par ses chefs et
+menacées par une armée ennemie, commença à donner des signes spontanés de
+patriotisme et de courage. Il courait en foule aux remparts, et, autant
+qu'il était en lui, ces armes qu'on lui avait remises pour en faire une
+simple parade, il les employait, non moins inutilement sans doute, mais
+avec beaucoup plus de démonstration d'animosité que le gouvernement
+n'avait osé en vouloir. Du haut de remparts élevés sur les collines on
+faisait feu à coups perdus sur les Allemands qui étaient encore au fond
+de la vallée. Mais bientôt une proclamation du gouvernement fit défense
+de tirer sous peine de la vie. Une circonstance extraordinaire sembla
+inciter encore les citoyens. Dans le vallon formé par les montagnes que
+couronnent les fortifications de la ville du côté du couchant, coule du
+nord au sud le torrent de la Polcevera. Le plus souvent son lit est
+entièrement sec; mais ses crues sont imprévues et rapides et son cours
+d'autant plus violent que les eaux qui le remplissent tombent des
+hauteurs presque perpendiculaires qui environnent la Bocchetta et des
+autres sommets de cette branche des Apennins. Les Allemands avaient leur
+camp tendu dans le lit du torrent qui était à sec. Un orage sur la
+montagne, pendant la nuit, causa une inondation subite au point du jour.
+Les eaux couvrirent toute la vallée. Le salut du corps entier fut exposé.
+Beaucoup d'hommes furent noyés et entraînés à la mer avec les chevaux,
+les tentes et les bagages. Le peuple, qui voyait ce désordre du haut des
+murailles, et les paysans répandus sur les hauteurs, voulaient profiter
+de la circonstance. La plus excusable des superstitions leur représentait
+Dieu et les saints combattant pour eux. Ils auraient pu détruire cette
+troupe débandée, désarmée et hors d'état de se défendre: mais le
+gouvernement n'eut pas le courage de le permettre et il mit toute
+l'énergie qui lui restait à comprimer celle de ses défenseurs.
+
+Privé de cette ressource, il n'en restait plus. On se hâta de tenir un
+conseil de guerre qui, au gré de la frayeur du sénat, déclara que la
+place ne pouvait se défendre d'un coup de main, même tenir une heure; et
+on le déclarait derrière une barrière de montagnes escarpées, des
+enceintes de murs, une artillerie formidable, un peuple nombreux et
+animé, dont on vit peu après la force et le dévouement à la patrie! Les
+assiégeants n'avaient pas même encore amené leur canon de siège!
+
+On négociait en vain: les conditions imposées s'aggravaient d'heure en
+heure. Le général Botta Adorno, d'une famille lombarde inscrite depuis un
+siècle parmi les nobles génois, vint prendre le commandement des
+Autrichiens et sommer la ville. A la première députation qui lui fut
+envoyée, il répondit que les Génois avaient l'option de deux partis: ou
+se défendre, auquel cas il se chargeait de prendre la ville en peu
+d'heures en sacrifiant quelques Croates, ou signer à l'instant les
+conditions qu'il imposait. Ne pouvant le fléchir sur les articles, ou lui
+exposait du moins qu'il fallait, pour les faire accepter à Gênes,
+accorder le délai exigé par les lois pour la délibération successive des
+divers conseils qui devaient y concourir. Botta répondit qu'il n'existait
+plus de lois que la sienne; elle fut subie: le petit conseil accepta le
+traité, et aussitôt les Allemands s'emparèrent des issues.
+
+Ces conditions comprenaient: la remise d'une des portes, la garnison
+prisonnière sur parole, le désarmement des citoyens, la promesse que les
+Génois ne commettraient plus d'hostilités, le libre accès du port aux
+alliés de l'Autriche, le passage des troupes sur tout le territoire à
+volonté, la dénonciation et la remise de tous les effets et des munitions
+appartenant aux Français et aux Espagnols, cinquante mille génuines (320
+mille francs) pour rafraîchissements et bienvenue à l'armée, sans
+préjudice des contributions dont la république aurait à convenir avec un
+commissaire impérial. Cet article mettait la fortune entière des Génois à
+la discrétion de l'ennemi. Il était déclaré que le tout ne serait que
+provisoire jusqu'à la réponse de Vienne; et par ce provisoire la
+république se livrait désarmée entre les mains des vainqueurs. Quatre
+sénateurs étaient transférés à Milan comme otages. On ordonna aussi que
+le doge et six sénateurs iraient incessamment à Vienne demander pardon.
+On se souvenait, dit Voltaire, que Louis XIV avait exigé que le doge vînt
+lui faire des excuses à Versailles, avec quatre sénateurs: on en exigeait
+deux de plus pour l'impératrice.
+
+A ce prix, Gênes ne fut pas pillée par le soldat. Elle livra ses portes;
+mais le gouvernement crut exister encore et régner dans l'intérieur de la
+ville. On ne tarda pas à s'apercevoir que cette espérance était vaine. A
+mesure que les calamités devinrent plus pesantes, l'opinion se prononça
+plus fortement contre un gouvernement qui, imprudemment ou
+malheureusement, avait fait une alliance désastreuse, mais qui, surtout,
+s'était abandonné au besoin et avait injustement désespéré du salut de la
+patrie; qui, possédant une ville forte, intacte, et un peuple capable de
+la défendre, avait lâchement livré sa capitale à un ennemi peu nombreux,
+avant même qu'il eût mis le siège devant les murailles; qui s'était
+rendu, comme à discrétion, sans avoir soin de rien stipuler pour la
+sûreté des citoyens, en paraissant, au contraire, les sacrifier pour se
+réserver à lui-même un fantôme d'existence. Ces plaintes ne furent pas
+les seules. Par une récrimination peu généreuse, le ministre espagnol
+accusa le gouvernement de n'avoir pas voulu recevoir l'armée dans Gênes
+et d'avoir été dès lors secrètement d'accord avec les Autrichiens. La
+manière cruelle dont la ville était traitée, au moment même où cette
+accusation fut publiée, ne la réfutait que trop bien. Qui peut dire,
+cependant, que le gouvernement n'ait pas craint des défenseurs et la
+nécessité de soutenir un siège en se mettant entre leurs mains? Il
+n'était pas d'accord avec les Allemands à l'avance: mais peut-être il
+espérait se mieux tirer d'affaire par la négociation et par l'intrigue en
+traitant tout seul. Si tel fut son espoir, il fut cruellement déçu, et il
+ne sauva, pas mieux que son honneur, son pouvoir et son argent même.
+
+Dès l'instant que le gouvernement eut cédé, il put voir toute la
+conséquence de sa faiblesse. Il pensait n'avoir promis de livrer que la
+porte extérieure, car les faubourgs étant séparés de la ville par une
+muraille, la laisser franchir par l'étranger, c'est mettre la ville
+entière à sa disposition. Botta ne manqua pas de prendre possession de la
+porte intérieure, en disant que, par une porte, il entendait toute
+l'issue correspondante. Les représentations furent rejetées avec mépris.
+
+Le désarmement porta même sur la garde du doge et du palais. On vit dans
+les solennités religieuses, marcher le sénat escorté de ses gardes
+suisses sans hallebardes; et longtemps après, les vieillards se
+souvenaient encore que ce fut un des spectacles qui offensèrent le plus
+péniblement les regards de la multitude.
+
+Bientôt, un commissaire civil autrichien arrive à Gênes et impose trois
+millions de génuines payables par tiers, en quarante-huit heures, en huit
+et quinze jours. Les Génois, disait son ordre, responsables de tous les
+dommages causés en Lombardie par les ennemis à qui ils avaient donné
+accès, devaient être taxés à tous les frais de la guerre; mais ils
+éprouvaient la clémence de l'impératrice. Les représentations étaient
+inutiles; le premier million (7 millions trois cent mille livres) fut
+emprunté aux dépôts de la banque Saint-George, dans l'espérance que le
+payement de cette somme énorme ferait abandonner la demande du restant.
+Mais tout passeport fut refusé aux envoyés que la république voulait
+expédier à Vienne pour implorer grâce. Le gouvernement, au désespoir,
+avait sollicité et obtenu quelques bons offices inutiles de la cour de
+Londres et de la Hollande; ce fut un nouveau crime auprès des ministres
+autrichiens, une noire ingratitude d'avoir eu recours à l'intervention
+des puissances au milieu des preuves de la modération mise en usage
+envers une ville prise à discrétion. Le commissaire à Gênes insista donc
+pour le payement du second terme. On recourt à Botta pour lui remontrer
+l'impossibilité d'y satisfaire: il répond: Il le faut, et il redouble ses
+réquisitions de vivres et d'effets pour l'armée, imposition arbitraire et
+journalière indépendante des contributions civiles. Rien ne put
+soustraire au payement du second terme: ce furent neuf cent mille
+génuines (6 millions 500 mille francs) encore puisés dans le trésor de
+Saint-George. Le pape s'émut enfin de pitié: sous sa protection toute-
+puissante, le nonce, à Vienne, eut parole que le troisième million ne
+serait pas exigé, et le saint-père en donna prompt avis à Gênes, où ce ne
+fut pas un médiocre sujet de consolation. Mais tout à coup nouvelle
+instance, nouvelles menaces; le nonce réclame la parole donnée. On lui
+répond à Vienne qu'il y a eu du malentendu, et que S. M. a eu tant de
+frais à payer qu'elle n'est pas en état de faire des sacrifices. Avec le
+million dû en imposition, on en demande un autre pour les quartiers
+d'hiver, et, en sus, deux cent cinquante mille florins pour le prix
+présumé des magasins militaires qui avaient dû exister dans la ville,
+évaluation qualifiée de clémentissime et dont on fait honneur à la
+bénignité de l'impératrice. Ce n'était plus la vaine espérance d'adoucir
+la rapacité des vainqueurs, c'était la nécessité; c'était l'impossibilité
+de trouver dans Gênes les sommes exigées, qui faisait de nouveau demander
+grâce aux commissaires, à Botta. Mais Botta répondait qu'à défaut
+d'argent, il y avait des placements à Londres, en Hollande, et que la
+cour de Vienne les accepterait en payement. En un mot, on lui attribue
+d'avoir dit avec une expression populaire énergique dans la circonstance
+et bien d'accord avec son caractère, qu'il ne devait rester aux Génois
+que les yeux pour pleurer.
+
+Pour appuyer les demandes d'argent, il étend ses troupes dans l'enceinte
+des murs. Ses officiers se répandent dans la ville et la parcourent: ils
+entrent à cheval jusque dans l'enclos du port franc, menaçant, effrayant
+et prenant ostensiblement leurs mesures pour leur établissement en ville.
+Le général annonce avec dérision que son âme est si sensible, quoi qu'on
+en dise, que, quand il enverra ses troupes à discrétion dans Gênes, il
+n'aura pas le coeur d'y entrer et d'être témoin des calamités qui pourront
+s'ensuivre.
+
+Enfin, par une dernière entreprise, les Autrichiens veulent enlever
+l'artillerie. Ils avaient poursuivi l'armée ennemie jusqu'au delà du Var,
+ils envahissaient la Provence, et ils voulaient faire servir les canons
+et les mortiers de Gênes au siège d'Antibes. Ils daignèrent d'abord les
+demander au sénat: la réponse, conforme aux circonstances et surtout à
+l'esprit de ce corps, fut qu'il ne donnerait point l'artillerie, mais
+qu'il ne saurait empêcher de la prendre. Botta ne tarda pas à la faire
+enlever. On la conduisit au port, où elle était embarquée. Ce spectacle
+était odieux aux citoyens: la mesure était comble et un léger accident la
+fit verser.
+
+Le 5 décembre, à la chute du jour, un mortier pris sur les remparts était
+conduit par une escorte peu nombreuse à travers une rue étroite au milieu
+d'un quartier populaire nommé Portoria, le plus éloigné de la porte
+Saint-Thomas, où les Allemands avaient leur poste. Le pavé céda sous le
+poids: il fallut s'arrêter et employer la force des bras pour retirer
+l'affût de l'ornière. L'accident avait attiré beaucoup de curieux; les
+Allemands voulurent les obliger à prêter la main à l'ouvrage. Chacun s'y
+refusant, ils eurent l'imprudence d'employer le bâton pour contraindre
+les plus voisins. Les esprits s'exaspérèrent à cette violence. Un jeune
+homme crie aux assistants: Voulez-vous que je commence3? et il lance une
+pierre sur un soldat. C'est le signal de l'émeute, de la révolution. Une
+grêle imprévue de pierres chasse l'escorte; elle s'avance le sabre à la
+main: mais les flots du peuple grossissent, les cailloux volent, les
+Allemands fuient jusqu'à leur poste sans plus regarder en arrière. Tandis
+qu'on court donner avis de cet événement à leur chef, qu'il balance sur
+le parti à prendre et qu'un temps précieux est perdu, les cris d'armes!
+de liberté! de vive Marie protectrice de Gênes! circulent de quartier
+en quartier et soulèvent tous le bas peuple. On court en foule au palais;
+on demande des armes. Le sénat tremblant les refuse; il se cantonne, il
+ferme ses portes et parlemente au guichet avec ceux qui se présentent
+comme les chefs de l'insurrection. On les exhorte à la prudence: on leur
+remontre l'impossibilité de résister, et les suites fatales d'une
+démarche hasardée. On voyait bien que ceux qui parlaient ainsi
+craignaient surtout d'être personnellement responsables de l'énergie de
+leurs concitoyens. Une pluie abondante et la nuit dissipèrent la foule.
+Le gouvernement en profita pour dépêcher au général Botta un de ses
+membres expressément chargé de désavouer le peuple en implorant son
+pardon. Cependant l'émeute recommence avec le jour. Botta envoie cent
+grenadiers pour enlever le mortier resté sur la place. A moitié chemin,
+ils sont assaillis par la foule. Les pierres pleuvent et cette troupe
+armée fuit devant un peuple désarmé. Alors de tous les quartiers on se
+reporte au palais. On demande des armes, on rejette les conseils et les
+supplications du sénat; on l'accuse de lâcheté. Il est permis de croire
+cependant que dès lors le gouvernement, sans avouer le peuple, mais
+assuré qu'il se levait tout entier, commençait à fonder quelques
+espérances sur cette insurrection. Aussi bien, il n'était plus temps
+d'être excusé auprès des Autrichiens. Les relations populaires disent
+bien que la noblesse refusa de livrer des armes et ne prit aucune part à
+la guerre; celles que les nobles publièrent à la même époque le disent de
+même: l'événement était trop récent, on s'était trop épuisé en désaveux
+auprès de l'Autriche, pour accepter une part à la gloire. Il est certain
+encore qu'au moment dont nous parlons le peuple ayant entrepris
+d'escalader l'arsenal, qui était dans le palais même, le sénat fit
+enlever les échelles. Mais une tradition unanime assure que tandis que le
+doge refusait des armes, ses huissiers, du fond de la salle, criaient au
+peuple où il en trouverait des dépôts. On y courut. Au bout de quelques
+heures, un peuple nombreux se montra bien armé, disposé à une guerre
+réelle, et d'abord à assiéger la porte intérieure de Saint-Thomas pour en
+chasser les Allemands. Des piquets de cavalerie que ceux-ci avaient fait
+entrer dans la ville pour dissiper les rassemblements furent partout
+repoussés et laissèrent quelques hommes sur le carreau. Ce fut le premier
+essai et le premier encouragement des armes génoises.
+
+La porte Saint-Thomas, voisine de la mer, tient, du côté de la terre, au
+penchant d'une colline médiocrement élevée, mais rapide, qui entoure un
+tiers de la ville. C'est la portion où il existe un simulacre d'enceinte
+intérieure. A quelque distance de la porte, ces hauteurs sont immédiates
+sur les plus beaux édifices de Gênes. La célérité des mouvements du
+peuple ne laissa pas le temps aux Autrichiens de s'emparer de ces postes.
+Par des montées taillées dans le roc, par des escaliers où les hommes ne
+passent qu'à peine, les Génois transportèrent à force de bras de gros
+canons et établirent sur la crête une batterie qui fermait les passages à
+l'ennemi. Les Autrichiens, à leur tour, élevèrent quelques canons sur la
+portion de cette même hauteur la plus voisine de leur poste. De là, ils
+enfilaient la place et la grande rue qui conduit à la porte. Ces deux
+batteries tiraient sans cesse l'une sur l'autre. Les Autrichiens
+occupaient aussi dans l'intérieur l'église et le clocher de Saint-Jean
+fermant une étroite issue qui conduit encore à la porte. C'est ainsi que
+les deux partis étaient en présence du 6 au 10 décembre.
+
+Ces journées se passèrent en pourparlers. Botta avait-il trop peu de
+force? Manqua-t-il de courage? Il est certain qu'il négligea tout ce
+qu'il fallait pour intimider la ville. Il en avait les moyens, s'il est
+vrai, comme le disent les relations génoises les plus accréditées, qu'il
+disposait de quinze bataillons, de cinq cents hommes de cavalerie
+régulière et de mille cinq cents Croates. Le sénat avait envoyé dans les
+vallées des proclamations dans le sens de son ancien esprit pour défendre
+de sonner le tocsin et de prendre les armes. Les habitants de la
+Polcevera obéirent, et par là Botta eut la facilité de concentrer toutes
+ses forces vers Gênes. Un petit corps se répandit dans la vallée du
+Bisagno, pour attaquer le peuple à l'opposite de ses mouvements actuels
+sur la porte Saint-Thomas. Mais les paysans de ce côté se soulevèrent et
+mirent en fuite cette troupe. Des députés du gouvernement allaient
+d'heure en heure assurer Botta des efforts de la noblesse pour calmer la
+sédition. Tantôt il répondait qu'il méprisait le soulèvement de la
+populace, mais que c'était aux sénateurs à penser qu'ils en répondraient
+sur leurs têtes; tantôt il exigeait que, tandis qu'il attaquait le peuple
+de front, le gouvernement le fît prendre à dos et charger par ses propres
+soldats, et les narrateurs de la noblesse exaltent le généreux refus du
+sénat à cette proposition plus ridicule qu'odieuse. Cependant
+l'incertitude et la crainte se manifestaient de plus en plus chez le
+général, en même temps que la contenance du peuple, de plus en plus
+ferme, relevait le courage des sénateurs. Botta vient chercher lui-même
+les moyens de conciliation: il se rapproche; il se rend au palais du
+prince Doria, à la vue et au dehors de la porte Saint-Thomas. Il demande
+un armistice pour quelques heures. Il l'obtient; il négocie. Les Génois
+font demander par les députés du sénat la restitution des portes; qu'on
+n'enlève plus d'artillerie; que les impositions cessent. Botta paraît
+céder: il consent à rendre la porte Saint-Thomas. Mais l'équivoque est
+sentie, et, faisant allusion à l'explication violente que le général
+avait donnée à la capitulation de la ville, Augustin Lomelin lui répond
+en souriant que le peuple veut les portes et non la porte. Il lui déclare
+qu'il faut évacuer toute l'enceinte, laisser libre la ville entière, que
+les citoyens de tous les rangs sont désormais en armes, et que jamais
+avec plus d'enthousiasme voeu plus unanime de vaincre ou de mourir n'a été
+sur le point de s'accomplir. Botta s'emporte et veut retenir prisonniers
+les députés. Lomelin répond froidement qu'ils se féliciteront d'avoir
+plus longtemps l'honneur d'être ses commensaux. Cependant le général
+balançait encore; un religieux, ami de sa famille, l'avait ébranlé. Il
+demandait si, en sortant de la ville, il pourrait s'assurer de n'être
+point poursuivi. Mais son irrésolution lui fait rejeter les partis
+offerts. L'heure de l'armistice s'écoule; le négociateur se retire en
+criant au peuple: Il n'est plus temps! braves gens, aidez-vous vous-
+mêmes! A l'instant deux coups de canon de la batterie autrichienne
+donnent le signal des hostilités. De toute part le tocsin sonne. Le
+peuple se précipite par toutes les rues qui conduisent vers Saint-Thomas.
+L'église Saint-Jean est forcée. Sa garnison est prisonnière. On court à
+la porte. Botta, qui était au dehors, est légèrement blessé d'un coup
+tiré de la hauteur. Il se retire en ordonnant que la porte soit évacuée.
+Elle est enlevée par les Génois avant que les Allemands aient fait leur
+retraite: une portion de la garde se rend aux vainqueurs. Le reste, en se
+repliant, se dispose à tenir entre les deux murailles. Mais tout le
+peuple, sorti de la ville par les derrières, se montre en armes de toutes
+parts et s'étend sur les collines qui forment la grande enceinte. De
+l'extérieur les paysans donnent la main aux citoyens. Quelques troupes
+irrégulières tentent un vain effort contre la multitude. Elle enlève tous
+les postes: elle domine la porte de la Lanterne: l'ennemi près d'être
+coupé, canonné dans sa position le long de la mer par les batteries
+opposées du môle, cède et se retire enfin. Les Génois lèvent les ponts,
+ferment les portes, et, vainqueurs, ils se voient en possession de leur
+liberté et de leur ville. Ils se livrent aux transports de l'allégresse;
+à l'ivresse d'une victoire inattendue, gagnée sur des soldats par des
+bourgeois sans chefs, sans partage, sans exemple. Un malheureux
+domestique d'auberge, Jean Carbone, blessé, est porté en triomphe au
+palais, tenant en main l'honorable trophée des clefs de la porte Saint-
+Thomas qu'il avait arrachées. Il les présente au doge, au sénat assemblé,
+et leur crie: «Vous les aviez données à l'ennemi; nous les avons
+reprises au prix de notre sang: gardez-les mieux à l'avenir!» On sourit
+de pitié quand on voit les historiens de la noblesse travestir cette
+harangue éloquente en tendres protestations de respect et d'amour
+terminées par la demande d'un pardon pour les irrégularités que le peuple
+pouvait avoir commises en se sauvant lui-même!
+
+La terreur panique dont son énergie avait frappé les ennemis ne rend pas
+trop invraisemblables les relations qui ne font monter qu'à quarante
+morts ou blessés la perte des Génois à l'attaque de la porte. Les
+escarmouches des journées précédentes n'avaient pas été beaucoup plus
+sanglantes.
+
+
+CHAPITRE III.
+Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
+
+Les habitants des campagnes suivant partout l'exemple de ceux de la
+ville, Botta, harcelé de toutes parts, ne se crut pas en sûreté. Il
+repassa la Bocchetta avec précipitation. Ses hôpitaux furent abandonnés.
+Des bataillons épars, enveloppés, rendirent leurs drapeaux et leurs
+armes. On conduisit prisonniers à Gênes plus de cent officiers et trois
+mille cinq cents soldats. Le peuple, qui venait de faire avec tant de
+courage et de bonheur l'apprentissage de la guerre, se livra avec la même
+ardeur au pillage des magasins et des bagages.
+
+Le fond de cette foule armée était composé des classes les plus infimes;
+et ceux qui se distinguaient par la bravoure n'étaient pas toujours les
+plus recommandables par l'état, la conduite et les moeurs. Les artisans
+notables, la petite bourgeoisie, quelques personnes considérables,
+s'étaient réunies à mesure; mais ceux qui avaient donné l'exemple avaient
+retenu l'autorité que les premiers ils s'étaient arrogée. Dans l'action,
+l'impulsion une fois donnée, un esprit public que la crise avait
+développé entraînait les citoyens dans une unanimité d'intention qui
+suppléait au défaut de chefs réels ou au peu de confiance que ceux qui en
+avaient pris le rôle auraient mérité. Mais après le premier péril, quelle
+était la position singulière et délicate de cette grande ville? Au
+dehors, un ennemi furieux de sa disgrâce campait encore à une journée de
+distance et menaçait Gênes de grandes forces que la Lombardie pouvait lui
+fournir: il tenait la ville de Savone et en assiégeait la citadelle. Le
+patrice Adorne, plus déterminé que le sénat ne l'avait été dans Gênes,
+avait refusé de la rendre: mais il était réduit à l'extrémité. Peu après,
+l'ardeur du pillage d'un magasin ayant fait débander dans Saint-Pierre
+d'Arène un secours populaire qu'il attendait de Gênes, ce brave
+gouverneur fut obligé de rendre la place. Au dedans, plus Gênes avait de
+citoyens armés et plus ils étaient enflammés par le succès, plus il y
+avait de confusion et d'anarchie. On ne voulait plus reconnaître les
+ordres du gouvernement; lui-même craignait d'en donner. La noblesse était
+devenue odieuse et par ce qu'elle avait fait et par ce qu'elle avait
+refusé de faire. Plusieurs de ses membres avaient satisfait à leur
+bravoure personnelle en se mêlant au peuple; et probablement leur zèle
+était conforme à la politique du corps. Mais cette politique avait été si
+secrète et si peu avouée que ceux des nobles qui prirent les armes le
+firent sous le déguisement de mariniers. La porte de toutes les maisons
+nobles avait été fermée au peuple et soigneusement barricadée, soit par
+défiance de ces défenseurs volontaires de la patrie, soit par crainte de
+se compromettre envers l'ennemi en leur assurant des asiles ou en leur
+donnant des secours. Après l'événement cette précaution injurieuse fut
+violemment reprochée à la noblesse. On regarda les nobles comme des
+ennemis irrémissiblement atteints d'un coupable égoïsme, indignes de
+gouverner et de défendre la ville. Les chefs populaires s'étaient emparés
+pendant l'émeute du palais de l'université (ou collège des jésuites). Ils
+y fixèrent leur conseil de guerre et y prolongèrent leur empire sous le
+nom de quartier général. Un courtier, des boutiquiers, étaient les plus
+distingués de ceux qui le composèrent. Des tapissiers, des cordonniers,
+un portefaix et le fameux garçon d'auberge furent les membres de ce
+conseil tout-puissant. Ils se nommèrent les défenseurs de la liberté; ils
+donnèrent des ordres et des patentes, et loin de supposer que l'autorité
+du sénat existât encore, de leur autorité privée ils abolirent les
+impositions publiques, les octrois, les gabelles; ils s'emparèrent de
+tout le gouvernement.
+
+Cette autorité prise par une réunion spontanée d'un petit nombre d'hommes
+courageux, mais peu faits pour administrer une république, fut bientôt
+suspecte. Mille sujets de terreur ou d'inquiétude rendirent fâcheuse leur
+administration. Les vivres manquaient. Les vaisseaux anglais, les
+corsaires du roi de Sardaigne, rendaient aux bâtiments génois l'entrée du
+port difficile et casuelle. Ce grand nombre de gens armés, sans
+discipline, exigeait impérieusement et dilapidait indiscrètement les
+subsistances. Toutes les caisses étaient vides et l'on avait détourné,
+pour flatter le peuple, les sources qui les remplissaient autrefois. Le
+butin fait sur les Allemands offrait une ressource; mais ce fut un sujet
+de vexations odieuses. Des patrouilles sans ordre et sans aveu violaient
+tous les domiciles sous prétexte de rechercher les dépôts appartenant à
+l'ennemi. Le premier jour on restitua fidèlement ce qui avait été pris
+sur les citoyens en croyant enlever des propriétés ennemies: mais bientôt
+tout ce qu'on put prendre fut de bonne prise, et tout homme armé
+s'arrogea le droit de piller à son profit, au nom de la patrie. Tout
+magasin bien pourvu était suspect d'être un magasin allemand. On
+rançonnait les négociants en les supposant détenteurs de sommes que les
+Autrichiens leur devaient avoir confiées. Enfin, le partage des
+dépouilles devint un sujet de discorde entre les chefs populaires. Ce fut
+la première occasion que la noblesse, plus habile dans l'intrigue que
+dans la politique extérieure ou dans la guerre, saisit avec dextérité
+pour reprendre le terrain qu'elle avait perdu.
+
+Le gouvernement, qui voyait ses pouvoirs envahis et la confiance aliénée,
+dissimulait et attendait. Ne pouvant s'opposer au torrent populaire,
+craignant les transactions avec le peuple et les concessions forcées, ne
+voulant pas offrir aux actes de cette nouvelle autorité une sanction qui
+aurait peut-être été rejetée avec mépris, il semblait vouloir se faire
+oublier. Le sénat même ne s'assemblait plus, sous prétexte que, par la
+dispersion de ses membres, on ne trouvait pas à le réunir en nombre
+légal. Mais il faisait partir des agents secrets pour les cours de France
+et d'Espagne. Il tentait même, mais inutilement, de faire arriver un de
+ses négociateurs auprès du cabinet de Londres. Surtout il avait les yeux
+ouverts sur ce qui se passait dans le peuple, et sa vigilance égalait sa
+circonspection.
+
+Peu de jours après la victoire, on fit réclamer une assemblée générale
+des citoyens, et les chefs populaires furent obligés de la convoquer.
+Elle fut tenue tumultuairement en plein air sur la place de l'Annonciade:
+les propriétaires, la bourgeoisie n'abandonnèrent pas cette assemblée à
+la populace. Il y fut résolu que la défense et le soin de la république
+seraient confiés à un corps de députés de toutes les classes, hormis de
+la noblesse formellement exclue. Huit avocats, notaires ou négociants,
+douze artisans, quatre députés des campagnes formaient ce conseil avec
+douze chefs populaires, comme si ces premiers conducteurs de l'émeute
+fussent devenus un ordre à part, à la place de la noblesse. Par le faible
+contingent accordé aux classes supérieures, on voit bien que les idées
+démocratiques dominaient encore. On délibéra une levée de quinze mille
+citoyens sans distinction.
+
+Aussitôt que l'autorité dictatoriale eut cessé d'être exclusivement dans
+les mains des premiers chefs, trois quartiers populaires soulevés à la
+fois vinrent leur demander compte du butin, et, sur leur résistance,
+menacèrent d'attaquer le quartier général et sa garde. Un noble des plus
+considérables se trouva prêt pour s'entremettre entre les deux partis.
+Pour premier résultat de ce mouvement, deux des principaux chefs furent
+accusés d'avoir volé à leur profit l'argenterie. Tous furent suspects,
+déconsidérés et la plupart emprisonnés. Le peuple suit dans le péril ceux
+qui marchent en avant; mais quand il croit disposer d'un intérêt
+pécuniaire, il sait bien passer par-dessus les préjugés et la jalousie
+pour distinguer la probité; ou plutôt c'est contre ses égaux qu'il tourne
+sa jalousie et sa méfiance. Ces chefs populaires sont à peine expulsés,
+on va prendre deux nobles dans leur maison; on les conduit au quartier
+général. «Nous ne voulons que de braves gens; guidez-nous,» telle fut
+la harangue de leur installation. Dans l'assemblée ainsi purgée et
+renforcée, il passa en résolution de demander au sénat des arbitres pour
+régler les différends sur le partage du butin; puis des commissaires pour
+veiller aux rations et aux approvisionnements militaires. On ne se fiait
+qu'à la noblesse en ce qui demandait du désintéressement et de
+l'impartialité. Ce furent autant de nobles introduits dans le quartier
+général, et une correspondance fut établie qui constatait l'existence du
+sénat et lui rattachait l'administration de la république. Les arbitres
+firent décider que le butin serait consacré aux frais de la défense
+commune, résolution reçue avec applaudissement. En même temps, des nobles
+furent nommés pour présider à la réparation des fortifications de la
+ville destinée à soutenir un siège. Les citoyens de toutes les classes
+s'étant portés avec le plus beau zèle à ces travaux, tous rendirent
+hommage au dévouement des commissaires, éloges qui tournaient au profit
+de leur ordre et lui reportaient la confiance.
+
+On fit un plus grand pas. A l'occasion du remplacement des chefs expulsés
+du quartier général, on en changea la forme. Les nobles s'y maintinrent
+sous le nom de conseillers des quartiers de la ville. On y conserva douze
+artisans d'abord tirés au sort parmi les syndics des métiers, puis parmi
+des représentants qu'on fit élire par ces corporations. Les douze
+conseillers artisans ne restaient que trois mois en place. Enfin, il
+siégea dans ce conseil un ou deux représentants de chacune des paroisses
+de la ville, dont il fut facile de diriger l'élection. On indiquait une
+assemblée paroissiale; elle se formait au hasard. On y proposait un
+candidat; une acclamation l'acceptait ou le rejetait. Presque partout
+cette forme d'assemblée donna pour élus des bourgeois notables. On fit
+promettre au peuple la plus grande déférence pour ces députés qu'il crut
+avoir choisis et qu'on qualifia de chefs de paroisse.
+
+Quoique la noblesse, ou même le gouvernement proprement dit, eût déjà de
+l'influence, tous les pouvoirs se concentraient encore dans l'assemblée
+du quartier général. Cette assemblée se divisa en commissions et se
+partagea l'administration entière. Chacun de ses bureaux exerçait
+l'autorité d'une des magistratures de la république; seulement, on eut
+soin de n'usurper les noms d'aucun de ces corps en se saisissant de leurs
+fonctions. Mais on vit bientôt que ces commissions n'avaient été érigées
+que pour préparer la rentrée des magistrats qu'elles semblaient
+remplacer.
+
+On n'oublia pas de créer un comité inquisitorial pour le procès des chefs
+populaires accusés de dilapidations. Cette institution ne servit qu'à
+amuser le peuple. Au bout de quelque temps, ces premiers soldats de la
+liberté sortirent obscurément de prison et personne ne parla plus d'eux.
+
+Si, quand le peuple eut délivré la ville sans que les nobles eussent osé
+y prendre part ou avouer qu'ils y avaient concouru, il avait eu à sa tête
+des plébéiens honorables et surtout des hommes purs, il est probable que
+la masse du public eût disputé plus longtemps à la noblesse les droits
+que celle-ci avait laissé perdre. La constitution eût pu en être
+modifiée. Mais le marchand, le jurisconsulte qui avaient pris les armes
+ou qui se dévouaient à les porter tant que la patrie serait menacée,
+voulaient plier sous un sénat démagogique encore moins que devant un
+sénat aristocratique; obéir à des portefaix encore moins qu'à des nobles.
+Ceux qui possédaient craignaient de se soumettre à ceux qui n'avaient
+rien, de s'abandonner à la discrétion de ceux qui, n'ayant rien,
+n'avaient aucun respect pour la propriété d'autrui. C'est ainsi que la
+restauration du gouvernement des nobles, conduite de leur part avec un
+art admirable, en flattant, en caressant, en promettant, en divisant, en
+temporisant, surtout en dépensant, éprouva tant de faveur dans cette
+classe mitoyenne que la noblesse avait lieu de craindre pour émule. Cette
+classe se livra elle-même et ne s'employa plus qu'à dissiper les préjugés
+dont le bas peuple avait été imbu, préjugés heureux puisque sans eux ce
+peuple n'aurait pas fait l'effort qui sauva la ville; et cet effort le
+sénat ne l'eût jamais ni commandé ni permis.
+
+Les choses de ce monde n'ont qu'un temps et, s'il est permis de parler
+ainsi, qu'une mode. Ce n'était pas encore l'époque des penseurs qui
+croient, de nos jours, à la possibilité de la démocratie pure, ni des
+déclamateurs qui, dans leurs comptoirs ou leurs études, rêvent Athènes et
+Rome, ni de ces génies entreprenants qui, de bonne ou de mauvaise foi, se
+disent faits pour rajeunir la décrépitude des anciens pouvoirs. Il ne se
+trouva pas dans Gênes, chez un seul homme de quelque crédit, la pensée
+d'oser résister à l'impulsion qui de loin ramenait les nobles au timon de
+la république. Le métier d'agiter le peuple ne fut plus que le patrimoine
+de quelques misérables qui avaient besoin de troubles pour être quelque
+chose ou de pillage pour subsister. Cependant les esprits étaient encore
+tellement agités que ce n'était pas trop de toutes les précautions prises
+pour remonter lentement la machine. Quoique la restauration avançât à
+grands pas, il n'aurait pas été sûr d'avouer le but proposé; le moindre
+incident remettait les nobles dans les transes, et la ville dans le
+trouble et l'anarchie.
+
+Parmi les moyens employés pour l'attaque et pour la défense, on
+n'épargnait par les calomnies. Tout citoyen qui élevait la voix dans un
+sens opposé à la noblesse était, suivant elle, un pensionnaire de
+l'ennemi chargé de semer la division dans Gênes: suivant les factieux, la
+noblesse était vendue à la cour d'Autriche; elle était pressée de faire
+sa paix; elle l'avait déjà faite en secret; elle sacrifiait le peuple à
+la vengeance des généraux; sa vue unique était de ne pas perdre ses fonds
+placés dans la banque de Vienne. Un bruit se répand que les Allemands
+redescendent la Bocchetta. Tandis que les plus braves de toutes les
+classes courent au-devant de l'ennemi, une populace eu émeute redouble
+ses clameurs insensées et accuse le sénat de trahison. Trois malheureux,
+un poissonnier, un sbire, le fils du bourreau, se font les tribuns de ce
+vil peuple, demandent des armes et font voir l'usage qu'ils veulent en
+faire en pointant deux canons contre la porte et les murailles du palais
+public. «La noblesse, disaient-ils, voulait le convertir en citadelle à
+son usage...» Une étincelle pouvait subvertir Gênes. Que serait devenue
+la république si une guerre civile avait éclaté dans son sein? si le
+peuple, ignorant et facile à entraîner, avait entendu un pareil signal de
+pillage et de massacre? Quel parti auraient pu prendre les gens de bien,
+entre une noblesse dispersée, avilie, un sénat sans appui, et les
+prolétaires en tumulte faisant crouler sous leurs canons le siège du
+gouvernement? Et c'était ainsi que Gênes, au moment de revoir l'ennemi à
+ses portes, préludait à sa défense!
+
+Le courage de Jacques Lomellini conjura seul la tempête. J'ai rarement
+occasion de nommer des hommes. J'indique l'esprit de chaque classe; et
+les personnages se confondent dans la foule. Mais l'homme qui a calmé une
+émeute furieuse, l'homme dont la résolution et l'autorité ont sauvé la
+ville, on aime à conserver son nom. Jacques Lomelin, noble distingué,
+agréable au peuple qui l'avait vu payer de sa personne à la reprise des
+portes, se montra seul à la foule sur la place du Palais. Il parla, il
+défendit la cause de son ordre et du sénat; il répondit aux calomnies; il
+promit, il caressa, il ébranla la multitude et la vit prête à se séparer
+de ses chefs factieux. Ceux-ci courent au canon pour toute réponse.
+Lomelin se précipite au-devant du coup prêt à partir. Il s'écrie qu'il
+sera la première victime de l'erreur populaire, qu'il ne verra pas ses
+concitoyens attenter au sanctuaire de leur liberté et détruire ensemble
+le palais et le sénat, le monument de tant de siècles. Cette action
+généreuse gagna à sa cause tous les coeurs droits. Le peuple enleva les
+canons et les reconduisit à leur place. Cependant telle était encore la
+chaleur populaire qu'elle ne fut apaisée qu'en lui ouvrant l'arsenal. En
+un instant il fut vidé, beaucoup plus avec l'apparence d'un pillage que
+d'un armement. Les armes antiques et hors d'usage conservées comme des
+monuments des croisades, des guerres pisanes et vénitiennes, furent
+enlevées comme les armes usuelles, et on les vit immédiatement après
+revendues parmi le peuple à vil prix, comme un butin. Le gouvernement
+dissimula d'abord tout ressentiment de cette émeute: mais, peu après, les
+trois misérables qui l'avaient suscitée furent enlevés. Deux, jugés
+secrètement, furent mis à mort dans la prison. Le plus vil fut réservé
+pour un supplice public quand le progrès de l'opinion parut le permettre.
+
+L'annonce des Allemands avait été l'effet d'une terreur panique ou un
+mensonge de séditieux. On put respirer. Les armes dans les mains de la
+multitude, l'indiscipline du peuple, étaient le principal sujet des
+craintes du gouvernement et du quartier général. On était menacé d'une
+subversion intestine et de manquer de défenseurs au besoin. Ceux que le
+peuple avouait pour chefs ne savaient eux-mêmes comment conduire cette
+tourbe. On avait fait diverses tentatives pour organiser la milice.
+D'abord, à la levée indistincte de quinze mille hommes ordonnée dans les
+premiers temps, on avait substitué des compagnies de cent hommes par
+paroisse. On leur avait donné des capitaines qu'on avait fait élire comme
+les représentants au quartier général. Mais enfin, par une invention
+heureuse, on favorisa l'établissement d'une compagnie de volontaires. En
+s'offrant à faire le service le plus pénible et le plus dangereux, ces
+volontaires parurent n'avoir en vue que de soulager le peuple et les
+journaliers qui ne pouvaient sacrifier tout leur temps à la patrie. Cette
+compagnie se donna un uniforme élégant et coûteux. L'exemple fut suivi;
+il se forma d'autres corps semblables tous distingués par l'habit
+militaire. Un grand nombre de citoyens aisés se détachèrent des
+compagnies de paroisses pour entrer dans les corps d'élite. Toutes les
+professions un peu relevées, et, de proche en proche, les corps
+d'artisans, se donnèrent une distinction analogue. La noblesse facilita
+certainement cette dépense à ceux qui lui étaient dévoués. La compagnie
+des laquais ne fut pas la moins brillante et dut être la plus protégée.
+L'uniforme sépara le public en deux classes avant que le peuple pût en
+murmurer. La vanité des individus fut une sorte de dissolvant sur la
+masse. Les compagnies de paroisses abandonnées par amour-propre, avilies
+par la comparaison de ces troupes brillantes, déclinèrent rapidement.
+Enfin il ne resta plus à leurs officiers notables demeurés seuls qu'à se
+réunir eux-mêmes en une compagnie d'élite qui s'appela la compagnie des
+capitaines.
+
+Les nobles ne furent pas les premiers à se montrer et ils ne se
+répandirent pas indistinctement dans ces corps. Ils en formèrent un sous
+le nom de Castellans où ils s'inscrivirent. Ils affectèrent de s'y réunir
+avec des bourgeois, mais ils n'y laissèrent entrer avec eux que des gens
+du palais, c'est-à-dire les plus habitués par état à dépendre de la
+noblesse. Avec le courage et l'autorité, la morgue commençait à renaître.
+
+C'était peu d'avoir ainsi reformé l'armée; on voulut la ranger sous
+l'obéissance directe du gouvernement. Ci-devant, les détails militaires
+de la république étaient commis à une magistrature de guerre dont les
+membres, à tour de rôle, avec le titre de sergent d'armes et puis de
+général d'armes, donnaient les ordres directement aux troupes. A la
+première organisation du quartier général, en suivant la vue de se donner
+des officiers différents de ceux de la république, on avait élu un
+nouveau sergent d'armes. Ce fut un noble. Mais bientôt on appela
+insolence la sévérité de la discipline, les troupes se déposèrent, et
+même on le mit en prison. Or, à mesure que les compagnies volontaires
+furent formées, elles demandèrent les ordres au sergent d'armes de la
+république; c'est au palais qu'elles reçurent leurs drapeaux; et dès lors
+c'est au gouvernement qu'elles appartinrent.
+
+Au dehors la nouvelle du soulèvement et de la victoire des Génois avait
+excité partout la surprise et l'admiration. La cour de France, si
+intéressée au succès, pour signaler la sympathie utilement, s'était
+empressée d'envoyer un premier secours pécuniaire sans attendre qu'il fut
+demandé. L'ennemi ne pouvait manquer de revenir en force pour essayer de
+venger son affront. Il était aussi nécessaire que juste d'organiser
+l'assistance à porter à Gênes pour défendre la ville et ses braves
+citoyens. Il fallait y faire arriver des subsides réguliers et des
+troupes. Mais à qui les adresser? où était, qui était maintenant le
+gouvernement? L'envoyé génois résidant à Paris ne parlait que du sénat,
+comme si rien ne fût avenu, comme si la noblesse fut encore tout l'État.
+On pensait à Versailles qu'en ce moment il n'en pouvait être ainsi. La
+renommée avait même grossi les événements qui s'étaient passés à Gênes
+depuis la révolution. Le bruit avait couru que le peuple s'était créé un
+doge pris dans la plus basse classe. On rejetait ces calomnies; mais il
+importait de savoir si la ville était livrée à l'anarchie. Car si
+l'intérêt des opérations futures, autant que la justice et l'estime dues
+au courage, inspirait de secourir les Génois, s'allier avec une populace,
+l'aider peut-être à opprimer les nobles, se confier à une démocratie en
+tumulte, on y répugnait avec raison. On interrogeait le ministre de
+France resté à Gênes. Il répondait avec embarras et réticence. Il
+hésitait à recommander à la confiance de sa cour un sénat sans pouvoir et
+sans popularité, qui se rendait presque invisible; ou une tourbe d'hommes
+courageux mais sans lumières, incapables de gouverner, d'administrer, et
+qui, en se défiant les uns des autres en fait d'argent, ne faisaient que
+se rendre justice. Aussi l'envoyé n'avait-il pas balancé à délivrer au
+sénat les sommes venues de France. On lui dépêcha de Paris un messager
+secret qui pût tout entendre de lui, tout voir, et revenir rendre compte
+de l'état des choses. Sur ses rapports on se convainquit que la
+révolution était avancée, que le peuple n'avait point de chef en état de
+contre-balancer le pouvoir de la noblesse, que les classes mitoyennes
+penchaient pour elle, même involontairement et par le cours naturel des
+choses, les moins enclins effrayés de la domination de la glèbe et
+n'ayant pas besoin d'en faire une plus longue expérience; que le peuple
+se rangeait de jour en jour sous l'ancienne loi; que le quartier général
+ne serait bientôt plus qu'un instrument du sénat, un intermédiaire
+commode et sans danger entre le gouvernement et les citoyens armés, et
+que cet échafaudage serait facilement supprimé aussitôt qu'on le
+voudrait.
+
+Cependant la jalousie n'était pas éteinte entre le gouvernement des
+nobles et celui des plébéiens. Tantôt le premier, se croyant trop tôt sûr
+de sa puissance retrouvée, annonçait imprudemment la suppression du
+quartier général. Tantôt le quartier général mettait au jour la
+prétention d'envoyer ses délégués siéger au petit conseil1. Quand on
+apprit que le roi de France se préparait à envoyer six mille hommes, les
+meneurs affectèrent de craindre qu'arrivées pour être à la disposition du
+sénat, ces troupes ne fussent destinées à opprimer la liberté populaire.
+Ils s'offensèrent également de ce que l'argent venu de France ne leur eût
+pas été remis et se dépensât sans leur concours. Leurs plaintes
+redoublèrent quand ils apprirent que le subside serait permanent2.
+L'envoyé français eut quelque peine à leur faire entendre que les troupes
+du roi ne se mêlaient que de défendre le pays contre les Autrichiens; que
+les secours généreux de la France avaient pour destination exclusive de
+pourvoir aux fortifications et aux munitions. Loin d'être défavorable à
+la cause populaire, la cour elle-même n'avait pas fort approuvé que son
+argent passât aux mains des nobles. Elle craignait que, soustrait aux
+yeux du peuple, ce sacrifice ne manquât le but en ne servant pas à
+maintenir et à encourager l'esprit public. Mais à livrer la somme aux
+chefs populaires, la dilapidation aurait été certaine; et entre les mains
+du sénat même, on eut lieu de croire qu'une portion des deniers, au lieu
+de subvenir aux besoins présents, avait été distraite pour rembourser à
+certains gentilshommes des avances faites pour des besoins passés. On
+convint enfin que l'argent serait encore remis au sénat, mais qu'on
+ferait savoir au public ce que le roi donnait, et qu'il serait pris en
+même temps des mesures pour empêcher que rien sur ce fonds ne fût
+détourné de sa destination3. Ces ménagements calmèrent les dernières
+agitations; mais cinquante ans après on trouvait encore des vieillards
+qui, regrettant qu'on eût perdu cette occasion de secouer le joug des
+nobles, accusaient les ministres de Louis XV de corruption et d'injustice
+pour avoir préféré la noblesse et prêté la main pour la relever.
+
+Bientôt arriva dans le port une frégate française. Six officiers
+supérieurs, deux ingénieurs en descendirent. L'allégresse publique éclata
+à leur passage. Ils annoncent que les Autrichiens reculent sur Var et que
+l'armée française du maréchal de Belle-Ile passe ce fleuve à leur
+poursuite; que Gênes verra bientôt de nouveaux défenseurs. En effet, des
+troupes françaises et espagnoles échappées aux vaisseaux anglais,
+accompagnées de convois d'argent, parviennent heureusement au port; à
+leur tête on voit paraître le duc de Boufflers. Il se rend au palais;
+c'est dans la personne du doge qu'il reconnaît, qu'il félicite la
+république de sa glorieuse résistance. C'est avec le sénat qu'il concerte
+les mesures pour l'avenir4.
+
+Dans les instructions données au général on lui recommandait de réunir,
+s'il se pouvait, la noblesse et la bourgeoisie dans un même sentiment de
+zèle pour le salut de la patrie. S'il y avait dissentiment invincible, il
+devait adhérer à celui des deux partis qui serait le plus franchement
+déterminé à la défense, et le plus fermement attaché à l'alliance des
+couronnes de France et d'Espagne. Quoique Boufflers se fût d'abord
+adressé au doge, il arrivait avec des préventions contre une noblesse
+suspecte de ménager l'Autriche par crainte ou par intérêt. Il venait
+aussi sous l'impression de l'éclat d'une victoire plébéienne; et flatté
+de l'accueil qu'il recevait, ce qui n'allait pas bien il l'attribuait à
+la jalousie et à la méfiance des grands envers le peuple; il se
+promettait de faire connaître à ce peuple toute sa propre force, et, pour
+en avoir l'occasion, il était impatient que l'ennemi parût. Mais après
+quelques semaines, son jugement fut modifié par de nouvelles
+observations. Il reconnut que si parmi les nobles qui concouraient au
+gouvernement tous ne pouvaient être également zélés, également bien
+intentionnés, le plus grand nombre des membres se montraient
+convenablement. Il les avait bien vus essayer d'abord de lui dérober une
+ouverture indirecte qu'ils avaient reçue pour un accommodement secret
+avec le roi de Sardaigne; mais il avait suffi du ton sur lequel il
+s'était expliqué à ce sujet, pour faire rompre ces pratiques et en finir
+de ces mystères, et il n'y avait plus si indifférente affaire qu'on n'en
+consultât avec lui. On suivait ses avis avec la plus grande déférence.
+Seulement il cherchait des hommes d'État et il n'en avait rencontré
+encore qu'un seul5.
+
+Quant au peuple, il s'apercevait que ces hommes qu'on croyait guerriers
+ne l'étaient nullement. Ils avaient montré dans le désespoir de la
+témérité et de la fureur; mais on ne pouvait compter sur eux pour une
+défense régulière6. «On manque dans cette foule, dit-il, des personnages
+supérieurs à la multitude, et ainsi il n'y a rien à négocier avec cette
+partie de la république.» Boufflers finit cependant par ranimer les
+courages; il les excita par l'émulation, il les plia à la discipline par
+la confiance qu'il acquit près d'eux. Ce fut son prodigieux mérite et
+l'amour public fut sa récompense.
+
+Le général autrichien Schullembourg avait pénétré de toutes parts; Gênes
+était resserrée. L'ennemi avait sommé la ville plusieurs fois. Ses
+défenseurs avaient abandonné et repris les postes les plus voisins de ses
+remparts, avant même que Boufflers fût arrivé pour les défendre. Mon but
+n'est pas de suivre les détails de l'attaque et de cette belle défense.
+Il me suffit de dire que les Génois soutinrent avec courage et discipline
+les fatigues d'un siège long et pénible. C'est ici leur moment honorable.
+Le péril, la présence d'un ennemi qu'ils avaient bravé et chassé,
+Boufflers et les Français, tout ranimait l'esprit public. Et le général
+put alors s'apercevoir du crédit qu'il avait gagné, ainsi qu'il
+l'écrivait avec satisfaction. Plus de troubles dans la ville, bonne
+volonté constante pour marcher en campagne. Les nobles qui y parurent s'y
+distinguèrent; plusieurs y moururent au champ d'honneur. A cette époque,
+les sacrifices d'argent ne coûtèrent plus rien à la noblesse. Je ne parle
+pas des bijoux dont il fut de mode parmi les femmes de faire des
+offrandes patriotiques, ni du renoncement, que les narrateurs populaires
+ne peuvent s'empêcher d'admirer, des sénateurs qui se réduisaient à un
+seul laquais pour toute suite, et des dames qui ne se montraient plus
+suivies que de leurs femmes. Le patriotisme se manifestait par des signes
+plus certains. Les corps de métiers fournissaient tous les jours huit
+cents hommes pour la garde. Toutes les compagnies de volontaires étaient
+toujours prêtes à marcher. Les citoyens rivalisaient de bravoure et de
+discipline avec les soldats, les habitants des campagnes de dévouement et
+d'intelligence avec ceux de la ville. Le clergé même signala son courage.
+Il s'était utilement et honorablement conduit dès le commencement de la
+crise. Ses prédications, ses directions publiques et secrètes avaient
+soutenu le bon esprit du peuple. Les cérémonies religieuses, les
+processions, les neuvaines lui plaisent: ce sont ses fêtes, on les avait
+multipliées dans ce but. On avait fait des voeux à tous les autels. Les
+prêtres avaient excité par la piété le patriotisme; et, chose
+remarquable, au milieu de la chaleur des deux partis, on ne voit nulle
+part ni la noblesse accuser le clergé d'avoir abusé contre elle de son
+influence, ni les populaires lui reprocher d'avoir coopéré à les remettre
+sous le joug. Il agit, et il semble ne l'avoir fait que dans le sens du
+salut de la république. Les prêtres, les religieux même offrirent de
+prendre les armes pour la police intérieure. Ils gardaient les
+prisonniers et les établissements publics; ils faisaient des patrouilles
+pour le bon ordre. On les vit donner sous les murs de la ville le
+singulier spectacle d'une légion d'ecclésiastiques sous les armes, passée
+solennellement en revue par l'archevêque: et, de démonstration en
+démonstration, les prêtres se mêlèrent fréquemment aux expéditions
+extérieures. L'ennemi même les distingua avec une particulière
+animadversion. C'est peut-être le patriotisme des ecclésiastiques qui
+enflamma les Autrichiens contre les saints protecteurs du pays. On trouva
+les madones qui étaient sur les portes ou dans les campagnes souillées,
+décapitées, pendues, turpitude plus superstitieuse que la confiance qu'y
+mettaient les Génois. Il est vrai que le peuple avait vu la Vierge
+écarter de sa main les boulets tirés sur la cité. Malheureusement la
+fureur des assiégeants se signala par des excès plus funestes. Ils
+étaient aux portes de la ville. Ils tenaient ces beaux villages, ou
+plutôt ces faubourgs magnifiques qui la prolongent des deux côtés, Saint-
+Pierre d'Arène, Albaro: là tous les palais superbes qui, dès le temps de
+Pétrarque, faisaient des environs de Gênes le plus noble séjour de
+l'Italie et dont les merveilles s'étaient accrues ou rajeunies de siècle
+en siècle, furent brûlés, démolis ou dévastés. Ceux que dessina Michel-
+Ange n'échappèrent pas aux vandales. Nous avons vu, après cinquante ans,
+les marques irréparables de cette dévastation atroce, jusqu'à ce qu'une
+autre guerre et de nouvelles calamités soient venues ajouter d'autres
+ruines à ces ruines anciennes.
+
+La défense de Gênes par M. de Boufflers est un événement militaire que
+les gens de l'art admirent et étudient encore. Il fit toutes ses
+opérations à propos. Des batteries placées le long de la mer écartèrent
+les vaisseaux anglais qui incommodaient le rivage. Des retranchements,
+des forts, habilement combinés, défendirent autant qu'il était possible
+l'approche des hauteurs qui, sur la rive gauche du Bisagno, longent et
+dominent les fortifications orientales de la ville. Un moment les forces
+ennemies parurent l'emporter. On ne put leur fermer le Bisagno. Mais le
+terrain leur fut si savamment disputé qu'elles ne purent tirer aucun
+parti considérable de leur introduction dans cette vallée. Français,
+Espagnols, Génois, tous rivaux d'émulation, semblaient n'avoir qu'un même
+esprit et suivre sous leur chef habile une inspiration unique. Après de
+vains efforts, Schullembourg, ayant consumé beaucoup de temps et
+inutilement fatigué son armée, leva le siège de Gênes au commencement de
+juillet 1747.
+
+Le duc de Boufflers, épuisé de fatigues et attaqué de la petite vérole7,
+mourut au moment même de cette retraite de l'ennemi. Sa mort fut, dans
+Gênes, une calamité telle qu'elle fit craindre des excès de désespoir.
+Les écrivains du gouvernement assurent qu'on fut obligé d'employer
+l'influence secrète des prêtres auprès du peuple, pour modérer la
+violence de la douleur publique.
+
+Le duc de Richelieu vint remplacer Boufflers. Ses instructions
+l'invitaient à rechercher la popularité: il lui en coûta peu pour
+l'obtenir. Dans ce pays qui se souvenait de l'avoir vu dans sa plus
+brillante jeunesse, sa dignité noble et aisée, sa gracieuse facilité de
+moeurs séduisirent toutes les classes et multiplièrent ses succès. Mais il
+était avide de gloire militaire, il avait d'avance mandé au ministre
+qu'il n'entendait pas qu'on ne l'envoyât à Gênes que pour y publier la
+paix (car on commençait à en parler alors). Cependant pendant son séjour
+au printemps de 1748, l'ennemi ne menaça Gênes que de loin. Richelieu
+perfectionna quelques ouvrages de défense. Il fit des excursions peu
+importantes avec des succès variés. Il disputa assez heureusement les
+approches, mais sans grandes opérations ni périls éminents. Le seul
+avantage de commander encore quand la paix fut signée ne devait pas lui
+mériter le titre de libérateur de Gênes. La famille de Boufflers fut
+inscrite sur le livre d'or des nobles de la république. Richelieu vivant,
+avec le même honneur, eut une statue; et le même jour le bâton de
+maréchal lui arrivait de France. Le courtisan hérita des lauriers qui
+appartenaient au guerrier.
+
+La paix vint enfin. Après des préliminaires signés le 30 avril 1748, le
+traité d'Aix-la-Chapelle fut conclu le 18 octobre. Les Génois y furent
+compris. On leur rendit ce qu'on occupait encore de leur territoire,
+Savone et Final, ce premier sujet de leur querelle8. On eut soin de
+stipuler que les pays frappés de contributions et que le sort de la
+guerre avait délivrés de l'occupation de l'ennemi seraient affranchis de
+toute demande pour le reliquat non acquitté; que Gênes et les Génois
+retourneraient dans la jouissance de leurs revenus à la banque de Vienne.
+Contre la teneur d'une stipulation si explicite, les ministres
+autrichiens essayèrent de les frustrer de leurs capitaux: et ce fut par
+un ridicule sophisme de légiste. Au moment, disaient-ils, que les
+Allemands sortirent de Gênes, l'impératrice était créancière légitime des
+Génois du reste des contributions qu'elle avait eu le droit de leur
+imposer. Les Génois étaient à leur tour créanciers de l'impératrice pour
+des capitaux employés dans la banque publique. Quand les dettes et les
+créances sont réciproques entre les mêmes parties, il se fait pour
+chacune et à concurrence une compensation naturelle, une secrète et
+mutuelle extinction des dettes. Telle est, en effet, la loi civile: on
+n'avait pas de honte de l'appliquer aux relations politiques de deux
+États: et quant à la stipulation opposée qu'on venait d'insérer dans le
+traité de paix, elle ne devait, disait-on, se rapporter qu'à des créances
+existantes. Or, celles-ci compensées, confisquées, éteintes, et ne
+pouvant revivre, ce n'est pas elles que l'article du traité avait pu
+considérer. Cette chicane fut soutenue avec une longue insistance.
+Heureusement que les Autrichiens faisaient d'autres difficultés non moins
+injustes qui intéressaient les puissances principales. La France exigea
+donc avec menace la fidèle exécution du traité. Par un acte solennel
+l'impératrice reconnut enfin le droit des créanciers génois et leur
+rendit de nouveaux titres à la place de ceux qu'elle avait cru annuler
+pour en avoir prononcé une confiscation.
+
+Il resterait à parler des récompenses que le gouvernement dut accorder au
+peuple qui l'avait sauvé et qui lui laissait reprendre sa place; et à cet
+égard, les écrivains de la noblesse disent, en racontant la délivrance de
+la ville, qu'on remit à des temps plus calmes à récompenser Carbone et
+les autres populaires qui s'étaient distingués à cette époque; et ils
+ajoutent qu'en effet ces récompenses furent proportionnées à la
+reconnaissance publique. Il faut les en croire. Mais la rémunération est
+demeurée obscure. Quelque somme de deniers aura acquitté cette dette. La
+misère de ces champions, les accusations qu'ils s'attirèrent et qu'on eut
+grand soin de ne pas leur épargner, autorisèrent sans doute à les payer
+en argent et à les remettre à leur place. On voit aussi qu'en 1748 on
+inscrivit au livre des nobles, dans des formes et au temps ordinaires,
+six particuliers de la classe de ceux qui dans toute autre circonstance
+auraient pu prétendre également à cet honneur. On donna cette inscription
+comme le pris de leur assistance fidèle au quartier général, c'est-à-
+dire, de leur zèle à entrer dans les vues du gouvernement et à y
+reconduire le peuple. Les milices bourgeoises se drapèrent peu à peu.
+L'uniforme les avait créées; les habits ne se renouvelèrent pas. Le
+gouvernement hâta la dissolution de ces corps, qui l'offusquèrent
+aussitôt qu'il cessa d'en avoir besoin.
+
+Une suite plus intéressante de la grande crise que Gênes avait soufferte
+mérite d'être signalée. C'est la restauration de ses finances et de la
+banque de Saint-George en particulier.
+
+La paix générale ayant rendu libres la navigation et le commerce, il
+n'est pas surprenant que Gênes ait promptement repris les avantages que
+sa position lui assurait, quand, tout entière à ses vrais intérêts, sans
+barrières fiscales et presque sans impôts, elle pouvait faire le seul
+trafic qui lui convienne. Elle fut de nouveau l'entrepôt des marchandises
+étrangères, le bureau d'un péage, si l'on peut s'exprimer ainsi, entre la
+mer et la haute Italie ou les régions intérieures qui y répondent. Elle
+fut une sorte de lien réciproque entre le Levant et les colonies
+espagnoles et portugaises, entre le nord et le midi, et la factorerie du
+commerce de toutes ces régions avec l'Italie. Son port franc fut
+fréquenté de nouveau, comme une foire perpétuelle ouverte à tous ces
+peuples. Le travail revint aux pauvres, les bénéfices aux commerçants,
+les intérêts aux capitalistes, les consommateurs aux propriétaires de
+denrées. Sans le retour de ces biens, il eût été inutile de penser au
+choix des moyens capables de refaire le crédit et la fortune publique.
+Mais telle avait été la brèche de quelques années, que cette prospérité
+renaissante du commerce ne suffisait pas pour en réparer les ruines.
+
+Nous avons vu que c'était dans le trésor de Saint-George qu'on avait
+puisé les contributions enlevées par les Autrichiens. La suspension des
+payements de cette banque en avait été la suite9. Cet événement
+compromettait à la fois le revenu des familles et des établissements de
+toute espèce, la fortune des citoyens entre les mains de qui les billets
+de Saint-George étaient répandus, et toute la circulation du commerce
+d'une place qui ne connaissait presque plus d'autre monnaie.
+
+Cette suspension ne pouvait finir qu'en trouvant les moyens de remplir de
+nouveau le vide du trésor. Le désordre et la dilapidation attachés à un
+mouvement insurrectionnel, les habitudes qui en restent, la difficulté de
+ramener le peuple sous le joug des impôts dont il s'est affranchi, le
+surcroît de dépense et la consommation prodigieuse que fait un peuple
+armé en masse comparé à l'entretien d'une armée régulière, toutes ces
+causes ne permettaient pas même la tentative de réparer le mal. Tant que
+la guerre dura, depuis l'expulsion des Allemands à la fin de 1746,
+jusqu'à la paix d'octobre 1748, on épuisa toutes les ressources qui
+pouvaient rester encore. On essaya plusieurs tempéraments en 1749: mais
+ce ne fut qu'en 1750 qu'on fut en état de procéder à une liquidation
+générale par laquelle on consolida les billets suspendus et les autres
+dettes arriérées. On se soumit à des contributions que le retour de la
+prospérité commerciale commençait à permettre de s'imposer10. Elles
+assurèrent le revenu de cette dette consolidée, et, par une opération
+bien faite, juste pour chaque créancier, ni trop retardée, ni trop
+précipitée; la circulation fut rétablie et le lustre rendu à cette banque
+dépositaire de tant de fortunes11.
+
+Ce retour de la prospérité commerciale, ce prompt réveil de la sécurité
+des capitalistes, furent les bienfaits de la paix qui, en occupant
+lucrativement tous les bras et toutes les pensées, dissipèrent les restes
+de l'agitation et mirent fin aux récriminations malveillantes en bien
+moins de temps qu'on n'osait l'espérer. Richelieu, qui partait de Gênes
+immédiatement après la paix faite, écrivait au roi et aux ministres ses
+appréhensions. Il voyait un peuple armé, une bourgeoisie mécontente, et
+il signalait des têtes chaudes. Suivant lui, à Gênes, personne encore ne
+gouvernait tout à fait; et l'opposition de la noblesse et du peuple
+aurait produit une turbulente anarchie sans la sorte d'autorité que les
+circonstances avaient donnée au roi. Aussi il prévoyait qu'à la retraite
+des troupes françaises qui allaient le suivre, il éclaterait non une
+conspiration, mais une révolte. Sa prédiction fut heureusement démentie,
+et il y aurait injustice à ne pas reconnaître, en un tel dénoûment, une
+grande preuve d'habileté dans les chefs de la république reprenant
+doucement les rênes et remettant le char dans la bonne voie. Tant de fois
+nous l'avons vu maladroit! On avait dit12 de ce gouvernement qu'il était
+grand dans les petites choses et petit dans les grandes. Certes cette
+difficile restauration était une grande affaire; de petits moyens peuvent
+y avoir été employés; mais le succès fut complet, et certainement il
+était digne d'estime13.
+
+(1755-1763) L'alliance des cours de Versailles et de Vienne qui se
+contracta bientôt après conserva la paix de l'Italie. Elle affermit et
+contint dans leurs limites les puissances de cette heureuse contrée. La
+guerre, qui éclata quelques années après entre l'Angleterre et la France,
+ne causa aux Génois que quelques inquiétudes passagères. C'était au fort
+de leur querelle avec les Corses, et les escadres anglaises pouvaient
+donner la main à ceux-ci. L'ambition toujours éveillée du roi de
+Sardaigne pouvait se prévaloir à leur préjudice de la protection de la
+cour de Londres. Ils avaient donc à coeur de ne rien faire qui les fît
+tomber dans la disgrâce de cette cour. L'Angleterre, qu'ils avaient
+vivement sollicitée, leur fit dire qu'on ne ferait rien contre eux s'ils
+restaient exactement et sincèrement neutres; mais qu'on se tiendrait
+offensé des moindres signes de leur défiance ou de leur mauvaise foi.
+Cependant les craintes de se voir compromis, d'être envahis pendant la
+guerre ou sacrifiés à la paix, recommençaient chaque jour. «Les
+gouvernements faibles sont toujours soupçonneux, écrivait-on de
+Versailles; on ne peut les guérir de la peur; et après tout, ce n'est pas
+à nous de tranquilliser les Génois.» Enfin la paix se fit (1763), et une
+nouvelle garantie de leurs possessions y fut explicitement comprise.
+
+Il faut ici rapporter un fait assez significatif pour montrer quel déchet
+l'esprit public avait souffert parmi les membres mêmes du gouvernement.
+Les préparatifs de défense, ajoutés aux frais de la guerre de Corse,
+nécessitaient des sacrifices. On avait décrété une contribution
+extraordinaire. Chacun devait s'imposer à proportion de sa fortune, mais
+nul ne pouvait être taxé d'autorité à plus de mille livres. On devait
+compter sur le patriotisme des riches pour ne pas s'en tenir à la taxe
+obligatoire. Le doge Augustin Lomellini14, excellent citoyen, crut devoir
+donner un généreux exemple (1762); il souscrivit pour soixante mille
+livres, mais nul ne l'imita, plusieurs le blâmèrent avec aigreur; quand
+il sortit de charge, peu de mois après, le nouveau doge qui le remplaça
+prétendit avoir été injustement surchargé par les répartiteurs, réclama
+la réduction de sa taxe (1763), et l'obtint pour compléter le scandale.
+
+Quand on recourait aux contributions extraordinaires, ou qu'on augmentait
+les impôts, on essayait d'étendre ces charges hors de Gênes, et de les
+faire partager aux autres villes de l'État. On rencontrait habituellement
+de la résistance. Final, se souvenant de sa qualité féodale, recourait au
+conseil aulique pour y plaider contre la république (1754). Cet exemple
+fut suivi avec acharnement par la petite ville de Saint-Rème. Elle avait
+eu autrefois pour seigneur l'évêque de Gênes, et elle prétendait que
+c'était sous la suzeraineté impériale.
+
+L'empereur accueillit avec empressement cette soumission à sa couronne,
+cette attaque contre la souveraineté génoise. On croira aisément que la
+paix d'Aix-la-Chapelle n'avait pas suffi pour rétablir Gênes dans les
+bonnes grâces de Marie-Thérèse et de l'empereur François. Le conseil
+aulique instrumenta à Vienne. On fit plus; on prétendit que les habitants
+de quelques petits fiefs tenus par la république avaient été maltraités
+par ses officiers, et l'empereur délégua un haut commissaire pour aller
+constater ces offenses. Or, ce commissaire, le croirait-on? fut Botta
+Adorno, ce général oppresseur que le peuple génois avait mis en fuite. La
+république indignée protesta qu'elle ne le reconnaîtrait point. L'affaire
+s'envenimait: il paraissait des injonctions, des proclamations
+judiciaires et martiales au sujet de cette mission et du procès de Saint-
+Rème. La protection de la France intervint. Les procédures s'arrêtèrent
+et parurent oubliées. Mais douze ans après (1766), la cour de Vienne se
+réveilla. Une sentence fut prononcée en faveur des habitants de Saint-
+Rème. Il ne fallait plus qu'un pas pour que Gênes même et tout son État
+fussent déclarés sujets à la juridiction féodale de l'empereur. Mais on
+coupa court à ces iniques vexations. Le duc de Choiseul écrivit à Vienne
+«que les extrémités auxquelles les Génois étaient exposés ne
+permettaient plus au roi de persévérer dans la résolution qu'il avait
+prise de n'employer en leur faveur que des sollicitations et de bons
+offices. Leur inutilité le forçait à recourir à des moyens plus efficaces
+pour remplir ses obligations. Son intention était que la cour de Vienne
+en fût prévenue.» Le roi déclarait donc qu'il exécuterait pleinement la
+garantie donnée à la république pour toutes ses possessions; et qu'en
+outre, il requerrait pour y concourir toutes les puissances contractantes
+du traité d'Aix-la-Chapelle, et spécialement S. M. l'impératrice-reine.
+La déclaration eut son effet, et l'on ne parla plus de cette affaire.
+
+La république, en même temps, en avait une autre avec le pape Rezzonico
+(Clément XIII). Par une sorte de concordat tacite, mais bien ancien, le
+pape pourvoyait aux évêchés génois en prenant un sujet à son choix sur
+une liste que lui présentait le sénat. Tout à coup, il plut au saint-père
+de nommer à l'évêché de Vintimille un abbé de Franchi, chanoine de Gênes,
+sans attendre de présentation. Le sénat tint la nomination comme non
+avenue et envoya sa liste de candidats. En même temps, pour empêcher
+l'élu d'aller prendre possession du siège, on le logea chez le doge comme
+autrefois le père Granelli; mais de Franchi mourut dans la demeure qu'on
+lui avait donnée. Le pape se montra violemment offensé, et l'archevêché
+de Gênes étant devenu vacant, il nomma promptement un Lercari15, sans
+admettre aucune proposition du gouvernement. Cette fois on n'osa pas à
+Gênes renouveler la querelle, le choix convenant d'ailleurs. Il y eut
+alors une sorte de transaction (1767). Le pape conserva le droit de
+nommer, la république se réserva de n'admettre les évêques ainsi promus à
+prendre possession de leur dignité qu'après que le petit conseil en
+aurait donné son agrément.
+
+(1769) Peu après, Gênes demandait encore les honneurs de la salle royale
+à Rome, et sollicitait avec instance les cours de Versailles et de Madrid
+de prêter leur appui à cette prétention. Elles répondaient qu'elles
+n'avaient déjà que trop d'affaires fâcheuses avec le pape et qu'elles ne
+sauraient entreprendre celle-ci16.
+
+
+CHAPITRE IV.
+Guerre de Corse.
+
+La ville de Gênes, bombardée au bon plaisir de Louis XIV et soixante ans
+après abandonnée à la discrétion des soldats de Marie-Thérèse, c'étaient
+deux incidents nés du choc ou des jalousies des grandes puissances; à
+cela près, le gouvernement de 1576, de son commencement à sa fin, n'eut,
+à justement parler, que deux affaires qui lui fussent propres: défendre
+son existence contre l'ambition du duc de Savoie; maintenir sa domination
+sur la Corse. J'ai raconté la résistance qu'il opposa à son dangereux
+voisin; il faut, en remontant en arrière, rassembler ici les détails de
+sa dernière lutte avec les redoutables insulaires que la république
+prétendait tenir assujettis. Elle se disait reine de la Corse; la fière
+et sauvage énergie, les vertus et les vices de tels sujets, ne
+s'accommodaient point de pareils maîtres. Comme au temps de Vicentelli et
+de Sampier, il naissait sur ce sol des âmes fortes et des hommes sans
+frein. Il s'y nourrissait d'implacables ressentiments; les vengeances s'y
+perpétuaient; des actions violentes s'y répétaient chaque jour. Les
+Génois y étaient détestés; et eux-mêmes avec leurs prétentions, avec
+leurs superbes dédains, ne savaient ni ne pouvaient rien faire pour
+apprivoiser ces populations farouches. Une seule chose avait changé:
+autrefois les révolutions qui éclataient à Gênes, et qui détournaient
+l'autorité du soin de contenir les Corses, étaient pour eux autant
+d'invitations à secouer le joug. Les factieux tour à tour expulsés du
+gouvernement venaient; porter et demander à la fois de l'appui aux
+mécontents de l'île. Mais depuis 1576 ces occasions de soulèvement
+manquaient, sous un gouvernement régulier et consistant quoique faible.
+Depuis que les entreprises de Sampier avaient échoué contre lui, il
+opprimait avec méthode, incapable, au reste, par ses préjugés autant que
+par sa politique, d'ouvrir aucune voie de civilisation à un peuple
+inculte, qu'il croyait avoir le droit de mépriser et de tenir abaissé.
+Les familles génoises elles-mêmes, qui d'âge en âge s'étaient établies
+dans l'île, étaient regardées dans Gênes comme des branches inférieures
+dans leur propre parenté, et comme déchues d'un degré dans la
+considération publique. Des évêques étrangers à l'île étaient donnés aux
+diocèses; et ce n'était pas en leurs mains que se trouvait placée
+l'influence sur ce peuple très-dévot au milieu de ses vices et de ses
+violences; elle était réservée aux pauvres prêtres du pays qui faisaient
+cause commune avec leurs ouailles dont ils partageaient les passions et
+les moeurs. A la suite des magistrats temporaires envoyés par la
+république, débarquaient de nombreux suppôts: ils s'emparaient de toutes
+les fonctions honorifiques ou lucratives; la voix publique était toujours
+prête à les accuser de rapacité et de concussion. Dans cette disposition
+des esprits, il n'était aucun impôt qui pût se lever sans soulever des
+résistances désordonnées. Sur tant de griefs les représentations étaient
+mal reçues: les recours à Gênes, le plus souvent, valaient au moins la
+prison à ceux qui s'exposaient à les porter au sénat. Enfin le
+gouvernement croyait avoir à se montrer inflexible dans ses exigences;
+ses répressions étaient cruelles; et soit dans l'île, soit dans la tour
+de Gênes, on jugeait dans l'ombre, on condamnait suivant l'effrayante
+formule des inquisiteurs d'État, ex informata conscientia.
+
+Cependant la douceur ou la sévérité, l'habileté ou la maladresse des
+gouverneurs, donnèrent tour à tour du relâche ou de l'élan aux
+dispositions hostiles des insulaires. Vers 1728, des querelles
+insignifiantes sur la légalité d'une taxe légère qui se payait sans
+difficulté depuis quinze ans, s'envenimèrent tout à coup; ce fut
+l'étincelle qui alluma un incendie. Les magistrats génois furent tantôt
+faibles dans leurs concessions, tantôt malheureux dans leurs mesures
+répressives. On s'insurgea, et les Corses ne manquèrent pas de chefs
+audacieux, dont plusieurs s'étaient formés au métier des armes chez les
+puissances du continent. Le mouvement fut général: des diètes
+s'assemblèrent; elles consultèrent les théologiens de l'île, qui
+décidèrent que la guerre était légitime et juste.
+
+On assure qu'alors les Corses offrirent la souveraineté de leur île au
+pape: le saint-père ne leur proposa que son inutile médiation. Pour eux,
+ils déclarèrent qu'ils ne se livreraient plus au pouvoir absolu de leurs
+oppresseurs; qu'ils ne traiteraient avec les Génois que sous l'expresse
+garantie de l'empereur, de la France, ou de l'Espagne. La France avait
+manifesté de l'intérêt pour leurs souffrances: l'Espagne passait pour
+avoir favorisé secrètement l'insurrection: à Gênes on se méfia de ces
+deux puissances et l'on se contenta de demander à la première si elle
+verrait sans jalousie l'intervention de la cour de Vienne, la garantie
+dont celle-ci se chargerait pour l'exécution de l'accord qui serait
+conclu sous son arbitrage, et d'abord le passage en Corse de quelques
+troupes impériales pour appuyer la médiation. La cour de Versailles, sans
+témoigner ni opposition ni approbation, répondit simplement qu'elle était
+loin de favoriser une révolte: mais elle fit savoir officieusement le
+jugement qu'elle portait d'un pareil secours. Elle prédisait que les
+Génois l'achèteraient chèrement, et qu'ils allaient rendre la cour
+impériale seule arbitre dans leurs affaires en Corse. Les Génois ne
+tinrent nul compte de cet avis. L'empereur fournit (1731) d'abord trois
+mille cinq cents hommes qui débarquèrent dans l'île; elle devint le
+théâtre d'une guerre sanglante sans être décisive (1732). Cependant le
+prince de Wirtemberg détermina enfin les Corses à se soumettre à ce que
+l'empereur réglerait entre eux et la république. Pour préliminaire,
+quatre chefs de l'insurrection se rendirent au prince, qui les remit aux
+mains des Génois sous certaines garanties convenues. Ils furent d'abord
+renfermés dans la tour de Gênes, traités cependant avec de grands égards.
+Puis ils eurent pour prison la citadelle de Savone; et là, enfin, ils
+servirent à leurs compatriotes de plénipotentiaires pour adhérer à la
+pacification. Elle eut lieu sous la forme d'un règlement émané du
+gouvernement de Gênes avec l'intervention et la garantie de l'empereur.
+Mais cette garantie ne paraissait accordée qu'au profit des Génois pour
+obliger les Corses à l'obéissance. La plupart des conditions favorables à
+ceux-ci formaient des articles séparés, tenus secrets; et la stipulation
+de la garantie impériale s'y trouvait omise; on ne craignit pas de dire
+que cette omission avait été achetée à Vienne à prix d'argent.
+
+L'expédition allemande fut en tout préjudiciable à ceux qui l'avaient
+sollicitée. Tant qu'elle dura, la présence de tels auxiliaires enleva
+toute réputation aux forces génoises, et toute autorité aux magistrats.
+La Corse ne reconnaissait plus ceux-ci, et personne ne recourait à eux.
+Les généraux allemands faisaient sans les consulter des armistices
+auxquels la république était obligée de se conformer. Elle payait au
+complet la solde des troupes dont plus d'une fois une partie avait été
+ramenée sur le continent. Quand, après le règlement publié, Wirtemberg
+partit et que les soldats sortirent de l'île, l'Autriche demanda quatre
+cent vingt mille génuines (environ trois millions de francs) pour les
+frais. Il fallut voter pour les chefs impériaux de larges récompenses:
+les dépenses patentes n'étaient pas les seules à couvrir; et l'on
+assurait que sur les fonds expédiés dans l'île, il se trouvait un
+mécompte de cinq millions de livres resté inexplicable. À plusieurs
+époques de cette longue querelle, on voit percer le soupçon que parmi les
+causes qui la rendaient éternelle, se trouvaient certains intérêts privés
+de gens qui faisaient mieux leurs affaires que celles de la république.
+
+Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits pour obtenir l'intervention de
+l'empereur furent en pure perte (1734). A peine les Allemands repartis,
+l'île fut de nouveau soulevée. Elle reprit son organisation militaire et
+politique. La Vierge Marie fut déclarée protectrice souveraine de la
+Corse, une grande diète nationale confia le gouvernement à trois généraux
+décorés du titre d'altesse (1735), et assistés d'un conseil d'État. L'un
+des trois fut Hyacinthe Paoli, nom qui s'est rendu fameux pendant deux
+générations. Ainsi la nationalité corse se trouva déclarée et constituée.
+
+Ici, je rapporte la première origine du projet de donner la Corse à la
+France. L'envoyé de cette puissance à Gênes était alors M. de Campredon.
+Il avait régulièrement informé la cour des événements de l'île qui
+transpiraient à Gênes, malgré la défense d'en parler, défense parfois
+appuyée de la commination des galères. Il avait démontré que la
+république seule n'aurait jamais la force nécessaire pour soumettre les
+Corses à l'ancien joug, et pour détruire la redoutable organisation
+qu'ils s'étaient donnée. Cependant, ajoutait-il, l'empereur pensait à
+faire tomber la Corse aux mains du roi de Portugal; l'Espagne se vantait
+qu'aussitôt qu'elle le voudrait elle disposerait de l'île: elle
+entretenait des intelligences avec Giaffiero, l'un des trois généraux du
+pays, et le principal ouvrier des troubles précédents. Paoli se
+glorifiait de l'appui de l'Angleterre: on avait parlé des desseins du roi
+de Naples, et le roi de Sardaigne était prêt, disait-on, à s'emparer du
+pays dès que les Génois l'abandonneraient, comme il était devenu'
+probable. Quant à Gênes, on y trouvait assez de membres du gouvernement
+qui avouaient qu'il s'élèverait peu de regrets sincères si la Corse était
+ôtée à la république par les armes de quelque puissance; qu'à plus forte
+raison, si quelqu'une d'elles lui en demandait la cession à des
+conditions avantageuses, le marché pour se défaire d'une possession
+onéreuse serait promptement accepté. Mais ce marché serait-il indifférent
+à la France? Pourrait-elle laisser passer à d'autres une station si
+voisine de ses côtes, de ses arsenaux de Toulon, de son commerce de
+Marseille, si bien placée sur la Méditerranée pour l'offensive comme pour
+la défensive? Les Anglais avaient Gibraltar et Mahon; la France pourrait-
+elle laisser encore occuper la Corse? Pour conclusion Campredon proposait
+directement d'entamer une négociation avec les Génois, pour obtenir la
+résignation de leurs droits entre les mains du roi de France, et avec les
+Corses pour les disposer à être contents de cette cession1.
+
+Le ministre répondit promptement à cette dépêche2. Elle avait été lue et
+méditée: le roi et le conseil y donnaient une pleine approbation: «Vous
+êtes l'auteur de l'idée; il faut vous laisser le choix des moyens, le
+soin de préparer les voies; il suffit de vous dire que nous entrons à
+tous égards dans l'esprit de votre lettre.»
+
+Flatté de la satisfaction qu'on lui témoignait, Campredon se hâta de
+prendre les premières mesures. La plus facile fut de faire pressentir
+l'esprit des insulaires. Il avait pour amis et pour conseils des
+personnages attachés aux intérêts corses, et peut-être son projet
+n'était-il qu'une de leurs inspirations. Bientôt il vint de l'île une
+supplique au roi de France où l'on implorait sa médiation entre les
+Corses et les Génois. C'était une sorte de préliminaire, mais si peu
+important qu'il n'était signé que par vingt chefs de canton d'une
+province seule, et que la date était restée en blanc, afin que ce produit
+d'une intrigue clandestine ne vît le jour qu'en temps opportun.
+
+On ne négligeait rien pour habituer le public génois à l'idée d'être
+débarrassé de la Corse. On pensait que si cette ouverture était faite
+avec l'offre de garantir à la république à perpétuité, Savone, Final et
+la Spezia, la proposition aurait de grandes chances de succès. L'envoyé
+crut pourtant s'apercevoir que la vanité nationale y mettrait plus
+d'obstacles qu'il n'avait pensé d'abord. On se ferait scrupule à Gênes
+d'abandonner volontairement un royaume, et la misérable et chimérique
+recherche des honneurs royaux de la cour romaine accroîtrait encore cette
+répugnance: mais cette île, qu'on craindrait de vendre si elle était
+perdue par une force majeure, par une invasion, Campredon persistait à
+croire qu'on n'en serait que médiocrement fâché: des gens graves le lui
+donnaient à entendre, et, sur cette confiance, il conseillait au roi
+d'envoyer des troupes dans l'île et de s'en emparer à l'improviste. On se
+hâta de lui répondre, comme il convenait à la prud'homie du cardinal de
+Fleury, que jamais on ne se donnerait ce tort envers les Génois et en
+face de l'Europe. On estimait même, qu'il serait imprudent, quant à
+présent, de faire au sénat aucune ouverture. On devait se borner à faire
+reconnaître par les hommes influente que l'île leur était à charge, et
+qu'il serait plus profitable pour eux d'en traiter avec une puissance en
+état de la défendre, que de risquer qu'elle fût enlevée par le premier
+occupant: mais jusqu'à ce que ces réflexions portassent la république à
+demander à traiter, ou ne lui refuserait pas de se prêter à tout ce qui
+pourrait ramener les Corses à son obéissance. Néanmoins comme l'envoyé
+avait averti que si la cession était négociée, il y aurait quelques
+sacrifices à faire pour se procurer la majorité des suffrages, on
+l'assurait qu'en ce cas on ne manquerait pas d'accorder tout ce qu'il
+faudrait.
+
+Ces instructions convenablement dilatoires tendaient à tempérer
+l'impatience avec laquelle Campredon suivait son idée. Mais tout à coup3
+le ministère de Versailles lui enjoint de cesser ses démarches et de
+laisser tomber l'affaire. On ne lui donnait aucune explication sur ce
+changement. Mais on venait de signer les préliminaires de la paix avec
+l'empereur. Le grand-duché de Toscane passait au gendre de Charles VI.
+Cet événement amenait pour la France de nouveaux arrangements que
+l'acquisition de la Corse aurait sans doute contrariés.
+
+Le projet fut abandonné; mais les convictions qui l'avaient fait naître
+restèrent acquises. Si les ministres de Louis XV, à cette époque,
+n'estimèrent pas la Corse d'un prix assez haut pour affronter les
+embarras que son occupation eût pu donner, on fut bien d'accord de ne pas
+souffrir qu'elle passât dans des mains étrangères.
+
+Une étrange aventure (on ne saurait donner un autre nom à cet incident)
+vint tout à coup compliquer la situation, et bientôt elle détermina Gênes
+à demander des secours. On vit débarquer dans l'île un personnage inconnu
+apportant quelques armes aux insurgés4 et leur promettant d'amples
+secours qui allaient le suivre. C'était un grand seigneur anglais suivant
+les uns, un exilé Corse d'origine, suivant les autres. On sut enfin que
+c'était le baron Théodore de Newhoff, qu'on supposa expédié par une des
+grandes puissances. Il n'en était rien: cet aventurier, gentilhomme
+allemand, avait été, autant qu'on a cru savoir, page et puis sous-
+lieutenant en France, disciple pauvre de l'Ecossais Law, esprit
+romanesque se mêlant de chimie, suspecté même d'alchimie. Devenu
+lieutenant-colonel en Espagne, marié à Madrid, il avait abandonné sa
+femme en traversant la France. Prisonnier pour dettes à Cologne, à
+Livourne, il s'était réfugié à Tunis, il y avait trouvé des Corses et
+quelques Toscans; en vivant avec eux il avait conçu le dessein d'aller
+tenter la fortune en Corse. Sa petite cargaison d'armes lui avait été
+fournie à Livourne sur le crédit de ses nouveaux amis. Un vaisseau
+marchand anglais l'avait transporté dans l'île. Il y fut accueilli avec
+enthousiasme; il répandit tant d'espérance, il fit tant valoir le
+mystérieux appui des cours étrangères, il seconda si bien la chaleur
+patriotique des populations, qu'à peine arrivé il fut proclamé roi de
+Corse. Le nouveau monarque décora tous les chefs de l'insurrection de
+titres magnifiques. Hyacinthe Paoli fut nommé premier ministre.
+
+Une guerre de manifestes s'éleva d'abord. Le sénat de Gênes mit à prix la
+tête de Théodore; celui-ci se répandit en menaces. Dans l'île il agit
+avec assez de vigueur pour réduire bientôt les Génois à quelques villes
+du littoral et à leurs étroites banlieues. Mais, pour aller les y
+chercher, on avait besoin des renforts promis, et ils n'arrivaient pas. A
+peine couronné, le roi voulait partir pour aller au-devant d'eux. Mais,
+se défiant de lui les premiers, les soldats qu'il avait rassemblés
+craignirent d'être abandonnés sans que leur solde fût assurée. Bientôt
+après, plusieurs des chefs même mirent en doute la véracité des promesses
+et le caractère de leur prince. Quelques-uns rompirent ouvertement avec
+lui et se soulevèrent contre son autorité. Il les réprima; mais, enfin,
+on lui déclara que si les secours annoncés ne paraissaient pas dans le
+mois, on répudierait toute confiance en lui. Ce temps écoulé, il convoqua
+une diète dans laquelle il fit de nouveaux efforts pour rétablir son
+crédit et pour obtenir la faculté de sortir de son royaume, afin d'aller
+chercher les défenseurs dont il s'était assuré. Cette liberté lui fut
+donnée, les chefs qui se défiaient le plus de lui ou qui lui enviaient le
+pouvoir, estimant qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de le laisser
+aller. La république génoise ayant demandé au grand-duc de Toscane de le
+faire arrêter au passage, celui-ci répondit que c'était faire trop
+d'honneur à un pauvre roi détrôné.
+
+Pendant ce temps on délibérait à Gênes. On sentait la nécessité d'avoir
+des auxiliaires à opposer aux insurgés, et l'on ne voyait que la France à
+qui l'on pût en demander. Mais remettre les places qu'on tenait en Corse
+entre les mains des soldats français, c'était ce qu'un parti nombreux ne
+voulait pas souffrir. Les assemblées du petit conseil se multipliaient,
+et nulle proposition n'y réunissait le nombre nécessaire de suffrages.
+Dans le sénat plus qu'en Corse, disait-on, était la guerre. Enfin on
+imagina d'offrir aux révoltés un pardon général même pour les chefs, et
+une exemption d'impôts pendant douze ans.
+
+Paoli et Giaffiero avaient été nommés par Théodore régents du royaume en
+son absence, et ils avaient eu grand soin de faire confirmer leurs
+pouvoirs dans une assemblée populaire. Ils firent délibérer la diète sur
+la question de savoir si l'on entendrait les propositions que la
+république 'pourrait faire. Il ne manquait pas de voix pour s'y refuser:
+d'autres trouvaient bon qu'en faisant ses conditions on accoutumât les
+Génois à traiter avec eux de peuple à peuple. L'assemblée prit alors une
+délibération solennelle, qui fut souvent rappelée depuis. On déclara
+qu'en aucun temps la Corse n'entrerait en négociation sans que, pour
+préalable, les Génois eussent souscrit aux conditions suivantes: amnistie
+sans aucune exception: les Corses ne pouvaient être traités de rebelles:
+chacun d'eux aurait droit d'entrer, de résider, de sortir avec liberté
+illimitée: le port des armes ne pourrait être interdit: les règlements de
+l'ancien gouverneur Vénéroso seraient renouvelés. (Ce digne magistrat,
+quand il avait régi la Corse, y avait seul donné des lois équitables;
+aussi, à son retour à Gênes, avait-il été accablé de dégoûts.) Enfin,
+venait la clause principale: on ne ferait aucun accord sans qu'une
+puissance étrangère intervint pour garantir la fidèle exécution des
+pactes. C'était l'éclatante confirmation des déclarations de 1728.
+
+Gênes, au contraire, exigeait que les Corses s'avouassent rebelles;
+qu'ils fussent désarmés, et surtout qu'ils ne se permissent plus de
+réclamer entre des maîtres et des sujets aucune intervention de garants.
+L'espérance d'accommodement fut donc perdue.
+
+(1737) Cependant, il arriva en Corse des lettres de Théodore: son retour
+semblait imminent. Il allait amener de grands secours de vaisseaux, de
+soldats et d'armes, et il venait soutenu par la faveur des cours les plus
+influentes de l'Europe. Ses partisans propageaient de telles nouvelles
+avec la plus éclatante publicité. Ils appelaient le peuple dans les
+églises et chantaient le Te Deum pour ces annonces comme on l'eût fait
+pour des victoires. Sur ce bruit les Génois conçurent un surcroît
+d'alarmes, et, après de longs dissentiments, ils se décidèrent enfin à
+demander des troupes à la France. Les réserves et les précautions furent
+multipliées de leur part dans le traité qui eut lieu à Paris. La
+domination génoise devait être intacte en toute chose. Le pardon et la
+liberté qu'on obligerait la république à accorder aux Corses ne
+pourraient paraître qu'en forme d'édits spontanément octroyés par elle:
+le roi pourrait seulement s'en déclarer garant, car sans cette condition
+la France refusait de traiter. Gênes crut nécessaire de faire intervenir
+l'empereur dans cette même garantie, puisqu'il avait été garant du
+règlement de 1734: mais ce prince, en guerre avec les Turcs, ne fournit
+que son nom, et trouva bon que Louis XV envoyât ses troupes. Six
+bataillons furent d'abord expédiés sous les ordres de M. de Boissieux
+(1738). La république pourvoyait au logement et à la subsistance. Elle
+s'engageait à payer à la France deux millions de francs pour tous les
+autres frais. Ces troupes n'étaient pas mises sous les ordres des chefs
+militaires génois, pas même en contact avec les garnisons de la
+république. Elles devaient avoir leurs quartiers séparés. Leur commandant
+devait s'entendre avec le gouverneur ou commissaire du sénat: comme il
+fallait s'y attendre, ce concert fut mal établi et plus mal entretenu.
+
+La France avait exigé la suspension de toutes les hostilités. Comme elle
+la garantissait du côté des Génois, elle soumit les Corses à donner du
+leur des otages qui furent envoyés en Provence. Les chefs y contribuèrent
+par leur influence. Le général français, tout en défendant la domination
+génoise contre les insurgés, ne s'abstenait pas de correspondre avec
+ceux-ci. Il les invitait à la soumission, les assurant que la France ne
+voulait que leur bien et entendait leur assurer des conditions équitables
+et libérales. Paoli et Giaffiero, par son canal, écrivaient au cardinal
+de Fleury. Leurs lettres protestaient de leur obéissance aux volontés du
+roi de France notre maître, disaient-ils. Le cardinal répondait: «Vous
+êtes nés sujets de la république; elle est votre maîtresse légitime. Il
+ne faut pas vous flatter; le roi ne peut avoir d'autres principes: mais
+il est porté à vous regarder comme ses enfants. La république entrera
+dans tous les expédients raisonnables pour vous rendre le joug de
+l'obéissance non-seulement supportable, mais encore doux et léger.» Il
+demandait que les Corses nommassent des députés, pour négocier à Bastia
+sous la médiation du général français, Giaffiero répliquait, en
+promettant que les députés demandés seraient envoyés, mais en soutenant
+les droits de la nationalité des Corses et de leur indépendance. Le
+cardinal à son tour n'admettait pas cette réserve, et sa dernière lettre
+finissait ainsi: «Le roi serait bien fâché de dépouiller la qualité de
+pacificateur, pour devenir votre ennemi.»
+
+Un règlement, tel quel, fut dressé à la hâte. Il ajoutait quelque chose à
+celui que Wirtemberg avait inutilement publié sous l'autorité de
+l'empereur. Il contenait des amnisties, des remises d'impôts arriérés; il
+était aux gouverneurs le droit de condamner arbitrairement. Il déclarait
+qu'aucune grâce ne serait accordée aux homicides; car l'impunité des
+assassins prodiguée, et peut-être vendue, était reprochée amèrement aux
+fonctionnaires génois, peut-être parce qu'elle contrariait les vengeances
+de famille. Puis venait la clause du désarmement général. Ce règlement,
+la république qui le promulguait priait l'empereur et les rois de France
+et d'Espagne de le garantir. Le roi de France acquiesçait; un terme était
+assigné aux populations pour déclarer leur soumission et pour livrer
+leurs armes, et quand le délai serait expiré, le roi entendait tenir les
+conditions pour acceptées, et les faire immédiatement exécuter. Il était
+réservé, au reste, d'ajouter à ces conventions toute stipulation nouvelle
+qui serait demandée et qui serait reconnue utile au bien du pays. Or les
+réclamations de cette nature ne se firent pas longtemps attendre.
+L'assemblée convoquée à Bastia fut loin d'être complète: mais, pour
+première démarche, elle demanda la reconnaissance d'une organisation de
+la nation corse qui eût réduit presque à rien les droits de la seigneurie
+génoise. Les insulaires voulaient surtout avoir auprès de la cour de
+France des représentants sédentaires, pour y porter leurs plaintes et
+pour en requérir directement le redressement.
+
+Une partie de l'île se soumit cependant sans réclamation. En certains
+lieux cet acquiescement fut une feinte et un piège. Les détachements de
+soldats français appelés pour retirer les armes qui devaient être
+paisiblement déposées, furent attaqués dans des embuscades. Il y eut du
+sang répandu: et telle était la disposition des esprits chez ce peuple
+vindicatif qu'on ne craignait pas d'y appeler cette trahison les Vêpres
+corses.
+
+L'influence du nom de Théodore encourageait les résistances. L'aventurier
+avait promis fort au delà de son pouvoir, mais tout n'était pas mensonger
+dans ses annonces. A son arrivée à Amsterdam, il avait d'abord retrouvé
+quelques créanciers qui, pour une misérable somme de cinq mille florins,
+avaient fait détenir le roi des Corses au milieu de ses grands desseins.
+Deux amis puissants, qui l'avaient tiré de cet ignoble embarras, avaient
+prêté une oreille favorable à ses projets: ils l'avaient mis en état de
+charger un petit vaisseau hollandais pour aller porter secours à ses
+fidèles sujets. En attendant la saison du départit s'était montré à
+Paris; mais le lieutenant général de police l'avait promptement congédié.
+Enfin il s'embarqua (1737). Le navire arriva dans les eaux de la Corse.
+Quelques quantités d'armes et de munitions furent débarquées et
+distribuées aux habitants du voisinage. Des hommes en petit nombre
+prirent terre à l'île Rousse; on publia que le roi en personne était à
+leur tête, mais il ne parut point. On vérifia plus tard5 qu'à l'approche
+de l'île, la croisière d'une frégate française et la vue d'un nombre de
+barques génoises armées qui gardaient le littoral lui avaient fait
+craindre de tomber entre les mains de ses ennemis. Un vaisseau marchand
+suédois s'était rencontré là par hasard, il était passé sur son bord et
+avait laissé sa petite troupe débarquer sans lui. Elle fut bientôt
+dispersée. Un secrétaire dont le roi avait fait un colonel fut pris et
+mis à mort: mais les armes de la cargaison restèrent entre les mains des
+insurgés.
+
+Théodore, retourné en Hollande, en repartit l'année suivante (1738).
+Cette fois, il conduisit quatre navires, équipés à ce qu'on supposait,
+par les mêmes amis qui avaient pourvu à l'expédition précédente, et qui
+s'étaient associées par spéculation à ses folles espérances. La petite
+escadre, sur le point d'arriver, fut séparée par les vents. Trois navires
+allèrent à Livourne, où ils furent mis sous séquestre. Théodore, sur le
+quatrième vaisseau, aborda une plage voisine de Porto-Vecchio. Mais la
+garnison de cette place accourut Pour s'opposer à l'invasion. Théodore
+resta sur le vaisseau à l'ancre. Il envoya de là des proclamations et des
+lettres: il prit soin d'y joindre l'inventaire de toutes les munitions
+qui composaient ses quatre cargaisons, et qui devaient armer tous ses
+partisans. Il n'attendait que des otages de Porto-Vecchio pour débarquer
+dans ce port. Il invitait d'ailleurs tous ses fidèles sujets à venir au-
+devant de lui. Il fit donner des habits et des fusils à ceux qui se
+présentèrent, mais il en vînt très-peu. Quant aux régents qu'il avait
+établis, Paoli, Giaffiero, avant sa venue ils lui avaient écrit qu'il
+devait se hâter, ne pouvant différer de faire trouver les députés que le
+général français convoquait en assemblée générale pour délibérer sur un
+projet de pacification. Or le temps avait passé sans voir paraître
+personne, et il avait fallu donner cours à la convocation qu'on n'était
+pas en mesure d'empêcher: maintenant l'expédition venait trop tard. Les
+deux chefs, sans paraître auprès de Théodore, lui mandaient franchement
+que s'il n'avait assez de forces pour chasser de l'île les Génois par
+lui-même et sans l'assistance des Corses maintenant découragés, il ne
+devait pas se hasarder à venir plus avant. Théodore comprit la portée de
+cette réponse; il économisa ce qui lui restait d'armes, il cessa d'en
+distribuer, trop peu assuré qu'elles dussent servir à sa cause. Il se
+rendit à Naples; il y séjourna quelque temps, en querelle, disait-on,
+avec le procureur fondé dont ses armateurs l'avaient fait suivre. A cette
+époque, il fut de nouveau perdu de vue.
+
+La tentative de Théodore n'avait pas moins troublé les Génois qu'occupé
+les Corses. Dans les conseils de la république les partis en avaient pris
+une aigreur nouvelle. Ceux qui étaient opposés à la France disaient
+hautement que le roi s'étant fait entrepreneur à forfait de la soumission
+des Corses, c'était à lui de tenir son marché. On ne disait pas que la
+république en payait mal le prix, et exécutait encore plus mal ce qui
+était à sa charge. En Corse, son commissaire général, jaloux de son
+autorité, accusant M. de Boissieux de partialité pour les rebelles,
+contrariait toute mesure. On attendait de France de nouveaux renforts. Un
+bâtiment qui portait un détachement vint échouer sur le rivage. Les
+soldats, harassés par la tempête et mal secourus, se virent entourés par
+les populations accourues en tel nombre que la résistance fut inutile.
+Cet échec, tant de déplaisirs dans les rapports avec l'autorité génoise,
+tant de mécomptes dans les soumissions qu'on avait crues certaines,
+accablèrent M. de Boissieux; sa santé n'y résista pas, il mourut (1739):
+les députés qu'on tenait réunis à Bastia pour rassemblée nationale se
+dispersèrent, et tout resta en confusion plus que jamais.
+
+Paoli et Giaffiero publièrent, en manière de manifeste, une lettre
+adressée aux otages envoyés à Marseille pour répondre de la suspension
+des hostilités. Ils leur racontaient par quelle fatalité ces hostilités
+avaient recommencé. Ils en accusaient les mauvaises intentions et les
+mauvais procédés des Génois: ils ne parlaient du roi de France qu'avec
+ménagement. Ils lui avaient rendu compte de ce qui s'était passé, et,
+jusqu'à ce que sa volonté fût ultérieurement connue, la Corse se croyait
+en droit d'opposer la force à la force.
+
+Cela n'empêchait pas Hyacinthe Paoli de faire exécuter la soumission
+solennelle de la province de Balagne, ainsi qu'il en avait contracté
+l'engagement antérieur. Il prit, il est vrai, un prétexte pour ne pas
+assister à cette triste cérémonie; et, il faut le dire, pendant qu'elle
+avait lieu, un de ses intimes confidents, religieux de grande
+considération, écrivait aux chefs des autres provinces de ne pas se hâter
+de se soumettre: une amnistie était convenue et ils seraient toujours à
+temps d'en profiter. La Balagne seule livra ses armes.
+
+M. de Maillebois succéda à M. de Boissieux dans le commandement: il
+montra dans cette mission difficile, du discernement, de la fermeté avec
+un esprit conciliant et des vues élevées. Il y obtint, en un mot, tout le
+succès dont elle était susceptible.
+
+Mari, commissaire général génois, voulut d'abord lui persuader de ne
+point traiter avec les chefs, gens ambitieux pour leur propre compte, et
+qui ne représentaient nullement les populations. C'est directement à
+celles-ci qu'il convenait de recourir en s'adressant à leurs magistrats
+locaux. Maillebois reconnut promptement que ces magistrats prétendus,
+placés officiellement à la tête de chaque district par les Génois ou sous
+leur influence, n'en avaient aucune sur le peuple. Il donna donc accès
+aux chefs et peu à peu il obtint des soumissions presque unanimes: l'île
+jouit d'une sorte de tranquillité.
+
+Le général voulait avec impartialité la paix du pays et le bien-être de
+ses habitants. Mari en usait autrement: ceux qui s'étaient soumis étaient
+pour lui des rebelles déguisés: il leur interdisait l'entrée des marchés
+de Bastia; et il usait pour ceux qui s'y présentaient, de vexations
+intolérables. On jugera des sentiments de Maillebois par ce fragment
+d'une de ses lettres au commissaire: «Je ne puis m'empêcher de vous
+demander si vous regardez comme vos peuples ceux que l'armée du roi vous
+soumet, ou, si vous ne les regardez pas comme tels, si vous voulez les
+détruire. Si vous les regardez comme des hommes qui sont vos sujets, vous
+devez leur donner les secours dont ils ont besoin de toute manière pour
+leur subsistance; et vous devez, en ministre sage, faire l'impossible
+pour y parvenir. J'ajouterai que si vous voulez les détruire, les armes
+du roi ne sont pas faites pour cet usage; et assurément je ne ferai pas
+massacrer de sang-froid ceux qui auront recours à sa protection et à sa
+garantie, ainsi qu'il m'a chargé de les en assurer.»
+
+Maillebois voulait que la pacification obtenue fût rendue stable et
+perpétuelle, en obligeant le gouvernement génois à établir dans l'île un
+régime équitable où la souveraineté fût combinée avec les droits
+nationaux des Corses, et avec des moyens efficaces et permanents
+d'exercer la garantie promise par la France. Il avait engagé le
+commissaire génois à demander des instructions dans ce but; mais, ajoute-
+t-il, ils ne diront pas tout ce qu'ils veulent, c'est-à-dire
+l'extermination des chefs et même d'une grande partie de ce peuple
+redoutable. Il proposait lui-même des plans étendus; et l'occupation de
+quelques places maritimes lui paraissait due et nécessaire pour la sûreté
+des forces françaises qu'on laisserait dans l'île.
+
+(1740) Mais la cour se contenta de déclarer au sénat que, la guerre étant
+finie, le roi se disposait à rappeler ses troupes. La république avait
+deux motifs de ne pas presser l'évacuation: elle ne se dissimulait pas
+que l'obéissance des Corses n'était maintenue que par la présence des
+Français; en outre, le traité fait avec la France comprenait de la part
+de celle-ci la garantie de toutes les possessions continentales des
+Génois jusqu'à l'issue des troubles de Corse. Le sénat se hâta donc de
+répondre qu'il n'était pas sûr que la soumission et le désarmement
+eussent été absolument complets. On ajoutait que le départ des troupes
+pourrait faire croire aux insulaires que le terme de la garantie du roi
+était expiré et ne les obligeait plus. Si donc le roi laissait dans l'île
+une partie de ses soldats, les Génois reconnaîtraient sa magnanimité dans
+cette condescendance.
+
+La cour de Versailles offrit de laisser encore six bataillons pendant un
+délai dont on conviendrait, mais à condition que ces troupes tiendraient,
+à titre de places de sûreté, Ajaccio, Calvi, et une ligue de
+communication entre ces villes que le roi fortifierait à sa volonté. Ces
+conditions effarouchèrent Gênes. Le roi se formalisa de ces méfiances.
+D'ailleurs l'empereur Charles VI mourut avant que rien fût arrêté; la
+guerre imminente que la succession allait faire éclater rendit convenable
+le retour des troupes en France. Elles furent rappelées. Les Génois et
+les Corses furent abandonnés à eux-mêmes.
+
+
+CHAPITRE V.
+Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
+
+(1740) Les dernières délibérations à Gênes avaient été longues et
+pénibles. Parmi les opinions discordantes qui se faisaient entendre dans
+le sénat et dans le conseil, l'impossibilité de conserver la souveraineté
+de la Corse fut plusieurs fois exprimée et soutenue par un assez grand
+nombre de voix. On en vint sérieusement à l'idée de se défaire de cette
+propriété. Il ne faut pas trop s'en étonner: l'importance de la
+république était déjà descendue à de très-médiocres proportions.
+L'ambition de son gouvernement était fort abaissée. Ses nobles depuis
+longtemps n'étaient plus ni hommes de guerre, ni hommes de mer. Riches
+particuliers, chefs d'un État pauvre, ils étaient devenus moins enclins
+aux généreuses illusions, et plus sensibles aux sacrifices pécuniaires.
+L'esprit mercantile de leur pays, dont ils avaient leur part, amenait
+toutes choses à la règle positive d'un calcul de perte ou de gain; et
+cette règle arithmétique, à la considérer seule, disait qu'il y aurait
+bénéfice à vendre la Corse et même à la donner pour rien. Mais ce dernier
+parti était trop pénible pour s'y résoudre. La Corse depuis les troubles
+avait fait dépenser vingt millions à la république; pouvait-on
+l'abandonner sans dédommagement? Les décisions eussent été moins
+flottantes, si l'on eût entrevu quelques moyens d'échange; les
+convenances auraient été par là sauvées comme les intérêts. Mais où
+trouver à réaliser cette espérance? Quoi qu'il en soit, la pensée de se
+débarrasser de la Corse se répandit dans le public, et il s'accoutumait à
+l'idée de la possibilité de ce sacrifice. Depuis lors la proposition
+formelle en fut souvent renouvelée dans les conseils.
+
+Pour le présent, quand le roi de France fit revenir ses troupes, le
+gouvernement de Gênes fait aux longues discussions et aux moyens
+dilatoires fut extrêmement frappé d'une décision si promptement exécutée.
+A peine put-il disposer de deux cents soldats enlevés à la garnison de
+Gênes pour aller en Corse remplacer les bataillons français à leur
+départ. On ne manqua pas de dire que la France avait reçu l'argent de la
+république sans rien faire pour elle. Cependant le sénat remercia le roi
+en termes convenables et reconnut qu'on lui devait la pacification de la
+Corse. Mais dans l'île, Mari, content d'être affranchi du contrôle de
+tels protecteurs, se hâta de rendre à son autorité tout son ancien essor.
+Il dénonça de nouvelles rigueurs contre les insoumis. Il n'eut garde,
+dans cette occasion, de se référer à la garantie du roi de France: il
+affecta au contraire de la faire oublier, et de ne pas souffrir que
+personne osât la rappeler. Il avait invité tous les cantons à donner des
+pleins pouvoirs pour prêter le serment: mais personne ne se présentait.
+Il convoqua comme des représentants naturels de la nation, dix-huit
+commissaires ou syndics connus sous le nom de nobles d'en deçà et d'en
+delà des monts, il les caressa en les provoquant lui-même à formuler des
+demandes qu'il ferait valoir au sénat; mais il leur fit omettre la
+mention de la garantie; et, pour cette omission, ils furent désavoués de
+leurs concitoyens: d'ailleurs le sénat repoussa toutes leurs requêtes.
+Ainsi, tandis que l'on assurait que tout allait bien depuis la sortie des
+Français, la fermentation avait recommencé. Il se formait des
+rassemblements; plusieurs des chefs exilés se remontraient, une nouvelle
+révolte éclata. Le nom de Théodore vint l'accroître encore une fois au
+moment où la succession de Charles VI remettait l'Europe en guerre. Un
+peu avant cette époque Théodore avait donné signe de vie. Il avait en
+France un beau-frère conseiller au parlement de Metz. Il lui adressa
+d'Allemagne des lettres ostensibles. Il s'y vante d'être toujours le roi
+des Corses légitimement élu: son absence du royaume n'est pas le signe
+d'une ruine entière; ce qu'on lui a vu faire, il est en état de le faire
+encore. Il a appris en arrivant de Copenhague, que le roi de France
+s'occupe du sort des Corses. Il veut croire que ce n'est pas pour aider à
+les opprimer, mais pour les protéger. Cependant, si l'on avait des vues
+sur l'île, abstraction faite des Génois, c'est avec lui qu'on devrait
+s'entendre; et il voudrait savoir catégoriquement les intentions de la
+cour. Cela veut dire, je pense, que lui aussi aurait volontiers vendu la
+Corse, si l'on eût voulu l'acheter de sa main. Ses réclamations n'eurent
+pas de suite alors: mais depuis que l'Angleterre, l'Autriche et le roi de
+Sardaigne se furent ligués pour la guerre, il espéra trouver des chances
+favorables sous leur protection, et ils le regardèrent comme un
+instrument dont on pouvait essayer de se servir. Un vaisseau de guerre
+anglais vint porter en Corse des exemplaires de ses proclamations royales
+(1743). Il envoyait devant lui le pardon de toutes les offenses qu'on
+avait pu lui faire. Il apportait des armes pour ceux qui en
+demanderaient: un de ses officiers en fit débarquer quelques-unes. De sa
+personne il était à l'île d'Elbe avec le reste de l'escadre anglaise: et
+de là il sommait le commandant génois de l'île Rousse de se retirer pour
+lui faire place. Il annonçait d'avance qu'Ajaccio allait être assiégé. En
+effet, un autre vaisseau sur lequel il était monté vint canonner le port
+et la ville. Une frégate française soutint l'attaque et empêcha le
+débarquement. Criblée par les boulets ennemis et échouée, le capitaine
+français y mit le feu. La démonstration des Anglais n'eut pas d'autres
+suites. Ils virent sans doute que personne ne répondait aux appels de
+Théodore, et ils abandonnèrent ce prétendu roi. Depuis on n'entendit plus
+parler de lui, que pour savoir qu'il avait passé ses derniers jours
+obscurément à Londres, non sans avoir encore habité la prison pour
+dettes.
+
+Si à sa dernière apparition les Corses n'allèrent pas en foule se ranger
+sous son drapeau, si les principaux d'entre eux l'avaient plutôt repoussé
+qu'accueilli, sa venue n'en servit pas moins de prétexte à l'insurrection
+presque totale de l'île. A Gênes on se livra plus que jamais au
+découragement. On crut que le temps était venu de se préparer au
+sacrifice. Dans cette pensée, on arracha d'abord au grand conseil ce que
+jusque-là on n'avait pu obtenir, c'est-à-dire la faculté laissée au petit
+conseil de disposer librement de la Corse suivant sa sagesse. On arrêta
+ensuite d'offrir l'échange de l'île à l'empereur ou au roi de Sardaigne,
+eux seuls pouvant donner une compensation telle que les Génois la
+concevaient soit dans leurs possessions, et particulièrement dans celles
+dont le roi de Sardaigne s'était fait gratifier en Lombardie; soit dans
+les conquêtes que la guerre leur promettait. On ne craignait pas de leur
+indiquer comme monnaie d'échange Parme, Plaisance, Tortone. Un des
+Spinola fut dépêché à Vienne pour traiter de cette négociation. Il y fut
+longtemps sans obtenir audience; et quand il crut avoir gagné un ministre
+par des présents, celui-ci l'assura que la république aurait pu obtenir
+tout ce qu'elle ambitionnait sans même abandonner la Corse, si, quand on
+l'avait pressé d'entrer dans la ligue contre la maison de Bourbon, elle
+ne s'était pas refusée à y accéder. Maintenant il était trop tard. Le
+traité de Worms, qui la dépouillait de Final, fut signé quelques jours
+après et réduisit les Génois, dans leur désespoir, à contracter la fatale
+alliance d'Aranjuez. Ce ne fut plus la cession de la Corse dont on eut à
+s'occuper. C'est dans sa capitale même que la république était au point
+de périr.
+
+Mari était pourtant parvenu à rassembler une consulte corse assez docile
+en apparence, au moyen de quelques concessions. Les chefs populaires
+influents étaient dispersés. Le vieux Hyacinthe Paoli avait dit adieu à
+sa patrie, il avait transporté sa famille à Naples. Le commissaire
+général recueillit des soumissions qu'une partie de l'assemblée proposait
+de célébrer par un Te Deum; tandis que d'autres voix s'écriaient qu'il
+fallait chanter le Dies irae. La république daignait nommer colonels les
+principaux personnages qu'elle croyait s'être attachés. Mais plusieurs
+renvoyèrent leurs brevets: les autres disputèrent sur le genre de service
+pour lequel ils seraient exposés à être commandés. Dans certains villages
+les proclamations du commissaire furent lacérées. On répandit (1745) un
+prétendu manifeste où l'on déclarait révoquer tout serment prêté à tout
+autre qu'à Théodore, roi des Corses élu par la majorité en nombre et par
+la plus saine partie de la nation. Le nom du roi fugitif n'était employé
+là que pour mieux désavouer les soumissions faites aux Génois. Sur ces
+entrefaites le recouvrement d'une taille fut une occasion directe de
+révolte.
+
+Une nouvelle scène s'ouvrit. Un Corse, l'un des chefs exilés de
+l'insurrection précédente, passé au service du roi de Sardaigne,
+Rivarola, vint dans l'île avec une patente du roi son nouveau maître,
+deux cents à trois cents soldats et l'appui des vaisseaux anglais. Cet
+émigré rentré n'avait pas douté d'avoir pour lui tous les Corses, et de
+se faire reconnaître comme le libérateur de la patrie, en venant
+combattre les Génois. Il s'en était vanté par avance, et le peu
+d'empressement qu'on lui montra pensa faire échouer l'expédition à
+laquelle il avait induit les Anglais. Elle se borna pour eux à jeter des
+bombes dans Bastia, et à aider Rivarola à s'emparer de cette ville au nom
+du roi sarde. Rivarola y assemble alors une consulte: il l'espérait
+unanime, elle fut tumultueuse et menaça de devenir sanglante. Une portion
+des habitants de cette ville était accoutumée au joug de la république,
+dont les autorités y siégeaient. D'autres ne voulaient pas plus du roi
+sarde que du sénat de Gênes. Aussitôt que les Anglais se furent éloignés
+assez mécontents, on se souleva contre Rivarola, il ne put tenir dans sa
+conquête et se réfugia à Saint-Florent. Les Corses restaient donc seuls
+maîtres de Bastia, et leur intention n'était pas d'y admettre de nouveau
+la garnison génoise qui s'était retirée devant Rivarola. Mais Mari
+reparut; on n'osa lui fermer la porte, et bientôt il leur persuada qu'ils
+ne pouvaient se passer de secours, qu'ils n'en trouveraient qu'en
+recourant à la république; et il finit par leur conseiller de lui donner
+un gage de leur fidélité, en livrant les fauteurs de Rivarola qu'ils
+avaient mis en prison. Cette indigne proposition fut d'abord repoussée;
+mais on y revint avec tant d'adresse et d'insinuation qu'enfin cinquante-
+cinq prisonniers notables passèrent de Bastia à la tour de Gênes. Parmi
+eux se trouvait Gafforio, l'un des chefs les plus importants. On assure
+que ces captifs avaient été remis sous la condition expresse que leur vie
+et leur honneur seraient saufs; et néanmoins dix d'entre eux furent
+condamnés à mort et exécutés, ce qui fit une horrible impression chez les
+Corses. Gafforio avait été épargné. La crainte de voir tomber l'île aux
+mains du roi de Sardaigne avait exaspéré l'opinion publique à Gênes. Le
+peuple allait criant qu'il fallait prier la France d'envoyer tous ses
+vaisseaux au secours de l'île. Le sénat n'était pas en mesure de rien
+faire d'utile, et l'on y entendait avec quelque faveur l'avis
+d'abandonner la Corse à elle-même quant à présent, pour la retrouver à la
+paix générale, qui ne pouvait manquer de la rendre à ses maîtres
+légitimes, comme la France et l'Espagne l'avaient garanti.
+
+(1748) Cependant Rivarola entreprit de nouveau d'assiéger Bastia, sans
+attendre l'assistance des Anglais. Il ne fallait pas de grandes forces
+pour l'empêcher, et Boufflers, qui était alors à Gênes, ne put se
+résoudre à voir la république exposée à perdre peut-être l'île entière
+faute de quelques centaines d'hommes de renfort. Il prit sur lui
+d'envoyer à Bastia un petit détachement commandé par M. de Choiseul. A
+leur arrivée la vieille ville était déjà prise par Rivarola. Cette
+poignée de braves en chassa l'ennemi et fit lever le siège. Mais on ne
+put poursuivre ce succès ni se risquer en campagne avec si peu de monde.
+M. de Choiseul revint à Gênes, où il trouva M. de Richelieu. On apprit
+que le roi de Sardaigne préparait une expédition de quatre mille hommes.
+Le sénat effrayé eut recours à Richelieu; et cette fois, renonçant à
+cette politique méticuleuse qui lui faisait tout ensemble solliciter des
+secours et répugner de mettre les armées françaises dans les places
+fortes, on supplia le duc d'envoyer en Corse autant de monde que l'état
+des affaires en Italie permettait d'en détacher. Le duc, flatté
+personnellement de cette confiance si nouvelle, se hâta d'envoyer des
+garnisons pour Calvi, Bonifacio, Ajaccio, Bastia, sous le commandement de
+M. de Cursay. La Corse allait devenir l'un des champs de bataille de la
+guerre générale; heureusement en ce moment même les préliminaires de la
+pais furent signés.
+
+La paix d'Aix-la-Chapelle conservait ou restituait aux Génois leurs
+anciennes possessions; la Corse aussi bien que Final. Les troupes
+auxiliaires qui avaient été destinées à combattre l'invasion piémontaise,
+semblaient n'avoir plus qu'à évacuer l'île. Mais si les Français qui
+jusque-là avaient gardé les villes les abandonnaient subitement, elles
+allaient tomber au pouvoir des Corses, contre l'esprit et la lettre du
+traité qui en garantissaient la propriété aux Génois. Aucune des
+puissances ne pouvait se plaindre de quelque prolongation de séjour de
+ces garnisons jusqu'à ce que la république eût pris ses mesures pour les
+faire relever par ses propres soldats.
+
+On se trouvait cependant dans une position singulière; la république et
+ses partis divers, la cour de France, ses représentants à Gênes et ses
+généraux en Corse, les insulaires partagés en factions rivales, tous
+avaient des vues différentes et négociaient sans concert. A Gênes on
+voulait bien que la Corse fût défendue par des Français; mais ou
+craignait leur appui: on les aurait voulu auxiliaires passifs; on était
+jaloux de leur contact avec les hommes du pays. Les commissaires de la
+république, en particulier, dans leur orgueil blessé, auraient risqué
+toutes choses pour se voir délivrés d'une tutelle exigeante. Mais les
+Génois recevaient des subsides de la cour de France depuis la révolution
+de 1746. On les avait continués à raison du soulèvement des Corses
+pendant la guerre; si la France, à la paix, jugeait à propos de retirer
+ses troupes, elle trouverait probablement qu'il n'y avait plus de motifs
+de fournir plus longtemps de l'argent.
+
+En France le roi ne voulait pas s'arroger la souveraineté de la Corse;
+aucun motif ne faisait désirer cette acquisition, car l'on savait que
+quant au peuple corse il n'y avait aucun fond à faire sur lui1. Mais on
+reconnaissait qu'il ne fallait pas le laisser passer sous un autre
+maître. On voulait donc, de bonne foi, que Gênes conservât sa propriété,
+et l'on était disposé à y contribuer, mais cela ne se pouvait qu'en
+réussissant à mettre d'accord les insulaires et la république sur des
+termes équitables; on ne voulait rien faire que de concert avec
+l'autorité génoise, et celle-ci ne savait pas même ce qu'elle voulait.
+
+Richelieu à Gênes, et après lui M. de Chauvelin qui lui succédait dans le
+commandement militaire, et qui reçut aussi des pouvoirs diplomatiques,
+appuyaient avec énergie sur la nécessité d'empêcher que quelque puissance
+ne vint s'établir dans l'île, soit par l'abandon des Génois, soit par la
+connivence des Corses. Mieux vaudrait s'en mettre en possession soi-même,
+d'une manière quelconque, disaient-ils, et l'on voit que c'est le parti
+qu'ils eussent été enclins à proposer sans la répugnance manifestée par
+la cour. Mais ils avertissaient qu'il était impossible d'attendre que les
+Génois seuls se défendissent contre les rebelles: ils insistaient donc
+sur l'obligation d'intervenir, de rester en force dans l'île entre les
+uns et les autres, d'avoir des places de sûreté: sans cela on ne pouvait
+ni s'acquitter des garanties qu'on avait promises, ni s'assurer contre
+une invasion extérieure.
+
+En Corse, le général faisait plus que donner des conseils: il n'avait
+jamais cessé de traiter plus ou moins directement avec les chefs des
+Corses, soit pour les porter à la soumission, ou à des arrangements avec
+la république, soit pour les affectionner à la France, afin de les
+détourner de chercher des secours ailleurs. M. de Cursay, qui avait pris
+un grand empire sur eux, les protégeait ouvertement; chaque jour il avait
+des querellés à ce sujet avec le commissaire génois.
+
+Les Corses n'étaient nullement pressés de voir rembarquer les Français.
+Dans le courant de la guerre, ils n'avaient pas fait difficulté de
+remettre à ceux-ci les places qu'ils avaient ôtées aux Génois. Gafforio,
+après s'être mis à la suite de Rivarola, était rentré. Il avait obtenu
+une grande confiance chez M. de Cursay; il avait fait décider par une
+diète qu'il avait dirigée, que la nation corse s'en remettrait de son
+sort à la décision du roi de France. Dans une autre assemblée tenue par
+M. de Cursay (1749), on avait juré sur l'Évangile une soumission entière
+aux volontés du monarque. Un nouveau règlement fut alors proposé. Des
+difficultés sans fin s'élevèrent sur son contenu et sur les contre-
+projets qu'il fit naître. Le ministère français, qui voulait en faire une
+charte permanente et qui sentait que cela ne pouvait se faire qu'à titre
+de transaction, exigeait qu'il y eût de la part des Corses une
+délibération régulière d'assentiment. Le sénat de Gênes s'y opposait: il
+voulait qu'entre la république et ses sujets il y eût ordre imposé de sa
+part et obéissance de la leur (1751). M. de Chauvelin, qui s'était montré
+en Corse et qui avait crédit à Gênes, fit convenir enfin que le
+règlement, une fois mis d'accord avec le sénat, serait communiqué en ses
+articles essentiels à l'assemblée corse, invitée à déclarer son adhésion.
+Cela fait, le commissaire génois publierait le résultat de cette
+convention sous la forme d'un édit spontané de la république. M. de
+Cursay tint l'assemblée; accoutumé à y dicter des ordres, il crut si bien
+y avoir reçu une adhésion générale, qu'on eut peine à l'empêcher de
+publier le règlement sur-le-champ de sa propre autorité, sans
+s'embarrasser de celle de Gênes.
+
+(1752) Le règlement semblait enfin agréé par toutes les parties
+intéressées. Pour le garantir, par un traité nouveau le roi accordait des
+subsides pour trois ans. Quant à la durée du séjour des troupes, les
+Corses avaient émis le voeu qu'elles occupassent l'Ile pendant dix ans;
+les Génois avaient vu cette demande avec indignation: on se contenta de
+stipuler qu'à la première réquisition de Gênes ces forces seraient
+retirées. En attendant le roi disposait de Calvi comme place de sûreté:
+ce fut la clause à laquelle les Génois souscrivirent avec le plus de
+répugnance.
+
+Mais de nouveaux incidents fâcheux étaient survenus. Tantôt M. de Cursay,
+sans l'aveu du sénat, avait publié en son propre nom des édits, même avec
+la commination de la peine de mort. Tantôt il faisait, de sa seule
+autorité, des exécutions militaires contre les villages qui ne se
+soumettaient pas au règlement. Ses soldats gardaient la place de Saint-
+Florent conjointement avec une troupe génoise: tout à coup celle-ci en
+fut expulsée. M. de Cursay s'en excusait en disant qu'il n'avait rien
+ordonné que d'accord avec le Corse Gafforio, et que seulement ses ordres
+avaient été maladroitement exécutés. Saint-Florent était une de ces
+villes que les insurgés avaient prises et remises aux Français. Ils les
+redemandaient à ceux-ci: mais suivant le traité d'Aix-la-Chapelle, c'est
+aux Génois qu'elles appartenaient, et le gouvernement français ne pouvait
+les rendre qu'à eux. Pour l'empêcher, les Corses se préparaient à les
+bloquer au moment où les Français en sortiraient; et à Saint-Florent
+c'était par avance que Gafforio avait pris des mesures pour qu'il ne s'y
+trouvât pas de garnison génoise toute portée2.
+
+Quoi qu'il en soit, le malheureux règlement, si péniblement ménagé, fut
+rejeté de toute part. Il fut impossible de s'en promettre l'exécution. La
+république profita de cette occasion pour renouveler ses objections
+contre les concessions qu'on lui avait arrachées. Lassé de tant de
+contrariétés, irrité d'ailleurs de ce que, sur un ordre maladroit du
+commissaire général, un détachement génois avait osé croiser la
+baïonnette contre des officiers supérieurs français, le roi fit déclarer
+à la république qu'il la déliait des engagements qu'elle venait de
+contracter par le traité récent. En effet, l'instrument en fut renvoyé de
+Gênes à Versailles pour que les signatures en fussent biffées et les
+sceaux rompus3. Le roi, de sa grâce, maintenait les subsides, mais il
+retirait ses troupes. Le sénat accepta avec reconnaissance l'argent, la
+renonciation au traité, au règlement, et demanda la prompte évacuation;
+elle eut lieu. Rien ne prouve mieux qu'à cette époque encore la France
+était loin d'être décidée à s'approprier la Corse. Elle cessait même,
+malgré de nombreux avertissements, de se précautionner contre la
+concurrence ou l'intrusion de quelque autre puissance.
+
+Ainsi, pour la seconde fois, les Génois et les Corses se trouvaient seuls
+en face les uns des autres. A mesure que les Français quittaient une
+place, il s'y glissait un détachement de Génois venus par mer le long du
+rivage, car l'intérieur, les communications par terre leur étaient
+désormais fermés. On avait plusieurs fois comparé leur possession à
+celles des premiers colons qui s'établirent sur les rivages découverts en
+Amérique; occupant le bord de la mer, mais resserrés sur les derrières
+par les naturels sauvages. Cette comparaison était plus juste que jamais.
+La république avait multiplié les invitations à la soumission, à la
+concorde. Loin d'y déférer, les chefs s'étaient réunis pour s'engager par
+serment à n'entendre à aucun traité. Le gouvernement de Gênes n'en
+résolut pas moins de tenter un genre de guerre qu'il croyait bien
+entendre, et auquel on eut toujours confiance dans ce pays. Il s'occupa à
+diviser ses ennemis et à corrompre les principaux à prix d'argent. Les
+semences de jalousie ne manquaient pas entre eux; les haines de familles
+et de factions étaient toujours prêtes à revivre. Gênes s'attacha à les
+cultiver. Gafforio, devenu le principal personnage de la Corse, fut
+assassiné dans une embuscade (1753). On prétendit que ses meurtriers
+s'étaient réfugiés à Gênes, mais rien ne prouve que la république eût
+accepté ce moyen sinistre de se délivrer d'un adversaire.
+
+La place ne resta pas vacante. Pascal Paoli vint la remplir (1755). Son
+père, le vieux Hyacinthe, dans sa retraite à Naples, n'avait pas élevé
+ses fils pour rester étrangers à la cause de la patrie. L'un, Clément, y
+avait déjà fait connaître son nom. Plus d'éclat et d'influence étaient
+réservés à Pascal. Il n'avait que vingt-deux ans; il n'était que
+lieutenant au service de Naples, quand il se présenta. Il apportait pour
+le service de sa nation du patriotisme, du talent, de la bravoure, et
+pour lui-même de l'ambition et une profonde souplesse politique. C'est à
+l'affranchissement de son pays qu'il se vouait; c'est du pouvoir qu'il
+venait chercher. Le gouvernement lui fut déféré à vie, et il s'employa
+tout entier à faire la guerre aux Génois; il soutint la lutte longtemps;
+et il domina la Corse non sans trouver autour de lui des envieux, des
+ennemis et des traîtres.
+
+On lui avait donné d'abord des adjoints. Matra, l'un d'eux, fut de bonne
+heure jaloux de l'autorité de Paoli; déjà peut-être vendu aux Génois, il
+débaucha quelques soldats et tenta de renverser son chef. Mais, déclaré
+traître à la patrie, il fut vaincu et il perdit la vie.
+
+Paoli était en force. Les mercenaires enrôlés au hasard par les Génois
+désertaient pour passer de son côté. S'il n'avait manqué d'artillerie,
+difficilement les places lui auraient résisté. On soupçonnait que des
+secours d'argent lui arrivaient d'Angleterre. Dans toute sa carrière on
+l'a toujours considéré comme protégé par les Anglais. Il le fut
+ouvertement à certaines époques; et cependant il entretenait d'intimes
+relations avec la France.
+
+(1756) Les hostilités maritimes qui commencèrent la guerre de sept ans
+avaient éclaté. Avec les intelligences en Corse qu'on supposait aux
+Anglais, la France ne pouvait pas souffrir que cette île restât sans
+défense. C'était pour que les Génois la fissent garder que le roi avait
+accordé les subsides, il exigeait que la république levât des troupes
+pour les y employer. Le roi voulut aussi savoir en quel état se
+trouvaient les fortifications de l'île, et il y expédia des ingénieurs,
+mission dont les Génois s'offensèrent. Ils montrèrent aussi une
+répugnance plus qu'ordinaire quand on leur offrit d'envoyer des troupes
+de France, puisqu'ils n'en avaient point eux-mêmes. Ils savaient
+cependant que Paoli, dans une assemblée nationale, avait annoncé la venue
+d'une escadre anglaise, et s'était vanté que dans un mois il ne resterait
+plus un seul Génois sur le sol de la Corse. On n'en répondit pas moins à
+la France que rien ne pressait, et qu'au besoin ce serait à l'apparition
+des Anglais qu'on réclamerait l'envoi des forces françaises. Le roi,
+irrité, fit déclarer à la république que, si elle ne se hâtait pas de
+demander des troupes, ce serait lui, cette fois, qui prendrait
+l'initiative des mesures, et qu'il exigeait qu'elle déclarât
+catégoriquement si elle y donnait son consentement, ou si elle pensait à
+le refuser. La négociation qui suivit cette déclaration, et qui aboutit à
+un de ces traités éphémères de secours en hommes, de subsides avidement
+recherchés et de réserves défiantes contre la protection française, cette
+négociation fut plus pénible que jamais. Le traité conclu ne fut ratifié
+à Gênes qu'après neuf séances de délibération du petit conseil. La
+république obtint des secours considérables; les troupes ne devaient que
+défendre l'île contre les attaques intérieures; garder Calvi, Ajaccio et
+Saint-Florent, ne rien traiter avec les rebelles, ne pas leur donner
+accès dans les villes de garnison. Les Génois voulaient même que ces
+garnisons fussent mi-parties, mais la France s'y refusa.
+
+Suivie à Gênes la négociation n'aurait pu finir: mais la république avait
+à Paris un chargé d'affaires nommé Sorba, de qui ce traité et ceux qui le
+suivirent furent l'ouvrage. Il avait gagné la confiance des ministres du
+roi, et certes, ses maîtres avaient à se louer de son savoir-faire. Il
+était d'une famille si récemment écrite au livre d'or, que l'on avait
+douté si la cour de France, accoutumée à se voir députer des Doria, des
+Pallavicini, des Lomellini, se contenterait d'un nom obscur; ou plutôt la
+vanité génoise avait eu quelque scrupule d'être si modestement
+représentée. Le père de Sorba avait été à Paris simple secrétaire de la
+légation génoise. Mais par cela même le fils, élevé en France, s'était
+formé aux habitudes du pays. Il connaissait les hommes, la manière de
+traiter, et assez bien les intérêts réciproques pour trouver le point où
+l'on pouvait arriver à les concilier tous, y compris ceux des
+susceptibilités nationales. «Nous travaillons avec Sorba, écrit le
+ministre des affaires étrangères, et j'espère que nous réussirons.»
+C'est ainsi que la dernière affaire fut menée à bien.
+
+M. de Castries avait conduit des troupes en Corse. Paoli déclara qu'il
+les voyait avec plaisir. Il avait à remettre l'ordre dans un pays livré
+de toute part aux violences: la présence des Français concourait au même
+but. M. de Vaux succéda à M. de Castries; il fut moins heureux dans ses
+rapports avec les Corses. Dans quelques rencontres il y eut du sang de
+versé: Paoli se hâta de rétablir la bonne harmonie. Celle qui aurait dû
+subsister entre les Français et les Génois ne fut pas mieux entretenue
+que par le passé. L'antipathie se faisait sentir à chaque incident. M. de
+Vaux prétendait lever pour l'armée française un régiment de cavalerie
+corse. Les Corses insoumis n'avaient qu'à se parer des cocardes
+françaises pour être librement admis dans les villes de garnison (1757).
+Dans une occasion où l'on s'attendait à être attaqué par une escadre
+anglaise, le général avait assemblé les habitants de la province voisine
+pour savoir s'il pouvait compter sur eux. C'étaient là autant de griefs
+pour les autorités génoises. En France on se lassait de ces querelles
+interminables. Les Anglais n'avaient pas paru. Le secours n'avait pas
+servi. On se demandait si, peu considérables comme étaient les forces,
+elles suffiraient contre un débarquement sérieusement tenté sous le canon
+d'une escadre. On avait besoin de soldats sur le continent, où la guerre
+était malheureuse. Le roi rappela ses troupes: la république se formalisa
+de n'en pas avoir été assez régulièrement avertie. Au fond, les subsides
+cessaient, et c'était là le grand sujet de plaintes.
+
+Dans l'intervalle, Paoli avait eu de nouveau à combattre l'attaque d'un
+frère de Matra. Celui-ci éprouva le même sort que son aîné. Nous verrons
+reparaître un rejeton de cette famille ennemie. Chacune de ces tentatives
+réprimées ajoutait à l'influence et affermissait le pouvoir du général
+suprême. Les assemblées, les diètes délibéraient d'après ses vues, et
+décidaient suivant ses volontés. Mais ce dictateur redoutable savait
+l'art de voiler sa domination et de se faire obéir de es compatriotes, en
+ne leur montrant jamais que l'intérêt de la liberté et de l'indépendance
+nationale. On peut citer en témoignage de son habileté, l'adresse avec
+laquelle, en éveillant le zèle et les scrupules du pape, il procura de la
+part de la cour de Rome une reconnaissance implicite à la nationalité
+corse, blessure profonde faite à la république qui voulait qu'on ne vît
+dans les insulaires insurgés que des sujets en révolte. Quelques sièges
+épiscopaux dans l'île avaient pour titulaires des Génois qui n'avaient
+pas osé résider au milieu de l'insurrection, Paoli les somma de revenir à
+leur poste, et, sur leur refus, il dénonça au saint-père l'abandon où les
+pasteurs laissaient leurs troupeaux, en le priant de remédier à un si
+grand abus. Le pape envoya en Corse un visiteur apostolique, avec pouvoir
+de vérifier le mal et d'y appliquer la correction. Gênes s'offensa
+extrêmement de cette démarche faite sur ses terres sans son aveu, et à la
+réquisition d'un rebelle. La république, par des proclamations, défendit
+de donner accès au visiteur, et de souffrir qu'il exerçât aucune fonction
+de son ministère; le pape, par un bref, cassa les proclamations de Gênes;
+le sénat fit lacérer l'affiche du bref, et cette querelle se poursuivit
+avec tant de violence que l'on s'attendait à voir jeter l'interdit sur
+les Génois. Elle ne finit pas, mais à grand peine elle fut adoucie et en
+quelque sorte suspendue par l'intermédiaire du roi de France. Paoli, de
+son côté, saisit le temporel des évêques absents. A son tour le peuple
+s'alarma de voir porter la main sur les biens de l'Église. Le dictateur
+répondit à ces murmures, que si l'autel doit nourrir ses ministres, le
+bien du ministre qui ne sert pas l'autel appartient aux pauvres.
+
+(1761) A cette époque, la république eut pour doge Augustin Lomelin4, qui
+avait été ci-devant son envoyé à Paris, et qui y avait vécu également
+recherché par la bonne compagnie, par nos philosophes et par les hommes
+d'État. Il aimait la France, mais il était avant tout citoyen de son
+pays. Il était un de ceux qui, non par intérêt, ou par engagement de
+faction, mais par conscience, sentaient que s'il était difficile de
+conserver la Corse, cet antique héritage des temps les plus glorieux,
+elle ne devait pas être abandonnée sans faire des efforts pour la garder,
+et qu'elle ne saurait être vendue sans honte. Décidé contre ce dernier
+parti, il pensait qu'il fallait tout faire, n'épargner ni concessions ni
+sacrifices pour rester en possession. On assure que son dessein aurait
+été d'amalgamer les deux peuples; d'admettre les Corses notables aux
+honneurs du livre d'or; d'ouvrir aux plus distingués les portes du
+conseil et du sénat. Si telle était la fin qu'il envisageait pour
+l'avenir, il est probable qu'il ne disait pas tout haut sa pensée
+entière; il se serait trouvé seul à la soutenir au milieu des préjugés
+les plus contraires. Mais du moins il voulait qu'au lieu d'opprimer et de
+mépriser, on joignît à la fermeté, la justice au fond, et les procédés
+conciliants. On demandait au gouvernement français (car on le savait en
+correspondance suivie avec Paoli) de ne pas laisser aux Corses sur les
+desseins de la France, des illusions qui contrarieraient l'effet des
+offres bienveillantes que les Génois entendaient leur faire. Sorba
+écrivait au duc de Choiseul; «Il ne nous faut ni argent ni troupes. Nous
+avons les meilleures intentions et la meilleure morale; nous voulons
+rendre les Corses heureux; mais il faut qu'ils sachent que la France a
+déclaré mille fois qu'il convient à ses intérêts que la Corse soit à
+perpétuité la propriété des Génois.»
+
+Lomelin fit décider qu'on se bornerait dans l'île à défendre les places
+qu'on occupait. En proposant d'admettre les Corses à une négociation, et
+en comptant (il faut l'avouer) sur de l'argent à répandre, il se flatta
+un moment de réussir. On pensait avoir gagné plusieurs personnages
+considérables; on faisait offrir à Paoli le titre de général à vie des
+troupes corses, et le doge le croyait disposé ou à accepter ou à
+s'éloigner de l'île. Pour se donner les moyens de suivre un pareil plan,
+on avait fait voter à Gênes un emprunt considérable.
+
+(1762) On se méprenait étrangement sur les dispositions de Paoli. Il
+assembla ses Corses, il leur annonça qu'ils étaient recherchés par la
+république pour une paix à négocier, dont les conditions pouvaient être
+avantageuses; c'était à eux de voir quelle confiance ils pourraient
+prendre à ces invitations pacifiques. Une acclamation unanime servit de
+réponse: «Guerre et liberté!» Sur ce voeu le général fit rendre un
+décret qui défendait, sous peine de la vie, d'entrer en aucun pour-parler
+avec les Génois. Des commissaires de la république étaient arrivés avec
+une grosse somme d'argent à distribuer à ceux qui voudraient se laisser
+séduire. La somme et les commissaires retournèrent à Gênes. Après
+quelques tentatives on reconnut qu'il n'y avait rien à faire, et qu'il
+fallait réserver ces moyens pour un autre temps.
+
+Il y eut alors à Gênes un grand déchaînement contre Lomelin, qui s'était
+ainsi trompé dans ses espérances patriotiques et libérales. Ses ennemis
+déclamèrent contre lui. La dépense, l'emprunt, les impôts dont il avait
+fallu l'accompagner lui furent amèrement reprochés. Il semblait vouloir
+tenter encore la force pour dernier moyen; il proposait, dit-on, de
+demander à l'Espagne un corps considérable de soldats. La république ne
+voulut plus se livrer à de nouveaux frais. Le gouvernement français, en
+louant le patriotisme désintéressé du doge, regretta l'illusion dont il
+s'était laissé surprendre, et avertit que l'inutile emploi de la violence
+pour regagner une soumission déjà perdue serait un crime.
+
+Cependant après Lomelin, le sénat ne put résister aux imprudentes
+suggestions de quelques Corses qui se vantèrent de renverser la puissance
+de Paoli. Pour y parvenir, on pratiqua le neveu de l'ancien Matra; on lui
+remit des fonds, on lui confia des patentes pour lever des troupes dans
+l'île au nom de la république. Ce fut encore de l'argent perdu. On
+pouvait susciter quelques hommes mécontents jaloux du dictateur: mais
+aucun d'eux n'eût voulu, pour marcher contre lui, se mettre sous les
+étendards des Génois. Paoli se défit de tout ce qui lui était opposé. De
+plus en plus il marcha droit à son but. Dans une grande assemblée, le
+peuple corse, par un acte solennel, proclama son indépendance; il déclara
+qu'il ne reconnaissait plus aucun lien subsistant entre lui et la
+république de Gênes. Paoli notifia à la France et aux autres puissances
+étrangères ces résolutions en forme de manifeste. Successivement il
+compléta l'organisation nationale en toutes ses parties, représentation,
+législation, pouvoir judiciaire, administration, instruction publique. Il
+fit décréter jusqu'à l'établissement d'une université. C'est à cette
+époque qu'il avait fait proposer à J. J. Rousseau de devenir le
+législateur des Corses. Il l'avait pressé de venir au milieu d'eux,
+inspirer une constitution politique, et, chose remarquable, il insinuait
+au philosophe d'embrasser la religion catholique pour s'acquérir plus
+entière la confiance des peuples5. Jean-Jacques demanda qu'on ne lui
+reparlât jamais de cette dernière proposition: mais on voit aussi par ses
+lettres que sur les notes qu'on lui avait fournies, il était effrayé de
+l'étrange distance qu'il trouvait entre les idées corses et les principes
+du Contrat social. On s'organisa sans lui.
+
+Les Génois semblaient n'avoir plus d'illusions à se faire, et de toute
+partie bruit courut qu'ils allaient se défaire de la Corse. Mais chez
+eux, au conseil, trois partis encore se disputaient le terrain. Les plus
+vieux voulaient les choses dans leur état actuel; garder les villes
+maritimes et attendre, sans plus s'occuper du reste de l'île. Les jeunes
+ne voulaient renoncer à rien, et demandaient encore l'emploi de la force
+pour ramener les rebelles à l'ancienne sujétion. Ceux qui voulaient la
+vente ou l'échange de cette possession onéreuse, formaient un tiers
+parti, et il grossissait tous les jours. Mais il se partageait lui-même
+sur les moyens; les uns espéraient quelque échange; l'archiduc Léopold,
+devenu grand-duc de Toscane, pouvait en fournir l'occasion, et cette idée
+plaisait essentiellement aux partisans impériaux. Les autres réprouvaient
+ce projet, prévoyant que ce serait la ruine du commerce de Gênes au
+profit de celui de Livourne.
+
+Mais, pour vendre une propriété, il faut en être encore maître, il ne
+faut pas s'exposer à attendre qu'elle soit enlevée par la force, et Paoli
+attaquait ou bloquait les places. La république était avertie par ses
+agents qu'incessamment tout serait perdu si elle n'envoyait des renforts
+pour garder ce qui restait. Force fut de recourir de nouveau à la France.
+Elle venait de terminer la malheureuse guerre de sept ans, elle pouvait
+disposer de quelques troupes. Sorba en demandait encore une fois un corps
+pour conserver, réduire et pacifier l'île. Mais dans cette occasion la
+cour commença à en croire ceux des généraux et des fonctionnaires qui
+depuis longtemps représentaient la nécessité de prendre un pied ferme en
+Corse, et le peu de convenance de ces secours prêtés et retirés si
+souvent. On éleva d'abord des objections contre les termes de la demande
+des Génois, on ne voulait plus se charger de réduire; on favoriserait une
+pacification, mais on ne s'y obligeait point. On ne s'engagerait qu'à
+garder les villes qu'on aurait en dépôt; et surtout la France prétendait
+obtenir au moins une place de sûreté qui deviendrait sa propriété
+perpétuelle. On se récriait à Gênes contre ces exigences. Cependant à son
+tour le roi balançait: obligé de faire dans son armée une réforme
+considérable, il doutait qu'il lui convînt de détacher les troupes qu'on
+lui demandait. Mais ses ministres lui firent considérer que s'il
+refusait, le parti antifrançais dans le gouvernement de Gênes s'en ferait
+une arme pour céder la Corse à d'autres, au préjudice de la France. D'une
+part, cette hésitation avait effrayé les Génois et les rendait plus
+souples. Sorba employa toute son adresse dans cette occasion, et enfin un
+nouveau traité fut conclu (1764)6, beaucoup plus explicite que les
+précédents. Le roi faisait passer en Corse un corps de trois mille
+hommes qui prendrait en dépôt pendant quatre ans trois villes maritimes
+sur les cinq que les Génois tenaient encore. Ces forces ne devaient
+nullement faire la guerre. Leur seule affaire était la garde et la
+conservation des places. Les garnisons génoises devaient en être
+retirées; sous aucun prétexte il ne pourrait y rester un seul militaire
+génois. Les chefs français n'avaient ni ordre à recevoir de la
+république, ni compte à lui rendre. Dans ces villes qui leur étaient
+confiées ils exerçaient la police et la juridiction militaire. À cela
+près, les Génois y restaient en possession de leur souveraineté intacte
+avec l'exercice du gouvernement civil, ecclésiastique et municipal. Ils
+pouvaient publier des édits pour rappeler les Corses à l'obéissance; mais
+les officiers français, afin qu'ils pussent contribuer au rétablissement
+de l'ordre et de la tranquillité, étaient autorisés à entretenir tel
+commerce qu'ils jugeraient à propos avec les habitants de l'île entière
+sans distinction. Seulement ils étaient chargés de faire entendre à ceux-
+ci l'intérêt que le roi prendrait à une pacification de laquelle
+dépendait le bonheur réciproque du souverain et des sujets. Les subsides
+stipulés dans les traités précédents étaient totalement supprimés. Un
+article secret promettait qu'en temps de guerre, les troupes françaises
+respecteraient en Corse la neutralité de la république.
+
+Ce traité mettait dans les mains et à la discrétion du roi de France la
+meilleure partie de ce que les Génois possédaient encore dans la Corse et
+lui assurait une influence prépondérante sur toute l'île. Peut-être on se
+flattait à Gênes d'y conserver une sorte d'empire indivis; ou pour se
+consoler des sacrifices faits, on se fiait sur ce qu'ils n'étaient
+stipulés que pour quatre années; mais il était sensible que si la Corse
+devait être cédée, il n'y avait plus d'autre acquéreur possible que celui
+qui la retenait entre ses mains. La France, de son côté, acquérait la
+certitude que si les Génois pouvaient être maintenus dans l'île, ce ne
+saurait plus être que par son concours: s'ils devaient en sortir, les
+Français étaient tout portés pour recueillir leur héritage.
+
+Mais il ne suffisait pas de prendre des précautions à Gênes. Les Corses
+pouvaient prétendre disposer de leur île; ils pouvaient y introduire
+d'autres protecteurs: il était nécessaire de s'assurer de leurs
+dispositions. Il fallait savoir si en allant exercer chez eux une espèce
+de neutralité armée, on aurait à compter sur leur confiance ou sur leur
+opposition. Ce soin avait empêché de fermer l'oreille aux avances, aux
+ouvertures de Paoli. Celui-ci savait qu'il ne pouvait se délivrer des
+Génois sans s'entendre avec les Français. Il sentait aussi que quand même
+les Corses expulseraient leurs oppresseurs, la nation aurait peine à se
+soutenir isolée. Or la puissance la plus en situation de prêter son appui
+était la France. Il l'avait donc recherchée depuis plusieurs années; il
+avait envoyé des émissaires au duc de Choiseul. Des mémoires de lui
+faisaient envisager comme immanquable et prochaine la chute de la
+domination génoise sur la Corse, et offraient à Louis XV le protectorat
+du pays. Des correspondances suivies eurent lieu. Un négociateur secret
+que la cour avait envoyé7 vint à Paris apporter de la part de Paoli le
+projet d'un traité8 entamé avant la dernière proposition de Gênes, et au
+moment où la république avait demandé des secours.
+
+Suivant le projet, Paoli se chargeait de chasser les Génois, aussi
+demandait-il d'abord qu'on lui prêtât quatre canons. La nation corse
+reconnaissait le roi de France pour son protecteur, lui demandait de la
+regarder d'un oeil paternel comme il regardait ses autres sujets. On
+livrerait au roi pour sa garantie des otages et une ville à son choix.
+Les Corses ne se sépareraient de la France ni en guerre ni en paix; en
+tout temps le roi y exercerait le recrutement volontaire comme dans ses
+autres États. En temps de paix il réglerait le nombre des troupes que la
+Corse entretiendrait pour se garder. Il accorderait seulement, pendant
+quatre ans, un subside annuel de quatre cent mille francs pour lever deux
+régiments; passé ce temps, un régiment suffirait, et le subside serait
+réduit de moitié.
+
+C'était là ce qui avait été négocié et ce qui, résumé en articles, était
+proposé à la cour de France au moment où elle avait promis de fournir des
+troupes aux Génois. On trouva l'engagement pris envers la république trop
+avancé pour le rompre, mais on en retarda l'exécution jusqu'à ce qu'on
+eût pu avertir Paoli de cet accord et que l'on connût ses intentions en
+conséquence.
+
+La réponse de Paoli fut contenue dans une simple note sans signature9.
+Tout devait, quant à présent, rester tellement secret que s'il s'en
+répandait le moindre bruit, la France se réservait le droit de tout
+désavouer, jusqu'à la mission de son négociateur. On annonçait qu'on se
+trouvait présentement obligé à envoyer en Corse six bataillons et un
+régiment de troupes légères, mais en aucune manière pour y faire la
+guerre. Ces forces avaient uniquement à garder les places désignées sans
+pouvoir être commandées contre les mécontents (et ce nom envers les
+Corses remplaçait celui de rebelles). On demandait à Paoli de bien faire
+connaître cette neutralité à ses compatriotes, afin qu'ils
+n'entreprissent rien contre les places tenues par les Français, ceux-ci
+ne les empêchant pas à leur tour d'attaquer les Génois partout ailleurs.
+Quant aux articles proposés, on les acceptait pour servir de base à un
+traité, en temps opportun, puisque le moment n'était pas venu
+d'abandonner cet accord à la publicité. On ne faisait objection qu'à
+l'une des mesures proposées; on pensait que les Corses si belliqueux et
+si nombreux n'avaient pas besoin de régiments soldés: mais on ne leur en
+donnerait pas moins les subsides qu'ils désiraient; ils s'en serviraient
+pour compléter l'organisation de leur pays.
+
+Paoli témoigna beaucoup de regret sur ce prêt de troupes accordé aux
+ennemis de sa nation. Il en prévoyait de mauvais effets. Le séjour des
+Génois dans l'île serait donc prolongé; il fallait prendre ses mesures en
+conséquence. Il demandait que le subside fût doublé. Il demandait surtout
+qu'on lui donnât connaissance du traité fait avec Gênes et de ses
+articles secrets.
+
+La convention avait eu lieu aux conditions indiquées. Sorba avait
+inutilement insisté pour en faire rayer la clause qui excluait les
+militaires génois des places assignées aux Français. Les troupes du roi
+débarquèrent sous les ordres de M. de Marboeuf.
+
+Une assemblée générale des Corses, tenue à cette occasion, arrêta qu'on
+n'attaquerait ni les Français, ni leurs villes de garnison: mais que les
+postes voisins de ces places seraient gardés avec la plus grande
+vigilance. Une police spéciale veillait à l'exécution de l'ordre qui
+prohibait la communication des particuliers avec les troupes étrangères.
+Si les officiers français demandaient des passe-ports pour l'intérieur,
+il appartiendrait au général Paoli seul de les donner, et il rendrait
+compte à la première assemblée des motifs pour lesquels il avait jugé à
+propos de les délivrer. S'il parvenait des propositions de paix ou de
+transaction, elles ne seraient reçues qu'après que les conditions
+préliminaires demandées par la nation dès 1736 auraient été consenties et
+exécutées: c'est-à-dire, que la nationalité des Corses serait reconnue,
+qu'ils ne traiteraient jamais avec les Génois, sinon sous la garantie
+d'une des grandes puissances.
+
+Une assemblée postérieure déclara que Paoli avait rendu un compte fidèle
+de ses relations avec la France, que sa conduite était approuvée, et
+qu'il était invité à continuer à entretenir la bonne harmonie. Elle se
+maintint, et les Français eurent toute liberté d'aller s'approvisionner
+aux marchés du littoral et de l'intérieur.
+
+(1765) Les Génois ne se flattaient pas que trois mille auxiliaires
+terminassent leurs embarras en Corse; et ils s'avisèrent de solliciter un
+nouveau renfort. On leur avait répondu que cela ne pourrait se faire sans
+exiger quelque compensation nouvelle. On leur demanda la cession d'une
+place forte à perpétuité. Ils se réduisirent dès lors à demander que le
+général français employât son influence à ménager une pacification
+permanente.
+
+(1766) Convaincus, enfin, qu'il n'y avait nulle espérance qu'aucune
+médiation pût amener rien de pareil, ils se bornèrent à solliciter la
+prorogation du terme auquel les troupes françaises devaient se retirer.
+Des quatre années pour lesquelles avait été stipulée l'occupation, la
+moitié était déjà écoulée. Mais on leur déclara que le roi ne ferait pas
+continuer un service onéreux sans de nouvelles conditions. Ils ne tinrent
+pas compte de cette insinuation; et comme ils n'offraient rien, on leur
+notifia qu'à l'expiration de la quatrième année, les troupes seraient
+retirées.
+
+Quelle que fût la sincérité de la déclaration, elle causa un trouble
+extrême; Gênes se convainquit enfin que son royaume de Corse lui
+échappait. Le voile tomba tout à fait, et l'on sentit même que le séjour
+prolongé de quelques garnisons françaises n'aurait été qu'une garantie
+insuffisante d'une telle propriété. Paoli avait fortifié de nouvelles
+places; dans les villes où les Génois tenaient encore, les habitants, qui
+jusque-là avaient gardé une apparence de soumission, venaient d'envoyer
+leurs députés à l'assemblée générale. L'union nationale était complète.
+En Ligurie même on commençait à la reconnaître en dépit du sénat: les
+Génois navigateurs des deux rivières acceptaient des passe-ports de Paoli
+pour la sauvegarde de leurs expéditions commerciales (1767). Enfin les
+Corses attaquèrent l'île de Caprara, cette annexe de leur île; la
+garnison génoise fut forcée de capituler et d'en rendre la citadelle. Ce
+dernier événement fut décisif à Gênes pour l'opinion. On se vit dans
+l'alternative ou d'abandonner la Corse à des sujets révoltés, ou de la
+faire accepter par la France. On fit connaître à Versailles la
+disposition où l'on était «d'entrer dans un traité plus conforme que les
+précédents à la gloire du roi et à la sûreté de la république;» et, en
+s'en rapportant à la pénétration du ministère, on demandait qu'elles
+seraient à ce sujet les intentions de la France.
+
+Des commentaires suivirent cette ouverture significative, mais un peu
+vague. La république consentait à laisser les Corses à une entière
+indépendance de son pouvoir, pourvu qu'elle n'eût ni de concessions à
+leur faire directement, ni à reconnaître formellement leur liberté. C'est
+au roi seul qu'elle remettrait eux et leurs villes, et le roi en
+disposerait à sa volonté. Suivant une autre proposition, le roi, en
+affranchissant les Corses, devait retenir pour lui-même certaines villes,
+ainsi qu'il en conviendrait avec les Génois. Les Corses ne pourraient
+faire par eux-mêmes ni paix ni guerre. Ils seraient assujettis à un
+tribut, qui tournerait en indemnité pour la république. Le roi en
+fixerait la quotité.
+
+Sorba, de son côté, produisait un autre plan pour dissimuler la cession
+pure et simple ou la vente. Sa teneur paraissait bizarre, et cependant
+nous verrons qu'on finit par l'adopter.
+
+De Versailles on répondit à Gênes que l'offre de céder la Corse était
+neuve; qu'elle avait besoin d'être faite directement, officiellement, et
+qu'on ne saurait la considérer que lorsque la république l'aurait
+formulée telle qu'elle l'entendait. Le sénat annonça un mémoire sur cette
+affaire; mais il ne le donnait pas. On supposait qu'il ne voulait que
+gagner du temps; la bonne foi de ceux qui avaient fait l'offre passa pour
+très-suspecte; et le roi fit savoir à Gênes que si l'on voulait laisser
+tomber cette affaire, la France n'y aurait pas regret.
+
+Mais à Gênes, on avait appris que Buttafuoco, l'ami, le confident de
+Paoli, celui qui avait correspondu pour lui avec J. -J. Rousseau, était à
+Paris; et, avant de savoir ce qu'il y allait faire, on ne voulait pas
+livrer le dernier mot de la république.
+
+Quand Paoli avait appris que les Génois étaient enfin déterminés à
+renoncer à leur souveraineté prétendue, pressé de délivrer d'eux sa
+patrie, il s'était mêlé de faciliter les accords: il avait offert de
+sauver le décorum de la république, c'était son expression; il aurait
+consenti que Gênes retint un titre de seigneurie sur Bonifacio, cette
+ville essentiellement génoise depuis si longtemps. Les Corses la
+posséderaient comme les autres villes, mais ils l'accepteraient en fief;
+et, sous ce prétexte, Gênes obtiendrait une redevance de cinquante mille
+livres, tandis qu'on établissait que la république ne tirait de la Corse
+qu'environ trente-six mille livres.
+
+Quel était le fond de la pensée de cet homme aussi fin que puissant?
+Cette nationalité à laquelle il avait tant travaillé, croyait-il la
+conserver, sous l'appui d'un simple protectorat de la couronne de France?
+ou savait-il qu'elle allait se confondre dans la vaste nationalité
+française? La suite des événements pourrait faire douter qu'il eût
+accepté la dernière conséquence. Mais cette question n'appartient pas à
+l'histoire de Gênes. Paoli avait jusque-là coopéré aux desseins de la
+France. Dans le même temps il recherchait des appuis en Angleterre. Il
+méditait des constitutions, et un jour, à la sortie de la séance de
+l'assemblée générale, conduisant les députés dans une salle qui leur
+était inconnue, il leva un rideau et ils virent un trône éclatant.
+«Voilà, leur dit-il, la première marque de l'indépendance nationale, mais
+que ce trône ne vous effraye pas; personne n'y montera que les Génois
+n'aient été chassés de tous les lieux de la Corse où ils sont encore.»
+
+Après des contestations sans fin on avait arrêté à Gênes les termes d'une
+offre authentique à faire à la France. Pour y parvenir, il avait fallu
+faire décider que la cession, n'étant que l'exécution d'une résolution
+précédemment votée, passerait à la majorité des deux tiers des voix du
+petit conseil, tandis que, comme mesure nouvelle, elle eût exigé
+l'assentiment des quatre cinquièmes qu'on n'aurait pu réunir. Sorba,
+présentant en France la proposition officielle, demanda essentiellement
+que la France consentît à recevoir les Corses comme des sujets, de la
+main et par la volonté de leurs souverains légitimes, tellement qu'ils ne
+pussent jamais former une nation indépendante. Une somme convenable
+serait payée à la république. Ses États de terre ferme lui seraient
+garantis par le roi à perpétuité. L'île de Caprara lui serait restituée.
+Enfin, on demandait que la maison de Saint-George conservât le privilège
+de fournir le sel dans l'île.
+
+Mais bientôt le sénat vit arriver de Paris un autre projet qu'il reçut
+avec une joie extrême; car, pour ceux qui se complaisaient aux
+subtilités, on ne pouvait inventer rien de mieux, dans la pensée de
+sauver par l'expression la honte d'une transaction assez misérable. La
+république n'abandonnait pas la Corse; elle reconnaissait seulement qu'à
+l'expiration imminente des quatre années pendant lesquelles ses villes
+devaient rester en dépôt, elle ne saurait les reprendre sans augmenter
+les troubles et les calamités. Elle consentait donc que le roi les fît
+occuper ainsi que les autres places, tours et postes, nécessaires à la
+sûreté des armes de sa majesté. C'est en ces termes détournés qu'on
+stipule la cession de l'île entière. Le roi prendra le tout en
+nantissement des dépenses qu'il aurait à faire pour l'occupation et la
+conservation du pays. Si par la suite, l'intérieur se soumet à la
+domination du roi, cet intérieur sera sujet aux mêmes conditions. Sur le
+tout l'exercice de la domination française sera entière et absolu. Mais,
+néanmoins, ce ne sera entre les mains du roi qu'un gage qu'il gardera
+jusqu'à ce que la république lui en demande la restitution, après lui
+avoir remboursé la dépense. Par cette raison on déclare que la
+souveraineté acquise au roi ne l'autorise pas à disposer de la Corse en
+faveur d'un tiers. C'est bien là le droit civil, on ne peut disposer de
+ce qu'on a reçu en gage. Par un acte séparé le roi s'engageait à payer
+aux Génois, pendant dix ans, deux cent mille francs par an, sous prétexte
+de certains arrérages qui leur revenaient. En un mot, la république
+vendait la Corse au prix de deux millions de francs, sous la forme d'un
+contrat de nantissement ou d'une cession à réméré, en style de notaire.
+On ne craignait pas en France que les Génois vinssent faire des offres
+réelles pour les loyaux coûts et redemander son gage. On ne prit pas la
+peine de fixer un terme à cette faculté; du moins il ne se trouve point
+de trace d'article secret qui y pourvoie; mais, au contraire, les Génois
+avaient soin de faire déclarer dans l'instrument, que, malgré la faculté
+qu'ils se réservaient d'acquitter les dépenses pour rentrer en
+possession, ces dépenses ne constitueraient jamais une dette qu'on pût
+les obliger à payer en leur offrant la restitution de la Corse10.
+
+On se demande comment une rédaction si extraordinaire est sortie, non de
+Gênes, mais du cabinet de France, dont ces stipulations de légistes
+portent si peu l'empreinte Nous ne pensons pas qu'on prétendit dissimuler
+aux yeux des puissances rivales une acquisition de cette nature au moyen
+d'un bail emphytéotique. Ce n'est qu'à l'amour-propre génois que
+pouvaient convenir ces énonciations dérisoires. Aussi est-il probable
+qu'elles sont dues à Sorba. Elles ressemblent à celles qu'il avait déjà
+proposées. Il avait gagné en France crédit et confiance personnellement.
+A Gênes, dans les derniers temps, les affaires de Corse avaient été
+concentrées dans les mains d'un nouveau secrétaire d'État, habile en
+intrigues, homme de ressources et très-versé dans les subtilités du
+palais. Ces deux hommes s'étaient sans doute entendus, et, par la
+condescendance du ministère français, ils avaient servi le goût de leurs
+maîtres plus qu'on ne l'avait su d'abord imaginer. Mais si ces finesses
+diplomatiques furent destinées à faire croire au peuple de Gênes qu'il ne
+perdait pas son royaume, qu'on le confiait à la France pour y rétablir
+l'ordre, comme autrefois le sénat s'en déchargeait sur la banque de
+Saint-George, le but fut manqué. Ce peuple vaniteux, marchand et malin,
+murmura d'un marché peu honorable, le jugea à la manière mercantile, et
+en railla les négociateurs et les courtiers11.
+
+Au bruit de la cession, Bonifacio, la ville la plus génoise de la Corse,
+fit entendre des regrets; mais Ajaccio alluma des feux de joie. De
+nouvelles troupes françaises arrivèrent; et les bâtiments qui les
+débarquaient, remportèrent à Gênes les fonctionnaires et les soldats de
+la république. Tout dans l'île fut fini pour elle. L'année d'après
+(1769), la France notifia aux puissances que la Corse entière était
+passée sous ses lois.
+
+J'ai épuisé tout ce que cette île avait à fournir à l'histoire de Gênes;
+et c'est aussi le dernier événement de cette histoire, jusqu'à ces grands
+jours où un Corse (les Génois l'auraient-ils pu croire?), devenant
+l'arbitre unique de tant de destinées plus importantes, le fut aussi des
+dernières vicissitudes de la leur. Dominateur de l'Italie, il n'eut qu'à
+souffler sur leur gouvernement pour le dissoudre. Plus tard, de son champ
+de victoire de Marengo, il chassa de Gênes les Autrichiens qu'on y avait
+revus comme en 1746. Empereur des Français, il supprima l'ancienne
+nationalité des Génois, et l'absorba dans son glorieux empire. Hélas!
+grâce à ses revers, c'est au profit d'un autre qu'il l'avait abolie,
+cette nationalité; au profit du voisin qu'ils avaient si longtemps haï et
+bravé.
+
+Je dirai, pour finir, quelque chose de ces derniers temps. Après avoir
+cherché d'époque en époque les meilleurs guides, je puis bien ajouter à
+cette longue histoire la simple notice de ce dont j'ai été le témoin
+oculaire.
+
+
+CHAPITRE VI.
+Dernières années de la république.
+
+Au moment où se préparait la révolution française, qui devait changer la
+face de l'Europe, Gênes, dans sa décadence politique, recueillait avec
+sécurité les fruits d'un commerce florissant1. Le commerce y était la
+grande affaire publique et privée; c'était la vie propre de cette
+population industrieuse et économe. Les ressources qui avaient fermé les
+plaies de 1746 avaient continué à répandre leur salutaire influence. Le
+gouvernement, sans préoccupations ambitieuses, veillait à écarter les
+obstacles et laissait faire. Peu dépenser, il se contentait d'une
+fiscalité modérée. La banque de Saint-George était le centre de toute la
+circulation qui donnait le mouvement et l'activité à la richesse
+pécuniaire. Si la banque se bornait à l'office de dépositaire sans prêter
+son crédit, c'était pour laisser le profit du prêteur aux puissants
+capitalistes du pays, avides de placements et d'escomptes. La principale
+sollicitude des maisons de l'antique noblesse s'appliquait à ne pas
+laisser oisifs les capitaux que reformaient sans cesse leurs revenus
+accumulés. Quelques nobles importants ne dédaignaient pas les titres de
+banquiers et de négociants. Toute la bourgeoisie riche était commerçante:
+les établissements séculaires se perpétuaient de père en fils, et chaque
+jour il en surgissait de nouveaux pour les hommes que le travail et
+l'épargne faisaient parvenir de la médiocrité à l'aisance, et de
+l'aisance à la fortune. Enfin, on voyait affluer des Anglais, des
+Français, des Suisses, colonie intelligente, qui rendait plus familières
+les relations avec tous les pays commerçants.
+
+L'esprit des lois était favorable à ces rapports2, nous l'avons déjà
+remarqué. Sous des règlements peu exigeants, rendus presque inaperçus par
+une sage tolérance, ce régime était sensiblement celui de la liberté.
+Cadix, Lisbonne expédiaient sans cesse à Gênes les précieuses denrées de
+leurs colonies d'Amérique. De nombreux Génois répandus en Espagne et en
+Portugal étaient en quelque sorte les courtiers de ces relations fondées
+sur l'assurance des débouchés, et d'abord sur les avances d'argent qui ne
+manquaient jamais sur d'aussi bons gages. Gênes avait, en ce genre, des
+avantages particuliers. Les ports de Venise et de Trieste sont bien
+placés pour le commerce du Levant, mais au fond de leur golfe ils ne
+peuvent aussi bien attirer les vaisseaux de l'Océan. Livourne a son
+marché resserré entre l'Apennin et les Alpes. Gênes, plus opulente en
+capitaux que toutes ces villes, et maîtresse d'un passage ouvert entre la
+mer et les plaines lombardes, savait en tirer grand parti. On n'y était
+pas seulement facteur pour autrui, mais ce métier même offrait l'occasion
+favorable pour y mêler la spéculation et l'entreprise.
+
+La marine avait changé; les galères mêmes avaient disparu. Il en restait
+au gouvernement trois ou quatre qui composaient tout le simulacre de sa
+puissance maritime, comme deux ou trois misérables régiments allemands ou
+corses formaient tout l'appareil de ses forces de terre. Mais les ports
+et les rades abondaient en beaux navires de toute espèce, parfaitement
+construits et équipés3. Nul riverain de la Méditerranée ne naviguait avec
+autant d'habileté, de promptitude et d'économie. Reçu dans les États
+ottomans, dans la mer Noire, en Égypte, à Maroc, craint des autres
+Barbaresques, le pavillon génois était estimé de la Crimée à Gibraltar,
+et il n'était pas inconnu sur l'Océan.
+
+La somme des fortunes anciennes et modernes était telle à Gênes, que ce
+grand commerce ne pouvait l'épuiser. Il restait assez d'argent pour
+l'employer dans les dettes publiques de tous les États de l'Europe. Les
+diverses couronnes y faisaient fréquemment ouvrir4 des emprunts spéciaux.
+Tous ces crédits n'étaient pas sans périls, et l'abbé Terray avait fait
+voir quelle chance courent les créanciers des États5. Mais tel était pour
+les nobles capitalistes le besoin de placer leur argent, qu'ils
+comparaient ces emplois hasardés, rendant cinq pour cent environ, aux
+prêts à la grosse aventure maritime, où, pour gagner un fort intérêt, le
+prêteur assume les risques de la mer, et où ce qui échappe au naufrage
+paye pour ce qui périt.
+
+(1789) Grâce à cette préoccupation universelle, les premières dissidences
+d'opinions ou plutôt d'inclinations qui se montraient à Gênes quand notre
+révolution éclata, furent entre ceux qui attendaient d'un gouvernement
+parlementaire la suppression du fameux déficit et le vote assuré des
+fonds pour l'exact payement de la dette, et ceux qui pressentaient, en
+créanciers alarmés, la guerre et le bouleversement des finances dans
+toute tentative d'innovations politiques. Les événements ne donnèrent que
+trop raison à ceux-ci. Le papier-monnaie, la consolidation de la dette,
+détruisirent un grand nombre de créances et ruinèrent les anciens
+rapports. Cependant il s'en forma de nouveaux: le commerce, repoussé de
+la France par le maximum et par la terreur, se tourna ailleurs. Gênes en
+prit sa part. Quand notre malheureux pays, épuisé de toutes choses, eut à
+demander à l'extérieur jusqu'à ses subsistances, les magasins de la
+Ligurie y pourvurent. Ces hardis marins se faisaient à la fois vendeurs,
+voituriers et assureurs, et se signalaient en bravant les croisières
+ennemies avec autant de profit que de courage.
+
+Mais, indépendamment des intérêts, il s'agitait en France des questions
+trop brûlantes pour ne pas éveiller partout des sympathies et des
+oppositions. Le retentissement du nom de liberté s'était fait entendre à
+Gênes comme ailleurs, et y avait fait des amis à la cause de la
+révolution. Plusieurs, il est vrai, s'en détachaient à mesure que les
+excès l'avaient déshonorée; mais pour en grossir le nombre, il ne
+manquait pas de recrues dans ce vulgaire qui se laisse payer de
+déclamations et qui croit à la vertu des modernes Brutus. Des hommes plus
+hardis osaient même applaudir de loin aux mesures de la terreur; ils
+semblaient étudier avec envie et espérance ces atroces modèles.
+
+Le gouvernement observait en silence, et ne pensait d'abord qu'à éviter
+de se commettre avec la France en accueillant les émigrés. Mais
+l'abolition de la noblesse chez nous, la haine qu'on y vouait au nom
+d'aristocrate, faisait pâlir la noble aristocratie maîtresse de Gênes.
+Les atteintes portées au clergé français vinrent scandaliser les
+consciences. Enfin, il existait, comme de tout temps, parmi les chefs de
+l'État, des familles adonnées, sinon vendues, à la cour de Vienne. Tous
+ces éléments fournirent parmi les gouvernants un parti aussi ardent que
+nombreux, contre la contagion que le vent de la France menaçait de
+répandre.
+
+(1792) Cependant cette faction ne dominait pas sans contradicteurs dans
+les conseils publics. Lorsque la guerre fut déclarée, l'Autriche et le
+roi de Sardaigne sollicitaient l'accession de la république avec une
+insistance qui n'était pas exempte de menaces. On leur répondit que le
+gouvernement n'avait rien plus à coeur que de s'attirer la faveur de sa
+majesté impériale; qu'il aimait à se voir dans les bonnes grâces du roi
+sarde; que, d'autre part, les intérêts commerciaux ne permettaient pas
+d'interrompre les relations avec la France; que la république resterait
+neutre, et qu'elle armerait pour garder la neutralité sur son territoire.
+
+Cette réponse assez digne avait été en quelque manière arrachée après de
+longues et orageuses discussions. Comment fut-elle soutenue? La dépense
+qu'exigèrent quelques faibles démonstrations suffit d'abord pour
+constater aux yeux du public la pénurie de l'État et l'incapacité
+administrative de ceux qui le régissaient (1793). Bientôt une division
+anglaise entre dans le port de Gênes, en vertu et sous les conditions de
+la neutralité. Sous la même foi, la frégate française la Modeste était à
+l'ancre. Les Anglais vont droit à elle, l'abordent à l'improviste et s'en
+emparent violemment sous les batteries mêmes du môle, qui restent
+silencieuses. Puis, ils séjournent tranquillement, repartent enlevant
+leur proie, tandis que le sénat prolongeait ses délibérations sur cette
+violation de sa neutralité et du droit des gens.
+
+Loin que la cour de Londres s'en excuse, un envoyé vient, en son nom,
+sommer la république de rompre avec la France. Il s'avise de donner
+quarante-huit heures pour satisfaire à son injonction, comme s'il eût eu
+une force imposante pour se faire obéir. Cette fois l'indignation
+universelle du peuple passionné donna la loi au gouvernement et étouffa
+les dissidences; les quarante-huit heures s'écoulèrent: l'Anglais partit,
+et le ridicule l'accompagna.
+
+(1794) Une croisière de deux frégates dans le golfe, chargée d'écarter du
+port de Gênes les navires du commerce, fut la seule hostilité qui suivît
+les menaces; et au bout de quelque temps l'Angleterre ayant déclaré
+qu'elle levait son blocus, cette indulgence affectée donna plus
+d'embarras que la rigueur n'avait fait de mal. Les Français prétendirent
+qu'on s'était accommodé à Gênes avec les Anglais, qu'on avait sacrifié la
+réparation qui devait être exigée d'eux et qui était due à la France pour
+le guet-apens exercé sur la Modeste. Dès lors il était loisible aux
+Français d'en prendre sur les Génois la satisfaction qu'on avait bien
+voulu ajourner. Cette prétention reproduite devint un prétexte permanent
+et commode de se dispenser de tout respect pour la neutralité6.
+
+L'occasion en devint imminente: après de longs efforts les Français
+étaient parvenus sur les crêtes des monts qui s'étendent de Nice à Gênes,
+et qui servent de limite entre la Ligurie et le Piémont. Les Autrichiens
+s'étaient postés au-devant d'eux, et de jour en jour des escarmouches ou
+des mouvements plus sérieux devaient pousser les uns sur les autres sans
+égard pour les limites génoises. L'armée française continuant à s'avancer
+jusque sur des cimes qui, pendant sur la mer, voient de loin la ville de
+Gênes et approchent de Savone, leurs ennemis, pour leur fermer le
+passage, demandèrent à occuper la citadelle de cette dernière ville. Ils
+n'obtinrent pas leur demande du sénat; mais ils ne balancèrent pas à
+prendre position sur le territoire de Gênes. Les Français, joignant ce
+grief aux précédents, s'autorisèrent de l'exemple. A la suite de quelques
+succès où ils avaient repoussé l'ennemi, ils occupèrent la ville de
+Savone. Ils laissèrent à sa neutralité la citadelle, et elle n'inquiéta
+pas leur établissement.
+
+(1796) Après ces mouvements que les conséquences du 8 thermidor et les
+événements de la dernière période de la Convention nationale firent
+traîner en longueur et mêlèrent de vicissitudes, arriva enfin le jeune
+général Bonaparte, et s'ouvrit l'immortelle campagne de 1796. Toujours
+sous le prétexte de l'ancienne querelle de la Modeste, une avant-garde
+fut poussée de Savone jusqu'à deux lieues de Gênes. On ne doutait pas que
+l'armée entière ne la suivît pour opérer contre la ville. Aussitôt le
+général en chef Beaulieu en personne amène le corps principal des forces
+autrichiennes, descend des montagnes sur Gênes, et défile le long des
+murs de la place pour aller combattre ces redoutables Français. Ceux
+qu'il rencontre se replient devant lui, il les poursuit avec précaution;
+et tandis qu'il les cherche au bord de la mer, Napoléon a déjà franchi
+les crêtes, couru sur le versant opposé, défait les autres corps
+autrichiens à Montenotte, à Millesimo, à Dégo; les plaines lombardes lui
+sont ouvertes; bientôt le Piémont a subi sa loi. La république de Gênes
+cessa dès lors d'être le théâtre de la guerre, mais elle devint l'étape
+et le magasin militaire des Français. Ils s'y établirent partout où ils
+voulurent, l'enceinte de la ville exceptée. Ils s'y comportèrent
+généralement en amis, quelquefois un peu exigeants. Ils l'étaient surtout
+pour le gouvernement, qu'ils méprisaient. Les particuliers
+s'accommodaient assez bien, sinon de ce que l'hospitalité coûtait, du
+moins des habitudes franches et joviales de leurs hôtes.
+
+Ce contact perpétuel, l'éclat des armes françaises, l'illusion
+républicaine qui les accompagnait, étaient devenus une propagande
+naturelle. Dans Gênes quelques hommes mécontents avaient déjà fait un
+retour sur eux-mêmes. Ils trouvaient qu'il y avait quelque chose à
+refaire à leur république, et que maintenant les tentatives de réforme
+auraient de puissants auxiliaires.
+
+Ce n'était pas le peuple chez qui s'élevaient ces velléités, il était
+satisfait et vain de ce nom de république si vieux chez eux, emprunté
+depuis si peu de temps par la France; il restait aveuglément dévoué au
+gouvernement qui le flattait. La bourgeoisie était médiocrement
+affectionnée, mais elle n'aurait osé conspirer; elle eût craint d'allumer
+la guerre des pauvres contre les riches. Quelques jeunes nobles d'opinion
+libérale, d'inclination française7, conçurent les premiers la pensée, non
+pas, à ce qu'il semble, de bouleverser le pays, mais de revendiquer leur
+droit à l'égalité entre les nobles, avec l'ambition et l'espérance
+d'enlever à l'oligarchie régnante la domination exclusive qu'elle
+exerçait au gré de l'obscurantisme de ses vieux préjugés.
+
+A côté de cette petite faction s'élevaient des éléments de démagogie
+encouragés par une singulière imprudence. Longtemps la police
+inquisitoriale s'était employée pour supprimer toute manifestation qui
+pût inoculer les germes révolutionnaires. Mais à l'époque où les Anglais,
+non contents d'avoir pris la Modeste, bloquaient et menaçaient, le
+gouvernement, qui avait si mal su leur résister, crut politique de leur
+faire peur de l'opinion populaire. On laissa un libre cours aux
+affections françaises. La jeunesse, voyant que le frein était relâché,
+poussa la démonstration jusqu'à l'extravagance8. On entonna publiquement
+ces chants français, qui, hélas! à cette époque encore en France
+accompagnaient les meilleurs citoyens à l'échafaud. On vit l'étourderie
+ignorante se décorer du simulacre de l'odieux bonnet rouge comme d'une
+croix d'honneur. L'autorité embarrassée ne savait plus comment retenir le
+torrent auquel elle avait maladroitement ouvert le passage. Tout était
+ridicule, mais tout devenait périlleux. La boutique d'un apothicaire,
+rendez-vous d'oisifs et de nouvellistes, comme elles le sont toutes à
+Gênes, était le réceptacle de ces hommes exaltés. Des insensés de la plus
+mince bourgeoisie faisaient le fond permanent de la réunion, quelques
+hommes tarés et perdus de dettes en étaient les meneurs ostensibles. S'il
+y avait des associés plus considérables, peu de personnages notables s'y
+laissaient apercevoir. Là, on copiait les formes, les harangues
+patriotiques de nos clubs; on y parlait hautement, mais en termes vagues,
+d'une révolution ligurienne.
+
+Il est probable que les jeunes novateurs de la noblesse caressaient cette
+réunion plébéienne, pour s'en appuyer au besoin. Mais l'esprit de liberté
+radicale qui y régnait n'eût pas convenu à leur ambition. Quoi qu'il en
+soit, les trames que ces nobles, de leur côté, avaient commencé à ourdir
+furent découvertes, du moins au gouvernement; car après une longue
+procédure secrète, on ne mit pas le public dans la moindre confidence de
+leur délit. Une sentence ambiguë termina l'affaire. Elle assignait à
+quelques-uns pour punition la prison préventive qu'ils avaient soufferte:
+d'autres furent éloignés ou s'exilèrent. L'un d'eux, qui par avance
+s'était mis en sûreté, était recommandé par l'envoyé de la république
+française en ces termes: C'est un noble qui s'ennuie d'être pauvre.
+
+Ce procès laissa les conseils de la république toujours plus divisés, à
+cause des liens de famille ou d'alliance qui attachaient aux accusés un
+grand nombre de personnages importants. Tels étaient la confusion et le
+découragement, que personne ne voulait plus être doge9. Une rigoureuse
+surveillance s'était portée sur les affidés du pharmacien. Le zèle de
+ceux qui fréquentaient cette officine de la liberté en redoubla; et,
+comme il arrive souvent, une réunion à peu près insignifiante devint une
+société organisée, capable de résolutions violentes. Quelles
+correspondances s'y établirent? quels encouragements, quelles intrigues
+y parvinrent? On ne sait: mais le 17 avril 1797, Napoléon victorieux,
+maître de la haute Italie, signait la paix à Léoben; le 2 mai, il
+déclarait la guerre à la république de Venise; le 12, elle était
+dissoute: le 22, le gouvernement de Gênes était détruit.
+
+Une simple rixe produisit un attroupement; des enfants perdus forcèrent
+un corps de garde; on y prit quelques fusils, et cela devint une grande
+émeute. On courut de poste en poste, on les emporta tous. On déchaîna les
+galériens au nom sacré de la liberté. Le peuple étonné laissa passer
+d'abord ces bandes effrénées, leurs tambours, leurs invitations à
+l'égalité et à la liberté. Le gouvernement surpris se cantonna au palais;
+il rassembla ses forces dispersées. Elles auraient été insuffisantes
+contre l'insurrection pour laquelle recrutait l'espoir du pillage. Mais
+des émissaires furent mis en campagne; le clergé fit circuler les appels
+aux fidèles; on réclama l'assistance de ce bas peuple toujours ménagé par
+ses maîtres. On fit retentir l'ancien cri de guerre de 1746: Vive Marie!
+Le corps nombreux des charbonniers fut armé le premier, et dès qu'il se
+montra l'émeute fut abandonnée par tous les hommes des classes
+populaires. Elle fut refoulée, poursuivie; au bout de vingt-quatre heures
+les chefs étaient morts, prisonniers ou en fuite. Le champ de bataille
+était resté au gouvernement.
+
+À la première nouvelle de cet événement, Napoléon écrivait au directoire:
+«Le parti qui se disait patriote à Gênes, s'est extrêmement mal conduit.
+Il a, par ses sottises et ses inconséquences, donné gain de cause aux
+aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours
+tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même10.» On
+peut croire, d'après cette lettre, que le général n'avait pas poussé à
+l'insurrection, qu'il n'avait pas eu besoin de l'oeuvre de ces étourdis,
+et qu'il eût mieux aimé faire du sénat génois ce qu'il venait de faire du
+vénitien. On voit dans tous les cas ce qu'il voulait obtenir dans quinze
+jours; et il prit soin d'arriver aux mêmes résultats sans un plus long
+terme. Il fit marcher des troupes pour aller rétablir dans Gênes l'ordre
+troublé. On entendit ce que cela signifiait: le gouvernement, tout
+vainqueur qu'il était, donna sa démission, brûla ses insignes; la
+république d'André Doria, le régime de 1576 furent détruits, et firent
+place à la république ligurienne une et indivisible. La noblesse fut
+abolie.
+
+On eut d'abord un gouvernement provisoire. On appela pour le composer
+quelques nobles respectables pour tous les partis, quelques citoyens
+distingués par un amour sage de la liberté et de l'ordre, enfin quelques
+membres de cette minorité noble qui avait inquiété l'ancien sénat. Cette
+organisation réussit mal. Il se trouva dans ce corps plus de probité que
+de talent, et plus de talent que de caractère. On crut devoir y affecter
+un grand respect pour le peuple souverain; et ce peuple souverain fut
+bientôt une poignée de brouillons parmi lesquels on signala des voleurs.
+Le club de ces mêmes patriotes dont Napoléon venait d'apprécier
+l'inconséquence et la sottise, intimida, croisa le gouvernement, s'ameuta
+contre quelques-uns de ses membres. Le public n'accorda aucune confiance.
+Les nobles, vexés dans leurs personnes et indignement pressurés dans
+leurs biens, opposèrent des résistances de toute espèce. Le peuple
+regrettait à haute voix ses anciens maîtres; les artisans, leur riche
+clientèle. Le fanatisme armait souvent les campagnes. On avait tout à
+créer et l'on n'avait su que détruire. Le commerce, privé de sécurité,
+avait fui. On manquait d'argent; on avait sacrifié à la popularité les
+revenus principaux de l'ancienne finance.
+
+Ce provisoire fut long; car on ne pouvait s'accorder sur la constitution
+à faire; mille insinuations, mille artifices étaient employés pour
+engager la république ligurienne à se fondre dans la république
+cisalpine. Peut-être aurait-on mieux fait d'embrasser ce parti. Mais
+l'amour de la nationalité génoise était une plante trop vivace, et il
+fallait une autre force pour la déraciner (1798). La Ligurie resta donc
+isolée, et l'on eut un directoire, deux conseils et jusqu'à un risible
+institut; tout fut taillé sur le patron français, mais ce n'étaient que
+jeux d'enfants. Le véritable mobile était la volonté française, et
+cependant l'ombre de pouvoir qu'elle laissait aux Génois était disputé
+entre eux avec toute la violence qu'inspirerait l'objet de la plus haute
+ambition. Un représentant du peuple assassina un de ses collègues en
+sortant d'une séance du corps législatif et périt à son tour par la main
+du bourreau. Inhabiles au bien, ceux qui gouvernaient étaient souvent
+assez forts pour faire le mal. Il y eut une justice révolutionnaire et du
+sang répandu. Heureusement que les fureurs empruntées à la France de 1793
+étaient trop vieillies en 1797 pour n'être pas émoussées, et que ceux qui
+les copiaient étaient encore timides; d'autant plus misérables dans leur
+lâcheté, ils n'osèrent pas sacrifier des victimes considérables, et ils
+tournèrent leur rage contre de pauvres prêtres de campagne, instruments
+passifs de résistance. Mais quand ils purent mettre la main sur les biens
+des nobles, il n'y eut ni timidité ni réserve. On imposa des amendes, on
+pilla le mobilier. Les fureurs dégoûtantes de la démagogie accompagnaient
+ces violences et rendaient ces grands patriotes11 aussi ridicules
+qu'odieux. Quelques hommes estimables furent, à chaque phase du régime,
+condamnés à siéger dans ce gouvernement sans dignité, sans autorité, sans
+indépendance: car un tuteur étranger exigeait une docilité sans réserve
+et des sacrifices sans mesure. Le voisinage des troupes, les malheurs de
+la guerre, obligèrent de mettre la main sur toutes les propriétés; on
+recourut aux emprunts forcés levés militairement; probablement alors les
+caisses de Saint-George se vidèrent12. Les ministres de ces opérations
+violentes furent souvent taxés de les avoir aggravées à leur profit.
+
+(1799) Napoléon était en Égypte. La guerre avait recommencé. Les Russes
+mêmes foulaient le sol de l'Italie. La plaine de Novi, les rivières de
+Gênes étaient devenues des champs de bataille souvent funestes aux
+Français. On avait besoin de toutes choses; les subsistances mêmes
+devenaient rares; la mer était fermée par les Anglais; les ennemis
+interceptaient les passages de la Lombardie; la France n'accordait aucun
+secours, même pour nourrir ses soldats.
+
+C'est en cet état de misère que la ville se voyait investie par les
+armées autrichiennes et étroitement bloquée par les escadres anglaises.
+On se battait tous les jours à la vue de ses murailles; et peu à peu les
+Français, qui en défendaient les approches, cédaient du terrain.
+Cependant un grand événement ranima l'espoir (1800). Napoléon revint; il
+était maintenant le chef unique de la république française, comme on
+appelait encore son royaume. Le salut commun était sans doute dans sa
+main puissante, et l'Italie ne devait pas périr sous ses yeux. Cependant
+la ville de Gênes était serrée de près. Masséna et ses braves la
+défendaient avec un courage héroïque et une constance inébranlable. Mais
+la famine y régnait. On faisait de brillantes sorties et l'on ramenait
+des colonnes de prisonniers, c'est-à-dire de nouvelles bouches à nourrir.
+Les bombes anglaises troublaient le sommeil de chaque nuit, et les
+secours ne paraissaient pas. Le blocus était si hermétique qu'il ne
+passait pas la moindre nouvelle de la marche des Français. Le monde sait
+après quels combats et quelles extrémités souffertes, Masséna rendit la
+ville par la plus honorable capitulation *. Mais peu de jours après, on
+apprit comment sa longue résistance avait favorisé la marche hardie de
+Napoléon. Marengo rendît libre la ville de Gênes, redonna la paix à la
+contrée, et mit fin aux spoliations dont les ennemis commençaient à
+affliger la cité et le port.
+
+Il fallut, après cela, se donner un nouveau gouvernement ou plutôt le
+recevoir des mains du glorieux libérateur du pays. Sous ses auspices il y
+eut de meilleurs choix; mais le désordre et le dévergondage, mais les
+embarras d'un petit pays ruiné attaché au sort d'un tout-puissant voisin,
+les jalousies locales et les résistances abondèrent toujours. Les
+intrigues redoublèrent quand Napoléon voulut opérer la réunion de la
+république à son empire (1805). Ce fut une grande violence qu'eut à se
+faire cet esprit génois si amoureux de l'indépendance qu'il appelait la
+liberté. Mais huit ans de désordres, l'impossibilité de s'accorder au
+dedans, l'éclat de l'empereur et de l'empire, aussi la persuasion qu'on
+résisterait en vain, tout cela amena une sorte de résignation. Cependant
+le système continental et les lois de la douane française imposés à Gênes
+étaient aussi inconciliables avec le commerce du pays13 que la
+conscription pour le service de terre y était antipathique. Toutefois,
+une administration régulière, quoique ses leçons parussent coûteuses, des
+lois claires observées et impartiales, des institutions, une justice, la
+répression des crimes établissant la sécurité, modifiaient peu à peu les
+résistances. Les nobles reprenaient leur influence comme grands
+propriétaires, et retrouvaient la considération due à leurs noms
+illustres. Ils appréciaient ces avantages, et d'autant plus, que rien ne
+les empêchait de satisfaire en même temps leur rancune en déclamant
+contre celui qui leur avait rendu ces biens. Les mères étaient étonnées
+d'être devenues tutrices de leurs enfants; les frères cadets de partager
+avec leurs aînés; les soeurs de n'être pas absolument déshéritées: toutes
+choses jusque-là inouïes à Gênes; aussi blessaient-elles les préjugés,
+mais elles attachaient ceux à qui elles faisaient justice14.
+
+(1810-1814) Cette expérience d'une fusion difficile n'eût pas le temps de
+s'accomplir. Napoléon alla du Kremlin à l'île d'Elbe. L'empire fut
+démembré. Les Génois montrèrent d'autant plus de joie de se débarrasser
+des liens français, qu'ils furent flattés un moment de reprendre et de
+conserver leur nationalité républicaine. Soit par une ruse politique
+anglaise, soit par une bonne volonté hasardée de l'amiral qui s'était
+fait leur tuteur, ils crurent avoir à refaire leur république; ils
+s'amusèrent encore une fois à l'oeuvre de leur future constitution.
+
+(1815) Le congrès de Vienne adjugea le duché de Gênes au roi de
+Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem **.
+
+Il n'y eut plus, il n'y a plus de république de Gênes. Cette plante
+vivace dont nous parlions tout à l'heure est-elle morte ou seulement
+brisée? La racine repoussera-t-elle un jour?
+
+Mon histoire est finie, et si elle devait avoir un nouveau chapitre, ce
+n'est pas à moi qu'il serait donné de l'écrire.
+
+» Sed fatis incerta feror, si Jupiter unam
+ Esse velit Tyriis urbem, Trojaque profectis,
+ Miscerive probet populos, aut foedera jungi.»
+ AENEID., lib. 4.
+
+
+
+ * Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de M. Vincens en donnant, a la
+fin de son travail, cette pièce historique.
+
+De toutes les conventions militaires faites pendant les guerres de la
+république, celle qui remit provisoirement Gênes entre les mains des
+Autrichiens peut être regardée comme la plus honorable. Elle n'a d'égale
+que dans la capitulation qui termina le fameux siège d'Ancône par le
+brave général Monnier (6 décembre 1799). Aussi fit-elle à Masséna, selon
+l'expression de l'empereur, autant de gloire que le gain d'une bataille.
+On pourrait ajouter que cette convention fut digne de couronner les
+quarante-quatre jours de combat et d'héroïsme qui immortalisèrent les
+défenseurs de Gênes.
+
+Nous donnerons en même temps l'acte qui restitua cette place aux
+Français dix-huit jours après l'évacuation de Masséna.(F. W.)
+
+
+** Nous avons ajouté à la fin de l'ouvrage les Articles sur les États de
+Gênes in Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 contenant l'acte
+intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de
+Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde. (E.N.)
+
+
+
+
+APPENDICE.
+
+
+NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée
+française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte
+anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le
+général en chef français Masséna.
+
+ARTICLE PREMIER. - L'aile droite de l'armée française, chargée de la
+défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront avec
+armes et bagages pour aller rejoindre le centre de l'armée.
+Réponse. - L'aile droite chargée de la défense de Gênes, sortira au
+nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour
+aller par Nice en France; le reste sera transporté par mer à Antibes.
+L'amiral Keith s'engage à faire fournir à cette troupe la subsistance en
+biscuit sur le pied de la troupe anglaise... Par contre, tous les
+prisonniers autrichiens faits dans la rivière de Gênes par l'armée de
+Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse en compensation;
+se trouvent exceptés ceux déjà échangés au terme d'à présent. Au surplus,
+l'article premier sera exécuté en entier.
+
+II. - Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et
+munitions en tout genre, sera transporté par la flotte anglaise à Antibes
+ou au golfe de Juan.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+III. - Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher,
+seront transportés par mer jusqu'à Antibes et nourris ainsi qu'il est dit
+dans l'article 1er.
+
+Réponse. - Ils seront transportés par la flotte anglaise et nourris.
+
+IV. - Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront
+traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir,
+ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article III.
+
+Réponse. -Accordé.
+
+V.- La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres; la
+ligne qui détermine sa neutralité sera fixée par les parties
+contractantes.
+
+Réponse. - Cet article roulant sur des objets purement politiques, il
+n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées d'y donner un
+assentiment quelconque. Cependant, les soussignés sont autorisés à
+déclarer que sa majesté l'empereur, s'étant déterminée à accorder aux
+habitants génois son auguste protection, la ville de Gênes peut être
+assurée que tous les établissements provisoires que les circonstances
+exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité
+publique.
+
+VI. - L'indépendance du peuple ligurien sera respectée; aucune puissance,
+actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer
+aucun changement dans son gouvernement.
+
+Réponse. - Comme à l'article précédent.
+
+VII. - Aucun Ligurien ayant exercé ou exerçant encore des fonctions
+publiques ne pourra être recherché pour ses opinions politiques.
+Réponse. - Personne ne sera molesté pour ses opinions ni pour avoir pris
+part au gouvernement précédant l'époque actuelle.
+
+Les perturbateurs du repos public après l'entrée des Autrichiens dans
+Gênes, seront punis conformément aux lois.
+
+VIII. - Il sera libre aux Français, Génois et aux Italiens domiciliés ou
+réfugiés à Gênes de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent,
+marchandises, meubles ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou
+par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable. Il leur sera
+délivré à cet effet des passe-ports, lesquels seront valables pour six
+mois.
+
+Réponse. -Accordé.
+
+IX. - Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer
+avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement.
+
+Réponse. - Accordé, d'après la réponse à l'article V.
+
+X.-Aucun paysan armé ne pourra entrer ni individuellement ni en corps à
+Gênes.
+
+Réponse. -Accordé.
+
+XI. - La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court
+délai.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+XII.- Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent
+avoir lieu conformément à l'article premier, seront réglés dans la
+journée, entre les chefs de l'état-major des armées respectives.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+XIII.-Le général autrichien commandant à Gênes, accordera toutes les
+gardes ou escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets
+appartenant à l'armée française.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+XIV.- Il sera laissé un commissaire français pour le soin des blessés et
+malades, et surveiller leur évacuation. Il sera nommé un autre
+commissaire des guerres pour assurer, recevoir et distribuer les
+subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+XV. - Le général Masséna enverra en Piémont ou partout ailleurs un
+officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes.
+Il lui sera fourni passe-port et sauvegarde.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+XVI.- Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna,
+faits prisonniers de guerre depuis le commencement des hostilités de la
+présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir
+qu'après leur échange.
+
+Réponse. - Accordé.
+
+ARTICLES ADDITIONNELS.
+
+La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis et l'entrée du port,
+seront remis à un détachement de troupes autrichiennes et à deux
+vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 juin à deux heures après-midi.
+Immédiatement après la signature, il sera donné des otages de part et
+d'autre.
+
+L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires
+appartenant à la ville de Gênes et son territoire, seront remis
+fidèlement par les commissaires français aux commissaires des années
+alliées.
+
+Fait double sur le pont de Conégliano, le 4 juin 1800.
+
+Signé: le baron D'OTT, lieutenant général;
+ KEITH, vice-amiral.
+ MASSENA, général en chef de l'armée d'Italie.
+
+
+
+ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
+lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
+convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
+armées autrichienne et française en Italie.
+
+ARTICLE PREMIER. - La ligne des avant-postes du côté du Ponent, s'étendra
+de l'embouchure de la Polcevera jusqu'au confluent de la Secca, et
+rencontrera ladite rivière et la Sadicella jusqu'aux crêtes des
+montagnes. Les rives droites seront occupées par les Français et les
+rives gauches par les Autrichiens.
+
+II. - Personne, tant à la ville qu'à la campagne, ne sera vexé pour
+opinion ou avoir porté les armes ou servi dans le gouvernement impérial.
+
+Réponse. -Cela est déjà accordé dans l'article XIII de la convention
+passée entre les généraux en chef Berthier et Mélas, la 26 prairial ou 15
+juin dernier1.
+
+III. -Les malades non évacués le 24, pourront l'être sans difficulté, et,
+en conséquence, la flottille impériale pourra jusque-là rester dans le
+port de Gênes.
+
+Réponse. - Ce qui est relatif à l'exécution de cet article doit être
+réglé par les commissaires français et autrichiens, nommés par l'article
+XII de la convention mentionnée à l'article précédent.
+On est persuadé que l'évacuation des malades autrichiens, même après le
+délai porté par cette convention pour la remise des places, ne sera point
+un objet de litige.
+
+IV. -La communication pour Savone sera libre par terre.
+
+Réponse. - Cette communication sera libre comme elle le sera réciproquement
+à travers tous les autres postes français ou autrichiens.
+
+V- Jusqu'à ce moment, personne de l'armée française ne pourra passer les
+avant-postes pour venir à Gênes, sans que M. le comte de Hohenzollern en
+soit prévenu.
+
+Réponse. - Convenu.
+
+VI. - M. le comte de Hohenzollern avertit M. le général français qu'il ne
+prend aucune part à ce qui s'est passé entre les Anglais et la ville de
+Gênes.
+
+Réponse. - Cet article est du ressort des commissaires nommés par la
+convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
+
+VII - M. le comte de Hohenzollern demande satisfaction de l'événement
+arrivé au régiment de Casal.
+
+Réponse. - Il sera donné suite à cette affaire.
+
+VIII. - Si MM. les commissaires impériaux et français ne sont pas arrivés
+à Gênes le 22 à cinq heures du soir, alors on conviendra amiablement de
+quelle manière l'évacuation de la place de Gênes sera faite par les
+troupes autrichiennes, d'après l'ordre qu'en a reçu M. de Hohenzollern,
+qui fixe le départ au 24 de ce mois.
+
+Conégliano, le 20 juin 1800.
+
+Le comte DE Bussy, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern.
+
+Réponse. - On se réunira alors pour concerter l'exécution de la
+convention mentionnée dans la réponse à l'article II.
+
+L'adjudant général, chef de l'état-major du lieutenant général Suchet,
+fondé de pouvoirs par lui,
+PREVAL.
+
+Le chef de brigade du génie, fondé de pouvoirs du lieutenant général
+Suchet,
+L. MARES.
+
+
+
+CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts,
+le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre
+les généraux en chef Berthier et Mélas.
+
+Les commissaires et officiers munis d'ordres du général Suchet pourront
+entrer demain à huit heures.
+
+Convenu.
+
+Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises à trois
+heures du soir.
+
+Convenu.
+
+Les trois ou quatre cents malades qui ne sont pas transportables, auront
+les mêmes soins que ceux des troupes françaises.
+
+Convenu.
+
+La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent
+de sortir. Elle sera neutre jusqu'à Livourne.
+
+Convenu,
+
+A 4 heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte de Hohenzollern
+sortira avec la garnison.
+
+Convenu.
+
+Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui arriveront après
+le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne.
+
+Convenu.
+
+Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point
+rendu d'honneurs à sa troupe.
+
+Convenu.
+
+Signé,
+le comte DE BUSSY, général major, fondé de pouvoirs de M. le
+comte de Hohenzollern.
+
+Conégliano, le 5 messidor an VIII de la république française (22 juin
+1800).
+
+
+
+Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815
+
+Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité
+
+Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814,
+s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte,
+avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions
+dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par
+l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière
+guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune
+les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de
+leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à
+réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et
+permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des
+arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations,
+règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités
+dans le présent traité. Et ayant, susdites Puissances, nommé
+plénipotentiaires au congrès, savoir
+
+* S.M. l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohème
+* S.M. le Roi d'Espagne et des Indes
+* S.M. le Roi de France et de Navarre
+* S.M. le Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande
+* S.A.R. le prince régent du royaume de Portugal et de celui du Brésil
+* S.M. le roi de Prusse
+* S.M. l'Empereur de toutes les Russies
+* S.M. le Roi de Suède et de Norvège
+
+Ceux de ces plénipotentiaires qui ont assisté à la clôture des
+négociations, après avoir exhibé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne
+et due forme, sont convenus de placer dans ledit instrument général, et
+de munir de leur signature commune les articles suivants.
+
+(Articles sur les États de Gênes)
+
+Limites des États du Roi de Sardaigne
+
+85. ......... Les limites des ci-devant États de Gênes, et des pays
+nommés impériaux, réunis aux États de S.M. le Roi de Sardaigne, d'après
+les Articles suivants, seront les mêmes qui, le 1er janvier 1792,
+séparaient ces pays des États de Parme et de Plaisance, ver de ceux de
+Toscane et de Massa.
+
+L'île de Capraia ayant appartenu à l'ancienne république de Gênes, est
+comprise dans la cession des États de Gênes à S.M. le roi de Sardaigne.
+
+Réunion des États de Gênes
+
+86. Les États qui ont composé la ci-devant république de Gênes, sont
+réunis à perpétuité aux États de S.M. le roi de Sardaigne, pour être,
+comme ceux-ci, possédés par elle en toute souveraineté, propriété et
+hérédité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux
+branches de sa maison; savoir, la branche royale et la branche de Savoie-
+Carignan.
+
+Titre de duc de Gênes
+
+87. S.M. le Roi de Sardaigne joindra à ses titres actuels celui de duc de
+Gênes.
+
+Droits et Privilèges des Génois
+
+88. Les Génois jouirons de tous les droits et privilèges spécifiés dans
+l'acte intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des
+États de Gênes à ceux de S.M. Sarde; et ledit acte, tel qu'il se trouve
+annexé à ce traité général1, sera considéré comme partie intégrante de
+celui-ci, et aura la même force et valeur que s'il était textuellement
+inséré dans l'Article présent.
+
+Réunion des Fiefs impériaux
+
+89. Les pays nommés fiefs impériaux, qui avaient été réunis à la ci-
+devant république ligurienne, sont réunis définitivement aux États de
+S.M. le roi de Sardaigne, de la même manière que le reste des États de
+Gênes; et les habitants de ces pays jouiront des mêmes droits et
+privilèges que ceux des États de Gênes désignés dans l'Article précédent.
+
+
+
+Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
+ceux de Sa Majesté Sarde.
+
+Article I. - Les Génois seront en tout assimilés aux autres sujets du
+Roi. Ils participeront, comme eux, aux emplois civils, judiciaires,
+militaires et diplomatiques de la Monarchie, et sauf les privilèges qui
+leur sont ci-après concédés et assurés, ils seront soumis aux mêmes lois
+et règlements, avec les modifications que Sa Majesté jugera convenables.
+La noblesse Génoise sera admise, comme celle des autres parties de la
+Monarchie, aux grandes charges et emplois de Cour.
+
+Article II. - Les militaires Génois, composant actuellement les troupes
+Génoises, seront incorporés dans les troupes Royales. Les officiers et
+sous-officiers conserveront leurs grades respectifs.
+
+Article III. - Les armoiries de Gênes entreront dans l'écusson Royal, et
+ses couleurs dans le pavillon de Sa Majesté.
+
+Article IV. - Le port franc de Gênes sera rétabli avec les règlements qui
+existaient sous l'ancien Gouvernement de Gênes.
+
+Toute facilité sera donnée par le Roi pour le transit par Ses États des
+marchandises sortant du port franc, en prenant les précautions que Sa
+Majesté jugera convenables, pour que ces mêmes marchandises ne soient pas
+vendues ou consommées en contrebande dans l'intérieur. Elles ne seront
+assujetties qu'à un droit modique d'usage.
+
+Article V. - Il sera établi dans chaque arrondissement d'Intendance un
+Conseil provincial, composé de trente membres choisis parmi les nobles
+des différentes classes, sur une liste des trois cents plus imposés de
+chaque arrondissement.
+
+Ils seront nommés la première fois par le Roi, et renouvelés de même par
+cinquième tous les deux ans. Le sort décidera de la sortie des quatre
+premiers cinquièmes. L'organisation de ces Conseils sera réglée par Sa
+Majesté.
+
+Le Président nommé par le Roi pourra être pris hors du Conseil; en ce cas
+il n'aura pas le droit de voter.
+
+Les membres ne pourront être choisis de nouveau que quatre ans après leur
+sortie.
+
+Le Conseil ne pourra s'occuper que des besoins et réclamations des
+Communes de l'Intendance pour ce qui concerne leur administration
+particulière, et pourra faire des représentations à ce sujet.
+
+Il se réunira chaque année au chef-lieu de l'Intendance à l'époque et
+pour le tems que S. M. déterminera. Sa Majesté le réunira d'ailleurs
+extraordinairement, si Elle le juge convenable.
+
+L'Intendant de la province, ou celui qui le remplace, assistera de droit
+aux séances comme Commissaire du Roi. Lorsque les besoins de l'État
+exigeront l'établissement de nouveaux impôts, le Roi réunira les
+différents Conseils provinciaux dans telle ville de l'ancien territoire
+Génois qu'il désignera, et sous la présidence de telle personne qu'il
+aura déléguée à cet effet.
+
+Le Président, quand il sera pris hors des Conseils, n'aura point voix
+délibérative.
+
+Le Roi n'enverra à l'enregistrement du Sénat de Gênes aucun édit, portant
+création d'impôts extraordinaires, qu'après avoir reçu le vote approbatif
+des Conseils provinciaux réunis comme ci-dessus.
+
+La majorité d'une voix déterminera le vote des Conseils provinciaux
+assemblés séparément ou réunis.
+
+Article VI. - Le maximum des impositions que Sa Majesté pourra établir
+dans l'État de Gênes, sans consulter les Conseils provinciaux réunis, ne
+pourra excéder la proportion actuellement établie pour les autres parties
+de Ses États; les impositions maintenant perçues seront amenées à ce
+taux, et Sa Majesté se réserve de faire les modifications que Sa sagesse
+et Sa bonté envers Ses sujets Génois pourront Lui dicter à l'égard de ce
+qui peut être réparti, soit sur les charges foncières, soit sur les
+perceptions directes ou indirectes.
+
+Le maximum des impositions étant ainsi réglé, toutes les fois que le
+besoin de l'État pourra exiger qu'il soit assis de nouvelles impositions
+ou des charges extraordinaires, Sa Majesté demandera le vote approbatif
+des Conseils provinciaux pour la somme qu'Elle jugera convenable de
+proposer, et pour l'espèce d'imposition a établir.
+
+Article VII. - La dette publique, telle qu'elle existait légalement sous
+le dernier Gouvernement Français, est garantie.
+
+Article VIII. - Les pensions civiles et militaires, accordées par l'État
+d'après les lois et les règlements, sont maintenues pour tous les sujets
+Génois habitant les États de Sa Majesté.
+
+Sont maintenues, sous les mêmes conditions, les pensions accordées à des
+ecclésiastiques ou à d'anciens membres de maisons religieuses des deux
+sexes, de même que celles qui, sous le titre de secours, ont été
+accordées à des nobles Génois par le Gouvernement Français.
+
+Article IX. - Il y aura à Gênes un grand Corps judiciaire ou Tribunal
+suprême, ayant les mêmes attributions et privilèges que ceux de Turin, de
+Savoie et de Nice, et qui portera comme eux, le nom de Sénat.
+
+Article X. - Les monnayes courantes d'or et d'argent de l'ancien État de
+Gênes actuellement existantes seront admises dans les caisses publiques
+concurremment avec les monnayes Piémontaises.
+
+Article XI. - Les levées d'hommes, dites provinciales dans le pays de
+Gênes, n'excéderont pas en proportion les levées, qui auront lieu dans
+les autres États de Sa Majesté.
+
+Le service de mer sera compté comme celui de terre.
+
+Article XII. - Sa Majesté créera une compagnie Génoise de Gardes du
+corps, laquelle formera une quatrième compagnie de Ses Gardes.
+
+Article XIII. - Sa Majesté établira à Gênes un Corps de ville composée de
+quarante nobles, vingt bourgeois vivant de leurs revenus ou exerçant des
+arts libéraux, et vingt des principaux négociants.
+
+Les nominations seront faites la première fois par le Roi, et les
+remplacements se feront à la nomination du Corps de ville même, sous la
+réserve de l'approbation du Roi. Ce Corps aura ses règlements
+particuliers donnés par le Roi pour la présidence et pour la division du
+travail.
+
+Les Présidents prendront le titre de Syndics, et seront choisis parmi ses
+membres.
+
+Le Roi se réserve, toutes les fois qu'il le jugera à propos, de faire
+présider le Corps de ville par un personnage de grande distinction.
+Les attributions du Corps de ville seront l'administration des revenus de
+la ville, la surintendance de la petite police de la ville, et la
+surveillance des établissements publics de charité de la ville.
+
+Un Commissaire du Roi assistera aux séances et délibérations du Corps de
+ville.
+
+Les membres de ce Corps auront un costume, et les Syndics le privilège de
+porter la simarre ou toga comme les Présidents des tribunaux.
+
+Article XIV. - L'Université de Gênes sera maintenue, et jouira des mêmes
+privilèges que celle de Turin.
+
+Sa Majesté avisera aux moyens de pourvoir à ses besoins.
+
+Elle prendra cet établissement sous Sa protection spéciale, de même que
+les autres Instituts d'instructions, d'éducation, de belles-lettres e de
+charité, qui seront aussi maintenus.
+
+Sa Majesté conservera en faveur de Ses sujets Génois les bourses qu'ils
+ont dans le collège, dit Lycée, a la charge du Gouvernement, se réservant
+d'adopter sur ces objets les règlements qu'Elle jugera convenables.
+
+Article XV. - Le Roi conservera à Gênes un Tribunal et une Chambre de
+commerce, avec les attributions actuelles de ces deux établissements.
+
+Article XVI. - Sa Majesté prendra particulièrement en considération la
+situation des employés actuels de l'État de Gênes.
+
+Article XVII. - Sa Majesté accueillera les plans et propositions qui lui
+seront présentés sur les moyens de rétablir la banque de St. Georges.
+
+
+
+
+Endnotes ----------------------------------------------------------------
+
+AVANT-PROPOS
+1 Histoire des révolutions de Gênes, 3 vol. in 12, 1753, de M. de
+Brequigny, de l'académie des inscriptions et belles-lettres.
+2 Dell'istoria del trattato di Worms fin' alla pace d'Aquigrana, libri
+quattro. Leida, 1750.
+3 Compendio delle istorie di Genova dalla sua fondazione fin'all'anno
+1750.., dedicato a Maria sempre vergine, di Genova e de' suoi popoli
+augustissima protettrice. Lipsia, 1750.
+4 La storia dell'antica Liguria e di Genova scritta dal marchese Girolamo
+Serra. Torino, 1834; 3 vol. et un volume de dissertations.
+5 Lettere ligustiche... dell'abate Gasparo Luigi Oderico, patrizio
+genovese. Bassano, 1792.
+6 Dissertazioni quattro del P. Prospero Semini, professore di etica
+all'università di Genova, sopra l'antico commercio della Rep. Ligure nel
+Levante, 1803, ms. Voir le rapport de M. Silvestre de Sacy, mentionné ci-
+après.
+7 Della colonia di Genova in Galata, libri sei. Torino, 1831; 2 vol.
+8 Rapport sur les recherches faites dans les archives du gouvernement de
+Gênes et autres dépôts publics de Gênes, par M. Silvestre de Sacy:
+Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, tome III. -
+Suit la Notice des pièces tirées des archives secrètes de Gênes. - M. de
+Sacy avait eu l'extrême obligeance de me laisser prendre des notes sur
+les feuilles imprimées, mais non publiées encore, des pièces qu'il a
+insérées dans le tome IX des Mémoires de l'académie.
+9 On trouve des copies de ces actes à la bibliothèque royale, dans les
+collections ms. de Dupuy, Brienne, etc.
+10 C'est la première date à laquelle la correspondance a été recueillie
+et mise en ordre annuellement. Les Mémoires du cardinal de Richelieu
+comprennent les détails d'une époque antérieure, résumés évidemment sur
+les correspondances de son temps.
+11 Recherches historiques et statistiques sur la Corse, par M. Robiquet,
+ancien ingénieur en chef des ponts et chaussées.
+
+LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA
+NOBLESSE VERS 1157.
+CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne;
+Corse; état intérieur.
+1 Tit. Liv., liv. 18, 22; liv. 18, 46; liv. 30, 1.
+2 Tite-Live, 28, 46.
+3 L. Cécilius et Q. Mucius Scévola, ann. 637.
+4 L'archevêque était un excellent citoyen, un pasteur plein de zèle pour
+son troupeau; mais les écrivains nationaux reconnaissent que son origine
+de Gênes est fabuleuse, et qu'il n'était savant qu'en histoire
+ecclésiastique. Or, il est l'auteur de la légende dorée! La cathédrale
+est de 1307. (Stella.)
+5 Cassiodore, liv. 1, 27; liv. 4, 33.
+6 Procope, liv. 3,10. M. de Sismondi suppose que Gênes appartint
+longtemps aux Grecs de l'empire d'Orient et en ressentit quelque
+influence. Il n'y a ni monument ni tradition qui appuie cette croyance,
+hors ce que Procope a dit du gouverneur Bonus.
+7 Gibbon, ch. 41.
+8 Sismondi, Hist. des Français, 1re part., ch. 6, page 278. Gesta regum
+Francorum, cap. 26, et Chron. de Moissac.
+9 Fredegaire, cité par Muratori, Annales d'Italie, tome IV, 86.
+10 Une chronique rapportée par D. Bouquet, tome VI, pages 55, 333,
+appelle ce chef simplement un des nôtres: elle ne dit pas que
+l'expédition partit de Gênes, mais d'Italie. L'abbé Oderigo, Lett.
+Ligust, demande pourquoi Adhémar ne serait pas comte de Genève aussi
+bien que de Gênes: le nom latin a fréquemment confondu ces deux villes.
+Muratori, Dissert. 6, page 40, suppose bien que le littoral de Gênes
+était devenu à cette époque une marche permanente. Mais les autorités
+dont il s'appuie ne sont ni contemporaines ni précises; on y a opposé de
+grands doutes. Muratori, au reste, ne fait aucune mention d'Adhémar ni de
+son expédition de 806. Il en signale une plus heureuse en 803, conduite
+par Ermengarde, comte d'Ampuria, mentionnée par Eginhard.
+11 Pièces tirées des archives de Gênes par M. Silvestre de Sacy.
+12 M. Serra, tome I, page 286, suppose que cet Hébert, qu'il nomme Eborio
+ou Ébron, était un ambassadeur génois, mais il n'en indique aucune
+preuve.
+13 Liuthprand raconte l'invasion des Mores et les ravages qu'ils
+exercèrent; et comme cet historien était diacre à Pavie, on peut accorder
+confiance à un témoin si voisin. Il est vrai qu'il mêle à son récit le
+fabuleux présage qu'une fontaine avait donné aux Génois peu de temps
+auparavant. Au lieu d'eau il en était coulé du sang un jour entier. Les
+annalistes de Gênes postérieurs ont adopté ce miracle et le ravage de
+leur ville. Mais ils y ont ajouté ce retour imprévu de la flotte génoise,
+cette poursuite des vaisseaux, la rencontre en Corse et la recousse des
+prisonniers et du butin; aucune autorité n'appuie cette addition à la
+narration de Liuthprand.
+M. Serra cite sur ce point principal un détail circonstancié qui se
+trouve dans Airoldi, Codice diplomatico di Sicilia sotto il governo degli
+Arabi. Rien ne serait plus positif. On aurait les rapports officiels des
+commandants de l'expédition; le bulletin ample des opérations, des
+captures et du butin, qui véritablement donnerait de la population et de
+la richesse des Génois en 936 une idée beaucoup plus avantageuse que nous
+ne pensons leur en attribuer d'après les documents que nous en avons. M.
+Serra reconnaît qu'on a soupçonné l'authenticité de ce code; on a
+supposé, dit-il, qu'il était le fruit d'une fraude littéraire; mais il
+semble en douter. Or, tout doute a été levé. L'ouvrage publié par Airoldi
+a été reconnu réellement supposé; et comme il avait été imprimé à grands
+frais aux dépens du roi de Naples, la falsification due à un abbé Vella a
+été l'objet d'un jugement criminel et d'une punition exemplaire. Voir
+l'article Vella de la Bibliographie universelle. - Il est évident que ce
+faussaire a fait des bulletins de l'expédition de Gênes avec le passage
+de Liuthprand qu'il a eu soin de citer par manière de concordance: aussi
+n'admettait-il pas la tradition génoise sur la prétendue revanche obtenue
+par eux si à propos.
+14 Mimaut, Hist. de Sardaigne, tome I, pages 94 et suiv.
+15 Hist. de la Corse, attribuée à M. de Pommercuil, pages 39 et suiv.
+16 Michaud, Hist. des croisades, tome I, page 78, et preuves, 536.
+17 Il paraît que la ville n'occupait dans ce temps que la face orientale
+du promontoire qui termine vers le levant le bel arc de cercle sur lequel
+elle s'est depuis étendue. Elle rampait du midi à l'orient sur les flancs
+de la colline de Sarsan. Au pied, les galères jetaient l'ancre ou étaient
+tirées sur le sable d'une plage étroite et sans môle. La ravine qui
+sépare la hauteur de Sarsan de celle de Carignan, borna longtemps la
+ville de ce côté. Du nord au couchant, elle s'étendait seulement jusqu'à
+la place où depuis fut bâti le palais public, et jusqu'au pourtour de
+l'église de Saint-Laurent, d'où elle redescendait vers la mer. L'église
+de Saint-Pierre (à Banchi) en formait l'extrémité la plus occidentale, et
+se nommait Saint-Pierre de la Porte. Quelques édifices religieux épars au
+delà attestent peut-être que les habitations avaient reculé par le
+malheur des temps. Ainsi l'église à laquelle l'évêque saint Cyr avait
+laissé son nom et ses reliques, avait été le premier siège épiscopal de
+Gênes, mais elle était restée hors de l'enceinte. Il fallut, dans des
+temps difficiles, mettre en sûreté le corps du saint évêque, et Saint-
+Laurent devint la cathédrale. Avec les progrès de la prospérité dont nous
+allons voir la naissance, la première enceinte fut promptement dépassée.
+Un môle abrita les navires en deçà de la hauteur de Sarsan. Le port se
+forma tel que nous le voyons. Les habitations se répandirent vers le
+couchant, et le bourg occidental de Pré rejoignit la ville.
+18 M. Serra, ayant adopté la tradition de la subversion de toute la
+Ligurie, à l'occasion de la descente des Sarrasins en 933, et de la
+retraite des habitants dans les montagnes, suppose (tome Ier, page 258),
+qu'après le péril passé, les fugitifs se partagèrent en trois divisions.
+Les uns, restes sur les hauteurs et imitant les institutions féodales des
+Lombards, leurs voisins, reconnurent pour chef le plus puissant dans
+chaque tribu, et laissèrent établir dans sa famille un pouvoir
+héréditaire. D'autres prirent leur évêque pour seigneur. A Gênes, à
+Savone, à Noli, l'égalité démocratique prévalut. On s'y associa en
+compagnies dirigées par des consuls. Le trafic maritime et la course
+contre les ennemis, pour la défense et le profit commun, étaient le but
+et le lien de la société. Après chaque expédition, elle se dissolvait
+pour en recommencer une autre.
+Les chroniques n'offrent rien qui justifie cette répartition
+hypothétique; elle se rapporte, au reste, à des temps antérieurs à ceux
+qu'elles embrassent.
+
+CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem.
+1 An historical and critical deduction of the origin of commerce 1787.
+2 Voyez Michaud, Croisades, tome I, 38.
+3 Guillaume de Tyr, 4, L.
+4 Jacques de Vitry, page 127.
+5 Guill. Tyr. 1, 6.
+6 Un traducteur de Guillaume de Tyr fait de ce nom un surnom fâcheux; il
+l'appelle Ubriaco: Guillaume l'Ivrogne.
+7 Guill. de Tyr, 1, 8.
+8 Jacques de Vitry, page 127.
+9 Ce récit des écrivains des croisades est conforme à celui d'Anne
+Comnène, Godefroy à Constantinople avait promis à l'empereur Alexis de
+lui rendre les villes dépendantes de l'empire qu'il reprendrait sur les
+Sarrasins. Bohémond, requis de prêter le même serment, le fit sans
+difficulté, dit Anne Comnène, mais aussi sans aucune intention de le
+tenir. On avait occupé Laodicée, et le comte de Toulouse avait fidèlement
+remis cette place aux lieutenants de l'empereur. Bohémond, au contraire,
+la fit assiéger par son neveu Tancrède. L'évêque de Pise vend à Bohémond
+le secours des Pisans à pris d'argent; ce qui met l'empereur en guerre
+avec la république pisane. Ici Anne ne parle pas des Génois, qu'elle
+confond sans doute avec les Pisans dans cette occasion, mais elle raconte
+que l'année d'après on annonça une Hotte génoise. L'empereur arma pour la
+combattre; mais son amiral l'ayant rencontrée ne jugea pas à propos de
+l'attaquer.
+Un traité de paix survient entre Bohémond et l'empereur grec: il est
+rapporté tout au long. Bohémond promet de rendre les villes à l'empereur,
+et d'obliger Tancrède à restituer Laodicée dont il avait fini par
+s'emparer. Mais Bohémond mourut, et Tancrède ne voulut rien rendre. Anne
+Comnène, Hist. d'Alexis, liv. 10, ch. 9, 11; liv. 11, ch. 5, 6, 8, 9, 11;
+liv. 13, ch. 7, et 14, ch. 2.
+10 Albert d'Aix, liv. 12, page 405.
+
+CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée.
+1 Albert d'Aix, liv. 7, 439 et suiv.
+2 Albert d'Aix, liv. 7, 443.
+3 Guill. de Tyr, liv. 10, 72.
+4 Guill. de Tyr, liv. 10, 75.
+5 Cette distribution mérite quelques remarques. Les hommes qui ont couru
+le danger partagent personnellement le produit: mais on en retient une
+portion au profit des galères, c'est-à-dire, du corps de l'entreprise, de
+la compagnie qui a fait les frais de l'armement; de la compagnie, car il
+n'est pas encore question de mettre la commune en partage des bénéfices.
+Cette portion n'est que d'un quinzième sur les valeurs mobilières, mais
+ce n'est qu'un supplément à l'importante acquisition en propriété d'un
+quartier de la ville qu'on ne voit pas entrer dans ce partage. La
+répartition du surplus se fait par tête. Il n'y a de distinction de
+classes ou de grades, qu'en faveur du consul et des capitaines. C'est, à
+cela près, un partage démocratique et social.
+Du poivre est donné en nature; cette marchandise était assez précieuse
+pour intéresser chaque copartageant, et assez abondante dans les magasins
+de Césarée pour fournir à tant de contingents. C'est une indication à
+noter des objets et des voies du commerce de l'Inde à la Méditerranée en
+ce temps.
+6 Guill. de Tyr, liv. 10, 77. Depuis Guillaume de Tyr jusqu'à nos jours,
+rien n'a changé dans cette prétention et dans cet usage. A ce qu'on a
+supposé d'éminemment précieux dans la matière, la crédulité et les
+traditions ont ajouté bien d'autres prérogatives. Le Catino est le bassin
+qui a porté la tête de saint Jean-Baptiste. C'est le plat de la Cène
+auquel mirent la main à la fois Jésus et Judas. L'archevêque Varagine
+ajoute que dans ce vase Nicodème reçut le sang de notre Seigneur à la
+descente de la croix. Il prouve que le Catino fut fait de main divine au
+commencement du monde, aussi est-il unique. Enfin il assure qu'au sac de
+Césarée on fit trois lots de valeur égale, la ville, ses richesses, et le
+Catino, et celui-ci échut heureusement aux Génois. Nous avons vu que ce
+ne fut pas tout à fait ainsi que se firent les partages. Le Catino, tiré
+de nos jours du trésor de la cathédrale de Gênes, après un séjour de 700
+ans, a figuré dans notre musée impérial. Il est retourné à Gênes pour s'y
+dérober aux regards des profanes.
+
+CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte.
+1 Albert d'Aix (collect. des mémoires sur l'hist. de France), liv. 7,
+page 64.
+2 Archives secrètes de Gênes. - Mémoires manuscrits du père Semino.
+3 Guill. de Tyr, liv. 1, page 103.
+4 Manusc. de Semino.
+5 Federico Federici, dans une lettre à Scipius, cite ainsi ce décret: «
+Solinum autem Gibellum, Coesaream et Arsur per se ceperunt et
+Hierosolymitano imperio addiderunt.»
+6 Guill. de Tyr, liv. 11, 130 et suiv. On a vu plus haut que, dans une
+expédition précédente, ils avaient pris pour leur compte l'autre ville du
+même nom (le petit Gibel).
+7 On assure qu'il se trouverait dans les archives de cette cathédrale des
+comptes du revenu de Gibel, qui était, dit-on, fort considérable. Ces
+documents nous révéleraient plusieurs usages de la navigation et du
+commerce, et nous feraient connaître le système d'impôts d'une ville de
+Syrie au XIIe siècle.
+8 Hist. du Languedoc, tome II, page 337, preuves 360, 1103, 16 février;
+inter Tripolim et Berytum. C'est bien là Byblos. L'autre Gibel (le petit)
+est entre Laodicée et Tortose.
+9 Ibid., page 355, preuve 374. L'instrument est aussi aux archives de
+Gênes; il porte: «Insuper, concessi eis, ut nullus Januensium sive
+Saonensis, sive Naulensis, aut Albingenensis, a Nizza usque ad Portum-
+Veneris, nec etiam quilibet Lombardus eis in sociÉtate adjunctus ullum
+tributum donet in terra mea praeter illos, etc.»
+Les historiens du Languedoc ne se sont pas aperçus que c'est une
+concession faite à tous les habitants de la Ligurie suivant les limites
+de la domination génoise. Trompés par la ressemblance de noms, ils ont
+entendu de Nice à Port-Vendre (du levant au couchant) au lieu de Nice à
+Porto-Venere (du couchant au levant), et ils ont conclu que Bertrand
+dominait sur toute la côte de la Provence, du Languedoc et du Roussillon.
+Il est évident cependant, par la construction de la phrase, que les
+limites qui y sont indiquées se rapportent aux Génois admis au privilège,
+et non pas au territoire sur lequel ils l'exerceront.
+Si le comte n'a pas borné sa concession à ses possessions de la terre
+sainte, on peut mettre en doute quelle était l'étendue du pays sur lequel
+il privilégiait les Génois. La charte dit simplement in terra mea; et
+Bertrand ne s'intitule que Comes sancti Egidii.
+10 Ici les deux Gibel sont nettement distingués. Celui-ci est appelé,
+dans l'acte, Gibelletum; c'est bien exprimer le petit Gibel quand on se
+sert du mot Gibellum pour désigner Byblos.
+
+CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie.
+1 Plus de régularité supposant peut-être moins de bonne foi, les
+historiens ont noté, peu après, le temps ou les témoins commencèrent à
+apposer leurs seings sur les actes passés en leur présence. Il est
+remarquable que jusqu'à la réunion à la France, et depuis un temps
+immémorial, les notaires de Gênes s'étaient fait rendre ce droit
+exorbitant, de signer seuls leurs actes, à l'exclusion des parties et des
+témoins appelés.
+2 On ne peut entendre ici par ce mot que l'assemblée générale des
+citoyens, du peuple, comme il est dit quelques lignes plus haut, en
+parlant de l'invitation a jurer la compagnie.
+3 La formule de ce serment paraît avoir été ignorée des anciens
+historiens. M. Serra le fait connaître tome 1, page 277. Il le possédait
+manuscrit, sorti, à ce qu'il paraît, des archives de Gênes; il le donne
+comme une copie de statuts plus antiques; au reste, il ne le rapporte que
+par extrait. Il pense qu'on ne peut clairement assigner l'époque où a
+commencé la constitution municipale à laquelle ce document se rapporte.
+Mais il l'insère dans son récit dès qu'il a atteint l'an 950, et il
+avance que du moins le gouvernement était constitué à Gênes dans le Xe
+siècle, puisqu'il expédiait des ambassadeurs aux rois lombards: car il
+voit, on ne sait sur quel fondement, un ambassadeur dans cet Hébert qu'il
+nomme Eberio ou Evone, ce fidèle à la prière de qui Bérenger et Adalbert
+ont accordé aux Génois un diplôme dont nous avons parlé au chapitre Ier.
+Mais nous avons pu remarquer que cette sauvegarde accordée aux
+possessions génoises est un monument de servitude duquel on ne peut tirer
+la moindre preuve d'indépendance ou de constitution politique pour nos
+Génois.
+L'historien Giustiniani croyait avoir trouvé des traces du consulat
+remontant à 1087. Caffaro nous le montre en 1101, ce consulat encore
+confondu avec le syndicat d'une société maritime. Il nous apprend qu'il
+n'y eut une organisation régulière, un chancelier, des officiers de
+justice, qu'en 1121.
+Quant à la date du formulaire de serment produit par M. Serra, elle doit
+être fixée entre 1121 et 1130. Car à la première de ses dates commence le
+consulat annuel que ce serment suppose. D'autre part, on voit que les
+consuls qui le prêtaient exerçaient encore les fonctions judiciaires. Or,
+en 1130 elles passèrent aux consuls des plaids. Il est vrai que M. Serra
+suppose que les consuls de la commune et ceux des plaids formaient un
+seul corps; que les derniers participaient au gouvernement politique, et
+que le même serment leur devait être commun. Nous ne connaissons aucune
+preuve de cette confusion, et, dans tous les cas, il paraît qu'à cette
+époque les consuls de la commune cessèrent d'exercer la justice
+distributive. Le serment tel qu'il nous est donné ne peut être postérieur
+à ce changement. Nous avons ici une preuve encore plus directe. Le
+serment parle de l'évêché de Gênes; l'archevêché fui érigé en 1130. Le
+serment est donc antérieur à cette année.
+4 Ces compagnies étaient les sous-divisions de la commune. On lit, dans
+un passage des annales, que dans les causes dont les parties
+appartenaient à des divisions différentes, c'est au tribunal des
+demandeurs qu'elles allaient plaider. Ce serait une singularité,
+contraire au principe de droit que les Génois avaient fait prévaloir dans
+leurs colonies, au principe qui attribue les juridictions au juge du
+défendeur; mais il est plus que vraisemblable qu'il n'y a qu'une erreur
+de copiste.
+
+CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes.
+1 Hist. du Languedoc, tome II, page 435.
+2 Hist. du Languedoc, tome II, page 442.
+3 Suivant M. Serra, sept marabotins d'or pesaient alors une once; un
+marabotin d'or en valait vingt-quatre d'argent. Tome I, page 360, en
+note. Le marabotin est devenu, dit-il, le maravédis.
+4 Hist. du Languedoc, liv. 17, tome II, 422.
+5 Sylv. De Sacy, dans le tome XI des Mémoires de l'académie des
+inscriptions et belles-lettres.
+6 Probablement Gatilusio.
+
+CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique.
+Noblesse.
+1 Nicétas, lib. 7, ch. 1er.
+2 Cette monnaie répondait à 15 sous d'or, ou aux trois quarts d'une once.
+M. Serra, en se bornant à la comparaison de la valeur du métal sans
+rapport avec le prix comparé de la monnaie aux choses vénales, trouve que
+500 perperi de ce temps correspondent à 37,500 liv. de la monnaie génoise
+moderne (31,250 fr.). Il note à cette occasion, que, suivant les cotes
+des notaires à cette époque, un vaisseau marchand coûtait 16 livres ou
+génuines, et une galère 5 liv. Tome I, page 385.
+3 Le traite est imprimé parmi les documents du 2e vol. de l'histoire de
+la colonie de Galata, de M. Louis Sauli, page 181, et l'engagement
+corrélatif des Génois, pris en plein parlement, page 182. Le document est
+fait au nom des consuls et de tout le peuple, et juré en plein parlement
+par les consuls, et pour le peuple, par le crieur public (cintracus).
+4 Mém. de Semino.
+5 «Tunc non erant nobiles et de populo divisi: imo omnes erant de uno
+nomine. Sed qui progeniti sunt ex ipsis magistratibus, nobiles postea
+nuncupati sunt.»
+M. de Sismondi a cru voir des seigneurs féodaux parmi les premiers
+consuls de Gênes. Mais il n'en a d'autres preuves que les dénominations
+de vicecomes (Visconti) et de marchio, qui dans les fastes consulaires
+sont accolés à deux ou trois noms. Il en a conclu des comtes, des
+vicomtes et des marquis. Mais tout dément cette supposition; comme tant
+d'autres prénoms ou surnoms bizarres et sans rapports avec les saints du
+calendrier, qu'on a si longtemps affectés en Italie, ces appellations
+accompagnant des noms d'individus, on ne les retrouve pas deux fois dans
+les mêmes familles et jamais elles ne se lient à des noms de lieux. De
+toutes les familles génoises encore illustres, celle de Spinola est la
+plus anciennement signalée dans les chroniques; et son nom n'est pas
+celui d'une terre, d'un bourg ou village, qui, comme il est arrivé si
+souvent, ait servi de désignation à une race, parce qu'elle en était
+originaire. Jamais, dans ces temps anciens, les Spinola n'ont porté un
+titre de seigneurie. Dans le cours de leur plus grande importance, ils
+sont nommés Spinola de Lucoli et, Spinola de Saint-Luc; ce sont
+simplement les noms des rues ou les deux branches de la famille avaient
+rassemblé leurs palais.
+M. Serra se contente de remarquer que si l'on n'a pas de preuve directe
+que les consuls fussent pris dans un ordre de noblesse distingué, deux
+fortes inductions le lui persuadent. 1° Les premiers mémoires génois
+donnent le titre de noble et même de très-nobles, à divers consuls et
+autres personnages considérables du temps. Nous avons exactement indiqué
+les passages où ces épithètes honorables se rencontraient, et nous
+persistons à croire qu'avant 1157 elles ne peuvent donner l'idée d'une
+caste noble reconnue. 2o Tous les anciens gouvernements de Gênes, même
+populaires, ont reconnu pour nobles les familles consulaires. Ce dernier
+point est incontestable; mais faut-il conclure qu'une noblesse a précédé
+le consulat, ou que la noblesse n'est venue qu'après le consulat, et
+qu'elle en est née? Le noble historien moderne semblerait pencher pour la
+préexistence de la noblesse. Par les motifs que nous venons de puiser
+dans les chroniques contemporaines, nous croyons que la noblesse ne
+dérive que du consulat et qu'elle n'a pas d'autre origine que celle que
+lui assigne Stella.
+Nous ferons mention, au 10e livre, ch. 7, d'un écrit de la jeunesse de
+l'historien Foglietta, publié en 1559 au milieu d'une violente querelle,
+et qui était comme le manifeste d'un parti. Le but peut avoir influé sur
+les assertions de l'écrivain; mais son point de départ se rapportant à
+l'objet de la présente note, il convient de le discuter ici.
+Foglietta prétend que le nom de noble a été pris à Gênes seulement
+lorsque ayant appelé des étrangers pour gouverneurs annuels sous le nom
+de podestats, on leur donna des adjoints génois: on voulut que ceux-ci
+eussent un titre honorifique qui les mît au moins de pair avec les
+chevaliers que le podestat amenait comme ses lieutenants. Le titre aurait
+donc été simplement personnel ou inhérent aux fonctions. Il est vrai que
+peu à peu les enfants prirent l'habitude de se décorer de la distinction
+acquise à leurs pères. Quand, après une révolution arrivée en 1270 et que
+l'auteur déplore, la séparation entre le peuple et la noblesse fut
+arrivée, chaque magistrat, à son entrée en charge, déclara s'il acceptait
+ou refusait la noblesse pour sa postérité; et c'est ainsi que l'on
+retrouve, dans les rangs des plébéiens, des races aussi illustres que les
+plus nobles familles.
+Les monuments et les dates démentent ce système. L'établissement du
+podestat est de 1190. Il n'y a eu d'adjoints qu'à partir de 1196. Or,
+avant cette époque, en 1174, le chancelier de la république dédiait ses
+chroniques à l'émulation des nobles: et déjà, en 1162, les Génois, dans
+une lettre de défiance adressée aux Pisans, leur reprochaient
+l'assassinat non de gens obscurs, mais de nos nobles. Certainement à ces
+dates la noblesse était fondée et reconnue.
+Le fait de 1270, employé pour établir la séparation de la noblesse et du
+peuple, est mal choisi. Nous verrons qu'alors le peuple se souleva contre
+l'usurpation déjà consommée par la noblesse depuis plusieurs années; et
+nous verrons aussi que le concours populaire ne servit qu'à mettre le
+pouvoir entre les mains de deux capitaines de la plus éminente noblesse,
+à la place d'autres nobles leurs émules. Ce fut une intrigue dont le
+peuple fut l'aveugle instrument; ce ne fut pas une révolution.
+Enfin Foglietta n'a pu voir nulle part que tout nouveau magistrat eût le
+choix d'appartenir à la noblesse, ou ne restât plébéien qu'en vertu de sa
+déclaration: il n'y en a point de traces, tandis qu'on trouve des
+options officielles pour être guelfe ou gibelin.
+6 Il y a pourtant une phrase pour 1152: «Sous ce consulat, il se fit
+plusieurs boucheries dans la ville; une près du môle, l'autre au quartier
+de Sussiglia.» Il faut faire comme les historiens génois postérieurs qui
+n'ont vu de ce récit que l'expression au propre, et qui, ne faisant que
+traduire Caffaro en style rajeuni, n'ont pas trouvé extraordinaire qu'en
+quatre ans, que les récits suivants nous donnent comme de temps de
+crise, il ne se soit rien passé dans Gênes de plus notable, de plus digne
+d'être transmis à la postérité, que l'ouverture de deux étaux de
+bouchers. C'est peut-être dans un sens beaucoup plus sinistre qu'on
+pourrait entendre ces tristes paroles et ce mot de boucherie
+7 Tout n'a pas été dit, quand nous avons constaté l'existence de la
+noblesse et son avènement au pouvoir. Il nous manque la solution de
+plusieurs questions importantes.
+Comment les meilleurs se réparèrent-ils du vulgaire? Comment une
+supériorité, qui ne dut être d'abord que dans l'opinion et dans les
+habitudes, est-elle devenue un fait légal et reconnu? A quelles
+conditions cette reconnaissance a-t-elle constitué un ordre de l'État?
+Les nobles avaient envahi le consulat, mais le possédaient-ils
+exclusivement? Les populaires restèrent-ils réduits à leurs votes dans le
+parlement public, sans plus avoir de part au maniement des affaires?
+Comment s'est dressée la liste primitive des nobles? comment a-t-elle été
+close? Les magistratures, les consulats ont-ils continué à ajouter au
+patriciat de nouvelles races, et jusqu'à quelle époque?
+Nous ne pouvons lever tous ces doutes; voici ce que nous savons:
+Nous trouvons qu'en 1270 les plébéiens voulaient avoir, pour les
+défendre, un tribun sous le nom d'abbé du peuple. Cette précaution, ce
+remède nouveau prouve qu'alors les nobles tenaient seuls le gouvernement.
+En 1339, un plébéien fut élever à l'improviste à la tête de la république;
+ce qui fut considéré comme une révolution d'une portée immense, et
+c'est à la noblesse qu'on disputa d'abord et qu'enfin on arracha le
+pouvoir.
+A la suite de cette révolution un décret très-solennel, en 1356, exclut
+les nobles des conseils et spécialement de la première place du
+gouvernement: exclusion souvent modifiée, mais inflexiblement maintenue
+pour rendre tout noble incapable de présider l'État. Il est évident
+qu'alors non-seulement la noblesse était un ordre dans cet État; un
+corps compacte et circonscrit qui se maintenait sans pouvoir plus
+s'accroître; car si l'exercice des hautes magistratures y avait donné
+accès, soit par le passé, soit jusqu'à ce moment, du jour où le titre de
+noble devenait incompatible avec le pouvoir, il n'y avait plus ni de
+moyen d'acquérir ce titre ni d'ambitieux pour le rechercher. Nous voyons,
+au contraire, quelques familles très-illustres déclarer alors, afin de se
+soustraire à la prohibition antinobiliaire, qu'elles n'entendaient point
+être nobles. En un mot, il n'y a point d'anoblissement qui ait pu être
+postérieur à 1356 au plus tard; et les choses ont duré ainsi jusqu'à
+1528, année d'une réorganisation de tout l'État.
+
+LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES
+DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190)
+CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse.
+1 Alexandre III le leur ordonnait par ses lettres, afin de pouvoir venir
+se mettre en sûreté parmi eux. Serra, tome I, page 392.
+2 Partant, au levant, du pied de l'élévation de Sarsan et du même point
+où le mur primitif touchait à la mer, la nouvelle muraille serpentait sur
+les hauteurs au delà des églises et des monastères de Saint-André, Saint-
+Dominique, Sainte-Catherine et Saint-François. Elle redescendait de
+l'église Sainte-Agnès à l'église de Sainte-Sabine. C'était un
+accroissement immense. Les belles églises des Vignes et de Saint-Cyr
+cessaient d'être reléguées hors de la ville. Au bord de la mer, la limite
+au couchant était jadis attenante à Saint-Pierre de Banchi; elle était
+reculée près de l'emplacement où est aujourd'hui la Darse, au lieu où est
+conservé le nom de porte des Vacca. Encore voyons-nous qu'au delà de
+cette nouvelle circonscription, le bord de la mer, occupé par des
+chantiers et peuplé de familles de matelots et de pêcheurs sous le nom de
+Bourg du Pré, commençait à former un prolongement extérieur de la ville.
+Le mur achevé eut en tout cinq mille cinq cent et vingt pieds: il fut
+couronné de mille soixante et dix créneaux. L'année suivante on compléta
+l'oeuvre en élevant des tours de distance en distance. Tout fut bâti en
+pierres de taille cubiques; et les parties qu'on en voit encore
+attestent la régularité et la solidité de l'ouvrage.
+
+CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone.
+1 M. Serra, d'après quelques annalistes du XIIe siècle, égale le marc à
+une livre d'argent. (On entend toujours à Gênes la livre de 12 onces,
+très-près d'un tiers de kilogramme.)
+
+CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane.
+1 Hist. gén. du Languedoc.
+2 Albaron, Ce lieu est encore nommé le Baron.
+3 Bouche, tome II, page 158. Guillaume de Sobran alla quérir la paix à
+Gênes.
+4 Papon, tome II, page 18. Preuve 19.
+5 Nostradamus, 141. Une famille Doria est restée aussi en Provence.
+6 On a retrouvé un diplôme par lequel, après la paix, Frédéric donne la
+seigneurie de Milan et de Gênes à Obbizzo d'Este. Mais cet acte resta
+secret, et rien ne fut essayé pour le mettre à exécution. Serra, page
+418.
+7 Semino, trompé par le nom de Césarée, avait rapporté ce traité aux
+affaires du Levant.
+
+CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations
+extérieures et traités. - Administration des finances.
+1 Bertrand, trésorier, pages 135 et suiv.
+2 Il paraît que le commandement supérieur de la flotte fut tiré au sort
+et échut aux Pisans. Serra, 424.
+3 Archives de Gênes. Ier mémoire de Semino. 1190-1191.
+4 Ibid. 1190-1192.
+5 Ibid. Il y a, en 1187, un privilège donné par le corps des barons du
+royaume.
+6 Liv. 1, ch. 4.
+7 Sylv. de Sacy. Mém. de l'acad. des inscr, et bell.-lett., tome XI.
+8 Sylv. de Sacy. - Saint-Martin, XI. Semino, trompé par une fausse date,
+avait cru que ce traité, qui existe aux archives de Gênes, remontait à
+1002.
+9 M. Louis Sauli (Colon. di Galata, tome I, page 23, et tome II, doc. 4,
+5, p. 188) a donné le traité négocié par Morta (oct. 1178), et celui qui
+y fut substitue au second voyage du même ambassadeur. Il fait remarquer
+que quoiqu'on déclare que l'empereur ne fait pas un nouveau traité, mais
+confirme purement et simplement celui qu'il avait fait, les deux actes ne
+sont pas absolument semblables. Le deuxième omet une clause du premier,
+où l'alliance était déclarée perpétuelle nonobstant toute excommunication
+ecclésiastique, ou toute défense d'homme couronné ou non couronné. M.
+Sauli croit, avec une grande apparence de raison, que la république n'osa
+pas braver si ouvertement les excommunications. M. Serra, tome I, page
+461, croit à son tour qu'on aurait craint d'offenser Frédéric en
+s'exposant ostensiblement à mépriser les défenses de tout homme couronné
+ou non couronné. Mais il suppose que les Grecs avaient glisse
+frauduleusement la clause dans la rédaction: ceci est bien peu probable.
+10 Sauli, II, 183, donne aussi les instructions d'un Grimaldi, également
+envoyé à Constantinople en 1175, pour réclamer les subsides qui
+n'arrivaient pas, et pour obtenir justice d'un grand nombre de torts
+faits à des particuliers. On le charge de solliciter un secours pour
+achever la construction de la cathédrale de Gênes. L'ambassadeur est
+soumis à rendre compte de tout ce qu'il recevra sans en rien retenir; il
+ne pourra expédier ni rapporter des présents pour une valeur de plus de
+10 livres.
+
+LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT.
+- FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237)
+CHAPITRE I. - Établissement du podestat.
+1 En latin potestas. On voit quelle idée d'autorité renferme ce nom.
+2 M. Serra a retrouvé dans les archives des notaires de Gênes le
+règlement des podestats. Il est certain cependant qu'il ne fut pas rédigé
+tel qu'il le donne dès le premier moment de l'institution.
+3 En 1216 les consuls des plaids furent supprimés et, par les mêmes
+raisons d'impartialité qui avaient fait appeler un podestat de dehors, le
+jugement des procès civils fut délégué à des juges étrangers amenés par
+le podestat. Cet usage a dure jusqu'en 1797.
+
+CHAPITRE II. - Henri VI.
+1 Il était Milanais.
+2 Il en subsiste des restes curieux, particulièrement la tour des
+Embriachi.
+
+CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances.
+1 M. Serra dit qu'Allaman della Costa était un émigré de Candie. Tome II,
+p. 14. On trouve entre les nobles, signataires ou jureurs d'un traîté
+d'alliance avec Arles, Nicolas comte de Malte, et Jean Allaman, parent
+sans doute d'Allaman della Costa.
+2 Voici en quels termes Nicétas parle de la conquête de Candie: «
+Certains corsaires génois qui n'étaient qu'un vil excrément de la terre,
+ayant mis ensemble cinq vaisseaux ronds et vingt-quatre galères,
+arrivèrent à un port de l'île de Candie, où, ayant été reçus en
+marchands, ils agirent bientôt après en soldats. (Hist. de Baudouin, ch.
+11, 2, traduction du P. Cousin.)»
+3 Après l'établissement des Latins à Constantinople, le marquis de
+Montferrat obtint Candie dans son partage. Il traita avec les Génois de
+la vente de cette île: mais ils se laissèrent gagner de vitesse par les
+Vénitiens, qui couvrirent leurs offres et restèrent maîtres de l'île.
+Serra, tome II, page 10.
+4 Baluze. Lettres d'Innocent III, tome II, page 329. Il dit avoir ordonné
+aux Pisans, pour préalable de l'arbitrage, d'indemniser les Génois des
+derniers préjudices dont ceux-ci ont à se plaindre ou de donner caution
+idoine d'y satisfaire.
+5 On nous donne l'énumération suivante de ces droits: péage de Gavi, de
+Voltaggio, de Porto-Venere; gabelles de Chiavari et de Voltri, revenus
+des droits de pesage et de vente du pain.
+6 On changea du moins la proportion des destinations primitives. On ne
+réserva qu'un demi-denier pour les travaux du port; cinq et demi furent
+employés à rendre libre l'impôt du sel.
+
+CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les
+voisins.
+1 Bernard, trésorier, et les chroniques génoises donnent les détails
+qu'on va lire.
+
+CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari.
+1 Papon, Hist. de Provence, tome II, preuve 51, donne ce traité tel qu'il
+est conservé à Arles. Il le rapporte à l'an 1232; c'est une erreur:
+l'acte est fait au nom du podestat de Gênes Oldrati, qui exerça en 1237.
+Cette année est donc la véritable date. On trouve aussi (ibid.) preuve
+31, le traité d'alliance des communes de Gênes et de Grasse en 1198,
+renouvelé plusieurs fois jusqu'en 1420.
+2 Le traité avec Arles (1237) dont on vient de parler, parait le
+renouvellement d'un traité de Baldini.
+
+CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta.
+1 Les Milanais prirent à leur tour pour leur podestat Pierre Vento.
+Serra, 62.
+2 Ad brevia seu ad sortem. Ch. de Bartolomeo. On alléguait cette forme à
+l'empereur comme une excuse de plus. On peut croire que c'était une
+élection où l'on tirait au sort sur des noms choisis et mis dans l'urne,
+comme on l'a fait longtemps à Gênes pour choisir les juges des rotes, et
+même les sénateurs depuis 1528.
+3 Fréd. Raumer, Hist. (en allemand) de la maison de Hohen-Staufen, tome
+IV, page 14. Il renvoie à la lettre même de Frédéric, recueillie par
+Hahn, Collectio veterum monumentorum et litteroe principum, tome II, lett.
+21.
+
+CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome.
+1 Nous avons vu les Avocati en guerre avec les Volta (liv. 2), nous les
+trouvons maintenant ensemble dans le parti gibelin.
+
+CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte.
+1 Bernard trésorier: il parle aussi fréquemment des événements d'Europe.
+2 Joinville, page 304, éd. Petitot.
+
+LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA
+CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE
+PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR
+HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT
+GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339)
+CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec
+les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople.
+1 Navageri, Hist. veniz.; Muratori script. tome XXIII, page 999.
+2 Gregoras, lib. 4, 5, page 97. Éd. de Bonn. 1829.
+3 Les Génois furent d'abord envoyés à Héraclée, puis transférés à Galata.
+Pachymère, liv. 1, ch. 32, 35.
+4 Gibbon, ch. 62, page 402. Éd. Philadelph. 1802.
+5 Dans la ratification du traité fait à Gênes le 10 juillet 1260, nous
+trouvons le nom des puissances que les Génois déclarent amies: savoir,
+les rois de France, de Castille, d'Aragon, d'Angleterre, les princes,
+barons chrétiens et les ordres religieux de la terre sainte, les rois de
+Chypre et d'Arménie; mais en outre ils déclarent leurs alliances avec le
+soudan d'Egypte, de Damas, d'Alep, avec le soudan des Turcs et avec le
+roi de Tana, souverain des Palus Méotides. L'on voit qu'à la faveur de
+ses établissements dans les villes chrétiennes de la côte en Syrie, Gênes
+n'avait pas néglige le commerce des mahométans, bravant les
+excommunications qui l'avaient défendu si souvent.
+6 Gregoras, de Zaccaria a fait Icarus. Plus tard sous Andronic, Zaccaria
+perdit l'Eubée et obtint Chio.
+7 Ducas, ch. 25.
+8 Gregoras, lib. 13, 12, page 683.
+9 Stella.
+10 Gregoras, lib. 13, 12, page 683.
+
+CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples.
+1 Continuation de Guill. de Tyr, 558.
+2 Les historiens grecs n'ont pas parlé de cet incident.
+3 Foglietta en parlant des nobles, promoteurs de ce soulèvement
+populaire, dit: «Regimen civitatis universo populo asserentes;» et il
+met contre eux ce reproche dans la bouche des guelfes: «Regimen
+populare appellent quod, civibus ablatum, in se ipsi privatim verterint.
+» Lib. 5, page 197. Niehbur (Instit. Rom., tome II, pages 141, l52), dit
+en passant que dans le moyen âge, le mot peuple s'entendait de l'union
+d'une aristocratie avec une commune, celle-ci ne contenant que le
+populaire. Conformément à cette définition, il y aurait ici réunion de
+tous les ordres de citoyens, du moins en apparence. Mais comme
+l'aristocratie avait usurpé sur la démocratie, faire le peuple était,
+dans cette occasion, rendre au peuple les droits dont on l'avait privé,
+bien entendu que l'usage de ces droits ne consiste qu'à changer de
+maîtres parmi les nobles.
+
+CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou.
+1 La publication récente d'un premier volume de Documents inédits de la
+collection du gouvernement nous donne le moyen d'éclaircir ce passage.
+Dans les Documents maintenant publiés, on voit 26 pièces relatives aux
+affrètements ou aux achats de navires que saint Louis fit faire à Gênes
+de 1268 à 1270, quand il préparait son second pèlerinage. Ces actes,
+réunis en un recueil oublié, ont été retrouvés par M. Michelet aux
+archives du royaume. Il les a communiqués à M. Jal, qui les a annotés, et
+M. Champollion-Figeac les a admis dans la collection dont la direction
+lui est confiée.
+Le saint roi n'affréta pas de galères à Gênes; il y acheta des vaisseaux
+de plusieurs particuliers. On en construisit un certain nombre sur ses
+ordres; la république se chargea de la construction de deux de ceux-ci,
+et intervint comme garant dans les contrats passés avec d'autres
+constructeurs. Les dimensions furent exactement fixées; et
+essentiellement, on s'attacha à rendre ces navires propres à
+l'embarquement des chevaux. La description des bâtiments et l'inventaire
+exact de l'armement inséré dans chaque contrat rendent ces pièces très-
+curieuses sous le rapport technique de la navigation du XIIIe siècle.
+Il y a des affrètements simples; mais souvent le roi s'y réserve
+l'option d'acheter les navires. Tous devaient être rendus à Aigues-
+Mortes (quelques-uns seulement à Toulon) le 8 mai 1270; le voyage
+ultérieur n'était pas déclaré. Il est stipulé que le roi pourra, dans le
+lieu où il les aura conduits, les garder un mois, et durant ce temps s'en
+servir pour passer ailleurs. Le prix du fret est réglé à forfait pour ce
+voyage, tout incertaine qu'en est la durée; seulement ce prix sera
+augmenté si le roi fait hiverner les vaisseaux.
+Parmi les 26 actes, il y a des quittances des frets payés: les marchés
+ont donc eu leur effet.
+(Note de l'auteur, placée en tête du second volume de l'édition de
+Paris.)
+2 Guillaume Vento était un des nobles génois dévoués aux Angevins. Il
+avait suivi Béatrix, femme de Charles, à la prise de possession de
+Naples. Au reste, il apparaît comme possesseur de Menton sous la
+seigneurie de la république génoise, dans un traité fait en 1260 avec le
+comte de Provence (Charles). Par ce traité on partage le comté de
+Vintimille. Charles a la Briga; Gênes a Vintimille, Menton, Roquebrune.
+On convient que les Génois ne pourront faire aucune acquisition du Rhône
+à la Trébie, ni Charles sur le territoire génois. Nostradamus, pages 226,
+230, 238.
+3 On trouve des élections d'archevêque à Gênes par délégués (1163), par
+12 électeurs (1188); la confirmation du pape est exprimée en 1233: elle
+était probablement toujours réservée: on a vu que le pape la refusa à
+l'élection de saint Bernard pour le destiner à de plus grandes choses.
+Les chroniques en général donnent peu de détails sur les procédés
+électoraux.
+4 Gibbon, ch. 62, page 412.
+
+CHAPITRE IV. - Guerre pisane.
+1 On éleva les revenus de l'État, au moyen de nouvelles taxes, à 140,000
+livres, M. Serra croit qu'alors la livre valait un quart d'once d'or,
+somme qui (toujours sans rapport avec sa puissance vénale) répond à
+3,300,000 livres de la monnaie moderne de la république de Gênes
+(2,750,000 francs). Tome II, page 179.
+2 Suivant M. Serra, au contraire, les prisonniers pisans imitaient le
+dévouement de Régulus et écrivaient à Pise de ne pas céder. Tome II, page
+203.
+3 A côté de cet effroyable tableau, Dante s'écrie: «O Génois! hommes
+étrangers à tout bien, charges de tous méfaits, que n'êtes-vous dispersés
+parmi le monde!» C'est à l'occasion d'une infernale invention poétique.
+Le poete voit aux enfers le Génois Branca Doria, damné parmi les traîtres
+au plus profond du gouffre. Il se récrie, car il a laissé ce perfide sur
+la terre en pleine santé. On lui explique que Branca est réellement mort
+et damné, celui qui est sur la terre est un démon qui tient la place du
+défunt. Guelfe blanc, exilé de Florence par les guelfes noirs, Dante ne
+pouvait être favorable à Gênes, tantôt gibeline, tantôt guelfe angevine.
+4 M. Serra (page 204) place cette résignation au 13 juillet 1293. Mais
+(pages 205, 206) il raconte les événements du 1er janvier 1289 (1290) et
+il attribue les troubles de cette époque à ce changement même. Il
+introduit Hubert arrivant de la campagne et parlant au peuple en qualité
+de simple particulier. Il faut que la date de 1293 donnée à la
+subrogation du fils au père, soit erronée.
+5 M. Serra dit 160,000 livres: il ajoute que la livre était alors à peu
+près le sixième d'une once d'or.
+
+CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du
+XIIIe au XIVe siècle.
+1 Publié par M. Silvestre de Sacy: il remarque que la double rédaction
+des engagements réciproques était fort usitée chez les négociateurs de
+ces temps. (Mém. de l'acad. des inscrip. et belles-lettres, tome VI, page
+94.) - Nous en avons cité un exemple, liv. 3.
+2 M. Depping, tome II, page 133, prend le traité de 1250 pour le plus
+ancien de ceux entre Gênes et Tunis; tandis qu'il cite, page 133, un
+traité des Pisans, de 1239, qui fait mention des privilèges accordés aux
+Génois par les Tunisiens.
+3 On trouve la même concession dans un traité fait à Péra, en 1387, par
+l'ambassadeur d'un prince bulgare nommé Juanco, qui désirait attirer les
+Génois à commercer dans ses États; et pour exprimer cette idée le
+rédacteur du traité a emprunté ces mots du prophète Ézéchiel, ch. 18, v.
+1: «Les dents des enfants ne seront pas agacées des raisins verts que
+leurs pères auront mangés.» Ce traité a été publié par M. Silvestre de
+Sacy (Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VII, page
+294). Ce Bulgare était chrétien grec, ainsi qu'une partie de ses sujets.
+Au reste, on ne trouve aucun détail sur le commerce auquel le traité se
+rapporte. Il n'a dû être cultivé que par les colons de Péra; et la
+métropole n'en aura pas conservé de traces.
+4 La commune de Gênes avait alors 670 voiles indépendamment des armements
+privés. Sauli, tome I, p. 145. Pegolotti nous apprend qu'on payait le
+fret des marchandises sur les galères non armées, moitié moins que sur
+les galères armées.
+5 Le bois rouge de l'Inde était nommé brésil, bien avant la découverte de
+l'Amérique. C'est ce bois qui a donné son nom à la contrée américaine
+remarquable par ses forêts de cette espèce.
+6 On peut remarquer, dès les premières pages de la Pratica della
+mercatura de François Balducci Pegolotti, qu'il fait partir de Caffa et
+de Tana l'itinéraire pour aller en Chine à l'achat des soies. C'est aussi
+au poids de Gênes et de Tana qu'il rapporte les poids des soies achetées
+en Chine. Il s'occupe beaucoup des usages du commerce des colonies
+génoises; il indique les routes et les transits qui l'alimentent et le
+propagent de tous côtés. Il fixe à huit mois au moins la durée du voyage
+de Tana à Cambalu, soit par les caravanes, soit pour le commerçant qui
+part avec son interprète et un domestique. Pegolotti était associé ou
+voyageur de la fameuse maison Bardi de Florence. Il était dans le Levant
+en 1335.
+7 Gregoras, liv. 4, ch. 7.
+8 Rymers, passim.
+9 Nous savons que plus tard, au mariage de Charles le Téméraire (1468),
+cent six Génois établis à Bruges parurent dans le cortège, uniformément
+vêtus de velours violet, portant sur leurs habits la représentation de
+saint George. Olivier de lu Marche, page 309. Éd. Petitot.
+10 Il y a aux archives du royaume des réclamations du gouvernement de
+Gênes contre ces vexations, contre l'augmentation des impôts sur le
+commerce, etc. On envoya même des ambassadeurs pour porter plainte au
+roi. Ces démarches sont de 1333 et 1337. La première est faite au nom du
+sénéchal de Sicile, gouverneur de Gênes pour le roi Robert, et au nom de
+l'abbé du peuple et des douzes sages. La seconde est au nom du podestat,
+de l'abbé du peuple, et des capitaines Raphael Doria et Galeotto Spinola.
+11 Il fut décapité à Nîmes pour avoir comploté, avec Baldo Doria, de
+livrer la ville au sénéchal de Provence qui faisait alors des excursions
+de brigandage. Histoire de Nîmes, tome II, page 200.
+12 Hist. de Languedoc et Hist. de Nîmes passim, surtout aux preuves.
+13 Voyez ci-dessus, liv. 2. Suivant l'histoire de Languedoc, la lettre du
+doge Boccanegra est aux archives de Nîmes. Cependant l'historien de cette
+ville ne la rapporte pas.
+14 Hist. de Languedoc, tome IV, page 517.
+15 Pétrarque, qui se vante dans sa correspondance d'avoir été deux ans
+l'hôte des Génois, écrit dans une autre lettre: «Transiebis Apenninum,
+visurus Januam nec immerito: nulla enim animosior, nulla hodie verius
+regum civitas dici posset, si civilis inde concordia non abesset.» Var.
+Epist. 33.
+
+CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. -
+Variations dans le gouvernement de Gênes.
+1 Il avait succédé à Michel son père.
+2 Pachymère, liv. 9, chap. 20, 21; Gregoras, liv. 6, chap. 11.
+3 Serra, tome II, page 228. Navagera apud Muratori, Script. ital. tome
+XXII, page 1011.
+4 M. Serra indique un manuscrit conservé a Gênes dans lequel Nicolas
+Castiglione, en idiome et en vers génois, adresse au capitaine Conrad
+Doria des reproches et des leçons: il l'avertit de la défaveur populaire
+qu'il s'attire; tome II, page 221. Lamba était capitaine du peuple à
+l'époque de son triomphe à Cursolo.
+
+CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux
+et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement
+des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville.
+1 Gregoras, VII, c. 5.
+
+CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile.
+1 Gregoras VIII, tome I, p. 286.
+2 Sauli suppose que c'est Gazi-Celebi et attribue cette trahison au désir
+de faire des choses agréables à Andronic. Tome I, page 229.
+
+CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra
+premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement.
+1 Stella.
+2 Déjà sous Philippe le Bel, on trouve au nombre des amiraux francs
+Reinier Grimaldi, 1306. Sainte-Marthe, Hist. généalog. de la maison de
+France, tome II, page 978.
+3 On trouve, aux archives du royaume, le contrat d'affrètement des vingt
+galères de Gênes demandées pour le service du roi, concurremment avec
+vingt galères de Monaco. Ce contrat est passé par-devant notaire à Paris
+le 25 octobre 1337. Antoine Doria stipule pour les propriétaires de
+Gênes. Les galères partiront le 1er avril 1338 au plus tard, et le 1er
+février, si le roi le demande. On payera pour chaque galère armée 900
+florins d'or par mois; l'engagement est pour trois mois de service et un
+mois de retour, calculé à raison de vingt jours pour aller du cap de
+Finistère à Aigues-Mortes, et dix jours de là à Gênes. Le service sera
+contre tous ennemis, et en conséquence, si à l'expiration du terme, les
+galères se trouvaient en Romanie ou en Syrie, le mois alloué pour le
+retour compterait jusqu'en Sicile, et il y serait ajouté dix jours pour
+revenir de Sicile ou de Naples à Gênes.
+Sur les 3,600 florins que chaque galère gagnera dans les quatre mois que
+le traité embrasse, le roi avancera 1,000 florins dès le 1er décembre, et
+si avant le 1er février il contremandait l'expédition, 500 florins lui
+seraient rendus: les autres 500 resteraient aux armateurs en indemnité.
+Outre le fret, le roi abandonne la moitié des profits qui se feront sur
+ses ennemis, sauf les châteaux, héritages et prisonniers qui lui
+appartiendront exclusivement. Il s'engage à ne faire ni paix ni trêve
+avec l'Angleterre, sans y comprendre Doria, les galères et la commune de
+Gênes.
+Doria se fait allouer 100 florins par mois: il y aura sur la flotte un
+chirurgien génois qui recevra 10 florins mensuellement. Sur la liste des
+noms des capitaines des vingt galères, il y en a neuf du nom de Doria,
+quatre Spinola, deux Squarciafico, etc., y compris un Grimaldi. Ce
+dernier nom prédomine, au contraire, parmi les capitaines de Monaco.
+4 C'est par le récit de Froissard, et par les chroniques que cite Dacier,
+que nous connaissons le commandement de Barbavera dans ces compagnes
+maritimes.
+5 Froissard, ch. 80.
+6 Ibid., ch. 122, et note de M. Dacier; Éd. de Buchon, pages 339, 340.
+7 Barbavera est qualifié de sergent d'armes dans un compte, arrêté en
+1346, du désarmement d'une autre flotte où se trouvaient des galères
+génoises. (Voyez liv. 5, ch. 2.) Il paraît qu'alors il avait au-dessus de
+lui un amiral et deux vice-amiraux français.
+8 Malgré une remarque de M. Buchon, page 338, ce reproche de Froissard
+n'est pas en contradiction avec celui de la grande chronique de France,
+qui accuse les capitaines génois de n'avoir sur leurs galères que des
+poissonniers au lieu de gentilshommes, c'est-à-dire des marins et non des
+guerriers. Mais on lit dans un règlement sur les finances et sur les gens
+de guerre du 6 décembre 1376, article 20 (Ordonnances de France, tome V);
+«Nous avons entendu que les capitaines et les arbalestriers génevois
+(génois) étant à présent à notre service, n'ont pas tenu dans le temps
+passé et ne tiennent pas à présent le nombre d'hommes dont ils ont eu les
+gages, et aussi en ont eu en leurs compagnies qui n'étoient pas Génois,
+comme autres qui n'étoient pas arbalestriers, mais gens de petit état et
+de petite valeur, lesquels ils avoient par petit profit: et avec ce, la
+moitié et plus d'iceulx qui avoient été reçus comme arbalestriers ne le
+sont mie.» En conséquence, afin de pourvoir aux cautèles et malices des
+dessusdits, le roi nomme Marc Grimaldi, écuyer, capitaine général de tous
+les arbalétriers. Il en choisira huit cents des meilleurs et cassera tous
+les autres: il divisera les huit cents en compagnies; il les baillera
+aux capitaines, et ils passeront en revue tous les mois.
+9 Niceph. Gregoras, dans le style méprisant dos Grecs de Constantinople,
+ne manque pas de dire que les Génois, pour se donner un doge, allèrent
+prendre Boccanegra (il l'appelle Tuzus) ab ligone, à la bêche, à la
+charrue. Liv. 13, ch. 13.
+
+LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION
+DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE
+SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE,
+DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381)
+CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. - Jean de Morta,
+doge noble.
+1 En 1488 on voit des actes où l'office dont il s'agit est appelé Dit des
+huit, et on y trouve des noms populaires. Serment au duc de Milan, Bibl.
+R., ms. Collection Dupuis, 159. Dans le système de Foglietta, quand il
+écrivait contre la noblesse dans sa jeunesse, le nom de Noble était
+attaché à la magistrature des finances sans impliquer une distinction de
+race parmi ceux qui l'exerçaient temporairement.
+2 Quatuor gentes, expression consacrée pour désigner Spinola, Doria,
+chefs des gibelins; Grimaldi, Fieschi, chefs des guelfes.
+3 On dit que le peuple s'obstina à voir des chaînes et des carcans
+préparés dans la maison de Boccanegra: c'étaient les colliers de ses
+chiens et les anneaux auxquels ses chevaux étaient attachés. Serra, tome
+II, page 316.
+4 Expression de Stella.
+
+CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de
+Chio.
+1 Froissart, ch. 287.
+2 Ducas, ch. 25. Pachymère, ch. 26. Cantacuzène, ch. 10, 11, 12 et 13. La
+concession à l'amiral répond environ à l'an 1275. L'expulsion de ses fils
+est de 1329.
+3 Cantac, liv. 3, ch. 95. - Nic. Greg., liv. 15, ch. 6.
+4 Ibid., liv. 2, ch. 29, 30, 31.
+5 Suivant M. Serra, c'est à Chio que cette affaire fut réglée par
+l'amiral Vignoso en vertu de ses pleins pouvoirs: il dit que les
+officiers de la flotte achetèrent des possessions dans l'île ou s'y
+marièrent, et qu'après les 29 années les familles, à qui restaient acquis
+à perpétuité les revenus de Chio, se réunirent en une seule, et prirent
+le nom commun de Giustiniani. Tome II, page 325.
+
+CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de
+l'archevêque Visconti, duc de Milan.
+1 Nic. Grég., liv. 5, ch. 6.
+2 Idem, liv. 15, ch. 8.
+3 Greg., 17, ch. 1; Pachymère, 12, 9.
+4 Greg. 17, 1. M. Sauli l'entend autrement. Les douanes de Constantinople
+ne rendaient que 30,000 pièces d'or, celles de Galata en produisaient
+200,000 aux Génois. Tome I, page 293.
+5 Greg. 17, 2.
+6 Cantac, liv. 4, ch. 11.
+7 Nicéph, Gregoras, 17, ch. 7, à la fin.
+8 Ce qui inquiétait les Génois, c'est qu'on ne pouvait plus tirer les
+marchandises de l'Inde, de la mer Caspienne par la mer d'Azof. Ils ne
+pouvaient soutenir la concurrence de celles que les Vénitiens allaient
+chercher par cette route. (Matt. Villani, liv. 1, ch. 83.) A la rupture,
+Pétrarque adressa au doge de Venise André Dandolo une lettre pleine
+d'érudition et de rhétorique pour détourner Venise de la guerre. Le doge
+lui répond en louant son éloquence et l'engage à lui continuer le charme
+de sa correspondance quand il en trouvera la matière. Quant à la guerre
+contre les Génois, elle est juste et on la fera. Lettres famil. varior.
+N. 1 et 2.
+9 Matt. Villani met ce fait à Candie. Les chroniques génoises et
+vénitiennes (Daru, liv. 8, page 545) parlent de Négrepont. On croirait
+que ce nom a été commun en ce temps aux deux îles, à voir combien de fois
+Villani les confond.
+10 Il paraît que l'amiral génois avait prévu la tempête et pris ses
+précautions (Sauli, liv. 1, page 352).
+11 «Ce ne serait pas une tâche facile que de se charger de concilier les
+récits des Grecs, des Vénitiens et des Génois.» Gilbert, ch. 63. Il a
+raison. Cantacuzène accuse Pisani de lâcheté et d'incapacité avec une
+violence inouïe. Mais son récit (il parle de lui-même) finit par ces mots
+remarquables: «Il crut qu'on ne pourrait rien lui reprocher si après
+avoir été abandonné par ses alliés il s'accordait avec ses ennemis. Bien
+qu'ils fussent alors plus puissants que lui sur mer, ils ne laissèrent,
+pas que de consentir à la paix.» Liv. 4, ch. 31.
+12 Sauli, tome XI, page 216.
+13 Sauli. tome I, page 346.
+14 Pétrarque assista à Milan à la réception des ambassadeurs génois. Il
+les trouva d'une contenance digne, où perçait la douleur du sacrifice de
+la liberté génoise. Il leur témoigna son regret de voir Gênes
+s'abandonner ainsi elle-même. Les ambassadeurs gibelins rejetèrent tout
+le mal sur l'amiral guelfe qui s'était laissé vaincre et qui, à Carthage,
+aurait été mis en croix.
+
+CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge.
+1 Les trois neveux de l'archevêque partagèrent ses seigneuries, mais
+celle de Gênes resta indivise «per non potersi dividere commodamente.»
+Benvenuto San Giorgio, page 522.
+2 Navagera dit simplement que la navigation de la mer Noire fut libre aux
+deux nations, et qu'on se rendit les prisonniers, page 1042. N. B. Marino
+Faliero dans sa conspiration avait compté sur l'aide des prisonniers
+génois.
+3 Matteo Villani, liv. l, ch. 5.
+4 M. Sauli a donné, à la tête de son 2e volume de l'histoire de la
+colonie de Galata, un excellent précis du régime de cette colonie à la
+fin du XIVe siècle. A la suite de la restauration de Paléologue, les
+Génois eurent un château à la pointe du Bosphore d'Asie; ils possédaient
+Chio et Mételin et convoitaient Ténédos. Mais, sous prétexte que les
+Vénitiens exigeaient qu'on leur rendit cette île, l'empereur se défendit
+de la céder aux uns ni aux autres. Sauli, tome II, pages 42, 43.Ducas,
+ch. 12.
+5 Foglietta, liv. 7, page 143, dit expressément qu'on priva «nobilitatem
+omnem, non modo publicis muneribus et honoribus, omnique procuratione
+reipublicae, ac facultate naves ad bellum armandi, sed etiam privatae
+negociationis causa comparandi.»
+M. Serra soutient que les nobles ne furent pas exclus alors des places de
+conseillers, et il cite textuellement, à ce qu'il semble, le décret même
+de 1357 qui les exclut de la dignité de doge, de celle de vice-doge
+(place qui ne fut pas remplie) et de suprêmes syndicateurs, et des
+fonctions de podestat ayant droit de sang: et comme on ajoutait, par
+forme d'ironie (ainsi dit M. Serra), que si, en les admettant aux
+emplois, on a fait quelques exceptions, c'est autant pour leur bien que
+par zèle populaire: puisque le décret se tait sur les places du conseil,
+on doit conclure (c'est toujours M. Serra qui parle) qu'elles ne leur
+étaient pas interdites. Le décret, si M. Serra l'a bien lu, doit
+l'emporter sur le témoignage postérieur de Foglietta. Mais M. Serra, sur
+ce même document, reconnaît que les douze conseillers devaient être six
+marchands et six artisans des meilleurs. Il n'y a pas là place pour les
+nobles. Dirait-on que les nobles étaient marchands eux aussi? Les
+étrangers les confondent souvent sous cette dénomination; mais chez les
+écrivains et les annalistes du pays, les marchands, ce sont toujours les
+gros populaires par opposition aux nobles et aux artisans. Serra, tome
+II, page 385.
+6 Le marquis de Montferrat, ayant emprunté 17,000 ducats de la commune de
+Gênes, lui livra pour gage, le 29 janvier 1359, la ville et le territoire
+de Novi, pour les garder jusqu'à restitution de la créance. Benvenuti San
+Giorgio, page 540.
+7 L'impression de cet ouvrage en était ici quand nous avons tardivement
+connu l'existence d'une nouvelle histoire de Gênes en huit volumes dont
+les deux derniers imprimés en 1838 ne nous sont pas encore parvenus. Elle
+a été élégamment écrite en italien par M. Charles Varese de Tortone.
+Comme nous, il a fait usage des matériaux connus fournis par les anciens
+écrivains génois. Seulement il paraît avoir pensé que la dignité de
+l'historien ne permettait pas de rien emprunter aux naïvetés des vieilles
+chroniques.
+Nous regrettons qu'en alléguant l'insuffisance des documents antiques, il
+ait évité de s'étendre sur certaines circonstances importantes. Il semble
+avoir peine à avouer l'extrême faiblesse des commencements de la
+république. Il ne s'explique pas sur l'origine de la noblesse génoise.
+Enfin, cette histoire si étendue est presque exclusivement militaire et
+politique; aussi s'y livre-t-on à de très-grandes excursions dans
+l'histoire générale de l'Italie. Le point de vue en est donc bien éloigné
+du nôtre. Au temps où nous avons vu un peuple navigateur et marchand même
+quand il a les armes à la main, que l'intérêt commercial fait prospérer
+et grandir, l'auteur italien signale déjà (ce sont ses termes) des
+Achilles pour le combat, des Nestors pour le conseil, des Ulysses aux
+paroles emmiellées pour les traités.
+Nous ignorons encore dans quel esprit il a rendu compte des événements
+récents. Mais il est juste de reconnaître qu'à l'occasion des combats que
+les Génois, au dix-septième siècle, ont eus à soutenir contre l'ambition
+des princes de la maison de Savoie, M. Varese s'exprime avec une libérale
+impartialité.
+
+CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. -
+Guarco, doge.
+1 M. Serra égale à cette époque le florin d'or (monnaie qui est restée
+toujours assez uniforme) à une livre et un quart de la monnaie de Gênes:
+à ce compte le florin répondant aujourd'hui à 12 francs environ, la livre
+de Gênes de 1370 équivaudrait à 10 francs de notre monnaie actuelle. La
+somme accordée pour les frais de la guerre me paraît excessive. Mais M.
+Serra cite textuellement la convention recueillie, dit-il, par Carlo
+Speroni. Serra, tome II, pages 379 et 403.
+2 On a remarqué que c'est dans l'expédition de Ténédos qu'on trouve la
+première notion certaine de l'emploi des bombardes sur les galères de
+Gênes, 1377.
+3 André Gattaro, Ist. Padovan. apud Murat. Script. Ital., tome XVII, page
+214.
+
+CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville.
+1 M. Sauli a imprimé un traité du 2 nov. 1382 dans lequel l'empereur Jean
+fait avec les deux Andronic un nouveau traité de paix et de partage de
+l'empire, dont le podestat et le conseil de Péra se portent pour garants
+au nom de la république de Gênes. Ils promettent de prendre les armes
+contre celui des trois princes qui envahirait le lot des autres ou leur
+susciterait l'inimitié des Turcs.
+Et à la suite de la copie découverte de ce traité, on voit une
+déclaration de l'empereur Jean. Il proteste contre les infractions que
+les Génois ont laissé faire à ces pactes par les deux Andronic: ceux-ci
+ont pris des châteaux qui ne leur appartenaient pas, négocié avec les
+Turcs, etc. La colonie de Péra leur a fait accueil, loin de tenir la
+promesse de réprimer ces voies de fait. L'empereur Jean, au contraire,
+passant à Péra, n'y a pas reçu les honneurs accoutumés. Della colonia de'
+Genovesi in Galata. Tome II, pages 260 à 267; doc. 15.
+2 M. Serra veut espérer que les historiens ont calomnié le gouvernement
+de Gênes en supposant des instructions si violentes. Il se refuse à
+croire aux réponses hautaines attribuées à Doria envers les députés de
+Venise. Tome II, pages 442-458. Gattari, historien de Padoue, et un
+écrivain trévisan affirment ces faits. Quelques Vénitiens prêtent ces
+réponses à Carrara: mais l'entêtement indubitable de Doria rend
+vraisemblable son arrogance.
+3 M. Serra, d'après Sanuto, dit que Zeno, faisant une croisière
+lucrative, ne voulait pas la quitter et éludait les ordres qui le
+rappelaient à Venise. Il avait relâché en Candie et il n'en partait pas.
+Le gouverneur de l'île envoya prendre la hache du bourreau et déclara
+que, passé une certaine heure, cet instrument en finirait de quiconque
+des équipages de la flotte, amiral ou matelot, se trouverait encore à
+terre. P. 474.
+
+CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia.
+1 Le sel de Chioggia, dit M. Serra, fut pour les Génois ce qu'avaient été
+pour les Carthaginois les délices de Capoue. Tome II, page 469.
+2 Suivant M. Serra de 7200 prisonniers, il n'en restait que 3856. P. 504.
+
+LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA
+SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO
+DEVENU DOGE. (1382 - 1413)
+CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la
+première fois.
+1 Suivant M. Serra, ce seraient les huit qui auraient porté leur
+dénonciation au parlement, et Guarco, dans sa maladroite justification,
+n'aurait fait que se défendre. En général, M. Serra est favorable à
+Guarco. Tome III, page 8.
+2 Suivant M. Serra, les Fregose étaient aussi inscrits dans la
+corporation des notaires; Adorno dans celle des tanneurs. Tome III, page
+7.
+
+CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique.
+1 L'un d'eux était archevêque à Gênes.
+2 Chronique de Saint-Denis (Documents inédits), tome I, page 149.
+
+CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de
+France.
+1 Enguerrand de Coucy était à Asti avec quelques troupes. Savone l'appela
+pour se mettre sous la protection du roi de France. Chronique de Saint-
+Denis, tome II, page 393.
+2 Sismondi, Rép. it., ch. 12.
+3 Archives du royaume et MS de la Bibl. du Roi. Collect. Dupuy, vol. 359.
+L'instrument est du mois de février 1392 (1393). On a omis de déclarer en
+quel lieu il est souscrit, mais les signataires étaient probablement à
+Gênes, et, suivant l'original, ils étaient du moins présents en un même
+lieu. Ce sont Raymond de Fieschi, docteur en droit et comte de Lavagna;
+Jean Luc Grimaldi (deux chefs guelfes); Adam Spinola (un chef gibelin),
+et avec eux Charles et Antoine Malocelli père et fils, et Joseph
+Lomellini. Ils stipulent pour eux et aux noms des autres nobles ou
+marchands tant des quatre familles que de plusieurs autres citoyens et
+habitants de Gênes. On sait que, dans leur langage, citoyen veut dire
+noble. Il y a aux archives une adhésion de Charles de Fieschi (1393).
+Pour rendre le gouvernement à ces confédérés le roi fournirait un secours
+de mille hommes d'armes et de cinq cents arbalétriers qu'il solderait de
+ses deniers pour deux mois; il pourvoirait à leur transport par mer.
+L'occupation étant opérée le roi sera reconnu seigneur supérieur et
+perpétuel de Gênes. Le serment de fidélité lui sera prêté, et, en signe
+de la suprématie, il recevra tous les ans quatre mille florins d'or de
+cens ou redevance. Le roi protégera et défendra Gênes comme il défendrait
+une de ses villes; néanmoins les Génois supporteront les frais de la
+défense. A leur tour, ils auront pour amis les amis du roi, et pour
+ennemis ses ennemis. Tant que durera la guerre de la France avec
+l'Angleterre, aucun Génois ne pourra, sous peine de la vie, commercer
+avec les Anglais. Gênes se réserve seulement le droit de tirer vengeance
+des offenses qui lui seraient faites, et en ce cas elle pourra requérir
+l'assistance de la France.
+Le roi pourra en tout temps et dans toutes ses guerres armer à ses dépens
+dans le port de Gênes, galères et vaisseaux, enrôler des arbalétriers sur
+le territoire. S'il allait combattre les infidèles outre-mer, ou s'il y
+envoyait un prince de sa famille, la ville, à ses propres frais,
+fournirait le dixième des galères.
+Les actes publics seront faits au nom du roi et du gouvernement de Gênes.
+Les gouverneurs seront ceux qui lui seront présentés à la majorité des
+suffrages des contractants ou de leurs constituants. Si l'on venait à
+s'accorder sur le choix d'un seul individu, il serait unique gouverneur.
+Si ceux qu'on aurait choisis manquaient à la fidélité due à la couronne
+de France, le roi pourrait les révoquer et leur donner des successeurs,
+toutefois avec le consentement et sur une nouvelle présentation des
+confédérés. Ceux-ci semblent ainsi se créer des droits personnels et
+permanents. Seulement, ils se réservent d'associer à leur gouvernement
+d'autres nobles s'ils le jugent à propos. Enfin, on n'oublie pas de
+stipuler que si, l'entreprise manquant, les biens des contractants sont
+exposés aux rigueurs du peuple de Gênes et de son gouvernement, le roi
+fera saisir en France les biens des Génois populaires pour servir à
+l'indemnité des nobles dépouillés.
+4 Chron. de Saint-Denis, liv. 16, ch. 19, tome II, page 401.
+5 Les intrigues de Jean-Galéas pour faire rompre la négociation entre
+Gênes et la cour de France sont indiquées dans la chronique de Saint-
+Denis, liv. 17, ch. 3 et 10.
+6 Les actes mentionnés relativement à la seigneurie de Charles VI
+existent aux archives du royaume. On en voit les copies à la Bibliothèque
+royale, collection Dupuy, 159.
+
+CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires.
+1 Hénault (abrégé chronologique) rapporte cette accusation a Saint-Pol.
+
+CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant.
+1 Le Génois Gatilusio, prince de Métellin, fut caution de la rançon du
+duc de Bourgogne. Ducas, ch. 13.
+2 M. Serra dit que Boucicault fit couper la tête au bourreau qui avait
+laissé fuir sa victime. Tome III, page 60.
+3 Suivant M. Serra, tome III, page 59, Boucicault congédia les anciens du
+conseil qu'il trouva en place, et en nomma d'autres à son gré.
+4 M. Serra dit que le principal ministre de Tamerlan, Ascala, était né à
+Caffa d'origine génoise. Tome III, page 187. M. Silvestre de Sacy a donné
+(Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VI, p. 410) la
+correspondance de Tamerlan avec Charles VI, en 1403. On y voit que le
+conquérant avait écrit avant ce temps aux républiques de Venise et de
+Gênes pour les inciter contre Bajazet, leur ennemi commun.
+5 Ducas, ch. 16, 17.
+6 Ibid., 14.
+7 Le traducteur de la chronique de Saint-Denis paraît avoir fait erreur
+en confondant cette ville avec Alexandrette de Syrie (Chron. de Saint-
+Denis, tome III, page 83). Collection de documents inédits. Il remarque,
+au reste, avec raison que le récit de tout ce voyage dans la chronique
+diffère assez de ce qui en est dit dans le livre des faits et gestes de
+Boucicault, collection de Petitot.
+8 Beyrouth.
+
+CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault.
+1 Il appella a Gênes saint Vincent Ferrier pour y prêcher en faveur du
+pape reconnu par la France et par l'Espagne. Serra, tome III, page 69.
+2 Les écrivains génois le nomment Luc de Gilbert. Monstrelet, ch. 62,
+l'appelle Cholette de la Choletterie. La biographie du maréchal n'arrive
+pas jusqu'à cette époque fâcheuse de la vie de son héros; mais elle nomme
+fréquemment parmi les chevaliers les plus affidés du maréchal, le
+seigneur de la Choletterie, liv. 2, ch. 15, et elle l'appelle Choleton,
+liv. 3, ch. 21. Les Génois, habitués à désigner les hommes par leur nom
+de baptême, ont sans doute suivi ici cet usage.
+3 Monstrelet, ch. 42.
+4 Ibid., 154.
+
+CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George.
+1 Relazione esattissima del governo antico e moderno della R. di Genova,
+1626. MS Bib. R., 10439. M. Serra a vu depuis dans les archives de Saint-
+George le décret original sur parchemin dont les historiens n'ont rien
+dit. Il est du 23 avril 1407. Boucicault, les anciens, et l'office de la
+Provision, avec le consentement de l'office de la monnaie, des
+Procurateurs et des Pères de la commune, nomment George Lomellini,
+Frédéric Promontorio, Barthélémy de Pagani, Raphaël Vivaldi, Antoine
+Giustiniani, Lucien Spinola, et Cosme Tarigo, et les chargent de racheter
+et libérer les revenus de la commune, de liquider et éteindre les actions
+auxquelles ces revenus étaient affectés, avec pleine faculté de revoir
+les comptes, faire toutes réductions, et assigner les produits nouveaux,
+sans tort ni dommage de qui que ce soit, pour autant que cela se trouvera
+possible. Ce travail des commissaires dura un an. M. Serra ajoute qu'ils
+s'attachaient à ce que les dividendes communs répondissent à 7 pour cent
+d'intérêt sur les capitaux.
+2 Stella.
+3 Les actions de la banque ne pouvaient être transférées que par la
+signature de leur propriétaire titulaire, sauf pour héritage, disposition
+testamentaire ou dot constituée. Elles étaient insaisissables.
+
+CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno
+devient doge.
+1 Leges antiquae Januens. MS des archives de Gênes, cité par M. Serra,
+tome III, page 88.
+2 Le doge a, dans les actes seulement, les titres de Magnifico illustre
+et Eccelso; partout ailleurs il ne doit être appelé que Messer Doge. Dans
+les cérémonies il marche seul: le doyen des anciens et le podestat
+viennent après lui en même rang entre eux.
+3 Le décret énumère les magistrats inférieurs: les proviseurs, les
+magistrats de Romanie, de la marchandise, de la guerre et de la paix, et
+les consuls de la raison. Les proviseurs sont des magistrats de haute
+police tels que devinrent depuis les inquisiteurs d'État. Ils sont
+chargés aussi de faire le budget des dépenses publiques. L'office de
+Romanie était l'administration des colonies de Péra et de la mer Noire.
+L'office de la marchandise était un tribunal de commerce. Les consuls de
+la raison jugeaient les différends de moins de 100 liv.
+Le budget est fixé pour 1413 à 72,324 livres génuines, indépendamment de
+la dette publique soldée par les revenus abandonnés à la banque de Saint-
+George. M. Serra estime la somme ci-dessus égale à 1,119,770 livres de
+Gênes modernes (933,142 francs); évaluation qui, comme toutes celles que
+j'ai citées, ne se rapporte qu'au poids des espèces et au prix vénal des
+métaux de chaque époque comparé à leur cours actuel.
+
+LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET
+DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET
+DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE
+MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. -
+PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488)
+CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge.
+1 On trouve dans l'histoire de Montferrat de Benvenuto S. Giorgio
+(Muratori, Scrip. It., tome XXIII) un acte passe par-devant notaire à
+Acqui, par lequel le marquis Théodore traite avec Isnard Guarco, Montaldo
+et de Franchi, et leur promet son appui dans l'entreprise qu'ils
+s'engagent à tenter pour renverser le gouvernement d'Adorno, et pour
+donner à Gênes un doge gibelin. Le marquis conférera à ce doge le
+vicariat de l'empire, si l'empereur le lui permet. Il renonce, au reste,
+pour lui-même à réclamer le gouvernement de Gênes, directement ou
+indirectement. Il confirme ces engagements par serment et par une clause
+pénale de 10,000 florins d'or. L'acte porte la date du 29 janvier 1415.
+Ne serait-ce pas plutôt 1413 (1414) car ce traité semble se rapporter
+parfaitement à la tentative que nous venons de voir, plutôt qu'à une
+intrigue postérieure pour la renouveler après sa mauvaise issue?
+2 Il reste à Gênes des tableaux de ce temps où l'on voit figurés les
+travaux et les moyens employés pour les accomplir. D'ailleurs les
+annalistes les ont décrits avec une minutieuse exactitude. On peut donc
+se faire une idée de l'état de l'art des constructions hydrauliques de
+cette époque. De longues poutres armées de pointes ferrées furent
+enfoncées en terre sur le sol inondé; elles y furent plantées à 25 et 30
+pieds de profondeur. On fit de ces pilotis une estacade qui résista au
+flot extérieur. L'épuisement se fit alors avec la constance et la
+patience qui suppléaient à des engins plus énergiques que ceux qu'on
+possédait alors. Dans les détails qui nous sont restés, nous observons la
+grande roue à chapelet et à godets telle que les Arabes l'ont transmise
+aux jardins de notre midi. A Gênes elle était mue par des hommes
+piétinant dans un tambour. Nous retrouvons aussi la cigogne à fléau
+suspendu portant un seau que la main d'un homme aidé par le jeu du levier
+plonge et retire sans trop de peine; misérable ressource pour dessécher,
+mais encore aujourd'hui seul moyen employé à Gênes pour l'arrosage.
+3 Corrio, cité par Serra, 3, 104.
+4 400,000, suivant M. Serra qui les estime à 1,470,000 livres modernes de
+Gênes (1,225,000 francs). Un écrivain du XVIe siècle dit que le sénateur
+Pinelli ayant attaqué dans le sénat le marche de Livourne, fut trouvé
+pendu en place publique avec cet écriteau: «Cet homme a dit ce qui
+devait être tu.» M. Serra, tome III, p. 119, remarque que Stella,
+contemporain, n'a pas raconté un fait si grave, que postérieurement deux
+auteurs accrédités, Foglietta et Giustiniani, lesquels ont écrit
+antérieurement à celui qui a mentionné cet incident, n'en parlent en
+aucune manière. D'autre part les historiens rapportent le supplice
+nocturne et l'odieuse inscription, au temps du doge Pierre Fregose, à la
+personne de Galeotto Mari, et à l'année 1415 (voyez ci-après), ce qui
+rend suspecte l'anecdote dont il s'agit ici, quoiqu'elle ne soit pas
+absolument invraisemblable.
+
+CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan.
+1 Serra dit que Torelli emporta secrètement le drapeau à Milan. Tome III,
+p. 127.
+2 En 1425, les Florentins et les Vénitiens, ligués contre le duc de
+Milan, avaient envoyé des ambassadeurs pour traiter de la paix sous la
+médiation du pape. Une des conditions exigées par les alliés était
+l'affranchissement de Gênes; le duc ne voulut pas y entendre et l'on se
+sépara. Navagera, 1088.
+3 Dans un écrit du temps, manifeste ou pamphlet, les Génois reprochent au
+duc de Milan les pertes qu'ils ont subies dans les expéditions maritimes
+dont il leur a imposé les directeurs, tandis que lorsqu'il leur avait
+laisse la faculté de choisir eux-mêmes leurs chefs, ils n'avaient eu que
+des victoires. Serra, tome III, page 169.
+
+CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les
+fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes.
+1 Il était notaire. Serra, tome III, page 151.
+2 M. Serra, tome III, page 156, donne la dépêche originale d'Azzeretto
+adressée au conseil des anciens et à l'évêque commissaire milanais; elle
+mérite d'être conservée et traduite:
+«Magnifiques et révérends seigneurs, avant tout nous vous supplions
+qu'il vous plaise rapporter notre grande victoire à Dieu, à saint George,
+et à saint Dominique dont c'était la fête vendredi dernier, jour de la
+sanglante bataille où nous sommes demeurés vainqueurs, non par nos
+forces, mais par la vertu de Dieu, parce que la justice était de notre
+côté. Le 4 de ce mois, le matin de bonne heure, nous rencontrâmes sur la
+mer la flotte du roi d'Aragon, forte de quatorze vaisseaux choisis sur
+vingt. Six étaient très-forts, les autres de portée ordinaire. Elle
+portait le roi et les barons comme vous verrez ci-après, et six mille
+hommes, suivant ce qu'ils nous ont dit depuis. Le plus faible navire
+avait trois à quatre cents hommes, les moyens six cents et le vaisseau
+royal huit cents. Le roi d'Aragon s'y trouvait avec l'infant D. Pierre,
+le duc de Sessa, le prince de Tarente et cent vingt chevaliers. La flotte
+avait aussi onze galères et six barbettes. Le vent venait du Garigliano,
+ce qui leur donnait la faculté d'attaquer. Nous nous en tenions à l'ordre
+que vous nous aviez donné d'éviter une bataille s'il se pouvait, mais de
+secourir Gaëte; nous nous efforcions en conséquence de gagner le vent, et
+nous naviguions vers l'île de Ponza, toujours suivis par l'ennemi qui
+nous rejoignit bientôt. Le vaisseau du roi, le premier, nous aborda par
+notre proue et s'y attacha étroitement (amorosamente); nous avions à
+l'autre bord, à la poupe et à la proue, trois autres vaisseaux. Ne pensez
+pas que nos patrons et mariniers aient cherché à fuir: ils se sont jetés
+sur les ennemis, et les uns et les autres nous sommes restés liés corps à
+corps. Les vaisseaux nous tiraient des bombardes et des traits à leur
+plaisir. Les galères aragonaises fournissaient les vaisseaux de troupes
+fraîches à tout moment; la mer était très-calme. Nous avons combattu
+ainsi depuis douze heures jusqu'à vingt-deux sans intervalle ni repos.
+Enfin, et grâce à la justice de notre cause, le Très-Haut nous a donné la
+victoire. D'abord, nous avons pris le vaisseau du roi: nos autres
+galères en ont pris onze; une galère aragonaise a été brûlée; une autre
+abandonnée et submergée. Deux se sont écartées de la bataille, et ont fui
+pour en aller porter la nouvelle. Le roi d'Aragon est resté prisonnier
+avec le grand maître de Saint-Jacques, le duc de Sessa, le prince de
+Tarente, le vice-roi de Sicile, et grand nombre d'autres barons,
+chevaliers et gentilshommes, outre Meneguccio dell'Aquila, capitaine de
+cinq cents lances. Les autres prisonniers se comptent par milliers, comme
+vous en serez exactement informés dès que j'aurai le loisir de le faire.
+Je certifie à vos magnificences et à votre paternité que je ne sais par
+où commencer pour rendre compte dignement, et avec les éloges mérités,
+des exploits de tous mes compagnons et équipages, pour témoigner de
+l'obéissance et de la grande révérence qu'ils m'ont toujours montrées,
+principalement le jour de la bataille. S'ils avaient combattu sous les
+yeux de vos seigneuries, ils n'auraient pu faire davantage. Ils méritent,
+en vérité, d'être singulièrement loués et ré-compensés. Que Christ nous
+fasse la grâce que nous puissions aller de mieux en mieux.»
+N.B. Ces derniers mots sont écrits en idiome génois; le reste de la
+lettre est en toscan.
+3 Serra, tome III, page 162.
+4 M. Serra donne l'analyse d'un manifeste violent dans lequel les Génois
+adressent au duc de Milan la justification de leur soulèvement, c'est-à-
+dire l'exposé de leurs griefs. Il est en latin, daté du 18 décembre 1436.
+Mais cette pièce pourrait bien n'être que le produit de la rhétorique
+d'un écrivain privé. Il n'y a pas de trace de son authenticité. Voy.
+Serra, tome III, page 169.
+
+CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause
+de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La
+place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et
+Pierre Fregose.
+1 Un Génois y commandait (Antoine Calvi); René lui devait une forte somme
+et no pouvait s'acquitter. Il ne partit pas de Naples sans écrire à son
+créancier, en l'autorisant à traiter de la reddition du château, et à se
+la faire payer en compensation de sa créance. Serra, tome III, page 174.
+2 MS de la Bibl. Coll. Dupuy, 2, 159.
+
+CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra.
+1 Ducas, c. 34 à 39.
+2 Notices des MSS de la Bibl. du Roi, tome XI, page 58.
+3 Sauli, tome II, page 162.
+4 Il était venu de Gênes sur une des deux galères que le doge Fregose
+avait expédiées a Constantinople. Giustiniani, cinq ans auparavant, avait
+été consul de Scio. Serra, tome III, page 199.
+5 A Péra, il fut immédiatement embarqué pour Scio, où il arriva mourant.
+M. Serra s'attache à justifier Giustiniani. Il montre, sur de bonnes
+autorités, qu'il n'y eut de sa part ni trahison ni lâcheté. Tome III,
+pages 210, 214. Ducas rend justice à Giustiniani, c. 39.
+6 Ces deux lettres sont imprimées dans le recueil des lettres de Jacques
+Bracelli, secrétaire de la république, à qui la réponse au roi d'Aragon
+est attribuée. Jacobi Bracelli Elucubrationes. Il est à la Bibl. royale,
+à la suite des annales de Bonfadio.
+7 Gibbon, ch. 63, 64.
+8 Cantacuz., liv. 2, ch. 53; liv. 3, ch. 81-95.
+9 Gibbon, ch. 65.
+10 Ducas, ch. 27, dit avoir pris copie des lettres sur lesquelles ce
+marché fut conclu en 1421. Un vizir d'Amurat les porta à Adorno avec cinq
+cent mille écus.
+11 M. Serra, tome III, page 189, admet d'après Michel Ducas qu'Adorno,
+enchaîné par sa promesse, refusa les offres d'un compétiteur qui lui
+demandait de lui livrer le prince au prix de la moitié de la Natolie. M.
+Sauli remarque que Lebeau, dans son histoire de Turquie, justifie Adorno.
+12 L'imputation se trouve dans une lettre d'AEneas Sylvius. M. Sauli
+donne, d'après Muratori, la singulière citation du récit d'un Vénitien
+suivant laquelle certains pirates génois firent marché de passer l'armée
+à un ducat par tête avec le consentement du cardinal Condolmieri, légat
+qui aurait pris part à cet infâme marché. L'armée aurait été de plus de
+cent mille hommes. Ce témoignage est unique, et un autre Vénitien avait
+écrit en marge, Mentiris, ajoutant, il est vrai, comme témoin oculaire,
+qu'il y avait là un navire de la famille Salvago. Quand il aurait été
+employé à ces transports, un vaisseau ne transporte pas une armée.
+
+CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de
+France et sous le gouvernement du duc de Calabre.
+1 Deux actes du 25 juin 1458, MSS de la Bibl. du Roi, coll. Dupuy, tome
+CLlX. Le traité du duc de Calabre est du 7 février précédent. Les
+originaux sont aux archives du royaume.
+2 On demandait au roi la promesse de ne traiter séparément avec aucune
+ville de la Ligurie; et le roi avait consenti. Cependant on trouve peu
+après (11 décembre 1460) un acte par lequel il reconnaît avoir reçu, à
+Bourges, le serment des habitants de Savone par l'intermédiaire de leurs
+ambassadeurs. (Collection Dupuy, CLIX.)
+3 Un historien dit que Charles VII demandait à Gênes des vaisseaux pour
+faire la guerre aux Anglais; qu'on les refusa et que ce fut un motif de
+brouillerie. Il est vrai que, dans les conventions récentes, le roi avait
+consenti à ce que la guerre, si elle se renouvelait, n'interrompît pas le
+commerce des Génois avec l'Angleterre; mais à cette époque il n'y avait
+plus trace d'hostilité, et l'on n'aperçoit pas à quelle occasion le roi
+aurait pu recourir à la marine des Génois.
+
+CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose
+se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de
+Gênes.
+1 Les actes, cessions, hommages et ratifications par lesquels Louis XI
+investit de la seigneurie de Gênes François Sforza et Blanche Visconti,
+sa femme, sont aux archives du royaume et leurs copies à la Bibliothèque
+du Roi, collection Dupuy, tome CLIX. Dans la ratification le duc de Milan
+explique que, par le texte de son hommage, il est dispensé de rien faire
+au préjudice de la ligue italienne, mais il promet d'empêcher que les
+alliés n'introduisent dans les ports de la république de Gênes aucune
+force pour faire la guerre au roi René ou au duc de Calabre.
+2 M. de Sismondi rapporte cette anecdote à une négociation plus tardive,
+ignorée, comme il le remarque, de Foglietta et de Bizzari. Il la place en
+1480. Histoire de France, page 538, et en note.
+3 Savone, toujours pressée de se séparer de Gênes et de faire sanctionner
+son indépendance, se hâta de demander à Sforza la reconnaissance de ses
+privilèges. Elle demandait que le duc promit de ne jamais aliéner sa
+seigneurie. Il répond simplement que son intention est de ne rien perdre
+et plutôt d'acquérir. Savone demande encore une déclaration absolue qui
+la mette hors de toute dépendance de Gênes; Sforza se réserve de
+s'informer plus à fond; mais il veut que les habitants de Savone sachent
+qu'il sera très-vigilant tuteur et conservateur de leurs droits et de
+leurs honneurs. Actes du 3 mars 1464. Collection Dupuy, tomes CCCCLII,
+CCCCLIII.
+4 Le roi de France donna une nouvelle investiture. On rappelle dans les
+actes faits à cette occasion ce qui était exprimé dans ceux de 1464. On
+rattache les concessions du roi aux intelligences, confédérations et
+ligues convenues le 6 octobre 1460, Louis étant alors dauphin de France.
+MSS de la Bibl. royale, collection citée: on y trouve aussi une
+confirmation de 1473.
+
+CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais;
+le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord
+vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais.
+1 On dit qu'il existe encore dans les montagnes de Derbent des familles
+dont les noms sont génois et qui descendent des fugitifs de Caffa. Serra,
+tome III, p. 250.
+2 Les événements de cette époque ont été fournis aux historiens
+postérieurs par les commentaires d'Antoine Galli, contemporain,
+chancelier de Saint-George; Muratori (Script. ital., XIII, 237) a trouve
+cet écrit oublié, que Foglietta avait suivi phrase à phrase.
+3 Serra remarque que le nom de sénat était donné depuis peu au conseil
+des anciens, tome III, page 256.
+4 Ils obtinrent en outre, dit M. Serra, des privilèges héréditaires qu'un
+gouvernement sage peut à peine concéder à vie. Tome III, p. 266.
+
+CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est
+supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur
+de Gênes.
+1 M. Serra n'a pas poussé plus loin l'histoire de sa patrie.
+
+LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. -
+SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU
+GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528)
+CHAPITRE I. - Charles VIII.
+1 Il en coûta 14,000 francs d'intérêt pour quatre mois seulement; «
+aucuns disaient que des nommés avaient part à cet argent et au profit.»
+Comines, ch. 5.
+2 Par deux lettres de Lyon du 22 janvier et du 8 février 1498, Charles
+VIII mandait aux Génois de ne rien entreprendre pour ravoir Sarzane,
+qu'il avait promis aux Florentins. Documents histor. inédits, tome I,
+page 670.
+3 C'est l'origine de la procession encore chère au peuple de Gênes connue
+sous le nom des Casaccie.
+
+CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes.
+1 Le curieux document des demandes génoises et des réponses du roi existe
+aux archives du royaume, registre 233. On demandait un lieutenant
+ultramontain (c'est-à-dire, relativement à Gênes, un Français). On
+insistait pour qu'il fût changé tous les trois ans. Le roi accorde le
+premier chef: sur le second il répond que quand ce serait son propre
+fils premier-né qui serait le gouverneur, il le destituerait le jour où
+il se comporterait mal; mais qu'il serait injuste et sans raison de se
+défaire de celui qui aurait bien gouverné pendant trois ans.
+
+CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le
+teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville.
+1 On voit aux archives du royaume les pressantes supplications des
+commissaires de la noblesse, s'adressant au roi et à Chaumont d'Amboise,
+demandant des secours pour remettre l'ordre dans Gênes, en envoyant leur
+engagement personnel de contribuer à cette dépense. (8 janvier 1507).
+2 L'enceinte propre de la ville de Gênes du côté de la terre est un mur
+ancien tel qu'il suffisait à la défense avant l'emploi de l'artillerie de
+siège. Ce mur a figure de bastion seulement à partir du bord de la mer du
+côte occidental, et en remontant vers le Nord, de la porte Saint-Thomas
+jusqu'à la porte Carbonara, qui répond à la place de l'Annonciade; c'est
+un quart peut-être du contour de la ville. Tout le reste de la muraille
+est, sans fossé ni chemin de ronde, contigu aux maisons et aux palais à
+l'intérieur et à l'extérieur. Ce n'est plus qu'une enceinte de police et
+non une fortification. Elle n'a jamais été faite à l'épreuve du canon ni
+pour en porter. Nous verrons, avant la fin de ce livre, qu'en 1522
+quelques pièces d'artillerie montées à bras contre une porte dans la
+partie bastionnée de ce mur, firent brèche immédiatement, et dès que la
+porte fut abattue, la ville fut prise.
+La fortification moderne, la véritable enceinte, part des deux côtés de
+la mer, et, enveloppant la cité, les faubourgs et les montagnes au pied
+desquelles la ville est bâtie en étages, forme, du sommet de ces
+montagnes à la mer, un triangle immense qui domine en même temps les deux
+vallées de la Polcevera et du Bisagno, entre lesquelles Gênes est située.
+La vieille muraille fût-elle partout capable de résistance, étant ainsi
+dominée sur tous les points par ces montagnes que la fortification
+nouvelle couronne, ne peut servir pour la défense. Si donc, on peut à la
+rigueur employer l'expression de double enceinte, militairement parlant,
+il n'en existe qu'une seule.
+3 Il y a dans la collection Dupuy, tome CLIX, une lettre originale de la
+baillie de Gênes au roi du 25 novembre 1507. On s'était préparé à faire
+payer à Lyon, en foire de la Toussaint, 50,000 écus pour un terme échu de
+la contribution; mais le roi ayant écrit de verser la somme entre les
+mains de son trésorier de Milan, on s'est hâté de se conformer à ce
+nouvel ordre.
+
+CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. -
+Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose,
+doge.
+1 Fils d'Augustin, gouverneur pour Ludovic Sforza en 1488.
+2 4 avril 1513. MS Dupuy, tome CLIX.
+3 Le grand écuyer était alors Galéas San Severino. Voyez Sainte-Marthe,
+histoire généalogique de la maison de France, tome II, ch. 15.
+4 MS de la Bibl. R., coll. Dupuy, tome CLIX, pièce dernière.
+
+CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François
+1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge.
+1 On trouve dans la collection Dupuy, tome CCCCLIII, un mémoire sans
+date, adressé au roi pour prouver qu'il ne doit pas envoyer un lieutenant
+français, qu'il doit choisir un Génois: Janus Fregose lui est indiqué de
+préférence.
+2 On a vu que l'intérêt du monopole du sel était une grande affaire
+d'État, et un perpétuel sujet de jalousie entre Gênes et Savone. On le
+verra encore. Il y a dans les MSS de la Bibl. royale, coll. Dupuy, tome
+CLIX, une lettre originale des protecteurs de Saint-George à Louis XII.
+Ils lui dépêchent un délégué pour lui faire des plaintes et pour obtenir
+répression, au sujet d'une cargaison de sel que Savone a tirée d'Aigues-
+Mortes: le roi, disent-ils, ne sera pas moins exact observateur de ses
+concessions qu'il a été généreux à les concéder.
+3 Collect. Dupuy, tome CCCCLIII.
+
+CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de
+l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union.
+1 Nous avons une lettre originale d'André Doria au roi, du 7 avril 1528.
+En voici quelques passages: ils se rapportent d'abord à une expédition
+sur la Catalogne, que l'on faisait sans lui: «Sire, il vous a plu
+m'établir votre lieutenant général sur votre armée de mer: je ne veux
+pas dire que je l'aie mérité; mais vous savez que, pour entretenir un
+tel état, vous ne m'avez donné un seul écu.... Et maintenant dites par
+votre lettre que ne me pourrois trouver en ladite entreprise de Catalogne
+pour la distance d'ici en Provence. Je n'ai trouvé aucun voyage difficile
+quand il y a eu apparence de bon effet et temps disposé à l'exécution
+encore: quant à celui-ci, ne seroit impossible par aucune péremptoire
+raison. A cause de l'autorité que vous a plu me donner sur votre armée,
+pouvois avoir notion de celui qui auroit charge de la conduite. Par quoi,
+me semble, ceux qui vous ont mal rapporté de moi contre la vérité avoir
+été ouïs et totalement crus. Si veux bien dire, nonobstant que j'aie la
+barbe blanche, ne se trouvera personne ayant la connoissance ne le
+vouloir meilleur de moi: et m'est donné occasion de penser que vous ne
+vous souciez de mon service. Selon ma possibilité me suis instamment
+employé le plus loyalement que j'ai pu sans y épargner corps et biens,
+que me peuvent témoigner plusieurs de vos serviteurs, mêmement vos
+ennemis: au moyen de quoi.....trouve bien étrange cette chose, par
+laquelle puis juger que n'avez acceptable mon service. Mais puisqu'ainsi
+vous plaise, Dieu me donne patience. - Joint que n'est donné ni fait
+démonstration de donner ordre à ce dont je vous ai tant de fois fait
+requête pour subvenir à l'urgente nécessité où je me trouve à cause de la
+grande cherté des vivres qui est deçà, pour laquelle, je ne puis sans
+être entièrement satisfait, fournir à l'entretenement de mes galères. -
+Vous supplie de me donner libéralement congé, lequel, pour les raisons
+ci-dessus, prendrai autant à gré que si vous me faisiez satisfaction de
+tout ce que m'avez fait promettre tant par lettres, messagers,
+qu'autrement: et si votre plaisir n'est tel, à tout le moins, sire, vous
+plaise députer un autre chef à vos galères.»
+Et au sujet des galères qu'il avait devant Naples, il ajouta:
+«J'avois envoyé deux de mes gens en Languedoc faire aucune quantité de
+biscuit, qui les eût pu entretenir un mois ou cinq semaines. Toutefois
+ils sont revenus ici parce que M. de Clermont, lieutenant audit pays, n'a
+voulu permettre enlever ledit biscuit. Donques, sire, si lesdites galères
+sont contraintes retourner ici sans faire service, aucun blâme n'en doit
+être mis sur moi, attendu que j'ai fait mon devoir par cette lettre et
+par toutes les autres.» Collect. Dupuy, tome CCCCLIII.
+2 Il existe une lettre écrite le 28 septembre 1528 par Jean Doria, parent
+de l'amiral, adressée de Lyon au cardinal de Sens, à Paris. Doria se
+rendait à Marseille par ordre de son cousin. A une journée de Lyon il a
+appris à sa grande surprise ce qui venait de se passer à Gênes. S'il
+avait été présent, il aurait emmené les galères, il aurait donné la main
+à Saint-Pol. Il serait encore disposé à s'employer pour le service du roi:
+malheureusement il est sans argent; il demande qu'on lui en fournisse
+et qu'on lui fasse livrer des captifs pour équiper une galère. - Cette
+lettre est excessivement embarrassée. Bibl. royale, collect. Dupuy, tome
+CCCCLIII.
+
+LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. -
+CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547)
+CHAPITRE I. - Constitution. - Savone.
+1 M. Michelet, en faisant allusion à la situation singulière de ces
+familles et à la déchéance de la noblesse aux XIVe et XVe siècles dans
+certaines républiques italiques, dit qu'à Gênes on en vint à ce point
+qu'on anoblissait pour dégrader, et pour récompenser un noble on
+l'élevait à la dignité de plébéien. Hist. de France, t. II, p. 589.
+L'expression est piquante et spirituelle: elle n'est pas exacte. Jamais
+la démocratie génoise n'a exercé un pareil ostracisme... Depuis que le
+pouvoir avait été saisi par le peuple, on n'anoblissait plus ni pour
+dégrader, ni pour honorer. Il ne restait aucun moyen d'être fait noble ou
+de le devenir. Les familles patriciennes combattaient ou attendaient,
+nullement disposées à renier leur titre. Un très-petit nombre adonnées au
+parti populaire se vantaient de s'être toujours contentées de la dignité
+de plébéiens: on voulait bien les croire, on ne les récompensait pas.
+
+CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. -
+Charles-Quint à Gênes.
+1 Les historiens génois ne paraissent pas avoir connu ce traité. Il est
+aux archives du royaume sous la date du 18 mars 1529. Les pouvoirs du roi
+à l'ambassadeur y sont mentionnés sous la date du 11 février 1528 (1529).
+Janus, traitant tant en son nom qu'en celui de ses fils, promet de
+rapporter la ratification de César absent: celui-ci ratifie à Ripalta le
+dernier avril. C'est l'exemplaire du traité au bas duquel il a signé sa
+ratification qui se voit aux archives.
+
+CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre
+d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy
+1 Proprement Barberousse n'était que fils de renégat.
+
+LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE
+DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. -
+DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576)
+CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. -
+Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari.
+1 Foglietta, della Rep., page 49.
+2 Relazione esattissima de tutto il governo antico e moderno della
+repubblica dî Gcnova... il tutto fedelmente narrato; 1626 (sans nom
+d'auteur, de 259 feuillets) MS de la Bibl. du Roi, n° 10439.
+3 Instructions demandées par l'infant don Philippe à don Giulio Claro, à
+l'occasion du voyage d'Espagne en Italie (en espagnol). MS de la
+Biblioth. royale, no 10108, an 1548.
+
+CHAPITRE II. - Guerre de Corse.
+1 Plusieurs auteurs ont cru que c'étaient ses beaux-frères; mais il
+paraît que Vanina n'avait point de frères. Robiquet, Recherches sur la
+Corse, page 230, note 2.
+2 On trouve aux archives des affaires étrangères une instruction donnée à
+des délégués envoyés en France pour obtenir que la Corse ne soit pas
+restituée aux Génois. Si cela ne se peut, les Corses demandent qu'on leur
+envoie des vaisseaux pour les transporter tous en France, et qu'on oblige
+les Génois à leur payer la valeur des biens qu'ils sont prêts à
+abandonner dans l'île. Ils se réduiront, s'il le faut, à la condition des
+juifs dans la captivité de Babylone. - Ces instructions n'ont pas de
+date, on les trouve recueillies parmi des pièces de l'année 1634. Mais
+évidemment elles ne peuvent convenir qu'à l'époque du traité de 1559.
+
+CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté.
+1 Ducas, 44. Cet historien était au service de Gatilusio: il porta le
+tribut au sultan et il négocia la confirmation de la seigneurie au fils à
+la mort du père.
+2 Ducas, 43, rend compte de quelques violences que Mahomet avait exercées
+contre les Génois de Scio; mais ce fut une avanie passagère.
+
+CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des
+Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. -
+Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement
+abandonné au portique Saint-Pierre.
+1 Ce décret fut juré et ne fut pas écrit, car il était réputé contraire à
+la constitution de 1528. Il reconnaissait les deux portiques, qu'elle
+n'admettait pas ostensiblement, comme on sait. (Relazione ut supra.)
+Quelle force pourrait avoir une constitution admise pour servir de traité
+de paix entre des rivaux, quand on est obligé non-seulement de ne pas
+l'exécuter comme elle est écrite, mais qu'on fait publiquement des lois
+secrètes pour y déroger? On a vu comment Foglietta avait déjà raisonné
+sur les textes écrits sans s'arrêter aux conventions tacites.
+2 C'est le témoignage de Casoni; mais au contraire, suivant la Relazione
+de 1626 déjà citée, choisi par les anciens nobles parmi les nouveaux
+faute de mieux, il était désagréable à tout le monde.
+3 Relazione déjà citée.
+4 MS de la Bibl. R., n° 10439, sans date. On voit par le nom du doge de
+l'époque qu'elle se rapporte à 1573-1575. Réimprimé à Gênes, on vendait
+ce recueil sous le manteau avant la révolution de 1797.
+5 Les talents de ce légat ont été vantés; on verra si dans cette occasion
+il mérita la louange.
+
+CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des
+puissances. - Compromis.
+1 Relation des ambassadeurs vénitiens à la cour de France. Tome II, page
+392. L'ambassadeur Lippomani en parle à son sénat comme d'une chose
+certaine. Il ajoute que don Juan était appelé par des hommes qui avaient
+à Gênes bon pied et bonnes intelligences; et que si l'on ne fit rien, ce
+fut par la crainte de la jalousie qu'un tel établissement allait donner à
+tous les princes d'Italie.
+2 Relation des ambassadeurs vénit. en France, (J. Michiels.) Tome II,
+page 252.
+3 Ibid., page 252.
+4 Ibid., page 232.
+5 Le décret du roi d'Espagne est du 1er septembre 1575, cité dans un
+protocole du 20 septembre 1576. Palma Cayet, Collection Petitot, tome II,
+page 293. Nous avons quelques détails sur la pénible liquidation que les
+Génois obtinrent enfin pour leur créance. D'abord on leur soutint que,
+loin d'avoir rien à réclamer, ils étaient débiteurs de sept millions de
+ducats, ce qui, sans doute, aurait été fort extraordinaire. Il se
+trouvait qu'on avait enregistré à leur charge toutes les assignations
+successives qu'on leur avait destinées depuis 1560. Mais on avait oublié
+de les décharger de celles qui ne s'étaient pas réalisées ou qu'on avait
+révoquées. Il fallut un temps infini pour le faire reconnaître par les
+trésoriers espagnols. Enfin la dette fut avouée et fixée à douze millions
+de ducats en principal, quoique les créanciers se plaignissent qu'on leur
+fît tort sur le capital, outre qu'on leur retranchait les intérêts courus
+depuis 1575. On leur en accorda pour l'avenir sur la somme reconnue et
+jusqu'au moment où on les ferait jouir des nouvelles obligations qui leur
+furent promises. Ces assignations furent, pour une moitié de la dette, de
+quatorze par mille et de vingt par mille des produits de certaines
+gabelles, et pour les deux tiers de l'autre moitié, de trente par mille
+sur les revenus des salines d'Espagne. On se réservait de leur déléguer
+quelque autre rentrée pour payer le restant.
+L'auteur qui nous donne un peu obscurément ces détails ne dit pas si ces
+recouvrements devaient former un compte de clerc à maître, et durer
+jusqu'à l'amortissement de la créance, ou s'ils étaient abandonnés aux
+Génois pour un temps déterminé, à forfait et pour payement en bloc. Il
+est probable qu'on doit l'entendre de cette façon, puisqu'on voit que des
+intérêts n'étaient alloués que jusqu'au moment où les assignations
+seraient en cours. Il semble donc qu'elles devaient former pour le
+capital et les intérêts ultérieurs un marché aléatoire.
+On assure que les Génois y perdirent quelques millions de ducats, et l'on
+attribue à cette perte la décadence de plusieurs grandes maisons.
+
+CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576.
+1 Il y avait ouverture à quelques anoblissements extraordinaires pour des
+cas exceptionnels, et en faveur d'individus soumis au surplus à des
+prestations très considérables en faveur du trésor.
+2 Je ne sais si c'est à la prud'homie du cardinal ou à la méticuleuse
+défiance de quelque Génois qu'on doit faire honneur de l'invention d'une
+forme de scrutin décrétée et imposée par les arbitres au milieu de tant
+de graves dispositions. Le vase doit être divisé en deux réceptacles.
+Dans l'un la boule approuve ou absout, dans l'autre elle rejette ou
+condamne. Une seule ouverture donne accès à la main qui, enfoncée, dépose
+le vote favorable on contraire sans qu'on puisse voir de quel côte elle a
+fléchi; et par la prévision constitutionnelle, les boules ne pouvaient
+être de bois ou d'autre matière retentissante, mais de laine ou de fil,
+afin que le bruit de leur chute n'éveillât jamais une oreille indiscrète;
+ce scrutin s'est religieusement conservé à Gênes.
+3 MS de la Bibl. Royale: Relazione de 1626, déjà citée.
+
+LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC
+LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700)
+CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois.
+1 Il n'y a rien à dire de l'agriculture génoise. La terre lui manque, et
+aucun effort ne pourrait tirer du sol la subsistance de la population.
+Entre la mer, ces hautes montagnes et leurs pentes rapides, il n'y a
+point de place pour la charrue. Là où se trouve un peu de terre végétale
+rapportée ou retenue, la bêche la divise en planches occupées
+alternativement par un peu d'orge, par quelques pieds de maïs et par des
+légumes, étroites lisières coupées par des ceps de vigne élevés sur dos
+pieux. Autour de Gênes, l'agriculture n'est que le jardinage. On y voit
+de beaux palais avec des jardins souvent sans ombrage, n'ayant autour
+d'eux que de misérables domaines. Il en est qui sont partagés en cinq ou
+six fermes exploitées par autant de familles, dont les baux n'excèdent
+pas cinq cents francs pour chacune, et où près de cent personnes vivent
+pauvrement de leur pénible culture. Il faut pour la nourriture des
+paysans compter sur les fruits du châtaignier et même du figuier.
+Quelques abris privilégiés ont l'oranger et le mûrier. Mais l'olivier
+seul donne au pays un riche produit qui mérite le nom de récolte.
+2 On a vu dans le livre 1er, que c'est un vase antique apporté des
+croisades, dont la tradition a fait le plat de la sainte cène auquel
+Jésus et Judas mirent la main ensemble.
+3 En 1278, la petite église Saint-Mathieu rétrécissait la place sur
+laquelle la famille Doria avait établi ses palais. Il convint de la
+porter un peu plus loin. Mais on ne voulait pas sacrifier des peintures
+précieuses par leur antiquité qui ornaient la voûte au-dessus de l'autel.
+En conséquence, ingenio habito, dit Stella, on transporta cette voûte
+tout entière à sa nouvelle place, à vingt brasses de l'ancienne.
+4 Vingt façons de parler proverbiales conservent l'éloge et recommandent
+l'usage de la réserve; et l'on se complaît à en citer pour modèle la
+courte instruction donnée, dit-on, à un ambassadeur député à un congrès:
+ibis et redibis.
+5 Un avocat ne plaidait point sans faire apporter devant le tribunal une
+corbeille pleine des auteurs qu'il se complaisait à citer.
+6 Un beau conservatoire pour servir d'asile aux jeunes filles, dit des
+fieschines, est le dernier, si je ne me trompe, des établissements pieux
+dus à la charité d'un particulier. Il a été institué avec l'héritage et
+suivant le testament d'un Fieschi mort en 1765. Il laissait des créances
+sur la dette publique de plusieurs États, et il avait eu soin de stipuler
+que, si son conservatoire ne pouvait s'ériger, les hôpitaux, dans chaque
+État respectivement, hériteraient de ses créances. Les hospices de Paris
+étaient nommément appelés à profiter de ses rentes sur la France. Mais
+celles sur l'Angleterre devaient être transférées aux hôpitaux de Rome.
+7 Dialogo dell'accademico Sforzato nel quale si ragiona... delle bellezze
+di alcune gentil donne. MS de la Bibl. Royale. Les dames génoises y sont
+énumérées par leur nom. L'ouvrage est, au surplus, des plus fades, et
+dans le manuscrit chaque majuscule est dorée.
+On trouve, au reste, dans Muratori, Scrip, ital. XIV, une longue diatribe
+d'un poète astésan qui, en deux cents vers latins, blâme les Génois de
+permettre à leurs filles de faire la conversation avec les jeunes gens
+qui passent sous leurs fenêtres, les avertissant même que parfois leurs
+rues étroites ont, à sa connaissance, facilité des entretiens de beaucoup
+plus près.
+8 Dans les temps antiques, la femme, mère ou sans enfants, héritait du
+tiers des biens laissés par son mari; mais cette libéralité fut supprimée
+par une loi dès 1155.
+9 Les sicaires (bravi) avaient toujours pullulé à Gênes. Dans un des
+pamphlets dirigés contre les anoblis de 1528, on discute gravement pour
+savoir si deux de ces nouveaux patriciens ont été bravi à la solde de
+certains anciens nobles, qui les ont fait écrire au livre d'or. Avant
+1797, on voyait encore un reste de ces scélérats, bien connus, vivant
+tranquillement dans leur impunité; elle était si générale que, depuis dix
+ans avant cette époque, il n'y avait pas eu une seule sentence capitale
+exécutée; et cependant les violences, les coups de couteau et de fusil
+n'étaient pas rares à la campagne dans les querelles les plus
+insignifiantes. La cité même était plus d'une fois troublée par
+d'horribles guet-apens. A la réunion, la justice française, avec sa
+procédure publique (sans jury), en finit promptement de ces désordres;
+tout en frémissant de sa sévérité, le peuple génois avait appris à
+l'estimer et à s'y soumettre.
+10 On trouve des tableaux de la population de la ville et du duché de
+Gênes dans la statistique des États du roi de Sardaigne, publication
+officielle dont le gouvernement de Turin a chargé une commission d'hommes
+de choix.
+Suivant les documents, dont les éléments, recueillis très-soigneusement,
+sont distribués avec intelligence, le nombre des habitants des provinces
+administratives entre lesquelles on a partagé le territoire de la ci-
+devant république, est de 674, 988. Sur ce total, le chiffre propre à la
+ville de Gênes est de 97, 261: on y ajoute 6, 000 pour la population
+flottante du port, et 11, 636 pour la garnison et les troupes de la
+marine, en tout 115, 257.
+M. Cevasco de Gênes, qui a donné de son côté une statistique de sa ville
+natale, attribue à Gênes, en 1836, 94, 488 habitants, et avec la garnison
+et la population du port, 113, 677.
+La commission officielle déclare qu'elle a inutilement cherché à comparer
+l'état actuel à la situation de l'époque antérieure. Elle n'a découvert
+aucune trace de recensement pour le passé.
+L'opinion commune du pays, et jusqu'aux almanachs, donnaient 96, 000
+habitants à Gênes vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du
+présent. Sur quoi que se fondât cette croyance, on voit qu'elle
+s'écartait peu de ce qu'on trouve aujourd'hui.
+La Relazione manuscrite de la Bibliothèque du Roi, que nous avons souvent
+citée, assure qu'à Pâques 1626, il y avait eu à Gênes, dans les vingt-
+neuf paroisses, 44, 595 communiants des deux sexes, faisant avec 14, 934
+enfants au-dessous de l'âge, 60, 528 individus; comptant à part le
+clergé, savoir:
+ 589 prêtres de paroisses,
+1867 moines,
+1278 religieuses,
+outre un certain nombre de prêtres non attachés aux paroisses et qu'on
+n'a pu compter. (N. B. En 1797, il y avait à Gênes 594 moines et 632
+religieuses, dans 70 maisons. )
+La statistique de M. Cevasco, dont nous venons de parler, forme deux gros
+volumes, pleins de notices infiniment détaillées sur les professions
+exercées, sur le commerce, ses usages, ses marchandises, etc., toutes
+choses d'intérêt local et qui attestent beaucoup de recherches. Les
+notices historiques y sont fort abrégées et nécessairement incomplètes.
+L'auteur a enrichi son ouvrage des notes d'un jeune savant, M. Vincent
+Aliseri, sur l'origine des églises et de quelques autres anciens édifices
+de la ville.
+
+CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero.
+1 Charles Emmanuel (le Grand), 1580 à 1630.
+2 Bannis ou bandits sont deux traductions d'un même mot. Le ban (bando),
+la proclamation qui bannit les coupables ne tardait pas à faire de leurs
+troupes ce que nous appelons des bandits ou brigands.-
+3 Relazione esattissima, 1626. Manuscrit de la Bibl. Royale, n° 10439-3.
+L'ouvrage est anonyme, mais il est écrit pour satisfaire à l'obéissance
+et au service dont l'auteur est tenu. C'est un agent diplomatique ou un
+pensionnaire de quelque prince étranger. C'est, au reste, une statistique
+politique complète. L'auteur parle de sa longue connaissance de ce qu'il
+a vu; il produit des tableaux officiels, le compte même du budget du
+trésor public. Ainsi, ou il est Génois, ou il a longtemps habité le pays;
+et s'il n y est plus, il y conserve les plus grandes intelligences. La
+puissance inconnue pour laquelle il écrit pouvait être la Toscane. Le
+grand-duc ayant donné, en 1575, quelques secours au parti populaire,
+l'auteur, en rappelant ce fait, ajoute: «Il ne m'appartient pas de
+savoir dans quel esprit ce secours fut accordé.» Mais en 1626 et dans
+toute cette époque, la Toscane n'a joué à Gênes aucun rôle: il est plus
+probable qu'on écrivait pour la France, ou pour le duc de Savoie. La
+suite va nous montrer quel intérêt ces deux puissances pouvaient y avoir.
+Peut-être est-ce l'ouvrage de de Marini.
+On trouve dans la correspondance des chargés d'affaires français à Gênes
+beaucoup de mémoires de semblable nature faits par ces agents eux-mêmes,
+ou qu'ils se sont procurés. Mais celui-ci ne s'y trouve pas. Les
+correspondances diplomatiques avec Gênes recueillies commencent à l634.
+Il y en a un volume de 1633 parmi les MSS de la Bibl. du Roi.
+4 Julien de Fornari, dans la conspiration Vachero.
+5 Le roi d'Espagne se fit valoir auprès de ses nobles créanciers génois,
+de n'avoir pas appuyé les suppliques d'un certain nombre de leurs
+concitoyens qui le pressaient de s'intéresser pour les faire inscrire au
+livre d'or de leur patrie.
+6 Dans les temps modernes les nobles avaient eu soin de s'attacher le bas
+peuple, particulièrement certaines corporations nombreuses, charbonniers
+et autres semblables.
+7 Mémoires du cardinal de Richelieu, tome II, page 404. Édition de
+Petitot, 2e série, tome XXII.
+8 Lettre de Phelippeaux à M. de Bullion, 12 mai 1625. - Conditions
+proposées par S. A. le duc de Savoie sur le fait de la diversion. -
+Mémoire envoyé par le roi sur les profits de la guerre. - MS de la Bibl.
+Roy. Collection de Brienne, tome XIV. Collection Dupuy, tome XLV.
+Richel., pages 421, 423.
+9 «Les armées du roi ne passèrent pas jusqu'à Gênes, faute de l'armée de
+mer qui devait leur servir pour avoir des vivres.» Mém. Richel., tome
+II, page 448. - On trouve dans un mémoire au roi envoyé quelques mois
+après par Lesdiguières, que le duc et le connétable étaient en mauvaise
+intelligence. - Collect. Dupuy, tome XLVI, page 123. - On lit aussi dans
+une lettre manuscrite du chev. de Forbin, du 28 juillet 1625, datée de
+Ville-Franche, où il était avec les galères françaises: «Je ne sais
+comment tout se terminera, mais nos affaires sont fort décousues et en
+façon qu'on est déjà sur les reproches, disant que la France n'a pas fait
+pour cette belle entreprise tout ce qu'elle devoit et avoit promis. M. le
+connétable se meurt d'une dyssenterie, M. de Créquy est fort malade à
+Turin.» Collection Dupuy, tome XLV, page 224.
+10 «L'avis n'étoit pas angélique, aussi Marini, qui en étoit l'auteur,
+n'étoit pas fort consommé en spiritualité.» Mém. de Richelieu, tome V,
+page 452.
+11 4 octobre 1625. Collect. Dupuy, tome XLV.
+12 En 1634 trois nobles génois demandent au roi de France la libération
+de douze mille cinq cents francs de rentes sur l'hôtel de ville qu'on
+leur retenait au profit du Claude de Marini en représailles de la valeur
+de sa maison démolie en 1626, laquelle, assurent-ils, ne valait pas cette
+somme. Archives des aff. étr.
+13 Mém. de Richelieu, tome III, page 158.
+14 Ph. Cattaneo, Jérôme Saoli, f. Serra, les frères Moneglia.
+15 Lettre manuscrite du 18 juillet 1528. Collect. Dupuy, tome XLV, page
+220.
+16 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 338, 340, 343, 375, 379, 380.
+17 Ibid., page 340.
+18 Ibid.
+19 Congiura del Vachero descritta da Rafaele della Torre. Bibl. Roy., ms.
+n° 10438. (L'auteur est un des sénateurs qui avaient instruit le procès.)
+20 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 271, 403.
+21 Ibid., tome V, page 254.
+22 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 427, 442, 457, 472, 479; tome V,
+page 427.
+23 Ibid., tome VI, page 488.
+24 Ibid., page 247.
+
+CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. -
+Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république.
+1 Collect. Dupuy, tome XLV, page 213. Brienne, tome XIV, page 426.
+2 Collect. de Brienne, tome XIV, pages 428, 433.
+3 27 novembre 1631. Collect. Brienne, tome XXIV, pages 427, 433.
+4 Négociations de M. de Sabran à Gênes en 1633. MS de la Bibliothèque du
+Roi, MS 93333.
+5 Collect. Brienne, tome XIV, page 435.
+6 Négociations de M. de Sabran à Gênes, 1633. MS 93333.
+7 Si Giustiniani servait mal, il faut avouer qu'on ne le payait pas
+mieux. Pressé par le besoin, après les sollicitations les plus rampantes,
+demandant tantôt une seigneurie en France, tantôt un bénéfice pour son
+fils qu'il avait envoyé à Paris, il avait pris le parti d'écrire au haut
+de chacune de ses lettres hebdomadaires une formule analogue au delenda
+Carthago, pour réclamer ses traitements toujours arriérés. Il paraît que
+cela ne lui réussit guère mieux; aussi à la mort de Mazarin, que toute la
+vie il avait appelé son bon maître, son Mécène, écrivant a Lionne, il
+s'avisa de se répandre en reproches contre l'avarice et l'ingratitude du
+cardinal. Cette témérité lui valut une sévère réprimande, et l'avis que
+la correspondance cesserait sur-le-champ, s'il se permettait de nouveau
+une semblable licence contre la mémoire d'un grand ministre cher au roi.
+Gianettino se le tint pour dit. Il continua son office; son fils même lui
+fut adjoint et le seconda. Celui-ci obtint des lettres de naturalisation.
+En 1672, Louis XIV nomma un ministre à Gênes; cependant la correspondance
+de Giustiniani ne cessa pas entièrement. Quand il n'y avait pas de chargé
+d'affaires, il en tenait lieu, et nous le verrons enfin rendre d'assez
+mauvais services à la république. Il en peignait les chefs comme
+absolument vendus à l'Espagne. Ses derniers témoignages peuvent avoir
+contribué à envenimer les mécontentements de Louis XIV.
+8 Archives des aff. étr.
+9 «Le duc de Savoie peut envoyer quelques bandits surprendre à Gênes les
+correspondants des quatre banquiers génois de l'Espagne, et saccager
+leurs maisons qu'on leur indiquera;» c'est une proposition faite à la
+France dans un petit mémoire intitulé: «Pour empêcher que les Génois ne
+prêtent secours de deniers aux Espagnols.» - Bibl. Royale, collection
+Dupuy, 463.
+Jean-Paul Balbi, noble génois, mais perdu de crimes et scélérat consommé,
+fut condamné par contumace, en 1648, à la peine capitale. Une inscription
+infamante le déclara traître à la patrie. On prétendit qu'il avait offert
+au cardinal Mazarin de lui ouvrir les portes de Gênes, que le cardinal
+avait hésité, lui avait donné même quelque argent, et, réflexion faite,
+avait rejeté le projet. On dit qu'après sa fuite et l'éclat du procès,
+Balbi ayant demandé un subside au cardinal, celui-ci lui envoya 50 écus:
+c'est la mesure de l'importance qu'on accordait à cet aventurier. Il ne
+s'en vantait pas moins d'avoir été destiné à être archiduc de Gênes.
+10 Soixante mille personnes, deux cents nobles, dont sept sénateurs,
+grand nombre de marchands; les trois quarts du bas peuple, le clergé de
+toute espèce presque entier. Pour un million d'effets brûlés, outre
+l'argent et la vaisselle volés dans les maisons abandonnées. Lettres de
+Giustiniani, chargé d'aff. Mais en 1658, il s'étonne du concours
+d'artisans et d'étrangers qui vinrent remplir le vide de la population.
+En six mois il n'y paraissait plus.
+11 On fit une loi expresse pour défendre au doge de recevoir aucun
+message qui ne serait pas adressé sous les formules exigées. En
+s'excusant sur l'obéissance due à cette loi, on renvoya une lettre du roi
+de France dont on savait que le contenu était agréable, mais qui par
+erreur était adressée à ses chers et bons amis. On suppliait de refaire
+la lettre avec la formule: chers et grands amis.
+12 Les traditions avaient donné le nom de roi aux chefs arabes qui
+avaient jadis occupé la Sardaigne et la Corse. Ces îles comptaient donc
+pour des royaumes. Muratori (dissertation 32) cite des actes du moyen âge
+dans lesquels des princes ou seigneurs plus ou moins connus, ayant la
+Corse en tout ou en partie dans leurs seigneuries, sont intitulés rois.
+13 On trouve dans les bizarres Raguagli del Parnasso (1627) de Bocalini,
+et dans une polémique de pamphlets qui s'ensuivirent, les premières
+traces de cette prétention et des oppositions quelle souleva. MS de la
+Bibl. roy., n° 10436.
+14 Suivant la correspondance de la légation française, le peuple, en
+effet, aurait volontiers lapidé l'inquisiteur.
+
+CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs
+de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission.
+1 Archives des aff. étr.
+2 Les Génois reconnaissaient que, dans ces premières expéditions ils
+n'avaient eu quelques profits que sur les louis d'or portés au Levant;
+mais, ajoutaient-ils, ce profit avait cessé depuis que les Turcs
+s'étaient aperçus qu'on leur fournissait beaucoup de louis faux.
+Le gouvernement de Gênes s'était abstenu de donner aucun avis sur cette
+négociation à son ministre à Paris, alors un Doria; en sorte que celui-
+ci, fréquemment, interpellé à ce sujet, pouvait toujours répondre
+conformément à la vérité, qu'on ne lui en avait pas écrit le moindre mot.
+Le ministre des affaires étrangères écrivait à ce Doria, le 19 mai 1667,
+d'une manière assez pressante:
+«J'ai reçu hier au soir un billet du roi qui m'ordonne de m'éclaircir
+d'une chose dont vous êtes sans doute bien informé, qui est de savoir de
+vous si l'intention de la sérénissime république est de garder et
+d'observer avec la Porte Ottomane le traité que M. le marquis Durazzo
+s'étant mis à la suite d'un ambassadeur de l'empereur a fait avec la
+susdite Porte; lequel traité se trouve directement contraire aux
+capitulations qui ont été depuis des siècles entre cette couronne et les
+empereurs ottomans, et d'ailleurs très-préjudiciable au commerce de la
+France au Levant.»
+Les explications que cette demande provoquait ne paraissent point dans
+les correspondances de la légation française. Elles auront passé sans
+doute du sénat de Gênes à son envoyé à Paris, et de celui-ci au ministre
+du roi. Il est probable que Gênes aura fait des concessions, ou qu'on se
+sera aperçu du peu de succès de cette négociation orientale; car la
+république ayant nommé Pompeo Giustiniani résident à Constantinople,
+Gianettino Giustiniani, son parent, demande, le 1er décembre 1670, que ce
+résident soit recommandé à l'ambassadeur de France.
+3 Archives des aff. étr., 1670.
+4 «Le sujet de la guerre qui peut être le plus véritable, l'entreprise
+sur Savone, a toujours été caché par le duc et ne doit pas même être
+publié par les écrits qui sont tombés entre les mains des Génois et dont
+vous m'avez envoyé copie, etc.» Dépèche du ministre à Gaumont, 30
+septembre 1672. Arch. des aff. étr.
+5 Arch. des aff. étr. Gênes, 1673, supplément.
+6 Ibid.
+7 Archives des aff. étr., 1680.
+8 On consacra à cette dépense des rentes que certaines familles nobles,
+en vertu de fondations antiques, devaient fournir annuellement pour être
+employées au bien public.
+9 Tabarca avait été acquise par André Doria pour la rançon d'un pacha
+qu'il avait fait prisonnier. L'île avait été vendue à la famille
+Lomellini. En 1731, elle voulait la revendre a la France, et on avait
+lieu de croire que le bey de Tunis le trouverait bon. Cette proposition
+n'eut pas de suite. En 1741, les Tunisiens conquirent l'île et
+détruisirent la forteresse. Arch. aff. étr.
+10 «Comme ils sont pointilleux à Gênes, il suffiroit peut-être de les
+harceler, ou sur l'intérêt des limites de quelque prince voisin, ou sur
+rétablissement d'une escadre de galères françaises dans la darse, à
+l'exclusion entière et perpétuelle des Espagnols, ou sur les prétentions
+des particuliers opprimés par eux, comme le comte Fiesque ou de
+semblables, ou sur la reconnaissance de leur ancien souverain, qui est le
+roi, pour le payement ou la soumission d'un tribut, ou la réception d'une
+garnison dans Gênes, ou la demande d'un ou plusieurs de leurs ports, ou
+l'exclusion de leur ville de leurs citoyens qu'on croiroit les plus
+habiles et les plus hardis. Et comme ils échapperoient infailliblement,
+si on exigeoit d'eux tant de choses, ou pourroit avoir de nouveaux motifs
+de les attaquer.» Arch. aff. étr. vol. 1681. Le mémoire est sans date.
+11 C'est en ces termes que Saint-Olon nous apprend la fin de la longue
+mission de Giustiniani: on ne trouve aucun autre document à ce sujet.
+12 Suivant M. Sue, M. de Riom, après des intrigues de cour peu
+honorables, avait obtenu le privilège du sel dans les États du duc de
+Mantoue; et les Génois, qui y fournissaient ordinairement cette denrée,
+refusaient le transit qui allait leur faire perdre leur débouché. Cet
+intérêt privé n'en devint pas moins un des griefs principaux du monarque
+et surtout des ministres et de leurs alentours. (Histoire de la marine
+française)
+Après le bombardement et le raccommodement, on trouve que M. de Riom,
+étant à Gênes, fit, au nom de la ferme générale, un traité pour fournir à
+l'administration de Saint-George une quantité considérable de sel en six
+ans. Gênes faisait cette affaire, disait-on, dans la vue de plaire au
+roi. Arch. des aff. étr., 6 nov. 1686.
+13 Dans les négociations qui suivirent le bombardement, le projet de
+faire entrer les Génois dans la trêve de vingt ans fut repris. Un article
+séparé fut rédigé, qui leur garantissait leurs possessions, après
+toutefois qu'ils auraient fait au roi desideratam satisfactionem. On
+trouve dans une note diplomatique que les négociateurs avaient jugé cette
+expression trop ample. Mais, d'autre part, on faisait remarquer que
+jusque-là, depuis François Ier la France n'avait qualifié les Génois que
+par leur nom, Genuenses. La rédaction proposée mentionnait la république
+de Gênes. Le roi entendait-il bien la reconnaître comme telle dans un
+acte politique de cette importance, ce qui impliquait l'abandon des
+anciens droits? Enfin, il était dit qu'il renonçait à prendre pour lui,
+sibi, aucune place de leur territoire. Cela l'empêcherait-il de les
+donner à d'autres? au duc de Savoie?
+14 Saint-Olon recourait, en se recommandant au ministre, aux lamentations
+les plus désespérées du psalmiste en détresse. «Aut non longe fac
+auxilium tuum a me, et defensionem meam adspice, aut eripe me a gente
+dolosa.»
+15 Quatorze vaisseaux, dix galiotes, deux brûlots, deux frégates, huit
+flûtes, trente-huit bateaux, dix felouques, vingt galères. (Détail de ce
+qui s'est passé devant Gênes depuis le 17 mai que l'armée y est arrivée
+jusqu'au 28 qu'elle en est repartie.)
+C'est le bulletin officiel, comme nous disons aujourd'hui, recueilli par
+Clérambault. Bibl. du Roi. Vol. 237, page 319, cité par M. Sue, Histoire
+de la marine française, page 191.
+16 Le doge se retira à l'Albergo des Pauvres, sur une hauteur en arrière
+de la ville. On y transporta le trésor de Saint-George. La prodigieuse
+confusion qui régna, quelques désordres, des violences et le pillage de
+quelques maisons françaises sont racontés dans la dépêche de M. Lenoir,
+envoyé à Gênes par le ministère des affaires étrangères dans l'intervalle
+du bombardement au traité. Cette lettre, qui est aux archives, a été
+citée par M. Sue, page 195.
+17 Le traité fut signé le 12 février 1685. La réception du doge eut lieu
+le 15 mai suivant.
+
+LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 -
+1815)
+CHAPITRE I. - Guerre de la succession.
+1 Il leur avait fait envoyer jusqu'à la formule de cette garantie, telle
+qu'ils auraient à la donner.
+2 Bateau propre à la pêche du corail.
+3 «Tous navires qui se trouvent chargés d'effets appartenant à nos
+ennemis seront de bonne prise.» Ordonnance de la marine de 1681, liv. 3,
+titre 9, art. 13. Cette déclaration violente, contraire aux dispositions
+de l'antique législation, dont le Consulat de la mer est le monument
+commun à tant de peuples, se trouvait en France dans le Guidon de la mer
+et dans plusieurs ordonnances antérieures à celle de Louis XIV. A la paix
+d'Utrecht, les principes contraires prévalurent: il y fut réglé que le
+pavillon couvre la marchandise. Mais cette sauvegarde du droit des
+neutres à subi depuis de nombreux empiétements. Au surplus, l'abus de la
+course dans la Méditerranée, les bateaux d'Oneille, les prétendus
+corsaires qui ne s'attaquent qu'aux neutres, tous ces inconvénients,
+retombant sur le commerce français lui-même, se sont renouvelés de nos
+jours tels qu'on les signalait dans la guerre de la succesion, et c'est
+ce qui m'a induit à en parler avec quelque détail.
+4 L'envoyé de France écrivait plus tard: «Dans le peuple et surtout dans
+les gens de mer, il n'en est pas un qui ne nous baisse à la mort. De même
+chez les religieux: s'il y a quelque génialiste pour nous, c'est dans les
+maisons reniées: mais dans les mendiants, tous sans exception sont nos
+ennemis jusqu'à la fureur.» Au reste, il explique fort singulièrement la
+haine du clergé, par son aversion pour la sévérité de moeurs et
+d'habitudes que les Français exigent des ecclésiastiques.
+5 Du 7 mars 1707.
+6 Continuazione del Compendio delle Storie de Genova (Accinelli), page 8.
+7 L'envoyé génois à Vienne.
+8 Archives des aff. étr.
+9 Les galères de Tursi et lui-même étaient restés au service de Philippe
+V; mais l'escadre demeurait inutile dans la darse de Gênes. Tursi n'était
+pas payé, tandis que de toutes parts ses revenus étaient séquestrés.
+Après la paix d'Utrecht, la cour d'Espagne lui donna congé sans lui
+rembourser sa créance. Louis XIV le prit à son service, mais peu de mois
+après, à la mort de ce monarque, le régent reconnut qu'il n'y avait
+aucune raison de continuer cette dépense. Tursi eut le titre de
+lieutenant général en France. La république acheta ce qui restait de ses
+galères. Il rentra dans ses biens séquestrés, mais il fallut plaider au
+sujet des 8000 ducats de rente dont ils avaient été grevés au profit de
+Fieschi.
+10 Mémoires de Tessé, tome II, page 279, édition de Petitot.
+11 Ce prix, suivant la correspondance diplomatique, était de 2, 200, 000
+florins (environ 5 millions de francs), ou de 1, 200, 000 piastres
+(environ 6 millions) suivant Kock, Tableau des révolutions, tome II, p.
+333. Il cite Lunig, Code dipl., tome 1, p. 2375. Les Génois avaient six
+mois de terme pour payer la seconde moitié du prix, et ils comptaient
+bien mettre ce délai à profit pour voir s'il ne surviendrait pas quelque
+événement qui troublât la jouissance de la propriété achetée. Mais, en
+attendant, l'empereur les obligea à prendre immédiatement l'investiture
+féodale, ce qui leur coûta soixante mille écus qu'ils auraient volontiers
+épargnés.
+12 La république, jusqu'à ses derniers temps, a eu en effet des
+théologiens à qui le sénat et les conseils soumettaient les cas de
+conscience, quand il s'en rencontrait dans les affaires du gouvernement.
+Pendant la guerre maritime, les croisières anglaises avaient pris des
+navires dont les cargaisons de propriété espagnole étaient masquées sous
+des noms génois. On demanda si, en conscience, les Génois qui avaient
+prêté leur nom pouvaient maintenir la simulation sous serment. Les
+théologiens décidèrent qu'on le pouvait vu les circonstances; et il
+paraît qu'ils avaient eu en cela quelque considération à la religion des
+capteurs hérétiques qu'il s'agissait de frustrer.
+Sous le régime démagogique d'une des phases de la révolution de 1797, les
+théologiens de la république furent appelés pour faire le décompte des
+créances dues sur les biens confisqués des émigrés. Or, comme tout
+intérêt au-dessus du taux légal est un péché, quand il se trouvait des
+rentes viagères constituées à 9 ou 10 pour cent, ils appliquaient à
+l'extinction du capital tout ce que le créancier avait reçu au delà de 4
+pour cent. Si la rente était un peu ancienne, le créancier était exposé à
+se trouver débiteur et obligé a rapport.
+13 Les fours publics occupaient alors une partie de l'étendue actuelle du
+port franc. On les transporta, en 1725, à la place qu'ils ont occupée
+jusqu'à la réunion de Gênes à l'empire français. Le monopole de la vente
+du pain ayant fini alors, l'édifice des fours devint l'hôtel des
+monnaies.
+14 Voici deux faits qui peuvent servir à l'histoire des arts en France,
+autant qu'à celle de l'industrie génoise à celle époque.
+En 1712 on s'adressait de Paris à Gênes pour avoir des renseignements sur
+la fabrication du papier. «Faites-moi le plaisir, écrivait le ministre à
+l'envoyé français, de découvrir, si, en cas de besoin, on pourrait
+persuader à quelques ouvriers habiles de venir travailler en France, et
+quelles conditions ils demanderaient.»
+En 1742 Vaucanson était à Gênes pour y voir «la manufacture du damas et
+du velours, et surtout les fers pour tailler le velours, dont nous
+n'avons pas le secret en France.» Mém. des arch. des aff. étr.
+La manufacture de velours a conservé son lustre à Gênes. Celle du papier
+y était connue depuis plusieurs siècles, comme nous avons eu occasion de
+le remarquer ci-devant; mais elle était restée stationnaire. Et même au
+commencement du XVIIIe siècle il est étrange que la France eût à envier
+les ouvriers génois. Il est du moins certain qu'au commencement du XIXe,
+depuis cinquante ans Gênes n'avait de papier fin qu'en le tirant de
+France.
+
+CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par
+les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire.
+1 Il n'y eut pas de manifeste formel. On fit circuler d'abord une lettre
+(anonyme) d'un noble génois, où les résolutions de la république étaient
+énergiquement exprimées. Mais on désavoua cette oeuvre, considérée comme
+trop téméraire, et, sous la même forme de lettre, on en imprima une autre
+plus modérée, c'est-à-dire moins digne et plus timide.
+2 Tableau de la guerre d'Italie (du chevalier Power), 1784, tome II, p.
+205. On y avance que deux courriers consécutifs avaient ordonné aux
+généraux espagnols de tenir dans Gênes. Ils ne crurent pas pouvoir obéir
+au premier ordre; le second les trouva dans leur retraite en deçà de
+Gênes. L'auteur est un témoin oculaire.
+M. de Maillebois était venu voir à Gênes ce qu'on pourrait faire pour
+défendre la ville. Il avait avoué à l'envoyé de France qu'on n'était pas
+en état de la garantir longtemps. Il pensait que les Génois n'avaient
+rien de mieux à faire que de traiter avec les ennemis, mais, ajoutait-il,
+ce n'est pas à nous de le leur dire. Archives des aff. étr.
+3 Voulez-vous que je commence? Cette question semble indiquer qu'une
+résolution d'agir était prise par avance parmi le peuple, et que la seule
+occasion de l'exécution fut inattendue. L'envoyé de France, en effet,
+avait écrit, il y avait trois semaines, qu'un Suisse, officier supérieur
+dans les troupes désarmées de la république, était venu lui demander si
+le peuple pouvait compter sur les secours de la France, en cas qu'il
+chassât ses oppresseurs. Cet officier avait avoué que les exactions et
+les insultes des Allemands avaient fait leur effet sur le public, qu'on
+verrait un soulèvement, et qu'il espérait n'y être pas inutile. Était-ce
+avec la secrète intelligence du gouvernement? Rien ne vient le faire
+croire.
+L'envoyé français était resté à Gênes; Botta lui avait fait dire qu'il y
+serait en sûreté, mais qu'il devait ne se mêler de rien. Le sénat, comme
+on peut le croire, n'entretenait plus de relations avec lui; mais a
+l'insurrection il se trouva naturellement en rapport avec les populaires,
+si bien qu'il porta en dépense 48, 000 francs qu'il avait pris sur lui de
+distribuer à des combattants de la plus vile populace, ce sont ses
+termes.
+
+CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection.
+1 L'envoyé de France de bonne heure avait conseillé aux nobles de
+s'assurer des chefs populaires en faisant entrer dans le gouvernement
+quelques-uns des leurs.
+2 A raison de 200, 000 francs par mois à concurrence d'un million, outre
+300, 000 francs d'abord envoyés. Louis XV avait exigé que l'Espagne
+fournît un pareil secours; mais ce contingent fut très-mal payé.
+3 M. de Boufflers voulait mettre la main sur ces subsides qu'il trouvait
+médiocrement bien employés. Il recula devant la jalousie du sénat. M. de
+Richelieu fut plus hardi; il disposa seul de l'argent.
+4 La première action de Boufflers surprit beaucoup le pays. Il reçut du
+gouvernement un énorme rinfresco: son premier mouvement fut de renvoyer
+toutes ces corbeilles, ne voulant pas, écrit-il, en ces matières agir
+comme les Autrichiens. Mais il a su que c'est une étiquette obligatoire
+et qui ne se refuse pas. Il s'est donc contenté de donner cent sequins
+d'étrennes aux porteurs, et il a envoyé les viandes aux hôpitaux, ce qui
+a fait bon effet.
+5 Curlo. Ce jugement est sévère.
+6 «Ils craignent, écrit-il, la pluie, la fatigue, et même plus, je
+crois, les coups de fusil. On cherche en vain a les enrégimenter pour les
+amener en dehors. Nous avons deux mille habits; nous n'avons pas trouvé
+deux cents hommes qui aient voulu les endosser et se donner les airs de
+soldats.»
+7 On prit sa maladie pour un érésipèle: on le traita en conséquence.
+8 Le roi de Sardaigne avait demandé à prendre sur eux la portion du
+territoire qui séparait ses deux possessions d'Oneille de Loan. Ils
+voulaient à leur tour avoir Loan et quelques petits fiefs enclavés dans
+leur territoire. Les deux demandes furent réputées indiscrètes.
+9 Les billets avaient perdu jusqu'à cinquante pour cent; des spéculateurs
+les ayant achetés à ce prix les venaient porter à la banque en compte
+courant pour leur valeur nominale, dans l'espérance d'échapper à la
+liquidation qu'on en pourrait faire. Le 29 août 1748 les protecteurs de
+Saint-George défendirent de donner crédit dans les comptes courants aux
+porteurs de billets.
+10 On créa à Saint-George un nouveau monte où le public apporta ses
+billets. La banque en paya un intérêt annuel de deux pour cent jusqu'au
+remboursement. Ou augmenta certains impôts indirects, on s'imposa une
+taxe extraordinaire de deux pour mille sur les biens des citoyens de la
+ville et de son district; un et demi pour mille sur les biens
+ecclésiastiques. Tous ces produits se versaient au monte, et, déduction
+faite du service de l'intérêt, toutes les rentrées servaient à
+l'extinction du capital. Pour la hâter on ne prenait sur le monte qu'une
+moitié des intérêts (un pour cent); l'autre moitié était fournie par la
+banque sur ses revenus ordinaires qu'on lui avait rendus.
+Cette liquidation se monta à 13,400,000 francs, valeur des billets ou de
+soldes de compte courant compris dans la suspension.
+La république fit en même temps une liquidation de ses dettes propres.
+Elle créa pour 6,600,000 livres, trente-trois mille actions nouvelles,
+qui s'éteignirent par un procédé analogue.
+Peu d'années auparavant, il existait 405 mille actions de Saint-George
+appartenant soit aux particuliers, soit aux corporations, répondant à
+40,800,000 livres de la monnaie du XVe siècle, ou plus de 80 millions
+monnaie de banque de nos jours. La banque avait en outre retiré 71,000
+actions rentrées en propriété à Saint-George ou qui, échues à la
+république, avaient été rétrocédées par elle à Saint-George.
+11 L'interruption de la circulation des billets de banque obligea le
+commerce à recourir aux espèces d'or et d'argent, et les engagements se
+stipulèrent en monnaie hors banque (fuori banco), ce qui continua après
+même que les billets de la banque eurent reparu et repris leur valeur.
+Cent livres de banque ou cent vingt-cinq livres de monnaie légale (bonne
+monnaie) hors banque étaient une même valeur.
+12 M. de Guymon, un des envoyés de France.
+13 Nous avons cité Richelieu; Les jugements consignés dans ses lettres
+autographes méritent d'être conservés. Il aimait Gênes, mais il se
+plaignait souvent. Il avertissait qu'il ne fallait pas attendre des
+Génois de la reconnaissance de ce qu'on faisait pour eux. «Quelque
+danger que leur fasse courir la retraite des troupes françoises, il ne
+faut pas laisser chez eux un seul de nos soldats, ils croiroient qu'on a
+dessein de les opprimer.» Il juge sévèrement la cohue du conseil, mais
+il ajoute avec bienveillance qu'a Gênes la mauvaise administration doit
+être séparée de la mauvaise volonté.
+S'élevant ensuite à une politique plus vaste et plus prévoyante, il pense
+que ce pays est trop méconnu; que s'il n'offre pas de grands avantages
+pour entreprendre une guerre offensive au delà des Alpes, il en a
+d'immenses comme point d'appui pour tenir en paix la haute Italie.
+Cependant les Génois sont trop faibles désormais pour se soutenir seuls.
+Ils ont besoin d'un maître. Loin de les livrer au plus ambitieux de ses
+voisins, si l'on ne peut se passer du roi de Sardaigne, il conviendra
+toujours de déclarer à ce prince, en reconnaissant qu'il peut être utile
+aux desseins de la France, qu'il n'y est pas nécessaire. Enfin, la
+meilleure combinaison, selon Richelieu (au temps où il écrivait, serait
+d'unir ou de fédérer les Génois avec l'infant duc de Parme sous la
+direction du roi de France). C'est son dernier mot. La cour se contenta,
+sur cette dernière idée, de répondre que c'était une discussion à
+ajourner.
+14 Voyez au chapitre 5.
+15 C'est le prédécesseur du cardinal Spina à l'archevêché.
+16 Le pape excommuniait l'infant duc de Parme; le roi de France
+s'emparait d'Avignon.
+
+CHAPITRE IV. - Guerre de Corse.
+1 Lettre du 8 mars 1735.
+2 Lettre du 22 mars.
+3 Lettre du 6 décembre 1735.
+4 Dix petites pièces d'artillerie, 1, 500 fusils, 100 quintaux de poudre.
+5 Déclaration de Richard de Guernesey, l'un des secrétaires de Théodore,
+qui s'était séparé de lui à Livourne.
+
+CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île.
+1 Lettres des 15 octobre 1748 et 17 février 1749.
+2 M. de Cursay, que le ministre avait voulu appeler à Paris sous un
+prétexte, mais dans le dessein de le retirer de la Corse, fut arrêté, par
+ordre du roi, au milieu de son commandement. Il fut envoyé prisonnier à
+Antibes. Plus tard, il fut employé de nouveau, et pleinement justifié,
+dit-on. Il avait été, en faveur des Corses et contre l'esprit des
+traités, d'une partialité évidente. Mais aussi, personne n'avait mieux
+réussi à concilier les Corses a la France.
+3 On trouve aux archives le traité dans cet état.
+4 C'est Augustin Lomellin, son mérite éminent, et les beaux jardins qu'il
+avait créés à Pegli, près de Gênes, qui fournissent le sujet de la 13e
+lettre sur l'Italie du président Dupaty, 1785.
+5 Lettres de J. -J. Rousseau à Buttafuoco.
+6 Du 6 août 1764. Wenke, t. III, p. 486.
+7 M. de Valcroissant.
+8 Sous la date du 9 décembre 1763.
+9 Sous la date de février 1764.
+10 Du 15 mai 1768. Wenke, t. III, p. 374.
+11 Le secrétaire d'État ayant fait bâtir, peu après, une belle maison de
+campagne, on prétendit que les pierres en parlaient français. Ce dicton
+populaire se répétait même trente ans après l'événement.
+
+CHAPITRE VI. - Dernières années de la république.
+1 Après m'être attaché à caractériser le commerce de Gênes de siècle en
+siècle, je n'ai pu m'abstenir, au hasard de quelques répétitions, de
+tracer le dernier tableau de ses prospérités au moment où les révolutions
+allaient les détruire.
+2 Tout dépôt à la banque, toute marchandise inscrite à la douane était
+insaisissable. Sous le privilège du port franc, on ne pouvait être
+contraint pour des dettes antérieures contractées au dehors.
+Matériellement, le port franc est une enceinte de magasins où, sous la
+garde, publique et les clefs de la douane, toutes les marchandises
+étrangères sont admises gratuitement, d'où elles peuvent passer ou
+retourner à l'étranger, par terre et par mer, presque sans formalités, et
+sous les plus modiques redevances. La sortie pour la consommation est
+seule assujettie à des droits, et à l'époque dont nous parlons ces
+droits n'avaient rien d'exorbitant.
+3 Dans certains gros bourgs peuplés de navigateurs, non-seulement ces
+armements, suivant un antique usage, étaient faits au moyen de
+souscriptions ouvertes à tous les habitants et où communément la Madone
+avait une action gratuite; mais une souscription séparée dotait le
+bâtiment d'un capital destiné au négoce. Le capitaine en voyage disposait
+de ce fonds de roulement suivant son intelligence et en rendait compte
+suivant sa fidélité. Il employait les deniers en achats faits dans un
+port, pour aller vendre dans un autre. Il exploitait la fertilité de la
+Sicile; il visitait la côte d'Espagne ou le Levant. D'autres fois,
+trouvant à employer avantageusement le navire en le louant simplement
+pour le transport des marchandises d'autrui, il resserrait son argent et
+le conservait en nature. Aucune de ces associations n'était écrite.
+4 Un banquier proposait les emprunts: un gros capitaliste en débattait
+les conditions, et, en se faisant allouer, à son profit personnel, une
+prime sur tout le montant de l'emprunt pour prix de l'impulsion qu'il
+donnait, il stipulait le contrat en le souscrivant pour une forte somme;
+le reste des prêteurs venait souscrire à sa suite.
+5 La suppression de l'ordre des jésuites avait fait éprouver aux
+capitalistes de Gênes une perte aussi singulière que cruelle. On sait
+quel était le crédit des bons pères dans les familles génoises qui
+avaient adopté leur direction. Ils disposaient encore mieux des
+administrations d'un grand nombre d'établissements pieux, oratoires,
+écoles, qui, tous richement dotes, avaient à placer leur pécule. Les
+jésuites, qui se mêlaient de toutes choses, avaient persuade à leur
+dévote clientèle de leur abandonner ce soin. Ils avaient réuni tout cet
+argent et l'avaient employé dans les emprunts de Vienne en masse, sous
+leur propre nom; ils répartissaient les produits annuels aux intéressés.
+A la destruction de l'ordre, ces fonds furent confondus dans la
+confiscation des biens des jésuites que la reine de Hongrie s'adjugea
+chez elle. Jamais la cour de Vienne ne voulut entendre à aucune
+réclamation, ni admettre aucune preuve sur cette interposition de
+personne. Les vrais propriétaires sont restes dépouillés.
+Quand la guerre de la révolution française survint, peu à peu toutes les
+puissances suspendirent le remboursement de leurs emprunts et même le
+service des intérêts. Cela arriva du plus au moins à Vienne, à Rome, à
+Naples, en Danemarck. Londres séquestra les créances des pays soumis à
+l'influence française. On peut prendre une idée des conséquences de ces
+suspensions par un exemple. Un collège particulier, fondation d'une riche
+famille de Gênes, avait eu jusqu'à 1, 200, 000 francs de capitaux placés.
+Il eut une large part à la malencontreuse opération des jésuites; mais,
+en 1805, il ne percevait plus, de tous ses placements épars, qu'environ
+1, 600 francs de rente, débris du tiers consolidé des rentes françaises
+que l'établissement avait possédées.
+6 A cette époque, la France avait à Gênes un ministre dont l'abord
+farouche et la parole acerbe représentaient à merveille la république de
+la terreur et de la propagande: mais au fond il était bien plus politique
+avisé que républicain fanatique. A l'événement de la Modeste, il éclata
+en protestations et en menaces; mais il expédia promptement un messager
+délié et sûr aux représentants de la convention qui dirigeaient l'armée
+de Nice. On les trouva ne parlant que de déclarer la guerre à Gênes,
+emprisonnant, séquestrant tout ce qui se trouvait sous leurs mains.
+L'envoyé ne venait pas excuser les Génois; loin de là, il venait
+concerter les mesures à prendre pour leur punition. Sans doute, l'armée
+était prête à fondre sur leur territoire et en état de marcher sur leur
+ville?... Les représentants avouèrent que non; on n'avait pu dépasser
+les environs de Nice, et l'on ne saurait aller en avant, avant d'avoir
+reçu des renforts et des approvisionnements.
+Il fallut donc reconnaître que la vengeance serait forcément différée.
+Mais, en ce cas, puisqu'en prenant des mesures sévères, on affectait de
+rompre absolument avec les Génois, cela faisait supposer qu'on n'avait
+plus besoin, ni à l'armée ni dans le midi de la France, de leurs secours,
+de leurs navigateurs, de leurs magasins qui, jusque-là, fournissaient des
+grains, des farines, des denrées de toute espèce, apportées ou en bravant
+la présence ou en trompant la vigilance des escadres anglaises....
+Les représentants convinrent que la subsistance de l'armée, comme celle
+de nos départements méridionaux où le maximum et les assignats avaient
+laissé la famine, se fondaient sur les approvisionnements apportés par
+les Génois. On leur fît donc sentir la nécessité de ne pas se priver de
+cette ressource. Les séquestres furent levés, les commerçants et les
+navigateurs furent caressés, et l'on se contenta de tenir ouverte la
+querelle diplomatique envers le gouvernement.
+7 Plusieurs avaient reçu leur éducation au collège de Sorèze.
+8 Les danses qui portent le nom d'anglaises ne furent plus souffertes
+nulle part, et l'autorité vit de bon oeil cette puérilité.
+9 Il fallut ressusciter et appliquer à la rigueur une vieille loi
+d'amendes et d'arrêts forcés pour obliger l'avant-dernier doge (Doria) à
+accepter sa nomination.
+10 Mémoires de Bourienne, liv. 1er, ch. 10.
+11 Patriotoni. On les appelait aussi cappelli storti (chapeaux de
+travers).
+12 L'État avait repris les revenus ci-devant affectés à la maison de
+Saint-George, dont les créanciers et les actionnaires furent déclarés
+créanciers de la nation. Mais c'était une liquidation à faire, et en
+attendant, c'était une sorte de banqueroute qui compromettait un grand
+nombre de familles. A peu près en même temps, une loi déclara la
+dissolution des fidéicommis, la moitié du capital de chacun devenant
+libre immédiatement sur la tête du titulaire, et la seconde moitié devant
+le devenir sur la tête du premier successeur. Cette faculté imprévue de
+disposer de fonds si longtemps inaliénables parait avoir été une cause de
+dilapidations et de ruines, surtout dans une circonstance où la valeur
+des actions de la banque, qui généralement constituaient ces placements,
+se réduisait de jour en jour et s'annulait presque.
+En 1804, le gouvernement ligurien opéra une liquidation, imagina un mode
+d'amortissement, et, en attendant, assigna aux actions un dividende fixe
+de 4 liv. 10 s. (3 fr. 60 c); mais à la réunion à la France, en 1805,
+l'empereur appliqua a cette créance (par quelle assimilation? Dieu le
+sait) la réduction des deux tiers propre à la dette consolidée française.
+Voilà à quoi se réduisirent les actions de la banque de Saint-George, les
+majorats, et plus d'une fortune.
+13 La réunion eut lieu au milieu de 1806. Dans cette année, on constata
+encore l'entrée au port franc de Gênes de 130,826 fardeaux de
+marchandises; en 1807, seulement de 75,604; en 1808, de 24,324.
+14 Ici, comme au récit de l'insurrection de 1746, j'ai cru pouvoir
+reproduire quelques passages de deux notices que l'académie du Gard a
+bien voulu accueillir dans ses recueils.
+
+ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern,
+lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la
+convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux
+armées autrichienne et française en Italie.
+1 C'est la capitulation de l'armée autrichienne à Alexandrie.
+
+CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à
+ceux de Sa Majesté Sarde
+1 Cet Acte se trouve aussi comme Annexe de l'art. IV du Traité de Sa
+Majesté le Roi de Sardaigne du 20 mai 1815.
+
+
+
+
+
+
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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