diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 18669-8.txt | 31022 | ||||
| -rw-r--r-- | 18669-8.zip | bin | 0 -> 743184 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 18669-r.zip | bin | 0 -> 818317 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
6 files changed, 31038 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/18669-8.txt b/18669-8.txt new file mode 100644 index 0000000..cb8c2fd --- /dev/null +++ b/18669-8.txt @@ -0,0 +1,31022 @@ +Project Gutenberg's Histore de la République de Gênes, by Émile Vincens + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histore de la République de Gênes + +Author: Émile Vincens + +Release Date: June 23, 2006 [EBook #18669] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTORE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES *** + + + + +Produced by en9 + + + + + +HISTOIRE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES + +Par M. Émile Vincens, Conseiller d'État + +Bruxelles +Wouters, Raspoet et Ce, Imprimeurs-Libraires +8, Rue d'Assaut + +1843 + + + + +Table de Matières. + + +AVANT-PROPOS + +LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA +NOBLESSE VERS 1157. +CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; +Corse; état intérieur. +CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem. +CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée. +CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte. +CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie. +CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes. +CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. +Noblesse. + +LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES +DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190) +CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse. +CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone. +CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane. +CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations +extérieures et traités. - Administration des finances. + +LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU +PODESTAT. - FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237) +CHAPITRE I. - Établissement du podestat. +CHAPITRE II. - Henri VI. +CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances. +CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les +voisins. +CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari. +CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta. +CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome. +CHAPITRE VIII. - Innocent IV. - Les Fieschi. +CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte. + +LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA +CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE +PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR +HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT +GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339) +CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec +les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople. +CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples. +CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou. +CHAPITRE IV. - Guerre pisane. +CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du +XIIIe au XIVe siècle. +CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - +Variations dans le gouvernement de Gênes. +CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux +et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement +des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville. +CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile. +CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra +premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement. + +LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION +DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE +SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, +DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381) +CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, +doge noble. +CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de +Chio. +CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de +l'archevêque Visconti, duc de Milan. +CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge. +CHAPITRE V. Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge. +CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - +Guarco, doge. +CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville. +CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia. + +LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA +SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO +DEVENU DOGE. (1382 - 1413) +CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la +première fois. +CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique. +CHAPITRE III. - Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations +successives au pouvoir. +CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de +France. +CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires. +CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant. +CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault. +CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George. +CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno +devient doge. + +LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET +DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET +DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE +MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - +PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488) +CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. +CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan. +CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les +fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes. +CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause +de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La +place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et +Pierre Fregose. +CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra. +CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de +France et sous le gouvernement du duc de Calabre. +CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose +se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de +Gênes. +CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; +le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord +vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais. +CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est +supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur +de Gênes. +CHAPITRE X. - Gouvernement d'Augustin Adorno. + +LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - +SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU +GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528) +CHAPITRE I. - Charles VIII. +CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes. +CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le +teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville. +CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - +Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, +doge. +CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François +1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge. +CHAPITRE VI. - François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria +alternativement au service du pape et du roi de France. - Antoniotto +Adorno abandonne Gênes aux Français et à Doria. +CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de +l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union. + +LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - +CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547) +CHAPITRE I. - Constitution. - Savone. +CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - +Charles-Quint à Gênes. +CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre +d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy. +CHAPITRE IV. - Jalousies et intrigues intérieures. +CHAPITRE V. - Conjuration de Fieschi. + +LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE +DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - +DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576) +CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - +Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari. +CHAPITRE II. - Guerre de Corse. +CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté. +CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des +Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - +Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement +abandonné au portique Saint-Pierre. +CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des +puissances. - Compromis. +CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576. + +LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC +LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700) +CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois. +CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero. +CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - +Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république. +CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs +de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission. + +LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 - +1815) +CHAPITRE I. - Guerre de la succession. +CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par +les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire. +CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection. +CHAPITRE IV. - Guerre de Corse. +CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île. +CHAPITRE VI. - Dernières années de la république. + + +APPENDICE. +NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée +française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte +anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le +général en chef français Masséna. +ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, +lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la +convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux +armées autrichienne et française en Italie. +CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, +le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre +les généraux en chef Berthier et Mélas. +ACTE DU CONGRES DE VIENNE DU 9 JUIN 1815 (Articles sur les États de +Gênes) +CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à +ceux de Sa Majesté Sarde + + + + +AVANT-PROPOS + + +Les Génois ont une part considérable dans l'histoire de la navigation et +du commerce au moyen âge. Ils sont marchands et guerriers aux croisades, +habiles en même temps à se ménager le trafic avec les infidèles de +l'Égypte et de la Mauritanie. Ils disputent l'empire de la Méditerranée +aux Pisans et aux Vénitiens. Leurs colonies brillent d'un grand éclat: +celle de Péra tour à tour protège et fait trembler les empereurs grecs de +Constantinople; Caffa domine à l'extrémité de la mer Noire. + +Il est curieux d'observer un peuple déjà célèbre et redouté en Orient +quand, chez lui, il ne possède rien au-delà de l'étroite enceinte de ses +murailles; qui a fait de grandes choses au loin, n'ayant jamais eu pour +territoire que quelques lieues d'une rive étroite et stérile où +l'obéissance lui était contestée. C'est d'une association de mariniers, +premier rudiment de son organisation républicaine, qu'on voit naître une +noblesse purement domestique et municipale, mais bientôt illustre. + +Parmi les cités italiques, le rang des Génois est moins éminent. On sent +chez eux l'influence d'une politique fortement empreinte d'égoïsme +national et mercantile, qui les isole, cherchant à se tenir à l'écart des +luttes de la liberté lombarde, tout en échappant aux exigences des avides +empereurs teutons. Mais les factions guelfe et gibeline pénètrent dans +Gênes et s'y balancent si bien qu'elles s'excluent et s'exilent +alternativement de la république toujours agitée. Les nobles entre eux se +font la guerre. Les populaires lassés leur arrachent le gouvernement, et +de là surgit aussitôt une aristocratie plébéienne dont les membres se +ravissent le pouvoir les uns aux autres. Alors les classes inférieures +prétendent reprendre à la bourgeoisie ce que celle-ci a ôté à la +noblesse. L'anarchie oblige à chercher le repos et la sécurité sous la +seigneurie d'un prince étranger. Une fois cette voie ouverte, on voit se +multiplier les expériences pour résoudre le problème insoluble d'un +maître qui s'engagerait à garder la liberté d'une république et qui +tiendrait parole. Tout à coup le dégoût des révolutions en amène une +nouvelle. On s'est désabusé des factions, et une fusion générale des +partis produit à l'improviste un gouvernement régulier. + +Ce bien n'est arrivé, cependant, qu'au temps de la décadence des petits +États, et de la déchéance, si l'on peut parler ainsi, des navigateurs de +la Méditerranée. Les vicissitudes des deux derniers siècles de la +république, tombée au rang inférieur des puissances, ne sont pourtant pas +dénuées d'intérêt et d'instruction; mais enfin, entraînée dans notre +tourbillon, elle tombe, elle est dissoute: le drame a le triste avantage +d'un dénoûment final. + +A côté de l'histoire de Venise, ou plutôt à quelques degrés au-dessous, +devrait se placer l'histoire de Gênes; mais celle-ci nous manque: car +dans le cours actuel des idées nous n'accepterions pas pour telle le seul +livre1 que nous possédions sous ce titre, ouvrage borné sèchement au +récit des révolutions du gouvernement des Génois; où il suffit de dire +que l'histoire de leur commerce ne tient pas la moindre place: le nom de +la fameuse banque de Saint-George y est à peine prononcé. + +La tardive ambition d'écrire cette histoire m'a été inspirée par les +souvenirs d'un séjour à Gênes de près de vingt-cinq ans. Je crois bien +connaître le pays, ses traditions et ce que les moeurs y tiennent des +temps passés. Pendant cette longue demeure je n'avais pourtant pas conçu +un si grand projet: d'autres devoirs ne m'auraient pas laissé la liberté +de l'entreprendre. J'avais seulement eu l'occasion de m'essayer dans +quelques notices détachées que l'académie du Gard a bien voulu +recueillir. Mais en regrettant les plus amples recherches que j'aurais pu +faire dans Gênes si j'avais prévu dès lors la tâche que je me suis +imposée au retour, je ne suis pas revenu sans documents et sans mémoires, +et j'ai employé depuis à compléter ces matériaux, tous les loisirs que +j'ai pu me faire dans ces vingt dernières années. + +L'histoire de Gênes a, pour plusieurs siècles, des fondements certains: +ce sont des chroniques originales qui commencent à l'an 1101. Elles +furent d'abord écrites par Caffaro qui, dans cette année, faisait partie +d'une expédition à la terre sainte, et qui raconte naïvement ce qu'il a +vu avec ses Génois. Entré, à son retour, dans les plus grandes affaires +de la république, il tint note des événements de chaque année, et, dans +une assemblée publique, il donna une lecture de ses commentaires. Il +recueillit les applaudissements de ses concitoyens et leur témoignage de +sa véracité, avec l'ordre formel de continuer son ouvrage. Caffaro, qui +mourut en 1197, tint la plume jusqu'en 1194. Après lui, les chanceliers +successifs de la république continuèrent la narration jusqu'en 1264. +Alors on chargea des commissaires spéciaux du soin de rédiger la suite de +ces annales. Ces commissions, renouvelées cinq fois en trente ans, et +dont les travaux étaient à mesure soumis à l'approbation du gouvernement, +atteignirent l'année 1294. Là, il paraît que les temps devinrent trop +difficiles. Au gré des révolutions du pays, ce qu'on avait loué la veille +il fallait le diffamer le lendemain. Les chroniques officielles +s'arrêtèrent; du moins il ne nous en est plus parvenu. + +C'est au savant et infatigable Muratori que nous devons la publication de +ces précieux originaux. Ce sont des notes sèches mais naïves, fort +incomplètes pour notre curiosité, mais en tout d'excellents guides. +Muratori, d'ailleurs, dans sa vaste collection recueillie en fouillant +tant d'archives italiennes, fournit souvent les moyens de contrôler les +témoignages les uns par les autres, et d'éclaircir le récit tronqué des +historiographes génois. Ainsi il a donné les commentaires de Jacques de +Varagine, archevêque de Gênes, mêlés de fables sur les temps antérieurs, +mais révélant des faits importants. + +Après les chroniques viennent les historiens du pays; ceux-ci sont +encore des originaux, car si pour les temps antérieurs ils ont puisé dans +les annales publiques, ils ont poussé leurs écrits jusqu'à leur propre +temps. C'est encore Muratori qui a recueilli les oeuvres de ceux qui ont +précédé l'invention de l'imprimerie. Les principaux sont les deux Stella +et Senarega. + +Stella l'ancien écrivait dans les premières années du XVe siècle. Sa +narration va jusqu'en 1410; il avertit que depuis 1396 il ne raconte que +ce qu'il a vu. En remontant en arrière, il dit avoir eu entre les mains +les mémoires familiers d'hommes de partis opposés. Il s'appuie aussi du +témoignage des vieillards. Il prend soin de déclarer qu'il parle de son +chef, librement, et sans mission de personne. C'est en général un +écrivain judicieux, qui montre médiocrement de préjugés sans aucune +partialité. + +Le récit de Stella est continué par son fils jusqu'en 1435. Ce dernier a +vécu jusqu'en 1461. Il était devenu secrétaire de la république. C'est +peut-être pour cela qu'il cessa d'être historien. + +Senarega a, dans la collection de Muratori, un précis historique qui +embrasse la période de 1314 à 1488. Lui aussi déclare, comme Stella, +qu'il écrit librement, à la prière de son savant ami Colutio Salutati. + +Grâce à l'imprimerie, les écrits du XVIe siècle n'ont pas, comme les +précédents, le risque de rester ensevelis dans une bibliothèque. + +Augustin Giustiniani, homme fort érudit, qui avait professé en France, +compila en italien des annales génoises jusqu'en 1528, époque d'une +grande révolution et de la constitution du gouvernement moderne des +Génois. L'ouvrage a été accusé de quelque partialité. On peut aussi +reprocher à l'auteur de n'avoir pas rejeté les traditions fabuleuses. +Quant à la composition et au style, ce sont des annales et non pas une +histoire. + +Au contraire, Foglietta et Bonfadio, écrivant dans une latinité élégante, +sont des historiens qui appartiennent à la littérature. Le premier dans +sa jeunesse s'était fait exiler pour un traité italien de la république +génoise, ouvrage de parti fort hostile au gouvernement. Mais plus tard il +composa dans un esprit très-différent l'histoire de Gênes en latin. +L'auteur mourut avant d'avoir pu raconter la révolution de 1528. Son +frère, qui servit d'éditeur à l'oeuvre posthume, emprunta, pour remplir +cette lacune, quelques pages qu'on a su depuis appartenir à Bonfadio. + +Celui-ci, excellent écrivain, n'était pas Génois. Venu à Gênes pour y +professer les lettres, le nouveau gouvernement de 1528 le choisit pour +son historiographe, et, en renouvellement de l'antique usage, lui ordonna +d'écrire les grandes choses que la république régénérée se flattait sans +doute d'accomplir. Bonfadio s'acquitta de ce soin, et son histoire est +tenue en grande estime chez les Italiens sous les rapports littéraires; +elle commence à 1528, elle est interrompue en 1550: au milieu de cette +année l'auteur fut mis à mort pour une cause restée obscure. + +Nous retombons ici dans des chroniques semi-officielles; mais du moins +celles-ci sont précises et détaillées jusqu'à la minutie. Dans le XVIIe +siècle, Philippe Casoni avait été employé dans les chancelleries +génoises. Son fils et son petit-fils suivirent la même carrière. Les +mémoires du grand-père, les correspondances passées par leurs mains, les +facilités données par le gouvernement lui-même, ont servi au petit-fils +pour rédiger des annales suivies, de 1500 à 1700. Chacun de ces deux +siècles forme un volume. Ils sont dédiés au sénat, l'un en 1707, l'autre +en 1730, et la teneur des dédicaces autorise à regarder l'ouvrage comme +accepté et authentique. Le premier tome fut imprimé en son temps: on ne +voulut pas permettre la publication du second; il circulait à Gênes en +copies manuscrites. On trouva sans doute que les transactions avec les +puissances étrangères pendant le XVIIe siècle étaient trop récentes pour +en avouer la publicité. On s'est avisé plus tard d'imprimer ce volume, et +il n'a rien enseigné à personne. + +Le principal événement de l'histoire de Gênes au XVIIIe siècle +(l'occupation de la ville par les Autrichiens et sa glorieuse libération +par un effort populaire) a été traité à fond dans un ouvrage exprès, +attribué à un membre de la famille Doria2. On trouve sur le même sujet +des détails curieux dans un compendio de l'histoire de Gênes3, écrit +bizarre d'un patriote du temps nommé Accinelli. + +Je dois signaler une histoire de Gênes publiée il y a peu d'années par +Jérôme Serra4 (mort depuis). C'était un noble, ami libéral de son pays, +qui toute sa vie avait cultivé les lettres. Il était recteur de +l'académie (université) de Gênes sous le régime impérial. Il est +regrettable qu'il n'ait pas voulu pousser son histoire au-delà de 1483. +Il n'en donne que des raisons fort vagues. Mais les considérations dues à +sa position personnelle l'auront détourné d'aborder le récit de la +refonte nobiliaire de 1528; ou plutôt la révolution populaire de 1797 +l'aura découragé d'écrire, et le changement de régime en 1814 lui en aura +bien moins laissé la liberté. + +On voit que la traduction des historiens génois ne suppléerait pas pour +nous au défaut d'une histoire complète de la république. + +Il est un autre ouvrage qu'il ne faut pas oublier, en passant en revue +les écrits historiques génois, mais qui, comme le dernier que je viens de +citer, est resté incomplet: ce sont les Lettres liguriennes de l'abbé +Oderico5. Ce savant s'était proposé de traiter successivement les points +principaux de l'histoire de son pays, dans une série de lettres; mais il +avait pris son point de départ si loin, que ses premières dissertations +ne pouvaient servir de matériaux à l'histoire génoise proprement dite. +Elles roulent sur les Liguriens pris en général, et cette dénomination +est commune, comme on sait, à beaucoup de populations très-diverses dont +l'auteur recherche les traces dans une haute antiquité. Il arrivait +cependant aux temps de la domination carlovingienne, quand tout à coup il +s'interrompit, et, omettant les siècles intermédiaires, sur l'invitation +de l'impératrice de Russie, Catherine, il ne s'occupa plus que d'une +investigation plus ou moins approfondie sur les monuments des colonies +génoises de la Crimée. C'est le sujet unique de ses dernières lettres. + +Il ne paraît pas qu'il ait pu s'aider des trésors scientifiques que +renferment les archives de Gênes. Elles étaient accessibles à peu de +personnes, même parmi les Génois. Mais après la destruction de l'ancien +gouvernement, la classe des sciences morales et politiques de l'Institut +de France essaya d'obtenir des renseignements sur les documents enfouis +dans ce dépôt si longtemps secret. En recourant aux voies diplomatiques, +un programme dressé à l'Institut fut envoyé à Gênes au gouvernement +provisoire de 1798, avec une sorte de réquisition d'y procurer une +réponse. Pour y satisfaire, on chargea des recherches désirées le père +Semini, religieux éclairé, laborieux, et tellement modeste, que son +travail, composé de quatre mémoires curieux, avec un cinquième qu'il ne +put achever, parvinrent à l'Institut sans qu'on eût pris la peine de +faire connaître le nom de l'auteur6. Par un autre accident, ces mémoires +manuscrits se perdirent à la mort de l'académicien qui devait en faire le +rapport. Heureusement les minutes en étaient restées à Gênes. Je me +félicite de les y avoir vues et d'y avoir fait récolte d'utiles +informations. Les notions sur les établissements de la mer Noire, +appuyées sur des actes publics, y sont plus précises que dans les lettres +d'Oderico. Quant à la colonie de Péra et Galata, objet également des +recherches de Semini, nous en avons maintenant une histoire complète et +fort intéressante7 due à M. Louis Sauli, noble génois, qui, outre les +secours antérieurs, a lui-même exploré Constantinople et les restes des +monuments génois. + +Les archives de Gênes ont été soumises à une autre visite, due également +à l'Institut. L'académie des inscriptions et belles-lettres la provoqua; +et l'illustre Silvestre de Sacy ne dédaigna pas de s'en charger. Il vint +à Gênes vers le temps où le pays se réunissait à la France. Dans un +rapport8 très-curieux, qu'à son retour il présenta à l'académie, on peut +voir toute l'importance des documents originaux qu'il a vérifiés, copiés +ou traduits, et dont il a successivement publié les plus importants dans +les mémoires de l'académie, en les éclairant par sa saine critique. Ce +sont là de précieux matériaux; ils sont au premier rang des secours que +j'ai rencontrés en France, d'autant plus précieux pour moi qu'à Gênes je +n'aurais pu les atteindre. + +Ces dernières recherches se rapportent presque exclusivement à l'histoire +commerciale. Je n'ai rien négligé pour me renseigner sur les autres +parties. Déjà je m'étais pourvu d'extraits de certaines notices +manuscrites trouvées à la bibliothèque de l'université de Gênes; mais à +Paris, par la complaisante assistance de M. Ernest Alby, j'ai connu un +grand nombre de relations et d'opuscules qui se trouvent parmi les +manuscrits de la bibliothèque royale. Les archives du royaume où le +savant M. Michelet a bien voulu faciliter mes recherches, m'ont montré +les nombreux originaux9 des actes qui éclaircissent les singulières +transactions des Génois avec notre roi Charles VI, ou avec les rois ses +successeurs, devenus à plusieurs reprises seigneurs de Gênes; actes en +quelque sorte laissés dans l'ombre par les écrivains génois: on dirait +qu'ils répugnent à parler de ces traités, et qu'ils en abrègent les +récits à dessein. + +Enfin, par la bienveillance de M. Mignet, j'ai pu consulter aux archives +des affaires étrangères la correspondance des ministres ou chargés +d'affaires de France à Gênes, depuis 163410 jusqu'à la cession de la +Corse en 1768. Ces agents ayant été les témoins journaliers de ce qui se +passait à Gênes, et souvent les négociateurs mêlés aux événements, ce +sont les meilleurs indicateurs qu'on puisse désirer pour connaître les +faits de cette époque. Dans ce qui concerne la Corse, j'ai pris pour +contrôle de ces mêmes témoignages, le résumé des écrivains de l'île, que +nous a soigneusement donné M. Robiquet dans la partie historique de ses +recherches11. + +Quant aux dernières années du gouvernement détruit en 1797, à la période +de l'éphémère république ligurienne, et au temps de la réunion à l'empire +français, je n'ai eu à consulter personne: j'étais présent et témoin +impartial, sinon toujours aussi désintéressé que j'aurais voulu l'être. +Pour cela même, j'ai cru devoir me borner à un simple précis des +vicissitudes de cette époque. + + +Nota. Quelques noms historiques ont, dans l'usage, des traductions +connues en français; j'en use quelquefois. J'écris indifféremment Fiesque +ou Fiesco, Fieschi (Fliscus ou de Fliscis en latin); Adorne et Fregose, +ou Adorno et Fregoso (Fulgosius en latin). Quant à Lomelin pour Lomellino +ou Lomellini, Centurion pour Centurione, etc., cela se dit même en +génois. + + + + +LIVRE PREMIER. +PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA NOBLESSE VERS +1157. + +CHAPITRE PREMIER. +Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; Corse; état +intérieur. + +Le nom de Gênes est cité dans l'histoire pour la première fois, si je ne +me trompe, à l'époque de la seconde guerre punique et de l'entrée +d'Annibal en Italie (534). Quelques années plus tard, le Carthaginois +Magon aborda sur la côte voisine (547), trouva la ville sans défense, la +pilla et la détruisit. Le sénat romain ordonna qu'elle serait rebâtie +(549): un préteur fut délégué pour prendre ce soin1: c'est tout ce que +les historiens nous ont transmis de plus important sur cette cité; +ailleurs ils la nomment seulement à l'occasion de l'itinéraire de +quelques armées. Si les Liguriens occupent une place considérable dans +leurs récits, l'on sait que la dénomination de Ligurie a été souvent +étendue du rivage de la mer et des Apennins aux vastes plaines +cisalpines. Pour être averti de ne pas confondre l'histoire de tant de +populations différentes malgré une dénomination commune, il suffirait de +remarquer que, lorsque Magon pillait Gênes, il avait pour alliés les +Liguriens les plus voisins de cette ville. C'est à Savone qu'il mettait +son butin en sûreté2. + +Dans le nombre singulièrement petit des monuments archéologiques qui, +dans ce pays, ont échappé aux bouleversements de tant de dévastations +réitérées, il en subsiste un très-curieux: c'est une table de bronze sur +laquelle est gravée une sentence arbitrale rendue par deux jurisconsultes +romains, pour vider les différends de deux populations voisines. La date +marquée par le nom des consuls de Rome répond à l'époque de Sylla3. Par +le texte, il paraît que les habitants d'une des vallées que Gênes sépare +formaient une communauté dont cette ville était le chef-lieu. Leur trésor +commun y était déposé. On voit aussi que les Génois étaient autorisés à +exiger des membres de l'association, l'obéissance aux décrets de la +justice. Strabon, au temps de Tibère, appelle Gênes le marché de toute la +Ligurie. Voilà ce que nous savons de cette ville sous l'empire romain. + +Son nom latin Genua ne varie ni dans les auteurs ni dans les +inscriptions; c'est l'ignorance du moyen âge qui, ayant écrit Janua, en +fit la ville de Janus. De là les traditions les plus ridicules. Jacques +de Varase (de Varagine), archevêque de Gênes au XIIIe siècle, ne doute +pas que la ville n'ait été fondée par Dardanus ou par Janus, princes +troyens, si même ces étrangers n'ont pas été précédés par un autre Janus, +petit-fils de Noé. Quoi qu'il en soit, sur la foi de l'archevêque, la +cathédrale de Saint-Laurent déploie encore, en caractères gigantesques, +une inscription qui atteste à tous les yeux la fondation de Gênes par +Dardanus, roi d'Italie4. + +Sans discuter les traditions et les chronologies des martyrs, on peut +croire que le christianisme s'établit de bonne heure chez les Génois. + +Ils portèrent le joug des Goths pendant leur invasion, jusque sous +Théodoric. Cassiodore adresse aux juifs domiciliés à Gênes un rescrit qui +leur octroie divers privilèges5. Quand Bélisaire rendit pour un temps +l'Italie à l'empire, il établit à Gênes un gouverneur nommé Bonus. On +assure que Totila, voulant obliger le général romain à diviser ses +forces, lui fit tenir des lettres supposées de ce gouverneur, qui le +pressait d'envoyer des secours pour défendre Gênes6. + +(539) Les Francs sous Théodebert, roi d'Austrasie, ayant envahi la +Ligurie, détruit Milan et ravagé tout le pays, portèrent leurs +dévastations jusqu'à Gênes. Sans doute cette ville, quoiqu'elle ne fût +pas encore de marbre, suivant la remarque de Gibbon7, avait déjà son +importance, s'il faut en croire les barbares vainqueurs, puisqu'ils se +glorifient d'avoir pillé et brûlé deux des plus florissantes cités du +monde, Pavie et Gênes8. + +(606) On ne sait jusqu'à quel point les Génois avaient réparé leurs +revers quand, sous les Lombards, Rotharis vint piller la ville9 que ses +prédécesseurs avaient laissée en paix. En général on croit que Gênes dut +quelque accroissement à l'invasion des Lombards en Italie. Comme Venise, +elle servit d'asile aux émigrés que la fureur des conquérants barbares +chassait des régions envahies. La barrière de l'Apennin était presque +aussi sûre que celle des lagunes. Rien n'invitait l'avidité des +possesseurs des plaines les plus riantes et les plus riches à franchir +les rudes sommets de ces hautes montagnes, dont au revers le pied est +immédiatement battu par les vagues de la Méditerranée. Probablement Gênes +resta presque oubliée, peut-être dédaignée comme une bourgade de +pêcheurs, par des dominateurs étrangers à la mer. Mais, à couvert du côté +de la terre, elle eut à se défendre contre des ennemis maritimes. Les +Sarrasins d'Afrique ravagèrent les côtes d'Italie. Leurs apparitions +dévastatrices furent fréquentes, et ce fléau se prolongea plus d'un +siècle. Gênes semble avoir été le point d'appui et le boulevard principal +de la défense de tout le littoral des frontières de la Provence à la mer +de Toscane. Des tours antiques dont les vestiges subsistent sur les caps, +le long de la côte, passent, dans la tradition populaire, pour le reste +du système de défense que les Génois avaient organisé dès ce temps. + +On ignore sur quelle autorité Foglietta, historien génois du seizième +siècle, a pu avancer que Gênes a eu des comtes pendant cent ans. On n'en +connaît point; on trouve seulement qu'une de nos chroniques du temps de +Pépin attribue la conduite d'une entreprise malheureuse sur la Corse à un +Adhémar qu'elle qualifie de comte de Gênes. Il n'est question ni de Gênes +ni d'Adhémar dans le petit nombre d'écrivains qui parlent de cette +expédition10, dont l'authenticité est fort incertaine (806). + +Quoi qu'il en soit, Gênes profita des temps de désordre et d'anarchie qui +succédèrent bientôt pour s'acquérir une indépendance de fait. Elle suivit +en cela l'exemple de beaucoup d'autres villes dont le gouvernement +échappait aux faibles descendants de Charles, ou qui, reconnaissant des +suzerains, n'obéissaient pas à des maîtres. Tandis que la souveraineté se +disputait dans les plaines de la Lombardie, une petite commune dont la +puissance n'importunait encore personne, perdue entre les montagnes et la +mer, pouvait se régir à son gré sans que les empereurs ou les rois en +fussent jaloux. Les droits de la souveraineté semblaient assez bien +conservés quand de tels sujets recevaient humblement à titre d'octroi et +de privilèges les libertés dont ils s'étaient saisis. Néanmoins ces +progrès vers l'indépendance furent lents et probablement rétrogradèrent à +certaines époques (988). Nous pouvons en juger par un diplôme de Bérenger +II et d'Adalbert son fils, rois d'Italie, qui existe dans les archives +génoises et que les historiens nationaux, sans le transcrire, ont cité +comme un précieux monument de l'indépendance de leur patrie, et comme une +confirmation de ses possessions et de ses droits11. Ce diplôme accordé +par les rois à l'intercession d'Hébert leur fidèle (rien n'indique ce +qu'il était pour les Génois)12, s'appuie d'abord de cette maxime qu'il +convient aux souverains d'écouter favorablement les voeux de leurs sujets, +pour les rendre d'autant plus prompts à l'obéissance. C'est pourquoi on +confirme tous les fidèles et habitants de la ville dans leurs propriétés +mobilières et immobilières acquises ou d'héritage, soit paternel, soit +maternel, au dedans et au dehors de la cité, savoir leurs vignes, leurs +terres labourables, prairies, bois, moulins, et leurs esclaves des deux +sexes; il est défendu aux ducs, comtes ou autres d'entrer dans leurs +maisons ou possessions, de s'y loger d'autorité, de leur faire tort ou +injure. Les infracteurs encouraient la peine d'une amende de mille livres +d'or, applicable par moitié au trésor royal de Pavie et aux habitants de +Gênes. Or, un tel décret nous montre les Génois encore dans la simple +condition de sujets; pure sauvegarde de propriétés privées et de biens +ruraux, il exclut toute idée de domaine public, de droits politiques +reconnus ni concédés; il n'accorde aucun privilège. Si la commune avait +ses magistrats, on n'a pas même daigné en faire mention. En un mot, rien +ne laisse supposer ici ni la consistance ni la forme d'un État; cette +prétendue charte de franchise est un témoignage de sujétion. Il n'est pas +rare, il est vrai, que des diplômes, écrits dans le style magnifique de +la domination suprême, aient été interprétés chez ceux qui les avaient +obtenus, dans un sens beaucoup plus large que le sens littéral. +Quelquefois avec le temps, ils ont produit ce qu'ils ne donnaient pas; +des confirmations sérieuses sont intervenues sur des concessions qui +n'avaient pas encore existé. + +Les expéditions maritimes auxquelles les Génois se livrèrent dans le +onzième siècle prouvent du moins qu'alors laissés à eux-mêmes, ils +agissaient comme un peuple indépendant. Isolés et sans force pour +s'agrandir autour d'eux, ils n'avaient dû attendre que de la mer leurs +ressources et toutes leurs espérances d'acquérir. De bonne heure cette +position et la nécessité les accoutumèrent à la navigation. A toutes les +époques on les retrouve sur la mer Méditerranée, bravant les orages et +l'ennemi, pourvu que le péril dût être suivi de quelque profit; sobres +comme les habitants d'un sol pauvre et stérile, habiles à la manoeuvre, +hardis à la course, prompts à l'abordage et ne craignant pas plus d'aller +à la rencontre du danger qu'à la recherche du gain. + +Afin d'écarter plus sûrement les attaques des pirates sarrasins, les +Génois coururent souvent au-devant d'eux pour les attaquer dans leurs +repaires ou pour les détruire sur la mer. Dans ces occasions toute la +population valide s'embarquait. Sur cela se fonde une tradition qui, en +936, fait saccager par les Mores la ville où il ne restait que les +vieillards, les femmes et les enfants, tandis que les hommes adultes +étaient en course. Témoins en abordant à leur retour des ravages +soufferts en leur absence, on dit qu'ils tournèrent la proue, volèrent +après l'ennemi, l'atteignirent dans une île voisine de la Sardaigne, le +défirent et ramenèrent à Gênes le butin repris, et leurs familles +délivrées de l'esclavage13. + +Bientôt de cet exercice de leur unique force naquit l'ambition de se +rendre considérables. Ils entrevirent des conquêtes moins difficiles au +loin que l'occupation du moindre village à leurs portes. Ils se sentirent +sur la mer une énergie qui contrastait avec leur faiblesse au dedans; et, +pour prendre rang parmi les cités prépondérantes de l'Italie, ils durent +compter sur la terreur de leurs flottes et sur le bruit de leurs exploits +au dehors. + +C'est encore la guerre perpétuelle des Sarrasins qui amena les premières +occasions où les Génois furent en contact avec des émules, et entrèrent +dans le champ des intrigues et des jalousies de la politique extérieure. +Les Pisans, avec les mêmes avantages sur la mer, les avaient devancés en +forces et en crédit. Ce furent leurs premiers rivaux. Ceux-ci avaient +déjà entrepris de chasser les Mores établis en Sardaigne, dangereux +voisins pour un peuple navigateur. Un prince arabe nommé Muzet ou Muza, +que les annalistes font aussi roi de Majorque, y dominait, et de là +menaçait le Tibre et l'Arno. Les papes s'en effrayaient et s'indignaient +qu'une île chrétienne si proche de l'Italie devînt la forteresse des +ennemis de la foi. Les Pisans, suscités par Jean XVII (1004), attaquèrent +Muza plusieurs fois et avec des succès divers14; mais la domination du +More s'affermissait de plus en plus. Benoît VIII s'adressa aux Génois, +enfants respectueux et dévoués de l'Église. Il les engagea dans un traité +d'alliance avec les Pisans, à qui ils servirent d'auxiliaires. +L'expédition combinée réussit, l'île fut occupée par les assaillants; +Muza fut mis en fuite. Mais alors se manifesta entre les deux peuples une +jalousie, premier germe de plusieurs siècles de haines constantes et de +fréquentes hostilités. Suivant la relation assez vraisemblable des +Pisans, ceux-ci, en vertu d'un traité fait au départ (1015 à 1022), +devaient garder pour eux le territoire qu'on allait conquérir. Mais les +Génois qui s'étaient contentés de se réserver une part dans le butin, +après l'ample partage de ces richesses, ne voulurent plus s'en tenir au +traité, ils prétendirent se faire des établissements dans l'île, et les +alliés en vinrent aux mains. Pendant cette querelle qui dura quelques +années, Muza reparut et vint à bout d'expulser les deux parties +contendantes. Le malheur, l'intérêt commun, les instances du pape, +l'intervention même des empereurs, à ce qu'on assure, réunirent encore +une fois ces rivaux. Dans les montagnes qui communiquent de Gênes à la +Toscane, étaient des seigneurs vassaux de l'empire, tels que les +Malaspina. Ils se joignirent aux deux républiques, car des peuples qui +n'étaient que navigateurs avaient besoin de l'assistance des chefs +militaires et des gens que ceux-ci pouvaient armer. Les Sarrasins furent +détruits; Muza prisonnier alla finir ses jours dans les prisons de Pise. + +Le récit des Génois est différent. Suivant eux, le premier traité n'était +pas tel qu'on le dit à Pise. D'ailleurs leurs exploits furent si +éclatants qu'on ne pouvait leur en dénier le prix le plus ample. Eux +seuls firent Muza prisonnier; ils l'envoyèrent, disent-ils, en hommage à +l'empereur. Ce fait, dont on ne trouve aucune trace sinon que les Génois +s'en vantaient 250 ans après, en plaidant devant un autre empereur, est +en pleine contradiction avec la détention et la mort du prince more dans +les murs de Pise, et ce sont là des circonstances sur lesquelles il est +difficile de taxer d'erreur des chroniques locales. Les écrivains génois +ne sont pas contemporains, et ils avouent qu'il y a peu de certitude dans +les traditions des faits antérieurs à leurs annales régulières. Il est +constant qu'après l'expulsion des Mores de la Sardaigne, les Pisans en +restèrent les principaux possesseurs, mais qu'ils y abandonnèrent à leurs +confédérés des domaines considérables. Des Génois s'établirent dans les +environs d'Algheri et s'y maintinrent. + +La Corse paraît avoir eu de bonne heure des relations avec Gênes. À +l'extinction d'une branche des Colonna romains qui avaient gouverné +l'île, quelques possesseurs de châteaux se disputant cet héritage, un +gouvernement populaire se forma (1030). Alors les Corses, pour avoir des +juges impartiaux, en demandèrent à Gênes, et, dit-on, avec le temps ces +arbitres devinrent des seigneurs15. Cette tradition corse n'est pas +rapportée dans les historiens génois, le fait serait antérieur à l'époque +des annales de leur pays. Un tel emprunt de magistrats devint bientôt si +commun en Italie que sa singularité n'est pas un motif de le nier. Mais +les Génois étaient probablement alors fort peu en état de fournir des +jurisconsultes à leurs voisins: ils n'avaient encore eux-mêmes ni +chanceliers ni officiers de justice. Quoi qu'il en soit, les Sarrasins +avaient fait de fréquentes descentes en Corse. Il fallait les chasser, et +les papes y exhortaient les Génois; ceux-ci ont même prétendu que +c'était leur propriété qu'ils avaient à reprendre et que dès les +premières années du XIe siècle une bulle leur avait concédé l'île; car +les papes s'en prétendaient suzerains, ainsi que de la Sardaigne, par la +libéralité soit de Constantin, soit de Pépin ou de Charlemagne. +N'abandonnant jamais ce qu'ils semblaient octroyer, il n'est pas +impossible que les papes, en termes plus ou moins exprès, aient flatté +les Génois de la possession d'une lie où ils les envoyaient combattre, ou +qu'ils aient donné, à cette occasion, ce que nous les verrons peu après +vendre et revendre. Cependant cette première investiture de la Corse +reste sans preuve. On dit au contraire que les Génois s'étant emparés +d'une portion de l'île, Grégoire VII, qui s'en prétendait toujours +maître, les traita d'infidèles, d'usurpateurs des biens de saint Pierre, +et commanda de les chasser. + +Dans les premières tentatives faites par les Mores pour reprendre la +Sardaigne, ils revinrent en Corse (1070). Les Pisans qui les y +poursuivirent leur ayant arraché cette conquête entreprirent de la +retenir à leur profit. Les Génois en conçurent une jalousie nouvelle. Ils +alléguèrent l'ancienne concession, qu'ils attribuèrent à Benoît VIII, et +la guerre recommença entre les rivaux. Ces faits marqués dans quelques +histoires participent de l'obscurité répandue sur tout ce qui précède les +chroniques certaines. On perd de même la trace d'une expédition en +Afrique, pour laquelle les papes réunirent presque tous les peuples +d'Italie (1088). Les Génois et les Pisans y concoururent ensemble; ce +fut le prélude des croisades16. + +Avant de raconter quelle part les Génois prirent à ces grandes et +singulières expéditions, comment ils y acquirent l'opulence et enfin +l'importance politique, il convient de reconnaître le point de départ de +ces heureux efforts. Il faut rechercher ce qu'était Gênes à la fin du +onzième siècle. C'est précisément à cette époque que commencent ses +chroniques écrites contemporaines et publiques. Sèches et brèves, +destinées à constater en peu de mots devant les témoins oculaires +l'événement du jour, négligeant les circonstances, quelquefois les +dissimulant, car elles sont officielles; toujours supposant connus les +antécédents sans s'interrompre ni remonter pour les rappeler, nulle part +ces annales ne montrent, en résumé, le tableau que nous leur +demanderions. Mais en les lisant attentivement, nous y recueillons assez +de traits pour le recomposer ou pour nous donner une idée passablement +distincte d'une si petite république qui fit de si grandes choses. + +Nous voyons d'abord qu'elle était tout entière contenue dans la ville +seule; sans autorité sur ses plus proches voisins; dépendante elle-même +de l'empire, elle savait plutôt échapper à la soumission qu'elle n'osait +la désavouer. + +La ville était resserrée dans une enceinte fort étroite. Elle était bien +loin de border de ses quais et d'entourer de ses édifices la vaste +sinuosité dont on a fait depuis le port de Gênes17. Cependant cette ville +sans territoire, autour de laquelle nous serions en peine de trouver la +place de ces champs et de ces prés dont ci-devant les rois d'Italie +confirmaient la possession à ses habitants, commençait à être riche. Ces +fruits venus uniquement de la course et du trafic maritime, étaient +encore entièrement consacrés à l'aliment et à l'activité croissante des +entreprises d'outre-mer. Les expéditions des Génois en Syrie eurent pour +fond ce que, corsaires à la fois et marchands, ils s'étaient partagé de +dépouilles et de gains. Cette industrie, la seule qui fut à la portée de +ce peuple, l'avait rendu non-seulement hardi et expert, mais patient et +ingénieux dans la recherche de son profit. Il était économe et avide +comme doivent l'être ceux que l'amour du gain fait s'exposer sur la mer. +La valeur des richesses était appréciée par la peine au prix de laquelle +ils les acquéraient et par l'expérience des fruits progressifs d'une +épargne bien employée. + +Dès ces temps anciens, ils y gagnèrent surtout l'esprit d'association +mercantile qui n'a jamais abandonné Gênes. On s'associa pour construire +la première galère; son équipement, son armement donnèrent naissance à +d'autres sociétés, et cet usage dure toujours. Par la plus constante des +habitudes les hommes de mer génois naviguent non pas pour un loyer, mais +pour une part dans les profits de l'entreprise. Les monuments ne nous +permettent pas de douter que cette coutume ne vienne de l'époque dont +nous traçons l'histoire. Quand, au lieu d'une galère, on eût à expédier +des flottes, la société entre les armateurs s'agrandissant dut exiger le +concours des bourses et des bras: en un mot, elle dut comprendre toutes +les ressources et tous les intérêts. Dans cette communauté, l'un mettait +un peu d'argent, l'autre apportait pour mise son habileté à manier la +voile ou même à tirer la rame. Des aventuriers s'offraient pour prêter +main-forte. Une proportion connue décidait du droit de chacun au partage +des bénéfices; et nul n'avait eu tant à fournir qu'il put être le maître +de ses associés. C'est ainsi qu'un intérêt unique les occupait tous et +réunissait les volontés. Et, chose remarquable, l'esprit d'association +était le plus fort de lents liens. La commune, dont les affaires se +décidaient ou plutôt se concertaient sur la place publique, n'était +qu'une société de commerce maritime18. A l'ouverture des chroniques +génoises nous lisons qu'une expédition en Syrie étant résolue on fit la +compagnie pour trois ans. On lui donna six consuls qui, tous, furent +aussi les consuls de la commune. C'est qu'en effet cette entreprise était +l'intérêt dominant, universel. Avoir fait les affaires sociales de +l'armement, c'était avoir fait celles de tout le monde, c'était avoir +pourvu aux affaires de la république; il n'y avait qu'à laisser les unes +et les autres aux mêmes mains. + +Ce mélange des intérêts entretenait l'égalité; nous avons la certitude +qu'elle régnait à Gênes. C'était en ce temps une démocratie simple; tout +y était populaire. Sans possession à l'extérieur, ses bourgeois ne +pouvaient connaître les droits de la féodalité. Au dedans, on ne +rencontre rien qui annonce parmi eux la moindre trace d'une classe +héréditaire de notables. Dans leur consulat électif, on voit bien moins +une magistrature relevée par ses fonctions publiques que le syndicat des +intérêts pécuniaires des particuliers. Le consulat même paraît alors +d'institution assez récente. Les consuls n'étaient pas encore assistés de +conseillers ou anciens, tels que la complication des affaires les fit +appeler dans la suite. Il fallut que ces honneurs municipaux devinssent +moins modestes, et que plusieurs générations des mêmes familles s'y +fussent succédé avant qu'il en naquît la prétention et qu'il en sortît +enfin la reconnaissance d'une noblesse héréditaire. Elle n'existait pas +au temps de la première croisade. L'esprit populaire se montrait alors et +ne s'est jamais entièrement perdu; nous le verrons assez bien survivre en +tout temps pour servir de contrepoids et de frein aux inégalités +politiques peu à peu introduites. Nous pourrions dire que notre histoire +sera le développement de cette donnée, si nous ne craignions d'annoncer +dans l'exposition des faits la recherche d'un système. C'est d'eux-mêmes +que les résultats se présenteront. + +Il faut maintenant parler des expéditions de la terre sainte. + + +CHAPITRE II. +Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem. + +(1064) Ingulphe, secrétaire de Guillaume le Conquérant, ayant fait le +voyage de Jérusalem, trente-cinq ans avant les croisades, raconte qu'à +Joppé il trouva une flotte marchande génoise. Il y prit passage pour +retourner en Europe1. + +Ainsi le chemin des ports de la Syrie était familier à ces navigateurs, +avant que la prédication de l'ermite Pierre appelât en Orient les armes +des peuples occidentaux. Les lieux saints n'avaient jamais cessé +d'attirer de toutes les régions de l'Europe les fidèles de tous les +rangs. Le grand nombre cheminait en mendiant l'hospitalité, mais parmi +ceux de la classe aisée une portion préférait la traversée de mer au +pénible voyage de terre; et Gênes spéculait sur les moyens de les +transporter. Au printemps de chaque année, l'approche des solennités de +Pâques réunissait à Jérusalem la foule des pèlerins; leur concours +donnait à la Judée l'aspect d'une foire chrétienne, et dès ces temps +partout où il y avait un grand marché abordable par la mer, il se +trouvait des marchands génois. + +Les mahométans permettaient l'entrée de Jérusalem aux pieux voyageurs +d'Europe, moyennant un péage levé à l'entrée de la ville et fixé à une +pièce d'or par tête. Peu à peu il s'y était formé une sorte de colonie +chrétienne et latine, et des relations de commerce avaient pris +naissance. En automne surtout, au temps où la saison avertissait les +matelots de se préparer à repartir, ce marché devenait un lieu d'échange +important pour les produits de l'Europe et de l'Asie. Gênes et les autres +villes de l'Italie y avaient leurs facteurs. Une église avait été bâtie. +Auprès s'étaient ouverts des asiles pour abriter les fidèles des deux +sexes à leur arrivée, et pour assurer de charitables secours aux pauvres. +Cette institution, à laquelle les hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem +durent leur origine, était entretenue par les dons recueillis en Europe +tous les ans; et les contributions volontaires des marchands de Gênes et +de Pise, expressément remarquées par les contemporains2, indiquent bien +que les facilités offertes au pèlerinage étaient considérées dans ces +villes comme un intérêt de commerce. + +Du Xe siècle au XIe, c'étaient les Amalfitains qui avaient dominé sur la +mer, de la Mauritanie à la Syrie; mais au commencement du XIIe leur +éclat était passé. L'invention de l'aiguille aimantée leur a été +attribuée; il est vraisemblable qu'après l'avoir reçue des Arabes, ils +l'employèrent des premiers en Europe. Mais il n'y a point de raison de +croire que les autres peuples d'Italie eussent pu ignorer ou négliger +longtemps ce que ceux d'Amalfi auraient pratiqué. Quoi qu'il en soit, +aucun monument ne nous apprend à quelle époque la boussole devint le +guide de la navigation; on sait qu'elle était d'un usage familier au +XIIIe siècle, sans qu'il en soit parlé comme d'une découverte récente. +Nous nous bornons à remarquer qu'au temps des croisades, les voyages ne +semblent se faire qu'en suivant les côtes et on touchant d'île en île: +on ne part point de Gênes pour la Syrie sans aborder la Sicile, on +n'arrive point sans toucher en Chypre. + +La sécurité des pèlerins, de leurs frères de Jérusalem, et du commerce +que leurs rapports avaient fait naître, fut enfin troublée (1009). +Cependant la persécution eut ses phases et ses alternatives; les églises +furent renversées et rebâties, le négoce des Latins interrompu et repris +(1076). La situation devint encore plus fâcheuse quand les Turcs, +vassaux, et maîtres des califes de Bagdad enlevèrent la Syrie aux +Fatimites d'Égypte. L'oppression de ces conquérants farouches devint +insupportable. Leurs divisions, leurs guerres civiles aggravèrent les +calamités. Les pèlerins, spectateurs de ces désastres dont ils avaient +souffert leur part, venaient à leur retour sur leurs foyers en répandre +les douloureux récits. Ils faisaient frémir leurs compatriotes en +racontant, en exagérant peut-être la profanation des lieux saints, les +violences faites aux adorateurs de la croix, les calamités du peuple +fidèle qui, esclave des mécréants, était à peine souffert autour du +tombeau sacré. Des témoins accrédités, des prêtres vénérables, des +orateurs passionnés, allaient conjurant l'Occident catholique d'envoyer +les secours les plus prompts à leurs frères malheureux. Mais, suivant des +esprits plus exaltés, il ne suffisait plus d'aumônes, il fallait marcher +promptement à la délivrance du sépulcre du Christ, ou se résoudre à en +voir l'approche interdite à jamais par la malice des profanateurs +infidèles, et pour l'éternelle honte du nom chrétien. + +(1095) Personne n'ignore avec quelle ferveur ces invitations à la guerre +se répandirent et furent écoutées; comment le souverain pontife les +publia à Vézelay, au Puy, à Clermont; comment les peuples répondirent: +Dieu le veut! et se vouèrent à l'étendard de la croix. On connaît le sort +des premières troupes qui marchèrent sans ordre et sans prévoyance, les +événements et les désastres de leurs voyages, les obstacles que +rencontrèrent au-delà du Danube, à Constantinople, dans l'Asie Mineure, +les princes et les chevaliers qui, au milieu de ces tourbes sans +discipline, seuls composaient une véritable armée. L'ambition, +l'imprudence, les désordres de toute espèce marchaient avec ces saints +guerriers; les rivalités et les discordes des chefs avaient déjà éclaté, +lorsque enfin l'on arriva sous les murs d'Antioche et que le siège de +cette ville fut entrepris (1097)3. + +On ne trouve point que des Génois se fussent enrôlés parmi cette pieuse +milice. Ce n'était pas eux qu'il était besoin d'engager pour les amener à +la terre sainte. Ils firent, pendant la marche des croisés, ce qu'ils +avaient toujours fait. Leurs navires transportèrent en Judée des +passagers, des armes et des vivres. Les croisés avaient pris les routes +de terre; mais aussitôt que dans sa marche l'armée atteignit le bord de +la mer, elle trouva des navires génois chargés de provisions, côtoyant le +rivage, et venant à la rencontre des acheteurs; il en fut toujours +ainsi, et pour n'être pas gratuits, leurs secours n'en furent pas moins +utiles. + +(1098) Les chrétiens assiégeaient Antioche depuis cinq mois. On avait +passé un hiver désastreux, pendant lequel les combats journaliers avaient +été bien moins funestes que la disette et la misère. Déjà plusieurs +chevaliers renommés avaient donné le triste exemple du découragement et +de la désertion quand on apprit l'arrivée au port voisin de Saint-Siméon, +de quelques vaisseaux génois chargés de vivres. Cette annonce suffisait +pour remonter tous les courages. Mais du port au camp un trajet de dix +milles seulement était un obstacle presque insurmontable, au milieu des +ennemis qui accouraient pour faire lever le siège. Les principaux de +l'armée, le comte de Toulouse et le prince de Tarente, Bohémond, +marchèrent en personne. Le premier tomba dans une embuscade, et Godefroy +de Bouillon, accouru à son secours, ne le délivra pas sans perte. +Bohémond plus heureux ramena le précieux convoi dans le camp chrétien4. + +Trois mois après, Antioche fut rendue aux croisés, mais à peine ils y +entraient que des troupes innombrables réunies contre eux vinrent les +assiéger à leur tour. Ils avaient éprouvé la disette devant la ville, ils +connurent la plus horrible famine dans ses murs. Dès les premiers moments +de ce siège, la menace de ces désastres fit de nouveaux déserteurs. +Quelques seigneurs, dont les noms jadis illustres, maintenant effacés du +livre de vie, dit un pieux contemporain, ne méritent pas d'être rappelés, +s'échappèrent honteusement de la ville, et ce fut par un égout, s'il faut +en croire des témoins indignés de leur fuite. Ils arrivèrent en hâte au +port de Saint-Siméon. Ils annoncèrent aux Génois, qu'Antioche venait +d'être reprise d'assaut, que tout y était en sang et en flamme, que +l'ennemi marchait pour brûler les galères, et qu'il n'y avait plus qu'à +couper les câbles pour se sauver à force de voiles. Les fuyards, afin de +s'assurer une occasion de partir, précipitèrent par ce mensonge honteux +le départ de la petite flotte5. + +Une tradition est attachée à ce retour vers Gênes, et la supprimer ce +serait négliger un trait assez caractéristique. On relâcha sur la côte de +Lycie. A peu de distance était la ville de Myra. Des religieux passaient +pour y conserver le corps du bienheureux saint Nicolas, protecteur très- +révéré des mariniers. Ceux de Gênes, jaloux peut-être de se racheter de +leur fuite trop prompte, crurent faire une oeuvre sainte en allant envahir +le couvent afin d'en enlever la vénérable dépouille. Les malheureux +moines, voyant la résistance impossible et la prière inutile, entrent en +explication. Ils révèlent aux Génois un grand secret gardé chez eux sous +la foi du serment. Ils ne possèdent nullement les reliques du patron des +navigateurs. Sous son nom, leurs anciens, fuyant d'Égypte, avaient +déguisé un autre dépôt secrètement dérobé à la profanation des +mahométans. Les restes prétendus de saint Nicolas sont, en un mot, les +cendres de saint Jean-Baptiste. Mais plus cet aveu, appuyé des serments +les plus forts, mérita de croyance, plus l'espoir des religieux fut +trompé. Saint Nicolas n'était cher qu'aux matelots; le saint précurseur +est pour tous les Génois le médiateur le plus invoqué. Il est, après la +Madone, le premier des glorieux protecteurs de leur cité. Les cendres de +saint Jean furent enlevées sans pitié ni scrupule, et arrivèrent en +triomphe à Gênes. Elles y sont encore. C'est le plus précieux trésor de +la cathédrale de Saint-Laurent. Plusieurs fois religieusement conduites +au bord de la mer, elles passent pour avoir calmé la tempête. En souvenir +de cette merveilleuse assistance, encore aujourd'hui elles sont portées +sur le môle une fois l'an avec une sainte solennité. N'oublions pas de +dire que, pour mieux fonder la confiance en des reliques si précieuses, +le pape Alexandre III en attesta l'authenticité quatre-vingts ans après. + +(1099) Les croisés, maîtres d'Antioche, avaient résisté aux horreurs de +la famine et aux efforts de leurs ennemis. Une sanglante bataille, une +victoire brillante avaient délivré la ville, ramené l'abondance aux +dépens des vaincus, et enfin ouvert les chemins. Bohémond s'était fait +adjuger la principauté d'Antioche contre les prétentions du comte de +Toulouse. Au printemps, on avait marché. On était enfin parvenu sous les +murs de Jérusalem et le siège avait commencé. Mais les opérations étaient +lentes. On manquait de secours de toute espèce, surtout de machines de +guerre. C'est avec une nouvelle joie qu'on apprit l'arrivée d'une autre +flotte génoise entrée au port de Joppé. Une escorte demandée pour +conduire au camp les provisions qu'elle apportait se fit jour jusqu'au +rivage malgré les obstacles de la route; les croisés affamés partagèrent +avec allégresse le vin, le pain, les grossières salaisons des marins. Les +cargaisons furent débarquées; ou repartait, quand une flotte égyptienne +vint de nuit surprendre le port et attaquer les Génois avec des forces +irrésistibles. On eut le temps et le bonheur de mettre à terre les +voiles, les agrès, les outils, les provisions de toute espèce; les +bâtiments abandonnés furent brûlés par l'ennemi. + +Les hommes des équipages, après la perte des navires, ne balancèrent pas +à se joindre aux combattants et à marcher au siège. Leur chef était +Guillaume Embriaco6, surnommé par les croisés Tête de Marteau (caput +mallei ou malleum), soit à cause de sa bravoure, soit par illusion à son +industrie. Les historiens rendent témoignage de son habileté comme +ingénieur. Ils reconnaissent que ses compagnons, gens instruits, tenaient +de leur profession maritime l'art de travailler le bois, de construire et +de manier les machines. Les matériaux sauvés de l'incendie de leurs +bâtiments, leurs outils surtout portés avec eux furent un très-utile +secours entre leurs mains. Ils mirent en oeuvre les arbres de la célèbre +forêt de Tancrède. Au commencement du siège, le soin des engins +militaires avait été commis à Gaston de Béarn, attaché au camp de +Godefroy de Bouillon. Cette direction fut confiée à Embriaco dans l'armée +du comte de Toulouse, car l'attaque de la ville était divisée entre ces +deux corps séparés. Mais le secours des Génois fut sans contredit +emprunté dans l'une et dans l'autre; et puisqu'il est expressément marqué +qu'on fit par leur aide des ouvrages qu'on n'eût osé entreprendre avant +eux, ou dont on n'aurait pas espéré le succès, on peut hardiment compter +dans ce nombre la machine qui lançait dans la ville des roches d'un poids +énorme, et les grandes tours mobiles dont le pont s'abaissait sur la +muraille, et d'où s'élancèrent les assaillants qui les premiers +plantèrent l'étendard de la croix sur les remparts de Jérusalem7. + +L'archevêque de Varagine ne se fait pas scrupule d'assurer que les +Génois, montés sur quarante galères, prirent la ville sainte et y +établirent roi Godefroy de Bouillon. Avec plus de critique, les écrivains +de Gênes venus après lui, au défaut de leurs chroniques nationales qui ne +remontent pas tout à fait si haut, ont cru leur patrie assez honorée en +adoptant la relation de Guillaume de Tyr, la même que nous venons de +suivre. Quelques-uns, cependant, ont admis qu'une inscription fut gravée +sur le saint sépulcre même pour reconnaître la protection très-puissante +des Génois; elle subsista, dit-on, jusqu'au règne d'Amaury, qui la fit +effacer. Nous trouverons bientôt des documents plus certains des services +rendus par les Génois et de la reconnaissance des croisés. Nous avons +aussi pour témoignage le langage unanime des mémoires des croisés +français, normands, provençaux, qui, d'accord sur l'assistance prêtée, +nous mettent sur la voie d'en apprécier le mobile et la récompense. Ils +peignent à chaque arrivée des vaisseaux de Gênes la joie qu'en ressentait +l'armée, condamnée aux privations et souvent à la disette de vivres. Non- +seulement ce sont des provisions qu'on apporte à ces Occidentaux, et pour +ainsi dire des fruits de leur pays, mais à peine les arrivants ont +débarqué et vendu leurs cargaisons qu'ils vont en chercher d'autres sur +les mêmes navires en Chypre, à Rhodes, sur toutes les côtes les plus +voisines où l'on peut négocier. Ils reviennent aussitôt, suivant toujours +les mouvements de l'armée, ils abordent sur tous les points où l'on peut +établir une communication avec le camp; ils entretiennent aussi des +approvisionnements journaliers tant que la saison permet cette navigation +continue et ces stations sur le rivage. L'ardeur du gain, encore plus que +le zèle, animait ce commerce, et l'on ne peut douter de l'habileté de ces +fournisseurs pour en tirer un large profit. Il suffit de réfléchir à la +pénurie de toutes choses où les croisés se virent si souvent réduits, à +leur nombre immense, à leur légèreté, à l'insouciante imprévoyance de ces +chevaliers, alliée à une extrême avidité de jouissances. Les ressources +apportées avec eux bientôt épuisées, ils pillaient et détruisaient pour +avoir de quoi satisfaire les besoins et les fantaisies, et tous les +trésors pris par leurs mains tombaient dans celles des marchands, surtout +des Génois; ces richesses venaient incessamment se mettre en sûreté sur +les vaisseaux, et les armateurs ne tardaient guère à les aller déposer +dans leur patrie. Ainsi ils ne laissaient rien perdre de ce qu'ils +avaient une fois acquis, et ils acquéraient toujours; tandis que les +princes et les chevaliers n'ont jamais rien rapporté en Europe, et qu'à +chaque occasion on les voit remarquer tristement, que partis de chez eux +riches seigneurs, ils repassent la mer et les Alpes en pauvres pèlerins +réduits à l'aumône. + +Le retour de la terre sainte mettait tous ces voyageurs dans la +dépendance des armateurs. La mer était la seule voie ouverte à ceux qui, +venus par terre en grande force, s'en retournaient séparément à mesure +que l'impatience de regagner leurs foyers leur persuadait que leur voeu à +la croix était assez accompli. Par là les habitants des pays les plus +internes apprirent le chemin de la Méditerranée, et il n'y en avait pas +d'autre pour les pèlerins nombreux, mais épars, que le zèle envoya gagner +des pardons aussitôt que l'Europe eut su le saint sépulcre aux mains des +chrétiens. On nous parle de navires chargés de quatre cents et de cinq +cents passagers. Ce fut à la fois un profit immense et une vive impulsion +donnée aux entreprises maritimes. Les vaisseaux ne faisaient pas sans +péril et sans se préparer à de fréquents combats les voyages et le trafic +vers des ports qu'on trouvait fréquemment occupés par l'ennemi, ou dans +des parages infestés par les Égyptiens. En état d'attaquer pour être prêt +à se défendre, tout armateur était corsaire. Le pillage sur mer fut une +des branches du commerce. Ce fut l'emploi des navires et l'occupation des +hommes dans les intervalles de l'arrivée en Syrie et du retour en +Occident. Aussi les gens de mer quittaient rarement leur bord pour se +mêler aux combattants. Embriaco et ses compagnons ne vont au siège de +Jérusalem qu'après que leurs vaisseaux ont été brûlés; plus tard ce +n'est que par des négociations intéressées qu'on les engage à prêter leur +assistance aux opérations militaires. + +Un des annalistes de la croisade8 se complaît à comparer les peuples +maritimes de l'Italie avec les Français et les Allemands, qu'il appelle +la force des nations: ceux-ci plus braves sur terre, guerriers plus +habiles, les autres plus forts et plus constants sur la mer. Les hommes +d'Italie, dit-il, sont graves, prudents, sobres; ils sont polis et ornés +dans leur langage, circonspects dans leurs conseils, actifs dans leurs +affaires, calculateurs, prévoyant l'avenir, persévérants dans leurs vues, +se défiant de celles des autres, et jaloux surtout de leur indépendance +et de leur liberté. En tout lieu, ils ne suivent que leurs propres lois +sous la direction de chefs qu'ils élisent, transportant toujours avec eux +l'esprit d'association et les institutions de leur commune. Ce portrait a +essentiellement convenu aux Génois pendant bien des siècles. + +Les croisés avaient avec eux un petit nombre de navires anglais et +flamands qui avaient apporté de l'Océan quelques renforts aux princes de +ces contrées lointaines. Il parut même une flotte de Danois. Ils +coopérèrent à quelques sièges, et, pour toute récompense, ils ne +voulurent qu'une parcelle du bois de la vraie croix. Les Italiens, sans +négliger l'acquisition des reliques, étaient moins désintéressés pour les +biens terrestres. Mais aussi par leur voisinage et par leur activité, par +leurs relations sur les côtes, et leur habitude de la navigation dans la +Méditerranée, ils rendaient à l'armée des services qu'on ne pouvait +recevoir d'une poignée de navigateurs de l'Océan. + +Bohémond attira quelquefois des vaisseaux de ses provinces des deux +Siciles, mais il est rarement question de leur assistance. Au contraire, +on trouve partout les Génois et les Pisans, souvent confondus par nos +croisés, qui les voyaient paraître sans cesse, tantôt ensemble, tantôt +les uns à la suite des autres; cependant les mémoires du temps ont bien +su distinguer ce qui appartient à Embriaco et à ses Génois au siège de +Jérusalem. Entre les deux peuples la jalousie était réciproque; mais +l'autorité des papes, qui ménageait parmi ces rivaux des trêves ou des +paix, les savait faire marcher ensemble quand elle y était intéressée. +Ainsi leurs flottes réunies escortèrent à la terre sainte l'intrigant +Daimbert, légat du saint-siège et archevêque de Pise. + +C'était au moment où Godefroy de Bouillon, régnant sous le titre modeste +de duc, avait assuré la conquête des chrétiens par la grande victoire +d'Ascalon. Le légat arrivait trop tard pour troubler l'élection d'un chef +suprême et pour empêcher que le gouvernement de la terre sainte ne fût +tenu par un séculier. Mais il commença par vendre ses secours et ceux de +la flotte qui l'avait porté, à l'ambitieux Bohémond, prince d'Antioche. +Antioche et la cité voisine de Laodicée avaient appartenu à l'empire +grec. La première de ces villes n'avait été abandonnée à Bohémond qu'en +enfreignant une promesse faite à l'empereur de Constantinople. L'autorité +impériale était encore reconnue à Laodicée, que les mahométans n'avaient +pas enlevée aux Grecs. Mais Bohémond voulait réunir à sa principauté +cette ville qu'il trouvait à sa convenance. Il gagne Daimbert, et ce +légat n'a pas honte de conduire ses Génois et ses Pisans à l'attaque +d'une cité chrétienne9. Les machines de ces auxiliaires y portent la mort +et le désespoir. Une seule circonstance arrêta ce scandale. Le nom commun +de chrétiens était vainement invoqué; les représentations de Bouillon +avaient été inutiles. Mais un nombre de seigneurs croisés du plus haut +rang étaient en marche de ce côté pour retourner en Europe après avoir +accompli leurs voeux. Daimbert se crut obligé d'aller au-devant d'eux. Il +vint les flatter et les caresser; il les loua au nom de l'Église de +leurs oeuvres saintes; mais ces chevaliers lui demandèrent à leur tour +comment il conciliait ces pieux sentiments avec l'assistance prêtée à +l'usurpation, à la perfidie; avec sa part dans le spectacle impie donné +aux mahométans, de croisés faisant une guerre injuste à des adorateurs de +la croix. Daimbert confus rejeta tout sur Bohémond qui l'avait trompé, +disait-il, par de faux exposés; il fut contraint de retirer ses marins +de cette odieuse entreprise. Le prince d'Antioche, privé de ce secours, +leva le siège: Laodicée ouvrit ses portes aux chevaliers qui l'avaient +préservée, et son port aux vaisseaux de Gênes et de Pise traités +désormais en alliés. L'empereur grec vraisemblablement n'y gagna rien; +car un décret royal, peu d'années après, nomme Laodicée parmi les villes +acquises au royaume de Jérusalem, grâce, y est-il dit, à l'assistance des +Génois. + +Peu après, Daimbert se joignit à Bohémond et à Baudouin d'Édesse, +momentanément unis. Ils allèrent ensemble à Jérusalem. Là, par l'intrigue +de ses puissants amis, le légat se fit nommer patriarche. Dans cette +haute position il put protéger ses Pisans. Par l'influence de leur ancien +archevêque, ils partagèrent les concessions et les privilèges qu'on +accordait aux Génois. L'antique jalousie en redoubla entre ces peuples. + +Des rivaux redoutables aux uns et aux autres survinrent à cette époque +(1100). Jusque-là il n'avait paru de Vénitiens que sur un petit nombre de +bâtiments, qui de Rhodes avaient poussé leur cabotage jusqu'en Syrie. +Mais on vit entrer dans le port de Joppé le doge de Venise en personne, à +la tête d'une puissante flotte et d'une troupe nombreuse. + +Dans les mémoires des croisades, quand on signale cette arrivée des +Vénitiens, on a soin de marquer que Bouillon, qui se trouvait à Joppé, ne +les accueillit qu'après s'être assuré que c'étaient des chrétiens et des +frères et non des ennemis. Ces mots d'un contemporain10 et d'un témoin +indiquent que c'était pour la première fois qu'on les voyait à la +croisade. Quoique les écrivains vénitiens d'une époque postérieure aient +adopté la tradition d'un autre voyage, ils conviennent cependant que +Venise n'avait montré ses forces à la guerre sainte qu'après la conquête +du saint sépulcre. + + +CHAPITRE III. +Les Génois à Césarée. + +(1100) Godefroy de Bouillon mourut et Baudouin son frère fut élu pour lui +succéder. Ce prince était dans son comté d'Édesse, et il ne lui était pas +facile de parvenir sûrement à Jérusalem. L'intrigant patriarche tâchait +d'en profiter pour susciter des troubles et un compétiteur au nouveau +roi. Il manda au prince d'Antioche de venir prendre le sceptre, mais +Bohémond n'était pas en état de répondre à l'invitation. Surpris dans une +expédition malheureuse, il était prisonnier chez les Sarrasins. En ce +moment une flotte génoise de vingt-huit galères et de huit vaisseaux +entra dans le port de Laodicée. Ici nous commençons à trouver pour guide +les chroniques contemporaines des Génois. Caffaro, qui les écrivit le +premier, était sur la flotte; il rapporte ce qu'il a vu, et, quelques +années après, ayant fait hommage de son récit à ses concitoyens, +l'approbation du parlement en fit un document authentique. + +A Gênes, le premier événement que les annales racontent, c'est la +formation d'une compagnie réunie pour expédier une flotte à la terre +sainte. Les préparatifs durèrent dix-huit mois, et enfin la flotte était +partie au mois d'août 1100. Nous ne savons pas si on recourait à une +association aussi générale pour la première fois, ou si c'était le +renouvellement d'une précédente société arrivée à son terme; cette +dernière opinion est très probable; le nouvel armement semble la suite +de celui qui avait déjà porté Embriaco à Joppé, et qui avait fait +concourir les Génois au siège de Jérusalem. Mais Caffaro ne commence son +récit qu'aux choses où il a pris part. Quoi qu'il en soit, avec dix-huit +mois d'efforts, les Génois ne faisaient encore qu'une entreprise de +marchands, tandis que nous voyons les Vénitiens, à la même époque, +marcher en corps de nation et d'armée, avec leur prince à la tête. C'est, +d'un côté, la consistance d'un gouvernement de forme presque monarchique; +c'est, de l'autre, la modeste contenance d'une simple commune qui n'a pas +de trésor public pour y puiser et qui n'ose pas même attacher au concours +spontané de ses concitoyens le sceau de l'autorité nationale. + +En arrivant, l'on apprit qu'il n'y avait ni roi à Jérusalem depuis la +mort de Godefroy, ni prince à Antioche depuis la captivité de Bohémond. +Les Génois prirent d'abord sa principauté sous leur garde; et, secondant +un légat du pape qu'ils s'étaient chargés de conduire, ils dépêchèrent à +Tancrède, parent de Bohémond, pour le presser de venir prendre le +gouvernement d'Antioche, et à Baudouin pour l'encourager à se rendre à sa +capitale afin d'y recevoir la couronne. Sur leur invitation, il vint les +trouver à Laodicée, et, s'il faut les en croire, il n'accepta le trône +qui lui était déféré que sur le serment que les Génois lui firent de +l'aider de tout leur pouvoir. Il est certain qu'il se montra favorable +pour eux pendant tout son règne. Cependant ce n'est pas sur leur flotte +qu'il se mit en chemin vers Jérusalem. Baudouin suivit le rivage par +terre jusqu'à Joppé. Il est dit seulement qu'il embarqua sa femme et ses +richesses sur les bâtiments qui côtoyaient la rive à sa vue. C'est peut- +être toute l'assistance que les Génois lui prêtèrent en ce moment. + +Guillaume Embriaco était le consul de la flotte génoise, et, comme nous +voyons qu'il n'était pas au nombre des consuls de la compagnie qui +l'avait armée, probablement demeurés à Gênes où ils furent aussi les +magistrats de la république, il était sans doute leur lieutenant et leur +mandataire dans l'expédition. Le nom de consul, commun, dans les villes +municipales, aux syndics des professions comme aux magistrats supérieurs, +servait, chez les Génois, au dehors comme au dedans, à désigner leurs +chefs élus partout où ils avaient à en choisir (1101). + +Dès les premiers jours du printemps, la flotte qui avait passé l'hiver à +Laodicée, mit à la voile, car la fête de Pâques approchait, et l'on +aspirait à voir en ce saint temps Jérusalem et le sépulcre de Jésus- +Christ. Le roi Baudouin vint recevoir les Génois au port de Joppé, le +seul qui fût alors tenu par les chrétiens. Il les loua et les remercia +des services qu'ils venaient rendre à Dieu. Il les conduisit à Jérusalem, +ils y furent rendus la veille du grand jour de la résurrection. + +Là, ils furent témoins du prodige de la descente du feu sacré sur les +lampes du saint sépulcre. Les Génois le voyaient pour la première fois. +Caffaro raconte les impressions qu'ils reçurent à ce spectacle avec trop +de naïveté et de foi, pour que l'histoire doive craindre de le reproduire +dans sa caractéristique simplicité. Il paraît que ce feu céleste +descendait comme le sang de saint Janvier coule à Naples; l'opération +est aisée ou difficile suivant les temps; quelquefois elle menace même +de manquer absolument, d'après certaines circonstances mondaines et +politiques qui exigent que le ciel se montre en courroux, surtout quand +il doit prendre parti pour ses ministres mécontents. A Jérusalem, le +cardinal Maurice, nouveau légat, avait suspendu Daimbert de ses fonctions +épiscopales. Le temps des cérémonies pascales était arrivé, et le +patriarche humilié frémissait de l'affront de voir passer à d'autres ses +attributions les plus solennelles. Il priait, il négociait, enfin il +offrit au roi une grande somme d'argent: par ce marché simoniaque il +obtint de Baudouin une sorte de pardon, et par lui l'indulgence du légat. +On convint des formes suivant lesquelles le patriarche serait admis à se +justifier facilement; la suspension fut levée pour lui, et son premier +triomphe fut de bénir le chrême du saint jeudi1. Ce ne sont pas ces +intrigues que vit ou que voulut nous raconter Caffaro. Tout entier à la +dévotion due à ces solennités redoutables, il nous peint ses compatriotes +et les chrétiens de tant de nations, pieusement prosternés autour du +tombeau du Christ, la veille du jour de Pâques: l'obscurité règne, tous +les feux sont éteints en commémoration de la mort et de l'ensevelissement +du Sauveur. On attend, on invoque le signe de sa résurrection que doit +manifester une flamme nouvelle dans son sépulcre. Mais c'est en vain, le +jour finit, la nuit entière se passe et le feu ne paraît point. On +priait, on pleurait dans un morne silence interrompu un moment par ce cri +douloureux: Seigneur, ayez pitié de nous! L'inquiétude, les murmures +étaient au comble. Le légat essaya de les tempérer. Il adressa à la +multitude des paroles d'encouragement. «Les miracles, dit-il, sont pour +confondre les mécréants; la foi des fidèles n'en a pas besoin.» +Cependant à cause des faibles celui-ci se fera. On l'obtiendra du ciel en +redoublant les dévotes supplications et les saints exercices. Une +procession fut ordonnée; elle quitta l'église en chantant les hymnes de +la pénitence, et poussa sa longue marche jusqu'au temple de Salomon. De +retour, les voeux de la componction avaient été exaucés. Le légat et le +patriarche virent la flamme céleste éclatant dans le saint tombeau. La +joie succéda à la douleur. On rendit grâce à Dieu, et, après cet acte +solennel, les fidèles allèrent se reposer et se refaire des fatigues de +cette pénible attente. Mais pendant ce temps le miracle s'agrandit; +l'église de toute part brilla de la céleste lumière. On frappait trois +coups sur chaque lampe et elles s'allumaient d'elles-mêmes. Ce prodige se +répéta seize fois; et Caffaro s'interrompt pour déclarer à ses +compatriotes de Gênes, que c'est ce qu'il a vu; que sans le témoignage +de ses yeux, il n'eût pu le croire, et que ce grand prodige doit être +tenu pour la chose du monde la plus certaine et la plus incontestable. Ce +récit, écrit de conviction, est confirmé par nos autres annalistes des +croisades. Le seul Guillaume de Tyr le passe sous silence, soit que, né +dans le pays, le miracle répété tous les ans n'eût pour lui rien que de +commun, soit qu'ayant traité assez légèrement l'invention de la sainte +lance miraculeusement trouvée à Antioche, il n'ait cru avoir qu'à se +taire sur le feu sacré. Suivant Guibert de Nogent, l'allocution du légat +fut une vive exhortation à abjurer les désordres et à confesser les +péchés. Ce jour-là, dit-il, il en fut déclaré de si énormes, que si la +pénitence n'y eût remédié, il eût été téméraire d'attendre le feu +céleste. + +Les actes religieux accomplis, une négociation sérieuse fut ouverte. Les +Génois étaient en force; ils pouvaient surtout servir utilement dans le +siège des places maritimes, ou plutôt on ne pouvait le tenter sans eux. +Mais ils n'étaient point engagés, on n'avait pas le droit d'exiger leur +assistance; et, ouvertement venus pour le profit, il leur fallait des +dédommagements pour consentir à changer leurs voies mercantiles. La +considération des intérêts publics des chrétiens était puissante, mais ne +suffisait pas à une compagnie d'armateurs. Suivant un historien2, les +Génois demandèrent eux-mêmes la permission de foire quelque conquête sur +les Sarrasins; suivant les autres3 le roi envoya des négociateurs sages +et insinuants qui parlèrent au consul et aux plus accrédités de la +flotte. On les sollicita de ne pas reprendre immédiatement le chemin de +l'Italie. On était disposé à leur faire des avantages considérables s'ils +voulaient prêter leurs forces à quelques opérations contre l'ennemi; ils +répondirent qu'en venant à la terre sainte, leur projet avait été de s'y +arrêter quelque temps, d'essayer d'y rendre leur séjour utile à la cause +commune et profitable à leur compagnie. Un traité fut bientôt conclu. Le +roi consentit à leur assurer, dans toutes les places qui, pendant leur +séjour en Syrie, seraient prises par leur secours, le tiers du butin +qu'on y trouverait et un quartier de la ville à perpétuité. + +La convention s'exécuta d'abord à la conquête d'Arsur. Cette cité +maritime fut attaquée par terre et par mer. Après trois jours de +résistance elle fut rendue. Les habitants obtinrent de se retirer à +Ascalon sans rien emporter avec eux. Leur entière dépouille fut partagée +suivant le traité. + +On alla mettre le siège devant Césarée. Les habitants envoyèrent d'abord +demander pourquoi on les attaquait. Le légat et le patriarche leur firent +savoir que leur cité appartenait à saint Pierre, et que ses délégués, +chargés de récupérer son héritage, avaient tout droit d'y employer la +force. L'entreprise, qui promettait de bien plus riches fruits que celle +d'Arsur, était aussi beaucoup plus difficile. Les murailles étaient +fortes. Des mâts et des vergues de leurs vaisseaux les Génois +construisirent des machines et des tours pour s'élever au-dessus des +remparts; mais ces travaux traînaient en longueur ou souffraient des +échecs. On se décourageait, on se reprochait la mollesse contractée dans +l'hiver de Laodicée. Le vingtième jour du siège, un vendredi (le vendredi +est particulièrement vénérable sur la terre même, où à pareil jour le +Sauveur monta sur la croix), on assembla toute l'armée. Le patriarche +l'exhorta, lui prophétisa la victoire, lui promit les bénédictions +célestes et d'abord le pillage. Les Génois répondirent: Fiat! fiat! Les +péchés furent confessés, le pain eucharistique distribué, et tous, +laissant là les machines, armés d'épées et chargés d'échelles, coururent +aux murs. Les assiégés ne purent résister à l'impétuosité de l'assaut. Le +courageux Embriaco monta le premier; l'échelle qui l'avait porté se +brisa sous le poids de ceux qui le suivaient; un moment il se vit seul +sur le rempart et lutta avec un Sarrasin qui s'y trouvait encore. Mais +les croisés accoururent, ils s'emparèrent bientôt des portes et +poussèrent leurs succès de rue en rue. Les plus riches habitants +s'étaient réfugiés dans la mosquée. Ils demandaient la vie au prix de +l'abandon de tout ce qu'ils possédaient. Le patriarche, à qui ils firent +porter cette humble supplication, ne voulut rien promettre sans l'aveu +des Génois, et ceux-ci, se hâtant de le donner, volèrent au pillage, +parcoururent la ville entière afin de prendre les hommes, les femmes, et +de s'emparer de toutes les richesses. On forçait les maisons, souvent on +massacrait ceux qui y étaient réfugiés, on enlevait l'argent, les vases, +tout ce qui pouvait s'emporter à l'instant, puis on mettait des gardes à +la porte pour que les autres biens ne pussent être détournés. Tout +prisonnier était soupçonné d'avoir caché sur soi ou d'avoir avalé son or, +et les plus singulières violences étaient prodiguées pour ne pas le +perdre. On égorgeait enfin les malheureux pour le retrouver dans leur +sein. La plupart des hommes périrent, les jeunes garçons et les femmes +furent réservés pour l'esclavage, et, dit un auteur, belles ou laides, on +les troquait, on se les revendait sur la place. Ainsi l'esprit +mercantile, au milieu de ces horreurs, se maintenait froidement; parmi +les combattants il y avait des marchands d'esclaves, et ils faisaient +leur métier sans perte de temps et sans distraction4. + +A la peinture de cette scène atroce où c'est par la rapacité que la +cruauté est inspirée, à ces promptes ventes de captifs au milieu des +massacres, il faut bien croire que chacun pillait pour soi. En effet, un +auteur du temps qui s'écrie: Combien on trouva d'argent, de vases +précieux de toutes formes, c'est ce qui ne saurait s'exprimer, ajoute que +beaucoup de pauvres devinrent riches tout à coup. Mais si tout ce qui fut +pris en ce premier moment n'entra pas dans la masse des dépouilles +publiquement partagées, celles-ci furent encore immenses. Jérusalem, où +l'on manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le +tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à +part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous, +monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul +ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro. + +On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de +l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident +qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont +demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce +d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative +tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres +guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans +celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de +l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever +ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de +captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour +les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient +pour les gens de Gênes. + +C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase +connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car +ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y +attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles +postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de +Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince +était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le +Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de +l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin +oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient. +C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée +dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la +demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel +ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une +merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils +s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a +la couleur6. + + +CHAPITRE IV. +Établissements des Génois dans la terre sainte. + +Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise +quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le +port de Gênes au mois d'octobre. + +(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre +pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en +période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première +société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par +la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit +soixante et dix à la mer. + +Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il +s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le +précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta +de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la +république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles +fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude. + +L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans +l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de +grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où +Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait +obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte +envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et +toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient +en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni +les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses +qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le +passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes +chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise. +L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de +les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait +inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne +pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on +voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé. + +Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada +d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et +Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le +comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La +ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1. + +Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne +s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte +cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans +celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les +avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et +leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont +l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des +revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon, +ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur +accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument +tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse, +en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font +expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et +d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait +réduire. + +Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères +bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent +les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de +souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour +chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu +emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation +déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants +pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que +rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le +consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux +Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés +mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y +entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils +regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et +donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart +des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir +involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire +cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire +charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le +calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet +incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à +Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des +Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal +à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait. + +Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des +services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois +fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des +propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux +faits et les mérites de chacun3. + +(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la +conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues +passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les +intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou +confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont +écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a +donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles +serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée +des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem, +d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5, +Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est +pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une +autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon. + +Après chaque expédition, les galères laissaient en Syrie une partie des +hommes qu'elles y avaient transportés, et retournaient à Gênes. Chaque +printemps ces courses étaient renouvelées. Un de ces armements apporta en +Syrie (1109) Bertrand, fils du comte de Toulouse, et les Génois avec +lesquels il avait pris passage, s'attachant à ses intérêts, vinrent +l'aider à fonder une grande puissance. Le vieux comte était mort sans +avoir pu satisfaire sa dernière ambition. Il voulait enlever Tripoli aux +ennemis, afin d'en faire le siège d'une principauté respectable. Il avait +bâti en face de la ville un château nommé le Mont-Pèlerin; c'est de là +qu'il menaçait la place et la tenait en un état continuel de siège ou de +blocus. A sa mort, son neveu Jourdain le remplaça d'abord, et continua +ses travaux; mais Bertrand vint revendiquer la succession de son père et +jusqu'à ses prétentions sur la ville à conquérir. La flotte de Gênes +était de soixante et dix galères, comme la précédente; Ansaldo et +Hugues, petits-fils ou neveux de Guillaume Embriaco, la commandaient. +Toutes ces forces furent à la disposition de Bertrand, qui lui-même +conduisait des galères armées dans ses États. Une contestation violente +s'éleva d'abord entre les deux cousins. Baudouin s'entremit d'un accord +et d'un partage entre eux. Au milieu d'une réconciliation apparente, une +querelle entre leurs suivants excita un moment de tumulte, et Jourdain y +périt. Bertrand délivré d'un compétiteur, et en possession de toute la +succession paternelle, ne pensa plus qu'à presser le siège de sa future +capitale. Pendant les préparatifs nécessaires pour y faire concourir +Baudouin par terre, et les Génois par mer, les deux Embriaco conduisirent +la flotte contre Biblos (le grand Gibel6) et s'en emparèrent. Après cette +courte expédition, ils retournèrent devant Tripoli. + +Les opérations furent conduites avec grande vigueur, l'appareil des +machines génoises n'y fut pas épargné; enfin, les habitants connurent +qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps. On leur offrit une +capitulation favorable, mais ils se méfiaient de la foi de ceux qui +avaient saccagé Ptolémaïs, et ils ne voulaient se mettre qu'entre les +mains du roi. Ils n'évitèrent pas la violence qu'ils redoutaient. Tandis +qu'on réglait dans une conférence la capitulation, à la condition que +chaque habitant emporterait de ses biens ce qu'il pourrait en charger sur +soi, les Génois coururent sans ordre à la ville, y pénétrèrent et +commencèrent le massacre. Tripoli tomba ainsi au pouvoir de Bertrand de +Toulouse. Il s'efforça d'arrêter le pillage. Il devait ménager une ville +si importante pour lui et si riche, où, dit-on, se trouvaient quatre +mille ouvriers en lin, en soie, ou en laine. Suivant un autre récit, on +ne maltraita pas les habitants. Ceux qui furent passés au fil de l'épée +étaient des étrangers venus pour renforcer la garnison, qui s'étaient +cachés en embuscade. Au reste, les écrivains arabes absolvent les Génois +du sang versé; on ne fit, disent-ils, qu'user du droit cruel de la +guerre. + +(1111) Les utiles auxiliaires du nouveau comte de Tripoli l'aidèrent à +réunir à sa principauté Béryte et Sarepta. Ils reçurent le prix de tant +de services par les établissements qu'ils formèrent dans ce nouvel État. +Ces exploits furent les derniers auxquels ils prirent part pendant le +règne de Baudouin. On ne les trouve nommés, ni à l'occasion d'un siège +mis inutilement devant Tyr, ni à la prise de Sidon où l'assistance par +mer fut prêtée par les Vénitiens et par les pèlerins de Norwége. + +(1118) Sous Baudouin II, qui succéda à son cousin Baudouin Ier, ce furent +encore les Vénitiens qui procurèrent la conquête de Tyr (1118), et qui +par cet exploit compensèrent la disgrâce dont le royaume était affligé. +Le prince d'Antioche avait perdu la vie avec sept mille combattants dans +une bataille (1123). Josselin, comte d'Edesse, était tombé aux mains des +ennemis. Le roi lui-même, dans un combat malheureux, fut fait prisonnier. +Sa captivité dura dix-huit mois, et quand il en sortit, sa rançon pensa +ruiner le royaume. + +La conquête de Tyr fut d'un grand prix. La continuité des possessions +chrétiennes, sur les bords de la mer, était désormais établie de Laodicée +jusqu'aux frontières d'Égypte, avantage immense pour la sûreté du royaume +et des navigateurs. Il ne resta plus aux ennemis, en Syrie, d'autre port +qu'Ascalon, la position la plus méridionale de ce rivage. + +L'acquisition de Tyr eut d'autres conséquences; elle mit en contact, +avec des droits semblables, les Vénitiens, les Génois et les Pisans, +tandis que la concorde entre ces deux derniers peuples était mal +affermie. Ces rivalités furent fatales au maintien des chrétiens dans la +terre sainte; pour en faire comprendre la cause et l'occasion, nous nous +arrêterons sur le système d'établissements que les Génois avaient fondé +les premiers et que l'admission des Vénitiens venait consolider. + +Les chevaliers français ou allemands, et les guerriers de la Pouille de +race normande, prenaient ou bâtissaient des châteaux, les érigeaient en +fief, chacun isolément et pour lui-même. Les Génois ni les Pisans +n'avaient rien de pareil. Ils avaient des colonies nationales et +marchandes. Il leur fallait moins d'honneurs, point de titres, mais +autant d'indépendance, des privilèges solides, en un mot rien de +chevaleresque et plus de profit. Les Vénitiens suivirent cet exemple, +quoique la présence et la dignité de leur doge et de leurs nobles les fît +toucher au rang des princes et des barons. Quoi qu'il en soit, parmi tant +de comtes et de seigneurs on n'entend jamais parler d'aucun Génois. Nul +d'entre eux ne rapporta dans son pays des titres féodaux de seigneurie; +on ne les voit point compter parmi les chevaliers. Guillaume de Tyr +appelle les Embriaco de nobles hommes; cet exemple est unique, et nous +avons lieu de croire que lui-même il entend exprimer une considération et +une importance individuelle plutôt qu'une noblesse proprement dite de +rang et de race. Il est même fort remarquable qu'aucun autre nom propre +génois ne se trouve dans les annalistes de la croisade. Pas un n'y semble +distingué de la nation en général, à la différence de tant de personnages +que les historiens nous font connaître individuellement parmi les +guerriers des autres pays. + +Les décrets de Baudouin Ier, avant et après la prise de Césarée, sont les +premiers modèles des privilèges donnés aux auxiliaires navigateurs, +libres des engagements ordinaires des croisés. Ces concessions furent +élargies par le traité fait à l'occasion du siège de Ptolémaïs. Celles +qui furent accordées aux Vénitiens à la prise de Sidon et ensuite de Tyr +sont sur le même plan. Le prince d'Antioche, le comte de Tripoli s'y +conformèrent en traitant avec les Génois. Les seigneurs de moindre +importance suivirent ces exemples à leur tour. + +Les privilèges qui constituaient ces sortes de colonies étaient d'abord +le don d'une église, d'une enceinte pour y bâtir des magasins, telle qu'a +été depuis, à Gênes, le local du Port-Franc. On eut ensuite la propriété +d'une rue entière à Jérusalem, à Jaffa, à Accon. Là on était indépendant; +et, comme porte le traité des Vénitiens, ces rues étaient possédées +avec le même pouvoir que le roi tenait le reste de la ville. La colonie +qui habitait ce quartier vivait sous ses propres lois, avec ses usages; +et tout autre que ses membres, qui y prenait ou y conservait son +domicile, était sujet au même régime. Le consul y était l'unique +magistrat; lui seul traitait et répondait pour tous les siens envers le +gouvernement local. Des mesures étaient prises pour qu'aucun Génois +rebelle ou réfractaire ne pût désavouer l'autorité de son consul; et, au +moyen de cette précaution jalouse, ce peuple, qui naguère dans ses +traités faisait exclure des ports de la terre sainte ses voisins de +Savone, faisait maintenant déclarer Génois, c'est-à-dire dépendant du +consulat, tout ce qui habitait la Ligurie, de Vintimille à Porto-Venere. + +Un four banal, un bain public, sont accordés aux colons, et il leur est +permis d'y admettre les autres habitants en concurrence des +établissements privilégiés de même nature appartenant au roi et aux +barons dans les autres quartiers de la ville. + +Il en est de même de l'usage des poids et des mesures, et des droits +levés sous prétexte de ce service public; ou plutôt, il est stipulé que +les colons ne connaîtront que leurs propres poids, soit entre eux, soit +en vendant aux autres habitants; quand les Génois achètent hors de leur +enceinte, alors seulement ils doivent recourir au poids ou à la mesure du +roi, et en payer les droits. + +Les successions de leurs morts sont réglées suivant les lois de leur +métropole. Le consul recueille les biens de ceux qui meurent sans +héritiers présents. Si le consul était absent, le gouvernement local s'en +rendrait fidèle dépositaire. + +Le consul exerce les fonctions judiciaires. Au criminel, le meurtre et le +brigandage sont ordinairement seuls réservés à la justice du roi. Au +civil, le consul juge entre ses concitoyens suivant leur loi. Pour mieux +les protéger dans leurs rapports avec les gens du pays, il est également +le juge des contestations où l'un de ses nationaux se défend. Ce n'est +que lorsqu'un Génois appelle en justice des sujets du royaume, qu'il est +tenu d'aller plaider devant les juges royaux. + +Cette application singulière du principe, qui attache la juridiction au +juge de celui qui est attaqué, et qui, pour cet effet, reconnaît le +consul d'une population étrangère parmi les magistrats territoriaux, fut +le premier fondement de l'institution que nous nommons encore le +consulat. Ce que l'on avait exigé dans le royaume de Jérusalem fut +demandé dans les pays musulmans ou chrétiens, où l'on alla négocier par +mer. L'empereur grec l'admit; et c'est ce qui a fait les établissements +de Péra. On peut dire qu'il en subsiste encore une ombre, car les +conventions de la terre sainte ont servi de tradition et de précédent aux +capitulations des Français en Turquie; elles vivent encore en partie +dans notre régime et dans nos privilèges des échelles du Levant. Enfin, +ces principes, généralisés, modifiés par le temps et par la jalousie des +puissances qui admettent des consuls étrangers, adoptés par tous les +peuples chrétiens avec plus ou moins de leurs conséquences, ont été si +purement conservés par les Génois, leurs premiers auteurs, qu'encore en +1797 la juridiction du consulat de France à Gênes entre Français, ou +entre Français défendeur et Génois demandeur, était exactement celle que +les traités dont nous parlons donnèrent, il y a sept cents ans, aux +consuls de Gênes en Syrie. Le consul français était magistrat génois de +première instance pour les affaires civiles où l'un de ses nationaux +était intimé. + +Les concessions du tiers des droits royaux et des revenus d'une ville +sont des faveurs spéciales indépendantes de ces privilèges généraux +constitutifs des établissements. Les Génois obtinrent ce don à Césarée, à +Arsur, à Ptolémaïs, les Vénitiens à Tyr: dons immenses si les donataires +prenaient une si grosse portion de la recette, sans participer aux +charges publiques qu'elle avait été destinée à couvrir. Entre autres +droits, il en était levé sur les navires qui portaient ou emportaient les +pèlerins, et nous avons vu mentionner des chargements de cinq cents +personnes. On nous parle d'arrivées et de retours par centaines de mille. +Cet impôt devait être de haute importance; dans le traité fait avec les +Vénitiens, en leur accordant à Ptolémaïs la franchise de tout péage, on +en excepte le droit sur l'arrivée et le départ des navires chargés de +passagers; ils n'en sont affranchis que pour les deux tiers. De même, à +Tripoli, les Génois, libres de tout autre impôt, restent soumis à celui +qui est perçu sur ce transport; ou plutôt le gouvernement se réserve de +l'exiger des pèlerins eux-mêmes. + +Les Génois obtinrent aussi comme récompense de leurs services, dans +Antioche et dans les autres villes de cette principauté, rue et magasin, +juridiction et franchise de commerce; enfin le tiers des revenus de +Laodicée. Le comte Bertrand de Tripoli leur donne de même le tiers de sa +capitale. Il leur reconnaît en outre la propriété de Gibel et du château +du connétable Roger. Gibel est le Byblos des anciens, entre Tripoli et +Béryte. C'est la ville que les Génois tenus avec Bertrand de Toulouse +prirent pendant les préparatifs du siège de Tripoli, et cependant nous +voyons que ce même Bertrand leur en fait don. Il est probable que, +simples colons dans les villes voisines, n'ayant point par eux-mêmes de +grande principauté, ils crurent rendre leur possession plus respectable à +d'avides voisins, en la tenant du comte de Tripoli. D'ailleurs il avait +servi d'auxiliaire à la conquête en attaquant la ville du côté de terre, +et peut-être la propriété aurait-elle fait naître quelques prétentions +opposées. Quoi qu'il en soit, cette donation de ce qui semblait leur +appartenir déjà est confondue avec de simples libéralités; il est même +remarquable que ce n'est pas à la commune de Gênes que ce présent est +fait, c'est à l'église de Saint-Laurent de Gênes7. + +Il existe une autre singularité. Quelques années auparavant, le vieux +Raymond, père de Bertrand, avait donné la moitié de la même ville de +Gibel à l'abbaye Saint-Victor de Marseille8; mais les historiens du +Languedoc qui nous l'apprennent, remarquent que cette libéralité, quoique +écrite de la manière la plus absolue, n'était qu'éventuelle, car à cette +époque, et à sa mort, il n'était pas plus maître de Gibel que de Tripoli. +Peut-être, cependant, que dans quelque expédition passagère dont la trace +ne s'est pas même conservée, il avait momentanément occupé la première de +ces villes, et s'en était cru maître assez paisible pour en faire don. +Aussi cette première donation fut-elle sans effet. + +(1109) Celle de Bertrand, faite aux Génois, leur accorde aussi des +exemptions d'impôts dans sa terre, à eux, à tous les Liguriens de Nice à +Porto-Venere, et à tout Lombard qu'ils se seraient associé9. Les +historiens ont regardé ce titre comme le fondement des établissements +génois et lombards dans tout le Languedoc: cette opinion peut être +admise, à en juger sur les faits ultérieurs. On pourrait demander +cependant, si plutôt ce n'est pas à sa terre du royaume de Jérusalem que +se rapportait la concession de Bertrand. + +Guillaume de Tyr, en racontant la prise de Byblos, dit qu'Hugues +Embriaco, l'un des neveux de Guillaume, la garda un certain temps, sous +une redevance qu'il payait au trésor de Gênes. Un autre Hugues, petit- +fils de celui-ci, en était encore gouverneur au moment où l'archevêque +écrivait. C'était probablement à l'église Saint-Laurent, et non au fisc, +que profitait la redevance, distinction qui peut facilement avoir échappé +à l'écrivain tyrien. + +Plus tard, l'autre Gibel (le petit Gibel), première conquête des Génois, +fut cédé par la commune de Gênes à un autre Embriaco, pour vingt-neuf +ans, au prix de deux cent soixante besants par an, au profit du trésor, +et de dix besants pour l'ornement de l'autel de Saint-Laurent10. Ce que +la commune possédait dans les territoires d'Accon et d'Antioche est +également affermé à un autre membre de la même famille, Nicolas Embriaco, +au prix de cinquante besants pour la première propriété, et de quatre- +vingts pour la seconde. Il s'agit, sans doute, des immeubles dont la +république était propriétaire. On ne dit point que les droits à +percevoir, ni surtout les revenus du port d'Accon, fussent compris dans +ce marché. Au reste, toutes ces valeurs avaient déjà baissé de prix. La +principauté d'Antioche avait été envahie plusieurs fois, et Noureddin, +menaçant les villes maritimes, s'était montré jusque sur le rivage. + +Les écrivains génois postérieurs, interprétant les mêmes textes du XIIe +siècle que nous avons sous les yeux, disent que ces concessions pour 29 +ans furent données aux Embriaco en fief. Ils ont appliqué ici des +expressions qui, pour Gênes, n'ont commencé que dans un autre âge, et qui +même n'y ont jamais eu la signification qu'elles ont ailleurs. Quoique, +par ces conventions, on ait probablement voulu favoriser et récompenser +une famille qui avait si heureusement guidé les entreprises génoises en +Syrie, on ne trouve rien qui y donne une couleur féodale. On n'y voit +qu'un bail à ferme; et il semble que le terme de vingt-neuf ans suffit +pour écarter l'idée d'une constitution de fief telle que les peuples +guerriers l'entendaient alors. On trouve seulement que les barons de la +terre sainte, avant fait de la ville d'Accon une vicomté, les actes du +royaume qualifiaient du titre de vicomtes d'Accon les consuls de Gênes en +Syrie, représentants de leur commune dans cette copropriété. Une lettre +apostolique de 1155 enjoignait au roi, aux princes et aux barons de +Jérusalem de faire jouir les Génois des droits qui leur appartiennent; +parmi ces droits, on compte la vicomté d'Accon. + +Il est curieux de voir autour de Jérusalem la monarchie, l'aristocratie +militaire et nobiliaire et trois républiques, créant de toute part, et +chacune à son image, des institutions si opposées. Quelque flexible que +fût le système féodal qui, en n'exigeant que l'hommage, laissait les +membres de l'État à leur indépendance, un tel mélange de démocratie, de +consulats indépendants, de châtellenies et de principautés; ces hommes +étrangers les uns aux autres, ces émules différents de langue, +d'habitudes, d'intérêts, admis au partage de droits communs, tous en +usant aux dépens du gouvernement royal, tout cela ne pouvait se trouver +ailleurs. Nulle autre part tant d'éléments discordants et tant de hasard +n'avaient fondé et constitué un royaume. On s'aperçut plus d'une fois de +ce défaut d'ensemble, quand il fallut réunir les efforts de tous les +membres pour la défense commune. Tandis que les derrières et les +extrémités étaient en proie aux attaques de l'ennemi, la partie baignée +par la mer eut d'assez longues années de sécurité, depuis que la +possession continue du rivage eut été assurée par la conquête de Tyr. +Aussi l'histoire, qui compte sept flottes envoyées par les Génois à la +première croisade, ne signale plus désormais de nouveaux efforts de leur +part. On ne parle pas davantage de nouvelles expéditions tentées par +leurs émules. Venise, Pise et Gênes ne voyaient plus d'acquisition à +faire où la nature de leurs forces leur permît de faire acheter leur +assistance. Par ce motif, ou sous ce prétexte, ils se bornaient à garder +les rivages. Dans le mouvement de leur commerce, ces navigateurs armés +arrivaient et partaient sans cesse; et leur présence en Syrie n'était +plus un événement remarqué. Quand le royaume fut menacé sur les +frontières de terre, il se peut que les consulats aient fourni leur +contingent pour le salut commun; mais personne n'en fait mention; et le +danger venant de loin, il est probable que les colonies maritimes prirent +le moins de part qu'elles purent au fardeau de la défense publique. +D'ailleurs la jalousie des trois peuples maritimes nuisait au concours +des efforts qu'ils devaient à la cause générale. Le pieux Jacques de +Vitry en exprime vivement le regret. Il reconnaît que ces colons, enfants +dont les pères avaient acquis la couronne immortelle par leur courage et +par leurs oeuvres pour le royaume du Christ, n'avaient pas dégénéré en +Syrie comme les fils amollis de tant d'illustres croisés. Ils seraient, +dit-il, encore redoutables aux Sarrasins, s'ils n'étaient bien plus +livrés à leurs trafics, à leurs jalousies mercantiles, aux discordes que +leur avidité sème entre eux, qu'occupés de la garde de la terre sainte. +Ils effrayeraient l'ennemi autant que faisaient leurs ancêtres; ils le +réjouissent par leurs dissensions et par les combats qu'ils se livrent. +Ces dissensions en Syrie, se faisant sentir aux métropoles en Italie, y +retenaient leurs forces divisées; attentives à envoyer, chaque année, +des galères au-devant des flottes marchandes de leurs colonies, elles ne +faisaient plus de grandes expéditions. + +Cependant ces colonies étaient une source abondante de richesses qui +refluaient sans cesse vers l'Occident. Elles n'étaient pas seulement +importantes par les concessions obtenues; leurs avantages ne se +bornaient pas aux profits industriels sur le transport des pèlerins, sur +les consommations de tous les habitants latins de la terre sainte; les +trêves, les alliances même faites à plusieurs reprises avec les +gouverneurs de Damas ou de l'Égypte, avec d'autres princes musulmans; le +besoin, qui, plus pressant que la voix du fanatisme et de la haine, +poussait Orientaux et chrétiens, malgré la guerre, à échanger entre eux +les jouissances et les marchandises de l'Asie et de l'Europe, donnaient +une activité extrême à ces relations lucratives. Le bénéfice en restait +aux plus habiles, aux plus actifs, aux plus économes; telle fut la source +longtemps inépuisable de la fortune de Gênes. + + +CHAPITRE V. +Agrandissements en Ligurie. + +(1115 à 1154) Tandis que les Génois formaient des établissements +considérables en Syrie, que, pressé entre tant de résistances et de +rivalités, ce peuple apprenait de la nécessité à donner à ses +institutions une constitution forte et vraiment nationale, la métropole +de ces colonies, sur laquelle refluaient les richesses du commerce +lointain, la commune de Gênes, était restée dans sa simplicité primitive. +Vingt ans (1112) après la prise de Césarée on eut pour la première fois +des chanceliers, des archivistes, des greffiers ou notaires, enfin la +forme d'un gouvernement régulier, substitué au simple lien d'une +association maritime et mercantile. + +Cependant les affaires publiques s'étaient déjà compliquées. On se +sentait riche en force; on éprouvait le besoin de franchir les murs +étroits de la cité; on s'indignait de ne pouvoir soumettre de faibles +voisins à la domination d'une république qui possédait des villes en +Asie, en commun avec les rois et les princes. On avait des trésors pour +acheter ce qui était à vendre; on était résolu d'enlever le reste par la +force. + +(1115) Le butin de Césarée fournit la première monnaie qui fut battue à +Gênes. Jusque-là celle de Pavie avait été seule connue. Les premiers +essais que l'on fit furent sans doute exécutés grossièrement, car peu +d'années après on fabriqua de nouvelles espèces, et ce ne fut qu'après un +nouvel intervalle de vingt-cinq ans que le système monétaire fut fixé. Il +conserva longtemps l'empreinte de l'empereur Conrad III, qui, survenu en +Italie, autorisa par un diplôme la monnaie de Gênes, car la commune ne +refusait pas d'être réputée ville impériale; mais c'était avec le soin +de se soustraire, autant qu'il était possible, à toute dépendance réelle, +et surtout à toute contribution. + +Peu à peu s'établissait l'ordre public. Le consulat cessait de dépendre +des compagnies formées pour l'armement des galères de la croisade. Mais, +à mesure, on voit la jalousie de la liberté prendre ses précautions +contre la longue habitude du pouvoir. Les consuls n'eurent plus quatre +ans d'exercice. Dans la dernière élection, où il est encore question de +ce terme, il fut réellement réduit à deux ans, et on stipula que les +consuls nommés se partageraient par moitié les quatre années, en se +succédant les uns aux autres. Immédiatement après, le consulat fut +purement annuel, et ce fut alors que la commune acquit une chancellerie1. + +Il existe un curieux monument de cette organisation municipale; c'est le +modèle du serment que prêtaient les consuls, en prenant possession de +leur charge, le jour de la Purification (2 février), et en jurant de la +déposer à pareil jour de l'année suivante. La formule ajoute: La +compagnie étant terminée, ce qui ferait croire que la compagnie, cette +société, ce lien de la commune, était censée annuelle comme le consulat +l'était devenu. + +Les consuls stipulent des précautions assez étranges pour rendre la +compagnie obligatoire. Quiconque, invité par le consulat ou par le peuple +à y adhérer, ne se présentera pas dans le délai de onze jours, n'y sera +plus à temps pendant les trois années suivantes; on ne le nommera à +aucun emploi public; il ne sera pas admis en justice, si ce n'est quand +il sera défendeur. Il sera interdit à tout membre de la compagnie de +servir ce réfractaire sur ses navires, ou de le défendre devant les +tribunaux. Quand un étranger aura été accepté dans la compagnie, les +consuls l'obligeront, sous serment, à une habitation non interrompue, +pareille à celle des autres citoyens. Seulement, il suffira pour les +comtes ou marquis, et pour les personnes domiciliées entre Chiavari et +Porto-Venere, d'habiter dans la cité trois mois par an. + +Les consuls ne feront ni guerre, ni expédition, sans le consentement du +parlement2. Le parlement réglera le salaire des ambassadeurs, et cette +fixation précédera leur nomination. Le même consentement sera nécessaire +à l'établissement des nouveaux impôts. On n'augmentera pas les droits sur +la navigation à moins de nouvelles guerres. Le poids des charges +publiques sera également réparti sur tous. Les consuls empêcheront +l'importation des marchandises étrangères en concurrence avec celles du +pays, les bois de construction et les munitions navales exceptés. + +Avant même ces stipulations politiques ou économiques, le serment des +consuls, comme autrefois à Rome l'album du préteur, fixe le mode et les +conditions sous lesquelles ils exerceront les fonctions judiciaires au +civil et au criminel. Ils jurent, enfin, qu'ils opéreront pour l'utilité +de l'évêché et commune de Gênes, et à l'honneur de la sainte mère +Église3. + +On voit que les consuls étaient les juges des procès de leurs concitoyens; +mais quand les affaires de l'État exigèrent plus de soin, la +distribution de la justice, détachée de la direction de la république, +fut déléguée à des magistrats électifs et temporaires qu'on appela +consuls des plaids, pour les distinguer des consuls de la commune. Comme +ceux-ci, ces juges étaient renouvelés tous les ans: leur nombre varia; +mais, en général, il y en avait un pour chacune des compagnies entre +lesquelles les citoyens étaient répartis et organisés par quartiers. Il +est probable que ces compagnies nommaient les magistrats; mais on ne +sait rien de certain sur la forme de l'élection. Quand, la population +croissant, on eut beaucoup dépassé l'antique enceinte, il y eut quatre +compagnies intérieures et quatre dans le bourg: ainsi fut appelée la +partie nouvellement habitée, qui prolongea la ville le long de la mer +vers le couchant. Dans chacune de ces deux grandes divisions, les juges +des quatre compagnies qui les composaient, paraissent avoir formé un +tribunal commun4. + +Ainsi la république fondait ses institutions. Mais si déjà l'on voit +quelques signes de réserve et de défiance contre les abus du pouvoir +confié aux magistrats, on ne remarque rien qui trouble la pure +démocratie, lien de cette société. Les élections annuelles (car nous +possédons en entier les fastes du consulat) amènent toujours de nouveaux +noms. Peu d'individus y sont rappelés plusieurs fois dans cette première +époque; quelques noms seulement reparaissent parmi les consuls des +plaids. Bientôt, sans doute, les notables ou les meilleurs, comme on les +désigne, tentèrent de concentrer la magistrature entre leurs mains, d'en +faire le patrimoine de leurs races; enfin, d'établir une aristocratie de +caste entre les familles riches et puissantes. Mais il fallut du temps +pour que cette entreprise fût formée et avouée, et pour qu'elle réussît. +Il restait trop à faire au dehors, et autour des murs même de la ville, +pour s'abandonner aux dissensions internes. + +(1130) On a vu que dans un court intervalle, d'abord les Génois avaient +intrigué auprès de leurs alliés de la terre sainte pour en faire exclure +les vaisseaux de leur voisinage le plus immédiat de Savone; mais que +bientôt ils avaient stipulé que tout ce qui habitait de Vintimille au +couchant, jusqu'aux frontières de la Toscane au levant, serait reconnu +pour Génois, et tenu de se ranger sous la jalouse protection de leurs +consulats. Ce changement de disposition répond à celui qui s'était fait +dans leurs relations avec leurs voisins. Ils avaient ménagé des +acquisitions et entrepris des conquêtes des deux côtés du littoral; ils +marquaient déjà le Var et la Magra pour les limites de leur domination, +bornes qu'elle n'a point dépassées dans la suite du temps. Ils +affectaient déjà d'en occuper l'espace. Mais entre ces deux frontières, +leurs possessions étaient précaires et leurs prétentions mal reconnues. + +Cent cinquante milles de côtes sont le territoire de cette Ligurie +maritime dont ils ambitionnaient la souveraineté. Elles sont formées par +une longue chaîne de montagnes, dont la partie occidentale joignant +l'Apennin aux Alpes de Nice, borde immédiatement la mer, en courant au +levant jusqu'à la ville de Gênes. Là la chaîne se plie, tourne au sud- +est, et se prolonge vers la Toscane; elle est une portion de cette +grande arête qui divise l'Italie entre les deux mers. Là où le flot n'a +pas envahi le pied des monts, se trouvent d'étroites plages de tout temps +peuplées de navigateurs. Une pénible culture tire quelque parti des +vallées courtes et resserrées qui remontent le long du lit des torrents +dont les montagnes sont sillonnées: l'olivier les enrichit et les pare. +Là où les hauteurs donnent des abris favorables, s'unissent le citronnier +et l'oranger; on y voit même le palmier apporté d'Afrique. Au delà des +monts sont les fertiles plaines du Piémont et de la Lombardie. Mais cette +terre promise n'a pas été réservée aux Génois. Au temps dont nous +parlons, toute l'épaisseur de cette barrière de montagnes était loin de +leur appartenir; l'ambition, non pas de descendre dans la plaine, mais de +s'établir sur le revers qui la regarde par delà la crête des monts, +n'était entrevue que dans le lointain. + +Gênes, en voulant s'étendre, rencontrait un grand nombre d'obstacles dans +toutes les directions. Des populations du littoral qu'elle a +successivement agrégées à sa seigneurie, il n'en est aucune qui n'ait +fréquemment secoué ce joug. Au couchant était Savone, Albenga, +Vintimille, les principales des petites villes ou bourgades de Gênes au +Var. Toutes trois étaient antiques; les deux dernières avaient été, sous +les Romains, des cités qui servaient de chefs-lieux à toute cette portion +de la Ligurie maritime. Savone et Albenga étaient, au douzième siècle, de +petites républiques; et entre elles, Noli réclamait les mêmes droits. +Gênes n'était pas beaucoup au-dessus de ses voisines. Nous ne connaissons +pas les titres en vertu desquels elle prétendit les soumettre. Le plus +apparent n'est que le droit de convenance, et celui du plus fort en a +seul décidé à la longue. + +Vintimille était tombée sous le pouvoir d'un comte héréditaire, car des +débris des institutions de Charlemagne et de ses successeurs, il restait +dans ces pays des marquis et des comtes. De nombreux seigneurs, se +glorifiant d'être vassaux de l'empire, avaient planté leurs châtellenies +féodales parmi les croupes et les pics de l'Apennin. De là ils enviaient +le rivage de la mer, et les richesses qui commençaient à s'y répandre. +Quelques-uns y avaient mis le pied, comme le comte de Vintimille: la +famille des Caretto tenait le marquisat de Final. Dans les montagnes, il +y avait des marquis de Ceva, de Clavesana, etc. Au nord était le marquis +de Gavi. Au delà régnaient des seigneurs plus puissants: le comte de +Piémont, le marquis de Montferrat. Des services réciproques à la terre +sainte tenaient ordinairement ce dernier en bonne intelligence avec Gênes; +mais plus d'une fois son ambition se heurta contre celle de la +république. C'est ainsi que, pendant le cours des croisades, nous +trouvons Gênes au milieu de petites communes mal soumises, et de nobles +voisins plus guerriers que ses bourgeois: elle étend lentement son +pouvoir contesté et envié dans la rivière du ponent. On sait que l'usage +a conservé le nom de rivière (Riparia de la basse latinité) aux deux +portions du rivage dont Gênes occupe le milieu. + +La rivière du levant n'avait point alors de ville municipale; l'antique +cité de Luni avait péri, mais les hauteurs étaient occupées par la +puissante famille féodale de Malaspina, la même que nous avons vue +associée avec les Génois dans une expédition de Sardaigne. Il y avait des +comtes de Lavagna, dont les possessions tenaient de la montagne à la mer. +Enfin, la frontière orientale confinait avec celle des Pisans, dont +l'inimitié et les forces ne laissaient aucune sécurité. + +Aussi les premiers efforts que nous voyons faire aux Génois, aussitôt que +les biens recueillis à la croisade les ont fortifiés, sont dirigés de ce +côté. Ce ne fut pas sans peine qu'ils établirent sur les populations +maritimes une domination qui resta longtemps douteuse. Ils pensèrent +bientôt à se donner un point d'appui plus solide. A l'extrémité de leur +territoire est le beau golfe de la Spezia, enfoncé dans les terres avec +une ouverture défendue par des îles. Les Pisans en tenaient le fond et la +côte orientale. Les Génois bâtirent et fortifièrent Porto-Venere à +l'occident et à l'entrée du golfe (1113). Cette position, en dominant les +îles qui resserrent l'entrée de ce vaste bassin, y donne un passage +assuré. + +Une autre acquisition n'était pas moins importante pour s'assurer contre +l'invasion. La vallée de l'un des deux torrents, de la Polcévera et du +Bisagno, entre lesquels la ville de Gênes, au pied d'une haute montagne, +est assise sur la mer, offre à ceux qui la remontent une voie pénible, +mais alors la seule praticable pour communiquer aux plaines lombardes. +Celui qui pouvait l'ouvrir à des ennemis était le maître d'exposer Gênes +à des coups de main imprévus. Le marquis de Gavi possédait cet avantage; +au moyen de son château et de celui de Voltaggio, il fermait les gorges +de l'Apennin, et il n'avait pas manqué d'y établir un péage à son profit. +C'était la moindre oppression qu'il fallait attendre de ce voisinage. Les +Génois voulurent s'y soustraire à tout prix. Ils s'emparèrent d'abord de +vive force de quelques positions qui dominaient ces défilés: mais ils +s'estimèrent heureux que leurs succès servissent à faciliter une +négociation, et ils ne craignirent pas d'acheter au prix de quatre cents +livres d'or Voltaggio et les revenus qui en dépendaient (1121). +Avertissons cependant que lorsqu'ils eurent donné l'exemple de livrer +leurs trésors à leurs nobles voisins, ils furent bientôt réduits à payer +plusieurs fois et à racheter sans cesse les territoires qu'on leur avait +vendus le plus solennellement. + + +CHAPITRE VI. +Expéditions maritimes. + +Tandis qu'on employait ainsi les richesses publiques rapportées de Syrie, +on continuait à naviguer vers la terre sainte, mais le négoce, et non +plus le zèle ou l'ardeur belliqueuse, y conduisait les vaisseaux génois. +On se contentait de renforcer les colonies maritimes (1131). Cependant +elles étaient déjà menacées (1144). Sous Foulque d'Anjou, gendre et +successeur de Baudouin II, sous Baudouin III, fils de Foulque, tout +commençait à présager la dissolution du royaume. L'empereur des Grecs, en +attaquant la principauté d'Antioche, avait affaibli l'une des barrières +de la terre sainte: un autre boulevard était tombé. Zenghi, émir de +Mossoul, s'empara d'Édesse (1148). Noureddin, fils et successeur de +Zenghi, pénétra jusqu'au port Saint-Siméon et affecta de se baigner dans +cette mer dont il voulait enlever le rivage aux chrétiens. Damas tomba en +son pouvoir, et devint le siège d'une grande puissance qui devait +détruire celle des Latins (1152). Au milieu de ces désastres, Baudouin +III eut le bonheur d'acquérir Ascalon, la dernière et la plus méridionale +des villes de Syrie. Elle avait été tenue jusque-là par les Egyptiens, +dont elle avoisinait la frontière. Cette ville servit, de ce côté, de +rempart aux établissements chrétiens et retarda leur ruine. Ces +événements occupèrent la scène jusqu'au milieu du douzième siècle. + +Quand les intérêts des colonies génoises furent menacés de si près, on +vit la république faire des efforts pour les secourir efficacement. +Jusque-là elle ne paraît pas avoir montré un grand empressement pour la +défense du royaume de Jérusalem. Il en eût été autrement s'il eût été +permis aux Génois d'avoir pour leur évêque notre fameux abbé de +Clairvaux. Les voyages de saint Bernard à Rome l'avaient fait connaître +et révérer partout sur son passage, et l'épiscopat de Gênes lui fut +offert. Cette nomination fut rendue inutile par la désapprobation du pape +Gélase II. Il manda de laisser Bernard aux plus grandes choses auxquelles +le ciel l'appelait. Le saint abbé, afin de marquer son affection envers +le troupeau qui l'avait désiré pour pasteur, adressa à Gênes une lettre +pleine d'exhortations pieuses. Il y recommanda de secourir la terre +sainte, et de se défendre, au dedans, de l'hérésie. Il n'y a pas soixante +ans que l'autorité de son épître fut citée au sénat contre un étranger +devenu citoyen. + +Sous ce grand promoteur de la croisade et de la paix de la chrétienté, +Gênes, plus zélée pour l'oeuvre commune, n'eût point employé ses forces +dans une guerre contre les Pisans excitée par la duplicité du pape +Gélase. Elle fut ensanglantée par les souvenirs de l'ancienne rivalité +comme par la jalousie nouvelle du commerce et de l'influence en Syrie. + +Gélase avait été chassé de Rome. Il se sauva en Toscane. Il vint, en +suppliant, à Pise, de là à Gênes, mendiant partout des secours. Les +Génois lui prodiguèrent les soins et les respects; il consacra leur +nouvelle cathédrale; ils le conduisirent en sûreté jusqu'en Provence. +Or, en ce temps, la domination de la Corse était prétendue entre les deux +républiques rivales. Chacune y avait quelques établissements, toutes deux +s'appuyaient des concessions accordées par les papes; et Gênes, en +preuve de la sienne, payait au saint-siège un tribut annuel d'une livre +d'or. Le droit de consacrer les évêques de Corse dans l'église de Gênes +ou dans celle de Pise était controversé depuis longtemps, et Rome ne se +pressait pas de décider. L'archevêque de Pise, en vertu de son grade, +réclamait les privilèges de métropolitain sur l'île entière. Les Génois +n'avaient point d'archevêque chez eux, mais ils ne voulaient pas laisser +dépendre d'un étranger les diocèses soumis à leur domination. Les deux +partis sollicitèrent Gélase à son passage. Il avait entendu les Pisans +les premiers, et ils assurent qu'il leur avait donné gain de cause. Mais, +recueilli, aidé à Gênes, il lui resta sans doute assez de bonnes paroles +à y prodiguer. C'est de ce moment que la guerre éclata avec une grande +animosité; d'abord les Génois débarquèrent à l'improviste sur les côtes +d'une des provinces de la Sardaigne; les établissements des Pisans +furent ravagés: le butin fut considérable. L'année suivante on arma +quatre-vingts galères pour attaquer les ennemis dans leur métropole. +Vingt-deux mille combattants sortirent de Gênes: parmi eux cinq mille +étaient couverts d'armes brillantes, disent les chroniques, et cette +distinction des guerriers et de la foule qui les suivait peut faire +considérer l'expédition entière comme une levée en masse. Elle donne +aussi une idée des forces de la république en ce temps. L'annaliste +Caffaro, alors un des consuls et l'un des chefs de l'entreprise, assure +qu'on poussa jusque dans la ville ennemie, et que la terreur fit conclure +une paix immédiate; aussi fut-elle passagère. Les Pisans reprirent les +armes, mais la fortune continua à être favorable à Gênes. Le pape +Calixte, successeur de Gélase, intervint; il évoqua à son siège la +querelle des évêchés de Corse, et cita les parties au concile de Latran. +On y fit tourner l'affaire en négociations inutiles; après un long +délai, on la remit au jugement d'une junte d'archevêques et d'évêques; +les anciens titres furent compulsés; et quelle fut enfin la décision +tant attendue? On rejeta les prétentions des deux parties, et le droit de +sacrer les Corses fut réservé au pape. Il suffit à l'animosité des Génois +que Pise ne l'emportât pas sur eux. La sentence du pape fut rapportée à +Gênes en triomphe; mais à Pise, on y résista, les hostilités reprirent +leur cours, et Calixte ne s'en inquiéta guère. + +Les flottes ennemies épiaient les convois marchands. On se mettait comme +en embuscade entre la Corse et la Sardaigne, entre ces îles et le +continent. On aimait mieux s'attacher à la poursuite lucrative des riches +cargaisons ou des galères chargées de voyageurs que l'on pût rançonner, +que de se chercher en force et de se combattre. Ainsi se prolongea la +guerre de saison en saison. Cependant les Génois établissaient leur +croisière à la bouche de l'Arno, défiaient leurs émules et se vantaient +que ceux-ci ne venaient pas les braver si près de Gênes. En poursuivant +une flotte pisane ils débarquèrent (1126) à Piombino, ravagèrent le pays +et amenèrent les habitants en esclavage. Dans une autre rencontre, ils +allèrent chercher l'ennemi jusqu'en Sicile et dans le port de Messine +(1129). Les Messinois voulant s'opposer à la violation de leur +territoire, les Génois débarquèrent et s'attaquèrent à tout ce qui se +présenta devant eux. Dès ces temps, les droits de la neutralité n'étaient +pas interprétés par les plus forts autrement que de nos jours. Le roi de +Sicile fut obligé d'accourir pour s'opposer à ces audacieux étrangers, +et, à en croire leur annaliste, ils ne s'arrêtèrent que devant le palais +du prince, et n'abandonnèrent qu'à sa prière le butin qu'ils n'avaient +pas manqué de faire sur le chemin qu'ils avaient parcouru. + +Enfin le pape Innocent II entreprit d'éteindre une guerre qui troublait +l'Italie, qui détournait des soins dus à la conservation de la terre +sainte, mais surtout qui l'empêchait d'être secouru lui-même dans ses +querelles. Le pontife éleva le siège de Gênes à la dignité d'archevêché, +et, en vertu de l'égalité de titre et de juridiction, les deux métropoles +se partagèrent pour suffragants les évêques de Corse. C'était faire +gagner le procès aux Génois; mais ils avaient envoyé au pape huit de +leurs galères pour l'aider à remettre sous son joug les Romains révoltés. +La faveur des souverains pontifes s'arrêtait avec complaisance sur des +enfants du saint-siège, si dociles et si respectueux. Lucius II, dans son +court pontificat, se hâta de leur donner par une bulle la confirmation de +leurs propriétés et de leurs privilèges à la terre sainte, et, par une +autre largesse médiocrement coûteuse, il leur fit remise de la livre d'or +qu'ils payaient en tribut pour leurs possessions de Corse. Leurs +écrivains postérieurs ont beaucoup exalté ce don. Ils avaient besoin d'en +tirer la preuve que la seigneurie que Gênes s'arrogeait sur l'île n'était +pas imaginaire, qu'elle pouvait être réclamée en conscience et sans +péché. + +(1132) La guerre de Pise avait duré quatorze ans. Elle ne paraît pas +avoir affaibli Gênes, ni retardé ses progrès. En obligeant à des +armements continuels, en tenant la population maritime en haleine, elle +tendait le principal ressort de la grandeur de la république; elle +développait l'énergie. Au sortir de cette lutte, on voit les Génois +étendre leur prépondérance et porter fort loin leurs entreprises +maritimes, commerciales et guerrières. + +Quoique le comte de Toulouse eût enseigné à ses sujets le chemin de +l'Orient, il ne paraît pas qu'ils eussent été aussi diligents que les +Italiens à en rapporter le commerce. Les Génois étaient en possession +d'approvisionner de denrées et de marchandises étrangères la Provence, le +Languedoc, la Catalogne, et toute la côte espagnole. Les seigneurs les +rançonnaient quelquefois; mais parfois aussi, quand ces nobles +châtelains avaient besoin d'assistance, ils briguaient celle de ces +puissants navigateurs. Ceux-ci sentant leur force, habiles à ne pas +l'employer sans s'en assurer le prix, ne répugnaient pas aux occasions +d'accroître leur influence. Au nom du pape, leur secours fut sollicité +par Guillaume VI, comte de Montpellier. Il avait été chassé de sa ville, +favorisée dans sa révolte par le comte de Toulouse, Innocent II avait mis +d'abord la cité rebelle en interdit. Il excommunia ceux qui, dit sa +bulle, s'en faisaient appeler consuls; et avec eux le comte de Toulouse; +mais il fallait d'autres armes. Guillaume obtint (1143) des troupes du +comte de Barcelone et quatre galères des Génois. Ceux-ci, avaient eu à se +plaindre des exactions que le comte leur avait fait souffrir. Il fut +obligé, pour premier prix de l'assistance qu'il obtenait, de payer mille +marcs d'argent en restitution de ce qu'il avait exigé; et lorsque, avec +l'aide de ses auxiliaires et après un long siège, il fut enfin rentré +dans sa ville, les Génois, fidèles à leur système d'établissement, se +firent accorder des privilèges étendus pour leur commerce, l'exemption +des droits, et une enceinte franche pour leurs magasins1. + +(1144) La nièce du comte de Montpellier était dame de la petite ville de +Melgueil (Magdelonne); elle avait épousé le comte de Provence frère du +comte de Barcelone. Les Provençaux étaient alors en hostilité avec les +Génois qui leur reprochaient de favoriser les fréquents soulèvements de +Vintimille. Le comte de Provence eut peu d'égards pour les alliés de son +oncle; il arma contre eux, et essaya de prendre leurs navires à leur +approche du port de Melgueil; la tentative fut malheureuse, il fut tu +par les Génois. + +Cet événement ne rompit pas les alliances de sa famille avec la +république. Peu après, les comtes de Barcelone et de Montpellier +concouraient avec elle dans une très entreprise sur les côtes d'Espagne2. + +Par delà la Catalogne, elles étaient habitées par les Mores. Les +Génoisque le commerce et la course de leurs galères portaient par toute +la Méditerranée, négociaient sans scrupule avec les mahométans d'Afrique +et d'Espagne; mais quand la rencontre de quelque riche cargaison faisait +juger que le profit du corsaire passerait ceux du marchand, on traitait +les Sarrasins d'ennemis naturels des chrétiens, et on prenait leurs +vaisseaux. Les Sarrasins croisaient à leur tour; et, pour mieux dominer +sur les mers, ils avaient fait de Minorque le siège de leurs armements. +Les Génois essayèrent, seuls d'abord, de les chasser de cette île (1146). +Ils expédièrent vingt-deux galères et six grands vaisseaux, qui portaient +des tours mobiles et des machines. On y embarqua des combattants et même +cent cavaliers. Notre historien Caffaro, consul de cette année, fut le +chef de l'expédition, avec Hubert della Torre, qu'il demanda pour +adjoint. L'arrivée de cette flotte répandit la terreur dans l'île. Les +Mores ne firent pas longue résistance: on pilla, on enleva tout ce qui +fut rencontré. De là, profitant de ce qui restait de temps avant la +mauvaise saison, on passa sur la côte d'Espagne. On se présenta devant +Almérie. On s'empara d'abord de tous les vaisseaux qui étaient dans le +port; ensuite les machines furent dressées pour attaquer la ville. Elle +n'était pas préparée à la défense. Le roi de cette contrée demanda la +paix et offrit de l'acheter. On ne voulut lui vendre qu'une trêve. Elle +fut négociée au prix de cent trente mille marabotins3. Il en payait +vingt-cinq mille comptant. Des otages devaient répondre que le reste +serait acquitté dans huit jours. On apporta aux Génois les deniers du +premier payement. Mais, tandis qu'on les comptait, et que les vainqueurs +étaient attentifs à les partager à mesure, le roi more, profitant de la +préoccupation commune, s'était enfui, enlevant sur deux galères tous les +trésors qu'il avait pu réunir. Les assiégeants et les assiégés furent +également troublés de cette disparition. Les Sarrasins se choisirent un +autre chef, et protestèrent de leur bonne intention pour accomplir le +traité. Mais il ne fut pas en leur pouvoir de le faire, et au terme +convenu, leur impuissance ne laissa aux Génois que la triste ressource de +multiplier les ravages autour d'Almérie. Ils les exercèrent vingt jours, +sans que les portes de la ville s'ouvrissent. L'hiver approchait, il +était temps de remonter sur les galères. Le siège fut levé et l'on revint +à Gênes. + +L'annaliste consul, qui se complaît dans les détails de l'entreprise +qu'il avait commandée, passe si rapidement sur les conséquences qu'elle +eut dans les deux années qui suivent, que nous pouvons soupçonner qu'à +son retour on fut mécontent de lui, et qu'il le fut de la république. +C'était le temps où la démocratie et une sorte d'aristocratie +commençaient à lutter sourdement, et Caffaro paraît avoir été un des +ardents fauteurs de la dernière. Le peu de succès de son consulat était +une occasion favorable de le décrier. Être trompé par le More, avoir +laissé fuir une riche proie, aura pu être un double sujet de reproche. +L'expédition aura paru trop peu lucrative en proportion de la dépense. Il +est certain du moins qu'on balançait à retourner à Almérie. Il fallut +qu'Eugène III fît des efforts pour ranimer les courages contre les +infidèles (1147); tout le crédit de l'archevêque de Gênes y fut employé. +Il fallut aussi les sollicitations et les offres d'Alphonse VIII, roi de +Castille et de Léon, vivement intéressé à enlever aux Mores les places +maritimes de son voisinage. Des traités intervinrent, la guerre devait se +faire par des efforts communs. Les Génois avaient soin de stipuler, +suivant leur usage, que le tiers des conquêtes leur serait remis; +Alphonse promettait des troupes, et, comme il disposait de peu de forces +et qu'il comptait sur celles du comte de Barcelone, il se réservait de +confier à celui-ci le commandement de son armée; mais si les Génois +étaient mécontents de la coopération du comte, la faculté de se séparer +leur était réservée. + +Une fois l'impulsion donnée à Gênes, toutes les ressources furent +prodiguées au nouvel armement. Il se composa de soixante-trois galères et +de plus de cent soixante bâtiments de transport. On y monta en foule. On +augmenta le nombre ordinaire des consuls de la république pour porter à +la tête de l'expédition quatre d'entre eux, assistés de deux consuls des +plaids. Entre les premiers était Hubert della Torre, le compagnon de +Caffaro dans la campagne précédente. Guillaume, comte de Montpellier, +prit part à l'expédition avec Raymond Bérenger, comte de Barcelone. Il +paraîtrait que quelques Pisans s'y joignirent4. Quand la Catalogne et +l'Aragon furent en mouvement, les historiens espagnols disent que cette +guerre n'occupa pas moins de mille bâtiments, grands ou petits (1148). On +attaqua Almérie par terre et par mer; mais la résistance fut longue. +Alphonse était sans forces, l'argent manquait au comte de Barcelone, et +les troupes commençaient à déserter. Les Mores tâchaient de détacher à +prix d'argent les Castillans et les Catalans. Les alliés n'acceptèrent +pas ces offres corruptrices; mais les consuls génois se méfièrent de +l'effet de ces manoeuvres, et, pour le prévenir, ils brusquèrent l'assaut. +La ville fut prise de vive force. La bannière de Gênes y fut arborée avec +celles des deux comtes. Les Sarrasins, réfugiés dans un fort, se +rachetèrent au prix de trente mille marabotins. Dix mille femmes ou +enfants furent envoyés captifs à Gênes. Sur tout le butin on préleva cent +cinquante mille marabotins, consacrés à l'extinction de la dette +publique, estimée à dix-sept mille livres d'or. Le surplus fut réparti +entre les galères et les vaisseaux. + +Après la conquête, et dans Almérie même, les traités furent refaits; sans +doute que les Génois avaient, su se prévaloir de l'infériorité des +secours de leurs alliés pour faire mieux payer leur assistance. La +possession d'Almérie et de ses dépendances fut remise à Othon Bonvillani +au nom de la commune de Gênes, pour en jouir pendant trente ans. + +La flotte se rendit ensuite à Barcelone. On y tint parlement. Le terme de +l'autorité des consuls arrivait; on y fit un nouveau consulat pour +l'année. Deux des magistrats sortant de charge, della Torre et Doria, +retournèrent à Gênes sur deux galères chargées de l'argent réservé au +trésor de la république. Le reste hiverna en Catalogne pour entreprendre +le siège de Tortose à la nouvelle saison. Les machines des Génois, leurs +approches à travers tous les obstacles, déterminèrent la capitulation; +après une vaine attente de secours la place fut rendue. Le comte de +Barcelone, qui en prit possession, en remit un tiers au comte de +Montpellier et un tiers aux Génois. On trouve aussi qu'il fit don à +l'église de Gênes d'une île sur l'Ebre, voisine de Tortose. Plus tard les +Génois lui rétrocédèrent leurs droits sur la copropriété de la ville. + +Ces brillantes expéditions rendirent le nom de Gênes imposant pour tous +les peuples qui habitent les deux bords de la mer Méditerranée (1149). +Les princes mores voisins étaient obligés de rechercher, d'acheter même +l'amitié de ces nouvelles colonies. Sur la côte de Valence qu'infestaient +les corsaires, il suffit à Hubert Spinola de montrer cinq galères, et les +Mores, tirant à terre leurs bâtiments, demandèrent à traiter de la paix. +Boabdil Mahomet, roi de Valence5, reconnaît pour ambassadeur Guillaume +Lusio6, qu'il appelle un des principaux citoyens de Gênes. Il fait une +paix de dix ans avec les consuls, les magistrats et tous les sages +marchands de la république. Par amour pour elle, il donne aux Génois, +dans Valence et à Denia, des quartiers pour leurs magasins, où nul autre +qu'eux ne pourra habiter. Ils auront libre commerce et totale exemption +d'impôt; mais les étrangers qui viendraient négocier avec eux payeront +au roi ses droits ordinaires. Par une singulière concession, dans toutes +les terres du royaume de Valence, les Génois jouirent gratuitement d'un +bain par semaine. Enfin, pour prix de ces faveurs, ceux d'Almérie et de +Tortose promettent de ne pas offenser les sujets du roi; celui-ci donne +à la république dix mille marabotins; il prend un an de terme pour en +payer la moitié. Du surplus, Lusio a reçu et emporte avec lui deux mille +marabotins, tant en or qu'en étoffes de soie; les trois mille restants +seront soldés dans deux mois. + +La terreur était grande devant ces navigateurs victorieux. Un de leurs +navires marchands, qui revenait d'Alexandrie, rencontrant les galères +d'un prince sarrasin, avait refusé de se faire reconnaître. De +provocation en provocation, il s'ensuivit un combat que le marchand ne +pouvait soutenir. Il fut conduit en Sardaigne. Mais à peine les Mores +eurent reconnu que leur prise était génoise qu'ils s'alarmèrent des +suites de leur victoire, et restituèrent le navire et la cargaison sans y +toucher. Le juge ou seigneur de Cagliari, allié des Génois, médiateur +dans cette circonstance, renvoya le bâtiment à ses propres frais. Si, +malgré ces soins, la restitution ne compensa pas le dommage, c'est, dit +le pieux annaliste, qu'ainsi peut-être Dieu châtie ses enfants pour les +détourner de se livrer au commerce avec les infidèles. + + +CHAPITRE VII. +Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. Noblesse. + +La navigation des Génois au couchant n'arrêtait pas le cours de celle du +levant. Ils faisaient un trafic considérable dans les ports de l'empire +grec. Déjà leur assistance était briguée dans les fréquentes révolutions +de ce pays. L'empereur Manuel Comnène ne dédaigna pas de leur envoyer son +patriarche Démétrius, pour traiter d'une alliance avec la république. +Manuel se méfiait de l'empereur d'Occident Frédéric Barberousse, et +encore plus des entreprises des princes normands des Deux-Siciles. Les +croisades mettaient son empire en contact avec ces conquérants, et leurs +fréquents passages le menaçaient jusque dans Constantinople. Ses +successeurs en éprouvèrent bientôt le danger. Pour lui, il cherchait des +amis et des créatures en Italie1. A Gênes, il envoyait des présents; il +prodiguait les faveurs, et surtout les promesses. La république se fit +accorder par lui les privilèges dont les Vénitiens et les Pisans +jouissaient dans l'empire. Elle obtint la liberté du commerce, et, avec +une église, une enceinte de magasin, une cale de débarquement, le rabais +au vingt-cinquième des droits de douane, qui étaient perçus au dixième. +Prodigue d'engagements, l'empereur promit d'envoyer pendant dix ans cinq +cents perperi à la république, et soixante à son église2, avec des +ornements pour la commune et pour l'archevêque3. + +On voit qu'en toute négociation importante le consulat faisait la part de +l'église et de son pasteur. Choisis par leur troupeau et parmi leurs +concitoyens, les archevêques obtenaient toujours considération et crédit; +mais, confirmés et institués par les papes, il est naturel qu'ils aient +usé de leur pouvoir pour retenir leurs fidèles dans une soumission +habituelle envers la cour de Rome. Là aussi où leur dévouement était +connu et leurs secours appréciés, les Génois trouvaient une protection +paternelle. Quand ils croyaient avoir à se plaindre en Syrie, le pape +écrivait des lettres menaçantes au roi de Jérusalem et à ses barons pour +les obliger à respecter les droits de la république. Il écrivait aux +évêques de Nîmes, de Béziers et d'Agde, pour leur ordonner d'excommunier +leurs seigneurs s'ils ne rendaient à Gênes les sommes extorquées à ses +navigateurs. L'archevêque fut décoré du titre honorifique de légat +perpétuel dans la terre sainte, où il ne mit jamais le pied. A l'époque +où notre histoire arrive, ces démonstrations redoublèrent, et en même +temps le roi de Sicile, dont les navigateurs génois avaient fréquemment +éprouvé de vexations, se rapprochait d'eux sensiblement. La venue du +redoutable empereur Frédéric Barberousse, dont l'incursion soulevait +l'Italie, était la cause de ces nouvelles dispositions. L'occasion fut +saisie. Guillaume Vento et Ansaldo Doria furent expédiés en Sicile. Un +traité favorable fut conclu. Le roi en jura l'accomplissement devant eux; +ils s'engagèrent à le faire jurer dans Gênes à leur retour par trois +cents notables. Les avantages étaient pour les Génois. Leur serment ne +les obligeait qu'à ne conspirer ni la mort ni la détention du roi, et à +indemniser la Sicile des déprédations que quelques-uns de leurs +navigateurs pourraient commettre. Mais, dit l'historien, ce n'est là que +ce que sans traité ni serment, la justice de la république accorde à tout +le monde; et la négociation faisait acquérir sans rien céder (1157). + +Ce traité fait avec Guillaume, roi de Sicile4, est tout commercial et +nous donne une idée précise du négoce de ce temps. Un droit était perçu +dans le port de Messine, probablement à l'entrée des bâtiments; les +Génois en sont exemptés; à l'exportation ils doivent un tarin pour deux +ballots de marchandises ou pour quatre sacs de blé, mais ils ne peuvent +prendre du grain que pour le porter à Gênes et nullement pour en +trafiquer. Arrivant en Sicile d'Alexandrie ou de Syrie, et soit des +terres des chrétiens, soit de celles des mahométans, ils doivent trois +pour cent de la valeur des cargaisons qu'ils vendent; ce qu'ils +remportent invendu ne doit rien. A Palerme, ils doivent, à l'entrée, un +tarin et demi par cent livres de cuir ou par cent livres de coton. La +sortie est gratuite. Ils doivent un vingtième de la valeur des draps +qu'ils apportent de chez eux; les autres articles, s'ils ressortent +invendus, sont francs d'impôt. + +Par la notice de ces traités et des expéditions lointaines que nous avons +indiquées, il semble qu'on peut prendre l'idée d'une nation formée et +consistante. L'importance génoise paraît l'emporter, du moins dans les +parties occidentales de la Méditerranée, sur celle de Pise. Mais cet +empire qui s'étend au loin est encore troublé et disputé dans la Ligurie. +Cependant on commence à sentir une force capable de faire plier des +voisins indociles. + +Les comtes de Lavagna, vers la fin de la guerre pisane, avaient donné de +l'inquiétude sur une frontière qui touchait à celle de l'ennemi. Des +capitulations les liaient aux Génois, mais leur foi était devenue +douteuse; ils étaient armés, on les soupçonna d'intelligence avec Pise +qui pourrait leur donner la main. On marcha sur leur territoire, on le +dévasta; le château de Rivarola fut bâti pour dominer leurs possessions. +Eux-mêmes jurèrent obéissance perpétuelle au consulat. Cinquante ans +après, nous trouvons, sous le nom de Fiesque, leur famille, divisée en +plusieurs branches, établie à Lavagna, et dans Gênes au rang des +citoyens; il est probable qu'à la paix et à la soumission dont nous +venons de parler quelques-uns d'entre eux vinrent à la ville comme otages +et furent forcés d'y accepter le domicile et la bourgeoisie. + +Dans la province occidentale on avait également profité de ce que les +forces et l'attention de la république étaient occupées au dehors. +Vintimille, se débattant sous le joug, le secouait à chaque occasion +favorable. Cette ville avait des seigneurs, et ils avaient été réduits à +faire hommage de leur seigneurie à saint Cyr et à prêter serment à la +commune de Gênes. Mais quand on fut libre de soins extérieurs, on revint +sur ce traité qui avait cessé d'être exécuté fidèlement. Les comtes +furent accusés d'y avoir forfait. Leur ville fut assiégée par terre et +par mer; elle fut prise, dit l'annaliste, à la gloire de Dieu et de la +commune de Gênes. Les habitants subirent le serment d'obéissance. +Quelques années après, Guido Guerra, l'un des comtes, accepta le domicile +à Gênes et donna ses terres à la république pour les reprendre d'elle en +fief. Il en reçut l'investiture dans un parlement solennel où, après +avoir exigé son serment, les consuls le revêtirent de pourpre. Ce +singulier jeu de fief était usité. D'autres seigneurs féodaux en avaient +donné l'exemple dans la même contrée. Ils avaient consenti à vendre leurs +domaines à la république, à condition d'en devenir les détenteurs à titre +de vassaux. Frédéric Barberousse, qui se regardait comme le seigneur +dominant de l'Italie entière, et que ces translations privaient de +l'hommage immédiat, fut obligé bientôt après de défendre à ses vassaux de +tels marchés sous peine de la perte de la main droite. + +Nous avons vu en quoi consistait le droit, ou plutôt l'obligation du +domicile. Celui que jurait la compagnie était supposé devenir habitant de +la ville de Gênes. Il n'en était censé absent que par permission; et les +consuls pouvaient l'obliger à y paraître à la première sommation. + +C'est ainsi que peu à peu sous la prépondérance d'une commune de +marchands s'abaissait l'orgueil des nobles châtelains cantonnés autour +d'elle. Ils s'en indignaient; alternativement ils prêtaient et +faussaient le serment de fidélité. Mais ils retombaient dans la +dépendance; et la soumission leur était d'autant plus onéreuse qu'elle +était moins sincère. + +Othon de Fresingue, témoin et narrateur des expéditions de son neveu +l'empereur Frédéric, remarque, en le déplorant, que les cités d'Italie +avaient étendu leur domination sur les territoires dont elles étaient +entourées. Il restait à peine un seigneur assez puissant pour avoir sauvé +son indépendance. Dans la haute Italie, dit-il, il n'y avait presque que +le marquis de Montferrat qui eût évité le joug des villes. Elles +obligeaient les autres nobles à prendre place dans leurs communautés +organisées avec un reste des institutions romaines. Elles se régissaient +par leurs consuls, magistrats que pour la plupart on ne laissait en place +qu'un an, tant on était jaloux du pouvoir qu'on leur confiait. Par le +même sentiment on ne réservait pas ces magistratures aux ordres +supérieurs. On prenait les consuls indifféremment parmi les capitaines +(les grands seigneurs), les vavasseurs et le peuple. Pour assujettir +leurs voisins, ces municipalités ne craignaient pas d'admettre à la +chevalerie et aux dignités la jeunesse des rangs inférieurs, jusqu'aux +fils des artisans ignobles, gens que les autres nations repoussent comme +une peste de toutes les occupations honorables ou libérales. C'est ainsi +que s'exprime la hauteur tudesque du noble évêque. Dans l'orgueil +méprisant de son antique noblesse, il voit chez ces républicains une +véritable rouille de barbarie, et cependant, dit-il encore, c'est par ces +moyens que ces villes surpassent celles du monde entier en richesses et +en puissance. + +Ce tableau répond très-bien à l'état où Gênes nous apparaît à la même +époque et à ses rapports avec les seigneurs de son voisinage. Nous +remarquons seulement que si les autres communes avaient obligé leurs +nobles voisins à prendre une résidence réelle dans leurs villes, les +Génois avaient fait peu d'usage de ce droit, et vraisemblablement ils +auraient pris plus d'ombrage que de confiance du séjour habituel parmi +eux de personnages trop élevés. Si ailleurs ces nobles participaient au +consulat, on n'en voit aucun exemple à Gênes. Dans les fastes consulaires +on ne trouve aucun de ces marquis ou de ces comtes dont nous avons eu +occasion de parler, ni rien qui ressemble à des noms de seigneurs. Les +Fiesque eux-mêmes ne paraissent mêlés à la conduite des affaires qu'à une +époque postérieure, après qu'un des membres de la famille a été élevé à +la papauté. À la venue de Barberousse tout était encore, dans Gênes, +municipal et bourgeois. + +Les occupations maritimes, qui avaient fait la force de toutes les +principales familles, ne s'accordaient pas avec les établissements de +châteaux et avec les devoirs ou les habitudes des possesseurs de fiefs. +Sans doute les maisons les plus riches acquirent des terres autour de +Gênes, et, à mesure que les chefs devinrent plus éminents, leurs fermiers +et leurs paysans formèrent autour d'eux une clientèle dépendante; nous +en verrons des effets. Mais il n'y a aucune trace de l'érection de leurs +domaines en seigneuries proprement dites; tandis que Gênes est entourée +de fiefs impériaux dans ses montagnes, il n'y a pas sur son territoire +propre un seul lieu qui ait un titre et dont ses possesseurs aient +affecté le nom. + +Il ne paraît pas que l'ordre de chevalerie y fut conféré, comme l'évêque +de Fresingue le reproche des autres villes. Le service de la mer laissait +peu de place et moins de prix à la milice qui ailleurs ennoblissait le +cavalier. Mais, dans la carrière civile, ceux qui donnaient à leurs +nobles voisins des investitures, et des mains de qui des comtes +recevaient la pourpre; ceux qui faisaient de leur ville une suzeraine +respectée, une domination comptée entre les puissances, pouvaient bien +s'attribuer les honneurs que les autres nations accordaient à l'épée et à +la féodalité. Seulement on ne nous en dit rien à cette époque. + +Quoi qu'il en soit, ces marchands, ces bourgeois avaient été, en Syrie, +les compagnons des chevaliers et des nobles. Cette fréquentation, et +l'effet naturel des richesses qui avaient rompu l'équilibre entre les +citoyens, ne pouvaient manquer de donner carrière à l'ambition. Nous +touchons au moment où, par une transition insensible, de l'égalité d'une +commune sortit une noblesse, et d'une pure démocratie une aristocratie +régulière. Ce passage est difficile à saisir, car on ne nous en a laissé +aucun monument. L'événement se présente à nous, la date en paraît fixée à +l'année 1157. Mais les moyens et les progrès de cette entreprise ont +besoin d'être recherchés là où les annalistes n'ont pas même cru les +avoir révélés. + +L'origine de la noblesse à Gênes est incontestable. Les premières +familles à qui l'opinion déféra ou laissa usurper cette distinction sont +les mêmes dont le nom se recommande par le plus fréquent retour dans la +liste des consuls depuis 1101. Ainsi, de la seule inspection de ces +fastes, on peut conclure la justesse de la réflexion de Stella, historien +de la fin du quatorzième siècle, mais instruit, et le moins servile des +écrivains du pays, qui avait fait de grandes recherches sur les époques +antérieures, et qui s'était aidé des traditions et des mémoires +domestiques. «Alors, dit-il en parlant des temps anciens, on ne +distinguait pas le peuple et la noblesse. Une seule dénomination +confondait tous les citoyens. Mais avec le temps, les descendants des +familles qui avaient exercé la magistrature se sont appelés nobles5.» + +Dans ces anciens noms, il en est qui sont encore portés, de nos jours, +avec un juste orgueil, après huit siècles complets d'illustration. Guido +Spinola était un des consuls de la compagnie qui, en 1102, présidait à +l'armement pour la terre sainte. Immédiatement après, on voit paraître +des Defornari, des Mari, des Negri, Vento, Grillo, et bientôt Anselme +Doria. Après les pères, on voit les fils arriver aux emplois ou au +commandement des flottes. Avec les familles encore existantes, on trouve +l'origine de celles qui se sont éteintes, mais dont on suit la trace +honorable, comme des Embriaco, Usodimare, Malocelli. Enfin la scène va +être occupée par les Avocati et les Volta dont les noms semblent perdus, +parce que c'est sous d'autres titres que nous sont connus les descendants +de ces familles. Stella nous avertit que les Avocati sont les mêmes que +les Pevere (Piper) et que, mêlés avec les de Turca, autrement de Curia, +ils sont devenus les Gentile. Les Volta et les Malone réunis sont devenus +les Cattaneo. Si l'on ne voit, dans les temps anciens, ni Imperiali ni +Centurioni, c'est que sous ces dénominations se sont confondues, dans des +temps un peu moins reculés, des familles non moins antiques que celles +qu'on vient de nommer. + +L'annaliste Caffaro fut aussi l'un de ceux qui ouvrirent la porte des +honneurs à leurs descendants: il laissa sa famille au rang des nobles. +Peu de personnages, en son temps, prirent aux affaires une part aussi +active. Il vécut quatre-vingt-six ans. A trente ans nous l'avons vu à +Jérusalem et à Césarée; à cinquante il fut porté au consulat dès la +première année où cette magistrature prit une assiette régulière. On +trouve son nom six fois sur la liste des consuls de la république, et +deux fois parmi les consuls des plaids. Il devait avoir soixante et +treize ans quand, dans son dernier consulat, il alla régir l'expédition +lointaine de Minorque et d'Almérie. Il fut chargé depuis des missions les +plus importantes et les plus délicates. La mort le surprit dans toute +l'activité du patriotisme ou de l'ambition, et sans que ses facultés +eussent paru baisser. Ce témoin si essentiel des faits, cet acteur des +scènes les plus intéressantes pendant près de soixante ans, a écrit ce +qu'il a vu, et Gênes ne nous fournit pas d'autres mémoires contemporains. +Ceux-ci ont encore un caractère remarquable, l'authenticité officielle. + +Ce sont ces annales qui renferment d'abord la liste complète des consuls +année par année; mais si elles sont précieuses, elles laissent beaucoup à +désirer à notre curiosité, et elles ont des réticences évidentes. + +Depuis le commencement de l'ouvrage, jusqu'au siège d'Almérie, le récit +propre à chaque année est plus ou moins étendu. A partir de cette époque, +l'auteur semble s'être imposé silence. La chronique des sept années +suivantes ne contient plus que le nom des consuls. A la première, il +ajoute seulement que les Génois ont pris Almérie, qu'il ne saurait tout +raconter et qu'il s'en remet aux histoires qu'en écriront les sages +témoins de l'événement. L'année suivante, Tortose a été prise (1145); il +n'en dit pas davantage, et il passe outre6. Pour les quatre ans qui +suivent (1153), il n'y a pas un mot de plus que la liste des magistrats, +quand tout à coup l'écrivain se réveille, et certes le tableau qu'il nous +trace de la république au commencement de l'année 1154 nous fait bien +voir que la matière n'aurait pas manqué à l'annaliste pour les années +précédentes, si son silence n'eût été affecté. La république ne possédait +plus de galères; l'administration était sans ressources. Tous les revenus +étaient aliénés, les terres, les péages, les douanes, les droits du port, +les revenus du pesage, du mesurage, de la monnaie. Les citoyens étaient +riches sans doute, puisqu'ils avaient prêté sur ces gages, mais eux-mêmes +paraissaient tombés en léthargie, tandis que l'État ressemblait à un +navire sans pilote abandonné parmi les flots. Telle était la situation où +les derniers temps (ces temps sur lesquels Caffaro avait gardé le +silence) avaient réduit la chose publique, que les consuls qu'on venait +de nommer refusaient de prêter serment et s'excusaient d'accepter leur +office. Un Doria, un Spinola étaient parmi eux; leur découragement était- +il sincère? L'approche du redoutable Barberousse l'avait-il accru? Ou +seulement ces magistrats ambitieux voulaient-ils être sollicités et +marchander un plus grand pouvoir? Voulaient-ils mettre le gouvernement +hors des mains du peuple, ou affranchir leur dignité de sa tutelle? Leur +refus devint un grand événement. Le public s'en émut. L'archevêque vint +sur la place réprimander leur égoïsme et leur imposer le consulat en +punition de leurs péchés: le peuple les força de prêter serment. Ils le +firent par honneur pour la ville. Mais à peine ils furent entrés en +charge, c'est eux qui se firent obéir, qui contraignirent les citoyens à +vivre en paix: obligation qui, en ce temps, semble leur avoir été +nouvelle. Des galères furent construites. Dès le commencement de leur +consulat quinze mille livres de dettes furent payées. Avant la fin de +l'année, les revenus engagés furent tous retirés des mains des +créanciers. Tout prend une vie nouvelle, et alors l'annaliste, après sept +ans de réticence, donne carrière à sa plume. Il annonce, comme s'il +commençait un ouvrage nouveau, qu'il va écrire les choses dont il est +témoin, et il les croit dignes d'être connues du présent et de l'avenir. + +Or quelles étaient ces grandes choses? On les aperçoit en y regardant de +près. La démocratie perd du terrain; les affaires ne sont plus du +peuple, mais du gouvernement. Les ambassadeurs envoyés à l'empereur, au +pape, rendent aux seuls consuls le compte mystérieux de leur mission. Les +consuls en transmettent les secrets à leurs successeurs. Ces magistrats +qui avaient reculé devant leurs fonctions pour les saisir avec une +autorité nouvelle, auteurs de vastes plans que le cours d'une année ne +leur avait pas suffi à réaliser, y associent ceux qui les remplacent, et +leur confient des instructions secrètes pour continuer leur système. La +gradation des termes doit même être re-marquée surtout dans un écrivain +fauteur évident de la révolution aristocratique. Dans les chroniques de +plus de cinquante ans, depuis le commencement du douzième siècle, Caffaro +n'a jamais trouvé un mot pour désigner deux classes de citoyens; quand +on marchait contre les Pisans, il n'y avait encore de distingués que ceux +qui portaient des cuirasses blanches comme la neige. Si une seule fois il +est écrit que les consuls s'embarquèrent avec une très-noble escorte, ce +n'est là qu'une épithète et non une qualification. Mais maintenant nous +entendons à chaque pas parler des meilleurs de la ville, et bientôt ce +n'est plus une dénomination vague, c'est le nom d'une classe. On a pris +parmi ces meilleurs des ambassadeurs; et Caffaro, qui est du nombre, se +donne cette qualité à lui-même, comme un titre convenu qui vient à son +rang dans l'État et que la modestie ne peut empêcher de prendre. D'année +en année, on voit les magistrats, travaillant tous dans le même sens, +s'attacher à circonscrire le choix de leurs successeurs dans cette classe +de notables qui tend à devenir une caste privilégiée. Enfin, ceux de 1157 +ayant réussi, comme Caffaro s'en vante expressément, à diriger l'élection +du consulat, et à le faire tomber aux mains des meilleurs, un seul mot +des annales nous fait voir qu'alors un changement fut opéré. Les consuls +firent jurer une compagnie nouvelle. On se souvient que la constitution +de la commune de Gênes avait été une sorte de société dont les armements +pour les croisades furent le principal intérêt. Nous ne savons si ce +pacte social était écrit, ou simplement consacré par la tradition. Mais +le voici renouvelé, la charte municipale est refaite sous l'influence des +meilleurs, qui ont tiré à eux le consulat; cette charte est jurée. C'est +là une circonstance remarquable, et, puisqu'elle coïncide avec le temps +où le gouvernement a repris une nouvelle vigueur, où il s'est resserré, +où les maisons en crédit s'attribuent des distinctions ostensibles, nous +pouvons conclure que ce nouveau pacte, s'il ne consacra pas l'usurpation, +renferma plus ou moins implicitement le germe du pouvoir et du privilège +aristocratique. Telle fut la solennité de la compagnie nouvelle, que +Caffaro se glorifie d'avoir prononcé en un même jour trois harangues, +pour les consuls sortant de charge, pour ceux qui entraient en fonction, +et pour le peuple génois, en invoquant sur la cité les premiers dons du +ciel, la paix et la concorde. + +Dès ce moment, la dénomination de noble commence à paraître et à +remplacer celle sous laquelle elle avait été cachée. Dix ans après, un +annaliste, successeur de Caffaro, consacre expressément son oeuvre à un +double but, l'utilité de la république et l'émulation parmi les nobles7. + + +LIVRE DEUXIÈME. +FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES DE SYRIE. - +COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. +1157 - 1190. + +CHAPITRE PREMIER. +Frédéric Barberousse. + +L'an 1154, l'empereur Frédéric Barberousse était descendu en Lombardie: +à son approche l'Italie entière fut en confusion. C'est l'année même où +Gênes ne trouvait plus de consuls qui osassent la gouverner. Mais on a vu +qu'il se rencontra des magistrats fermes en même temps qu'ambitieux, qui +se firent de leur résistance affectée un titre à de plus amples pouvoirs. +Cette autorité qui fonda l'aristocratie était tombée dans des mains +habiles, si nous en jugeons par la conduite tenue dans les rapports avec +Frédéric, et par l'impulsion donnée aux citoyens. + +Depuis longtemps les empereurs et les papes s'étaient fait la guerre, et +leur discorde avait bouleversé l'Italie. Les premiers se croyaient +toujours successeurs des Césars et surtout rois de Rome. L'évêque de +cette métropole de l'Occident n'était pour eux qu'un sujet qui ne pouvait +être ni élu ni installé sans leur congé. A son tour, le successeur de +saint Pierre se croyait supérieur au souverain temporel; et le titre +d'empereur ne se prenant qu'après le couronnement dans Rome, les papes en +possession d'en accomplir la cérémonie regardaient le monarque qui venait +se prosterner à leurs pieds comme un candidat qui n'allait tenir la +couronne que de leur acquiescement à son élévation. La querelle longue et +sanglante des investitures avait été enfin étouffée après des malheurs +et des affronts réciproques. A son issue, les papes se trouvaient en +jouissance d'une souveraineté territoriale considérable; mais ils +n'étaient pas les maîtres de Rome où était leur siège épiscopal, et ils +s'en indignaient. Là, les empereurs, quoique absents, faisaient sentir le +poids de leurs prétentions souveraines toujours vivantes. Sous leur +influence les grandes familles romaines réprimaient l'ambition des +pontifes, et le peuple lui-même y opposait des souvenirs de république de +temps en temps réveillés. Ces agitations et l'impuissance où les +empereurs allemands avaient été de rendre effective, par une +administration suivie, leur souveraineté sur les Italiens, avaient +habitué chaque ville à un régime municipal tout à fait libre. On ne +proclamait pas une indépendance absolue de tout devoir envers le chef de +l'empire, mais l'obéissance, rarement réclamée, avait cessé d'être +connue. + +Cependant la venue d'un nouvel empereur, se rendant à Rome pour son +couronnement, était une époque de crise. Suivant l'usage, ses envoyés, le +précédant, se répandaient dans toutes les cités pour rappeler aux peuples +leurs devoirs, surtout pour exiger des tributs que d'Allemagne en eût +vainement réclamés, et dont l'approche du prince et de ses forces rendait +seule la levée possible. L'empereur convoquait tous ses vassaux pour +grossir son cortège, et pour venir renouveler les serments d'obéissance +et de fidélité. Il les appelait aussi pour leur rendre la justice dans sa +cour. + +Frédéric Barberousse était jeune, vaillant, avide de gloire et de biens; +il venait en force, et il amenait avec lui des docteurs disposés à +l'assurer qu'il était le maître absolu de toutes choses dans l'empire. +Son langage était conforme à ces maximes: souvent ses actions y +répondaient. Les Italiens le regardaient d'avance comme le chef +impitoyable d'une horde de nouveaux barbares. + +Il trouvait pourtant des partisans. Ces villes si multipliées dans la +haute Italie, en se gouvernant en républiques indépendantes, étaient +ennemies l'une de l'autre. Elles se faisaient la guerre; les plus fortes +opprimaient les faibles, et les opprimés ne manquèrent pas de recourir à +l'empereur, dont la politique s'en fit autant d'appuis. + +Gênes, protégée par son éloignement, n'avait pris aucune part aux +rivalités lombardes, ni aux querelles de l'investiture. Ses pieux +habitants penchaient évidemment pour les papes, mais ils avaient évité +d'offenser les empereurs. + +Leurs premiers rapports avec Frédéric n'eurent rien que de bienveillant. +Comme les autres, ils députèrent vers lui. Caffaro et un archidiacre lui +furent envoyés avec des présents. Les dépouilles des Sarrasins d'Espagne, +les riches tissus de soie d'Almérie, les lions, les autruches et les +perroquets d'Afrique firent l'admiration de la cour impériale. L'empereur +reçut les députés avec bonté. Loin de leur faire aucune injonction, il +évita d'entrer en discussion sur ses droits, il leur témoigna son estime +pour leur ville; enfin, dit l'ambassadeur historien, il leur confia ses +projets les plus secrets. + +La suite nous fait connaître et la nature de ces projets et les motifs de +tant de ménagements. Frédéric convoitait les Deux-Siciles. Il n'avait +point de flotte; il fallait s'aider des Génois ou des Pisans, et de tous +deux s'il était possible. Les ouvertures qu'il fit aux envoyés de Gênes +sont ces secrets mystérieusement rapportés aux consuls, et que ces +magistrats transmirent à leurs successeurs en les dérobant au peuple. Le +véritable usage qui en fut fait à Gênes paraît avoir été de les dévoiler +au roi normand de Sicile, pour tirer parti de ses craintes afin d'obtenir +de lui le traité avantageux dont nous avons déjà parlé. La négociation en +fut probablement ouverte dès lors; elle fut terminée quand, peu après, +Gênes, se voyant plus menacée par Frédéric, s'engagea plus avant dans la +cause des papes. + +(1155) Milan fut la première ville qui brava la colère de Frédéric. +Ensuite Tortone, qui avait embrassé la cause des Milanais, fut la victime +de cette alliance. L'empereur l'assiégea, et, après de longs combats, il +s'en rendit maître, la ruina de fond en comble et en chassa les +habitants. Dans cette expédition il avait appelé tous ceux qui lui +devaient obéissance. Les Génois ne se pressèrent pas de marcher, malgré +les menaces portées contre les réfractaires. Des voisins, qui avaient +fait leur soumission, et qui devenaient jaloux de les voir s'en +dispenser, les pressaient avec une amitié affectée de ne pas exciter la +colère de l'empereur qui avait déjà manifesté son déplaisir. Mais les +moyens dilatoires n'étaient pas encore épuisés, et ceux-là ont été de +tout temps agréables, souvent utiles, à un peuple accoutumé à marchander +en toute chose. Ses consuls furent mandés: l'un d'eux, accompagné +d'autres envoyés, se rendit aux ordres de Frédéric; mais cette entrevue +fut encore pacifique. La discussion des droits et des devoirs s'ajourna +d'elle-même: en renvoyant les députés, il les assura de l'intention où +il était d'honorer Gênes au-dessus de toutes les villes d'Italie. Tout le +pays se divisait en deux alliances, pour ou contre lui; ou voit qu'il +voulait attirer les Génois dans la sienne. D'ailleurs le temps lui eût +manqué pour les réduire par la voie de la rigueur. Il n'ignorait pas que +les consuls avaient fait des préparatifs de défense. On commençait à +élever des murailles. Tous les hommes de la ville et de son district, en +état de servir, étaient requis, en vertu de leur serment de citoyens, de +se tenir prêts à s'armer. On avait déjà envoyé quelques forces dans les +châteaux placés entre Gênes et Tortone. + +Frédéric, reçu par le pape, fut couronné à Rome avec cette circonstance +singulière, que les Romains ne voulurent pas lui ouvrir leurs portes. Il +fallut en occuper une par surprise dans un quartier éloigné, barricader +les issues qui communiquaient avec le reste de la ville, brusquer la +cérémonie d'un couronnement furtif, et se hâter de regagner la campagne, +tandis que le peuple furieux forçait les barrières: étrange solennité +par laquelle était conféré le titre fastueux d'empereur des Romains. +Poursuivi en se retirant, Frédéric s'éloigna; les combats, les maladies, +la lassitude et la désertion des vassaux qui l'avaient accompagné, +l'obligèrent à prendre le chemin du retour; il le marqua par des +ravages. Mais, parvenu devant Ancône, il cessa d'avoir une armée. Ce ne +fut pas sans danger qu'avec une simple escorte il put sortir de l'Italie +et regagner l'Allemagne. + +(1156) Ce départ, après un an de séjour et de domination violente, était +un événement considérable pour tout le monde. Les faibles respirèrent, +les opprimés levèrent la tête; les Milanais rebâtirent Tortone et +attaquèrent ceux de leurs voisins qui s'étaient donnés à Frédéric. Ce fut +le premier signal du nouveau caractère que prirent les rivalités +italiennes, et l'époque de la séparation de ce pays en deux partis +permanents et irréconciliables, les fauteurs et les adversaires de +l'autorité impériale, animosité qui, après avoir opposé ville à ville, +porta bientôt la division de famille à famille dans une même cité. + +Les Génois n'étaient entrés dans aucune alliance, ni contre l'empereur ni +pour lui. Ils se tenaient encore séparés de la politique lombarde: leur +indépendance était leur unique pensée; et s'ils s'étaient vus assurés de +la sauver, ils auraient accordé peu d'intérêt à la cause de la liberté du +reste de l'Italie. Echappant d'abord à la nécessité d'aider Frédéric dans +ses projets contre la Sicile et la Pouille, ils gagnaient à l'événement +de ne pas se commettre avec Guillaume, roi de ces pays. Le commerce +considérable qu'ils y exerçaient avait été récemment assuré par le traité +qu'ils venaient d'obtenir de lui. Mais aussi Frédéric, n'ayant plus +besoin d'eux, allait avoir ce motif de moins pour les ménager, et cet +empereur redoutable menaçait de repasser les Alpes. La république ne +regarda la paix où elle se voyait que comme une trêve dont elle devait +profiter pour se mettre en état de défense. (1158) En effet, l'empereur +revint dans cette Italie qu'il avait appris à regarder comme un digne +objet de son ambition. Sa querelle avec Milan recommença aussitôt. Après +des succès divers et de grands efforts des deux côtés, les Milanais +affaiblis furent obligés de se rendre. Enflé de ses succès qui +intimidaient toutes les cités, Frédéric alla tenir son parlement solennel +à Roncaglia. Tous ses vassaux et dépendants y comparurent: il y dicta +ses lois: les jurisconsultes impériaux les rédigèrent dans le plus +impudent système de despotisme absolu, et l'assemblée y donna un +consentement servile. Là, il fut décidé qu'en présence de l'empereur +cesse toute dignité, toute magistrature; que tout pouvoir indépendant, +toute liberté publique sont nécessairement des usurpations sur l'autorité +du souverain; qu'à lui seul appartenaient les duchés, les comtés, les +magistratures; à lui seul le droit d'imposer des tributs, tous les droits +des monnaies, des ports, des douanes, des péages, des moutures; tout +profit dérivant des rivières; enfin, non-seulement le cens sur le revenu +des terres des particuliers, mais encore sur leurs têtes. Dans les +campagnes, excepté les boeufs du labourage et la semence des terres, il +n'est rien que les armées de l'empereur ne puissent prendre à leur +bienséance, à concurrence de leurs besoins. C'est la ce que les évêques, +les grands, les députés des villes s'empressèrent de reconnaître d'une +seule voix, en résignant leurs titres et leurs privilèges. Mais le droit +une fois constaté, et tous ces biens recensés sur les registres du fisc, +l'empereur fut si généreux qu'à tous ceux qui eurent des titres bien +réguliers, il daigna rendre leurs propriétés; celles qui ne furent pas +remises gratuitement assurèrent à l'épargne impériale un gros revenu +annuel, dont le latin classique des chroniques fait une somme de plus de +trente mille talents. + +L'empereur se réserva de nommer, à l'avenir, les consuls et les podestats +des villes, toutefois avec l'assentiment des citoyens. Il défendit les +guerres privées entre les cités, et dans leur intérieur entre les +habitants. Citant tout le monde à sa cour, il rendit ou fit rendre la +justice aux particuliers. C'est à cette occasion qu'il donna un exemple +qui servit bientôt, et pour longtemps, de règle générale; le juge assigné +à une ville fut nécessairement pris dans une ville différente. Surtout +Frédéric se fit justice à lui-même; il infligea arbitrairement des +peines et des amendes aux réfractaires, à la contumace et à la +négligence. + +Les Génois se virent appelés à ce tribunal menaçant, et le temps se +trouva venu de défendre ou de perdre cette liberté si chère au peuple. On +leur reprochait de n'avoir fourni aucun contingent aux forces impériales +pendant le siège de Milan. On les accusait, ainsi que les Pisans, d'avoir +contrarié par leurs intrigues le succès des envoyés de l'empereur dans la +Sardaigne et dans la Corse, que Frédéric regardait comme des dépendances +de l'empire. Gênes et Pise, qui s'en disputaient la domination, n'avaient +eu garde de contribuer à y faire régner un autre maître. Les Génois +continuèrent à plaider leur cause de loin, sans comparaître à Roncaglia. +On les pressait d'envoyer des otages et des tributs, ils n'envoyèrent que +des représentations. Ils rappelaient les services rendus à l'empire +pendant plusieurs siècles; la garde des côtes depuis Rome jusqu'à +Barcelone leur avait été confiée; ils en avaient repoussé les barbares, +et ils en écartaient encore les Sarrasins. A eux était due la sûreté de +l'Italie, et cette garde leur coûtait plus de dix mille marcs: n'était-ce +pas un tribut suffisant? Et quelle autre contribution pourraient-ils +devoir? Ils n'ont de l'empire qu'un territoire sans produit, incapable de +les nourrir. Leurs subsistances, leurs ressources ne sont que dans ce +commerce qu'ils font au loin et que les étrangers soumettent à d'énormes +impôts; et n'est-ce pas une loi des empereurs romains que, si eux seuls +lèvent des tributs dans leur empire, ils n'ont rien à prétendre sur ce +qui contribue ailleurs? Gênes doit hommage et fidélité à l'empire, et +rien de plus. + +On voit que dès ces temps-là les Génois ne manquaient ni d'adresse, ni +même d'arguties. Ces raisons, que les consuls tâchaient de faire valoir, +le peuple les répétait avec un patriotique enthousiasme. Frédéric +entreprit de vaincre la résistance d'une cité indocile. Elle lui semblait +incapable de tenir contre la moindre attaque. De riches quartiers qui +s'étaient établis en dehors de ses anciens murs, et que rien ne couvrait, +en faisaient une place sans défense. Il crut n'avoir qu'à s'en approcher +avec ses forces. Ce mouvement eut l'effet le plus contraire à son +attente. Un soulèvement universel éclata contre ses menaces; tout se mit +sérieusement en défense. Une enceinte projetée autour des nouveaux +quartiers avait été déjà tracée; tout à coup le mur s'élève et la +population entière accourt à l'ouvrage. Le jour, la nuit, hommes et +femmes traînent les pierres et le sable. On fit, en une semaine, dit +l'annaliste, ce qu'une autre ville n'eût pas fait en un an. Là où le +temps manque pour exhausser le rempart, on construit des palissades et +des redoutes avec les bois et les mâtures des navires. En quelques jours +la ville a des défenses à l'abri d'un coup de main. Les consuls, qui +savent par où pourrait faiblir la résistance du peuple s'il se voyait aux +prises avec des troupes exercées, soldent des archers et des +arbalétriers, les placent au dedans, au dehors, et sur tous les points de +la montagne. + +A cette démonstration courageuse, l'empereur s'arrête et se modère enfin. +Parvenu au château du Bosco, il ne passe pas au delà, il demande une +ambassade des Génois, promettant de leur prêter une oreille indulgente. +L'un des consuls et quelques sages, au nombre desquels est encore le +vieux Caffaro, se présentent sur cet appel et sont favorablement reçus. +La crise se termine par un accord, ou, si l'on veut, par une trêve, car +un terme jusqu'à la fête de saint Jean y est exprimé. La construction +tumultuaire des murs de Gênes doit cesser. Un serment de fidélité sera +prêté par quarante notables entre les mains des délégués impériaux, qui +viendront le recevoir dans le palais de la république: mais les devoirs +de cette fidélité ne comprendront ni l'obligation d'aucun service +militaire, ni le payement d'aucune contribution. Les Génois s'engagent +seulement à payer les anciens droits régaliens, sur la fixation desquels +ils s'en remettent à la propre conscience de l'empereur. Les droits +nouveaux que la diète avait reconnus, il en laisse la jouissance à la +république. L'empereur leur promet de ne point admettre de réclamation au +sujet de leurs possessions justement ou injustement tenues. Il ne se +réserve contre eux que de faire justice s'ils dépouillaient les +voyageurs. En terminant cet accord, les Génois payèrent au fisc impérial +mille marcs à titre de don gratuit, disent-ils, à titre d'amende selon +leurs ennemis. Un présent si médiocre fait conjecturer qu'au milieu de +ses magnificences l'empereur n'était pas riche en argent comptant. Pour +Gênes ce sacrifice était peu considérable, s'il est vrai que dans le même +temps la seule nourriture des hommes armés qu'on employait à la défense +coûtait à la république cent marcs d'argent tous les jours. + +L'historien de Frédéric attribue à une inspiration céleste cette terreur +salutaire qui disposa le coeur des Génois à la soumission et qui permit +une paix également désirable pour les deux parties, qui surtout arrêta le +mauvais exemple donné à l'insubordination des autres villes. Car la +difficulté des abords à travers ces montagnes, la force de la position, +et la grandeur des préparatifs de défense rendaient, dit-il, l'entreprise +de forcer Gênes aussi périlleuse que pénible, quoique la magnanimité de +César ne calculât pas ces obstacles et s'assurât de les vaincre. On peut +estimer sur ces réflexions l'importance de la république dans l'opinion, +la crainte même qu'elle inspirait au plus puissant souverain du temps. + +Quelques tribulations nouvelles n'en suivirent pas moins cette paix. Les +délégués impériaux allèrent exiger le serment à Savone, et dans tout le +Comté: c'est ainsi qu'on nommait le pays jusqu'au Var. Les Génois le +réputaient compris dans ces possessions justes ou injustes que Frédéric +avait naguère confirmées. Ils regardaient comme leurs vassaux les +châtelains établis sur ce territoire. Nous avons vu le seigneur de +Vintimille prendre l'investiture à Gênes: sa ville même était liée aux +Génois par un engagement plus ancien. Quand ils l'avaient conquise, ils y +avaient élevé un château, et dans le serment de fidélité prêté par tous +les habitants de la ville au-dessus de quatorze ans, avait été stipulée +la promesse de maintenir cette citadelle sans l'attaquer et sans en +souffrir aucune attaque, ou du moins en présence et avec la connivence +des délégués de Frédéric. Les Génois, touchés de cet affront, en +portèrent plainte. Ce château, disaient-ils, ils l'avaient élevé sur +l'invitation de l'empereur Conrad, quand, recevant de toute part des +réclamations contre Vintimille, il avait ordonné aux Génois de purger ce +repaire de pirates et de brigands. + +Aucune satisfaction ne fut donnée. La république n'ignorait pas que si +Frédéric s'était contenté de quelques soumissions sous l'apparence +desquelles il avait laissé indécis la question de l'indépendance, il +était loin d'être favorablement disposé. Il poursuivait le cours de ses +prétentions despotiques et de ses vengeances sur les cités qui ne +portaient pas son joug. Il brûlait Crème: sur l'autorité de ses décrets +de Roncaglia (1159), il regardait comme annulée les concessions qu'il +avait faites aux Milanais, et rallumait la guerre contre Milan; il +rompait avec le pape Adrien; à la mort de ce pontife, il suscitait le +schisme en opposant un compétiteur à Alexandre III. Ce pape, dès les +premiers jours de la querelle, avait intéressé à sa cause, par les +lettres les plus suppliantes, les Génois enfants si dévots de l'Eglise. +Tout enfin les avertissait de ne pas compter sur l'amitié de Frédéric. + +C'est alors qu'ils reprirent le travail de leurs fortifications1 et +qu'ils le poursuivirent sans relâche avec une unanimité et une constance +toute patriotique. Nous ne craindrons pas de nous arrêter sur ce détail; +il est honorable pour un peuple amant de sa liberté, et il porte avec lui +la mesure des progrès et des ressources d'une ville intéressante. + +En soixante ans de prospérité les habitations, franchissant l'ancienne +enceinte, s'étaient étendues au nord et au couchant sur les collines et +le long du rivage de la mer2. + +La nouvelle muraille embrassa ces augmentations. On y mit un tel zèle, +que, suivant les annales, en cinquante-trois jours on en construisit près +des quatre cinquièmes. Toute la population se fit honneur d'y travailler +avec le même zèle qu'au temps des menaces instantes de Frédéric. Les +villages voisins y concoururent. Les maçons de profession et les +indigents étaient seuls payés. Les habitants des divers quartiers de la +ville se relevaient chaque jour, et les sections d'un même quartier se +partageaient le travail. Le consulat qui éleva les tours y dépensa trois +cents livres d'argent et paya neuf cents livres pour les dettes que ses +prédécesseurs avaient contractées, outre cent livres pour retirer le +château de Voltaggio des mains des capitalistes de qui l'on avait +emprunté sur ce gage. J'aime à noter ces résultats du budget d'une +république du douzième siècle. L'année suivante on construisit les +murailles de Porto-Venere, de Voltaggio et de plusieurs autres positions +au nord et à l'est. Ainsi se suivait le système de mettre les approches +de Gênes et le territoire en état respectable de défense. + +(1162) La guerre rallumée par l'empereur contre les Milanais, et le siège +de leur ville, durèrent trois ans. Enfin ils se rendirent. Frédéric +battit leurs murailles et jusqu'à leurs habitations. Il voulut que la +cité rebelle perdit son existence et son nom (1162): vengeances +farouches d'un despote, que nous avons vues imitées par un gouvernement +de terreur, soi-disant républicain. Les populations ennemies du voisinage +furent chargées de l'exécution de cet odieux décret. + +Les Génois avaient suivi leur système; ils s'étaient tenus à l'écart, se +gardant d'attirer le courroux de l'empereur, mais se dispensant de lui +envoyer des soldats. Quoiqu'un long siège, si voisin de leurs frontières, +ne pût manquer de les préoccuper, leurs annales gardent un silence +prudent sur cette grande lutte et ne le rompent qu'au dénoûment. +L'illustre historien des républiques italiennes fait justement remarquer +comme une preuve de la terreur que l'événement inspirait, qu'alors le +style et les expressions changent. Barberousse est le magnanime, +l'invincible César, qui fait courber toutes les têtes sous le joug de son +glorieux triomphe. On peut ajouter que l'adulation ne manque ni pour les +courtisans ni pour les ministres de ce maître redoutable. Ceux avec qui +les Génois sont forcés de traiter sont doués des qualités les plus +hautes. L'archevêque de Cologne, archichancelier du royaume d'Italie, +laisse partout après lui la trace de la renommée d'un autre Cicéron. Il +n'est pas jusqu'au chapelain de cet archevêque, délégué subalterne, qui, +dans le langage barbare de l'écrivain, ne soit orné de toute virtuosité. +Mais au milieu de ces éloges paraissent contre ces vertueux personnages +les reproches de corruption et de partialité vénale. Malgré les +protestations les plus soumises, Gênes haïssait et craignait l'empereur: +on y reconnaissait le pape qu'il rejetait (1161), Alexandre, persécuté à +Rome, trouvait chez les Génois la réception la plus solennelle et +l'hospitalité la plus filiale. On prodigua avec joie et avec amour, pour +lui des subsides magnifiques, pour ses cardinaux et ses prélats des +secours considérables. Pour faire éclater sa gratitude, le pape prodigua +les bienfaits spirituels à l'église de Gênes; on peut être certain que +ce n'était pas à des sujets sincèrement dévoués à Barberousse que le pape +accordait ses largesses apostoliques. + +(1162) Le conquérant jouit à Pavie de son triomphe sur les Milanais, et +parmi ceux qui vinrent humblement le féliciter d'un événement qui leur +était fâcheux, étaient les envoyés de Gênes. Il les mandait, et, cette +fois, ils se gardèrent de se faire attendre. Cette ambassade fut confiée +aux hommes les plus accrédités de la république. Deux des consuls la +présidaient; et, sur neuf personnages, on y voit un Spinola, un +Grimaldi, un Doria, un Vento, un Volta. Cette députation fut reçue avec +assez de faveur. Frédéric se voyant maître absolu en Lombardie, reprenait +le dessein de conquérir le royaume de Sicile. Il demanda aux Génois de le +servir: ceux-ci protestèrent qu'ils étaient toujours prêts à +l'obéissance; mais ils représentaient avec humilité, que, contribuant +plus qu'aucune autre ville d'Italie, par leur soin, à la défense des +côtes de l'empire, il serait juste de leur assigner une indemnité pour un +service extraordinaire. Cette insinuation ne déplut pas. Frédéric renvoya +les députés en les chargeant de lettres adressées en son nom aux consuls +et à tout le peuple. Il y exprimait ses dispositions favorables pour +Gênes. Il voulait qu'une réponse positive sur ses demandes lui fût +apportée dans huit jours, pour tout délai, par de nouveaux envoyés. Cette +seconde députation fut renforcée du chancelier de la commune, +jurisconsulte expert que l'on supposait propre à discuter le droit avec +les commissaires impériaux. Après une négociation assez longue, le traité +fut conclu. Les Génois s'obligèrent à mettre aux ordres de l'empereur, +dans le délai d'un an, une flotte qui agirait contre la Sicile. Au moyen +de cet engagement il les dispensait de le suivre à la guerre contre tout +autre ennemi que les Siciliens ou les Provençaux. Pour indemnité de leur +armement, il leur donnait d'avance sur les conquêtes qu'ils aideraient à +faire, la ville de Syracuse et deux cent cinquante fiefs de chevaliers +dans le Val di nota: il leur concédait des privilèges de commerce, même +exclusifs au préjudice des Vénitiens alors réfractaires. Il ne devait +faire avec le roi de Sicile aucun traité sans leur concours. Toutes les +possessions de Gênes étaient confirmées. A la guerre, c'est sous la +bannière de leur commune que devaient marcher toutes les milices de +Porto-Venere à Vintimille, sans préjudice toutefois de la juridiction des +comtes et des marquis, et de la fidélité des feudataires impériaux. Enfin +Barberousse laissait à Gênes le libre choix de ses consuls. Une bulle +d'or, remise aux ambassadeurs, convertit ce traité en concession +solennelle. + + +CHAPITRE II. +Guerre pisane. - Barisone. + +(1162) Au moment où la république se voyait délivrée de ce que sa +situation avait de menaçant, un incident malheureux la fit rentrer en +guerre avec Pise. L'état de paix entre les deux républiques était fondé +sur une convention qui excluait toute hostilité non-seulement sur leur +territoire, mais sur la mer et en tout lieu, excepté en Sardaigne. Là +même, le négoce, les relations et les propriétés respectives étaient +exploités sans user du droit d'y vivre en ennemis. Mais quand les +bienfaits du commerce, au lieu d'être accessibles à tous, sont une sorte +de secret et de monopole, il est impossible que la jalousie ne règne pas +entre les commerçants qui y prennent part. Les nations qui vivaient en +paix sont ainsi entraînées à des guerres funestes par leurs colonies, ou +par leurs facteurs dans les pays étrangers. + +Gênes et Pise avaient des établissements rivaux à Constantinople. Une +rixe y devint une guerre nationale. Les Pisans s'y trouvant fortuitement +en plus grand nombre, assaillirent leurs ennemis. Trois cents Génois, +dît-on, se défendirent un jour entier contre mille adversaires. A la nuit +ceux-ci proposèrent de cesser le combat; mais les Génois, endormis par +cet accord, furent surpris au point du jour suivant. Ils ne purent +résister davantage; ils se sauvèrent sur leurs bâtiments, abandonnant +leurs magasins et leurs effets dont les Pisans firent leur proie. +Quelques victimes périrent dans le combat, et parmi elles, le fils +d'Othon Rossi, personnage considérable à Gênes. La ville apprit ces +tristes nouvelles par l'arrivée des vaisseaux qui rapportaient les +fugitifs. Aussitôt on se soulève. Douze galères de particuliers sont à +l'instant armées et vont mettre à la voile pour courir à la vengeance sur +les Pisans, sans vouloir même attendre que le consulat en donne l'ordre; +mais les magistrats arrêtèrent ce transport. Les usages de la guerre et +du droit des gens devaient être accomplis. Un messager, solennellement +expédié à Pise, y porta des lettres de défiance. La teneur de cet acte +diplomatique nous a été conservée: je la rapporterai. + +«Vous nous provoquez dès longtemps; vous avez troublé notre paix sur +tous les rivages du monde. Nous n'avons eu de sécurité nulle part où vous +vous êtes sentis en force, et c'est trop peu pour vous si vous n'y +ajoutez d'horribles massacres, l'assassinat non d'obscures victimes, mais +de nos nobles, un pillage odieux, et encore ces imprécations furibondes +par lesquelles vous nous insultez en ennemis perfides. Nous ne +supporterons pas plus longtemps l'usurpation de cette Sardaigne que Gênes +seule a délivrée du joug des Sarrasins, ni l'enlèvement de nos titres que +vous retenez par une violence inouïe. Nous abrogeons les traités d'une +paix si mal observée. Libres des liens d'une trêve rompue, nous vous +portons, dans notre bon droit, un défi solennel.» + +On voit ici dans un acte politique la qualification de noble attribuée +aux victimes comme une circonstance qui aggrave le meurtre. On y voit +aussi réveillée la querelle sur la Sardaigne. On ignore si le reproche +des titres enlevés et injustement retenus se rapporte à autre chose qu'à +la spoliation des magasins de Constantinople. + +Le messager revenu sans réponse, les galères sortirent, et les hostilités +prirent cours. On entra d'abord dans l'Arno, pour insulter le port de +Pise. D'autres galères allèrent chercher les ennemis dans les eaux de la +Sardaigne et de la Corse. Othon Rossi, le père du jeune homme tué à +Constantinople, était de cette expédition; il vengea cruellement son +fils sur les prisonniers qui tombèrent entre ses mains. + +Dans une rencontre, douze galères génoises se trouvèrent en présence de +trente-six galères de Pise. La difficulté n'était pas d'échapper au +péril, mais il en coûtait de reculer devant des rivaux. Les Génois +s'avisèrent de proposer à leurs adversaires de combattre douze contre +douze, et s'irritèrent d'être moqués par un ennemi peu disposé à se +départir de son avantage. Il fallut donc se retirer avant de se voir +enveloppés. Sur ce récit, les consuls assemblent les citoyens en +parlement public; ils proposent l'armement général, et le peuple entier +répond: Fiat. Cependant, sur le bruit de ce renouvellement des voies de +fait, l'archichancelier accourt pour les interdire. Il ordonne que huit +députés de chaque ville comparaissent promptement à Turin devant +l'empereur. On s'y rendit: les parties se préparaient à traiter leur +cause; mais Frédéric, toujours prêt à mander, ne l'était pas à entendre: +il imposa silence en déclarant qu'il était pressé de retourner en +Allemagne; il ordonna que les parties jurassent d'observer la trêve +jusqu'à son retour. + +(1164) L'empereur revint en Italie quelque temps après, et le procès +qu'il devait juger se compliqua d'un incident assez curieux. On vint lui +demander, au nom de Barisone, juge d'Arborea, le titre de roi et +l'investiture de la Sardaigne entière, moyennant un prix raisonnable, +argent comptant. Les quatre provinces de cette île étaient tenues par +autant de gouverneurs qui, en conservant leur titre antique de juges, en +étaient devenus princes héréditaires. Les Pisans, qui les avaient +constitués dès le temps où avec les Génois ils avaient chassé les Mores, +affectaient chez eux de regarder ces juges comme leurs vassaux: en +Sardaigne, ils se contentaient de cultiver leur alliance. Les Génois la +briguaient afin de regagner par leur appui la prépondérance dans l'île où +il leur restait quelques possessions. + +Barisone était loin d'être le plus puissant des quatre juges, et +l'événement prouva que ses forces ne répondaient pas à son ambition et à +son orgueil. Mais Frédéric, flatté d'être reconnu pour suzerain, et +charmé de tirer quelque argent d'une domination qu'il n'aurait pas été +capable de rendre plus lucrative, ne fit aucune difficulté d'accorder la +demande: le traité s'accomplit. Barisone s'engagea à payer à Frédéric +quatre mille marcs d'argent1. Des délégués impériaux le conduisirent +d'abord d'Arborea à Gênes où son entreprise était favorisée. L'empereur +l'appela à Pavie: il manda à sa suite les consuls génois, qui obéirent, +non sans quelque anxiété; mais la réception fut favorable. Le juge fut +roi. Frédéric lui mit sur la tête une couronne que les consuls avaient +apportée avec eux. + +La cérémonie à peine achevée, le consul de Pise comparut et protesta +contre tout ce qui s'était fait. L'empereur avait donné ce qui ne lui +appartenait pas, ce qui appartenait aux Pisans: il avait fait roi un +ignoble paysan, vassal de Pise. Le consul de Gênes, élevant la voix, +repoussa ces assertions. Ce serait à Gênes et non à Pise de revendiquer +la Sardaigne par droit de conquête. César en donne la couronne, non à un +homme vulgaire, mais à un seigneur très-noble, riche de possessions +immenses, et qui a pour vassaux les nombreux Pisans établis dans l'île, +loin qu'il soit le vassal de leur république. Frédéric prononça que ce +qu'il avait fait était bien fait, qu'il avait usé de sa pleine puissance +et donné ce qui lui appartenait. Les Pisans se retirèrent irrités. + +L'empereur demanda ensuite s'il lui restait à accomplir quelque promesse +qu'eussent faite ses ambassadeurs. Barisone témoigna sa satisfaction et +sa reconnaissance. Maintenant c'était donc à lui de remplir son +engagement. Les quatre mille marcs convenus lui furent demandés. Il avoua +avec embarras que ce n'était pas à Pavie qu'il avait compté les payer; +mais, à peine rendu dans son royaume, il les ferait tenir ponctuellement +à son auguste bienfaiteur. Le bouillant Barberousse s'enflammant à cette +réponse, s'écria: «Je pars, j'ai le pied à l'étrier, et ne puis +attendre. A me remettre ainsi, autant vaut me déclarer que tu ne me +payeras jamais. Quand et comment, de l'on île, tes deniers pourraient-ils +me parvenir au fond de l'Allemagne? Apprends que ce n'est pas ainsi qu'un +roi tient sa parole. Que sont d'ailleurs quatre mille marcs au prix d'une +couronne acquise et de ses profits? Tu dois avoir reçu au delà de cette +somme de ceux à qui tu as destiné les nouvelles dignités de ta cour. Ni +paroles ni délais, il faut payer sa dette.» + +Barisone désolé n'obtint que le temps de recourir à ses amis. Il n'avait +de ressource que dans l'assistance de Gênes, il l'employa; la somme +était forte, le recouvrement peu certain, à en juger par l'impuissance +dans laquelle le roi se trouvait dès les premiers pas, et déjà ses +préparatifs et les équipages assortis à son nouveau rang avaient +constitué la république en avances qu'elle répugnait à grossir. Mais si +la royauté de Barisone était caduque, Gênes perdait avec ses premiers +frais tout le fruit de sa politique. On avait connivé à la vanité de ce +petit prince dans la vue de se faire de lui une puissante créature en +Sardaigne; la dérision et le mépris allaient tomber du protégé sur les +protecteurs. L'intérêt et l'amour-propre étaient blessés; l'amour-propre +national dicta la réponse. + +On retourna donc à Barberousse, et, marchandant d'abord, on essaya de +faire accorder de longs délais sous la caution des Génois. L'impatient +empereur jura que s'il n'était payé à l'instant, il enlèverait Barisone +et le conduirait en Allemagne. Les consuls génois furent forcés de +prendre des arrangements plus effectifs. L'empereur fut payé; Barisone, +libéré envers un créancier, resta entre les mains d'un autre, moins +violent que le premier, mais non moins attentif à ses sûretés. Le roi dut +promettre de fournir des garanties en arrivant à Gênes. + +Mais là, il n'avait pas plus qu'à Pavie les moyens de s'acquitter. Toutes +ses ressources étaient en Sardaigne. Les consuls s'en convainquirent avec +d'autant plus de regret que pour le secourir il avait fallu mettre les +propriétés de la république en gage entre les mains des citoyens les plus +riches. On sentit douloureusement surtout la nécessité d'ajouter de +nouveaux deniers à ceux qu'on avait fournis. Barisone, en présence des +Pisans, ne pouvait passer dans son royaume sans forces et sans appareil. +Il demandait un nouveau prêt pour armer sept galères et trois grands +vaisseaux, pour solder des troupes, des archers. Pendant ces préparatifs +il vivait à Gênes avec un faste royal. Il montrait gratitude et +magnificence. Il souscrivait un acte authentique qui accordait aux Génois +les privilèges les plus étendus, les plus exclusifs, dans toute la +Sardaigne. Il prodiguait les investitures de ses terres aux citoyens les +plus distingués, et probablement à ceux qui lui prêtaient de l'argent, +car, en tout, il se trouva devoir jusqu'à vingt-quatre mille livres, tant +à la commune qu'aux particuliers. Ainsi un petit prince riche se vit tout +à coup devenu un roi pauvre et nécessiteux, destiné à vivre prisonnier +pour dettes, soit sur le territoire des étrangers, soit sur leurs +vaisseaux. + +Picamilia, l'un des consuls, assisté de prudents et vigilants +personnages, monta sur la flotte préparée afin d'amener le nouveau roi +dans sa capitale d'Arborea avec l'honneur dû à sa couronne; mais les +instructions portèrent de ne pas souffrir son débarquement que le +payement de sa dette ne fût effectué et l'argent mis en sûreté à bord des +galères. + +On arriva devant Arborea. Le roi assura que le payement allait être fait, +et il fit passer à terre ses ordres portés par des envoyés génois. Ils +revinrent annoncer qu'il ne leur avait pas même été permis de débarquer. +Les officiers du roi, sa femme même, avaient signifié qu'on ne payerait +rien avant que Barisone leur eût été librement rendu. Il offrit de faire +cesser ce malentendu sur-le-champ; il lui suffisait d'aller à terre. +Mais les Génois n'étaient pas disposés à le laisser sur sa bonne foi; +pendant cette négociation ils demandaient au roi de faire du moins +apporter des vivres sur les vaisseaux, puisque le retard qu'on mettait à +remplir ses engagements prolongeait le séjour à la mer. Le roi promettait +chaque jour; mais les approvisionnements n'arrivaient pas. La saison +devenait mauvaise. Picamilia craignit qu'on ne lui dérobât la personne +qui lui était confiée en gage, et, se défiant de Barisone, des Sardes, +des Pisans et d'une surprise, il remit à la voile pour Gênes, et y ramena +le royal débiteur. Là il fut consigné à quelques nobles qui en +répondirent. La république leur assigna une pension pour son entretien et +pour les frais de garde. + +(1165) Les Génois et les Pisans étaient intéressés de trop près et trop +en contact dans cette affaire pour qu'entre eux la trêve pût subsister, +La cargaison d'un vaisseau naufragé retenue par les Pisans avait ému une +querelle, et donné occasion de tenir pour la débattre un congrès à Porto- +Venere. Les Pisans ne pouvaient se refuser à la restitution: mais ils +opposaient qu'il fallait d'abord régler d'autres comptes. Les Génois en +bons marchands, qui déjà ne manquaient pas de légistes exercés pour +consulteurs, soutenaient qu'il fallait avant tout solder le compte +liquide et la dette reconnue. Enfin le consul de Pise éleva la vraie +prétention. Gênes, disait-il, a commis la première violence et rompu la +trêve en retenant prisonnier Barisone vassal des Pisans. Le consul +génois, sans s'arrêter à discuter les qualités, répondit que s'il en +était ainsi, et s'ils voulaient que leur vassal fût libre, ils payassent +sa dette. Le Pisan sembla prêt à consentir à ce marché. Mais quand, dans +le cours des explications, il entendit porter la somme à vingt-huit mille +livres, il reprocha à l'avare créancier d'avoir fait recevoir pour +argent, des poivres et du coton à des prix doubles et triples de leur +valeur véritable, et déclara que sa ville n'était pas assez riche pour se +charger d'un tel fardeau. Il offrait seulement d'obliger les sujets de +Barisone à reconnaître la dette et à jurer de l'acquitter. Puis il +offrait six mille marcs; les Sardes auraient fait le reste. Un incident +vint troubler cette singulière négociation marchande. + +Un Pisan, exilé de son pays et réfugié à Gênes, s'y était fait corsaire. +Sa galère parut tout à coup à Porto-Venere. Le consul génois craignit +qu'on ne lui imputât les violences que l'armateur irait commettre au +milieu des conférences d'une paix. Il l'astreignit à jurer de s'abstenir +de toute voie de fait jusqu'à nouvel ordre, et lui-même il cautionna +cette promesse au consul de Pise. Mais celui-ci ne se crut tenu d'aucun +ménagement pour châtier un transfuge rebelle. Il fit venir secrètement +une galère de sa république, et le corsaire se vit attaqué. Le consul +génois accourut dans un canot et fut témoin d'un furieux combat (1166): +la galère pisane était abordée par le corsaire. Le consul de Pise qui s'y +était rendu se jeta à la mer pour sauver sa vie à la nage. Recueilli par +le consul de Gênes, il supplia celui-ci de monter sur le bord, pour +arrêter le carnage. Le Génois le crut, et une blessure presque mortelle +fut le prix de son dévouement. Cependant, après avoir reproché au +magistrat pisan son imprudence et sa perfidie, il le renvoya libre et les +autres prisonniers avec lui. Il se contenta d'emmener à Gênes la galère +prise. + +Peu après les Pisans tentèrent une autre voie. Ils dépêchèrent +secrètement des négociateurs en Allemagne, et traitèrent avec +l'archevêque de Mayence. Quand Frédéric revint en Italie, ils parurent +devant sa cour. Là ils représentaient qu'ils avaient payé au fisc +impérial, entre les mains de l'archevêque, treize mille livres, et qu'à +ce prix celui-ci leur ayant donné de sa part l'investiture de la +Sardaigne, leur avait fait serment qu'il serait ordonné aux Génois de +s'abstenir de tout rapport avec cette île. Le Mayençais attesta que telle +était la vérité et qu'il avait ainsi juré par ordre de l'empereur. +Frédéric reconnut le fait, et, s'adressant aux consuls génois, il leur +intima d'abandonner la Sardaigne aux Pisans. Les consuls de Gênes +présents étaient Hubert Spinola et Simon Doria, hommes de coeur et +habiles. Sans s'intimider, ils répondirent à l'archevêque qu'il avait mal +et injustement conseillé l'empereur; à l'empereur qu'il était trop juste +pour avoir voulu donner ce qui ne lui appartenait pas; qu'il oubliait +sans doute que l'investiture royale avait été solennellement conférée à +Barisone; que Gênes avait d'ailleurs des droits supérieurs et +incontestables, qu'elle ne saurait en être dépouillée sans jugement, et +que si avant qu'il en eût été régulièrement décidé, les parties +entendues, les Pisans se prévalaient d'une concession de pure faveur, +aucun respect n'empêcherait de les chasser comme usurpateurs du bien +d'autrui. + +L'empereur, indifférent au fond de la querelle, pourvu qu'il n'eût à +rendre ni les treize mille livres ni les quatre mille marcs, convint +qu'il avait couronné Barisone, qu'il l'avait fait sans préjudice du droit +des Génois, le nouveau roi ayant consenti à cette réserve. En voulant +gratifier Pise, il n'avait pas entendu dépouiller les Génois de ce qui +serait à eux, et la chose devait être examinée. Alors les parties +essayèrent de produire ce qu'elles regardaient comme leurs titres; mais, +à ce qu'avançait une partie, l'autre opposait d'abord des dénégations, +enfin des démentis: un défi en fut la suite. Frédéric fit apporter +l'Evangile et ordonna que deux Pisans et deux Génois jurassent de vider +la querelle en un combat singulier, tel qu'il se réservait de l'ordonner. +Comme il s'agissait d'en marquer le terme. «Les Pisans et nous, dit +Spinola, nous devons marcher ensemble à l'expédition que l'empereur +projette; son service ne doit pas souffrir de nos débats. Nous sommes +prêts à jurer de ne faire dommage à nos adversaires ni dans leurs +personnes ni dans leurs biens pendant la durée de la campagne et un mois +après le retour. Qu'ils s'engagent ici envers vous par le même serment; +nous leur ferons volontiers présent de mille marcs d'argent, s'ils +veulent nous donner cette garantie. Puis, à l'expiration de cette trêve, +nous promettons de n'aller importuner personne pour nous plaindre du mal +que nous nous laisserions faire par eux.» + +Frédéric expédia bientôt à Pise l'archevêque de Mayence, à Gênes celui de +Cologne, pour faire cesser les hostilités. Mais les Génois prétendent que +l'arbitre qu'on leur envoyait était déjà corrompu par les dons des +Pisans, et ils accusent la partialité de l'un et l'autre délégué. Aussi +la guerre fut-elle continuée sans égard pour les défenses de l'empereur +occupé d'autres soins. + +Avant d'en raconter les principaux événements, nous épuiserons ce qui +concerne la Sardaigne. Le malheureux Barisone languissait à Gênes, tandis +que les juges ses voisins, plus blessés de ce que leur égal avait voulu +s'appeler roi, que touchés de sa disgrâce, profitant de son absence, +ravageaient ses terres et menaçaient de le dépouiller tout à fait. Après +quatre ans (1168) d'une pénible attente dans Gênes, il se présenta aux +consuls et au conseil; il les entretint de la nécessité de le laisser +reparaître en Sardaigne, si on ne voulait lui faire tout perdre. C'était +la seule manière de le mettre en état de payer sa dette, et les Génois +devaient sentir que si sa mort leur enlevait leur gage, tout espoir de +rien récupérer leur échapperait. Il avait préparé les voies pour parvenir +à une extinction certaine de leur créance. A son arrivée en Sardaigne +quatre mille livres leur seraient comptées. Une imposition serait mise +pour solder la dette, ils la lèveraient par leurs mains. Pour garantie, +il leur livrerait ses places, il donnerait en otage, outre un nombre de +ses vassaux, sa femme, ses enfants, et lui-même encore, après une courte +apparition dans son pays. + +Ces raisons étaient palpables. On se décida à tenter cette voie de +recouvrement. La commune ne voulut dépenser que l'armement d'une seule +galère. Les citoyens qui avaient reçu des investitures de terres en +Sardaigne en équipèrent trois autres à leurs frais. Les choses convenues +s'exécutèrent de bonne foi; les Génois furent mis en possession de la +principale forteresse. La contribution fut établie, ils la perçurent. Le +roi, sa famille, les otages qu'il avait promis se rembarquèrent sur la +flotte et revinrent habiter Gênes. Après trois années (1171), la dette +éteinte, Barisone, escorté par un des consuls, rentra dans sa province, +heureux de la retrouver et conservant le vain titre de roi, chèrement +payé, sans plus rien prétendre sur le reste de la Sardaigne. + + +CHAPITRE III. +Suite de la guerre pisane. + +La guerre avec les Pisans, que la jalousie irréconciliable des deux +républiques commerçantes était propre à perpétuer, convenait peut-être +aux intérêts des principaux citoyens (1165). Elle les faisait écouter +dans les conseils, les rendait nécessaires aux négociations, leur donnait +de l'autorité sur les flottes ou à l'armée. Si elle épuisait le trésor, +c'est encore à eux qu'on recourait, et leurs secours intéressés se +changeaient en spéculations lucratives, en fructueux emplois de leurs +richesses privées. Ils prenaient en nantissement les revenus et jusqu'aux +propriétés de l'État; un vif enthousiasme de vanité nationale soutenait +les dispositions du peuple, qui d'ailleurs tout dévoué à la navigation, +trouvait sa subsistance dans les expéditions où il était appelé. Le +commerce n'éprouvait pas un dérangement extrême, parce que quelques +flottes ennemies ne suffisaient pas pour interrompre son cours parmi tant +d'échelles et de ports de refuge qu'offraient toutes les côtes de la +Méditerranée. Chaque bâtiment naviguait armé; on spéculait autant sur la +chance de prendre que sur celle d'être pris; on craignait beaucoup moins +qu'aujourd'hui la rencontre d'une force supérieure. Il était bien plus +facile d'y échapper. Les coups n'atteignaient pas de loin avant l'usage +de l'artillerie, et il suffisait d'éviter l'abordage. Enfin les Génois +avaient un avantage; s'ils croisaient à l'embouchure de l'Arno, il +fallait les combattre pour sortir de Pise ou pour y entrer. L'ennemi ne +pouvait de même leur fermer l'entrée de leur port, ni occuper les avenues +de leur golfe immense. + +Tous les printemps, les Génois envoyaient quelques galères en station à +Porto-Venere. De là s'ils n'empêchaient pas la sortie des grandes +flottes, ils donnaient la chasse aux bâtiments isolés qui fréquentaient +le port de Pise. Une autre partie des galères allait croiser autour de la +Corse et de la Sardaigne. On courait jusque sur les côtes d'Afrique pour +enlever les vaisseaux qui allaient y trafiquer. Mais la région les plus +fréquentées par le commerce des deux peuples, c'étaient les rivages de la +Provence et du Languedoc. Sur ce point se dirigeaient souvent les forces +des parties belligérantes pour y protéger leur négoce ou pour y détruire +leur ennemi. Les galères convoyaient les marchands aux foires de Fréjus +et de Saint-Raphaël, et tâchaient d'en intercepter à leurs concurrents +les abords ou le retour. De tous côtés on se faisait des créatures dans +ces pays pour obtenir des informations sur la marche des adversaires ou +pour faire parvenir à propos de faux avis qui donnaient le change aux +croiseurs quand il y avait de riches proies à leur dérober. + +Les armements qui se rendaient tous les ans aux bouches du Rhône ne +cherchaient pas seulement des marchands à dépouiller. C'était une vraie +guerre navale, il s'agissait pour les flottes de se détruire; et, comme +elles se poursuivaient en remontant le fleuve, les riverains ne pouvaient +rester spectateurs désintéressés de la lutte. Ceux de Saint-Gilles +étaient alors favorables aux Pisans: ceux-ci avaient huit galères dans +ces parages; Gênes en expédia quatorze sous la conduite d'Améric Grillo, +un de ses consuls. Informé que les ennemis étaient à Saint-Gilles, il +conduisit sa flotte dans le Rhône pour essayer de les joindre. Les +magistrats d'Arles, incertains de ses intentions, vinrent lui demander +s'il était ami ou ennemi: il les rassura et passa outre. Mais, vers +Saint-Gilles, les habitants lui affirmèrent que les galères pisanes +n'étaient pas de leur côté, et, grâce à ce mensonge, tandis qu'il +rétrogradait, on ménageait leur sortie furtive par une autre issue du +fleuve. Désespérant de trouver l'ennemi, Grillo revint à Gênes. Comme il +y arrivait, on apprit qu'une nouvelle flotte pisane s'était présentée sur +la côte de Ligurie, avait pris, saccagé et incendié la ville d'Albenga. +De là elle avait continué sa route vers la Provence. Gênes ressentit cet +événement comme un sanglant outrage. En quatre jours trente-cinq galères +furent à la voile. Grillo y remonta et courut au Rhône. Les Pisans +étaient à Saint-Gilles. Les Génois entrèrent dans le fleuve, appelant +leurs ennemis à grands cris, et suivant leur route sans consulter ni +écouter personne. Telle était leur furie qu'arrivée de nuit entre +Fourques et Saint-Gilles, la flotte s'embarrassa dans le petit bras du +Rhône, où l'eau manqua sous les galères; elles se poussaient et +s'échouaient l'une sur l'autre; elles brisèrent leurs rames, leurs +apparaux, et ne purent se remettre à flot sans perte de temps et sans +dommage. + +Au jour, les consuls et les notables de Saint-Gilles se présentèrent: +ils demandèrent à Grillo de s'abstenir de toute hostilité. Ils se +chargeaient d'obliger les Pisans à n'en commettre aucune. Ils répondaient +de la sûreté des Génois comme il avait répondu de celle des adversaires. +Grillo leur reprocha le traitement peu amical qu'il avait reçu d'eux au +précédent voyage; mais puisqu'ils étaient neutres, ils ne devaient pas +refuser de lui vendre les vivres dont ils avaient besoin. Ils s'en +excusèrent; les Pisans étaient arrivés chez eux les premiers; ils leurs +devaient pleine hospitalité et ne pouvaient justement donner aucune aide +à ceux qui venaient contre eux. Ils écoutèrent encore moins la demande de +Grillo qui les sollicitait de congédier les Pisans. Ils lui déclarèrent +qu'ils les assisteraient envers et contre tous; et en ce moment une +grande foire réunissant à Saint-Gilles beaucoup d'habitants des contrées +voisines qui, tous, paraissaient disposés à prêter la main contre les +Génois, ceux-ci n'eurent qu'un parti à tenter; ils députèrent quelques- +uns d'entre eux à Beaucaire, auprès de Raymond, comte de Toulouse et de +Saint-Gilles, pour lui porter plainte contre la partialité de ses gens. +Ils rappelèrent au comte l'amitié que son père, à la terre sainte, et +lui-même, avaient toujours témoignée à Gênes; des propositions d'alliance +et des offres d'argent appuyèrent ces souvenirs. Un traité fut +promptement conclu; moyennant une promesse de mille trois cents marcs +d'argent, le comte devait, à son choix, ou joindre ses armes à celles des +Génois, ou les laisser attaquer les Pisans en toute liberté, ou enfin +accorder le champ libre pour que la querelle fût régulièrement vidée +entre les deux parties. Il avait à peine donné sa parole que l'abbé de +Saint-Gilles vint interrompre la conférence et tenir avec le comte un +colloque secret. Cependant, à l'heure convenue pour recevoir le serment +des Génois choisis pour lui être garants de la somme promise» il fît +procéder à leur appel. Soixante et dix avaient déjà répondu et juré, +quand de nouveaux messagers arrivèrent. Après les avoir entendus, Raymond +déclara que le traité ne serait pas maintenu. On apprit que l'abbé et ses +religieux avaient consenti à prendre sur leur conscience, à la décharge +de celle du comte, le péché du parjure. Raymond s'était mis à la solde +des Pisans pour un salaire supérieur à celui qu'il avait accepté de +Grillo. Il fallut donc que les Génois renonçassent à l'espérance de +brûler la flotte pisane ou de la combattre. Ils se contentèrent de +séjourner deux jours pour braver tous les ennemis. Personne ne vint les +assaillir. Ils payèrent largement les secours que les habitants d'un lieu +voisin (les Baux) leur avaient prêtés. Ensuite ils redescendirent le +Rhône. A leur grande surprise, il était barricadé devant Arles. Ils se +préparaient à s'ouvrir la voie par force, mais le comte de Provence +accourut pour leur donner les explications les plus amicales; l'obstacle +avait été élevé en son absence et sans son aveu; il en ordonnait la +destruction, et la ville d'Arles prêterait toute assistance au consul. +Les galères séjournèrent quelques semaines autour de cette ville. Grillo +tenta d'y conclure une alliance offensive contre les Pisans; mais le +comte de Provence était engagé en trop de rapports avec le comte de +Toulouse pour porter la guerre sur le territoire de ce voisin. Il promit +seulement de n'admettre aucun vaisseau pisan dans ses ports pendant un +espace de temps déterminé. Il reçut quatre mille livres de sa monnaie de +Melgueil pour cette promesse et pour les services qu'il avait rendus. + +Dans ces expéditions annuelles, toujours présidées par un des consuls de +Gênes en personne, on ne négligeait rien pour se faire des alliances +profitables, et pour éliminer, s'il était possible, les concurrents du +commerce. Ainsi un traité d'alliance fut conclu avec Narbonne (1166). +Deux frères, chargés des pouvoirs de l'archevêque et de la vicomtesse +Ermengarde, vinrent à Gênes en jurer l'observation, circonstance qui rend +doublement singulier le silence que les annalistes de Gênes gardent sur +cette transaction. On a conservé à Narbonne tant l'instrument qui +contenait les promesses des Génois que la copie qu'y rapportèrent les +députés, des engagements que Narbonne avait contractés envers Gênes1. Cet +acte vaut la peine d'être mentionné pour faire voir que les abus de la +force érigés en droit maritime sont fort anciens. + +L'alliance ou la paix est pour cinq ans: la paix, car c'est ainsi que +parlent tous ces traités, comme si l'état naturel était la guerre tant +que des conventions n'étaient pas intervenues, et c'est encore le +principe fondamental du droit des gens chez les puissances barbaresques. + +Les personnes et les propriétés sont garanties: et l'on a soin de +marquer que c'est jusqu'au terme du même délai, qu'en cas de naufrage il +y aura assistance et que les effets sauvés seront restitués au +propriétaire. + +Les droits de navigation et de commerce seront réciproquement reportés +aux tarifs en usage vingt-six ans en arrière: toute augmentation +postérieure est annulée et l'on ne mettra pas d'imposition nouvelle. +Malgré la réciprocité apparente, la stipulation était toute au profit des +Génois, qui commerçaient plus sur la côte de Languedoc que les Narbonnais +en Ligurie. + +Les gens de Narbonne pourront naviguer comme les Génois et s'associer +avec eux, mais ils ne pourront entreprendre le transport des pèlerins de +la terre sainte. Une fois l'an seulement un navire unique pourra partir +pour cette destination, à condition que les pèlerins reçus à son bord ne +seront ni templiers, ni hospitaliers, ni de Montpellier, ni de Saint- +Gilles, ni de la Provence entre le Rhône et Nice. + +Dans les autres voyages, les Narbonnais ne peuvent transporter ni les +personnes ni les effets, si ce n'est de leurs compatriotes. Ils pourront +cependant prendre au dehors les hommes salariés dont ils auront besoin +pour la navigation, pourvu qu'aucun de ceux-ci n'embarque sur le vaisseau +pour plus de dix livres de valeur. On pourra aussi donner passage à ceux +qui iraient racheter des prisonniers, et à l'argent des rançons. Mais +cette destination doit être justifiée par serment. Quant aux Pisans, tant +qu'ils seront en guerre avec Gênes, ils ne seront reçus eux ni leurs +biens; si les Génois en découvrent sur des bâtiments de Narbonne, les +enlever, sans porter d'ailleurs de préjudice aux Narbonnais, ne sera pas +enfreindre la paix. + +(1167) Par de telles alliances les Génois étaient impliqués dans les +intrigues et mêlés aux querelles des pays qu'ils fréquentaient. Rodoan de +Mauro, consul, fit un traité avec Alphonse II, roi d'Aragon, comte de +Barcelone. Ce roi avait enlevé à Raymond, comte de Toulouse, l'héritage +du comte de Provence qui venait de mourir. Raymond le revendiquait +encore, et il avait occupé un château2 en Camargue, sur tes confins de +ses propres États. L'Aragonais acheta pour en faire le siège, +l'assistance des Génois, de leurs galères et de leurs machines. Pour prix +de ce service il s'engagea à fermer son royaume et ses terres aux Pisans, +à s'emparer de la personne et des biens de ceux qu'on y trouverait, à +partager ces dépouilles avec les Génois. Ce contrat reçut son exécution. +Deux navires pisans entrèrent à Barcelone, on les saisit, et la moitié de +la confiscation fut remise au consul génois. + +(1174) Quelques années plus tard, il se fit une paix entre la république +et le comte de Saint-Gilles3. Des exemptions de droits et des privilèges +furent concédés dans tous les ports du comte, de Narbonne à Monaco; car +Raymond agissait comme maître de la Provence, et il faisait bon marché +d'un héritage qui lui échappait. Le traité portait une sorte de +renonciation à la liberté du commerce maritime pour les Provençaux, comme +Gênes l'avait exigée des Narbonnais. + +Les navigateurs génois et leurs nobles armateurs étaient, dans ces temps, +en perpétuel contact avec les seigneurs du littoral. On trouve un +Grimaldi, amiral génois, déclaré par Raymond son lieutenant général, dans +une expédition contre les Nissards révoltés4. Les Vento, les Grillo +fréquentent la Provence, y forment des établissements; ils y sont au +premier rang des nobles du pays5, et leurs descendants s'y sont maintenus +jusqu'à nos jours. + +Une des années de la guerre pisane fut marquée pour les Génois par +plusieurs disgrâces. Leur flotte prit la fuite devant l'ennemi. Dans +d'autres rencontres plusieurs de leurs galères furent prises, et +l'annaliste n'indique que trop la cause de ces pertes. La ville était +alors en proie aux factions, et la division était passée sur les flottes. +Dans une occasion où se trouvaient ensemble des galères armées par des +propriétaires de partis opposés, une portion aima mieux se rendre à +l'ennemi que d'appeler ou de recevoir les secours de leurs compétiteurs. + +Pendant ces expéditions maritimes, Frédéric était aux prises avec la +ligue lombarde soulevée contre lui. Il avait été obligé d'aller chercher +une armée en Allemagne pour réduire ces confédérés. A son retour, il +trouvait le pape Alexandre devenu le chef de leur alliance et rentré dans +Rome réconcilié avec ses Romains. On commençait à relever les murs de +Milan. Quinze villes de plus entraient dans l'alliance. Frédéric ouvrit +les hostilités en assiégeant Ancône. Ses deux archichanceliers étaient +vers Rome, et ils pressaient l'empereur d'y marcher rapidement sans +perdre du temps à un siège. + +Gênes et Pise étaient toujours réputées dans l'obéissance de l'empereur. +C'était, à Gênes du moins, avec une médiocre affection. Ou n'y voulait +rendre de soumission que ce qu'il en fallait pour n'être pas rebelle. La +république était engagée, comme on l'a vu, à fournir une flotte pour +attaquer la Sicile. La première fois que Barberousse avait reparu en +Italie après ce traité, des ambassadeurs étaient venus lui demander ses +ordres pour cette expédition qu'au fond on était loin de désirer. +L'empereur n'était pas en mesure et on le savait d'avance. Il avait remis +de s'expliquer à un autre temps, et, après avoir fait assigner des +entrevues à Fano, à Parme, à Pavie, il n'en avait plus été question. +Maintenant, en marchant sur Rome, il mandait à Pise et à Gênes de lui +envoyer promptement des soldats. Les Pisans répondirent qu'en guerre avec +les Génois, ils ne sauraient marcher sous les mêmes drapeaux; mais ils +offraient de doubler leur contingent, si l'on excluait leurs ennemis de +l'armée impériale, et Frédéric reçut favorablement leur offre. Les Génois +offrirent de marcher quoiqu'ils n'eussent aucune obligation de servir +ailleurs que sur la mer; mais ils demandaient que l'empereur leur fît +rendre leurs prisonniers retenus à Pise, et qu'il portât enfin la +sentence trop longtemps suspendue qu'il s'était réservé de rendre entre +les deux villes rivales. Frédéric différa de leur répondre. Il attendait +ces doubles secours que les Pisans devaient lui envoyer; mais bientôt +les épidémies, communes autour de Rome, mirent son armée en péril, il ne +pensa plus qu'à la retraite, et, regagnant la Toscane, il se déroba +secrètement aux ennemis qui menaçaient de lui fermer ce passage (1168). +Cette fuite valut de nouveaux confédérés à la ligue. Elle bâtit enfin +dans les plaines du Piémont la nouvelle Alexandrie élevée au nom du pape, +que la ligue regardait comme son chef, et, ce qui peint assez bien la +politique des Génois invités par les consuls de la ville nouvelle à aider +à leur établissement naissant, cette commune de Gênes que Frédéric +comptait dans son obéissance et qui s'y tenait, fournit aux Alexandrins +un secours de mille sous d'or et en promit autant pour l'année suivante. + +La république semblait cependant n'être attentive qu'à la guerre pisane. +Elle s'était étroitement liée avec la ville de Lucques que les jalousies +ordinaires entre voisins rendaient ennemie de Pise. Les Lucquois, dans +une expédition heureuse contre les Pisans, firent un assez grand nombre +de prisonniers d'importance. Sur l'avis de cette victoire, les Génois +expédièrent des ambassadeurs qui, en portant à Lucques leurs +félicitations, allèrent demander à leurs alliés la moitié des prisonniers +faits dans cette rencontre, comme le seul moyen de se procurer en échange +la délivrance des captifs qu'à aucun prix Gênes n'avait pu tirer des +mains des Pisans. On n'obtint qu'à grand'peine ce partage; il eut lieu +cependant, et ces Pisans emprisonnés à Gênes ne tardèrent pas à faire +demander à leur patrie d'accepter les moyens de leur rendre la liberté. + +(1169) En même temps l'archevêque de Pise et quelques religieux +essayèrent de rétablir la concorde. On tint des conférences: des pleins +pouvoirs d'arbitres furent donnés à un citoyen de chacune des trois +républiques belligérantes; l'instrument en fut dressé en trois originaux. +Au moment de conclure, le consul pisan déclara qu'il devait encore en +référer à sa commune. Tout fut ajourné ou plutôt abandonné, et il ne +resta, d'un accord si avancé, que ces copies du traité projeté que +conserva chacune des parties. Dans la suite on invoqua ce document à +plusieurs reprises, chaque fois que la négociation pensa se renouer. + +(1170) Les apparences de paix évanouies, un ambassadeur de Lucques se +présenta aux consuls de Gênes et au conseil, et requit un parlement +public pour y exposer sa mission devant le peuple entier. Il venait +proposer à la république de se réunir plus intimement contre l'ennemi +commun, de n'avoir dans la conduite de la guerre qu'un seul consulat pour +ainsi dire, enfin de convenir d'une expédition par terre et par mer. +Gênes promit de préparer ses forces pour le printemps. Mais avant ce +temps, à Lucques, on s'endormit dans le péril. Une armée préparée en +silence par les Pisans parut tout à coup. Les Lucquois ne purent arrêter +sa marche en demandant instamment la paix. Ils furent attaqués, battus, +dispersés. Des envoyés de Lucques vinrent à Gênes raconter tristement +leur défaite, et réclamer pour s'enrelever de nouveaux secours qu'ils +promettaient de mieux employer. + +(1171) Il paraît qu'il subsistait en ce temps quelques restes d'un usage +singulier qui tirait son origine d'une générosité affectée. En temps de +guerre chaque partie expédiait une sorte de héraut (cursor) qui allait +explorer ouvertement les forces de l'ennemi; on en faisait montre aux +yeux de cet envoyé, comme si l'on dédaignait de surprendre les +adversaires et qu'il parût plus digne de les avertir du danger qu'on leur +préparait. Mais cette visite, permise à l'explorateur, avait dégénéré en +vaine formalité, ou même en stratagème. On voit dans l'occasion présente +reprocher aux Lucquois de n'être pas mieux informés par le rapport du +héraut, et de n'y avoir pas suppléé par d'autres voies. On convint de +réunir toutes les forces au printemps, de les employer par terre et par +mer. Sur toutes les côtes où croisaient des galères génoises on expédia +des ordres pour les faire rentrer, afin que tout concourût à l'entreprise +concertée. En attendant on entreprit de donner au territoire de Lucques +un boulevard nouveau. On construisit à Viareggio, sous la direction d'un +ingénieur génois, une forteresse qui domine la bouche de l'Arno. Elle +ferme le seul passage qui reste en cet endroit entre la mer et l'Apennin, +au milieu de marais impraticables. Les Pisans virent avec grande jalousie +cette forteresse élevée contre eux. + +Avant le temps fixé pour la grande expédition projetée, survint +Christian, archevêque de Mayence; Frédéric, qui faisait la guerre en +Bohême, n'abandonnait pas ses vues sur l'Italie et ne comptait pas +laisser longtemps la confédération lombarde y dominer eu paix. Son +représentant avait franchi les passages, il parut à Gênes, et, par le +secours qu'il y trouva, il parvint en Toscane en sûreté. Il allait y +chercher des amis pour son maître. Les villes de cette contrée n'avaient +point d'engagement avec les Lombards, et, en se faisant la guerre entre +elles, ne s'étaient pas encore détachées de l'obéissance à l'empereur. A +Gênes, c'était toujours la même politique: se tenir à l'écart, se donner +pour neutres aux Lombards, leur témoigner peut-être une inclination +secrète en s'excusant de la manifester; protester de son obéissance au +chef de l'empire et se dispenser de le servir. Les Pisans venaient de +faire à Constantinople une alliance solennelle. Manuel, qui avait été peu +exact à tenir les promesses faites aux Génois, avait accordé à Pise de +plus grands avantages encore. Frédéric était jaloux à son tour de +l'influence que l'empereur grec cherchait à reprendre en Italie. Les +Génois se vantèrent à l'archevêque de Mayence d'être en différend avec +Manuel, tandis qu'ils s'étaient au contraire montrés soumis et favorables +à Frédéric: pour lui obéir ils s'étaient aliéné le roi de Sicile, au +grand dommage de leur commerce; et, sollicités souvent par les Lombards, +ils avaient refusé toute alliance avec leur parti. C'est à ces titres +qu'ils demandaient à Christian de les favoriser dans leurs querelles; et +enfin, usant d'autres voies pour s'assurer sa bienveillance, ils lui +promirent, même de leur argent, et à l'insu de Lucques, deux mille trois +cents livres, s'il faisait rendre la liberté aux prisonniers lucquois +retenus à Pise. + +(1172) Il est curieux de voir procéder l'archevêque de Mayence, +archichancelier de l'empire. Il promet sa bonne volonté aux Génois; il +ne cache pas que les Pisans n'ont pas bien répondu aux bontés de César; +mais, chargé d'une mission d'union et de paix, il est deux choses qu'il +ne peut promettre. Il ne saurait ni attaquer Pise, ni mettre cette ville +au ban de l'empire. Après cette déclaration il tient une cour plénière. +Il y fait comparaître les députés de toutes les villes toscanes, et leur +recommande une paix qu'il veut honorable pour toutes les parties et pour +laquelle il proteste qu'il n'a reçu et ne recevra aucun présent, Pise +demande que la forteresse de Viareggio soit abattue, Gênes et Lucques que +les prisonniers soient rendus. Les Pisans, à qui la partialité de +Christian est suspecte par cela seul qu'il a fréquenté les Génois les +premiers, lui résistent. Christian les met au ban de l'empire par un +décret solennel, casse leurs privilèges, annule leurs titres de +propriété, décrie leurs monnaies, convoque les forces de Gênes et de +Lucques pour leur faire la guerre, et reçoit des Génois 1,000 livres pour +cette sentence. + +Bientôt après il rend ces rigueurs communes à Florence, après que, dans +une conférence où il avait fait entrevoir pardon et concorde, il a fait +arrêter les consuls de Pise et de Florence et leur suite. Il livre ces +prisonniers à Gênes et à Lucques, et, pour prix de ces nouveaux exploits, +il se fait encore payer 1,000 livres par la première de ces villes et +1,500 par la seconde. + +L'archevêque, en contentant sa propre avidité, avait reconnu qu'il était +impossible, au milieu d'animosités si violentes, de faire à l'empereur +des amis en Toscane, s'il n'abandonnait pas un des partis pour disposer +de l'autre. Il se mit à la tête des troupes fournies par ses nouveaux +alliés, il ravagea le territoire de Florence et il alla entreprendre un +long et mémorable siège d'Ancône, où nous n'avons pas à le suivre: il ne +paraît pas que les Génois y aient pris part. + +Il ne leur fut plus permis cependant de se vanter auprès des Lombards de +la neutralité de la république. L'accueil fait à Christian, son appui +invoqué, son assistance si officiellement employée, firent aussitôt +traiter Gênes en ennemie par les confédérés. On ne lui fit pas la guerre, +mais on intercepta le commerce par terre. On défendit de laisser passer +des grains pour la subsistance des Génois. Ils sentirent péniblement +cette interruption des ressources ordinaires. La ville manqua de viande, +et, dit la chronique, ce fléau dura dix-huit mois. Dans le même temps les +comtes de Lavagna donnaient des inquiétudes (1174). Sous prétexte de +querelles privées, ils attaquaient les villages limitrophes de leurs +terres. Quand les voisins prenaient leur revanche, ils réclamaient les +droits de la paix, et obligeaient les consuls à leur faire restituer ce +qu'on leur avait pris; puis on les trouvait à la tête de ces populations +qu'ils avaient vexées et qu'ils soulevaient contre le gouvernement. Ils +assiégeaient Chiavari, une garnison peu courageuse traitait avec eux et +leur donnait trois cents livres d'argent pour se libérer de leurs +attaques. Un des consuls, Nicolas Rosa, présent à ce traité, se livrait +en otage, au grand scandale de ses collègues et de la république. Le +marquis de Malaspina et son fils, qui tour à tour avaient marché pour +l'empereur et contre lui, suscitèrent plus d'une fois des querelles. +Cependant un arrangement fut conclu avec eux; ils vendirent à la +république le château de Lerici dans le golfe de la Spezia, sur les +confins des possessions de Pise; on le rasa immédiatement. + +(1175) Frédéric, délivré de la guerre qui l'avait retenu en Allemagne, +reparut enfin. Pressé de consolider le parti qui reconnaissait ses +droits, il manda à Pavie les Génois et les Pisans, avec les Lucquois et +les Florentins. Là il prononça en maître sur leurs différends. Il ordonna +que la nouvelle forteresse de Viareggio, odieux aux Pisans et notoirement +érigée contre eux, serait abattue. Il commanda aux Pisans de remettre à +Gênes la moitié de la souveraineté de la Sardaigne. Sur ces bases, il fit +jurer la paix devant lui. + +(1176)Ce fut peu après que se termina une plus grande lutte. L'empereur +et les forces qu'il avait réunies, les Lombards et leur confédération +entière se rencontrèrent à Legnano. La victoire se déclara pour la +liberté de l'Italie. L'armée de Frédéric fut entièrement détruite. Il se +sauva du champ de bataille avec si peu de ressources qu'on perdit sa +trace, et qu'il passa pour mort. + +Eclairé par l'événement, il eut le bon esprit de se conformer à sa +situation et d'en tirer parti avec dextérité. Son antipape était mort, le +point d'honneur ne l'empêchait plus de reconnaître Alexandre pour le +véritable pontife. Il se hâta de négocier sa réconciliation (1177). Le +pape ne voulut entendre à aucun accord, si l'on ne faisait entrer dans le +traité les Lombards et le roi de Sicile; et c'était le résultat auquel +Frédéric tendait de son côté. Enfin l'ouvrage assez compliqué fut mené à +bien dans Venise. L'empereur, absous par le pape, se soumit dans leur +rencontre au cérémonial désagréable que déjà Adrien lui avait appris. On +prétend qu'en prenant les rênes de la haquenée d'Alexandre, il lui dit: +Pas à toi, mais à saint Pierre, et qu'Alexandre répondit: Et à saint +Pierre et à moi. Enfin une paix perpétuelle fut conclue avec l'Église, +ainsi que des trêves, l'une de quinze ans avec le roi de Sicile, l'autre +de six ans, avec les Lombards. + +On trouve Gênes au nombre des villes auxquelles Frédéric fait rendre +commune la trêve. Quand ce prince, avant de quitter l'Italie, visita les +amis qui l'avaient aidé, il se recommanda à leur fidèle affection; il +passa par Gênes avec sa femme et son fils; il y reçut les plus grands +honneurs6. + +Pendant les six ans qui suivirent l'accord, sa politique fut de détacher +des membres de la confédération opposée, de faire des paix séparées, +d'exciter des jalousies entre les Lombards afin de dissoudre leur ligue +et d'être plus fort à la conclusion de la paix générale. Ainsi il rendit +son amitié à Tortone qu'il avait si sévèrement traitée. Il acquit à son +parti jusqu'à la ville d'Alexandrie, qui, par une fiction singulière, +consentit à recevoir de lui un nouveau nom et une fondation nouvelle. A +un jour marqué la ville fut vidée, et les habitants y furent reconduits +sous ses auspices comme une colonie à laquelle il aurait fait préparer ce +séjour. Il décora la ville du nom impérial de Césarée, nom qu'elle ne +conserva pas longtemps. Les habitants de cette ville et ceux de Gênes +eurent alors une convention pour vivre en bons voisins en s'accordant des +exemptions de péage7. + +La paix définitive fut faite à Constance. Par ce fameux traité, les +républiques italiennes eurent leur indépendance réelle reconnue, en +conservant quelque ombre de déférence pour la souveraineté de l'empire. +L'empereur se réservait la confirmation de leurs consuls et la délégation +d'un juge d'appel; enfin, le serment de fidélité, qui devait être +renouvelé tous les dix ans. Les ligues établies entre ces villes étaient +maintenues, elles étaient libres d'en former à leur volonté. Les Génois +ne semblent pas avoir comparu comme parties à cette transaction. +L'empereur les nomme seulement parmi ceux qu'il déclare ses alliés. Les +conditions du traité ne paraissent pas non plus avoir rien changé à +l'état où se trouvait la république. + + +CHAPITRE IV. +Suite des affaires de la terre sainte. - Relations extérieures et +traités. - Administration des finances. + +Aussitôt que l'on avait pu se soustraire à l'obligation de suivre +Frédéric dans les projets dont il avait menacé la Sicile, des +négociateurs y avaient été envoyés au roi Guillaume pour rétablir la paix +et le commerce dans ses États. Ce raccommodement fut difficile et +nécessita plusieurs ambassades. Au bout de six ans seulement les anciens +traités furent renouvelés. + +Il faut rendre justice aux conducteurs du peuple génois. Nous venons de +parcourir trente ans de guerre; nous allons voir que c'étaient encore +trente ans de désordre et de troubles sanglants dans l'intérieur. Sous le +seul rapport de la finance ce devait être un temps d'embarras extrême +dans un État d'un territoire si borné et si peu fertile, jeté en une +suite d'entreprises dispendieuses. Cependant ni la pénurie du trésor, ni +la guerre pisane, ni la guerre civile n'arrêtèrent jamais aucun des soins +nécessaires à la protection du commerce, aucune des mesures capables de +l'agrandir. A la louable unanimité des efforts, au milieu des factions et +des tempêtes, on voyait bien que ceux qui disposaient du timon des +affaires étaient les principaux commerçants du pays, plus éclairés sur un +intérêt solide qu'éblouis par l'ambition ou par l'esprit de parti; ainsi +les particuliers continuèrent à accumuler des richesses, alors même que +l'État épuisé demeurait pauvre. + +Les établissements de Syrie ne cessaient pas de rendre de grands profits, +mais leur position commençait à devenir précaire. Si les villes maritimes +n'avaient ressenti jusque-là que les contrecoups des secousses qui +ébranlaient le royaume de Jérusalem, si les colonies rivales qui les +habitaient n'avaient pas encore poussé leurs jalousies jusqu'aux +violences qui les ruinèrent plus tard (1163), de grandes vicissitudes +suivaient la mort de Baudouin III. Amaury, son frère, qui lui avait +succédé, se voyait pressé entre deux rivaux puissants, le Soudan d'Égypte +et Noureddin, soudan de Damas (1167). Il servait d'auxiliaire au premier +quand, sur le champ même de bataille, tous deux se réunirent contre lui. +Bientôt Noureddin fut maître de l'Égypte. Saladin, neveu du lieutenant +qu'il avait envoyé au Caire, y devint vizir et ne connut point de maître. +Peu après (1170) il se fit successeur de toute la domination de +Noureddin. Amaury invoquait en vain des secours pour lui résister. Ce roi +mourut en envisageant la chute de son trône. Il le laissait à Baudouin +IV, affligé de la lèpre et incapable de soutenir un État chancelant. Une +trêve retenait encore les entreprises du redoutable maître de Damas: on +la viola, la guerre recommença, le royaume fut ravagé. Le roi, succombant +sous son infirmité, céda la régence au second mari de sa soeur, Sibylle: +c'était Guy de Lusignan, régent de peu de mérite (1183). Baudouin mourut, +le trône appartint quelques mois à un enfant de cinq ans, fils de Sibylle +et du marquis de Montferrat, son premier mari. A la mort de ce jeune +prince (1185), dans une assemblée religieuse, l'ambitieuse Sibylle prit +la couronne entre ses mains, et, sans consulter personne, la mit sur le +front de Lusignan son époux (1186). La défection du comte de Tripoli qui +ne voulut pas reconnaître le nouveau roi, les dissensions des templiers +et des hospitaliers, les jalousies et les querelles sanglantes des +Génois, des Pisans et des Vénitiens, le trouble qu'ils mirent dans les +villes qu'ils habitaient ensemble, furent le triste prélude et les +circonstances qui amenèrent et accompagnèrent la fatale bataille de +Tibériade. Tout fut perdu: Lusignan fut fait prisonnier, la vraie croix +tomba au pouvoir des Sarrasins (1187). Le comte de Tripoli alla mourir de +désespoir, accusé de trahison, et, disait-on, reconnu pour circoncis par +ceux qui l'ensevelirent; car jusqu'à quelle absurdité ne va pas la +prévention populaire? + +Après la bataille, la célèbre, la forte ville de Ptolémaïs, mal défendue +par la discorde de ses habitants, ne tint que trois jours devant Saladin +(1189). Césarée, Assur, Jaffa, Béryte se rendirent; il ne resta aux +chrétiens sur la mer que Tyr, Tripoli et Ascalon: cette dernière cité +capitula peu après. + +Jérusalem passa au pouvoir de Saladin par une capitulation qu'il exécuta +avec fidélité et générosité. Les chrétiens, sortis de cette ville et +cherchant une retraite, se présentèrent à Tripoli; on leur ferma les +portes. Partout éconduits, ils se traînèrent jusque devant Alexandrie. Là +du moins ils furent charitablement recueillis par les officiers de +Saladin. On prit soin de leur procurer un asile au pied des remparts, ils +y passèrent l'hiver; on leur distribua des vivres et des secours. + +Malgré la guerre, les Génois avaient eu l'habileté de se mettre avec les +musulmans d'Égypte en état de paix et de neutralité. Trente-huit +vaisseaux chrétiens, génois la plupart, hivernaient à cette époque dans +le port d'Alexandrie. La venue des fugitifs de Jérusalem fut une occasion +de commerce. Ceux qui avaient emporté de l'argent en achetèrent des +marchandises; ils les mirent sur les nefs, dit un narrateur1, et y +gagnèrent grand avoir. Au mois de mars, les maîtres de navires y +donnèrent des places pour le retour de tous ceux qui purent les payer +chèrement (1187). Mais il restait mille pauvres chrétiens délaissés. Ce +fut encore l'humanité des magistrats d'Alexandrie qui veilla à leur +conservation. Le départ était prochain. Les Génois venaient déjà payer +les droits de port et redemander leurs timons et leurs voiles qu'on +tenait en dépôt pour la sûreté de la perception. Mais, avant de rendre +ces apparaux, on demanda aux capitaines pourquoi ils n'embarquaient pas +les hommes qui restaient sur le rivage. Ils répondirent qu'ils ne +pouvaient s'en charger puisque ces hommes n'avaient ni de quoi payer leur +passage, ni de quoi se fournir de vivres: «Eh bien, s'écria le +mahométan, ne sont-ils pas chrétiens? Entendez-vous les abandonner pour +être esclaves de Saladin? Cela ne sera pas. Vous les recevrez à bord et +je leur donnerai des vivres. Vous jurerez de ne les débarquer qu'en +chrétienté, de la même manière et aux mêmes lieux que les passagers +riches qui vous payent; et si j'apprends que vous ayez fait tort ou +injure à ces pauvres gens, sachez que je m'en prendrai aux marchands de +votre terre qui viendront en ce pays.» Ces conditions furent remplies, +le gouvernail ne fut pas rendu que les capitaines ne s'y fussent soumis. + +Après la prise de Jérusalem, Saladin assiégea Tyr. Mais le jeune marquis +de Montferrat possédait cette ville, et, par son courage, aidé d'une +poignée de Génois, il brava toute la puissance du vainqueur. Il méprisa +les offres, et ne prêta pas l'oreille aux menaces, car on lui demandait +de rendre la place pour sauver la vie de son père, prisonnier des +Sarrasins. Attaqué par terre et par mer, il défit à l'entrée du port les +galères envoyées contre lui; il repoussa les assauts. Saladin leva le +siège et ne réussit pas mieux devant Tripoli, que Montferrat courut +défendre. Le sultan honora ce valeureux ennemi; en se retirant il +délivra et lui renvoya ce père dont les jours avaient été en péril. Il +rendit aussi la liberté au roi Lusignan et à dix chevaliers dont il lui +laissa le choix. A peine libéré, Lusignan accourut à Tyr. Mais +Montferrat, non plus que le nouveau comte de Tripoli, ne voulut le +reconnaître ni le recevoir. Ce roi sans royaume choisit alors le plus +extraordinaire des asiles: presque seul il alla camper devant Acre, il +annonça qu'il assiégeait la ville, et il requit tous ceux qui pouvaient +fournir assistance de venir le joindre. La flotte sicilienne s'approcha +pour le soutenir. Les forces éparses se réunirent. A son tour il fut +bloqué dans son camp, mais il n'y fut point forcé. Un an se passa dans +cette bizarre position et dans l'attente des secours d'une nouvelle +croisade. + +(1189) La perte de Jérusalem avait été douloureusement ressentie dans +toute l'Europe. Les rois qui avaient négligé ou retardé d'y porter +assistance, s'en accusèrent. Les peuples, que leurs discordes avaient +distraits de la défense de la terre sainte, suspendirent leurs +différends. Aussi bien ils sentaient ce qu'ils allaient perdre et ce +qu'ils avaient déjà perdu. Gênes, qui envoya des ambassadeurs aux rois de +France et d'Angleterre pour les inviter à se réunir dans l'intérêt de la +cause sainte, déféra elle-même aux remontrances des souverains pontifes. +Elle fit une trêve avec les Pisans. Les Vénitiens s'unirent à leurs +rivaux. Leurs flottes combinées partirent sous la direction des +archevêques de Pise et de Ravenne2. Un des consuls de Gênes, Gilles +Spinola, fut expédié au siège d'Acre. Des Embriaco, des Castello, des +Volta, des Doria, une foule d'autres s'embarquèrent avec lui. Bientôt les +plus puissants princes se mirent en route dans l'espérance de reprendre +Ptolémaïs. Frédéric Barberousse fut prêt le premier. Il prit la voie de +Constantinople et se fit jour à travers l'Asie mineure; maïs il alla +mourir misérablement près du terme de son voyage. Philippe Auguste et +Richard d'Angleterre, prenant le chemin de la mer, se rencontrèrent à +Gênes. Ces amis, ces frères d'armes se retrouvèrent en Sicile, et n'en +repartirent pas sans avoir donné le spectacle d'une jalousie haineuse qui +devait ruiner toute entreprise commune. Après de longs incidents toutes +les forces fuient réunies devant Acre (1191). Saladin les combattit et ne +put les distraire du siège. On nous a conservé le souvenir de la place +des campements. Nous voyons que les Génois n'étaient pas restés dans +leurs galères; selon leur ancien usage, ils avaient pris le soin des +machines de guerre. Le siège dura plus d'un an après l'arrivée des deux +rois. Enfin Saladin consentit à un traité qui remit Acre aux mains des +chrétiens. Il promit d'échanger un de ses prisonniers de Tibériade contre +chacun des musulmans qui se trouveraient dans la ville. La vraie croix, +ce trophée tombé entre ses mains, devait être rendue. On dit qu'il prit +des prétextes pour retarder l'exécution de cette promesse; que les +princes, pressés de l'obliger à restituer la croix, le menacèrent de +mettre à mort leurs prisonniers, et que, par une égale inhumanité, il les +laissa effectuer cette menace. Ils eurent soin seulement de conserver les +captifs capables de riches rançons, et ils se les partagèrent. + +La rentrée dans Acre amena de nouvelles dissensions. Les conquérants +s'emparèrent des propriétés à leur bienséance: les anciens possesseurs +voulurent reprendre leurs biens; les uns et les autres en vinrent aux +mains. Il fallut une négociation compliquée pour ménager un accord qui +devait encore donner de continuelles occasions de querelles. Dans chaque +maison celui qui y rentrait fut tenu d'admettre au partage du logement +l'hôte qui s'y était établi, et qui eut le droit d'y séjourner à volonté. +L'ancien propriétaire ne devait jouir de cette portion qu'à la retraite +de cet incommode voisin. + +Philippe avait regagné la France, content d'avoir vu Ptolémaïs hors des +mains des infidèles, et peu soigneux de pousser l'exécution de son voeu +jusque sous les murs de Jérusalem. La guerre s'étant rallumée, Richard +annonça qu'il marchait à la conquête de la terre sainte; mais il n'alla +pas loin sur ce chemin, arrêté, disait-il, parce que les lieutenants à +qui Philippe avait laissé son armée refusaient de le suivre. Il n'en +exerça pas moins sa valeur brillante, dont la renommée passa en proverbe +chez les Sarrasins. Mais il combattit sans s'éloigner des côtes, en +négociant toujours. Il lui tardait de retourner en Occident, et l'on +sentait qu'il ne demandait qu'une voie honorable pour repartir. Saladin +devait désirer, à son tour, la retraite d'un ennemi si puissant, après +lequel il ne resterait aux chrétiens que des forces sans chefs dans des +établissements prêts à tomber par leurs propres discordes. Déjà Richard +et Conrad, marquis de Montferrat, étaient en querelle déclarée. Le vain +titre de roi de Jérusalem retenu par Lusignan, après la mort de cette +reine qui l'avait couronné seule, était revendiqué par Conrad, et cette +contention divisait tous les croisés. Les hospitaliers et les templiers +suivaient des partis différents; les Pisans avaient adhéré à Richard, +protecteur de Lusignan; les Génois devaient être pour Montferrat. Les +deux peuples en vinrent aux mains dans Ptolémaïs. Richard qui y dominait +chassa les Génois de cette ville. Le marquis les reçut dans Tyr (1192). +Bientôt ce prince, le plus puissant de ceux que leurs possessions +destinaient à se fixer en Syrie, fut tué par des Arabes de cette tribu +que nos annalistes nomment les assassins. Saladin, pour tenir le sort des +croisés entre ses mains, n'eut plus qu'à désirer le prompt départ du roi +d'Angleterre. Il le hâta par un traité dans lequel il déploya une +générosité au moins apparente. L'accès de Jérusalem fut libre à la piété +des chrétiens. Une trêve consolida les établissements maritimes. Saladin +rendit Caïpha, Assur, Césarée, Jaffa, et, quand il eut fait démolir +Ascalon, il laissa aux Latins tout le rivage de Jaffa jusqu'à Tyr. + +Tout fut réglé sans faire mention de Guy de Lusignan, et de son titre de +roi de Jérusalem. Mais il acquit une souveraineté plus réelle. Il acheta +la couronne de Chypre, de Richard d'Angleterre qui avait pris possession +de cette île à son arrivée, et qui, repartant, n'avait plus qu'à la +revendre. + +Après la trêve, le royaume de Jérusalem n'existait guère que de nom. Les +chrétiens n'y avaient plus de centre commun; les affaires des chevaliers +et des barons déclinèrent. Mais les peuples marchands et navigateurs +peuvent se passer de domination là où ils négocient. A défaut de +protection publique, ils savent au besoin se protéger eux-mêmes par la +promptitude des mouvements, par la souplesse et la vigilance. Ils ne +demandent que libre accès et des magasins un peu sûrs. Là où ils trouvent +ces avantages, ils se rangent aisément à la neutralité. Ils font même +leurs affaires chez l'ennemi si le profit paye le risque. Les Génois +n'interrompirent point leur commerce, ils firent avec les villes de +Syrie, soumises à Saladin, ce qu'ils avaient fait à Alexandrie, qu'ils +fréquentaient malgré la guerre. Ils se répandirent à l'intérieur, ils +connurent Alep et Damas. Cependant, attentifs à tous les intérêts au +milieu des croisés, toutes les fois qu'un nouveau maître ou un nouveau +compétiteur parvient au pouvoir dans une principauté, nous trouvons de +nouveaux décrets qui confirment et souvent augmentent leurs privilèges. +Guy, ce roi de Jérusalem sans territoire, leur accorde et leur renouvelle +des concessions étendues3. Un de ses prédécesseurs avait renoncé pour eux +à l'alliance des Pisans, et s'engageait à ne pas y rentrer de cinq ans. +Le marquis de Montferrat ajoute des jardins à leurs possessions de Tyr4. +Il est à peine mort, Henri de Champagne, qui épousa sa veuve trois jours +après, succède à peine à la principauté, qu'il renouvelle les privilèges +des Génois, avec la faculté de bâtir une église dans Tyr et une tour dans +Acre5. + +(1150 - 1190) On voit que la politique ne leur manquait pas plus que +l'activité. On naviguait, on trafiquait de tout côté, et, dans les années +plus funestes de guerres et de soulèvements, l'annaliste répète +volontiers que les vaisseaux marchands allèrent au trafic comme en pleine +paix. On expédiait partout où la négociation pouvait être profitable. On +envoyait des flottes partout où leur présence pouvait appuyer les +ambassades. Un envoyé fut dépêché à Mohadin, roi des côtes d'Afrique, qui +résidait à Maroc. Ce prince accorda aux Génois la paix et la liberté du +commerce dans tous ses États. Les droits de douane furent réglés pour eux +à 8 pour cent, excepté à Bougie où l'on percevait 10 pour cent, dont deux +étaient restitués à un chancelier que la république y établit, +arrangement singulier qui associait les Génois aux profits de l'impôt +levé sur leurs marchands dans un port étranger: ce revenu fut affermé +dans la suite parmi les ressources du trésor. + +(1181) Nous avons déjà parlé d'un traité avec le roi more de Valence en +11496. Rodoan de Moro conclut une paix de dix ans avec Abon Ibrahim, +seigneur des Baléares7. Quelques années après (1188), Lecanozze obtint du +nouveau maître de ces îles des privilèges, avec les concessions d'une +église, de magasins, de bain gratuit une fois la semaine, exemption de +certains droits, sauvegarde et réception favorable tant en Espagne qu'au +pays de Garba en Afrique. L'émir se réserva un seul point, celui de se +faire justice sur les Génois qu'il trouverait parmi ses ennemis. +(1200 - 1208) En aucun temps on ne néglige de cultiver les relations avec +l'Égypte. Rosso della Volta y fit un traité avec Saladin. Les successeurs +de ce prince furent visités par les hommes les plus importants de la +république, par Foulques de Castello, par Guillaume Spinola. Le dernier +avait été demandé par le soudan; lé premier avait rapporté des présents +considérables en allant solliciter la liberté de quelques prisonniers. On +ne l'obtint pas, mais on se concilia la tolérance du commerce. C'est +ainsi qu'après que les chrétiens eurent été chassés de la Palestine, les +Génois trouvèrent des amis et des liaisons profitables parmi les +Sarrasins. + +(1201) A l'extrémité de la Syrie opposée à l'Égypte, ils obtinrent de +nouveaux établissements à peu près à la même époque, et avec ces mêmes +concessions qui constituaient leur colonie de la terre sainte. Des +princes chrétiens, chassés par les mahométans de la grande Arménie, +s'étaient retirés dans la petite. Ils avaient enlevé à l'empereur de +Constantinople plusieurs villes de Cilicie. Ils briguaient la dignité +royale: les Génois secondèrent, et probablement transportèrent les +ambassadeurs qui allaient solliciter auprès de l'empereur d'Allemagne le +titre de roi pour leur maître. Léon, de la famille des Ruppins, obtint en +effet cette couronne. Ce prince et ses successeurs montrèrent leur +reconnaissance envers les Génois, en leur accordant le privilège et +l'autorité du consulat8. + +Nous avons vu Gênes cultiver l'amitié de l'empereur de Constantinople et +recevoir de lui des privilèges aussi magnifiques que lucratifs. Mais +l'exécution n'avait pas répondu aux promesses: Ami de Morta fut envoyé +pour la hâter. On demandait les établissements promis et les subsides +annuels qui avaient été stipulés, et probablement des indemnités pour le +dommage que l'empereur avait paisiblement laissé porter aux Génois par +les Pisans. L'ambassadeur, après deux ans d'absence (1170), était attendu +à Gênes, quand deux délégués de l'empereur y arrivèrent avant lui. Ils +parlèrent dans les termes les plus choisis de l'amitié de leur maître, et +ils étalèrent cinquante-six mille perperi qu'il envoyait aux Génois. La +somme était d'un grand attrait au milieu des embarras du temps; un des +traits les plus marqués du caractère génois, la méfiance, l'emporta. Il a +toujours régné dans leur pays un scrupule excessif de porter atteinte au +moindre droit litigieux: crainte superstitieuse, si l'on peut parler +ainsi, qui introduit les conseils du légiste dans la politique et dans +les transactions journalières du commerce. On refusa l'argent tant que +Morta ne fut pas de retour; on le refusa encore quand, à son arrivée, il +assura que l'offre des ambassadeurs n'était pas égale au dernier mot de +leurs instructions. Morta, qui, à ce que raconte l'annaliste, très-bien +accueilli à Constantinople, en revenait fort riche, y fut renvoyé sur les +pas des ambassadeurs grecs pour ôter tout malentendu sur la quotité de +l'indemnité (1180)9. Nous ne savons si l'argent fut recouvré, mais huit +ou neuf ans plus tard Morta négocia encore un traité avec Alexis Comnène +qui avait succédé à Manuel. Le procès-verbal de la prise de possession +des établissements concédés aux Génois et la description des lieux sont +conservés dans les archives de Gênes. On y trouve aussi les instructions +données postérieurement à un autre ambassadeur (1201)10: il était chargé +d'aller demander, avec un peu plus de facilités pour le commerce, un +rabais sur les droits, et surtout de réclamer justice en faveur des +Génois créanciers des Grecs. Il lui est imposé, au surplus, de rapporter +au trésor six cents perperi sur les dons que lui fera l'empereur. Mais +c'était le temps des sanglantes révolutions d'Alexis III, d'Isaac Lange +et de l'usurpateur Murzufle. Probablement la négociation n'avança pas, et +peu après, la conquête des Latins vint renverser toutes choses. + +On voit que les hommes qui, consuls ou conseillers, s'occupaient des +affaires de l'État ne manquaient ni de soin ni de vigilance. Dans une +année (1163) où il n'y avait pas d'arriéré, le budget de la république se +montait à six mille huit cent cinquante livres en recette et en dépense. +La somme était devenue bien médiocre pour le temps et pour la +circonstance. Quand un délégué impérial vendait son appui pour deux ou +trois mille livres, il est évident qu'il fallait d'autres ressources. On +remarque cependant que jamais dans ces temps difficiles un parti +convenable à la sûreté ou à l'honneur du pays ne manqua faute d'argent. +La bourse des particuliers suppléait sans difficulté à l'épargne épuisée, +et c'est ainsi que les richesses privées servaient au bien public. Rien +n'empêche de croire que, parmi les citoyens opulents, il y en eut de +généreux, capables de sacrifices désintéressés à la patrie; mais +communément, il fallait recourir aux emprunts; les prêteurs exigeaient +des gages; ils s'emparaient des diverses branches des revenus publics +afin d'assurer leurs remboursements par leurs propres mains. + +Quand autrefois la république était bornée aux expéditions maritimes, le +plus souvent elle n'avait qu'à laisser aux particuliers le soin de s'en +charger. L'appât des captures espérées suscitait assez d'armateurs +volontaires et d'hommes qui spéculaient sur le profit à faire en +s'associant à l'entreprise. Les flottes partaient sans exiger beaucoup +d'avances du trésor public. Quand on s'étendait davantage, ou quand il +convenait d'aller établir des croisières qui promettaient peu de profits +directs, il fallait bien que l'État armât à ses frais. A cette occasion +commencèrent les emprunts. Le premier qui nous est signalé eut pour cause +l'expédition d'Almérie; mais le butin de cette ville et celui de Tortose +surpassèrent la dépense. Toutes les expéditions n'étaient pas si +lucratives: celles de Grillo aux bouches du Rhône coûta sans produire. +Mais il n'était pas pour Gênes d'expédition maritime qui pût être aussi +onéreuse que les moindres mouvements par terre. A leur occasion on voit +les revenus engagés, alternativement rachetés et réengagés de nouveau. +L'approche de Barberousse, la construction des murs, la protection donnée +à Barisone, la diplomatie vénale de l'empereur, exigèrent les plus grands +sacrifices. Enfin, pour faire la guerre sur terre, il fallait des +cavaliers; il n'y en avait point à Gênes; on en soldait en Lombardie. +Pour en fournir promptement aux Lucquois pendant l'alliance, on demandait +l'assistance des marquis et des comtes de la Ligurie: ils arrivaient +avec leurs suivants; or ces nobles auxiliaires ne servaient ni +gratuitement, ni à peu de frais. Une de ces convocations, qui devint +inutile, endetta la république de 3,000 livres. + +On levait des collectes imposées sur les citoyens. Nous ne savons quand +on commença à recourir à cette ressource; mais nous la trouvons annuelle +dès 1165. L'impôt devint permanent, sa quotité resta variable; le plus +souvent elle était de 6 deniers par livre (deux et demi pour cent); +quelquefois elle fut de 8 deniers (trois et un tiers) et au delà. On +n'explique pas si c'est sur le revenu ou sur le capital de chacun. +L'annaliste avertit quelquefois que la collecte est indépendante de la +taxe des vaisseaux. On trouve aussi des années où le droit de douane est +élevé à 3 deniers par livre sur la valeur des marchandises importées et +de 9 deniers sur les exportations (1169). Dans certaines occasions on +essaye de soumettre à la collecte Savone et Noli, sous le prétexte que +ces villes sont de la compagnie de la commune de Gênes. Ces impositions +devaient servir à l'amortissement des emprunts et au retrait des revenus +engagés. Et telles étaient, après tout, les ressources d'une république +mal dotée, mais riche en citoyens opulents, que, la guerre de Pise +terminée (1185), quand la paix de Constance laissa respirer l'Italie +(1186), en deux années les consuls payèrent les deux moitiés de la dette +entière et libérèrent les revenus publics. Les embarras pécuniaires +étaient plus faciles à faire disparaître que les factions à éteindre et +leurs violences à contenir. + + +LIVRE TROISIÈME. +DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. - FRÉDÉRIC +II. +1160 - 1237. + +CHAPITRE PREMIER. +Établissement du podestat. + +En recherchant la situation du pays aux premiers moments du gouvernement +échu à la noblesse, le vieux historien Caffaro nous sert encore de guide. +Dès la troisième année de la nouvelle compagnie jurée en 1157, et à +laquelle nous avons cru pouvoir rapporter l'établissement aristocratique, +il nous dit, sans détailler les événements, sans nommer personne, que les +citoyens étaient en violente inimitié, mais que le consulat veilla si +bien qu'ils n'osèrent entreprendre ni combat, ni voies de fait. L'année +d'après (1161), la vigilance des consuls, tournée à remettre la paix dans +la ville, leur inspira d'exiger des parties contendantes la promesse +qu'on ne se livrerait point aux rixes accoutumées, et que nul ne +commencerait des querelles. Dans le serment étaient stipulées de fortes +peines en cas de contravention, et, dit l'historien, ceux qui, au mépris +de cet engagement, prirent les armes ou insultèrent quelque membre de la +compagnie payèrent, l'amende (1163): ils résistaient; mais on les y +forçait en abattant leurs maisons et leurs tours, quand ils tardaient à +donner satisfaction. La dernière année où Caffaro écrit encore, il loue +les consuls d'avoir entretenu la concorde en défendant et en réprimant +toute violence, surtout en se débarrassant des instruments de ces +méfaits. Depuis plusieurs années les brigands et les sicaires avaient +pullulé dans Gênes; le gouvernement les fit rechercher: un grand nombre +fut arrêté et jeté à la mer. Alors on respira. Ce qui restait de fauteurs +de crimes, découragé, se tint en repos tout le temps de ce consulat. Tel +est le tableau que nous laisse, en prenant congé de nous, l'écrivain qui +avait célébré la concorde publique florissant sous le nouvel ordre de +choses. + +La cause des troubles à ce moment était-elle dans l'opposition des +populaires dépouillés de leurs droits par les nobles? Cela ne semble pas +être, du moins encore; ce sont des tours que l'on rase pour punir ceux +qui troublent la paix. Quand l'histoire nomme les combattants, ce sont +des nobles. Si elle parle du peuple, il ne paraît qu'à la suite des chefs; +ou, plus souvent, il se montre appuyant le consulat, et prêtant la main +pour forcer les nobles rivaux à se désister des voies de fait. Car toutes +ces dissensions procédaient par la prise d'armes, la guerre intérieure. + +Quand des nobles ont pris le pouvoir pour eux seuls, entre eux leurs +dispositions jalouses sont entretenues de jour en jour par les intrigues +de la candidature, par le choc des intérêts matériels, chacun prétendant +bien que le moindre avantage de sa position soit de faire pencher sous le +poids de son crédit la balance de la justice. De là les injures +réciproques: l'esprit de famille devient au dehors un esprit de haine et +de vengeance; les alliances de parenté se changent en faction, et quand +les circonstances extérieures présentent deux partis qui divisent le +monde politique, le choix fait par les uns jette nécessairement les +autres dans la direction opposée. + +Deux familles ambitieuses et alliées tendaient ensemble à se saisir de la +prépondérance. C'étaient les Castello et les Volta. Ouvertement dévoués à +la faction impériale avant qu'elle s'appelât gibeline, ils sont parties +principales dans toutes les commotions civiles. Souvent ils bravent les +magistrats et provoquent la répression; et cependant on les voit, chaque +année, chargés de négociations ou de commandements importants. On les +trouve presque sans interruption sur les tables consulaires de la +république; et, chose notable, toutes les fois que leurs noms y +paraissent, ils sont à la tête de la liste. Foulques de Castello va +bientôt marquer parmi les siens; c'est le premier individu que nous +pouvons surprendre au milieu des menées d'une ambition flagrante. + +Une cérémonie publique met en présence Foulques de Castello et Roland +Avocato, membre d'une autre famille puissante. Ils sont l'un et l'autre à +la tête de nombreux suivants. S'il y avait quelque opposition politique +entre eux, on l'ignore: mais une rixe s'éleva entre les deux cortèges; +l'annaliste la représente comme accidentelle et due à l'insolence de +quelques jeunes gens. N'était-ce pas plutôt l'occasion saisie par deux +rivaux de se braver, de se heurter, de se combattre? Car ils étaient en +force et en armes. Les archers de Volta tuèrent le fils d'Avocato et avec +lui deux autres nobles. La république en fut bouleversée. Peu de temps +après, Marchio Volta, alors consul, paisiblement retiré à sa campagne au +temps des vendanges, fut massacré par une bande de misérables sicaires. +On reconnut la main qui les conduisait, c'était la vengeance d'Avocato. +Ce fut, dit l'annaliste, le réveil de ce furieux esprit de discorde qu'on +croyait endormi pour jamais; ce fut le signal de six ans de guerre +civile et de dommage pour la patrie. + +(1165) Chaque parti, chaque famille avait ses clients; et quand les chefs +auraient voulu la paix, la scélératesse de leurs suivants l'aurait +rompue. On faisait renouveler, tous les ans, quelques serments de +concorde, et du moins on jurait des trêves. Quand on l'avait obtenu, ce +serment procurait quelque répit dont les consuls profitaient pour +expédier les galères aux destinations que demandait la guerre. Mais les +troubles reprenaient bientôt. La république, dit l'historien, était en +lambeaux, tous lui causaient des maux, nul ne pensait à son bien. + +Enfin des consuls, plus fermes que leurs prédécesseurs, se procurèrent au +dehors deux cents clients qui reconnaissaient exclusivement leurs ordres. +Ils les armèrent et les conduisirent aux maisons des Volta et des +Castello; ils les y établirent en garnison malgré la résistance des +maîtres; puis ils assemblèrent le peuple. Le serment que, pour cette +fois, ils exigèrent des principaux citoyens exprima l'obligation de +porter leurs querelles au consulat pour en ordonner paix ou guerre; le +reste de l'assemblée jura de prêter main-forte contre quiconque +résisterait. + +Fort de ce soutien, on appela les chefs des partis et on leur proposa la +médiation des consuls pour faciliter entre eux une réconciliation. Ils +refusèrent, et demandèrent qu'avant tout les griefs réciproques fussent +débattus. En consentant à les entendre, les consuls se formèrent en +tribunal et donnèrent audience aux causes. On rejeta d'abord les +plaidoyers écrits que les parties prétendaient produire. On en vint à la +franche explication des raisons de chacun. Les juges s'étaient promis de +se montrer impassibles pendant cette longue discussion. Le jour se +consuma à entendre les parties; la nuit presque entière se passa à +délibérer. On fixa les points de la controverse. On reconnut un nombre +d'offenses capitales, qui méritaient le combat judiciaire: on examina +s'il fallait l'exiger. Avouer qu'on reculait devant ce parti rigoureux +eût donné la mesure de trop de faiblesse dans le gouvernement. La +sentence ordonna que les querelles seraient vidées par six duels qui +furent appointés parmi les acteurs principaux des scènes passées. C'est +sur la violence du remède que l'on compta pour en faire désirer de plus +doux. On fit sur-le-champ afficher la sentence, l'archevêque fut averti +de cette grave résolution. Tandis que les femmes et les enfants des +champions désignés couraient en larmes auprès des consuls, les +suppliaient de rétracter ce jugement homicide, le pasteur, répondant sans +doute à l'intention secrète du gouvernement, rassemblait tous ses +prêtres, et, faisant retentir les cloches sans attendre le jour pour +mieux frapper les esprits au milieu des ténèbres, appelait l'assemblée et +l'assistance du peuple entier comme en une calamité publique. Ceux qui +accoururent trouvèrent les cendres du saint Jean-Baptiste exposées, les +saintes croix, bannières ordinaires des fidèles, dressées aux portes de +l'église, le clergé dans le plus grand appareil en prières, les familles +intéressées en émoi. L'archevêque éleva sa voix vénérable et somma les +consuls et fous les citoyens de s'opposer à l'effusion du sang. Les +consuls rappelèrent ce qu'ils avaient fait pour être dispensés d'ordonner +le combat. Une renonciation volontaire, le sacrifice des outrages +réciproques pouvait seul maintenant, mais pouvait encore arrêter le cours +de l'impassible justice. Le peuple entier l'exigea en témoignant son +horreur des duels. Des parties, celles qui étaient présentes cédèrent à +ce voeu, mais les principales s'étaient tenues absentes. On courut +chercher Roland Avocato, celui dont le fils avait péri le premier. Quand +il apprit qu'on lui demandait de se départir de la vengeance de ce +meurtre, il déchira ses vêtements, il se jeta sur le seuil de sa maison, +protestant qu'il n'en sortirait pas. Il évoqua son fils et les victimes +de son parti; mais on ne le quitta point; l'archevêque, le clergé en +procession, vinrent lui présenter la croix et l'Evangile. Entraîné par +cette sorte de violence, conduit au milieu de l'église, pressé de +supplications et d'exhortations religieuses, il céda enfin et promit +d'obéir à ce que les consuls exigeaient. Foulques de Castello, alors +mandé, répondit avec modestie que les magistrats de la patrie étaient ses +maîtres, que son voeu était d'exécuter leurs ordres, mais qu'il les +suppliait de l'excuser s'il ne le pouvait sans l'aveu de son beau-père +Ingon della Volta. Sur cette réponse on se rendit dans le même appareil +chez celui-ci. Le beau-père et le gendre se laissèrent conduire à +l'église, et, après quelque résistance, ils cédèrent à leur tour. Le +pardon réciproque fut prononcé, juré, confirmé par le baiser de paix. Les +autres parties suivirent sans hésiter l'exemple de leurs chefs, et de +solennelles actions de grâces, entonnées par l'archevêque au pied des +autels, terminèrent cette scène religieuse et patriotique à laquelle il +ne manqua que la sincérité. + +A l'ombre des grandes querelles, les animosités privées s'étaient donné +carrière. Toutes les passions sordides et violentes, instruments dont les +parties se servaient, travaillaient pour leur propre compte aux dépens de +la sécurité et de la propriété. Les clients, dont les hommes puissants se +faisaient suivre, étaient surtout les habitants des domaines que ceux-ci +possédaient autour de la ville ou sur les autres points du territoire. +Mais des paysans, des montagnards, ainsi formés à exécuter les vengeances +de leurs maîtres, se familiarisaient avec les meurtres et prenaient goût +aux pillages. Ils se rendaient redoutables à ceux mêmes qui les avaient +excités. + +Bientôt ce sont les familles des Vento et des Grillo qui sont en guerre. +A peine l'autorité leur a fait poser les armes, ces mêmes Grillo sont +coalisés avec Foulques de Castello qui reparaît pour livrer un furieux +combat aux de Turca ou Curia (une même famille est désignée sous ce +double nom). C'est évidemment ici la lutte de l'ambition. Lanfranc della +Turca, suivi d'une bande de sicaires, assassine Angelo de Mari, consul en +fonction. Cet attentat excite l'indignation et l'horreur: les populaires +comme les nobles prêtent la main aux consuls pour venger leur collègue: +on poursuit les meurtriers: ils fuient et l'on prononce leur +bannissement; on dévaste leurs maisons, on démolit leurs tours: enfin +tandis qu'un légat du pape vient prêcher la concorde et opère quelques +raccommodements, les Vento rompent avec les Volta naguère leurs alliés; +ils se livrent une bataille sanglante sur les places publiques. La cause +de ce trouble ne nous est pas cachée cette fois, c'est la jalousie des +prétentions au consulat; c'est pour ce prix que se divisent ceux qui +s'étaient unis contre les autres concurrents. + +(1190) Ces désordres étaient devenus intolérables. C'est alors qu'on +insinua aux citoyens paisibles, aux hommes impartiaux, la pensée +d'enlever à tous les prétendants, sans distinction, ce consulat trop +envié. Ceux dont l'ambition n'était pas assez accréditée pour le disputer +connivèrent au projet de suspendre cette magistrature. Quant à la faction +opposée aux Volta, contente de faire tomber de leurs mains le pouvoir +qu'elle n'avait pu s'assurer pour elle, elle se donnait l'apparence de +sacrifier ses propres prétentions et de se soumettre à un remède qui +était au fond son ouvrage. On proposa donc de conférer à l'avenir +l'autorité et la majesté du gouvernement à un magistrat unique qu'on +élirait chaque année sous le nom de podestat1 et qui serait +nécessairement étranger. Cette singulière invention d'aller chercher +ailleurs un gouverneur et des juges afin d'éviter les jalousies des +candidats nationaux et la partialité des compatriotes, s'était déjà +répandue en Italie depuis les institutions analogues imposées par +Barberousse. Mais elle devait répugner à la défiance de Gênes, à ses +sentiments de fierté, d'indépendance, de nationalité, si l'on peut parler +ainsi. Il fallait, pour la faire admettre, toute l'importunité, tout le +dommage de ces tumultes journaliers où un petit nombre de prétentions +blessaient toutes les autres et troublaient la sécurité de la masse. Mais +il fallut aussi, pour que cette mesure pût être prise, que le prétendant +le plus ambitieux, Foulques de Castello, fût absent. Il était parti pour +voler au secours de Ptolémaïs. Une circonstance nous fait connaître que +la révolution était faite contre lui et les siens. Ses deux fils et son +neveu, ayant épié les consuls qui allaient sortir d'exercice, les +assaillent à la tête d'hommes armés, et massacrent Lanfranc Pevere, l'un +d'eux. La ville est remplie de troubles. Le podestat élu, appelé et +installé à la hâte, rassemble le peuple et lui demande s'il veut qu'un +tel forfait reste impuni. Il appelle l'assistance des gens de bien; on +s'arme; il marche à la tête de cette foule. On fait le siège de la maison +de Foulques. Ce redoutable château est pris et ruiné de fond en comble: +les meurtriers du consul se sauvent par la fuite: tels furent les +auspices sous lesquels s'installa le régime des podestats. On doit juger +par là si c'est avec fondement que le rédacteur des chroniques a pu +assurer que cette institution fut unanimement résolue. Au reste, en +recourant à cette innovation (1190), le parlement avait déclaré que le +consulat n'était pas abrogé, mais seulement suspendu. On semblait n'avoir +voulu donner à la république en désordre qu'une sorte de dictature +temporaire. Cependant quand cette innovation eut acquis quelque +consistance, on la constitua avec des règlements qui en supposaient la +continuité2. Le podestat était déclaré gouverneur politique et militaire. +La présidence des conseils lui était dévolue; il exerçait le pouvoir +exécutif et la police coercitive. L'autorité de la justice criminelle +était en ses mains. Les consuls des plaids étaient conservés et maintenus +dans leur juridiction pour les affaires civiles seulement, encore paraît- +il qu'en certains cas leurs sentences pouvaient être révisées par le +podestat3. + +Son élection était confiée à trente notables; leurs choix ne pouvaient +porter que sur un absent. Ce devait être un chevalier distingué dans les +armes, ou un docteur, jurisconsulte de haute réputation. On devait le +prendre dans une ville amie. Aussitôt le choix des électeurs déclaré, +deux délégués partaient pour aller le notifier à l'élu. S'il acceptait la +dignité offerte, les ambassadeurs recevaient son serment solennel en +présence du conseil de sa propre ville. Il était tenu de donner une +caution pour garantie spéciale de la promesse de remettre le pouvoir le +jour même où expirerait l'année de sa charge, de se soumettre à un +syndicat où son administration serait jugée, et de s'éloigner aussitôt +l'absolution obtenue. En venant à Gênes il ne pouvait y introduire ni +femme, ni enfants, ni frères. Son cortège et sa maison étaient de vingt +personnes, y compris trois chevaliers et deux jurisconsultes, tous cinq +étrangers comme lui, pour lui servir les uns de lieutenants, les autres +d'assesseurs ou de vicaires. Toute sa suite devait repartir après ses +fonctions finies: ceux mêmes de ses compatriotes qui se trouvaient à +Gênes devaient en ressortir avec lui. + +Mais, tandis qu'on donnait ainsi des règlements à cette sorte de +gouvernement comme à un ordre stable, d'année en année on eut +alternativement des podestats ou des consuls. Nous pouvons bien croire +que ce n'est qu'au gré des factions qu'on variait ainsi. Quand Foulques +de Castello et les siens dominaient, sûrs du consulat ils le faisaient +rétablir et ils ne souffraient pas qu'un étranger fut appelé pour leur +mettre un frein. Quand les autres nobles étaient en état de résister au +crédit de ces puissants adversaires, ils exigeaient la nomination d'un +podestat. Ce régime fut maintenu le plus souvent et le plus longtemps +quand la couleur dominante du gouvernement était guelfe: sous +l'influence de la cour de Rome on prenait les podestats dans les villes +de la ligue lombarde; mais Castello, engagé dans la faction opposée, en +insistait d'autant plus pour le consulat, qui d'ailleurs lui convenait si +bien. + +(1202) Cependant, une année, par un exemple unique, on voit un podestat +génois contre la condition principale de l'institution, et ce Génois +n'est autre que Foulques lui-même. L'annaliste enregistre ce nom comme il +a écrit tout autre aux années précédentes. Il n'accompagne d'aucune +réflexion ce fait singulier, ce pas évidemment tenté vers l'usurpation. +Une émeute avait précédé cette nomination inconstitutionnelle: mais +l'année suivante, on nomme un podestat étranger. Nous ignorons sa patrie +et par conséquent le parti qui l'a choisi; mais après lui on retrouve +plusieurs consulats de suite, les Volta et les Castello y ayant toujours +la part principale, et l'on ne retourne aux podestats que lorsque de +nouvelles combinaisons extérieures altérèrent l'équilibre des factions. +À l'institution des podestats (1190), ceux des six premières années +gouvernaient seuls et sans contrepoids; ce fut seulement à la septième +nomination (1196) que l'on se ravisa, et que les correcteurs de lois +firent imposer aux podestats des adjoints ou conseillers qu'on appela +d'abord recteurs. C'était un conseil qui devait concourir à la direction +des affaires. Il ne paraît pas qu'avant cela les consuls eussent de +pareils assistants; réunis, ils étaient eux-mêmes le conseil de la +république, et l'on ne voit pas d'intermédiaire entre eux et le parlement +ou l'assemblée générale des citoyens. C'est quand le pouvoir exécutif fut +représenté par un magistrat unique qu'on sentit la nécessité de lui +donner des conseillers pour contrôler et tempérer son autorité; c'est +ainsi que le conseil, nommé plus tard sénat, devint permanent et arbitre +des affaires publiques. + + +CHAPITRE II. +Henri VI. + +L'empereur Henri VI, venant en Italie, était très-intéressé à la +pacification de Gênes. La discorde intestine pouvait le priver de +l'assistance des Génois dans la conquête des Deux-Siciles qu'il avait +tentée pour la seconde fois. Fils et successeur de Barberousse, époux de +Constance, héritière du royaume, il avait appris la mort du roi Guillaume +son beau-père, et le choix que le peuple avait fait, pour lui succéder, +de Tancrède, rejeton bâtard des princes normands. Henri avait d'abord +sollicité le secours de Gênes et de Pise, seuls auxiliaires dont les +flottes pouvaient lui ouvrir le chemin vers l'héritage de sa femme. Gênes +lui avait envoyé des plénipotentiaires, et un traité s'était conclu. +L'empereur y ratifiait les agrandissements que la république s'était +procurés en Ligurie, en achetant des territoires de seigneurs féodaux +dépendants de l'empire, que les vendeurs n'étaient pas en droit d'aliéner +sans l'aveu de leur suzerain. Henri consentait que la domination des +Génois ne s'arrêtât pas à Vintimille. Il leur permettait de bâtir une +forteresse sur le promontoire de Monaco. Il leur promettait de grands +privilèges en Sicile, et, s'ils l'aidaient à subjuguer cette riche +province, il leur faisait don par avance de la ville de Syracuse et des +deux cent cinquante fiefs de chevaliers jadis promis par son père. +Attirés par ces faveurs, les Génois avaient armé et s'étaient approchés +des côtes napolitaines, tandis que l'empereur avançait par terre. +Cependant une prétendue nouvelle de sa mort se répandit, et, sur ce faux +bruit, les Génois rétrogradèrent. Henri était vivant, mais les maladies +avaient détruit son armée. Il congédia les auxiliaires; en se retirant +lui-même, il passa par Gênes pour recommander qu'on se tînt prêt à +repartir à la nouvelle saison, afin de recommencer l'entreprise. C'est au +moment qu'il venait exiger l'effet de cette promesse que la guerre civile +aurait contrarié ses projets. Il n'oublia rien pour échauffer les +esprits. Son sénéchal Marcuard et le podestat, sa créature, mirent tout +en usage pour qu'une seule pensée prévalût, celle de l'expédition. Henri +vint achever l'oeuvre de la séduction: «L'honneur et le profit aux +Génois, disait-il, si, après Dieu, je leur dois la Sicile. Nous ne devons +l'habiter, ni mes Teutons ni moi. Ce sont les Génois et leurs enfants qui +en jouiront; ce sera leur royaume plus que le mien.» Avec ces discours +il semait les promesses, les patentes, les bulles d'or, faveurs pleines +de vent, dit le contemporain, et qu'il distribuait de toutes mains. + +Dans ce moment l'empereur et la cour de Rome n'étaient pas en hostilité +ouverte. Ni alliance présente, ni affection contraire ne détachaient les +Génois de cette sorte de soumission à la couronne impériale qui prenait +si peu sur leur indépendance. D'ailleurs on voyait le profit à faire en +Sicile: le service de Henri fut embrassé avec zèle. + +Il faisait concourir ensemble Gênes et Pise, et pour cela il avait fallu +arrêter le cours des querelles récentes. Un peu auparavant, Pise avait +enfreint les traités; les établissements des Génois en Sardaigne avaient +été pillés et les marchands chassés. Gênes s'était préparée à venger ces +affronts. Foulques de Castello avait donné la chasse aux Pisans sur la +mer: il avait ruiné Bonifacio qu'ils avaient bâti sur le rivage de la +Corse. Cependant Clément III avait obtenu que les deux parties +remettraient leurs différends à son arbitrage. Maintenant Henri avait +réuni leurs flottes. Le podestat s'embarqua et commanda les galères de +Gênes. Le marquis de Montferrat était de l'expédition; elle avait le +sénéchal Marcuard pour chef suprême. C'est au nom de ces trois +personnages qu'on prit possession de Gaëte en passant; Naples se rendit à +l'apparition de la flotte. Messine reconnaissait Henri. Mais là s'éleva +une rixe violente entre les Pisans et les Génois. Les premiers eurent +l'avantage sur terre; ils forcèrent les magasins que leurs rivaux +avaient établis; ils firent prisonniers les hommes qui s'y étaient +réfugiés. A son tour la flotte génoise attaqua la pisane; l'on s'empara +de treize galères, et beaucoup de matelots furent précipites dans la mer. +Le sénéchal, troublé par une querelle qui allait compromettre les +opérations de son maître, ménagea un accord qui ne fut pas une +réconciliation. + +L'usage de charger ses ennemis de crimes odieux, même des plus +invraisemblables, n'est pas né d'hier. Les Génois accusèrent (1194) les +Pisans d'avoir traité secrètement avec la veuve du compétiteur de Henri. +Enfin on se sépare de plus en plus aigris; les Génois reprennent la mer. +Ils font lever le siège de Catane attaquée par la veuve de Tancrède. Ils +s'emparent de Syracuse: tout se rend, excepté Palerme. Ils reviennent à +Messine où se trouvait Henri. Othon de Caretto, qu'ils avaient alors pour +capitaine, leur podestat étant mort dans le courant de l'expédition, +réclame de l'empereur l'exécution de ses promesses. Henri loue ses bons +et utiles auxiliaires et leur oeuvre; il répète les termes de ses +engagements; mais il faut prendre encore Palerme, ils doivent lui ouvrir +les portes de cette ville. Ou se présente devant cette capitale. Enfin +elle tombe au pouvoir de l'empereur. Il n'y a plus qu'à tenir sa parole, +le temps en est venu. Mais alors, nouveau scrupule: Henri, depuis la +mort du podestat, ne reconnaît plus auprès de lui de légitime +représentant de la commune de Gênes. Il attendra des plénipotentiaires +régulièrement accrédités. Cette réponse évasive, ou plutôt dérisoire, +irrite les Génois. Les réclamations attirent les menaces; les +ressentiments s'exaspérèrent si promptement que nous ne savons pas bien +en quel ordre les procédés de la rupture se succédèrent et se +répondirent. D'un côté, Henri ôte aux Génois la jouissance même des +privilèges dont ils étaient en possession sous les rois normands. Il ne +veut point de consul de leur nation en Sicile; il défend d'en prendre le +titre sous peine de mort. Il menace de fermer la mer aux Génois, de +ruiner leur ville. A leur tour, à Gênes, les consuls et les conseillers +d'un peuple blessé dans ses intérêts et dans ses sentiments nationaux +quittent le parti impérial, et, par délibération solennelle, renvoient à +Pavie le lieutenant qui les avait régis depuis l'embarquement, en réglant +qu'à l'avenir le podestat sera pris à Milan ou dans le parti ligué pour +l'indépendance italienne contre le despotisme germanique. Ce parti, les +violences de Henri et sa mauvaise foi l'avaient ranimé. Ainsi Gênes, de +gibeline devint guelfe, si l'on peut se servir de ces noms en anticipant +de quelques années sur leur usage. + +C'est ici, avec une première révolution de parti, le premier symptôme de +la division des citoyens de la même ville entre les deux grandes factions +italiennes. Nous n'avions pas vu qu'elles eussent été ouvertement le +mobile des dissensions intestines. Les mesures générales nous avaient +semblé assez unanimes. Maintenant l'opposition paraît. La chronique, +officielle comme on sait, accuse certains mauvais Génois qui se +trouvaient à Palerme d'avoir poussé l'empereur à ces injustices envers la +république, de l'avoir excité à la traiter avec cette sévérité. Ces +méchants conseillers, qui ne sont pas nommés ici, ce sont des gibelins. +Dès ce moment c'est l'esprit de parti qui dicte les annales publiques. + +Malgré la sanglante querelle de Messine, on affectait de se croire encore +en paix avec Pise. Mais une nouvelle occasion de jalousie était survenue. +Bonifacio avait été rebâti par des Pisans, c'était la retraite et comme +l'embuscade de leurs corsaires. De là ils couraient sur les bâtiments +génois. Les deux républiques avaient alors des députés à Lerici pour +débattre leurs différends. Les Génois alléguaient pour premier grief les +déprédations et les insultes des gens de Bonifacio. Les députés de Pise +répondaient en désavouant ces insulaires que Pise ne reconnaissait pas +pour siens. Ces pirates, disait-on, prenaient les vaisseaux pisans comme +les autres, et si l'on voulait, au printemps, faire une expédition +commune pour les châtier, Pise y concourrait volontiers. Mais Gênes +n'attendit pas ce concours. Trois galères allèrent devant Bonifacio. On +débarqua, et, après quelque résistance, la place fut emportée. Les Génois +résolurent de la garder pour eux au lieu de la détruire, ils eurent soin +d'en augmenter les fortifications. + +Cependant l'empereur Henri vînt à Pavie et y fit appeler les Génois, +faisant entendre qu'il était disposé à les satisfaire. On ne voulut pas +que cette fois la légitimité de la représentation pût être contestée. +L'archevêque, le podestat1 et quatre nobles députés se présentèrent +aussitôt. Ils apportaient l'instrument du traité fait entre Henri et la +commune, et ils commencèrent à en lire les clauses devant lui. Il +interrompit la lecture; elle était fort inutile, dit-il, il savait par +coeur le contenu de l'acte, et d'ailleurs il en possédait la copie. +Entendait-on venir plaider contre lui avec ces papiers? Il ne pouvait +rien donner aux Génois en Sicile. Il n'irait pas partager son royaume +avec eux; mais s'ils voulaient conquérir celui d'Aragon, il consentirait +à les aider, et il leur laisserait la conquête entière. Les députés +prirent cette offre pour une nouvelle insulte. Ils se retirèrent plus +aliénés que jamais. Henri passa en Allemagne. Gênes persista dans +l'alliance lombarde et prit chez elle ses podestats (1196). C'est à cette +époque que les correcteurs des lois réglèrent qu'à ce gouverneur seraient +adjoints, sous le nom de recteurs, huit nobles, quatre de chacune des +grandes divisions de la ville, la cité et le bourg. + +La ville s'était remplie de voleurs, de sicaires. En une même nuit ils +furent enlevés; on trancha la tête à quelques-uns; on creva les yeux à +tout le reste. Le podestat entreprit aussi de faire la guerre à ces +forteresses domestiques dont les citoyens puissants avaient hérissé la +ville, à ces tours de hauteur démesurée qui donnaient à leurs +propriétaires l'avantage d'écraser au loin leurs ennemis. Une ancienne +loi, dont les magistrats promettaient l'observation chaque année, ne +permettait aux tours que quatre-vingts pieds d'élévation; et cette +mesure donne à la fois pour l'époque celle des ressources de l'art de +bâtir solidement et l'idée de l'état hostile dans lequel vivaient les +habitants2. Ce serment n'avait jamais été tenu. Le podestat le prit à la +lettre. Il alla lui-même, avec les forces dont il disposait, faire +abaisser ce qui dépassait la mesure légale. Nous ne savons pas si cette +sévérité fut impartiale; mais celle qu'il déploya bientôt par des moyens +semblables pour soutenir une loi de parti, enfanta de nouvelles haines et +de nouveaux troubles. Depuis que la république s'était soustraite à +l'alliance de l'empereur Henri, elle avait défendu à ses citoyens de +fréquenter le royaume de Sicile. Cette défense était très-défavorable à +leur commerce, elle blessait surtout ceux des nobles qui s'étaient +adonnés au parti impérial, les mêmes sans doute que nous avons vus +accusés de conseiller Henri au préjudice de leur patrie. Cette loi fut +donc méprisée par eux. Ils dirigèrent leurs vaisseaux sur la Sicile, et +le podestat entreprit de les en punir. Ido Mallon, noble navigateur, +arrivait dans le port avec un navire richement chargé. Le débarquement +lui en fut interdit. Il n'en tint compte; il mit ses marchandises à +terre, d'abord secrètement, bientôt ouvertement et à main armée. Le +podestat assemble le peuple à cri public, marche contre le réfractaire, +fait démolir sa maison, et, de peur d'être accusé de s'en approprier le +pillage, fait porter tout ce qui s'y trouve de précieux sur la place +publique en plein parlement, et de là au fisc. Quant aux autres nobles +passés en Sicile malgré les inhibitions, le podestat suivit à leur égard +cette manière de procéder qui paraît lui avoir été propre; il rasa leurs +maisons et leurs tours (1197). L'un d'eux, Nicolas Doria, revint et tenta +de se venger sur la personne du podestat; mais les autres membres de +cette puissante famille intervinrent. Nicolas Doria, peu après, +commandait une flotte de la république au Levant (1201); il avait fait le +traité avec Léon, roi d'Arménie, et rapportait à la commune de Gênes plus +de mille cinq cents livres en argent et en pierres précieuses. Il est +probable que cette mission avait été une sorte d'honorable exil après sa +violente tentative. + +Les populations du territoire que Gênes considérait comme son État ne +donnaient pas moins d'inquiétude que les troubles internes. Nous ne +savons si c'est aussi la querelle générale des deux grands partis de +l'Italie qui les agitait; mais à cette époque oh vit de moment en moment +et tour à tour les bourgs de la Ligurie soulevés (1198), en état de +résistance et de guerre (1199). Chaque podestat pendant son exercice se +trouve obligé de marcher contre ces réfractaires (1204). La manière de +procéder, en ce cas, est de dévaster le pays, de couper les arbres, de +ruiner les habitations autour des lieux qu'on ne peut entièrement +soumettre. Là où l'on pénètre on lève des contributions, on prend des +otages, et l'on impose des amendes. En un mot, Gênes est la plus forte, +mais elle s'entoure de voisins de plus en plus ennemis, et si elle les +compte pour des sujets, elle ne peut ignorer combien leur foi est +douteuse. Ceux que les poursuites ou les menaces font sortir de leurs +foyers se font pirates sur la côte et troublent le commerce. Il faut +prendre soin de les détruire, et la république n'y réussit pas toujours. +Bientôt les émigrés de la ville même firent en grand cette guerre de +corsaires. + +Dans les expéditions du podestat, outre les gardes, serviteurs ou clients +qu'il s'était attachés, il faisait marcher comme fantassins les hommes en +état de porter les armes tant de la ville que de la banlieue. Mais +surtout les chevaliers de Gênes se rangeaient à sa suite. C'est ici qu'on +en parle pour la première fois. Jadis on requérait ou l'on invitait à +grands frais les seigneurs châtelains, vassaux ou amis de la république. +Mais l'économie et la méfiance tout à la fois avaient conseillé d'avoir +dans Gênes même le moyen de suppléer ce secours étranger. On avait formé +un corps de plus de cent chevaliers parmi les jeunes gens le plus en état +de s'adonner à l'exercice militaire et les moins engagés dans d'autres +carrières, afin qu'ils fussent prêts à marcher à toute heure. A cette +époque où combattre à cheval était, chez les autres nations, le privilège +et la marque de la noblesse, nous pensons que l'institution des +chevaliers de Gênes fut ce qu'elle était ailleurs. L'annaliste, pour en +relever l'éclat, la représente comme un retour aux nobles usages de leurs +aïeux, et si ce n'est là qu'une supposition, c'est la preuve de +l'importance attachée alors à cette chevalerie. Elle fut certainement +composée des nobles en état d'y prendre part, et il se peut qu'elle ait +servi à faire quelques nobles nouveaux. Précisément à cette époque nous +savons que la ville de Narbonne, alliée de Gênes, se maintenait dans la +possession de donner à ses bourgeois la ceinture militaire, c'est-à-dire +l'ordre de chevalerie, en un mot, la noblesse. Il n'y aura pas eu plus de +scrupule à Gênes, qui déjà avait fait des nobles de ses magistrats. +Quelques années plus tard la commune de Gênes arma chevalier le fils du +noble Hubert de Montobbio, probablement un Fiesque. Quoi qu'il en soit, +les chevaliers de Gênes et la part qu'ils prennent aux excursions de la +force publique sont souvent mentionnés pendant quelques années, après +quoi l'on cesse d'en parler. La guerre maritime répandit toujours plus +d'éclat dans ce pays que la guerre de terre. Cependant il ne tarda pas à +fournir des stipendiaires aux étrangers; et probablement les capitaines +génois de ces compagnies d'archers qui servirent en Angleterre et en +France ne négligèrent pas de se décorer du grade de chevalerie. + +(1202) La plus importante des soumissions extérieures obtenues à cette +époque de notre histoire est celle des marquis de Gavi. Les seigneurs de +ce nom, deux frères et leurs neveux fils d'un troisième, abandonnèrent à +la république leur château, leurs domaines et tout ce qu'ils possédaient +à Gavi, y compris les droits attachés à leur seigneurie, sous la réserve +seulement de la moitié du péage qui se levait au défilé de la Bochetta +que Gavi domine. Ils reçurent de la commune de Gênes pour cette cession +3,200 livres en argent; et, pour en porter le prix à 4,000 livres, il +fut établi, avec le consentement des villes de Lombardie intéressées à +l'usage de ce chemin, un droit extraordinaire et temporaire sur les +passants qui durerait jusqu'à ce qu'il eût rendu les 800 liv. dues encore +aux marquis. De leur personne, non-seulement ils jurèrent à Gênes la +compagnie et le domicile, mais ils se soumirent à ne pas se remontrer +plus de trois fois par an dans les environs de leur ancienne seigneurie. +On ne voit pas que ces nouveaux hôtes aient pris de l'ascendant à Gênes. +Leur nom ne paraît pas, soit dans la liste des consuls, soit parmi les +conseillers. Seulement on trouve, cinquante ans plus tard, un des marquis +de Gavi au nombre des nobles commissaires chargés de la rédaction des +annales; et c'est tout ce qu'on en sait. + + +CHAPITRE III. +Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances. + +L'empereur Henri était mort. En Allemagne deux compétiteurs se +disputaient la couronne impériale. Celle de Sicile fut dévolue à +Frédéric, enfant que Henri laissait au berceau. Constance, veuve de +l'empereur, ne survécut pas longtemps à son époux, et en mourant elle +légua la tutelle de son fils au pape Innocent III; mais le sénéchal +Marcuard occupait le royaume et le gouvernait à son gré. + +La querelle des Génois avec le gouvernement sicilien n'était pas finie. +Il y eut cependant quelques rapprochements d'après lesquels les rapports +commerciaux reprirent leur cours, et la république cessa de prohiber à +ses citoyens la fréquentation de la Sicile. Mais les Génois n'avaient pas +oublié que Henri leur avait promis Syracuse et ils cherchaient l'occasion +de se faire justice sur cette promesse; la guerre pisane en fournit le +moyen. + +Cette guerre se poursuivait sur la mer; à chaque saison on entreprenait +de nouvelles croisières. Une flotte partie de Gênes se donna rendez-vous +avec les galères que l'automne ramenait de Syrie et d'Égypte. La réunion +se fit sur l'île de Candie. Un aventurier, Henri le pêcheur, comte de +Malte, se réunit aux Génois. Tous ensemble allèrent assiéger Syracuse +sous prétexte d'en chasser une garnison pisane qui y dominait, et d'y +rétablir l'évêque qu'elle en avait expulsé. L'on occupa la ville. La +possession en fut prise au nom de la commune de Gênes, et, sous son +autorité, les chefs de l'expédition en nommèrent comte Allaman della +Costa que l'annaliste qualifie de brave et excellent ami des Génois1, +mais qui, par le reste du récit, semblerait Génois lui-même. Une étroite +alliance s'établit entre ce nouveau seigneur et le comte de Malte. Leurs +courses maritimes se firent en commun. Syracuse fut le point d'appui de +celles des Génois. En partant de ce port on allait au-devant des galères +qui retournaient du Levant. On rassemblait ainsi des flottes formidables. +Le comte Henri en fut nommé commandant, et, après plusieurs exploits, il +se servit de ces forces pour s'emparer de Candie2 et pour s'en faire +souverain. Mais cette propriété fut disputée par les Vénitiens3, et les +suites de cette entreprise donneront bientôt un aliment tout nouveau à +notre histoire. Les Génois ne furent d'abord mêlés à la querelle que +comme simples auxiliaires. Le comte leur demanda des secours; ils lui +accordèrent des galères, des hommes, beaucoup de vivres et de l'argent. +Cependant, après quelques pertes réciproques, Gênes désira 1a suspension +d'hostilités qui retombaient sur le commerce. Leur trêve avec les +Vénitiens fut jurée pour trois ans. La république obligea le comte de +Malte à y souscrire: on ne l'obtint pas sans difficulté. + +Ainsi s'était compliquée la querelle avec les Pisans. Il fallait la +soutenir non-seulement sur les côtes de la Ligurie et de la Toscane, mais +en Sicile, vers le Levant, dans les eaux de la Sardaigne, de la Corse, de +la Provence, de l'Espagne. Soit que ces croisières fussent l'occasion +d'actes peu agréables aux neutres, soit que d'autres causes les +aliénassent, les Génois paraissent avoir été partout traités, à cette +époque, avec peu de faveur. + +(1212) Le roi d'Aragon se comportait généralement en ennemi; et comme son +pouvoir et celui de son frère, comte de Provence, s'étendaient alors +jusqu'à Nice, c'était pour Gênes un mauvais voisinage. Cependant les +Marseillais avaient déjà fini ou ajourné leurs anciennes querelles avec +les Génois par un procédé singulier. Hugues de Baux, suivi de dix +gentilshommes de son pays, se présente dans le port de Gênes et vient +proposer de faire la paix. Cette démarche noble, la considération due à +de tels ambassadeurs font accepter leur offre sans autre délibération, et +la paix est conclue pour vingt et un ans. + +(1215) Nice secoue en ce moment le joug des Aragonais et recherche une +étroite alliance avec Gênes. Ses députés viennent jurer la compagnie de +la commune génoise, et s'y associent pour la guerre et pour la paix, se +soumettant à leur part de contribution dans les levées d'hommes et +d'impositions maritimes. Le château enlevé aux Aragonais fut livré à +Hubert Spinola, consul de Gênes; mais cette occupation ne fut pas de +longue durée. + +Avec les Pisans les hostilités étaient mêlées de trêves. Tour à tour les +empereurs d'autorité, les papes dans l'intérêt de leur influence, +réclamaient le droit de juger ou de concilier les deux républiques4. Les +abbés de quelques monastères situés à la frontière des deux territoires, +gens révérés des deux côtés, provoquaient des rapprochements. Ils +obtenaient que l'on compromît entre leurs mains; ils portaient des +sentences arbitrales, ils faisaient donner des baisers de paix, et au +même moment les parties réconciliées s'accusaient de mauvaise foi; enfin +on se retrouvait toujours en état de guerre. + +(1211) On n'était pas ainsi avec Pise sans avoir à craindre les +fluctuations et les perfidies de la politique des seigneurs feudataires +voisins des deux États. Les puissants marquis de Malaspina étaient +surtout redoutés. Le propriétaire du château de la Corvara l'avait vendu +à Gênes. Cette transaction déplut aux Malaspina. Après quelques mois +d'hostilité ils acceptèrent une somme pour se désister de leur opposition +et souscrivirent la cession la plus authentique et la plus ample de tous +leurs droits sur la Corvara. Mais, à leur instigation, le fils du premier +vendeur y rentre par surprise (1216), et leur livre immédiatement le +château. Les Malaspina n'hésitent pas à se mettre en possession de ce +qu'ils avaient solennellement abandonné. Nouvel armement pour les chasser +de cette place usurpée. Ils en sont quittes pour faire une fois de plus +ce qu'ils ont fait si souvent, ils jurent obéissance à la république et +soumission à ses jugements (1218). + +De l'autre côté du territoire, la république reçut (1214) d'Othon, +marquis de Caretto, l'abandon de certaines terres et les lui rendit en +fief sous serment de fidélité. Foulques de Castello prit ensuite (1215) +un parti vigoureux pour mettre une barrière entre Nice et Vintimille. +Pendant un de ses consulats, il conduisit trois galères où montèrent un +grand nombre de nobles avec lui. Elles étaient accompagnées de bâtiments +de transport, chargés d'ouvriers et de matériaux de toute espèce. Le +convoi débarqua sur le rivage de Monaco, pays que la république +prétendait compris dans les concessions de l'empereur Henri IV. Sur ce +promontoire élevé au-dessus de la mer, on traça une forteresse défendue +par quatre tours entourées d'un rempart. On se mit incessamment à +l'ouvrage. Foulques ne rembarqua qu'après avoir vu les murailles à +trente-cinq pieds au-dessus du sol. + +(1219) Malgré ces mesures, Vintimille donnait sans cesse de l'inquiétude. +Un soulèvement nouveau suivait promptement une vaine soumission. Une +révolte déclarée avait éclaté. Pour la réprimer, on ravagea le +territoire, mais c'est tout ce qu'on put faire dans une première +campagne. La seconde année (1220) on eut à la solde de Gênes Manuel, l'un +des comtes de Vintimille. Il avait, ainsi que son frère, cédé ses droits +sur la ville, mais on ne devait pas s'attendre à les voir les oppresseurs +de leurs anciens vassaux. Manuel, qui stipulait aussi pour son frère +Guillaume, s'engagea à leur faire une guerre sincère et sanglante de sa +personne et avec quinze chevaliers et dix arbalétriers. Il promit de +plus, sous bonne caution, de céder aux Génois les prisonniers qu'il +ferait, pour le même prix qu'il aurait pu tirer d'eux par rançon, et +cette odieuse partie du traité fut accomplie (1221). La guerre continua. +Il fallut cinq ans pour lasser les Provençaux et les seigneurs qui +étaient venus défendre la ville. Ce comte qui avait déserté ses vassaux +pour les assiéger avec les Génois, était retourné au milieu d'eux: +enfin, quand la constance des habitants fut épuisée et qu'ils furent +réduits à se rendre, l'on s'estima heureux de recevoir leur soumission. + +Les guerres, les troubles intérieurs, les mesures répressives sans cesse +rendues urgentes devaient rendre très-difficile le maniement des finances +d'un État sans territoire. Il nous en reste des détails assez curieux +pour les indiquer. + +(1208) L'armement de la flotte pour la guerre pisane coûte 10,000 liv. On +dépense 20,000 liv. par le second secours accordé au comte de Malte quand +il devait lutter contre les Vénitiens. Afin de le fournir, on eut recours +à une contribution extraordinaire et temporaire pendant six ans, de deux +deniers par livre sur les marchandises exportées et importées. La recette +de cette imposition fut vendue à l'encan et produisit une somme de 12,452 +liv. A la nouvelle qui se trouva fausse d'un armement des Pisans d'une +force supérieure (1210), on en décréta un dont les préparatifs ne furent +pas achevés, mais qui donna lieu à une autre contribution. Tous les +citoyens furent obligés (1216) de déclarer le montant de leur fortune +pour en payer trois deniers par livre, et, en outre, sur chaque 1,000 +liv. ils devaient fournir les vivres de guerre pour deux hommes. La +seconde campagne de la guerre de Vintimille se fit au moyen d'une +réquisition d'hommes sur tous les habitants au-dessus de quatorze ans, de +Cogoleto à Porto-Venere. Cinq hommes devaient en faire marcher un ou +payer trente sous en s'unissant riches et pauvres, de sorte que la taxe +pour ceux-ci fût de cinq sous, et de neuf pour ceux-là. L'année suivante, +on fit un emprunt forcé de 20 sous par 100 livres. + +Enfin une opération de l'un des consulats de l'époque qui nous occupe +nous fait connaître les ressources de l'État et la difficulté de les +conserver disponibles et égales au besoin. + +(1214) On aliéna pour six ans la recette de l'imposition ordinaire de +quatre deniers pour livre sur le commerce maritime d'entrée et de sortie. +Cette ferme fut adjugée pour la somme de 38,050 liv.; elle fut consacrée +à racheter des droits ou gabelles qui se trouvaient engagés5, non compris +toutefois la gabelle du sel; car ce monopole existait déjà: la moitié +de cette ressource était aliénée alors pour vingt-quatre ans. Une +imposition extraordinaire fut mise sur les immeubles, à raison de 6 +deniers par livre. La moitié du produit fut réservée pour le rachat de la +portion engagée de la gabelle; l'autre moitié, consacrée aux travaux du +port, qui, de la droite du vieux môle, s'étendait maintenant jusqu'à la +nouvelle darse. L'année suivante, l'imposition fut répétée, à moins que +les annales qui en parlent deux fois, ne se rapportent à une seule +mesure, d'abord pour la promulgation, ensuite pour l'exécution6. + +En rentrant dans la jouissance du revenu des droits sur le sel, une loi +expresse fut portée, pour défendre à l'avenir d'aliéner les impositions +et gabelles, excepté celle du sel, les droits du palais que la république +possédait à Messine, les revenus de Tyr (1214), et les chancelleries de +Ceuta et de Buzea (Bougie). Nous avons vu (1222) qu'en vertu d'un +arrangement singulier dans une de ces villes d'Afrique, et probablement +dans toutes deux, sur les impôts que le gouvernement des Mores exigeait +du commerce génois qui fréquentait leurs ports, une partie du droit +revenait au fisc de la république par les mains des officiers qu'elle y +entretenait. Ces revenus, par exception, pouvaient être légitimement +affermés, mais pour deux ans seulement. Au delà ou pour tout autre, +l'aliénation était déclarée nulle de plein droit, et les prêteurs étaient +avertis que la république reprendrait ce qu'on leur aurait +irrégulièrement engagé en son nom. Tous les citoyens de quinze ans +jusqu'à soixante et dix furent tenus de prêter un vain serment pour le +maintien de ce nouvel article ajouté aux statuts. En même temps des +nobles furent institués commissaires pour la gestion des finances. + + +CHAPITRE IV. +Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les voisins. + +La domination germanique était, en Italie, comme en suspens depuis la +mort de Henri VI. Son frère Philippe de Souabe et Othon d'Aquitaine, +descendant du duc Guelfe de Bavière, se disputaient la couronne +impériale. De leur opposition naquirent en Allemagne ces fameux noms de +partis de gibelins et de guelfes, qui, passés en Italie, s'y +appliquèrent, non pas au choix entre deux empereurs, mais d'abord à la +lutte des amis de l'indépendance et des fauteurs de l'autorité impériale, +et bientôt à des intérêts purement italiens; ainsi ils survécurent +longtemps aux causes qui leur avaient donné naissance. + +Le pape devait être opposé au parti de la maison de Souabe, bien qu'il se +portât pour protecteur du jeune rejeton qu'elle avait laissé (1198) dans +le royaume de Naples. Cependant Philippe l'ayant emporté sur son +compétiteur, Innocent III ne dédaigna pas de négocier pour se rapprocher +de l'empereur gibelin. Il avait déjà levé (1208) l'interdit dont il +l'avait frappé, quand ce prince mourut assassiné. Othon IV lui succéda +paisiblement: il épousa (1209) la fille du mort, et se présenta comme +devant recueillir les affections des deux partis. Il vint (1214) en +Italie, et, chef des guelfes, il y caressa les gibelins (1222). + +Othon se rendant à Rome, manda les Génois pour lui prêter serment et pour +soumettre à son jugement leurs querelles avec Pise. Il ordonna une trêve; +pour en assurer le maintien, il exigea que de part et d'autre des +otages lui fussent remis. + +L'empereur fut couronné dans Rome. Mais Innocent III, auquel il faut +rapporter l'établissement solide de la monarchie temporelle des papes, +avait mis le temps à profit pendant l'éloignement et les discordes des +compétiteurs à l'empire. Il avait soulevé la Toscane, entraînant toutes +ses villes dans une ligue dont il s'était fait le chef. Les Pisans seuls +avaient refusé d'y adhérer et persistaient dans leur attachement aux +empereurs. En même temps, le pape réclamait la tutelle du jeune Frédéric, +fils de Henri, dans l'espérance d'étendre sa propre autorité sur Naples +et sur la Sicile. C'est dans ces conjonctures qu'Othon se présentait. +S'il était le chef des guelfes d'Allemagne, ce n'est pas pour lui +qu'Innocent avait suscité ceux d'Italie. Ces deux hommes ne se virent +qu'en rivaux. Othon, résolu à l'invasion du royaume de Naples, est +excommunié pour cette entreprise. Il y appelait à la fois les Génois et +les Pisans. Les derniers s'y prêtent avec zèle; les Génois se disent +retenus par l'excommunication qu'ils ne sauraient braver. Frédéric, grâce +aux intrigues du pape, devenu gendre du roi d'Aragon, favorisé par le roi +de France, ennemi d'Othon, va tenter la fortune en Allemagne. C'est à +Gênes que le pontife lui ménage les premiers secours. Accueilli à son +passage (1212), aidé d'un don de 1,500 liv., il part de là et exécute +heureusement son voyage périlleux. En ce moment, tout à Gênes était réuni +pour lui. Le gouvernement était encore guelfe et le pape en disposait en +faveur de Frédéric; le parti gibelin, qui se renforçait de jour en jour, +était favorable à sa personne. + +(1214) La bataille célèbre de Bouvines, perdue par Othon contre Philippe +Auguste, ébranla le trône de cet empereur; Frédéric s'en prévalut. Il +fut reconnu roi des Romains à Aix-la-Chapelle. Deux ans après il eut le +champ libre dans l'empire par la mort d'Othon. + +Mais à mesure que le pupille se fortifiait, le tuteur lui retirait son +appui. L'ambitieux Innocent n'avait voulu faire de Frédéric que sa +créature, et le jeune roi était né pour un autre rôle. Ce prince, que le +pape avait opposé à Othon comme le vrai César, ne put jamais obtenir de +ce même pontife la reconnaissance formelle de son titre impérial. Toutes +ses démarches furent croisées, son royaume de Naples fut une source de +prétentions et de chicanes. Innocent mourut; Honorius III et Grégoire IX +qui lui succédèrent (1217) agirent dans le même esprit. Honorius avait +été longtemps ministre de Frédéric dans Palerme. A peine élevé au +pontificat, il fit sentir à son maître que leur position avait changé. +Avant de renoncer aux apparences de l'amitié il en employa les séductions +pour éloigner Frédéric sous un prétexte honorable. Ceci nous ramène un +moment aux affaires de la Syrie1. + +Tandis que Guy de Lusignan était allé régner en Chypre, son frère Amaury +était devenu roi de Jérusalem, du chef de sa femme Isabelle, soeur et +héritière de la reine Sibylle. A proprement parler, son autorité n'était +reconnue que dans les murs de Ptolémaïs. Il s'y maintint avec des succès +divers, attendant le secours d'une nouvelle croisade. Mais, promise à la +terre sainte, elle alla éclater (1203) d'abord sur la ville chrétienne de +Zara, ensuite sur l'empire chrétien de Constantinople. Les Génois +n'avaient point eu de part à cette expédition. Loin de là, elle blessait +leurs intérêts en les privant des fruits de leurs alliances avec les +empereurs grecs dépouillés. Elle excitait leur plus vive jalousie par +l'accroissement de pouvoir et de commerce échu aux Vénitiens. L'annaliste +de Gênes parle avec mépris de ces seigneurs qui feignirent de se croiser +et qui allèrent à Venise conspirer des usurpations. + +Une nièce de Sibylle, fille d'Isabelle et du marquis de Montferrat, l'un +de ses maris, succéda au titre royal d'Amaury (1210). L'on appelle du +fond de la France Jean de Brienne pour épouser cette princesse et pour +partager une couronne si difficile à soutenir. Le nouveau roi reçut +quelques secours; mais plusieurs fois les chevaliers venus à la défense +du pays se découragèrent et se rembarquèrent sans persévérer. Cependant +ce roi conduisit (1219) une armée en Égypte et conquit Damiette. Les +Génois l'avaient assisté dans cette entreprise. L'un d'eux, Pierre de +Castello, fut dépêché pour en donner la nouvelle, qui retentit dans toute +la chrétienté. Ce succès pouvait porter des fruits immenses. Le soudan +d'Égypte offrait de rendre en échange de Damiette, Jérusalem et tout ce +qu'il avait possédé dans la terre sainte. Le roi croyait assurer la paix +et sa couronne par cette glorieuse négociation. Le cardinal Pélage, le +plus hautain des légats, s'y oppose d'autorité. Les mesures furent mal +prises; Damiette échappa aux chrétiens: dix galères promptement envoyées +de Gênes, sous le commandement d'un Doria et d'un Volta, arrivèrent trop +tard pour sauver la ville. Ce secours remonta du moins les courages +abattus et contint les attaques des Sarrasins. L'armée put rentrer en +sûreté dans les murs d'Acre. Jean de Brienne passa bientôt la mer pour +aller solliciter à Rome une assistance sans laquelle il ne pouvait plus +se maintenir. Sur cette circonstance le pape fonda son projet pour se +débarrasser de Frédéric. Ce prince était veuf de Constance d'Aragon. +Honorius mit en usage jusqu'à son autorité pontificale pour l'obliger à +épouser (1225) la fille de Jean de Brienne qui lai apportait pour dot la +succession au titre de roi de Jérusalem; le pape l'excite à réaliser le +nom que ce mariage lui assure, à relever le trône de la sainte cité; il +lui déclare enfin qu'il ne le couronnera point empereur avant d'avoir +reçu son serment de passer promptement la mer pour la défense du saint +sépulcre. Frédéric opposa la ruse aux exigences du pontife. Il feignit de +partir, envoya une flotte avec quelques secours en Palestine et resta en +Italie. Excommunié par Grégoire IX (1227), successeur d'Honorius, comme +désobéissant et parjure, il partit enfin; il arriva en Syrie, il +combattit, il négocia, il obtint que Jérusalem et le saint sépulcre +fussent restitués aux chrétiens. Mais pour les services signalés qu'il +rendait à la cause sacrée, il ne trouva qu'ingratitude et persécution. +Les malédictions pontificales le suivirent partout. En Syrie, les +chevaliers de l'Hôpital et du Temple ne voulurent prendre part ni à ses +conquêtes ni à ses traités inespérés. Le clergé rejeta (1229) toute +communication avec lui. Les concessions qu'il avait obtenues lui furent +reprochées comme autant de sacrilèges et de pactes avec l'enfer. En +Europe les anathèmes redoublèrent. On fit déclarer contre lui jusqu'à +Jean de Brienne, son beau-père. A ces nouvelles, et son voeu accompli au +saint sépulcre, il se hâta de repasser en Italie pour y défendre ses +droits attaqués, et, quoiqu'il obtînt du pape intimidé la suppression des +censures qui l'avaient frappé, c'est en ennemi qu'il revint et qu'il fut +reçu. + +Dans la première période de la querelle avant le pèlerinage de Frédéric, +le gouvernement génois, toujours guelfe, avait suivi sa politique +ordinaire. Ce prince si bien accueilli au temps où, hôte de la +république, elle le voyait protégé par le pape et adversaire d'un +empereur régnant, ne trouva plus qu'éloignement et défiance quand il fut +devenu le chef effectif de l'empire. De son côté, il ne montra pas plus +de bienveillance. Lorsqu'il se rendit d'Allemagne en Italie pour venir +prendre la couronne, il manda les Génois, les appela au serment qu'ils +lui devaient, et les somma de soumettre à son jugement leur différend +avec Pise. On obéit: une députation et le podestat en personne allèrent +au-devant de lui à Modène. Le serment lui fut prêté; il confirma en +faveur de Gênes les concessions qu'elle tenait de l'empire (1220). Mais, +quand on lui demanda la confirmation de celles du royaume de Sicile, il +remit à la faire jusqu'à ce qu'il fût rendu dans cet État. Frédéric +requit les députés de le suivre à Rome pour assister à son couronnement. +Ils s'en excusèrent sur ce que la mission qu'ils tenaient du conseil de +la république ne s'étendait pas jusque-là. L'empereur s'offensa de cette +réponse évasive. Cependant son chancelier, l'évêque de Metz, ne cessa pas +de caresser les ambassadeurs. L'annaliste se complaît à nous apprendre +qu'il les admit trois fois à sa table; il est vrai, ajoute-t-il +naïvement, qu'ils lui apportèrent de riches présents. + +Quand Frédéric eut passé de Rome à Naples et en Sicile, une nouvelle +députation vint le sommer de s'expliquer sur les privilèges des Génois +dans son royaume (1221); mais, loin de les confirmer, il les révoqua +durement. Le palais qui leur avait été donné dans Messine leur fut +repris. Allaman fut expulsé de son comté de Syracuse. Les procédés +sévères étaient pour Gênes et la faveur pour Pise. Telles étaient les +dispositions de l'empereur avant sa croisade. Au retour, en guerre +ouverte avec le pape, disposant des forces pisanes, c'était pour Gênes +décidément un ennemi. Deux nouvelles ambassades n'obtinrent point de +dispositions plus amicales, quoique Foulques de Castello, ce grand +personnage évidemment attaché au parti impérial, eût été chargé de la +dernière. + +Gênes, en disgrâce auprès de l'empereur, n'en éprouvait pas plus de +bienveillance de ses voisins de Lombardie. Alors cette loi d'un peuple +antique, qui punissait quiconque prétendait rester neutre dans les +guerres civiles, avait de ville à ville une application immanquable et +rigoureuse. Gênes, où les opinions étaient déjà mi-parties, se donnait +encore comme attachée à la confédération lombarde; elle y prenait ses +podestats; mais elle ne s'en déclarait pas membre actif: elle +tergiversait avec tout le monde, elle faisait trop ou trop peu pour +chacun. + +On avait annoncé que Frédéric venait tenir une diète à Crémone. C'était +encore pendant ses préparatifs apparents pour le voyage d'outre-mer +(1226). Les voisins ennemis ou envieux de la république spéculèrent sur +la partialité de l'empereur contre elle. Savone avait un podestat de +Crémone, par conséquent gibelin. Appelé à Gênes pour prêter le serment +accoutumé, il comparut, mais il refusa de jurer. Les députés qui +l'accompagnaient feignirent de désavouer son refus et de vouloir le +contraindre: il persista. La république assigna un bref délai pour la +réception du serment sous la commination d'une forte amende. Alors Savone +affecta de destituer le podestat réfractaire et d'en nommer un autre à sa +place. Celui-ci vint à Gênes et jura sans difficulté avant le terme fatal; +mais le prédécesseur reprit ses fonctions, et les habitants de Savone +se vantèrent d'avoir échappé à l'amende et éludé le serment en le +laissant prêter par un intrus sans qualité. Bientôt après, ils +comparurent à Crémone et y portèrent plainte contre l'oppression que les +Génois faisaient peser sur eux. Ils n'obtinrent rien de l'empereur +directement; mais Thomas de Savoie, celui que les Génois soudoyaient +naguère, était devenu vicaire impérial. Par l'entremise de Henri de +Caretto, ils acquirent toute sa protection. Ils lui faisaient espérer de +le rendre seigneur de toute la rivière. Leur premier soin avait été de +s'affranchir de la gabelle du sel dont Gênes imposait le monopole à tout +le pays. Ils en établirent un dont ils promettaient le profit au comte +Thomas. Il vint résider au milieu d'eux: Albenga le reconnut. Noli seule +refusa de se détacher de Gênes. La république fut obligée d'armer pour +soumettre les populations soulevées. Le peuple en armes fut appelé sur la +place publique et de là entraîné à la guerre sous la conduite du +podestat. En marchant contre Savone l'armée fut renforcée par les comtes +de Massa, par ceux de Lavagna, par Othon de Caretto et son fils, opposés +à Henri leur parent. Les chevaliers de Parme accoururent; il en vint de +plusieurs villes de Lombardie (1227). Gênes défrayait cinq cents hommes +d'armes étrangers, sans compter plus de trois cents placés en observation +sur la frontière lombarde. On prit Savone, et, sur un décret rigoureux du +conseil de Gênes, le podestat fit combler les fossés, raser les +murailles, subvertir le port par la destruction du môle. Une forteresse +fut bâtie sur une hauteur pour dominer la ville. Cent cinquante otages +furent pris parmi les principaux citoyens et conduits à Gênes. Deux +podestats, nobles génois, furent mis en possession du gouvernement de la +ville. Ils arrivèrent suivis de leurs juges et de tout le cortège de +leurs officiers de justice. Henri de Caretto vint à son tour faire sa +soumission. On la reçut sans y croire. Les victoires obtenues furent +pompeusement célébrées. Le podestat, homme magnifique, qui devant Savone +n'avait pas manqué de créer des chevaliers sur le champ de bataille, de +retour à la ville, fêta son triomphe avec un faste royal. Il tint cour +plénière au palais archiépiscopal. Les princes, les seigneurs de la +Lombardie et de la Toscane furent invités. Les troubadours italiens et +provençaux accoururent aux festins. Des dons, de riches vêtements leur +furent prodigués par le podestat et par les principaux nobles génois. + + +CHAPITRE V. +Entreprise de Guillaume Mari. + +(1227) On touchait en ce moment même à une crise extraordinaire qui +menaçait de changer la face du gouvernement. Le consulat, quand on +préférait des consuls à un podestat, les places des conseillers ou +sénateurs, véritables arbitres des affaires, les autres offices de la +république étaient des objets naturels d'ambition. Si les familles +considérables non encore réputées nobles étaient absolument privées de +toute part aux magistratures, ce que nous ne savons pas, du moins elles +concouraient à l'élection médiate ou immédiate, et elles n'étaient pas +disposées à renoncer à toute influence sur les choix de leurs +gouverneurs. Enfin les grandes factions toujours en présence, intéressées +à faire prévaloir leurs candidats, mêlaient les intrigues de parti aux +brigues personnelles. + +Il paraît que chacun des huit quartiers fournissait son contingent dans +chaque magistrature, ou du moins nommait séparément des électeurs qui, +réunis, choisissaient les magistrats. Il semble aussi qu'il y avait +plusieurs degrés, et peut-être le sort y avait part. Enfin parmi les +candidats désignés un petit nombre d'électeurs devaient terminer la +nomination. Quelques exemples feraient croire que ces derniers suffrages +devaient être unanimes. Quoi qu'il en soit, l'ordre patent était modifié, +comme il arrive toujours, par des associations de parti. Il s'était formé +des compagnies particulières, insidieusement organisées pour s'assurer la +majorité dans les élections. L'uniformité des votes de leurs membres +était garantie par la foi du serment, profané et respecté tout ensemble. +Par là on imposait à la république des magistrats désignés par des +coteries, secrètement, si même ceux qui étaient les plus forts prenaient +la peine de s'en cacher. Des podestats exclusivement pris dans les villes +guelfes indiquent assez quel était le parti auquel ces compagnies étaient +vouées; mais rien ne dit que leur majorité représentât fidèlement celle +des citoyens. Au moment dont nous parlons, depuis dix ans le consulat +était en oubli. Il avait été abandonné depuis qu'un légat du pape avait +séjourné à Gênes; et c'est peut-être aux compagnies particulières +qu'était due cette période assez longue de podestats se succédant sans +interruption. + +Quelques nobles se plaignaient de se voir éloignés des emplois par cela +seul qu'ils n'étaient pas membres de ces compagnies privées. Un d'entre +eux, déjà fort distingué dans la république, Guillaume Mari, se rendit +l'organe de tous. Il forma une compagnie de son côté pour réunir ceux que +les autres sociétaires avaient laissés à l'écart. Non-seulement les +nobles mécontents y accédèrent, mais beaucoup de familles populaires y +prirent part, et hors de la ville presque toutes les communes y +adhérèrent. Il fallait pour ce concours, ou que le gouvernement fut +devenu bien intolérable pour les particuliers, ou que la faction gibeline +se fut bien renforcée contre la direction guelfe, ou enfin qu'une +nouvelle aristocratie populaire se sentît en force pour se mesurer avec +l'oligarchie régnante. Probablement tous ces motifs agissaient. Cette +grande et puissante ligue donna bientôt l'alarme au parti opposé. + +Des rixes commencèrent à éclater entre les adhérents et les opposants. Le +podestat Lazare Glandoni passait pour avoir donné une sorte +d'autorisation aux nouveaux associés. Cette condescendance rendait sa +position difficile, il prétexta des affaires de famille et il obtint du +conseil un congé pour passer à Lucques sa patrie. En son absence la +nouvelle compagnie gagna rapidement du terrain. On lit courir le bruit +que le podestat ne devait plus revenir à ses fonctions. Aussitôt, le +peuple se leva et demanda Guillaume Mari pour chef de la république. On +l'enleva de chez lui, malgré ses refus affectés, et il fut installé dans +le palais fortifié des Volta près de l'église de Saint-Laurent, loué à +cette occasion pour servir de siège à ce nouveau gouvernement. Mari +notifia partout sa prise de possession. Il nomma des juges, des +greffiers, des officiers pour administrer chaque commune et pour y +recevoir le serment. + +Au bruit de cette nouveauté, le podestat revint démentir la fausse +nouvelle de son abdication. Les nobles l'entourèrent, mais ce fut pour +lui reprocher d'avoir avoué Mari, et pour le rendre responsable des +suites de sa connivence. Il niait en vain, Mari menaçait de produire des +écrits. Glandoni prit alors le parti de se justifier aux dépens d'autrui +en opprimant ceux qu'il avait aidés. Il avertit les hommes sur qui il +pouvait le mieux compter, de se tenir armés et prêts à agir au premier +son du tocsin. Mari, de son côté, était entouré de ses partisans qui +chaque nuit venaient en troupe grossir sa garde. Cependant il parut +hésiter. Mandé au conseil par le podestat, il s'y fit attendre, mais il +s'y rendit avec quelques-uns de ses principaux adhérents; un Volta était +du nombre. On leur intima d'évacuer le palais qu'ils tenaient; au lieu +d'obéir ils y rentrèrent pour s'y fortifier; et la terreur fut au comble +quand on les vit appeler à la garde de leurs postes les ouvriers en laine +et, en un mot, la populace. Les nobles s'assemblèrent dans l'église des +Vignes. Pierre Grimaldi harangua avec violence. On requit le podestat de +réduire les insurgés. On lui offrit toute assistance. Dix commissaires +furent nommés cependant pour essayer, avant l'attaque, de retirer Mari et +les autres nobles d'une coalition populaire pour laquelle ils ne devaient +pas être faits. D'autres envoyés se répandirent dans la ville pour aller +de porte en porte exiger des serments d'obéissance et le désaveu de +l'association factieuse. Dès ce moment la compagnie commença à décroître +et tendit à se dissoudre. Mari avait été évidemment gagné. Il remit le +palais et ses tours aux mains de treize nobles choisis avec assez +d'impartialité entre les divers partis, si nous en jugeons sur la liste +de leurs noms; on contremanda les changements qui avaient été faits dans +l'administration. Quand la sécurité fut rétablie, le podestat dans un +parlement solennel prononça une pleine amnistie: il cassa et interdit à +jamais la compagnie de Mari et en même temps toutes les autres qui +existaient ou qu'on avait prétendu exister. Ces décrets furent +sanctionnés par le serment de tous les citoyens présents. Mari prêta le +sien à son tour, et, sur la réquisition du podestat, il y ajouta avec une +contenance très-dégagée, la déclaration qu'il remettait à tous ses +adhérents les obligations qu'ils avaient contractées entre ses mains. +Ainsi s'évanouit ce premier symptôme constaté des dispositions peu +favorables des plébéiens, tentative où c'est la voix d'un noble qui avait +appelé les populaires, probablement dans les intérêts de son ambition +particulière, ou dans ceux d'une faction, beaucoup plus qu'au profit de +la liberté. On retrouve immédiatement Mari dans les plus hauts emplois de +la république; il est vrai que bientôt après on voit sa famille émigrer +et servir l'empereur Frédéric contre la patrie. + +Les Génois, à cette époque, recherchaient des alliances qui leur +garantissent la sécurité des relations commerciales avec les villes de la +Provence. Ils faisaient des traités avec les communes de Toulon, de +Marseille, d'Arles, qui stipulaient comme autant de républiques. Il est +bon de recueillir de siècle en siècle les détails que ces documents +fournissent sur la matière et les usages du commerce de ce temps. Le +traité d'Arles, outre les sauvegardes les plus complètes pour les +personnes et pour les biens (le cas de naufrage expressément prévu), +contient, en faveur des habitants d'Arles, l'autorisation d'établir à +Gênes un consulat, pour décider de leurs contestations civiles. On leur +accorde la franchise des droits de douane sur les produits du sol +provençal importés à Gênes, mais ils ne pourront les envoyer au delà: le +transit gratuit n'en est pas compris dans la concession. Pour les +marchandises qui ne sont pas de leur cru, ils sont soumis aux droits, non +comme les autres étrangers, mais comme les Génois les payent eux-mêmes. +Ils pourront exporter de Gênes des bois de charpente pour la construction +de leurs maisons, des douves et des cercles pour leurs tonneaux, mais à +condition d'en faire usage pour eux-mêmes, sans pouvoir les vendre ni à +Marseille ni ailleurs. Il leur est défendu de prendre à Gênes les toiles +d'Allemagne, de Reims ou de Champagne, les draps de France (la Provence +n'était pas française encore). Ils ne peuvent exporter des blés, mais +seulement des châtaignes, quand le prix marchand n'en excède pas une +certaine limite, et, chose bizarre, quoiqu'à l'exemple des Athéniens +d'autrefois, le commerce des figues de Gênes leur est interdit. + +En accordant aux navigateurs d'Arles, sur l'apport de leurs denrées, la +franchise des droits qui appartiennent à la république, on réserve le +payement de la gabelle du sel et des droits que d'autres sont en +possession de lever sur le territoire génois; ceux de l'empereur sont +particulièrement énumérés, et nous apprenons par là qu'à cette époque ou +percevait pour l'empereur, dans le port de Gênes, certaines redevances +sur les blés, les huiles et quelques autres denrées. + +Ce traité nous est connu par les archives des deux villes intéressées1, +et, dans cette double authenticité, il confirme que, dans les usages de +l'époque, pour une telle alliance on ne faisait pas un seul instrument en +deux originaux semblables. On rédigeait séparément les promesses de +chaque partie, par des actes relatifs et correspondants, mais distincts. +Celui qui était souscrit le premier portait la réserve de la réciprocité +des conditions. Des ambassadeurs de chaque part allaient recevoir et +accepter les engagements de l'autre cité. A Gênes, le contrat se passait +tant au nom du podestat, de la volonté et du consentement du conseil, +qu'au nom des conseillers stipulant pour la commune. Le traité d'Arles +dont nous venons de parler est qualifié de paix pour dix ans. Cinquante- +quatre nobles génois y sont dénommés comme ayant prêté le serment en +présence de l'ambassadeur d'Arles. On remarque, en passant, que parmi +tous ces nobles pas un Spinola n'est nommé. D'autre part, le podestat +d'Arles était alors un Génois, Guillaume Embriaco. + +La conservation des traités de Gênes est due à un des podestats de cette +ville, Jacques Baldini, Bolognais. Il institua, sous le titre de Liber +jurium, un registre où il fit transcrire tout ce qu'on possédait avant +lui de diplômes, de privilèges obtenus, de conventions faites avec les +rois, les princes, les communes. On continua à enregistrer à la suite les +actes semblables qui survinrent, et ce recueil, incomplet sans doute, +n'en est pas moins précieux. On trouve en tête du livre le décret du +podestat, qui le consacre non-seulement à l'utilité, mais à l'émulation +des Génois, afin, dit-il, qu'ils voient comment les progrès et la +grandeur de la république ont été le prix des vertus ou des travaux de +leurs pères. + +(1229) Baldini était actif et ambitieux; il s'adonna aux affaires +publiques avec un zèle sans exemple. Il y consumait tout le jour, souvent +une partie de la nuit, différant ses repas tant qu'il lui restait quelque +chose à faire, et, dit naïvement le chancelier annaliste, tenant souvent +ses subordonnés à jeun jusqu'à une heure très-avancée. Il conclut des +conventions favorables avec plusieurs2 voisins et avec le roi de +Castille. Il poursuivit les pirates, il fit partir avec une grande +vigilance des flottes pour toutes les stations où le commerce avait +besoin d'être protégé. Mais son ambition alla bien plus loin, et là elle +se mit trop à découvert: il voulut se faire législateur et se perpétuer +dans sa place. Les statuts de la république avaient prévu que les lois +pourraient avoir besoin de corrections, et ils attribuaient au conseil le +droit de nommer les correcteurs. Baldini se fit élire correcteur unique. +S'adonnant à la refonte des statuts, il les divisa et les classa en +livres par ordre de matières. Le travail était utile, mais cette +attribution insolite, cette entreprise d'être seul arbitre de la +constitution, excita déjà une vive clameur. La rumeur fut bien plus +grande, quand, au temps ordinaire de l'élection du podestat futur, on +apprit que Baldini manoeuvrait pour rester en charge. Il avait fait venir +de Rome Godefroy, chapelain du pape, chargé par le pontife d'absoudre de +tout serment tant le podestat qui, à son installation, avait juré de ne +pas garder le pouvoir au delà de son année, que les électeurs, le +conseil, la commune entière qui juraient tous les ans de ne souffrir ni +la prorogation ni la réélection de ce souverain magistrat. Déjà les +électeurs étaient renfermés, le scrutin leur avait été remis et leur +séance se prolongeait aux yeux du public soupçonneux. Ils avaient expédié +un message à l'archevêque, au chapelain et aux frères mineurs dont le +crédit était fort grand, pour qu'on leur dît si en effet ils pouvaient +sans péché renommer le podestat actuel contre la teneur de leur serment. +L'impatience publique trancha la question. Il y eut un soulèvement +universel; on protesta que ce parjure et cet opprobre ne seraient pas +soufferts, et comme il plut à Dieu, l'archevêque et les frères mineurs +répondirent aux électeurs de ne pas songer à la réélection: Spino de +Sorexino, Milanais, fut nommé. + +(1230) La magistrature de Sorexino fut troublée et terminée par un +incident qui fait connaître le peuple et le siècle. On avait fait capture +de quelques pirates de Porto-Venere. On condamna les complices à la +mutilation de la main droite, et les chefs au dernier supplice. Mais dans +ce pays où le sang se répandait avec si peu de scrupule et souvent pour +des intérêts si indignes, il régnait une horreur invincible pour les +exécutions de la justice. Ce sentiment favorable à l'impunité, perpétué +jusqu'à nos jours, y était entretenu par les soins des prêtres, et +surtout des religieux qui avaient ordinairement les honneurs de toute +grâce obtenue pour les malfaiteurs convertis. Dans cette occasion les +dominicains et les frères minimes sollicitèrent pour les condamnés. Le +podestat, peu disposé à céder, pour couper court à tout délai, ordonna +d'exécuter la sentence sans remise au lendemain; c'était un dimanche et +le jour de la fête de Nazaire et Celse, saints martyrs de Gênes. Cette +circonstance souleva d'indignation les femmes de tous les rangs et avec +elles l'archevêque et le reste du clergé. Le podestat voulait être obéi; +il convoqua un parlement à Saint-Laurent. Les femmes se précipitèrent +dans l'église et rendirent la convocation inutile. Dans le tumulte un +cheval effrayé emporta le malheureux Sorexino et le précipita sur le +perron de Saint-Laurent. Il eut une jambe cassée. A peine transporté chez +lui et le premier appareil mis, les officiers qu'il avait chargés de +veiller à l'exécution des condamnés vinrent lui annoncer un miracle +inouï. Sur quatre coupables, deux qui en marchant à la mort s'étaient +recommandés à Dieu et à saint Jean-Baptiste, pendus avec leurs compagnons +n'étaient pas morts comme eux. Ils respiraient encore. On venait demander +de nouveaux ordres sur un incident si peu croyable. Le podestat, dont +l'accident passait déjà pour un jugement de Dieu, se hâta d'ordonner que +les deux malheureux fussent ramenés. Le conseil, appelé, consentit que +leur grâce et leur liberté fussent prononcées. Enfin, comme pour imprimer +plus avant les terreurs superstitieuses, le podestat ne se rétablit des +suites de sa chute que pour être frappé de mort subite au milieu des +réjouissances de sa guérison. + + +CHAPITRE VI. +Frédéric II. - Expédition de Ceuta. + +(1231) L'état de l'Italie était toujours précaire. L'empereur Frédéric +indiqua une diète à Ravenne, où il voulait, d'accord, disait-il, avec le +saint-père, pourvoir aux discordes et aux guerres intestines dont les +villes étaient agitées. C'est en ces termes qu'il manda les représentants +de la commune de Gênes. Dans cette assemblée il promulgua un décret +général pour défendre à toute cité de prendre ses podestats ou ses +gouverneurs parmi les citoyens des villes lombardes en rébellion contre +la souveraine puissance impériale. Les députés de Gênes eurent peine à +obtenir la parole pour lui représenter humblement que le podestat de +l'année prochaine était déjà nommé, que l'élection, toujours faite à +l'avance et au temps déterminé par les lois du pays, était tombée sur un +Milanais1; qu'à cette époque l'intention de l'empereur n'était ni +annoncée ni prévue; Gênes à l'avenir se garderait bien de tout choix qui +pourrait déplaire, mais on réclamait son indulgence pour ce qui était +déjà fait. On ne pouvait faire affront au podestat désigné; on ne +pouvait, sans manquer à toutes les lois de la commune et aux serments les +plus sacrés, rétracter une nomination régulière et solennelle qui n'avait +pas même été faite par acclamation, mais qui était sortie de l'urne d'un +scrutin2. Frédéric ne donna point de réponse. Les députés de retour ayant +rendu compte de leur mission, les partisans impériaux élevèrent la voix +et demandèrent que le podestat élu fût contremandé. Ils prirent les armes +pour appuyer leur voeu. Cependant le parti opposé l'emporta dans le +conseil, et l'installation du nouveau magistrat fut délibérée. Frédéric, +irrité, fit emprisonner les Génois qui se trouvaient dans son royaume de +Sicile, et saisit leurs biens (1232). Gênes tint un grand parlement sur +cette fâcheuse nouvelle. Les opinions divergentes s'y donnèrent pleine +carrière. On proposa d'entrer franchement dans la ligue lombarde. La +majorité du conseil fit du moins résoudre une ambassade à cette ligue. La +minorité, qui voulait députer à l'empereur, parut assez imposante pour ne +pas refuser d'expédier à Frédéric un chanoine de Saint-Laurent, comme +négociateur secret; mais il fut promptement éconduit. Les amiraux de +l'empereur donnèrent la chasse aux bâtiments génois. Frédéric, occupé +d'autres combinaisons, affecta la miséricorde (1233). Il écrivit à Gênes +des lettres pacifiques. Les messagers se succédèrent; enfin la +négociation tourna heureusement. Les Génois détenus à Naples et en Sicile +furent remis en liberté, ils reprirent leurs propriétés séquestrées. +L'effet de ce raccommodement dura quelques années, pendant lesquelles les +Génois continuèrent à recevoir leur podestat de Florence, de Bologne, de +Milan. La république, dans cet intervalle, adhéra de plus en plus au +pape, envoya des ambassadeurs traiter avec Venise, et mit le plus grand +soin à rétablir la concorde troublée dans les villes guelfes de son +voisinage. + +Le commerce maritime était toujours l'intérêt principal. On expédiait +fréquemment des galères pour protéger la navigation, particulièrement +pour tenir en respect les Mores d'Espagne et de Barbarie, tantôt amis, +tantôt ennemis, et toujours prêts à prendre leurs avantages quand ils +voyaient de riches proies et peu de forces pour leur imposer. Dix galères +et quelques bâtiments légers devant Ceuta avaient ramené (1231) à +l'alliance de Gênes l'émir qui y commandait et le soudan de Maroc, +suzerain de ce pays. Malocello et un Spinola en avaient rapporté au +trésor de Gênes huit mille besants et avaient montré au peuple, comme un +don de l'émir à la république, un cheval couvert de drap d'or et ferré +d'argent. Ceuta était alors un des points les plus importants du commerce +des Génois; ils y avaient beaucoup de marchands et de capitaux, quand +tout à coup on apprit qu'une croisade avait été prêchée en Espagne contre +cette ville, et qu'elle était menacée d'un siège par les chrétiens. Les +croisés avaient déjà pris les bâtiments génois qu'ils avaient rencontrés +dans ces parages. Il y avait tout à craindre pour les propriétés et pour +les personnes, si l'on ne s'opposait à cette entreprise. Le risque et le +scrupule de combattre contre des chrétiens pour les païens affligeaient +vivement, mais un intérêt humain si puissant devait passer avant tout. On +se hâta d'expédier une flotte. On espéra qu'en déployant ces forces +devant les Espagnols et en employant les voies de la conciliation, les +hostilités pourraient être évitées. On obtint en effet quelques +promesses, mais si vaines que les croisés tentèrent ouvertement +d'incendier la flotte génoise. En même temps le soudan invoquait le +secours des Génois et s'engageait à payer la moitié des frais des +armements qu'ils enverraient pour la défense des intérêts communs. Cet +appel détermina un effort; on fit partir vingt-huit galères et quatre +grands vaisseaux (1234). Il paraît que ce puissant secours détourna +l'orage et rendit la sécurité à Ceuta. Mais quand on en vint à réclamer +du soudan le remboursement des dépenses suivant sa promesse, il fut peu +disposé à la tenir. Les Génois qui étaient en force la revendiquèrent +avec une hauteur menaçante; le soudan traînant la négociation en +longueur, fit venir de l'intérieur des troupes nombreuses de ses +barbares. Une rixe entre cette soldatesque et les équipages des galères +ne tarda pas à s'élever; ce fut le signal d'un massacre et surtout du +pillage et de l'incendie des magasins et des maisons des Génois. Rien ne +put induire le soudan à la réparation de ce dommage et à l'exécution de +ses engagements. On n'eut pas d'autre ressource que de déclarer +formellement la guerre à ce prince barbare, tandis que les galères +croisaient devant ses ports. La république, informée de cette fâcheuse +conjoncture, envoya de nouveaux renforts de provisions et d'armes; mais +ses amiraux lui demandaient des hommes, et personne à Gênes ne +s'embarqua. Cependant les ennemis se lassèrent d'être renfermés sans +communication avec la mer; une paix fut faite: sans nous en faire +connaître les conditions, on nous dit qu'elle fut honorable pour Gênes et +que la flotte revint triomphante. + +La dépense subite du secours envoyé à Ceuta, si mal remboursée par le +More, avait exigé des ressources extraordinaires. Douze deniers du +produit de la gabelle du sel, probablement le vingtième du total, furent +aliénés pour dix ans et produisirent vingt-huit mille livres. On avait eu +recours également à des emprunts et sur de singuliers gages. A la fin de +l'année (1235) où se fit la paix de Ceuta et où l'ordre put être remis +dans les finances, Ingon Grimaldi rendit la vraie croix que le podestat +lui avait remise, du consentement de l'archevêque et du chapitre de +Gênes. Il fut dressé acte authentique de cette restitution. Je ne pense +pas que ce fait puisse être entendu autrement que d'un prêt sur +nantissement et de sa libération. Nous savons que les croix produisaient +un revenu, soit qu'elles eussent un casuel attaché à leur emploi dans les +cérémonies du culte, soit plutôt que, traitées en reliques, elles +attirassent des aumônes: ce revenu avait été sans doute, comme ceux de +la gabelle, ou aliéné temporairement aux prêteurs, ou assigné pour le +nantissement de leur créance. + +La vraie croix, et en général les croix de la ville, jouaient à Gênes un +grand rôle. Les annales ne manquent jamais de signaler leur apparition +efficace toutes les fois que l'archevêque et ses prêtres viennent +entremettre leur ministère de paix au milieu des partis et imposer des +réconciliations au nom du Dieu de miséricorde. Les croix contribuent avec +les cendres de saint Jean-Baptiste à calmer les tempêtes de la mer comme +celles de la place publique. Aussi quelques années avant l'époque dont +nous nous occupons, un malheureux reçu dans l'église de Saint-Laurent +sous prétexte d'y chercher un asile, ayant une nuit forcé le coffre qui +renfermait les croix et les ayant enlevées, le trouble dans la ville fut +tel que peu d'événements sinistres en eussent produit un semblable. On +courut de toutes parts après le larron; il fut saisi à Alexandrie, mais +son butin n'était plus entre ses mains, il en avait été dépouillé lui- +même. On découvrit enfin le détenteur. La ville racheta son palladium +sacré, il lui en coûta plus de quatre cents livres. On replaça ces +précieuses croix, mais elles furent mieux gardées; le coffre fut couvert +de lames de fer. L'archevêque institua un anniversaire solennel pour +célébrer leur réintégration dans l'église, et il fut ordonné que leur +revenu dans cette journée serait employé à la rédemption des captifs. Ce +prélèvement spécial excepté, le revenu des croix fut assignée la commune, +en indemnité de ce qu'elle avait payé pour leur rachat; elle en affecta +le produit aux constructions du môle et du port. + +Chez ce peuple dévot, la superstition qui attachait légalement le +jugement de Dieu à l'événement d'un duel n'avait pas encore perdu son +autorité. Mais des exemples que nous en rencontrons précisément à cette +époque, prêtent à une autre observation de moeurs. Les parties ne +combattaient point en personne; elles abandonnaient le sort de leur tête +à des champions mercenaires. Parmi ces hommes si hardis à la mer, qui sur +terre s'étaient faits chevaliers pour marcher à la guerre, qui n'avaient +nulle horreur du sang et qui ne craignaient pas de payer de leur personne +dans les affaires de partis, il paraît que l'usage de descendre en champ +clos répugnait à toutes les idées admises. Dans les temps modernes l'on +observait à Gênes plus de rencontres fortuites ou plus de vengeances par +le poignard et par le guet-apens que de duels tels qu'on les connaît +ailleurs. Cette disposition parait avoir été très-ancienne. Nous avons vu +quel effroi causa la menace de dix combats singuliers ordonnés par +l'autorité: maintenant on en cite d'ordonnés, soutenus par procureur. +Jacques Grillo, accusé d'un crime, ne peut être ni convaincu ni justifié. +Le podestat ordonne le combat, et il a lieu. Le champion de l'accusé +était de Cumes; celui de l'adversaire, de Florence; le Florentin tua son +antagoniste, Grillo eut la tête tranchée. + +La guerre de l'empereur avec les Lombards avait recommencé. Le prince les +rencontra près de Brescia, et remporta sur eux une victoire signalée. Ces +succès donnaient de l'audace aux gibelins répandus dans les villes +guelfes: ils réveillèrent ceux de Gênes, et soulevèrent de nouveau les +populations gibelines, de Vintimille à Savone. On conçut à Gênes qu'il +fallait plier devant le vainqueur, ou du moins essayer de fléchir sa +colère. On lui expédia, comme des messagers qui ne pouvaient lui être +désagréables, des Volta et des Castello. Mais, dans l'intervalle de ces +négociations, on s'était un peu rassuré; l'insurrection des voisins +était moins pressante, et les principaux guelfes craignaient moins de se +faire entendre. Dans ces circonstances des délégués de l'empereur se +présentèrent au conseil pour exiger le serment qui lui était dû. Foulques +Guercio, l'un des conseillers, se leva et déclara qu'une telle matière +méritait une délibération plus solennelle et devait être mise à la +connaissance de toute la commune. Le lendemain un grand parlement +s'assembla dans l'église Saint-Laurent. On y donna lecture des lettres de +Frédéric. Il paraissait imposer à Gênes le serment de fidélité et +d'obéissance à sa domination. Le podestat fit ressortir cette exigence: +il rappela au peuple comment celui qui voulait être leur maître les avait +traités en Sicile. A cette harangue, à ce mot de domination des clameurs +s'élevèrent; le serment fut refusé, le parlement se rompit; le podestat +prit des mesures pour que le gouvernement restât le plus fort dans +l'intérieur. Les écrivains allemands assurent que le podestat fit ici une +erreur, c'est-à-dire un mensonge: la lettre impériale ne requérait que +le serment de fidélité et de vasselage (fidelitatis et hominii): on +affecta de lire: fidélité et souveraineté (fidelitatis et dominii)3. +Quoi qu'il en soit de cette équivoque, elle fit son effet sur l'esprit +public. On expédia des ambassades à Rome, afin d'y contracter, sous les +auspices du pape, une étroite alliance avec les Vénitiens alors en guerre +avec Frédéric. Le pontife, à cette occasion, déclara publiquement que la +république de Gênes était placée sous la protection immédiate des +bienheureux apôtres Pierre et Paul. + +La force était donc restée aux guelfes dans Gênes (1239). Un nouveau +podestat fut demandé à Milan (1240), et l'on prêcha, au nom du pape, +contre les ennemis du saint-siège une croisade avec les mêmes indulgences +attachées à celles d'outre-mer; mais en ce moment, Alexandrie passait au +parti impérial et contribuait à soutenir l'insurrection de Savone et +d'Albenga. Le marquis Caretto la dirigeait: de l'autre côté du +territoire, Hubert Pallavicini, vicaire impérial, menaçait la ville. +Gênes avait des ennemis de tous les côtés. + + +CHAPITRE VII. +Concile convoqué à Rome. + +Cependant le pape Grégoire, se sentant appuyé par une partie des villes +de la Toscane et de la Lombardie, décidé à pousser aux termes extrêmes sa +querelle avec l'empereur, convoqua un concile à Rome dans l'église de +Saint-Jean de Latran. Empêcher la tenue de cette assemblée devint la +principale affaire de Frédéric. Déjà un grand nombre de prélats de +diverses nations s'étaient réunis à Nice, recrutés et conduits par le +cardinal de Préneste. Il s'agissait de les faire arriver jusqu'à Rome. +Les flottes de Frédéric furent destinées à leur fermer le passage; un +Spinola avait été son amiral; il venait de le perdre. Pour le remplacer, +Ansaldo Mari fut appelé; il s'échappa mystérieusement de Gênes et fut +bientôt sur la flotte impériale occupé à donner la chasse aux Pères du +futur concile. + +Les Pisans n'étaient plus en guerre avec Gênes. Ils y envoyèrent une +ambassade solennelle pour notifier que les ordres de l'empereur les +obligeaient à s'opposer à force ouverte au passage des évêques que le +pape mandait à son concile. Ils priaient donc les Génois de s'abstenir de +prêter leurs galères pour ce voyage, car il serait trop pénible d'avoir à +combattre des voisins avec qui l'on désirait conserver la concorde +rétablie (1241). Le podestat répondit avec hauteur que les Génois avaient +toujours été les fidèles de la sainte Eglise, toujours prêts à la défense +de la foi; qu'on avait promis de conduire à Rome les prélats, et +qu'aucune menace n'empêcherait de tenir parole. Jacques Malocello, amiral +de la république, fut immédiatement expédié à Nice avec tous les +bâtiments que l'on put mettre à la mer. Là il prit à bord les cardinaux +légats, les évêques et leur suite et les conduisit à Gênes. Quelques-uns +cependant, alléguant que ces bâtiments ne suffisaient pas à tous les +passagers, saisirent ce prétexte pour se dispenser d'un voyage périlleux +et d'un concile non moins fâcheux; ils s'en retournèrent de Nice à leurs +demeures. + +Ceux qu'on avait conduits à Gênes y séjournèrent plusieurs semaines, +d'abord afin d'attendre l'arrivée des prélats et des ambassadeurs des +villes lombardes. Il s'éleva d'ailleurs des obstacles avant-coureurs d'un +dénoûment fatal. Tandis que les forces maritimes de Frédéric et des +Pisans se préparaient à disputer le passage sur la mer, la voie de terre +était interceptée par les excursions de Pallavicini et d'autres vicaires +impériaux. Dans la ville même il s'ourdissait des trames pour s'opposer +au départ de la flotte. + +Un émigré florentin avait été arrêté comme espion. Rosso della Volta +l'enleva aux sbires: le podestat fit sonner le tocsin et prendre les +armes; il dénonça en plein parlement non-seulement cette dernière +violence, mais les manoeuvres des factieux contre la tenue du concile, la +conjuration découverte contre la vie des meilleurs citoyens, enfin les +préparatifs hostiles qui remplissaient les maisons des Doria, des Volta, +des Thomas Spinola d'Avocato1, de leurs adhérents, maisons dont on avait +fait autant de citadelles menaçantes. «Génois, dit le podestat en +terminant ce tableau, Génois serviteurs de Dieu, armés pour sa défense et +pour votre liberté, que faut-il faire? - Meurent les traîtres!» ce fut +la réponse. Le podestat chargea aussitôt les officiers d'aller punir +exemplairement les coupables. On commença par envahir la demeure d'un des +nobles accusés. Elle fut ravagée et livrée au pillage, ce qui intéressa +sur-le-champ la populace à concourir à de semblables exécutions. On +marcha à l'attaque des maisons des Doria et des Volta; et, pour cet +effet, on fit descendre à l'improviste tous les équipages de la flotte. +Après un combat long et sanglant, les gibelins se jugèrent hors d'état de +se défendre, ils abandonnèrent sans bruit les maisons qui allaient être +assiégées: la plupart prirent la fuite; le podestat s'empara des postes +qu'ils avaient quittés et les fortifia pour son parti. Maître alors de la +ville, il put ordonner le prompt départ de la flotte. Les Pères du +concile y montèrent. On gagna Porto-Venere. A Gênes on armait encore +d'autres galères pour rejoindre la flotte, et pour éclairer la marche +d'un si précieux convoi. Mais sans attendre ce renfort Malocello et ses +conseillers crurent que le parti le plus sûr était de brusquer le voyage. +On remit en mer; ce fut pour essuyer le plus grand désastre. Les galères +de Frédéric, commandées par Hensius son bâtard et par Andriolo Mari, fils +de l'amiral Ansaldo, renforcées par tout ce que Pise avait pu armer de +bâtiments, enveloppèrent, entre le rivage pisan et l'île Meloria, la +flotte génoise encombrée de ses vénérables passagers et gênée dans ses +mouvements par leur terreur. La défaite fut complète; sur vingt-deux +galères dix-sept furent prises; cinq seulement échappèrent. Trois légats, +desquels deux étaient cardinaux, une foule de prélats, évêques, +archevêques, abbés, clercs, députés des villes guelfes, furent +prisonniers avec un bagage immense. Ces illustres captifs furent +renfermés dans les prisons de Pise. Quant aux Génois qui étaient sur les +galères capturées, la plupart trouvèrent le moyen d'échapper à leurs +conducteurs pendant qu'on débarquait tant de prisonniers notables. + +A cette fatale nouvelle, la terreur fut grande dans la ville. Cependant +le podestat et le conseil écrivirent au pape une lettre pleine de noble +fermeté, et même de consolations et d'encouragements pour le pontife. +Mais ce fut en vain. Ses espérances étaient détruites, son concile +ajourné. Sa haine contre Frédéric trompée au moment où il croyait le +satisfaire, il ne put soutenir ce coup inattendu; l'inflexible vieillard +n'y survécut pas longtemps. + +(1242) Autour de Gênes, Pallavicini redoubla ses efforts et occupa +plusieurs châteaux sur les sommités de l'Apennin. La république implora +des secours pour se garantir des entreprises de l'ennemi dans un moment +si critique. Il lui vint de Milan des fantassins et quelques cavaliers. +Mais la plus grande crainte du public était pour le convoi des bâtiments +du commerce de la Syrie, d'Alexandrie et de Chypre, dont le retour était +attendu à tout moment et dont Mari et les Pisans ne manqueraient pas de +tenter la capture. Tout ce qu'on put armer de bâtiments fut envoyé au- +devant; et quand le convoi parut, il se trouva assez de forces devant +ceux qui le poursuivaient pour les arrêter et pour lui donner le temps +d'entrer en sûreté dans le port de Gênes: c'étaient des richesses +immenses mises à couvert. Cet événement remonta les courages. Par un +nouvel effort de Gênes on eut cinquante et une galères armées sous le +drapeau de Saint-George. Les flottes opposées firent alors une longue +guerre d'évolutions et de chicane. Quand les galères génoises allaient à +la recherche de leurs adversaires, Mari venait braver la ville et se +montrer jusque dans le port. Repoussé, il s'écartait devant la flotte +ramenée au secours de Gênes par les signaux du phare. + + +CHAPITRE VIII. +Innocent IV. - Les Fieschi. + +(1243) Le cardinal Sinibalde Fiesco, frère du comte de Lavagna, citoyen +de Gênes, fut nommé souverain pontife sous le nom d'Innocent IV. Un +successeur donné à Grégoire, peu après sa mort, n'avait vécu que peu de +jours. Les cardinaux étaient tellement dispersés que six ou sept +seulement se réunirent pour une nouvelle élection. Parmi eux quelques-uns +passaient pour dévoués à l'empereur, disposition qui rendait difficile +l'accord d'où la nomination devait sortir. Ils étaient d'ailleurs peut- +être autant de candidats que d'électeurs, et le petit nombre excluait ces +combinaisons où la foule entraîne les volontés et emporte les espérances. +Chacun pouvait s'opiniâtrer longtemps dans ses prétentions personnelles. +La vacance fut de plus d'un an. Frédéric affectait de s'en plaindre. Il +appelait enfants de Bélial les cardinaux qui tardaient à donner à +l'Église un pasteur, et par lui la paix au monde. Enfin le cardinal +Fieschi fut nommé. Jusque-là il avait paru favorable à l'empereur et même +attaché à sa personne. Néanmoins celui-ci ne s'y trompa pas; il prévit +qu'il avait perdu un ami dans le collège des cardinaux et acquis un +ennemi nouveau dans la chaire de Saint-Pierre. Il essaya cependant de se +prévaloir de l'ancienne familiarité. Il proposa de marier Conrad son fils +et son héritier à une nièce d'Innocent. Il offrit de grandes concessions +à l'Église. On l'amusa de promesses et on lui demanda incessamment de +nouveaux sacrifices. Il sollicitait une entrevue du pape; il n'aurait pu +ni être reçu ni s'aventurer dans Rome, mais on pouvait se rencontrer au +dehors, et à cet effet le pape vint à Sutri; mais il ne tarda pas à +croire que l'empereur lui tendait un piège et voulait attenter à sa +liberté. + +(1244) Gênes avait été dans la joie à la nouvelle de l'exaltation +d'Innocent. On avait alors Philippe Visdomini pour podestat; c'était un +noble de Plaisance qui, ayant déjà rempli les mêmes fonctions, il y avait +quelques années, savait bien ce qui convenait aux Génois et par quels +moyens on pouvait influer sur eux. Il avait entrepris de concilier au +gouvernement ceux des gibelins qui étaient encore dans la ville; le +rapprochement qui se traitait entre Frédéric et le pape avait secondé +cette louable intention. Mais un frère mineur lui fut secrètement dépêché +par Innocent. Immédiatement après on répandit que Frédéric, toujours +irrité contre les Génois, envoyait une flotte à Tunis pour y intercepter +le commerce de la république; qu'il était indispensable d'armer, et +d'expédier dans ces parages pour la protection des convois. Quand, sous +ce prétexte, une flotte de vingt-deux galères fut prête, une nuit le +podestat y monta avec Albert, Jacques et Hugues Fieschi, neveux du pape, +et avec quelques autres nobles à qui fut révélé le mystère de +l'expédition. On mit à la voile et l'on gagna la haute mer, afin qu'au +jour on ne fût vu d'aucune des côtes de l'Italie. On reconnut le cap +Corse, et de là, tournant rapidement vers le rivage romain, on parvint +heureusement à Civita-Vecchia. Innocent, qui en attendait impatiemment +l'avis, sortit de Sutri aussitôt, il se rendit sur la flotte; ses +cardinaux, ses prélats le suivirent. On repartit, on pressa la +navigation, on n'eut de repos qu'en se voyant dans le port de Gênes. La +réception y fut magnifique; la joie d'avoir pour hôte un pape concitoyen +était au comble. Les galères qui avaient porté ce précieux fardeau et son +cortège sacré se couvrirent de drap d'or et de soie. L'archevêque et son +clergé, les nobles, les chevaliers et les matrones, toute la population +enfin vinrent au-devant du successeur de saint Pierre; et à travers les +rues, toutes tendues de riches étoffes jusqu'aux plus misérables +passages, on le conduisit en triomphe au palais archiépiscopal. + +Frédéric était à Pise. La nouvelle de la fuite du pape et de son arrivée +à Gênes le frappa d'un coup inattendu. Il essaya de renouer la +négociation. Innocent, dans ce qu'on lui offrait prétendit ne voir que +des paroles sans garanties, il n'entendit à rien et se décida à se mettre +en sûreté à Lyon. Gênes avait pourvu à sa garde par une escorte +convenable, et tous les secours nécessaires lui furent libéralement +prodigués. Parvenu à Lyon il convoqua aussitôt un concile; l'un des +Fieschi fut au nombre des ambassadeurs que Gênes y envoya. Frédéric y fut +cité et montra quelque intention de s'y rendre. Il passa à Pavie et de là +à Alexandrie, dont les habitants lui livrèrent les clefs de leur ville. +Il parut à Tortone, et ce voisinage inquiéta beaucoup Gênes. Cependant la +nouvelle de son excommunication et de sa déposition prononcée au concile +l'offensa vivement. Il alla raffermir ses partisans de Crémone et de +Parme. + +(1245) L'assistance donnée au pape redoublait l'animosité contre Gênes. +La guerre maritime ne s'arrêtait point. Les succès en étaient variés, le +commerce payait toujours les pertes. + +Frédéric était fatigué à l'excès de cette contention longue et cruelle +qui l'empêchait de jouir de son pouvoir et du repos, qui avait troublé la +paix jusque dans ses foyers domestiques et dans ses affections privées. +Il haïssait, dit-on, les partis et leurs noms, quoiqu'il fût obligé de se +servir d'une faction pour se défendre. Il eût volontiers transigé avec le +pontife. Innocent s'était hâté de consolider l'anathème qu'il lui avait +lancé de Lyon, en reconnaissant un nouveau César. C'était le landgrave de +Thuringe. Ce prince, qu'on appela l'empereur des prêtres, avait notifié +(1246) son avènement aux Génois par des lettres flatteuses, où les +assurances de sa dérisoire protection impériale n'étaient probablement +pas séparées de quelques demandes de subsides. Mais la mort débarrassa +bientôt la scène politique de ce personnage importun (1247). C'était un +obstacle de moins à la réconciliation de Frédéric. Il trouvait aussi un +médiateur puissant; il recourait à saint Louis pour obtenir l'indulgence +du pape; Louis s'adressait à lui à son tour pour un grand intérêt. +C'était le temps où ce roi se préparait à partir pour la croisade. Les +guelfes n'avaient pas manqué de répandre que Frédéric, en digne +excommunié, avait résolu de fermer les passages au saint roi. Louis avait +à s'assurer qu'un tel obstacle ne lui serait pas opposé. Il obtint +aisément le démenti des projets hostiles attribués à Frédéric contre son +pieux dessein (1248). La négociation, pour réconcilier le pape et +l'empereur, fut moins facile. Frédéric parut déterminé se rendre à Lyon +pour y faire une pleine soumission. Mais, au moment du départ, il apprit +que Parme avait enfin secoué son joug et renoncé à son parti. Sa colère +se réveilla et l'emporta sur toute autre résolution. Il rétrograda +aussitôt, appelant ses fidèles Crémonais et toutes ses forces devant la +ville révoltée. En arrivant sous les murs, il jura solennellement de ne +pas les abandonner qu'il n'en fût devenu maître; prévoyant un long siège, +pour gage de sa résolution sur la place où il campait, il jeta les +fondements d'une ville nouvelle destinée à remplacer celle qu'il allait +détruire, et il l'appela Vittoria par anticipation de sa prochaine +victoire. Ses ennemis ne laissèrent pas les Parmesans sans secours. A la +sollicitation des Plaisantins accourus à leur défense, Gênes envoya +quatre cent cinquante arbalétriers pour son contingent. Mais les assiégés +ne perdirent pas courage. Dans une sortie heureuse ils surprirent +l'empereur, ils dispersèrent et détruisirent son armée. Frédéric se sauva +presque seul, son trésor Tut pillé, l'enceinte de Vittoria fut forcée, +les Parmesans détruisirent les fondements de cette cité nouvelle qui +s'élevait pour leur honte. Le malheureux Frédéric, après avoir vainement +tenté de nouveau de se réconcilier avec le pape, abandonna la haute +Italie à elle-même et se retira dans la Pouille; mais deux ans après il +y termina tristement sa vie toujours agitée et à la fin si malheureuse. + +Sa disgrâce et surtout sa mort mirent en Italie une vive agitation dans +les esprits. Les guelfes étaient triomphants et les gibelins abattus +(1250). Déjà une partie de la Ligurie orientale, qui s'était donnée à +l'empereur, avait embrassé le parti contraire et emprisonné son vicaire +impérial. Plusieurs lieux détachés de l'obéissance des Génois s'y étaient +volontairement remis. A la nouvelle de la mort de Frédéric, des députés +de Savone et d'Albenga et avec eux Jacques de Caretto qui avait dirigé +l'insurrection, vinrent demander à être reçus en grâce. Des conditions +furent dictées; Savone consentit de nouveau à la démolition de ses +murailles; enfin la rivière occidentale rentra paisiblement sous la +juridiction de la république. Pise même envoya un religieux pour +témoigner le désir de rétablir la concorde, afin, disait-elle, que le +Pisan pût librement aller à Gênes et le Génois à Pise. Gênes mettait pour +seule condition à la paix que Lerici, au fond du golfe de la Spezia, lui +serait abandonné. Mais les Pisans répondirent qu'ils céderaient plutôt un +quartier de leur propre ville. Les Vénitiens, à cette époque, +renouvelèrent avec Gênes le traité existant dont le terme était près +d'expirer. + +Mais la république obtint une paix qui, sincère, aurait été la meilleure. +Elle rappela ses émigrés. Tous avaient dans la ville leurs plus proches +parents et leurs amis. La plupart de ceux-ci partageaient les sentiments +des exilés, mais, plus circonspects ou moins compromis, ils n'avaient pas +abandonné la place, ils n'étaient pas exclus des conseils et ils +pouvaient y servir les absents dans les conjonctures favorables. Leur +retour fut essentiellement l'ouvrage des Fieschi. L'exaltation de leur +oncle leur avait donné dans Gênes autant d'autorité que de lustre, et il +y a des indices qui permettent de croire que leur ambition méditait de +plus grands desseins sur leur patrie. Il leur convenait d'y ramener la +paix. On ne voit pas que, dans les événements antérieurs, leur famille +eût été signalée comme fort avant dans les partis; Innocent lui-même +avait été cru gibelin avant d'être pape. Si, par le changement de sa +fortune, les siens devinrent guelfes prononcés, soit en changeant, soit +seulement en ravivant leur couleur politique, elle était chez eux sans +animosité, et, après la mort de Frédéric, loin de regarder les nobles +Génois de la faction opposée comme des ennemis irréconciliables, ils +essayèrent de les rattacher au saint-siège par l'indulgence. Ce fut +principalement par les soins de Jacques Fieschi que tous ces émigrés +soumirent à la décision du pape leurs querelles et leurs prétentions +envers leurs compatriotes, acceptant d'avance les conditions de la paix +et les alliances de famille par lesquelles il voudrait en affermir les +liens. + +Bientôt on vit à Gênes le pape retournant en triomphe (1251). Conrad, +fils et successeur de Frédéric, de son côté venait de l'Allemagne. Il +alla se montrer aux gibelins fidèles et opiniâtres de Crémone. Puis il +rétrograda jusqu'au bord de la mer Adriatique, et sa flotte sicilienne +qui l'attendait à l'écart le transporta dans la Pouille. Ce pays lui +avait été conservé par Mainfroy son frère bâtard. Tout le reconnut. La +seule ville de Naples tenta de se maintenir indépendante, mais elle fut +enfin obligée d'ouvrir ses portes. Innocent et Conrad vécurent en état +d'hostilités. Mais l'empereur mourut (1254) dès la seconde année de sa +venue en Italie, et le pape le suivit de près au tombeau. + + +CHAPITRE IX. +Saint Louis à la terre sainte. + +(1252) Dans l'intervalle, les Florentins avaient eu une courte guerre +avec les Pisans. Après des succès divers, elle avait été suivie d'un +traité de paix. Florence invita les Génois à prendre part à cette +réconciliation. Les Lucquois y accédaient. Enfin, dans un congrès et +après une négociation assez longue, tous les différends furent abandonnés +à la décision souveraine de la commune de Florence, devenue, de partie, +médiatrice et arbitre. La sentence des Florentins ne se fit pas attendre; +si ce fut avec impartialité on peut en juger. Ils s'adjugèrent à eux- +mêmes le château de Ripafratta, pour être tenu en gage aux frais des +Pisans jusqu'au parfait payement des dépenses que Florence avait faites +pour la guerre. Ce que réclamaient Lucques et son évêque devait leur être +rendu. Corvara et Massa, occupées par les Pisans, devaient être +abandonnées par eux; Lerici, ce poste important envié par les Génois, +leur était cédé. Une forteresse que les Pisans avaient élevée pour +couvrir Pontedera, devait être rasée, avec défense perpétuelle de la +rebâtir. + +(1255) Pise refusa de se soumettre à des conditions si rigoureuses: les +Génois pressèrent leurs alliés d'en assurer l'exécution par la force. Au +printemps on se mit en campagne. Les Génois marchèrent droit à +l'investissement de Lerici. Les Lucquois, que suivaient les Florentins, +allèrent chercher l'ennemi commun. Mais les Pisans attentifs prirent leur +temps, surprirent la troupe de Lucques et la mirent en déroute. Les +Florentins accoururent, rétablirent le combat, et la chance tournant, Pise +fut en tel péril qu'on imputa à la mauvaise volonté du podestat de +Florence de ne l'avoir pas conquise. Content de sa victoire, il regagna +promptement sa cité pour mettre en sûreté ses prisonniers. Cette retraite +des Florentins engagea les Lucquois à rentrer chez eux, et ils donnèrent +avis aux Génois d'en faire autant. Mais quand un intérêt est devenu +populaire à Gênes, ce n'est pas ainsi qu'on l'abandonne. On se promit de +ne pas quitter la campagne avant d'avoir Lerici entre les mains. La place +fut resserrée de plus près. Les Pisans y avaient ajouté une sorte de +forteresse murée, où une partie des habitants avaient transporté leur +demeure. La porte était chargée d'inscriptions injurieuses qui défiaient +Lucques, Gênes et Porto-Venere. Cette citadelle fut d'abord forcée et +rasée, et bientôt les Génois achevèrent leur précieuse conquête. + +(1256) Les Pisans abattus se soumirent à exécuter envers Florence et +Lucques la sentence qui les avait révoltés. Les Génois ne furent pas +compris dans ce dernier arrangement. Ils avaient une querelle plus +récente avec Pise au sujet d'une place de Sardaigne. Leurs alliés, en +faisant la paix, n'avaient pas tenu compte de cette réclamation tardive, +et ils restèrent seuls en état d'hostilités. + +Des événements si voisins, des périls si journaliers laissaient peu de +place aux efforts qu'aurait exigés la défense des établissements de +Syrie, et cependant un double danger les menaçait. La domination +chrétienne chancelait dans la terre sainte, et la jalousie mercantile +parmi les colonies maritimes rendait chaque jour plus sanglants les +contrecoups de la discorde des métropoles1. + +(1230-1253) Frédéric II avait à peine regagné l'Europe que tout, en +Palestine, avait été en confusion. On avait mal gardé les trêves avec les +Sarrasins. Les barons du royaume avaient cessé de respecter les +lieutenants de l'empereur. Les galères impériales assiégèrent dans Béryte +les Lusignans de Chypre qui venaient revendiquer la souveraineté de la +terre sainte. Les consuls de Gênes et de Pise, d'accord eu ce moment se +présentèrent avec les évêques pour médiateurs, mais, n'ayant pu rien +obtenir, ils se retirèrent dans Acre. Les galères génoises allèrent +combattre celles de Frédéric; le dénoûment de cette guerre civile arriva +par une nouvelle catastrophe (1244): la horde des Carismiens prit +Jérusalem et ravagea le pays en tout sens. Le Soudan de Damas vint s'unir +aux chrétiens sous les murs de Jaffa pour combattre ces nouveaux +assaillants réunis aux Égyptiens. Mais une journée sanglante près de Gaza +fut favorable à ceux-ci. Le soudan d'Égypte en recueillit seul le fruit; +les Carismiens se dispersèrent après leur victoire, pillèrent la Syrie et +disparurent comme un torrent. + +Conrad, fils de Frédéric II, devenu héritier du titre de roi qu'il tenait +de son aïeul Brienne, ne parut point dans la terre sainte. Les barons +confièrent la conduite des affaires à un bailli ou gouverneur électif. Ce +gouvernement était misérable. La querelle européenne des guelfes et des +gibelins avait passé la mer, même avant la venue de Frédéric, et elle +resta après lui pour envenimer les autres sujets de discorde. Quand les +templiers avaient négocié une trêve, les hospitaliers la faisaient +rompre. Les Pisans s'étaient battus dans Acre avec leurs voisins, et, +obligés de fuir, pour vengeance ils avaient mis le feu à la tour et au +quartier des Génois. Gênes, pour les contraindre à réparer le dommage et +à relever la tour, avait envoyé des galères contre eux, bravant toute +prohibition; car on avait imposé à ces rivaux des trêves permanentes +dans les colonies communes. Maintenant ils s'acharnaient dans Acre à des +combats qu'on vit durer des mois entiers. Ils étaient livrés avec une +telle fureur, que, suivant la remarque des historiens, on employa jusqu'à +vingt-deux sortes de machines de destruction dans ces batailles données +au milieu de la ville. + +L'arrivée du saint roi Louis, ses vertus, sa dignité dans le malheur +vinrent arrêter quelque temps le cours de ces discordes scandaleuses. Son +autorité contint tout le monde en paix. + +(1250) Quand Louis avait voulu partir pour la croisade, il avait envoyé +des messages à Gênes afin de négocier son passage. Mais il avait cru de +sa dignité de ne monter sur la mer que du bord d'une terre de sa +domination. Il donna rendez-vous, dans le port d'Aigues-Mortes, à Lercari +et Levanto, les deux amiraux génois élus pour le conduire. On partit de +là. Il se rendit en Chypre et s'y arrêta jusqu'au printemps. Il +paraîtrait, suivant Joinville, qu'en repartant il remonta sur les mêmes +vaisseaux; suivant d'autres narrateurs, la flotte qui l'avait porté +n'attendit pas l'hivernage; il fallut demander des navires aux colons +génois et pisans des villes de Syrie, et l'on ne les obtint qu'à des +conditions abusivement onéreuses. Enfin on fit voile vers l'Égypte. Nous +ne redirons pas les tristes événements d'une expédition si connue. +Lorsque le roi prisonnier dut être remis en liberté, un vaisseau génois +se trouva prêt à le recevoir; il paraissait négligemment confié à un +seul matelot qu'on voyait sur le tillac. Quand Louis et les musulmans qui +le gardaient encore touchèrent au bord, un signal fit sortir du fond du +navire cinquante hommes l'arbalète tendue, dont la présence subite écarta +les Sarrasins et assura la délivrance du roi2. Ce prince et les débris de +son armée furent transportés par les marins génois à Ptolémaïs. Il y +séjourna deux ans afin de ne rien laisser en arrière de ses malheureux +compagnons d'armes (1256). + +Cependant les Vénitiens, pendant la décadence de l'empire latin de +Constantinople, s'étaient appliqués avec une nouvelle ardeur au commerce +de Syrie. On reconnaît aux procédés des Génois, racontés par eux-mêmes, +que ceux-ci voyaient de mauvais oeil des concurrents si puissants. La +possession en commun de l'église de Saint-Sabbas dans la ville d'Acre +devint un sujet d'animosité pour deux colonies jalouses resserrées entre +les mêmes murailles. Un matelot maltraité dans une rixe fortuite suffit +pour soulever les Génois. Ils coururent contre les Vénitiens, en +blessèrent un grand nombre et poursuivirent les autres jusqu'au palais de +Venise. Ils reconnurent cependant que cette violence avait été +imprudente. On s'en excusa du mieux que l'on put, mais les offensés en +conservèrent un vif ressentiment. A peine cet orage était apaisé qu'un +navigateur génois ayant amené dans le port d'Acre un vaisseau qu'il +disait avoir acheté d'un pirate, les Vénitiens qui le reconnurent pour +leur propriété le revendiquèrent et s'en emparèrent sans autre +explication. Une nouvelle émeute s'ensuivit. Les Génois prirent les +armes, descendirent dans le port, attaquèrent les Vénitiens, et non- +seulement leur arrachèrent le navire objet de la querelle, mais encore se +rendirent maîtres de tous les bâtiments vénitiens qui se trouvaient à +l'ancre. Un accord fut pourtant ménagé sur ces voies de fait, on convint +de payer les dommages qu'on s'était faits; mais, pour en faire +l'évacuation, il fut impossible de s'entendre. Les deux gouvernements +auxquels leurs colonies en référèrent s'occupèrent de ce fâcheux +incident. On avait pris rendez-vous à Bologne pour traiter, quand Venise +accusant les Génois des longueurs qui faisaient traîner l'affaire, +entreprit de se faire justice à elle-même. Le convoi ordinaire de ses +vaisseaux marchands pour la Syrie fut renforcé de bâtiments armés en +guerre qui, en arrivant, capturèrent tout ce qui se trouva de navires +génois. On brûla même des maisons dans Acre. Mais la supériorité des +Vénitiens ne tenait qu'à la présence de leurs flottes: dans l'intervalle +de leur retour, les Génois étaient les plus forts, d'autant mieux que +Gênes et Pise étaient alors en paix et que leurs établissements se +prêtaient appui. Cette union alarma tellement les Vénitiens d'Acre qu'ils +crurent nécessaire de se couvrir de la protection ecclésiastique; le +pavillon du patriarche fut arboré sur leur palais public. Qu'on ne +s'étonne pas de l'animosité excessive qui règne entre ces émules, ce +n'est pas seulement d'ambition et de pouvoir qu'il s'agit entre eux. Ils +se débattent pour les intérêts mercantiles, pour ces intérêts qui font +dans les deux États, mais surtout à Gênes, toute la richesse publique et +privée, qui couvrent toutes les fautes, qui réparent tous les désastres +au milieu même des guerres civiles. Venise, sous les Latins de +Constantinople, avait enlevé un grand commerce aux Génois; probablement +elle leur avait fermé l'accès de la mer Noire. En Syrie, en Chypre, en +Égypte elle balançait tout au moins leur ascendant; redoutable sur la +mer, elle pouvait troubler la navigation là même où les habitudes et les +alliances avaient le mieux établi les Génois. Il n'en fallait pas tant +pour que les deux peuples marchands fussent irréconciliables. + + +LIVRE QUATRIÈME. +PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA CAPITAINE DU +PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE PISANE, GUERRE +AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR HENRI VI; - DE +ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT GIBELIN. - SIMON +BOCCANEGRA, DOGE. +1257 - 1339. + +CHAPITRE PREMIER. +Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec les Vénitiens. - +Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople. + +L'autorité n'était pas contestée aux nobles; mais il y avait des familles +devenues si considérables qu'un partage égal du pouvoir ne pouvait plus +leur suffire, et l'équilibre menaçait de se rompre. + +La nation commençait aussi à se lasser de n'avoir pas la sécurité +intérieure pour prix de l'abnégation avec laquelle elle se laissait +gouverner. Les plébéiens riches devenaient exigeants et il fallait bien +que l'on comptât avec eux, car eux aussi étaient gibelins ou guelfes tout +autant que les nobles; et si ceux-ci fournissaient des chefs aux partis, +c'est de l'accession des masses que venait la force de ces chefs mêmes: +c'est par là précisément que les Spinola et les Doria chez les gibelins, +les Grimaldi et les Fieschi chez les guelfes possédaient une supériorité +reconnue, à laquelle les autres nobles ne pouvaient atteindre. + +C'est par là aussi que ces races privilégiées pouvait être tentées de +s'emparer de l'autorité suprême, avec l'espoir de réussir là où Mari +avait échoué. + +Depuis cette aventure, de sourdes rumeurs avaient souvent donné crédit +aux apparences d'un complot qui mettrait la république aux mains d'un +chef unique, ou de deux, si les ambitions principales ne pouvaient +s'accommoder d'un seul. + +On sentait que cette concentration du pouvoir ne pouvait se faire +qu'autant que le gouvernement serait ou tout gibelin ou tout guelfe; le +mélange des deux factions était inconciliable avec l'unité d'un tel +régime. Comme c'était sur la noblesse qu'un dictateur aurait à usurper, +il fallait y faire concourir le peuple; aussi le caressait-on par +avance. On avait déjà résolu d'adopter le nom de capitaine du peuple, et +les nobles les plus fiers se seraient fait honneur de le porter. On +supposait déjà qu'on pourrait au besoin donner aux populaires la +satisfaction d'avoir un représentant de leur classe, une sorte de tribun, +siégeant avec les capitaines en paraissant partager leur autorité. Tout +cela semblait en quelque manière concerté; mais ce qui ne l'était pas +sans doute, c'est que, soit timidité dans l'exécution de ce plan, soit +ruse ou maladresse, les populaires prévalurent tellement qu'à l'essai un +plébéien se trouva capitaine au désappointement des promoteurs de cette +innovation. + +Quoi qu'il en soit, le nom d'une famille plébéienne occupera la première +et la dernière page de ce livre; mais entre les deux il y a quatre-vingts +ans pendant lesquels c'est la noblesse qui continue à prévaloir. + +Un podestat guelfe sortant de charge n'avait pas fait louer sa probité et +ses moeurs (1257): c'est tout ce que les annalistes disent de lui. On +avait déjà nommé son successeur. A l'arrivée de celui-ci, il y eut une +émeute contre le précédent. A la faveur de ce soulèvement quelques nobles +invitèrent le peuple à prendre les armes et crièrent qu'au lieu d'un +podestat pris au dehors, il fallait à la république un capitaine choisi +parmi les citoyens. Les populaires répondirent à l'appel avec +empressement; mais ce fut pour tromper l'ambition de l'orgueilleuse +noblesse qui les poussait. Ils s'assemblèrent tumultuairement et +nommèrent par acclamation et à grand bruit Guillaume Boccanegra, +capitaine du peuple et de la commune. On alla le chercher dans sa maison, +on le porta en triomphe, on lui prêta serment avec enthousiasme. + +Le nom de la famille Boccanegra ne se trouve pas avant ce temps dans les +fastes du consulat ou des conseils, ce qui prouve qu'elle n'avait pas +compté parmi la noblesse. Sept ans avant cette élection, le peuple de +Florence (1250) avait ôté le pouvoir aux nobles: les Milanais en firent +autant en même temps que les Génois (1256). Le cours des idées inclinait +vers la domination démocratique. Cependant la noblesse avait trop de +force, de crédit et de richesses, sa puissance avait poussé des racines +trop profondes pour qu'on ne dût pas prévoir une longue résistance de sa +part et de fréquentes convulsions. Il est même évident que, pour +consolider le pouvoir de Boccanegra, une transaction intervint. Une +émeute l'avait porté au pouvoir sans conditions; le lendemain +l'obéissance qu'on lui avait jurée fut expliquée et ratifiée avec des +formes plus légales et plus réfléchies. Un parlement fut tenu; douze +réformateurs, tous plébéiens de la classe intéressée à l'ordre par ses +richesses, reçurent la puissance de donner à la république des lois +organiques qui dureraient dix ans. L'État eut deux chefs apparents, un +podestat, chef de justice, étranger, et le capitaine du peuple, celui-ci +véritable recteur de la république. Tous deux présidaient ensemble les +conseils. Le grand conseil qui, à ce qu'il paraît, devait tenir lieu des +parlements, se composait d'abord des huit nobles chargés des finances, de +trente anciens et de deux cents conseillers. Parmi ceux-ci comptèrent de +droit les deux consuls de chaque métier ou profession au nombre de +trente-trois, sept députés du territoire, deux des colonies: l'élection +populaire désignait les autres sans distinction de condition, excepté +quatorze pris exclusivement parmi les plus nobles, meilleurs et +distingués: mais ceux-ci n'entraient au conseil que lorsqu'ils y étaient +expressément appelés. On voit ici d'assez grands ménagements obtenus par +la noblesse au milieu des marques de la méfiance populaire. Écartée de la +place suprême, soumise à un chef plébéien, elle n'était pas encore +déshéritée de toute part au gouvernement, et elle se tenait en mesure de +faire valoir son influence. + +Le podestat, le capitaine, les huit nobles du trésor et les trente +anciens composaient le petit conseil, véritable siège du gouvernement: +ses résolutions sur la paix, sur la guerre et les traités, avaient seules +besoin de la ratification du grand conseil. Le capitaine avait la +représentation de la république, le pouvoir exécutif, l'initiative de +toutes les propositions dans les conseils. Il nommait un juge civil et un +juge criminel. Le podestat avait l'appel des causes civiles et la +révision des sentences capitales. + +Le gouvernement, guelfe jusque-là, ne fut pas encore ouvertement déclaré +gibelin, mais cette faction fit de grands progrès. Boccanegra était de ce +parti et, comme nous l'avons observé, il eût été impossible que le +pouvoir étant concentré dans une seule main, l'État fût censé d'une +couleur et son chef d'une autre. + +Cependant le capitaine n'avait pas gouverné un an entier que l'on avait +conspiré pour le renverser. Il profita de ce qu'on avait entrepris contre +lui pour accroître son pouvoir et pour le rehausser par plus d'éclat. Il +fit d'un palais près de Saint-Laurent le siège de son gouvernement et s'y +fortifia aux frais de l'État. Il exigea un supplément à son traitement +annuel, et ses adversaires prirent cette occasion de décrier auprès d'une +nation économe une administration qui se rendait coûteuse. On se +plaignait d'ailleurs de sa hauteur, mais le peuple était encore pour lui. +Le capitaine accorda bientôt une amnistie aux ennemis qu'il avait bannis. +Mais ce ne fut point une mesure de sa politique; ce fut une des bonnes +oeuvres qu'inspira la dévotion bizarre et contagieuse des flagellants. Sur +je ne sais quel miracle et à quelle voix divine, les habitants de +Pérouse, les premiers, dépouillent leurs vêtements, se répandent dans la +ville, courent d'église en église, criant miséricorde et se déchirant le +sein à coups redoublés. Ce fanatisme gagna Rome, la Toscane, Gênes, ses +rivières, la Provence. Partout, si l'on en croit les annales, il porta +une abondante moisson de bons fruits. Il y eut à Gênes de nombreuses +réconciliations. Le capitaine voulut faire la sienne avec ceux qu'il +avait traités en ennemis. + +(1258-1264) Une dévotion si vive n'arrêtait pas la guerre acharnée entre +Gênes et Venise. On expédiait en Syrie pour défendre ses établissements +et pour ruiner ceux de l'ennemi. Une flotte génoise était parvenue à Tyr; +les Vénitiens, qui l'avaient devancée dans Acre, en sortirent pour la +bloquer. Les Génois, peu habitués à se laisser défier patiemment, mirent +à la voile pour joindre leurs adversaires; mais ce fut en n'écoutant que +leur impétuosité, sans ordre, sans s'attendre. Les premières galères qui +s'étaient élancées se trouvèrent séparées; enveloppées, elles furent +prises. Sur le bruit de cet échec, on fit partir de Gênes trente-trois +galères et quatre grands vaisseaux sous les ordres de Rosso della Turca. +Cette flotte se porta d'abord à Tyr, et ensuite devant Acre. Les +Vénitiens, les Pisans, les Provençaux armèrent tous les combattants +qu'ils purent solder et vinrent à la rencontre. Le combat fut sanglant; +la fortune fut contraire aux Génois. Ils ne perdirent pas moins de vingt- +cinq galères. Les messagers qui apportaient la nouvelle d'une trêve que +les deux métropoles venaient de conclure assistèrent, en quelque sorte, à +cette catastrophe. La colonie d'Acre subit les conséquences du désastre. +Les Génois en sortirent, et Tyr devint leur seul refuge. La place qu'ils +abandonnèrent fut occupée par leurs ennemis. Leur rue fut envahie, leurs +tours renversées. Les Vénitiens et les Pisans en portèrent les matériaux +dans leurs quartiers et se firent honneur d'en fortifier leurs propres +édifices. Le consulat et la juridiction de Gênes furent abolis dans Acre. +Les navires génois qui entraient dans le port devaient s'abstenir de +déployer aucun pavillon1. Cependant, à leur tour les Vénitiens, passés au +siège de Tyr, y avaient éprouvé un affront. Les réfugiés d'Acre les +repoussèrent; sur mer ils leur enlevèrent de riches convois. On avait la +guerre en Italie, on venait se la faire sur le rivage syrien; ce dont on +s'occupait le moins c'était de l'assistance due à la cause commune +chancelante sur la terre sainte. + +(1260) Malgré ces calamités, les autres relations extérieures étaient +prospères, et de nouveaux avantages à prendre sur les Vénitiens se +présentaient aux Génois. Michel Paléologue, le successeur des empereurs +grecs réfugiés à Nicée pendant que les Latins tenaient Constantinople, se +promettait de rentrer dans cette capitale. Les Génois n'avaient jamais +cessé d'entretenir l'amitié de cet ancien allié; ils commerçaient +partout où son autorité était reconnue ou rétablie, tandis que les +Vénitiens régnaient en quelque sorte dans l'empire des princes latins. +Gênes expédia des ambassadeurs à Nicée. Ils furent accueillis, un traité +s'ensuivit. Paléologue promit aux Génois dans ses États l'accès et le +commerce aussi libres que si c'étaient des possessions génoises. Ses +députés venus à Gênes pour voir ratifier le traité obtinrent pour leur +maître l'assistance de dix galères et de six gros vaisseaux. Martin +Boccanegra, frère du capitaine, en fut l'amiral. Avec ce secours les +forces de Michel s'étaient portées devant Constantinople (1261). Un coup +de main d'un de ses lieutenants, une entreprise hardie, où, pour profiter +d'un heureux hasard, ses ordres furent enfreints, lui ouvrit les portes +bien plus tôt qu'il ne l'espérait. Ainsi finit l'empire des Latins. + +Les Génois recueillirent le fruit de ce succès; et d'abord leur vanité +nationale ou leur haine contre leurs ennemis furent gratifiées. + +Le palais public des Vénitiens leur fut livré. En représailles des +affronts d'Acre, ils le démolirent au son des instruments et aux +acclamations d'un triomphe. Les pierres principales de l'édifice, +soigneusement chargées sur des bâtiments, furent envoyées à Gênes pour y +servir de trophée. + +Les historiens grecs dissimulent tant qu'ils peuvent l'assistance des +Génois à la prise de Constantinople. Cependant dans leur récit perce ce +qu'ils veulent taire. Suivant Grégoras, on laissa vivre dans la ville +quelques artisans pisans ou vénitiens qu'on y retrouva; mais, pour la +sûreté et pour la paix de l'empire, il n'était pas bon que les Génois +habitassent dans la capitale. Or, avant la conquête, l'empereur leur +avait promis un établissement s'ils l'aidaient contre les Latins, et il +leur tint parole, quoiqu'il eût pris la ville sans leur secours2. Il leur +assigna Galata pour siège de leurs colonies3. Certes si Paléologue +n'avait reçu l'aide promise, il n'eût pas été si généreux que d'en payer +le prix sans le devoir. Il l'accorde avec défiance; on sent que sa +libéralité est forcée. En un mot, le récit de Grégoras justifie cette +judicieuse réflexion de Gibbon: Les services des Génois et leur +puissance méritaient à la fois la reconnaissance et la jalousie des +Grecs4. + +Galata fut bientôt trop voisin de Constantinople; la colonie ne tarda +pas à se rendre importune et redoutable; mais ce n'était pas au moment +où la restauration de Paléologue venait d'être si bien secondée, que les +mécontentements pouvaient éclater. + +Le traité fait avec Michel, tandis qu'il était encore à Nicée, nous a été +conservé5. Nous y voyons les avantages qu'il prodiguait aux auxiliaires +dont il avait besoin. Il leur accorde exemption de droits, palais, +magasins, partout où sa puissance est reconnue, à Smyrne à Salonique, à +Cassandre, à Mételin, à Scio, et, s'il plaît à Dieu, à Constantinople et +dans les îles de Chypre et de Candie. Après sa rentrée dans la capitale, +et au moyen de rétablissement de Galata, les relations que les Génois +avaient entretenues dans la Romanie et dans la Natolie prirent une +nouvelle activité. Quatre ans après ils établirent un consul de Romanie. + +Une circonstance particulière étendit leur influence et multiplia leurs +occasions de trafic. Les empereurs latins avaient été obligés +d'abandonner aux compagnons de leurs conquêtes la souveraineté d'un grand +nombre d'îles, et même de provinces démembrées de l'empire. Maintenant +Paléologue, à qui il importait de se débarrasser du voisinage de tant de +puissants ennemis, offrit en fief la possession de ses terres, à +quiconque de ses alliés pourrait les reprendre. Excités par cette +invitation, les nobles armateurs de Gênes se mirent à l'oeuvre, et +plusieurs réussirent. Les Embriachi s'emparèrent de Lemnos, les +Centurioni de Mytilène, les Gatilusi d'Énos. L'amiral Zaccaria chassa de +l'Eubée un Vénitien qui y dominait, et fit prisonnier le duc d'Athènes +qui était venu défendre la place6. Deux Cattaneo occupèrent Phocée. Ils +exploitèrent dans le voisinage de riches mines d'alun, dont les bénéfices +furent assez considérables pour exciter dans la suite l'envie des +empereurs grecs7. + +Toutes ces seigneuries génoises devenaient autant de points d'appui pour +les navigateurs; mais les colons de Galata s'emparèrent immédiatement +d'une source abondante de profits. Les habitants de Constantinople +devinrent leurs tributaires pour la plupart de leurs consommations, et +tous spécialement pour leurs subsistances, à ce point que plus tard, +quand les Génois, dans leurs brouilleries avec l'empereur, fermaient +leurs marchés quelques jours, il y avait dans la capitale disette, +crainte de famine et insurrection8. Les Grecs sans activité, sans marine, +ne furent approvisionnés que par eux de grains et de poissons. Seuls ils +firent le trafic entre la mer Noire et la capitale, et bientôt tout le +commerce entre cette mer et l'Europe entière fut leur patrimoine. Leur +alliance avec l'empereur était offensive contre les Vénitiens. Ils firent +tous leurs efforts pour chasser ceux-ci du Pont-Euxin. Paléologue promit +d'en laisser l'entrée toujours libre à ses alliés et de la fermer à tout +autre peuple, excepté aux Pisans. Ainsi, maîtres de la mer, favorisés par +l'affranchissement des droits, les Génois usèrent de leurs avantages avec +une habileté, avec une activité qui étonnent les historiens grecs si peu +prévenus pour eux. La rigueur même de l'hiver, disent ces écrivains, ne +les retient pas de courir l'Euxin en tout sens et d'affronter le péril; +ce n'est pas même sur de grands vaisseaux, mais sur des bâtiments longs +et bas qu'ils appellent des Tarides. Par cette audace, par cette +diligence ils s'emparent exclusivement de toutes les voies de la +navigation, ils attirent à eux le monopole et les fruits du commerce +maritime tout entier. + +Toutes les côtes de la mer Noire abondaient en denrées qu'ils portaient à +Constantinople. Le pays donnait du sel en abondance: ses pâturages +fournissaient avec les bestiaux, les cuirs et la laine. Gênes avait déjà +des rapports et mêmes des alliances avec les Tartares qui dominaient en +Crimée et aux embouchures du Tanaïs: mais l'établissement de Galata +permit de tirer bien mieux parti de la connaissance du pays et de +l'amitié de ses princes. En attendant de leur devenir redoutables, on +sollicita une sorte d'hospitalité, et, avec des commencements modestes, +une ville se forma peu à peu dans cette Tauride encore peu connue des +Occidentaux. Bientôt Caffa fut la plus brillante des colonies +commerciales de ces siècles. Elle devint comme la capitale d'un grand +État qui fut nommé Gazzarie. Soldaja (Sudak), Cembalo (l'anc. Symbolum), +d'autres villes florissantes étendaient tout autour la domination +génoise, et cependant l'époque de la fondation de Caffa est ignorée: ce +puissant établissement a commencé inaperçu. Les chroniques génoises +négligent d'en faire mention. Un historien qui écrit au milieu du XIVe +siècle9, en parlant de l'agrandissement récent de Caffa dit, qu'il tient +des vieillards que la première fondation ne remonte guère au delà de leur +âge. Il paraît certain que les Génois obtinrent ou achetèrent la +permission de s'abriter sur le territoire d'un prince tartare descendant +de Gengis, et qui a régné de 1256 à 1266. A cela se rapporte le curieux +récit de Nicéphore Grégoras: «Les Latins, mais surtout les Génois, +étant abandonnés au commerce et a la navigation dont ils tirent +principalement leur subsistance, la première instruction qu'ils reçoivent +de leur république c'est que partout où ils rencontrent un port commode, +bien défendu des vents et propre au trafic, ils cherchent d'abord à +contracter amitié avec les naturels du pays; ils entrent en alliance et +se les rendent favorables. Ils ne croient pas pouvoir commercer avec +sécurité sans ces précautions. Quand ils ont découvert un poste semblable +ils se hâtent d'y négocier. Ils conviennent des droits qu'ils payeront. +Ils offrent d'ouvrir un marché libre à qui voudra acheter. Les pactes +convenus et la place accordée» ils fabriquent des logements, des +magasins, des boutiques, tout ce qu'il faut pour habiter et pour mettre +leurs marchandises en sûreté. C'est ainsi que depuis peu d'années ils ont +fondé Caffa, après en avoir obtenu la licence du prince des Scythes, mais +l'établissement ne fut pas d'abord comme il est aujourd'hui, vaste et +entouré de fortes murailles. Ils se contentèrent d'un peu de terrain clos +par une petite tranchée et sans aucune protection de murs. Puis, sans +permission et peu à peu, ils transportèrent des pierres par terre et par +mer; ils s'étendirent en long et en large; ils donnèrent plus +d'élévation à leurs maisons, ils usurpèrent furtivement plus de terrain +qu'on ne leur en avait accordé. Non contents de cela, sous le prétexte de +l'affluence des marchandises, ils poussèrent plus loin le fossé, et +jetèrent de tels fondements qu'ils annonçaient bien d'autres vues. Ainsi, +petit à petit ils fortifièrent si bien leur ville qu'ils y furent en +sûreté et à l'abri des attaques. Alors, devenus plus hardis, ils +traitèrent les Scythes avec moins de réserve, ou plutôt avec cette +hauteur qui leur est naturellement propre10.» + +Ce n'est pas une main amie qui a tracé ce portrait, mais il est empreint +d'une grande vérité. Jusque sous les yeux de l'empereur grec, la même +politique, la même astuce, la même audace agrandirent et fortifièrent +Galata. + + +CHAPITRE II. +Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples. + +Cependant, à Gênes, l'alliance avec Paléologue était une sorte de +rébellion contre te saint-siège (1261), et, pour avoir tant osé, il +fallait s'être déjà détaché secrètement du parti dont le pape était le +chef. Dès le premier moment où cette union fut connue, et à l'envoi des +secours génois contre l'empire latin (1262), Urbain IV fit éclater son +déplaisir et mit Gênes en interdit. Ce fut un embarras de plus pour +Boccanegra. Déjà accusé de despotisme, on fit valoir qu'il faisait des +alliances à son caprice sans consulter personne, qu'il ne tenait plus +compte des résolutions de la majorité des conseils, quand elles +n'entraient pas dans ses vues. On lui imputa même de substituer sa +volonté absolue aux décisions des tribunaux. Ces accusations étaient +admises et répétées par les principaux nobles et par tes plus riches des +plébéiens, ce qui doit faire supposer qu'il avait encore pour lui le +peuple des classes moyennes et inférieures. Une grande conspiration fut +donc ourdie. Il le savait; il crut la prévenir en faisant appeler des +hommes armés tirés des campagnes, et des bourgs voisins. Il devait, avec +ce renfort, faire arrêter les conjurés; mais ils le devancèrent, se +mirent en armes et s'emparèrent des portes de la ville afin d'en fermer +l'accès aux gens du dehors. Un des frères du capitaine rassembla du monde +à l'intérieur, il fut repoussé, mortellement blessé, et ses adhérents se +dispersèrent. Boccanegra, après ce désastre, reconnaissant qu'il était +abandonné, recourut à la médiation de l'archevêque; il se démit de sa +charge; son abdication fut acceptée. La noblesse reprit son influence et +remit le gouvernement à un podestat comme par le passé. + +Ce changement ne rendit pas le pape moins inflexible aux supplications +des Génois qui lui demandaient de lever l'interdit. C'est de longue main +qu'il leur était contraire. Il avait été patriarche de Jérusalem, +résidant dans Acre lorsqu'ils étaient en guerre avec les Pisans, et il +avait embrassé la cause des derniers avec grande partialité (1263)1. Les +ambassades de la république furent sans fruit, un légat vint de la part +du saint-siège dicter les conditions auxquelles elle serait réconciliée, +conditions qui étaient sans doute si dures qu'elles ne purent être +acceptées, et ce n'était pas après la conquête de Constantinople et après +les avantages que cet événement avait fait obtenir que Gênes pouvait +renier l'alliance des Grecs. + +En y persistant on continua les expéditions maritimes contre les +Vénitiens, et Paléologue eut un moment à sa solde soixante galères +génoises; mais la discorde était sur la flotte et tout s'en ressentit. +L'empereur voulait empêcher les Vénitiens de ravitailler Malvoisie. Les +Génois, avec des forces supérieures, laissèrent passer l'ennemi: une +division nombreuse s'écarta du combat en mettant volontairement les +autres en péril. On se réunit dans le port de Constantinople, et telle +fut l'animosité entre ceux qui étaient venus conduits par le frère de +Boccanegra, et ceux qui avaient été dépêchés depuis la chute du doge, que +Michel, mécontent, refusa leur service et les licencia tous. Cette grande +flotte revint à Gênes sans gloire et sans profit, après avoir compromis +la république dans l'amitié de Paléologue; elle fut reçue avec les +murmures de l'indignation publique2. + +(1265) Un grand événement venait de réveiller les factions italiennes, en +donnant au parti guelfe un nouveau but. Le pape Urbain avait appelé +Charles d'Anjou, frère de saint Louis et mari de l'héritière du comte de +Provence; il avait entrepris de la faire régner sur Naples et sur la +Sicile, au détriment des restes de la maison de Souabe. Les nouveaux +guelfes étaient, non plus ceux qui défendaient la liberté contre le +despotisme des empereurs germaniques, mais les partisans de la maison +d'Anjou, soulevés contre des princes nés italiens et devenus étrangers à +l'Allemagne et à l'empire. + +L'opinion publique des Génois commençait à pencher vers les gibelins, +mais le gouvernement était encore guelfe; on craignait Charles, et lui- +même n'oubliait rien pour attirer la république à son parti. Elle était +encore sous l'interdit; il s'intéressa pour obtenir du pape son +absolution. Il demandait à Gênes si, dans les traités avec la couronne de +Naples, quelque clause nouvelle serait agréable; ce qui lui serait le +plus cher, disait-il, ce serait que les Génois consentissent à prendre +part à la conquête qu'il allait faire. Cependant les événements se +pressaient; une armée française avait envahi la Pouille; Mainfroy, le +concurrent de Charles, avait perdu la bataille, le trône et la vie. Le +prince français se vit en paisible possession de ses nouveaux États. +Gênes lui adressa alors une ambassade solennelle pour le féliciter, en +tâchant d'acquérir quelque faveur dans son royaume. Il accueille +honorablement les ambassadeurs; mais ils n'obtiennent rien. Il n'était +pas temps de traiter à Gênes avant sa victoire; à Naples il n'est plus +temps. + +Il en est encore de même au dernier acte de cette tragédie. Corradin, +seul reste de la postérité des Frédéric, arrive en Italie avec une armée. +Charles demande aux Génois de refuser le passage à ce prince, tandis que +les Pisans demandent qu'on lui donne accès en offrant paix et alliance +aux conditions les plus avantageuses. On hésite à Gênes, et, pendant +qu'on s'y perd en délibérations, Corradin pénètre à l'improviste près de +Savone. La flotte pisane le reçoit et le transporte dans ses provinces. +Charles le rencontre à Tagliacozzo et le défait entièrement. Le +malheureux fugitif est trahi et livré au vainqueur. Il est conduit à +Naples sur les galères de Robert de Levanto, Génois, amiral de Charles: +on sait le tragique dénoûment de cette histoire. Nouvelle ambassade des +Génois, ils tâchent de reprendre les négociations trop longtemps +différées: ce n'est qu'après plusieurs messages qu'ils obtiennent le +rétablissement des anciennes relations commerciales. + +Ce n'était pas assez que Charles régnât dans les Deux-Siciles, il agitait +la Toscane et la Lombardie. Avec des troupes françaises pour auxiliaires, +il faisait guerroyer Florence et Lucques contre Pise et Sienne. Il +faisait guelfes les villes gibelines. Les nombreux bannis de toutes les +cités qui avaient changé de drapeau tenaient la campagne et se +présentaient de jour en jour aux portes de leurs patries pour les +surprendre ou pour les soulever. + +Le premier inconvénient que Gênes ressentit de ces troubles, ce fut la +disette des subsistances. Bientôt on éprouva l'influence d'un état de +guerre qui remplissait les grands chemins de gens armés et de vagabonds. +On ne pouvait aller avec sécurité de Gênes au bourg le plus voisin. Avec +ce levain, la discorde régnait partout; les partis étaient toujours en +présence. + +Les fluctuations de l'autorité devaient réagir sur le succès des +affaires. Il y parut dans la conduite de la guerre contre les Vénitiens. +On fait amiral d'une flotte de vingt-sept galères Lanfranc Barbarino, +dont le nom de famille ne se lit qu'une fois dans l'histoire, et c'est +pour être déshonoré. En présence des ennemis, au lieu d'aller à eux il +s'obstine à les attendre à l'ancre sur le rivage de Messine, et à +enchaîner pour le combat ses galères les unes aux autres. Tout est pris, +brûlé ou amené en triomphe à Venise. Tout homme qui ne se sauva pas à la +nage fut prisonnier. Cette bataille compte parmi les souvenirs des plus +grands désastres de la république. + +Luchetto Grimaldi conduit vingt-cinq galères en Syrie. Il ne s'inquiète +pas du mauvais état des affaires de la croisade; il va faire du dommage +aux Vénitiens s'il le peut; il bloque le port d'Acre, de cette ville +d'où la prépondérance de l'ennemi et la partialité de l'autorité locale +ont chassé les Génois. Mais, tandis qu'il passe à Tyr avec une partie de +ses navires, les Vénitiens paraissent; les galères laissées au blocus +sont prises. L'amiral, ne se trouvant plus en force pour combattre, +revient en Sicile. Là, Grimaldi, soigneux des intérêts du parti auquel sa +famille est liée, emploie ses galères pour retenir sous l'obéissance du +roi Charles les villes de la côte sollicitées par les gibelins et prêtes +à se donner à eux. + +Hubert Doria fut plus heureux. Il conduisit une flotte dans le golfe +Adriatique; il parcourut les rades, brûlant les navires, enlevant des +prisonniers. De là il parut devant la Canée; la place appartenait aux +Vénitiens et elle était bien gardée. Doria débarqua; il renversa tout ce +qui se présenta sur son passage, il escalada les murailles, prit et pilla +la ville. Le butin fut partagé en trois lots, pour les équipages, pour +les armateurs des galères et pour le fisc. La république recevait alors +de singuliers trophées. Les pierres du palais des Vénitiens à +Constantinople étaient incrustées dans les halles de Gênes. La cloche de +la Canée sonnait à l'église de Saint-Mathieu, paroisse de la noble +famille Doria. + +Le régime des podestats durait encore; les Grimaldi, les plus puissants +des guelfes génois, étaient l'âme et les gardiens de ce gouvernement. +Mais de moment en moment, on pressentait ou l'on éprouvait des tentatives +en sens contraire. La faction gibeline essayait de prévaloir, et un +double intérêt poussait ses chefs à l'entreprise; ils voulaient devenir +capitaines. Les Spinola étaient les plus ambitieux et les plus hardis. +Hubert, l'un d'eux, s'était absenté de la ville, il avait assemblé, sous +un prétexte, quelques mercenaires, et beaucoup de gens étaient sortis +pour aller le joindre. Le bruit était général qu'il y avait un complot +pour renverser le gouvernement et pour en faire un populaire et gibelin. +Les Grimaldi en prirent l'alarme. Cependant Spinola revint, on +s'entremit, il s'expliqua, et les deux partis promirent de ne point faire +d'innovation; l'accord fut scellé dans un festin. Malheureusement Hubert +sortant de la fête fut blessé par des inconnus, si toutefois l'attaque et +la blessure ne furent pas sa propre manoeuvre. Bientôt il se fait suivre +par les populaires, sans avoir pour lui, dit-on, ni les riches, ni les +bons (car les annalistes qui le disent ainsi écrivaient sous les auspices +de l'autorité), il va surprendre le podestat et l'enlève. Tous ces +mouvements s'exécutent au cri de: Vive Hubert Spinola capitaine du +peuple! Hubert, trouvant de la résistance sur ses pas, livre quelques +maisons au pillage; ces actes le décrient. Un parlement avait été +assemblé, l'affaire y tourne en négociations; Hubert ne sera pas +recherché pour ce qu'il a tenté, mais il ne sera pas capitaine; c'est une +révolution ajournée. Ce ne fut pas pour longtemps. Luchetto Grimaldi, +podestat à Vintimille, ayant eu à débattre avec la faction opposée à la +sienne, avait fait prisonniers quelques nobles de Gênes. Les parents et +les amis de ceux-ci s'adressèrent à la famille Grimaldi et aux autres +membres de son parti afin d'obtenir la délivrance des détenus. On promit +de l'exiger de Luchetto, mais elle ne s'effectuait pas: les +interpellations, de jour en jour plus menaçantes, ne produisaient aucun +fruit. On perdit patience, ou plutôt des ambitieux saisirent cette +occasion d'en appeler au peuple contre ceux qui attentaient à la liberté +de leurs concitoyens. L'entreprise fut si bien menée que le résultat d'un +seul conseil convoqué fut une révolution tout entière (1270). On proclama +que le gouvernement de Gênes était rendu au peuple. Des nobles, des +plébéiens se trouvèrent prêts à jurer aussitôt le soutien de cette +résolution; mais non moins promptement des nobles et des plébéiens +furent en armes pour s'y opposer. Au milieu d'un combat sanglant les +Spinola et les Doria, promoteurs de la délibération, s'emparèrent du +palais public. C'est sous ces auspices que Hubert Spinola et Hubert Doria +furent proclamés capitaines du peuple pour vingt-deux ans. On réserva à +un podestat étranger le soin de rendre la justice avec l'assistance de +trois juges inférieurs. Huit anciens, nobles ou plébéiens indifféremment, +durent concourir à toutes les mesures importantes. Un parlement devait se +tenir tous les mois. Avec ces seules précautions on déféra aux capitaines +une absolue puissance dans la ville et sur tout le territoire. Ils +l'exercèrent dans toute son étendue; ils firent poser les armes; toute +agression fut défendue sous les peines les plus graves, à leurs partisans +comme aux autres. Assis sur leur tribunal, ils firent jurer, sur +l'Evangile, obéissance à leurs ordres: amis, ennemis, nobles, populaire, +tout le monde fut astreint à ce serment. Toutes les communes se +soumirent. Luchetto Grimaldi ouvrit la porte à ses prisonniers, comparut +en personne et prêta serment. Les capitaines intéressèrent l'archevêque, +le clergé, les religieux, à coopérer au rétablissement de la concorde. +Des mariages furent provoqués entre les familles opposées. Par ces +moyens, tout fut pacifié et tranquille: voilà ce que nous disent les +nouveaux rédacteurs des annales, car les capitaines ne manquèrent pas +d'en substituer de leur couleur à ceux qui écrivaient sous les podestats +guelfes: au milieu de cette heureuse harmonie, ils sont pourtant obligés +d'avouer qu'après quelques mois (1271) la plupart des Grimaldi reçurent +l'ordre de sortir de la ville et d'aller habiter au delà des frontières. + +Ainsi fut accomplie la tentative, naguère manquée, de rendre le +gouvernement gibelin, en le livrant à un ou deux nobles éminents. On +affecta la couleur d'une révolution démocratique. Il est vrai qu'il y eut +alors une restitution faite aux plébéiens, qu'on leur donna place dans +les conseils d'où la noblesse les avait probablement éliminés: mais il +serait dérisoire de représenter cet esprit comme triomphant dans cette +occasion. Les chroniques disent dans leur latin qu'alors on fit le +peuple3; mais enfin la république abandonnée à la dictature presque +arbitraire de deux nobles, tel fut le fruit de cette prétendue révolution +dans laquelle on persuada au peuple qu'il avait ressaisi ses droits. Dans +cette revendication de son pouvoir, conduit par quelques membres de +l'aristocratie, il les accepte pour ses maîtres, et son transport pour la +liberté n'est qu'un instrument saisi par des ambitieux pour leur propre +profit. Quant aux nobles entre eux, ce n'est qu'une substitution violente +de faction et de personnes. + + +CHAPITRE III. +Démêlés avec Charles d'Anjou. + +Le saint roi de France Louis mourait sur le rivage de Tunis pendant que +ces événements se passaient en Italie. L'assistance des Génois ne lui +manqua pas. Quelques années (1267) avant son expédition, le pape et le +roi de Naples avaient fait demander à Gênes de favoriser le voyage +d'outre-mer. Ils avaient même profité de cette circonstance pour obliger +la république à faire la paix avec Venise afin que rien ne contrariât la +croisade. Non-seulement on avait assuré qu'en paix comme en guerre tout +serait fait pour seconder les vues du roi de France, mais des +ambassadeurs furent envoyés à lui-même pour offrir les services et la +marine du pays. Une négociation s'établit et occasionna de fréquents +messages réciproques (1269). Il paraît cependant que le roi s'excusa +d'affréter les galères de la république1, mais les équipages des siennes +furent pris à Gênes. Nombre d'armateurs joignirent leurs bâtiments à sa +flotte (1270). En partant d'Aigues-Mortes il y trouva dix mille Génois, +engagés à son service ou volontaires, qui, se voyant en si grand nombre, +et suivant leur antique usage, convinrent d'élire entre eux des consuls +pour prendre soin de tous les intérêts communs. Ils déférèrent cette +autorité à deux nobles, Antoine Doria et Philippe Cavaronco. Quand la +flotte toucha à Cagliari, les Pisans, qui y dominaient, furent effrayés +du grand nombre de leurs ennemis que l'on remarquait dans l'armée +française. + +Longtemps on avait cru que le roi retournait en Syrie et on l'y suivait +avec joie. On fut bien moins satisfait quand l'ordre fut donné de faire +voile vers les côtes de Tunis. C'était, à cette époque, une contrée d'un +très-grand commerce pour les Génois. Ils avaient leurs alliances avec le +roi de ce pays. A l'ombre des franchises et des privilèges obtenus, les +marchands y affluaient et y avaient formé des établissements stables. +L'expédition allait compromettre tous ces intérêts. En effet, quand la +flotte des croisés parut sur le rivage et qu'on y distingua le pavillon +de Gênes, le roi more fit arrêter tous les Génois qui se trouvaient dans +ses États et s'empara de leurs propriétés. Il les traita cependant avec +modération et seulement comme otages. Ils furent renfermés dans un de ses +palais. On ne les accusa point d'avoir attiré cette tempête, et il est +vrai que sur la flotte même on n'avait appris la direction de la croisade +qu'en pleine mer. + +On débarqua sous les murs de Carthage. Les Génois se distinguèrent à +l'attaque de cette ville. Quand elle fut prise, leur bannière y fut +arborée auprès de celle des Français. + +Bientôt la peste étendit ses ravages sur cette armée. Le plus jeune fils +de Louis mourut, lui-même fut frappé à mort. Ses derniers moments sont +connus de tout le monde. Le roi de Naples, qui ne survint qu'au moment où +son frère venait d'expirer, veilla au soin de l'armée. A Tunis on était +disposé à se délivrer, par une prudente négociation, du danger dont avait +menacé une agression si imposante. Une trêve fut bientôt conclue. Les +chrétiens s'engagèrent pour un certain nombre d'armées à ne pas +renouveler la guerre. Le More consentit sans difficulté à indemniser les +Génois pour ce qu'il leur avait enlevé, et la bonne harmonie avec eux fut +rétablie sans nuage et consolidée peu après (1272) par un renouvellement +de l'ancien traité. C'est ainsi qu'on quitta le rivage d'Afrique. A peine +on s'en éloignait qu'une tempête affreuse dispersa la flotte; elle en +reçut les plus grands dommages. Beaucoup de vaisseaux génois échouèrent +sur les côtes de Sicile; et là, tout ce qu'on put sauver de ces navires +naufragés, Charles se l'adjugea par droit royal en vertu d'une odieuse +coutume venue des siècles et des pays les plus barbares. Les Génois +faisaient valoir des traités qui les exemptaient de ce droit inhumain. +Charles n'en tint pas plus compte que de la communauté du malheur, des +services rendus à son frère, du titre de croisés, de l'occasion qui avait +fait aller ces bâtiments en Afrique et qui les ramenait sur les écueils +de Sicile, tous motifs sans valeur aux yeux d'un despote avare. + +Philippe le Hardi, dans son retour, traversait l'Italie. Son oncle +Charles l'accompagnait. Ils s'arrêtèrent à Viterbe pour solliciter les +cardinaux à nommer un pape: le siège était vacant depuis la mort de +Clément IV. Après deux ans d'intrigues, les réclamations publiques +amenèrent enfin l'élection de Grégoire X. + +Les Génois, depuis qu'ils s'étaient donnés à des chefs gibelins, ne +pouvaient prétendre aux faveurs du pape. Il était entouré de leurs +ennemis, et Rome était le foyer d'où leur étaient suscités des embarras +chaque jour renaissants. Leur administration fut constamment agitée, au +dehors, sur le territoire, dans la ville même, où, indépendamment du jeu +des factions générales, faire subsister un gouvernement censé populaire, +représenté par deux dictateurs nobles, était un problème étrangement +difficile. + +(1272) On apprit que le cardinal Ottobon Fieschi avait appelé à Rome les +principaux émigrés guelfes, et avait ménagé entre eux un traité avec le +roi Charles sous les auspices du pape. On devait donner à ces fugitifs +les moyens de rentrer en force dans leur patrie; ils promettaient à leur +tour d'y établir cette autorité dont l'ambitieux Charles menaçait +l'Italie entière. + +Un coup très-rude et qui confirmait ces accords menaçants frappa tout à +coup la république: en un même jour, en présence même de ses +ambassadeurs à qui rien n'avait révélé une violence, tous les Génois qui +étaient sur le sol du royaume de Charles furent emprisonnés et leurs +biens séquestrés. Les ordres secrets envoyés en Sicile y firent saisir à +la fois comptoirs, navires, hommes et propriétés sans distinction. + +Au bruit de cette violation du droit des gens Gênes pouvait user de +représailles; on s'en abstint. Un délai de cinquante jours fut accordé à +tout sujet du roi de Naples et de Sicile, comte de Provence, pour sortir +du territoire de la république et pour emporter ses effets. + +Charles, toujours vicaire en Toscane, obligea toutes les villes dont il +disposait à déclarer la guerre aux Génois (1273); Plaisance seule +résista à cet ordre. + +En même temps une grande partie de la rivière orientale est soulevée par +les Fieschi. Les marquis del Bosco, vassaux de la république, font +publiquement hommage à Charles de ce qu'ils tenaient d'elle. A l'autre +extrémité, Menton est livré par Guillaume Vento2 qui en avait la garde. +Roquebrune, Vintimille se rendent au sénéchal de Provence; un autre +émigré le conduit devant Savone qu'il pense surprendre. Les marquis de +Caretto et de Ceva participent à ce mouvement. Gênes, ainsi entourée +d'ennemis, ne s'abandonne pas. Les capitaines portent ou envoient partout +des secours; leurs nombreux parents leur servent de lieutenants, le +peuple les seconde. Les habitants de Savone se défendent contre les +Provençaux. Anciens gibelins, ils ne disputent pas cette fois contre +l'autorité de Gênes qui a embrassé leur vieille cause. Les secours +surabondent, ils arrivent par terre et par mer. Mais du côté de la +Toscane, les villes dont Charles disposait déployèrent tant de forces +qu'elles firent reculer en désordre les mercenaires employés par les +Génois. Quarante galères armées en Sicile parurent devant Gênes. Un +Grimaldi et plusieurs autres émigrés d'importance étaient à bord. Une +division passa en Corse et enleva Ajaccio. A son tour un des amiraux de +la république poursuit les Provençaux sur la mer, brûle les navires dans +le port de Trapani, ravage les côtes siciliennes et l'île de Gozo. Au +retour (1274), il s'avance à l'embouchure du port de Naples, y salue le +roi et la ville de malédictions, et fait défiler une à une ses galères +traînant le pavillon de la maison d'Anjou renversé dans la mer. + +Il n'y avait, dans ces alternatives, que beaucoup de malheurs et rien de +décisif. Les Génois furent réduits à s'allier contre Charles avec le +marquis de Montferrat et avec les villes d'Asti et de Pavie. Cette +alliance reçut un petit renfort de la part d'Alphonse X, roi de Castille. +Après une longue vacance de la couronne impériale, Alphonse s'était mis +au nombre des concurrents, et avait obtenu une nomination contestée. Il +croyait faire acte d'empereur en envoyant quelques renforts aux gibelins +d'Italie (1275); mais Rodolphe de Habsbourg fut solennellement élu en +Allemagne, proclamé au concile de Lyon, et les prétentions du Castillan +furent bientôt abandonnées. + +A ce même concile où le pape s'était rendu, il fit un dernier acte de +sévérité contre les Génois. Il les frappa d'un nouvel interdit, à la +demande du cardinal Ottobon Fieschi, qui se plaignait de la confiscation +de quelques parties de son revenu. Cette rigueur dura jusqu'à la mort de +Grégoire X (1276). Innocent V, son successeur, était favorable aux +Génois. Dès les premiers jours de son pontificat, il leur adressa des +lettres pleines de bonté paternelle et leur demanda des ambassadeurs, +afin qu'il pût terminer les différends et les réconcilier à l'Eglise; +mais il n'eut pas le temps de mettre à effet ses intentions favorables. +Adrien V, son successeur, était ce même Ottobon Fieschi, fils d'un frère +d'Innocent IV, l'âme du parti guelfe parmi les Génois; il s'empressa +cependant de délivrer sa patrie de cet interdit que ses réclamations et +ses intérêts personnels avaient fait infliger. Il conclut un prompt +accord qui rouvrit les portes de Gênes aux émigrés; si ce pape eût vécu, +son crédit eût porté atteinte à l'administration gibeline, mais, au bout +de quelques semaines, il céda la place à Jean XXII (Pierre de Tolède). +Tout ce que les Génois ont su de ce dernier pape (1277), c'est que le +siège archiépiscopal de leur ville étant vacant, Jean, sans tenir compte +du droit d'élection, y nomma un archidiacre de Narbonne, habitué de la +cour de Rome3. On se soumit, le nouvel archevêque fut même reçu à son +entrée avec un faste inaccoutumé: mais il demeura haï de la commune et +du peuple, expression qu'il faut traduire sans doute par le gouvernement +et le public. + +Le traité commencé avec Innocent et fini avec Adrien avait fait revenir +les émigrés; mais la concorde ne pouvait survivre longtemps aux papes +qui l'avaient imposé. Les émigrés rentrés ressortirent en armes (1278), +et d'abord ils accusèrent à Rome le gouvernement des capitaines d'avoir +violé la paix jurée. Martin IV, instrument docile dans la main du roi +Charles, délégua pour procéder contre les Génois un évêque qui établit +son tribunal à Plaisance (1281). Les Génois cités devant ce juge +alléguèrent un privilège qui les dispensait de plaider hors de chez eux. +Ils furent frappés d'un nouvel interdit pour cette contumace, sentence +fâcheuse à un peuple dévot et ordinairement obéissant au saint-siège +Mais, soit que l'abus d'un moyen violent si souvent répété commençât à en +amortir la force même chez les plus craintifs, soit qu'il n'y ait pas de +scrupules qui ne cèdent au fanatisme des partis, et que devenir gibelin +ce fût apprendre à braver les excommunications guelfes, cette fois +l'interdit fut méprisé; ce ne fut pas sans précaution, il est vrai. On +prétendit avoir retrouvé une bulle d'Innocent IV, premier pape génois, +qui réservait à la seule personne du successeur de saint Pierre le droit +de mettre Gênes en interdit. Notre annaliste de l'époque, chancelier de +la république, est fier de pouvoir insérer dans ses chroniques que c'est +lui-même à qui appartint le bonheur de déterrer dans les archives un +document si précieux. Son authenticité ne fut pas mise en doute. On +assembla avec éclat les théologiens et les jurisconsultes du pays; ils +déclarèrent qu'en vertu de la bulle, la commination du légat était nulle +sans difficulté. Les consciences se tranquillisèrent, le culte recommença +dans toutes les églises sans trouble, et à la grande joie des fidèles. + +Cependant le roi Charles ménageait les Génois. En ce moment même il leur +envoyait des ambassadeurs et leur proposait de s'associer aux nouvelles +conquêtes qu'il méditait; en d'autres termes, il avait besoin de leurs +forces navales. Il se prétendait le représentant légitime du dernier +empereur latin de Constantinople, et il s'était flatté de l'espoir de +revendiquer effectivement cet héritage. Le pape Martin lui ouvrit la voie +en excommuniant tous les Grecs. Charles offrit aux Génois de leur payer +par les plus utiles privilèges dans Constantinople le prix des services +qu'ils lui rendraient si, s'engageant à ne point porter de secours à +Paléologue, ils aidaient à l'invasion de l'empire d'Orient. La république +écouta la proposition, demanda le temps d'en délibérer, et finit par +s'excuser de l'accepter, en se fondant sur les autres soins dont elle se +voyait entourée. Une galère expédiée à Constantinople alla donner à +l'empereur allié et ami de Gênes la communication de cette étrange +ouverture et l'utile avis de se tenir sur ses gardes. + +Charles fit avec Venise l'alliance offensive que Gênes avait refusée. +Mais bientôt son attention fut violemment détournée de la pensée d'une +conquête lointaine. C'est en ce moment qu'éclata la fameuse conspiration +des Vêpres siciliennes conduite par Jean de Procida, suscitée et payée +par Paléologue4 Pierre, roi d'Aragon, qui sur sa flotte faisait alors la +guerre aux Mores de Tunis, fut appelé pour venir régner sur la Sicile +enlevée à la maison d'Anjou en quelques heures. + + +CHAPITRE IV. +Guerre pisane. + +Tandis que ces grands événements attiraient l'attention de toute +l'Italie, Gênes et Pise, deux villes qui appartenaient alors au même +parti politique, donnaient un nouvel essor à leur antique haine et +commençaient une guerre plus sanglante qu'au temps où Gênes guelfe se +battait contre les Pisans toujours gibelins. + +Malgré les trêves et les paix, il était difficile que des colonies +marchandes et jalouses de leur commerce s'entretinssent sans querelle +entre des murailles communes dans des pays lointains, ou que des +navigateurs rivaux, des corsaires, des flottes se rencontrassent en mer +ou dans des ports éloignés sans insulte, sans que celui qui se trouvait +le plus fort fût tenté de se servir de ses avantages. Il est probable que +la part que Paléologue avait réservée aux Pisans dans son alliance, leur +admission dans la mer Noire qui troublait le monopole ambitionné par les +Génois, produisaient de nouveaux sujets de plainte (1280); mais de plus +graves occasionnèrent enfin la rupture. Un noble corse, juge de Cinarca, +qui jadis avait été armé chevalier des mains de Guillaume Boccanegra, +alors capitaine du peuple de Gênes, gouvernait son district sous la +protection de la république. Avide et peu scrupuleux, il rançonnait amis +et ennemis. Ses brigandages devinrent surtout insupportables aux Génois +de Bonifacio. De Gênes on envoya quelques forces pour réduire au devoir +ce petit tyran. Il résista, et quand il dut céder, il mit le feu aux +châteaux qu'il abandonnait, se sauva à Pise et y fit hommage de ses +domaines. Les Génois députèrent aux Pisans, pour les prier de ne point +accepter un vassal qui ne pouvait se soustraire à son suzerain. Les +Pisans, après quelques délais pendant lesquels ils firent des préparatifs +hostiles, envoyèrent une réponse altière. Le juge de Cinarca était leur +vassal, et ils étaient obligés de le défendre. En effet, ils le firent +reconduire en Corse avec quelques soldats, et le rétablirent dans ses +possessions. + +Quelques explications entre deux villes gibelines devaient les ramener à +la paix; mais on reconnut qu'elles étaient irréconciliables. La +conformité de parti en politique n'empêchait pas, à Gênes, que +l'unanimité des voeux ne fût pour la guerre. Un conseil spécial de créance +fut muni de grands pouvoirs pour la diriger. L'État n'avait alors en +propriété que douze galères, le conseil ordonna d'en fabriquer cinquante. +Saint-Pierre-d'Arène se couvrit de chantiers; des flottes nombreuses +furent mises à la mer, tantôt armées à la solde du trésor public ou +défrayées par une contribution générale extraordinaire1, tantôt composées +des galères fournies par les armateurs particuliers, encouragés à +concourir aux expéditions communes. A cette occasion il fut réglé que le +titre d'amiral et le droit d'arborer le pavillon de saint George +n'appartiendrait qu'au chef de dix galères au moins; le commandant d'un +moindre nombre ne fut qualifié que de capitaine. Les efforts étaient +considérables. On voit mettre à la mer de chaque côté des flottes de +soixante et quatre-vingts galères. Les nobles et les populaires s'y +embarquaient indifféremment; personne, dit l'annaliste génois, ne +pouvait ni ne voulait s'en excuser. + +Chaque année le nombre des armements se décidait d'après ce qu'on +apprenait de ceux de l'ennemi; car l'usage avait continué d'expédier des +explorateurs d'une ville à l'autre. Il restait même des anciennes +relations de fréquentation réciproque, à Pise un greffier des Génois, et +un greffier des Pisans à Gênes; mais, à l'occasion de la guerre +présente, l'un et l'autre furent congédiés. + +L'on se fit tout le mal que l'on put. On captura, on pilla de toutes +parts. A chaque pas les annales font mention de cargaisons de grande +valeur alternativement perdues ou gagnées. Les Génois ravagèrent à +plusieurs reprises les îles d'Elbe et de Planuse. Les Pisans, unis en +Sardaigne au juge d'Arborea, y ruinèrent les établissements génois; mais +sur la mer la fortune ne fut pas favorable aux Pisans; chaque campagne +est marquée par des désastres où l'ascendant de leurs rivaux est signalé. + +Un convoi très-riche, escorté par des forces respectables, est rencontré +par une flotte génoise. Une tempête violente empêche l'attaque; mais, +bravant les vents déchaînés, l'amiral Thomas Spinola ne perd la trace de +sa proie ni de jour ni de nuit. La tempête s'apaise. Les Pisans, ne +pouvant éviter le combat, se serrent en une masse compacte, suivant la +tactique de ce temps. Les Génois attaquent, abordent, s'emparent de tout; +ils enlèvent tout ce qui peut s'emporter et mettent le feu aux +bâtiments; ils rentrent à Gênes et remettent à la commune neuf cent +trente prisonniers et 28,000 livres d'argent; 10,000 liv. de ces +dépouilles pisanes servent à la fondation de la darse du port de Gênes +sur l'emplacement où elle existe aujourd'hui. + +Cinquante autres galères armées par le concours des nobles et des +populaires de la cité et des rivières étaient sorties sous les ordres de +Conrad Doria, fils de l'un des capitaines de la république. Il va droit +dans le port pisan et y stationne un jour et une nuit à un jet de pierre +des tours. Personne ne sort des enceintes intérieures pour le combattre. +La flotte pisane était déjà en mer. Il va la chercher. Les vents +l'avaient séparée. Signalée à son retour, Doria lui donne la chasse, en +enlève nombre de galères et ramène à Gênes six cents captifs. + +Henri de Mari attaque vingt-quatre galères, une est coulée à fond, huit +sont conduites en triomphe à Gênes. Quand on a fait de telles prises, on +les montre, dans le port de Pise, sous leur propre pavillon, et, à la +faveur de cette supercherie, on fait prisonniers jusqu'aux magistrats qui +se rendent à bord dans l'ignorance de la capture. + +Tous les efforts d'un grand armement de soixante-quatre galères sorties +de Pise se bornèrent à ravager Porto-Venere, bientôt secouru par le +Génois. Cependant ce peu de succès ne décourage point. On promet dans +Pise de venir incessamment assez près de Gênes pour jeter au-dessus de +ses murs des pierres enveloppées d'écarlate. Sur cette bravade, Benoît +Zacharie, l'un des plus hardis marins de Gênes, amiral de trente galères +années par souscription, entre fièrement dans le port de Pise et s'y +maintient quelques jours. Le capitaine de la république, Hubert Doria, +sort de Gênes à la tête d'une flotte considérable. Zacharie va le +rejoindre; ils unissent ensemble quatre-vingt-huit galères et sept +vaisseaux. La flotte pisane était à la mer. On la cherche sur la +Sardaigne; on y apprend qu'elle avait paru au cap Corse et qu'elle avait +tourné ses proues pour regagner la Toscane. On fait voile pour lui couper +le chemin; elle était déjà devant son port, et, quand les Génois +parurent, elle se présenta valeureusement en bel ordre de bataille. Le +podestat de Pise, Morosino, noble Vénitien, la commandait. Les forces +paraissent avoir été à peu près égales. Jamais les deux ennemis ne +s'étaient engagés dans un combat si général. Il fut horriblement acharné, +mais décisif. Le champ de bataille s'étendit de l'embouchure de l'Arno à +l'île Meloria, derrière laquelle, dit-on, Zacharie s'était posté en +réserve et d'où il sortit au milieu de la mêlée pour mettre en déroute +les Pisans. On s'aborda avec fureur. Le capitaine génois et Zacharie +s'attachèrent à la galère du podestat pisan; celle qui portait le grand +étendard de Pise fut attaquée par les autres membres de la famille Doria, +réunis sous la bannière de Saint-Mathieu; l'une et l'autre furent +prises, et leur capture fut le dernier signal d'une pleine défaite. +Vingt-neuf galères tombèrent au pouvoir des Génois, sept furent +submergées, le reste ne se sauva qu'à la faveur de la proximité du port +et ne fut en sûreté que derrière les chaînes tendues à l'intérieur. Il +périt, dit-on, cinq mille combattants; onze mille captifs furent emmenés +par les vainqueurs, et l'Italie dit alors: «Qui veut voir Pise aille à +Gênes.» + +Pise ne se releva jamais de ce coup fatal, qui fut, au reste, l'occasion +d'intrigues et de négociations nouvelles. Deux franciscains vinrent à +Gênes demander la paix pour les Pisans et les mettre à la discrétion de +leurs adversaires. Mais l'animosité était si grande qu'on ne voulut pas +croire que cet abaissement ne cachât pas un piège. On prêta donc plutôt +l'oreille aux négociateurs de Florence et de Lucques qui proposèrent une +alliance de trente ans pour la ruine totale de Pise. Sienne, Pistoia +entrèrent dans cette ligue. Mais les Toscans la tramaient sans bonne foi; +il ne s'agissait pas pour eux de détruire la malheureuse cité des +Pisans, ils ne voulaient que l'obliger à se jeter enfin entre leurs mains +pour échapper aux Génois. Cette ruse eut son effet. On entrevit à Pise la +possibilité de rompre cette alliance funeste en recherchant l'appui des +guelfes. On eut recours au crédit du comte Ugolin, et ce nom rappelle une +catastrophe horrible (1285). Né gibelin, il était connu pour avoir traité +avec les guelfes, et l'on crut qu'il serait propre à réconcilier son pays +avec les villes de ce parti, puisqu'on était forcé de mendier leur appui. +On le mit à la tête du gouvernement. Il parut demander la paix aux +Génois, et d'abord il avait offert de céder Castro (Castello) en +Sardaigne, la forteresse voisine de Cagliari qui avait été l'objet des +premières rivalités. Cette proposition fut au nombre de celles que le +premier orgueil de la victoire fit rejeter. Cependant les nombreux +prisonniers détenus à Gênes, parmi lesquels se trouvaient les personnages +les plus importants, négociaient sans cesse pour racheter leur liberté et +pour ménager une paix2. Ils représentaient aux Génois que leur absence +seule faisait perdre Pise à la cause gibeline; leur retour ferait cesser +les intrigues d'Ugolin, qui vendait leur patrie aux guelfes; et Ugolin, +non moins prévoyant, se gardait bien de seconder leurs efforts. Au milieu +de ces dispositions diverses, la haine nationale remportant sur l'intérêt +de parti le plus évident, fit refuser tout traité et toute espèce de +rançon pour ces malheureux captifs. Les écrivains étrangers attribuent +aux Génois cette diabolique pensée, que retenir à jamais toute cette +fleur de la population et de la jeunesse pisane loin de leurs foyers, +c'était empêcher de naître une génération ennemie. + +Dans l'état de dépression où les Pisans étaient réduits, le vainqueur les +outrageait impunément. Henri Spinola allait ravager les côtes et détruire +jusqu'aux défenses des ports (1286). Zacharie stationnait à plaisir dans +celui de Pise, poursuivant partout les bâtiments qui s'exposaient encore +sur la mer, et il alla réclamer jusqu'à Tunis comme ses prisonniers les +hommes qui s'y étaient réfugiés. + +(1288) Cependant une paix que les prisonniers pisans avaient trouvé le +moyen de conclure après de longs traités, attendait depuis treize mois la +ratification de leur république. Ugolin avait tout fait pour éviter cet +accord qui, en ramenant tant de gibelins considérables, allait renverser +son empire. Mais enfin il n'avait pu s'empêcher d'accéder à la paix +demandée avec des instances si pressantes; ce fut toutefois avec la +malheureuse espérance de la faire rompre. Tandis que de Gênes on +expédiait de tous côtés pour faire cesser les captures maritimes et pour +rappeler les flottes, Ugolin faisait tenir à son fils, qui commandait à +Oristano et à Cagliari, en Sardaigne, l'ordre de continuer les +hostilités. Beaucoup de bâtiments furent victimes de cette mauvaise foi. +Ugolin s'excusa sur un malentendu passager, mais les déprédations +continuaient. Gênes envoya trois galères en Sardaigne afin de se faire +justice. Les ordres portaient de détruire les corsaires et de ne faire +aucun mal aux autres Pisans. Ce nouveau cours d'hostilité excita dans +Pise un soulèvement. L'archevêque se mit à la tête du peuple; on alla +arracher de sa demeure le perfide Ugolin et les siens. On voulait les +livrer à Gênes comme les otages responsables de la paix violée: les +Génois refusèrent, en se contentant de cette réparation. Le malheureux +comte, deux de ses fils, ses deux petits-fils, furent jetés dans une +tour; elle fut murée sur eux..... Le Dante a immortalisé leurs +souffrances. Ils moururent de faim3. + +(1290) La guerre recommencée reprit toute sa fureur. Les révolutions +intérieures qui survinrent à Gênes n'en arrêtèrent pas l'activité et les +succès, car les Pisans étaient hors d'état d'accomplir les conditions +rigoureuses du dernier traité. Conrad Doria, l'un des deux capitaines de +la république (Hubert Doria son père paraît avoir obtenu de lui céder sa +place4); Conrad Doria reprend le projet d'aller subvertir le port de +Pise; il y conduit vingt galères, des pontons, tous les engins capables +de détruire des murs et de briser des chaînes. Là, il procède +paisiblement à démolir les fortifications. Après son expédition finie, il +revient en triomphe. Cette grande chaîne du port de Pise, si souvent +attaquée, en est le premier trophée. Mise en pièces avec celle que le +lieutenant de Zacharie avait déjà rapportée, les morceaux en sont +suspendus aux portes de la ville, aux portiques de Saint-Laurent et des +églises principales: on les y voit encore avec les inscriptions qui +conservent la glorieuse mémoire du fait. + +Les Pisans disparurent des mers et se renfermèrent dans leurs murailles. +Les historiens de Gênes semblent les oublier dix ans. Nous anticipons sur +cette époque pour dire l'issue de cette guerre terrible. En 1293, Pise +avait été admise par ses voisins de Toscane à un traité par lequel elle +faisait abandon à ceux-ci de tous les territoires qu'ils lui avaient +enlevés. En 1299 elle obtint des Génois, au lieu d'une paix, une trêve de +vingt-sept ans. Les Pisans abandonnèrent la Corse à leurs adversaires, +leur livrèrent Sassari en Sardaigne et payèrent 135,000 livres5 pour les +frais de la guerre. A ce prix les prisonniers de la Meloria furent enfin +relâchés; les historiens étrangers disent que sur les seize mille, après +seize ans de captivité, il n'en restait plus que mille vivants. + + +CHAPITRE V. +Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du XIIIe au XIVe +siècle. + +Les succès des Génois jetaient un éclat nouveau sur leur république: sa +considération s'était accrue parmi les puissances. Cette époque brillante +était pourtant marquée par une grande calamité, l'expulsion des chrétiens +de la Syrie. Les villes maritimes dont la possession lui restait seule ne +recevaient plus de secours. Longtemps Charles d'Anjou, secondant les +prédications des papes, avait paru faire de grands efforts pour réunir +les forces italiennes afin de les conduire en bonne harmonie à la défense +de la terre sainte. Ce n'était là qu'un prétexte pour ses menées et pour +son ambition. La concorde ne se rétablit ni en Syrie ni en Italie. +Charles ne partit point. Au milieu des hostilités d'Acre contre Tyr, +Bihor ou Bondocar, soudan du Caire, suivi de forces irrésistibles, avait +déjà pris Assur, Sophie, Jaffa (1263), Antioche (1267), quand il vint +mettre le siège devant Acre (1272). Un traité, une sorte de répit qu'il +accorda, n'avait laissé au roi Hugues de Lusignan, pour tout royaume, que +la plaine d'Acre et le chemin de Nazareth. Tyr et Tripoli tenaient aussi, +mais comme des principautés indépendantes (1274). Cet abaissement et +l'état précaire de possessions ainsi réduites n'avaient pas empêché le +concile de Lyon de délibérer sérieusement sur les lois de la terre sainte +et sur les moeurs de ses habitants si dignes de correction et de réforme. +Il paraissait des légats, et, soit impéritie, soit intrigue, au milieu +des dissensions auxquelles les chrétiens de Syrie étaient en proie, ces +envoyés venaient ordinairement rompre des trêves et provoquer les +Sarrasins. Bondocar ravagea de nouveau tout le pays (1275): heureux qui +put fuir et sauver sa vie et quelques débris! Ce conquérant mourut, mais +Kélaoun, son fils, se rendit encore plus terrible. Il assiégea, prit et +ruina Tripoli. De là il revint devant Ptolémaïs. La lutte fut longue. On +doit distinguer les derniers efforts des Génois pour sauver la place. +Zacharie, leur amiral, prit en Chypre tous ses compatriotes en état de +porter les armes et les transporta devant Acre (1289). Du fond de la mer +Noire, Paulin Doria, consul de la colonie de Caffa, accourut avec du +secours (1291). Tout fut inutile. Ptolémaïs tomba, ses défenseurs y +périrent. De tout ce qui restait de Latins un petit nombre purent +s'échapper par mer: les croisades furent finies; l'ombre même du trône +de Jérusalem n'exista plus. + +C'était sans doute une grande perte pour les Génois, mais leur habileté +les rendait capables de réparer bientôt leurs dommages; ils perdaient une +domination partagée; comme marchands ils conservaient des consommateurs +et de riches marchés, mais il y fallait toute leur souplesse. Déjà un +commerce aussi assuré que lucratif leur avait fait désirer de se ménager +à tout prix la faculté de fréquenter l'Égypte. Avant la dernière +catastrophe ils y avaient obtenu une sorte de neutralité mercantile +auprès du plus redoutable ennemi de la chrétienté. Cependant l'amiral +Zacharie était resté à courir les mers. Il avait porté assistance au +petit royaume chrétien d'Arménie, il y avait renouvelé les anciens +traités. En continuant sa croisière il avait été joint par Paulin Doria, +ce consul de Caffa venu au secours de Ptolémaïs amené par son zèle et par +celui de sa colonie. Arrivé trop tard pour défendre la ville assiégée, il +cherchait des ennemis pour tirer vengeance du désastre des croisés. Ces +deux amiraux réunis s'emparèrent de tous les bâtiments mahométans qu'ils +rencontrèrent et ne firent pas distinction de ceux qui appartenaient au +soudan d'Alexandrie. Cette imprudence attira une représaille fatale. Tous +les Génois trouvés en Égypte furent mis en captivité. On saisit leurs +biens; ce ne fut pas sans peine qu'un envoyé de la république parvint à +faire cesser ces rigueurs et à rétablir les relations. + +(1290) Le traité qui en résulta, et qui existe aux archives de Gênes, en +deux instruments, est d'autant plus curieux que l'un, rédigé en latin, +est celui que l'ambassadeur rapporta comme le titre des concessions +faites aux Génois; l'autre, en arabe1 est la copie qui lui fut remise des +engagements consentis par l'ambassadeur envers le soudan. Dans tous les +deux les promesses sont semblables, mais ce sont deux rédactions +différentes. Il est dit dans l'arabe qu'après qu'une traduction, mot par +mot, a été écrite entre les lignes de l'original, l'ambassadeur Albert +Spinola l'a signée avec l'interprète secrétaire de la commune de Gênes et +de l'ambassade. Un secrétaire mahométan a lu la version franque +interlignée en la traduisant à mesure. Deux docteurs ont assisté à la +lecture pour vérifier l'exactitude de cette traduction et sa conformité +au texte originaire: on a prêté des serments réciproques. Des évêques, +des moines, ont été appelés pour faire foi qu'ils ont reçu celui de +Spinola prêté sur l'Évangile. Chargé de restituer la valeur des prises +faites par Zacharie, il jure que la somme qu'il remet est le vrai produit +qu'on a tiré à Gênes de la vente des effets capturés, et que, de la somme +qui lui a été confiée par la commune pour cette restitution, il n'en +retient rien; s'il déguise la vérité, il veut être réputé apostat de sa +religion, hérétique et ennemi de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa +divinité. L'émir qui stipule au nom du soudan Kélaoun et de son fils et +en leur âme, consent, s'ils rompent le traité, non-seulement que le +Seigneur Jésus-Christ leur soit contraire, mais qu'ils soient tenus pour +des chiens, infidèles et hors de leur loi. + +L'indemnité étant réglée pour le passé, les stipulations pour l'avenir +sont des plus favorables. Pleine sécurité même en cas de rupture pour les +vaisseaux qui entreraient dans les ports musulmans avant d'en être +instruits. Le consulat génois est admis et reconnu, avec les prérogatives +et la juridiction ordinaires. Le mahométan, l'étranger ne peuvent +attaquer les Génois que devant leur consul; ceux-ci ne sont soumis à la +justice du pays que lorsqu'ils sont plaignants. Si le consul établi dans +Alexandrie a lieu, pour lui ou pour les siens, d'en appeler au soudan de +quelque tort, on doit à l'instant lui fournir, aux frais de l'État, un +messager ou le guider lui-même jusqu'au Caire. L'église de Sainte-Marie, +déjà occupée par les Génois, leur reste dévolue et ne sera pas détruite +si elle ne tombe d'elle-même. Des magasins leur sont réservés, ils en ont +seuls la clef; l'administration des douanes les garde au dehors; cette +administration est responsable du prix tant de ce qu'ils vendent dans la +douane où tout doit être mis à l'encan, que de ce qu'ils revendent au +dehors par le ministère des courtiers publics. L'or et l'argent peuvent +seuls être vendus par eux sans formalité; mais s'ils ne s'en font pas +payer le prix comptant, on ne leur garantit pas ce genre de créance. +Quand le chancelier de leur consulat répond à la douane pour un Génois, +on ne peut retenir les marchandises de celui-ci pour les droits dont il +serait débiteur. On ne peut refuser à celui qui part de prendre de lui, +en compensation de ces droits, les sommes qui lui sont dues dans le pays. +Par une clause dont la réciprocité sera assurée dans Gênes aux sujets du +soudan, nul Génois en Égypte n'est responsable de la faute ou de la dette +d'autrui s'il ne s'en est porté pour caution. Le soudan se réserve +d'adresser ses réclamations à la république contre ceux qui donneraient +lieu à des plaintes. + +Ce traité, qui constitue une sorte de colonie au milieu d'une domination +étrangère, conserve, comme on le voit, l'empreinte de la politique +mercantile adoptée pas les Génois dès qu'ils ont paru aux croisades. Ce +système de consulat, les mêmes concessions partout obtenues, les mêmes +sûretés pour les transactions, se retrouvent uniformément dans toutes les +négociations de la république; au traité d'Alexandrie sont presque +entièrement conformes ceux qui, dans le cours de quatre-vingts ans, +qu'embrasse ce livre, furent conclus avec les Sarrasins de la Mauritanie, +à Tripoli, à Tunis, puis à Grenade pour les côtes du royaume de Garbe +comme pour celles d'Espagne. A Tunis2, les droits sont fixés à dix pour +cent sur ce que les Génois apportent, à cinq pour cent sur ce qu'ils +exportent; le salaire des courtiers responsables du prix des ventes est +taxé à demi pour cent. Il est recommandé aux Génois de n'apporter que des +monnaies légales, à peine de confiscation. Le roi de Tunis, s'il a besoin +de bâtiments de transport, se réserve, moyennant un loyer raisonnable, le +droit de mettre en réquisition le tiers des navires génois qui seront +dans ses ports, ce qui semble indiquer une fréquentation considérable. La +faculté d'extraire de Tunis cinq cargaisons de grains chaque année est +promise, pourvu que dans le pays le prix n'ait pas dépassé une certaine +limite; mais ces grains ne sont accordés que pour subvenir aux besoins de +Gênes, et non pour en trafiquer ailleurs. Cette clause, si facile à +éluder, se lit aussi dans une convention de la même époque faite avec le +roi de Sicile. Partout chez les Sarrasins il y a promesse de respecter +les propriétés sauvées du naufrage; il y a sûreté contre toute avanie, +contre toute prétention de rendre responsable un Génois pour un autre: +c'est à chacun, dit un de ces traités, de pleurer ses fautes3. + +Négliger ces détails quand ils se présentent ne serait pas faire +l'histoire du peuple génois; son esprit, sa civilisation, sa politique +étaient essentiellement dans son commerce. + +Ce commerce était alors le même que nous avons vu fonder dès le temps des +croisades, depuis que l'achat et la vente des marchandises avaient +remplacé la spéculation sur le transport des pèlerins. On avait continué +à fournir aux Latins de Syrie, et, de proche en proche, aux musulmans, +les produits du sol et de l'industrie de l'Europe, dont les uns n'avaient +pas oublié l'usage, dont les autres ne pouvaient plus perdre l'habitude, +même après s'être délivrés du voisinage des Occidentaux. En retour, les +produits de l'Orient étaient apportés à l'Occident et se répandaient par +les mains des Génois en France, en Flandre, en Angleterre, en Espagne et +dans cette Mauritanie peuplée de consommateurs arabes à qui les +jouissances du luxe étaient aussi nécessaires qu'à la cour européenne la +plus civilisée. Toutes les côtes étaient fréquentées; la Sicile, Chypre, +toutes les îles servaient de lieux de relâche et de ralliement. Partout +on trouvait des acheteurs ou des vendeurs, et les Génois allaient des uns +aux autres avec une infatigable activité4. Les grains, les vins, l'huile +se transportaient de port en port. Les toiles de Champagne, les draps +fins et grossiers, J'écarlate dont Gênes avait alors une manufacture, les +armes de luxe, les coraux s'échangeaient contre le sucre, le cuivre, les +teintures du Levant, contre la soie et les tissus de Damas, le coton, le +lin, la laine, surtout contre les produits de l'Inde, contre ses +épiceries, partout demandées et presque aussi chères que l'or. L'Égypte +en était le marché principal. La mer Rouge et les caravanes y apportaient +ces riches denrées avec l'or, les perles, les pierres précieuses, les +plumes, l'hermine et les autres pelleteries. Mais par cela même que +c'était la voie la plus connue au commerce des productions de l'Asie +lointaine, tout en la cultivant il était dans l'esprit des Génois d'en +rechercher de nouvelles où il se trouvât moins de concurrence, afin d'en +exploiter le secret ou le monopole. + +Quelques années après le temps dont nous parlons, on sait que le Vénitien +Marin Sanudo, enflammé de zèle contre les maîtres profanes de la terre +sainte, adressa à toutes les puissances chrétiennes de pressantes +exhortations pour les porter à attaquer l'Égypte. Il les appuya de +curieuses considérations sur la possibilité de renverser le pouvoir du +soudan par les armes, et d'abord sur la facilité de l'affaiblir en +s'interdisant tout commerce avec ses États. Il entreprit de prouver qu'il +n'était besoin de sacrifier aucune jouissance. On pouvait cultiver +ailleurs le sucre, le coton, le lin; on pouvait imiter les tissus où les +Égyptiens mêlent la soie. Mais leur principale richesse, dit-il, c'est le +commerce des épices, et il est une voie par laquelle l'Europe peut les +recevoir sans passer sur les terres du Soudan, sans lui payer tribut. Les +marchandises de l'Inde lui parviennent par Aden; mais elles arrivent +aussi dans les ports du golfe Persique qui ne sont pas soumis à sa +domination. De là elles remontent l'Euphrate, et de ce fleuve plusieurs +chemins peuvent les conduire dans notre mer. On faisait ce commerce +autrefois par Antioche et le long des côtes de l'Asie mineure. Les épices +en revenaient meilleur marché, et cette route est encore suivie, ajoute +Sanudo, pour les articles précieux qui ne sont pas d'un grand poids. En +évitant le monopole fiscal du Soudan, on y trouve de l'économie, et +encore les marchands éprouvent que le gingembre qui n'a pas passé en +Égypte vaut vingt pour cent de plus que celui qu'on y prend. Le bon +Vénitien insiste donc pour qu'on s'attache à la route de Perse; mais ce +qu'il conseille les Génois le faisaient en silence, non sans doute par +les sentiments chrétiens qu'il prêchait aux fidèles de la croix, mais par +un calcul sur les profits d'une voie privilégiée. Le traité de Zacharie +avec le roi d'Arménie a pour but essentiel d'assurer le transit des +marchandises par Gogalat, entre le port de Layasso, à l'angle de l'Asie +mineure et de la Syrie dans la Méditerranée, et Alep, où, par peu de +jours de marche, on communique avec l'Euphrate. Nous trouvons inscrit sur +le tarif des droits de ce passage les soies et les draps de soie, les +épices, les bois de teinture5, l'indigo, le coton, le sucre, et d'autre +part les produits des manufactures de l'Europe. +Mais Gênes, dominant dans la mer Noire, eut bientôt une autre route plus +importante et où elle fut bien plus maîtresse: elle ouvrit un commerce +immense à Tana dans la mer d'Asoff. Là, venaient les produits de l'Inde +et de la haute Asie; un court trajet faisait passer sur le Tanaïs ce qui +descendait le Volga ou ce qui le remontait de la mer Caspienne. Ces pays +n'attendaient que la présence d'un peuple industrieux et hardi pour +devenir l'entrepôt de ces richesses. C'est en allant les chercher à ces +sources, c'est en les échangeant, en les apportant aux consommateurs de +toutes les autres régions, que les Génois, pour prix de leurs fatigues, +de leur intelligence active et fie leur sévère économie, firent et +maintinrent tant de grandes fortunes6. + +On voudrait seulement pouvoir douter qu'ils fussent abandonnés au trafic +des esclaves, et même au commerce des esclaves chrétiens livrés aux +mahométans; mais dans leurs traités avec l'Arménie on voit qu'ils étaient +acheteurs de cette marchandise, et le serment qu'on exigeait d'eux qu'ils +ne la revendraient pas aux infidèles, donne plutôt une présomption +fâcheuse qu'une garantie. Ce que nous connaissons des lois de Caffa fait +grande mention de l'esclavage domestique et ne parle pas, il est vrai, de +la traite des hommes; mais, par les soins des Génois, le soudan +d'Alexandrie obtient de l'empereur de Constantinople la faculté d'envoyer +deux vaisseaux par an dans la mer Noire7, et les cargaisons qu'ils en +rapportent sont composées d'esclaves dont une partie se vendent +volontairement, dont les autres sont vendus par leurs parents ou par +leurs maîtres. Il serait difficile de croire que les Génois n'eussent pas +été les entremetteurs de cette fourniture; mais, au commencement du XVe +siècle, parmi les chefs de réclamation qui font envoyer une ambassade au +soudan, se trouve la demande de seize mille ducats dus pour les esclaves +de Caffa. + +Comme nous avons vu les Génois courir à toutes les sources où l'on peut +se pourvoir de marchandises, nous les voyons rechercher les consommateurs +avec le même soin; on les trouve établis sur tous les marchés. Il ne +manque pas de témoignages sur la navigation des Génois dans l'Océan, au +commencement du XIVe siècle (1316)8. Le roi d'Angleterre, Edouard II, +invite les Italiens, et nommément les Génois, à porter du blé dans son +royaume pendant une année de disette. Il fait réclamer la libération d'un +de leurs vaisseaux pris par les gens de Calais, vaisseau qui portait du +froment, de l'huile, du miel et d'autres provisions. Peu après (1328) on +trouve les privilèges accordés en Angleterre aux marchands étrangers. On +voit parmi les importations mentionnées les tissus de soie de toute +espèce, articles que les Génois apportent de l'Asie; il en est même qui +sont nommés draps de Tarse, probablement comme provenant de leur commerce +d'Arménie. On voit par les actes anglais de ce temps qu'une multitude de +marchands génois, et, sous ce nom (1329), des Doria, des Spinola, des +Fieschi, etc., fréquentent l'Angleterre et les provinces françaises +(1338) qui obéissent à ses rois. On en voit (1340) plusieurs parvenir à +la confiance des princes, être employés (1345) comme agents, négociateurs +ou au service maritime et militaire. Par eux est ménagée (1361) une sorte +d'alliance ou d'amitié perpétuelle entre l'Angleterre et la république. A +la faveur de ces relations il est fréquemment questions d'emprunts +obtenus des capitalistes de Gênes, dans les XIVe et XVe siècles. +Ordinairement le Génois se fait assigner son remboursement sur les droits +de douane, en obtenant la faculté d'exporter des laines d'Angleterre; et +quelquefois aussi nous voyons qu'on n'ignorait pas l'art de faire ces +exportations en contrebande. Les Génois fournissent des lettres de change +payables à Rome pour acquitter les annates des évêques anglais; et, pour +y satisfaire, ils se laissent volontiers défendre d'emporter les monnaies +d'or ou d'argent pourvu qu'on les autorise à extraire la laine, le plomb +et l'étain. Au reste, fidèles à leur esprit d'association nationale, ils +ont un consul appelé par les Anglais maître de la société des marchands +génois, et à quelques époques leur activité excite la jalousie des +nationaux. On restreint leur commerce; on ne veut pas qu'ils aillent +faire le trafic des productions anglaises dans les pays voisins. Un acte +exprès ne leur permet de charger que pour débarquer à Calais ou pour +passer au delà du détroit de Gibraltar. + +Nous ne trouvons pas des traces aussi fréquentes des relations du +commerce génois avec les Pays-Bas9. Mais, entre autres faits, nous +rencontrons précisément un navire destiné pour l'Écluse, chargé de +gingembre, de fleurs d'oranger, de sucre candi, de fruits secs, de riz, +de soufre, de salpêtre et de papier pour écrire (carta scrivabilis), +expédié par de Negri, de Ferrari, Spinola, Lomellino, pris par les +Anglais, réclamé à Londres par Doria et Gentile, et rendu sous la caution +de Pinello, marchand génois. + +(1277) Pour la France les rapports sont multipliés et bien connus. +Jacques Pinelli, autorisé par la république de Gênes, concourt, avec les +autres marchands italiens habitant dans le royaume, au traité par lequel +Philippe le Hardi leur accorde domicile et privilèges. Dans cette sorte +de colonie fédérative les Lombards et les Florentins étaient plutôt +banquiers et financiers, les Génois marchands et navigateurs. Il faut, +certes, que cette fréquentation fût lucrative, à voir ces étrangers y +tenir malgré les vexations énormes et répétées dont ils sont l'objet. +Philippe (1274), sous les plus vains prétextes, les avait fait tous +arrêter en un même jour, les avait rançonnés avant de leur octroyer ces +concessions. Philippe le Bel, suivant l'exemple de son père, leur fit +éprouver deux fois en deux ans les mêmes rigueurs et toujours par des +mesures secrètes qui les atteignent tous à la fois à un jour marqué. +Jadis saint Louis, cédant aux préjugés de son temps, avait prohibé le +prêt à intérêt sous de grandes peines et comme une violation des lois +divines; ce sont ces peines que les marchands italiens étaient facilement +convaincus d'avoir encourues et dont les descendants du saint roi les +obligeaient par la terreur à se racheter à prix d'argent. Après cela, +l'orage se calme, et sans doute si les emprunteurs trouvaient encore du +crédit chez ces banquiers, il fallait bien que l'intérêt des prêts payât +le risque du capital et de la personne du prêteur. Vingt ans après ses +premières ordonnances, Philippe le Bel, si fameux par sa fausse monnaie +et si avide d'argent, ne voit rien de mieux que de détourner les +malédictions de son peuple sur les Italiens; il les chasse en leur +ordonnant de payer tout ce qu'ils doivent et en confisquant toutes leurs +créances. Ils reviennent cependant si bien que son successeur Louis le +Hutin, considérant dans un édit royal que depuis trois ans (1315), ils +n'ont été soumis à aucune contribution extraordinaire, les taxe à lui +payer pendant dix ans cinq pour cent par année de leurs capitaux; et +immédiatement un autre édit établit sur eux une imposition de deux +deniers par livre du montant de leurs achats et de leurs ventes. Les +persécutions, les déclarations que leurs prêts sont annulés ou confisqués +(1320) au profit de l'État se répètent de règne en règne (1324). +Indépendamment de ces violences, ils devaient être spéculateurs bien +attentifs (1330) si les seules variations de la monnaie n'avaient pas +détruit cent fois leur ouvrage (1337). Il est vrai que le bouleversement +du système monétaire est souvent un temps propice à la subtilité et à +l'audace pour tirer parti de la mauvaise foi et de l'ignorance des +gouvernements10. + +On voit, dans le traité de Philippe le Hardi, que les Italiens avaient +déjà des établissements aux foires de Champagne: cette convention en +étend les privilèges à d'autres lieux: nous savons que dès longtemps les +Génois en particulier fréquentaient toute la côte française de la +Méditerranée. Ils avaient des magasins et toute une colonie à +Montpellier, ville longtemps demeurée sous la seigneurie des rois +d'Aragon et qui ne fut définitivement unie au royaume de France qu'au +milieu du quatorzième siècle. Le traité mentionné ci-dessus les établit à +Nîmes (1277), ou y confirme leur établissement. Ils y auront un recteur +et des consuls, un poids public, un comptoir de change; un juge des +conventions y sera institué par le roi pour leur maintenir les +concessions qui leur sont faites: juridiction expéditive et d'exception +à laquelle les nationaux mêmes pouvaient se soumettre dans leurs contrats +et qui, survivant à la colonie des Génois, durait encore de nos jours. +Entre eux, leur recteur les juge suivant leurs propres lois; elles +règlent seules leurs successions. La force publique serait prêtée au +besoin à leur magistrat, pour se faire obéir de ses subordonnés. Si les +propriétaires de maisons font la loi trop dure à ces hôtes privilégiés, +le prix des loyers sera fixé par des arbitres et, en cas de discords, le +juge royal y interviendra. Les marchandises apportées par les Génois ne +payeront pas plus de droits à Nîmes qu'on n'en impose sur eux à +Montpellier. Pour prix de ces avantages ils promettent de ne débarquer +qu'à Aigues-Mortes et de conduire à Nîmes tout ce qu'ils auront introduit +dans ce port. + +L'édit de Louis le Hutin ne laisse subsister dans le royaume que quatre +établissements pour les Italiens et leur défend de négocier ailleurs si +ce n'est dans les foires. Nîmes est au nombre des quatre villes +privilégiées avec Paris, Saint-Omer et la Rochelle. Si des rois avides et +des débiteurs obérés étaient envieux des profits de ces étrangers, on a +la preuve que les villes qu'ils fréquentaient en jugeaient autrement +(1293). Il existe un grand nombre d'actes par lesquels les autorités +nîmoises recourent au roi et à sa justice, afin qu'on empêche les Génois +d'aller commercer en Provence ou à Montpellier. Pour ôter tout prétexte à +la contravention, on supplie le roi de faire creuser à ses frais un canal +d'Aigues-Mortes à Nîmes (1285). Le sénéchal d'Aragon est sommé de +repousser de Montpellier la fréquentation des Génois (1349); et quand la +réunion de cette ville à la France fut consommée, ce fut encore là un +long sujet de querelle entre les deux cités voisines (1317). Enfin +Philippe le Long, s'informant à Nîmes des effets de la retraite des +Italiens que les concussions de son frère Louis X avaient mis en fuite, +on lui répond que cette retraite ruinait la sénéchaussée, la ville, le +fisc et les particuliers. Philippe de Valois voulait introduire la +gabelle à Nîmes (1341), on lui allègue la pauvreté du pays depuis la +retraite des marchands génois. Traités avec faveur pendant leur séjour, +l'un d'eux, George Ratti, fut fait chevalier à Nîmes (1322)11. Un Donato +Obriaqui (probablement Embriaqui) y devint notaire et greffier. Après la +disparition de la colonie, une loge qu'elle avait élevée, fut vendue +comme bien abandonné; et ce ne fut qu'en 1441, tant pendant de longues +années on avait espéré le retour de ces industrieux étrangers12! C'est +apparemment quand ces utiles rapports eurent été interrompus que les +Génois témoignèrent leur humeur par la plus chimérique des prétentions. +On assure13 que le gouvernement écrivit au sénéchal de Beaucaire et aux +consuls de Nîmes pour se plaindre que les habitants de ces contrées +osassent faire le commerce maritime, tandis que le comte de Toulouse en +avait octroyé le privilège exclusif aux Génois dès 1174. + +Mais les Français et les Génois avaient eu à la fois à s'élever contre +l'abus énorme d'un privilège moins fantastique et plus récent. Philippe +de Valois s'était laissé induire à concéder, c'est-à-dire indubitablement +à vendre, à deux nobles trafiquants de Gênes, Charles Grimaldi et Jean +Doria, le droit exclusif du commerce des côtes de la Méditerranée et de +l'exportation des marchandises françaises de ce côté. On n'avait pas +manqué de motiver cette concession sur ce qu'eux seuls étaient en état de +soutenir la navigation et de faire le bien du royaume; défense était donc +faite à tous marchands de trafiquer sans leur permission; ce privilège +devait durer deux ans: le pays, les rois d'Aragon, de Majorque, la +commune de Gênes elle-même réclamèrent contre ce monopole. Il fut révoqué +le 4 avril 133914. + +J'ai cru devoir réunir ici les traits épars qui font connaître le +commerce des Génois du treizième au quinzième siècle, commerce qui n'a +changé d'aspect qu'après la révolution produite par le passage du cap de +Bonne-Espérance et par la découverte de l'Amérique. On y trouvera les +preuves de l'intelligence, de l'infatigable activité d'un peuple chez qui +le citoyen le plus noble et le plus riche s'honorait alors du négoce et +de la navigation mercantile; on ne sera pas étonné des richesses qu'il a +su accumuler, surtout si l'on se souvient que la première vertu du Génois +fut toujours l'économie. Tant d'opulence permettait le faste aux premiers +de l'État, leur politique l'exigeait; il était éclatant dans les +occasions solennelles, mais la vie commune était fondée sur une épargne +qui allait généralement à la parcimonie. On élevait des palais pour s'en +faire des forteresses; aux grands jours on se couvrait de perles rares et +de diamants; soigneusement replacés dans le coffre-fort, c'étaient des +effets de commerce achetés par spéculation comme un emploi de fonds, ou +incorporés aux fidéicommis perpétuels des familles. + +Puisque j'ai été conduit à parler de cette opulence, fruit du négoce des +Génois, on me permettra d'en emprunter une vive peinture à la plume +brillante de Pétrarque, en rapportant une lettre écrite' à un de ses amis: + +«Viens contempler cette Gênes que, dis-tu, tu ne connais pas; tu verras +au flanc d'une colline pierreuse cette ville superbe, fière de son peuple +et de ses murailles. A son aspect seul on reconnaît la maîtresse des +mers. Viens admirer l'activité de sa population, la majesté de son site, +de ses édifices et surtout cette flotte menaçante, redoutée de tous et +terrible aux rivages ennemis; ce môle, barrière de la mer, ce port que +l'on a creusé avec une dépense inestimable, avec d'incomparables travaux +que n'interrompirent point des dissensions toujours renaissantes. Que +dis-je? c'est peu de cette belle rive qui se prolonge à droite et à +gauche de la cité, de ces monts élevés et baignés par les flots qui les +ceignent. Si tu étudies le génie, les moeurs, le régime de ces hommes, tu +croiras voir revivre ces vertus que jadis une longue constance, un long +exercice aiguisa dans Rome. Sors avec moi de la ville, et pour un jour +entier ne pense pas à détourner ou à reposer tes regards. Tu as à voir +plus de choses que la plume la plus habile ne pourrait en décrire, +vallées riantes, frais ruisseaux qui les arrosent, collines dont +l'aspérité même est pittoresque et que la culture a revêtues d'une +admirable fertilité. Châteaux imposants au milieu des montagnes, beaux +villages, palais de marbre resplendissants d'or, c'est ce que tu verras +de quelque côté que tu tournes la vue, et tu t'étonneras qu'une ville si +superbe puisse le céder encore à ses campagnes en magnificence et en +délices15.» + + +CHAPITRE VI. +Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - Variations dans +le gouvernement de Gênes. + +Au milieu de ces prospérités, Gênes trouvait partout la concurrence de +Venise dans le commerce et dans les alliances. Quelque paix que l'on +ménageât entre ces rivales, à chaque rencontre on se heurtait sur le +moindre prétexte, sans prétexte même. Avant la perte de la terre sainte +on se battait à Tyr, à Acre, à Tripoli. Maintenant il restait aux +chrétiens l'île de Chypre. La cour de Rome encourageait les fidèles à y +porter des secours, et beaucoup d'intérêts en recommandaient la défense +aux puissances maritimes et commerçantes. Toutefois c'est en allant +concourir à cette défense que s'émut sans cause apparente une funeste +querelle. Des galères se rencontrent. On s'approche pour se reconnaître. +Suivant le récit des Génois, il n'y eut d'abord que des salutations +amicales (1293), mais bientôt ils virent les Vénitiens s'armer et enfin +tourner leurs proues pour commencer une attaque sans provocation. Ceux de +Gênes passèrent promptement à l'offensive. Après une lutte vivement +disputée, les Génois l'emportèrent. Cependant, la chaleur du combat +apaisée, ils remirent en liberté les hommes, et rendirent les galères et +tout ce qui avait été pris. Sur la nouvelle de cet événement, Gênes porta +ses plaintes à Venise. Deux dominicains furent chargés de ce message. Les +moines étaient alors les négociateurs officieux de toutes les affaires +diplomatiques. Trouvant partout des maisons de leur ordre et des frères, +plus respectés que les hérauts de l'antiquité, ils avaient abord libre et +favorable audience. Leur caractère ostensible les autorisait à prêcher la +paix. Leur souplesse les rendait propres à toute intrigue. Dans cette +occasion les dominicains de Gênes et ceux de Venise ménagèrent un +congrès. On y négocia trois mois sans s'entendre, et chacun prit ses +précautions (1294). Toutes les galères génoises envoyées en marchandise +dans les mers du Levant se réunirent à Péra, leurs cargaisons furent +déposées à terre. Tout s'arma: Nicolas Doria fut choisi pour commandant +de cette expédition de volontaires. Il chercha les ennemis; il les +rencontra, et leurs forces étant supérieures, il attendit le temps et le +lieu de les attaquer avec le moins de désavantage possible: il en saisit +l'occasion à l'entrée des Dardanelles. Le succès répondit à son habileté +et à son courage. Sur vingt-cinq galères il en prit seize, et, maître de +la mer, il alla ravager Candie. + +(1295) L'année suivante, la république mit à la mer cent soixante-cinq +galères: cent cinq étaient nouvellement construites. Le moindre équipage +était de deux cent vingt hommes; il y en avait de trois cent cinquante. +On voyait briller sur cette flotte quinze mille habits d'or ou de soie, +disent les mémoires du temps, et encore ils s'en prennent aux discordes +civiles d'avoir réduit le nombre des citoyens notables qui montèrent sur +les galères. Hubert Doria était l'amiral. Cependant il n'y eut point de +rencontre. Le pape, c'était alors Boniface VIII, avait ordonné avec la +hauteur qui lui était propre, que des deux républiques on vint devant lui +éclaircir le différend et recevoir l'ordre de cesser les hostilités. +Cette intervention fut sans succès, mais elle ralentit un moment les +opérations de la guerre. + +(1296) Les Vénitiens ressaisirent l'offensive. Roger Morosini, leur +amiral, parut devant Constantinople; et là, se mettant peu en peine +d'offenser Andronic1, il attaqua Galata alors sans défense, croyant y +surprendre les Génois. Mais ceux-ci avaient mis en sûreté dans les murs +de Constantinople leurs femmes, leurs enfants et leurs effets. Les hommes +valides étaient montés sur leurs navires et s'étaient réfugiés dans la +mer Noire. Les assaillants déchargèrent leur furie sur les maisons, ils y +mirent le feu, même à celles qui appartenaient aux Grecs, à qui ils +reprochaient d'avoir soustrait à leur pillage les biens des Génois. Ces +violences soulevèrent contre eux le peuple de la capitale; les Vénitiens +qui s'y trouvaient furent maltraités. Cependant Morosini était passé dans +la mer Noire à la poursuite de ses ennemis fugitifs; il saccagea leurs +colonies de Crimée: Caffa, à cette époque, n'avait pas plus que Galata +des moyens de résistance. La perte qui s'y fit fut très-considérable. +Mais l'hiver survenu, les glaces ne permirent pas aux Vénitiens de +regagner le Bosphore; ils eurent beaucoup à souffrir. Au printemps, sur +vingt-cinq galères, ils n'eurent pas assez de monde pour en manoeuvrer +plus de seize. Cette flotte ainsi réduite vint menacer (1297) +Constantinople et demander à l'empereur indemnité pour les torts que, +dans le soulèvement populaire, avaient éprouvé leurs concitoyens. Loin de +là, Andronic demandait à Venise 40,000 écus d'or, pour le dommage fait à +Galata et dont les Génois voulaient être satisfaits. L'amiral vénitien, +pour toute réponse, alla ravager les îles de la Propontide, et cette +expédition brillante finit tristement2. + +(1298) Mais, dans une nouvelle campagne, l'ascendant revint glorieusement +aux Génois. A Curzola, à l'entrée du golfe Adriatique, leur triomphe fut +aussi éclatant que celui qu'ils avaient obtenu sur Pise dix ans +auparavant. Lamba Doria, alors capitaine du peuple, conduit soixante et +dix-huit galères; il en attaque quatre-vingt-dix-sept. De ce nombre douze +seulement se sauvent, et Venise les voit poursuivies par le pavillon +génois jusqu'à l'entrée de son port. Des quatre-vingt-cinq dont il s'est +emparé l'amiral en brûle soixante-sept et conduit à Gênes les dix-huit +autres avec sept mille quatre cents prisonniers. André Dandolo, l'amiral +vénitien, se voit les mains liées, destiné à servir de trophée au +vainqueur; il se soustrait à cette honte en se fracassant la tête contre +le bord du bâtiment. + +Après cette perte immense, Venise sentit l'impossibilité de renouveler un +si grand effort, et probablement Gênes avait chèrement acheté sa +victoire. La médiation de Mathieu Visconti, alors seigneur de Milan, +ménagea une paix entre les deux républiques. Quand elles étaient lasses +de combattre, un traité entre elles était aussi facile à rédiger que +difficile à rendre stable. Elles avaient peu d'intérêts matériels +susceptibles d'être réglés d'une manière précise; et le vrai sujet de la +guerre était une rivalité jalouse qui ne pouvait admettre sous le nom de +trêve ou de paix que des instants de repos, quand les forces des +contendants se trouvaient épuisées. + +Il y a d'assez grandes différences dans ce que les historiens des deux +côtés ont raconté des conditions de cette paix. Suivant les Génois, leur +patrie eut tous les avantages. Les Vénitiens consentirent à s'abstenir, +pendant treize ans, de la navigation en Syrie et dans la mer Noire. Ils +se soumirent à payer les dommages qu'ils avaient faits à Galata, à Caffa +et à Saint-Jean-d'Acre. Selon le récit vénitien, les deux nations se +réservaient de se faire indemniser par Andronic, et comme elles +l'entendraient, pour les dommages dont respectivement elles le rendaient +responsable3. Cependant si les Vénitiens attaquaient l'empereur dans ses +États, Gênes pouvait le secourir sans infraction de la paix. + +A compter tant d'armements dispendieux, à voir les brillants succès qui +attestent une direction habile et qui se meut sans obstacle, qui pourrait +croire que durant cette guerre, la république de Gênes était plus agitée +que jamais? Que l'ambition nationale et la haine de l'ennemi aient fait +concourir à l'unanimité des efforts, des volontés d'ailleurs +discordantes, c'est ce que la réussite démontre cette fois, et c'est un +phénomène digne d'admiration. + +Les causes toujours vivantes de jalousie intestine étaient plus que +jamais excitées par le contact des événements extérieurs. Les intrigues +de la maison d'Anjou, l'esprit qui agitait toutes les villes voisines de +Gênes, exerçaient une double influence plus marquée que jamais. + +(1185) Charles d'Anjou, le frère de saint Louis, était mort trois ans +après les Vêpres siciliennes. Son fils Charles le Boiteux ou Charles II, +qui lui avait succédé sur le trône de Naples et dans ses prétentions sur +la Sicile (1291), en cherchant partout des secours, vint à Gênes, voir si +au milieu de tant de divisions il trouverait des partisans. Il multiplia +les promesses, il caressa tout le monde, nobles et populaires. Quand il +reçut quelques réponses favorables, il les enregistra comme autant +d'engagements pris. Bientôt après (1292), il envoya une ambassade +solennelle que le comte d'Artois accompagnait au nom du roi de France. +Ces envoyés venaient proposer une étroite alliance offensive et +défensive. La discussion de leurs demandes eut lieu publiquement dans un +parlement; mais la majorité voulut conserver la neutralité, et, pour cet +effet, il fut ordonné à tous les Génois de sortir dans un délai fixé, +soit des États des rois de Naples et de France, soit de ceux des rois de +Sicile et d'Aragon; ceux qui ne s'en retireraient pas seraient hors de la +protection de la république, quoi qu'il leur arrivât en leurs personnes +ou en leurs propriétés. La tendance de cette négociation, mais surtout +cette décision préalable, qui allait fermer tant d'issues au commerce de +Gênes, trouvait un grand nombre d'opposants. Les marchands refusèrent +hautement de laisser sacrifier leurs intérêts à une lâche politique: on +revint sur la mesure. Cependant, irrités de ne point obtenir l'alliance +qui importait au roi, les ambassadeurs s'éloignèrent. Suivant l'annaliste +de Gênes, rentrés en France par la Provence et parvenus à Nîmes, ces +envoyés prirent sur eux de faire emprisonner quatre-vingt-quatorze +marchands, de saisir leurs propriétés et les nombreux bâtiments chargés +d'étoffes et de draperies qui se trouvaient dans le port d'Aigues-Mortes. +A cette fâcheuse nouvelle la république fut fort blessée. Elle nomma des +ambassadeurs pour aller en France réclamer les conventions auprès de +Philippe. Mais ceux qui avaient ordonné cette violence, effrayés +d'apprendre qu'elle allait être dénoncée au roi, mirent les Génois en +liberté et leur rendirent leurs effets séquestrés, ce qui ne répara +qu'imparfaitement un dommage si considérable. Il faut dire que l'histoire +très-détaillée de la ville de Nîmes ne fait mention ni de l'arrivée des +négociateurs ni de la voie de fait qu'ils auraient hasardée, mais c'est +l'époque d'une des avanies faites aux marchands italiens par toute la +France. Ou les annalistes de Gênes ont faussement attribué au +ressentiment du mauvais succès de la négociation la part que leurs +compatriotes auraient soufferte dans cette vexation commune, ou, à la +faveur de la rigueur générale, la malveillance particulière aura pesé sur +les Génois. + +Quoi qu'il en soit, la négociation du roi de Naples donna lieu à de si +grandes intrigues que l'écrivain officiel ne peut s'empêcher de déplorer +les nouvelles discordes qui en naquirent. Ce n'était plus, dit-il, une +opposition de famille guelfe à famille gibeline. Le voisin se sépara du +voisin, le noble du noble, le populaire du populaire; dans la même +maison les frères furent divisés. Sur la place publique le père et le +fils s'invectivaient et se menaçaient l'un l'autre sans respect et sans +pudeur. + +Dans cet état de choses nous avons peu à nous étonner de voir éclater ou +tenter des révolutions. Au temps (1288) où les Pisans avaient été le plus +abaissés et un peu avant la rupture avec Venise, Gênes était gouvernée +depuis dix-huit ans par ses deux capitaines gibelins, un Doria et un +Spinola. Cette perpétuité de pouvoir déplaisait aux amis mêmes des +capitaines, tous plus ou moins envieux d'avoir part à la puissance +publique, tandis que les guelfes se révoltaient sans cesse contre leur +gouvernement. Le peuple avait été favorable aux capitaines, cependant on +voit quelques traces de mécontentement. Ils avaient été obligés +d'accepter sous eux un podestat pour exercer la police et pourvoir à la +justice, et ces magistrats étrangers étaient si éminemment justes, que +les capitaines, quoiqu'il leur eût été réservé d'en ordonner +supérieurement, s'abstenaient de prendre la moindre part aux affaires de +la compétence du podestat. En ces termes faciles à entendre, la chronique +officielle nous apprend que toute ingérence de leur part dans ces +matières délicates était vue de mauvais oeil. + +Enfin on avait créé une magistrature plébéienne, une sorte de tribun sous +le nom d'abbé du peuple, que le peuple élisait réellement. Nous n'avons +rien de précis sur ses fonctions, sinon qu'elles s'exerçaient +conjointement avec celles des capitaines. Mais nous pouvons en juger par +analogie avec les institutions de quelques autres villes où il y avait +deux podestats ou capitaines, un noble, l'autre plébéien, et chacun +commandant à sa classe. On ne trouve pas, au reste, que l'abbé du peuple +ait été redoutable aux capitaines; le peuple fut longtemps pour eux, et +il est probable qu'ils influaient sur le choix de ce tribun au petit +pied. + +(1289) Cependant le terme assigné à leurs fonctions s'était rapproché, et +ce qui devait arriver à ce moment préoccupait de plus en plus et les +nobles et les populaires. On négocia beaucoup et longtemps; enfin, à +force de manoeuvres on fit décerner aux capitaines une prorogation de +leurs pouvoirs pour cinq ans. Ils opposèrent à ce voeu une modestie +affectée, et ne voulurent prêter leur nouveau serment que pour trois ans. +Cette réélection grossit le nombre des conjurés qui entreprirent à force +ouverte de mettre fin à cet empire perpétué. Le 1er janvier 1290, à la +nuit, une rumeur s'éleva; un grand nombre de nobles prirent les armes à +un même signal. C'étaient tous les Grimaldi, presque tous les Fieschi, +les Embriachi, les Malleone, en un mot les guelfes. Mais bientôt Philippe +Volta, à la tête de tous les siens, vint au secours du gouvernement +gibelin et souleva le peuple. Une capitulation s'ensuivit, les conjurés +se soumirent. Mais si les capitaines restèrent maîtres du terrain, leurs +amis et leurs parents sentirent l'impossibilité de les maintenir +longtemps; ils leur déclarèrent qu'au terme des trois ans de la dernière +prorogation il fallait renoncer au pouvoir; et il en fut ainsi. Après les +capitaines on eut des podestats étrangers, mais gibelins, et, au surplus, +l'autorité resta à un conseil de dix-huit nobles à qui la dictature fut +confiée. Le podestat ne fut que l'exécuteur de leurs volontés: quand les +deux tiers des voix du conseil concouraient à une résolution, elle était +absolue. En même temps on nous dit, sans aucune explication, que la +famille Spinola, pour le bien public et pour éviter tout soupçon +d'ambition, renonça en plein parlement à exercer pendant trois ans aucun +commandement dans la république et sur son territoire. On ajoute que le +conseil des dix-huit remplit sa mission avec zèle et fit rentrer au +domaine de la république les terres que certains citoyens avaient +usurpées. Ainsi, ou les Spinola étaient accusés de faire leur propriété +des lieux dont ils se faisaient confier le commandement militaire, ou +plutôt ils avaient menacé d'une usurpation plus importante, et l'on avait +besoin de recourir à un ostracisme qui n'était pas même commun à la +famille Doria jusqu'ici leur égale. + +Cette concorde si difficile à établir était toujours l'objet des soins du +clergé, mû, soit par un juste zèle, soit par le désir d'entretenir son +influence. Gênes avait alors pour archevêque Jacques de Varagine, +écrivain misérable de l'histoire ancienne de son pays, mais pasteur fort +occupé de la paix de son troupeau. Il conclut (1295) un accord entre ses +guelfes et ses gibelins, et il se flatta d'avoir rétabli une bonne +intelligence perpétuelle dans sa patrie. Un an après, on se battait dans +les rues de Gênes, et cette guerre civile dura deux mois. Les Grimaldi et +les Fieschi ne purent résister et se réfugièrent à Monaco. Conrad Doria4, +Conrad Spinola, puis Lamba Doria furent successivement capitaines. L'un +d'eux, Spinola, en sortant de charge, passa en Sicile et alla servir le +roi aragonais. + +De cette île et de Naples sortaient sans cesse de nouveaux incidents qui, +combinés au grand foyer des intrigues, à la cour de Rome, répandaient la +discorde et l'alarme dans l'Italie. A Gênes, on n'était jamais exempt +d'en ressentir les conséquences. + +Le cardinal Cajetan, si fameux sous le nom de Boniface VIII, était devenu +pape. Alors chaud partisan de la maison d'Anjou, il entreprit de rendre +la Sicile au roi de Naples par les voies de la négociation. + +Jacques, roi de Sicile, montait sur le trône d'Aragon. Le pape l'induit à +céder ses droits sur la Sicile, à reconnaître Charles dont il lui fait +épouser une fille. Mais, pour plus ample dédommagement, il n'hésite pas à +le déclarer roi de Sardaigne et de Corse (1295), de ces possessions que +les Pisans et les Génois s'étaient si longtemps disputées et qu'ils se +partageaient encore. Le pape ne s'arrête point à leurs droits, il dispose +des deux îles comme si le saint-siège n'avait jamais cessé d'en être le +vrai propriétaire. + +Cette concession mortifia extrêmement les Génois, et quand ils apprirent +que les Siciliens ne voulaient pas reconnaître le traité par lequel leur +roi les cédait à un autre, les Doria et les Spinola persuadèrent aisément +de leur envoyer des secours. Theodisio Doria conduisit les galères de +Gênes en Sicile. Pour cette assistance prêtée à des insulaires rebelles +aux volontés du chef de l'Église, Boniface mit Gênes en interdit. + +Le roi d'Aragon avait promis d'ordonner à Frédéric son frère et son vice- +roi d'abandonner l'île; il avait promis d'aller au besoin le chasser lui- +même. Au lieu de déférer à ces ordres, Frédéric fut couronné par le +peuple soulevé. Jacques alla réellement faire la guerre au nouveau roi +(1296): il lui avait ravi la moitié de l'île quand, ayant honte de se +prêter à l'oppression de son frère, il abandonna la Sicile (1301). Le +pape y fit venir Charles de Valois, à qui déjà il avait déféré le titre +de Pacificateur de la Toscane. Ce pacificateur avait plongé le pays dans +la guerre civile plus profondément que jamais par l'effet de sa +partialité et de son ambition. Quand il parvint en Sicile, Frédéric +venait de gagner une bataille importante. Le climat et les maladies +firent de grands ravages dans l'armée de Valois, il fut obligé d'en +ramener les restes. Pour reprendre les négociations il fallut en changer +les bases. Les royaumes de Naples et de Sicile restèrent séparés et +pacifiés. Gênes fut comprise dans cette paix, l'interdit fut levé. Le +pape, occupé dans ses dernières années de sa violente querelle avec +Philippe le Bel, ne pensa plus à la république. + + +CHAPITRE VII. +Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux et les Doria.- +Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement des nobles +guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville. + +Ici notre histoire devient un peu difficile à exposer. Nous distinguions +aisément les guelfes et les gibelins; la présence d'un Grimaldi ou d'un +Fieschi, celle d'un Doria ou d'un Spinola suffisait pour reconnaître ces +partis. Nous avions vu le gouvernement des nobles longtemps livré à la +faction guelfe, puis les intrigues des mécontents qui avaient embrassé la +couleur opposée. Les gibelins ont gouverné à leur tour. La part des +populaires dans ces contestations était un peu moins facile à assigner. +Il a paru en général que le bas peuple suivait l'impulsion des +gouvernants, mais que la bourgeoisie riche avait pris parti pour les +gibelins. Elle avait aidé à ôter le pouvoir aux guelfes; ensuite, +contents du droit de concourir aux offices du gouvernement et du tribunat +de leur abbé du peuple, on croit voir les plébéiens moins jaloux de la +prépondérance des patriciens. Ils semblent entraînés par les liens de ces +factions politiques auxquelles ils s'étaient engagés et dont certains +nobles étaient les chefs incontestablement reconnus. + +Maintenant nous allons voir ces grandes factions se diviser de famille à +famille dans le même parti et d'individus à individus dans une même +maison. Des alliances bizarres vont l'emporter sur cette couleur uniforme +et tranchée qui séparait la république en deux grands corps. Un fil nous +restera cependant pour nous aider à nous reconnaître et il est donné par +une observation fort simple. C'est le parti le plus fort, le parti en +possession du gouvernement qui se divise, parce que ses membres ont le +pouvoir à se disputer et ne peuvent plus s'accorder sur le partage. Les +nobles guelfes déchus restent unis, habiles à se mêler parmi leurs +ennemis tantôt comme des médiateurs apparents, tantôt comme portant leur +appui aux plus faibles. Quelquefois ils paraissent eux-mêmes prêts a +fournir des auxiliaires aux deux camps pour mieux en entretenir la +discorde, mais ils sont toujours d'accord entre eux secrètement, tout +prêts à profiter de l'affaiblissement de leurs adversaires, rentrant au +pouvoir et s'y tenant fermes par leur étroite alliance, tandis que les +nobles gibelins, plusieurs fois rapprochés par de communs désastres, ont +peine à rattacher leurs liens quand ils sont rompus. + +Ce sont en effet les nobles gibelins qui se divisent en ce moment; ce +sont des Spinola que l'ambition personnelle rend infidèles à leurs +alliés: c'est la jalousie qui pousse ceux-ci à la défection. On sait que +le fougueux Boniface VIII, distribuant les cendres du carême, les jeta +aux yeux de l'archevêque de Gênes, Porchetto Spinola, en prononçant cette +sentence: «Souviens-toi que tu es gibelin et que tu retourneras en +poudre avec les gibelins.» Ce qui est moins connu c'est l'effet de cette +menace. Elle suffit pour convertir secrètement l'archevêque à la foi +guelfe. Du moins, afin de se concilier le colérique pontife, il prodigua +auprès des siens les insinuations et les intrigues. Il ébranla une partie +de ces Spinola qui se vantaient d'être distingués au premier rang des +gibelins d'Italie et se portaient pour les chefs de ceux de Gênes. Ils +n'abjurèrent pas le nom de leur faction, mais ils en trahirent sans +scrupule les intérêts pour ceux de leur propre fortune. + +Les grandes familles nobles de Gênes réunissaient volontiers leurs +habitations chacune dans un quartier. La race nombreuse des Spinola +s'était étendue autour de deux points. Les palais des uns occupaient la +place Saint Luc, les autres tenaient le quartier de Lucoli, et les noms +de ces deux stations distinguaient les deux branches d'une même tige. Les +Spinola de Lucoli furent les premiers à embrasser des vues personnelles +d'agrandissement indépendamment de l'autre portion de la famille. + +Ce fut dans leurs palais qu'une hospitalité somptueuse fut donnée au duc +de Pouille, fils du roi de Naples et qui fut, bientôt après, le roi +Robert; peut-être cette circonstance ne fut pas étrangère aux complots de +ses hôtes. Occupés à se faire des amis et à ourdir une conspiration, ils +n'engagèrent avec eux qu'un seul de tous les Doria, Bernabo; mais c'est +le peuple qu'ils caressèrent et qu'ils mirent en mouvement. En un seul +jour la querelle fut vidée. Opicino Spinola et Bernabo Doria, cet émule +qui s'était donné à eux, furent proclamés capitaines. Mais bientôt, c'est +entre eux qu'une vive jalousie se fit remarquer; elle fut excitée par +leurs alliances. Opicino Spinola devint le beau-père de Théodore +Paléologue. C'était un enfant du second lit de l'empereur Andronic. Sa +mère ayant échoué dans les intrigues qu'elle avait suscitées pour faire +monter son fils sur le trône de Constantinople, l'envoya en Italie pour +recueillir l'héritage du vieux marquis de Montferrat dont elle était la +petite-fille. Ce jeune prince trouva envahie une portion de cet héritage; +il avait un compétiteur redoutable dans le marquis de Saluces. L'appui +des Spinola lui parut utile. Cette maison était devenue puissante en +possessions territoriales voisines des États de Théodore. Pour s'assurer +cette assistance il épousa la fille d'Opicino. Un historien grec +contemporain, très-vain comme ils le sont tous, connaissant peu +l'Occident et au surplus très-ennemi de l'impératrice mère de Théodore, +parle de cette union avec mépris. L'épouse, dit-il, était la fille d'un +certain Spinola qui n'avait ni la splendeur de la naissance ni l'éminence +des dignités. Comme les grands d'Italie ont la prétention de ne pas tenir +à singulier honneur une alliance de la famille impériale, si Spinola eût +été un grand seigneur, il n'aurait pas accordé sa fille à Théodore1. +Tandis qu'on parlait ainsi à Constantinople, les Italiens en jugeaient +bien différemment. Ce mariage donnait à Opicino un relief qui excita +aussitôt l'envie et la défiance. Entre tous les nobles génois que blessa +cet honneur fait à l'un de leurs égaux, les plus jaloux, les plus irrités +furent les Spinola de l'autre branche. Dans le dépit de l'ascendant que +leur parent acquérait, ils s'adressèrent à la famille Doria et +manoeuvrèrent si bien avec elle qu'ils parvinrent à marier au marquis de +Saluces la fille de Bernabo Doria, réconcilié avec les siens. Ainsi les +deux capitaines se trouvèrent avoir pour gendres, deux très-puissants +seigneurs opposés l'un à l'autre. Opicino ne put empêcher l'alliance que +contractait son collègue, mais il en conçut un vif déplaisir et une haine +concentrée. + +(1308) Le marquis de Montferrat vint se montrer à Gênes. Son beau-père +lui fit une réception royale. Les Doria, furieux, ne craignirent pas de +contracter avec les guelfes Grimaldi une ligue tellement avouée que les +membres des deux familles, adoptèrent un vêtement uniforme mi-parti des +couleurs de l'une et de l'autre. Ces démonstrations furent suivies de +préparatifs hostiles. Les semences de discorde ne tardèrent pas à porter +leurs fruits. Le capitaine Opicino ne voulut plus supporter son collègue +et s'arrangea pour s'en débarrasser. Un grand parlement est assemblé +(1310), on y fait sans peine déclarer Opicino Spinola seul capitaine et +capitaine perpétuel. C'est le signal d'une nouvelle émigration de la +noblesse, et de la gibeline autant que de la guelfe. Tous se réunissent à +Port-Maurice autour de Bernabo Doria, le capitaine éliminé; les Spinola +de Saint-Luc y fuient, comme les Doria, la tyrannie de leurs parents de +Lucoli. Opicino marche contre cette réunion, mais il est battu; le retour +lui est fermé à Gênes tandis que ses adversaires y arrivent en +vainqueurs. Le premier moment est donné à l'éclat de la vengeance; les +palais de Lucoli sont incendiés; l'abbé du peuple est changé; le +nouveau est choisi sans daigner consulter ce peuple dont ce magistrat est +censé l'élu et le représentant: ce sont les Fieschi, les Grimaldi et les +Doria disposant du pouvoir qui l'ont nommé et qui l'imposent de leur +pleine puissance. Cependant on négocie encore une sorte de paix. Opicino +seul, qu'on s'était hâté de déclarer banni à perpétuité, consent à rester +absent deux années. + +(1311) Il est probable que la nécessité pressante de finir la guerre +civile avait été sentie à l'approche de Henri de Luxembourg, nouvel +empereur germanique qui venait se montrer à l'Italie. Il avait reçu la +couronne de fer dans Milan. Il avait conféré à Mathieu Visconti qui +l'avait aidé, le titre de vicaire impérial. L'empereur, se mettant en +marche pour se rendre à Rome, prit sa route par Gênes. Il y reçut +l'accueil le plus respectueux et le plus flatteur. Un grand nombre de +citoyens prirent des habits à ses couleurs pour marque de leur +dévouement. Il affecta la popularité, l'impartialité. Il détestait, dit- +on, les noms de partis et se vantait de ne pas pencher pour les gibelins +plus que pour les guelfes. Mais, cependant, on voit assez de quel parti +il s'appuyait, puisque à sa suite il amenait Opicino Spinola qui, +introduit par lui, se dispensait de tenir la promesse de ne pas rentrer à +Gênes avant deux ans. Henri donna de grands soins au rétablissement de la +concorde de tous les Spinola et au renouvellement d'une étroite alliance +entre ceux-ci et les Doria. Il s'attacha particulièrement ceux de cette +noble maison, il décora leur écu de l'aigle impériale qu'ils ont toujours +conservée, et pour laquelle ils s'honorèrent de quitter les emblèmes +divers qui avaient distingué jusque-là les branches de la famille. + +Non-seulement on prêta ce vain serment de fidélité à l'empire, que l'on +n'avait pas disputé aux prédécesseurs de Henri et qui n'était pas regardé +comme une dérogation à la liberté, mais les Génois se laissèrent induire +(1312) à prendre cet empereur personnellement pour leur seigneur +particulier. Ils lui conférèrent le pouvoir suprême pour vingt ans. En +les quittant il leur nomma un vicaire impérial, et ils acceptèrent cet +étranger à la place d'un podestat. C'est ici le premier exemple à Gênes +de la seigneurie abandonnée à un prince, avec la prétention de garder +l'indépendance à l'abri d'un haut patronage, remède périlleux auquel la +lassitude des guerres intestines fit souvent recourir depuis; et que +chaque fois le sentiment de la liberté et de la nationalité, si je puis +parler ainsi, fit bientôt trouver pire que le mal. L'essai qu'on en fit +avec Henri n'eut que des conséquences peu importantes. Ce prince, après +son couronnement à Rome, marchant contre le roi français de Naples, +succomba à la maladie à Buonconvento. + +La concession toute récente de la seigneurie de Gênes devenait caduque +par la mort de ce prince (1313). Ugoccione della Faggiola, le vicaire +impérial, reconnut la difficulté de se maintenir. Les Pisans, plus +fidèles à la mémoire de son maître, le demandaient pour gouverneur. Les +Génois l'autorisèrent volontiers à faire retraite, et aussitôt les Doria, +les Spinola, cette fois d'accord ensemble et sans appeler ni consulter +les guelfes, s'emparèrent du pouvoir; mais aussitôt ils se l'envièrent. +Les deux branches de Spinola avaient étroitement resserré leur alliance. +Mais les Doria avaient gagné du terrain; la plupart des nobles gibelins +et beaucoup de populaires s'étaient adonnés à eux (1314); les guelfes +leur étaient bien moins défavorables qu'aux Spinola. Dans un bourg +voisin, des protégés de chacune des deux familles allaient en venir aux +mains. Sous prétexte de leur donner assistance, elles se trouvèrent en +collision. Les Spinola attaquent les premiers dans la ville. Alors les +Grimaldi se joignent à eux, la plupart des autres guelfes les favorisent +plus ou moins ouvertement. Les Fieschi seuls penchent pour le parti +Spinola; et les Salvaghi, autres guelfes, fournissent assistance aux +deux partis. Les Spinola se sentent faibles, ils abandonnent le champ de +bataille de la ville et vont reprendre leur station hostile ordinaire de +Busalla. + +Ayant à lutter contre toutes les forces dont on disposait dans Gênes, ils +avaient pris à leur solde des Allemands. Avec leur aide ils battirent +plusieurs fois les troupes qui leur étaient opposées. Lamba Doria et ses +enfants furent faits prisonniers, et les chaînes de ces captifs ne +tombèrent point avant que leurs vainqueurs eussent reçu dix-sept mille +livres qu'ils prétendaient leur être dues par la république et qui leur +étaient nécessaires pour payer leurs stipendiés. Eux-mêmes éprouvèrent +bientôt combien sont dangereux de tels secours. Dans une rixe que le +hasard amena avec les hommes du pays, un Allemand est tué. Ses +compagnons, sans rien entendre, le vengent sur tout ce qui se présente. +Un jeune Spinola, ignorant la cause du tumulte, accourt au-devant d'eux, +ils le massacrent, et aussitôt ils se mettent en devoir d'abandonner leur +poste. C'était laisser ceux qui les avaient appelés à la merci de +l'ennemi. On est contraint de faire tous les sacrifices pour fléchir la +colère de cette soldatesque, et le père même de la victime immolée par +leur fureur est obligé de les supplier et de les caresser en dissimulant +sa douleur. + +L'issue de la guerre fut digne de son principe, si toutefois il y avait +une issue, et si l'on pouvait regarder comme une fin une révolution qui +n'était qu'une des phases de la querelle interminable des ambitions. + +(1317) Tout était tranquille à l'intérieur. Les Doria exerçaient la +principale influence; les Grimaldi et les Fieschi même paraissaient leur +être liés d'une intime amitié. Tout à coup les émigrés, les Spinola, +demandent modestement la paix, l'oubli du passé et leur rentrée dans la +ville. Les principaux guelfes proposent d'y consentir. Conrad Doria, le +chef de la famille, s'y oppose; sous aucune condition il n'oserait se +fier aux Spinola. Tandis qu'il croit les avoir écartés par son refus, un +jour on les voit arriver paisiblement, sans armes, comme des citoyens qui +reviennent de leurs champs dans leurs maisons. Les Fieschi, les Grimaldi +ont préparé cette surprise, ils assurent aux Doria offensés et alarmés +que cette rentrée est pour le bien et pour la paix. Ces garanties ne +trompent point des hommes qui voient leur influence ruinée et leur sûreté +en péril. C'est à leur tour d'émigrer. Un parti attentif en profite; on +nomme des capitaines, et le choix tombe sur Charles Fieschi et Gaspard +Grimaldi. Ainsi la révolution est faite au profit des guelfes; et les +Spinola que ce parti venait de ramener et dont le retour n'a servi qu'à +se défaire des Doria, les Spinola joués ressortent de la ville. Ils vont +se rallier à ceux qui naguère étaient leurs seuls ennemis. La querelle +redevient alors de gibelins à guelfes, et en cela Gênes n'avait que sa +part de la guerre générale que le renouvellement de ces partis rallumait +dans toute l'Italie. L'historien qui nous sert de guide avait conféré les +mémoires de deux témoins opposés; ni l'un ni l'autre, dit-il, ne désavoue +les agressions des siens, ils les racontent avec orgueil, chacun empressé +de vanter la valeur de son parti, ne calomniant que le courage de ses +adversaires et ne s'embarrassant pas de la justice. + +(1318) Savone ouvre ses portes aux gibelins. Affectionnée à ce parti, +cette ville en devient la place d'armes. On ajoute à ses fortifications; +on y contracte une étroite alliance avec Mathieu Visconti, le seigneur de +Milan, et avec toute la ligue lombarde devenue gibeline. Alors ce ne +furent plus des émeutes dans Gênes pour s'arracher le pouvoir. Ce fut une +longue guerre civile et intérieure avec toutes ses plus graves +circonstances. Can della Scala, seigneur de Vérone, les seigneurs de +Parme et de Crémone favorisaient la ligue. Tous voulaient que Gênes ne +restât pas aux mains des guelfes. C'est avec leurs secours que les +émigrés descendirent dans les deux vallées qui embrassent Gênes. + +Ils affectèrent d'abord d'aller célébrer dans l'église de Coronata, à la +vue des hauteurs de la ville, de pieuses et solennelles supplications à +la Madone protectrice de tout Génois. Bientôt ils plantèrent leurs +pavillons sur le mont Peraldo, au bas duquel la cité de Gênes est bâtie; +ils assiégèrent la tour du Phare ou de la Lanterne, élevée sur un petit +promontoire qui s'avance dans la mer et domine le port. Ils bloquèrent +cette forteresse du côté de la terre, et les pierres lancées par leurs +machines n'en permettaient aucun accès aux moindres barques. Ce siège +dura deux mois, et les assiégés étaient à la famine. Longtemps ceux de la +ville furent repoussés chaque fois qu'ils se présentèrent pour apporter +des secours. Une singulière industrie en fit parvenir. Un homme seul, +parti de la ville dans la nuit, se glissa jusque dans la tour; là il fit +attacher à une ouverture de la muraille l'extrémité d'un long câble dont +l'autre bout fut lancé à la mer; un vaisseau à bords exhaussés vint le +relever et le lier au sommet de son grand mât; un panier chargé de +vivres y fut suspendu; un homme qui s'y tapissait faisait courir cet +appareil en se traînant le long de la corde que faisait tendre la +manoeuvre du bâtiment: il allait et venait du vaisseau à la tour. Les +ennemis, témoins de cette pratique, essayèrent en vain de la troubler; +convaincus que, grâce à ce secours, ils ne prendraient pas la petite +garnison par famine, ils eurent recours à la sape. La tour fut minée par +un long travail. Quand elle ne fut plus soutenue d'un côté que par des +étançons, les gardiens, avertis du danger, virent qu'il était temps +d'abandonner la place; mais ils ne voulaient pas le faire avant que la +nécessité en fût connue à la ville. Un d'entre eux se plaça dans le +panier mobile pour aller rendre compte à Gênes de l'urgence de leur +situation. Malheureusement pour eux la mer était en tourmente, le +vaisseau dérivait, le câble ne pouvait se tendre, et une demi-journée +entière se consuma en vains efforts, sans que le messager pût atteindre +le navire. En attendant, le danger était devenu si imminent qu'il n'y eut +plus à balancer, ils rendirent la tour en obtenant la liberté de se +retirer dans Gênes. Après une résistance si constante ils n'étaient plus +qu'au nombre de sept. Mais à peine ils entraient dans la ville que, sans +leur donner le temps d'exposer les justes motifs de leur conduite, ils se +virent accusés de trahison par la voix publique, et, sur cette rumeur +populaire, mis à la torture et condamnés à mort par le podestat, ils +furent lancés par les machines par-dessus les murs comme pour les +renvoyer aux assiégeants. + +Encouragés par le succès, ceux-ci descendirent de la montagne qu'occupait +leur camp et forcèrent deux faubourgs. Du côté de la ville on mit le feu +aux maisons contiguës aux murs pour empêcher les assaillants de s'y +établir. Dans les quartiers qu'ils occupèrent ils respectèrent la vie des +citoyens, mais ils firent un grand butin. + + +CHAPITRE VIII. +Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile. + +Cependant, lorsque le gouvernement guelfe s'était vu attaqué par les +forces des Lombards, il avait cherché à son tour un puissant auxiliaire, +et ses démarches ne furent pas vaines. Robert, roi de Naples, arriva en +personne, et sa venue fut un grand événement (1318). Les capitaines +guelfes, en présence du peuple assemblé autour de l'église Saint-Laurent, +se démirent de leur charge. Le pape Jean XXII et le roi Robert furent +proclamés seigneurs gouverneurs de Gênes, pour dix ans, avec toutes les +prérogatives souveraines. Le roi qui devait rester seul seigneur si le +pape mourait, aurait lui-même, en cas de décès, son fils pour successeur +jusqu'au terme des dix ans. Le pape n'était nommé que par honneur, la +domination de Robert était effective, et il s'occupa immédiatement de la +défense de sa nouvelle acquisition. + +Le roi tenta d'abord de chasser les ennemis des postes qu'ils occupaient. +Ses premiers efforts ne réussirent pas. On remarqua que, dans ces +combats, les Génois des deux côtés ménageaient volontiers leurs +compatriotes et combattaient les étrangers avec acharnement. Les +prisonniers tombés aux mains de leurs concitoyens étaient renvoyés +librement ou pour de médiocres rançons. Les femmes furent surtout +respectées. Les auxiliaires étaient loin de se conformer à cette +modération. + +(1319) La cause des gibelins souffrit un moment du peu d'union qui +présidait à leurs démarches. La confiance était mal rétablie entre les +Doria et les Spinola; et, pour rendre suspects ces derniers, il suffisait +bien que Conrad Spinola eût un commandement dans l'armée du roi de +Naples. + +Après que Robert eut vainement tenté de chasser loin de Gênes les +assaillants qui en occupaient un faubourg et les hauteurs, il exécuta un +mouvement plus heureux. Des troupes embarquées dans le port allèrent +descendre sur la côte du ponant et manoeuvrer sur les derrières de +l'ennemi. Les gibelins furent battus dans un combat vivement disputé, on +les repoussa du rivage de la mer dans les montagnes. Visconti, leur +puissant allié, craignit que ses Lombards ne fussent enveloppés; il les +retira. Les émigrés, restés seuls, ne purent se soutenir autour de Gênes, +ils abandonnèrent leur camp et se retirèrent en désordre; Robert rentra +triomphant. Les cendres de saint Jean-Baptiste furent promenées en +actions de grâces pour la victoire sanglante d'un roi étranger sur les +fils les plus illustres de la patrie. + +Mais Robert était appelé auprès du pape dans Avignon; il partit, et les +émigrés reprirent l'offensive. Leur parti dominait toujours dans la +rivière occidentale. Savone était le point d'appui de leurs opérations de +ce côté. Ils armaient des galères et déployaient le drapeau de saint +George, ce grand étendard de la république. Les galères de la ville +poursuivaient à leur tour celles de Savone, et plus d'une fois la tempête +fit naufrager ensemble des combattants acharnés. + +(1320) Ce n'était pas seulement l'assaut que l'on avait à redouter au +dedans. On manquait de vivres. Telle était la disette que pendant trois +jours on n'eut pour provisions à distribuer que dix mesures de vin et +quatre-vingts mines de blé. Quelques navires napolitains ou provençaux, +enfin un convoi de Constantinople rentré sans perte, pourvurent au besoin; +il était temps. Mais on manquait encore de toutes les menues denrées +que la campagne fournit à la ville, et la privation en était +insupportable. Les propriétaires n'entendaient parler que de ravages; le +secours des auxiliaires était funeste. Les hommes de Lavagna que les +Fieschi avaient fait marcher, les Provençaux, les Calabrais envoyés par +Robert, dévastaient le pays; les Siciliens qui se montrèrent un moment +pour soutenir l'autre parti, tous, exerçaient d'affreuses violences, et +ne distinguaient guère l'ami de l'ennemi; enfin, pour comble d'effroi, +on annonçait que ce terrible Castruccio Castracani, le fameux tyran de +Lucques, venait renforcer les gibelins. + +Le peuple de Gênes murmurait de ce que lui coûtait une querelle qui, +après tout, n'était pas la sienne, qui était bien plutôt celle de ses +usurpateurs. Lassé, il s'en prit d'abord à ceux qui l'assiégeaient. Il +alla brûler de nouveau les palais des Spinola à Lucoli et des Doria à +Saint-Mathieu. Il préparait le même sort aux demeures des Mari et des +Pallavicini, car une branche de la famille de l'ancien vicaire impérial, +si longtemps le chef militaire des gibelins lombards, s'était établie à +Gênes. + +(1321) Cette émeute avait un caractère très-grave. Les nobles guelfes ne +s'y méprirent pas, et quoique la fureur populaire ne tombât que sur leurs +ennemis, ils s'en effrayèrent. Ils dépêchèrent l'abbé du peuple pour +apaiser le mouvement; on sauva quelques-unes des maisons menacées; mais +bientôt le peuple se plaignit de ne pas être mieux traité par les guelfes +dominant dans la ville que par les gibelins qui l'assiégeaient au dehors. +Il pensa à se faire craindre, à exiger qu'on lui fît justice, ou plutôt à +se faire raison à lui-même, car de justice il disait qu'il n'y en avait +plus. Mauvais traitements, offenses, impossibilité d'en obtenir +réparation, c'est tout ce que le plébéien devait attendre du noble. Pour +y remédier les citoyens populaires formèrent une nouvelle association +patente qui prit le nom d'union du peuple. Elle se donna dix chefs et des +assesseurs. Ce conseil, auquel l'abbé du peuple était invité, prenait +connaissance des injustices commises par les nobles envers les +particuliers, ou même des torts faits par un citoyen à un autre sans +distinction. Il les dénonçait au lieutenant du roi et en requérait le +redressement. Si les magistrats n'y avaient pas pourvu en trois jours, la +sentence populaire, à l'instant portée, était mise à effet par les +membres de l'association convoquée au son du tocsin. Des comités +d'exécution se formèrent à la suite, au nom du peuple et des métiers +d'artisans. Ce fut une organisation démocratique spontanée, mais +complète, et qui se fit reconnaître et craindre. Une semblable +institution dans une ville assiégée, au milieu d'une guerre civile, +annonçait peu de dévouement à la cause apparente pour laquelle la ville +avait fermé ses portes aux exilés, et surtout présageait peu de +dispositions à souffrir longtemps le joug du gouvernement aristocratique. + +(1322) Ceux qui soutenaient le siège reçurent de la part du pape un +secours singulier. Jean XXII dans Avignon, protecteur docile de la maison +d'Anjou, avait excommunié Mathieu Visconti avec ses adhérents et publié +une croisade contre les chefs de la cause gibeline. Il expédia sa bulle +aux Génois. Elle fut reçue avec une solennité qu'on tâcha de rendre +populaire, et, soit pour défier les ennemis, soit pour intimider les +consciences encore fidèles à l'Église, on imagina de placarder cette +bulle à la porte extérieure de la ville à la vue des assiégeants; mais +ils bravèrent la sentence, et l'affiche servit de but à leurs arbalètes. +Les Génois eurent seulement la satisfaction d'envoyer au saint-père son +parchemin lacéré en témoignage de l'impiété de leurs adversaires. + +Cependant les Visconti avaient beaucoup d'ennemis; la croisade rassembla +des forces sous les ordres du légat, qui ne négligea pas de solder des +troupes allemandes. Les guelfes firent des progrès. Des gibelins, +changeant de couleur, procurèrent successivement au pape, Plaisance, +Tortone, Parme. Mathieu Visconti vint à mourir. A peine Galéas, son fils, +lui succédait, qu'il fut chassé par le peuple de Milan et contraint de se +réfugier à Lodi; il rentra bientôt dans sa ville, mais les nobles qui +s'étaient opposés à lui sortirent à leur tour et se donnèrent au parti +guelfe. Ces mouvements privèrent les émigrés génois de l'appui de leurs +principaux alliés. En même temps le frère du roi Robert arriva et +conduisit du secours (1323). Les assiégeants, affaiblis, gênés dans leurs +communications par ceux de la ville qui commençaient à se répandre plus +librement au dehors, manquèrent de vivres à leur tour, tandis que +l'abondance était revenue dans la cité. On nous conserve ici un fait +singulier. Des nobles guelfes fortifièrent dans le Bisagno une tour qui +fermait le passage par lequel une partie des émigrés recevaient leurs +subsistances, mais ce ne fut pour eux qu'une spéculation afin de lever un +péage à leur profit sur les approvisionnements de leurs adversaires. +Enfin ceux-ci attaqués furent battus, chassés presque sans résistance; +on leur reprit le faubourg qu'ils occupaient, la forteresse de la +lanterne, on pilla leur camp sur la montagne; en un mot, le siège fut +levé et la ville demeura libre. + +La nouvelle d'un triste désastre vint troubler la joie du succès. La +guerre civile dans la métropole mettait aux mains les Génois des deux +factions dans toutes leurs colonies, et partout où ils habitaient, le +parti le plus faible était chassé par le plus fort et cherchait partout +des appuis1. Le gouvernement guelfe avait armé une flotte contre les +colonies de Galata et de la Crimée restées gibelines et même contre +l'empereur grec qui les protégeait. Dix galères étaient parties, on n'en +vit revenir que trois, fugitives et ayant perdu leurs chefs. On avait +couru les côtes de la Romanie, pris et brûlé des navires; on avait +pénétré dans le Pont-Euxin et menacé les établissements de cette mer. +Mais ceux de Péra, aidés par les Grecs, avaient armé pour la défense des +comptoirs et pour réprimer les insultes des adversaires. Sur cette +nouvelle les capitaines guelfes avaient recherché asile et assistance +chez le Tartare Zalabi, seigneur de Sinople2, voisin jaloux des colonies +génoises. Ce prince reçut favorablement leurs ouvertures et leur visite. +Il fut prompt à convenir d'une ligue offensive; il fit équiper deux +grands vaisseaux destinés à renforcer la flotte génoise. Pendant ces +préparatifs, son hospitalité et son urbanité charmaient ses hôtes. Les +galères étaient à l'ancre sous les murs de la ville; les hommes +descendaient et communiquaient librement. Il invitait les officiers à ses +fêtes. Au milieu de ces jeux, à un signal, les Tartares passent des quais +sur les galères, s'en emparent, y massacrent tout ce qui résiste; de +dix, six furent prises; quatre échappèrent; trois seulement, dans un +état de détresse et poursuivies par les galères de Péra, ressortirent de +la mer Noire et reparurent à Gênes. Le deuil s'y répandit dans les +familles. Tous les chefs, tous les nobles étaient restés aux mains des +Tartares: exemple déplorable des excès auxquels pousse l'esprit de +faction! On aimait mieux perdre les plus belles colonies que de les voir +au pouvoir des siens attachés à une autre couleur; on craignait moins un +ennemi perfide qu'on ne haïssait la prospérité des compatriotes engagés +dans un autre parti. + +Il est à croire que Robert désirait que la paix se rétablît à Gênes et +que les puissantes familles, qui, quoique exilées, tenaient encore tant +de place dans l'État, fussent induites à reconnaître sa domination; alors +seulement elle pouvait être affermie. Le pape écrivit des lettres +affectueuses aux chefs de ce parti, leur prêcha la concorde et les invita +à venir devant lui traiter de leur réconciliation. La réponse fut faite +au pontife au nom du conseil de créance des Génois émigrés fidèles de la +sainte mère Église et de l'empire. On y demandait des sauf-conduits du +roi Robert pour les députés que le conseil enverrait à Avignon. En effet, +ils y vinrent et y trouvèrent des ambassadeurs de leurs adversaires. On +négocia plusieurs mois, mais sans succès. Bientôt après Robert parut à +Gênes en personne (1324) et s'y occupa d'intrigues afin de prévenir le +terme où son pouvoir devait expirer. D'abord, écoutant les conseils de la +noblesse, il cassa l'association de l'union du peuple qui était devenue +le véritable gouvernement de la ville, il abolit les autres corporations +populaires qui s'étaient spontanément formées. Il affecta de supprimer en +même temps un comité, que la noblesse guelfe s'était donné, mais il le +recréa aussitôt en autorisant l'action de huit commissaires nobles +chargés des intérêts de la caste et du parti. Ensuite la question de la +prorogation du terme de son gouvernement fut indiquée à l'opinion, et +bientôt occupa tous les esprits; plus elle s'agitait, plus la ville +était divisée. Presque toutes les classes inférieures, travaillées et +gagnées, particulièrement tout ce qui servait le palais, criait hautement +qu'il fallait continuer la seigneurie pour vingt-cinq ans, pour cinquante +ans, pour la vie de Robert et de son fils, enfin à perpétuité. Quelques +nobles et l'immense majorité des bonnes maisons populaires, de cette +nombreuse bourgeoisie notable qui de père en fils se maintenait dans +Gênes et dans le reste de l'État, toute cette classe supérieure amie de +la liberté, instruite par ses traditions de famille à rejeter le joug +d'un maître, se refusait à toute prolongation. Après une négociation +orageuse, Robert, dont le pouvoir avait encore deux ans à durer, fut +content qu'il fût continué pour six ans de plus. La concession parut +faite avec assez d'unanimité. Le roi partit aussitôt pour son royaume de +Naples. Les galères génoises étaient à ses ordres, il les employa dans +une expédition contre la Sicile commandée par son fils, mais dont le +fruit, après plusieurs mois de séjour dans l'île, se borna à dévaster les +environs de Palerme sans pouvoir pénétrer dans la ville. + +Les Génois furent regardés apparemment comme simples auxiliaires. Peu +après, le roi de Sicile les invita à reprendre leur commerce avec ses +sujets et à fréquenter son île comme autrefois; il leur donna d'amples +sauvegardes pour leurs personnes et pour leurs propriétés. Ils en +profitèrent avec joie, non sans déplaire à leur seigneur le roi de +Naples, jaloux de ces rapports. Il y a longtemps que le commerce est +accusé d'être neutre, surtout par les ambitieux qui font des intérêts +personnels de leur domination le seul intérêt des États. + +A cette époque les princes d'Aragon entrèrent dans une autre relation +avec les républiques d'Italie. Un juge d'Arborea, mécontent des Pisans, +introduisit en Sardaigne le roi Jacques, qui, amené par cette intrigue, +vint se prévaloir du titre de roi de l'île que Boniface VIII lui avait +concédé autrefois. Les villes des Pisans furent attaquées; ils firent de +grands efforts pour les défendre. Ils prirent à leur service les galères +des émigrés de Savone, et Gaspard Doria les commanda; mais leurs troupes +de débarquement furent défaites, et la Sardaigne fut perdue pour Pise. A +Gênes on fut loin de se réjouir du nouveau désastre de cette ancienne +émule et de la part que les émigrés génois en ressentaient. La conquête +du roi d'Aragon était fâcheuse et son voisinage menaçant pour tous. Il +semble aussi que les factions étaient moins animées. Gaspard Doria +ramenant ses galères de Pise à Savone, rencontra des bâtiments de Gênes; +il les respecta. Il fit bon accueil à ceux qui les montaient et les +assura qu'il n'entendait faire dommage à aucun de ses compatriotes. + +Bientôt l'Italie fut occupée d'un autre incident. L'empereur Louis de +Bavière vint chercher la couronne de fer à Milan et la couronne d'or à +Rome. Les gibelins prirent une nouvelle confiance à sa venue; les +guelfes de Gênes tremblaient que Louis ne se détournât de son chemin pour +leur ruine; mais il ne les menaça que de loin. Cependant, de Rome +l'empereur se disposait à marcher sur Naples. Les deux factions génoises +étaient à la veille de prendre une part sanglante à ce démêlé. Ceux de la +ville avaient à la solde du roi Robert quarante galères; trente-cinq, +armées à Savone par les émigrés, avaient joint celles du roi de Sicile. +Cette flotte, réunie dans le golfe de Naples, attendait pour agir +l'apparition de l'empereur; mais Louis séjournait à Rome avec son armée +et y fatiguait les Romains de hauteurs et d'exactions. Bientôt, craignant +un soulèvement, il se mit en sûreté à Viterbe. Aussitôt le peuple romain +éclata, s'empara du gouvernement et se régit en république. Le roi de +Naples accourut sous prétexte de le défendre: révolution et invasion que +les guelfes de Gênes célébrèrent comme l'événement le plus fortuné pour +leur cause. Les flottes se retirèrent sans combat. + +Bientôt, décrié dans l'Italie entière, Louis ne songe plus qu'à retourner +en Allemagne, et bassement fait argent de toutes ses conquêtes. Il ne +s'embarrasse ni des voeux des peuples ni des intérêts des princes. Les +Visconti qu'il avait dépouillés retournent à la seigneurie de Milan +(1329), Marc, l'un d'eux, s'était mis au service de l'empereur comme +condottiere avec des troupes allemandes qu'il avait levées. La solde lui +était due pour lui et pour ses compagnons. Lucques, faute d'autre valeur, +lui fut donnée en payement. Mais il n'était ni assez fort pour garder +cette acquisition ni assez riche pour se libérer envers ses troupes sans +la revendre. Il la mit aux enchères, si l'on peut s'exprimer ainsi. Les +Florentins la marchandèrent et furent sur le point de l'obtenir. Les +Pisans firent les plus grands efforts pour rompre un marché qui donnait à +leurs émules et à une république guelfe une telle augmentation de +territoire et de puissance. Par leurs intrigues un émigré génois, Gérard +Spinola, fut l'acheteur de cette seigneurie. Il désintéressa les +créanciers allemands. + +En ce temps et après la retraite de l'empereur, tout était en révolution. +Le duc de Calabre, que les Florentins avaient accepté pour seigneur, vint +à mourir, et ce peuple se garda de chercher un autre maître; il reprit +son indépendance et constitua sa démocratie. Au même moment les Pisans se +débarrassaient du lieutenant impérial que l'empereur leur avait laissé. +On ressentait à Gênes l'effet de ces agitations. On enviait ces exemples, +la moindre occasion appelait à tenter de les imiter, et de moment en +moment le peuple faisait sentir sa force (1327). Si un noble a querelle +avec les matelots des équipages de ses galères, le peuple prend parti +pour ceux-ci avec la violence d'une émeute. La famille Cattaneo est +accusée d'avoir fait disparaître un prisonnier; la foule prête main- +forte en tumulte à l'abbé du peuple qui va prendre vengeance de la +témérité de ces nobles. De cette affaire, quand elle s'assoupit, non- +seulement l'aigreur et les jalousies restent entre le peuple et la +noblesse, mais il en naît entre les nobles mêmes. Les Grimaldi, les +Fieschi et leurs partisans s'étaient dispensés de venir au secours des +Cattaneo. On les accusa, dans cette prétendue neutralité, de se servir du +peuple pour s'élever au-dessus de leurs égaux, et pour s'emparer de la +domination. On protestait hautement que plutôt que d'accepter leur +tyrannie, on rendrait la ville aux gibelins. + +Ces sentiments préparaient du moins la réconciliation avec les exilés de +ce parti, et d'autres motifs y conduisaient. La guerre était onéreuse à +tout le monde et n'avait que trop duré. Si on la considérait comme née de +la jalousie du gouvernement de la patrie commune, les gens sages +s'apercevaient que la querelle était intempestive, puisqu'on avait un +maître étranger. Si l'on rapportait les divisions à celle qui séparait +les guelfes et les gibelins, on reconnaissait qu'elle avait tous les +jours moins de fondement et d'intérêt, et proprement l'on ne savait plus +à quels chefs et à quels motifs rattacher ces noms funestes tristement +héréditaires. + +Le roi de France, Philippe de Valois, avait entrepris de se rendre +arbitre de la paix de Gênes. Il manda à Paris les députés des deux partis +et ceux du roi Robert. On n'avait pu conclure quand de nouvelles +circonstances vinrent presser le rapprochement. Les hostilités des +Catalans menaçaient les Génois sans distinction, et le péril commun +devait les réunir. Mais Jean de Bohême en Italie eut plus d'influence +encore (1331). Ce prince, fils de l'empereur Henri VII, élevé en France, +brave, léger, bouillant, après avoir rendu des services essentiels à +Louis de Bavière en Allemagne, vint en aventurier au milieu des Italiens. +Il se portait pour chef des gibelins, à cause de ses liaisons avec +l'empereur, et il arrivait d'Avignon, ami des Français, approuvé par le +pape, en intelligence avec le légat. Usant de tous ces avantages et +s'annonçant en pacificateur, il se fit accepter pour seigneur dans +plusieurs villes. Gérard Spinola, l'acheteur de la seigneurie de Lucques, +assiégé par les Florentins (1332), l'appela dans sa ville et fut obligé +de la lui abandonner sans avoir retiré le prix de son acquisition. +Cependant les deux factions et les communes s'aperçurent que Jean de +Bohême ne travaillait que pour lui; on finit par le traiter partout en +ennemi (1333.) Alors, à l'exemple de l'empereur Louis, il ne craignit pas +de vendre les villes qui s'étaient données à lui; de nouveaux tyrans lui +durent leurs petites dominations. C'est la pacification qu'il laissa à +l'Italie; il en disparut; mais pendant que son ambition y tenait les +princes en défiance, Robert avait senti la nécessité de ne pas laisser +les Génois divisés plus longtemps et prêts à prendre, les uns ou les +autres, la protection d'un tel arbitre. Il y eut d'abord des trêves; +puis, quand la négociation eut été assez avancée, douze députés choisis +par chaque parti se rendirent en commun à Naples afin de prier le roi de +dicter lui-même la paix. Il les reçut avec une égale faveur. Il arma +chevalier de sa propre main Tasan Doria, l'un des ambassadeurs gibelins. +La paix fut conclue; le retour fut ouvert à tous les émigrés; il y eut +entière abolition du passé; pour l'avenir, sous le gouvernement royal, +les magistratures et les emplois furent répartis en nombre égal aux +gibelins et aux guelfes. La nouvelle du traité fut célébrée à Gênes par +les actions de grâces de l'Église et par les démonstrations de la joie +populaire. On vit arriver ensemble et en parfaite union les négociateurs +de retour de Naples. Ceux des gibelins, après avoir été accueillis à +Gênes, allèrent à Savone rendre compte de leur mission; mais là, +quelques membres de l'une des familles les plus puissantes, on ne nous +dit pas si ce furent des Doria ou des Spinola, soulevés contre cet +accord, entreprirent de le faire rejeter dans les conseils du parti. On +n'avait pu, disaient-ils, conclure la paix sans l'aveu du roi de Sicile, +leur allié. Pour empêcher la publication du traité, ils eurent recours +aux armes; mais leur propre famille désavoua ces ennemis de la concorde +publique, et les cris de mort à qui s'oppose à la paix, décidèrent enfin +le petit gouvernement des émigrés; le traité fut ratifié, proclamé dans +Savone; et des envoyés allèrent aussitôt à Gênes opérer la réunion si +longtemps attendue. + + +CHAPITRE IX. +Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra premier doge.- +Nobles et guelfes exclus du gouvernement. + +La guerre civile avait duré quatorze ans (1317 à 1331). Elle avait abondé +en désastres pour les deux partis. Elle avait fait d'un roi étranger le +seigneur d'une république libre. Les Lombards, les Toscans et jusqu'aux +mercenaires allemands avaient ravagé plus d'une fois le territoire. A dix +lieues de Gênes le port de Savone avait recélé des flottes de corsaires +qui n'avaient point laissé de sécurité au commerce maritime. La mer comme +la terre avait été un théâtre de déprédations. + +Il faut entendre sur ces calamités un historien du pays1 qui avait +conversé avec les contemporains de l'époque, qui, avec le témoignage des +vieillards, avait recueilli les mémoires domestiques des familles; il +faut s'en rapporter surtout à une lettre citée par cet écrivain, adressée +à l'issue de cette triste querelle à Salogro de Negri, l'un des Génois +guelfes les plus distingués, par Gérard Spinola, ce gibelin qui acheta et +revendit Lucques, en paya le prix et en perdit le remboursement. Ces +récits énumèrent les ravages, incendies des édifices et des navires, +récoltes détruites, arbres abattus à plaisir, vignes arrachées, capitaux +dilapidés. La dégradation morale avait suivi les infortunes. Ces pertes, +les longues privations de l'exil avaient réduit beaucoup de familles +nobles à la misère et à l'avilissement. Un grand nombre d'individus +étaient allés errant et cherchant à gagner leur vie dans les pays +lointains; les plus braves s'étaient faits soldats aventuriers; plus +d'un pour toute industrie s'était adonné au brigandage et aux bassesses. +On avait fait un honteux trafic de captifs; tel spéculait sur la rançon +de ses plus proches, s'il pouvait les avoir prisonniers entre ses mains. +Les mariages interrompus ne rendaient plus de fruits; trop souvent les +femmes, en suivant leurs maris dans les hasards de la guerre, en étaient +devenues les victimes, outragées et enlevées par les vainqueurs; ou, +éloignées de leurs époux, elles avaient oublié dans ce long abandon leur +rang et leur vertu. On avait vu des matrones de noms illustres réduites à +la condition de courtisanes et vivant du prix de leur infamie. La triste +consolation du patriotisme de celui qui a tracé ce sombre tableau est +d'avertir que le vertige n'avait pas atteint les Génois seuls. La cause +et ses funestes et honteux effets régnaient sur l'Italie entière. La +discorde agitait à la fois la Lombardie et la Toscane. Les vains noms de +gibelins et de guelfes n'étaient pas les symboles uniques des factions. +Ceux de noirs, de blancs, vingt autres signes de ralliement divisaient +chaque ville, y mettaient aux mains les citoyens entre eux, les gibelins +dans Pise, les guelfes dans Florence et dans Bologne. Partout le peuple +était apposé à la noblesse; les nobles se disputaient le pouvoir; de +petits tyrans voulaient devenir souverains, et par-dessus tout, +l'ambitieuse maison d'Anjou agitait toutes les passions pour fonder une +grande domination monarchique sur tant de républiques indépendantes. + +La paix, rétablie sous son influence intéressée parmi les Génois épuisés +par la guerre, dura du moins quatre années. La nécessité de résister à +des ennemis extérieurs inspira des efforts communs et fit ajourner les +prétentions et les querelles. On avait eu souvent à se plaindre des +corsaires catalans et quelquefois on les avait sévèrement réprimés. Ce +peuple belliqueux, aventureux et avide de pillage, avait profité de +l'affaiblissement des Génois pendant leurs dissensions pour se rendre +plus redoutable sur la mer. Leur seigneur, le roi d'Aragon, depuis son +établissement en Sardaigne était ennemi des Génois, gouvernés d'ailleurs +par l'émule de sa maison. + +Avant même que les émigrés eussent effectué leur rentrée, les Catalans +avec quarante galères avaient insulté les côtes de la république de +Monaco, jusqu'à Porto-Venere. Quand les Génois eurent complété leur +réunion, Antoine Grimaldi, élu amiral, conduisit quarante-cinq galères +sur les côtes de la Catalogne. Il brûla des vaisseaux et rendit ravage +pour ravage. Le roi d'Aragon, qu'il envoya défier, lui fit répondre qu'il +trouverait sa flotte à Majorque. Le Génois y vint en effet, il entra dans +le port et y détruisit des galères; il remit rapidement à la voile, força +les obstacles opposés à sa retraite et revint à Gênes après cet exploit +(1333). Ottobon de Marini, Jean Cicala, Salogro de Negri furent +successivement chargés de continuer cette guerre (1334). Ils +poursuivirent l'ennemi sur les côtes de Provence, en Sicile, en Corse, en +Sardaigne. Un grand convoi catalan portait dans cette île des troupes +destinées à y enlever à la famille des Doria les seigneuries qui leur +étaient restées: mille huit cents combattants montaient cette flotte; +cent quatre-vingts nobles qui en étaient les chefs y avaient embarqué +leurs femmes, leurs familles et leurs richesses. De Negri les attaqua. +Dix jours et dix nuits il les poursuivit sans relâche, combattant tout ce +qui se laissait atteindre. Les vaisseaux furent capturés dans leur fuite. +Peu de ceux qui les montaient échappèrent. Le plus grand nombre périt; +trois cents captifs furent envoyés à Gênes. On déposa sur la côte de +Sardaigne six cents blessés. Les femmes furent reconduites jusqu'à +Cagliari, religieusement gardées de toute insulte. Un noble espagnol qui +n'avait pas espéré tant d'égards avait poignardé la sienne au moment où +le vainqueur montait à l'abordage: de Negri indigné fit trancher la tête +à ce barbare. Les Catalans avaient quelquefois massacré ou pendu leurs +prisonniers; de Negri, usant de représailles, descendit devant Cagliari +et fit pendre deux de leurs capitaines aux fourches que les Catalans eux- +mêmes avaient dressées. Cette guerre maritime s'étendait partout. Les +galères des Génois de Péra allèrent chercher les Catalans dans les eaux +de l'île de Chypre et les poursuivirent sur les côtes d'Égypte. Gênes et +ses colonies étaient en paix avec le soudan. Bernabo Doria, l'amiral +génois, fit une descente, il s'abstint de toute hostilité envers les +habitants, mais, sans ménagement ni scrupule pour la neutralité des +Égyptiens, il détruisit par le feu les corsaires ennemis. + +(1315) Cependant, il semblait à Gênes que la paix intérieure avait déjà +trop duré. Le gouverneur que le roi Robert avait laissé après lui avait +entretenu la concorde. Son impartialité avait obtenu la confiance. Tout à +coup un successeur lui fut nommé. Les gibelins furent blessés d'un +changement dont le dessein leur avait été caché, ils le jugèrent concerté +avec le parti guelfe et destiné à les remettre sous la prépondérance de +leurs ennemis. Vainement la magistrature mi-partie qui administrait la +république réunissait ses efforts pour calmer la méfiance et écarter les +sujets de trouble, la fermentation croissait de jour en jour. Les guelfes +furent contraints de céder. Le lieutenant du roi de Naples fut remercié, +gardé de tout outrage, lui et les siens, et honorablement renvoyé. Les +nobles et le peuple réunis nommèrent capitaines de la république, pour +dix ans, Raphaël Doria qui avait été amiral de Sicile, et Galeotto +Spinola de Lucoli. On régla que sous leur autorité le gouvernement se +composerait d'un abbé du peuple et de conseillers ou anciens. Quand ce +régime eut pris son assiette, plusieurs guelfes, de ceux qui s'étaient +absentés au premier moment, revinrent et jurèrent obéissance au +gouvernement reconnu. A la même époque, nombre de populaires guelfes +renoncèrent à leur couleur et se déclarèrent gibelins; mais les Fieschi +se montrèrent irréconciliables avec cette révolution. + +Sous le nouveau gouvernement, au bout d'un an, on parvint à faire la paix +avec les rois d'Aragon et de Majorque; mais il fallut recommencer à +combattre avec les guelfes, nouveaux émigrés réfugiés à Monaco. C'était +maintenant à eux de faire le métier de corsaires. + +Une telle guerre dégénérait en piraterie de la part des Génois de Monaco. +Mais neuf de leurs galères, commandées par François de Marini, pour aller +protéger leur faction dans les colonies du Levant, furent rencontrées à +l'entrée de la mer Adriatique par dix galères des Vénitiens. En vertu de +la domination exclusive que ceux-ci affectaient sur ce golfe, l'amiral +génois fut sommé de rendre compte de sa navigation dans ces parages. De +Marini répondit que ni lui ni sa patrie n'avaient affaire ni ne devaient +rendre raison aux Vénitiens. Il fut défié et attaqué sur cette réponse. +Après un long combat, il prit ou brûla six des dix galères de Venise. +Tandis que le gouvernement des gibelins se renforçait, leurs propres +partisans n'étaient ni d'accord ni obéissants. Un Spinola fit révolter le +bourg de Voltaggio et s'empara à son profit de l'important péage qu'on y +levait. + +A Albenga deux familles se faisaient une guerre à mort. Les Spinola +soutenaient l'une, les Doria ne se firent pas scrupule d'amener à la +défense de l'autre quarante barques pleines d'hommes armés. +Une révolution plus décisive devait cependant arriver, et, chose bizarre, +c'est un démêlé de matelots et de capitaines, en France, sur les côtes de +l'Océan, qui allait en amener l'occasion. + +Des Génois étaient depuis longtemps à la solde des puissances étrangères. +Edouard III et Philippe de Valois les avaient employés tour à tour2. La +supériorité, la bravoure de leurs marins, étaient appréciées et leurs +secours enviés dans la guerre maritime. Les émigrations causées par les +troubles civils avaient multiplié cette fréquentation; en tout sens la +dextérité génoise avait été distinguée et accueillie. On trouve un +Léonard Pessagno qui avait capté la confiance d'Edouard. Il l'avait +honoré du titre de sénéchal d'Aquitaine et l'avait expédié à Gênes avec +ses pouvoirs afin d'affréter des galères pour ses guerres d'Ecosse. Il +est vrai que peu après le roi le destitue, lui demande compte et le +constitue reliquataire, tandis que Pessagno se prétend créancier. Nicolas +Usodimare est à son tour connétable de Bordeaux et vice-amiral de la +flotte anglaise. Edouard, près d'entrer en guerre avec les Français, +avait encore à sa solde des galères de Jean Doria et de Nicolas Fieschi. +Il écrivait à la commune de Gênes, et, au nom de l'antique amitié, il la +conjurait de ne pas donner de secours à son adversaire; mais Philippe +l'avait gagné de vitesse. Il venait de conclure des traités qui lui +engageaient vingt galères de Gênes et autant de Monaco3. Un ancien +armateur de Porto-Venere, Pierre Barbavera, qui servait en France depuis +quelque temps, commanda ces galères4. Elles renforçaient une flotte de +bâtiments normands ou bretons sous des amiraux français. Ils commencèrent +les hostilités. On ravagea la côte anglaise, on pilla Southampton5. Mais +la chance tourna plus tard. Edouard arma une flotte nombreuse. A son +approche, Barbavera avait insisté pour l'attaquer en haute mer. Les +amiraux français s'obstinèrent à serrer le rivage, et là, combattant avec +désavantage, ils furent écrasés. Le Génois se mit à couvert avec les +galères de son pays6. Plus tard on le voit fixé au service de la France, +y établissant sa famille, et récompensé d'une pension de deux cents +livres assignée sur la sénéchaussée de Beaucaire7. Cependant, suivant les +récits français de ce temps, on disait qu'à cette malheureuse bataille +navale, l'amiral génois avait d'habiles matelots, mais de très-mauvais +combattants8. Les archers de Gênes étaient fameux et ils ne manquaient +pas; mais les commandants des galères s'étaient procuré des recrues moins +coûteuses. Ces témoignages recueillis sur le théâtre de la guerre +expliquent la narration génoise. Une partie des équipages qui servaient +Philippe se révoltèrent contre l'avarice d'Antoine Doria, un de leurs +chefs, et contre les autres nobles commandants de la flotte. Ils leur +imputaient de retenir le salaire des pauvres gens de mer et de leur +donner des comptes infidèles du profit commun. Le principal auteur de +l'insurrection était Pierre Cappuro, marinier natif de Voltri près de +Gênes. Guidés par lui, les matelots chassèrent leurs capitaines et +s'emparèrent des galères. Les chefs, appuyés par le gouvernement +français, eurent bientôt raison de cette violence. Cappuro, qui avait +soutenu sa cause devant le roi, fut envoyé en prison. Alors une grande +partie des équipages abandonna la flotte. Ces marins regagnèrent leur +patrie, marchant unis et accusant à grands cris la noblesse d'avidité, +d'injustice et d'insolence. Dans cette disposition, à leur entrée dans +Savone, ils criaient Vive Cappuro, et le faux bruit que, depuis leur +départ on l'avait fait mourir, vint encore les exaspérer. Le peuple, les +artisans, les mécontents de toute espèce se joignirent à eux, et leur +bande devint une ligue. On convint d'un jour où l'on prendrait les armes +dans Savone. Ce jour venu, le peuple s'organisa comme une armée. Des gens +sages faisaient des efforts pour détourner cette tempête. Edouard Doria +fut envoyé de Gênes pour la calmer, sa présence la fit éclater, il fut +mis en prison; les insurgés établirent régulièrement leur gouvernement, +composé de deux recteurs et de quarante conseillers (vingt mariniers et +vingt artisans). Cette troupe se répandit dans les campagnes, et, en +marchant vers Gênes, elle occupa plusieurs bourgs où l'on fit cause +commune avec eux. Alors un esprit public se manifesta dans la ville même; +non sans doute qu'on voulût y donner l'autorité à la populace, mais de +toute part on déclara aux capitaines qu'on ne resterait pas sous leur +pouvoir absolu. On réclama la nomination de l'abbé du peuple, maison la +voulait réelle et non abandonnée à leur désignation au moyen de laquelle +les familles notables, regardant cette magistrature comme trop au-dessous +d'elles, l'abandonnaient à des hommes obscurs et serviles. Tout était +changé, on exigeait une élection régulière et libre. Doria et Spinola y +consentirent sans résistance, si ce n'est avec plaisir. Vingt électeurs +populaires furent pris tant dans la ville que dans les trois districts ou +vallées de sa banlieue (1339); cette fois l'opinion était fortement +agitée par l'attente de la nomination. Les électeurs étaient renfermés +pour y procéder. Ils devaient proclamer leur choix dans le prétoire du +palais public, où les deux capitaines siégeaient sur leur tribunal. La +foule remplissait la salle; le bas peuple et la haute bourgeoisie s'y +étaient portés avec une égale curiosité: on y voyait avec les artisans +les commerçants les plus considérables, entre autres, Boccanegra, neveu +du premier capitaine populaire de la république. Le choix, difficile à +faire sans doute, se faisait désirer depuis longtemps et l'impatience +populaire se manifestait par des murmures. Un ouvrier doreur, grossier et +qui passait pour fou, s'avise de monter à la tribune sans congé des +magistrats et se prend à demander si l'on veut qu'il dise ce qu'il faut +faire pour le salut du pays. On prit sa demande pour une bouffonnerie, +et, tandis que les uns voulaient l'obliger à se taire, d'autres +trouvaient amusant de l'inviter à parler. «Mais, leur répondit-il, ce +que je dirai le ferez-vous?» Certainement, lui criaient les mêmes voix. +Les autres lui imposaient encore silence. «Il n'importe, s'écria-t-il +enfin, je le dirai, ce que nous avons à faire; choisissons Simon +Boccanegra.» A ce nom, les yeux se tournent vers le citoyen désigné par +cette invitation bizarre, fortuite ou concertée, c'est ce qu'on ne +saurait dire. Au milieu de la rumeur élevée, le cri de Boccanegra, +Boccanegra! prend consistance et bientôt étouffe toute autre clameur. +Simon est entouré, enlevé malgré sa résistance et porté sur le tribunal +auprès des capitaines. On lui met l'épée de la république entre les +mains. Au bruit, les électeurs sortent de leur séance et voient assez +qu'ils n'ont pas d'élection à faire. Cependant, quand Boccanegra parvient +enfin à se faire entendre, il remercie ses concitoyens populaires de la +confiance qu'ils mettent en lui et de l'honneur qu'ils prétendent lui +faire; mais, faisant allusion à ce qu'avait été son oncle et à l'espèce +d'hommes qu'on avait faits abbés du peuple jusqu'alors, il proteste qu'il +ne le sera point. Ce n'est pas ce qu'ont été les auteurs de sa famille9, +et il rend l'épée. Son refus trouble la multitude; des voix confuses se +font entendre et au milieu d'elles quelques-unes s'écrient: «S'il ne +veut être abbé, qu'il soit seigneur.» Les capitaines, attentifs à ce qui +se passait et commençant à craindre l'effet de cette proposition +nouvelle, s'emparent de lui et le conjurent de se rendre au voeu général. +Boccanegra, comme encouragé par eux, mais répondant à la fois à tout ce +qu'on lui offre, s'avance et crie au peuple: «Eh bien! mes maîtres, je +serai tout ce que vous voudrez, seigneur, abbé du peuple, il n'importe, +j'obéirai.» «Plus d'abbé, répond le peuple, qu'il soit seigneur, qu'il +soit seigneur.» «Je le vois, réplique Boccanegra, vous m'ordonnez d'être +votre seigneur. Je le serai donc. Voulez-vous aussi avoir des capitaines?» +«Non! non!» c'est le cri universel. «Qu'il soit notre duc, notre +doge!» Sous ce nouveau titre de seigneurie, Simon Boccanegra, aux +acclamations de vivent le peuple, la commune et le doge! est promené en +triomphe à l'église de Saint-Cyr, à sa propre maison, enfin au palais +public, dont il prend possession. Les capitaines déchus s'en étaient +dérobés, et ils ne regagnèrent pas leurs demeures sans péril et sans +insulte; bientôt ils sortirent de la ville. La population se livra à +quelques excès pour signaler la défaite de la noblesse. Les matelots, en +souvenir de la querelle occasion de ce tumulte, allèrent piller quelques +palais Doria. Le doge monta à cheval aussitôt pour réprimer ces +désordres. Un brigand fut rencontré chargé du butin d'une maison pillée. +Boccanegra, pour premier acte d'autorité, lui fit trancher la tête. Mais +l'ordre ne se rétablit pas avant que le peuple se fût emparé des +registres des redevances dues au trésor par les particuliers, du rôle des +impôts, des livres de la douane et de ceux des autres perceptions +fiscales pour en faire des feux de joie sur les places publiques. + +Cependant cette élection tumultuaire fut ratifiée le lendemain par des +serments solennels. Les citoyens de la ville et de ses vallées, rangés +sous les armes en entourant l'église de Saint-Laurent, saluèrent +d'acclamations réitérées le nouveau doge, qui se rendit au milieu d'eux. +Sa dignité fut confirmée et déclarée à vie. Les conseillers, au nombre de +quinze, nommés pour l'assister et pour gérer les affaires publiques, +furent tous populaires, et l'ancienne division politique se ranimant, on +ne nomma dans ce conseil de plébéiens que des gibelins. Les nobles +guelfes furent même relégués à leurs champs; mais plusieurs vinrent +d'eux-mêmes offrir leur personne et leur fortune au gouvernement nouveau. +Quant aux nobles gibelins, on exila quelques membres des deux principales +familles; il fut libre aux autres de rester; en somme, la révolution fut +contre toute la noblesse. La dernière violence de ces journées tomba sur +Robello Grimaldi; rencontré dans la rue, il fut attaqué par le peuple. +Quand le doge vint au secours, on lui cria de laisser exercer la +vengeance de sa famille sur la race qui avait causé la ruine de son oncle: +tel était en ce moment l'esprit de la multitude; Grimaldi leur fut +dérobé à grande peine. + +Enfin le gouvernement prit son libre cours. On institua des anniversaires +pour remercier Dieu et les saints protecteurs de ce grand événement; +avant la fin de l'année tout l'État, excepté ses deux points extrêmes, +Vintimille et Lerici, reconnaissait les lois du doge de Gênes. + + +LIVRE CINQUIÈME. +LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION DE CHIO. - +GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE SES +NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, DOGES. +- GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. +1339 - 1381. + +CHAPITRE PREMIER. +Premier gouvernement du doge Boccanegra. -Jean de Morta, doge noble. + +Les historiens et les traditions du pays ont attaché à l'élévation du +premier doge une si haute importance dont l'impression durait encore de +nos jours, qu'on pourrait s'en étonner en voyant bientôt que le pouvoir +sous ce nouveau titre ne fut pas plus stable que sous tant de +magistratures créées et détruites avant celle-ci. Mais le nom de doge, +conservé pendant deux cent cinquante ans, quoique rien ne ressemblât +moins à la souveraineté destinée à Boccanegra que la présidence biennale +des doges de la république moderne, reportait les souvenirs populaires +sur l'homme pour qui ce nom avait été emprunté à Venise. + +L'événement avait aussi des conséquences faites pour laisser de longues +traces, et aucune autre époque n'est plus propre à s'y arrêter un moment +pour observer dans la constitution de la république génoise les progrès +de la lutte des éléments de la démocratie et de l'aristocratie. + +Et d'abord, ce nom de constitution ne signifie pas ici une législation +positive et permanente, une charte; on a pu remarquer et l'on verra +encore que le plus souvent chaque changement de personne dans le +gouvernement amenait un remaniement de ses lois organiques. Quand celui +qui gouvernait devenait odieux, ou qu'il s'élevait contre lui un +compétiteur plus puissant, le pacte juré entre la république et lui +n'était ni l'arme capable de le défendre, ni une pièce de son procès; la +force le renversait, et pour un autre chef on faisait une loi nouvelle. +Il ne surnageait dans ce chaos de statuts que quelques usages, maximes +plutôt transmises qu'écrites, qui, devenues la foi publique, +circonscrivaient les pouvoirs et conservaient la tradition des libertés. + +Gênes n'avait d'abord réglé son gouvernement que sur le modèle de ses +associations maritimes: dans la navigation mercantile, le patron dirige, +mais tous les habitants du bord sont appelés à son conseil dans les cas +difficiles; de même, ce peuple avait abandonné la conduite des affaires +de la république à des consuls, en se réservant d'être consulté en +parlement pour décider des plus importantes. + +Quand les familles consulaires notables devinrent une noblesse, l'opinion +publique s'y accoutuma bientôt; car les mains qui avaient saisi le timon +étaient les mêmes par lesquelles on était habitué à le voir manié, et +rien ne semblait changé à la tenue des parlements. + +La jalousie des nobles entre eux, leur hauteur et leur despotisme +excitèrent souvent des plaintes dans le peuple; mais leur caste n'en +reste pas moins une institution révérée, enracinée dans les moeurs, +indépendante du pouvoir qu'on lui avait laissé prendre; plus tard on le +lui dispute, on l'en dépouille même: ce fut toujours sans cesser +d'attacher à son illustration la vanité nationale. L'ostracisme dont on +frappait les nobles impliquait encore la reconnaissance de leur grande +existence dans la république. Enfin, avec le temps, d'éminents populaires +se firent presque princes sans oser se dire nobles. + +Or, c'est l'établissement du premier doge qui est l'installation +définitive de la bourgeoisie au pouvoir. Alors finit réellement le règne +de la noblesse; aucune incapacité, il est vrai, ne fut prononcée au +premier moment contre les nobles gibelins individuellement; mais, +humiliés et révoltés, ils s'attirèrent l'interdiction pour tout noble, +bientôt de la dignité de doge, ensuite de la première place du +gouvernement, sous quelque nom qu'elle fût déguisée; exclusion qui, +devenue la principale loi traditionnelle de la république, a duré cent +quatre-vingt-dix ans. + +Mais on n'avait longtemps distingué que la noblesse et le peuple. Le +peuple n'était qu'un seul corps sous la loi de l'égalité, et cette masse +commença à se désunir. Les classes inférieures pressentaient dans leur +propre sein une seconde aristocratie que préparait la richesse. Les +artisans étaient jaloux des marchands, et ils ne voulaient pas supporter +le poids d'une double supériorité. Forts de leur nombre, ils +revendiquaient une part d'autorité. Quant à l'élévation du capitaine +Boccanegra, on forma un grand conseil qui devait faire tomber en +désuétude les parlements ouverts à tous les citoyens: parmi les +catégories dont on le composa, les consuls de trente-trois métiers furent +appelés comme membres essentiels de cette représentation de la +république. De ce moment, les artisans prétendirent compter comme un +corps politique. La prévoyance des nobles fortifia cette prétention pour +l'opposer à celle de la haute bourgeoisie. Ils caressèrent jusqu'à la +populace et s'en firent suivre. Mari, dans sa tentative pour saisir le +pouvoir, avait effrayé la classe moyenne en recourant à l'assistance des +ouvriers. Hubert Doria, marchant à l'usurpation, n'ayant dans son cortège +ni les riches, ni les bons, abandonne au pillage les maisons qui sur son +passage lui faisaient obstacle. On s'avise d'imposer aux capitaines +gibelins pour collègue un tribun, un abbé du peuple. Il siège avec eux; +l'épée de la république est même le symbole dont on le décore; et cette +fonction, si relevée en apparence, tombe si bas que les citoyens notables +la refusent comme au-dessous d'eux. Quand de nouvelles dissensions entre +les nobles mettent Gênes au pouvoir du roi de Naples, Robert, une réunion +populaire se forme pour exercer spontanément la justice distributive et +répressive: ce sont les artisans qui y dominent et qui se chargent de +l'exécution (tentative que plusieurs fois ils renouvellent dans la +suite). Les matelots revenant de France, soulevés contre leurs nobles +capitaines, composent leur gouvernement d'artisans et de mariniers +exclusivement. Enfin c'est un artisan qui prend à Gênes l'initiative de +la nomination du doge Boccanegra. Ces premiers faits avertissent +suffisamment qu'il y a là un élément de plus à compter avec les nobles et +les bourgeois; et nous allons le voir croître en importance d'époque en +époque. + +Pour compléter l'idée qu'on peut se faire de ce gouvernement populaire, +il serait curieux de savoir quelles étaient au juste la forme et +l'autorité de ses parlements. Rarement les annales s'expliquent nettement +sur de tels sujets. Mais en observant ce qu'elles indiquent en diverses +occasions, il paraîtrait que là aussi les usages ont changé plus d'une +fois. Cependant, même quand la délibération n'était plus laissée à la +masse des citoyens, longtemps l'influence prépondérante de l'institution +s'était assez bien conservée, grâce à la puissance de la publicité. Dès +les anciens temps on trouve les parlements rassemblés au son de la cloche +dans l'église ou sur la place Saint-Laurent, et c'est à l'époque même où +le conseil dispose des affaires. Là, souvent on reçoit les ambassadeurs. +Quelquefois c'est eux qui ne veulent parler au conseil que devant le +peuple réuni, quand ils viennent offrir l'alternative menaçante de la +paix ou de la guerre. Dans ces assemblées, le conseil prononce, mais +l'assentiment, les acclamations du peuple semblent y dicter les +résolutions. C'est un appel à l'opinion nationale, irrégulier, mais +certainement imposant. Que des hommes apostés entreprissent de diriger +cette opinion au gré des magistrats, c'est ce qui est fort probable; +mais on ne peut considérer comme une vaine forme une telle consultation, +où l'opposition, pour peu qu'elle fût consistante, devait se résoudre en +tumulte. + +En certain temps, le conseil, dans les cas graves, se renforçait d'un +nombre de notables. Nous rencontrons des exemples de convocations tantôt +de cent, tantôt de trois cents citoyens. Nous ne savons rien sur la +manière de désigner ces adjoints temporaires. Le conseil était +probablement seul arbitre de ce choix, guelfe, gibelin, ou mi-parti, +suivant qu'une des deux factions régnait exclusivement, ou qu'elles se +partageaient les sièges des sénateurs comme il fut souvent convenu. On ne +peut douter que ces convocations, sous prétexte d'urgence et de promptes +résolutions, n'eussent été inventées pour substituer les conseils secrets +à huis clos aux parlements assemblés sur la place publique. Nous avons +remarqué le conseil de deux cents votants formé de catégories au temps du +premier Boccanegra. Mais la réaction populaire qui fit doge le second +rétablit l'usage, sinon des parlements délibérant en souverains, du moins +des conseils tenus sous les yeux du public. Cette forme était réservée à +la séance du second dimanche de chaque mois. La cloche qui le convoquait +invitait tous les citoyens à y être présents. Étrangers ou Génois, tout +le monde y était admis comme spectateurs: devant eux on traitait les +affaires, on opinait. Cette institution chère au peuple se conserva +longtemps; seulement il serait difficile de croire qu'elle se maintint +quand l'usurpation et la violence eurent fait de la magistrature suprême +une tyrannie despotique. L'historien Stella se souvient d'avoir assisté +enfant à une de ces assemblées dans une occasion mémorable (1383); mais +son récit nous fait bien voir qu'au temps où il écrivait elles étaient +tombées en désuétude. Quant au conseil ou sénat que les populaires +composaient seuls sous le doge Boccanegra, les nobles ne tardèrent pas à +y rentrer. Enfin on n'a pas oublié que le maniement des finances avait +été confié par le peuple à huit nobles: il paraîtrait même que c'est par +cette institution que la reconnaissance de la noblesse avait commencé. +Cet usage se conserva, soit défiance des populaires entre eux et +confiance en ceux mêmes dont on repoussait l'ambition aristocratique, +soit sentiment de cette justice qui appelle les plus forts contribuables +à surveiller l'épargne où ils versent plus que les autres. La garde du +trésor et le soin du fisc restèrent à des nobles au temps même qu'ils +étaient exclus du sénat. On ne trouve qu'assez tard des exceptions +avérées à cet usage singulier si propre, au milieu des jalousies +populaires, à maintenir pour la noblesse respect, crédit et influence1. + +Un doge, arrivé au pouvoir comme par hasard, du moins sans préparation ni +alliance patente, avait une tâche difficile à remplir au milieu de ces +éléments discordants; il devait les dominer tous. Il avait à faire +régner l'ordre et la concorde. Quoique bien vu du peuple, Boccanegra +n'avait pas gouverné un an qu'il se voyait menacé de toute part (1340). +Les nobles émigrés de Monaco s'étaient adonnés au métier de corsaires. +Cette nouvelle puissance maritime donnait la main à tous les mouvements +qui se tentaient sur le territoire. Les Doria avaient soulevé les vallées +d'Oneille; le marquis de Caretto ravageait le territoire d'Albenga en +assiégeant cette ville. + +Mais le doge gouvernait avec vigueur; il faisait marcher des forces; le +marquis s'effraya. Il envoya des ambassadeurs pour traiter: le doge +répondit qu'il n'entendrait à rien avant que Caretto eût comparu en +personne. Il se soumit à cette sommation menaçante; il se rendit à Gênes +où les cris du peuple sur son passage le dévouaient à la mort. Boccanegra +le fait jeter dans une étroite prison: après l'avoir endurée trois mois, +il céda à la république, Finale et le Cervo. A ce prix il recouvra la +liberté (1342). + +A l'autre extrémité du territoire le doge se faisait rendre le château de +Lerici. Il n'y eut plus alors qui méconnut son autorité que Monaco où les +Grimaldi étaient cantonnés, et Vintimille où les mécontents des quatre +familles2 avaient cherché une retraite commune. Cependant les menées +continuaient. On ne put savoir si des trahisons véritables se succédaient +ou venaient échouer devant la vigilance ou la justice de Boccanegra, ou +si, défiant et jaloux de son autorité, il sacrifiait des malheureux à un +soupçon, et rêvait des complots imaginaires. L'annaliste qui célèbre +d'ailleurs la magnanimité du doge fait entendre que l'opinion d'une +partie des citoyens était aliénée par la faute de ses conseillers, +toujours prompts à condamner et à punir. + +(1334) Il est probable qu'une autre cause acheva de nuire à la popularité +de Boccanegra et de son gouvernement. Le doge ne devait recevoir de +l'État qu'un médiocre salaire de 8,500 livres; mais il se croyait obligé +de s'entourer de soldats stipendiés: il en avait sept cents auprès de +lui. Leur solde était une dépense supérieure aux ressources ordinaires de +la république. Dès la seconde année de ce régime, on frappa la ville +d'une contribution de cent mille génuines: rien n'était plus propre à +exciter des murmures. Ces germes de mécontentement vinrent enfin à +maturité, soigneusement cultivés par l'intrigue. + +Les émigrés mettent en mouvement des troupes nombreuses, ils se répandent +dans la vallée jusqu'aux portes de Gênes; leurs étendards portent réunis +les écussons des quatre familles si longtemps opposées. Ce drapeau est +promené sur tout le territoire pour engager les populations à suivre +leurs anciens chefs. Boccanegra menacé de si près voit le péril et ne +trouve personne pour l'aider à y résister, il est réduit à le conjurer. +Il recourt aux nobles de la ville pour les intéresser soit à la défense, +soit à la paix, et dès ce moment son pouvoir est perdu; les affronts se +multiplient pour sa personne et surtout pour la liberté populaire. Quatre +commissaires de la noblesse commencent à dicter une première loi: sous +leur influence le conseil plébéien du doge fait place à un nouveau +conseil composé en nombre égal de nobles et de bourgeois, mais ceux-ci +des moins énergiques. La noblesse, de plus en plus exigeante, dicte des +règlements nouveaux qui limitent le pouvoir du magistrat suprême, il +n'est plus que l'exécuteur disgracié de leurs volontés. Cependant les +émigrés sont sous les murs; loin que personne les attaque ou s'en +défende, on voit sortir de la ville à toute heure d'autres nobles qui +vont à eux et des populaires serviles qui courent leur prodiguer les +félicitations, les hommages, les offres de les servir. Les amis de la +liberté s'indignent, ils sentent que la patrie est vendue; on leur impose +silence; des commissaires du gouvernement, et toujours un populaire +complaisant à la suite d'un noble, vont de rue en rue signifier aux +habitants que chacun doit rester sur ses foyers, ne se mêler que de les +défendre; si l'on se permet une acclamation, ce doit être vivent le doge +et le bon État; le cri factieux de vive le peuple est interdit, il est +temps de s'en abstenir. Boccanegra, que personne ne soutient, voit trop +bien où les choses en sont venues. Maudissant ceux qui ont si mal tenu +les promesses qu'on lui avait faites, il se démet de son pouvoir et sort +du palais avec les siens. Il part et va chercher une retraite à Pise3. + +(1345) Dès que le jour reparaît, tous les nobles restés dans la ville, +les Imperiali, les Mari, les Squarciafichi, descendent sur les places de +leurs palais, y arborent leurs drapeaux et se montrent en armes pour +imposer au peuple ou pour en détacher leurs partisans. Ce fut un jour +d'incertitude et de tumulte, mais on s'observa sans s'attaquer. Le +lendemain matin, la troupe soldée se retira, et aussitôt il fut convenu +que les émigrés feraient leur rentrée le même jour. Mais le +mécontentement du peuple contre eux voulait être ménagé, et, après tout, +les nobles de l'intérieur craignaient de se mettre à la merci de cette +noblesse insurgée qui viendrait en triomphe reprendre possession de la +ville et du pouvoir. On convint que des commissaires ouvriraient les +portes, que les arrivants marcheraient en ordre, que les nobles de la +ville seraient rangés sur leur passage, que de part et d'autre tous +seraient sans armes. L'événement dérangea ces conventions. Les +commissaires qui étaient allés au-devant du cortège, virent un des +Spinola s'avancer hors de son rang comme s'il venait surprendre une +conquête. Ils rétrogradèrent aussitôt, les portes furent précipitamment +fermées, les citoyens soulevés retrouvèrent leur cri favori de vive le +peuple, et tout traité avec les émigrés se trouva rompu par ce singulier +incident. + +Cependant la ville était sans gouvernement, il fallait y pourvoir. Les +nobles prétendirent se prévaloir des concessions qu'ils avaient +dernièrement arrachées à Boccanegra, pour le partage égal entre eux et +les populaires des charges du gouvernement. Pour appliquer cette règle au +choix d'un doge, on convint de présenter aux suffrages une liste de +quatre candidats, deux de chaque ordre. L'assemblée générale se laissa +induire à nommer un noble; mais, pour faire acte d'indépendance, elle +affecta de refuser les quatre noms qu'on lui présentait; elle élut doge +Jean de Murta, noble de bonne réputation4. C'était un homme estimé et +modéré; son élection fut ratifiée le lendemain avec les formalités +requises. On l'entendit avec plaisir déclarer qu'il se regardait comme un +simple président des conseils de la république. On n'avait qu'à régler +l'état convenable à cette présidence, la force dont on jugerait à propos +de l'assister: il n'entendait coûter au trésor public rien au delà; son +conseil fut mi-parti de nobles et de plébéiens. + +L'influence de la noblesse continuait autour du gouvernement, mais la +majorité des citoyens était loin d'y acquiescer. Ils ne doutaient pas +qu'on n'eût renoué les traités pour livrer de nouveau la ville aux +émigrés qui se tenaient à portée, qui occupaient même les faubourgs en +attendant qu'on leur ouvrît les portes. C'était un grand sujet de +murmures. Le voisinage de ces ennemis était d'autant plus à charge que +dans les habitants des campagnes et des vallées ils trouvaient ou se +faisaient des auxiliaires et grossissaient leurs forces. Un mouvement +éclata à Savone où l'aristocratie était haïe plus unanimement qu'à Gênes, +un soulèvement populaire, qui en chassa violemment les nobles, donna le +signal aux Génois. Le parti plébéien se rendit maître du terrain. Il +conserva le doge, mais il licencia son conseil mi-parti, et lui en donna +un autre exclusivement composé de populaires, comme au temps de +Boccanegra. On enleva les armes à tous les nobles; quelques-uns furent +retenus en otage et avec eux nombre de ces plébéiens qui s'étaient faits +les fauteurs de la noblesse. Bientôt on sortit par terre et par mer pour +aller chasser les émigrés des faubourgs, où ils s'étaient fortifiés. Il y +eut du sang de répandu; mais enfin le peuple mit en fuite ses +adversaires et les poursuivit à une assez grande distance. Certains +nobles, de bonne volonté, participaient à ces expéditions avec le peuple; +seulement il paraîtrait par le récit de l'historien qu'ils se tenaient +dans des compagnies séparées. + +Cependant, par l'entremise d'un cardinal légat du pape, les deux partis +acceptèrent pour juge Luchino Visconti, seigneur de Milan. Cet arbitre se +hâta d'interrompre les hostilités. Bientôt après il publia une sentence, +elle n'était rien moins que définitive; il se réservait de prononcer +ultérieurement sur les griefs réciproques, et se bornait à ordonner que +les émigrés rentrassent et fussent réintégrés dans leurs biens. Trois +Spinola et trois Fieschi, seuls exceptés, étaient privés du droit de +rentrer immédiatement. Ils devaient se tenir à dis milles de la ville +jusqu'à ce que le gouvernement les rappelât. + + +CHAPITRE II. +Génois en France à la bataille de Crécy. -Acquisition de Chio. + +(1346) Les Grimaldi de Monaco et quelques autres nobles réfugiés avec eux +ne souscrivirent pas à ce jugement arbitral: au lieu de rentrer à Gênes, +ils s'occupèrent d'un armement de trente galères; et ils furent assez +forts pour y faire monter dix mille combattants. La république s'alarma +extrêmement à cette nouvelle, et, se croyant menacée par de si grandes +forces, elle fit de prodigieux efforts pour en opposer d'égales. Mais +cette peur était vaine; la flotte de Monaco passa dans l'Océan au +service de Philippe de Valois. + +Antoine Doria, après le soulèvement de ses matelots, était resté en +France. Comme lui, Charles Grimaldi y portait le titre d'amiral, et tous +deux avaient pris une grande part à la guerre que la maison de Blois +faisait en Bretagne à la maison de Montfort. On leur attribua la prise de +Nantes, d'Hennebont et de Guérande. Mais, après des courses fructueuses, +ils avaient perdu beaucoup de leurs gens et une partie de leurs +bâtiments. Le roi Philippe, au moment où, après des alternatives +d'hostilités et des trêves, il voyait la France envahie par Edouard, +demanda de nouveaux renforts à des auxiliaires éprouvés. Ce n'est pas +seulement pour le service de la mer qu'ils étaient recherchés, les Génois +passaient pour des archers excellents. Les guerres civiles les avaient +exercés à manier l'arc et l'arbalète. Leurs exilés, qui, répandus dans +tous les États, avaient adopté pour ressource le métier de soldats +mercenaires, peu habitués à se ranger parmi les cavaliers, avaient mis +leur industrie à se distinguer dans une arme qui exige l'adresse avec la +bravoure. Tout ce que les réfugiés de Monaco purent réunir de forces vint +en France courir cette fortune. Elle souriait à des hommes accoutumés à +la vie de l'émigration. Ils aimaient mieux chercher les chances de la +guerre, du butin et des faveurs d'un puissant roi, que de rentrer à Gênes +avec des conditions douteuses, ou de languir sur le rocher de Monaco. +Quinze mille archers génois se trouvèrent à la journée de Crécy Cinq +mille avaient été détachés d'abord sous les ordres d'un commandant +français qui, avec mille hommes d'armes, devait garder le gué de la +Somme, et fermer à Edouard l'entrée de la Picardie. Mais, après un rude +combat, l'armée anglaise força le passage; devançant Philippe qui la +suivait, elle eut plus d'un jour d'avance pour choisir son champ de +bataille et pour s'y reposer pendant que les Français enduraient les +fatigues d'une marche précipitée et les injures d'une saison pluvieuse. +Quand ceux-ci arrivèrent près de Crécy, c'était déjà le soir du second +jour après le passage de la Somme. Ils marchaient, la gendarmerie en +colonne, les archers génois en arrière-garde. Des conseillers prudents, +modérant l'ardeur du roi et sa confiance dans la grande supériorité de +son armée, lui avaient fait entendre qu'on devait faire halte, se refaire +cette nuit d'une course pénible et remettre la bataille au nouveau jour. +Les ordres furent donnés et les premiers rangs de l'avant-garde +s'arrêtèrent; mais ceux qui suivaient, aussi insubordonnés que braves, +s'écrièrent qu'à l'approche du combat il était de leur honneur de ne +s'arrêter point, qu'ils ne fussent aussi près de l'ennemi que ceux qui +marchaient devant, et ils s'avancèrent en effet. Ceux de l'avant-garde, +jaloux de garder leur rang et poussés par le même mouvement, se remirent +en marche. Ainsi on se trouva en présence des Anglais, sans ordre, sans +disposition prise et ne pensant qu'à bien combattre. L'orgueilleux +Philippe, cédant à l'impétuosité française, ne voulut plus entendre +parler de délai. Il donna l'ordre de faire passer les Génois au front de +l'armée et de les envoyer engager l'affaire à l'instant. Les archers +représentaient qu'ils venaient de faire six lieues à pied, chargés de +leurs armes, souffrant de la pluie contre laquelle ils n'avaient pu +mettre à couvert les cordes de leurs arcs; ils venaient encore d'essuyer +un grand orage sur le champ de bataille. Ils craignaient de ne pas bien +faire, il était fort tard, et ils serviraient mieux le lendemain. Ces +représentations contrariaient l'empressement et l'orgueil chevaleresque. +Le comte d'Alençon, frère du roi, prodiguant l'injure, les traita de +misérables qui se faisaient payer et hésitaient à servir quand on avait +besoin d'eux. Les Génois blessés ne se firent plus attendre. Ils +s'avancèrent en poussant trois fois leur cri de guerre, ils attaquèrent +avec ordre. Mais les archers anglais dispos, avec leurs armes mieux en +état, lançaient leurs traits avec avantage. De plus, il paraît certain +que c'est dans cette bataille que pour la première fois on entendit le +bruit effrayant des armes à feu et qu'on en éprouva au loin l'effet +meurtrier. Les Génois reculèrent. La chevalerie française s'avançait non +pour les soutenir, mais pour voler au-devant des Anglais. Les archers, +repoussés sur ses rangs déjà mal ordonnés, y portèrent quelque confusion. +Philippe indigné cria qu'on tuât cette canaille génoise qui ne faisait +qu'obstruer la voie. Cet ordre imprudent et cruel ne fut que trop +sérieusement entendu. Les hommes d'armes chargèrent et massacrèrent ces +auxiliaires malheureux, ils se livrèrent avec acharnement à ce premier +exploit en présence de l'ennemi, sous les flèches des archers anglais qui +les atteignaient à leur tour. Dans cet état ils s'abandonnèrent en +désordre à la gendarmerie d'Edouard. Ainsi commença la funeste bataille +ou plutôt la sanglante déroute de Crécy Pendant ce combat, ceux des +Génois qui échappèrent au massacre ordonné contre eux, avaient brisé +leurs armes plutôt que de les employer plus longtemps pour ceux qui les +avaient ainsi insultés et sacrifiés1. Tout se ressentit des suites d'une +affaire si malheureuse. Sur mer, ils ne purent l'emporter sur les +Anglais. L'historien de Gênes observe que, de toute cette flotte de +Monaco, il ne rentra jamais une galère dans la Méditerranée. + +Quand la république s'était crue menacée par ces armements de Monaco +destinés à finir si loin de Gênes, le trésor public était vide et le +péril semblait imminent. Par des moyens extraordinaires on obtint +cependant un armement de vingt-neuf galères parfaitement équipées. Aucune +n'était montée de moins de deux cents hommes, parmi lesquels on comptait +de cinquante à cent arbalétriers, bien armés, vêtus d'habits uniformes, +ceux de chaque galère distingués par la couleur. Un populaire, Simon +Vignoso, fut nommé amiral de cette belle flotte: il reçut solennellement +le grand étendard de la république des mains du doge, et mit promptement +à la voile. Mais quand on se fut assuré qu'il n'y avait rien à craindre +et rien d'utile à faire du côté de Monaco, on convint d'expédier ces +forces vers le Levant pour protéger la navigation marchande et les +colonies de la mer Noire. La flotte fit voile pour la Grèce. Elle se +hâtait de joindre à Négrepont les Vénitiens et les chevaliers de Saint- +Jean de Jérusalem réunis sous les ordres de Humbert, dauphin de Viennois, +avec le but apparent d'aller secourir Smyrne. Cette ville conquise par +les chrétiens, comme nous l'avons vu, et à la prise de laquelle les +Génois se glorifiaient d'avoir contribué, était maintenant attaquée par +les Turcs, et c'était un devoir de la défendre; mais Vignoso trouva le +dauphin en disposition de conquérir l'île de Chio. Ce projet blessait les +intérêts des Génois. Dès longtemps ils avaient fréquenté cette île et +s'étaient emparés du monopole du mastic qu'elle fournit et qui était +alors l'objet d'un grand commerce mystérieusement exploité. Ils avaient +même réclamé la propriété de l'île au nom d'une de leurs plus illustres +familles à qui, disaient-ils, elle avait été injustement enlevée. +L'amiral Zacharia, utile auxiliaire de Michel Paléologue dans sa +restauration à l'empire, ayant remis en son pouvoir l'île d'Eubée, avait +reçu en récompense l'investiture de Chio avec de grands titres d'honneur. +Ses fils après lui avaient gardé cette possession; mais elle leur fut +enviée, parce que le revenu en surpassait de beaucoup le tribut qu'ils en +payaient au fisc impérial. On commença par prétendre que la concession +originaire n'avait été faite que pour dix ans, qu'elle ne se perpétuait +que par tolérance et par abus. Une querelle entre les deux frères +Zacharia survint, et elle fournit à la cour de Constantinople l'occasion +de rentrer dans ce fief précieux. Comme le cadet, exclu de l'héritage par +son aîné, réclama assistance contre lui, les forces de l'empereur +Andronic débarquèrent dans l'île. Le frère aîné mourut en se défendant. +Son frère crut alors recueillir l'héritage sans obstacle, mais il +n'obtint que l'offre d'un commandement subalterne au lieu de ce qu'il +regardait comme sa propriété. Il se retira mécontent et prit inutilement +les armes sans pouvoir rentrer en possession2. De là naissaient les +prétentions des Génois; elles sommeillaient et ils se contentaient bien +d'une sorte de monopole commercial que les Grecs leur laissaient exercer: +mais tout allait changer si ce pays tombait au pouvoir d'émules +occidentaux. Vignoso fit valoir les droits de la république, et réclama +contre le projet d'invasion. Le dauphin essaya de vaincre cette +opposition par l'appât de l'intérêt personnel. Ces offres corruptrices +furent rejetées. Vignoso fit mettre à la voile, résolu de devancer à Chio +le dauphin et sa flotte. + +En y arrivant, il essaya d'effrayer les habitants en les avertissant du +danger qu'ils allaient courir. Il leur présentait le seul moyen de s'y +soustraire. Il leur suffisait d'arborer le drapeau de la république, de +recevoir quelques Génois dans leur citadelle. Avec ces garanties, le +dauphin, les Vénitiens, personne n'oserait attaquer un poste qui +paraîtrait appartenir à la seigneurie de Gênes. La cour de Constantinople +(l'impératrice Anne de Savoie était alors régente) avouerait avec plaisir +une précaution qui lui conserverait Chio: mais si elle ne l'approuvait +pas, l'amiral, qui ne voulait que prêter à bonne intention le pavillon et +la petite garnison, s'engageait à les retirer à l'instant. + +Cette offre cauteleuse ne séduisit pas les Grecs: ils répondirent que, +loin d'avoir besoin d'un pareil secours, ils permettaient aux Génois +d'aller se joindre aux Latins; ils les défiaient tous. Vignoso se +présenta dans le port malgré cette réponse altière. Le peuple de Chio fit +pleuvoir sur les galères des pierres et des traits; le cri universel +était Mort aux Génois! Ce fut pour ceux-ci une occasion de vengeance ou +un prétexte de prévenir les autres conquérants. Après de violents +combats, l'île fut gagnée3. Maître de Chio, Vignoso voulut assurer sa +conquête et l'agrandir. Dans le voisinage sur le continent, au milieu +d'un pays où les Turcs s'étaient établis, était la ville de Fockia, la +nouvelle Phocée. Les Génois convoitaient cette possession. Ils s'y +prétendaient des droits analogues à ceux qu'ils supposaient avoir sur +Chio. La ville de Fockia avait été bâtie en quelque sorte par deux frères +Cattaneo, nobles génois. L'un d'eux, s'étant rendu indépendant, avait +fait dessein de conquérir Mytilène (1330). L'empereur grec, en se faisant +aider par les Turcs, le chassa d'abord de Mytilène et ensuite de Fockia4. +De cette ancienne possession -Vignoso se faisait une sorte de titre. +Pendant qu'il acquérait Chio, les habitants de Fockia lui avaient montré +peu de faveur; ils se défendirent quand il les attaqua. Ils recoururent +à l'assistance des Turcs; mais ils furent contraints de se donner à Gênes +comme leurs voisins insulaires. L'amiral voulait encore s'emparer de +Mételin et de Ténédos; mais, quand la flotte fut à la voile, tous ces +hommes de mer se soulevèrent. Assez chargés de butin, ils étaient pressés +d'aller mettre leur proie en sûreté dans leurs foyers. Il fallut +renoncer à pousser l'expédition plus loin. On revint immédiatement à +Gênes. Smyrne, attaquée en ce moment et qu'on eût pu défendre, privée de +secours, fut perdue pour les chrétiens. + +La liquidation financière des comptes de l'expédition de Vignoso mérite +d'être remarquée. Lorsqu'on croyait armer contre les forces des émigrés +de Monaco, les commissaires, à qui le gouvernement avait délégué la +dépense de l'État, ne trouvant aucune ressource dans le trésor public, +avaient convoqué d'abord les citoyens les plus riches et les plus zélés. +On leur avait exposé le danger, les besoins; on leur demanda ce qu'ils +voulaient faire: l'assemblée décida qu'il serait ouvert parmi les +particuliers une souscription pour faire les avances nécessaires à la +construction de vingt-cinq galères au moins; que l'État garantirait aux +prêteurs la sûreté de leurs deniers, quoi qu'il arrivât aux bâtiments; +que, pour gage, on leur déléguerait provisoirement un tiers des recettes +du fisc. Ils en jouiraient jusqu'au remboursement qui serait +ultérieurement réglé. + +La souscription publiée, trente-sept plébéiens et sept nobles +s'engagèrent à fournir une galère chacun. Mais les commissaires, +craignant que l'effet de ces promesses ne manquât au besoin, exigèrent +que chaque souscripteur déposât pour garantie 400 liv., en forme de +cautionnement. Cette précaution réduisit le nombre effectif à vingt-neuf +galères, vingt-six fournies par autant de populaires, trois par des +nobles. + +Au retour, les avances furent réglées et fixées à 7,000 génuines par +galère ou 203,000 génuines entre les vingt-neuf. Le gouvernement promit +de payer cette somme dans le terme de vingt-neuf ans avec les intérêts à +sept pour cent. Pendant ce délai, tous les revenus de Chio et des places +conquises appartenaient aux créanciers pour leur servir d'indemnité. La +république ne s'y réservait que la souveraineté et la justice. Si au +terme de vingt-neuf ans les 203,000 génuines ne s'acquittaient pas, le +domaine utile de ces conquêtes restait en propriété perpétuelle aux +créanciers pour leur payement, sous la réserve des frais de la garde et +de la défense de l'île. + +C'est ici un exemple de ces conventions que le gouvernement faisait +fréquemment avec ses capitalistes ou avec ses fournisseurs; une +délégation de certaines branches de revenus leur était donnée comme gage +pour un temps déterminé, passé cela, comme payement en propriété. C'est +la réunion des sociétés diverses formées entre les créanciers intéressés +à la perception de ces revenus et à la distribution de leurs produits, +qui, plus tard, a donné naissance à la fameuse banque de Saint-George. + +L'aliénation de Chio resta définitive, le gage ne fut point racheté. La +presque totalité des fractions de la créance commune se trouvèrent +réunies par le laps de temps dans la propriété d'une famille +Giustiniani5. Elle était composée elle-même de six races qui, étrangères +l'une à l'autre par leur origine, s'étaient alliées en une sorte de +parenté, de fraternité volontaire, abandonnant leurs noms particuliers +pour en adopter un en commun. Cet exemple n'était pas unique à Gênes; le +nom des de Franchi et quelques autres ont une origine semblable. Quand la +famille Giustiniani se trouva en majorité parmi les propriétaires de +Chio, elle s'attacha à cette colonie comme à une habitation de famille; +elle racheta successivement les portions des autres intéressés. Chio +resta la vraie patrie d'une foule de membres de cette famille illustre +que nous verrons s'y maintenir après la chute de Constantinople. De nos +jours, ils n'avaient pas tous renoncé à ce séjour, malgré les incidents +qui avaient ruiné leur domination, et il est impossible qu'il n'ait pas +été répandu de leur noble sang dans les horribles malheurs de cette île +infortunée dont l'Europe a été témoin de nos jours. + + +CHAPITRE III. +Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de l'archevêque +Visconti, duc de Milan. + +Peu après l'expédition de Chio, Gênes eut sa part du désastre d'une peste +terrible qui ravagea l'Italie. Longtemps après, le peuple appelait encore +ce temps (1348) l'année de la grande mortalité. C'est le seul événement +marqué par les chroniques dans les quatre dernières années de la +magistrature de Jean de Murta. Il mourut respecté, et nomma les pauvres +pour ses héritiers (1349). + +La possession de son titre fut à l'instant disputée: heureusement que la +querelle ne fut ni sanglante ni longue. Le fils du doge mort avait +prétendu succéder à son père: mais son ambition trouva peu de soutiens. +La famille Spinola de Lucoli voulait donner à la république un chef +populaire qui fût sa créature; elle avait réuni près de deux mille +citoyens qui nommèrent doge par acclamations Luchino de Facio. On le +conduisait au palais, mais la bourgeoisie commerçante s'était assemblée +dans l'église de Saint-George; on y avait fait choix de Jean de Valente; +son cortège devançait au palais celui de Facio. Il semble que le plus +souvent, dans ces temps, chaque parti nommait et proclamait +tumultuairement son candidat. Celui qui pouvait le premier s'installer, +faire sonner la cloche de la Tour et se maintenir un jour à son poste, +était le doge. L'élection officielle n'était qu'une vaine formalité qui +ne faisait que ratifier le lendemain ce que l'intrigue ou la violence +avaient fait la veille. Facio, la créature des Spinola, apprenant sous +quels auspices Valente se rendait au palais, eut la prudence ou la +modestie de s'arrêter dans sa marche, de remercier et de congédier ceux +qui l'accompagnaient et d'aller faire hommage au nouveau doge. + +Sous le gouvernement de celui-ci, le conseil fut mi-parti de plébéiens et +de nobles. Les plus grandes affaires de la république en ce temps furent +la suite de la conquête de Chio, les relations avec l'empire grec, et +bientôt une guerre avec les Vénitiens, toutes choses qui ne tardèrent pas +à se compliquer ensemble. + +L'impératrice régente de Constantinople ne pouvait voir avec plaisir les +conquêtes des Génois sur ses possessions; et elle sentait combien ces +nouvelles colonies donnaient de force à celle de Galata, déjà si +menaçante, quoique si utile à la capitale qu'elle nourrissait. Anne +envoya quelques forces attaquer Chio et Fockia. Les habitants de Galata +prirent parti pour leurs compatriotes, et ils n'eurent qu'à suspendre +pendant quelques jours les approvisionnements qu'ils étaient dans l'usage +d'apporter en ville; on en fut si effrayé que l'impératrice fit cesser +les hostilités, et rendre les prises qu'on avait faites. Alors +l'abondance reparut et tout reprit son cours ordinaire1. + +(1349) Une révolution survint à Constantinople. Cantacuzène, longtemps +serviteur dévoué des Paléologues, et d'abord tuteur fidèle de leur +héritier enfant, avait perdu l'amitié de la régente grâce à l'intrigue +des courtisans; la persécution finit par le pousser à la révolte. +Soutenu par les Vénitiens, tandis que les Génois appuyaient Paléologue, +le rejeton de leur ancien allié, Cantacuzène empereur fut naturellement +leur ennemi2. Il avait d'ailleurs assez de coeur, si ce n'est assez de +forces, pour désirer d'être le maître dans sa capitale et pour vouloir se +délivrer de la dépendance de ces hôtes turbulents. Il voulait disposer +des passages du Bosphore, ouvrir et fermer à sa volonté les portes de la +mer Noire. S'il n'avait pas des forces maritimes capables de s'opposer +aux flottes génoises, son amitié ou sa haine était une source de +prospérité ou une calamité pour une nation maritime dont le principal +commerce, en ces temps, était au fond du Pont-Euxin. De l'établissement +de Galata ils avaient fait le centre de leurs colonies de Gazzarie. Ils +en faisaient hommage à l'empereur, mais ils s'y tenaient indépendants, et +souvent ils traitaient d'égal à égal avec le faible gouvernement qui les +comptait pour ses sujets. Assaillis, sur ce rivage ouvert, par les +Vénitiens dans leurs premières querelles, ils avaient profité de cette +insulte pour mettre leur station en état de défense, non sans prévoir +qu'au besoin ils se trouveraient fortifiés contre l'empereur. L'eau de la +mer avait été introduite dans leurs fossés, ils avaient élevé de fortes +murailles3. Actifs, tour à tour hardis et insinuants, sachant se rendre +nécessaires ou tirer parti de leurs services, ils étaient fermiers des +droits du Bosphore, et s'en regardaient comme propriétaires. Ils en +rendaient trente mille pièces d'or et ils en tiraient deux cent mille4. A +mesure que les discordes affaiblissaient l'empire, ils devenaient plus +exigeants et plus hautains. Ils voulaient obliger l'empereur à désarmer +ses vaisseaux5. Se croyant à l'abri d'un siège et maîtres de la mer, ils +menaçaient d'attaquer Constantinople. Ils réclamaient certains nouveaux +terrains pour s'agrandir sur la hauteur de Péra, et, sur le refus qu'on +leur en avait fait, ils les avaient pris; ils s'étaient hâtés d'y élever +des murailles et des tours. Cantacuzène se résolut à les punir. On fit +sortir contre eux des troupes et des galères; mais celles-ci furent +manoeuvrées avec une extrême ignorance, et les Génois les prirent à la +bouche du port. A ce spectacle, les soldats s'enfuirent. Ces prises, +avant d'être conduites à Galata, furent promenées en triomphe devant le +palais impérial. Cantacuzène fut obligé de subir cette ignominie et +d'abandonner aux Génois la concession des terrains qu'ils s'étaient +adjugés. Des fortifications redoutables y furent aussitôt élevées6. Un +historien grec, qui d'ailleurs mêle à ses récits mille circonstances de +rencontres glorieuses pour les siens et honteuses pour les ennemis, +déplore cette terreur panique qui tout à coup dispersa les défenseurs, à +tel point qu'il avoue que les Génois de Galata eussent pu s'emparer de la +capitale. Il bénit la Providence qui inspira la modération aux vainqueurs +dans les négociations de cette paix forcée. Il avoue qu'un envoyé de +Gênes vint ordonner aux colons de Péra de restituer leurs conquêtes, +d'indemniser ceux à qui ils avaient fait dommage et de faire des +soumissions à l'empereur. Mais il termine ce récit en peignant l'empire +laissant aux mains des ennemis une flotte qui avait coûté tant de +dépenses, et privé, sinon en totalité, du moins dans la plus grande +partie, de l'espoir des revenus annuels du fisc7. + +Gênes ne pouvait supposer qu'un accord si humiliant pour Cantacuzène +laissât ce prince dans des dispositions amicales et sans désir de venger +ses affronts. Les Vénitiens vinrent lui en offrir l'occasion peu après. +La rivalité n'avait pas cessé entre les deux républiques; Venise se +ressentait de ce qui s'était passé à la conquête de Chio. Les Génois, +dont les relations commerciales à Tana étaient suspendues, étaient jaloux +que les Vénitiens y conservassent les leurs; vainement ils avaient +représenté à ceux-ci qu'il serait honorable à deux puissances chrétiennes +de faire cause commune contre une nation barbare. Ils avaient offert à +leurs émules de les admettre à commercer à Caffa; ils leur auraient +concédé des privilèges: tout fut inutile; l'animosité s'accrut; la +moindre rencontre sur mer devait donner naissance à la guerre; elle +éclata8. Le premier hasard fut pour les Vénitiens: trente-cinq de leurs +galères en rencontrèrent quatorze de Gênes qui allaient en marchandises, +et les enveloppèrent. Dix furent prises, quatre en portèrent la nouvelle +à Chio; mais là se trouvait Simon Vignoso, le conquérant de cette île; +il en était alors le podestat pour la république de Gênes. Il arma +aussitôt tous les bâtiments qu'il put rassembler. Neuf galères, sous le +commandement de Philippe Doria, allèrent assaillir la colonie vénitienne +de Négrepont et y enlevèrent vingt-trois vaisseaux marchands9. + +C'est au milieu de ces hostilités que Venise excite les ressentiments de +Cantacuzène contre les Génois. Ceux de Galata, instruits de cette +négociation, tandis qu'il balançait encore, se complurent à lui rappeler +leur force et sa faiblesse. Les machines de Péra lançaient des pierres +dans Constantinople par-dessus les murs. On s'excusait de cette insolence +sur une maladresse de l'ingénieur, et elle recommençait sans cesse. +Cantacuzène, irrité, contracta contre de si méchants voisins une triple +alliance avec Venise et le roi d'Aragon. Nicolas Pisani conduisit +quarante-cinq galères vénitiennes; Pons de Saint-Paul commandait trente +galères catalanes; quatorze furent ajoutées par les Grecs à cette flotte +combinée. La république de Gênes avait expédié soixante galères sous +Pagan Doria, célèbre amiral. Les flottes se rencontrèrent dans le détroit +des Dardanelles, à peu de milles de Constantinople. Sans attendre le +premier choc, les Grecs prirent la fuite et cherchèrent leur salut dans +leur port. Il n'en fut pas ainsi des autres combattants; la bataille fut +sanglante pour tous. On disputa la victoire une journée; elle resta aux +Génois, et elle n'était pas encore assurée quand une effroyable tempête10 +vint séparer, submerger, jeter ou briser sur les côtes les vainqueurs et +les vaincus. Les Catalans et les Vénitiens perdirent mille hommes; les +Génois avaient plus de sept cents morts, treize de leurs galères étaient +échouées; sur ce nombre ils en sauvèrent dix. Ils en prirent ou coulèrent +à fond dix aragonaises et vingt-quatre vénitiennes. L'amiral espagnol fut +tué: les Catalans portèrent le plus grand poids de la journée. Après une +nuit funeste, l'amiral vénitien abandonna le champ de bataille emmenant +les débris de ses forces à Candie11. Cantacuzène, pliant sous la +nécessité, rompit ses alliances; non-seulement il confirma aux Génois +autant de privilèges qu'ils en réclamaient, mais il leur abandonna des +places dans la Propontide, et mit entre leurs mains les deux châteaux qui +ferment la mer Noire. Enfin les Grecs consentirent, pour plusieurs +années, à ne fréquenter Tana qu'en compagnie et à la suite des navires +génois, à moins d'une permission spéciale du doge12. + +Tel fut le succès de la république, glorieux, mais si chèrement acheté, +qu'on s'abstint de célébrer la victoire par des cérémonies publiques au +milieu du deuil des familles. L'amiral Pagan Doria, rentrant à Gênes +couvert de gloire, n'en fut pas moins mal reçu de cette ingrate patrie à +laquelle il apportait un traité si avantageux. L'esprit de parti qui le +poursuivait s'était déjà manifesté sur la flotte avant la victoire et lui +avait suscité de grandes difficultés. Son autorité avait été bravée. Un +factieux, del Moro, capitaine d'une de ses galères, avait ourdi contre +lui une sédition pour le détourner de ses plans de campagne et pour le +forcer à assiéger Héraclée13. Il avait ouvertement menacé l'amiral de la +justice populaire à laquelle il aurait à rendre compte. Doria n'avait pu +calmer le soulèvement qu'en y cédant. Il avait pris Héraclée; et, au +pillage qu'il y permit, il dut probablement la bonne volonté de ses +équipages dans la bataille navale; mais, revenus à Gênes, ses ennemis +n'avaient pas renoncé à le poursuivre. On le dénonçait aux familles comme +responsable de leurs pertes. On l'accusait d'avoir outrepassé ses +pouvoirs; en un mot, on l'écarta du commandement d'une nouvelle +expédition préparée contre Venise. On lui donna pour successeur un +Grimaldi; et de ce nom on peut conclure que ce n'était pas là une +querelle de populaires contre le noble, mais de guelfes contre le +gibelin. + +L'amiral vénitien Pisani prit sur Grimaldi une revanche fatale à la +gloire, à la puissance de Gênes et à sa liberté. La flotte de Venise, +réunie aux forces du roi d'Aragon, comptait quatre-vingts galères, les +Génois en avaient soixante. Antoine Grimaldi fut surpris et attaqué sur +les côtes de Sardaigne: le combat lui fut malheureux à un point +tellement inouï qu'il rentra tristement à Gênes avec dix-neuf galères; +il en laissa quarante et une aux mains de l'ennemi. + +Gênes n'avait jamais éprouvé une calamité pareille. La rumeur fut +générale. Les affections de chaque famille, tous les intérêts, tous les +sentiments nationaux et privés étaient blessés par ce cruel événement. +L'État était sans ressource pour se venger ou pour se défendre. +L'autorité était décriée; les récriminations du peuple contre les +nobles, des guelfes contre les gibelins recommençaient de toute part. +Dans un pays où le siège du gouvernement était si glissant, il n'y avait +aucun régime qui pût tenir à une si effroyable secousse. Nous perdons le +fil de l'intrigue qui vint mettre à profit les ressentiments du +désespoir. Mais enfin on vit proposer au conseil, délibérer, décider de +résigner Gênes et tout l'État dans les mains de Jean Visconti, archevêque +et duc de Milan14. On crut prendre des précautions suffisantes pour +conserver la liberté nationale sous sa seigneurie. Elle n'était acceptée +que pour la vie seulement. De son côté, il promit de défendre la +république, de faire, s'il le fallait, la guerre aux Vénitiens. Pour +commencer, il prêta de grandes sommes d'argent afin de créer de nouvelles +flottes. N'oublions pas de dire que Visconti est fort loué dans les +chroniques génoises pour avoir donné à la ville une horloge sonnante, +invention qu'on n'y connaissait pas jusque-là. Le marquis Guillaume +Pallavicini vint commander au nom de l'archevêque. Le doge Valente +résigna sa dignité et céda la place. + +CHAPITRE IV. +Boccanegra redevenu doge. + +(1354) Aussitôt qu'on put mettre à la mer vingt-cinq galères, elles +partirent. On en rendit le commandement à Pagan Doria, le vainqueur de +Pisani aux Dardanelles. Dix autres galères aux ordres de Grimaldi +allèrent le rejoindre. Cette flotte se montra dans l'Adriatique, ravagea +l'Istrie et brûla Parenzo au fond du golfe: elle en sortit pour gagner +la Morée, et là seulement elle se rencontra avec trente-six galères et +cinq gros vaisseaux ennemis. C'était encore Pisani qui les commandait; +il allait tenter, pour la troisième fois, l'inconstante fortune. Il avait +devancé les Génois au port de Sapienza. Sa flotte formait deux divisions: +l'une était rangée à l'embouchure du port; Pisani la commandait en +personne: le reste de ses galères, qui eût manqué de place pour se +mettre en ligne, occupait les derrières dans l'intérieur, sous les ordres +de Morosini. Par une hardie manoeuvre, une partie de la flotte génoise se +lance d'une ardeur irrésistible entre le bord et l'extrémité de la ligne +vénitienne, et pénètre dans le port où Morosini ne s'attendait pas à être +attaqué et n'était pas en défense. Les Génois prennent et brûlent tout ce +qui se trouve en cette enceinte et, jetant partout la confusion, ils +reviennent assaillir la division de Pisani sur ses derrières, tandis que +Pagan l'attaque en face. Tout fut pris, la flotte vénitienne fut +détruite. De ceux qui la montaient un grand nombre périrent par le fer ou +dans les flots; on ramena à Gênes cinq mille prisonniers, l'amiral lui- +même, l'illustre Pisani, et pour trophée le grand étendard de Venise. Le +triomphe cette fois fut célébré avec ivresse. C'est à Saint-Mathieu, +l'église de la famille de Doria, que furent accomplies les actions de +grâces et qu'on institua un solennel anniversaire. Sur la même place de +Saint-Mathieu, un palais, acheté des deniers de l'État, fut donné à Pagan +Doria, comme un monument perpétuel de la reconnaissance nationale. Ainsi +le grand citoyen fut vengé de ses détracteurs. + +(1355) Les calamités s'étaient partagées; les revers et les embarras +financiers avaient été réciproques. Les deux républiques n'avaient rien +de mieux à faire que de souscrire à une paix pour terminer une querelle +sans but, presque sans motifs qu'elles pussent alléguer, et qui les +ruinait l'une et l'autre. L'archevêque Visconti avait tenté cette oeuvre. +Pétrarque lui avait servi d'intermédiaire. Il reste des pièces de cette +négociation, où l'illustre ambassadeur, plus rhéteur que diplomate, +espérait désarmer par son éloquence et au nom du patriotisme italique, +deux républiques jalouses et acharnées. Les Vénitiens, au lieu de céder, +avaient déclaré la guerre à l'archevêque Visconti. Il mourut peu après, +avant d'avoir pu terminer cette querelle. Ses trois neveux lui +succédaient tandis que Venise éprouvait le revers de la Sapienza. Cet +événement changea les esprits; on fit une trêve. Les neveux de Visconti, +que les Génois n'avaient pas balancé à reconnaître, quoique leur traité +avec l'archevêque ne déférât la seigneurie qu'à sa personne1, devinrent +les arbitres de la paix. Venise paya aux Génois deux cent mille florins +pour les frais de la guerre, renonça à commercer à Tana pendant trois +ans, et se contenta d'avoir, pendant le même temps, un comptoir dans la +colonie de Caffa. C'était s'abaisser sous le monopole génois dans la mer +Noire2. + +Le roi d'Aragon n'avait point encore accédé à cette paix. Gênes, pour l'y +décider, arma quinze galères que Philippe Doria commanda. L'historien de +Gênes se borne à dire que cette flotte s'empara de Tripoli de Barbarie et +en ramena des esclaves et un grand butin. Les écrivains étrangers +ajoutent que Doria apprit en Sicile qu'une révolution avait donné Tripoli +à un usurpateur, en enlevant cette ville à la domination du roi de Tunis. +Il calcula qu'au milieu des dissensions, suite de cette entreprise +récente, on pourrait surprendre le pays et y faire un coup de main +profitable. Il s'y présenta d'abord en ami; là, pendant plusieurs jours, +il étudia le port et la place, et prépara les mesures qu'il avait à +prendre. Cette exploration secrète étant finie, il prit congé; mais à +peine éloigné du bord, il s'ouvrit de son dessein à ses compagnons que +l'espoir du profit y fit consentir facilement. On tourna la proue la +nuit, on revint dans le port, on attaqua les murailles. La ville fut +pillée ou plutôt dépouillée. Doria la vendit ensuite à un autre tyran, et +ramassa ainsi une somme considérable. Le gouvernement de Gênes, auquel il +fit parvenir l'avis de son expédition, la désavoua, craignant que cette +trahison, cette violence sans prétexte ne soulevassent tous les peuples +de la Mauritanie avec lesquels les Génois faisaient alors le commerce; +mais personne ne parut s'intéresser à l'usurpateur de Tripoli ni à sa +ville. Doria, enrichi par le pillage, fut reçu facilement en grâce; au +lieu du bannissement prononcé contre lui, on lui imposa pour pénitence +d'aller croiser trois mois contre les Aragonais, sans recevoir aucune +solde de la république3. + +Un autre événement, encore dû à une grande hardiesse, rehaussait en même +temps le crédit et les espérances des Génois au dehors. François +Gatilusio, un de leurs nobles, entreprit de ramener sur le trône de +Constantinople Jean Paléologue. Cet héritier d'une race favorable à +Gênes, dépossédé par son ancien tuteur, avait été tenu loin de la +capitale et presque prisonnier avec le vain titre de collègue de +Cantacuzène. Il était mécontent de son sort et il avait fait déjà +quelques démonstrations inutiles. Une nuit, deux galères de Gatilusio +demandent asile dans le port de Constantinople, comme pour échapper à un +accident de navigation. A peine elles ont obtenu accès que le prince et +une troupe de combattants en descendent et font retentir le cri de vive +Paléologue. Tout ce qui leur résiste est renversé. Ce coup de main suffit +pour faire une révolution complète. Cantacuzène se démet et va +s'ensevelir dans un cloître. Gatilusio obtint pour récompense la main +d'une soeur de l'empereur et la seigneurie de l'île de Mételin qui resta +longtemps à sa famille: Gênes y gagna de nouvelles faveurs dans l'empire +et la confirmation de tous ses privilèges4. + +Tandis que la prépondérance de la république se rétablissait au loin, +tenue par ses revers mêmes hors des mouvements de la politique italienne +et comme perdue parmi les nombreux domaines de la maison Visconti, elle +échappait aux contrecoups des révolutions de la Lombardie et de la +Toscane. + +L'empereur Charles IV vint se faire couronner à Rome, et réveilla en +Italie la discorde gibeline. Une circonstance rendait ces divisions bien +funestes, c'était l'emploi des compagnies de mercenaires qui servaient +d'auxiliaires aux partis, et qui souvent, faisant la loi à ceux qui les +avaient appelés, ne souffraient plus de paix dans toute l'Italie. Des +débris, des licenciements successifs, du rebut des armées des rois de +France et d'Angleterre, s'étaient formées ces dangereuses bandes +d'aventuriers gascons, espagnols, allemands, gens de toutes nations, ne +connaissant plus de domicile, d'industrie, de ressources que les camps, +la guerre et ses profits. Là se mêlaient en foule des Italiens exilés, +vagabonds, désormais sans patrie. Ils se louaient en détail à des +capitaines qui revendaient en gros les services de leur troupe à titre de +spéculation. Indifférents à la cause pour laquelle ils trouvaient à se +faire payer, changeant de maîtres suivant les meilleures conditions qu'on +leur faisait, se ménageant quand on les opposait les uns aux autres, mais +terribles aux citoyens, c'était un fléau destructeur partout où ils +passaient. Ceux qui les employaient s'épuisaient à les soudoyer; et le +pillage du pays même qu'ils venaient servir était immanquablement le +supplément ou l'acompte de leur solde. Quelques chefs très accrédités +conduisaient ces bandes redoutables. Une, entre autres, nommée la grande +compagnie, désola longtemps l'Italie supérieure. Ces capitaines, qui +devaient vivre de leur métier, eux et leur troupe, étaient assez +puissants pour faire la guerre à leur propre compte, quand l'emploi et la +demande manquaient d'ailleurs. S'ils ne s'acquéraient pas de domination +stable, comme François Sforza le fit plus tard, les dépouilles publiques +leur servaient de conquêtes. + +La grande compagnie attaqua les Visconti qui s'étaient aliéné l'empereur +à son retour en Allemagne. Non-seulement cet orage levé sur leur tête +n'atteignit pas les Génois, mais ils virent dans les embarras qui +assiégeaient leurs seigneurs, l'occasion de se soustraire impunément à la +domination de ceux-ci. Leur protection embrassée par désespoir, était +devenue odieuse dès le jour où l'on avait cessé de la croire nécessaire. +Avec les prospérités nouvelles avait reparu le désir de l'indépendance. +Le prétexte de la reprendre fut fourni par ces périls mêmes qui +assiégeaient alors les Visconti; rassemblant toutes leurs ressources, +ils demandèrent des secours au lieutenant qui gouvernait Gênes en leur +nom. Ce qu'on exigeait dépassait la limite des conventions réciproques et +excitait des murmures. A la publication officielle de l'ordre des ducs, +le noble Melian Cattaneo éleva la voix et protesta contre l'illégitimité +de cette réquisition. Sur le compte qui en est rendu à Milan, Cattaneo y +est mandé. Avant d'obéir, il paraît sur la place publique; il raconte +l'ordre qui lui est notifié, il avise les autres nobles de se tenir pour +avertis; s'ils le laissent aller à Milan, ils y seront bientôt traduits à +leur tour. A la suite de cet éclat, une conjuration se forme pour se +débarrasser du joug des Visconti; mais en même temps tous les nobles +conspirent secrètement à rétablir le gouvernement de leur caste. Ils +conviennent d'un jour où ils prendront les armes pour ce double dessein. +Mais le peuple se soulève aussitôt qu'eux, et tandis qu'on en est aux +mains, reparaît Simon Boccanegra, l'ancien doge: il vient revendiquer sa +place. Il se dirige vers le palais public en évitant le lieu du combat où +sa marche est encore ignorée. La foule qui le suit grossit et le seconde. +Arrivé devant le palais, le capitaine milanais qui y commandait encore +essaye de lui en disputer l'entrée. On lui fait entendre que cette +résistance est vaine. Le doge entre, il s'installe; il fait sonner +aussitôt la grosse cloche de la république; ce signal bien connu annonce +aux nobles que, tandis qu'ils soutiennent un combat inégal, le trône +ducal est rempli et qu'il n'est plus temps de le disputer. Leur troupe se +rompt et se dissipe. Boccanegra est proclamé avec les formalités +accoutumées. + +La révolution et le triomphe furent exclusivement populaires. Le conseil +du doge fut composé des seuls plébéiens, les gibelins et les guelfes y +furent mêlés. Quelques-uns des principaux nobles furent exilés. Enfin un +décret solennel déclara les nobles incapables de tout office de la +république. On leur interdit jusqu'à l'armement des galères et même des +vaisseaux de commerce5. Cette dernière rigueur ne dura pas. On voit même +Boccanegra confier immédiatement après à des nobles les magistratures +supérieures de la colonie de Caffa. + +Le territoire de la république resta tranquille et en sûreté6. La +navigation génoise fut toujours libre et sans obstacles. + +Quelques années se passeraient sans événements remarquables et sans +révolutions. Mais les nobles ne pouvaient se réconcilier à une +constitution qui les traitait avec une inégalité révoltante. Parmi les +populaires, il s'élevait quelques maisons ambitieuses qui se lassaient +d'attendre la fin du règne de Boccanegra. Au milieu de ces ennemis +divers, le doge, cherchant à se défendre, était hautain, soupçonneux, +despotique, du moins s'il faut en croire des témoignages qui peut-être ne +sont pas exempts de partialité. Il avait cependant son parti et ses amis. +Il possédait surtout deux excellents conseillers qui lui assuraient la +faveur de certaines parties du public, et à qui l'on attribuait +volontiers ce qu'il faisait de bien. Nicolas de Ganetto était un marchand +riche et très-accrédité parmi les guelfes; Léonard de Montaldo, +jurisconsulte gibelin, était universellement respecté. On ignorait sa +dissimulation profonde; mais son ambition commençait à paraître, et on +le regardait dès lors comme le futur doge; l'on ajoute que ce bruit +excitant la jalousie de Boccanegra, il fit nommer Montaldo capitaine +général de tous les établissements génois du Levant, afin de le +soustraire aux regards et à la bienveillance publique. Exilé en Romanie, +sous ce titre honorable, on s'aperçut bientôt qu'il manquait aux conseils +du doge. Des complots réels ou prétendus effrayent le gouvernement et le +public. Tantôt on voit déporter des particuliers suspects, tantôt la +ville est témoin de supplices. Enfin une catastrophe arriva: Pierre de +Lusignan, roi de Chypre et roi titulaire de Jérusalem, passa par Gênes, +accompagné de son fils. Il venait exciter le zèle des chrétiens +occidentaux pour le recouvrement de la terre sainte (1363). Il fut reçu +avec de grands honneurs, et vécut en familiarité avec le doge. Il arma +chevalier le fils encore enfant de Boccanegra. Un festin fut donné au roi +par le noble Malocello, Boccanegra y assista; ce fut, dit-on, pour y +être empoisonné; on le rapporta demi-mort. Son agonie se prolongeant +quelques jours, ceux qui voulaient sa succession ne purent se résoudre à +attendre. Le peuple se rendit au palais en foule et armé, il demanda +qu'on lui montrât le doge: on répondit qu'il n'était pas en état de +paraître. La troupe cria que cette réponse prouvait assez que Boccanegra +était mort; on le tint pour tel, après s'être assuré de la personne de +ses frères, et l'on procéda à l'élection d'un successeur. Cette élection +fut faite paisiblement avec des formes compliquées, empruntées des usages +de Venise, mais qui probablement ne donnaient dans cette occasion qu'un +résultat convenu. Les électeurs proclamèrent doge Gabriel Adorno, +populaire et marchand. Six commissaires furent nommés pour constituer le +gouvernement de ce nouveau chef. + +Pendant ce temps, Boccanegra dépossédé, sur son lit de mort, paya enfin +le dernier tribut dans le plus triste abandon. Il avait plusieurs +factions contre lui et beaucoup d'envieux: peu le regrettaient. Odieux +au nouveau doge et par conséquent délaissé par ceux qui se tournent +volontiers vers le soleil levant, il fut porté au tombeau sans cortège et +enseveli sans honneurs7. + + +CHAPITRE V. +Gabriel Adorno, doge. - Dominique Fregoso, doge. + +Simon Boccanegra, revenu sur son siège ducal, en mourant dans sa dignité +avait consolidé, malgré sa triste fin, le régime des doges populaires. +C'était un grand héritage qu'il laissait aux plébéiens ambitieux; il ne +manqua pas de mains avides pour s'en emparer, ni de familles assez +considérables pour espérer de s'en faire un patrimoine. + +Parmi ces races bourgeoises qui s'érigeaient aux dépens de la noblesse en +une sorte d'aristocratie nouvelle, deux maisons, les Adorno et les +Fregoso, s'élevèrent au-dessus des autres. Elles se ravirent +alternativement le pouvoir, et l'une et l'autre se virent au moment de le +rendre héréditaire. Bientôt, se conduisant en princes, les frères, les +plus proches parents furent entre eux des compétiteurs acharnés, assez +grands pour que l'intérêt de leur grandeur dût passer avant celui de leur +patrie. Enfin vient le temps que tout doge qui ne peut se soutenir vend +sa république à une puissance étrangère. C'est, pendant cent cinquante +ans l'histoire que nous allons parcourir. + +(1363) Gabriel Adorno, premier doge de son nom, eut naturellement à +combattre l'opposition de la noblesse dépossédée qui résistait à son +abaissement et qui disputait le pouvoir. Il avait à se défendre contre le +duc de Milan, qui traitait les Génois de révoltés et qui leur taisait une +guerre ouverte. Ses forces enhardissaient les émigrés dans leurs attaques +et les ennemis intérieurs dans leurs complots. Adorno comprit sa +position; il traita avec Visconti. Il offrit de lui assurer les avantages +que le duc tirait de sa seigneurie précédente, quatre mille écus d'or de +tribut annuel, et un secours de quatre cents arbalétriers. Ce marché fut +accepté. Ce n'est qu'à ce prix que le doge fut reconnu par le duc de +Milan et que l'assistance de celui-ci fut retirée aux émigrés. +(1370) Cet arrangement donna quelques années de stabilité au gouvernement +d'Adorno, mais les finances étaient en désordre, épuisées par les +expéditions militaires et par les préparatifs de défense qu'il avait +fallu multiplier. Le doge et son conseil, obligés d'y pourvoir, +imposaient de nouvelles charges, demandaient et levaient de l'argent de +toute part. Un grand nombre de citoyens refusaient d'obéir à ces +réquisitions. La malveillance et la jalousie en profitèrent: une +assemblée nombreuse et animée se tint dans l'église des Vignes. A son +tour, Dominique Campo Fregoso (Fregose), riche marchand plébéien, avait +réuni les guelfes dans son quartier. Après une négociation, sa troupe +vint se réunir, à l'autre assemblée, et, par un mouvement unanime, on se +porta tous ensemble au palais public. On y traîna les machines de guerre +pour l'assiéger. Adorno, espérant se défendre, fit sonner le tocsin de la +tour pour appeler à son aide, mais il ne se présenta personne pour +soutenir sa cause. Appuyé par tous les voeux il y avait si peu d'années, +choisi pour sa réputation de justice et comme incapable de s'adonner à la +tyrannie, c'est à ce point que maintenant sa faveur était passée; il +subit sa destinée. Quand il vit le feu déjà mis aux portes du palais, il +se rendit. Fregoso, proclamé doge à sa place, le fit immédiatement +conduire en captivité dans la forteresse de Voltaggio. + +Ainsi parut sur ce théâtre cette nouvelle famille des Fregoso qui devait +disputer si longtemps aux Adorno l'empire de Gênes. Quelques populaires, +et avec eux beaucoup de nobles, s'élevèrent contre une élection +tumultuaire et violente; assemblés dans une église éloignée, ils +prétendaient procéder à un autre choix. Fregoso eut l'adresse de parer ce +coup. Il déclara que si le voeu spontané de ses concitoyens l'avait fait +doge, il ne voulait exercer sa dignité qu'avec leur assentiment réfléchi, +ni gouverner qu'avec des lois qui limitassent son autorité. Il demandait +que des règles lui fussent imposées. L'opposition fut vaincue par cette +démarche modeste. Fregoso resta paisiblement au pouvoir avec un conseil +exclusivement composé de populaires. + +L'accession d'un guelfe à la magistrature suprême ne suffisait pas pour +réconcilier les nobles guelfes au gouvernement plébéien. Les Fieschi +inspiraient de loin des complots et persévéraient dans leurs hostilités. +Jean Fieschi, évêque de Verceil, puis d'Albenga, et bientôt cardinal, +tenait la campagne à la tête de huit cents gendarmes. + + +CHAPITRE VI. +Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - Guarco, doge. + +Gênes touchait alors à une de ces grandes époques où l'intérêt commun et +l'orgueil national compromis au dehors savent détourner les esprits des +dissensions domestiques et inspirer des efforts unanimes. Les expéditions +maritimes n'avaient pas été négligées. Les flottes génoises se faisaient +partout respecter. Les populaires et les nobles se signalaient à l'envi +dans cette carrière. Les colonies de Péra et de la mer Noire dans tout +leur éclat excitaient l'envie des Vénitiens. Les deux nations partout en +concurrence se disputaient dans le royaume de Chypre l'influence +politique et la préférence mercantile. Il en naquit des guerres +sanglantes. + +L'île de Chypre, possédée par des chrétiens et ayant un trafic nécessaire +avec ses voisins mahométans de l'Égypte et de la Syrie, était un des +points les plus favorables au commerce des navigateurs de la +Méditerranée. Pendant que les Latins résidaient en Syrie et depuis que +cette île était tombée en partage à la famille des Lusignan, plusieurs +traités y avaient donné aux Génois accès au commerce, sauvegarde, +privilèges, et enfin avaient consolidé les établissements de leurs +colonies. Ils avaient été autorisés à bâtir des comptoirs à Nicosie et à +Famagouste, les deux capitales de l'île. Leurs relations avec le royaume +de Chypre avaient redoublé depuis que Gênes avait prodigué une honorable +hospitalité au roi Pierre de Lusignan dans son voyage en Occident. Mais +ce prince ne vivait plus. Ses frères, qui s'étaient défaits de lui, +faisaient régner sous leur tutelle son jeune fils, comme lui nommé +Pierre. + +Au couronnement de ce nouveau roi, ses oncles, le prince d'Antioche et +surtout Jacques de Lusignan montrèrent plus de faveur aux Vénitiens +qu'aux Génois. Ceux-ci en furent offensés; ils s'obstinèrent à réclamer +les vains honneurs de la préséance dans la cérémonie. On décida contre +leurs prétentions: ils ne s'en désistèrent point, ils soutinrent leur +cause avec hauteur et enfin avec violence. Une émeute sanglante s'éleva +contre eux. Huit des plus distingués furent saisis et précipités d'une +tour; un noble, Malocello, était de ce nombre. On fit ensuite main basse +dans toute l'île sur les personnes et sur les propriétés de ces anciens +hôtes. + +(1373) La république ressentit vivement le malheur et l'outrage. On +résolut d'un tirer une prompte vengeance. Pierre Fregoso, frère du doge, +fut l'amiral suprême d'une grande flotte de quarante-trois galères +montées, dit-on, par quinze mille combattants, parmi lesquels se +distinguaient un grand nombre de volontaires. Déjà une division de sept +galères, confiée à la direction de Damian Cattaneo, avait précédé le +corps d'armée. Cet habile capitaine établit sa croisière autour de +Chypre, de manière à fermer l'accès à tout secours du dehors. Il avait +surpris la ville de Paphos (Bassa). Là, avec un butin considérable on lui +présenta soixante et dix captives vierges ou jeunes épouses. Le généreux +amiral les renvoya libres en prenant soin de les protéger contre toute +insulte. Les maris qui avaient partagé le sort de leurs femmes furent mis +en liberté avec elles. Cette générosité excita les murmures des +compagnons de Cattaneo. «Pensez-vous, leur dit l'amiral, en leur +imposant silence, que ce soit pour prendre des femmes que la république +nous envoie?» Un soldat prisonnier lui était amené, convaincu, disait- +on, d'être le meurtrier de Malocello dans la fatale journée du +couronnement du roi. Toute la troupe voulait sa mort et le malheureux +l'attendait. Cattaneo le sauva. «Il est, dit-il, à la solde des gens de +Chypre; il n'est pas coupable de ce que ses chefs lui ont fait faire.» + +Les excellentes dispositions de Cattaneo avaient ainsi ouvert la voie aux +succès de la flotte qui le rejoignit devant l'île. L'amiral suprême livra +de nouveaux combats, détruisit et brûla les vaisseaux de Chypre; le +découragement des insulaires fut tel que Famagouste se rendit sans +combat. Ainsi la guerre finit. Le premier soin de Fregoso fut pour la +vengeance que Gênes l'envoyait accomplir. Il fit trancher la tête à trois +seigneurs auteurs reconnus du massacre des Génois. Jacques de Lusignan et +les deux fils du prince d'Antioche furent envoyés (1375) à Gênes avec +environ soixante seigneurs ou chevaliers de l'île. Cette justice faite, +l'amiral accorda la paix au jeune roi; il le maintint sur son trône en +exigeant pour la république un tribut annuel de 40,000 florins1, et pour +les armateurs qui avaient fait les frais de l'expédition, 4,012,400 +florins pour l'armement et 90,000 pour les frais du retour: ces sommes +payables en douze termes d'une année, Famagouste restant aux mains des +Génois jusqu'à l'extinction de cette dette. Fregoso ayant pourvu à la +garde et au gouvernement de la ville qui lui était donnée en gage, +reparut en triomphe dans le port de Gênes. + +La guerre de Chypre n'avait pas ouvertement mis aux mains les Vénitiens +et les Génois. Mais leur rivalité qui en avait fourni l'occasion +s'envenimait par son issue. Un nouvel incident produisit une rupture +déclarée et de grands événements. + +L'empereur Jean Paléologue, celui même que les Génois avaient si +utilement aidé à remonter sur son trône, choisissant Manuel, son fils +cadet, pour héritier, avait fait crever les yeux à l'aîné, Andronic, et +même au fils encore enfant de celui-ci. La prison des princes aveugles +était voisine de Péra. Les Génois de cette colonie avaient pris le parti +d'Andronic, ils avaient procuré son évasion, ils le reconnurent hautement +pour le successeur légitime de l'empire. Ils firent plus: ils +l'amenèrent à Constantinople et le mirent sur le trône. Andronic, pour +condition ou pour récompense de ce service, leur accordait Ténédos. +Cependant le père détrôné et prisonnier à son tour, implorant du secours, +avait signé un édit qui donnait cette même île à la république de Venise. +Un amiral vénitien, prenant sur lui de s'en prévaloir, n'avait pas +attendu les ordres de son gouvernement pour se mettre en possession de +l'île dès longtemps enviée. Elle fut immédiatement fortifiée; Venise +envoya des renforts. Gênes se mit en devoir de revendiquer le don +d'Andronic, et les deux peuples s'engagèrent dans une guerre sérieuse2. + +(1378) Elle se compliqua de beaucoup d'éléments. Tandis qu'avant de la +déclarer, des deux côtés on expédiait des forces au Levant, François de +Carrara, tyran de Padoue à qui les Vénitiens avaient imposé naguère une +paix onéreuse, se coalisa contre eux avec les Génois. Par cette alliance +ils entrèrent dans la grande ligue des ennemis de Venise où se trouvaient +le roi de Hongrie, le duc d'Autriche et la reine de Naples. François +Spinola fut en leur nom l'un des ambassadeurs qui allèrent proposer la +paix et intimer la guerre aux Vénitiens3. Ceux-ci à leur tour se +liguèrent avec le seigneur de Milan, Bernabo Visconti; ils firent donner +une fille de ce prince pour femme au roi de Chypre qui s'attacha à leur +cause, pressé de se soustraire au traité que lui avaient dicté les Génois +et d'arracher de leurs mains Famagouste. En Ligurie, à l'instigation de +Visconti, le marquis de Caretto se mit en campagne et enleva aux Génois +Noli, Castelfranco et Albenga. Cette dernière ville fut perdue par la +trahison de son podestat. C'était un des lieutenants et des plus intimes +confidents de Fregose. Sur quelque mécontentement il avait été éloigné de +la personne du doge et il se crut exilé dans son gouvernement. Pour s'en +venger il vendit la place à Caretto et à Jean Fieschi, évêque de cette +même ville d'Albenga, toujours soulevée et en armes contre la république. +Pendant qu'un Fieschi persistait ainsi dans sa rébellion, un autre membre +de la même famille était nommé amiral d'une des flottes génoises, car la +nécessité d'appeler à la défense quiconque pouvait y prêter la main avait +fait révoquer toutes les sentences de bannissement. Fregose avait +persisté huit ans dans son gouvernement; parmi tant de capitaines ou de +doges nommés à vie, aucun n'avait tenu si longtemps. Les émules +impatients qui ne voulaient que sa place et ceux qui désiraient un régime +plus au gré de leur faction, s'unirent enfin. Les mécontentements +mûrissaient et il devint évident que pourvu que l'on pût mettre le peuplé +sous les armes, il attaquerait le doge. Fregoso, qui s'y attendait, se +refusait à tout armement. On employa les manoeuvres les plus perfides +contre sa résistance. Le bruit se répandit que la grande compagnie, +soudoyée par Visconti, venait de franchir les monts à l'improviste et +descendait en ravageant les vallées. A tout moment et de divers côtés des +messages accouraient et confirmaient ces bruits. Bientôt arrive l'annonce +qu'une grande flotte vénitienne est à Porto-Venere et vient assaillir +Gênes. Toute la ville est imbue de ces nouvelles, certaines, détaillées, +confirmées; on demande à grands cris que les citoyens se mettent en +défense contre des dangers si imminents; le doge lui-même en reçoit de +tels avis qu'il leur donne une pleine créance. Il appelle les habitants +aux armes; au bout de quelques heures les armes étaient tournées contre +lui. Le palais est assiégé, forcé: il est contraint de se rendre. On le +dépose, on le jette dans un cachot, on fait subir le même traitement à +son frère Pierre, celui-là même qui avait fini d'une manière si brillante +la guerre de Famagouste et à qui la république venait de prodiguer les +marques de la reconnaissance nationale. Mais Pierre, habile à s'aider +dans sa triste situation, parvint bientôt à se sauver et se réserva pour +une meilleure fortune. La famille Fregoso fut bannie à perpétuité: les +vengeances journalières et réciproques, les dignités éphémères, tout est +proclamé perpétuel dans les temps de révolutions. + +Les partis qui venaient de vaincre ne pouvaient s'accorder. En +s'unissant, ils s'étaient trompés, et cette aventure assez commune eut +cela de particulier que les chefs se jouèrent l'un l'autre. Des électeurs +apostés, gens de peu de consistance, élurent d'abord pour nouveau doge +Antoniotto Adorno, chef, à cette époque, de son ambitieuse race; une +poignée de prolétaires proclama dans les rues son nom et son règne. Saisi +du pouvoir pendant quelques heures, il se crut maître sans contestation. +Mais le reste des citoyens ne tint pas compte de cette élection +subreptice. Ils procédèrent de leur côté. Nicolas de Guarco fut nommé par +eux; Adorno se voyant mal soutenu, ajourna ses espérances et consentit à +céder la place à son compétiteur, prompt, disait-il, à déférer aux +résolutions de la majorité. + +Ainsi le gouvernement de Guarco prit consistance. Réputé gibelin, il se +montra favorable aux guelfes. Il traita les nobles avec égards, il +affecta de prendre leur avis. Dès la première année de son règne il les +admit dans son conseil et dans les charges publiques en partage égal avec +les populaires. Enfin il souffrit que des statuts précis limitassent ses +droits et son pouvoir. + + +CHAPITRE VII. +Campagne de Chioggia. - Prise de la ville. + +(1379) Cependant Lucien Doria conduisait une flotte dans l'Adriatique. +Trois galères qui l'avaient précédé avaient déjà troublé la navigation +mercantile des Vénitiens et semé l'effroi sur les côtes de leurs +provinces. Quand Lucien se montra dans ces parages, il se trouva à la +tête de vingt-quatre galères, y compris deux que fournirent Zara et +Raguse. En même temps François de Carrara, par terre, effrayait l'ennemi +en lui enlevant Mestre et en menaçant Trévise. + +L'amiral vénitien Victor Pisani revenait de la Pouille, il ramenait avec +vingt-deux galères un approvisionnement de grains porté sur trois grands +bâtiments, défendus chacun par deux cent cinquante soldats. Cette flotte +était parvenue devant le port de Pola quand Doria la découvrit. Il se +détermina à l'attaquer. Parmi les récits de cette bataille nous en avons +un qu'on peut appeler le bulletin officiel. C'est la lettre même qui le +lendemain fut écrite de Zara par les Génois à leur allié le seigneur de +Padoue pour lui notifier leur victoire. + +Les Vénitiens étaient voisins de la terre et de leur port. Lucien +escarmoucha avec quatre galères et parut éviter un engagement sérieux en +s'écartant. Il fut poursuivi, et quand cette fuite simulée eut détaché +les Vénitiens du rivage à une distance de trois milles, il fondit sur +eux. Ce mouvement subit répandit la confusion parmi les galères de +Pisani. On combattit avec une extrême fureur. La fortune couronna les +efforts des Génois. Sur vingt-quatre galères quinze furent prises, sept à +huit cents hommes périrent par le fer dans le combat ou furent engloutis +dans les eaux. Il y eut plus de deux mille quatre cents prisonniers. Le +récit du lendemain nomme entre eux vingt-quatre nobles capitaines ou +principaux officiers des galères prises, et, quant aux étrangers soudoyés +par les Vénitiens, les Génois assurent le seigneur de Padoue qu'ils ont +tranché la tête à tous ceux qui leur sont tombés entre les mains. Les +grains que la flotte convoyait furent la proie des vainqueurs. De leur +côté un seul officier de marque périt, mais ce fut l'amiral victorieux, +le brave Lucien Doria. Il vit la bataille gagnée, mais il ne put jouir de +son triomphe. La flotte, honorant son nom, lui donna pour successeur +Ambroisie Doria, et quand à Gênes en apprenant une si grande perte on +nomma un nouvel amiral, ce fut Pierre Doria que fit choisir la faveur +méritée de sa famille. + +Pendant ce temps Pisani rentrait tristement à Venise avec six galères que +la fuite avait dérobées au vainqueur. En arrivant il alla rendre compte +au sénat de sa fatale rencontre, mais il était envié par les grands, +d'autant plus qu'il était cher au peuple, et son infortune était une +première occasion de l'opprimer; sa justification fut brusquement +interrompue. Il fut condamné à un an de prison et à une grosse amende. + +Ambroisie Doria, longeant et ravageant le rivage, s'empara de Rovigno, de +Grado, de Ciorli, se montra devant la rive qui sépare Venise de la mer et +y brûla des bâtiments à la vue des Vénitiens, qui n'osèrent rien faire +pour s'y opposer. De là il passa devant Chioggia, et, débarquant dans le +voisinage, il incendia le faubourg de cette ville appelé la petite +Chioggia qu'un pont sépare de la ville. Remontant sur leurs vaisseaux et +repassant devant Venise, les Génois y firent montre des pavillons de +leurs prises, les traînant abaissés sous celui de leur république. C'est +ainsi qu'ils regagnèrent Zara pour y attendre leur nouvel amiral. + +Chez les Vénitiens l'abattement répondait à ces progrès de l'ennemi. On +ne sut que renforcer le port de chaînes et de digues. Un Giustiniano fut +nommé amiral de seize galères, et jamais il ne put en armer plus de six, +parce que le peuple n'avait ni amour ni confiance pour ce chef et ne +voulait servir que sous Pisani. + +Par une combinaison politique plus habile, Venise parvint à susciter une +diversion qui mit dans le plus grand embarras chez eux ces Génois si +orgueilleux et si menaçants dans l'Adriatique. Bernabo Visconti se hâta +d'envoyer sur leur territoire la bande d'aventuriers à sa solde surnommée +la compagnie de l'Étoile. Elle s'avança sans obstacle, envoyant la +terreur devant elle jusqu'aux portes de Gênes: les familles qui +jouissaient hors des murs des délices de la belle saison n'avaient pas le +temps de se mettre en sûreté. Cette troupe s'arrêta sept jours à Saint- +Pierre-d'Arène, vivant de rapines et de violences. On vit alors une +preuve honteuse de la faiblesse du gouvernement, ou, si l'on veut, l'on +vit le plus coupable sacrifice de l'honneur national à l'intérêt du doge. +Se souvenant de la mésaventure de son prédécesseur, jamais il ne voulut +permettre aux citoyens de s'armer pour se délivrer d'une troupe peu +nombreuse de brigands. Il aima mieux, pour se libérer de ce double péril, +négocier un traité ignoble avec les ennemis. Il acheta leur retraite au +prix de 9,000 écus d'or, et il consentit bassement par une clause +expresse qu'ils emmenassent les captifs et le butin qu'ils avaient +amassé. Cette infâme transaction eut les suites qu'on en devait prévoir +et qu'elle méritait: trois mois après, la compagnie était de retour à la +porte de Gênes. + +Dans l'intervalle la ville eut une autre alarme. Avant qu'Ambroise Doria +eût bloqué les approches de Venise, une petite flotte en était sortie, +sous les ordres de Carlo Zeno. Elle vint tenter la fortune sur la côte +ligurienne où l'on était loin de se croire menacé. Porto-Venere fut +surpris et pillé. Les Vénitiens enlevèrent pour trophées les reliques de +saint Venerio. L'effroi fut à Gênes, et l'affront y fut vivement +ressenti. Cependant les Vénitiens se retirèrent devant neuf galères +sorties de Gênes pour les attaquer. + +Les Vénitiens avaient suscité ailleurs d'autres difficultés. Ils avaient +échauffé les ressentiments de Jean Paléologue remonté sur le trône de +Constantinople, et toujours offensé de la partialité des Génois pour les +deux Andronic, son fils et son petit-fils1. La colonie de Péra se +trouvait dans un état précaire. Assez puissante pour résister à une +attaque de vive force du faible empereur, elle n'avait pas moins son +commerce, ses subsistances et toutes ses relations en péril quand elle +était en hostilité avec la capitale dont Péra et Galata sont proprement +des faubourgs. Les intrigues des Vénitiens la mettaient d'ailleurs en +état de guerre avec les Turcs, voisins plus redoutables que les Grecs. La +plus grande calamité présente était la disette des vivres: Nicolas de +Marchi, qui dirigeait les opérations militaires de la colonie, entreprit +d'approvisionner Péra des grains attendus à Constantinople. Il prit des +mesures pour intercepter les bateaux qui les portaient. Paléologue, +informé de ce dessein, envoya promptement au secours une galère et +quelques bâtiments légers. Les Génois, à leur tour, eu trois heures +eurent équipé et mis à la mer un renfort; et le soir du même jour la +galère impériale était conduite à Péra; de Marco l'avait enlevée à +l'abordage. Cette action hardie qui se passait sous les yeux des Turcs et +des Grecs inspira assez de terreur ou d'admiration aux ennemis pour les +disposer à la paix. Les Vénitiens leurs alliés s'y opposèrent en vain. La +colonie de Péra resta en sûreté, et la république de Gênes fut délivrée +des embarras qui lui étaient suscités. + +Pierre Doria allait prendre devant Venise le commandement suprême de la +flotte génoise à laquelle il conduisait un renfort de quinze galères. Son +départ avait été solennel, et les plus hautes espérances étaient fondées +sur son expédition. Il allait achever un ouvrage qu'un heureux préjugé +semblait faire croire réservé à sa famille. Les avantages, fruits de la +victoire de Lucien, Ambroisie les avait poursuivis; Pierre partait avec +le dessein de les rendre non-seulement plus éclatants encore, mais +décisifs. Si cet homme, d'une bravoure incontestable et dont l'habileté +était vantée, fit bientôt éprouver aux siens les tristes conséquences de +l'abus de la victoire, s'il montra une hauteur insolente et une +obstination fatale, il ne faut pas l'en accuser lui seul. Aucun Génois ne +doutait que Venise ne fût perdue; Doria était envoyé pour prendre +possession d'une conquête certaine, et sa dureté s'explique par les +instructions qui lui étaient données. Selon les historiens du temps, s'il +prenait la ville de Venise il devait la dépouiller. Il n'y laisserait pas +un seul noble grand ni petit; tous seraient embarqués et envoyés +prisonniers à Gênes, excepté toutefois ceux dont le seigneur de Padoue +lui demanderait la tête2. + +Venise était prise au dépourvu; elle avait perdu à Pola ses galères, ses +matelots et l'énergie populaire; ce qui lui restait de forces maritimes +était dispersé à Constantinople, à Ténédos, en Chypre. Charles Zeno +faisait une excursion brillante, mais il n'en manquait pas moins à la +défense de la patrie. C'est lui qui, de Porto-Venere, avait fait trembler +Gênes au milieu des triomphes de cette superbe rivale. On le rappelait, +il devait réunir et ramener les galères éparses, mais on ne le voyait pas +paraître et l'on ne savait s'il reviendrait à temps3. Pisani était dans +sa prison; son émule Thaddée Giustiniani, déclaré amiral, haï du peuple, +ne ranimait aucune confiance. Au dehors, les côtes du Frioul, sous la +seigneurie du patriarche d'Aquilée ou sous l'empire du roi de Hongrie, +étaient des pays ennemis. Le reste des côtes orientales qui +reconnaissaient la république étaient désolées par les Génois, ils +prenaient les villes, les pillaient et donnaient même leurs conquêtes au +patriarche. François de Carrara occupait la terre ferme au nord et au +couchant de la ville. Trévise qu'il menaçait était presque la seule cité +qui restât à la république et qui pût lui fournir des vivres, quand les +secours de la mer étaient interceptés. C'est dans cet état que la reine +de l'Adriatique se voyait menacée jusque dans ses lagunes. + +Bâtie sur un groupe d'îles embrassées et liées par son enceinte, Venise +est au milieu des eaux que l'Adige, la Brenta et le Silo versent à leur +embouchure sur un terrain bas qu'elles inondent. Elles y sont retenues +par une langue de terre étroite et longue qui sépare ces marais ou +lagunes de la haute mer. Ce banc nommé la rive, qui se prolonge près de +dix lieues des environs de l'embouchure de la Piave au nord-est jusqu'à +celle de l'Adige au sud-ouest, sert de boulevard à Venise et de mur de +clôture à tout le bassin interne qu'elle domine. Les courants ont percé +plusieurs ouvertures dans cette digue naturelle et l'ont coupée ainsi en +une suite de longues îles alignées; c'est par leurs intervalles que de +la mer aux lagunes on communique. La coupure la plus voisine de Venise +lui tient lieu de port et en porte le nom. Plus loin au midi est la passe +qui sert de port à la ville de Chioggia, puis le port de Brondolo, enfin +l'ouverture de l'Adige. Ce sont autant de passages par lesquels on peut +entrer dans les lagunes; mais ce bassin, où tant d'eaux abondent, n'est +navigable que dans les canaux naturels ou faits de main d'homme qui le +sillonnent en serpentant à travers les îles et les bas-fonds de ce vaste +marais. Tels étaient les facilités et les obstacles que la disposition +des lieux présentait pour l'attaque et pour la défense, au moment où, par +une fatalité inouïe, Venise se voyait entourée d'ennemis. + +La noblesse conserva son courage. Le doge Contarini, brave et respectable +vieillard, en donna l'exemple en toute rencontre. On essaya de remonter +l'esprit public. On fit des processions et des voeux. On obligea tous les +citoyens en état de prendre les armes, nobles, bourgeois, étrangers même, +à se porter à la garde de la rive. On mit en défense les ouvertures qui +conduisaient de la mer à la ville. On renforça de mille hommes la +garnison de Chioggia. + +Pierre Doria, parti de Zara, longea la rive, se montra aux Vénitiens et +vit leurs préparatifs. Il n'eût pas convenu d'essayer de forcer le +passage devant la ville; la place était trop bien gardée; il valait +mieux pénétrer dans les lagunes par quelque ouverture plus éloignée, s'y +établir et revenir par les canaux pour attaquer Venise derrière sa +principale ligne de défense. La ville de Chioggia, située dans le bassin +intérieur, offrait, si l'on pouvait s'en rendre maître, un excellent +point d'appui pour effectuer ce plan. Elle était assez éloignée de Venise +pour n'être que difficilement et imparfaitement secourue dans ces +circonstances de terreur qui faisaient concentrer les ressources autour +de la capitale; et par l'Adige Carrara pourrait donner la main aux +Génois. + +Dès que ce projet fut aperçu, les Vénitiens firent tous leurs efforts +pour en prévenir les conséquences; ils détruisirent tous les jalons qui, +au milieu d'un vaste terrain inondé, marquaient le cours tortueux des +canaux, afin que si les Génois s'introduisaient dans les lagunes, les +voies praticables leur en fussent dérobées. Ils essayèrent surtout de les +empêcher d'entrer. Ils amarrèrent dans la passe qui conduit de Chioggia à +la mer un gros vaisseau chargé de bombardes et d'arbalétriers et protégé +par une redoute qu'ils élevèrent sur le bord. Les bombardes étaient de +grosses pièces d'artillerie qui lançaient des pierres. + +Les Génois ne pouvaient forcer ces obstacles du côté de la mer. Ils +conçurent le hardi dessein de les attaquer par les derrières. Pour y +parvenir, les passages fermés, c'était à l'habileté et à l'audace d'y +suppléer. + +Chioggia est bâtie dans les lagunes sur un îlot très voisin de la langue +de terre qui regarde la mer. Sur cette langue ou rive est le faubourg +appelé Chioggia la Petite, que les Génois avaient déjà ravagé une fois; +un pont d'un quart de mille le joint à la cité. Une redoute en charpente +avait été bâtie pour défendre la porte de la ville; elle y communiquait +par un pont-levis. + +Chioggia la Petite était voisine de la pointe de l'île qui fait un des +côtés du port de Chioggia, au levant; mais au couchant, du côté de +l'Adige et de Brondolo, la rive se prolongeait et Carrara avait accès sur +cette portion. Il y porta du monde, tandis que du côté de la mer la +flotte génoise, stationnée à peu de distance du rivage et couvrant les +opérations, détacha douze barques légères qui vinrent aborder la rive +sous la protection de leurs alliés. Là, par leurs travaux combinés, à +force de cabestans, de poulies et de bras, les douze bateaux furent tirés +de la mer sur la rive et redescendus de la rive dans la lagune et dans le +canal de Chioggia. Ils se remplirent aussitôt d'hommes audacieux qui +vinrent attaquer par derrière la redoute et le gros navire qui fermait +l'entrée de la passe. Sous un feu terrible et sous une grêle de traits et +de pierres, des grappins saisirent le vaisseau et enfin l'enlevèrent de +sa place et l'entraînèrent; le port de Chioggia ainsi ouvert, les +galères génoises passèrent aussitôt de la mer dans le canal. Chioggia la +Petite et la tête du pont qui, de ce faubourg, conduisait à la ville, +furent conquis le lendemain. Les Vénitiens se retirèrent à mesure dans la +cité de Chioggia; elle avait alors trois mille cinq cents combattants +sous trois capitaines stipendiés et hommes de guerre de quelque renom. Un +Contarini, un Mocenigo présidaient à la défense en qualité de +provéditeurs de la république. L'importance de ce poste était sentie. + +Les assaillants s'avancèrent sur le pont à plusieurs reprises et avec peu +de succès durant les premiers jours. Mais un grand assaut fut résolu et +mieux conduit. Les redoutes furent attaquées par les barques génoises. +Les galères vinrent tirer leurs traits et leurs bombardes sur les troupes +vénitiennes rangées sous la ville, tandis que les gens de Carrara +attaquaient le pont. Les Vénitiens y tenaient ferme. Les chefs carrarais +publient qu'ils donnent 150 ducats d'or à quiconque saura incendier le +pont. A peine cette promesse est proférée, un Génois s'est déjà jeté dans +une barque, il l'a chargée de paille, de fascines, de goudron et de +poudre à canon; il vogue inaperçu, place son brûlot et y met le feu. La +détonation et le nuage de fumée qui s'élève font croire aux Vénitiens que +le pont est déjà enflammé, ils l'abandonnent avec précipitation, ils ne +se croient pas en sûreté contre le feu sur les charpentes de leur +redoute, ils rentrent dans la ville en désordre, ils ne pensent pas même +à retirer le pont-levis. Ceux qui les attaquent, témoins de ce mouvement, +s'élancent après les fuyards. Tous entrent à la fois dans la place. Les +soldats font retentir le cri de guerre de Carrara. Les Génois ne laissent +pas leurs alliés courir seuls à la conquête, ils affluent en tel nombre, +que les défenseurs de la ville renoncent à l'espoir de la sauver. Ils se +dispersent; les uns se jettent dans des barques et tâchent de gagner +Venise ou Ferrare. Cinquante hommes seulement restent autour du podestat +de la ville; ils se défendent de rue en rue jusqu'au palais. Assiégés, +ils se rendent enfin. Le drapeau de Saint-Marc est déchiré; on arbore à +la fois celui du roi de Hongrie, chef de la ligue, et ceux de Carrara et +de Gênes. Cependant la ville est horriblement pillée. L'historien de +Padoue ne veut pas, dit-il, conserver la mémoire des cruautés que les +Génois commirent. Il est attesté seulement que l'on veilla religieusement +à l'honneur des femmes. + +Le seigneur de Padoue n'avait pas assisté en personne à cette victoire. A +son entrée à Chioggia, Doria le reçut avec les plus grands honneurs: et, +au nom de la république de Gênes, il lui résigna sa conquête. Carrara +reçut sa nouvelle seigneurie et signala sa prise de possession en +conférant d'abord l'ordre de chevalerie à Ambroisie Doria et à quelques +autres Génois. Immédiatement après, il se fit prêter serment de fidélité +par ses nouveaux sujets. Habile à se les rendre favorables, il se fit +amener tous ceux des habitants qu'on avait déjà traités en prisonniers; +il paya de ses deniers leurs rançons aux capteurs, et les renvoya libres. +Les étrangers soudoyés, les Vénitiens restèrent captifs; ils étaient +nombreux: parmi eux étaient beaucoup de nobles et plusieurs hommes de +marque. + + +CHAPITRE VIII. +Désastre de Chioggia. + +La consternation fut grande à Venise; une défaite sanglante, la perle +d'une place importante, les ennemis établis dans les lagunes, maîtres de +la mer et des accès intérieurs, c'était la république à leur discrétion. +On ne balança pas longtemps à s'humilier devant la mauvaise fortune. +Trois ambassadeurs du sénat se présentèrent aux alliés. Ils demandaient +la paix, presque la miséricorde; pour toute instruction, dit-on, ils +portaient une carte blanche; ils invitaient le vainqueur à y dicter ses +conditions. + +La délibération qui suivit cette démarche mit Carrara et Doria en +opposition déclarée. Le seigneur de Padoue voulait une paix prompte, qui +assurât les avantages auxquels les succès obtenus donnaient droit de +prétendre. Doria insista pour pousser les choses à l'extrême; il allégua +les instructions de sa république. On ne put s'accorder. Carrara, +mécontent, finit par abandonner aux Génois le soin de répondre aux +ambassadeurs. «Point d'accord aujourd'hui,» leur dit Doria: et, +faisant allusion aux chevaux de Corinthe que dans sa pensée il menaçait +d'avance d'un nouveau voyage, «point d'accord que nous n'ayons bridé ces +chevaux qui se cabrent sur votre place Saint-Marc; quand nous en +tiendrons les rênes, ils seront domptés et dociles, et alors nous vous +donnerons la paix.» Les ambassadeurs lui ramenaient sept prisonniers +génois, espérant que ce procédé le disposerait favorablement: «Qu'ils +retournent avec vous, ajouta-t-il, je ne les veux pas de vos mains; +incessamment j'irai les délivrer moi-même.» Ainsi finit la négociation. +Par cette réponse plus imprudente encore qu'insolente, Doria préparait sa +propre perte, la ruine de toute sa flotte, l'affaiblissement de sa +patrie. + +L'intelligence troublée à cette occasion entre Carrara et lui ne se +rétablit jamais bien. Carrara voulait que les galères génoises +retournassent promptement pour bloquer le port de Venise, afin d'en +fermer l'accès à Charles Zeno toujours attendu, et la sortie aux +armements que les Vénitiens pouvaient encore mettre à la mer pour venir à +leur tour assiéger les vainqueurs de Chioggia. Mais les Génois ne +voulaient pas se rembarquer sitôt; Doria reprochait à ses alliés le peu +de part qu'ils avaient laissé à ses gens dans le butin. Il voulait que +Carrara, qui s'était approprié les magasins de sel, de grains et d'huile, +payât 300 mille ducats à la flotte, et obligeât ses soldats à rapporter +leurs captures à la masse commune. Ces prétentions et ces reproches +laissèrent beaucoup d'aigreur. Doria, sollicité de ne pas tenir sa flotte +renfermée dans les lagunes, opposa à tout conseil l'orgueil et +l'entêtement de son caractère. Carrara quitta Chioggia, Brondolo et +l'embouchure de la Brenta, laissant aux Génois quelques troupes; il alla +avec le reste de ses forces porter la guerre sur le territoire de +Trévise, qui restait seul aux Vénitiens, bloquer cette ville qui leur +envoyait encore quelque secours par le Silo, et leur enlever les +positions intermédiaires de la terre ferme. Une portion des galères de +Gênes ressortit enfin, et vint bloquer le port de Venise. + +Alors le peuple effrayé demanda à grands cris que Pisani sortît de prison +et vint le défendre. Le gouvernement aristocratique s'indignait de céder +à des injonctions populaires dont l'objet était d'ailleurs haï et envié +par plusieurs de ces nobles. Cependant il fallut donner cette +satisfaction à l'opinion publique. Pisani mis en liberté fut appelé au +palais. «Il y a le temps pour la justice, il y a le temps pour la grâce, +lui dit le doge; celui de la grâce est arrivé.» - «Mes jours +appartiennent à la patrie, soit qu'elle fasse grâce ou justice,» +répondit l'illustre citoyen. Les sénateurs l'embrassèrent, le peuple +applaudit, et les gens de mer crièrent: Vive Pisani! «Enfants, leur +dit-il, criez vive Saint-Marc, ou taisez-vous.» Le bruit courut dès le +même jour qu'on lui avait déféré le commandement de la mer. Aussitôt on +vient en foule se faire inscrire pour ce service. Les greffiers ne +pouvaient y suffire. De là, on alla demander ses ordres. Il remercia les +citoyens de leur zèle et les renvoya à la seigneurie qui leur dirait ce +qu'ils avaient à faire. Mais quand on apprit que Pisani n'était chargé +que de la défense de la ville, sans commandement maritime; que ce +commandement restait à Thaddée Giustiniani, les murmures éclatèrent de +nouveau avec violence; enfin, le sénat les apaisa en publiant qu'un +armement de 40 galères était décrété, que le doge en personne en était +l'amiral suprême, et que Pisani serait son premier lieutenant. + +Les obstacles dont les Vénitiens avaient hérissé le cours de leurs canaux +et entouré leur ville arrêtaient les entreprises des Génois. Ceux-ci +résolurent d'établir un camp sur l'île de Malamocco: c'est l'une des +parties de cette rive étroite qui court en avant de Venise; sa pointe +fait l'un des côtés du port. C'était s'établir sur la ville. Dans ces +positions rapprochées, on escarmouchait à toute heure. Une galère génoise +était amarrée par le flanc le long de la rive. La nuit, cinquante +chaloupes sortirent de Venise et s'avancèrent en grand silence. Les +chaloupes, séparées en trois divisions, se portèrent les unes à la poupe, +les autres à la proue de la galère; le reste vint la heurter par le +travers. Les Génois ne s'aperçurent de ces approches qu'au moment où la +trompette donna le signal de l'alarme. Ils furent enveloppés de toute +part. On avait choisi l'heure où la marée est basse. La galère était sur +le fond et ne pouvait se mouvoir, elle fut prise. Ne pouvant l'emmener, +les Vénitiens la brûlèrent. Le butin qu'ils en retirèrent, l'équipage +prisonnier, deux bâtiments légers qui accompagnaient la galère entrèrent +en triomphe dans la ville. Les Génois furent honteux qu'une telle +négligence eût montré à leurs dépens ce qui ne s'était peut-être jamais +vu, une galère capturée par des chaloupes. + +Cependant il y avait tout à craindre à Venise si l'ennemi restait à +Malamocco, et si, à de si grandes forces maritimes on n'avait que des +chaloupes à opposer. C'est alors qu'on décréta l'armement. On en demanda +les moyens au patriotisme des citoyens, et ils répondirent à l'appel. En +peu de semaines trente-quatre galères étaient armées et le vieux doge y +commandait en personne. Les Génois en ayant un plus grand nombre, on ne +se présentait pas encore à eux. On attendait toujours Charles Zeno pour +leur opposer une force égale. Mais chaque jour les galères sortaient de +Venise pour exercer leurs équipages à la navigation, car un grand nombre +de ces hommes de si bonne volonté étaient étrangers à la marine. + +Cette flotte avait la libre sortie sur la mer, elle pouvait tourner +Malamocco. Les Génois ne voulaient pas s'exposer à y être attaqués de +deux côtés. Ils levèrent leur camp de cette île, détruisirent les +fortifications qu'ils y avaient élevées et se retirèrent dans Chioggia. +Ainsi ils persistaient dans cette imprudence que Carrara avait combattue, +ils allaient passer l'hiver enfoncés dans un coin des lagunes. Leur +prévoyance se borna à y amasser des vivres. Ils chargèrent de sel vingt- +quatre de leurs galères1 et les envoyèrent au Frioul pour échanger leurs +cargaisons contre des grains. + +L'éloignement de ces forces inspira à Pisani de tenter une entreprise sur +Chioggia. Encouragé par les clameurs du public à qui le danger toujours +imminent devenait insupportable, il fît résoudre d'agir sans plus +attendre. On appela tout le peuple. Le doge monta sur la mer, et jura +solennellement de ne plus rentrer dans Venise que Chioggia ne fût rendue +à la république. Les trente-quatre galères, soixante barques, plus de +quatre cents chaloupes armées sortirent du port pendant une nuit de +décembre et arrivèrent à la hauteur de Chioggia sans que les Génois en +eussent réveil. Le projet de Pisani était essentiellement de barrer la +communication entre Chioggia et la mer, afin d'enfermer les Génois et +leur flotte dans les lagunes. Il destinait deux grands vaisseaux à être +coulés à fond dans le canal ou port de Chioggia. Il les y conduisit et +marqua leur place. Avant de les échouer, on descendit sur la rive près de +Chioggia la Petite, et on se mit en devoir d'y bâtir un fortin. Jusque-là +les opérations n'avaient pas été troublées. Mais les Génois de Chioggia +accoururent par le pont sur la rive, ils culbutèrent les Vénitiens, il en +périt six cents tués ou noyés, le fortin commencé fut détruit. Le doge, +qui de sa galère observait ce désastre, fit manoeuvrer sa flotte et donna +ordre de fixer sur ses ancres dans l'embouchure du port l'un des +vaisseaux qu'on y avait conduits. On commença à élever une redoute sur ce +bâtiment. Doria se hâta de le faire attaquer de son côté; de la mer les +galères du doge le défendirent. Les bombardes tonnèrent de part et +d'autre. Les Génois l'emportèrent enfin: ceux qui manoeuvraient le +vaisseau, ceux qui y plantaient des machines furent contraints de tout +abandonner. Les Génois se saisirent du bâtiment et, dans leur transport +sans ordre et sans réflexion, ils l'incendièrent. Il brûla à fleur d'eau, +la coque coula à fond là où elle avait été conduite, elle ferma le +passage. Ce que Pisani avait voulu faire, les Génois l'avaient exécuté; +ils célébraient leur victoire, elle assurait leur défaite immanquable. + +Alors malgré les efforts des Génois, les Vénitiens revinrent à la rive +devant Chioggia et se fortifièrent sur les deux îles qui forment l'entrée +du port. De là ils protégeaient le batardeau dont ils l'avaient fermé. +Les galères croisaient en dehors dans le même but. Ainsi resserrés dans +Chioggia, les Génois, tranquilles d'ailleurs dans cette ville, comprirent +que pendant l'hiver la flotte allait rester inutile et mal placée dans +les lagunes. Ils ne pensèrent plus qu'à l'envoyer à Zara ou même à Gênes. +Au printemps les galères seraient revenues en force pour délivrer la +ville et pour continuer le cours des conquêtes. Il s'agissait cependant +de sortir de Chioggia, le passage devant son port était intercepté. A +l'occident, un canal assez large conduisait à Brondolo où la Brenta +formait un bassin qui avait son embouchure dans la mer. Quatorze galères +génoises s'avancèrent par cette voie. On ignorait encore que la clôture +du port de Chioggia n'était qu'une partie du plan de Pisani, et qu'il +n'avait pas négligé de fermer les autres issues. Quatre galères avaient +été détachées par ses soins avec l'ordre de couler des barques au travers +des canaux de manière à en rendre la navigation impossible vers le bassin +ou le port de Brondolo et même dans les eaux par lesquelles on aurait pu +tourner derrière Venise et aller gagner au loin d'autres passages à l'est +de la ville. Les Génois se virent dans l'impossibilité de passer de vive +force, ils reculèrent à Chioggia. Aussitôt on compléta les travaux qui +devaient leur fermer la voie. Treize galères vénitiennes s'établirent en +station à Brondolo pour veiller sur le batardeau qu'on avait élevé au +travers du canal et sur les mouvements de l'ennemi. Pisani commandait +cette division. + +La rive qui s'étend de Chioggia la Petite au port de Brondolo portait à +l'extrémité qui domine ce port et en forme un côté, un couvent solidement +bâti. Doria fit sortir des troupes de Chioggia, passa le pont, gagna la +rive, la suivit et se rendit maître du couvent; il en lit aussitôt une +citadelle redoutable. Elle incendiait les galères dans le bassin et +éloignait celles qui croisaient du côté de la mer. Mais Doria ne put +empêcher Pisani d'élever une redoute sur la pointe opposée. Ce fortin et +le couvent ne cessèrent de tirer l'un sur l'autre. Les Vénitiens avaient +vingt-deux grosses bombardes. Il paraît qu'une de ces pièces exigeait +pour la charger autant de travail qu'une mine. On y passait la nuit +entière, et, au point du jour, la batterie tirait sur le couvent. Les +Génois répondaient avec la même furie. Il se lança de part et d'autre, +disent les auteurs, plus de cinq cents décharges de grosses pierres. + +Outre le grand canal qui allait dans le bassin de la Brenta et que Pisani +avait fermé, il en était un plus étroit qui longeait la rive et se +rendait dans le port même de Brondolo, tout auprès de son ouverture. On +n'eût pu croire ni qu'une galère eût place pour y naviguer, ni surtout +qu'elle pût y être transportée à flot, car ce fossé ne communiquait pas +avec le grand canal. Doria avait cependant conçu l'espérance de faire +sortir sa flotte par cette voie qui l'eût conduite tout près de la mer au +delà des barrières élevées par les Vénitiens. C'est dans cette vue qu'il +avait voulu se rendre maître des deux pointes de l'embouchure du port de +Brondolo. Il n'avait pu en garder qu'une, mais elle protégeait le petit +canal, et, s'il parvenait à y établir ses galères, il n'était pas sans +espérance de dérober leur sortie à l'ennemi en les faisant filer l'une +après l'autre. Car ce n'était pas autrement qu'elles pouvaient se ranger +dans ce défilé. Dix-neuf y furent transportées du grand canal à force de +bras et de machines. Après ce travail immense et tandis que l'artillerie +tonnait de toute part pour essayer de donner le change, la galère la plus +voisine de l'issue essaya de la franchir. Mais elle trouva aussitôt les +Vénitiens qui la repoussèrent. Cependant Pisani sentit le danger qui +menaçait de faire échouer tout son plan. Une de ces longues nuits d'hiver +(on était à la fin de décembre) suffisait pour faire échapper ceux qu'il +regardait comme ses prisonniers. Il redoubla de vigilance autour d'eux, +il fit la garde jour et nuit de tous côtés. Mais cette garde était si +pénible et si rebutante dans une saison rigoureuse, que les équipages de +ses galères refusaient le service; ils voulaient abandonner la redoute +et la station, et demandaient en tumulte qu'on les ramenât à Venise. On +leur promettait toujours l'arrivée imminente de Zeno qui venait les +renforcer et relever ceux qui souffraient; mais personne ne voulait plus +croire à ce secours attendu si longtemps. Les Génois allaient être sauvés +au moment qui devait assurer leur perte. Pisani, désespéré d'abandonner +sa proie, obtint, par un dernier effort de sa popularité, que ses gens +garderaient encore leur poste deux jours sans plus, les deux derniers +jours de décembre 1379. Le 1er janvier, Zeno parut avec quatorze galères +chargées de vivres, de richesses, de butin de toute espèce. Il se +montrait à peine devant Venise qu'un ordre lui fut expédié de continuer +jusque devant Chioggia, d'où le doge l'envoya immédiatement à la station +de Brondolo. La confiance des Vénitiens fut alors remontée. Ils avaient +cinquante galères à opposer aux forces des Génois, trente-six furent +consacrées aux opérations du passage de Brondolo: de ce côté étaient +tous les efforts de l'ennemi. + +Les galères qui remplissaient le petit canal faisaient chaque jour +quelque démonstration pour tenter de déboucher. Un jour une galère +vénitienne de garde, sans attendre les renforts que ses signaux devaient +amener, se détacha pour repousser celle qui s'était avancée et la +combattit corps à corps. Mais, pendant la lutte, par une singulière +manoeuvre, les Génois jetèrent des grappins sur la proue ennemie, et +aussitôt toutes les galères génoises remontant à force leur canal se +remorquèrent l'une l'autre, et, tirées par les matelots montés sur les +deux bords, entraînèrent à leur suite la galère vénitienne; prise dans +cet étroit passage, elle ne put s'en délivrer. C'était une de celles de +la division de Zeno, richement chargée, et à qui il n'avait pas été +permis d'aller mettre son butin en sûreté. Tout retomba aux mains des +Génois. + +Au milieu de ces événements, Pierre Doria, toujours actif, toujours +passant d'une attaque à une autre, fut frappé au couvent de Brondolo d'un +éclat de pierre détaché d'une brèche par un coup de bombarde, et mourut +sur le coup. Il échappa ainsi à la catastrophe qui menaçait son armée; +si la position périlleuse des Génois était due à son entêtement, il leur +restait la confiance en son habileté pour en sortir: sa perte dissipa +leurs espérances. + +Cependant ils ne pouvaient voir leurs galères rangées contre une rive +étroite qui seule les séparait de la mer, et où ils possédaient une +forteresse, et s'accoutumer à l'idée qu'ils ne sauraient franchir une si +simple barrière. Puisqu'à ses deux extrémités on leur fermait les issues, +ils songèrent à couper l'île qui les arrêtait et à s'ouvrir un passage +fait de leurs mains. Ils le tracèrent sans perte de temps auprès des murs +du couvent qui leur servait de citadelle. Ce travail fut pressé avec +toute l'activité propre à un peuple ingénieux et patient, mis en +mouvement par le plus capital des intérêts. On y employait à l'envi les +équipages des quarante-huit galères enfermées entre Chioggia et Brondolo. +Un peu de temps eût suffi pour mener ce grand travail à sa fin, et alors +en peu d'heures la flotte était sauvée. + +Les Vénitiens s'alarmèrent de cette hardie tentative et comprirent qu'il +ne fallait pas laisser le loisir de l'exécuter. Ils réunirent toutes +leurs forces de terre et de mer, résolus à déposter les Génois du couvent +et de la rive de Brondolo. Venise avait reçu de grands renforts; elle +soudoyait la compagnie de l'Etoile, celle qui avait fait trembler Gênes, +et une autre compagnie plus redoutable encore sous un capitaine anglais; +deux mille cinq cents lances et un corps d'infanterie permettaient +d'entreprendre toute opération. Les Génois étaient au nombre de quinze +mille, soit à Chioggia, soit à l'entour; et la rive, de Chioggia la +Petite à la pointe de Brondolo, était le seul champ de bataille que leur +offrît cette singulière région. + +Le doge et ses troupes occupaient à terre les deux extrémités de +l'ouverture qui sert de port à Chioggia et qui se trouvaient réunies par +la digue dont ils avaient fermé ce port. Ils y firent monter huit mille +hommes pour aller d'abord s'emparer de Chioggia la Petite. Dans cette +attaque une tour bien défendue fit une vive résistance. Tandis qu'on +employait la sape pour la faire crouler sur ses gardiens, les Génois +envoyèrent pour la secourir, d'un côté huit mille hommes sortant de la +ville par le pont, de l'autre quinze cents hommes tirés du couvent de +Brondolo, afin de mettre les Vénitiens entre deux feux. Mais, loin de +s'en effrayer, les assaillants faisaient face des deux côtés, et un +combat acharné se livrait de toute part. Les mouvements de la cavalerie à +la solde des Vénitiens étonnèrent les Génois et firent hésiter la tête de +leurs colonnes. L'ennemi en profita pour les charger, et porta le +désordre dans les rangs. Ceux qui venaient de Brondolo furent d'abord +dispersés, ils cherchèrent leur salut le long des canaux, où, en tâchant +de les traverser, ils se noyaient sous le poids de leurs armes. La +colonne de Chioggia, également rompue et poursuivie, se reporta sur le +pont pour regagner la ville. Ils s'y précipitèrent avec tant +d'impétuosité que le pont surchargé se brisa sous eux. Un très-grand +nombre tombèrent et périrent; près de mille hommes furent coupés et +faits prisonniers. + +Le désastre du pont sauva la ville en ce moment. S'il ne se fût rompu, il +est probable que les assaillants auraient pénétré dans la cité avec les +fuyards, et Chioggia aurait été reprise par les Vénitiens comme ils +l'avaient perdue. + +Ils se préparaient à marcher vers la pointe de Brondolo, dont le chemin +leur était ouvert. Les Génois ne les attendirent pas. Ils mirent le feu +au couvent déjà ruiné par l'artillerie. Ils détruisirent leurs machines. +Enfin ils incendièrent douze galères qu'ils avaient encore dans le canal. +Après cette destruction chacun chercha à se sauver en gagnant dans +quelque canot Padoue ou les terres voisines. Dix galères se trouvaient +aussi auprès des moulins de Chioggia. Pisani les fit attaquer, les +équipages les abandonnèrent, elles furent prises sans combat et conduites +à Venise avec tout leur armement encore à bord. + +Chioggia eût été conquise si les Vénitiens l'eussent attaquée dans ce +moment de trouble et de stupeur. Ils se contentèrent d'un blocus très- +resserré. Ils fermèrent toutes les issues. Il ne passait plus un de ces +bateaux qui par le fleuve avaient toujours entretenu quelques +approvisionnements. Il ne pénétrait plus un seul message. Les habitants +furent mis à la ration. Les femmes et les enfants furent renvoyés hors de +la ville; le doge les fit recueillir avec humanité. + +Une seule fois Carrara, profitant d'une négligence des ennemis, força un +passage et fit parvenir à Chioggia un convoi de vivres et surtout de +poudre dont on manquait. Ce secours, qui ne put se renouveler, grâce à la +vigilance de Zeno, donna un répit de plusieurs mois aux assiégés, sans +rien changer à leur position. + +Quand ces dernières provisions commencèrent à s'épuiser, on ne put se +dissimuler l'issue nécessaire d'une situation désespérée. Une première +négociation s'entama, mais elle fut inutile. La fatale réponse de Doria, +quand c'était aux Vénitiens de demander grâce, fut durement reprochée aux +Génois. On leur déclara que pas un d'eux ne sortirait de Chioggia que ce +ne fût pour entrer dans les prisons de Venise. Cette sentence ranima les +courages; on supporta les privations; on attendit la délivrance de +quelque heureux hasard; et six mois encore se passèrent ainsi. + +Le gouvernement de Gênes, sur la nouvelle de la mort de Pierre Doria, +avait d'abord nommé pour lui succéder Gaspard Spinola de Saint-Luc. Il +partit par terre, il parvint à Padoue, mais il ne put pénétrer jusqu'à +Chioggia. + +Une flotte de treize galères fut expédiée avec l'espérance qu'elle +porterait un secours efficace. Mathieu Maruffo, plébéien considérable, la +commandait. En passant vers la Sicile il avait trouvé Thaddée Giustiniani +envoyé à Manfredonia avec six galères qui devaient faire charger et +escorter douze cargaisons de grains. Maruffo attaqua le convoi et +l'escorte. Giustiniani, ne pouvant résister, brûla ses vaisseaux et ses +galères, et tomba lui-même avec deux cents prisonniers aux mains des +Génois. Le reste de son monde s'était sauvé à terre. Une autre division +de cinq galères partit de Gênes à la suite de celle de Maruffo; toutes +ces forces parurent devant Chioggia au mois de juin. + +Leur vue excitait des transports de joie chez ceux de la ville, ils +montaient sur le toit des maisons, ils agitaient des drapeaux; ils +saluaient leurs compatriotes, et leur demandaient de prompts secours. Une +fatale barrière les séparait; elle rendait inutiles ces forces +déployées, et encore plus déplorable la catastrophe qu'elles ne pouvaient +empêcher. Les Vénitiens ne quittaient pas leurs postes. Ils ne +s'avançaient point hors des embouchures dont ils étaient maîtres. Les +provocations, les outrages des équipages de Maruffo ne purent les attirer +en pleine mer. Des flottilles de bateaux venaient escarmoucher avec les +Génois; les galères ne se commettaient point. + +La garnison fit un dernier effort pour regagner Chioggia la Petite; si +elle avait pu se rétablir sur la rive, elle aurait en quelque sorte donné +la main à Maruffo, et quelque voie de salut eût pu s'ouvrir. Cette +tentative fut inutile. De cette époque on vit les assiégés disposés à +entrer en pourparler avec quiconque s'approchait de leurs murailles. Ils +avaient cessé de tirer sur tout ce qui paraissait à portée. Ils avaient +déjà repris leur finesse à la place de leur hauteur: pour conjurer s'il +se pouvait quelques-unes des conséquences de leur mauvais sort, ils +s'efforçaient d'opposer à la haine des Vénitiens qui les voulaient +captifs dans Venise, l'avidité de ces compagnies de mercenaires pour qui +la guerre n'était qu'un commerce de butin et de rançons. Ils les +flattaient de se rendre à eux et ils traitaient d'avance de leur rachat. +Cette politique pensa les bien servir. + +Leurs députés en venant proposer de capituler s'adressèrent non-seulement +à Zeno, mais officiellement aux capitaines des auxiliaires. Le sénat, +mécontent de la part que ceux-ci se disposaient à prendre au traité, +envoya des commissaires à l'armée pour s'emparer de la négociation et +pour déclarer avant tout à leurs soldats qu'aucun prisonnier génois ne +leur serait laissé, qu'aucun ne serait mis à rançon, parce que tous +devaient entrer et rester dans les prisons de la république. Cette +déclaration pensa causer un soulèvement; une extrême dextérité fut +nécessaire pour négocier avec les compagnies avant d'entendre à un traité +avec les assiégés. Enfin, avec assez de peine, on parvint à un accord sur +le partage des fruits de la victoire, et il fut solennellement convenu +que le gouvernement parlementerait seul avec les Génois pour leur +reddition. + +Après cet incident une nouvelle députation vint auprès de Zeno implorer +dans les termes les plus humbles une capitulation. Le général leur +confirma que, pour toute grâce, ils iraient à Venise prisonniers et que +rien ne les sauverait de cette humiliation. + +Dès que cette triste réponse fut rapportée à la ville, des signaux de +détresse amenèrent à la vue Maruffo et sa flotte; il s'approcha de cette +même barrière qu'il ne pouvait briser, que ses compatriotes ne pouvaient +franchir, qui paralysait des deux côtés tant de forces et tant de valeur, +qui rendait enfin une flotte redoutable témoin de la défaite et de la +captivité d'une telle armée. Les assiégés en présence de la flotte +élevèrent une grande voile, et la laissèrent tomber pour ne plus la +relever. Maruffo reconnut le signal et l'emblème; il n'avait rien à y +répondre, il regagna tristement une station voisine. La garnison accepta +son sort et la reddition s'ensuivit. + +Alors s'exécuta la convention faite entre Venise et ses compagnies +auxiliaires. Tout se passa sans tumulte et en bon ordre. On procéda pour +première opération au choix des prisonniers. Les Génois et les Padouans, +les hommes natifs des terres dont la seigneurie de Venise se prétendait +maîtresse, et en outre tous les hommes de mer appartenaient aux Vénitiens +sans aucune exception. Les auxiliaires avaient à disposer de tous les +soldats étrangers à la solde des Génois. Quant aux prisonniers des +Vénitiens, on leur enleva tout ce qu'ils avaient; avant d'être embarqués +ils essuyèrent trois inspections différentes afin que rien n'échappât. À +peine quelques hommes de marque furent ménagés. On recherchait ce que les +autres pouvaient avoir de caché sur leur personne avec un soin minutieux; +il y en eut qu'on dépouilla de leurs vêtements. Cependant le doge, +Pisani, Zeno, quelques autres nobles s'étaient prêtés secrètement à +faciliter aux principaux Génois les moyens de déposer sur les galères +vénitiennes leur argent et tours effets les plus précieux, afin que dans +leur prison ils ne fussent pas sans ressource. + +Après l'évacuation des prisonniers, les compagnies entrèrent seules dans +la ville et procédèrent méthodiquement et dans le meilleur ordre au +pillage universel. Venise eut pour butin l'artillerie des Génois, leurs +magasins, leurs bâtiments de toute espèce, vingt et une galères et plus +de quatre mille prisonniers. C'était le résultat d'une expédition qui +avait promis à Gênes l'entier abaissement de sa rivale. Cette malheureuse +campagne, à compter de l'arrivée de Pierre Doria sur la flotte, avait +duré depuis le commencement du mois d'août 1379 jusque vers la fin du +mois de juin 1380. + +Maruffo alla signaler sa colère et la vengeance de Gênes sur Trieste, sur +Capo-d'Istria, sur Pola qu'il prit et ravagea et qu'il donna au +patriarche du Frioul. Tous les lieux où sa flotte put pénétrer furent +abandonnés au pillage. Il fit prisonniers tous ceux qui tombèrent en ses +mains. Mais Pisani rendait vains la plupart de ses efforts, en reprenant +les places que les Génois avaient occupées. Cette guerre se prolongea +plusieurs mois. Gênes envoyait sans cesse des renforts dans l'Adriatique +comme si elle avait pu espérer y ressaisir l'occasion perdue. On levait +taxe sur taxe. Tous les citoyens avaient été requis pour servir sur les +galères, on les avait divisés en trois tiers qu'on appelait +alternativement. Il n'y avait point d'exception: ainsi, qui ne pouvait +marcher en personne était tenu de fournir un remplaçant. Bientôt la +compagnie de l'Étoile reparut sur le territoire, envoyée de nouveau par +Visconti; elle surprit et occupa Novi. Ces revers et ces inquiétudes +favorisaient les mécontents. + +Cependant la paix se traitait depuis longtemps. Le pape la recommandait +et expédiait de tout côté des légats pour la prêcher et surtout pour en +être les arbitres. Le roi de Hongrie la voulait. Pour les deux +républiques, elles en avaient un besoin pressant. La négociation n'en fut +pas moins lente et pénible. Le comte de Savoie eut enfin la gloire de +faire signer dans Turin cette paix si attendue. Le traité entre les deux +républiques offrit des difficultés particulières. Il fallait prendre un +parti sur cette île de Ténédos qui avait fait commencer la querelle et +sur laquelle ni les uns ni les autres ne voulaient abandonner leurs +droits. On convint que le comte de Savoie la prendrait en dépôt et la +garderait deux ans aux frais des parties: passé ce terme il en +détruirait les fortifications, et, en cet état, elle serait abandonnée +par tous. En exécutant cette clause, le comte éprouva de la résistance de +la part du gouverneur vénitien; il refusait de rendre l'île et +méconnaissait l'ordre de ses maîtres. On ne sut s'ils étaient sincèrement +courroucés ou même innocents de sa résistance. Enfin il céda; au bout +des deux ans, un syndic de la commune de Gênes alla assister à la +destruction des forts. + +On pourvut aussi à un autre sujet de contention. À la paix précédente +Gênes triomphante avait obligé les Vénitiens à renoncer pour trois ans au +commerce de Tana à l'orient de la mer Noire. Cette fois il fut stipulé +que cette navigation serait interdite pendant deux ans aux sujets des +deux républiques. Elles possédaient chacune une forteresse dans ce pays. +On allégua la crainte que les navires qui s'en approcheraient n'y fussent +insultés avant que la paix fût bien connue dans ces établissements +réputés si lointains. La raison n'était ni bonne ni sincère. Mais ces +régions étaient aux mains de princes tartares. Chacun intriguait auprès +d'eux et craignait la rivalité. Ne pouvant s'accorder sur ces relations, +ou les sacrifiait pour un temps. On prétendit qu'en ce point les Génois +avaient été les plus habiles. Leur colonie de Caffa avait les moyens de +conserver son trafic de Tana: elle ne pouvait manquer d'attirer sur son +marché les denrées qu'on allait chercher ci-devant aux bouches du Tanaïs. +Par là les Génois s'en assuraient le monopole, parce qu'en vertu d'un +usage dont Venise avait donné l'exemple dans ses colonies, eux seuls +avaient le privilège d'acheter à Caffa; et, pour avoir part au commerce +des produits qui y étaient apportés, il fallait les racheter de leurs +mains. + +Les prisonniers, suivant le traité, se rendaient sans rançon de part et +d'autre, car ceux du combat de Pola étaient encore à Gênes2. Quand les +malheureux Génois sortirent du lieu où ils avaient été reclus, les dames +vénitiennes signalèrent leur humanité; elles firent une grande quête +pour les pourvoir d'habits, de secours de toute espèce qu'elles leur +départirent elles-mêmes avec le zèle le plus louable. Ils avaient +beaucoup souffert pendant quelque temps. Il n'avait plus été permis de +leur vendre des aliments que ceux à qui il restait quelque ressource +ajoutaient à leur misérable ration. Ces rigueurs s'adoucirent ensuite, +mais sur environ cinq mille hommes, mille cinq cents périrent de misère. +On calcula qu'il manquait à Gênes huit mille habitants à l'issue de la +guerre. + +L'histoire génoise s'était transportée dans les lagunes de Venise. Ici +finit ce grand épisode. Nous voulons dire pour l'achever qu'un an après +Trévise fut un nouveau sujet de guerre entre Carrara et les Vénitiens; +mais les Génois n'y prirent point de part. Ajoutons qu'avant la paix +l'illustre amiral Victor Pisani était mort en Sicile sur la flotte qu'il +conduisait contre les galères de Gênes. Charles Zeno fut son digne +successeur, il hérita de la faveur populaire et de la jalousie des autres +nobles. Après avoir continué de servir glorieusement sa patrie, il se +vit, sur ses vieux jours, dépouillé de ses emplois, et condamné à la +prison sous un odieux prétexte. + + +LIVRE SIXIÈME. +ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA SEIGNEURIE DU ROI DE +FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. -GEORGE ADORNO DEVENU DOGE. +1382 - 1413. + +CHAPITRE PREMIER. +Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la première fois. + +(1382) Le gouvernement de Guarco ne réparait pas les maux de la guerre et +ne laissait pas jouir des avantages de la paix. Élu presque par hasard et +pour empêcher le pouvoir souverain d'être ravi de force par Antoniotto +Adorno, il sentait que son crédit n'avait pas de profondes racines. Il +vivait dans la défiance et, suivant l'usage des gouvernants qui ont moins +de force d'âme que de puissance, il recourait à l'arme pesante du +despotisme et la maniait maladroitement. Le public était accablé de +taxes; et le doge n'employait les deniers publics qu'à soudoyer des +soldats pour garder sa personne. Par là il s'attira l'opposition de la +magistrature des huit, cette commission indépendante du conseil, et à +laquelle de tout temps étaient délégués le maniement des deniers et le +contrôle des dépenses. L'humeur que le doge ressentit de cet incident le +jeta dans une démarche d'une inconvenance d'autant plus étrange qu'il lui +restait moins de popularité. + +(1383) Dans un des conseils qui se tenaient en présence du peuple, le +doge éleva la voie et dénonça au public les Huit qui s'attachaient à +contrarier ses vues. Il déclama contre ses adversaires, il entra dans une +longue justification1. Il n'ignorait pas qu'il était calomnié, qu'on le +disait lié par un traité aux volontés de certains nobles et vendu aux +guelfes: rien n'était plus faux, il était né plébéien et bon gibelin; +il l'était toujours. Cette défense inopportune contre des reproches au- +devant desquels il semblait courir, cet appel au peuple, cet appel +surtout à des factions qu'il convenait si peu au magistral suprême de +réveiller, tout excita l'étonnement et le mépris. Il ne lui manquait pas +d'ennemis habiles à en profiter. Guarco se sentait pressé entre +Antoniotto Adorno, porté par les gibelins, et par Fregose que soutenaient +les guelfes, et il ne comptait pas assez un troisième rival plus +dangereux encore. Léonard Montaldo était alors le chef et le moteur caché +de tous les mouvements du peuple. Plusieurs fois désigné pour monter au +rang suprême, autant de fois éconduit, il n'avait jamais perdu de vue ce +grand objet d'ambition, et, attendant les occasions favorables, il se +contentait du rôle apparent de conseil et de modérateur du peuple. + +Un droit sur la boucherie avait été décrété; les bouchers mécontents +eurent à s'assembler pendant la semaine sainte pour convenir du taux +auquel, à raison de ce droit, il faudrait élever le prix de leur denrée +au moment où la vente et la consommation allaient recommencer. Ils se +réunirent le soir après les offices du jeudi saint dans le couvent de +Saint-Bénigne, et le résultat de leur délibération violente fut qu'il +fallait exiger la suppression d'un impôt inique; que pour cet effet il +était temps de se faire justice par soi-même. Pour première mesure ils +commencèrent sur-le-champ à sonner le tocsin du clocher de Saint-Bénigne, +entreprise qui parut d'autant plus effrayante que c'était dans les jours +où, comme on sait, l'Église interdit le son de toutes les cloches. La +ville s'en alarma; la vallée de la Polcevera, qui entendit cet appel +aussi bien que la cité, sut bientôt qu'il s'agissait de se débarrasser +des odieuses gabelles. Ses habitants vinrent en foule se réunir aux +bouchers. Toute cette populace se répandit le vendredi dans la ville. Les +offices sacrés furent interrompus, les fidèles furent dispersés. Parmi +les cris qui demandaient la suppression des impôts, il s'en élevait qui +réclamaient le changement du gouvernement. Enfin plus de deux mille +hommes s'assemblèrent dans l'église de Saint-Dominique. Les citoyens +influents s'y présentèrent et Montaldo s'y trouva parmi eux. Quelque +ordre succédant au tumulte, on dépêcha au doge quatre députés, et +Montaldo à la tête. + +Le palais était presque désert. Les frères de Guarco n'avaient pu y +assembler qu'une poignée de défenseurs derrière les grilles, qu'on avait +fermées; déjà le chef des gardes du doge, son juge, l'un des régisseurs +des gabelles, rencontrés au dehors par la foule soulevée, avaient été +massacrés. Déjà aux imprécations du peuple contre les impôts on avait +répondu du palais qu'ils seraient abolis. On avait jeté sur la place un +registre pris au hasard qui passa pour le livre des nouveaux règlements +fiscaux et que les assistants déchirèrent: ainsi le doge était préparé +aux concessions quand Montaldo lui notifia les volontés de l'assemblée de +Saint-Dominique. Tous les nobles furent d'abord exclus de son conseil; +on appela cent citoyens, et ceux-ci, réunis en assemblée extraordinaire, +sans déposer Guarco, mirent tous les pouvoirs de la république entre les +mains d'une sorte de dictature temporaire de huit membres. Montaldo en +fut encore le premier nommé. On était convenu de composer cet office de +la provision, comme il fut appelé, de quatre marchands et de quatre +artisans, parmi lesquels les bouchers ne furent pas oubliés. C'est comme +artisan que Léonard Montaldo, jurisconsulte et d'une des plus notables +familles populaires, voulut être désigné. Le notariat comptait alors +parmi les métiers, et quoiqu'il n'en exerçât pas la profession, il se fit +agréger au collège des notaires2. Tous les nobles qui tenaient des +emplois ou des commandements sur le territoire furent à l'instant +remplacés par des plébéiens. + +Cependant l'agitation n'était pas apaisée. Le gouvernement et l'office de +la provision ordonnaient en vain aux habitants de poser les armes, et aux +gens de la campagne de se retirer dans leurs foyers: personne +n'obéissait, on entendait crier: Vive le peuple, et quelques voix +demander un nouveau doge; un parti nombreux dans les classes inférieures +appelait Adorno à haute voix. Le doge, toujours plus embarrassé, s'avisa +de convoquer le peuple sur la place publique au son de la cloche; il se +montra sur la porte de son palais, et un greffier de la république vint +demander aux assistants de déclarer s'ils voulaient que Guarco fût encore +leur doge et de le faire connaître en levant la main. Les mains se +levèrent, et Guarco triompha dans cette épreuve insignifiante. + +Antoniotto Adorno était passé à Savone, pour attendre prudemment le +moment favorable de se montrer. A Gênes ses partisans répandaient le +bruit de sa mort. Il était noyé, disaient les uns; on lui avait tranché +la tête, suivant les autres. Ces rumeurs agitaient le peuple; huit cents +hommes armés vinrent au palais pour se faire rendre compte de ce qu'on +avait fait de lui. Le doge assurait qu'il était à Savone: on refusait +d'y entendre. Ce fut encore Montaldo qui fut seul écouté. Il se donnait +pour ami d'Adorno; il se portait garant de sa vie et de son retour pour +le lendemain. Le peuple s'apaisa sur sa foi. + +Antoniotto Adorno arrivé, une grande assemblée populaire spontanément +réunie se tenait à Saint-Cyr; Pierre Fregose s'y était rendu. Léonard +Montaldo s'y joint, et là tous ensemble ils partent pour aller assiéger +Guarco. Le petit peuple criait en marchant: Vive le doge Adorno; le +reste ne grossissait ni ne contredisait cette clameur. On semblait ne +penser encore qu'à débarrasser la république d'un mauvais magistrat sans +s'occuper du successeur qu'il pourrait avoir. Les portes du palais furent +bientôt forcées, et le doge fugitif se réfugia à Final. + +Dans cette nuit le palais présentait un singulier spectacle. Tout le +monde y veillait en armes. Antoniotto Adorno, assis dans l'appartement +ducal, recevait les hommages du bas peuple qui le proclamait doge +Montaldo et dix notables, assemblés dans un autre appartement, n'en +délibéraient pas moins sur l'élection à faire, feignant d'ignorer cette +installation prématurée. Ils firent avertir Adorno, comme leur collègue, +de venir prendre part à leur délibération. Il ne vint point, et l'on +passa outre. Frédéric de Pagano fut nommé doge; mais, menacé par les +partisans d'Antoniotto, ce candidat refusa d'accepter et prit la fuite. +Pendant le reste de la nuit, Montaldo reçut message sur message de la +part d'Adorno pour le supplier d'adhérer à la nomination que le peuple +avait faite. Léonard s'en excusa, et le lendemain il appela dans l'église +de Saint-Cyr tous les notables populaires. L'assemblée fut nombreuse et +imposante; elle nomma d'abord Montaldo pour son président. Celui-ci, +appelant par leur nom environ, quarante des plus considérables, leur +demanda à l'un après l'autre quel doge ils voulaient élever. Tous lui +répondaient: Vous-même. Montaldo avertit alors que si l'on exige qu'il +soit doge, il ne peut s'engager à l'être pendant plus de six mois. +Cependant Adorno au palais se croyait sûr de sa place, plus de six cents +hommes armés étaient autour de lui, quand Montaldo le fit inviter comme +un simple citoyen notable à venir prendre sa place dans l'assemblée de +Saint-Cyr. Les assistants entendirent ce message avec indignation, ils +avaient un doge et ils n'en souffriraient pas d'autre. Mais des amis plus +prudents rapportèrent mieux ce qui se passait. Hormis ceux qui +entouraient Adorno, tous les citoyens puissants, la bourgeoisie entière, +appuyaient Montaldo et marchaient avec lui. Pour la seconde fois +Antoniotto, bien instruit, remit ses prétentions à un autre temps, et +quitta le palais. Léonard Montaldo y fut conduit en triomphe et installé +doge sans opposition. Pierre Fregose lui-même honorait son cortège; +bientôt Adorno se présenta pour rendre hommage comme les autres. Cette +entrevue se passa sous les yeux du public avec les formes les plus +recherchées de l'urbanité et d'un égard réciproque. On fit asseoir Adorno +près du doge et à la tête du conseil. Montaldo, paisible possesseur du +pouvoir, renvoya les gens armés, et dès le jour même il fit rentrer le +palais et la ville dans leur état de paix. Ainsi parvint à ses fins cet +ambitieux habile et souple, qui avait caressé et peut-être déchaîné la +multitude, et qui, lorsqu'elle s'était prononcée pour un autre favori, +avait su disposer contre elle des suffrages et des forces de la portion +la plus saine des citoyens. Le lendemain de son élévation toutes les +familles nobles allèrent lui rendre leurs hommages. + +Son conseil fut de quinze anciens, tous populaires. Il proclama une +amnistie générale: elle comprenait une pleine indemnité pour tous les +actes du gouvernement de Guarco, excepté en ce qui touchait les intérêts +particuliers; ceux qui croyaient avoir éprouvé des dommages pouvaient +les débattre devant la justice. La proclamation assurait à la famille de +Guarco et à lui-même la liberté de revenir et de rester à Gênes en +sûreté, pourvu que l'intention en fût déclarée dans un délai de quinze +jours. Les frères de l'ancien doge en profitèrent sans inconvénient; de +sa personne il resta à Final. On sut bon gré à Montaldo de cette +modération; la sentence d'exil contre la maison Fregose avait fait tort +à son prédécesseur; car on laissait bien les ambitieux faire leurs +révolutions, mais on les avait vues si fréquentes qu'on les tenait pour +passagères, et l'on ne voulait pas que chacune amenât des injustices +durables et perpétuât les exils et les vengeances. + +Il restait à contenter le peuple sur l'affaire des impôts qui l'avaient +soulevé. Un seul fut aboli. Les taxes sur la viande et sur le vin furent +réduites, mais elles subsistèrent. + +Un événement notable marqua cette époque: Jacques de Lusignan, l'oncle +du roi de Chypre, était resté prisonnier dans Gênes depuis huit ans. Son +neveu mourut, et la couronne lui fut dévolue. La république eut bientôt +traité avec son captif. On convint de le renvoyer en Chypre; il donna +Famagouste aux Génois, il reconnut les dettes qu'il avait contractées +envers plusieurs d'entre eux, et il assigna des annuités pour leur +extinction. Ce traité, conclu dans les derniers jours de l'administration +de Guarco, fut ratifié par Montaldo. Le nouveau roi et la reine son +épouse furent traités au palais avec une magnificence royale. Dix galères +armées par la république transportèrent Lusignan et sa famille dans son +royaume. + +(1384) Les six mois pour lesquels Montaldo avait accepté sa place +s'écoulèrent sans embarras. A leur expiration on attendait avec curiosité +de voir ce qu'il ferait. On ne vit rien. Il ne parut pas même se souvenir +de la réserve qu'il avait imposée à son acceptation. Il continua de +gouverner en paix la république et elle prospérait entre ses mains. Mais +bientôt une fièvre épidémique ravagea la ville, elle reparut à plusieurs +intervalles; pendant quelque temps elle emportait neuf cents individus +par semaine. Le doge en fut atteint à son tour; elle le mit au tombeau, +après quinze mois de règne. Cette fois Antoniotto Adorno fut élu doge +sans difficulté et à l'instant même. Il maintint le gouvernement tel que +Montaldo l'avait heureusement composé, il en changea cependant une +maxime, car il se fit livrer par le marquis Caretto l'ancien doge Guarco +qui était resté à Final, et il le fit enfermer à Lerici dans une étroite +prison. + + +CHAPITRE II. +Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique. + +Adorno, que nous venons de voir arriver à la suprême magistrature, fut un +des plus obstinés ambitieux que notre histoire ait à signaler: et +cependant cet homme si entêté du pouvoir, si hardi pour le rechercher, +mêlait à son audace une incertitude, une hésitation singulière qui lui +faisait perdre ce qu'il avait tant brigué. Nous l'avons vu deux fois se +mettre en évidence, éconduit, tantôt par Guarco, tantôt par Montaldo, +jamais rebuté, et s'insinuant pour ainsi dire à la suite de ce dernier; +nous allons le voir, trois fois chassé de ce siège glissant, y remontant +chaque fois, ne le perdant jamais de vue pendant douze années, le +disputant comme un patrimoine, et faisant tellement du gouvernement de sa +patrie une propriété dont on a droit d'user et d'abuser, que, menacé de +la reperdre encore, il ne craignit pas de la livrer à un roi étranger. On +ne peut lui refuser la justice d'avoir été dans son administration, +vigilant, habile, et tempérant dans sa vie privée. Il mit aussi un grand +zèle à relever le nom de Gênes au dehors. + +Au commencement de son gouvernement il saisit une occasion qu'il crut +propre à l'illustrer et à lui donner une haute influence. Il accorda +assistance et hospitalité à Urbain VI, ce pape dont la violence avait +fait le grand schisme en obligeant ceux qui venaient de l'élever à le +renier, et à lui nommer un successeur. Habile à se faire partout des +ennemis, il se faisait assiéger dans Nocera par Charles de Duras qui +avait adhéré à lui et qu'il avait couronné roi de Naples. Adorno fit +armer dix galères sous la conduite de Clément Fazio, gibelin populaire, +son plus intime confident. Le secret de l'expédition fut gardé; le pape +fut retiré de Nocera à l'improviste, embarqué et conduit en triomphe à +Gênes. Là, toutes les espérances que le doge avait fondées sur ce service +furent bientôt démenties, grâce aux procédés hautains de ce nouvel hôte. +Il commença par effrayer la ville de sa cruauté. On sait que lorsque les +cardinaux qui avaient eu le malheur de faire de lui un pape furent +obligés de l'abandonner, Urbain s'était créé un nouveau sacré collège. +Mais bientôt ses propres créatures lui devinrent fâcheuses, puis +suspectes. Il accusa six de ses cardinaux d'avoir tramé contre lui un +assassinat. Il les envoya de la torture dans un cachot, et quand il +sortit de Nocera, l'impitoyable pontife se garda bien d'abandonner ses +victimes. Il les fît traîner chargées de chaînes sur les galères +génoises; en arrivant à Gênes son premier soin fut d'avoir auprès de lui +une prison pour eux. Peu après il acheva ses vengeances; cinq furent mis +à mort1; le sixième, réclamé par le roi d'Angleterre, fut seul arraché à +sa tyrannie. + +(1339) Adorno tenant le pape entre ses mains n'avait pas douté de devenir +l'arbitre de la paix de l'Église. Il s'attribuait d'avance le mérite de +supprimer le schisme; il avait écrit au roi de France et aux autres +souverains qui reconnaissaient Clément. Mais les réponses lui montrèrent +que ses démarches avaient attiré peu de confiance; en même temps il +apprenait combien Urbain était peu maniable. Le pape s'était établi en +arrivant chez les hospitaliers de Saint-Jean, dont l'hospice n'était pas +encore embrassé par l'enceinte de la ville. Il refusa obstinément, +pendant tout son séjour, de mettre le pied au dehors. Rien ne put obtenir +de lui la déférence de visiter la cité. Adorno, enfin, avait fait le +calcul vulgaire du bénéfice qu'apporteraient à Gênes l'affluence des +fidèles et ce concours qui amène les étrangers auprès de la cour +pontificale. Cette spéculation se réalisa aussi peu que les autres. +L'armement avait coûté soixante mille écus d'or, et Gênes était en grand +péril de les perdre. On les réclamait auprès du pape. Il voulut bien +cependant en donner une compensation ou un gage, bien entendu aux dépens +d'autrui. Il enleva à l'évêché d'Albenga certaines terres, et les assigna +en payement à la république. Il exerça aussi un autre genre de +libéralité. Il accorda à ceux qui visiteraient la basilique de Saint- +Laurent, le jour de la fête de saint Jean, une indulgence plénière et +pour tous méfaits, avec les mêmes privilèges attachés pour les Vénitiens +à la visite de l'église de Saint-Marc au grand jour de l'Ascension. Le +bienfait et cette comparaison avec Venise paraissaient d'importance et +satisfaisaient les Génois; mais le pape et le doge s'aliénaient chaque +jour davantage. Urbain voulut quitter Gênes; le doge s'estima heureux +d'être débarrassé d'un hôte si difficile. On s'empressa d'armer deux +galères; le pontife partit et alla tenir sa cour à Lucques. + +(1389) Adorno s'appliqua ensuite à réprimer les excursions des pirates de +la Barbarie qui infestaient la mer et troublaient la navigation et le +commerce; et comme toutes les nations maritimes de l'Italie se +plaignaient des déprédations de ces corsaires, il se flatta de les faire +concourir toutes à son entreprise. Il fit plus; il expédia des lettres et +des ambassadeurs jusqu'en Angleterre, mais surtout en France où il +cultivait d'étroites relations, pour engager les chevaliers dans une +sorte de croisade dont le centre et la direction auraient été à Gênes. + +(1388) Une première expédition partit pour l'Afrique. Raphaël Adorno, +frère du doge, la commanda. Gênes y avait fourni douze galères, trois +autres avaient été armées aux frais de Mainfroy de Clermont, amiral de +Sicile; son roi et la ville de Pise en fournirent quelques autres. Le +fruit de cette première campagne fut la conquête de l'île de Gerbi, dans +le royaume de Tunis, à l'extrémité méridionale de la petite Syrte. L'île +fut cédée à Mainfroy par accord entre les vainqueurs, et pour la part des +Génois il leur paya trente-six mille florins d'or. Ils revinrent +satisfaits du profit, et l'on pensa à de plus grandes choses pour l'année +suivante. +Les ambassadeurs envoyés à Paris2 sollicitaient un des princes de la +maison royale à venir se mettre à la tête des opérations militaires; +l'exemple des premiers succès racontés par les Génois, la tradition des +croisades encore vivante, le désir de combattre les infidèles, tout +excitait le zèle des guerriers; et une trêve renouvelée pour plusieurs +années entre l'Angleterre et la France leur laissait la liberté de porter +leurs armes de cet autre côté. Le duc d'Orléans, frère du roi Charles VI, +s'obstinait à partir, et l'on eut peine à retenir son jeune courage. Le +duc de Bourbon, oncle du roi, fut reconnu chef de ces brillants +volontaires. Le sire de Coucy, le comte d'Eu, le dauphin d'Auvergne +s'inscrivirent les premiers. Les étrangers vinrent se réunir à la troupe; +une foule de princes et de seigneurs se rendirent à Gênes, lieu de +l'embarquement. Le roi de France fut obligé de limiter les permissions de +départ pour que sa cour et son armée ne fussent pas dégarnies. On ne +laissa marcher que des chevaliers et des écuyers, les Génois se chargeant +de fournir à chacun les suivants dont la réunion complétait ce qu'on +appelait alors une lance. Ils avaient huit mille hommes pour ce service +et douze mille arbalétriers (1389). Ils faisaient leur affaire du +transport des volontaires et des forces maritimes. Quarante galères et +une vingtaine de grands vaisseaux composaient la flotte. Elle était +commandée par Jean Centurione, de l'ancienne famille des Oltramarini. +Froissart, trompé par le nom, parle du centurion des archers génois, qui, +prêt à débarquer en Afrique, invita les Français à prendre soin de la +conduite des opérations à terre, genre de guerre qu'ils entendaient mieux +que ses compatriotes. + +Le débarquement eut lieu avec peu de difficulté. On le fit sur la côte +qui va de la Syrte au cap Bon et qui regarde le levant; ce fut sous les +murs d'une ville de Madhia qu'on appelait en ce temps Afrique. Elle était +forte, bien défendue, et à l'abri d'un coup de main. Pour l'emporter il +eût fallu un long siège dont les soins ne convenaient pas à l'impatiente +bravoure de tant de volontaires. Ils commencèrent par se répandre dans la +campagne cherchant des ennemis qui voulussent rompre des lances, défiant, +escarmouchant de toutes parts. Mais bientôt les Sarrasins se renfermèrent +dans leurs murs et laissèrent cette valeur s'exhaler en bravades. Ils +conçurent que le climat, le soleil du mois d'août et bientôt la disette +consumeraient ou décourageraient ces nouveaux venus, et les détruiraient +sans combat. En attendant ils les amusaient de messages et de +pourparlers. Ils faisaient demander aux Français le motif de leur +agression; car si les Génois avaient des intérêts maritimes à démêler +avec les barbaresques, les gens de Paris n'en avaient point. Nos braves +chevaliers répondaient qu'ils venaient combattre pour l'honneur de la foi +et du baptême, et pour venger sur les païens le tort fait à Notre- +Seigneur Jésus-Christ, injustement condamné à mort par leurs ancêtres. +Les mahométans répondaient qu'on se méprenait et que leurs ancêtres +n'étaient pas les juifs. Un été brûlant se passait ainsi. Enfin les +chevaliers donnèrent dans un piége funeste. L'un d'eux, rencontré par un +guerrier more, lui proposa un combat singulier de dix contre dix; le +défi fut accepté et le jour pris. Le chevalier rentra au camp et chercha +neuf compagnons d'armes; tous voulaient être choisis. Coucy avertit de se +défier d'un engagement légèrement contracté sans précautions ni +garanties. On n'en crut pas sa prudence: les champions allèrent au +rendez-vous suivis pour témoins et pour spectateurs par la fleur de cette +chevalerie. Ils ne trouvent personne au lieu indiqué sous les murs de la +ville. Ils vont aux portes sommer leurs adversaires et les piquer +d'honneur par leurs reproches; persuadés qu'ils ont imprimé à tous leurs +ennemis une salutaire terreur, ils forcent une barrière mal défendue, ils +se précipitent en avant, jusqu'à ce qu'engagés dans une seconde enceinte, +ils se voient enveloppés et écrasés par le nombre. Plus de soixante +périrent. Cette fatale journée mit le comble au découragement et au +dégoût. Centurione se plaignait qu'une expédition si coûteuse se passât +en escarmouches dont le succès même n'eût pu apporter aucun résultat. +Chacun accusait l'impéritie du duc de Bourbon qui n'avait montré ni +énergie ni talent. Sa hauteur révoltait, son inertie le faisait mépriser. +Tout le jour assis à l'entrée de sa tente, il semblait accablé par la +chaleur dévorante du pays. On disait de toute part que si Coucy eût +commandé à sa place, la guerre aurait été autrement conduite. Il n'était +plus temps. On trouva qu'il fallait repartir. La saison était trop +avancée pour rien entreprendre. Il valait mieux aller hiverner chez soi +pour revenir avec de plus grandes forces au printemps. On remonta dans +les vaisseaux, on regagna Gênes, et les volontaires la France. A la +saison suivante personne ne fut tenté de recommencer ce funeste voyage. +Le roi Charles VI seul voulait aller en Afrique combattre les infidèles. +On lui fit entendre que s'il voulait servir la foi chrétienne contre ses +ennemis, il avait d'abord, et sans aller si loin, le schisme à combattre. +On eût pu ajouter le conseil de ne pas aller chercher des embarras et des +dangers; il en avait assez près de lui. + + +CHAPITRE III. +Désertions du doge Antoniotto Adorno, et réintégrations successives au +pouvoir. + +(1390) Adorno aurait eu besoin d'un grand succès au dehors pour se +maintenir au dedans. Sa méfiance inquiète et sa politique malheureuse +multipliaient les ennemis autour de lui. Enfin, préoccupé de l'idée +qu'une conspiration allait éclater, persuadé d'être trahi et en péril, il +prit le singulier parti de fuir sans avoir été attaqué. Dans une feinte +promenade il se jeta sur une galère et se fit immédiatement transporter à +Final, laissant le palais et la ville à l'abandon. Il s'était fait +accompagner à la promenade par un de ses familiers, en qui, dans ce +moment, il avait cru voir son successeur. En s'embarquant il le fit +entraîner à bord, pour l'empêcher d'être élu, et il ne le libéra que +lorsqu'il sut que le choix avait porté sur un autre. + +Après cette désertion, on vit la dignité ducale emportée ou disputée par +quatre nouveaux personnages au moins. Il y eut un usurpateur qui ne fut +qu'une seule journée au pouvoir. Des autres concurrents, il y en eut qui +furent doges trois jours, d'autres une quinzaine; l'un d'eux remonta +deux fois sur le siège. Deux enfin, s'étant réunis pour le conquérir, +osèrent le tirer publiquement au sort. + +Cette anarchie dura quatre ans. Il serait indigne de l'histoire de +s'appesantir sur ces obscures mutations. A chacune s'entremêlent de +nouvelles apparitions d'Antoniotto; sans cesse il remonte sur le trône +et sans cesse il en redescend. Nous considérons donc les mouvements de ce +temps comme de simples interruptions passagères de son règne. + +(1391) A la première retraite d'Adorno on avait élu pour le remplacer +Jacques Fregose, fils de celui qui avait été doge vingt ans auparavant. +On eût pu lui préférer son oncle Pierre, le vainqueur de la guerre de +Chypre; mais il paraît que cette orgueilleuse famille, se flattant déjà +de la pensée de rendre héréditaire à son profit la seigneurie de Gênes, +jugeait que le droit de primogéniture devait être suivi. Ce droit était +le principal avantage de Jacques, homme au surplus studieux, appliqué à +l'étude des lettres et de la philosophie, mais à qui manquait sinon +l'ambition, du moins l'énergie propre au rôle qu'il venait de jouer. +Adorno s'encouragea facilement à reparaître pour disputer la place à un +si faible ennemi; et après avoir lui-même, au gré de ses incertitudes +hésité, avancé, rétrogradé, il marcha ouvertement de Final à Gênes. +Pierre Fregose avait averti le doge que si Antoniotto mettait le pied +dans Gênes, il n'y aurait qu'à lui céder la place. Aussi Jacques avait +engagé à son service l'un des marquis Caretto de Final et lui avait donné +pour instruction de surveiller les mouvements d'Antoniotto, et si celui- +ci se mettait en route, de côtoyer sa marche avec quatre-vingts gendarmes +dont le marquis disposait. Cet ordre n'impliquant point de mettre +obstacle au voyage, qu'on devait seulement observer, Adorno parvint à +Gênes, et là Caretto, qui ne l'avait pas perdu de vue, demandant quels +ordres il avait à suivre, le doge le remercia et lui fit dire de s'en +retourner sans prendre autre peine. Antoniotto fit bientôt signifier à +Fregose de se retirer du palais où lui-même il avait à se rendre. Fregose +ne balança pas à s'y disposer; il faisait enlever ses derniers meubles +quand Adorno se présenta et s'installa comme si jamais il n'eût cessé +d'être doge. L'entrevue fut affectueuse; Fregose fut retenu à la table +du doge, et après le repas on le reconduisit honorablement à sa maison. + +Quoique reprise sans obstacle cette seconde administration ne fut pas +plus tranquille que la précédente. Les prétentions au pouvoir héréditaire +ne se concentraient pas dans les deux seules races des Adorno et des +Fregose. Trois autres fils d'anciens doges en prirent exemple, +Boccanegra, Guarco et Montaldo. Antoniotto eut à les combattre. Il +vainquit les deux premiers qui s'étaient unis contre lui. Le jeune +Montaldo fut un compétiteur plus redoutable. Il avait rassemblé une +troupe de soldats et il vint assiéger une des portes de la ville; à ce +bruit seul, Adorno, qui écrivait, jetant sa plume et s'enfuit plus +rapidement qu'à sa première sortie. + +(1392) Montaldo fut nommé doge: c'était un jeune homme de vingt-trois +ans, que le hasard poussait à une place peu faite pour son âge, et dont +pourtant il n'était pas absolument indigne par son brillant courage et +par quelques sentiments généreux. Mais tous les ennemis qu'Antoniotto +avait eus se coalisèrent contre le nouveau doge; et Antoniotto lui-même +épiait sans cesse le moment de se remontrer. Montaldo se défendit contre +tous. Un des tumultes qu'il réprima avait pour chef Boccanegra, le fils +du premier doge. Pris les armes à la main, on le conduisit au podestat +qui exerçait le pouvoir judiciaire. Le procès ne fut pas long: +Boccanegra fut condamné à mort. L'exécution allait se faire devant le +palais ducal. Le patient aperçut le doge, et, lui tendant les mains, il +l'implora en lui demandant la vie. Montaldo en fut ému, il envoya son +frère pour faire surseoir. Le podestat inflexible feignit de méconnaître +le message et pressa le supplice; mais le doge accourut pour sauver le +criminel, et, sans tenir compte de la colère du juge, il conserva son +ennemi. + +Cependant, après s'être maintenu presque un an entier au pouvoir, +Montaldo se vit forcé de le déposer: il laissa le champ libre aux +concurrents, et parut se vouer à la retraite. Mais quand, au milieu des +prétendants, Antoniotto Adorno revint conduisant avec lui des bandes de +mercenaires, Montaldo indigné ne put s'empêcher d'accourir pour s'opposer +au doge qui venait s'imposer à la patrie en la déchirant. Les meilleurs +citoyens s'unissaient pour résister à cette invasion, Montaldo sortit de +chez lui pour se joindre à eux et vint combattre au premier rang. La +mêlée fut sanglante, mais pour cette fois Adorno ne put atteindre son +but, et reprendre sa place. Montaldo, à qui l'on devait principalement +cette victoire, n'en usurpa ni n'en exigea le prix. Il rentra modestement +dans ses foyers, mais le lendemain une élection nouvelle lui décerna pour +la seconde fois le titre de doge. Cependant son pouvoir non plus que la +suspension de celui d'Adorno ne furent que passagers: car, à son tour, +Montaldo (1394) fatigué désespéra du gouvernement, et, comme on ne devait +pas l'attendre de lui, il déserta son rang presque aussi honteusement +qu'autrefois Antoniotto. + +Une cause fatale rendait les discordes plus cruelles que jamais. De +mauvais citoyens, jaloux du doge, s'étaient appliqués à ranimer l'esprit +des factions au sein des campagnes: on criait vive l'aigle de toutes +parts. Ce signal gibelin venait d'être donné en Toscane, mais on ne +l'avait pas entendu dans la république de Gênes, où, si la distinction +des partis existait encore, elle était presque sans influence comme +désormais sans prétexte; aussi dans la ville depuis longtemps cet +antagonisme des factions, quoiqu'on prononçât encore leurs noms, ajoutait +peu d'animosité aux troubles qui éclataient. Quand il ne s'agissait que +de savoir à qui resterait le nom de doge pour la journée, il se +commettait peu d'excès, et l'on peut en juger par l'indignation des +écrivains chaque fois qu'ils avaient à parler de quelque accident funeste +arrivé dans un tumulte. Le peuple était plutôt spectateur qu'agent dans +ces discordes. Elles portaient de grands dommages, elles faisaient verser +peu de sang; c'étaient des luttes plutôt que des batailles. Mais, au +dehors, quand les gibelins et les guelfes étaient véritablement en jeu, +il fallait le fer et le feu, les meurtres et l'incendie, et surtout le +pillage. + +Ce fut avec des gibelins de la campagne qu'Antoniotto Adorno revint +encore à la charge attaquer un doge éphémère qu'on avait nommé au départ +de Montaldo. Ils arrivaient furieux, parce qu'ils avaient ouï dire que ce +doge était défendu par des guelfes. Au moment où le sang allait couler, +Montaldo ayant réuni quelques suivants reparut à son tour et se posa +entre les deux partis. Celui qui soutenait le doge fut bientôt dissous; +on reconnut que l'homme qu'on avait voulu soutenir était incapable. +Montaldo se trouva donc en face d'Antoniotto; mais il s'empressa de +déclarer que son intention n'était pas de revendiquer la dignité qu'il +avait sérieusement abandonnée. Il venait seulement s'opposer à ce +qu'Adorno vînt la reprendre une fois de plus. Sur cette protestation on +s'entremit entre eux; les deux chefs convinrent qu'aucun d'eux ne serait +doge; que la place serait réservée à celui des amis communs que nommerait +l'assemblée des citoyens. Une grande réunion fut donc convoquée; les +guelfes n'en furent pas exclus. Montaldo et Adorno s'y présentèrent +ensemble se tenant par la main. Quatre-vingt-seize notables s'y assirent +pour procéder à l'élection. Adorno leur adressa une harangue étudiée pour +faire son apologie, demandant pardon à ceux que le malheur des temps lui +aurait fait offenser. Ses amis apostés répondirent en le demandant pour +doge. Soixante et douze suffrages, sur les quatre-vingt-seize, le +nommèrent. Il accepta sur-le-champ, et il courut au palais prendre +possession de sa dignité. La foule le suivait: les hommes considérables +s'écartaient pour ne pas grossir son cortège. Montaldo, indigné d'avoir +été joué par la mauvaise foi d'Antoniotto, regagna Gavi et s'y cantonna. + + +CHAPITRE IV. +Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de France. + +Le gouvernement s'organisa. Les nobles furent admis dans le conseil. Mais +Adorno éprouva qu'il est plus facile de prendre le pouvoir, de l'enlever +même à ses rivaux, que d'administrer un pays si bouleversé. Les troubles +continuaient de tout côté. Savone soulevée avait déclaré rompre tout lien +avec Gênes et s'était rangée sous la seigneurie du duc d'Orléans frère de +Charles VI et gendre du duc de Milan1. Jean Grimaldi, sénéchal de Nice +pour le comte de Savoie, et Louis son frère s'emparèrent de Monaco, +séparèrent cette ville de toute dépendance de la république et y +établirent leur propre domination. Ce fut de nouveau la retraite des +nobles guelfes mécontents qui s'exilaient de Gênes. Leur émigration ne +faisait que prévenir les rigueurs du doge; il bannit huit cents citoyens +à la fois. Les Fieschi ravagèrent plusieurs parties du territoire. Guarco +qui s'était emparé de Ronco, Montaldo qui tenait toujours Gavi, faisaient +des excursions répétées jusqu'aux portes de Gênes. Leurs succès n'étaient +pas décisifs. Adorno avait à leur opposer 3000 fantassins soldés, avec +1000 chevaux, sans compter 1000 combattants levés sur le territoire. Mais +il connut enfin le ressort secret que mettaient en jeu ses rivaux, et il +cessa de se méprendre sur le sort que tant d'attaques lui réservaient. + +Antoniotto Adorno avait cultivé en tout temps la faveur de Jean Galéas +Visconti. Mais, tout digne qu'il était de l'amitié de ce tyran, elle +était toujours subordonnée chez celui-ci à l'intérêt de l'ambitieux, qui, +non content du lot échu pour sa part dans le partage de l'ancienne +souveraineté des Visconti, avait pris en trahison Bernabo son oncle, et, +s'étant fait duc de Milan, avait ensuite dépouillé ses voisins par la +guerre et par la perfidie. Adorno, tandis qu'il était doge pour la +seconde fois, l'avait assez bien servi. Choisi pour arbitre entre le duc +de Milan et les Florentins, il avait été si partial, que Florence avait +protesté contre la sentence d'un tel juge. De là sans doute la faveur et +les bons offices que Jean Galéas lui avait accordés: mais, s'il avait +toujours fourni des secours à Adorno pendant sa déchéance pour troubler +tout gouvernement qui s'établissait, s'il l'encourageait dans ses efforts +pour reprendre la place qu'il avait perdue, les soins de ce protecteur +n'étaient pas désintéressés. Il se souvenait que la seigneurie de Gênes +avait été tenue par les chefs de sa famille, il la convoitait à son tour; +il y fomentait les désordres qui devaient tôt ou tard lui livrer sa +proie. Dans ce but, après avoir aidé à remettre Adorno sur le siège +ducal, il ne lui convenait pas de l'y laisser tranquille. Il devait, ou +l'obliger à se jeter de lui-même dans ses bras, ou enfin le renverser et +le supplanter, Antoniotto apprit que les troupes conduites contre lui par +Montaldo et par Guarco étaient salariées des deniers de Visconti. Il vit +alors comment il devait compter sur l'appui de celui-ci, et jusqu'à +quelle issue seraient poussées ses perfides manoeuvres. Enflammé de colère +contre tant de duplicité, il se décida sur-le-champ à chercher ailleurs +un défenseur, un maître s'il le fallait, plutôt que de tomber sous le +joug d'un faux ami. + +Les embarras qu'on lui suscitait au dehors n'étaient pas les seuls qui +empêchaient son gouvernement de se soutenir. L'état intérieur faisait +sentir, à lui, l'impossibilité de conduire les affaires publiques, et à +beaucoup de citoyens le besoin d'un abri sous lequel on pût mettre fin à +l'anarchie et permettre à Gênes de se rétablir. On était pressé par la +nécessité, et par la nécessité la plus instante. L'argent manquait. +L'obligation de soudoyer des mercenaires sans lesquels on ne faisait plus +rien, était devenue à cette époque un fardeau qui ruinait les +contribuables et écrasait la république. Aussi il est remarquable que +depuis plusieurs années, il n'est plus question d'armements et +d'expéditions maritimes. Dans le moment où Venise réparait les malheurs +passés par une activité nouvelle, les Génois semblaient n'avoir plus de +ressources pour armer leurs flottes, pour rendre à leur commerce de mer +la protection et l'encouragement. On peut juger de la dépense des +stipendiés par un seul fait: treize ans auparavant un doge était devenu +odieux pour avoir voulu ajouter soixante et quinze gendarmes aux vingt- +cinq qui composaient sa garde ordinaire. On salariait maintenant quatre +mille hommes, sans parler des habitants qu'on tenait sous les armes. Mais +la république n'avait point de ressources disponibles, ses revenus +annuels étaient affectés aux créanciers qui avaient fourni avant cette +époque aux besoins des armements ou des guerres étrangères; et rien ne +pouvait être soustrait à cette délégation dans un pays où la fortune +privée et l'existence de l'État semblaient réputées une même chose. Pour +des dépenses nouvelles et toujours croissantes il fallait exiger sans +cesse des contributions extraordinaires, et elles frappaient sur des +campagnes ou ravagées par l'ennemi ou épuisées par la soldatesque, et sur +un commerce interrompu par les révolutions, dérangé par l'instabilité de +la sécurité publique. Pour faire payer les citoyens mécontents et sans +confiance, il n'y avait plus ni entraînement spontané, ni persuasion +officieuse; il ne restait que les voies de la contrainte, et il n'y en +avait pas qui ne poussât à la révolte. + +Dès le commencement de cette magistrature si péniblement reprise, Adorno +avait reconnu le besoin d'un puissant appui: les invasions de Guarco et +de Montaldo lui firent comprendre qu'il était temps d'y recourir. Il +avait entretenu des liaisons à la cour de France; il se tourna de ce +côté et songea à placer Gênes sous la seigneurie de Charles VI. + +La soumission volontaire de la république à la seigneurie des étrangers +n'était pas une chose nouvelle. Nous l'avons vu: tour à tour, un jour +d'enthousiasme gibelin, une intrigue au temps de la prépondérance guelfe, +une disgrâce imprévue dans la lutte avec les Vénitiens, avaient remis +Gênes aux mains de l'empereur Henri VII, de Robert de Naples et des +Visconti de Milan. Maintenant, après tant d'années de troubles, ce qui +résignait à la pensée de chercher au dehors un maître qui se fît obéir, +c'était la lassitude de l'anarchie, la désorganisation du gouvernement +national, l'impossibilité d'accorder entre eux les citoyens ambitieux qui +venaient s'arracher le pouvoir, car d'ailleurs on l'eût facilement laissé +prendre à quiconque eût su le garder. On voulait, en un mot, retrouver à +tout prix la protection, la sûreté et la paix publiques, premiers besoins +des sociétés. Déjà, dans une des dernières mutations que nous avons +signalées, la résolution d'appeler un arbitre suprême pris parmi les +princes étrangers avait été sérieusement agitée. Le recours au roi de +France avait été formellement proposé. Les guelfes y inclinaient; ils +étaient accoutumés depuis l'apparition des Angevins en Italie, à regarder +la cour de France comme la protectrice de leur faction, quoique, suivant +la remarque d'un judicieux historien2, les Français n'entendissent rien à +cette obscure politique des partis italiens. Quant aux nobles des deux +couleurs, ils pensaient que le prince et la cour d'une grande et illustre +monarchie leur seraient favorables; si l'autorité française +s'établissait réellement à Gênes, les distinctions seraient pour eux: si +cette protection laissait quelque indépendance à la république, +l'expulsion du premier rang étendue quelquefois à toute part au +gouvernement ne subsisterait pas à leur préjudice sous l'influence +royale. Le roi de France ne pouvait ni goûter la démocratie, ni préférer +une aristocratie plébéienne à une noblesse antique. Telles étaient les +dispositions diverses qu'Adorno allait rencontrer en développant ses +projets; et si ce qu'il méditait était une intrigue contre +l'indépendance de sa patrie, il n'en était pas seul coupable. Nous avons +à ce sujet quelques lumières que les historiens de Gênes ne paraissent +pas avoir connues. Trois ans auparavant, une négociation avait été +entamée, et poussée fort loin, par des délégués des émigrés ou des +mécontents; nous avons un traité3 en ce sens, fait au nom des nobles de +Gênes, ayant pour but la destruction du gouvernement populaire et le +rétablissement de celui de la noblesse sous les auspices et avec la +participation de la France. L'instrument original que nous en possédons +ne porte pas l'assentiment du roi. Il est vraisemblable que la rapidité +des changements survenus à Gênes prévint l'effet de ce projet. Peut-être +aussi les commissaires qui l'avaient signé ne purent-ils le faire +ratifier par leurs commettants. On démêle dans la teneur l'embarras de +ces nobles guelfes et gibelins si peu accoutumés à délibérer et à +négocier en commun; ayant à stipuler pour leur gouvernement futur, ils +sont encore loin d'être d'accord pour pouvoir en désigner les membres à +l'approbation du roi, et à plusieurs reprises ils répètent l'expression +du doute sur la possibilité de s'accorder pour la nomination d'un seul +chef. Mais ce qu'il leur faut au prix de l'invasion violente de leur +patrie, c'est la destruction du régime des doges: et maintenant Adorno +venait lui-même leur rendre ce service. On ne peut donc s'étonner de voir +les nobles se rendre à ses propositions; c'était servir leurs propres +vues. + +Quant à Adorno, était-il de bonne foi? Toujours préoccupé du pouvoir +suprême, prompt à y porter la main, mais timide et malhabile à le +conserver, nous l'avons vu déserter lâchement le trône ducal, et, en +fuyant devant les obstacles, devancer même l'heure de la nécessité. Nous +l'avons vu, toujours dissimulé, attendre l'instant propice de se +ressaisir de cette proie qu'il avait si mal gardée, mais que son ambition +n'avait jamais résignée sincèrement. Pressé par l'impossibilité de faire +marcher son gouvernement, il ne demandait peut-être qu'à emprunter le nom +redouté d'un roi de France; mais quel appui réel pouvait-il attendre d'un +gouvernement déjà désorganisé, d'un prince insensé et d'une cour divisée? + +A s'en tenir aux apparences, il faudrait rendre à Antoniotto cette +justice, que s'il avait eu à inspirer à sa république la plus patriotique +détermination, il n'aurait pu agir avec plus de ménagement pour tous les +partis, de respect pour toutes les opinions, avec des formes plus +conciliantes. + +Les historiens français parlent avec peu de détail de cette singulière +transaction. Les conséquences s'en sont prolongées pendant le cours d'un +siècle et demi: cependant, comme elle n'eut alors aucune influence +immédiate sur les événements d'une époque malheureuse, une possession +lointaine bientôt perdue n'attira pas longtemps l'attention +contemporaine. Mais il reste dans nos archives de nombreux documents qui, +expliquant ou complétant les récits imparfaits des Génois, révèlent +quelques faits curieux. + +On y voit que la première ouverture faite par Adorno à ses conseillers +avait suivi de près la révolution qui l'avait enfin rassis sur son siège +ébranlé, nouveau témoignage des variations de cet esprit malade, qui +s'effrayait si vite sur les suites de ce qu'il avait fait avec le plus de +hardiesse. Des négociateurs furent d'abord envoyés à Paris4. Là tout se +faisait alors par l'intrigue et sous l'influence des haines de parti. Le +duc d'Orléans, frère du roi, mari de Valentine, fille du duc de Milan, +avait eu par ce mariage la seigneurie d'Asti en Piémont. Il y tenait un +gouverneur et une garnison. De là on travaillait à s'agrandir. C'est à la +faveur de ce voisinage que la protection du duc d'Orléans avait été +réclamée par Savone, quand cette ville entendit se détacher de Gênes. On +croit que le doge avait été tenté de s'adresser au même prince. Il est +probable que la défiance du beau-père le détourna de se mettre entre les +mains du gendre. Mais Orléans n'abandonna pas volontiers l'espérance +d'une si belle acquisition: il s'opposa à ce qu'elle échût au roi son +frère. A son tour, le roi, dans ses moments lucides, se montrait flatté +de ce nouveau domaine. Auprès de lui était le duc de Bourgogne, ennemi +irréconciliable du duc d'Orléans dont il méditait la perte. Il +s'attaquait souvent à Jean Galéas pour contrarier le duc. Il ne voulait +laisser tomber Gênes au pouvoir ni de l'un ni de l'autre. Les ouvertures +d'Adorno furent donc acceptées au nom de Charles VI. + +A Gênes, pour arriver au résultat, le doge avait assemblé d'abord deux +cents gibelins tous populaires, et les avait fait délibérer sur son +projet. Ils y avaient donné leur assentiment; douze voix seules l'avaient +refusé. Il convoqua ensuite une réunion de guelfes; elle eut un succès +semblable. Après ces consultations particulières, un grand parlement +solennel fut tenu; huit cents citoyens y furent appelés mi-partis des +deux factions et dans chacune de nobles et de plébéiens. La grande +majorité accepta la seigneurie du roi de France. Adorno ne voulut pas +négliger de demander l'accession des guelfes émigrés. Il monta sur une +galère et alla trouver en Toscane leur chef le cardinal Jean Fieschi, +l'évêque guerrier de Verceil et puis d'Albenga. Ils furent bientôt +d'accord; et, en signe d'union, ils revinrent ensemble à Gênes. La +galère qui les portait avait arboré une branche d'olivier pour symbole de +la paix dont on se flattait de jouir désormais. Dieu sait quels +sentiments secrets étaient cachés sous ce pacifique emblème! + +Des ambassadeurs français se rendirent à Gênes. Le traité fut préparé, +mais plusieurs mois s'écoulèrent en intrigues et en difficultés. Des +lettres patentes du roi nous apprennent d'abord qu'il fallut +désintéresser le duc d'Orléans. On y voit que celui-ci avait entrepris +d'avoir la seigneurie de Gênes, et tant fait à cette intention qu'il +avait en sa main les ville et château de Savone. Mais les doge et +gouverneurs de Gênes, ou plus de la semi-part d'iceulx, ayant plusieurs +fois sollicité le roi d'accepter la seigneurie de leur État, et Charles +ayant condescendu à leur désir, il déclare avoir traité et accordé avec +le duc son frère. Celui-ci lui cède tous ses droits, et lui remet Savone +et toutes les autres dépendances qu'il avait acquises sur le territoire +génois; et, pour le contenter et défrayer des très-grands frais par lui +en plusieurs manières faits et soutenus, le roi lui accorde une somme de +trois cent mille écus d'or payable aussitôt après la remise effective des +villes et châteaux. Le duc donne à son tour des lettres patentes +conformes, et intime à ses commandants de rendre sans autre mandement les +places qu'ils tiennent pour lui, intimation donnée à contrecoeur, qui fut +mal exécutée: il est vrai que nous ne saurions dire si les trois cent +mille écus furent jamais payés. + +Force était au roi d'acheter Savone, car c'était la condition +essentiellement déterminante pour les Génois. Dans l'apathie universelle +des sentiments patriotiques, une seule passion populaire était réveillée +chez eux, la passion de remettre Savone sous le joug. Le populaire ne +voulait pas même qu'on insistât sur aucune autre demande. Quoi qu'il en +soit, la conclusion et la rédaction exigèrent de nouveaux pouvoirs du +roi, de nouvelles délibérations à Gênes; mais à ce point, si les procès- +verbaux qui nous en restent disent tout, la délibération n'était plus que +d'apparat pour constater les choses convenues. Six cent huit votants +prennent part à une de ces assemblées. Dix orateurs choisis y sont +entendus avant le vote. L'un d'eux sollicite la prompte signature du +traité, par pitié pour la triste situation des pauvres. Un autre prend +dans la Cité de Dieu de saint Augustin quatre conditions qu'un État doit +rechercher et qu'il trouve réunies dans la seigneurie du roi de France, +roi si grand que le servir c'est liberté, «Si ce roi est bon, dit le +dernier orateur, il n'est pas besoin de pactes; s'il est mauvais, les +pactes ne serviront de rien; finissons promptement, mais que Savone nous +soit rendue.» Celui-là seul, comme on voit, parlait d'affaires. + +Les historiens génois disent qu'au moment même que les ambassadeurs +français mettaient la dernière main à la convention, Jean-Galéas avait +envoyé un nouveau messager et de nouvelles offres qui furent rejetées. +Cependant nous avons le procès-verbal d'une assemblée où le doge +demandant conseil pour conclure avec le roi, expose qu'il avait d'abord +dépêché à Milan des ambassadeurs, et il les fait connaître par leurs +noms, pour faire expliquer Jean-Galéas; mais que le duc avait déclaré que +par révérence pour le roi de France, il ne voulait plus tenir la promesse +qu'il avait faite de se charger du gouvernement de Gênes. Dans ce siècle +de dissimulation et de mensonges politiques, il n'y a rien d'étonnant à +voir Galéas travailler presque à découvert à ressaisir par l'intrigue ce +qu'au moment même il refuse officiellement. Il n'est pas surprenant non +plus que, dans les circonstances orageuses des dissensions violentes de +Gênes, Adorno eût été forcé d'offrir au duc de Milan ce que pour rien au +monde il n'eût voulu laisser tomber dans ses mains avides5. + +Enfin tout fut entièrement convenu: les Génois élisaient le roi de +France pour leur seigneur à perpétuité. La république se donnait à titre +de seigneurie avec toutes ses terres et tous ses droits. Elle devait se +gouverner par ses lois propres. Aucun impôt ne serait levé au profit du +roi: il ne pourrait exiger aucun emprunt: s'il usait des navires des +Génois, il devait les affréter à ses dépens. Gênes ne devait supporter +que les frais de la garde de son territoire et le salaire de son +gouverneur, qui, sous le titre de défenseur du peuple et de la commune, +avait le traitement des anciens doges. + +Les ennemis du roi deviennent ceux de la république, sauf les alliances +de celle-ci avec l'empereur de Constantinople et le roi de Chypre. Quant +à l'empire d'Allemagne, il est remarquable que les Génois, si fiers de +leur indépendance et qui depuis tant de siècles avaient si peu de +rapports réels avec les successeurs de Conrad et de Barberousse, se +croyaient obligés de stipuler qu'ils se donnaient à Charles VI, sauf les +droits et les honneurs dus à l'empire romain, aveu que les écrivains du +pays ont défiguré en le traduisant, contre la teneur des actes, par ces +mots, «sans préjudice des droits de l'empire romain s'il en existe.» En +ajoutant sur leur pavillon l'écusson de France, ils y accolèrent l'aigle +impériale, restes insignifiants de l'influence gibeline. On se réserva +avec un soin particulier la dispense de suivre dans les schismes de +l'Église le parti et les déterminations de la France. + +Charles VI promettait de faire rendre à Gênes, dans le délai de quatre +mois, tous les territoires qui auraient été détachés de l'État depuis +quatre ans en arrière. Une convention particulière obligeait le roi à +remettre Savone dans la dépendance génoise immédiatement. Il devait tenir +la main à ce que les Savonais restituassent les prises qu'ils avaient +faîtes. + +Le roi se mettait immédiatement en possession des châteaux et forteresses +de la république. Il y constituait des commandants français; mais si, à +l'expiration des quatre mois convenus, les places qu'il s'engageait à +faire rentrer dans le devoir n'y étaient pas rendues, le conseil de la +république reprendrait ses forteresses et les retiendrait, notamment +jusqu'à la reddition de Savone. + +Le gouverneur et le conseil administraient les affaires. Le gouverneur +présidait et jouissait de deux suffrages; mais, s'il n'assistait pas au +conseil, les résolutions prises en son absence n'en étaient pas moins +valables. Les conseillers étaient au nombre de douze au moins, pris en +nombre égal parmi les nobles et les populaires, parmi les gibelins et les +guelfes. Leur doyen devait être gibelin populaire. Les principales +magistratures étaient conservées. + +Mais ici arrivait la clause fatale à Adorno, la clause qui venait lui +arracher le fruit de toutes ses manoeuvres. Le gouverneur et son +lieutenant devaient être envoyés par le roi et natifs de son royaume +ultramontain. Charles VI eût pu se réserver de donner à Gênes des +gouverneurs français; mais il n'avait point d'intérêt à s'en imposer la +loi à lui-même: c'était donc une condition demandée par les Génois. +L'ambitieux, trompé dans l'espoir de rester le maître de sa patrie en +achetant la protection française, en échangeant seulement son titre de +doge, essaya pourtant d'éluder l'exclusion stipulée. Le roi fit ajouter +au traité, qu'il pourrait d'abord, à son bon plaisir, nommer Adorno +gouverneur provisoire; mais le sort de celui-ci était décidé, il avait +obtenu un article secret qui lui garantissait deux fiefs et une pension +en France; probablement un autre article secret, traité sans lui, +limitait à un temps fort court son gouvernement provisoire. + +Ainsi on se donnait à la France; la bourgeoisie pour avoir la paix et la +sécurité; le peuple pour opprimer Savone; les nobles pour ruiner le +gouvernement populaire, et avant tout pour se défaire d'Adorno. Grâce à +ces passions satisfaites, la nation croyait n'avoir pas été vendue et que +c'était elle qui se donnait. Dans l'espoir d'échapper à l'anarchie, la +république accomplissait ce singulier mélange d'une indépendance douteuse +avec la domination d'un monarque étranger atteint de folie. + +(1396) Au jour fixé, le nouvel étendard fut déployé. Le doge résigna son +pouvoir et en déposa les insignes. Les commissaires du roi reçurent le +serment de fidélité. Ils proclamèrent Adorno gouverneur royal, lui +rendirent le sceptre du commandement et lui abandonnèrent le palais +public6. + +Mais, au bout de deux mois, on vit arriver de Paris Valeran de +Luxembourg, comte de Saint-Pol, nommé gouverneur. Il conduisait deux +cents lances françaises. Plusieurs nobles chevaliers l'accompagnaient en +volontaires. Ce brillant cortège fut renforcé par des stipendiés que les +seigneurs des environs se hâtèrent d'y réunir. L'évêque de Meaux +accompagnait le gouverneur en qualité de commissaire du roi (1397). +Adorno ne put refuser de remettre le gouvernement: il se retira chez lui +s mais il essaya de retenir la citadelle de Castelletto, sous prétexte +qu'elle devait lui servir de gage pour une créance qu'il réclamait de la +république. Le gouverneur, d'autorité, se fit remettre cette forteresse +et y établit un commandant français. Ici finit la carrière de l'ambitieux +Antoniotto. On peut croire qu'il s'était réservé pour de nouveaux +troubles: renvoyé à la Pietra, résidence de sa famille, apparemment il +s'y fortifia, car Saint-Pol se crut obligé de faire marcher des troupes +pour réduire ce château à l'obéissance de la république. Adorno n'y +attendit pas un siège; il se réfugia à Final, et, l'année suivante, il +fut une des victimes de la peste. + + + +CHAPITRE V. +Gouvernement français. - Mouvements populaires. + +Dans la suite des événements et des récriminations qu'ils amenèrent, les +Français ont dit que pour la rédaction des traités ils s'en étaient +rapportés aux Génois. On mettait sans doute, à Paris, peu d'importance à +ce qu'on accordait. On ne voyait d'essentiel que la seigneurie obtenue et +la position prise, sans s'embarrasser des formules et du style du +contrat. Quand on occupe militairement un pays où l'on se sent étranger, +surtout par la langue, c'est chose commune que la distinction soit assez +mal établie entre la soumission volontaire et la sujétion par droit de +conquête. Il arriva donc que bientôt on voulut gouverner indépendamment +de la teneur du traité, et quand les Génois en réclamèrent les +conditions, on les prit pour des sujets révoltés. Mais, à leur tour, ces +pactes qu'ils venaient de souscrire, ils ne pensaient qu'à s'en +affranchir. +Cependant les commencements de ce nouveau régime n'eurent rien de +pénible. Le gouverneur procéda promptement à l'exécution de la clause à +laquelle le pays attachait le plus d'importance. Les habitants de Savone +n'avaient pas voulu se remettre sous la dépendance de Gênes et l'on +s'indignait qu'ils fissent difficulté de reconnaître la cession qui les +remettait sous l'ancien joug. Saint-Pol marcha contre eux et ne les +réduisit qu'après une assez longue résistance. Il fit rentrer aussi dans +le domaine de la république Port-Maurice qui s'en était détaché. Après +quelque hésitation, Montaldo traita et restitua Gavi. + +L'assistance due aux colonies du Levant ne fut pas oubliée. Mais, tandis +que l'invasion des Turcs de Bajazet, menaçant Constantinople, rendait +précaire la position de ces établissements, les secours qu'on leur +envoyait ne ressemblaient plus à ces flottes formidables des temps +antérieurs. Les expéditions mercantiles avaient pareillement déchu. +L'issue de l'une de celles-ci devint funeste. De deux galères chargées de +marchandises, une tomba entre les mains des Turcs (1398), l'autre +rapporta la peste à Gênes. La contagion n'épargna pas le reste du +territoire; pendant longtemps elle reparut à de courts intervalles. + +Cependant le gouverneur retourna à Paris, et aussitôt qu'on s'aperçut que +les rênes n'étaient plus tenues par des mains fermes, des meneurs secrets +semèrent le désordre comme pour essayer l'indépendance. On mit en jeu le +réveil des vieilles factions, bien que, pour y donner prétexte, il n'y +eût, ni plus rien de leurs anciens intérêts, ni cause qui en fournît de +nouveaux. Les tumultes commencèrent dans les rivières aux cris de Vive +l'aigle! Bientôt ils pénétrèrent dans la ville, et puisqu'on allait +combattre au nom des gibelins et des guelfes, ce ne pouvait être que sous +la conduite des Doria, des Spinola, des Fieschi. Ils reprirent leur place +à la tête des partis, et s'organisèrent en deux camps au milieu de la +cité. L'autorité française ne fut pas écoutée, et bientôt on la mit +absolument à l'écart. A l'évêque de Meaux, qui en était le principal +dépositaire, on reprocha d'être vendu aux guelfes, on lui insinua que sa +présence à Gênes était inopportune; et, quand il eut cédé à cette +sommation, on répandit qu'il était allé chercher des troupes pour revenir +eu force au secours des guelfes. Ce fut un prétexte nouveau pour presser +les hostilités; elles furent longues et sanglantes; le lieutenant du +gouverneur en resta tristement spectateur impuissant. La calamité ne +cessa que lorsque, l'habitude d'incendier les maisons de rue en rue +s'étant établie, les propriétaires des deux couleurs avisèrent que la +guerre se faisait aux dépens des riches et au seul profit des pillards et +des brigands. On fit donc la paix; si l'on considère quel fut l'article +principal du traité, on peut s'étonner que de telles querelles pussent +finir par de semblables accommodements. Le grief des gibelins était que, +malgré l'égalité du nombre des membres des deux partis dans le conseil, +la partialité du gouverneur et sa voix prépondérante faisaient tout +décider contre eux. Ils demandaient pour y remédier, d'avoir, sur dix- +huit votants, dix membres de leur côté contre huit guelfes. Ce fut là le +pacte accordé. Mais on stipula aussi que les fortifications de +Castelletto seraient démolies, qu'il n'y resterait que la tour, et cette +clause était contre le gouverneur français bien plus que contre les +guelfes. + +Ce fut le résultat d'une guerre intestine de quarante jours. On en estima +le dommage à un million de florins. Il y périt un grand nombre de +citoyens, et en un seul jour quinze nobles ou notables des deux partis. + +Pendant ces événements tragiques, Montaldo mourut victime de la maladie +épidémique. Après avoir brillé de quelque éclat dans les premières +époques de son élévation, il n'avait plus joué que le rôle douteux et +subalterne d'un intrigant aux ordres du tyran milanais. + +La cour de France résolut, après quelque hésitation, de rétablir son +autorité dans Gênes. Elle expédia un nouveau gouverneur. Ce fut Colard de +Caleville, chambellan du roi. Quand sa venue fut annoncée; quatre députés +furent envoyés à Asti au-devant de lui. Ils allaient s'assurer si le +gouverneur n'amenait pas plus de forces que le traité ne l'avait réglé. +Mais ils ne trouvèrent dans sa compagnie qu'une vingtaine de chevaliers +ou de gens d'armes. Sur cet avis on se prépara à recevoir honorablement +le nouveau représentant du roi. Il entra à la tête d'un brillant cortège; +mais la foule qui le précédait criait encore Vive l'aigle! + +(1399) Il ne fallut que quelques mois pour voir les fruits des sentiments +populaires éveillés dans les derniers troubles. Environ deux cent +cinquante artisans se lièrent en confraternité et tinrent des assemblées +politiques. Leur but était de faire exclure les nobles du conseil. Le +gouverneur manda le président de cette société; au lieu d'obéir, elle +prit les armes aux cris de Vivent le peuple et le roi! Tandis que le +gouverneur, se faisant assister des principaux populaires, allait à eux +désarmé pour employer la persuasion à les apaiser, ils s'emparèrent du +palais, ils s'occupèrent à y organiser le gouvernement, et ils mandèrent +à Caleville de venir y vaquer avec eux. Déjà les forts étaient entre +leurs mains; les paysans des vallées accouraient pour se joindre à eux: +des gens habiles commençaient à se montrer à la tête de ces mouvements +désordonnés et à s'en saisir pour leurs fins particulières. Le gouverneur +faiblit, les classes supérieures s'alarmèrent, et enfin la noblesse céda +au temps. Les nobles sortirent du conseil sur la promesse secrète d'y +être rétablis aussitôt qu'on le pourrait avec moins de danger. Tout se +soumit alors: il y eut amnistie générale et paix dans la ville. Mais +tout à coup la plus bizarre des diversions vint changer le cours des +idées. Des processions dévotes d'hommes, de femmes, d'enfants cachés sous +le sac du pénitent, coururent en tous sens de la Provence à Rome, et +jusqu'au fond de l'Italie. Cette dévotion nouvelle ou renouvelée des +flagellants fut spontanée; le pape ne l'avait pas indiquée, et même il +la condamna sans que le peuple y fût moins obstiné. Une vision divine, +dit-on, l'avait déterminée; à mesure qu'elle se répandit, de nouveaux +miracles s'opérèrent et la recommandèrent de province en province. De ces +miracles le plus grand fut sans doute de suspendre la fureur des partis +et d'opérer, parmi les haines invétérées, des réconciliations nombreuses, +si ce n'est solides. En ce moment l'Italie n'entendit parler d'aucun +événement, de nulle autre affaire. Dans ces louables dispositions on +partait d'une ville, marchant deux à deux, sous le sac et le capuce; les +habitants des villages venaient sur le passage se joindre à ces longues +processions. Les prêtres et les croix précédaient les fidèles. Ils +chantaient des hymnes; le Stabat mater était le cantique favori de ces +pèlerins. De distance en distance, ils se prosternaient en criant tantôt +miséricorde! et tantôt paix! paix! Quand ils avaient atteint quelque +cité assez éloignée, qu'ils l'avaient édifiée en visitant ses églises et +ses sanctuaires, la procession rétrogradait et rentrait dans ses foyers. +C'est du lieu où elle s'était arrêtée qu'il en partait une semblable qui +allait propager plus loin leur nouvelle dévotion. Ainsi, comme une +contagion, la pratique s'en étendit de proche en proche à une grande +distance et en tout sens. Mais en plusieurs lieux cette dévote mascarade +fut suspecte à la soupçonneuse tyrannie ou à la liberté ombrageuse. Jean- +Galéas ne voulut point l'admettre à Milan. A Venise quelques moines +voulurent y initier le peuple, la république sévit contre eux. A Savone +on ne laissa pas entrer les pèlerins qu'ils ne se fussent découverts. +Mais à Gênes cette superstition fut accueillie avec enthousiasme, elle y +prit une nouvelle vigueur. Les habitants si divisés des campagnes se +réunirent soudain dans la concorde et dans l'humilité. Les nobles de la +ville qui se trouvaient aux champs se mêlèrent aux processions rustiques +qui se dirigèrent vers la cité. Les citadins, touchés de ces merveilles, +y répondirent avec transport. Il sortit de leurs murs une procession +solennelle où les sexes, les âges, les conditions se mêlèrent à l'envi. +Tous les travaux furent suspendus neuf jours; quand les ateliers se +rouvrirent, les heures de la soirée furent encore réservées pour répéter +dans la ville les stations d'église en église. Toutes les dévotions des +confréries déjà formées, les exercices même des flagellants, reprirent +une nouvelle ferveur. Les miracles ne manquèrent pas à la foule crédule. +Enfin l'on remarqua comme l'un des prodiges, et qui ne fut pas le +moindre, qu'au milieu de tant et de si longues courses, jamais pèlerin, +homme ou femme, ne souffrit ni ne se plaignit de la fatigue. + +Pendant un an les processions continuèrent dans Gênes. Quand le zèle fut +tout à fait épuisé, l'habit conservé dans les oratoires de confrères et +une confrérie permanente établie à cette occasion perpétuèrent le +souvenir de ce grand et singulier mouvement. + +(1400) Il avait donné assez de relâche à la chaleur des partis pour que +le gouvernement crût pouvoir en profiter en rouvrant la porte des +conseils aux nobles qu'on en avait exclus quelques mois auparavant; mais +déjà hors de la ville, les prières finies, la discorde avait reparu. Dans +la ville il s'élevait d'autres nouveautés. L'association populaire déjà +tentée s'y ranima avec des forces singulières et ne craignit pas de +traiter l'autorité du roi de France, comme on en avait usé avec celle du +roi Robert. Les artisans assemblés déclarèrent publiquement que la +république leur paraissait mal ordonnée et qu'ils entendaient prêter la +main pour y remédier. Ils investirent de leur pouvoir quatre prieurs avec +douze conseillers nommés parmi eux et qui devaient être renouvelés de +quatre en quatre mois. Ils étaient mi-partis de gibelins et de guelfes. +Leur fonction était de dénoncer les abus, de les poursuivre et d'appeler +le peuple entier au secours du bon droit, si quelque obstacle était +opposé à la justice. Les artisans avaient juré d'obéir en tout à ces +tribuns et de n'obéir qu'à eux. Cette magistrature eut d'abord un grand +crédit. Les opprimés y recouraient. Des notables, sans appartenir aux +professions associées, des nobles même fréquentaient leurs assemblées, et +venaient y suggérer leurs vues sous le prétexte du bien public. Les +prieurs avaient établi leur séance au palais; ils assemblaient leur +conseil au son de la cloche; ils s'entouraient, en un mot, de formes +ambitieuses. Il est pourtant possible qu'ils ne fussent là que pour +répondre au gouvernement de la direction des classes inférieures, +secrètement serviles tandis qu'ils paraissaient menaçants. + +Quoi qu'il en soit, l'institution dénotait la grande impuissance du +gouverneur qui la souffrait, ou l'aveu de bien peu de ressources s'il la +provoquait pour en appuyer son autorité. Aussi, il suffit qu'un factieux +banni parût aux portes de la ville avec une poignée d'hommes, qu'il fit +crier Vive le peuple! et à cette voix un grand nombre de citoyens prirent +les armes. Le gouverneur, se voyant abandonné, sortit du palais et +s'enfuit. Les prieurs furent laissés seuls. Les artisans allèrent se +ranger de nouveau sous la direction des grands personnages du parti +populaire aussitôt accourus pour empêcher la noblesse de s'emparer de la +place vacante. Guarco et les frères de Montaldo, héritiers de ses +prétentions, essayèrent de s'emparer du pouvoir. Baptiste Boccanegra, +fils du premier doge, concurrent déjà tant de fois signalé, fut enfin +nommé pour régir la république sous le titre de capitaine pour le roi de +France. Il s'empressa de faire porter ses obéissances à Paris et d'y +demander la confirmation de sa dignité. Son envoyé n'obtint pas même +audience. Caleville, réfugié à Savone, fut autorisé par sa cour à +requérir les secours du duc de Milan et des marquis Caretto pour faire +prévaloir la puissance royale et pour en venger les affronts. + +Mais si Boccanegra devait se voir bientôt la victime de cette menace, le +pouvoir lui échappa bien avant. Les Adorno expulsèrent le capitaine. Il y +eut alors une confusion dont il n'est pas facile de suivre les +mouvements. D'abord un des Fregose se joignit aux frères Adorno avec +lesquels un mariage l'avait allié. On cria vivent Adorno et Fregose! +d'une même voix, et des couleurs si longtemps rivales flottèrent réunies +dans les rues de Gênes. Leur adversaire était Guarco, qui, après avoir +soutenu Boccanegra, combattait maintenant pour ses propres prétentions. +Boccanegra lui-même se représenta; il vit son parti grossi par +l'accession des frères Montaldo, Bientôt après, les Fregose entrèrent +dans la même ligue, malgré leur alliance avec les Adorno. Mais entre ces +contendants seuls existait la guerre. Cette querelle si compliquée +d'intrigues n'excita dans la masse des citoyens que l'indifférence et le +mépris. Tous se saisirent et s'expulsèrent du palais tour à tour. Le +public fut également froid pour les soutenir ou pour les repousser. Mais +l'anarchie ne pouvait durer toujours. Le voeu du peuple prononça le nom de +Baptiste de Franchi, l'un des anciens du conseil, et la puissance tomba +entre ses mains, du consentement des prétendants; car, dans leur +impuissance commune, il ne restait plus à chacun d'eux qu'à donner +l'exclusion à ses rivaux. De Franchi était un plébéien gibelin, membre de +cette agrégation de plusieurs familles qui depuis soixante ans avaient +contracté une parenté volontaire. La dénomination de Franchi exprimait +leurs sentiments populaires; mais celui-ci paraît avoir été un de ces +hommes timides qui, flottant dans les temps de trouble entre l'ordre +légal et l'impulsion populaire, font sans cesse trop ou trop peu, et ne +réussissent qu'à se compromettre; il se démit et se retira effrayé. +Enfin, à l'insinuation du duc de Milan dont le roi de France avait +demandé la médiation, il fut convenu que Gênes recevrait un lieutenant du +gouverneur français, car, pour le gouverneur lui-même, on répugnait +invinciblement à le revoir. Les causes de la haine qu'il avait inspirée +ne sont pas marquées, mais l'historien de Boucicault, son successeur, +accuse les premiers gouverneurs de Gênes de s'être fait haïr par une +conduite imprudente envers les femmes; il est probable que cette +accusation porte sur Caleville1. + +Le lieutenant de celui-ci fit donc l'office de gouverneur; mais il +n'acquit aucune prépondérance. Des attentats particuliers troublèrent la +ville et les campagnes et ne furent pas réprimés. On essaya plusieurs +fois d'émouvoir la cité par le cri de vive le peuple; et enfin les +habitants des vallées firent dans Gênes une irruption qui intimida le +lieutenant. Il quitta le palais et alla se placer dans la forteresse de +Castelletto. Les citoyens, assemblés afin de pourvoir à cette occurrence, +rappelèrent de Franchi et proposèrent de le donner pour collègue au +lieutenant français. De Franchi refusa cette autorité partagée; alors on +le nomma seul; quelques voix lui décernaient le titre de doge; il +s'obstina à n'accepter que celui de capitaine pour le roi. Cette +nomination fut suivie de quelques jours de calme sans qu'on en fût mieux +d'accord. De Franchi était cher aux classes inférieures; les populaires +d'un ordre plus relevé se divisaient suivant la faveur qu'ils accordaient +aux Adorno, aux Fregose, aux Guarco, aux Montaldo; les nobles voulaient +un gouverneur qui vînt de France. De moment en moment, des querelles, de +nouveaux désordres naissaient de la situation chancelante de l'autorité. + + +CHAPITRE VI. +Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant. + +(1401) Un nouveau gouverneur français avait été nommé enfin, et, sur ces +entrefaites, il était arrivé à Milan. Celui-ci, connu des Génois, avait +déjà bien mérité de la république, et tous ceux qui s'accommodaient de la +seigneurie du roi de France l'avaient désiré. C'était le brave maréchal +Boucicault. Il avait combattu à la bataille de Nicopolis, perdue par les +chrétiens contre les Turcs. Il fut au nombre des prisonniers avec le duc +de Nevers, qui fut depuis le duc de Bourgogne. Les marchands génois et +vénitiens avaient été employés à négocier et à solder la rançon de ces +nobles captifs1. Boucicault, qui brûlait d'aller venger sa disgrâce dans +de nouveaux combats contre les musulmans, avait profité d'une occasion +qui s'en était offerte. En 1398, la république envoyait quelques forces à +Constantinople pour secourir ses établissements de Péra et son allié +l'empereur grec contre les efforts de Bajazet. Le roi de France fit armer +à Gênes, à ses frais, deux galères pour concourir à cette expédition, +Boucicault vint s'y embarquer avec quelques preux compagnons. Cette +petite troupe de chevaliers se répandit sur les bords de l'Asie et y fit +d'assez grands exploits. Au milieu de ces brillantes aventures, +Boucicault apprit que Péra et les faubourgs de Constantinople étaient +attaqués par les Turcs; il y conduisit ses braves; leur secours inattendu +déconcerta les ennemis, Péra fut sauvé. Les nobles aventuriers +protégèrent le pays un an entier. L'empereur vint alors en Occident +implorer de plus grands secours, le maréchal le devança. C'est en ce +moment que les Génois, mécontents de Caleville, et ne pouvant ni +s'accorder entre eux pour se passer d'un modérateur étranger, ni +d'ailleurs rompre le contrat fait avec le roi de France, pensèrent à +demander Boucicault. Suivant les mémoires du maréchal, une délibération +et une ambassade formelle sollicitèrent sa nomination; suivant les +historiens du pays, ce fut après les premiers temps de son administration +que deux ambassadeurs allèrent à Paris demander que son gouvernement fût +déclaré à vie. Quoi qu'il en soit, à son arrivée on le reçut avec +confiance et avec honneur. + +Boucicault s'était arrêté à Milan. Il avait pris le temps de se faire +instruire de ce qui s'était passé à Gênes; il connaissait les choses et +les hommes, il venait avec un plan arrêté et il conduisait près de mille +hommes d'armes. Il en mit d'abord une partie à la solde de l'État et en +forma les garnisons des forts. + +On était allé au-devant de lui à son entrée, et les personnages les plus +impliqués dans les derniers troubles n'avaient pas hésité à paraître +parmi ceux qui lui rendaient leurs respects. Mais dès le jour même il fit +rappeler au palais Baptiste Boccanegra et Baptiste de Franchi. Ils furent +arrêtés, une sentence rendue à l'instant par des juges français les +déclara coupables de lèse-majesté pour avoir usurpé le titre et les +fonctions de capitaines pour le roi. Sans leur donner le temps d'entrer +en prison, ils furent conduits au supplice. Ils s'excusaient en vain sur +la nécessité, sur leurs intentions; ils demandaient du moins le temps de +pourvoir à leurs affaires et à leurs consciences. Avant la fin du jour, +Boccanegra, moins heureux cette fois que lorsqu'il était condamné sous +les yeux de Montaldo, eut la tête tranchée en présence du peuple effrayé +de cette prompte rigueur. De Franchi, les mains liées, attendait le même +sort. Les assistants émus de pitié, profitant de l'obscurité, se +précipitèrent sur lui et le séparèrent de ses gardes; on lui jeta un +manteau pour qu'il pût se perdre dans la foule. Il y eut des hommes +prompts à couper ses liens et on le fit disparaître2. + +Bientôt fut publié un ordre sévère pour le désarmement de tous les +citoyens de la ville et des vallées. Après ces premières mesures +Boucicault fit proclamer une pleine amnistie d'où ne furent exclus que +six gibelins et un guelfe. Avec l'abolition des délits commis, le +gouverneur fit marcher une justice sans rémission pour les manquements +nouveaux. Il ne confia point l'autorité répressive à un podestat italien; +un Français, Pierre de Villeneuve, en remplit, sous un autre titre, les +fonctions rigoureuses. Gênes n'était pas accoutumée à une fermeté si +soutenue. L'habitude du pardon qui s'accordait à chaque mutation avait +tellement enhardi à des désordres sans cesse renouvelés, que les +amnisties en étaient décriées. Depuis peu de mois l'on venait de décréter +que tout meurtrier qui aurait échappé à la peine ne pourrait, sous aucun +prétexte de pardon ou d'innovation dans le régime, être dispensé de +cinquante ans d'exil. Boucicault ne se tint pas à cette règle, et il +pardonna tous les crimes antérieurs, en empêchant bien que cette grâce +n'autorisât personne à de nouvelles violences. Tout méfait fut puni d'un +prompt supplice. De nombreux exemples apprirent aux habitants si redoutés +des vallées à s'abstenir de tout désordre. Un noble, qui avait cru +pouvoir intervenir à main armée dans l'élection d'un prieur de couvent, +paya de sa tête un abus de la force qu'il avait à peine considéré comme +une témérité3. + +Dans les derniers mouvements les classes inférieures avaient revendiqué +leur part dans l'administration des affaires communes. C'était à la +faveur et par l'organe des corporations de métiers qu'avait éclaté cette +prétention redoutable. Appuyée des mêmes institutions, la démocratie +avait triomphée Florence, elle pouvait se remontrer à Gênes et prévaloir +par la vigueur tumultueuse du peuple. Les aristocraties de fait et +d'opinion qui circonvenaient le gouverneur ne craignaient rien tant, et +lui-même n'était pas disposé à donner carrière aux entreprises +populaires. A l'époque annuelle où les artisans changeaient leurs +consuls, il défendit d'y procéder. On ne tint pas compte de son ordre, +une élection eut lieu. Il fit emprisonner à l'instant les nouveaux +officiers et les anciens qui les avaient fait nommer. Les corps de +métiers furent taxés à une amende de 2,000 florins. Dès lors les réunions +populaires furent interrompues, les confréries de pénitents n'osaient +plus s'assembler dans les oratoires, même pour vaquer à leurs dévotions +communes. A la place des consuls des métiers on érigea une magistrature +nouvelle de deux nobles et de deux plébéiens qui présidèrent aux +professions industrieuses. Les hommes de loi, les notaires, les médecins, +avaient compté parmi les artisans; on les en sépara à cette occasion. +Boucicault, encore agréable aux classes supérieures, commença dès ce +moment à décliner, du moins dans l'affection du peuple. On se préoccupa +des moindres circonstances qui portaient atteinte à cette ombre +d'indépendance qu'on avait cru conserver sous un seigneur étranger. On +murmura quand les fleurs de lis prirent place dans les armes de la +république, et quand les actes publics qu'on rédigeait au nom du peuple +ne se firent plus qu'au nom du roi. + +(1402) Le gouverneur ne tarda pas à faire rebâtir la citadelle élevée du +Castelletto, qu'il rendit d'une force imposante. Il fortifia également la +darse au bord de la mer; par là il tenait en respect la ville +turbulente. Les forteresses de la Spezia et de Chiavari furent aussi +édifiées. Il faut cependant rendre justice à son administration, il donna +beaucoup de soins aux intérêts de la république. Il expédia des galères +dans tous les établissements du Levant et de la mer Noire, à Chio, à +Famagouste. Autour de lui il s'occupa à faire rentrer au domaine public +les terres que l'usurpation en avait démembrées. Bientôt il ne restait +plus à recouvrer que Monaco tenu par Louis Grimaldi, et la Pieve dans la +vallée d'Arocia conservée par les Caretto. Il enleva Monaco et força +Caretto à rendre la Pieve. + +En même temps il s'appliquait à décrier ces misérables distinctions de +partis, occasions de tant de désordres et déjà si éloignées de leur +origine et si dépouillées de motifs; car, disait-il aux Génois, comment +les citoyens d'une même ville peuvent-ils être ennemis mortels, sans +procès, sans intérêt de propriété de terrain, ou d'argent? Comment +peuvent-ils se dire l'un à l'autre: «Tu es du lignage guelfe et je suis +gibelin; nos devanciers se haïrent, ainsi ferons-nous?» + +Les mémoires du maréchal nous donnent une idée de la prospérité et de la +richesse du pays. Peu d'années auparavant, au milieu des troubles nous +aurions pu noter une promulgation de lois somptuaires dirigées +spécialement contre le faste des vêtements, lois tristement motivées sur +ce que la dépense des femmes éloignait la jeunesse du mariage; c'était +un signe de détresse qu'une telle nouveauté dans une ville de grandes +fortunes et d'un commerce extérieur qui y multipliait les objets des +jouissances de luxe. Mais maintenant les dames avaient repris la soie et +l'or, les perles et les pierreries de grande valeur. Quand Boucicault, se +voyant solidement établi, appela auprès de lui sa femme Antoinette de +Turenne, tous les Génois, en allant à sa rencontre, se vêtirent d'habits +nouveaux à ses couleurs, depuis les artisans jusqu'aux grands, couverts +de velours et de nobles draps. Les présents qu'elle reçut, les fêtes +splendides qui célébrèrent sa bienvenue répondirent à ces magnificences. + +Les intérêts de la république au Levant exigeaient de plus en plus la +vigilance; ils se compliquaient chaque jour. Les Turcs menaçaient +toujours la colonie de Péra qu'ils regardaient comme le meilleur +boulevard de Constantinople. C'est alors que Tamerlan parut. Instruit que +les chrétiens étaient comme lui ennemis de Bajazet, il envoya aux Génois +des encouragements et des présents4; ils y répondirent par des +démonstrations assez vaines, ils arborèrent solennellement dans Péra le +drapeau du conquérant tartare. Bientôt il les eut délivrés de Bajazet; +mais le vainqueur ne fut pas moins redoutable qu'aurait pu l'être son +captif; il ravagea Smyrne et Fochia, villes chrétiennes où les Génois +avaient des colons. Les fils de Bajazet s'étaient sauvés à Gallipoli avec +ses trésors et quarante mille hommes, débris de ses armées. Les vaisseaux +chrétiens abordaient dans le port de cette ville. Dans la terreur commune +les Turcs et les chrétiens y firent une sorte de paix précaire; les +Génois y gagnèrent d'avoir leurs établissements garantis pour un temps5. + +Dans l'intervalle, l'empereur Manuel, celui que Boucicault avait défendu +dans sa capitale et qui était venu mendier les secours de l'Occident, +regagnait lentement le chemin de ses États; car il ignorait encore +l'issue de la lutte des Tartares contre son redoutable ennemi. Après +avoir parcouru l'Angleterre et la France, il parut à Gênes6. Le maréchal +revit avec joie et reçut avec magnificence un prince qu'il avait protégé. +On alla à sa rencontre, il entra sous le dais; les principaux des nobles +et des citoyens lui servirent de cortège. Les plus belles femmes de Gênes +vinrent orner les fêtes qui lui furent prodiguées. L'État lui fit présent +de 3,000 florins, secours fort nécessaire à l'auguste voyageur: enfin, +pour son assistance on promit l'envoi de trois galères armées. En +secourant Constantinople, on avait en vue la défense de Péra. + +Dans ces entrefaites éclatait une autre nouveauté. Jacques de Lusignan, +si longtemps prisonnier de la république, et dont elle avait favorisé +l'accession au trône de Chypre, était mort. Sa couronne avait passé à son +fils qui, né à Gênes durant la captivité de son père, en avait eu le nom +de Janus. Les Génois croyaient avoir de grands droits à la reconnaissance +de ce jeune prince. Il en jugeait autrement; ils possédaient toujours +Famagouste dans son île, et il supportait impatiemment leur voisinage, et +ce qui lui semblait une usurpation. Le roi entreprit d'employer la force. +Sur ses démonstrations Antoine Grimaldi, chevalier de Saint-Jean de +Jérusalem, fut envoyé de Gênes avec trois galères pour la défense de la +place. Sa seule apparition mit en fuite l'armée de Janus; celui-ci +n'échappa qu'avec peine. Grimaldi entra triomphant dans Famagouste, mais +il fallait de nouveaux renforts; Boucicault déclara qu'il les conduirait +lui-même. Dans son humeur chevaleresque un gouvernement politique et +civil ne suffisait pas à son activité belliqueuse. Il voulait encore +revoir ces contrées d'Orient où il avait combattu, et se retrouver aux +prises avec les infidèles, tout en mettant à la raison le jeune roi de +Chypre. Quand cette résolution fut connue, Janus se hâta d'expédier un +négociateur à Gênes; mais ce fut vainement: le maréchal, laissant le +gouvernement pendant son absence à Lavieuville, son lieutenant, +s'embarqua et partit. + +A peine sa flotte avait atteint le golfe Adriatique qu'elle se vit +veillée et en quelque sorte poursuivie par treize galères de Venise +commandées par Carlo Zeno. Les derniers événements dans lesquels les deux +républiques s'étaient trouvées en contact les avaient laissées en +dispositions peu amicales, mais en paix et sans sujet de querelles. +Boucicault, assez mécontent d'être ainsi épié, se tint sur ses gardes, +déterminé néanmoins à ne point donner de prétexte à un commencement +d'hostilités. Il toucha sans crainte au port de Modon qui dépendait des +Vénitiens. Les galères de Zeno se rapprochèrent aussitôt et entrèrent +dans le port aussi promptement que les Génois. L'empereur Manuel, qui se +savait enfin délivré de Bajazet, se rendait dans ce même port pour se +faire conduire à Constantinople. Boucicault lui donnant quatre galères, +Zeno voulut en fournir quatre des siennes. Boucicault affecta de +témoigner de la satisfaction de ce concours dans une assistance +honorable. Il demanda au Vénitien de concourir de même à d'autres +expéditions; il se rendait à Rhodes où il espérait trouver l'assurance de +n'avoir point de guerre à faire en Chypre, et, libre de ce soin, il +proposait que les deux flottes allassent en commun porter la guerre aux +Sarrasins au profit de la chrétienté. Zeno annonça que pareillement il +allait à Rhodes et que là il ferait réponse. Parvenu dans cette île, il +s'excusa sur ce que n'ayant pas d'instruction de sa république, il ne +pouvait se permettre aucune entreprise. + +Le grand maître de Rhodes s'était entremis pour négocier la paix avec le +roi de Chypre; mais les réponses décisives se faisaient attendre. +L'impatient Boucicault demanda quelle place des infidèles on pouvait +aller attaquer pour ne pas rester oisifs. On lui indiqua Escandalour dans +le golfe de Satalie7. Cette place était occupée par un seigneur mahométan +qui, se voyant assiégé, demanda d'abord ce qu'il avait fait aux Français +et aux Génois pour être traité par eux en ennemi. On s'empara du port et +de la ville basse qui le bordait. On pilla et l'on incendia les vaisseaux +et les magasins. On renversa à grands coups de lance les défenseurs qui +se présentèrent en campagne, on ravagea les faubourgs et les jardins qui +leur servaient de refuge. Boucicault eut le plaisir de donner l'ordre de +chevalerie sur le champ de bataille à des Français et à des Génois; mais +la ville tenait: on n'avait rien de ce qu'il fallait pour la réduire, et +rien à en faire quand on l'aurait conquise. Le Sarrasin négocia et offrit +de marcher comme auxiliaire contre le roi de Chypre; il fit valoir les +secours que son pays pouvait offrir; enfin il eut l'habileté de renvoyer +à Rhodes le maréchal et ses chevaliers. Ce n'avait été pour Boucicault +qu'un passe-temps de quinze jours. + +Cependant le traité avec Janus avait été conduit à sa fin. Le roi paya +les frais de la guerre. Boucicault ne resta que quatre jours en Chypre, +pressé de retourner au combat contre des infidèles. Janus fit partir deux +galères avec la flotte génoise; mais l'une des deux déserta dès le +premier jour. Tout ce qui pouvait être utile à la république était obtenu +par la paix de Chypre, et sur la flotte on ne demandait plus qu'à +regagner Gênes; mais Boucicault ne calculait pas ainsi, il ne voulait +pas retourner sans batailler. Il se fit conduire à Tripoli, il y débarqua +et y prodigua des exploits inutiles. S'il ne surprit pas la ville, il se +persuada que la faute en était aux Vénitiens qui avaient eu la perfidie +d'avertir les Mores de sa venue. De là il alla sur la côte de Syrie, +insultant les villes du bord de la mer, ravageant, brûlant ce qu'il +pouvait atteindre, et laissant partout des marques d'une bravoure exercée +sans motif et sans fruit. Il s'obstinait à se porter sur Alexandrie; le +vent l'en écarta ou plutôt la mauvaise volonté et la prudence de ses +pilotes. La saison des tempêtes approchait, les maladies se faisaient +craindre: on obtint enfin l'ordre de retourner en Occident, on regagna +l'Adriatique; neuf galères génoises étaient renforcées d'une de Chio et +d'une de Rhodes. Alors se présentèrent les treize galères vénitiennes +toujours à la poursuite. Le rivage de Modon, à cette apparition, se +couvrit d'hommes armés. Deux grands vaisseaux à bords relevés chargés de +combattants stipendiaires se détachèrent du port et vinrent joindre les +Vénitiens. Boucicault doutait encore que cet appareil fût destiné à +l'attaquer. Les Génois l'avertirent qu'il était temps de se préparer au +combat. Il l'attendit, mais ce ne fut pas longtemps. Les Vénitiens +assaillirent avec vigueur. Les deux grands navires vinrent presser la +galère du maréchal; elle ne fut dégagée qu'à force de bravoure. Quand, +après une sanglante mêlée de plusieurs heures, les deux flottes se +séparèrent, celle de Venise emmena avec elle à Modon trois galères +génoises, et laissa Boucicault se glorifier d'avoir gardé le champ de +bataille. + +On se demanda pour quelle cause les deux républiques étaient ainsi +entrées en guerre. Les Vénitiens se justifiaient de leur agression en +exposant leurs griefs. Quand ils avaient vu Boucicault parcourir leurs +rivages et s'approcher de leurs établissements, ils avaient dû faire +surveiller sa marche. Il avait semé dans le Levant des accusations +odieuses; il avait pris un de leurs bâtiments sans provocation. A Barut8 +leurs marchandises avaient été pillées. Le maréchal répondait que dans +une ville ennemie on avait profité des droits de la guerre, qu'il aurait +fait respecter ou rendre les propriétés des Vénitiens si quelqu'un +s'était présenté à Barut pour les réclamer. Il avait pris, mais remis en +liberté un bâtiment, et il aurait pu le retenir, car ce navire était +expédié en Syrie pour avertir de sa venue et pour faire mettre les +Sarrasins en défense contre lui, ainsi qu'on l'avait fait à Tripoli. Le +bon maréchal traitait une telle démarche de perfidie énorme entre +chrétiens, et cependant si ces chrétiens avaient les produits de leur +commerce compromis dans une ville menacée d'une invasion imprévue, la +sollicitude pour les sauver était aussi légitime que raisonnable. + +Quoi qu'il en soit, Boucicault de retour à Gênes voulait employer toutes +les forces de la république pour pousser une guerre où son amour-propre +et ses ressentiments personnels étaient engagés. Il ordonna à ses Génois +d'arrêter les navires vénitiens partout où ils les rencontreraient. Mais +Gênes semble avoir mis peu de zèle à soutenir cette lutte dispendieuse et +inattendue. Les Vénitiens s'étaient adressés à la cour de France pour +s'expliquer et pour accommoder le différend. Les chevaliers français, +faits prisonniers sur les trois galères capturées, ennuyés de leur +captivité, écrivaient, à Gênes au maréchal, et à Paris à toute la cour de +France, de ne pas prolonger leur captivité par des résolutions violentes. +Boucicault reçut du roi l'ordre de ne faire ni de ne permettre aucune +hostilité nouvelle et de se prêter à la pacification des deux peuples. Un +ambassadeur ou syndic de Gênes fut envoyé à Venise, et, après quelques +semaines de négociations, la paix fut proclamée et les prisonniers +délivrés. Alors Boucicault fit partir pour Venise un héraut chargé de ses +lettres écrites non par le gouverneur de Gênes, mais par le chevalier et +le maréchal de France. Il déclarait qu'il s'était abstenu de mettre +obstacle à la paix que les Génois avaient traitée en ce qui les +concernait, mais que de sa personne il restait ennemi des Vénitiens et +leur demandait raison de leurs actes et de leurs mensonges. Il défiait en +combat singulier le doge et Charles Zeno. Il offrait pour cette rencontre +les conditions les plus variées; ou corps à corps, ou lui cinquième +contre six Vénitiens, dixième contre douze, quinzième contre dix-huit, +vingt-cinquième contre trente; ou bien, comme il faut présenter des armes +égales à ses adversaires, il proposait la bataille sur mer, galère contre +galère. Ces défis étaient faits sous la seule réserve que les champions +des ennemis seraient exclusivement Vénitiens, ceux du maréchal seraient +Français ou Génois. + +Il fut extrêmement blessé quand son héraut revint de Venise sans lui +rapporter aucune réponse. Dans sa colère il donna commission encore à +quelques armateurs de courir sur les Vénitiens à son profit et sous sa +responsabilité; mais il eut bientôt d'autres embarras et d'autres +ennemis. + + +CHAPITRE VII. +Derniers temps du gouvernement de Boucicault. + +Pendant le voyage de Boucicault, la tranquillité de Gênes n'avait pas été +parfaite. Le lieutenant n'avait pas obtenu le respect et l'obéissance +réservés à la personne et à l'autorité du gouverneur. D'anciens +mécontents s'étaient remontrés. Ils étaient probablement envoyés par les +Visconti, pour qui la souveraineté de Gênes était sans cesse un objet +d'envie. On voit nommés à la tête ou à la suite des insurrections, des +Doria, des Lomellini, des Mari. Leurs incursions mettaient la frayeur +parmi les citadins dans leurs maisons des champs; quant aux habitants +des campagnes, ils s'exposaient pour favoriser les bannis et leur +donnaient asile. Plusieurs populations avaient pris les armes, et ce qui +était le plus fâcheux, elles avaient protesté que l'impossibilité de +satisfaire aux impositions dont on les accablait les poussait à la +révolte. Leurs magistrats locaux qui essayaient de les remettre dans +l'ordre furent plus d'une fois leurs premières victimes. Les forces +envoyées contre eux ne remportaient pas toujours la victoire. +Le gouvernement français de Gênes penchait évidemment pour les guelfes, +et c'était une des principales causes qui lui aliénaient le plus grand +nombre. Il montrait cette disposition dans les moindres choses. Il +faisait effacer minutieusement les aigles que les gibelins modernes +avaient reprises pour emblème, symbole qui assurément n'impliquait plus +un appel à la puissance impériale, mais cette partialité éclatait avec +d'autres conséquences dans les affaires du dehors et multipliait les +difficultés et les ennemis. + +Chaque jour Boucicault devenait moins agréable aux Génois. Déjà pour +faire haïr ce gouvernement, il eût suffi qu'il fût devenu dispendieux, et +il l'était excessivement. Les augmentations que le salaire du gouverneur +avait subies en étaient le moindre article. Suivant le traité primitif, +8,500 livres lui étaient assignées, comme autrefois aux doges; mais, dit +un historien, les livres étaient devenues des écus. Comme les doges il +devait payer sur son traitement celui de ses officiers: la république +fut successivement forcée de soudoyer un nombreux état-major et une foule +de stipendiés. Les armements de Chypre avaient exigé beaucoup d'argent; +on n'en put faire qu'à force de taxes. Le génie fiscal s'épuisa à en +inventer. Il en fut établi de nouvelles non-seulement sur les +consommations de viande, de poisson, de bois, sur les chevaux, sur +l'usage des perles, mais même sur les actes publics; car les droits +d'enregistrement ne sont pas d'une invention moderne, et ce sont là les +institutions qui ne s'abrogent jamais. On mit même un impôt sur le +salaire des gens de mer; plusieurs de ces taxes s'étendaient sur les +campagnes, et elles suffisaient pour en soulever les habitants, ce qui se +répéta à plusieurs reprises. + +D'autre part, la Corse était révoltée. Gênes régissait cette île par des +magistrats qui s'y érigeaient en vice-rois. Boucicault fit bien ordonner +qu'aucun gouverneur ne pourrait y rester en place plus de cinq ans; mais +la précaution fut insuffisante. Dès leur arrivée, oppresseurs, par +système, des naturels réputés sujets, jaloux des autres Génois puissants +possessionnés dans l'île, accoutumés à se défaire violemment des hommes +qui leur étaient suspects après les avoir attirés par des invitations +perfides, ces administrateurs superbes ne firent que des ennemis à leur +patrie. Les factions et les révolutions qui l'agitaient elle-même mirent +la Corse en feu et la tinrent dans une longue anarchie dont Boucicault ne +vit pas la fin. + +Les mêmes semences de division pénétrèrent jusqu'au Levant, dans ces +colonies où les exploits du maréchal et son zèle valeureux, si ce n'est +éclairé, avaient dû lui faire des partisans. L'île de Scio se révolta: +elle était gouvernée par un délégué de la république, tandis que le +domaine en appartenait, comme on sait, aux actionnaires cessionnaires de +l'État. Nous trouvons à Gênes des Giustiniani parmi les compétiteurs du +pouvoir que le régime français avait déshérités. C'est à Scio qu'éclata +leur malveillance quand la fortune de Boucicault parut chanceler. Ils +soulevèrent la population de l'île au nom de saint George et du peuple. +On chassa le podestat venu de Gênes, on désarma la garnison, on organisa +des forces sous prétexte de se mettre en défense. On ne négligea pas de +s'emparer des objets trouvés sur les vaisseaux de Gênes. A cette nouvelle +Boucicault fit arrêter tous les parents des habitants de Scio. Il envoya +contre l'île Conrad Doria avec trois galères et trois vaisseaux; mais +l'amiral, dans ses vues personnelles, pensait plus à la pacification qu'à +la vengeance. Après quelques démonstrations, il se mit bientôt d'accord +avec ses compatriotes; l'ordre fut rétabli; quelques chefs de +l'insurrection se laissèrent exiler; l'île parut rentrer sous la +domination du gouvernement français de Gênes, et en attendre patiemment +la fin qui devenait imminente. + +(1405) Dans l'intervalle Boucicault avait eu le malheur de se livrer à +une grande entreprise, il avait voulu forcer les Génois dans leurs +opinions religieuses. La France, pendant le grand schisme, n'avait pas le +même pape qu'eux, le gouverneur s'obstina à leur faire abjurer le leur +pour prendre le sien. + +L'obligation de se ranger à l'obédience du pape d'Avignon et de renoncer +à celle du pape de Rome eût suffi pour empêcher Gênes de se soumettre à +la seigneurie de Charles VI; mais une parfaite liberté avait été +stipulée à cet égard. Les Français pouvaient d'autant plus facilement +laisser Gênes à son indépendance sur ce point qu'eux-mêmes au moment du +traité tenaient médiocrement à leur pontife. Ils avaient adhéré aux +successeurs de ce Clément que les cardinaux, effrayés de leur ouvrage, +avaient essayé de substituer au farouche archevêque de Bari. Fatigué +cependant de la longueur du schisme quand cette tiare était passée à +Pierre de Luna, sous le nom de Benoît XIII, le clergé de France n'avait +voulu le reconnaître que sous la promesse de travailler à la paix de +l'Église. Mais Benoît, le plus opiniâtre et le plus hautain des +Aragonais, se conduisit dans un sens diamétralement opposé à ses +promesses. On lui adressa vainement des remontrances et des sommations +suivies de la suspension de toute obédience. A ces mesures il répondit +par des démonstrations si hostiles qu'on fit marcher des troupes pour +s'emparer de sa personne; Boucicault, avant d'être gouverneur de Gênes, +avait commandé cette bizarre expédition. Il avait assiégé dans le château +d'Avignon le pape réfractaire; il l'avait forcé à capituler. Benoît +avait promis de se démettre quand son compétiteur en ferait autant. Dans +cette attente il était resté en un état voisin de la captivité; mais +enfin échappé à ses gardiens par la connivence du duc d'Orléans, frère du +roi, il avait repris avec sa liberté toute sa hauteur, et les Français +s'étaient remis d'eux-mêmes sous son joug sacré. + +Le maréchal avisa qu'il importait à sa conscience et à son autorité de +faire reconnaître par les Génois, son ancien prisonnier pour le véritable +souverain pontife. Avec toute l'Italie ils avaient tenu pour le pape de +Rome dès le commencement. Urbain, venu à Gênes, y traînant ses cardinaux +enchaînés, les faisant pendre dans sa demeure. Urbain, dégoûtant, par ses +violences, les fidèles les plus dévoués et repartant haï, n'en avait pas +moins été le seul vicaire de Jésus-Christ. Sa légitimité n'était pas de +celles que les Génois eussent jamais pu mettre en doute: elle avait +passé à ses successeurs. C'est contre ces dispositions que Boucicault +essaya son autorité. Le pape de Rome venait de répondre par un refus aux +ambassadeurs français qui étaient allés l'exhorter à se démettre. +Boucicault saisit cette occasion pour inviter les Génois à rejeter un +pontife qui résistait aux volontés du roi leur seigneur1. Il assembla les +citoyens non en parlement public, mais devant lui par familles et par +quartiers, et leur demanda de choisir entre les deux papes. Ils se +contentèrent de référer ce choix à la discrétion de leur gouverneur; et +avec les sentiments connus de l'immense majorité parmi eux dans une +matière qui touchait de si près leur conscience timorée, cette réponse +est une lâcheté qui fait foi de la dépendance où ils se sentaient. +Boucicault fut prompt à s'en prévaloir. Deux hommes seuls entrèrent dans +ses conseils; l'un fut Baptiste Lomellini, l'autre le cardinal Louis +Fieschi, qui se laissa retrancher du sacré collège de Rome, pour devenir +cardinal du collège d'Avignon. Par ses intrigues il arracha au clergé de +Gênes la reconnaissance de Benoît, elle ne fut pas plus unanime que +sincère: plusieurs prêtres s'exilèrent à cette occasion. Benoît, jaloux +de se montrer aux régions qui venaient de se soumettre à lui et qui +ouvraient à son ambition le chemin de Rome, passa de la Provence à Nice +et à Savone qui l'avait reconnu plus librement et plus promptement que +Gênes. Enfin il se rendit dans cette dernière ville: Boucicault le reçut +avec magnificence. Rien de ce qu'il peut y avoir d'officiel ne fut +négligé. Le clergé marcha l'archevêque à la tête; les fonctionnaires n'y +manquèrent pas. On étala de riches livrées; on ordonna aux familles en +deuil de changer d'habits ou de se renfermer; par ordre, les travaux +furent suspendus trois jours. Mais parmi ceux que leur devoir n'obligeait +pas à paraître, peu se pressèrent sur les pas du pontife. De tous les +papes qui avaient visité Gênes aucun n'avait moins attiré de fidèles ou +de curieux. Les femmes comme les hommes s'écartaient pour se soustraire à +la bénédiction que leur départait un pape qu'ils ne pouvaient croire +légitime. Cependant il occupait le Castelletto et il se faisait garder +par ses propres soldats. Une galerie couverte y joignait pour son usage +l'église et le couvent de Saint-François; là, il régnait et déployait +une magnificence bizarre. Il annonçait son voyage à Rome, il allait y +prendre sa place; s'il fallait y employer la force, il était décidé à en +user, et il comptait sur l'assistance des Génois. + +(1407) Cependant on annonçait que la paix de l'Eglise allait se conclure. +Les deux papes devaient se démettre; mais, de peur d'être trompé, chacun +ne voulait faire le sacrifice qu'en présence de son rival et en même +temps que lui. Le rendez-vous fut pris à Savone. Des envoyés du roi de +France s'y rendirent pour être témoins de ce grand acte (1408); mais +Grégoire, le compétiteur de Benoît, manqua à la réunion convenue: il ne +pouvait, disait-il, être en sûreté dans une ville maritime ouverte aux +forces d'un gouverneur fauteur de son adversaire. Benoît revint à Gênes +et se prépara à y célébrer avec toute la pompe pontificale la fête de +l'Ascension; mais, au moment de la cérémonie, l'archevêque avait pris la +fuite, désertant sa cathédrale et son diocèse pour rompre toute +communication avec un pape schismatique qu'il s'accusait d'avoir reconnu. +Cet incident augmenta l'aliénation publique, et c'est gratuitement que +Boucicault l'avait provoquée en s'obstinant en faveur de Benoît; car, +tandis que celui-ci s'était rendu à Porto-Venere, prétextant qu'il +voulait se rapprocher de son compétiteur, on apprit qu'à Paris la cour de +France et l'université avaient déclaré que le royaume cessait de le +reconnaître et surtout de lui en payer aucun tribut; cette même fête de +l'Ascension était le terme auquel il avait été déclaré qu'on rétracterait +toute obédience si les prétendants à la tiare n'avaient donné la paix à +l'Eglise. Le terme passé, la France tenait rigoureusement parole. Benoît, +enflammé de courroux à cette nouvelle, excommunia les conseillers du roi, +mit le royaume en interdit, et, ne pouvant rester désormais sur le +territoire de Gênes, il s'enfuit de Porto-Venere; il se fit conduire à +Barcelone, où, reconnu par le seul roi d'Aragon, il se cantonna contre +tout le reste de la chrétienté. Ses cardinaux l'avaient abandonné pour se +réunir à ceux qui désertaient de même la cour du pape Grégoire. Un +concile général fut indiqué à Pise pour y aviser à ce qu'on devait faire. + +Telle était cependant l'animosité que ces tristes divisions semaient chez +un peuple dévot, ou telle était déjà la haine que l'administration du +gouvernement faisait reporter au nom français, qu'à Voltri, à quatre +lieues de Gênes, le passage des prélats de France qui se rendaient au +concile fut l'occasion d'une émeute violente. Une insignifiante querelle +d'un artisan et d'un officier du cardinal de Bar, fils du duc de +Lorraine, y donna naissance. L'archevêque de Reims, qui ne se présentait +au peuple que pour le calmer, fut indignement massacré. Le magistrat de +la ville, délégué de Boucicault, partagea le même sort pour avoir +interposé son autorité. Le peuple forçait les portes pour mettre à mort +le cardinal de Lorraine et les autres prélats; ils se sauvèrent par une +prompte fuite: poursuivis de village en village au son du tocsin, ils ne +furent en sûreté que lorsque Boucicault, averti de ce tumulte, eut pu +conduire une forte escorte au-devant d'eux et les eut recueillis. + +Mais ce n'est pas la querelle des papes qui seule compromit le maréchal, +perdu dans les détours de la politique italienne, poussé par l'ambition +et aveuglé par un esprit chevaleresque si peu assorti aux moeurs de ce +pays. Il soutenait contre les Vénitiens François de Carrara, le seigneur +de Padoue; et de toutes ses alliances celle-ci eût été la moins +désagréable aux Génois, si l'assistance n'eût été prêtée avec leur +argent, et si le succès eût répondu aux efforts. Carrara, vaincu, alla +périr avec sa famille dans les prisons de Venise. + +Les relations du maréchal avec les Visconti furent plus compliquées. +Gabriel-Marie était un fils naturel du duc Galéas. La seigneurie de Pise +lui avait été laissée pour apanage, car cette malheureuse république +gibeline était tombée sous des usurpateurs qui l'avaient vendue et +revendue. Elle supportait impatiemment ce joug honteux, et Gabriel +n'était pas en situation de vaincre leur résistance; il était encore +moins en force pour les défendre contre l'agression des Florentins qui +s'étaient promis la conquête et l'assujettissement de leurs voisins, sans +autre motif que le droit de convenance. Gabriel vint implorer +l'assistance de Boucicault, et, pour mieux se l'assurer, il se déclara +vassal du roi et requit l'appui de son suzerain. Il remit dès ce moment +la ville de Livourne entre les mains du maréchal, sous la condition +patente de le garantir contre les entreprises des Florentins et +probablement avec la clause secrète de le garder contre les efforts de +ses Pisans. Bientôt ceux-ci, las de supporter un petit tyran incapable de +les sauver, se soulevèrent et le chassèrent. Il recourut à Boucicault. Le +maréchal manda des députés pisans et les exhorta à rappeler leur +seigneur. Sur leurs refus opiniâtres il menaçait de l'animadversion du +roi encourue pour le traitement qu'ils faisaient à un de ses vassaux. Ce +reproche conduisit à une ouverture qui eût détourné la menace; les +Pisans proposèrent de se donner eux-mêmes au roi de France sans aucune +intervention de Gabriel. Boucicault fut flatté de l'espérance de cette +acquisition, mais elle ne put s'accomplir. Les Pisans voulaient la +protection des Français et non leur domination; ils voulaient que la +forteresse qui tenait leur ville en échec, et que Gabriel possédait +encore, leur fût remise pour la raser; Boucicault prétendait l'avoir; +sans elle son gouvernement eût été imaginaire. Tout fut rompu. Pour +vaincre cette obstination, le maréchal parut prêt à employer la force +ouverte. Les Florentins profitèrent de la circonstance. Ils achetèrent +les droits de Gabriel. Boucicault, désespérant de faire les Pisans sujets +de la France, favorisa cette odieuse négociation qui devait donner pour +tyran à des républicains une république au lieu d'un seigneur et qui +mettait un peuple gibelin sous le joug d'un peuple guelfe. Les Pisans +avertis essayèrent de parer le coup en déférant la seigneurie de leur +ville au duc de Bourgogne. Boucicault reçut l'ordre de protéger ce nouvel +arrangement et de s'opposer aux entreprises des Florentins. Étonné et +contrarié, il prit sur lui de ne pas se tenir à ces ordres. Il était +accoutumé à se regarder comme un arbitre presque indépendant dans le +gouvernement de Gênes et dans la part qu'il prenait aux affaires +d'Italie. L'anarchie, qui déjà se faisait sentir en France et qui bientôt +y régna, le sauva du compte rigoureux qu'il eût dû rendre de sa +désobéissance. Quoi qu'il en soit la vente aux Florentins était +consommée. Boucicault y avait apposé son consentement à condition que +Livourne ne sortirait pas de ses mains, et avec cette clause +extraordinaire que les Florentins ne feraient de commerce maritime que +sous le pavillon et par l'entremise des Génois; ceux-ci pouvaient du +moins savoir gré à leur gouverneur des stipulations qu'il faisait dans +leur intérêt mercantile. Le maréchal soumettait surtout les Florentins à +renoncer au pape de Rome, à reconnaître celui qu'adoptait la France et à +le faire reconnaître par leurs nouveaux sujets les Pisans, car ces +événements se passaient avant le temps où les deux papes furent également +désavoués et où dans cette même ville de Pise, leurs cardinaux réunis en +élurent un troisième. Enfin les Florentins faisaient hommage pour leur +possession de Pise au roi de France. Sur ces accords la forteresse pisane +leur fut livrée. Alors l'indignation et le désespoir doublèrent les +forces des malheureux Pisans; ils surprirent cette citadelle qui devait +les faire plier sous le joug, les Florentins furent chassés; cependant +ils revinrent bientôt attaquer la ville par terre et par mer. Boucicault, +pour les y aider, entraîna à sa suite toutes les forces de la république +de Gênes, assistance détestée comme odieuse par le plus grand nombre des +citoyens: mais les guelfes triomphaient, et quand, après un long siège, +les malheureux Pisans, trahis à prix d'argent par Gambacorti qu'ils +avaient appelé pour capitaine, virent leurs portes ouvertes à leurs +tyrans, deux nobles génois, Jean-Luc Fieschi et Cosme Grimaldi, +commandaient l'un la flotte, et l'autre la gendarmerie des Florentins +vainqueurs. + +Livourne restait à Boucicault, il voulut bien remettre cette possession +aux Génois; il eut soin seulement de se faire payer par eux 26,000 +ducats, somme à laquelle il affirma par serment que se montait la dépense +qu'il avait faite pour garder et pour réparer la place. + +Gênes lui dut en même temps une acquisition plus solide. Sarzana avait +appartenu comme Pise à Gabriel Visconti et les Florentins voulaient +joindre cette ville à leurs possessions. Gabriel était sans ressources +pour payer les capitaines qui en tenaient les forts en son nom. Les +habitants obtinrent de lui la permission de disposer d'eux-mêmes. Ils en +usèrent pour adhérer à la république de Gênes en se rangeant par là sous +la seigneurie du roi de France. Les Génois s'empressèrent de faciliter +cette incorporation. Pour la terminer il fallut racheter les forts des +mains de leurs gardiens. Gênes non-seulement leur paya les arrérages de +leur solde, mais acheta d'eux les munitions qui se trouvèrent dans les +forteresses. + +Gabriel, ce lâche vendeur de villes, réfugié en Lombardie, avait +entrepris d'enlever la citadelle de Milan au frère qui l'avait recueilli. +On lui avait fait grâce de la vie en le reléguant à Asti où les officiers +du duc d'Orléans, seigneur de cette ville, auraient répondu de sa +conduite; mais il échappa à cette surveillance, et se jeta dans les bras +de Facino Cane, devenu usurpateur d'Alexandrie et ennemi des deux +Visconti de Milan et de Pavie. Après quelque séjour chez lui, Gabriel +témoigna le désir de venir vivre auprès de Boucicault. Sa précédente +demeure chez un ennemi acharné de Gênes et du maréchal le rendait +suspect; il obtint cependant un sauf-conduit; mais si une telle +sauvegarde promettait l'hospitalité, elle ne devait pas s'étendre jusqu'à +mettre à l'abri celui qui venait tramer de nouvelles intrigues. Après +quelques mois Gabriel se fit soupçonner d'un projet d'assassinat sur la +personne du gouverneur, et du dessein de livrer Gênes au tyran +d'Alexandrie. Une menace imprudente échappée à Thomas Malaspina, qui, au +dehors, était impliqué dans la conjuration, mit sur la voie. Un piège fut +tendu à un messager que lui adressait Gabriel. Les lettres de celui-ci +furent arrêtées et lues. C'était un complot gibelin, il ne put le nier: +il eut la tête tranchée. C'est la relation du biographe de Boucicault. +Les écrivains génois, qui parlent d'une manière moins assurée des preuves +de la conspiration, nous apprennent que le maréchal insista sur ce que la +confiscation du condamné appartenait au roi de France et qu'elle +produisit une grande somme d'argent. Un autre va jusqu'à dire, suivant un +bruit répandu, que Gabriel n'aurait pas subi la mort, s'il n'avait eu à +toucher 80,000 florins que le maréchal s'était chargé de lui compter à la +décharge des Florentins, sur le marché de Pise. Cette imputation est +certainement calomnieuse; mais il y a des traces de quelques transactions +pécuniaires dans lesquelles le maréchal est impliqué et dont +l'explication est assez obscure. Il dispose de Livourne comme de son bien +et en exige une indemnité. Il avait payé pour le roi de Chypre, quand +celui-ci s'était soumis à compter 30,000 ducats aux Génois pour les frais +de la guerre et qu'il avait donné ses joyaux en nantissement. Boucicault, +suivant un document émané de lui, avait fourni l'argent pour faire +racheter ses gages. Le prieur de Toulouse, de l'ordre des chevaliers de +Rhodes, son grand confident, avait paru dans cette affaire. Or, suivant +la même pièce originale, le maréchal proposait à ce même roi de Chypre de +s'associer dans une expédition contre Alexandrie dont les préparatifs se +feraient à Gênes. On ferait crédit au roi pour une partie de son +contingent de la dépense, mais il devait envoyer immédiatement 40,000 +ducats; et, s'il n'avait pas cet argent prêt, c'est encore le prieur de +Toulouse que le maréchal lui indique comme l'homme à ressources qui les +lui fera trouver. + +Mais, sans pénétrer dans ces arrangements mystérieux, il faut admirer du +moins comment Boucicault s'était fait tant d'opulence, ou à quel point il +disposait des ressources qu'il tirait ou empruntait de Gênes. Ce projet +de conquérir Alexandrie avec le roi de Chypre à frais et à profits +communs roulait sur un budget dont la dépense détaillée devait se monter +à 132,000 florins; et le maréchal, en se soumettant à en fournir une +moitié, offrait de souffrir l'avance d'une portion de l'autre. Le roi de +Chypre ne fut pas disposé à se livrer à cette périlleuse spéculation; +mais une autre expédition inutile, coûteuse, contraire à l'inclination +des Génois, prit la place de ce dessein. Avant l'exclusion donnée aux +deux papes rivaux, le roi de Naples, Ladislas, marcha sous prétexte +d'appuyer la cause de Grégoire XII, le successeur d'Innocent. Boucicault +se chargea, au nom de Benoît, d'aller lui défendre l'entrée de Rome. Il +partit avec huit galères et trois vaisseaux, et un grand nombre de +combattants français et génois. Mais la tempête le retint, Ladislas fut +reçu dans Rome; l'armement fut en pure perte. + +Le maréchal fit encore un nouvel emploi, qui fut le dernier, de ses +richesses et de celles dont il disposait. A force d'emprunts il eut à sa +solde personnelle cinq mille cinq cents gendarmes et six mille +fantassins. Il les cantonna vers Gavi et Novi, et, avec cette force, il +entreprit de se faire l'arbitre de la Lombardie. Des deux frères +Visconti, Jean-Marie régnait à Milan, Philippe-Marie à Pavie: frères +divisés, dont les États étaient déchirés par les factions. Boucicault +offrit sa médiation appuyée de ses armes. Il fut appelé à Milan, où le +titre de gouverneur devait lui être déféré. Rien ne lui annonçait qu'il y +eût du péril à répondre à cet appel. Sans inconvénient il s'était absenté +de Gênes plusieurs fois pour passer en France, et d'abord pour aller à la +guerre de Chypre. Il ne devait pas craindre de soulèvement pour quelques +excursions en Lombardie et en présence de ses nouvelles forces. + +(1409) Mais ces Génois, qui avaient fléchi devant leur gouverneur et +gardé si longtemps le silence, qui récemment encore n'avaient osé se +refuser à ses emprunts, à cause de cela même peut-être, avaient épuisé +leur patience. Ils murmuraient publiquement. La partialité pour les +nobles guelfes était impopulaire auprès des classes les plus nombreuses. +Pour toutes, tant d'entreprises militaires et politiques qui +compromettaient la république pour la seule fantaisie chevaleresque de ce +Français ou pour ses intérêts privés, tant de dépenses inutiles, tant +d'argent arraché, ou d'autorité, ou par une sorte de contrainte morale, +ne pouvaient plus se supporter. Gênes, disait-on, se fondait dans une +consomption visible. Ces mécontentements, recueillis et fomentés par +l'intrigue, attirèrent des ennemis prompts à les appuyer. Ce furent +Facino Cane et Théodore, marquis de Montferrat, le dernier excité par +Baptiste de Franchi, celui à qui Boucicault avait fait voir la mort de si +près. Après le départ du maréchal pour Milan, ils se liguèrent pour lui +fermer le retour. Ils mirent en campagne deux mille six cents chevaux et +quatre mille huit cents fantassins, et parurent dans les deux vallées de +Gênes et sous les murs de la ville. Boucicault en avait laissé le +commandement à Cholletton2, son lieutenant, assisté de quatre capitaines +génois; mais, dès l'approche de l'ennemi, leur autorité fut décriée dans +l'intérieur. Gibelins et guelfes, nobles et bourgeois, tous proclamèrent +unanimement que Boucicault n'était plus reconnu pour gouverneur. Le +lieutenant, sans forces pour résister, sortit du palais pour se retirer +dans la citadelle de Castelletto. Quelques citoyens notables croyaient +devoir encore l'accompagner et protéger sa marche; mais le peuple des +campagnes s'était déjà répandu dans la ville. Assailli par des hommes +dont il avait condamné la famille, le lieutenant fut massacré. En ce +moment la populace demeura seule maîtresse. Tout Français rencontré dans +les rues fut sacrifié: Montferrat et Facino Cane étaient aux portes. On +les fit remercier comme les auteurs de la délivrance de Gênes. On invita +le marquis à venir dans la ville: cette offre ne fut pas faite à Facino. +Ses soldats étaient réputés des brigands, et les habitants des campagnes +qui remplissaient Gênes, et qui ne les connaissaient que trop bien par +leurs oeuvres, se seraient mal accordés avec ces hôtes. Facino n'insista +pas. Il rétrograda vers Alexandrie; mais en passant, sous prétexte de +chasser de Novi une garnison française, il s'empara de cette place et en +fit sa conquête au préjudice de la république. + +Le marquis fut reçu à Gênes avec des transports de joie, il se montra +bienveillant et populaire. On ne tarda pas à déclarer qu'avec le +gouvernement de Boucicault Gênes abjurait la seigneurie du roi de France. +Montferrat fut proclamé capitaine et président de la république avec le +pouvoir et les attributions d'un doge. Il fut installé au palais. Son +premier soin fut d'assiéger les citadelles que des garnisons françaises +tenaient encore. Celle de la darse se rendit la première. Le Castelletto +tint plus longtemps, mais enfin il capitula. Les Génois laissèrent le +marquis se charger de cette redoutable forteresse, et ils se réservèrent +la garde des autres forts de la ville. Boucicault, qui, en entrant à +Milan, avait appris sa déchéance, avait fait rétrograder ses troupes; +mais arrivé à Gavi, après quelque hésitation, il avait connu que la +révolution était accomplie et sa ruine irréparable. Il n'avança pas plus +près. Bientôt, sans ressource pour soudoyer ses troupes, il les perdit. +Privé de la puissance et du crédit que lui prêtait Gênes, il n'avait plus +de service à faire valoir auprès des Visconti; son importance politique +fut finie. Il rentra en France. Déjà, sur le bruit de la révolution +opérée, tous les Génois qui habitaient le royaume avaient été +emprisonnés. Leurs biens étaient mis sous le séquestre. Boucicault, en +arrivant à Paris, demanda qu'on procédât contre la république réfractaire +à son suzerain et à son gouverneur3. Les Génois furent juridiquement +assignés pour rendre compte de leur conduite; mais cette inutile +procédure n'eut pas d'autre suite. Boucicault vécut assez obscur pendant +les discordes civiles du temps; il combattit à la fatale journée +d'Azincourt et il mourut prisonnier des Anglais4. + + +CHAPITRE VIII. +Banque de Saint-George. + +Des dernières années du gouvernement de Boucicault date l'érection de la +fameuse banque de Saint-George. On a vu que lorsque la république était +entraînée à une dépense extraordinaire, sa pratique ancienne était de +faire une ressource anticipée de quelque branche du revenu public. Tantôt +elle abandonnait la perception à des prêteurs qui se payaient par leurs +mains sur les produits jusqu'à parfait amortissement de la dette. Tantôt +elle vendait, pour une somme fixe, un droit ou gabelle à lever pendant un +certain nombre d'années sur quelque article de consommation ou de +commerce. Quelquefois elle avait stipulé que si le revenu donné pour gage +n'était pas racheté dans un délai fixé, l'aliénation en deviendrait +perpétuelle. D'année en année ces affaires s'étaient multipliées à +l'excès: chacune exigeait des commissaires spéciaux du gouvernement +chargés de compter avec les intéressés et des syndics de créanciers unis. +En général, magistrats et capitalistes c'étaient bien les mêmes hommes, +ce qui rendait les transactions moins difficiles; mais on commençait à +ne plus trouver assez de personnages capables pour tant de gestions +séparées. Il était raisonnable de les réunir toutes en une seule masse, +sous une administration et une comptabilité communes. Une immense +économie de faux frais était le moindre avantage de cette grande mesure; +elle fut accomplie en 1407. + +La banque de Saint-George perçut alors tous les produits ci-devant +affectés aux associations qu'elle remplaçait, et distribua aux porteurs +d'actions, à titre de dividende, le net produit de ces recettes +annuelles. On conserva l'habitude dès longtemps introduite de diviser le +capital dû aux intéressés en parcelles de 100 livres (actions ou luoghi). +Les annalistes n'ont pas pris la peine de nous dire au juste comment +s'opéra cette fusion des actions originaires, productives de dividendes +inégaux, en une seule valeur, en la valeur uniforme des nouvelles actions +de Saint-George; mais les explorations d'un anonyme plus moderne qui +paraît avoir fouillé dans les archives les plus secrètes du pays, nous +apprennent qu'au mois d'avril 1407, huit citoyens furent solennellement +commis pour examiner les anciens contrats de la république et pour +déclarer, suivant Dieu et leur conscience, si l'État, offrant à chaque +créancier son capital de 100 livres, n'avait pas le droit de racheter sa +dette et de s'en faire transférer l'inscription immédiatement et +d'office, sans attendre la signature du titulaire. L'affirmative de ce +droit, les commissaires la déclarèrent; il fut aussitôt appliqué: le +remboursement du capital fut sans doute le remède extrême avec lequel les +créanciers furent conduits à consentir à la conversion de leurs anciens +titres à l'amiable; et, eu définitive, il en résulta, en 1408, un +recensement de vingt-neuf mille trois cent quatre-vingt-quatre actions +converties1. A ce procédé se rapporte évidemment la réflexion d'un +écrivain un peu postérieur à l'époque de l'opération financière2. Les +anciens emprunts, dit-il, avaient été contractés à des intérêts de 10, 9, +8, 7 p. cent, suivant les temps. Or, un dividende variable suivant des +chances aléatoires est beaucoup plus sûr pour le bien des consciences que +l'intérêt fixe d'un argent prêt. Nous ignorons si cette considération +théologique eut une grande influence; mais, dans un pays où chacun +adhérait fortement à son propre droit, une telle fusion menée à bien +prouve une intelligence supérieure des matières économiques et peut +passer pour un chef-d'oeuvre de l'esprit d'association et de prévoyance. +L'administration de la banque ou, comme on disait, de la maison de Saint- +George, fut fortement constituée, et d'abord les plus justes comme les +plus sages principes en furent la base. On en fit une république +financière représentative. La souveraineté en appartint légalement à +l'universalité des actionnaires. Leur assemblée générale nommait les +membres de leur gouvernement. Elle avait décrété sa charte; elle +rejetait ou ratifiait les lois que lui proposaient les magistrats à qui +elle avait confié le pouvoir exécutif dans son sein. Huit protecteurs +élus temporairement composaient le sénat de Saint-George à l'image de ces +huit nobles auxquels l'État avait commis si longtemps le soin de ses +finances. Sous eux, des magistratures inférieures se partageaient les +détails de l'administration sociale; elles participaient au pouvoir +public en ce sens que l'État, en aliénant ses gabelles, avait confié à la +réunion de ses cessionnaires le droit d'en contraindre les débiteurs et +de réprimer les contraventions. Le tribunal des protecteurs de la banque +était une sorte de cour supérieure sur les décisions de laquelle le +gouvernement lui-même ne portait pas la main légèrement. + +Ainsi établie, la maison de Saint-George était en état de faire respecter +dans la république, la grande, la plus fondamentale de ses bases, +l'indépendance absolue de son trésor et de ses droits. Grands +capitalistes aussi bien que grands citoyens, les chefs de la république +eurent presque toujours la prudence de conniver comme magistrats à +consacrer cette inviolabilité qui leur convenait comme intéressés +principaux. Dans les discordes civiles mêmes, les plus riches étant à la +tête des factions, le parti le plus fort était averti par la prévoyance +des représailles, de respecter le dépôt des fortunes privées. Nous +verrons dans quelques rares occasions la tyrannie tenter de le violer, et +la clameur publique se soulever contre ces entreprises. Gênes eut des +maîtres étrangers, et ceux-là pouvaient avoir moins de respect pour les +trésors de Saint-George. La défiance des fondateurs de la banque n'avait +pas négligé toute précaution pour ce cas extrême. Ils ménagèrent la +formation d'un fonds de réserve qui devint le secret de l'administration. +Les dividendes annuellement distribués furent loin d'épuiser les profits. +Sous le prétexte de créances en suspens, de liquidations à long terme, on +s'exempta de manifester toutes les richesses de la banque. Trente-sept +ans après sa fondation, une magistrature nouvelle fut établie (1444) à +Saint-George avec la mission patente de veiller aux rentrées arriérées, +mais en réalité pour administrer secrètement ce trésor de réserve +accumulé; secrètement, disent les historiens, afin de ne pas donner aux +tyrans l'occasion de le convoiter. + +Mais si le gouvernement était sans droit pour puiser dans les caisses de +la banque, si elle pouvait se refuser à des exigences indiscrètes, quelle +ressource l'État ne trouvait-il pas dans ces mêmes coffres lorsque +l'intérêt public exigeait un prompt secours? C'étaient, encore une fois, +les mêmes familles qui gouvernaient la république et régissaient Saint- +George. A Saint-George affluaient les plus abondantes perceptions; des +sommes immenses y séjournaient sans cesse. Pour les faire prêter à des +entreprises publiques approuvées par l'opinion générale, pour les faire +consacrer à des besoins unanimement sentis, une proposition des +protecteurs, un vote de l'assemblée générale suffisaient. De très-grandes +choses furent faites par ce secours. Les gouvernements ne thésaurisent +guère. Dans un vrai besoin le doge et le sénat retrouvaient à Saint- +George le même argent qui se fût dissipé entre leurs mains. Sans doute +l'on abusa plusieurs fois de cette ressource. Saint-George accepta plus +d'une fois la concession onéreuse de possessions dont la république ne +pouvait plus porter le fardeau. Mais, après tout, ce qui ne convenait pas +à une république obérée ne passait pas les forces d'une si riche +association; elle y gagnait du relief, une importance politique dans le +monde entier, et quelque chose que l'on peut comparer, proportion gardée, +à l'état de la compagnie anglaise des Indes. La maison de Saint-George +devint la maîtresse des colonies génoises du Levant, la reine de la Corse: +exemple unique, disent les écrivains, de deux républiques renfermées +dans les mêmes murailles, l'une appauvrie, turbulente, travaillée par les +séditions, déchirée par la discorde; l'autre riche, paisible, réglée, +conservant l'antique probité, modèle au dedans et au dehors de la bonne +foi publique. + +Comme la propriété de la banque en général était sacrée, de même toute +propriété que le particulier pouvait y avoir en dépôt était intangible, à +l'abri de toute prétention et de toute recherche3. Sous ce rapport +l'institution de Saint-George a exercé une salutaire influence sur +l'accumulation des patrimoines. Elle se trouva merveilleusement favorable +au développement de l'aristocratie opulente qui s'agrandissait de jour en +jour. Cet établissement fut réputé l'un des plus solides du monde. Les +actions devinrent immédiatement un objet de commerce et de placement de +capitaux, mais surtout elles présentèrent un emploi admirablement propre +aux fondations perpétuelles. Les riches s'en servirent pour établir des +majorats dans leurs familles. Quelques-uns firent des dépôts de +prévoyance pour les besoins qui pouvaient atteindre leur postérité; on +eut un nombre prodigieux de fondations pieuses sous les formes les plus +variées. Les hôpitaux, les chapelles, les confréries, toutes les églises +eurent leurs dotations placées sur la banque de Saint-George. Les +corporations y placèrent leurs économies, et jusqu'aux religieux leur +pécule. Il en fut de même des établissements civils. Les administrations +y employèrent le fonds des revenus destinés à leur service. Une famille +construisait un pont, un grand chemin; elle assignait des actions de +banque dont le dividende devait en défrayer l'entretien à perpétuité. +Souvent les fondateurs eurent soin d'ordonner que le revenu de ces +actions ne serait appliqué à leur destination qu'à partir d'une certaine +époque, ou, en attendant, seulement jusqu'à une certaine concurrence, +afin que leur produit accumulé ou la portion mise en réserve servît à +l'acquisition d'actions nouvelles, en accroissement du capital +inaliénable. On appela ces fondations multiplicats ou colonnes de Saint- +George. Dès le siècle précédent, François Vivaldi avait donné l'exemple +d'appliquer cette méthode à l'amortissement, au profit de l'État, des +portions engagées du revenu public. C'est le premier exemple cité parmi +les Génois de cette institution, aussi recommandable par l'esprit de +prévoyance qui l'a inspirée et par la combinaison économique qui en est +le fondement que par le noble sentiment de patriotisme à qui elle est +due. Toute simple qu'elle est, cette combinaison ne pouvait frapper que +des esprits solides, spéculateurs, sachant compter sur le temps et +appréciant les bienfaits de l'avenir. Depuis l'établissement de Saint- +George ou vit fréquemment de ces combinaisons patriotiques. Au seizième +siècle Ansaldo Grimaldi établit une colonne que ses accroissements +successifs jusqu'à nos jours avaient portée à trente-sept mille actions +correspondant à 3,700,000, livres de la valeur primitive de la monnaie de +1407. Il en donnait le revenu pour racheter ses descendants à perpétuité +de toute imposition publique, et quoiqu'il pourvût ainsi à l'avantage des +siens, on estima que c'était pour le trésor une libéralité si grande +qu'on lui décerna une statue. Le palais de Saint-George, tous les +hôpitaux sont pleins de monuments semblables érigés pour consacrer la +munificence des bienfaiteurs de la patrie et des pauvres. + +Nous signalons ici les avantages de la prospérité, mais leur éclat ne +saurait déguiser le vice radical de l'institution; elle est fondée sur +l'aliénation à perpétuité des principales ressources du gouvernement, +aliénation dont le moindre défaut est d'être usuraire. Quelle excessive +imprudence, en effet, dans le sacrifice fait pour toujours des revenus +les plus productifs, dans cette renonciation au droit et à la possibilité +de diminuer les charges présentes, puisqu'il appartient à d'autres qu'à +l'État de les percevoir et d'en disposer, dans cette impuissance où l'on +se réduit en se dépouillant des ressources fiscales les plus certaines! +Sans doute on dut compter que le gouvernement conserverait sur Saint- +George une influence irrésistible. En ayant abandonné là tout l'argent +des contribuables, on eut bien l'intention de se réserver d'y puiser pour +les besoins publics, et l'appui que la république demanda sans cesse à la +banque était une condition naturelle, forcée et sous-entendue, de leurs +rapports. Cependant ces rapports ne tenaient qu'à une bonne volonté qui +n'était pas toujours sans opposition et sans résistance: il fallait +recourir sans cesse à la négociation. Le gouvernement en restait +dépendant et faible. Voulait-il avoir des ressources en propre, il +fallait recourir à une fiscalité odieuse aux citoyens, il fallait +s'ingénier pour inventer de nouvelles gabelles en sus de celles que +Saint-George ne rendait ni ne supprimait; il en résultait l'oppression +des contribuables sans que l'État en fût plus opulent. Quand l'écrivain +que nous avons cité comparait, dans une sorte d'antithèse, deux +républiques, l'une riche et l'autre pauvre, il disait exactement vrai, et +ses paroles avaient plus de portée qu'il no croyait peut-être leur en +donner. La république pauvre a fini par abuser du capital de celle qui +l'avait dépouillée des revenus. Les derniers temps modernes nous en ont +révélé le mystère. Quand à une aristocratie large et flottante, si l'on +peut parler ainsi, qui, au quinzième siècle, admettait les prétentions de +tous les riches, eut succédé une oligarchie toujours plus compacte; quand +les sénateurs sortant de charge se firent élire protecteurs de Saint- +George par un usage constant, le mur de séparation toujours censé +maintenu entre les coffres pleins de la banque et les caisses vides du +trésor public, s'affaiblit et reçut plus d'une atteinte secrète. +L'administration de Saint-George ne s'exerça pas dans l'intérêt des +actionnaires en général, mais dans celui du gouvernement. + +Les familles y avaient trouvé, avec les avantages de la stabilité, les +inconvénients d'une restriction perpétuelle de la propriété privée. Ces +restrictions ont cessé en 1797, et, par une réaction malheureusement +naturelle, l'effet immédiat de la liberté a été trop souvent la +dilapidation. Mais ce n'est pas le lieu de s'arrêter sur les +circonstances et sur les effets de la destruction de cet antique +établissement. + +On demandera quelle influence cette grande institution eut sur le +commerce de Gênes? D'abord les droits de douane étant au premier rang de +ceux qui appartenaient à la banque, il faut rendre justice non-seulement +aux habitudes paternelles et peu fiscales que Saint-George apportait dans +son régime en général et dans ses tarifs, mais encore aux excellentes +traditions, au discernement éclairé sur les vrais intérêts du commerce, +qui établirent les règlements, qui les amendèrent avec le temps, et qui, +s'ils avaient été conçus avec quelque préjugé, les firent exécuter dans +le sens le plus libéral. + +Comme banque, la maison de Saint-George était un établissement de dépôt +et non de crédit. Elle ne faisait point le commerce d'escompte; elle +n'émettait point un papier de confiance qui, pour tenir lieu de monnaie, +reposât sur un portefeuille de créances à terme. Elle ne prêtait à +personne; elle se bornait à conserver sans intérêts, soit les dividendes +que les particuliers lui laissaient entre les mains, soit les sommes +qu'ils lui apportaient; cette garde était gratuite. Les fonds restaient +inscrits au compte des créanciers ou des déposants. Quand ils voulaient +en faire usage, on leur délivrait des billets ou plutôt des récépissés, +pour le tout ou pour telle fraction de leur créance qu'ils désiraient. +Ces billets circulaient dans le public comme du numéraire: l'argent pour +les acquitter était toujours prêt, puisque aucun billet n'était délivré +sans correspondre à une somme déposée dans la caisse. On pouvait +également disposer de ses fonds par un simple transfert sur les livres de +Saint-George. La rapidité des compensations, la facilité dans les +affaires, dans celles surtout où beaucoup d'intéressés avaient part, +l'avantage de se libérer envers de nombreuses parties prenantes au moyen +d'une seule liste remise à Saint-George, la sûreté des payements, grâce à +ce que les teneurs de livres de la banque étaient des notaires publics, +présentaient autant de combinaisons favorables qui attestent +d'excellentes vues dans les auteurs de ce régime et qui portèrent de +très-bons fruits. + +Dans les grandes places de commerce on fait cas encore de ces moyens de +hâter la circulation; mais ce qui fait essentiellement estimer les +banques modernes, c'est le crédit qu'elles offrent, moyennant celui que +le public accorde à leur papier de confiance. Un établissement qui +n'émettrait pas en billets faisant l'office de monnaie, la valeur de ses +portefeuilles, qui n'en créerait habituellement qu'à la place des écus +resserrés dans ses caisses, qui n'en donnerait qu'à ceux qui lui +apporteraient de l'argent, au lieu de leur en confier sur leurs +signatures, ne satisferait pas aux besoins et aux demandes du commerce. +Telle est la différence des époques. Aujourd'hui il y a plus d'affaires +et surtout plus de concurrents pour les faire qu'il n'y a de moyens +disponibles toujours prêts pour chacun d'eux. Il faut en créer, en +simuler, il faut des banques pour les emprunteurs. A Gênes, au XVe +siècle, il fallait une banque aux capitalistes. Il leur fallait des +dépôts assurés pour leurs fonds exorbitants, jusqu'à ce qu'ils +trouvassent à les prêter ou à les employer pour eux-mêmes. C'était là le +signe d'une grande opulence, peut-être aussi le symptôme d'une industrie +parvenue à son apogée et qui va devenir stationnaire. + +Je demande grâce pour cette digression. La grande et fameuse institution +de la banque de Saint-George méritait de nous arrêter au milieu d'une +histoire à laquelle elle aura désormais une grande part. + + +CHAPITRE IX. +Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno devient doge. + +(1409) Le marquis de Montferrat, nouveau maître dans Gênes, se disait +impartial entre les factions; mais trop d'animosités s'étaient rallumées +pour que la révolution s'accomplît sans réaction. Une nouvelle nomination +des membres du conseil fut réclamée de toute part pour le purger de sa +moitié guelfe. Tout ce qui appartenait à cette faction fut successivement +opprimé. + +La persécution appelle la résistance et la révolte. La famille Fieschi, +surtout le cardinal Louis, et Jean-Luc, cet homme de guerre qui avait eu +le plus de part à la faveur et aux opérations de Boucicault, se mirent à +la tête des mécontents. Ils armèrent les vassaux de leur maison et +soulevèrent une grande partie de la rivière orientale: on marcha contre +eux avec des succès divers et sans pouvoir se faire rendre Porto-Venere +encore occupé par les Français. Après un an de blocus, la garnison vendit +la place aux Florentins par la médiation des guelfes. De même, Gavi fut +cédé par ses gardiens à Facino Cane. Dans la rivière occidentale, Savone +avait été sur le point d'être livrée aux Français. Vintimille était +restée à la France. Les Génois l'assiégèrent et enfin s'en rendirent +maîtres quand ils eurent fait proclamer parmi leurs gens que tout ce que +prendraient ceux qui entreraient dans la ville leur serait bien acquis. +Tel était l'état du pays. + +Dans Gênes la faction gibeline dominait; le marquis concourait avec elle +de tout son pouvoir. Un parlement de près de trois cents citoyens tous de +cette couleur lui déféra pour cinq années les pouvoirs qui d'abord ne lui +avaient été donnés que pour un an. Après ces mesures, la persécution +contre les guelfes redoubla; elle fut d'autant plus odieuse qu'elle viola +les droits les plus respectés de la propriété. On ne se contenta pas de +décider que les actions de banque des émigrés seraient mises en vente +pour en employer le prix à leur faire la guerre; exemple qui +heureusement n'a été que rarement imité à Gênes. Dans cette occasion on +fit plus. On entreprit d'obliger les gens notés comme guelfes ou fauteurs +des Fieschi à se porter acquéreurs en argent comptant de ces propriétés +de leurs chefs ou de leurs amis. On fit sur eux d'odieuses répartitions +de ces achats imposés de force. Ces mesures n'étaient pas faites pour +ramener les hommes de coeur engagés dans le parti opprimé, mais elles ne +furent pas sans influence sur les faibles; et, soutenues par les +intrigues du marquis, elles produisirent un effet assez étrange. Jean +Centurion et Lionel Lomellino, membres de deux illustres familles, +déclarèrent renoncer à la faction guelfe, se constituèrent gibelins et +requirent qu'un acte authentique en fût dressé par les notaires. Leur +exemple fut suivi par un assez grand nombre d'individus et de familles +considérables tant nobles que populaires. Montferrat, qui voulait assurer +son pouvoir par la tranquillité publique, sut employer une autre +politique envers ceux dont on ne pouvait acheter la conversion; il +négocia; il n'armait pas volontiers les Doria pour repousser les Fieschi; +il fit une paix avec ceux-ci. Ils acceptèrent une amnistie; leurs +actions sur la banque leur furent restituées, et tout parut tranquille. + +(1411) Alors la république, attaquée sur mer par un ennemi puissant, put +déployer contre lui quelque énergie. Les Catalans, plus corsaires que +marchands, s'étaient rendus redoutables aux autres navigateurs. Le roi +d'Aragon, leur seigneur, possédait la Sicile, la Sardaigne, la Corse +presque tout entière, qui leur assuraient partout des forces et des +points d'appui. Une jalousie réciproque les avait mis souvent aux mains +avec les Génois. Une de leurs flottes alla insulter l'île de Chio et +tirer ses bombardes contre le rivage. La colonie se souleva d'indignation +pour repousser cet outrage et pour en tirer vengeance. Les armateurs de +Gênes dont les vaisseaux se trouvaient dans le port fournirent leurs +navires; les propriétaires de l'île contribuèrent de leur bourse pour +les équiper et les approvisionner. Deux consuls envoyés par la république +à Caffa, étaient en relâche à Chio; ils acceptèrent la conduite de +l'expédition, avec la condition bizarre de commander alternativement +quinze jours chacun. Ils cherchèrent l'ennemi et le joignirent dans le +port d'Alexandrie; on jeta l'ancre bord à bord et l'on commença à se +combattre dans cette situation. Les bombardes de ces flottes ne devaient +avoir encore rien de semblable avec notre redoutable artillerie, car dans +cette position si rapprochée on voit ces rivaux prolonger plusieurs jours +une guerre de chicane qui n'avait rien de décisif. On se battait jusqu'à +l'heure des repas, alors on s'écartait pour se reposer. Les chaloupes +s'épiaient et se poursuivaient. Les Catalans lançaient des bâtiments +enflammés contre la flotte ennemie; les Génois les détournaient et +renvoyaient ces incendies aux Catalans. Les Alexandrins se lassèrent de +voir leur port servir de théâtre aux violences de ces étrangers +chrétiens. Ils prirent parti contre les Génois. Ceux-ci, manquant de +vivres, furent obligés de regagner Chio. + +La république par cette expédition se retrouva en guerre active avec le +roi d'Aragon et les Catalans; guerre d'autant plus fâcheuse que l'ennemi, +courant sur les navires du commerce, prit une assez grande quantité de +cargaisons de grains que Gênes attendait au milieu d'une grande disette +et d'un hiver rigoureux. Antoine Doria fut envoyé pour réprimer les +entreprises de ces adversaires. Il releva la réputation maritime de sa +patrie. Il courut de l'Adriatique en Espagne, prit ou détruisit tout ce +qu'il trouva de bâtiments, soit en mer, soit dans les ports, où il ne +craignit jamais de pénétrer. Il fit des excursions sur les bords ennemis, +brûla des redoutes et en emporta des trophées. Il montra ses galères à la +vue de Barcelone, et les forces ennemies se renfermèrent dans leurs ports +(1412). Cependant le trône d'Aragon devint vacant. Ferdinand Ier, prince +de la maison de Castille, y fut appelé; il avait été favorable aux +Génois avant son avènement. Ils se hâtèrent de lui envoyer des +ambassadeurs, de lui proposer la paix et de réclamer son amitié. Une +trêve de cinq ans fut immédiatement conclue. + +Une trêve fut aussi accordée avec Louis, ce roi titulaire dépouillé du +royaume de Naples, mais qui, établi en Provence, pouvait encore être d'un +fâcheux voisinage. + +Facino Cane, qui avait gardé pour lui Novi et acquis Gavi, mourut à cette +époque; mais la mort de cet ancien allié du marquis de Montferrat ne +promettait pas pour cela un meilleur voisin aux Génois. Sa veuve épousa +Jean-Marie Visconti, devenu, de seigneur de Pavie, duc de Milan par la +mort imprévue de son frère, changements qui présageaient des combinaisons +nouvelles aux États limitrophes. + +Il restait aux Génois leur guerre avec les Florentins. Livourne, que +ceux-ci voulaient ravir à la république, en était le véritable objet. Les +garnisons françaises restées dans quelques places de la frontière les +avaient vendues à Florence. Des efforts devinrent nécessaires pour mettre +en sûreté le territoire génois. On reprit quelques bourgs, d'autres +retournèrent d'eux-mêmes à l'obéissance. On recouvra la Spezia; mais il +fallait reprendre Porto-Venere: c'était le boulevard oriental de Gênes. +Les expéditions de terre et de mer se succédèrent à grands frais +inutilement. Pendant le reste de la durée du gouvernement du marquis on +ne put rentrer dans la place. Plus de 200,000 livres furent sacrifiées; +le trésor public s'y épuisa sans succès. + +Cette disgrâce, ces dépenses, ces divers contretemps aliénaient le public +d'un maître étranger qui ne procurait au pays ni plus de sécurité ni plus +d'économie que le gouvernement dont il avait pris la place. La disette +avait ressemblé à une famine. Les lieux ordinaires où le peuple trouvait +du pain à acheter s'étaient fermés. Un seul bureau de distribution +restait ouvert. On y dispensait de faibles rations et non pas à toute +heure. Le grain était monté à un prix jusque-là inouï, et ce prix aurait +été bien plus élevé si on ne l'avait défendu, dit un historien du temps. +Il ajoute que le commerce y pourvut enfin en allant chercher des blés au +dehors; mais il a oublié de nous apprendre comment une limite imposée aux +prix marchands ne fit pas obstacle aux approvisionnements commerciaux. +Dans l'intérieur du gouvernement, des mécontentements et des plaintes se +faisaient entendre. + +(1413) C'était un symptôme d'inquiétude et un présage de révolution. Le +marquis ne pouvait s'absenter de Gênes sans qu'il y éclatât quelque +mouvement. Pendant un de ses voyages dans ses terres du Montferrat, une +querelle s'éleva à Savone entre les Doria et les Spinola; le conseil de +Gênes y expédie promptement deux cents hommes pour rétablir la paix, et +c'est à George Adorno qu'il en confie le commandement. Un grand nombre +d'amis et de volontaires accompagnent ce chef populaire, frère de +l'ancien doge Antoniotto. Aidé de la faveur publique à Savone, il arrête +les voies de fait et contient les partis. Mais le marquis inquiet et +jaloux accourt de son côté. Les habitants de Savone répugnent à +l'admettre dans la ville. Adorno cherche à le détourner d'y entrer; +Montferrat n'en est que plus pressé de surmonter les obstacles, et, à +peine entré, il s'assure de la personne d'Adorno. + +Pendant ce temps, muni d'un sauf-conduit, mais ayant eu soin d'attendre +l'absence du marquis pour en user, Thomas Fregose, beau-frère d'Adorno, +était venu à Gênes. Le peuple l'avait reçu avec faveur: appelé au +palais, il refusa de comparaître. Deux cents soldais sont envoyés pour le +prendre, le tocsin appelle les Génois à sa défense. On s'assemble en +armes. Le palais, abandonné par le lieutenant du marquis, est +immédiatement pillé par la populace. Le gouvernement ainsi déserté, un +conseil de trois cents citoyens est convoqué; on y délibère qu'un doge +populaire sera nommé; les nobles auront la moitié des autres emplois. La +chance de cette nomination semblait pour Fregose, mais avant que +l'élection soit consommée, George Adorno entre dans la ville à la tête de +ses amis. Il avait recouvré sa liberté à Savone. Adorno était riche, +puissant, agréable au peuple. On le conduit immédiatement au palais. Plus +de quatorze cents citoyens attroupés sur ses pas lui servaient de cortège +en le demandant pour doge. Il est bientôt élu et installé. Le marquis de +Montferrat était resté dans la ville de Savone, mais la forteresse lui +avait été fermée. Jacques de Passano qui y commandait refusa à la fois de +la lui rendre et de reconnaître un envoyé du doge qui ne se présentait +qu'au nom d'Adorno. Il déclara que la place qui lui était confiée ne +serait rendue qu'à la république. Le marquis l'assiégea inutilement. Les +murailles furent à moitié détruites sous les coups de huit bombardes. +Mais l'intrépide commandant resta inébranlable. Le siège fut levé. +Bientôt Montferrat consentit à faire la paix avec le doge. Il reçut +24,000 ducats; à ce prix il renonça à la seigneurie de Gênes et rendit +ce qu'il tenait encore du territoire de la république. Le défenseur de +Savone vint recevoir de solennelles récompenses de sa fidélité et de sa +fermeté. + +Les conditions sous lesquelles les doges recevaient le pouvoir, ou que +parfois ils affectaient de s'imposer à eux-mêmes, ont une médiocre +importance si l'on considère la durée éphémère de ces dignités prétendues +perpétuelles. Cependant il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un moment +sur une sorte de charte dressée à l'occasion de l'installation de George +Adorno. Un document authentique qui nous en est resté1 est curieux par sa +forme et au fond; si les pactes qui y sont énoncés ne furent pas gardés +longtemps, ils représentent les règles tantôt écrites tantôt +traditionnelles et sous-entendues que l'opinion publique regardait comme +les bases du gouvernement. + +Cet acte est d'abord le procès-verbal d'un parlement public tenu sur la +place du Dôme. Le chancelier y expose que les étrangers ayant été +expulsés, et le peuple guidé par l'inspiration de Dieu ayant élevé George +Adorno à la dignité de doge, ce digne chef de l'État préfère à une +puissance arbitraire, ou à un pouvoir qui ne serait limité que par des +usages incertains, un gouvernement réglé par des lois écrites, populaires +et sanctionnées par l'autorité d'un parlement solennel. On propose donc +de confier à douze réformateurs, six pour l'ordre de la noblesse, trois +pour l'ordre des marchands, et trois pour les artisans, le soin de revoir +les lois et le droit d'en promulguer de nouvelles, sauf la conservation +du gouvernement populaire et la dignité du doge. Ces lois deviendront +obligatoires comme si le parlement lui-même les avait votées. Le +chancelier invitait ceux à qui plaisait la proposition à crier placet, en +levant les mains. Les opposants n'avaient qu'à ne pas répondre. + +L'assentiment fut presque général, et l'assemblée se sépara avec des +transports de joie. + +Les lois des réformateurs furent bientôt publiées; elles forment cent +cinquante-quatre articles, dont le dernier abroge toutes lois +antérieures. + +L'État est déclaré gibelin et populaire: mais les guelfes sont admis à +se faire gibelins; les nobles sont admissibles à toutes les places, +exceptée celle de doge. Le gouvernement se compose du doge, du podestat, +de douze anciens, du petit conseil de quarante membres, du grand conseil +de trois cent vingt, des suprêmes (syndicateurs), des officiers de la +monnaie, c'est-à-dire des finances. + +Le doge est à vie; il régit la république, il préside les conseils avec +double suffrage. Il lui est défendu de créer de nouvelles charges, +d'altérer les juridictions, de recommander aucun procès ou d'en +connaître. Son traitement est de 8,000 génuines, tant pour son entretien +que pour celui de sa cour, composée de deux lieutenants et de deux +vicaires2. + +Des formes solennelles et compliquées sont établies pour l'élection des +doges; et toute nomination où elles n'auraient pas été suivies est +déclarée d'avance illégitime et nulle. Sur cet article, un historien, qui +bientôt après vit violer cette règle de mille manières, ajoute cette +réflexion maligne, qu'en recourant à cette loi, on peut reconnaître qui +sont les vrais doges et qui les usurpateurs. + +Le podestat devait être étranger, docteur en loi, de maison princière ou +du moins de famille patricienne; il se donnait trois vicaires approuvés +par le doge et le conseil des anciens. Deux l'assistaient dans les +jugements civils, le troisième dans les causes criminelles. Mais le +podestat prononce seul sur les délits commis dans la ville de Gênes ou à +cinquante milles à la ronde. Il est défendu de manger ou de contracter +familiarité avec le podestat ou ses vicaires. + +Le conseil des anciens est inséparable du doge, qui doit le consulter en +toutes choses, excepté pour ordonner l'arrestation des conspirateurs, des +séditieux ou des bannis réfractaires. Le petit conseil intervient dans la +délibération des affaires graves. On ne peut sans son concours accorder +des immunités, nommer des amiraux, démolir des forteresses. Le grand +conseil délibère sur la guerre, sur la paix, et fait les traités. +S'il y a lieu d'établir quelque loi nouvelle ou quelque amendement à +celles qui existent, le doge et le conseil des anciens, à qui appartient +ici l'initiative, en font lire la proposition au petit conseil. Si elle y +est approuvée, le doge et les anciens avec les officiers de la monnaie +nomment une baillie spéciale, qui a l'autorité de rédiger la loi dans le +sens et dans les limites de la proposition approuvée. Ainsi le parlement, +l'assemblée générale, se trouve implicitement supprimé et remplacé par un +conseil. + +On voit que cette législation formait une véritable charte3; comme à +tant d'autres, il n'y manquait que la durée. + + +LIVRE SEPTIÈME. +LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET DES DUCS DE +MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET DOGE A +PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE MILAN; +AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - PERTE DE +PÉRA ET DE CAFFA. +1413 - 1488. + +CHAPITRE PREMIER. +Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. + +Le gouvernement d'Adorno parut s'affermir. Dans un congrès tenu à Pise, +la paix fut enfin conclue avec les Florentins. Porto Vénère fut rendu aux +Génois; Sarzana resta en leur possession. Le bourg de Gavi secoua le joug +du fils de Facino Cane. On racheta de lui la forteresse au prix de 10,000 +ducats. Un annaliste nous apprend qu'il y eut dans cette négociation un +intermédiaire qui reçut 350 ducats pour son droit de courtage. + +Le doge s'appliqua à se tenir hors de toute complication d'intérêts +politiques avec les étrangers. Le pape Jean XXIII, chassé de Rome par le +roi de Naples, Ladislas, demanda refuge aux Génois; on en délibéra, et +l'hospitalité lui fut refusée, de crainte de se brouiller avec le +Napolitain. + +Vers ce temps, l'empereur Sigismond était venu en Lombardie. Ennemi des +Visconti, il n'amenait aucune force contre eux. Errant de ville en ville +autour de Milan, et recevant de vains hommages sans secours utiles, il +témoigna l'envie de se montrer à Gênes, le gouvernement ne fut pas +disposé à le recevoir mieux que le pape. Néanmoins on lui adressa à +plusieurs reprises de solennelles ambassades qu'il caressa soigneusement. +Un des premiers envoyés, François Giustiniani, fut fait de sa main +chevalier et créé comte palatin. L'écusson de sa famille fut orné de +l'aigle impériale qu'elle a toujours conservée. C'étaient des comtes +impériaux populaires à Gênes. + +Il est remarquable qu'en députant à l'empereur, Gênes demanda et obtint +de lui un rescrit qui déliait la république des engagements contractés +avec le roi de France; c'était comme la réponse à la citation intimée au +nom du roi Charles; mais avoir recours à ce remède contre un seigneur +qu'on désavoue, n'était-ce pas, pour des républicains indépendants, +l'acte d'une double servilité? + +Le dedans s'organisa paisiblement, et les dernières lois semblaient +assurer la tranquillité publique. Les guelfes cependant se plaignaient +d'être maltraités. La clause qui les excluait du gouvernement comme +guelfes, mais qui leur permettait de se déclarer gibelins pour être +éligibles, ne paraît pas avoir été exécutée à la rigueur; on les +admettait sans exiger l'abjuration de leur parti; mais dès lors ils se +croyaient en droit de réclamer l'effet des anciennes transactions qui +réglaient le partage des charges par moitié. On en vint à faire des +recensements; et il fut reconnu qu'il n'y avait sur la population entière +qu'un quart de guelfes, et, qu'en proportion de leur nombre, ils ne +pouvaient réclamer plus de charges qu'ils n'en avaient obtenu. Après la +dernière révolution, on avait cru devoir demander à ceux qui, sous +l'influence du gouvernement du marquis de Montferrat, s'étaient faits +gibelins, s'ils voulaient retourner à leur ancienne couleur ou ratifier +leur changement. Ces nouveaux gibelins persistèrent pour la plupart. + +Un historien patriote remarque ici que Gênes en paix ordonnant avec calme +sa législation, était alors plus heureuse que les autres villes d'Italie. +Seule entre toutes, peut-être, elle n'avait alors ni bannis ni émigrés. +Mais l'ambition des hommes puissants ne pouvait laisser la république +sans troubles ni le gouvernement d'un d'entre eux sans compétiteur +(1414). Il s'en éleva plusieurs tour à tour, et la dernière (1415) de ces +entreprises produisit dans la ville trois mois de désordres et de +combats. C'était un des Montaldo qui venait réclamer le pouvoir comme le +juste héritage de son frère et de leur père. Le doge fut réduit à +souffrir que ses droits et les prétentions de son adversaire fussent +soumis à des arbitres, et par le jugement de ceux-ci les deux parties +contendantes furent également évincées1. Montaldo fut éconduit, mais on +força le doge Adorno à se démettre. Un parlement fut assemblé: huit +cents citoyens y concoururent. On procéda à l'élection d'un nouveau doge. +Le choix tomba sur Bernabo Guano, l'un des auteurs de la pacification, +homme estimé de tous les partis, mais peu en état de les tenir en frein. +Cependant la confiance parut renaître un moment; et, dès ce temps comme +aujourd'hui, le prix vénal des actions de la dette publique étant estimé +un symptôme important de la sécurité, on remarqua que leur valeur, tombée +à cinquante livres pour les cent livres nominales dans les derniers +troubles, se releva rapidement à quatre-vingt-dix. De toute part on +rebâtit les maisons incendiées: en effaçant les traces de la discorde, +la cité s'embellissait d'édifices modernes. Mais le dernier mot n'avait +pas été dit à l'élection de Guano; bientôt éclatèrent de nouveaux +troubles. Le doge, attaqué, et ne se voyant défendu par personne, renonça +à sa dignité. L'élection de son successeur mit au jour enfin la source de +tant d'agitations. Quand George Adorno avait été élevé sur le siège +ducal, il avait auprès de lui un ami, un allié, mais un rival caché qui +épiait l'occasion de lui ravir sa place. C'était Thomas Fregose, qui dès +lors eût été doge lui-même, si l'arrivée d'Adorno à point nommé n'avait +réveillé en faveur de celui-ci l'enthousiasme populaire. Fregose ne put +lui disputer la préférence; il parut acquiescer; mais il attendit. Il +se montra défenseur d'Adorno contre Montaldo, mais il attendit encore. +L'événement le trompa quand Guano fut nommé, ou peut-être lui convint-il, +au lieu de prendre immédiatement la place d'Adorno, d'y laisser passer un +homme incapable de la garder. Quoi qu'il en soit, aussitôt que Guano fut +sorti du palais (1416), le peuple cria vive Fregose; il porta l'ambitieux +en triomphe en le demandant pour doge. D'abord installé aux acclamations +publiques, le lendemain son élection fut proclamée dans un conseil de +trois cents citoyens. C'était déroger à la loi nouvelle qui avait réglé +d'autres formes et déclaré nulle toute élection où l'on s'en serait +écarté; mais le conseil décida qu'en des circonstances urgentes se +départir de l'ordre c'est l'ordre même. + +Thomas était le second fils de l'illustre Pierre Fregose, le conquérant +de Famagouste. Si celui-ci n'avait pu faire régner longtemps son +incapable neveu, il avait laissé en mourant sept enfants disposés à +revendiquer l'héritage de leur oncle, le premier doge du nom. + +L'aîné, Roland, était mort en tentant un coup de main dans cette vue. +Introduit dans la ville, pendant la seigneurie du marquis de Montferrat, +il avait appelé les partisans de la famille pour le soutenir. Ils +accoururent trop tard; il fut forcé de transiger et de faire retraite à +l'instant; embarqué, la tempête le fît échouer à Savone; il y fut +massacré. + +Thomas, qui avait été compagnon de son entreprise et qui avait payé de sa +personne, s'appuyait maintenant à son tour sur les frères qui lui +restaient. Ils lui servirent de lieutenants et d'amiraux. Spinetta, l'un +d'eux, chargé de veiller sur la rivière occidentale, fut élu gouverneur à +vie par les habitants de Savone toujours disposés à regarder leur ville +comme une république alliée des Génois plutôt que comme sujette. On +ignore si le doge désira cet établissement, ou fut contraint de le subir; +s'il chercha un point d'appui pour sa famille, ou si Spinetta n'exigea +pas une sorte d'indépendance. + +Abraham était destiné à gouverner la Corse, à y rétablir le pouvoir des +Génois à peine reconnu, et contre lequel s'était révolté Vincentello +d'Istria qui s'était fait comte, sous la protection des Aragonais. Il +occupait Ginarca. Abraham Fregose vint assiéger la ville; mais il fut +battu. Un historien de Corse dit qu'Abraham, ayant voulu prendre à son +profit un pouvoir que sa république lui avait confié, paya cette +entreprise de sa tête. Les annales génoises ne disent rien de pareil. + +Baptiste Fregose était le personnage le plus marquant parmi les frères +cadets du doge. Il servit son frère avec dévouement en toute occasion. +Mais après de longues années de fidélité, un jour Thomas étant au milieu +d'une solennité religieuse, on vint lui annoncer que son palais était +envahi et qu'au moment même un usurpateur se faisait proclamer doge: +c'était Baptiste. Cette folle et inexplicable tentative coûta peu de +peine à réprimer. Baptiste se rendit; Thomas pardonna, et le premier +continua à servir son frère comme par le passé, conservé dans ses emplois +avec la même confiance. + +Dans l'intérieur la sagesse du doge avait ranimé l'esprit public et +l'émulation. Il comprît et embrassa les vrais intérêts de son pays. Par +des mesures bien prises il paya 60,000 ducats de dettes et libéra +l'important revenu de la gabelle du sel. L'État entreprit les plus utiles +travaux. Des jardins et des terrains vagues qui bordaient la mer à +l'extrémité occidentale de la ville devinrent une vaste darse pour servir +de port aux galères2. + +Chez lui, le doge vivait avec somptuosité, et, à son imitation, dans les +moments de tranquillité, le luxe des citoyens répondait à la magnificence +du chef de la république. + +Le commerce maritime, qui fournissait ou augmentait ces trésors, avait +repris tout son lustre. Les vaisseaux des Génois couvraient la +Méditerranée et l'Océan. Si, au milieu des puissances en guerre, les +richesses dont ils étaient chargés les faisaient attaquer, ils savaient +se défendre avec une habileté qui leur était propre. Les Anglais +traitaient alors le pavillon de la république en ennemi; elle avait +fourni des combattants aux Français. Car si la cour de Charles VI avait +considéré d'abord les Génois comme des sujets révoltés, dans les malheurs +de cette fatale époque elle avait plus affaire de secours que de vaines +prétentions de souveraineté. On fit promptement une trêve de dix ans, et +le roi prit à son service six compagnies d'arbalétriers, huit grands +vaisseaux et huit galères. Dans cette expédition, les Génois, déployant +une bravoure inutile, participèrent à la calamité qui en ce temps pesait +sur la France. Les Anglais avaient pris Bailleur, il fallait à tout prix +leur enlever cette conquête. Deux flottes puissantes se trouvèrent en +présence. L'anglaise était la plus nombreuse. Les vaisseaux génois, qui +attaquèrent avec vivacité, ne furent pas suivis par les autres +auxiliaires que la France avait réunis de toutes parts. Le commandant +Janus Grimaldi fut tué; ces braves se virent enveloppés sans espoir de +secours: trois vaisseaux furent pris; le reste eut encore le courage et +le bonheur de se faire jour. + +Gênes resta quatre ans en état de guerre avec les Anglais, guerre peu +active faute de point de contact. Cependant, à la paix, la république eut +à payer 6,000 livres sterling aux citoyens de Londres dont ses vaisseaux +avaient capturé les laines et les autres marchandises, et à qui leur roi +avait accordé des lettres de représailles. Le doge, pour conclure ce +traité, avait envoyé à la cour d'Angleterre deux nobles ambassadeurs, +Raphaël Spinola et Etienne Lomellini. + +Cependant, au milieu d'une période de prospérité publique, ce n'était pas +sans inquiétude que le gouvernement le mieux organisé pouvait se conduire +dans un pays si accoutumé au changement, entouré de voisins jaloux, et +toujours peuplé de mécontents. Le duc de Milan mit en jeu une intrigue +secrète pour essayer de renverser le doge (1417). Visconti s'était +entouré de Génois fugitifs; Thomas Malaspina, le plus mauvais voisin que +cette illustre famille eût donné à Gênes, moitié seigneur féodal, moitié +brigand, recommençait à troubler le pays. Une coalition menaçante se +forma. Visconti, Montferrat, Caretto se déclarèrent protecteurs d'une +opposition armée contre le doge, composée d'Isnard de Guarco, des frères +Montaldo et de leurs partisans, mais surtout de la famille Adorno. Un +Fregose, porté au siège ducal par le concours des Adorno, avait été une +étrange circonstance; elle confondait ensemble les deux grandes +fractions de la bourgeoisie. Une alliance de famille l'avait amenée. Il +est difficile de concevoir comment ces rivaux avaient pu contracter cette +parenté ou comment ce lien avait suffi pour imposer silence aux ambitions +qui opposaient ces deux races. Ce rapprochement assura le succès des +Fregose; mais une telle concorde ne pouvait être que de courte durée, car +à peine Fregose fut doge, les Adorno furent bientôt ses ennemis. Thérame, +qui l'avait le plus secondé, le plus ambitieux, sans doute, de cette +génération, se sépara de lui et quitta Gênes; Visconti ne tarda pas à +l'attirer près de lui, et quand, sous les auspices des coalisés, tous ces +émigrés marchèrent en armes, c'est Thérame qu'ils reconnurent pour chef; +ils l'élurent et le proclamèrent leur doge. Sans attendre les troupes de +leurs protecteurs ils s'approchèrent de Gênes (1418). Les habitants des +vallées suivirent le mouvement, et la ville se vit près d'être assiégée. +Alors la méfiance y régna. Le doge, jusque-là modéré et retenu, adopte +les mesures de la terreur. Les proclamations se succèdent, les armes sont +interdites à la masse des citoyens. L'autorité désigne expressément ceux +à qui seuls elle permet et enjoint de les prendre. Nul de ceux qui ne +sont pas commandés ne peut sortir de sa maison après l'heure du couvre- +feu. On se bat hors des murs et dans les environs. Enfin, quand les +ennemis se retirent, tout ce qui est au delà des monts est perdu pour la +république. Visconti prend pour lui Gavi, Voltaggio et Bolzaneto (1419); +à ce prix Fregose a obtenu qu'il abandonne la cause des insurgés3. Jean- +Jacques, marquis de Montferrat, qui venait de succéder à Théodore son +père, se fait donner plusieurs châteaux; le marquis de Caretto retient +celui de la Pietra. Les émigrés souscrivent à ces partages; enfin +Capriata et Tajolo sont adjugés à Thérame Adorno: il se dit le doge, et +il dépouille sa patrie! + +La rivière orientale présentait aussi l'aspect de la rébellion et de +l'anarchie. Le doge qui, épuisant toutes ses ressources, avait mis en +gage ses propres effets pour soutenir les guerres, implorait en vain les +secours des Florentins contre ses ennemis. Les Florentins avaient un but +que l'occasion favorisait, et ils se gardaient bien de se compromettre +pour tirer leurs voisins d'embarras; après de longues intrigues, ils +obtinrent la possession qu'ils briguaient. Gênes leur vendit Livourne +pour 120,000 ducats d'or4. + +(1420) Quand le gouvernement put respirer, cet argent servit à s'opposer +aux progrès menaçants des Aragonais. Alphonse V, prince ambitieux, +brillant de talents et de valeur, était peu content des limites que les +lois d'Aragon mettaient à la puissance royale, et il cherchait au dehors +des combats, de la gloire et des conquêtes. A la Sardaigne qui était +entre ses mains il voulait joindre la Corse. L'occupation de cette île +était le premier exploit qu'il résolut d'entreprendre. Il surprit Calvi, +il assiégea Bonifacio; et de l'île entière c'était tout ce qui rendait +obéissance à la république de Gênes; car quelques seigneuries tenues par +des Mari et des Gentile ne reconnaissaient sa suzeraineté que de nom. +C'est pendant ce siège de Bonifacio qu'Alphonse reçut un message de la +reine de Naples Jeanne II. Elle lui offrait de l'adopter pour fils s'il +voulait prendre en main sa défense et sa vengeance contre deux princes +français, Bourbon, comte de la Marche, dont elle avait fait imprudemment +son mari, et Louis d'Anjou, qui réclamait contre elle les anciens droits +que la maison d'Anjou tenait de Jeanne Ire. En ce même temps Louis avait +rassemblé une flotte à Gênes, et Baptiste Fregose, le frère du doge, la +commandait avec le titre de grand amiral. Alphonse, flatté de l'espoir +d'hériter du royaume de Naples, ou même de s'en rendre maître après son +adoption, accepta les propositions de la reine et n'en fut que plus +pressé d'achever la conquête de Bonifacio qu'il lui coûtait d'abandonner. +Il avait tellement poussé les assauts que la place était entrée en +capitulation. Elle devait se rendre à un jour fixé si elle n'était +ravitaillée dans l'intervalle; vingt otages avaient été livrés à +l'Aragonais. Sur cette nouvelle Jean Fregose, l'un des plus jeunes frères +du doge, commandant à vingt et un ans d'une expédition difficile, fit +voile sans différer un moment. Bonifacio était une colonie acquise à la +république depuis trois cent seize ans, le doge ne voulait pas la laisser +perdre. On ne s'arrêta pas devant une dépense de 30,000 livres pour armer +sept vaisseaux. Ils portaient quinze cents hommes. Alphonse opposait à ce +secours dix mille hommes. Sa flotte était ancrée dans le port même; et ce +port, long canal tortueux, avait été fermé par une forte estacade. Une +tempête semblait encore écarter les Génois. Ils traversèrent tous les +obstacles. Trois de leurs vaisseaux attaquant franchement l'estacade +suffirent pour la rompre. La flotte entra dans le port et vint se ranger +devant celle de l'ennemi. On combattit à l'ancre avec un extrême +acharnement. L'audace et l'adresse des Génois suppléèrent au nombre. +Leurs plongeurs coupèrent à l'improviste le câble du vaisseau d'Alphonse. +Il dériva, et cet effet d'une cause inconnue fut pris par les siens pour +un signal de retraite. Les Génois profitent de la confusion, ils abordent +la place, débarquent leurs vivres et leurs secours; Bonifacio est en +sûreté. Cependant les Aragonais, après avoir perdu leur position au fond +du port, étaient maîtres de la sortie, un brûlot artistement dirigé +ouvrit leurs rangs; la flotte génoise ressortit et retourna vers Gênes +en triomphe. Alphonse perdit l'espoir de soumettre la ville; pressé de +porter son ambition à Naples, il leva le siège et partit. Quelques mois +après, les Génois reprirent Calvi. + +(1421) Alphonse, établi pour un temps en Italie, en guerre avec les +Génois et humilié par eux à Bonifacio, donnait un ennemi de plus et des +embarras nouveaux à Fregose. Tout se réunissait pour conspirer contre le +maintien de son gouvernement. Mais le plus puissant mobile de toutes les +intrigues, c'était toujours l'ambition du duc de Milan. Visconti se +préparait enfin à porter des coups décisifs. Un héraut vint défier +solennellement le doge et lui déclarer la guerre. Le territoire fut +immédiatement envahi. Guido Torelli se montra dans les vallées de Gênes à +la tête d'une armée qui accompagnait Thérame Adorno, ce beau-frère devenu +l'ennemi et le compétiteur du doge; des Montaldo, des Spinola émigrés s'y +étaient joints. + +Fregose en cherchant des appuis au dedans croyait s'en être assuré un en +tout sens considérable et qui devait lui répondre de toute la faction +guelfe. Il avait fiancé à Antoine Fieschi, sa nièce, fille de son frère +Rolland. On ne pouvait faire une alliance plus honorable et plus utile. +Mais le mariage tardait à se consommer, et depuis quelque temps ce délai +était pour le doge un sujet d'inquiétude. Quand le duc de Milan eut +déclaré la guerre et que son armée parut en Ligurie, les Fieschi +embrassèrent cette cause, et Antoine abandonnant Fregose et l'alliance +conclue, alla se réunir à eux. Par leur influence les habitants des +vallées favorisèrent l'attaque. Une seconde armée milanaise, conduite par +le fameux comte Carmagnola, était descendue des montagnes sur la rivière +occidentale. Albenga et les autres places s'étaient rendues à son +approche. Spinetta Fregose conservait Savone devenue son patrimoine; mais +les ennemis avaient passé outre, et, se joignant avec le corps de +Torelli, ils venaient resserrer Gênes et doubler le danger. Il restait +aux assiégés la ressource de la mer. Pour la leur enlever Alphonse fit +passer sept galères catalanes à la solde du duc de Milan. Avec ces forces +le siège devint aussi menaçant par mer que par terre. Le doge eut encore +le crédit et l'habileté de créer une flotte de sept galères. Baptiste son +frère en fut l'amiral et se hâta d'aller à la rencontre de l'ennemi. Le +combat se livra sur la côte pisane; mais l'événement se prononça contre +les Fregose. Trois de leurs galères combattirent mollement et prirent +tout à coup la fuite: les autres tombèrent au pouvoir de l'ennemi; +Baptiste Fregose fut prisonnier. + +Cette disgrâce achevait, à Gênes, le découragement des uns et la +défection des autres. Le doge le jugea le premier et se condamna lui- +même. Sa conduite fut noble, digne et patriotique. Il assembla le grand +conseil des citoyens. Il leur déclara qu'il se sentait hors d'état de +soutenir son gouvernement et qu'il ne voulait pas, pour essayer de +conserver son pouvoir, tenter des mesures onéreuses à l'État. Il ne +pensait pas qu'il convînt de chercher quelque autre citoyen qui pût régir +la république et la sauver d'une attaque extérieure si pressante. Il +exhortait à céder au temps, il demandait l'autorisation d'envoyer une +ambassade au duc de Milan et de conclure avec lui un traité qu'il +reconnaissait nécessaire. On sut gré à Fregose de cette résignation et de +ce dernier soin des intérêts publics. La négociation avec Visconti ne fut +pas longue. Une suspension d'armes garantit la ville d'un assaut qui se +préparait. Par un traité définitif le duc reçut la seigneurie de Gênes +aux mêmes conditions que le roi de France l'avait obtenue. Le Milanais, à +son tour, ménagea les intérêts personnels des Fregose. L'ex-doge reçut +33,000 florins en remboursement des sommes par lui avancées pour le +service public. Spinetta, en rendant Savone, obtint 12,000 florins. Le +duc paya le tiers de ces secours, les deux tiers restants furent à la +charge de la ville de Gênes, comme il ne manquait jamais d'arriver dans +ces compositions. Thomas Fregose eut aussi la seigneurie de Sarzana Il se +hâta de s'y retirer après avoir pris congé affectueusement de ses +concitoyens. + + +CHAPITRE II. +Seigneurie du duc de Milan. + +L'armée de Torelli fit son entrée dans la ville, et il s'y trouva, comme +il arrive toujours, assez de voix pour crier devant ces nouveaux venus: +» Vive le duc de Milan!» Carmagnola survint et prit possession du +Castelletto. Après cette précaution il assembla les citoyens; il leur +fit savoir que le duc de Milan ne voulait point être lié par les vaines +stipulations qu'ils lui avaient demandées et entendait les avoir reçus +sans conditions. La proposition sembla dure, mais on ne sera pas surpris +qu'après de mûres considérations, la majorité ait consenti à cet abandon +du traité et qu'on ait feint de croire qu'il y avait profit à s'en +remettre à la libéralité de Visconti, puisque l'on manquait des moyens de +le forcer à être fidèle aux pactes. Des ambassadeurs des diverses +couleurs envoyés à Milan en revinrent fort caressés et rapportant, dit- +on, de beaux privilèges satisfaisants pour le pays (1422). + +Alors le duc fit prendre une possession authentique du gouvernement civil +de Gênes, formalité que l'entrée des troupes ne suppléait pas +suffisamment. Quatre grands commissaires de sa cour arrivèrent pour +accomplir la cérémonie, et elle n'eut pas lieu immédiatement à leur +entrée. Conformément à leurs instructions très-précises, ils attendirent +le jour et la minute que l'astrologue du prince avait marqués comme +favorables suivant l'aspect des constellations. L'ambitieux, le cruel et +perfide Philippe ne faisait pas ses affaires sans demander conseil aux +astres du ciel. + +Peu après, le comte Carmagnola revint avec le titre de gouverneur. Il +remplaça les quatre commissaires, et d'abord il exigea de la ville autant +de salaire pour lui seul qu'on avait été obligé d'en décerner à la +commission entière. Les Génois trouvèrent dès l'abord que le régime de +Visconti n'était pas économique; à cela près Carmagnola s'attira assez +de faveur, grâce à sa grande réputation militaire. + +Gênes était pour le duc plus difficile à conserver qu'à acquérir. On +disait en ce temps que cette ville ne savait ni garder sa liberté ni +supporter la servitude. Les principaux citoyens nobles et populaires, +jaloux les uns des autres, étaient toujours prêts à se soulever. Visconti +fomenta leurs jalousies pour les affaiblir. Quand des mécontents, des +exilés remuèrent contre son propre gouvernement, il ne leur opposa que de +médiocres résistances pour ne pas donner occasion dans la ville à de +grands armements qu'on aurait pu tourner contre lui. Il contenta le +commerce et détourna l'attention publique en soutenant la guerre maritime +contre les Aragonais, anciens ennemis qui troublaient la navigation +génoise. François Spinola, déjà nommé amiral, partit avec sept grands +vaisseaux dont l'armement avait été complété à ses propres frais. La +république ne fournit à cette expédition que les vivres. Les forces +ennemies furent chassées et dispersées. On fit une descente en Sardaigne. +La flotte revint victorieuse. + +(1423) Cependant la politique de Philippe entraîna les Génois dans des +intrigues étrangères. La bonne intelligence d'Alphonse et de la reine +Jeanne sa mère adoptive n'avait pas duré. Elle avait révoqué son adoption +et avait rappelé auprès d'elle Louis d'Anjou; mais le roi d'Aragon +tenait Naples; la reine était sortie de la ville, et les deux factions +se faisaient une guerre ouverte. Le duc de Milan embrassa le parti de +Jeanne et ordonna d'employer les forces maritimes de Gênes pour reprendre +Naples sur Alphonse. La cause était populaire, l'Aragonais était l'ennemi +commun, la dépense seule effrayait. Les exhortations de Carmagnola, son +zèle pour une grande expédition dont il se promettait déjà la gloire, +surmontèrent tous les obstacles. On décréta de puiser dans le trésor +jusqu'à deux cent mille génuines. Avec cette somme on arma treize galères +et autant de vaisseaux, la plupart de quatre cents à quatre cent +cinquante tonneaux, portant, les plus grands, cinq cents hommes, et les +plus petits, deux cents. Ces préparatifs durèrent un an entier. Louis +d'Anjou grossit la flotte de quelques bâtiments provençaux ou de galères +armées à Gênes, de ses deniers. Carmagnola n'attendait plus que les +dernières instructions de Milan pour le départ. L'émulation et la +confiance étaient nées à sa voix; les premiers personnages de la +république avaient accepté le commandement des galères et des vaisseaux; +les jeunes gens les plus distingués s'étaient empressés de se présenter +comme volontaires. + +On mettait à la voile; Guido Torelli arrive avec les ordres de Milan, +c'est à lui que le commandement est déféré. Carmagnola reste obscurément +au gouvernement de Gênes, affront sensible, compté bientôt parmi les +premières causes de sa fatale défection. A Gênes on partagea sa surprise +et son mécontentement. Torelli était fameux à la guerre, mais il était +sans connaissance de la mer, les marins les plus expérimentés allaient se +trouver sous la direction impérieuse d'un nouveau venu. Un grand nombre +de capitaines s'excusèrent de partir en se faisant remplacer dans leur +commandement. Torelli dissimula et mit à la voile quand les astrologues +du duc en marquèrent le moment. + +(1424) Il suffit de se montrer devant le port de Naples pour obtenir un +grand succès. Alphonse était retourné en Espagne, Jacques de Caldora à +qui il avait confié son autorité laissa emporter un château et bientôt +vendit la ville. Quand l'argent qu'il exigea fut venu de Gênes, il remit +la place à la reine, au roi Louis et au duc de Milan Philippe-Marie. +Jeanne témoigna sa reconnaissance aux Génois. Mais tel était le mauvais +état de ses affaires qu'elle ne put leur distribuer pour leur solde +qu'une centaine de florins par bâtiment. Quelques secours que les +commissaires de la flotte avaient eu la précaution d'apporter furent +bientôt épuisés. Les équipages n'avaient reçu en tout que deux mois de +paye; il leur était dû le salaire d'un an presque entier, on ne pouvait +les retenir plus longtemps. Il était douloureux de ramener de si belles +forces capables d'expéditions brillantes, lucratives, et de se contenter +d'un seul exploit mal payé. La discorde régnait ouvertement entre Torelli +et les capitaines. On revint à Gênes avec un mécontentement réciproque. +La reddition de Naples y avait été célébrée: à la rentrée de la flotte +on s'abstint de tout appareil de triomphe. Les anciens n'allèrent point +au môle, suivant l'antique usage, recevoir l'amiral à son débarquement; +et Torelli, sensible à cette négligence, partit immédiatement pour Milan. +Toute la solennité fut pour le drapeau national; retiré de la galère +principale, il fut mis sur un char et conduit religieusement à l'église +de Saint-George; mais peu de jours après un ordre du duc intima de +l'enlever de l'église et de le rapporter à la demeure de Torelli1. On +prit ce procédé pour un affront, un attentat, une sorte de sacrilège. Il +s'en fallut de peu qu'il ne fît éclater une sédition. En tout, cette +expédition laissa un sentiment de haine qui ne promettait plus une +paisible durée au gouvernement milanais dans Gênes. + +Carmagnola avait quitté la ville. Fugitif et passé à la solde des +Vénitiens, il avait ranimé leur guerre contre le duc et leur alliance +avec les Florentins. Le nouveau seigneur de Sarzana, Thomas Fregose, +épiant (1425) les occasions de rentrer à Gênes et au trône ducal, prit +part à ces menées; en société avec plusieurs membres de la maison +Fieschi, il traita avec les alliés, et pendant que Carmagnola en +attaquant Brescia occupait ailleurs l'attention et les forces de +Visconti, on entreprit d'opérer une diversion en Ligurie. Vingt-quatre +galères catalanes furent mises à la disposition de Fregose. Il se +présenta à la bouche du port, espérant qu'à son approche la ville se +soulèverait en sa faveur; mais le peuple vit avec indignation son ancien +doge porté sur une flotte ennemie qui, avec le nom de Fregose, faisait +retentir le port d'insultes, de défis et d'imprécations. Fregose se +retira. Cependant dans la rivière orientale le château de Porto-Fino lui +fut livré. Les Catalans s'y établirent et de là ils firent leurs +excursions et désolèrent le littoral pendant toute la saison. Sous leur +protection Fregose et les Fieschi, alors étroitement unis, occupèrent le +pays de Chiavari jusqu'à Recco, à peu de distance de Gênes. On fit sortir +contre eux des troupes de la ville; on en confia la conduite à Antonio +Fieschi; il était propre frère de ceux que l'on combattait; mais il +était demeuré dans l'intimité des gouverneurs milanais, et c'est lui +qu'en avait vu rompre son union arrêtée avec la nièce de Fregose. D'abord +il combattit en homme qui ne manquait pas à la confiance de son maître, +quoiqu'il eût en face sa propre famille; mais, après ses premiers +exploits, tout à coup désertant sa troupe, il va rejoindre ses frères, et +sans retard célèbre le mariage qui le lie à la famille des Fregose. + +Le duc de Milan était inquiet des dispositions de l'intérieur autant que +du progrès des assaillants. Opicino Olzati était alors commissaire ducal +à Gênes, homme sévère et haï. Il désignait à son maître les citoyens +qu'il jugeait peu affectionnés à son gouvernement. Ainsi seize notables +avaient été tout à coup mandés à Milan: on les y retint. + +L'archevêque Pileo de Marini, non moins suspect aux Milanais, s'était +absenté de sa métropole: vainement sommé plusieurs fois d'y retourner, +il bravait ces appels, et, uni avec Barnabé Adorno, il avait ouvertement +embrassé l'alliance des émigrés. + +(1426) Le gouvernement ducal devenait de plus en plus soupçonneux et dur. +Un prêtre avait été accusé d'avoir donné au gouvernement un faux avis sur +les mouvements des ennemis. Olzati fit construire une étroite prison dans +les combles du palais pour y renfermer ce malheureux; il l'appela +l'appartement des prêtres et déclara qu'il le destinait à la demeure des +ecclésiastiques qui oseraient se mêler des affaires d'État. La veille de +Noël, dans une rixe, un de ses gens est tué par des bouchers. Il fait +courir sur leur bande; trois pris au hasard sont sans forme de procès +pendus aux grilles du palais, sans respect, dit le peuple effrayé, pour +une nuit si sainte et pour le jour solennel qui la suit. + +L'argent manquait au trésor public. Quelques capitalistes pouvaient en +prêter encore, on leur prodigue les propriétés de l'État. Le duc assigne +la vallée d'Arocia et ses châteaux à François Spinola pour gage de 4,500 +livres prêtées à la commune. Ovada est donné à Isnard de Guarco en +nantissement d'une créance pareille. Le duc emprunte pour lui-même 3,000 +écus d'or du chevalier Lomellino, et lui aliène Vintimille en +nantissement pour dix ans. On frémissait à Gênes de voir démembrer le +domaine public pour payer des dépenses, les unes imposées, les autres +étrangères à la république. Le conseil des anciens hésita avant de +ratifier les premiers de ces traités; il ne sut pas résister et ils se +consommèrent. Enfin on leur en présenta un qui devait plaire au peuple. +Pour 15,000 génuines Jean Grimaldi cédait Monaco, ce dangereux repaire +d'ennemis rebelles et de pirates. La république paya volontiers la somme, +et crut que la place serait mise hors d'état de nuire; mais les officiers +du duc s'en emparèrent et se gardèrent bien de la détruire. + +Visconti fait sa paix séparée avec Alphonse et prend à sa solde quelques +galères catalanes. Mais le roi, en les confiant à un ancien ennemi veut +avoir un nantissement qui lui en réponde. Le duc ne balance pas à lui +livrer les châteaux de Porto-Venere sans s'embarrasser si les Génois en +murmurent. + +Enfin une paix générale fut conclue: celle du duc de Milan avec le roi +d'Aragon fut rendue commune aux Génois. Visconti et son gouvernement de +Gênes furent réconciliés avec les Vénitiens2, les Florentins et leurs +alliés. Parmi ceux-ci furent expressément nommés les Fregose, les Adorno +et les Fieschi. Mais ni la paix ni le rétablissement des émigrés ne +devaient durer longtemps et n'inspirèrent de sécurité. + +(1427-1428) Cependant on jouit d'un peu de calme et des biens qui s'y +rattachent si vite. Un archevêque de Milan avait été reçu à Gênes comme +gouverneur. Il y apporta de la discrétion et de la bienveillance; il +tempéra la sévérité du commissaire Olzati; il donna des soins aux +arrangements intérieurs et à la bonne administration. La révision des +lois fut entreprise. Beaucoup de magistratures inférieures chèrement +salariées devinrent gratuites et par cela même cessèrent d'être des +sinécures. Le gouverneur donna l'exemple des économies publiques en +n'acceptant qu'un traitement très-inférieur à celui que ses prédécesseurs +avaient imposé. Il obtint une grande faveur dans l'opinion en réduisant +surtout les dépenses militaires et maritimes. On ne peut dire si dans +cette occasion alléger le fardeau des Génois ce n'était pas, en d'autres +termes, les désarmer. Cependant les fruits de cet état de paix se +faisaient sentir. Le crédit des fonds publics se raffermissait. Les +contemporains remarquent que leur cours s'éleva à un taux qu'on avait +oublié depuis dix ans de troubles. + +(1429) Le premier mécontent qui parut ne pas se tenir aux conditions du +traité, fut Barnabé Adorno, neveu ambitieux des anciens doges Antoniotto +et George; réfugié dans la vallée de Polcevera, il s'y mit en défense. +Les habitants parurent embrasser sa cause; mais le fameux capitaine +Nicolas Piccinini passa les monts (1430). Adorno quitta le pays, et +Piccinini ne trouva rien de mieux à faire que de mettre la vallée entière +à feu et à sang et surtout au pillage, sous prétexte de faire un exemple +qui comprimât les rébellions. Une résolution si désastreuse souleva tous +les esprits à Gênes. On n'obtint qu'à peine, par l'intercession du +gouverneur et du conseil, la révocation de cette cruelle sentence. Les +rigueurs furent tempérées, c'est-à-dire qu'on n'exigea d'un grand nombre +d'habitants que des cautions de leur conduite future. Cinquante-sept +furent envoyés enchaînés à Milan, d'où on les dispersa dans différents +lieux de la Lombardie. Toutes les cloches du pays furent enlevées afin +d'empêcher les rassemblements au son du tocsin, privation qui fut très- +sensible. Jamais, dit un témoin oculaire, les vallées de Gênes n'avaient +été si sévèrement châtiées ni frappées d'une semblable terreur. + +Le redoutable Piccinini s'empara des domaines de la maison Fieschi. Il +prit les uns de vive force, il obligea les nobles possesseurs à se +dépouiller des autres; il traita de même les châteaux des seigneurs +Malaspina, amis des Florentins. Plus de cinquante places ou forts sont sa +conquête; c'est ainsi que la paix toute récente est exécutée. + +Les Florentins étaient en querelle avec les Lucquois. Lucques menacée +avait appelé des secours, et c'était le célèbre François Sforza qui était +venu en porter sans être ostensiblement avoué par Visconti. A peine ce +fameux aventurier est dans la ville que Louis Guinigi, seigneur de +Lucques depuis trente ans, est accusé d'un complot pour livrer sa patrie +aux Florentins: on l'arrête, et Sforza l'envoie à Pavie languir et +mourir en prison. Bientôt, sous prétexte que les Lucquois ne peuvent, +isolés, résister à leurs puissants ennemis, ils se laissent induire par +Sforza à se donner, non au duc de Milan, mais à la république de Gênes sa +sujette. Les Génois sont déterminés, par des insinuations analogues, à +accepter cette soumission. On leur fait délibérer d'aider d'armes et de +vivres la ville qui se donne à eux. On leur livre Lavenza et Pietra Santa +pour sûreté. Piccinini se charge de conduire et d'employer les levées +dont ils font la dépense. + +(1431) Alors Gênes, Lucques et Sienne se confédérèrent solennellement +contre les Florentins. La plupart des places de l'ancien domaine de Pise +sont enlevées à Florence. Son territoire même est attaqué et Pise +assiégée. Venise fait quelques efforts pour opérer une diversion en +Lombardie en faveur des Florentins; un combat est livré sur les eaux du +Pô. Eustache de Pavie, qui commandait les forces lombardes, après avoir +fait une expérience malheureuse de son infériorité, s'était donné pour +appui Jean Grimaldi et des marins génois. Avec ce secours la flotte +vénitienne est détruite. Carmagnola, rendu responsable de l'événement par +les Vénitiens ses derniers maîtres, va bientôt porter sa tête entre les +colonnes de la place Saint-Marc. + +Gênes, loin de rompre son traité avec les Vénitiens, avait respecté dans +sa nouvelle guerre avec la Toscane leur pavillon et leurs propriétés. +Ayant à se plaindre d'un procédé opposé on avait paisiblement envoyé une +ambassade à Venise pour s'expliquer; mais désormais les choses étaient +trop avancées pour distinguer entre les Génois et leur seigneur. Les +Vénitiens vinrent avec une flotte faire lever aux galères génoises le +blocus du port pisan. + +Piccinini poussait ses terribles exécutions. Aux portes de Gênes et sous +les yeux de ses habitants, sont commis les plus affreux ravages et les +violences les plus effrénées. On livre tout à la fureur du soldat sans +distinction de sexe, d'âge, de personnes religieuses. On voit les vaincus +indignement vendus en esclavage sur les places publiques et sur les +grands chemins. C'est ici la première fois que cette turpitude est +signalée; ce n'est nullement le seul exemple qui en soit rapporté, mais +l'indignation des contemporains fait croire du moins que c'était pour les +Génois une pratique horriblement révoltante. On voit qu'elle eût suffi +pour faire détester le maître à qui des citoyens libres avaient cru se +confier, et qui laissait de tels satellites se jouer de la liberté et de +la dignité des hommes. + +Au milieu de ces événements une flotte vénitienne était allée au Levant +essayer de surprendre Scio. Raphaël Montaldo commandait alors dans cette +colonie. Il n'y avait que quatre cents Génois. La vigilance et le courage +du chef pourvurent à tout. Les bombardes ennemies avaient fait des +brèches énormes dans les murs, mais l'approche du rempart fut bravement +défendue. Les Vénitiens descendus dans l'île la ravagèrent; ils coupèrent +les arbres, ils mirent le feu aux bâtiments épars; le chef-lieu de l'île +se maintint contre tous les assauts. Les Vénitiens perdirent dix-huit +cents hommes dans cette attaque infructueuse. + +Cette agression où une haine nationale avait imprimé son caractère excita +le courroux des Génois. Ils demandèrent à grands cris l'occasion +d'exercer des représailles sérieuses. Un grand armement fut délibéré, et, +circonstance assez notable dans une république devenue si dépendante3, le +conseil général, convoqué au son de la cloche, procéda à l'élection d'un +commandant. Pierre Spinola fut nommé avec l'assentiment unanime. La +flotte courut la mer Adriatique; elle ravagea quelques côtes, prit des +navires, causa des dommages à l'ennemi; mais elle n'eut point de +rencontres importantes. + +Cependant le duc de Milan, par la médiation des marquis de Ferrare et de +Saluces, fit une paix nouvelle avec Venise et Florence. Cet événement mit +fin aux représailles qui avaient fait emprisonner à Caffa tous les +Vénitiens pris sur la mer Noire. + + +CHAPITRE III. +Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les fruits. - Il perd la +seigneurie de Gênes. + + +(1434) Jetés malgré eux au milieu des intrigues de Philippe-Marie, les +Génois apprenaient à l'improviste avec quels peuples ils étaient alliés +ou ennemis; heureux quand la politique de leur maître ne les entraînait +pas dans de nouveaux embarras. + +(1435) Un événement inopiné devait avoir des suites considérables pour +les Génois. Jeanne, la reine de Naples, mourut. Elle avait annulé, comme +on sait, l'adoption d'Alphonse d'Aragon. Louis d'Anjou, qu'elle avait +reconnu pour son successeur, était mort avant elle. Elle nomma héritier +René d'Anjou, frère de Louis. Ce prince était en France, et même était +prisonnier du duc de Bourgogne. Cependant les Napolitains se déclarèrent +pour lui, et Alphonse se disposant à revendiquer la couronne, on +s'apprêta à lui opposer une vive résistance. Le duc de Milan favorisait +le parti d'Anjou; il fit déclarer les Génois contre Alphonse. Celui-ci +venait pour première opération assiéger Gaëte; François Spinola y fut +envoyé d'abord avec trois cents Génois et quelques auxiliaires; deux +vaisseaux porteurs de ce faible secours arrivèrent à temps pour le jeter +dans la place. Cette poignée de braves défendit la ville, repoussa tous +les assauts et attendit patiemment l'arrivée de plus grandes forces. +Celles d'Alphonse étaient considérables. Il assiégeait par terre et par +mer avec quatorze gros vaisseaux et onze galères. On portait ses troupes +à onze mille hommes. Il commandait en personne; deux de ses frères, l'un +roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre de Saint-Jacques, +l'accompagnaient; il avait autour de lui la fleur la plus illustre de la +noblesse espagnole. Le gouvernement de Gênes fit partir à son tour treize +vaisseaux bien équipés. Biaise Azzeretto fut pris dans l'ordre populaire +pour en être le commandant1. A l'approche de ces ennemis le roi d'Aragon, +ayant pourvu au blocus de Gaëte, monta sur sa flotte et revint à la +rencontre de celle des Génois, si inférieure en forces. Sa confiance fut +trompée. Une autre supériorité que celle du nombre l'emporta; il fut +battu complètement: tout fut pris, excepté deux galères catalanes seules +sur l'une desquelles échappa le plus jeune des princes d'Aragon. Le roi +de Navarre, un nombre prodigieux de princes, de barons, de chevaliers +espagnols et napolitains de leur parti, se virent prisonniers avec leur +roi. Alphonse sur sa galère envahie regarda autour de lui; il avait +distingué un guerrier valeureux, il demanda son nom, on lui nomma +Giustiniani, qu'on lui désigna comme l'un des seigneurs de Scio, où il +avait le droit de battre de la monnaie d'or. Le roi le fit appeler et lui +rendit son épée. Le butin fut immense2. Une sortie de François Spinola +délivra Gaëte et fit tomber aux mains des Génois le camp et le reste des +bagages de tant de princes, de grands, et d'une si florissante armée. Les +historiens postérieurs remarquent que de leur temps il existait à Gênes +des fortunes héréditaires qui n'avaient pas d'autres sources que la +victoire de Gaëte. + +Spinola et Azzeretto abandonnèrent la foule des prisonniers qu'ils +n'auraient pu garder ni transporter. Ils réservèrent et conduisirent vers +Gênes les principaux personnages, le roi Alphonse, les princes et les +plus notables seigneurs de sa suite. + +Depuis des siècles Gênes n'avait obtenu un si beau triomphe, et c'est ici +l'un des faits les plus illustres de ses annales. La tradition ne s'en +est jamais perdue. Les peintures de la façade du palais des descendants +de François Spinola en retraçaient le souvenir. Mais quand Gênes a passé +récemment sous le sceptre d'un prince voisin, on a su mauvais gré, dit- +on, à l'héritier de ce beau nom d'avoir voulu restaurer le monument de ce +glorieux souvenir. Il n'est pas de bon exemple qu'un vaillant citoyen +fasse des rois captifs. + +Mais, comme aujourd'hui, les Génois étaient alors sujets; ils éprouvèrent +à l'instant que leur gloire déplaisait à leur maître et qu'à lui seul en +était réservé le fruit. Tandis qu'on multipliait les réjouissances +publiques, qu'on redoublait les actions de grâces, tandis qu'on destinait +aux augustes captifs des prisons honorables mais sûres, les ordres du duc +interviennent tout à coup. Il est défendu à la seigneurie de Gênes +d'écrire aux cours étrangères pour publier sa victoire. Azzeretto reçoit +en mer des instructions secrètes qui l'obligent, tandis que sa flotte +rentre à Gênes, à s'en détacher pour aller déposer les princes +prisonniers à Savone, d'où ils sont conduits à Milan3. Ces premières +mesures blessent étrangement l'orgueil national. L'accueil plein de +noblesse fait aux captifs par Philippe-Marie si rarement généreux, passe +à Gênes pour un nouvel affront. On le voit avec indignation leur +prodiguer les fêtes et les dons, les entourer de plus de faste qu'ils +n'en avaient perdu. On eut bientôt de plus justes sujets de plainte. +L'adroit Alphonse, dans l'aimable familiarité de ses entretiens, sut +faire entendre au duc que favoriser l'établissement de René en Italie, +c'était y appeler les armées françaises à l'ambition desquelles le duché +de Milan serait le premier exposé. Dès ce moment Philippe, abandonnant le +parti angevin, s'unit étroitement à celui de l'Aragonais, et prit des +mesures en conséquence. D'abord il se chargea de la rançon de l'illustre +prisonnier et il feignit de lui imposer pour prix la cession de la +Sardaigne au profit de la république de Gênes. Des troupes furent +aussitôt désignées et mises en route pour aller s'embarquer afin +d'assurer la prise de possession de l'île; ce n'était qu'un prétexte +pour les porter à Gênes et pour y renforcer la garnison milanaise, dans +un moment où le changement d'alliance du duc ne pouvait manquer d'y +déplaire. Dans le même temps on ordonnait à Gênes de préparer une flotte +que le roi Alphonse devait monter. Le roi de Navarre son frère venait de +Milan pour presser l'armement. Un ordre impérieux de Philippe le fit +recevoir avec toute la pompe royale et sous le dais: nouveau déplaisir +mortel pour les Génois, puisqu'ils revendiquaient ces princes comme leurs +captifs. Enfin, deux mille hommes approchaient de la ville pour la +prétendue expédition de Sardaigne. La haine était au comble. On résolut +de ne pas attendre ces nouveaux instruments d'oppression. Un plan +d'insurrection fut formé en secret. On se le communiqua de proche en +proche et tout fut unanime pour y adhérer. A l'instant où un nouveau +gouverneur milanais, Erasme Trivulze, entrait dans la ville pour prendre +possession de sa dignité, et que le commissaire Olzati était allé au- +devant de lui, on ferme les portes entre eux et les troupes qui +s'avançaient à leur suite. La population entière se soulève et leur coupe +tous les chemins. François Spinola, le défenseur de Gaëte, ses parents, +ses amis donnent l'exemple à leurs concitoyens. Trivulze, engagé dans ces +rues étroites dont les passages s'obstruent de toutes parts, se sauve à +grand'peine et atteint la forteresse de Castelletto. Olzati recule et +veut regagner le palais. La voie lui est interceptée, il tombe massacré. +Les soldats du duc se rendent, on les désarme et on les congédie. Savone +suit l'exemple et démantèle sa forteresse. Plusieurs forts enlevés aux +Milanais sont immédiatement démolis; Trivulze assiégé dans le +Castelletto, et ne pouvant tenir la place, convient de la rendre, s'il +n'est pas secouru à un jour fixé, et livre une des tours pour garantie de +sa parole (1436). Nicolas Piccinini est envoyé à son aide; il parvient à +Saint-Pierre d'Arène, mais il ne pénètre point au delà; et de peur +d'accident, le peuple de la ville, sans attendre la reddition convenue, +se hâte de forcer le Castelletto et d'en ruiner les murailles. Piccinini +s'arrête à brûler sans nécessité les navires qui sont sur la plage; il +dévaste le littoral et met le siège devant Albenga4. + +La situation de Gênes était fort pénible; après une insurrection si +unanime, la discorde n'avait pas tardé à reparaître. L'argent manquait: +on compta comme une ressource les misérables rançons pour lesquelles on +vendit au rabais la liberté de tout ce qui restait d'Aragonais. Le duc +voulait affamer la ville. Tout transport de blé de la Lombardie à Gênes +était interdit. On reçut heureusement quelques secours de vivres du côté +de la Toscane. Bientôt une alliance fut conclue entre Gênes, Florence et +Venise, trois républiques ennemies du duc de Milan. Avec le secours de +cette ligue on fit lever le siège d'Albenga, et l'on obligea Piccinini à +la retraite. Mais à l'intérieur il restait à disposer du gouvernement. + + +CHAPITRE IV. +Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause de René +d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La place est +successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et Pierre +Fregose. + +(1436) On distinguait encore des guelfes et des gibelins, mais cette +division avait perdu de son importance. Les ambitions étaient devenues +trop personnelles pour rester rangées sous les drapeaux immobiles de deux +anciennes factions; elles s'étaient partout non-seulement subdivisées, +mais mêlées. Les Visconti, ces anciens chefs des gibelins, et les autres +tyrans des villes d'Italie avaient eu besoin trop souvent de recourir à +tous les partis pour que la couleur originaire s'en fût conservée +intacte. Les noms subsistaient comme des traditions et des préjugés de +famille entretenus surtout dans les campagnes; mais dans les villes et +parmi les contentions politiques, ils avaient cessé de caractériser les +réunions ou de déterminer les oppositions. En formant de nouvelles +alliances, on ne se croyait plus obligé, comme autrefois, de se faire +gibelin ou guelfe en présence des notaires. + +La séparation entre nobles et populaires était plus réelle, parce qu'elle +se fondait sur une prérogative remarquable en faveur des derniers, sur +cette loi respectée qui réservait aux populaires exclusivement la +première dignité de la république. Une distinction d'où dépendait un tel +droit ne pouvait manquer d'être soigneusement conservée. Elle empêchait +de se confondre avec la noblesse tant de noms aussi puissants et déjà +aussi illustres que les antiques patriciens, et ces vieux Giustiniani qui +à Scio battaient la monnaie d'or. + +Les nobles n'avaient jamais cessé de faire des efforts pour faire tomber +cette barrière odieuse, mais elle était trop bien gardée par l'opinion +populaire et par la jalousie intéressée de l'aristocratie plébéienne. Les +familles qui composaient ce dernier parti étaient devenues aussi fortes +de richesses, d'alliances et de clients que les anciennes races les plus +accréditées, et elles étaient en possession du pouvoir par la faute même +de leurs adversaires. C'est en se disputant le gouvernement de la +république que la noblesse l'avait laissé échapper dès longtemps. + +Maintenant, affaiblie par ses divisions, elle ne pouvait plus l'arracher +des mains qui l'avaient saisi. Des quatre grandes familles qui avaient +dominé dans leur ordre, deux seules semblaient avoir conservé l'espérance +de triompher des obstacles, car les Doria mêmes paraissaient contents de +leur part dans les commandements militaires. Les Grimaldi, puissants à +Monaco, étaient dans Gênes plus considérés qu'ambitieux et remuants. Mais +les Spinola, grands propriétaires de domaines et de places fortifiées, +disposant de nombreuses populations de fermiers et de colons qui les +reconnaissaient pour maîtres encore mieux que si cette dépendance eût été +d'origine féodale, les Spinola n'avaient pas cessé de se faire craindre. +Les Fieschi (et ceux-ci avaient été des seigneurs avant d'être des +citoyens), joignant aux ressources de leur position un grand crédit au +dehors et des alliances éclatantes, se mêlaient à toutes les intrigues et +épiaient avec plus de persévérance que les Spinola même le moment de +subjuguer la république. Avec la même ambition et des forces pareilles +les Malaspina et les Caretto, n'étant point introduits comme les Fieschi +au rang des citoyens, n'avaient pas les mêmes occasions d'usurper le +pouvoir. S'ils l'avaient tenté, des princes plus redoutables et aussi +avides les auraient prévenus. Ce n'étaient donc que de mauvais et +turbulents voisins. + +En général, la noblesse génoise, si elle ne pouvait enlever le premier +poste de l'État aux grands populaires, s'étudiait à ce que ceux-ci +fussent renversés les uns par les autres. Elle se mêlait à leurs +factions, elle semblait se partager entre eux, se divisait même, suivant +les occasions ou les affections momentanées; elle aidait à faire un doge +à la place d'un autre, mais bientôt elle poussait vers sa chute celui +qu'elle avait contribué à élever. + +Depuis que Simon Boccanegra avait frayé le chemin aux plébéiens puissants +et que la noblesse avait été obligée de céder la première place toujours +si enviée, nous avons vu un assez grand nombre de familles nouvelles se +jeter dans cette carrière et prétendre à la dignité ducale. Plusieurs +d'entre elles avaient fini misérablement, quelques autres étaient sur +leur déclin. Au moment dont nous écrivons l'histoire, les Adorno et les +Fregose achevaient d'établir leur supériorité sur toutes. Déjà ces deux +ambitieuses maisons, réclamant la préférence l'une sur l'autre, la +demandaient à peine au choix du peuple; ils la revendiquaient comme un +droit, une propriété héréditaire, et, dit un historien du temps, cela +avait cessé d'étonner qui que ce soit. Mais ces familles étaient si +nombreuses que, dans le sein de celle qui remporterait, l'on avait déjà à +s'attendre à des jalousies et à des entreprises d'individu à individu. + +Cet état des partis explique suffisamment les révolutions continuelles. +On voit comment tout était réuni et prêt à l'instant pour renverser un +gouvernement, comment rien n'était préparé pour en mettre un autre à la +place, comment, ne sachant pas se défendre elle-même contre l'anarchie, +Gênes s'abaissait de moment en moment sous une domination étrangère dont +elle pensait aussitôt à se délivrer. + +Une situation si connue appelait les brigues des voisins ambitieux. Ils +se mêlaient à toutes les résistances, à toutes les discordes, ils +accueillaient les mécontents et leur fournissaient des secours, ils +influaient sur les résolutions mêmes des conseils, dont l'accès n'était +pas fermé à leurs intrigues. Nous avons vu jusqu'au marquis de Montferrat +se faire seigneur de Gênes, mais sans pouvoir s'y soutenir. Les ducs de +Milan en savaient mieux le chemin, ils l'avaient fait plus d'une fois, et +l'asservissement de la république était une des vues de leur politique +permanente. + +La France, invitée une fois à prendre la domination, ne renonçait pas à +la prétention de la ressaisir; elle était trop loin pour que son +espérance ne fût pas dans le vague, ou pour qu'elle pût prendre part à +des intrigues suivies. Cependant les possessions de la maison d'Orléans +en Piémont et les intérêts de la maison d'Anjou à Naples fournissaient +aux Français des occasions de tenir les yeux ouverts sur l'Italie. + +Tel était l'état des choses quand Gênes se vit délivrée des Visconti. +Thomas Fregose avait été averti à l'avance de l'insurrection prête à +éclater contre la tyrannie milanaise. Il avait quitté Sarzana pour se +rapprocher de la ville; il ne tarda pas à s'y montrer. Il s'attendait à +être rappelé à sa dignité, mais il y trouva de l'opposition. Ceux qui +voulaient rompre ces habitudes de dépendance prises en faveur d'une ou de +deux familles, firent élire Isnard Guarco. Mais ce nouveau chef, +vieillard septuagénaire, qui, dans un temps si difficile, n'eût jamais pu +tenir le timon des affaires, ne régna que sept jours. Fregose lève le +masque, s'empare du palais et congédie Guarco sans autre effort que de +forcer la garde. Il disait que, nommé doge, il n'en avait perdu ni les +droits ni le caractère. Il avait cédé au temps et à l'usurpation du duc +de Milan: la persécution finie, il ne faisait que reprendre son poste; +et personne né s'éleva pour y contredire. + +En ce temps, le roi René s'était racheté de sa captivité en Bourgogne, et +quoique sa rançon eût achevé d'épuiser ses faibles ressources d'argent, +il allait seconder les efforts de sa généreuse épouse qui tenait dans +Naples; elle avait su résister jusque-là à la puissance d'Alphonse, +redoutable compétiteur de son mari. Les Génois embrassaient naturellement +la cause que Visconti avait abandonnée, la cause contraire à l'Aragonais +qu'ils haïssaient et dont ils étaient violemment haïs. + +(1438) Leur part dans l'expédition de Naples fut honorable; mais à la +longue elle devint ruineuse et ne porta aucun fruit. La pauvreté du roi +fut un obstacle insurmontable au milieu des succès mêmes. Il lui fallait +des forces maritimes devant les flottes nombreuses que son ennemi +conduisait de ses royaumes d'Espagne; mais René ne pouvait suffire à la +dépense nécessaire. D'abord, de sept galères il s'obstina à soutenir que +quatre suffisaient, il renvoya les trois autres. Bientôt tous les efforts +des Génois se firent à leurs propres frais (1439). Le surplus des besoins +de la guerre fut défrayé par la générosité de Jean de Caldora, riche +Napolitain qui avait embrassé cette cause. Elle triompha d'abord; Nicolas +Fregose, jeune Génois, neveu du doge, conduisit l'attaque du Château- +Neuf. Alphonse y porta vainement des secours, ce fort fut rendu et assura +au prince français la possession de la capitale. Le château de l'OEuf fut +emporté à son tour. + +Le pape Eugène IV (Condolmieri) était ennemi acharné d'Alphonse. Il +entreprit un grand effort en faveur de René qui, pour se maintenir, avait +toujours plus besoin de l'assistance étrangère. Le pape négocia avec les +Génois et les Vénitiens une alliance offensive contre l'Aragonais. Il +envoya dans le royaume de Naples quatre mille chevaux pour son contingent; +les Génois, pour le leur, s'engagèrent à expédier sans retard une +grande flotte. On fait aussitôt provision d'argent pour satisfaire à +cette promesse, et, au milieu des préparatifs qui se font, on s'occupe +d'abord du choix de l'amiral. C'était un grand sujet d'intrigues et de +jalousies. Les nobles prétendaient y avoir droit exclusivement dans cette +occasion. Ils soutenaient que les commandements devaient être donnés +alternativement tout au moins, à un noble après un plébéien, et les deux +expéditions précédentes avaient eu des chefs populaires. Il était vrai, +la dernière avait été déjà une occasion de contention et de trouble; car +les nobles ayant réclamé leur tour de commander une flotte, et les +populaires s'y étant opposés, le doge avait déféré la nomination à une +assemblée de soixante personnes, tant magistrats que simples citoyens. +Pelegro Promontorio, populaire, avait été nommé par la majorité des +suffrages et avait fait voile; mais ses équipages soulevés, sous quelque +prétexte, avaient refusé de pousser la course sur les côtes de Naples ou +sur celles de Catalogne; de leur autorité, ils avaient tourné la proue +vers Gênes; l'expédition avait été manquée. + +(1441) Cette fois la querelle du commandement se renouvela avec une +grande animosité ou plutôt elle devint le prétexte d'une diversion au +profit de l'ennemi. Jean-Antoine Fieschi, le plus hardi de sa famille à +cette époque, était le noble qui prétendait être amiral et que soutenait +la noblesse en corps. Malgré leurs réclamations, Jean Fregose, frère du +doge, est nommé. On fait plus; les quatre commissaires de la flotte, +ordinairement mi-partis, sont tous populaires, et parmi eux on compte +deux Fregose encore. Fieschi se révolta ouvertement et se retira à +Torriglia. Là viennent immédiatement le trouver les secours du duc de +Milan, attentif à tous ces mouvements ou plutôt qui en était l'âme. +Fieschi plusieurs fois paraît en armes sous les murs de Gênes. Le marquis +Caretto rompt de son côté avec la république. Il ouvre Final aux +mécontents et aux corsaires d'Alphonse. Tous les soins, toutes les +ressources de Gênes se doivent à la défense d'une attaque sérieuse faite +de si près. L'expédition de Naples est retardée, les fonds qui devaient +la faire mouvoir sont consumés dans la guerre civile. Le pape se plaint +hautement d'avoir été joué, il se déclare ennemi de Fregose et devient à +jamais irréconciliable avec les Génois. René, abandonné, déserté par le +fils de Caldora qui passe au parti opposé, est assiégé dans Naples: il y +éprouve la famine. On fait encore des efforts en sa faveur, on lui porte +des subsistances à grands frais. C'est le gouffre, disent les écrivains +du pays, où s'engloutissent les richesses génoises; mais les Catalans +d'Alphonse étaient les ennemis éternels du commerce de Gênes, et la haine +contre eux ne comptait plus les sacrifices. Cependant la ville de Naples +est surprise (1442). René se retire dans un des châteaux et s'y défend en +attendant une plus sûre retraite. Une flotte de Gênes va la lui assurer, +l'enlève et le conduit à Pise, d'où il retourne tristement à Marseille. +Le château napolitain dont il sortit est bientôt vendu au roi d'Aragon1. + +Le désastre de la cause que le doge et sa famille avaient embrassée, le +triomphe de celle dont ses ennemis s'appuyaient, le mécontentement de +tant de dépenses perdues, les intérêts du commerce et la navigation +compromis, si le royaume de Naples étant aux mains des Catalans et des +Aragonais, on restait en guerre avec leur prince, tout aliénait le public +du gouvernement de Fregose. Soit que dans ces temps malheureux tout soit +sujet d'accusation et d'aigreur, soit que la famille régnante crût +imposer par l'orgueil, on lui reprocha son faste qui insultait aux +calamités publiques, et jusqu'à la pompe royale déployée pour rendre les +honneurs funèbres à son frère Baptiste. + +Tout ce qui pouvait nuire au doge, Alphonse et Visconti le fomentaient. +Par leur assistance Jean-Louis Fieschi s'introduisit dans la ville par +surprise et s'y rendit aussi fort que le gouvernement. Il partagea si +bien l'opinion que ceux mêmes qui auraient dû défendre le doge allèrent +lui proposer de se démettre. Il refuse avec fermeté et attend son sort. +Fieschi assiège le palais, le force; Thomas Fregose est fait prisonnier, +et ici finit la carrière politique de ce grand personnage dont l'ambition +n'avait été ni sans noblesse ni sans vertu. On le laissa regagner sa +seigneurie de Sarzana + +L'Aragonais, roi de Naples, certain que l'assistance des forces maritimes +génoises pouvait seule rendre redoutable son compétiteur, voulait avoir +dans Gênes une telle influence qu'elle le garantît contre ce danger. Le +doge Fregose et sa race ayant embrassé cette cause, Alphonse était devenu +leur ennemi irréconciliable. Il protégeait ouvertement les Adorno et les +Fieschi; et, ayant pris soin de les lier étroitement ensemble, il se +flattait de disposer par eux des populaires et des nobles. Dans +l'occasion présente, Fieschi était exclu par sa noblesse de la première +place du gouvernement; il fallait Adorno pour être doge; car désormais +un Adorno seul pouvait succéder à un Fregose, et réciproquement. + +La famille Adorno, à cette époque ne présentait que deux sujets entre +lesquels on pût choisir, Raphaël et Barnabé; c'étaient les fils de deux +frères d'Antoniotto, de ce doge opiniâtre qui avait saisi et perdu le +pouvoir quatre fois. Le père de Raphaël avait été lui-même doge à la +chute du gouvernement du marquis de Montferrat. + +Barnabé avait signalé son ambition et sa turbulence dans les tumultes des +derniers temps. Raphaël était un jurisconsulte estimé, sage et prudent, +qui eût très-bien convenu pour magistrat suprême dans un temps de calme: +ses concitoyens le préférèrent. Il régit la république avec sagesse et +modération (1447), conformément à son naturel. Pour cela même, il ne +jouit ni longtemps ni paisiblement de sa grandeur. Le duc de Milan +continua à susciter des troubles; Jean-Louis Fieschi fut le premier qui +se livra à son intrigue: ouvertement déclaré contre le pouvoir des +populaires, il prit les armes dans la province orientale. Alphonse, qui +comptait essentiellement sur lui et qui, parmi les Adorno, eût préféré le +plus entreprenant au plus pacifique, ne secourait pas le doge; ses +Catalans poursuivaient le cours de leurs déprédations maritimes. Raphaël +obtint cependant une paix, mais les écrivains du temps, sans en dire les +conditions, avouent qu'elles n'étaient pas telles qu'un Adorno eût dû les +attendre du protecteur de son nom. Nous savons seulement qu'à cette +occasion la république ayant offert au roi un bassin d'or en présent, +Alphonse le reçut comme un tribut. Enfin la plus grande opposition que le +doge éprouva lui vint de l'intérieur de sa famille. On lui reprocha de +manquer de cette énergie qui fait les dynasties et qui transmet les +principautés. Des voix non moins artificieuses lui demandaient de +résigner son pouvoir pour que la patrie devînt libre. Découragé et lassé, +il se démit; le même jour on vit cette intrigue se dénouer; Barnabé +Adorno, soutenu par six cents soldats qu'Alphonse avait mis à sa +disposition, se proclama doge; mais son usurpation ne dura que trois +jours. Il fut chassé par les Fregose. + +C'est ici l'époque où cette orgueilleuse famille règne seule. Une +nouvelle génération lui était née, elle s'empare du théâtre, et, au +milieu des troubles ou de ses propres vicissitudes, elle l'occupe pendant +d'assez longues années. + +Le vieux ex-doge Thomas vieillissait paisiblement à Sarzana Il n'avait +point de fils en âge de prendre part aux affaires; mais Baptiste, ce +lieutenant, cet amiral, qui un jour avait voulu supplanter son frère, lui +avait laissé un grand nombre de neveux dont les quatre aînés, Janus, +Louis, Pierre et Paul devinrent doges, et montèrent à plusieurs reprises +sur ce siège glissant. Au reste, on va les connaître par leurs oeuvres. +Il y avait eu des négociations entre eux et la France. Charles VII, +affermi sur son trône, avait tourné les yeux vers Gênes qu'on regardait à +la cour comme une ville révoltée qu'il appartenait au roi son seigneur de +revendiquer en pardonnant ou en punissant. Dès 1444, Charles avait signé +à Tours un pardon général en faveur des Génois. La rébellion, y était-il +dit, avait eu pour suite leur longue sujétion au joug d'usurpateurs +divers, mais ils en étaient las, à ce qu'assuraient les lettres de +plusieurs d'entre eux; ils désiraient retourner à l'obéissance du roi et +à l'ancienne fidélité: et le pardon qu'ils imploraient, le roi +l'accordait. Il ordonnait d'avance aux recteurs et gouverneurs à établir +d'appliquer l'amnistie à tous les faits passés jusqu'au jour où le +drapeau royal serait relevé à Gênes2. Ce pardon dont les historiens +génois ne parlent pas, où s'annonce la réintégration de la domination +française, était l'annexe ou le préliminaire d'un traité avec l'une des +factions, qui se disposait de nouveau à ouvrir à l'étranger les portes de +la patrie. Des récriminations subséquentes nous apprennent qu'en effet +les Fregose avaient pris cet engagement avec Charles VII, soit que leur +marché fût la suite ou le renouvellement des conditions qui avaient +occasionné le pardon. + +Mais l'hésitation causée par la brusque et violente substitution de +Barnabé Adorno à Raphaël, donna à Janus et à Louis Fregose, deux des +quatre frères, l'audace de se rendre maîtres de la ville pour leur propre +compte, sans attendre les secours que la France devait leur fournir et +sans être tenus après le résultat à exécuter le traité, c'est-à-dire à se +soumettre à la seigneurie du roi. Le troisième jour après l'installation +de Barnabé, une galère seule entra de nuit dans le port. Les deux, frères +en descendirent avec quatre-vingt-cinq hommes déterminés. Ils marchèrent +au palais, le surprirent, et, après un combat où presque tous ces +assaillants furent blessés, mais où leur valeur l'emporta, le doge Adorno +fut chassé, Janus Fregose prit sa place: il n'eut pas d'autres électeurs +que ses quatre-vingt-cinq compagnons teints de sang. + +Ce n'est pas la peine de parler du règne insignifiant de ce nouveau doge. +Au bout de deux ans, il mourut avec le rare honneur d'achever sa vie sous +la pourpre. Louis, son frère, lui succéda, tant la domination semblait +établie dans la famille. Mais, plus médiocre encore que Janus, la lâcheté +de ce successeur eut bientôt épuisé la patience des Génois. Après deux +ans une émeute à peine remarquée suffît pour chasser ce doge indigne, qui +ne s'en réserva pas moins pour d'autres temps (1450). + +Ce n'était pas au profit d'un concurrent désigné qu'on se débarrassait de +lui. On ne pensa pas même à se soustraire au pouvoir de la famille +régnante, si l'on peut parler ainsi. On envoya à Sarzana offrir la place +à Thomas; on le pressa de remonter encore une fois sur le siège ducal. Il +refusa; sa course, dit-il, était finie, mais il conseillait à ses fidèles +Génois d'élever à sa place son neveu Pierre. Sur cette invitation trois +cent dix-sept suffrages firent doge Pierre Fregose. + +Les antécédents de celui-ci étaient étranges. Signalé dès son adolescence +pour son audace et pour son mépris de tout frein, digne instrument de +discordes et de violences, il avait été recherché par Visconti, et il +avait reçu de celui-ci la possession de Gavi que le duc avait gardée en +perdant Gênes. Le jeune ambitieux ainsi encouragé dans ses déportements +fit de là des excursions, désola les campagnes, infesta les passages, et +proprement se fit voleur de grands chemins. Des convois avaient été +pillés; le gouvernement, responsable de leur valeur envers la France à +qui ils appartenaient, déclara Pierre voleur et ennemi public, et le +bannit avec infamie. + +(1451) Aussitôt que ses frères furent au pouvoir, les condamnations +avaient été abolies, et Pierre rappelé avait eu le commandement militaire +de la ville sous Janus et sous Louis. Peut-être fut-il l'auteur secret du +mouvement qui expulsa le dernier et de l'inutile rappel de leur oncle. + +Cet ancien brigand une fois doge commença en despote sans retenue. Il +avait des détracteurs, il leur imposa silence. On vit, un matin, sur la +place publique le corps du noble Galeotto Mari, vêtu de sa toge, enlevé +et étranglé dans la nuit sans forme de procès. Une inscription brève et +instructive ne portait que ces mots: «Cet homme avait dit des choses +dont il n'est pas permis de parler.» + +Nous n'avons rien dit encore de Paul, le plus jeune des quatre frères. +Pierre l'employa d'abord comme son lieutenant, et à la première vacance +qui survint, il le fit archevêque de Gênes. + + +CHAPITRE V. +Prise de Constantinople. - Perte de Péra. + +Odieux par ses violences et toujours agité à l'intérieur, le gouvernement +de Pierre Fregose fut marqué par un grand événement lointain, honteux, +menaçant pour la chrétienté tout entière et le plus funeste dont la +république pût être frappée dans ce qui lui restait de prospérité. +Mahomet II prît Constantinople. Il détruisit (1453) la belle colonie +génoise de Péra, si riche, si redoutable aux empereurs grecs. Il fut +facile de présager le sort que les établissements de la mer Noire +auraient à subir bientôt. Toutes les sources de la force maritime et de +la richesse mercantile, tous les véritables appuis de la splendeur de +Gênes allaient manquer à la fois. Ce peuple industrieux n'avait pas +cessé, depuis les croisades, de faire dans tout le Levant ce commerce +auquel il devait tant d'importance politique: sa perte à la prise de +Constantinople fut le commencement d'une longue décadence. La conquête de +cette capitale de l'empire grec était l'objet permanent et nécessaire de +l'ambition des sultans. Dominateurs de l'Asie mineure, ils avaient, cent +ans avant Mahomet II, franchi l'Hellespont. Les discordes et l'imprudence +des empereurs les avaient appelés en Europe. Ils résidaient à Andrinople. +Ainsi établis dans la Romanie, ils avaient resserré les Paléologue dans +l'enceinte de Constantinople. Si cette ville tenait encore devant des +voisins si redoutables, c'est que des peuples aguerris, mais longtemps +sans forces maritimes, ne pouvaient ni l'attaquer par mer ni l'affamer. +Les Génois qui s'étaient établis à Péra, les Vénitiens qui y +fréquentaient sans cesse, ajoutaient de puissantes auxiliaires aux +défenses de la cité et lui assuraient les ressources de la mer. + +Mais les difficultés de l'entreprise s'affaiblissaient peu à peu. +L'invasion de Tamerlan et le désastre qui en fut la suite sauvèrent seuls +Constantinople des mains de Bajazet. Ses successeurs reprirent le projet +de la conquête, et quand leur héritage tomba aux mains du brave et +ambitieux Mahomet, on sentit que la dernière heure de l'empire grec était +arrivée1. + +Les Génois de Galata avaient eu quelque espérance d'être épargnés s'il +arrivait malheur à la ville. Ils avaient fait dès 1387 un traité avec +Amurat2 pour s'assurer, dans les Étais de ce prince, la faculté de +commercer et la libre extraction des grains. On a supposé qu'ils avaient +renouvelé ces conventions avec Mahomet II; mais elles n'étaient pas de +nature à leur donner une grande confiance si près de Constantinople +assiégée. Mahomet eut même l'occasion de leur faire savoir qu'il les +aimait mieux ennemis déclarés qu'amis perfides3. Il ne manqua pas de +poster des troupes qui surveillaient et menaçaient la colonie; et eux- +mêmes ne s'abstinrent pas de porter des secours à la ville en péril. + +Jean Giustiniani4, l'un d'eux, commandait sous l'empereur Constantin +Paléologue, et présidait à la défense de la ville. Longtemps et jusqu'au +fatal moment on rendit justice à son dévouement comme à son courage. Les +îles de l'Archipel fournirent quelques vaisseaux. L'empereur avait deux +frères; l'un possédait le petit royaume de Trébisonde dans la mer Noire, +l'autre était seigneur de la Morée. Mais ils avaient peu de forces et +moins de coeur. Ils ne remuèrent point pour secourir leur aîné. Entre les +Grecs qui prirent les armes et les Génois qui les défendirent, cette +capitale immense n'avait guère plus de huit mille combattants sur +lesquels l'empereur et Giustiniani dussent compter. + +Elle était vivement attaquée du côté de terre, mais la résistance ne +manquait pas et les assaillants gagnaient peu d'avantage. Il n'y avait +rien à craindre du côté de la mer, à moins que l'ennemi ne forçât +l'entrée du port et ne vînt à l'intérieur attaquer les quais et les murs +de la ville. Pour rendre cette agression impossible, on avait tendu une +forte chaîne à l'embouchure, et derrière s'était formée une ligne +impénétrable de tous les navires grecs ou latins qu'on avait pu retenir +ou faire entrer. Devant cet obstacle les Turcs remplissaient en vain le +canal du détroit de trois cents voiles. Dans ce grand nombre, au reste, +ils n'avaient presque que des barques; trente seulement étaient des +bâtiments de guerre. + +Au milieu de cette foule paraissent tout à coup cinq galères armées, une +grecque impériale et quatre génoises; c'est un secours unique mais +précieux; la colonie de Scio l'a fourni. Les Turcs entourent et +assaillent cette escadre si faible en nombre, mais ils la trouvent +supérieure en adresse, et elle porte des courages égaux aux dangers. Ce +fut un étrange spectacle. Les Génois se font jour chassant et submergeant +tout ce qui s'attaque ou s'oppose à eux. La galère grecque était en +péril, ils la délivrent. Vainement Mahomet, à cheval sur la plage, incite +les siens à écraser l'ennemi, menaçant ceux qui se tiennent à l'écart; +tout cède et fait place à la petite flotte triomphante; elle atteint le +port de Constantinople aux yeux de cette multitude étonnée qui couvre le +canal et les rivages. Un tel secours vient ranimer les espérances, porter +à Giustiniani de nouveaux compagnons, et surtout renforcer cette ligne +formidable qui ferme aux assauts des Turcs l'accès de la cité par la mer. + +Mahomet fut convaincu dès lors de l'impossibilité de forcer ce passage. +Cependant le côté de terre était si bien défendu que la ville ne semblait +vulnérable que par l'intérieur du port. Le sultan forma le projet de +tourner l'obstacle qui en fermait l'entrée et qu'on ne pouvait surmonter. +Il conçut cette idée dont quelques exemples sont connus, mais dont +l'entreprise est toujours si hardie, de faire traîner ses barques de la +mer sur la terre, de gagner le port par le flanc et d'y descendre devant +la ville en laissant derrière soi la chaîne et les bâtiments qui la +gardaient. Un plan d'une si grande audace fut exécuté avec une rare +activité. Une nuit suffit au despote. Ses soldats obéissants tirèrent à +sec, près de la pointe du Bosphore, quatre-vingts demi-galères, et, +tournant Péra et Galata, ces faubourgs unis qui, du bord de la mer, +s'élèvent sur la hauteur, ils traînèrent ces bâtiments à grande force de +bras et les firent glisser sur un chemin aplani à la hâte. Remises à flot +quand le port fut atteint, ces demi-galères servirent d'abord à +construire un immense radeau, un plancher solide; des batteries y furent +postées et commencèrent à jouer contre les remparts. Dans la ville, la +surprise abattît les courages; les navires qui avaient si bien fermé +l'embouchure du port essayèrent de rétrograder pour détruire l'ouvrage +des Turcs, mais la batterie flottante était établie sur des bas-fonds +inabordables pour les navires de Gênes. Sous cet appui, les demi-galères +ennemies repoussent les assiégés, se chargent de soldats et d'échelles. +On prépare l'assaut. L'artillerie, foudroyant les murs de si près, y fait +de larges brèches. Enfin le moment fatal est arrivé. L'attaque est +décisive. Paléologue, jusque-là si faible, si malhabile pour sauver son +empire, déploie tout à coup une fermeté, une valeur dignes d'étonner. Il +défendait la brèche. Giustiniani l'avait secondé avec bravoure. Le Génois +est blessé, et, se rebutant aussitôt, il se déclare hors de combat. +L'empereur veut le retenir, il lui fait honte de déserter le champ de +bataille pour une blessure légère, mais Giustiniani passe par la brèche +et s'enfuit. Ainsi, après s'être montré si courageux, il se fit accuser +de lâcheté ou de ménagements perfides qui dans ce moment funeste étaient +de la trahison. On chargea sa mémoire de toutes les conséquences d'une +ville perdue, comme s'il eût suffi à la sauver, et pourtant il ne gagna +Péra que pour mourir en peu de jours de ses blessures5, signe trop +certain qu'elles n'étaient ni feintes ni légères. Cependant +Constantinople était prise; l'empereur, décidé à n'y pas survivre, à +échapper par la mort à l'esclavage, se jeta dans la mêlée et s'y perdit. + +Les habitants de Péra conçurent de vives alarmes. Mahomet, craignant que +cette proie ne lui échappât, fit dire aux Génois qu'ils pouvaient rester +sans crainte; mais, quand ils lui eurent envoyé leurs soumissions et les +clefs de leur colonie, il leur reprocha l'assistance prêtée aux Grecs; il +leur déclara qu'il ne voulait plus des anciens traités et qu'ils +n'avaient qu'à se soumettre à ce qu'il ordonnait. Il leur accordait +cependant la conservation de leurs propriétés: mais ces annonces sévères +redoublèrent leur terreur. Le baile de Venise avait été mis à mort, et +cet exemple leur fit présager les dangers les plus funestes pour leur +vie. Ils montèrent sur leurs vaisseaux et se sauvèrent en désordre, +laissant à l'abandon leurs maisons et leurs magasins. Mahomet prit +possession du tout: il alla lui-même faire abattre les murs d'enceinte; +il fit mettre les scellés sur les biens des fugitifs, et, déclarant qu'il +les rendrait à ceux qui reviendraient dans le terme de trois mois, il +expédia un vaisseau à Scio pour y faire savoir aux Génois cette +résolution, et pour leur faire connaître à quelles conditions ils +pouvaient revenir vivre sous son empire. Ils lui payeraient le tribut; +mais il leur serait permis de garder entre eux leurs propres lois, +d'avoir même un ancien pour les régir. Ils conserveraient leurs églises, +à condition de ne faire entendre ni chants ni cloches. Ces conditions, ou +plutôt la défiance de l'avenir, ne laissèrent pas revenir les Génois. Le +dommage fut immense, et l'on conçut que la calamité présente n'était rien +auprès du préjudice futur. + +Dans l'Occident la stupeur fut universelle. Chaque puissance avait à se +reprocher sa froideur et sa négligence à secourir ce boulevard de +l'Europe menacé depuis si longtemps. Les princes d'Italie, les +républiques marchandes si intéressées à le conserver dans des mains +chrétiennes avaient annoncé des efforts pour y concourir et n'avaient +rien fait, distraits de ce soin par leurs jalousies et leurs guerres. +Après l'événement c'était un sujet d'accusation réciproque. Les Génois +avaient envoyé quelques galères: elles n'étaient pas sorties du port que +Constantinople était enlevée. Ils s'en prenaient de ce mécompte et de la +faiblesse de leurs efforts à la guerre cruelle qu'Alphonse leur faisait +en Corse et sur la mer. Des trêves ménagées par le pape pour permettre +aux deux partis de porter assistance à Paléologue, avaient été rompues; +et chacun en faisait reproche à son ennemi. Alphonse, pour se justifier +de n'avoir rien fait pour Constantinople, et d'avoir empêché ses +adversaires d'y envoyer des secours, publia une lettre que nous +possédons, monument singulier d'une diplomatie déclamatoire dans une +latinité élégante, pleine de sarcasmes et d'outrages tels que les érudits +du temps se les prodiguaient dans leurs polémiques littéraires. +L'Aragonais demande dans cette lettre, adressée aux Génois, si c'est à +eux de parler de négligence à combattre l'ennemi de la chrétienté, quant +à eux seuls, à leur coupable avarice, à leur odieuse entremise est due la +première invasion des Turcs dans l'Europe. + +La république répond à ce manifeste si insultant par une lettre au roi +qui nous est également conservée6. Elle est en latin, d'un style non +moins soigné, mais plus tempéré, se justifiant et ménageant à la fois. +Elle traite de vaine rumeur l'imputation d'avoir transporté les Turcs. +Quiconque n'ignore pas tout à fait l'histoire, sait, disent-ils, que +c'est par les princes grecs eux-mêmes, au milieu de leurs discordes +civiles, que les Turcs ont été établis à Gallipoli. + +Le reproche fait aux Génois a été souvent répété; il appartient à notre +histoire de rechercher le fait pour l'éclaircir. Leurs annales nous +donnent toujours peu de détails sur ce qui se passait dans les colonies +lointaines, mais d'autres témoins y suppléent. + +Les Génois n'ont pas ouvert le chemin de l'Europe aux Turcs, il n'en +était pas besoin. Ces peuples, reste des Corasmins qui ravagèrent la +Syrie avant la fin des croisades, répandus dans l'Asie mineure, +occupaient la rive asiatique du Bosphore depuis le XIVe siècle. Campés en +vue de la Romanie et de la capitale grecque, un canal étroit ne pouvait +pas être un long obstacle, et les maîtres de Smyrne et de tant de côtes +ne devaient pas manquer à la longue d'embarcations. Mais, tandis qu'ils +n'annonçaient pas encore le projet de sortir de l'Asie, les Grecs avaient +peu à peu formé avec eux des relations de voisinage. Les princes firent +de plus grandes imprudences; faibles et désunis dans leurs familles, ils +eurent la mauvaise politique d'emprunter les secours de ces dangereux +voisins. Lorsque, après la longue querelle des deux Andronics, Jean +Cantacuzène prit la pourpre et disputa le trône à son pupille Jean +Paléologue, les deux partis recherchèrent également l'assistance des +Turcs d'Asie7. Un émir, maître de l'Ionie, qui avait contracté une +étroite amitié avec Cantacuzène, rassembla une flotte à Smyrne et vint +deux fois en Romanie pour le service de l'usurpateur. Ce fut le premier +passage en Europe, et il ne laissa pas de trace. Mais Orchan, le fils du +premier Othman, avait d'abord promis son appui au jeune pupille +Paléologue et à sa mère régente de l'empire: Cantacuzène, ambitieux de +l'attirer à son parti, eut le courage de lui abandonner sa fille en +mariage, et le gendre vint avec toutes ses forces au secours de son beau- +père8, c'est-à-dire qu'il s'établit dans toutes les places dont il put +s'emparer et qu'à la paix il refusa toujours de les rendre. Lorsque +Cantacuzène l'eut emporté sur son adversaire, Orchan, se prévalant sans +retenue des conditions qu'il disait avoir obtenues de Paléologue quand il +devait le secourir, fit vendre sur le marché de Constantinople les +captifs chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'il avait faits à la +guerre, tant les compétiteurs de la pourpre étaient avilis devant lui. +Enfin Amurat, son fils, transporta sa résidence de Borsa en Asie, à +Andrinople, au centre de la Romanie, dont il fut le seul maître. + +On voit que les Génois sont innocents de ces fatales combinaisons. Mais, +sans aucun doute, ceux de Péra ménagèrent ces nouveaux voisins et +commercèrent avec eux quand ils le purent. Quand la colonie fit la guerre +à Cantacuzène et l'humilia, Orchan prit parti contre son beau-père. On a +vu que, plus tard, quand l'un des successeurs d'Orchan, Bajazet, menaçait +Constantinople, les Génois de Péra, loin de se séparer de la cause des +Grecs, avaient déployé pour sauvegarde la bannière de Tamerlan; mais, +après cet orage, la discorde régnait entre les fils de Bajazet. Le +pouvoir des Turcs était faible et disputé dans la Romanie. On eût pu +facilement les en chasser; on ne le fit point, et c'est ici que se trouve +le reproche le plus fondé qu'on puisse faire aux Génois9. Ils avaient une +colonie à Fochia (Phocée), sur la côte ionienne; il paraît que, pour se +soutenir sur un rivage où dominaient les Turcs, elle s'était réduite à +payer tribut au maître de ce pays (1421). C'était Amurat, le petit-fils +de Bajazet, qui disputait à ses oncles leurs provinces et surtout la +Romanie. Un jeune Adorno, gouverneur de Fochia, prit parti pour le +prince, arma sept galères, et se chargea de le transporter en Europe sur +le territoire contesté10. Avant de débarquer, Adorno demanda et obtint la +dispense du tribut, et reçut ce prix avec une humilité servile. Deux +mille combattants occidentaux11, dont le sultan lui dut le secours, +firent tomber Andrinople au pouvoir d'Amurat et l'y affermirent. C'est de +là que, trente ans après, Mahomet son fils marcha à la conquête de +Constantinople. Tel est le fait qu'on a pu reprocher aux Génois; il +n'était ni plus imprudent ni plus répréhensible que la conduite tenue par +les chrétiens orientaux envers leurs dangereux voisins depuis quatre- +vingts ans. + +Quelques voix ont aussi accusé les Génois d'avoir transporté l'armée qui +vainquit les chrétiens à Nicopolis12. Amurat, provoqué par la rupture +imprudente d'une trêve solennellement jurée, quittant la retraite à +laquelle il s'était voué, accourut d'Asie, avec tant de rapidité, qu'on +ne sait comment il put réussir à faire passer son armée. Mais les +témoignages sur lesquels on impute aux Génois d'y avoir connivé à prix +d'argent sont faibles et vagues, et aucun écrivain grec contemporain ne +le leur reprochant, c'est assez les justifier. + +Maintenant on sentait péniblement à Gênes les suites des imprévoyances +passées. On en était réduit à l'impossibilité de porter assistance aux +colonies de la Crimée, ou même de conserver les communications maritimes +avec elles. Mahomet, après sa conquête, s'était hâté de construire un +château à l'entrée du Bosphore, à l'extrémité de la pointe d'Europe: il +en possédait un semblable à la pointe d'Asie. Ainsi l'on ne devait plus +espérer de franchir ce détroit, cette porte unique de la mer Noire, à +moins d'en obtenir sa permission. Une telle nouveauté exigeait de prompts +remèdes s'il en était d'efficaces; ils ne pouvaient manquer d'être +dispendieux, et le trésor était épuisé. On eut recours, dans cet +embarras, à la maison de Saint-George, à cette république riche dans la +république pauvre. Elle avait le mérite d'être prompte à exécuter les +mesures qu'elle résolvait, parce que les voies et moyens si pénibles à +imposer au public contribuable étaient toujours prêts d'avance dans les +coffres de Saint-George. L'État céda à la banque la propriété de tous les +établissements de la mer Noire pour lui laisser le soin et la dépense de +les sauver s'il se pouvait. L'acte de cession que nous possédons fournit +quelques détails qui font juger de l'organisation du gouvernement à cette +époque, de l'état de celui de Saint-George et de quelques usages. Il est +stipulé au nom de très-haut et très-illustre seigneur Pierre de Campo +Fregose par la grâce de Dieu doge de Gênes; il est assisté du magnifique +conseil des anciens, de l'office de la monnaie (la direction des +finances) et des huit proviseurs de Romanie, renforcés de huit citoyens +adjoints à ce dernier office. Tous contractent en vertu de l'autorité +spéciale qui leur a été déléguée par un conseil général nombreux où ont +parlé deux docteurs és lois et le noble Lucien Grimaldi; deux cent +trente-six voix contre une seule y ont consenti à la cession. Un préjugé +qui s'était conservé dans le pays jusqu'à nos jours persuadait que si un +contrat peut être vicié par quelque omission de formes, l'autorité de la +justice intervenant a le droit et le pouvoir d'y suppléer; le magistrat +judiciaire de Gênes est appelé pour cet effet. C'est le podestat, qui, +afin de prononcer régulièrement déclare avoir pris pour tribunal la place +à la gauche du doge. + +La cession contient Caffa et les autres cités de la mer Noire, +forteresses, ports, domaines, impôts mis et à mettre, tout ce qui +appartient dans ces établissements au doge, au conseil des anciens, à +l'office de Romanie, à la commune de Gênes, le tout conjointement ou +séparément et sous la seule condition de maintenir les droits acquis des +habitants de ces colonies. + +La république se démet des droits régaliens comme du domaine utile, du +droit de nommer aux magistratures et emplois. Le doge et le conseil ne +pourront s'immiscer dans les nominations ni aucun magistrat dans la +connaissance des affaires des colonies, soit pour ordonner, soit pour +dispenser. L'office de Romanie se dissout, tous ses pouvoirs étant +compris dans les objets cédés; néanmoins Saint-George ne s'oblige à +payer les dettes passives qu'à concurrence des revenus transmis. + +Cette transmission est déclarée faite à cette maison parce qu'il n'y a +pas de secours plus prompts que ceux qu'elle peut donner; «car ses +magnifiques protecteurs entre les mains desquels les peuples étrangers +déposent leurs richesses comme dans le trésor le plus sûr et le plus +sacré, disposant de tant de biens, ont toujours su faire suivre la +résolution de l'exécution immédiate, soit qu'il faille agir sur terre ou +sur mer; enfin, on peut s'assurer, est-il dit, que des protecteurs +toujours choisis, suivant l'usage, dans le nombre et dans l'ordre des +plus grands citoyens, ne nommeront pour gouverneurs ou pour magistrats +que des hommes semblables à eux, en sorte que, sous leur tutelle, ces +villes lointaines refleuriront plutôt que de déchoir.» + +Remarquons enfin l'influence des hommes de loi et de leur esprit dans les +affaires publiques. Cette grande transaction politique s'accomplit comme +un contrat ordinaire entre particuliers pour des intérêts privés. L'acte +où le doge même et son gouvernement sont parties contractantes est fait +et passé par-devant un notaire et des témoins. Le doge garantissant les +clauses stipulées, souscrit à une commination d'amendes en cas de +contravention. Enfin la cession est expressément qualifiée de donation +entre-vifs, et, en faisant promettre au donateur de ne pas revendiquer la +révocation du don, on renonce expressément à l'exception légale de +l'ingratitude du donataire. + +Une semblable transaction avait mis la Corse au rang des domaines cédés à +Saint-George, c'est-à-dire au nombre des possessions attaquées dont +l'État ne pouvait plus défrayer la défense. Alphonse, dans la lettre que +nous avons citée, faisant allusion à cette transmission, à des trêves +rompues et aux excuses qu'en donnent les Génois en distinguant Saint- +George et le gouvernement, les compare par une saillie pédantesque au +prêtre d'Hercule qui, jouant contre le dieu, jetait les dés +alternativement de l'une et l'autre main et faisait les deux rôles. + +Plus redoutable par ses armes que par ses sarcasmes, Alphonse occupait +San Fiorenzo et menaçait le reste de la Corse. Dans le même temps, sur la +rive ligurienne occidentale, les Français s'étaient emparés de Final. +Appelés en Italie pour faire valoir les prétentions du duc d'Orléans à la +succession de Philippe-Marie, ils restaient en possession du duché +d'Asti. Ils étaient encore irrités contre les Fregose depuis que Janus, +devenu doge sans eux, avait manqué au traité qui devait leur rendre la +seigneurie de Gênes. + + +CHAPITRE VI. +Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de France et sous le +gouvernement du duc de Calabre. + +Les embarras allaient croissant. Une flotte d'Alphonse vint menacer le +port de Gênes; elle portait tous les compétiteurs et tous les ennemis +déclarés de Fregose. + +On recourut aux négociations: Alphonse, pour première condition, déclara +qu'il n'entendrait à aucune paix avec les Génois tant que Fregose serait +leur doge. Il exigeait que le pouvoir fût remis aux Adorno. Des +hostilités et des soulèvements fomentés appuyaient ces demandes: Pierre +Fregose ne put rester sourd à des déclarations si menaçantes et si +opiniâtres. Tout l'abandonnait, il sentait tristement l'impossibilité de +rester en place; mais, en tombant, céder à ses émules c'eût été le +dernier des malheurs pour son orgueil, et, pour s'y soustraire, il se +résigna à tout. Il pensa à rendre Gênes au roi de France bien plutôt +qu'aux Adorno, aux protégés d'Alphonse. Quatre ambassadeurs furent +envoyés à Paris. L'accord fut promptement conclu, et Jean, duc de +Calabre, fils du roi René, vint au nom du roi de Charles VII prendre +possession de la seigneurie de Gênes. Après qu'il eut juré la +conservation des droits de la république et le maintien des privilèges de +Saint-George, le Castelletto et les autres citadelles lui furent remis. + +Si l'on veut bien s'arrêter un moment sur cette transaction, on pourra +apprendre comment se vendent les villes et en quoi les actes publies +diffèrent des conditions secrètes. D'une part, les ambassadeurs génois +transfèrent au roi de France la seigneurie de Gênes: les anciens pactes +faits en pareille occasion avec le roi Charles VI sont le fondement de ce +nouveau traité. Les Génois, seulement, présentent au roi certaines +clauses nouvelles qu'ils le prient d'accorder. Le roi se contente de les +renvoyer à en discourir avec le duc de Calabre quand il sera auprès +d'eux. Mais on remarque dans les pouvoirs des envoyés de Gênes relatés +dans l'acte sans explications, une faculté d'engager la commune de Gênes +au remboursement de deux sommes de 25,000 ducats, l'une dont le duc de +Calabre a déjà répondu pour elle, l'autre pour autre foi (caution) faite +ou à faire, afin d'assurer l'exécution des pactes convenus. + +Or, en ratifiant cette convention faite au nom de la république, le même +jour, le roi ratifie séparément un autre traité antérieur1 fait à Aix +entre le duc de Calabre et Borruel Grimaldi, envoyé du doge Fregose. Par +cet acte, dont les annalistes génois n'ont jamais rien dit ni peut-être +rien su, le doge promet de rendre la seigneurie au roi. A cet effet, +aussitôt qu'il fera savoir qu'il est temps de venir la prendre, le duc de +Calabre devra s'approcher de Gênes avec des forces qui ne seront pas +moindres de douze mille fantassins et trois cents chevaux. Savone et Novi +lui seront livrées d'abord et dès qu'il paraîtra. + +A la sortie de Gênes, Pierre Fregose et ses frères seront recueillis, +soit en France, soit en Provence. Leurs biens y seront sous une +sauvegarde spéciale; et si jamais il y avait occasion de la rétracter, +ils auraient un an de délai pour faire leur retraite. + +Fregose déclare que son intention est de ne rien coûter au roi de France. +Ce qui lui est dû, c'est à Gênes de le payer: le traité lui garantit en +ce sens 30,000 ducats pour ses bons services. Les Génois lui doivent en +outre 41,625 livres pour son traitement, pour ceux de ses frères et pour +leurs loyaux coûts. Il lui reviendra aussi la valeur des munitions qui +sont dans le Castelletto. Or, pour satisfaire à tous ces payements, le +duc de Calabre lui remettra de bonnes lettres de change payables dans +Avignon. C'est de cette promesse que la commune de Gênes est obligée +d'indemniser le duc: elle sera même tenue d'acquitter ce qui, dans le +compte de ces créances, excéderait l'engagement de 30,000 ducats. Enfin +Pierre se réserve que la commune le libérera de 9,600 livres qu'il doit +au duc de Milan. Elle les retiendra sur 50,000 ducats que doit à celui-ci +la maison de Saint-George. + +Pour son avenir, Fregose s'en remet à la libéralité du roi. On donne à +ses frères des compagnies de cinq cents lances leur vie durant. +L'archevêché de Gênes reste à Paul Fregose, l'un d'eux; on lui promet +par-dessus l'archevêché d'Aix ou un bénéfice équivalent. Le roi de France +et le roi René emploieront leurs bons offices pour lui procurer le +chapeau de cardinal. Une fille naturelle du roi de Sicile est promise en +mariage à un autre frère. Enfin René donne à l'ex-doge Pierre la +seigneurie de Pertuis et lui en assure le revenu pour 1,500 ducats. + +Ainsi les princes de ce temps traitaient entre eux et pour leurs intérêts +propres. Ainsi Gênes payait chaque changement de domination qui lui était +imposé. + +Parmi les articles de capitulation dont nous avons parlé, il en est un +remarquable. Gênes veut se réserver, en cas de schisme, la liberté de +choisir le pape auquel elle adhérera. Le roi répond que, le cas arrivant, +il consultera les rois d'Espagne et d'Ecosse, ses autres alliés, l'Eglise +gallicane, ses bonnes villes, et Gênes parmi elles: après de telles +consultations sa décision prise obligera tout le monde2. + +Sous la puissante garantie de la France, les Génois avaient espéré +qu'Alphonse s'abstiendrait de les attaquer; excité par les émigrés, il +continue les hostilités. Il envoie (1459) de Naples dix galères et vingt +vaisseaux qui menacent le port. Mais un événement imprévu change l'état +des choses; on apprend qu'Alphonse vient de mourir. A cette nouvelle +tout est en confusion sur la flotte. Les Catalans, les Napolitains +renoncent au siège de Gênes, ils lèvent l'ancre pour retourner dans leurs +ports. Les émigrés perdent toute espérance. On vit Raphaël et Barnabé +Adorno au désespoir, épuisés de fatigues et de chagrins, suivre de près +leur protecteur au tombeau, victimes d'une ambition et d'une jalousie +qu'ils n'avaient pu assouvir. + +Barnabé laissait après lui un fils pour renouveler bientôt le combat +entre les deux races rivales. Il semblait, en attendant, que Gênes dût +avoir quelque répit. Il y eut un moment de calme. Le fils du bon roi René +gouvernait sagement et s'attirait l'affection des Génois. Il excitait +leur courage et leur haine contre les Catalans; il les engageait de +volonté dans les querelles de sa maison, car son père et lui-même avaient +repris l'espérance de conquérir le royaume de Naples, depuis que cette +couronne semblait moins affermie sur la tête d'un nouveau roi. Alphonse +l'avait laissée à Ferdinand, son fils naturel. L'autre Ferdinand, +héritier du trône d'Aragon et bientôt maître des Espagnes, Ferdinand le +Catholique, n'était pas un prince capable d'un grand dévouement à +l'intérêt d'un cohéritier bâtard. + +Avant de tenter une entreprise dispendieuse, on avait à Gênes assez +d'embarras pour suffire aux frais et aux dettes du gouvernement. Le duc +de Calabre levait quelques emprunts, mais il sentait la défaveur que ces +exigences jetaient sur son administration. Il eut recours à François +Sforza, duc de Milan depuis la mort du dernier Visconti, son beau-père. +Sforza était attaché par plusieurs liens à la maison de France; mais la +présence des Français à Gênes ne lui montrait qu'un voisinage importun: +il leur enviait cette possession qu'il estimait à sa propre bienséance. +Il craignait encore plus leurs grands desseins sur Naples, qui, +réussissant, les auraient faits souverains de l'Italie. Pour être +dispensé d'y donner les mains il s'était hâté de s'engager par une +alliance publique avec Ferdinand. Aussi dissimulé que les Visconti +auxquels il s'était subrogé, tandis qu'il rendait des services au duc de +Calabre, il donnait avis à Naples de ce qu'on méditait à Gênes; il +suscitait sous main de nouveaux embarras pécuniaires, et un dangereux +ennemi. Pierre Fregose, qui n'avait voulu des Français que pour se +délivrer d'Adorno (1460), ne pouvant rentrer par eux au pouvoir, ne +chercha qu'à le leur reprendre: bientôt il fut secrètement d'accord avec +Sforza. En descendant du siège ducal il avait retenu Voltaggio et Novi. +Il y fit sa retraite en accusant les Français de mauvaise foi. Il reprit +son métier de brigand et infesta l'Apennin. Cependant le duc de Calabre +s'apprêtait à passer dans le royaume de Naples. Son père avait armé une +flotte à Marseille: les Génois en fournissaient une; ils avaient tiré du +trésor de Saint-George 60,000 ducats pour y pourvoir. Les particuliers +s'empressaient encore à lui fournir de l'argent en prêt, tant sa personne +et son expédition inspiraient de confiance. Lavallée, que Charles VII lui +envoyait pour successeur dans le gouvernement de Gênes, était arrivé. On +fit les derniers préparatifs et la flotte mit à la voile. Le duc, se +réservant de la joindre à Livourne, s'arrêtait encore quelques jours, +inquiet d'observer parmi les émigrés des mouvements évidemment combinés +pour faire diversion à ses desseins sur Naples. Pierre Fregose, en effet, +tenta un coup digne de son audace. Séparer le chef de ses soldats, le +retenir et faire manquer l'expédition commencée, profiter en même temps +de l'éloignement des forces pour pénétrer dans la ville, tel fut son plan +hardiment conçu et habilement exécuté. Pierre, gravissant les montagnes, +arriva aux murs de la ville et pénétra dans l'intérieur. Le duc de +Calabre accourut pour s'opposer à sa descente. Les deux partis se +trouvèrent en présence: Pierre appelait le peuple à son aide; les +Français craignirent de se voir abandonnés. Dans cette anxiété, le duc +eut recours à la faction émule des Fregose. Il fit crier: Adorno! +Adorno! et ce cri attira contre les assaillants une partie des citoyens. +Le fougueux Pierre, enflammé de colère, entendant résonner un nom odieux, +se précipita pour tenter les plus grands efforts. Mais Lavallée d'un +côté, le duc de Calabre de l'autre, fermant le passage à sa troupe, la +cernèrent et la détruisirent. Pierre combattant, toujours sans pouvoir +retourner en arrière, se fit jour presque seul à travers la ville. Par la +course la plus rapide il atteignit une porte éloignée du lieu du combat; +mais il la trouva fermée. Rejoint par ceux qui le poursuivaient, il fut +massacré. Ce qui restait de ses gens se dispersa; peu échappèrent. Après +avoir triomphé d'une si vive attaque, le prince partit enfin pour son +expédition. + +Gênes, après cet événement, resta quelque temps tranquille. La navigation +marchande et le commerce avaient repris leur activité. On essayait de +réparer les pertes de l'Orient et de tirer parti de ce qu'on y possédait +encore. Il restait de grandes fortunes privées promptement remises en jeu +aussitôt que la sécurité pouvait reprendre; mais l'État était pauvre et +obéré. C'était de là que devaient venir les premières révolutions. Il ne +manquait pas de créanciers arriérés à satisfaire, et les ressources +étaient épuisées. On démolit quelques citadelles pour faire économie des +frais de garde et d'entretien. La situation du trésor se juge par cette +mesure. Elle ne pouvait suffire au besoin: on chercha d'autres moyens +extraordinaires. On demandait aux riches des contributions insolites et +des emprunts forcés. Ils voulaient que plutôt on doublât indistinctement +toutes les gabelles, c'est-à-dire tous les impôts sur les consommations. +Les classes inférieures se soulevaient contre une loi qui enlèverait +double part sur leur subsistance et qui ne tomberait que faiblement sur +les grandes fortunes; elles demandaient à leur tour, en s'adressant au +gouverneur français, l'abolition des immunités d'impôt dont un grand +nombre de familles puissantes avaient eu le crédit de se faire +privilégier. Le gouverneur hésitait au milieu des embarras et des +dissensions. Tandis que tout se passait encore en plaintes et en menaces +des pauvres aux riches, peut-être Lavallée croyait utile à sa politique +de laisser ainsi se diviser les Génois; car chacun reconnaissait son +autorité, et il ne voyait aucun chef apparent pour s'emparer de ces +ferments de discorde3. Il ne crut point avoir de mesures à prendre. +Cependant le peuple s'assemblait dans le faubourg Saint-Étienne. Le +premier jour, quelques orateurs séditieux dirent à l'assemblée que des +querelles de ce genre ne se terminaient pas avec des discours: leurs +harangues parurent froidement écoutées; on semblait ne pas les avoir +entendues: l'impunité encouragea, la nuit on prit plus d'audace, et le +lendemain tout fut sous les armes. Le gouverneur, revenu trop tard de sa +confiance, essaye de négocier avec les insurgés. Bientôt il ne lui reste +plus que la ressource ordinaire de se retirer dans le Castelletto avec sa +garnison française. Là il attend les événements. + + +CHAPITRE VII. +Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose se fait doge +deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de Gênes. + +(1460) Louis Fregose, ce frère de Janus, à qui il avait succédé sur le +siège ducal, et qui s'était laissé persuader d'en descendre, avait repris +son ambition depuis que, par la mort de son frère Pierre, il se croyait +de nouveau le membre le plus considérable de sa race. Mais si un parent +l'avait supplanté une fois, on verra que telle fut toujours la destinée +de ce personnage inférieur à son ambition. Il avait été en partie la +cause des événements du jour. Parmi les créanciers les plus pressants de +la république, il avait réclamé une dette de 90,000 ducats; car tous ces +doges abdiquant ou même chassés parvenaient toujours à se réserver de +larges indemnités sous prétexte de dépenses publiques faites de leurs +deniers, ou pour la rançon des places gardées en leur nom. Ceux qui leur +succédaient connivaient volontiers, par prévoyance d'un même sort, à ces +prétentions qui retombaient sur l'État. En ce sens le grand nombre de ces +successions de doges n'était pas la moindre occasion de ruine +qu'apportaient les révolutions. + +Mais quand Louis Fregose comptait retirer le fruit du soulèvement auquel +sa poursuite avait contribué, il se trouva pour le lui ravir des hommes +plus habiles. On avait manqué de chefs, l'on vit arriver à la fois +Prosper Adorno et Paul Fregose encore. Prosper était fils de Barnabé, le +plus hardi des Adorno, qu'Alphonse avait protégé. Paul Fregose était +archevêque de Gênes. La profession et la dignité n'empêchaient pas que ce +ne fût le plus dissolu des prêtres, le plus hardi et le plus belliqueux +des intrigants; sans frein ni de religion ni de pudeur, il joignait à +l'ambition et à l'audace un merveilleux fonds de perfidie et de +dissimulation. A l'apparition de ces deux hommes, les anciens fauteurs de +leurs maisons se divisèrent autour d'eux; l'archevêque eut plus de +partisans dans le peuple. Les classes élevées, jadis plus favorables à sa +famille qu'aux Adorno, les nobles surtout, craignirent en lui un despote +plus violent que son frère; ils soutinrent Adorno. Les Spinola +négociaient avec le gouverneur français du Castelletto, afin de réunir +toutes les forces contre Fregose. La crainte qu'il ne vînt demander +compte de la mort de son frère, et surtout de l'argent que Pierre avait +réclamé avant son décès, donnait beaucoup de partisans à son compétiteur. +L'archevêque se sentit faible. Il se borna à insinuer au peuple de se +méfier des nobles et de ne pas traiter avec les Français. En même temps +un avis officieux avertissait Prosper Adorno que l'archevêque ne voulait +pas lui faire concurrence. Il ne travaillait, disait-il, que pour faire +triompher Gênes de la tyrannie étrangère que préparaient sourdement les +nobles. Il offrait de contribuer à faire porter Prosper au siège ducal, +content lui-même de sa dignité ecclésiastique: une telle union pouvait +seule sauver le pays. On se fia à ces démonstrations, et, en effet, le +conseil général assemblé, Prosper Adorno fut doge avec le concours des +deux partis; quatre cent trente-six voix le nommèrent. On n'avait jamais +vu une élection si nombreuse ni si régulière en sa forme (1461). + +Il restait à retirer la citadelle du Castelletto des mains des Français, +entreprise difficile qui exigeait des soldats et de l'argent. Sforza, à +qui l'on demanda des secours (il était alors brouillé avec le roi de +France), envoya mille hommes et quelque somme de deniers: avec le but +secret de fermer l'Italie aux Français, il était spécialement incité à +nuire à leur domination à Gênes, par les recommandations du dauphin qui +fut depuis Louis XI. Alors séparé de la cour et retiré chez le duc de +Bourgogne, contrarier son père à Gênes, et par là ses cousins d'Anjou à +Naples, était un plaisir digne de son coeur et de sa politique rancunière. + +Le secours milanais ne suffit pas pour réduire la citadelle, on se +contenta de la tenir bloquée, et cependant un nouveau danger se +manifesta. Savone devint le point d'appui d'où les Français menaçaient +Gênes, où les mécontents allaient les renforcer. Charles VII envoyait six +mille hommes par le Dauphiné; le roi René était venu de Marseille avec +des galères; Sforza engagea Marc Pie de Carpi à se mettre au service de +la république pour la défense de la ville. On se partagea les postes: le +doge garda le port, Carpi un des côtés de la ville; l'archevêque se +chargea de la défense de l'autre. Il endossa la cuirasse, et, à la tête +d'une troupe de jeunesse choisie renforcée de quelques soldats, il occupa +les hauteurs qui couvrent Gênes du côté de la Polcevera. + +Pour ces grands efforts il fallait de l'argent; les moyens les plus +violents furent employés pour en faire. Le doge, pour la défense du port, +s'empare des vaisseaux des particuliers: il convoque trente citoyens +opulents sous un prétexte; quand ils sont devant lui, il fait fermer les +portes du palais et essaye de rançonner ses prisonniers. Mais il a +toujours existé chez les Génois un grand moyen de résistance, la force +d'inertie; elle est surtout à leur usage quand on en veut à leur bourse, +et souvent elle est efficace: on se laissa menacer, on ne paya pas. +Adorno ne recueillit de cette tentative que de la honte et de la haine. +Cependant les Français arrivaient, ils étaient à Conégliano. Adorno, +Fregose, Carpi réunirent leurs forces pour disputer le passage de la +Polcevera: il fut forcé; les défenseurs reculèrent en désordre; mais +enfin l'archevêque, par un mouvement habile et heureux, chargea tout à +coup à la tête de la cavalerie de Sforza. La terreur panique saisit les +assiégeants, ils rompirent leurs rangs et prirent la fuite vers la mer. +René, dont les galères suivaient les opérations de la terre, voulut +renvoyer ces fuyards au combat, il refusa de les recevoir sur la flotte +qu'il tint éloignée du bord. Les Français poursuivis, hors d'état de se +reformer, furent écrasés; tout se dispersa laissant un grand nombre de +morts et de prisonniers. + +Cette victoire appartenait à l'archevêque. La première pensée du doge +Adorno fut de l'envier et d'en craindre l'influence. On intima de sa part +à Fregose l'ordre de rester avec sa troupe hors de la ville. +L'archevêque, indigné et prompt à tenter audacieusement la fortune dans +un moment si décisif, se jette dans un bateau de pêcheur, et, tandis que +la porte de terre lui est fermée, il arrive par le port; il appelle ses +partisans. Le doge rassemble ses forces pour se faire obéir, mais les +frères de Fregose sont en état de faire résistance. Dans ce combat +imprévu Carpi et ses Milanais restent neutres. Enfin les Fregose +l'emportent. Le doge Prosper Adorno prend la fuite. Pour compléter le +succès, Lavallée traite, rend le Castelletto et va prendre le +commandement de Savone. L'archevêque vainqueur n'ose encore usurper la +première place; mais, au bout de trois jours, c'est l'ancien doge Louis +Fregose qui vient revendiquer sa dignité passée: il la reprend sans trop +de contestations. Devant ce faible et maladroit compétiteur, l'archevêque +Paul attend, mais il conserve autour de lui une troupe de sicaires: il +est le chef de tous les hommes perdus et il leur donne pleine licence. +Après quelques mois (1462), il se décide enfin, il attaque Louis à +l'improviste, le chasse et se proclame doge; mais ce premier essai ne lui +réussit pas; il se voit contrarié en tout point. Il connaît que l'heure +de la tyrannie à laquelle il aspire n'est pas encore venue. Il se démet +volontairement d'un pouvoir qui n'a duré que peu de semaines. Le peuple +caressé par lui se croit en état de se passer de toute aristocratie. Il +nomme quatre recteurs de la république, tous pris dans la classe des +artisans. Cette invasion des classes inférieures effraye tout le reste +des citoyens. On met à l'écart les autres sujets de plainte. On convient +de reporter encore une fois et de soutenir sur le siège Louis Fregose +dont l'ambition est peu menaçante, dont la médiocrité n'a rien +d'offensif. Les artisans ne gouvernent que huit jours. Louis est doge de +nouveau; mais son sort et probablement ses talents ne voulaient pas +qu'il pût se maintenir au poste où il reparaissait sans cesse (1463). Six +mois n'étaient pas écoulés que Paul l'avait encore chassé et était assis +à sa place. + +Si les devoirs de la profession ecclésiastique donnaient peu de scrupule +à l'archevêque, il n'en était pas moins, dans sa double qualité, obligé à +des ménagements envers le pape dont l'autorité apostolique conservait +toujours tant de poids, et de qui il n'était jamais indifférent pour le +chef d'un État d'Italie d'être reconnu ou désavoué. Paul s'adressa à Pie +Il qui remplissait la chaire de saint Pierre. Il fit valoir l'ancien +exemple de l'archevêque Visconti qui avait mis sur sa mitre la couronne +ducale de Milan. Je crois devoir transcrire ici la curieuse réponse du +pape. La gravité, la dignité ne sauraient s'employer en meilleurs termes +pour exprimer les concessions que la faiblesse d'un homme de bien n'ose +refuser à un scélérat. Un trait caractéristique de l'esprit de l'Église y +fait sourire, c'est la supposition que les Génois réclament le +gouvernement de leur pasteur par confiance pour la théocratie, et que le +digne archevêque se sacrifie pour l'avancement de la juridiction +sacerdotale. + +«Vénérable frère, vous nous annoncez que le libre suffrage de vos +concitoyens vous a nommé doge de Gênes, et vous nous demandez de ratifier +leur décret par notre bénédiction. Nous nous sommes étonnés de vous voir +accepter le gouvernement temporel d'une cité qui plus que toutes les +autres villes de l'Italie se complaît dans les révolutions et, chaque +jour en tumulte, ne peut supporter longtemps ni doge ni maître. Vous avez +éprouvé par vous-même comment est faite sa constance. Appelé à ce même +siège ducal, vous y étiez à peine monté que vous en descendîtes. La +nouvelle de votre avènement, celle de votre déposition nous parvinrent +comme à la fois. Maintenant quel sera votre sort? nous l'ignorons. +Cependant il y a ici une grande nouveauté. Nous ne disons pas que le même +homme ne puisse être archevêque et doge si cela se fait sans effusion de +sang; mais nous n'en connaissons pas d'exemple à Gênes. Pour une telle +innovation il faut supposer de grands motifs; peut-être les Génois auront +reconnu que les gouvernements des séculiers sont pleins d'iniquité et que +de là naissent tant de révolutions. Dans ce sentiment ils recourent à +leur pasteur; lassés du régime des laïques, ils veulent éprouver si +l'autorité sacerdotale n'est pas plus juste et plus douce. De grands +devoirs vous sont donc imposés. Si vous n'empêchez toute violence, si +vous ne veillez à la paix et à la sécurité, si vous n'imposez la loi aux +volontés déréglées, si vous ne contenez vous-même et vos adhérents avec +le frein du juste et de l'honnête, votre pouvoir ne s'affermira point; +vous serez chassé avec honte pour vous, et avec préjudice pour la dignité +ecclésiastique; vous serez chassé si toutefois on vous chasse sans qu'il +vous arrive rien de plus funeste, comme vous en avez devant les yeux des +exemples domestiques. Voyez donc bien ce que vous faites. Pensez que le +gouvernement d'un prêtre et celui d'un laïque n'ont pas les mêmes lois. +La puissance sacerdotale doit être paternelle et clémente sans ombre de +tyrannie. Les hommes supportent dans un prince séculier ce qui dans +l'ecclésiastique est odieux. Les fautes légères et sans conséquence de +l'un sont dans l'autre des péchés irrémissibles et des crimes énormes; +car le pasteur dont la vie est destinée à servir de modèle à ceux au- +dessus desquels il est élevé, ne doit pas seulement s'abstenir de +mauvaises actions, mais encore de la moindre apparence du mal. Considérez +donc encore une fois cette situation. Si vous pouvez régner justement et +saintement; si vous savez gouverner non-seulement vos sujets, mais vous- +même, détruire l'iniquité et dominer par la vertu; si vous acceptez le +rang de doge pour l'utilité du bien public et non pour satisfaire vos +passions; si vous embrassez le dessein de défendre la religion du Christ +contre le Turc impie; si vous dévouez votre personne à cette cause en +vous abstenant de faire aucun tort à autrui; s'il en est ainsi, dans la +confiance que cette dignité vous a été légitimement conférée avec les +solennités requises et selon les lois de votre patrie, et que tenant vos +promesses vous exercerez le pouvoir pour le salut de votre peuple, nous, +au nom de la sainte Trinité, à votre gouvernement, à vous, à vos +concitoyens comme à toute la république chrétienne, nous octroyons notre +bénédiction.» + +Paul Fregose se prévalut de cette adhésion du pontife et méprisa ses +leçons. Il vécut en despote sans moeurs et sans frein. Les brigandages se +commettaient de nuit, les violences en plein jour. Il n'y eut si vieille +querelle qu'on ne prétendît venger, et qui ne servît de prétexte pour +troubler la paix publique. Nobles comme plébéiens, les hommes corrompus +se donnèrent carrière. On vit un Spinola s'introduire dans une maison où +se réunissait une société distinguée; il s'empara des portes et ne rougit +pas de dépouiller les assistants; il emporta leurs joyaux et enleva un +jeune Lomellino pour le rançonner. Le premier des courtisans du doge +archevêque, son conseil intime et surtout son compagnon de débauches et +de méfaits, était Hiblet Fieschi, homme sans foi, bien fait pour servir +et pour trahir un tel maître. Sous ce régime d'oppression et de terreur, +la ville entière fut bouleversée. Le commerce disparut, l'argent se +cacha, les actions de Saint-George perdirent jusqu'aux trois quarts de +leur valeur. Les citoyens paisibles qui purent se dérober ou à la crainte +des violences ou au spectacle d'une tyrannie scandaleuse, allèrent se +mettre en sûreté à Savone. + +Les Français avaient tenu dans cette ville depuis leur sortie de Gênes. +Pendant que Paul Fregose disputait le pouvoir à son parent, le roi +Charles VII était mort. Sforza, non moins ambitieux que les Visconti +qu'il avait remplacés, se souvint que le nouveau roi étant dauphin +l'avait engagé à donner aux Génois son aide pour se soustraire au +gouvernement de la France; l'on devait facilement obtenir de lui la +cession de ses droits sur une possession dont il avait fait si peu de +cas. Mais ses ouvertures non plus que ses protestations d'amitié +n'obtinrent de Louis XI que refus et mépris. Le duc s'entendit reprocher +le secours donné aux Génois contre les intérêts de la France ainsi que le +parti qu'il avait pris contre la maison d'Anjou dans les affaires de +Naples; quand il voulut rappeler qu'il n'avait rien fait qu'à +l'invitation de Louis, on lui répondit que les temps étaient changés et +que l'excuse n'était pas valable. Cependant on s'apprêtait en France à la +guerre du bien public. Louis XI se lassait de payer la garde de Savone et +d'y tenir des troupes. Une nouvelle intrigue le raccommoda avec Sforza. +Non-seulement il lui remit Savone entre les mains, mais il lui transporta +solennellement tous les droits de la couronne de France sur la seigneurie +de Gênes et il fit notifier cette cession à tous les États d'Italie1. La +nouvelle fit une grande impression dans Gênes, et ce n'est pas le doge +seul qui en fut ému. Les citoyens, prévirent que Sforza, annonçant ainsi +ses projets, ne tentait de les débarrasser de leur archevêque que pour +les asservir. Il est probable que c'est aux représentations attirées par +ce traité que Louis répondit aux Génois que s'ils se donnaient à lui il +les donnait au diable2. + +Le duc prit possession de Savone3. Bientôt la rivière occidentale presque +entière reconnaît son pouvoir. Il s'applique à s'attacher les chefs des +partis même opposés entre eux. Celui que le duc séduit le plus aisément +c'est Hiblet Fieschi, le confident de l'archevêque. De concert avec ces +nouveaux alliés, une armée est envoyée du Milanais devant Gênes; un +grand nombre d'habitants des vallées s'y joignent. Paul Doria, Jérôme +Spinola s'en font les guides, et tout annonce que le soulèvement +intérieur répondra aux assauts du dehors. + +L'archevêque comprit son péril. Il vit qu'il fallait se réserver pour un +autre temps et aller faire la guerre ailleurs, puisqu'à Gênes il ne +pouvait plus résister à la tempête. Son dernier acte fut de prendre dans +le port quatre vaisseaux sans s'embarrasser des propriétaires. Il y monta +et partit en maudissant la perfidie d'Hiblet, car c'était lui qui +assiégeait une des portes de la ville, menaçant de la forcer sans délai. +Fieschi, en effet, se fit ouvrir cette porte, toutes les barrières +s'abaissèrent devant lui; le duc de Milan fut proclamé seigneur de Gênes +aux mêmes conditions que Visconti avait autrefois jurées, c'est-à-dire en +garantissant le territoire, les lois et les franchises du pays. +L'archevêque, déçu de toute espérance prochaine, prit ouvertement le +parti de la piraterie pour ressource. Ce ne fut pas pour longtemps; +François Spinola le poursuivit, l'atteignit, lui prit ses galères: Paul +se sauva dans une chaloupe. Le pirate échappa au gibet pour devenir +cardinal et doge une fois de plus. + +La conquête du duc de Milan fut consolidée. Des ambassades solennelles +allèrent lui porter l'hommage des Génois, lui présenter à genoux les +clefs de la ville et les sceaux de la république, recevoir ses serments +et ses caresses. Un des députés reçut l'ordre de chevalerie de la main de +Sforza. Peu de temps après, la Corse fut retirée des mains des +protecteurs de Saint-George, sous prétexte qu'elle serait mieux défendue +par le gouverneur ducal contre le roi de Naples et contre les Catalans. +En tout le régime fut modéré. On exigeait un tribut de cinquante mille +livres. Mais il se dépensait en entier dans Gênes pour la garde et pour +le service public. La situation était devenue supportable après la +despotique anarchie où l'archevêque avait fait vivre. Le rétablissement +de l'ordre permit de reprendre sérieusement le travail de la réforme des +lois civiles et municipales. Parmi huit citoyens qui en furent chargés se +remarquent les noms d'un Spinola et d'un Grimaldi, l'un et l'autre +portant le titre de jurisconsulte. + +(1466) A la mort de François Sforza Gênes passa sans hésitation sous +l'obéissance de son fils Galéas, nouveau duc de Milan4. Celui-ci témoigna +aux Génois peu d'amour. Il ne les séduisit ni par ses caresses ni par +cette magnificence qui attachaient involontairement à son père. Il vient +dans leur ville (1467); on fait de somptueux préparatifs à son approche: +tout est dédaigné. Il va se renfermer dans la citadelle, ne se montre +point et repart le troisième jour sans avoir visité la cité. Tandis qu'on +s'étonnait d'un si froid accueil, un ordre du duc appela devant lui à +Milan des députés de Gênes afin de conférer sur une affaire importante. +C'était pour ordonner de construire une darse nouvelle capable de suffire +à la station habituelle d'une grande flotte. Il prescrivait d'armer vingt +galères et il empruntait des Génois 11,000 écus à cette occasion. + +Ainsi la domination qui, sous le père, avait été salutaire et respectée, +commençait à devenir à charge sous le fils; mais ce n'étaient que des +semences qui ne devaient pas fructifier encore. + +CHAPITRE VIII. +Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; le duc de Milan +traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord vicaire, puis recteur, en +secouant le joug milanais. + +On réparait les pertes passées; le commerce avait refleuri, tant +l'opulence revient promptement avec la confiance et la sécurité. A force +de souplesses et de sacrifices envers les nouveaux maîtres du Bosphore, +on avait conservé à la navigation génoise l'accès de la mer Noire: le +moment où les Turcs détruiraient ces établissements semblait s'être +éloigné. Caffa brillait de richesse et ne montrait que trop d'orgueil. La +corruption et l'injustice de ses chefs en causa la ruine et précipita +l'heure fatale. + +(1474) La civilisation d'une ville chrétienne, d'une république italique +au milieu des Tartares de la Crimée, avait été un grand spectacle pour +ces peuples demi-sauvages. Ils avaient conçu admiration, respect et +bientôt confiance pour les institutions qui contenaient une population +nombreuse, par des lois, avec des magistrats annuels; ils vénéraient des +tribunaux intègres qui démêlaient le vrai et rendaient le droit au milieu +des transactions de la vie civile et d'un grand commerce. Par leurs +échanges et par les relations de propriétés sur un territoire limitrophe, +souvent parties par des discussions d'intérêt, ils avaient vu avec +étonnement justice faite aussi impartialement en leur faveur qu'au profit +des Génois. Ils avaient reconnu que chez ces étrangers la probité et +l'autorité des magistrats protégeaient mieux ce qui est juste que chez +eux le despotisme ou la force individuelle. Ils s'étaient habitués à +reconnaître les magistrats de Caffa comme des arbitres de leurs propres +différends. La colonie s'applaudissait justement d'une si haute +influence, elle s'attacha longtemps à la mériter par l'équité la plus +scrupuleuse. Le Génois savait perdre son procès contre le Tartare. Les +Tartares entre eux ne remportaient que des décisions sans faveur ni +partialité. Leur recours fut si fréquent à Caffa qu'on y établit, pour +leur donner audience, une magistrature de quatre membres sous le nom de +députés aux affaires de la campagne. La colonie avait soin d'y nommer les +hommes les plus clairvoyants, les plus probes et les plus prudents à la +fois. + +La Crimée avait un prince ou gouverneur dépendant du kan des Tartares, +que les écrivains génois traitent d'empereur. Ces princes entretenaient +les relations les plus amicales avec la colonie; ses conseils avaient la +plus grande part au choix des gouverneurs de la province quand la place +devenait vacante. Il paraît que sous certaines règles, le titulaire, +avant sa mort, désignait son successeur. Vers l'époque dont nous faisons +l'histoire ce gouverneur mourut. Il avait appelé pour le remplacer deux +hommes puissants dans le pays. L'empereur avait ratifié ces choix. L'un +d'eux fut installé avec l'assentiment des Génois. Mais la veuve de +l'ancien prince avait un fils; elle eut l'ambition de le porter à la +place d'où la dernière volonté du mort l'avait écarté. Elle s'adressa aux +Génois. Les consuls de deux années consécutives repoussèrent sa +prétention injuste et ses offres corruptrices. Il leur vint un successeur +moins inflexible. Le consul Cabella se laissa gagner; ses conseillers et +les membres de l'office de la campagne connivèrent à l'injustice; ils en +acceptèrent le prix en argent. Les détails de cette odieuse négociation +sont conservés; on sait le nom du courtier de l'intrigue, on connaît la +somme distribuée, 6000 écus; Nicolas Torriglia, l'un des magistrats de la +campagne, conclut ce marché pour lui et pour ses collègues. On suscita +des traverses et des querelles au gouverneur, il fut dénoncé à l'empereur +comme ayant des intelligences secrètes pour livrer Caffa aux Turcs; la +colonie ne pouvait se croire en sécurité s'il n'était destitué. On +demandait que le fils de l'ancien gouverneur fût mis à sa place; +l'empereur répond qu'il veut donner toute satisfaction à la colonie. Le +gouverneur sera déplacé, mais alors l'autre candidat désigné auquel il +avait été préféré lui sera substitué, par un droit qu'on ne saurait +justement méconnaître. On n'en exige pas moins la destitution du +titulaire; l'empereur vient en personne pour en faire exécuter l'ordre +et pour installer le successeur. Quand il est rendu à Caffa, on insiste +pour lui dicter la nomination du jeune homme. Il s'en défend; mais on +pousse si loin la menace, l'un des magistrats vendus y ajoute tant +d'insolence, que l'effroi saisit le prince qui se voit entre les mains +des Génois. Il cède, et installe le protégé qu'on lui impose; celui qu'on +sacrifie s'unit avec le destitué, leurs partisans les secondent et alors +ces Turcs, dont l'alliance n'avait été probablement reprochée à l'un +d'eux que par le mensonge, sont ouvertement appelés par la vengeance de +tous deux. Une flotte de nombreux transports préparée à Constantinople +pour la conquête de Candie tourne ses voiles vers l'Euxin et vient +assiéger Caffa par mer. Les insurgés pressent la colonie par terre. Le +nouveau gouverneur et l'empereur en personne viennent la défendre avec +les Tartares qu'ils ont pu retenir sous l'obéissance. Mais les voies +étaient fermées à tous secours. Les forces turques étaient supérieures et +irrésistibles. Le moment de se rendre arriva. L'émir qui commandait +l'attaque, aux premières soumissions qu'on lui porta, répondit qu'il n'en +voulait point, que les assiégés devaient se défendre, et lui, entrer de +force. Mais bientôt il consentit à prendre possession de la ville. Tout +s'exécuta avec ordre. Avant tout il se fît livrer les armes, puis il +procéda au dénombrement des habitants en les distinguant par nations; en +même temps il s'empara de tout ce qui appartenait aux étrangers, et ce +fut un immense butin. Il confisqua à son profit tous les esclaves, il +imposa sur chaque tête d'habitant un tribut de quinze à cent aspres. +Après l'avoir levé, il se déclara maître de la moitié de toute propriété; +enfin, après un court délai, la mesure fut comblée, les Génois et tous +les Latins furent embarqués et chassés à jamais de Caffa. C'était le +temps où Mahomet II, pour repeupler Constantinople désertée par beaucoup +de Grecs, y mandait de ses provinces de nouveaux habitants sous peine de +la vie. Ceux de Caffa furent jetés dans un quartier désert de la +capitale, pour y végéter dans l'abjection de la servitude1. La perte de +Caffa était encore plus sensible que le désastre de Péra; sans doute +elle devait être un jour la suite de la prise de Constantinople, mais +elle arrivait vingt et un ans plus tard qu'on ne l'avait craint d'abord +et bien plus tôt qu'on ne devait s'y attendre après le premier répit. +Elle ébranlait la fortune et achevait de tarir les sources du commerce de +Gênes. Il ne restait plus à la république ou plutôt à ses capitalistes +que Scio et quelques autres établissements précaires dans l'archipel. +Famagouste avait été perdue après trois ans de siège (1464). Dans une +querelle entre des compétiteurs à la couronne de Chypre, les Génois +s'étaient attachés à la faction d'un bâtard du dernier Lusignan contre le +parti de la fille légitime et du gendre. Les Vénitiens firent triompher +ceux-ci. On prit Famagouste; de révolution en révolution intérieure ce +fut Venise qui demeura seule maîtresse de l'île. Il n'en resta rien aux +Génois. + +Tandis que la république éprouvait ces pertes au loin, au dedans elle +était tyrannisée au nom du duc de Milan2. L'oppression devenait +intolérable. Le conseil avait chaque jour à faire porter des réclamations +au duc par des ambassadeurs. Assez bien traités communément et renvoyés +avec des promesses, les réponses qui les suivaient de près étaient +pleines de refus et d'aigres reproches, comme si un malin esprit fût +intervenu pour les dicter. La pesanteur des impôts était le principal +sujet de plaintes. On avait établi pour le gouvernement une contribution +générale qui se nommait le tribut. Le gouverneur milanais fit entendre +aux artisans, aux classes inférieures, qu'il leur convenait d'exiger que +la somme à répartir fut divisée en deux rôles, un pour les riches, +l'autre pour les pauvres. Une fois que ce partage serait équitablement +fait, le fardeau du riche ne pourrait plus être rejeté sur le pauvre par +des exemptions scandaleuses ou par des taxations iniques. Les artisans +adoptèrent ces idées avec avidité. Ils déclamèrent hautement contre +l'injuste part qu'on leur avait faite dans la distribution des charges de +l'impôt. Ils en demandèrent la réforme immédiate. Cette discussion +s'échauffant, le gouverneur affecta d'en être effrayé. Il se fit donner +un nouvel ordre de Milan et notifia que le duc entendait avoir dans sa +citadelle du Castelletto au port une communication directe et fortifiée, +afin d'assurer en tout temps à ses garnisons l'accès et la retraite. La +citadelle est sur la colline de Saint-François, qui domine la ville au +nord; elle est écartée de la mer, et, pour y atteindre, le chemin devait +être tracé, et il le fut en effet, à travers les rues et les beaux +édifices qui déjà méritaient à Gênes le titre de superbe. La désolation +fut extrême à cette incroyable entreprise. Les menées suivies pour +diviser les esprits perdirent leur fruit. Tout fut unanime quand on vit +commencer l'exécution. On se hâta d'envoyer des ambassadeurs à Milan, +pour supplier de renoncer à ce projet aussi préjudiciable qu'insultant. +Mais l'attente du succès de cette démarche ne suffisait pas à +l'indignation publique. Le peuple s'attroupait devant les travaux +commencés. Lazare Doria, plus courageux que les autres, tira son épée +tranchante et détruisit les cordeaux tendus pour marquer l'alignement des +fortifications. Le gouverneur s'en intimida, le duc lui-même participa à +cette impression de terreur; il permit que les travaux fussent +interrompus. A cette nouvelle le peuple, se donnant carrière, courut +arracher de leurs fondements les premières constructions de cette oeuvre +de tyrannie. Ce mouvement fut chez le duc un nouveau sujet de déplaisir. +On prit d'autres mesures. Des levées très-considérables furent faites en +Lombardie et menacèrent Gênes. Un certain nombre de citoyens importants +reçurent tout à coup l'ordre de se rendre à Milan: le bruit courut +qu'ils allaient peut-être chercher le supplice. Ces annonces excitèrent +dans Gênes une fermentation nouvelle. Un jeune noble, Jérôme Gentile, +prit les armes et s'empara de la porte Saint-Thomas; quelques citoyens le +joignirent, mais la masse hésita. Le mouvement languissait, la révolution +n'était pas mûre. Gentile, désespérant du succès, consentit à se retirer +et à accepter une amnistie pour lui et pour les siens, à la condition +singulière qu'on lui rembourserait les frais de sa prise d'armes. Elle +coûta 700 écus; on les paya, et l'on excusa à Milan cette aventure comme +l'étourderie d'un jeune homme, désavouée et réprimée par ses concitoyens. + +Le duc Galéas ayant été assassiné sans qu'aucune révolution immédiate +s'ensuivît, le jeune Jean-Galéas fut reconnu à Gênes comme à Milan. Sa +mère, Bonne de Savoie, gouverna comme tutrice et régente. + +La ville de Gênes resta d'abord assez calme; mais les mécontentements +n'étaient pas encore effacés. Il y avait des ambitieux toujours prêts à +se soulever. La liberté des discours était poussée fort loin: l'autorité +inquiète se hasarda à faire un exemple; on enleva deux populaires; mais +à ce spectacle le peuple s'émut et les délivra violemment. Le cri de +liberté commençait à se faire entendre, quand Pierre Doria se dérobant +aux efforts faits par sa famille pour le retenir, vint sur la place +publique déposer la toge et prendre les armes en appelant à +l'affranchissement de la république. Cet élan entraîna tous les citoyens. +Les soldats milanais ne purent tenir devant le peuple. Le gouverneur +courut au Castelletto, et donna ordre aux siens de se rendre dans cet +asile; mais cette retraite fut une déroute. Des toits, des fenêtres, les +pierres pleuvaient sur la troupe, elle précipitait sa fuite en jetant ses +armes: les rues étaient jonchées de lances et de casques; dans le même +temps la populace, qui s'était portée dans le palais abandonné, y pillait +non-seulement ce que le gouverneur et ses gens y avaient laissé, mais +détruisait jusqu'aux portes et aux fenêtres, considérant dans sa folie, +dit un écrivain génois, cet édifice comme un repaire de la tyrannie et +non comme le siège vénérable de la patrie commune et des conseils de la +république. + +Aucune préparation, aucune alliance ne promettait la stabilité à la +révolution spontanée qui venait de s'opérer. Les nobles ne voulaient ni +en prendre la responsabilité à Milan, ni, dans leur jalousie, en laisser +recueillir le fruit au petit nombre de leurs jeunes gens qui l'avaient +exécutée. Cependant qui allait gouverner? Déjà arrivaient ou se +rapprochaient de la ville des Adorno, des Fregose et l'archevêque Paul +tout des premiers. + +Mais à Milan on s'avisa pour cette fois d'une habile politique: on y +tenait emprisonné, depuis quelques mois, par une précaution jalouse, +Prosper Adorno, le personnage alors le plus éminent de sa race. Non- +seulement on lui rendit la liberté, mais on l'expédia à Gênes avec le +titre de gouverneur ducal. Introduit avec quelques suivants tous Génois, +mais appuyé par une armée milanaise contre laquelle Hiblet Fieschi avait +peine à défendre les portes, il tombe tout à coup au milieu de tous ces +rivaux qui disputaient le pouvoir, il est accueilli par de nombreux amis. +On crie Adorno et Spinola, sans faire mention du duc de Milan pour ne pas +offenser les oreilles du peuple, comme pour lui taire qu'on vient lui +rendre ce maître étranger. + +Quand Prosper, si favorablement reçu, peut se faire entendre, il fait +lire en public les lettres de la régente de Milan qui l'avaient constitué +vicaire représentant du duc et gouverneur de Gênes. Une pleine amnistie y +est écrite en faveur de qui a pris les armes. Les paroles de protection, +les invitations à la concorde y sont prodiguées. Prosper y ajoute en son +propre nom l'assurance de ne garder aucune haine, aucun esprit de parti, +aucun sentiment qui ne soit pour le bien de la patrie commune. Aussi +empressé que le reste de la ville de se débarrasser de l'armée qui l'a +conduit, il fit entendre qu'elle avait droit et besoin d'obtenir une +prompte récompense. On délibéra d'y consacrer 6,000 ducats, et beaucoup +de citoyens trouvèrent que c'était s'en tirer à bon compte: en trois +jours l'affaire fut consommée sans trouble. Les gens de guerre +n'entrèrent point; ils partirent pour aller assiéger les terres des +Fieschi. Hiblet, qui y avait cherché sa retraite, abandonné par ses amis, +fut obligé de traiter et de subir la loi qui lui fut imposé de suivre le +général San Severino à Milan. Là, cet homme hardi et né pour les +révolutions fut bientôt le confident et le complice de ses vainqueurs. Il +entra dans une intrigue tramée entre San Severino et les oncles du duc +pour dépouiller la régente. Le complot fut découvert, les princes furent +exilés, l'un d'eux se noya en se retirant; San Severino prit la fuite, +Fieschi fut mis en prison. On profita de cette occasion pour ruiner le +reste de la puissance de cette illustre famille. Jean-Louis Fieschi, chef +d'une des principales branches, fut dépouillé de ses châteaux; on lui +offrit de riches récompenses s'il voulait consentir à devenir habitant de +Milan, il préféra la pauvreté avec l'indépendance. + +(1478) Prosper Adorno fut accusé à Milan d'avoir secondé mollement les +opérations en Ligurie. On le soupçonna même d'avoir secrètement aidé +Jean-Louis Fieschi à qui, disait-on, il devait donner sa fille en +mariage, et du moins il lui fit épouser sa nièce. On en prit du déplaisir +à Milan, et la déposition d'Adorno y était décidée. Quelques troupes +ayant été expédiées à Gênes pour passer de là en Corse, on crut d'abord +que, sous ce prétexte, elles venaient pour chasser le vicaire, mais la +résolution fut ajournée, du moins les troupes accomplirent leur +destination; elles allèrent combattre un Fregose (Thomasino) qui avait +soulevé une partie de la Corse. Il fut battu et réduit à se rendre à +Milan pour y habiter. On l'y traita avec bonté, il fut caressé, +probablement dans la vue politique de s'attacher en lui, pour les +occasions futures, la famille émule des Adorno. + +Que les princes et les hommes d'État de ce siècle fussent sans bonne foi, +sans respect pour leurs serments aussitôt que leur intérêt leur +promettait quelque profit dans la perfidie, c'est ce que tout le monde +sait. Nous avons été accoutumés aussi, quand les chroniques nous +servaient de guides, à voir des éloges donnés dans une page à la vertu +d'un grand personnage et démentis à la page suivante: c'est qu'on avait +écrit à mesure et toujours officiellement et pour l'autorité. Cependant +on ne comprend pas bien comment les écrivains génois contemporains, mais +écrivant de suite et après les événements, entendent la morale et +craignent si peu de se contredire. Quand Prosper Adorno accepte d'être +l'instrument de la servitude de sa patrie et se laisse nommer vicaire du +duc de Milan, les historiens s'empressent de nous dire que comme c'était +l'homme le plus religieux à garder sa foi et sa promesse, il tint avec +une grande fidélité celle qu'on avait exigée de lui à Milan. Tous +s'empruntent et copient cet éloge. Puis sans réflexion ils nous racontent +non-seulement l'alliance de Fieschi, mais encore la pleine défection de +Prosper traitant avec Ferdinand, roi de Naples. + +Ferdinand, en querelle avec les Médicis, voulait encore empêcher la +régente de Milan de les secourir. Fomenter une révolution dans Gênes +contre le gouvernement milanais lui sembla le parti le plus sur et le +plus facile. Prosper, dès la première ouverture, s'engagea dans cette +manoeuvre. Le roi lui envoya une assez forte somme accompagnée de +promesses. Deux galères venaient à sa disposition; mais cette trahison +fut connue de la duchesse. Elle crut avoir dans Gênes assez de force et +d'autorité pour se faire obéir, et elle résolut de prévenir Adorno. +L'évêque de Côme entra déguisé dans la ville, et, annonçant brusquement +sa présence et des ordres de Milan, il manda le sénat3 dans l'église de +Saint-Cyr, loin du palais; là il fit lire devant le public les lettres +qui le nommaient vicaire et qui destituaient Adorno. Mais, sur les +nouvelles de cette assemblée que des émissaires portèrent jusqu'à Prosper +et répandirent dans la ville, le peuple s'arma spontanément pour Adorno +et marcha vers Saint-Cyr. Le tumulte fut tel que l'évêque de Côme n'eut +que la citadelle pour refuge; les nobles furent contraints de se tenir +cachés. Prosper déclara qu'il rompait tout lien avec le duc de Milan, et +quitta le titre de vicaire. La république redevint indépendante. Adorno +garda le pouvoir sous le nom de recteur. Six des principaux artisans et +deux marchands lui furent adjoints pour modérateurs de son autorité; +d'où l'on voit par qui et en quel sens la révolution était faite. Telle +était l'ardeur des sentiments du peuple qu'on exigea une loi nouvelle +pour renforcer l'exclusion des nobles; ils ne devaient être appelés ni +au gouvernement proprement dit ni parmi les anciens au sénat, pas même +dans les grands conseils, excepté quand il y avait à délibérer sur +l'impôt; car, pour le consentir, le respect de la propriété privée se +faisait encore entendre au milieu des passions politiques. + +Les soldats milanais étaient toujours dans les citadelles de Gênes. Il +fallait cependant se défendre contre les forces que la régente de Milan +envoyait de nouveau et contre les garnisons restées encore dans les +forteresses: on avait bien peu de troupes à y opposer; mais les +citoyens étaient animés et excités à la défense. La résolution et le +courage s'accrurent quand on vit arriver Jean-Louis Fieschi. Relégué et +passant par mer d'un lieu d'exil à un autre, il avait su le danger de la +patrie, il s'était mis en liberté et avait tout bravé pour venir la +défendre. Enfin l'ennemi approcha; la bataille fut livrée, elle fut +sanglante. Les Milanais parvinrent trois fois aux palissades génoises +sans les franchir. Leur ardeur se soutenait encore, mais des hauteurs +qu'ils attaquaient ils virent entrer dans le port un convoi napolitain; +c'étaient des troupes, des armes et des vivres que Ferdinand envoyait +pour renfort aux assiégés. La lassitude d'un long combat inutile fit +exagérer ce secours. Les assiégeants crurent désormais leurs efforts +superflus, leur salut en danger, ils se débandèrent et prirent la fuite. +Les Génois les poursuivirent et en firent un massacre. On recueillit un +grand nombre de prisonniers. Beaucoup furent vendus sur les galères +napolitaines pour tirer la rame; les paysans dépouillèrent tellement ceux +qu'ils ne massacrèrent pas qu'en retournant chez eux ces malheureux +empruntaient aux plantes et aux rameaux des arbres de quoi couvrir leur +nudité. Ainsi s'entendaient les lois de la guerre, à la fin du quinzième +siècle, dans un pays qui se croyait le plus civilisé de l'Europe. Les +Fieschi eurent soin de faire retenir tous les prisonniers de marque qui +étaient tombés entre les mains de leurs gens, afin de les employer par un +échange pour la liberté d'Hiblet qui était toujours détenu. Quant aux +terres que les Milanais avaient enlevées à leur famille, ils y rentrèrent +en triomphe4. + + +CHAPITRE IX. +Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est supplanté par +l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur de Gênes. + +Quand la ville fut en sûreté, on n'en resta pas plus uni; la noblesse, +dont une portion avait pris grande part à la délivrance, se plaignit de +la défiance redoublée avec laquelle on la traitait. Encore à rapproche de +l'ennemi, on avait publié un décret qui obligeait tout noble à sortir de +la ville. L'exclusion permanente des conseils était une injustice et un +outrage intolérable. Si la sujétion des Spinola aux Milanais avait +blessé, les deux Fieschi accourus à la défense, les autres nobles qui +avaient combattu pour la cause publique ne voulaient pas se laisser +traiter en ilotes. Attentif à cette discussion et pressé de l'accroître, +le gouvernement milanais s'avisa d'ouvrir à Hiblet Fieschi les portes de +sa prison et le renvoya à Gênes. On l'instruisit avant son départ à +diriger les esprits dans le sens des intérêts du duc. Il promit tout, +arrivé il se garda de tenir parole; mais il suffisait de sa présence +pour semer la discorde, et de ses manoeuvres pour la faire éclater. Il +vint réclamant, exigeant, menaçant. Le gouvernement d'Adorno, intimidé, +lui donna une grande somme, car, dit un contemporain, alors tout se +réduisait en argent, et la république devait racheter sa paix de ses +propres enfants. Milan ne tarda pas à susciter un autre personnage +dangereux, et ce fut, dit-on, par l'intrigue des nobles de Gênes. On vit +paraître sur la scène Baptiste Fregose, neveu de Louis et de Paul, et +fils de Pierre, cet ancien doge qui avait été brigand et qu'on tua dans +les rues de Gênes. Baptiste qui avait vécu à Novi, en sortait avec +quelques gens à lui. Les garnisons milanaises qui gardaient encore les +forteresses du Castelletto et de Lucoli, mais qui n'auraient pu y tenir +longtemps, les lui livrèrent. Tout avait été préparé pour faire un coup +de main en sa faveur. Cependant dans l'autre parti toutes les précautions +avaient été prises pour la défense. Un combat fut promptement engagé. Les +défenseurs des Adorno furent vainqueurs dans la première attaque. Mais +l'entreprise n'était pas à sa fin; Baptiste Fregose fit négocier avec +Hiblet Fieschi, toujours avide d'argent, toujours accessible à l'intrigue +et pour son profit indifférent aux Adorno comme aux Fregose. On lui +promit 6,000 ducats, mais, ce qui était plus certain, on lui en compta +2,000. Jean Doria fut l'entremetteur du traité; il fut convenu qu'Adorno +serait chassé, que Baptiste Fregose serait doge, qu'Hiblet Fieschi aurait +la forteresse de Lucoli. L'ambassadeur de Naples agréa cet arrangement; +en peu de jours il devint public; aussitôt Adorno se vit déserté de tout +ce qui l'avait entouré. A un jour déterminé, le parti de Fregose se +montra et donna la chasse aux partisans des Adorno. Prosper, en se +sauvant fut poursuivi par quelques hommes avides de vengeance; il gagna +la darse, et, pour se réfugier sur la chaloupe d'une galère du roi de +Naples, il fut obligé de se jeter tout vêtu à la mer. + +Baptiste Fregose, par une élection solennelle, fut nommé doge aussi +légalement que s'il n'eût pas acheté sa place (1479). Louis Fregose, +comprenant qu'il ne pouvait être refait doge, se contenta du commandement +militaire de la ville (1480). + +On demandera où était l'archevêque Paul, comment il éclatait des troubles +à Gênes sans qu'il y vînt prendre part; pourquoi il laissait sa famille +chasser sans lui les Adorno et un autre Fregose monter au siège ducal +sans qu'il accourût le lui disputer ou le lui voler. Une autre ambition +le retenait ailleurs. Sixte IV nommait cardinal ce digne pasteur des +Génois, et, dans un danger pressant pour l'Italie (1481), il le faisait +commandant des forces maritimes envoyées contre les Turcs, qui avaient +passé l'Adriatique et s'étaient emparés d'Otrante, effrayant Rome et +toute l'Italie. Le pape alarmé cherchait de toutes parts des forces à +leur opposer. Il demandait des galères aux Génois et en faisait armer +quelques-unes; et c'est au cardinal Paul Fregose qu'était donné le +commandement de la flotte: son apprentissage de piraterie lui comptait +pour en faire un amiral. Il alla devant Otrante avec ses galères, mais la +mort de Mahomet II fit plus que les armes des chrétiens, et, au bout de +quelques mois, les Turcs rendirent la place et se rembarquèrent. + +Aussitôt le cardinal archevêque prit le chemin de son diocèse; il vint +montrer sa pourpre à ses amis et à ses ennemis; il vint épier l'occasion +de ravir la place de doge par astuce ou par force, et il n'attendit pas +longtemps. + +(1483) Baptiste Fregose n'était pas aimé; dans la persuasion que +personne ne s'élèverait en sa faveur, tout moyen parut bon pour s'en +débarrasser. Le doge, visitant l'archevêque son oncle, fut arrêté de la +main de celui-ci, contraint de signer une renonciation de son titre et +des ordres pour remettre les forteresses, puis enlevé et déporté à +Fréjus. Là, il alla compiler à loisir un livre d'exemples et de faits +notables dont le but principal était de mettre en lumière la scélératesse +de l'oncle qui l'avait dépouillé. Dans la surprise de cette révolution, +personne ne se montra pour la combattre. Trois cents suffrages nommèrent +l'archevêque doge sans tumulte ni opposition. + +Il ne fut ni plus sage ni à peine plus retenu dans sa nouvelle +administration que dans la précédente. Si la maturité de l'âge et sa +dignité de cardinal le tenaient un peu plus en frein, ses alentours n'en +prenaient que plus de licence. Fregosino, le plus violent et le plus +insolent des bâtards de prince, donna libre carrière à tous ses vices et +montra l'exemple aux autres fauteurs de son père. On revit les crimes les +plus atroces. Paul Doria enleva dans la rue une femme belle et riche; un +des Fregose, se prétendant offensé par un Lomellino, le fit assassiner +publiquement. Tel fut pendant quatre ans le régime sous lequel le +cardinal doge tint ou laissa la ville de Gênes1. +(1484) Les affaires politiques ne furent pas mieux conduites. La première +fut une guerre entre voisins, où l'on signala l'impéritie et la +corruption des chefs, naturelle suite des choix d'un mauvais +gouvernement. Une paix s'était négociée à Rome; les Génois devaient +rendre Pietrasanta et garder Sarzane; mais les Florentins refusèrent +(1486) de ratifier le traité et recommencèrent à presser le siège de +Sarzane. Le pape fut accusé d'être l'instigateur secret de cette rupture. +C'était, sous le nom d'Innocent VIII, Cibo, Génois de naissance, mais qui +avait passé sa vie dans le royaume de Naples. Il était tourmenté de +l'envie de faire la fortune de son fils, car les bâtards ne manquaient +pas aux papes de cette époque. Il s'était contenté d'abord du projet de +lui faire donner pour femme la fille de Lazare Doria, mais celui-ci +s'était excusé de cette alliance. Innocent en conçut un ressentiment +profond; et quand ce fils de pape, refusé par notre Génois, devint le +gendre du magnifique Laurent, la partialité du pontife contre Gênes n'eut +plus de frein. Il se répandait en griefs; il avait voulu emprunter, on +lui avait demandé des sûretés telles qu'on les exigerait d'un marchand en +faillite imminente; il avait envoyé une somme pour construire une +chapelle, on s'en était emparé sous prétexte de l'appliquer au payement +d'une dette; enfin il avait la petitesse de se plaindre qu'on se fût +obstiné à faire payer les droits de douane sur des meubles qui lui +étaient destinés. + +(1487) On recommença la guerre. Sarzane avait été, comme nous l'avons vu, +le patrimoine assigné à l'ancien doge Thomas Fregose: sa famille avait +vendu ses droits à Florence. Pendant les révolutions et les guerres, la +famille Fregose rentra dans la seigneurie vendue; les Florentins ne +purent alors la reprendre. La république génoise regardait la possession +de Sarzane comme le boulevard de son territoire oriental, et surtout +comme une propriété trop précieuse pour la laisser passer à des émules. +La maison de Saint-George acheta les droits des Fregose et se prépara à +résister aux armes florentines. + +Pour défendre Sarzane il fallait conserver Pietrasanta. Des commissaires +génois y étaient renfermés; ils promettaient d'y tenir; de prompts +secours leur avaient été envoyés; mais Laurent de Médicis vînt au siège +avec de l'argent, et la place lui fut immédiatement livrée. Les chefs de +l'armée et de la flotte envoyés contre les Florentins ne furent ni plus +heureux ni moins suspects. Un d'eux, appelé pour rendre compte de sa +conduite, aima mieux déserter qu'obéir. Un des commissaires de +Pietrasanta eut la tête tranchée. Après avoir prolongé la défense, +Sarzane capitula; les Florentins en prirent possession. + +Le mécontentement fut grand à Gênes. Les affaires de la république et +celles de Saint-George souffraient de tous les côtés. La Corse était +soulevée par l'audace de Jean-Paul de Lecca et par les intrigues de +Thomasino Fregose. Il n'avait jamais renoncé à l'espoir d'être maître de +l'île où son origine maternelle le recommandait. Chassé par les forces du +duc de Milan, retenu en Lombardie, il était revenu à Gênes quand sa +famille y était au pouvoir. Quand la maison de Saint-George avait repris +possession de la Corse, il avait élevé quelques prétentions pour se faire +donner une indemnité en argent. Saint-George avait acquis tous ses droits +et les lui avait payés. C'est dans cet état qu'il agissait sous main pour +reprendre ce qu'il avait vendu; de Gênes il fomentait les révoltes dans +l'île et s'alliait aux insurgés. + +Le mauvais état de toutes choses avait fait demander une baillie; elle +reçut le pouvoir de veiller aux affaires de la république et de Saint- +George tout à la fois: le doge ne put l'empêcher. Cette dictature prit +un parti vigoureux. Thomasino fut constitué prisonnier et envoyé en +détention à Lerici. Le doge et Fregosino son bâtard l'emportèrent contre +la licence des magistrats qui osaient vouloir faire justice d'un Fregose. +Celui des membres de la baillie qui avait opiné le plus librement fut +assailli et laissé pour mort par des serviteurs bien connus de Fregosino; +et quant au prisonnier, la trahison de ses gardiens le mit hors de sa +prison de Lerici. Il passa en Corse pour y exciter de nouveaux +soulèvements. La baillie y avait envoyé des forces; elle avait fait +recevoir à la solde de Saint-George des capitaines français. Avec ce +secours on prit la place de Lecca; Jean-Paul et Thomasino furent mis en +fuite. + +Ainsi les Génois, lassés de tant de fautes et de méfaits, fatigués d'un +despotisme sans gloire, commençaient à tenter de retirer leurs affaires +des mains du doge. Le cardinal sentit l'animadversion publique, et, +déterminé sans scrupule à sacrifier sa patrie pour se faire un appui et +pour garder le pouvoir, il tourna les yeux sur Louis le More dont +l'ambition cherchait partout à s'assurer des alliés. + +Louis avait chassé violemment la duchesse Bonne, sa belle-soeur, et +s'était emparé de la régence de Milan et de la tutelle du jeune duc. Son +oncle, une fois investi du pouvoir, et tous les ressorts de l'État entre +ses mains, s'était vu avec le temps plus maître à la majorité précoce +d'un prince timide que pendant la tutelle; cette dépendance de Jean +Galéas dura longtemps. Cependant Louis sentait qu'une puissance empruntée +était précaire. Il épiait le moment de se débarrasser de ce fantôme de +prince, et en attendant il lui convenait de se donner des points d'appui. +Reprendre la seigneurie de Gênes, au hasard de souffrir quelque temps que +sous sa protection le doge y gouvernât était une des vues les plus +naturelles de sa tortueuse politique. Le cardinal et lui furent bientôt +d'accord et se lièrent étroitement (1488). Le bâtard Fregosino épousa une +nièce du More, soeur bâtarde du jeune duc. On affecta de célébrer leurs +noces dans Milan avec une pompe royale où figura solennellement une +ambassade génoise. Le prix de cette union devait être la proclamation de +la seigneurie de Sforza, le retour à l'ancienne dépendance de Gênes, et +les ambassadeurs étaient envoyés pour la reconnaître. L'annonce de cet +attentat devenu trop vraisemblable fit éclater les mécontentements qui +couvaient depuis quatre années. Tous les ennemis du gouvernement de +l'archevêque se coalisèrent. Baptiste Fregose quitta son exil pour venir +se venger de l'oncle qui l'avait dépouillé et fut le plus ardent à le +renverser à son tour. Paul Augustin et Jean Adorno, chefs à cette époque +de la faction opposée, s'unirent avec lui. Hiblet et Jean-Louis Fieschi +ramassèrent leurs vassaux. Hiblet était l'âme secrète de la conjuration; +il commença à parcourir les campagnes avec des satellites. Le cardinal +lui écrivit et lui rappela leur ancienne intimité, leur complicité, +pouvait-on dire; il lui demanda pourquoi il semblait se donner une +attitude hostile; il l'invita à licencier ses soldats et à venir recevoir +toutes les satisfactions qu'il pourrait désirer. Hiblet répondit +amicalement: quelques-uns de ses anciens compagnons d'armes, disait-il, +étaient venus le visiter, il ne pouvait se refuser à leur donner +l'hospitalité; mais, toujours ami du cardinal, il se proposait de venir +familièrement à sa table. En effet, tout à coup il parut, mais en armes, +et surprit une porte de Gênes. Le mouvement éclata aussitôt. Le cardinal +reconnut que le palais et la ville n'étaient pas tenables, puisqu'il +n'avait pour lui que ses stipendiaires; mais en les conduisant au +Castelletto, en s'y fortifiant avec eux, il pourrait attendre les secours +du More, et avant cela même intimider la cité. Il exécuta cette retraite. +Poursuivi, il pensa périr comme autrefois Pierre son frère. Baptiste +Fregose était sur le point de l'atteindre, résolu dans sa haine à ne pas +laisser échapper vivant un oncle si odieux. Personne ne prit la défense +du doge; mais le seul Paul Doria, son ancien fauteur, coupa le chemin à +Baptiste, et donna le temps au cardinal de se renfermer. + +Celui-ci, s'il n'avait pu résister dans son palais à la population +entière, parvenu dans la forteresse, n'était pas homme à perdre courage, +à s'y laisser forcer ou à se rendre sans combat. Il garda les dehors, il +porta des troupes au pied de la montée que le Castelletto domine. De là +il prenait l'offensive. Ses mercenaires pillaient les maisons, mettaient +le feu aux plus beaux palais dont ces riches quartiers abondent. Au +moment de la retraite du cardinal, Augustin et Jean Adorno avaient été +reçus en triomphe par leur parti: ils firent donner à Jean-Louis Fieschi +la conduite des opérations militaires. Quand on vit que la persévérance +du cardinal coûterait beaucoup à vaincre, on eut recours à l'assistance +extérieure; on chercha partout des protecteurs, des maîtres s'il le +fallait; on inclinait à retourner sous la seigneurie de la France, où le +jeune Charles VIII avait succédé à Louis XI. On envoya des ambassadeurs à +Paris solliciter des secours d'hommes et d'argent, et négocier au besoin +la soumission de la république; mais la cour de France était occupée +d'autres affaires, et Gênes ne pouvait attendre. Le cardinal avait +invoqué les droits de son alliance avec les Sforza, et un puissant +secours lui venait de leur pays; Jean-François San Severino, comte de +Cajazzo, conduisait une armée déjà parvenue à Novi. L'urgence inspira un +parti à prendre, ou plutôt seconda les vues secrètes des Adorno. Thomas +Giustiniani, leur parent, fut envoyé au-devant du comte, pour excuser la +ville, pour protester qu'on n'avait pris les armes que contre la tyrannie +de l'archevêque et contre l'intolérable insolence de Fregosino. On avait +été loin de craindre la seigneurie du duc de Milan, et il devait croire +qu'obtenue des voeux du peuple elle serait plus solide qu'achetée du +cardinal. Cette insinuation fut entendue à Milan. On s'y résolut à +sacrifier le cardinal, mais le gouvernement était plus difficile à +arranger à l'intérieur qu'à combiner avec la seigneurie étrangère. Les +Fieschi, moyennant qu'on leur conservât des commandements militaires, +consentaient à l'élévation des Adorno; car il n'était pas temps +d'effacer la loi populaire qui excluait les nobles de la première place. +Cependant Baptiste Fregose avait encore des prétentions. Autrefois son +oncle l'avait chassé, pour se mettre à sa place, il se flattait de la +reprendre comme son bien; mais le vicariat du duc de Milan ne pouvait se +partager; et parmi les concurrents, le plus faible fut bientôt jugé et +dévoué; le sacrifice s'accomplit dans le sein de la familiarité que le +péril commun avait fait naître entre les émules. Baptiste Fregose allait +conférer pendant la nuit chez Augustin Adorno. Il y fut saisi par celui- +ci et par les Fieschi. Le prisonnier crut qu'on en voulait à ses jours, +on le rassura. On lui exposa amicalement la nécessité politique qui +exigeait qu'on se délivrât de sa concurrence et de sa présence. Au point +du jour il fut remis entre les mains de Jean Grimaldi, ami commun, en qui +il avait confiance. Il fut embarqué et conduit d'abord à Monaco, puis à +Fréjus; il put y ajouter un nouveau chapitre au volume qu'il avait écrit +quand son oncle le fit tomber dans le même piège. San Severino et son +armée entrèrent à Gênes. Le duc de Milan fut reconnu seigneur: Augustin +Adorno fut nommé gouverneur ducal pour dix ans. Les forces que le +cardinal avait appelées pour le secourir furent alors employées à +l'assiéger. Il pensa à traiter à son tour avec la France; mais il n'en +eut pas le temps; quand une plus longue résistance devint impossible, +il capitula. Le duc lui accorda 6,000 ducats de pension, en attendant +qu'on pût obliger le pape à lui conférer des bénéfices de l'Église d'un +revenu pareil; et Gênes, pour la garantie de cette promesse, fournit des +cautions pour 25,000 ducats. On lui réserva la liberté d'habiter à Gênes, +et il s'engagea en ce cas à s'y renfermer dans les attributions de sa +dignité d'archevêque; mais il ne profita pas de cette faculté, il se +retira à Rome. + + +CHAPITRE X. +Gouvernement d'Augustin Adorno. + +(1488) Les premiers temps du gouvernement d'Adorno ne promettaient ni +modération ni impartialité. Les hommes de son parti, se revoyant en +force, se conduisaient en vainqueurs: ils se livraient aux violences +d'une réaction; ils exerçaient des vengeances: plusieurs assassinats +furent commis en plein jour; les meurtriers étaient connus et ils +restèrent impunis. Les Fieschi eux-mêmes se plaignaient des Adorno, et +leur intime alliance fut sur le point de se rompre. Louis le More fut +obligé d'envoyer à Gênes un de ses principaux confidents pour enjoindre +de se contenir avec plus de retenue et de prudence. Quand ces +avertissements eurent inspiré plus de sagesse, peu à peu les biens de la +paix se firent sentir, et quatre années de ce régime passèrent avec assez +de calme. La valeur des fonds publics s'en ressentit favorablement, et +l'on parut content. Le commerce avait repris confiance; or le commerce à +Gênes, c'étaient toutes les classes supérieures, toutes marchandes, +jusqu'à la noblesse la plus illustre. + +Les classes inférieures, tout en recueillant les fruits de la +tranquillité publique, étaient moins résignées à la perte de +l'indépendance nationale. Adorno en fut haï; le peuple ne le considéra +pas comme le magistrat à qui ses concitoyens avaient trouvé expédient de +se soumettre, mais comme la créature et le suppôt d'une tyrannie +étrangère, comme un homme qui a vendu la liberté et acheté la domination +de sa patrie. + +Le mécontentement populaire remontait jusqu'à Ludovic. Nous avions vu +Louis XI céder ses droits sur Gênes au duc de Milan, celui-ci les avait +reçus en fief et en avait rendu et réitéré l'hommage. Nous ignorons si +ces démarches avaient été tenues secrètes, mais maintenant Louis le More +s'avise de demander une nouvelle investiture à Charles VIII. Celui-ci +croit faire, en l'accordant, un acte de souveraineté qui conserve les +droits de sa couronne, et cette vaine cérémonie blesse les coeurs génois. +On aurait donc, disait-on, trois maîtres, là où l'on devait n'en point +avoir! On reconnaîtrait la souveraineté de la France avec laquelle on +attendait avoir rompu tout lien! + +Cependant une grande querelle intérieure, un grave intérêt d'argent, dès +longtemps disputé, fut habilement réglé par Adorno avec le consentement +de Ludovic, et tous deux y gagnèrent de la popularité. Le tribut ou +vulgairement l'ordinaire était cette contribution annuelle levée au +profit de la seigneurie. Elle était odieuse aux maisons opulentes, parce +que, imposée en proportion des fortunes présumées, elle pesait presque +entièrement sur elles, et que, dans les temps de factions, la fixation +arbitraire de la taxe devenait une arme d'injustice. Le peuple, de son +côté, s'opposait virilement aux projets fréquemment renouvelés de +convertir cette prestation par tête en augmentation des droits sur les +consommations. L'idée de prendre la somme sur les profits de la maison de +Saint-George soulevait une autre classe d'opposants. C'était rejeter le +fardeau sur les actionnaires de la banque. Après deux ans de vives +contestations, les Adorno, pour se rattacher l'affection publique déjà +fort aliénée, firent des sacrifices pris sur leurs propres trésors. +Saint-George fournit tous les ans un modique contingent, on se procura +quelques autres ressources, enfin la taxe ordinaire fut totalement +supprimée. A peine cet arrangement fut consommé, chacun se sentit à +l'aise en se voyant délivré de la partialité qui le taxait. On laissa +paraître des richesses qu'on enterrait pour les soustraire à l'impôt; on +se hâta de les répandre dans le commerce, dans la navigation, où elles +fructifièrent promptement. + +Les Génois s'accoutumaient ainsi à un joug qu'on leur rendait léger. +Cependant dans leur prospérité il leur était insupportable de voir +Sarzane, qu'ils regardaient comme leur propriété, demeurée aux mains des +Florentins. Ils voulaient reprendre leur bien par les armes; mais toute +l'Italie était en paix; on craignait de la troubler pour ce seul +intérêt. Ludovic avait d'ailleurs à ménager les Florentins. Il employa +toute sa dextérité à empêcher les hostilités qui commençaient, à faire +remettre la querelle à son arbitrage, bien décidé à retarder la sentence +tant qu'il pourrait. + +(1490) La paix avec une beaucoup plus grande puissance avait été rendue +facile. Une guerre de corsaires s'était toujours entretenue entre les +Génois et les Catalans. Mais Ferdinand d'Aragon dominait paisiblement sur +la Sicile et sur la Sardaigne, et ce roi des Espagnes et des Indes +s'inquiétait peu désormais de disputer aux Génois la possession de +quelques châteaux sur le rivage de la Corse, sujet de la querelle. Il +accorda un traité de paix solennel qui augmenta la sécurité de la +navigation. C'était précisément le temps où un Génois venait de lui +ouvrir un nouveau monde, événement immense qui n'appartient pourtant à +l'histoire de Gênes que parce que Christophe Colomb naquit sur le +territoire de la république. Il vit le jour à Cogoleto sur le bord de la +mer, près de Savone. Fils d'un ouvrier en laine, lui-même ouvrier en soie +dans sa première jeunesse, le goût de la navigation, inné dans tous les +enfants de ce littoral, le lança bientôt sur les mers. Préoccupé des +récits et des fables marines qui poussaient alors aux découvertes, il +conçut l'idée d'arriver en Asie par l'occident, et ce ne fut point le +hasard qui lui fit trouver l'Amérique. Une théorie, soit de raisonnement, +soit d'instinct, le dirigea dans sa carrière aventureuse. Il n'avait pas +été sans précurseur à Gênes dans sa spéculation et dans sa tentative: en +1290, Théodose Doria et Ugolin Vivaldi, avec deux moines franciscains, +étaient sortis du port sur deux galères; ils avaient franchi le détroit +de Gibraltar pour aller chercher devant eux des mers nouvelles au +couchant, mais ils ne reparurent plus. + +On dit que Colomb offrit d'abord ses plans au gouvernement de Gênes: +c'était pendant l'administration des Fregose. Les historiens du pays n'en +font pas mention; mais il est fort naturel qu'on n'ait pas su distinguer +la conception du génie du rêve de l'aventurier, surtout qu'on n'ait pu +deviner la grandeur inouïe des résultats et qu'on ait reculé devant la +dépense. Ferdinand et Isabelle furent plus avisés et plus heureux. Ce ne +fut que par les ambassades expédiées à l'occasion de la paix que les +Génois apprirent la grandeur des découvertes de leur illustre concitoyen. +Plus tard, par son testament il légua à la maison de Saint-George le +dixième des revenus qui, après tant d'ingratitude, restèrent le prix des +dons immenses que lui devait la couronne d'Espagne. Mais les auteurs +génois qui écrivent peu après ce temps, nous disent qu'ils ignorent +pourquoi ce legs fait à Saint-George n'a pas été recueilli; et, en +effet, tout ce qui en reste, c'est un beau manuscrit conservé dans les +archives de Gênes, où sont transcrits les privilèges de Christophe Colomb +et de ses héritiers en Espagne et en Amérique. + +C'était à peu près en ce même temps que l'Espagne chassait les Mores, les +juifs et tous les chrétiens douteux qui avaient dans leurs veines +quelques traces de ce sang infidèle. Il est juste, et il convient à +l'histoire des moeurs et des opinions de dire que chez les Génois, +d'ailleurs si pieux, ce grand sacrifice excita plus d'étonnement et de +pitié que d'admiration pour le zèle de Ferdinand. On alla jusqu'à +suspecter son avarice dans ce témoignage de l'ardeur de sa foi. Le +premier écrivain qui s'en exprime ainsi était au service de la +république, et l'on peut croire que les sentiments qu'il ose avoir +tenaient de sa position quelque chose d'officiel. Tous les historiens du +pays, ses contemporains ou ses successeurs immédiats, accoutumés à le +copier, ont conservé son expression. Purger d'infidèles, dit-il, un +royaume si catholique parait d'abord une action sainte; mais on peut +dire qu'elle contient en soi quelque peu de sévérité. Cet événement +étranger fut la cause d'une grande calamité à Gênes. Les juifs fugitifs, +entassés au hasard dans les bâtiments qui purent les transporter, +dépouillés au départ, rançonnés par les patrons, arrivèrent en grand +nombre à Gênes dans l'état le plus déplorable. On ne leur accorda pas la +liberté d'un long séjour, mais dans leur profonde misère ils portaient +avec eux l'infection. Ils laissèrent dans la ville les germes d'une +maladie que l'on nomma la peste, et qui peut-être ressemblait plutôt à +ces fièvres, dirai-je contagieuses ou épidémiques, qui ravagent certains +pays maritimes aussi promptement que la peste d'Orient. Le mal dura +longtemps. Au printemps qui suivit cette fatale importation il devint +général. On prit des précautions extraordinaires: des magistrats +spéciaux furent nommés; on cantonna les malades. Il en réchappait à +peine deux sur dix. Quiconque put quitter cette ville empestée en sortit, +et ce fut une précaution salutaire. Comme on l'éprouve dans les crises de +la fièvre jaune, il mourut peu de réfugiés à la campagne et ils n'y +communiquèrent pas la maladie. + + +LIVRE HUITIÈME. +CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - SEIGNEURIE DE +GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU GOUVERNEMENT. - ANDRÉ +DORIA.- UNION. +1488 - 1528. + +CHAPITRE PREMIER. +Charles VIII. + +Nous voici arrivés au temps où, après quelques années de repos et de +prospérité, l'Italie entière fut bouleversée par les armées françaises. +Une invasion rapide et de peu de durée fut suivie de longues et +sanglantes conséquences. Jamais plus d'intrigues n'avaient joué à la fois +ou n'avaient plus multiplié les événements extraordinaires. + +Les princes d'Aragon possédaient paisiblement les Deux-Siciles. La +branche d'Espagne régnait dans l'île; les descendants d'Alphonse +occupaient le trône de Naples et recueillaient le fruit de l'adoption de +la reine Jeanne. On n'entendait plus guère parler des prétentions de la +maison d'Anjou. Le roi René était mort, et d'héritier en héritier les +droits de la maison d'Anjou étaient parvenus à Louis XI, et après lui à +Charles VIII. Charles acheva sa minorité au milieu des dissensions de sa +cour, de sa famille même, et personne ne pensait que ce jeune prince eût +plus que son père le dessein ni le moyen de revendiquer le sceptre de +Naples par les armes. + +Mais Ludovic Sforza était décidé à se débarrasser enfin de son neveu; il +voulait être duc de Milan en titre; il voulait s'agrandir, il lui fallait +de nouvelles alliances et surtout des intrigues politiques, des manoeuvres +sourdes, seul élément où il se sentît à l'aise. + +Il craignait la cour de Naples; car Jean-Galéas, ce pupille dépouille, +était devenu le gendre du roi Alphonse. Ludovic avait donc cherché des +appuis de toutes parts; il avait entretenu une étroite alliance avec les +Médicis; mais Laurent était mort, et il y avait peu de fond à faire sur +le caractère et sur la conduite de Pierre son fils et son successeur. +Alexandre VI, le détestable Borgia, était monté sur la chaire de saint +Pierre. Peu importait que son élection eût été scandaleuse et vénale. +Sous le prétexte de la paix de l'Italie, Ludovic et les Vénitiens firent +une étroite alliance avec le pontife; mais Sforza fut bientôt averti par +son frère le cardinal Ascagne, de ne pas compter sur Alexandre, prêt à le +trahir sans scrupule pour le moindre intérêt. Ludovic à son tour imagina +que bientôt la foi des Vénitiens chancelait à son égard. Le roi de Naples +lui demandait enfin que le pouvoir fût réellement remis à Jean-Galéas. Il +se voyait menacé, abandonné par toute l'Italie; il ne craignit pas de +l'exposer tout entière en y appelant un puissant étranger. Il fit +remontrer à Charles VIII qu'il était temps d'aller prendre possession de +son royaume de Naples en vertu des testaments qui l'appelaient. Il +offrait ses biens, ses forces, celles de Gênes, hommes, galères, argent; +enfin un traité fut conclu. Charles se prépara à passer les monts, à +joindre son allié Ludovic, à marcher à la conquête. Pour porter la guerre +en Italie, il acheta la paix ou des trêves sur toutes ses frontières. +Ferdinand d'Espagne, quelque peu d'intérêt qu'il prît à ses parents de +Naples, ne pouvait voir avec plaisir que le roi de France allât les +détrôner et pût de là menacer la Sicile; mais moyennant que, vers les +Pyrénées, on lui abandonnât la Cerdagne, il promit d'être neutre. Ses +paroles lui coûtaient trop peu à fausser pour ne pas en donner à celui +qui s'en contentait et qui en payait le prix. + +On trouve dans les mémoires de Gênes que le testament, par lequel Jeanne +révoquant l'adoption d'Alphonse d'Aragon, avait nommé pour héritier Louis +d'Anjou auquel René avait succédé, était resté longtemps égaré et qu'un +Génois, Èlien Calvo, procura ce précieux document au roi de France qui ne +l'en récompensa jamais. Les historiens français ne disent rien à quoi +l'on puisse rattacher cette anecdote. + +(1494) Des ambassadeurs français précédèrent le roi en Italie et +sondèrent les intentions de chaque gouvernement. A Venise on leur +répondit en termes généraux d'amitié et de révérence, et en s'excusant de +donner à un si grand roi des conseils qu'il daignait leur demander. +Pierre Médicis fit déclarer Florence pour l'Aragonais. Baschi, +l'ambassadeur du roi, demanda au pape l'investiture de la couronne de +Naples pour son maître; mais le saint-père répondit que, l'ayant déjà +donnée à Alphonse II qui venait d'hériter de Ferdinand Ier, il ne pouvait +l'ôter à un vassal du saint siège tant qu'il ne l'aurait pas jugé et +condamné. Tandis qu'il faisait cette réponse il mariait un de ses fils à +une bâtarde du roi de Naples. Ludovic seul, et les Génois, à son +insinuation, secondaient les Français. Pierre Durfé, grand écuyer de +France, était venu à Gênes prendre les mesures nécessaires, faire armer +des galères, et surtout emprunter de l'argent. Antoine Sauli prêta lui +seul 75,000 ducats1, et quand le roi fut à Rome, le même capitaliste lui +en fournit encore 25,000, sans appeler personne en partage de cette +grande subvention. On équipa onze vaisseaux, douze galères et vingt +galiotes; il vint de Marseille de l'artillerie; Sforza envoya des +troupes. Tandis que le roi Charles passait les monts, le duc d'Orléans +vint à Gênes et conduisit des Suisses. Le cardinal de la Rovere, qui, +depuis l'élection d'Alexandre, se tenait renfermé dans la citadelle +d'Asti, s'était échappé pour venir au-devant des Français. Jean-Louis +Fieschi prenait parti pour eux; mais Hiblet, brouillé avec lui, avait +quitté Gênes pour aller trouver le roi de Naples. Le cardinal Paul +Fregose voulut signaler encore ses vieux jours au milieu de ces troubles. +Il joignit Hiblet, et tous deux promettant de soulever la rivière +orientale de Gênes, persuadèrent à Alphonse de prendre l'initiative, de +mettre sa flotte à la mer et de faire ainsi diversion aux préparatifs +qu'on dirigeait contre lui. Ces deux anciens boutefeux montèrent sur les +galères napolitaines. En prétendant servir l'Aragonais ils n'avaient +d'autre but que de profiter de ses forces pour essayer de renverser les +Adorno. Ils vinrent jeter l'ancre dans le golfe de la Spezia et prirent +terre; mais Jean-Louis Fieschi accourut pour retenir dans le parti +opposé ses vassaux et ses amis; prompt, disait-il, à combattre son frère +s'il pouvait le joindre. Après un long combat, la flotte napolitaine se +retira. Fregosino, le fils de l'archevêque, Hiblet Fieschi, ses enfants +et leurs partisans furent laissés sur le rivage de Rapallo où ils +combattaient contre deux mille Suisses que le duc d'Orléans s'était hâté +de faire marcher sur eux. Ils se dispersèrent: Fregosino n'attendit pas +la chance de tomber entre les mains qui l'eussent livré à Ludovic, il se +rendit au duc d'Orléans. Les Fieschi, nés dans ces montagnes, en +connaissaient les issues, ils se dérobèrent à la soldatesque. + +Pendant ce temps, les Suisses maîtres de Rapallo y commettaient +d'épouvantables cruautés; ils pillaient et massacraient; ils avaient +mis à la chaîne tout ce qui avait semblé pouvoir rapporter une rançon ou +être bon à mettre en vente. Gênes entière se souleva d'indignation et +d'effroi, quand on vit ces vainqueurs effrénés traînant leurs captifs et +étalant leur butin dans les rues et sur les places publiques. Un +sentiment d'horreur qui frappa le peuple à cette vue produisit une émeute +spontanée. On courut contre les Suisses débandés, on leur arracha leurs +victimes, plusieurs furent massacrés. On s'en prit à leurs chefs, aux +Adorno; les officiers français furent obligés de se retirer sur leur +flotte. Le tumulte ne s'apaisa qu'à grand'peine. + +Les mercenaires suisses étaient alors la seule infanterie qui tînt en +ligne dans les batailles. Les puissances en guerre intriguaient pour se +dérober ce secours les unes aux autres. On caressait à l'envi ces +auxiliaires difficiles à conduire et à retenir, gens qui, indifférents à +toute cause et ne marchant que pour la solde, n'y souffraient ni rabais +ni retard; qui quelquefois prenaient pour nantissement la personne de +celui à qui ils étaient engagés; pour qui le pillage accompagnait de +droit le combat, et qui appelés pour se battre ne s'informaient pas si le +territoire était ami ou ennemi, si les habitants qu'ils trouvaient devant +eux devaient ou non être épargnés; mais aussi c'étaient des stipendiés +qui faisaient leur métier de combattants en conscience, et autrement que +ces bandes d'hommes d'armes, aventuriers du siècle précédent. Ceux-là, +ménagers des hommes et des chevaux et s'épargnant réciproquement, étaient +accoutumés jadis à des victoires qui n'avaient presque rien de sanglant. +Leurs combats n'étaient guère que des joutes. L'usage de l'artillerie +avait commencé à mettre hors de mesure ces guerriers si habiles à se +conserver. Les Français et les Suisses venaient montrer une guerre plus +sérieuse; et si le pillage était la plus grande calamité qui accompagnât +les aventuriers, le pillage, qui n'était pas moindre avec les Suisses, +était mêlé de bien plus de sang répandu sur le champ de bataille. + +Charles VIII ne vint pas à Gênes, où probablement Ludovic ne désirait pas +l'introduire. D'Asti il gagna la Toscane; mais avant qu'il eût traversé +le territoire lombard, Jean-Galéas était mort à l'improviste; son fils +enfant avait été laissé à l'écart, Ludovic avait pris ce titre de duc de +Milan si longtemps attendu. + +Pierre de Médicis s'était déclaré pour Alphonse: le roi de France +traitait la république florentine en ennemie. Il menaçait Sarzane et +Pietra Santa. Médicis vint au-devant de lui désarmé, s'excusant de ses +alliances avec les Aragonais et implorant son indulgence. Une convention +fut facilement conclue: Charles recevait en grâce les Florentins; ils +remettaient pour sûreté Sarzane, Pietra Santa et Pise; des garnisons +françaises y furent sur-le-champ établies avant même que le traité fût +écrit. Le roi s'engageait cependant à rendre ces places aux Florentins +aussitôt que la conquête de Naples serait achevée: Médicis se soumettait +à faire prêter au roi 200,000 florins par la république; car Charles +manquait d'argent et en demandait partout; mais, à la nouvelle de ce +traité, le peuple florentin indigné, se souleva contre les Médicis; +l'autorité de Pierre fut abolie, lui-même s'enfuit à Venise. Florence +députa au roi: toujours amie de la maison de France, asservie et trahie +par ses tyrans qui seuls avaient empêché la ville de se déclarer pour la +cause française, elle n'avait pas besoin d'eux pour s'y rattacher. C'est +elle, et non les Médicis, qui ouvrait ses portes à Charles; elle le +suppliait de lui rendre ses forteresses et surtout Pise, cette ancienne +émule de la république qui maintenant était et devait rester sa sujette. +Le fameux moine Savonarole, l'âme de la révolution populaire contre les +Médicis, était de l'ambassade: sa harangue fut une prédication exaltée. + +Cependant le roi, au moment même, se mettait hors d'état de contenter les +Florentins, ou plutôt de tenir la clause du traité par laquelle il +n'avait prétendu être que le dépositaire de la ville de Pise. A sa vue +les Pisans avaient jugé que l'occasion était favorable pour secouer le +joug florentin. S'il restait encore quelque ressentiment des anciennes +factions, c'était pour rendre odieuses à la ville gibeline par excellence +les chaînes que la guelfe Florence lui avait imposées quatre-vingts ans; +La jalousie de cette rivale triomphante s'était complu à ruiner sa +conquête pour mieux l'assujettir. La misère horrible, fruit de cette +sujétion, fut vivement représentée au roi dans cette ville déchue; elle +lui demanda sa liberté. Charles, touché de ce qu'il voyait, et sans +prévoyance pour regarder au delà, laissa échapper une promesse qui fut +aussitôt proclamée comme un octroi. La garnison étrangère fut chassée; +on brisa les insignes de Florence; un régime libre, un gouvernement +pisan se rétablit sous les yeux du roi étonné qui n'osa rien désavouer; +mais, parvenu à Florence, il entendit d'autres demandes, qu'il ne sut pas +mieux contredire. Il regretta de s'être tant avancé. Pressé de poursuivre +sa route, les Florentins à leur tour obtinrent de lui un traité qui +n'assurait aux Pisans qu'une amnistie, en leur ordonnant de retourner +sous l'obéissance de leurs anciens maîtres. Des ambassadeurs de Gênes +étaient venus demander au roi Sarzane et Pietra Santa, puisqu'il avait +entre les mains ces deux places qui leur appartenaient. Il reçut très- +honorablement les envoyés. Il arma chevalier Luc Spinola, l'un d'eux, +mais il éluda leur demande; c'était assez de la querelle de Pise, et les +deux forteresses réclamées étaient de celles qu'il devait rendre à +Florence suivant le traité. Ce déni unissait d'intérêts les Génois et les +Pisans. Le roi se contenta de déclarer que la contestation serait mise +incessamment en arbitrage. L'armée française continua sa route. Le pape +se renferma dans le château Saint-Ange; mais de là il traita, et Charles +passant plus loin, se présenta enfin sur la frontière du royaume de +Naples. + +(1495) Cette marche imprima partout l'effroi et la stupeur. Le roi +Alphonse se vît abandonné, il se sentait haï, il désespéra d'être +défendu. Il abdiqua en faveur de son fils Ferdinand II. Il s'embarqua +avec les trésors publics volés à son successeur et à la défense du +royaume. Il alla faire pénitence dans un couvent de Sicile, et, peu de +temps après, il y mourut au moment de se faire moine. Charles marchait à +grands pas vers sa nouvelle capitale; tandis que le jeune roi Ferdinand +en défendait les approches, des soulèvements populaires y appelaient les +Français, et Jean-Jacques Trivulze, émigré milanais à la solde des +princes aragonais, qui commandait dans la ville, y donna le signal des +défections. Il prit parti pour les Français, à qui il demeura attaché +tout le reste de sa vie. Ainsi Charles se vit maître de Naples: on vint +de toutes parts le reconnaître et se donner à lui. Parmi les plus +empressés se distinguaient le cardinal Fregose et Hiblet Fieschi qui, +quelques mois auparavant combattaient contre ses troupes. Ils venaient +voir si dans ces nouvelles combinaisons ils ne pourraient en trouver +quelqu'une funeste aux Adorno. + +Les succès inouïs du conquérant devaient être promptement suivis de +revers. En peu de mois, faute d'habileté et de prudence, à Naples la +noblesse et le peuple avaient été mécontentés. Les Français eux-mêmes ne +montraient que dégoût, ne rêvaient que la France. Des événements sérieux +vinrent bientôt avertir Charles qu'il fallait se hâter d'en reprendre le +chemin ou se résoudre à ne plus voir Paris. Toute la haute Italie se +soulevait déjà pour lui fermer le retour. Il distribua à ses lieutenants +la moitié de son armée pour la garde de Naples et des provinces. Avec le +reste il rétrograda rapidement vers Rome, la Toscane et la Lombardie, +pour regagner Asti et la frontière de France. + +Le perfide Ludovic n'avait eu besoin des Français que pour s'assurer la +couronne ducale de Milan. Son but atteint, il avait promptement pensé à +se délivrer d'alliés exigeants, trop puissants pour n'être pas de mauvais +voisins. Il avait ligué toutes les puissances d'Italie effrayées des +rapides conquêtes de l'armée française. + +Le retour de Charles était hérissé de difficultés. Les semences qu'il +avait imprudemment répandues dans son premier passage en Toscane avaient +porté leur fruit. Tout y était en guerre, et Gênes en avait sa part. Le +More avait déjà passé pour l'auteur du conseil qui poussa les Pisans à +demander leur liberté et à se conduire comme si elle leur avait été +octroyée. Depuis il les avait incités à résister, quand en vertu du +traité fait à Florence on avait voulu les ramener à l'obéissance. Il +avait disposé les Génois à secourir une ancienne république tombée qui +voulait renaître à la liberté. Des ambassadeurs pisans réclamèrent devant +le sénat de Gênes la sympathie des coeurs libres, la pitié pour leurs +infortunes, le concours pour leurs généreux efforts. On embrassa leur +cause avec enthousiasme; on fournit de l'argent, des armes, les +populations du territoire génois voisines des Pisans sont organisées pour +leur porter assistance; en un mot, Gênes se livre avec joie à une guerre +où retentit le nom de liberté, mais qui surtout peut lui faire récupérer +Sarzane et Pietra Santa. Les Florentins demandent à Charles appui et +justice en vertu de leurs accords; les Pisans lui demandent de leur +tenir sa royale promesse: il flotte hésitant entre des engagements +contradictoires et au milieu de ses propres embarras. Il envoie quelques +troupes à Pise, il répond aux Florentins que c'est leur faute, et non la +sienne, si aucun de leurs sujets ne veut porter leur joug. + +Ces dispositions diverses ne promettaient pas au roi que les pays qu'il +devait traverser lui livrassent un passage facile: les hostilités +éclataient; Ludovic avait pris les armes pour enlever Asti: cette ville +perdue eût fermé l'issue vers laquelle Charles dirigeait sa retraite; +c'était le patrimoine du duc d'Orléans, petit-fils de Valentine Visconti; +et de là ce prince menaçait lui-même le duché de Milan sur lequel il ne +cachait pas ses prétentions héréditaires. Il y avait double intérêt à le +déposter; mais les Milanais furent repoussés, et, loin de leur +abandonner Asti, le duc d'Orléans leur prit Novare. + +Charles, doutant s'il trouverait cette route ouverte, avait envoyé à +Gênes un négociateur chargé de lui assurer au besoin le passage et +rembarquement. Ludovic y avait mis ordre; il avait défendu de fournir +aucun secours aux Français; il avait fait séquestrer des galères dont +l'armement aux frais du roi avait été commencé avant la rupture. On +répondit au messager de Charles que s'il venait à Gênes, il n'y +trouverait que des partisans affectionnés et respectueux parmi lesquels +les armes lui étaient inutiles. On n'admettrait avec sa personne que +cinquante individus de sa suite. Cependant les Adorno surent qu'avec lui +marchaient le cardinal de la Rovere, et les Fregose, et Hiblet Fieschi. +Ils en prirent l'alarme, ils craignirent à l'approche de ces ennemis les +intrigues de l'intérieur autant qu'un coup de main. On bannit beaucoup de +citoyens qu'on suspecta: on se mit en défense. Jean-Louis Fieschi et les +Spinola persistant dans leur coalition avec les Adorno dont ils étaient +les soutiens, mirent sous les armes dix mille hommes. Le roi avait +détaché de ce côté un corps commandé par Philippe de Savoie. Il venait, +soit par la force, soit par les intrigues des émigrés génois qui le +guidaient, faire ouvrir les portes de Gênes. On pénétra jusqu'au Bisagno; +on négocia avec Adorno même. Il n'avait qu'à se détacher de Ludovic; +son autorité lui serait conservée. Sarzane et Pietra Santa toujours +gardées par les garnisons françaises seraient rendues immédiatement à la +république, on la comblerait des faveurs les plus distinguées; mais le +roi faisait promettre en vain. Quand les Fregose étaient aux portes, les +Adorno ne voyaient que des pièges et des ennemis qui venaient leur +arracher le pouvoir. Les Français allèrent rejoindre l'armée du roi; il +était temps, elle se battait à Fornoue. + +Cette bataille ouvrit à Charles un passage glorieux, et Gênes laissée à +l'écart échappa à la tempête. Ludovic se hâta de faire ou de subir une +paix séparée. Charles, non moins pressé de se revoir en France, la fit à +peu près sans garantie. Le duc de Milan abjurait l'alliance de Ferdinand; +Novare lui était rendue; il conservait la seigneurie de Gênes sous la +suzeraineté de la France, On rendait aux Génois la Spezia et les autres +places que l'armée française avait occupées en faisant sa retraite, +excepté Sarzane dont on ne parlait pas; il leur était ordonné de rappeler +les troupes fournies à Pise, sans plus prendre part à cette querelle. +Pour toute sûreté de ces conditions et de la foi du duc, il était stipulé +que le Castelletto de Gênes serait mis en dépôt entre les mains du duc de +Ferrare, et ce prince était le beau-père de Ludovic. Après cette unique +précaution prise, et le roi parti, on méprisa les promesses qu'il avait +exigées: ses commissaires vinrent mettre des vaisseaux en réquisition +pour porter des troupes au secours du Château-Neuf de Naples, car +Ferdinand était déjà rentré dans la ville, et il assiégeait les Français +dans cette citadelle. Ludovic était bien éloigné de consentir à cet +emploi des navires de Gênes, quoique la dernière convention l'eût prévu. +On offrit les vaisseaux, mais on objecta que le traité ne portait pas que +ce fût pour mettre des étrangers à bord, et on déclara qu'on n'y +recevrait ni Français ni Suisses. Le temps se perdit dans cette chicane. +On apprit que le Château-Neuf s'était rendu. Les Français, forcés de +renoncer à une expédition sans but désormais, remportèrent leur argent en +accusant et les Génois et Ludovic. Quelques mois après (1496), l'officier +français qui commandait dans Sarzane proposa de vendre la place à la +république2: on envoya aussitôt vers lui des députés et de l'argent. +L'infidèle gardien prit vingt-cinq mille ducats; il renonça à sa patrie: +on lui prostitua le titre de citoyen de Gênes; mais il alla en jouir +ailleurs avec le prix de sa trahison. L'exemple tenta aussitôt le +commandant de Pietra Santa, on conclut avec lui; mais au moment où il +devait livrer la place, les Lucquois, plus voisins, enchérirent sur le +marché des Génois et entrèrent en possession. Lucques et Gênes s'étaient +alliées pour secourir Pise; cet événement rompit leur accord. Les Génois +voulaient employer leurs forces, si Ludovic ne leur prêtait les siennes, +pour reprendre ce dont ils se croyaient légitimes propriétaires comme +acheteurs premiers en date. Ludovic, que ces querelles contrariaient, +leur répondit par des refus absolus qui redoublèrent les griefs et la +désaffection envers son gouvernement. Dans une assemblée du conseil, +Etienne Giustiniani proposa de déclarer solennellement qu'on ne lui +accorderait ni contributions ni assistance avant qu'il leur eût fait +rendre leur propriété de Pietra Santa. Le gouverneur Adorno et son parti +s'alarmèrent vivement d'une proposition qui devait blesser le duc de +Milan; à force de brigues ils la firent rétracter. Dans le même temps +l'intérieur de la république voyait se rallumer des jalousies et des +querelles. Une cérémonie religieuse où les nobles paraissaient seuls +avait été autrefois en usage; tombée en désuétude depuis vingt ans, leur +jeunes gens s'avisèrent de la renouveler. Cette imprudence n'était pas de +saison, elle fut mal accueillie par les populaires; des rixes +s'ensuivirent: la ville fut à la veille d'une émeute générale. Adorno +s'employa, ordonna, supplia; les populaires furent inflexibles, et leur +obstination l'emporta. La procession de la sainte croit3, car c'était le +sujet de la querelle, devint commune à tous les citoyens. Les nobles, qui +avaient fait la dépense des ornements d'orfèvrerie au milieu desquels le +bois vénérable était porté, en furent remboursés malgré eux, et ils +donnèrent à l'Église ces deniers qu'ils trouvaient honteux d'être +condamnés à reprendre. Les mémoires du temps mettent de l'importance à +cette petite contestation; elle prouvait que le peuple ne voulait +souffrir ni privilège ni distinction exclusive. Il en resta des ferments +de haine. Ce sont des indices de dispositions profondes qui venaient de +plus loin, et dont nous verrons bientôt l'explosion. Cependant tout +redevint tranquille en apparence. + +Nous noterons en passant que l'empereur Maximilien avait paru en Italie: +on supposa à sa venue de profondes combinaisons; mais il se contenta +d'errer en Toscane, de recevoir des hommages à Pise, à Gênes, et de +demander partout de l'argent. A cette occasion les Génois crurent devoir +solliciter de lui la confirmation de leurs antiques privilèges, la +fixation de leurs limites de Vintimille à la Magra et la restitution de +Pietra Santa. Il est curieux de voir, d'une part, une république, soumise +au seigneur de Milan, parler encore comme si elle se gouvernait par elle- +même; et, de l'autre, sa prétendue indépendance conciliée avec +l'apparente soumission aux vieilles prétentions de la couronne impériale. +Tel était le préjugé: on croyait encore que le parchemin et le sceau +auraient plus de vertu que celui qui les donnait n'avait de puissance. +Maximilien lui-même se garda bien de prodiguer ses dons, quelque peu +coûteux qu'ils fussent. Il répondit aux Génois qu'il délibérerait de leur +requête, et éluda d'y satisfaire. + + +CHAPITRE II. +Louis XII en Italie; seigneur de Gênes. + +A cette époque moururent deux hommes dont l'ambition et la turbulence +avaient longtemps agité leur patrie. Hiblet Fieschi trouva sa fin à +Verceil, et le bruit se répandit qu'il avait péri empoisonné. Le cardinal +Paul Fregose termina à Rome sa carrière orageuse. Tour à tour archevêque, +doge, pirate, prince de l'Église, doge encore, usurpateur du siège ducal +sur son oncle et sur son neveu, il avait vieilli dans les intrigues et +dans ces espérances insensées, ces haines impuissantes, ces entreprises +sans fondement qui sont propres à l'émigration; il était mort dans le +regret et l'ennui de ne pouvoir rien contre ses anciens émules. + +L'archevêché de Gênes fut dévolu à Sforzino, fils naturel de Jean-Galéas. +Le peuple redoubla de plaintes en se voyant enchaîné par un lien de plus. +On fut blessé d'avoir à payer la dette de l'oncle envers la famille qu'il +avait dépouillée. La disposition populaire ne devint pas plus favorable +par le spectacle du faste que Ludovic vint déployer en visitant Gênes et +de la somptueuse réception que les Spinola lui firent les premiers, ni +par la dispendieuse magnificence de commande que la ville fut obligée de +déployer. Mais pendant ces fêtes le destin de Gênes et celui de Sforza +changeaient. Charles VIII était mort, Louis XII lui avait succédé. +C'était ce même duc d'Orléans, maître d'Asti, qui avait fait la guerre +autour de Gênes, et qui se portait pour véritable héritier des Visconti +au duché de Milan. + +(1499) Louis XII annonce qu'il vient revendiquer son héritage, et, +traitant en ennemi tout ce qui obéit à son compétiteur, il fait arrêter, +il chasse de son royaume tous les Lombards et tous les Génois. Son armée +passe les monts. Le More troublé ramasse ses forces; il demande à Gênes +de lui fournir trois mille hommes et leur solde de trois mois. Le conseil +accède promptement; mais l'argent doit sortir de Saint-George, et là on +est lent à obéir; on incidente sur les formes, sur les sûretés. Augustin +Adorno, le gouverneur, impatient de montrer son zèle au duc, mande chez +lui les capitalistes les plus connus comme opposés au gouvernement ducal; +il les renferme et les rançonne; il donne leurs engagements extorqués +pour sûretés à Saint-George. La levée de deux mille hommes se fait: Jean +Adorno, qui doit commander l'infanterie ducale, met cette troupe en +marche pour défendre Alexandrie que les Français menaçaient; mais telle +a été la lenteur que la mauvaise volonté du public de Gênes a causée +qu'Alexandrie est déjà rendue aux lieutenants du roi. Cette approche et +le ressentiment de la dernière violence d'Adorno allaient inciter les +Génois à un soulèvement; la terreur avait déjà produit ailleurs un effet +plus imprévu: Ludovic s'était senti incapable de résister à une tempête +si prompte. Il fit d'abord disparaître ses enfants, sa famille et ce +qu'il put enlever de ses trésors. Après ces préparatifs il déclara qu'il +résignait la couronne ducale en faveur de son fils qu'il avait mis en +sûreté, et, s'enfuyant par les lacs et par les Alpes, il alla se cacher +en Allemagne. + +Gênes, affranchie de son joug par cet abandon, ne conserva pas celui des +Adorno. Cependant, dépossédés du pouvoir, ils n'avaient pas quitté la +ville; ils faisaient négocier auprès des Français, ils essayaient de +maintenir leur poste en changeant de protection souveraine; mais le +public voulait les chasser. On aimait mieux se donner au roi en obtenant +des conditions favorables que d'être vendu par des oppresseurs. Ceux-ci +se détrompèrent de leurs espérances, et se retirèrent. Le roi, parvenu à +Milan, envoya un délégué pour prendre possession des États de Gênes en +son nom, en promettant de conserver les privilèges du pays. Ces +privilèges revus et confirmés, Louis en jura le renouvellement ainsi que +le maintien des lois génoises devant une solennelle ambassade de vingt- +quatre députés populaires et nobles, qui vinrent de Gênes lui prêter le +serment de fidélité. Il ne suivit pas les derniers exemples. Il +n'abandonna pas Gênes à la domination d'un gouverneur génois dont la +partialité pût compromettre la puissance qui lui serait conférée. +Philippe Ravenstein de Clèves fut envoyé comme gouverneur royal. Sous lui +Jean-Louis Fieschi conserva la principale influence. + +Mais Louis retourna bientôt en France, et aussitôt après son départ, le +parti qui, dans Milan, était favorable aux Sforza, le parti qui +s'appelait encore gibelin, invita secrètement le More à venir tenter la +fortune. Les trésors qu'il avait cachés en Allemagne lui servirent à +lever une armée de Suisses. Il parut, et la plus grande partie des +Lombards le reçurent avec enthousiasme. Il rentra dans Milan (1500) et +s'occupa de faire revenir sous son obéissance toutes les portions de ses +anciennes seigneuries. Les Génois, qui avaient fait éclater une vive +haine contre lui, craignirent de s'être déclarés trop tôt, et, +désespérant du pardon d'un tel maître, ils se mirent en défense. On somma +Jean-Louis Fieschi, les seigneurs de Monaco et quelques autres voisins +alliés ou tributaires de la république de lever des troupes. On se +procura douze cents soldats, le roi en envoya six cents par la Provence, +car Trivulze, qui tenait tête à Ludovic en Lombardie, n'avait aucune +force à détacher de son armée. Cependant le More intriguait dans Gênes, +il suscitait les partisans qui avaient laissé les Adorno, pour faire +déclarer la ville en sa faveur: la faction opposée s'agitait en sens +contraire, et proprement le débat entre le roi de France et l'ancien duc +de Milan n'était à Gênes que la lutte de Fregose et des Adorno. Ce n'est +pas dans cette ville que la question fut décidée, mais à la porte de +Novare; Trivulze et Ludovic y étaient en présence: il y avait des +Suisses dans les deux camps; ceux du More furent pratiqués et le +trahirent. Ils lui refusèrent d'abord de se battre contre d'autres +Suisses, puis de défendre sa personne ou de capituler pour lui. Ils lui +permirent de sortir déguisé au milieu d'eux pour tenter de se sauver dans +leur retraite. Il fut reconnu; ils le livrèrent. Le malheureux Ludovic, +conduit en France, languit dix ans et mourut dans une dure captivité. + +Etranges effets de l'ambition! Un roi clément, pour jouir en paix de sa +conquête, use d'une rigueur inflexible envers un prince dépouillé que la +trahison seule a fait tomber entre ses mains. Le puissant monarque de +France, déjà nanti du duché de Milan, en mendie auprès de Maximilien la +chimérique investiture, sacrifie pour l'obtenir des intérêts réels, et +s'humilie pour devenir vassal d'un empereur sans force et sans dignité. +Un aveuglement nouveau poussa Louis à revendiquer aussi la couronne de +Naples. Dans ce but un roi généreux prête ses forces aux Florentins pour +opprimer la liberté pisane, et envoie ses troupes recevoir un échec sous +les murs de Pise. Un prince honnête homme caresse l'indigne Alexandre VI +et consent aux usurpations frauduleuses et violentes du bâtard Borgia. Ce +prince vertueux fait plus, il ne craint pas de se rendre complice du +perfide Ferdinand d'Espagne qui, sous prétexte de défendre les États de +ses parents de Naples, se fait livrer leurs places, tandis que, par un +odieux traité fait entre lui et Louis, ils avaient déjà réglé le partage +de tout le royaume. + +Frédéric, frère d'Alphonse II, avait succédé à Ferdinand son neveu. Il ne +put résister à la perfidie de l'Espagnol et aux forces réunies des deux +rois. Réduit à capituler, il préféra du moins la foi de Louis à celle +d'un indigne parent; il accepta une pension du roi, et alla vivre et +mourir en France. + +(1501) Les Génois avaient été appelés à concourir à la conquête; huit de +leurs vaisseaux se joignirent à dix vaisseaux français. Ravenstein, leur +gouverneur, commanda cette expédition et prit le titre d'amiral de Gênes; +mais les troupes du roi étaient déjà dans Naples quand la flotte parut +devant le port; de là elle passa au Levant. Le Turc faisait la guerre aux +Vénitiens; Louis étant alors allié de ceux-ci voulut les secourir. +Ravenstein fit sa jonction avec trente-quatre galères vénitiennes: ces +forces combinées attaquèrent l'ennemi dans l'île de Mételin: ce fut sans +fruit et sans gloire. Les Français et les Vénitiens s'accordèrent mal; +les Français même, dit-on, montrèrent peu de bonne volonté pour faire +honneur à leur amiral, mécontents d'obéir à un Belge. Les Génois, dont +les historiens le racontent ainsi, ne disent pas s'ils firent mieux leur +devoir que les autres; mais nous savons qu'ils avaient déjà résisté à la +proposition d'aller porter assistance à Venise. Les deux républiques +étaient toujours assez mal disposées l'une envers l'autre, et de plus les +Génois avaient craint ou affecté de craindre d'exposer à la colère des +Turcs leur colonie de Scio qui existait encore. + +Ce mauvais succès d'une expédition coûteuse ne disposait pas +favorablement les esprits; mais la présence du roi vint faire diversion. +Il voulut visiter Gênes. A cette annonce on fit de grands préparatifs qui +ne furent pas sans difficultés. Les fleurs de lis furent partout +arborées; mais Ravenstein, en faisant repeindre le palais public et en y +plaçant les emblèmes du roi, crut devoir supprimer les aigles qui +l'avaient toujours décoré. Le peuple en murmura, soit que, tandis qu'on +avait tant de fois éludé l'obéissance réclamée par les empereurs, on +aimât encore à faire regarder Gênes comme une ville impériale, soit qu'il +restât des souvenirs gibelins qui s'attachaient à ce symbole. Quand le +roi parut, il s'éleva un autre sujet de contention: les nobles +prétendirent marcher les premiers; les populaires étaient décidés à ne +rien souffrir qui marquât leur infériorité: la querelle fut vive et +opiniâtre. Ravenstein fut obligé d'ordonner que l'âge seul réglerait les +rangs. Après cet incident la réception fut honorable et cordiale. Tous +les grands avaient brigué d'avoir le roi pour hôte. Jean-Louis Fieschi +eut la préférence dans son palais de Carignano. Louis montra beaucoup de +bonhomie; il entrait familièrement chez les citoyens. Les plaisirs se +succédaient. Les dames de la ville se réunirent pour inviter le roi à une +fête: il se plaisait à leur conversation; il dansait avec elles et +embrassait ses danseuses, ce qui passa pour un usage français. Il partit +en assurant que de sa vie il n'avait joui d'un temps aussi agréable; et +le conseil, le gouverneur présent, ne manqua pas d'ordonner par décret +que le souvenir de la visite du roi serait à perpétuité le sujet d'une +fête publique annuelle. + +Mais tous ceux qui courent au spectacle d'un roi et de ses pompes n'en +sont pas pour cela mieux affectionnés. Cependant Louis avait trouvé bon +que huit commissaires vinssent lui porter les demandes que la ville +voudrait lui faire, et il parut disposé à accéder à tous les voeux. + +On lui demanda d'abord que Gênes pût rester neutre dans la guerre qui +s'allumait entre lui et Ferdinand; car l'Espagnol, après la conquête, +n'avait pas été plus fidèle pour son allié qu'envers ses parents. La +neutralité fut accordée. Au surplus, le royaume de Naples était déjà +perdu pour Louis, et bientôt une trêve de trois ans entre les deux rois +laissa respirer l'Italie. + +Les commissaires génois demandaient ensuite la faculté de renouveler +l'élection des magistratures génoises tous les ans, et la soumission des +titulaires sortant de charge au syndicat, c'est-à-dire à une sévère +reddition de comptes, à une enquête sur leur administration et à un +jugement solennel qui pouvait seul les décharger et les absoudre1. Ce +recours tardif contre l'oppression et la prévarication, ce point d'appui +donné à l'opinion publique, usage cher au peuple génois, devint une +institution essentielle dans l'organisation des pouvoirs publics, et elle +a été religieusement conservée jusqu'aux derniers temps. Louis ne refusa +pas d'autoriser ces règlements, seulement il témoigna de l'étonnement et +de la répugnance pour les élections annuelles, coutume si étrange aux +yeux d'un roi de France. + +Mais il était d'autres sujets plus difficiles à régler, parce que la +politique de Louis les compliquait. Les Génois voulaient toujours +récupérer Pietra Santa; ils s'étaient adressés au cardinal d'Amboise, ils +avaient offert 25,000 écus, et, bercés d'espérances, ils n'avaient rien +obtenu. Jérôme Spinola, seigneur de Piombino, pressé par César Borgia qui +voulait le dépouiller, avait voulu vendre sa seigneurie à la république. +Elle était flattée de l'idée de cette acquisition. Louis, après avoir +fait espérer son consentement, le refusa; il craignit de blesser +Alexandre en empêchant le fils du pape de commettre une injustice de plus +(1504). Enfin, dans la détresse où se trouvaient les Pisans, ils +s'étaient réduits à offrir de se placer sous l'obéissance des Génois. Le +roi parut balancer sur cette proposition, et, au moment où l'on se +flattait qu'il autoriserait à l'accepter, il le défendit formellement. +L'orgueil national s'en offensa, et l'opinion s'aliéna d'autant plus du +gouvernement français que les jalousies du peuple et de la noblesse s'y +mêlèrent. Les nobles furent accusés d'avoir détourné le roi de souffrir +cet agrandissement de pouvoir et de territoire. On s'en prit surtout aux +Fieschi qui, de tous les Génois, avaient le plus d'ascendant auprès du +roi et du gouverneur; on leur imputa d'avoir été gagnés par l'argent des +Florentins au détriment des intérêts et de la gloire de la patrie. + + +CHAPITRE III. +Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le teinturier Paul +de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville. + +Les annalistes du pays ont marqué comme un événement de haute importance +cette petite querelle de préséance qui avait éclaté à l'entrée de Louis +XII et le triomphe que le gouvernement français avait été obligé +d'attribuer aux populaires. Ces écrivains ont eu raison en ce sens que +c'était un symptôme d'une opposition de droit et de prétentions qui +devaient finir par changer la face de l'État et des partis. + +La noblesse, les nobles proprement dits jouissaient de leur glorieuse et +splendide existence; mais, écartés par la jalousie plébéienne de la +première place et souvent de toute entrée au sénat, leurs efforts +n'avaient jamais pu renverser cette barrière qu'un préjugé séculaire +affermissait. Dans cette position, leur patriotisme ne pouvait être le +même que s'ils avaient dominé dans la ville. Rien ne les attachait à +l'indépendance d'une patrie où, si elle se gouvernait par elle-même, ils +avaient légalement pour maîtres ceux qu'ils estimaient leurs inférieurs. +Une telle situation renforçait l'égoïsme, renfermait les grands dans +leurs intérêts privés, et ne leur laissait chercher que leur propre bien +au milieu des affaires publiques. Quand les Adorno et les Fregose, +profitant de ce qu'ils n'étaient pas réputés nobles, s'étaient emparés du +pouvoir en se le disputant, la noblesse avait été poussée dans leurs +démêlés par l'esprit d'intrigue, par le désir d'aider ces familles +usurpatrices à se détruire l'une l'autre, par l'espoir de profiter de +quelque conjoncture pour les supplanter. Elle avait opposé peu de +résistance quand la seigneurie avait passé aux mains des étrangers. Elle +avait brigué la faveur des rois de France, des Visconti, des Sforza; mais +quand ces princes avaient cru devoir prendre leurs lieutenants parmi les +Génois, l'autorité de la loi excluant les nobles, ils avaient combiné +leurs manoeuvres subalternes autour des Fregose et des Adorno. Les Doria +favorisaient le parti de Fregose, mais avec peu d'ardeur. Les Spinola +avaient perdu leur popularité en s'alliant aux Adorno. Les Fieschi +paraissent les plus ambitieux et les plus hardis: on les trouve sous tous +les régimes comme dans toutes les querelles. Quand enfin le roi de +France, maître de Milan, domina paisiblement dans Gênes et y établit des +gouverneurs étrangers au pays, les nobles, et les Fieschi tous les +premiers, se rallièrent à ce pouvoir et se conduisirent moins en Génois +qu'en courtisans français. Leur opulence, leur éclat, leurs manières leur +attirèrent les égards et la faveur des seigneurs et des chevaliers de la +cour de Louis. Lui-même, comme ses ministres et ses capitaines, voyait +avec mépris des bourgeois, qui, armés de leurs privilèges de commune, ne +voulaient pas rendre à des nobles de race le respect et l'obéissance, +apanage des roturiers. On se prévalait de cette partialité. Elle excitait +le dépit des plébéiens et l'insolence de leurs adversaires. + +On nommait populaire tout ce qui n'était pas noble; mais cette masse +était loin d'être homogène. Et d'abord c'était un singulier préjugé que +celui qui comptait pour plébéiennes ces familles en possession depuis +cent cinquante ans de fournir alternativement des doges ou des princes à +leur patrie. + +Les marchands, et avec eux la haute bourgeoisie, maintenaient contre la +noblesse les droits politiques dont s'étaient emparés, à son exclusion, +leurs devanciers Boccanegra, Montaldo et les autres capelacci; mais ils +se prévalaient envers la classe inférieure des avantages de la +considération et de la fortune; en un mot, dans leur aristocratie +plébéienne, ils souffraient à peine de mettre les nobles de part, et ils +repoussaient toute communauté avec les artisans. + +Ceux-ci avaient plusieurs fois tenté quelques efforts pour ramener la +patrie commune à la pure démocratie. Plus attachés que les classes +supérieures à l'indépendance nationale, ils étaient les plus mécontents +du gouvernement français. Ils accusaient les ménagements et +l'indifférence des marchands que l'intérêt de leur négoce occupait seul; +ils détestaient la servilité et la corruption des nobles qui vendaient la +république; ils étaient surtout aigris par les manières insultantes +qu'on avait l'imprudence d'employer à leur égard; ils sentaient leur +force et ils se disposaient hautement à en user. +Suivant les positions et les menées, une partie de ces artisans étaient +en général liés avec les marchands quand il fallait s'opposer aux nobles. + +Souvent, au contraire, la partie la plus inférieure se laissait exciter +contre l'arrogance des plébéiens leurs égaux. C'était alors la démagogie +aux ordres de la noblesse. + +On dit que ces éléments de discorde furent mis en jeu par une main +puissante. + +Quand le cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens, le fameux de la Rovere, +devint Jules II, après la mort d'Alexandre VI, les habitants de Savone, +parmi lesquels il avait pris naissance, s'adressèrent à lui pour être +affranchis de la tyrannie génoise; car Gênes, obéissant au roi de +France, traitait les villes du territoire en sujettes. Jules assura ses +compatriotes que les Génois auraient bientôt trop d'affaires pour +tyranniser leurs voisins. On voit cette menace s'effectuer sans retard: +c'était au moment où la richesse et la prospérité semblaient aveugler +tout le monde. Il en était, disent les contemporains, comme d'un coursier +tenu trop longtemps en repos et trop bien nourri qu'on ne peut plus +accoutumer au frein. Il se manifestait des signes d'impatience; et, ce +qui annonçait une grande révolution, des combinaisons nouvelles avaient +entièrement dissous ce qu'il restait des distinctions de guelfes et de +gibelins; on voyait les anciens affiliés de ces factions, mêlés ensemble, +se séparer en divisions opposées toutes nouvelles. + +Le temps de l'élection des magistrats était arrivé (1506). Le gouverneur +était absent; on dédaigna de demander à son lieutenant la permission de +procéder, première nouveauté sans exemple; mais à peine on a fait les +renouvellements ordinaires dans le sénat mi-parti de nobles et de +populaires, les nouveaux sénateurs plébéiens demandent qu'à l'avenir le +partage en nombre égal soit corrigé. Il y a, disaient-ils, trois ordres +distincts, et ils ont droit chacun au tiers des suffrages. Il y a la +noblesse, les marchands, les artisans d'état honorable. Les nobles +s'opposaient à l'innovation. Ils sont eux-mêmes, disaient-ils, marchands, +banquiers, armateurs, comme les populaires, et l'industrie commune à tous +ne peut servir de prétexte aux plébéiens pour se créer un double vote. +Cette vive contestation ne resta pas renfermée dans les murs du palais; +elle s'agita partout au dehors et sur les places publiques. Les jeunes +nobles eurent de fréquentes rixes avec les populaires; elles dégénérèrent +en combats où l'on tira l'épée, et toute altercation se tournant en +dissension politique et publique, la multitude vient en armes redemander +pour sa garantie les deux tiers des voix et des charges. Elle crie Vivent +le roi et le peuple! Un noble Doria est massacré parce que le peuple a +été insulté en passant devant chez lui. Jean-Louis Fieschi arme ses +partisans, et vient prendre position au centre de la ville pour s'opposer +aux populaires. Le lieutenant du gouverneur, sans armes, se présente +entre les deux partis; il suspend l'attaque; mais, intimidé et cédant, +malgré Fieschi et les nobles, à des voeux si opiniâtrement appuyés, il +consent que le conseil soit convoqué pour délibérer sur la répartition +des emplois; c'était donner gain de cause au peuple. Peu de nobles +osèrent se rendre à l'assemblée. Elle ratifia la proposition démocratique +en reconnaissant trois classes distinctes dans la république; elle leur +adjugea à chacune le tiers des charges. Douze pacificateurs furent nommés: +leur premier soin fut de députer au roi pour lui faire agréer la +délibération prise, en excusant le tumulte qui l'avait provoquée. Le roi +parut s'en contenter, mais de nouveaux désordres avaient éclaté dans +l'intervalle. Ce n'était plus pour renforcer la haute bourgeoisie et les +marchands que les artisans avaient travaillé. Le bas peuple ainsi +autorisé et toujours armé voulait commander seul: il pilla plusieurs +maisons. Les populaires considérables furent réduits à se renfermer chez +eux, honteux et embarrassés de trouver des maîtres là où ils +n'attendaient que de dociles auxiliaires. La noblesse, menacée et ne se +voyant plus en force, émigra de tous côtés. Jean-Louis Fieschi donna le +signal en se retirant à Montobbio: là, on vint le joindre en foule. On +choisit des syndics, on régla des contributions pour la défense commune. +Le peuple à son tour nomma des surveillants pour épier les mouvements des +nobles et pour intercepter leur correspondance avec la ville. Cependant, +sur le bruit de ces mouvements désordonnés, le roi envoie Ravenstein pour +reprendre le gouvernement que son lieutenant avait laissé flotter. Les +deux partis députent au-devant de lui. Fieschi et les commissaires de la +noblesse l'atteignent à Asti et n'ont pas de peine à l'irriter contre les +prétentions des plébéiens et contre les désordres de la populace; +néanmoins ils s'abstiennent de rentrer à sa suite. Ravenstein approche; +les magistrats vont à sa rencontre lui porter les respects des citoyens +et conduire une garde d'honneur de jeunes populaires. Il remet à les +entendre dans la ville et les chasse en quelque sorte devant lui. Cette +sévérité alarme: l'effroi est grand quand, à son entrée, il fait dresser +des potences sur les places publiques et se renferme au palais. Il y +avait à procéder à des élections; on lui demande avec l'ordre de les +faire s'il faut suivre le nouveau règlement: en n'obtient aucune réponse; +le peuple toujours soupçonneux dit que le gouverneur veut faire +marchander son suffrage. Tout à coup Fieschi quitte sa retraite et +revient dans son palais de Via Lata. Les nobles l'y suivent; on y amasse +des armes, on soudoie des mercenaires. Le peuple demande au gouverneur de +garantir la vie des citoyens et la sécurité de la ville; il redemande +les élections retardées. La permission d'élire est enfin donnée. On +procède suivant le dernier règlement, et le sénat est à peine formé sur +ce nouveau modèle qu'il enjoint à Fieschi de sortir de la ville. Sur son +refus, le peuple prend sur lui l'exécution du décret; il s'assemble +armé. Cette fois les artisans seuls sont maîtres de la délibération. Les +riches, les négociants, sans crédit et accusés de lâcheté, d'indifférence +pour les intérêts communs, sont obligés d'abandonner la place. Les +acclamations populaires nomment huit tribuns chargés de contrôler les +actes du gouvernement, de protéger les droits du peuple et de faire +exécuter ses voeux. Le plus distingué de ces tribuns était Paul de Novi, +teinturier, homme de courage et qui ne manquait pas de talent. Nous +savons, au reste, qu'il était propriétaire, il possédait une maison. Le +tribunat fut conduit en triomphe et installé au palais. Une populace à +demi-nue se dévoua à lui servir de garde et d'instrument. Avec ce +secours, les tribuns imprimaient la terreur; ils bravaient le +gouverneur, le sénat et la magistrature; ils rendaient la justice à leur +gré. Ce qu'ils voulaient ils le faisaient exiger par la multitude. Ils +envoyèrent deux mille cinq cents hommes pour écarter Fieschi, qui ne +s'était éloigné que de quelques milles; une foule animée à faire +triompher la démagogie et le pillage, resta maîtresse de presque toute la +rivière. + +Cependant, dans la ville, ces soutiens du pouvoir populaire faisaient la +loi à leurs propres magistrats. Les brigands, les bannis accoururent, et +la confiance du peuple fut pour les plus audacieux. La lutte redoutable +des pauvres contre les riches s'établit sans plus de distinction d'ordre +ou de parti. On appela de Pise un capitaine assez renommé, appelé +Tarlatino, dans l'espérance qu'il mettrait quelque discipline au milieu +de cette multitude armée, qu'il aiderait à réprimer l'insubordination et +le désordre: il n'y put réussir. + +Les tribuns, voulant perpétuer leur autorité en la rendant considérable +par quelque exploit, arrêtèrent qu'on armerait pour aller reprendre +Monaco sur la famille Grimaldi. On enrôla les citoyens; on requit +violemment l'argent et les approvisionnements nécessaires. Ce qui restait +de gens sensés avertissait que l'entreprise était au-dessus des forces; +Ravenstein s'y opposait. La volonté souveraine du peuple fit partir les +galères et marcher Tarlatino. Louis écrivait pour ramener les citoyens +égarés, pour leur offrir paix et pardon; mais quand les magistrats se +réunissaient pour entendre ces invitations paternelles, la populace se +livrait à de nouveaux excès, comme pour rendre toute pacification +impossible. Ravenstein le jugeant ainsi, quitta Gênes. + +Alors le peuple se donna de plus en plus carrière. Quelques meneurs +s'avisèrent de proposer que le pouvoir fût déféré à un corps nombreux +dont les membres recevraient un large salaire. La participation aux +affaires publiques en devint d'autant mieux un objet de jalousie et de +manoeuvres. Il se forma tout à coup des congrégations, ou plutôt des +associations et des compagnies qui, sous des noms de saints et de +madones, prétendaient servir la liberté et qui l'opprimaient à l'envi. On +recommençait à distinguer dans cette tourbe populaire les partisans des +Adorno et ceux des Fregose; mais il se trouva des conducteurs assez +habiles pour leur faire comprendre qu'il n'était pas temps de se diviser. +Dans une assemblée tenue dans ce dessein, on jura de laisser dormir +l'ancienne querelle pour que le peuple en une seule masse pût tenir tête +à ses ennemis. + +Et comme le siège de Monaco n'avançait pas, ce dont on se prenait à la +mauvaise volonté de la bourgeoisie, il fut résolu que les artisans se +chargeraient de le diriger par eux-mêmes. Ils y expédièrent en effet un +grand nombre des leurs, et leur inexpérience, leur entêtement n'y +produisirent que des désastres. + +A Gênes, les tribuns avaient soin d'interpréter de la manière la plus +sinistre et la plus menaçante pour le peuple les intentions du roi. Si +parmi eux il y avait un petit nombre de gens probes, le reste était +composé d'hommes avides de pillage qui voulaient le trouble. + +Le roi se lassa de tant d'outrages et l'on prit enfin des mesures1. On +ferma le passage aux grains qui venaient de la Lombardie; on essaya de +faire sentir la disette au peuple. Le commandant du Castelletto, qui +jusque-là était resté comme immobile à tout ce qui se passait, se déclara +tout à coup; la citadelle tira sur les vaisseaux dans le port et lança +quelques bombes sur la ville. On savait que Chaumont s'avançait avec des +troupes; on annonça la venue du roi lui-même. Déjà un corps commandé par +d'Allègre, aidé par le duc de Savoie, avait mis en fuite par sa seule +approche les Génois qui assiégeaient Monaco. Toute la rivière du Ponent +rentrait sous la main du roi; d'Allègre marchait sur Gênes sans +résistance, et devait faire sa jonction sous les murs mêmes de la ville +avec l'armée royale que Louis conduisait par le chemin d'Asti. +L'événement était facile à prévoir; mais le roi ne demandait pas mieux +que d'être dispensé d'employer la force. Le cardinal de Finale, l'un des +Caretto, écrivait à Gênes chaque jour, expédiait messager sur messager +pour inviter les habitants à ne pas persister dans leur rébellion. Il les +pressait d'envoyer des ambassadeurs vers Louis et leur promettait que +leurs soumissions seraient bien reçues. Tous les citoyens sages, tous +ceux qui avaient quelque chose à perdre, voulaient qu'on embrassât ce +conseil. Les tribuns et leurs satellites, les fanatiques et les +hypocrites de démagogie comprimèrent ces voeux par la terreur. Concentrant +et régularisant leur gouvernement comme s'il devait être durable, ce fut +ce moment qu'ils choisirent pour créer un doge; ils décernèrent ce titre +à Paul de Novi, leur tribun. Ils le revêtirent de la pourpre que peut- +être ses propres mains avaient teinte. Ils prodiguèrent pour lui autant +de pompe que les Fregose et leurs émules en avaient affecté. Tandis qu'on +voyait dans les rues les femmes et les enfants aller d'église en église +chantant des litanies et implorant le ciel contre les horreurs de la +guerre, le doge, son conseil, ses fauteurs faisaient brûler les vivres et +les fourrages dans les vallées que l'armée du roi devait parcourir, et +portaient au dehors, pour défendre les approches, toutes les forces +qu'ils pouvaient réunir. Les Français avaient déjà envahi la Polcevera. +Les Génois n'avaient plus à se dissimuler que d'un moment à l'autre, la +ville pouvait être forcée. On tendit des chaînes dans les rues +principales pour arrêter l'impétuosité de la cavalerie. On fit des amas +de pierres pour servir d'armes offensives. On enfonça les portes des +maisons que les nobles avaient désertées, et l'on y établit les +populations de la Polcevera qui avaient fui devant les Français. Ces +précautions furent prises avec assez d'ordre; mais les familles étaient +dans le trouble, chacun cachait ses effets les plus précieux et cherchait +des asiles. + +On doit faveur et intérêt au peuple qui garde ses foyers, qui combat pour +son indépendance. Si ses nobles, si ses principaux citoyens négligent la +défense du pays, on aime à la voir embrassée par les artisans et par les +prolétaires; mais ici une tourbe de factieux lâchant le frein aux +passions les plus viles, avait à la fois rompu les traités faits avec le +roi de France, opprimé la liberté avilie, attenté aux propriétés privées, +et maintenant elle attirait la colère d'un roi puissant et offensé sur +une ville que ces mêmes hommes étaient incapables de défendre contre un +assaut. Dans le lit du torrent de la Polcevera, une de leurs troupes +vivement attaquée ne fit pas une longue résistance; elle se retira en +désordre sur les hauteurs que couronnent aujourd'hui les murs de la +première enceinte de la ville2. Les Français se préparaient à gravir ces +pentes, à attaquer ces fortifications. Les Génois étaient en grand nombre: +un homme de guerre, Jacques Corso les commandait en l'absence du +capitaine Tarlatino. Il était habile, il dirigea avec intelligence les +soldats stipendiaires qu'on lui avait fournis; mais jamais la populace +armée ne put être soumise à aucune direction. Le combat fut cependant +soutenu tout le jour, mais vers le soir les Français furent maîtres de la +redoute élevée sur la crête du mont de Promontorio, et aussitôt les +Génois se débandèrent portant l'alarme dans la ville. On y craignit les +horreurs d'une invasion nocturne. L'effroi fut au comble, la mer était +orageuse et ne permettait pas l'embarquement. Les riches qui s'étaient +réservé celle voie de salut frémissaient de ne pouvoir en profiter. Les +hommes de la populace, pour la plupart, échappèrent avant que les +Français se fussent avancés. Bientôt le roi fit occuper les portes en +défendant de laisser pénétrer dans la ville personne de l'armée, et +surtout ni les Suisses ni les gendarmes. Deux députés vinrent à son +quartier implorer grâce et demander une capitulation: Louis ne voulut +pas les admettre; le cardinal d'Amboise les renvoya en leur disant qu'il +n'était plus temps de traiter, et que le roi entrerait dans la ville sans +condition; il voulait bien, cependant, annoncer que son intention était +que les propriétés ne fussent pas violées. Dans cette même journée, +quelques enfants perdus d'un faubourg eurent encore la folie de marcher +réunis sous un drapeau afin d'aller attaquer l'armée royale. Cette +tentative désespérée ne servit qu'à augmenter la colère et la défiance du +roi. Enfin le lendemain les troupes se mirent en marche, et lui-même vint +aux portes; il parut l'épée à la main. On assure pourtant que sa cotte +d'armes portait pour devise: un roi d'abeilles sans aiguillon. Il n'y +avait alors aucune ombre de résistance. Ce que la ville avait encore de +magistrats et quarante citoyens vinrent sur son passage se prosterner et +crier miséricorde. A cette vue, il s'arrêta et remît son épée dans le +fourreau; il fit relever ces suppliants qui marchèrent devant lui. +Entré, il se rendit d'abord à l'église de Saint-Laurent: les femmes et +les enfants la remplissaient, vêtus de blanc et implorant en pleurs +l'assistance du ciel, la pitié et la clémence du roi. Il parut touché de +ce spectacle. Installé au palais, il ordonna un premier exemple de +justice, mais qui ne tomba que sur quelques misérables chargés de crimes: +ils furent mis à mort. Après cet acte de sévérité il parut avoir +dépouillé toute colère, et, à travers des formes encore menaçantes, +l'indulgence naturelle de Louis se fit pressentir. Cependant il fit +rassembler un conseil dans lequel on mit en délibération si la concession +des deux tiers des charges aux populaires devait être maintenue; il passa +de la rétracter. Les populaires présents insistèrent les premiers pour +que cette satisfaction fût donnée à la noblesse, et l'on remarqua que ce +vote officieux égayait les spectateurs français. Après quelques jours un +tribunal fut dressé sur la place du palais. Le roi y parut sur son trône +entouré d'ambassadeurs, de cardinaux et des grands de sa cour. Là, les +anciens et les autres magistrats vinrent demander publiquement le pardon +de la ville. Michel Ricci, Napolitain, faisant les fonctions de procureur +général, récapitula dans une harangue solennelle les méfaits dont les +Génois s'étaient rendus coupables. Ils avaient forfait aux conventions +que le roi leur avait accordées en devenant leur seigneur. Le pacte violé +était nul, le droit de conquête régnait seul, et le magistrat sévère +concluait en remettant les coupables à la merci du souverain clément +qu'ils avaient eu le malheur d'offenser. Suivant ces conclusions, Louis +se fit rendre l'instrument où les privilèges que les Génois avaient reçus +de lui étaient écrits; il en arracha le sceau et fit lacérer et brûler +cette charte octroyée. Il imposa a la ville une amende de 300,000 écus, +ensuite réduite à 100,000; il exigea que 40,000 en fussent payés sans +retard pour la construction d'une citadelle sur le rocher du phare, afin +de dominer le port, de fermer et tenir en bride la ville: il la soumit à +entretenir toujours trois galères prêtes pour le service du roi et à +payer la solde de deux cents hommes dont la garnison serait renforcée. +Après ces dispositions, il fit publier la paix et admit les Génois au +serment de fidélité. L'amnistie exceptait quelques noms de personnages +absents à qui il fut assigné un délai pour venir se défendre. Deux +d'entre eux furent seuls traités en coupables déjà convaincus, le doge +Paul de Novi et Démétrius Giustiniani. On rasa leurs maisons, et, bientôt +découverts, ils eurent la tête tranchée. Le teinturier s'était sauvé en +Toscane. Embarqué pour se rendre à Rome, la tempête le détourna de son +chemin; il fut pris, reconnu, vendu et amené au supplice. + +Le roi ordonna que quatre citoyens choisis rechercheraient les crimes +privés, les vols, les rapines qui avaient pu se commettre, et que quatre +autres seraient chargés de remettre l'ordre dans les finances dilapidées. + +Ces formes austères dont la clémence s'enveloppait, ces privilèges +déchirés, ces exceptions au pardon, cette forteresse menaçante à +construire, ces amendes à payer jetaient le peuple dans la stupeur. La +ville fut préservée de tout pillage; mais quand la troupe qui avait +occupé le Bisagno traversa la cité pour aller joindre le gros de l'armée +dans la Polcevera, chaque soldat était chargé du butin pris dans les +riches maisons de campagne qui leur avaient été abandonnées. Les +propriétaires eurent la douleur de reconnaître leurs effets sans que pas +un osât réclamer. Ce qui pesait le plus, c'était la taxe imposée. Louis +voulut que la monnaie cessât de porter les insignes impériales que la +république avait toujours conservées. Il ordonna d'y empreindre ses +fleurs de lis, et ce fut une douleur nouvelle; mais les Génois s'en +vengèrent en profitant de la refonte de leurs espèces pour solder la +contribution de guerre en monnaie affaiblie3. + +Les conséquences du mauvais succès de l'entreprise populaire furent de +haute importance. La bourgeoisie, blessée dans ses prétentions, dans ses +sentiments, dans ses propriétés, et se sentant en quelque manière la +responsabilité des excès de cette classe inférieure dont elle avait +espéré se servir sans risque, se sépara d'elle. Des artisans, ceux qui +avaient pris une part marquée au mouvement, ou avaient péri ou +disparurent. Les autres, heureux de désavouer de tels associés, +perdirent, du moins pour longtemps, l'espérance, la volonté de devenir un +ordre dans la république et de mettre la main au pouvoir. Séparés de +cette foule, les populaires d'un rang plus élevé se comptèrent. +S'apercevant que seuls ils pourraient difficilement opprimer la noblesse, +ils reconnurent qu'il serait plus facile et plus honorable de se +confondre avec elle dans une aristocratie commune. La noblesse à son tour +entrevit que cette fusion était le seul moyen de rentrer en participation +du pouvoir, d'obtenir l'abrogation d'une odieuse incapacité: ils virent +que l'union d'une classe unique où se concentrerait le gouvernement était +le seul moyen de repousser à jamais l'ignoble ochlocratie de la populace. +De ce moment cette idée commença à germer: elle ne pouvait sans doute +venir à maturité tant qu'une puissance étrangère tiendrait la patrie sous +sa dépendance, tant que l'on ne serait pas franchement débarrassé des +partis qui vivaient encore. Il fallait vingt ans de plus, de nouvelles +circonstances et un grand citoyen pour mener cet oeuvre à bien; mais le +premier pas était fait et les principaux obstacles étaient levés dans +l'opinion. + + +CHAPITRE IV. +Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - Antoniotto Adorno +gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, doge. + +Après avoir raffermi son autorité, Louis XII se montra indulgent et +favorable aux Génois. Pendant l'insurrection le commandant du Castelletto +avait ruiné quelques maisons voisines, plus par animosité que pour la +nécessité de la défense; les propriétaires furent indemnisés. Des +reliques avaient été enlevées; le roi les fit réclamer en France, et +elles furent restituées. Surtout une propriété d'un autre genre fut +respectée. Les prétentions de Savone contre la domination de Gênes et +contre la participation aux impôts et aux gabelles génoises furent +renvoyées par le roi à la décision de Lannoy, donné pour gouverneur à +Gênes et qui jugea contre les Savonais. Cependant il ne manquait pas, +dans le sénat même, de gens obéissant aux impulsions du pape et +protégeant secrètement la cause de Savone contre l'intérêt génois. Ils +firent éprouver des contrariétés au gouverneur. Sa partialité pour la +ville, le soin de faire régner l'ordre et de purger le territoire d'un +grand nombre de brigands qui désolaient le pays, l'avaient rendu assez +agréable. Lassé d'être entouré d'intrigues, il demanda son rappel. +Rochechouart vint le remplacer en jurant de maintenir les privilèges que +le roi avait donnés ou rendus à la ville. + +C'était un temps de paix, et cela suffisait pour ramener le bonheur et +l'opulence. La ville fut embellie; les travaux du port repris et +augmentés. Les établissements publics se multiplièrent. Il régnait une +parfaite intelligence entre le peuple et la garnison française. Lannoy +avait établi une telle discipline parmi ses soldats, il avait tenu la +main avec une telle fermeté à la répression de tout désordre, +particulièrement de toute insolence envers les femmes, que de l'officier +au simple soldat, tout ce qui était français avait part à la faveur +populaire. + +Parmi les Génois, ce qui restait des anciennes jalousies se bornait à +repousser des magistratures, autant qu'il était possible, les plus riches +et les plus nobles. Ceux qui briguaient le plus obtenaient le moins. On +ne voulait pas, disait-on, se donner des maîtres de plus; sous les +Français, il ne restait à l'ambition des premières familles d'autre +distinction que leurs grands noms; c'était un pas de plus dans la +carrière de l'union projetée. + +C'est ici le temps de la ligue de Cambrai, de la victoire de la Ghiarra +d'Adda (1509), des désastres des Vénitiens, contre qui tout le monde +était conjuré. Les Génois n'y prirent part que par l'armement de quelques +vaisseaux demandés par le roi; mais bientôt après tout fut changé. C'est +avec les Vénitiens, c'est avec les autres puissances qu'on voit Jules +coalisé contre Louis (1510). Des tentatives pour troubler la paisible +possession de Gênes, pour en chasser les Français, sont les symptômes les +plus immédiats de ce changement et de la haine du pontife. On vit d'abord +une société politique se former et faire parade de ses réunions et de ses +emblèmes; les nobles et les populaires y prirent part. A mesure qu'elle +fit sentir sa consistance, qu'elle influa sur l'administration et tint +tête au gouvernement, on s'aperçut que le parti des Fregose en avait la +secrète direction. Bientôt les individus de cette famille quittèrent la +cour du pape et se montrèrent sur le territoire génois. + +Parmi les rejetons de cette race illustre était d'abord Janus Fregose, +fils de l'ancien doge Thomas, et dont le nom fait présumer qu'il naquit +pendant la suprême magistrature de son père. Après lui venait Octavien1, +sorti d'une autre branche, homme distingué par des talents et même par +des vertus, pour autant que les grands ambitieux de ce siècle pouvaient +en avoir. Il avait un frère plus hardi que lui, Frédéric, archevêque de +Salerne, qui fut depuis cardinal. Il y avait encore Alexandre, évêque de +Vintimille, fils du fameux cardinal Paul et qui ne démentait pas son +origine; plus tard on vit encore sous la scène le jeune Pierre, fils de +ce Baptiste que le cardinal doge avait détrôné. Octavien était parent de +François Marie della Rovere d'Urbin, neveu du pape, et par cette alliance +c'était sur lui que la confiance et les préférences de Jules étaient +placées. Par là même il jouissait de l'utile appui d'un personnage déjà +important: André Doria avait été le tuteur du jeune duc d'Urbin. Attaché +autrefois à la fortune du père de ce jeune homme, il avait rendu à la +veuve et à l'enfant de son ancien maître des services qui le mettaient de +part dans toutes les alliances de la famille. Il était absolument lié aux +intérêts d'Octavien Fregose. Il avait déjà une fois essayé de +l'introduire dans Gênes avec l'espérance que l'ancienne faction Fregose +se soulèverait en sa faveur. Maintenant que le pape envoyait Octavien +avec des forces, Doria vint seconder le mouvement. + +Marc-Antoine Colonna, Janus et Octavien Fregose parurent dans la rivière +orientale. Une flotte vénitienne entra dans le golfe de la Spezia. Jérôme +et Nicolas Doria, citoyens importants, quittèrent Gênes et vinrent se +réunir à ces assaillants. + +Jules, irrité du peu de succès de cette tentative, envoyait de nouveaux +secours. En remettant un drapeau à l'amiral vénitien, il lui déclarait +qu'à tout prix il voulait voir les Génois affranchis, et les Français +chassés de l'Italie, il faisait venir des Suisses pour les employer vers +Gênes; il y avait dépensé 70,000 ducats: mais, en chemin, cette troupe +fut débauchée par l'argent du roi de France, et l'entreprise fut encore +manquée (1512). + +La bataille de Ravenne, ou plutôt la mort de Gaston de Foix qui y périt +après l'avoir gagnée, changea la face des affaires du roi de France. Le +cardinal de Sion conduisit les Suisses à Milan et y rétablit Maximilien +Sforza, le fils de Ludovic. On prit l'alarme à Gênes, ceux du moins qui +tenaient pour le gouvernement. On se mit en défense; on demanda quelques +hommes à Trivulze et à la Palisse qui commandaient les Français en +Lombardie; mais eux-mêmes n'avaient pas trop de leurs forces pour se +soutenir. Une baillie de huit citoyens fut nommée pour défendre la ville +avec l'ordre exprès de repousser et les Fregose et les Adorno, s'ils se +présentaient et venaient troubler la concorde. Janus Fregose et les siens +étaient voisins; ils n'amenaient que cinquante chevaux et cinq cents +fantassins. Un héraut envoyé par eux vint sommer la ville de leur ouvrir +les portes. Le message ne reconnaissait ni le roi ni son gouverneur, et +celui-ci voulait faire mettre à mort le messager. La baillie le sauva. +Cependant Rochechouart qui se sentait haï, se prétendit insulté, et, sous +ce prétexte, il se mit à l'abri dans la citadelle de la Lanterne. On le +pressa vainement de rentrer, on lui offrit des otages à son choix, il ne +voulut entendre à rien. La ville resta trois jours sans chef et dans +l'incertitude. Cent Suisses que le roi tenait au palais pour sa garde, +voyant le gouvernement abandonné, sortirent de leur poste pour aller +joindre les garnisons des citadelles; elles ne voulurent pas les +admettre, alors ils prirent congé d'eux-mêmes et partirent. Après leur +départ Janus Fregose se présenta et ne trouva nulle résistance; mais en +même temps Pierre Fregose, fils de Baptiste, arriva porteur de lettres du +cardinal de Sion qui le recommandait pour être doge de Gênes. Ainsi deux +compétiteurs de la famille se trouvaient en concurrence sous les mêmes +auspices. Cette rivalité mit la tranquillité publique en péril. Janus fut +enfin préféré: on crut suivre dans ce choix l'intention du pape. Doria, +qui en fut garant, alla s'en expliquer avec le cardinal; ce ne fut pas +sans lui apporter de l'argent pour les Suisses qu'il avait prêtés, et un +présent pour lui-même. Jules reçut la nouvelle de l'entrée à Gênes avec +une extrême joie: il ordonna des réjouissances publiques. Aussitôt il +envoya des canons au doge Janus pour le siège des citadelles où tenaient +les Français, et il demanda à Naples des galères pour seconder ses +Génois. + +Le Castelletto fut bientôt rendu; il en coûta 12,000 écus que l'on paya +à la garnison; mais le fort de la Lanterne bravait les attaques. +L'impatient pontife s'en prenait à Janus; il voulait le déplacer pour lui +substituer Octavien, aux talents duquel il avait plus de foi; mais ce +pape belliqueux mourut avant la réussite de ses desseins que de nouvelles +combinaisons ajournèrent d'abord et réalisèrent plus tard. + +La mort de Jules et une trêve de trois ans conclue avec le roi d'Espagne +laissaient à Louis XII la liberté de menacer l'Italie. La Trémouille +s'empara du Milanais: il ne restait plus que Côme et Novare à Maximilien +Sforza. A la faveur de ces mouvements, une flotte française vint tenter +de délivrer la forteresse de la Lanterne. + +Des ambitieux mis un temps à l'écart étaient toujours prêts à se faire +les auxiliaires de tous les étrangers qui venaient renverser le +gouvernement existant. Les Adorno n'étaient pas rentrés dans Gênes tant +que les Fregose y dominaient. On apprit qu'ils s'étaient donnés à la +France, et leur parti commença à lever la tête. Deux frères, devenus les +chefs de la famille, Antoniotto, qu'on pouvait appeler second du nom, et +Jérôme, l'un et l'autre fils d'Augustin, ayant pour procureur fondé en +France Ottobon Spinola, avaient conclu un traité2 avec Louis XII. Un +Spinola traitant du sort de sa patrie au profit et comme homme d'affaires +des Adorno! + +Ceux-ci s'engageaient à faire promptement une tentative sur Gênes pour en +chasser les ennemis du roi, mais à leurs périls et risques et à leurs +frais. Louis leur avancera seulement 10,000 écus dont ils lui seront +débiteurs, perdant ou gagnant. Provisoirement ils s'obligent à +ravitailler la citadelle de la Lanterne dans un mois pour tout délai avec +espérance de lier cette opération à l'entreprise générale. Après la +réussite de celle-ci, Antoniotto Adorno sera déclaré gouverneur de Gênes, +lieutenant du roi, aux mêmes conditions sous lesquelles les anciens +Adorno avaient gouverné pour les Sforza. Jérôme Adorno sera capitaine de +la ville. Le roi se réserve le droit de disposer de la place de capitaine +de la Spezia, son intention étant d'en gratifier son bon serviteur +Ottobon Spinola, le négociateur d'Adorno. Le pouvoir d'Adorno sera +protégé et défendu par le roi contre tout prince et tout ennemi extérieur; +le roi supportera même la moitié des frais de la défense; mais s'il ne +s'agit que de la querelle des Adorno et des Fregose, il ne sera tenu +d'aucun effort; l'assistance qu'il donnerait sera volontaire. + +Si la tentative de l'entreprise fait dépouiller les Adorno des biens +qu'ils possèdent en Calabre ou en Lombardie, le roi trouve bon de les en +indemniser; mais réussissant, ils s'engagent à faire payer au roi, +100,000 écus au bout de trois mois; ils lui garantissent toute liberté de +faire armer à Gênes des vaisseaux et des galères contre qui que ce soit +sans exception; promettant de plus de faire contribuer les Génois à +l'armement pour somme convenable. Les deux parties se donnaient +réciproquement des sûretés; et les répondants d'Adorno pour les 10,000 +écus d'or que Louis lui prêtait, furent le grand écuyer de France3, et le +bâtard de Savoie. On voit que les intrigues se répandaient hors de Gênes. + +Les Fieschi étaient évidemment du nombre des adhérents engagés dans +l'entreprise. Ils passaient aux Adorno, et cette longue alliance dans +laquelle ils avaient si bien soutenu les Fregose allait prendre fin. +Jean-Louis que nous avons vu attaché au parti français était mort. De ses +quatre frères, l'un était encore en France et allait reparaître en Italie +à la suite de Trivulze. L'aîné, Jérôme, comte de Lavagna, et ses deux +autres frères restaient encore auprès du doge, mais ils étaient devenus +suspects; dans une conférence où leur duplicité leur était reprochée, il +s'éleva une querelle si vive que des épées furent tirées; cependant +Octavien Fregose, qui était présent, arrêta les violences. On se sépara +paisiblement et rien n'annonçait des suites fâcheuses à cet incident; +mais à peine Fieschi était sorti du palais que trois Fregose se jetèrent +sur lui et le massacrèrent sur la place. Guidobaldo et Ottobon ses +frères, témoins de sa mort, se réfugièrent dans leur palais de Via Lata, +appelant secours et vengeance et faisant retentir les noms d'Adorno et de +Fieschi. Le lendemain Antoniotto Adorno accourut avec trois mille +paysans. Il mit en fuite une troupe qui gardait les approches de la ville +et bientôt après celle qui bloquait la Lanterne. La citadelle est +délivrée et la flotte de Préjean y établit ses communications. Les +vassaux et les partisans de Fieschi arrivent de l'autre côté de la ville; +le doge Janus désespère de sa situation. Il s'embarque et va rejoindre la +flotte génoise, qui s'établit au golfe de la Spezia. Zacharia, un de ses +frères, est fait prisonnier, c'était un des meurtriers de Jérôme Fieschi; +les soldats attachés à cette famille le percent de coups et le font +traîner à la queue d'un cheval, vengeance atroce qui souleva +l'indignation populaire. + +Antoniotto Adorno déploie la patente de gouverneur royal pour le roi de +France. Les écrivains génois ne connaissaient pas le traité que nous +venons d'analyser, car ils mettent en doute si les lettres du roi dont il +se prévalait lui conféraient précisément ce pouvoir et ce titre; mais +nous ne pouvons en douter; la convention s'accomplissait telle que nous +la lisons; l'entreprise avait réussi jusque-là. + +Antoniotto envoie aussitôt à la Spezia intimer à la flotte génoise +l'ordre de revenir à Gênes ou plutôt en négocier le retour en offrant les +plus grands avantages. André Doria les fait refuser, mais la question +était décidée à l'heure même devant Novare. L'armée française y fut +détruite par les Suisses au service de Sforza. Cette nouvelle changea +tout l'aspect des choses. La flotte française se retira, celle des Génois +se rapprocha de la ville. Janus Doria, plusieurs membres de sa famille, +beaucoup de citoyens considérables étaient à bord. Par terre Octavien +Fregose s'avançait avec trois mille fantassins et quatre cents chevaux +que le vice-roi espagnol du royaume de Naples avait prêtés, Antoniotto +n'avait pas eu le temps depuis son avènement de se faire rendre le +Castelletto où les gens de Fregose s'étaient maintenus. Dans ces +circonstances les Fieschi et les Adorno, ayant sérieusement examiné leur +position, crurent impossible de la garder. Ils résolurent de se réserver +pour un autre temps; ils assemblèrent leurs forces et leurs amis, et +firent en bon ordre une retraite militaire vers Montobbio. La domination +des Adorno cette fois n'avait duré que vingt et un jours, et ce fut la +quatrième mutation de gouvernement que Gênes vit dans une année. Octavien +Fregose se présenta, il fut reçu avec honneur et conduit dans le sénat. +Là il s'exprima avec modération et dignité; il détesta les factions et +les réactions; il annonça que toutes ses pensées tendraient à la fusion +des partis en un seul corps de citoyens, à l'abolition, à l'oubli des +dénominations qui les avaient divisés. On applaudit à ce sentiment qui +prévalait depuis longtemps dans les esprits sages. Mais outre ces bonnes +intentions, Octavien avait pour le recommander l'appui des puissances +alliées et celui du nouveau pape Léon X. On ne voulait pas remettre au +pouvoir Janus qui s'était montré peu capable et que le meurtre de Jérôme +Fieschi rendait odieux. Trompé dans ses prétentions, il accepta de +mauvaise grâce le gouvernement de Savone. Octavien fut élu doge dans un +conseil de quatre cents citoyens. On évitait cette fois la contribution +de 100,000 écus que les Adorno avaient promise à la France; mais il +fallut en payer 80,000 aux Espagnols; ce fut le premier acte du +gouvernement de Fregose. C'était l'inévitable condition qui pesait sur la +république à chaque changement depuis que les étrangers étaient les +auxiliaires nécessaires ou plutôt les maîtres de ces révolutions. Saint- +George avança la somme (1514); le cardinal de Sion, fort enclin à +profiter de ces dispositions complaisantes, ne tarda pas à demander aux +Génois, au nom de l'empereur, ou un contingent de troupes ou de l'argent +pour en solder: cette fois, on allégua les privilèges de la ville +reconnus par Maximilien lui-même, et toute subvention fut refusée. + +Le pape était ouvertement favorable au gouvernement de Fregose. Huit +ambassadeurs génois, nobles et populaires, allèrent solennellement lui +rendre l'obédience de la république en plein consistoire. L'ambassadeur +français, qui voulait protester avant la harangue contre l'admission des +sujets révoltés du roi, fut interrompu par le pape, et les Génois lui +déclarèrent que la république n'avait rien à faire avec la France4. +Cependant les Français tenaient toujours la citadelle de la Lanterne, +ravitaillée pendant la courte administration des Adorno; mais enfin un +long blocus consomma toutes les ressources de la garnison et l'obligea à +traiter. Le commandant consentit à sortir de la citadelle, pourvu que la +ville se chargeât de payer 22,000 ducats que le roi devait d'arrérages à +la troupe: c'était en ce temps une condition fort ordinaire dans les +sièges. Toutes les fortifications furent rasées aussitôt que la place fut +rendue. Elle avait passé pour si forte qu'on était pressé de détruire +cette retraite de la tyrannie ou de l'usurpation: l'archevêque de +Salerne, frère du doge, s'était opposé de toute sa force à cette +résolution. Ce qui pouvait aider à tenir la patrie en sujétion, ce qui +assurait un asile en cas de disgrâce à une famille dominatrice lui +semblait bon à retenir entre ses mains. On sut gré à Octavien d'avoir +rejeté ces motifs; le public vit dans la destruction de la forteresse un +acte de patriotisme et un gage d'indépendance. + +On devait d'autres éloges à Octavien. Il donnait des soins éclairés aux +intérêts de la ville, il réparait les ruines, il élevait des monuments. + +Il était cependant assiégé d'embarras et de soucis continuels. Les +Fieschi et les Adorno menaçaient sans cesse de surprises. Leurs forces +étaient toujours voisines, et, au défaut des Français dont ils s'étaient +appuyés jusque-là, ces ambitieux savaient se rattacher au parti des +alliés et y trouver des défenseurs. Le duc de Milan, qui les favorisait +contre Fregose, lui suscitait encore de la part des Suisses des +prétentions menaçantes. Octavien avait été aidé par eux aussi bien que +par les Espagnols; ceux-ci avaient eu du doge 80,000 ducats; les +Suisses en réclamaient autant, et ils voulaient venir s'en faire raison +par leurs mains. Janus Fregose lui-même fut accusé d'avoir tramé avec les +étrangers en haine du parent qu'on lui avait préféré. L'ordre de +l'arrêter fut envoyé à Savone; il prit la fuite. A plusieurs reprises +Gênes eut devant ses portes les troupes de ses émigrés. Jérôme Adorno et +Scipion Fieschi entrèrent même dans la ville, et, au cri de leurs deux +familles, ils tentèrent un soulèvement; mais leur entreprise échoua, ils +restèrent prisonniers. Octavien se contenta de les détenir. + + +CHAPITRE V. +Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François 1er. - La +ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge. + +(1515) François Ier avait succédé à Louis XII, et ce nouveau monarque +venait, brillant de courage et puissant de forces, tenter à son tour des +conquêtes en Italie (1516). Octavien Fregose, mécontent des alliés qui +lui retiraient leur appui, chercha celui du conquérant. Les citoyens +suivirent facilement cette impulsion, et Gênes fut la première cité +italienne qui se déclara pour les Français: il fut convenu qu'Octavien +prendrait le titre de gouverneur royal perpétuel1. Il aurait la libre +disposition des emplois. Le roi, qui le décorait du collier de son ordre, +lui accordait une compagnie de gendarmes et 6,000 écus de pension; +l'archevêque de Salerne n'oublia pas d'en faire stipuler une de 4,000 +écus pour lui-même. Quand cette négociation commença à être soupçonnée +par le duc de Milan, Octavien la dissimula, la démentit même pendant +quelque temps, mais enfin il se déclara, s'excusant par une lettre au +pape d'abandonner des alliés qui ne l'avaient pas soutenu, qui avaient +suscité ses ennemis intérieurs et ses émules. Que pouvait-il d'ailleurs +contre les Français? Les Génois, il l'avoue, sont enthousiastes de leur +indépendance, mais quand le péril s'approche, à la première paille qu'ils +voient brûler, ils se découragent, prompts à se livrer; il s'était cru +obligé de leur épargner la guerre et la servitude; et si tel avait été +son devoir, celui de garder les secrets de son pays et de ne pas les +publier avant le temps en était la suite nécessaire. On se mit aussitôt +en mouvement. Nicolas Fregose, qui était le commandant militaire de la +ville, conduisit deux mille hommes au-devant des Français. Il joignit +l'armée à Alexandrie; cette troupe prit part à la bataille de Marignan. +François entra victorieux à Milan, dont Maximilien Sforza rendit le +château; là, une solennelle ambassade alla remettre Gênes sous la +seigneurie du roi de France. + +André Doria, toujours ami d'Octavien, croissait en réputation et peu à +peu en crédit. Bientôt il raviva la gloire un peu obscurcie de la marine +génoise. Ce n'est pas que la navigation eût été négligée, mais elle avait +perdu de son caractère et semblait toute commerçante et non plus +belliqueuse. Les plus nobles et tous les principaux citoyens avaient +leurs galères marchandes et leurs vaisseaux. On usait de forts navires, +et leurs cargaisons étaient d'une très-grande valeur. L'attente ou +l'arrivée de chacune occupait comme un événement public. On mettait le +plus grand soin à aller au-devant des retours pour les convoyer en +sûreté. L'armateur qui avait son vaisseau dans le port se prêtait à le +faire sortir pour aller à la recherche de ceux de ses concitoyens. Sur le +moindre avis d'un danger, on expédiait de toutes parts pour avertir les +navigateurs de se tenir sur leurs gardes. Souvent dans les promptes +variations des alliances et des hostilités on avait eu à craindre +l'Espagne et Naples. Quelques historiens avancent que Ferdinand, quand il +harcelait les Génois sur la mer, avait eu en vue de dégoûter les +compatriotes de Christophe Colomb des grands vaisseaux capables des +navigations lointaines, afin de réduire leur commerce à leurs galères. +Mais le plus grand péril du moment était dû aux corsaires de Barbarie qui +commençaient à infester les mers. Ils menaçaient les côtes de l'Italie, +il devint indispensable de les réprimer. Le pape, que les succès des +Français avaient donné pour allié à la France, se mit à la tête de +l'entreprise et nomma pour son amiral Frédéric Fregose, cet archevêque de +Salerne, plus fait pour la guerre que pour les soins de son église. Dix- +huit galères génoises prirent part à l'expédition. Seize appartenaient à +des armateurs particuliers; la république n'en possédait que deux, Doria +les commandait. On chassa les pirates (1519); on attaqua Biserte, on +s'empara des faubourgs; la ville eût été forcée si l'ardeur du pillage +n'eût mis l'armée en désordre et n'eût fait perdre un temps précieux; +les Mores revinrent en force, la retraite fut pénible, et l'on se retira +avec plus de perte que de profit. Doria un peu plus tard fit mieux. Avec +six galères seulement il alla chercher la flotte tunisienne, forte de +seize voiles, qui menaçait l'île d'Elbe. Il l'attaqua courageusement +malgré l'extrême inégalité des forces. Deux galiotes tunisiennes +échappèrent seules; Doria s'empara de tout le reste; Cadoli, fameux +chef de corsaires, fut son prisonnier. André était déjà un personnage +influent dans la république. Il avait combattu sur terre; il avait couru +les mers et visité la terre sainte; mais ce fut ici le premier de ses +exploits signalés. + +Malgré les vicissitudes des affaires publiques, l'opulence génoise +devenait proverbiale et enviée par les étrangers et par les princes, qui +ne dédaignaient aucun moyen d'en obtenir quelque part. Léon X, contre qui +certains cardinaux avaient conspiré, en dégrada deux; il les condamna à +mort. L'un subit sa peine; l'autre, Bendinelli Saoli, était Génois; le +pape le tint en réserve et fit proposer le rachat de sa tête à sa +famille. Ce singulier marché eut lieu pour 25,000 ducats; mais comme le +cardinal mourut peu après sa libération, la cour de Rome fut accusée de +n'avoir rendu son prisonnier racheté qu'après lui avoir fait prendre un +poison lent. + +La cour de France et ses officiers n'étaient pas moins avides des trésors +de Gênes. Dès le commencement de son gouvernement, Fregose n'avait pu se +dispenser de faire prêter au roi 80,000 ducats; les particuliers en +avaient fourni la moitié, dont la restitution fut assez difficile. Sur le +surplus prêté par la république on trouve que les deux tiers environ +étaient dus bien des années après; il est douteux que la dette ait +jamais été soldée. Cependant on exigeait sans cesse ou des subventions +extraordinaires ou de nouveaux emprunts. Dans une occasion où une +ambassade fut envoyée à Paris pour solliciter la restitution de quelques +places mal à propos retenues, le roi fut constamment invisible. Les +Génois avaient refusé de lui faire un nouveau prêt; après une longue +attente les ministres ne craignirent pas de déclarer aux ambassadeurs +qu'ils ne leur laisseraient point avoir d'audience que l'argent demandé +ne fût livré. + +(1520) Les Génois se trouvaient blessés par un endroit plus sensible. +D'Allègre, gouverneur français à Savone, favorisait en toutes choses la +ville qu'il commandait, et s'embarrassait peu de la domination que Gênes +prétendait sur toute la Ligurie. Les Savonais, encouragés par sa +protection et ne croyant pas, sous la seigneurie commune du roi, avoir +d'autres maîtres, refusèrent de payer tribut à la capitale. Les Génois +entreprirent de se faire justice; ils défendirent l'entrée du port de +Savone à tout bâtiment de commerce; tous devaient venir payer les droits +de douane à Gênes, d'où seulement Savone serait approvisionnée. Les +Savonais ne supportèrent pas avec résignation une vexation si +caractérisée. Saint-George tenait dans leur ville des entrepôts de sel +pour l'exploitation du monopole. A la demande des habitants, d'Allègre +fît enfoncer les portes des magasins, il distribua le sel à son gré et, à +ce qu'on assure, à son profit. L'entreprise était forte; les doléances +de Gênes cette fois furent entendues par le roi; le gouverneur de Savone +eut ordre de s'abstenir dans cette querelle2. + +Les généraux français en Lombardie, d'autre part, étaient disposés à +traiter Octavien en subordonné, et Gênes en pays où leur autorité ne +devait trouver aucune résistance. Dans une affaire obscure, une sorte de +jugement prévôtal avait été rendu par un commissaire français contre des +hommes accusés de brigandages. Quelques-uns se trouvaient à Gênes; +Lautrec s'indignait qu'on y refusât d'exécuter la décision et la sentence +qui les condamnait. On lui opposait les lois de Gênes, le traité qui les +avait maintenues et garanties. Le général ne pouvait concevoir de tels +obstacles et il menaçait d'user de violence3. Ainsi les Français +donnaient occasion aux mécontentements, et déjà l'on disait à Gênes ce +que longtemps après un doge répétait à Versailles: Le roi captive les +coeurs, ses ministres les rendent à l'indépendance. + +Ce sentiment inspirait de plus en plus le désir de fonder dans la +république une union telle qu'il y eût force et accord pour défendre la +liberté commune, telle qu'il n'y eût plus d'intérêts de parti pour +lesquels une faction eût occasion de sacrifier les droits de la patrie; +on retourna avec ardeur au projet d'une fusion qui devait, en conciliant +les prétentions rivales, éteindre les divisions héréditaires. Octavien +n'y mettait point d'obstacles. Raphaël Ponsonne, longtemps secrétaire +d'État, et qui depuis était entré dans les ordres sacrés, chaud et habile +promoteur de l'union, avait fait trouver bon au doge que des assemblées +fussent tenues pour ce grand dessein. Douze commissaires avaient été +nommés qui pouvaient représenter tous les anciens partis, gens dont le +rang et le crédit promettaient une conciliation acceptable à tous. Mais +l'ambitieux archevêque de Salerne, plus décidé et plus enclin au +despotisme que son frère, traita ces réunions de conjurations +séditieuses, il se rendit avec des soldats au cloître de Saint-Laurent où +elles étaient tenues, il dissipa injurieusement l'assemblée, il fît +arrêter sur le lieu même ceux qui y représentaient le parti des Adorno. +Cette démarche rendit Frédéric très-odieux, et sans être imputée à +Octavien, elle fit comprendre que l'union ne pourrait réussir tant que +les deux races qui se disputaient l'usurpation de leur patrie seraient en +état de prendre le pouvoir. + +(1521) Cependant Charles V, devenu empereur, et François Ier, rivaux +irréconciliables, se disputaient l'Italie. Léon X, après avoir balancé, +renonça à l'amitié de la France et se ligua avec Charles. Les Vénitiens +restèrent unis aux Français. Les Génois émigrés, les Fieschi et les +Adorno trouvèrent aussitôt des secours de galères, de troupes et d'argent +pour tenter de chasser les Français et de détruire les Fregose, ce qui +surtout leur importait. L'armée espagnole, sous la conduite de Prosper +Colonna, enleva Milan à Lautrec et à Trivulze, les Français firent un +grand effort pour reprendre ce qu'ils avaient perdu; mais repoussés, +battus à la Bicoque, chassés de Crémone, ils furent obligés d'abandonner +la Lombardie. Léon X mourut de joie à la nouvelle de ces succès. + +(1522) Gênes restait isolée; rien n'empêchait les alliés d'y porter leurs +forces, et l'on pouvait prévoir que la domination des Fregose touchait à +sa fin; mais une catastrophe sanglante devait la terminer. Jérôme et +Antoniotto Adorno firent alors avec les ennemis de leur patrie contre la +France ce qu'ils avaient entrepris de faire au profit des Français. Ils +obtinrent qu'un corps de troupes serait détaché pour cette expédition. Il +était trop considérable pour laisser le champ libre à une longue +résistance; et le malheur des Génois voulut que la conduite en fût mise +sous le double commandement de Pescaire et de Prosper Colonna, deux +émules peu unis. Le premier attaquait du côté de la Polcevera et du +phare, l'autre venait par le Bisagno; les émigrés suivaient Pescaire. + +La ville était en quelque disposition de se défendre. Elle avait des +troupes, et assez de citoyens prenaient les armes; mais les partisans des +Adorno étaient nombreux et leurs espérances s'étaient ranimées. Ils +disaient qu'il fallait ouvrir les portes et ne pas s'exposer aux forces +irrésistibles de l'armée impériale. Ils assuraient ce qui ne fut que trop +vrai, que le pillage avait été promis aux soldats quand on leur avait +fait quitter les plaines lombardes pour la stérile Ligurie. Un message +pressant de Pescaire, plein d'exhortations et de menaces, vint ajouter à +l'incertitude des délibérations. Il représentait l'inutilité de la +résistance, les calamités auxquelles elle dévouait la ville; il vantait +le patriotisme et les intentions conciliantes des Adorno, il rappelait le +dévouement avec lequel, gouvernant Gênes, ils avaient cédé au temps quand +il avait fallu sacrifier leur grandeur à la sécurité de la patrie. +C'était le tour d'Octavien de suivre ce grand exemple; il le devait +d'autant plus qu'il se sentait plus coupable envers la cause qu'il avait +eu le malheur de trahir et de déserter; il lui convenait moins qu'à tout +autre d'attirer sur sa ville, pour un vain intérêt personnel, le courroux +des alliés qu'il avait offensés. + +Octavien fit lire ces lettres publiquement. Il déclara que, gouverneur +pour le roi, il ferait son devoir envers la France; mais qu'il ne se +croyait pas tenu de forcer ses concitoyens, qui n'étaient pas sous les +mêmes obligations à courir avec lui les risques, dont ils étaient +menacés, si telle n'était pas leur inclination. Il ne s'opposait point à +une capitulation, si l'on jugeait à propos de la demander: il mourrait +avec ceux qui aimeraient mieux défendre la ville. On répondit à ce +langage modeste par des protestations de fidélité au gouvernement royal, +et l'on fit tous les préparatifs nécessaires pour soutenir un siège. Le +fameux ingénieur Pierre de Navarre était entré dans le port avec deux +galères le jour même; François Ier l'envoyait avec quelques soldats +annoncer que six mille hommes marchaient au secours de la ville sous les +ordres de Claude de Longueville. + +Mais l'ennemi ne laissa pas le temps de recevoir cette assistance. +Pescaire, ne voyant pas les portes s'ouvrir, avait hâté les préparatifs +de l'attaque. Il avait reconnu lui-même toutes les approches de la ville, +et par son ordre des canons avaient été transportés sur une butte +escarpée qu'un étroit ravin séparait seul d'un bastion entre la porte +Saint-Thomas et le Castelletto; là se trouvait alors une petite porte +dite de Saint-Michel: cette artillerie fut montée à bras par des +sentiers presque impraticables. Les paysans que les Fieschi avaient tirés +de leurs fiefs de la montagne se trouvèrent admirablement propres à ce +service. Les premiers coups de cette batterie, dont on n'avait pas +soupçonné l'existence sur une cime si difficile à atteindre, jetèrent une +terreur excessive dans la ville: le canon tirait de trop près pour ne +pas faire brèche et pour ne pas renverser la porte. On délibéra aussitôt +d'envoyer des députés à Pescaire et d'entrer en négociation; Thomas +Cattaneo et Paul de Franchi Bulgaro furent chargés de cette mission, le +premier, homme de bonne foi, le second, dissimulé, et, à ce que +l'événement a fait croire, servant l'ambition et les vengeances des +Adorno. Jamais ambassade si pressante n'éprouva des contretemps plus +fâcheux. On se battait hors de la porte Saint-Thomas; et les envoyés ne +pouvaient traverser la mêlée pour parvenir au camp impérial. Ils +voulurent tourner autour de l'obstacle en s'embarquant dans le port pour +aller descendre sur le rivage au delà des avant-gardes; une tempête les +obligea de rentrer. Ils se réduisirent alors à se rendre auprès de +Prosper Colonna dans son camp du Bisagno, puisque aucun chemin ne pouvait +les conduire à Pescaire. Mais pendant ces hésitations le péril croissait, +la batterie continuait ses feux, la terreur était au comble; la baillie +fit écrire aux députés de tout céder sans un moment de retard. Ce message +leur fut porté en hâte sur le chemin. Bulgaro seul le reçut, comme s'il +se fût agi d'une lettre de particulier à lui personnelle. Il n'en donna +aucune connaissance à son collègue. Parvenus ensemble chez Colonna et +favorablement reçus, ils ne hâtèrent nullement leurs négociations et, se +tenant dans la limite des premières instructions qui ne renfermaient pas +de pleins pouvoirs, ils convinrent seulement d'une suspension d'armes et +d'un rendez-vous au lendemain pour arrêter les clauses de la +capitulation. Prosper leur dit qu'il allait donner à l'autre corps +d'armée avis de l'armistice convenu; mais en les quittant il leur +recommanda de faire bonne garde et de se méfier de Pescaire, des procédés +duquel il ne pouvait leur répondre. Cet avis était fondé, mais il fut +inutile. Pescaire fut jaloux de la part que son émule allait avoir à la +soumission de Gênes. Ce traité semblait lui arracher des mains une +victoire sûre, une riche conquête, et, méprisant les paroles données par +son collègue, à l'instant même il pressa le feu et disposa l'assaut. +Suivant les uns, les émigrés l'encouragèrent, d'autres assurent que du +moins Ottobon, Sinibalde Fieschi et Jérôme Adorno, car on ne dit rien +d'Antoniotto, firent tous leurs efforts pour obtenir que leur patrie, +puisqu'elle était déjà soumise, ne fût point livrée à une si grande +calamité. Tandis que l'artillerie ouvrait une brèche dans le bastion +ébranlé, Prosper lui-même, animé et exposé comme un soldat, parvenait +dans le ravin à la porte ou plutôt à la poterne de Saint-Michel. Elle +était fermée, barricadée en dedans. Les bandes de fer et le chêne le plus +solide résistaient à tous les efforts. Pescaire fit verser contre la +charpente des tonneaux de goudron enflammé; le bois brûla et livra enfin +un étroit passage. Nicolas Fregose, l'un des membres les plus accrédités +de sa famille, s'était porté à le défendre. Blessé en repoussant ceux qui +se pressaient à la porte, et le rempart enfin envahi, il fut renversé et +la ville fut prise. + +De la porte Saint-Michel la descente dans l'intérieur était escarpée, +mais sans obstacle. Les Espagnols et les Allemands descendirent en bon +ordre et allèrent d'abord faire ouvrir la porte Saint-Thomas au reste de +leurs gens, puis s'emparer des postes principaux et du palais; mais déjà +les émigrés et leurs suivants s'étaient précipités en tous sens, criant: +Espagne! Adorno! C'était au milieu de la nuit que retentit ce cri, et +l'ombre augmenta les horreurs de cette invasion. La ville fut +immédiatement livrée au pillage; les Adorno eurent soin de demander des +ordres pour en préserver la banque de Saint-George, la douane et le port +franc; mais pour tout le reste, à peine quelques églises furent +respectées. La vengeance conduisit d'abord l'avidité; les premières +maisons pillées furent celles des Fregose; mais Pescaire lâche le frein +à la soldatesque, le désordre fut général, le pillage sans distinction, +et le parti vainqueur ne fut pas le maître de garantir les demeures de +ses partisans; ceux qui firent résistance furent massacrés. On compte un +Pallavicini, un Grimaldi parmi les victimes. Augustin Giustiniani, l'un +de nos historiens, attiré à la fenêtre par le bruit, reçut un coup +d'arquebuse et eut le bras fracassé. Les habitants du faubourg Saint- +Étienne, irrités des violences exercées sur leurs foyers et aidés de +quelques habitants du Bisagno leurs voisins, chassèrent de leur quartier +les assaillants et se barricadèrent; mais un des plus ardents soutiens +des Adorno qui avait du crédit dans ce faubourg, les effraya et les +obligea à désarmer; quelques-uns d'entre eux allèrent même prendre leur +part au butin; car les hommes du pays et ceux des environs n'en +laissèrent pas tout le profit aux soldats étrangers et aux suivants des +émigrés. Parmi ceux qui ont raconté cette scène lamentable et suivant +l'inclination diverse des témoins, on voit exagérer ou dissimuler les +outrages faits aux femmes et le pillage des couvents où les citoyens +avaient déposé leurs effets les plus précieux; mais il est unanimement +avéré que des habitants profitèrent de l'obscurité pour participer au +brigandage. Des hommes même qui semblaient avoir quelque considération à +ménager se mêlèrent, le visage masqué, aux troupes qui saccageaient les +maisons. Les choses allèrent si loin qu'un capitaine allemand attaqua +l'église Saint-Laurent et entreprit de forcer la porte de la sacristie. +Les chanoines et leurs chantres s'y étaient renfermés pour défendre leur +trésor et le sacré Catino, objet de l'ambition rapace de ce soldat. Ils +soutinrent le siège: les magistrats de la ville eurent le temps de venir +à leur secours. On marchanda avec le capitaine, et un don de 1,000 ducats +délivra l'église de ses indiscrétions. + +C'est pendant la nuit que se passèrent ces funestes scènes, et vous +trouverez dans les écrivains du pays et du temps, que cette nuit si +longue aux citoyens opprimés et tremblants ne dura que cinq heures (le 30 +mai), abrégée par un miracle évident de la miséricorde divine. Le prodige +n'empêcha pas les vengeances et les désordres de se prolonger trois +jours. + +Frédéric Fregose s'embarqua pendant le tumulte, lorsqu'il vit qu'il était +impossible de se défendre. Octavien était retenu par une attaque de +goutte; et il refusa de se laisser transporter pour suivre son frère. Il +fut arrêté avec Pierre Navarre. On les envoya à Naples, le dernier traité +en prisonnier de guerre, Fregose en prisonnier d'État étroitement gardé; +il mourut peu après. De tant de chefs que nous avons vus se succéder, +c'était peut-être le plus modéré dans son ambition, celui qui a le moins +employé d'injustices et de violences, le plus attaché aux vrais intérêts +de son pays, et on lui doit cette gloire d'avoir sincèrement embrassé le +dessein d'éteindre les factions et de confondre les distinctions de +parti. + +André Doria croisait avec quatre galères de la république, c'est à son +bord que l'archevêque de Salerne se fit conduire. André s'approcha du +rivage pour recueillir son neveu Philippin et tout ce qu'il put sauver +d'amis des Fregose qui émigraient à leur tour. De là il alla stationner à +Monaco, retenant pour lui-même les galères qu'il ne se croyait pas tenu +de restituer aux nouveaux maîtres de Gênes; il passa au service de +François 1er. On assure que plus tard il fit compte à l'État de la valeur +des galères qu'il s'était approprié. + +Quand le pillage eut cessé, on eut d'abord l'odieux spectacle du partage +et du marché général du butin. Il ne fut pas facile de ramener à l'ordre +cette soldatesque, de la faire sortir des maisons où elle s'était établie +et de la rassembler sous les drapeaux; mais on annonçait l'entrée en +Piémont d'une armée française, et il était temps de penser à la défense. +Ces troupes furent ainsi mises en marche au grand soulagement des +malheureux citoyens. On admira de quelle foule de femmes ces soldats +étaient suivis, elles avaient accouru de tous côtés pour avoir leur part +dans les dépouilles de Gênes. + +Avant leur départ Antoniotto Adorno fut nommé doge, sans contestation +comme on peut le croire, et à peu près sans formalité. Il était l'aîné +des deux frères. Jérôme, plus versé dans les intrigues des puissances, se +réservait pour suivre sa fortune auprès des alliés. L'exécration était +sur leur nom déjà haï: le sac de leur ville natale le chargeait d'une +haine irréconciliable. Gênes, disait-on, avait été pillée quatre fois: +par les Carthaginois de Magon, par les barbares de Rotharis, par les +Mores d'Afrique, maintenant par les Adorno. Antoniotto ne régnait que +sous la tutelle de l'ambassadeur de Charles V, qui disposait de l'État en +maître despotique. C'était un nouveau sujet de honte et de haine. Quand +le nouveau doge fit avec pompe les honneurs de la ville aux généraux +alliés, au duc de Milan qui les accompagnait, le peuple les vit avec +horreur. Les Génois n'eurent qu'une joie seule. Adrien VI, successeur de +Léon X, passa en ce temps pour aller prendre possession de son siège. Les +chefs de l'armée impériale revinrent à Gênes lui faire hommage. Aussi +superstitieux que sanguinaires, ils osèrent lui demander l'absolution +pour les fautes qui avaient pu être commises dans le sac de Gênes. +L'austère pontife répondit en trois mots: Je ne le dois, ni ne le peux, +ni ne le veux. + + +CHAPITRE VI. +François Ier à Pavie. - Bourbon à Rome. - André Doria alternativement au +service du pape et du roi de France. - Antoniotto Adorno abandonne Gênes +aux Français et à Doria. + +(1553) Cependant les Vénitiens, l'empereur, le pape Clément VII, car +Adrien n'avait fait que passer, s'étaient ligués avec l'assistance du roi +d'Angleterre pour fermer à jamais l'entrée de l'Italie aux Français. Le +connétable de Bourbon, sacrifiant sa patrie à des ressentiments, l'avait +désertée pour s'allier aux ennemis de la France. Jérôme Adorno avait été +l'ambassadeur de Charles V auprès des Vénitiens, il avait conclu la ligue +avec eux, et ce fut à quarante ans le dernier acte de sa vie; il mourut +à Venise. Sa famille perdit en lui son appui et son éclat. Plus habile et +plus susceptible de quelques sentiments généreux, il laissait Antoniotto +avec plus de haine au milieu des Génois et avec moins de crédit au +dehors. Mais en ce moment Gênes appartenait plus aux alliés qu'à son doge +et obéissait à leur impulsion. Tandis que Bonivet, commandant en +Lombardie une belle armée française, la laissait ruiner, le connétable +entreprit l'invasion de la Provence (1554). Il poussa jusqu'à Marseille +et y mit le siège. André Doria avec six galères avait ravitaillé la +place, il ne cessa d'y porter des vivres et des hommes et de garder la +côte de Provence. Il fit prisonnier dans cette croisière Philibert, +prince d'Orange, qui passait d'Espagne en Italie. Doria l'envoya au roi, +qui promit à l'amiral 25,000 écus pour la rançon de son prisonnier, mais +qui ne put les payer d'abord et qui plus tard ne s'en embarrassa guère. + +Les secours et les vivres manquaient à Bourbon; le roi marchait sur lui; +il fut obligé d'évacuer le territoire français et de se rejeter sur la +Ligurie. André Doria le suivit de près avec la flotte et favorisa les +mouvements de l'armée française. Il combina ses opérations avec celles du +marquis de Saluces, envoyé par le roi dans la rivière occidentale. Savone +leur fut abandonnée. Doria demandait au roi quinze cents hommes pour lui +rendre Gênes. Le roi promettait et n'envoyait rien. Hugues de Moncade, +général de Charles V, était alors dans Gênes, il voulait chasser les +Français de ce voisinage; il s'avança sur Varase que le Corse Giocante +Casa-Bianca défendait comme l'avant-poste de Savone: car la France +devait à ses rapports avec Gênes, d'avoir à sa solde un régiment corse. +Casa-Bianca, qui en était le chef, avait bien servi en Provence: il +avait harcelé l'ennemi; maintenant il le suivait ou le devançait en +Ligurie. Les galères génoises protégeaient l'attaque de Varase; mais +Doria sortit de Vado avec les siennes et vint déranger toutes les +manoeuvres des assaillants. Il mit brusquement en fuite la flotte génoise. +Les premiers qui du bord virent cette déroute, s'en ébranlèrent. Casa- +Bianca aussitôt marcha sur eux; Doria les attaqua sur le rivage; ils +furent défaits. Moncade lui-même et cent trente officiers supérieurs +furent faits prisonniers. La flotte française conduite par Doria ne tarda +pas à bloquer Gênes à son tour; la ville fut contrainte de demander une +trêve. + +Mais en ce moment François Ier perdait à Pavie son armée et sa liberté. +On le vit passer à Gênes conduit en captivité en Espagne. Pour assurer ce +voyage qu'il désirait lui-même parce qu'il comptait trouver dans Charles +V des sentiments nobles et des procédés honorables, il consentit à faire +donner des ordres pour que tous ses bâtiments de guerre restassent +désarmés dans leurs ports et que six galères françaises fussent remises +en gage entre les mains des Espagnols. Celles de Doria furent désignées +pour ce service; il refusa d'y déférer. Les conditions de son engagement +n'étaient pas de passer sous les ordres de l'ennemi. Il alla sur la côte +de Toscane rembarquer les troupes du roi, il les ramena en France et +resta quelque temps encore au service français; mais peu ménagé par les +ministres et mal payé de sa solde, il passa à celle du pape du +consentement du roi. Il eut alors le titre d'amiral. + +Après treize mois de prison, François fut enfin délivré en vertu d'un +traité que Charles V n'accorda que parce qu'il voyait son prisonnier +malade et qu'il craignait de perdre son gage, que François n'accepta que +par impatience et qu'il vint faire désavouer par sa nation. Les Vénitiens +avaient été blessés de l'avantage que l'empereur avait gardé pour lui +seul dans une bonne fortune qui devait être commune à tous les alliés; +ils s'étaient entremis pour la paix, et maintenant on l'avait faite sans +eux. L'empereur agissait en maître de l'Italie. Venise et le pape +recherchèrent François; ils contractèrent avec lui une nouvelle alliance: +le roi d'Angleterre s'y associa. On convint de rétablir Sforza dans +Milan, d'ôter le royaume de Naples des mains des Espagnols; mais François +renonçait à réclamer cet ancien objet de l'ambition des rois de France. +La possession d'Asti et la seigneurie de Gênes uniquement lui étaient +réservées en Italie. Les opérations devaient commencer par remettre cette +dernière ville aux mains des alliés. On devait proposer à Antoniotto +Adorno de prendre parti avec eux, et en ce cas on le laisserait au +gouvernement sous la protection française. Sur son refus on appellerait +l'archevêque de Salerne, Frédéric Fregose. C'était tout ce qui restait +dans ces deux familles rivales de personnages notables que l'on pût +élever au pouvoir. + +Adorno crut devoir fermer l'oreille aux propositions des alliés français. +Bourbon, le connétable transfuge, qui était arrivé à Gênes avec des +galères espagnoles et des troupes impériales, le confirma dans son +adhésion au parti de Charles V. + +Le parti opposé ne songea plus qu'à réduire Gênes par la guerre, et André +Doria s'y adonna tout entier. Les huit galères qu'il commandait au nom du +pape furent jointes par celles du roi, les Vénitiens en fournirent seize: +Pierre Navarre commandait les troupes. Savone se redonna aux Français; +on occupa le golfe de la Spezia, Porto-Venere, Porto-Fino; on bloqua +étroitement le port de Gênes. On prit ou l'on coula bas les navires +chargés de grains dont la ville attendait sa subsistance. Travaillée de +moment en moment par l'épidémie, elle se vit réduite à la disette. On +estima que Doria causait un million de ducats de dommage à ses +concitoyens, et, sans pitié, il enchaînait à la rame sur ses galères les +équipages des vaisseaux qui tombaient entre sas mains. Il ne demandait +que quelques compagnies au duc d'Urbin qui commandait en Lombardie pour +les alliés de François, et il promettait de faire ouvrir les portes de +Gênes. + +(1527) Cependant de nouvelles armées d'Allemands étaient descendues en +Italie. Le connétable de Bourbon les commandait. Tout le monde sait +qu'avec une singulière résolution il conduisit ses troupes droit à Rome, +qu'il fut misérablement tué au moment où elles forçaient les portes, que +la ville fut horriblement saccagée et que Clément fut retenu en +captivité. Doria, privé de la solde qu'il recevait du pontife, ne pouvait +plus se soutenir ni pourvoir à l'armement de ses galères. Les impériaux +qui le savaient le sollicitèrent de passer au service de Charles; +Clément le prémunit contre ces offres qui exposaient sa liberté et sa +personne. Il l'encouragea à retourner au service de François 1er. Doria +devint amiral et capitaine général de la marine française dans la +Méditerranée. Sa solde fut fixée à 36,000 écus. Il vint reprendre sa +station à Savone, croiser devant Gênes, arrêter les bâtiments qui +essayaient d'y entrer, et désoler les rivières par des excursions +journalières. + +Tandis qu'un ennemi si redoutable, tout compatriote qu'il était, la +pressait de si près et la ruinait sur la mer, Lautrec était en force dans +la Lombardie avec une nouvelle armée et menaçait Gênes de cet autre côté. +Adorno se voyait comme assiégé de toutes parts. Il céda à la peur et +proposa lui-même de traiter de la reddition de la ville. Lautrec accorda +la capitulation qu'on lui demanda, une chose exceptée, mais elle était +très-grave. Les Génois voulaient que la France rendît Savone à leur +domination, Savone qui avait été le point d'appui des Français, et dont +les habitants leur avaient montré bien plus de dévouement que les Génois. +Lautrec ne put donner que des espérances, la concession passant ses +pouvoirs. Cependant cette réponse n'avait pas rompu les accords; mais le +doge s'était sans doute remis de sa terreur. Quand César Fregose, +capitaine au service de France, fut commis par Lautrec pour aller prendre +possession de la place suivant le traité, son héraut fut renvoyé sans +réponse. Fregose se prépara à employer la force. Augustin Spinola et +Sinibalde Fieschi, personnages principaux de ces familles attachés aux +Adorno, qui étaient sortis contre lui, furent repoussés et faits +prisonniers. Alors le doge donna l'ordre d'ouvrir les portes sans plus +opposer de résistance. Lui-même monta à cheval et se renferma au +Castelletto. On eût pu l'arrêter: il suffit au public qu'il se retirât. +Filipino Doria fit prendre aux Génois la croix blanche des Français. Le +changement de domination s'opéra sans effusion de sang et sans trouble, +sauf pourtant le pillage du palais du doge, incident passé en usage à +chaque révolution. + +Théodore Trivulze fut donné à la ville pour gouverneur. André Doria reçut +le collier de Saint-Michel et il en célébra la fête avec magnificence. +Riche du fruit de ses exploits et comblé d'honneurs, marié à la veuve du +marquis de Caretto, nièce d'Innocent VIII, en situation de protéger sa +famille auprès de la cour de France, il fut alors l'homme le plus +important du pays. On oublia bientôt les dommages qu'il avait causés sur +la mer à ses concitoyens. Deux choses lui concilièrent l'affection +publique au plus haut degré. Il embrassa avec une égale chaleur et la +cause des Génois qui revendiquaient la domination de Savone, et le +projet, appelé par tant de voeux, de cette organisation publique déjà +désignée, comme elle a été appelée depuis, sous le beau nom de l'Union. + + +CHAPITRE VII. +André Doria passe du service de France à celui de l'Autriche. - Les +Français expulsés de Gênes. - Union. + +(1528) Cette grande pensée d'union inspirée par la fatigue des +révolutions intérieures et par le dommage que portaient les factions, +n'avait jamais cessé de vivre dans le coeur des hommes sages depuis que la +possibilité en avait été entrevue. Cependant il s'agissait d'obtenir de +chaque citoyen l'abandon du parti dans lequel le rangeaient sa naissance +ou ses affections. Mais on sentit assez qu'il n'y avait plus de gibelins +à distinguer des guelfes, que les familles illustres qui depuis 1339 +s'étaient partagé le pouvoir étaient certainement des nobles et qu'il n'y +avait aucune race antique qui pût dédaigner de fraterniser avec de tels +plébéiens. La considération que d'immenses richesses avaient procurée à +des familles plus modernes était assez grande pour les admettre dans une +aristocratie forte et compacte que la victoire remportée sur les artisans +conseillait et permettait de fonder. Les partis qui s'étaient divisés en +faveur des maisons Fregose et Adorno étaient plus difficiles à réduire; +mais ces deux races avaient enfin disparu de la scène. Tant que l'une des +deux avait gouverné, l'union avait été impossible. Nous avons vu +l'archevêque Frédéric Fregose dissoudre l'assemblée que son frère +Octavien avait soufferte. Le projet avait été repris pendant +qu'Antoniotto Adorno était doge, et ostensiblement il ne s'y était pas +opposé, mais on était alors sous la protection de l'empereur Charles V, +et l'on convint que l'on ne pouvait rien faire sans son congé. Adorno +laissa nommer deux ambassadeurs pour le consulter. De retard en retard et +de prétexte en prétexte, leur mission ne s'accomplit pas. Maintenant les +Adorno sont abattus et la haine qu'ils se sont attirée en livrant la +ville au pillage garantit contre leur retour. La ville est, il est vrai, +sous la seigneurie du roi de France, mais sous cette domination c'est +encore une république, et quand elle ne devrait pas avoir plus +d'indépendance, sa constitution intérieure, son institution municipale +n'en mériteraient pas moins d'être réformées ou plutôt établies. On ne +doutait pas que la chose ne fût tout au moins indifférente au roi; +l'entreprise démocratique à laquelle Louis XII avait mis fin devait +rendre favorable aux yeux de l'autorité française un projet qui donnait +des garanties contre l'invasion de la populace; d'ailleurs on ne +publiait pas les plans dans toute leur étendue. Trivulze ne croyait +autoriser que des réunions et des délibérations qui n'avaient rien +d'insolite et sans autre but que de pourvoir à l'administration des +affaires. Des mémoires du temps disent que, pour écarter les obstacles +qui auraient pu venir de France, on fit au roi un don gratuit, sous +prétexte de contribuer à ses armements. + +De nouveaux événements amenèrent le résultat par d'autres voies, et, au +lieu de l'obtenir sous la protection de la France, le firent dépendre de +l'affranchissement de la république et de la fin de la domination +française. + +François occupait la Lombardie. Mais son engagement envers ses alliés +l'obligeait à laisser Sforza en possession du duché de Milan et à se +contenter de Gênes et d'Asti. Dans la haute Italie son ambition n'était +pas satisfaite, il voulut la conquête de Naples et il y fit marcher +l'armée que commandait Lautrec. La flotte aux ordres de Doria avait été +mandée pour appuyer cette entreprise; seize galères firent voile, huit +appartenaient au roi, huit autres à sa solde étaient la propriété de +l'amiral: Philippin Doria les commandait. André de sa personne resta à +Gênes ou plutôt à Lerici, car une maladie contagieuse régnait dans la +ville et tous ceux qui pouvaient la quitter se réfugiaient aux environs. +Doria était déjà mécontent de la cour de France. Estimé du roi, mais +incapable de modérer ses plaintes quand on négligeait de tenir les +promesses sur lesquelles il avait fondé ou ses plans d'expéditions ou ses +engagements pécuniaires envers ses marins, il était fort mauvais +courtisan. Véritable homme de mer, ferme et prompt, élevé dans cette +république où avec la fierté des nobles on contractait l'esprit populaire +de l'indépendance, il était incapable de plier devant les ministres du +roi ou devant des grands auxquels il ne se croyait pas inégal, tandis +qu'ils le prenaient pour un officier de fortune. La confiance du roi pour +les affaires d'Italie était partagée entre lui et un Romain, Rancé de +Cere. Celui-ci commandait ordinairement les troupes de terre dans les +expéditions combinées avec la flotte de Doria; ils étaient désunis, +jaloux l'un de l'autre, et Rancé de Cere, ordinairement plus près de +l'oreille de François, avait l'avantage. Pendant qu'on s'apprêtait à +marcher sur Naples ils avaient été embarqués ensemble et chargés +d'occuper ailleurs les Espagnols. Rancé voulait envahir la Sicile, Doria +insista pour attaquer la Sardaigne où il eut le malheur de ne pas +réussir, et ses ennemis tirèrent un grand parti de cette expédition +manquée; on rendit suspectes jusqu'à ses intentions. + +En ce temps même il soutenait avec une vivacité qui approchait de la +menace la cause de Gênes contre Savone. Cette ville, protégée par les +Français qui l'avaient trouvée dès longtemps favorable à leur parti, +aspirait toujours à se soustraire à la domination génoise. Elle ne +voulait plus en subir les impôts; elle voulait avoir son commerce à part +et se flattait de faire à sa voisine une utile concurrence. Ce n'était +plus une ville sujette dépendante d'une capitale, c'étaient deux +seigneuries françaises, et il n'y avait pas de motif de soumettre l'une à +l'autre. La prétention de Savone était juste sans doute; Gênes n'avait +point de titre valable pour que sa municipalité fût reine des cités +voisines, pour qu'elle les liât à son gouvernement sans leur permettre +d'y participer. Mais les Génois avaient une très-longue possession, et à +chaque renouvellement de la seigneurie, la France leur avait garanti +leurs anciens droits et l'intégrité du territoire. D'ailleurs ce n'était +pas pour le seul amour de la justice que les Français favorisaient +Savone, le gouverneur de cette ville en tirait un profit personnel. Le +connétable de Montmorency, qui avait obtenu le privilège de fournir le +sel en Lombardie, avait mis ses entrepôts à Savone et y ruinait la +gabelle génoise. Un droit royal y remplaçait les impositions qui jadis +tombaient dans le trésor de la république. Le roi y avait ses chantiers +et y faisait construire ses galères. On y avait ouvert un port franc qui +détournait le commerce de celui de Gênes et les revenus de sa douane; +enfin on y élevait des fortifications qui ne pouvaient servir que contre +les Génois. Doria se plaignit de ces préjudices apportés à sa république; +il représenta au roi par des lettres souvent répétées, et avec plus de +vivacité franche que de respectueuse mesure, ce qu'il y avait d'injuste +selon lui, mais certainement d'impolitique, dans ces procédés. Le roi +occupé de ses plaisirs n'y donna aucune attention. Le connétable et le +chancelier Duprat lui dépeignirent l'amiral comme un homme prévenu, +importun, difficile à vivre et impossible à contenter. On se plaignait de +ce qu'il s'était excusé d'aller en personne devant Naples; et Doria, qui +n'avait refusé peut-être que pour être pressé par le roi, fut blessé à +son tour quand, sans plus le rechercher, on nomma Barbezieux pour +commander dans la Méditerranée. + +Cependant Philippin avec ses galères avait fait son devoir de la manière +la plus brillante et la plus heureuse. Les Vénitiens venaient avec leur +flotte joindre ses seize galères. Le vice-roi Hugues Moncade, jadis +prisonnier des Génois à Varase, crut devoir prévenir cette réunion. Il +sortit de Naples avec autant de galères, de grands vaisseaux et de +bâtiments de transport qu'il en put rassembler et charger de ses soldats. +Les plus braves officiers montèrent sur cette escadre. On attaqua +Philippin près de Salerne. Il reçut l'ennemi avec vigueur, la victoire +fut longtemps disputée; mais le Génois avait mis en réserve une portion +de ses forces, et quand elles tombèrent sur l'ennemi fatigué, le combat +fut promptement décidé. La galère de Moncade fut abordée la première, il +fut tué; presque tout le reste se rendit. Philippin eut pour prisonniers +le marquis del Vasto, Ascagne et Camille Colonna, le prince de Salerne, +le marquis de Santo-Croce, l'amiral Giustiniani et une foule d'autres +seigneurs ou officiers de renom. Lautrec qui assiégeait Naples demandait +ces captifs: Philippin se hâta de les expédier à son oncle: le roi les +fit réclamer. André répondit qu'il n'avait aucune obligation de les +rendre, et d'autant moins que la rançon du prince d'Orange lui était +encore due, que la solde de ses galères et ses pensions étaient aussi +très-mal payées. Ainsi, de jour en jour les choses s'aigrissaient +davantage; Lautrec en prévoyait l'éclat; il aimait Doria, et surtout il +avait besoin de son appui dans une expédition lointaine où les ministres +du roi l'abandonnaient trop à lui-même. Il fit un effort pour remédier +aux conséquences qu'il fallait craindre; il dépêcha à la cour Langeay du +Bellay, qui d'abord vint trouver Doria; il prit connaissance de ce qu'il +y avait de sérieux dans les plaintes de l'amiral, il se convainquit que +l'intérêt de Gênes dans l'affaire de Savone était l'objet auquel Doria +tenait essentiellement, et qu'en lui donnant satisfaction sur ce point, +il serait facilement apaisé sur tous ses griefs personnels. Langeay alla +en rendre compte au roi et le presser, au nom de Lautrec et pour +l'intérêt de la conquête de Naples, de ne pas faire de Doria un ennemi: +cette démarche fut inutile. Le refus de rendre les prisonniers, envenimé +par les ministres, passa pour une rébellion insolente. Doria, donnant +cours à son mécontentement1, se fit bientôt un nouveau sujet +d'accusation. Le roi avait envoyé le vicomte de Turenne aux Génois pour +leur demander un emprunt. Le gouverneur assembla le conseil pour donner +audience au vicomte, Doria se présenta accompagné jusqu'au palais d'une +foule de citoyens qu'il n'avait pas craint d'avertir de son opinion. Sur +la proposition de Turenne il prit la parole et répondit qu'il était +étrange que le roi demandât de l'argent à une ville qu'on l'avait induit +à ruiner en transférant son commerce et ses privilèges à Savone; que +Gênes n'était pas tenue de payer comme contribution ce qu'on exigeait; +que comme prêt volontaire elle ne le pouvait; que l'on devait d'abord +lui rendre justice, et qu'alors sans doute elle serait en état de mieux +faire, Turenne, peu accoutumé à des délibérations aussi libres, s'indigna +qu'on reçût ainsi les ordres du roi. La fermeté de Doria commençait à +tourner en menaces. Le gouverneur Trivulze arrêta cette contention. Il +répondit qu'en effet la ville avait perdu ses ressources et qu'il se +chargeait de rendre compte au roi de l'impuissance où se trouvaient les +Génois, sans que l'on dût suspecter leur zèle ni leur fidélité; il +priait Doria d'en écrire également à sa majesté: elle ne pourrait +manquer d'accorder confiance au témoignage d'un amiral qui avait rendu +tant de services, qui en avait tant à rendre, et en qui on respecterait +toujours une franchise inspirée par son amour pour sa patrie et par son +zèle pour le service du roi. La séance fut rompue sans que la discussion +s'engageât plus avant. Mais Turenne, mécontent à l'excès, quitta la ville +à l'instant même, et de Florence, rendant compte à Paris de son mauvais +succès, il dénonça Doria comme un ennemi déclaré. + +On précipita ses résolutions en prenant celle de le faire arrêter. +Barbezieux, qui partait avec une nouvelle escadre pour le siège de +Naples, eut ordre de s'emparer des galères de Philippin et d'abord de +passer par Gênes et de s'assurer de la personne de l'amiral. Un +ambassadeur génois était encore à Paris pour obtenir réponse sur +l'affaire de Savone, il fut informé de la résolution. Il en expédia un +prompt avis secret qui devança l'arrivée de Barbezieux et celle des +ordres préventifs qu'on donnait aux gouverneurs de Savone et de Gênes +pour les faire concourir à l'arrestation. André s'embarqua à l'instant +avec ses grands prisonniers et alla s'enfermer dans la citadelle de +Lerici. Barbezieux, arrivé trop tard à Gênes et usant de dissimulation, +lui écrivit et l'invita à une conférence; rien ne put engager André à se +rendre sur les galères. Barbezieux l'alla trouver, il montra à Doria +beaucoup de déférence et d'amitié. Le roi avait été blessé sans doute que +l'amiral eût refusé le commandement qu'il lui avait décerné, mais il +avait donné l'ordre de le consulter et de prendre ses instructions. Tout +fut inutile, Doria ne voulut jamais sortir de son fort. Il ne resta plus +à Barbezieux qu'à remettre à la voile et à se hâter d'aller devant Naples +pour s'emparer, s'il le pouvait, des galères de Philippin. + +Mais Doria y avait pourvu. Le temps de son engagement avec la France +allait expirer. Philippin avait reçu l'ordre secret d'abaisser le jour +même le pavillon français, d'abandonner le siège et le reste de la +flotte, et de revenir immédiatement à Lerici en se tenant sur ses gardes +pour éviter la rencontre des Français. Cet ordre fut exécuté à +l'improviste, à la surprise et à l'extrême regret de Lautrec. Philippin +ramena neuf galères à la Spezia, abandonnant à elles-mêmes les huit +françaises qui étaient sous son commandement avec celles de son oncle. +Les historiens français disent qu'il fit retenir celle du roi par Antoine +Doria, mais ce fait ne semble pas exact. + +L'amiral ayant déclaré au roi de France qu'il renonçait à son service, +offrit à Clément VII de rentrer au sien. Le pape, qui était peu en état +d'accepter, lui envoya son secrétaire pour traiter avec lui, mais +essentiellement pour l'empêcher de se mettre à la solde de l'empereur; +car Colonna et del Vasto, prisonniers et commensaux de Doria, +l'obsédaient sans cesse pour donner à Charles V un serviteur et un +auxiliaire si puissant. La négociation fut poursuivie avec ardeur. On +offrait à Doria l'assistance impériale pour s'emparer de la seigneurie de +Gênes. Il refusa obstinément. Il convint de travailler à l'expulsion des +Français, mais il stipula clairement l'indépendance et la liberté de sa +patrie, et Charles V promit de n'y jamais attenter. Il exigea aussi que +l'empereur garantît l'intégralité du territoire et particulièrement la +domination sur Savone. Les Génois durent être traités pour leurs +personnes et pour leur commerce, dans tous les États de l'empereur, à +l'égalité de ses propres sujets. + +Doria personnellement recevait toute abolition pour les hostilités qu'il +avait pu exercer contre les impériaux, et, par une clause singulière, il +n'était pas tenu de mettre en liberté ceux des prisonniers qui étaient +enchaînés sur ses galères. Il devait seulement les rendre par échange à +mesure qu'on lui fournirait des esclaves turcs ou des galériens +condamnés. Il était nommé amiral et lieutenant de l'empereur. Il mettait +à la solde de Charles V douze galères moyennant soixante mille écus par +an. On lui donnait des assignations de fonds cautionnées par des maisons +de commerce de sa confiance. Un port lui était assigné dans le royaume de +Naples pour y faire stationner sa flotte, et, sous prétexte de se +réserver les moyens d'assurer ses approvisionnements de bouche, il avait +le droit d'extraire tous les ans dix mille salmes de froment de la +Pouille ou de la Sicile. + +Aussitôt que ce traité signé à Madrid eut été rapporté à Doria et avant +qu'il fût public, il s'embarqua. Il allait tenter de se rendre maître des +galères françaises dont Philippin s'était séparé devant Naples. Les +Français prévenus tirèrent le canon contre lui, mais bientôt Lautrec +mourut de maladie, son armée se dissipa, les galères du roi quittèrent +une entreprise désormais perdue et se retirèrent vers Gênes et vers la +France. + +Doria se hâta de regagner la Ligurie; il crut que le moment était arrivé +d'ôter Gênes aux Français, de faire coïncider cette délivrance avec le +plan d'union qu'il avait embrassé avec chaleur, et de fonder enfin un +gouvernement solide et indépendant. + +Les citoyens étaient d'avance dans les mêmes dispositions. Une baillie, +qui d'abord n'avait paru chargée que d'organiser le concours de la ville +aux opérations militaires et maritimes des Français, n'avait pas tardé à +traiter de l'union, des moyens de l'amener et du gouvernement à donner à +la république. Trivulze inattentif n'en avait pris aucune alarme; il ne +s'agissait encore que de réformer les lois sous le bon plaisir du roi. +C'était en implorant la bonté et la sagesse royale qu'Augustin +Pallavicini, dans une assemblée solennelle tenue en présence du +gouverneur et où toutes les magistratures s'étaient réunies, avait +prononcé un discours grave et mesuré, mais appelant une réforme +immédiate. Toutes les opinions avaient concouru dans le même sens; et la +baillie, prête à mettre son travail au jour, avait annoncé le terme +précis auquel les nouvelles lois seraient publiées. Le redoublement de +l'épidémie cruelle qui ravageait l'Italie avait retardé la conclusion de +cette grande entreprise. La querelle de Savone, celle de Doria étaient +venues dans l'intervalle faire secrètement penser que ce ne serait pas +sous l'autorité française qu'on pourrait opérer pleinement une révolution +si difficile à mener à bien dans un État dépendant. L'ambassadeur génois +écrivait de Paris qu'il n'obtenait plus d'audiences et qu'elles étaient +prodiguées aux députés de Savone. Le roi était plus éloigné que jamais +d'écouter les plaintes; les ministres étaient de plus en plus partiaux; +il fallait s'attendre à voir Savone devenir la capitale de la Ligurie. Il +n'y avait plus rien à espérer ni de la justice ni de la clémence du +monarque, détourné par les intrigues et la haine de ses favoris. Il était +temps que les citoyens pensassent à pourvoir à leurs intérêts par leur +propre résolution. + +Le désastre de Naples, la nouvelle force que Doria s'était acquise +vinrent relever le courage et pousser à suivre ce conseil. Doria parut +avec treize galères et jeta l'ancre à l'entrée du port. Trivulze en fut +alarmé, il descendit du Castelletto où il avait établi sa demeure pendant +la contagion; il vint avec peu de suite, se montrer sur la place de +Banchi, caresser les citoyens, les remercier de leur fidélité, leur +demander d'y persévérer. Il ne pensait pas qu'André Doria pût avoir +aucune vue hostile, et il désirait que des hommes sages allassent lui +parler et l'invitassent à ne rien faire contre la paix de sa patrie. + +Des députés allèrent trouver l'amiral sur son bord et lui représenter que +s'il se livrait à des mouvements imprudents il travaillerait à la ruine +de la ville qu'il voulait servir. Le comte de Saint-Pol était en +Lombardie avec une forte armée; une entreprise hasardée l'attirerait +nécessairement sur Gênes. Tel était le langage ostensible des députés: +ils étaient secrètement chargés par la baillie d'encourager André, et +l'un d'eux, J.-B. Doria, son parent, devait concerter toutes choses avec +lui. L'amiral affecta de répondre qu'ayant appris qu'une armée étrangère +dévastait de nouveau la Lombardie et menaçait Gênes, il venait offrir à +sa patrie son bras et ses forces; que néanmoins il déférerait aux +conseils modérés de si sages citoyens. Trivulze parut content de la +réponse qui lui fut rapportée et remonta paisiblement au Castelletto, +mais il expédia aussitôt au comte de Saint-Pol pour lui demander de +prompts secours, et il fit appeler tout ce qu'il put trouver de soldats +dans le voisinage. + +Doria, à son tour, avait déjà envoyé des émissaires dans la ville, +d'autres dans les campagnes pour faire trouver à Gênes les personnages +notables que la crainte de la contagion avait éloignés. Tout s'emploie +dans les intrigues politiques, et avec plus d'astuce que de bonne foi: +cette contagion, cette peste, la populace était persuadée que les +Français l'avaient introduite à dessein pour affaiblir la ville. + +Ces précautions prises et les plans arrêtés, Doria se préparait à un +débarquement qui devait s'effectuer en dehors du môle, quand, la nuit, +une flotte française qui était dans le port fit un mouvement et se porta +sur lui avec une vive canonnade. Il crut avoir à combattre; ce n'était +qu'une fausse attaque pour masquer une retraite. Les Français avaient +craint de faire enfermer leurs vaisseaux dans le port et ils avaient +résolu d'en sortir. Doria fut en doute de leur dessein jusqu'au jour. Il +les vit se retirer en hâte. Rien ne l'empêcha plus de pénétrer à +l'intérieur, il arbora le pavillon de l'empereur, et c'était celui même +que Philippin avait enlevé sur la galère de Moncade. + +Approché des quais, il fit descendre autant d'hommes qu'il put en retirer +de ses bâtiments. Ils se formèrent en plusieurs corps et se dirigèrent +sur autant de points aux cris de Saint-George et Liberté. Christophe +Pallavicini, qui commandait un de ces détachements, éprouva une faible +résistance. Il fit bientôt sa jonction avec Philippin Doria entré par une +autre porte. Ils marchèrent ensemble au palais: quatre-vingts ou cent +Suisses qui y faisaient la garde, ne s'embarrassèrent nullement de le +défendre. André descendit et se rendit sur la place de Saint-Mathieu, à +la loge rendez-vous de sa famille. La foule se précipita sur son passage +et à sa suite. Là, se rendirent les magistrats, la baillie, les notables, +ceux qui, avertis en campagne, avaient eu le temps de rentrer dans la +cité. Doria, entouré des siens, fut salué de tous comme le libérateur de +l'État. Le président de la baillie des réformateurs lui décerna le nom de +père de la patrie. Il ne manqua pas de flatteurs qui l'appelaient au +souverain pouvoir; cette insinuation fut hautement rejetée par lui. + +Il harangua ses concitoyens; il leur proposa la liberté et l'union comme +les seuls moyens de conserver l'indépendance qu'ils venaient d'acquérir, +et qui avait été depuis plusieurs mois le but de ses travaux; il +s'estimait heureux d'avoir contribué à le faire atteindre. Il exhortait +les fidèles Génois à faire le reste: au dedans ils avaient sur leur tête +une citadelle menaçante qu'il fallait réduire; au dehors on devait +s'attendre à voir accourir les troupes du comte de Saint-Pol, et certes +il ne fallait pas avoir fait un si grand effort pour se laisser remettre +à la chaîne. Il ne fallait pas laisser Savone braver la domination de la +république et servir de siège à la tyrannie étrangère. + +Un assentiment unanime répondit à ses invitations, et tandis qu'on +témoignait à l'envi le zèle de la défense commune, la reconnaissance pour +l'amiral et le voeu d'abjurer les factions, la baillie des réformateurs, +par l'organe de François Fieschi, insistant sur la nécessité de l'union, +jeta les bases du gouvernement qu'elle allait fonder. On applaudit à ces +vues, on vota par acclamation la prorogation des pouvoirs des +réformateurs; mais ils demandèrent que des résolutions si solennelles +fussent prises autrement que dans une assemblée fortuite, en quelque +sorte tumultuaire, et où manquaient trop de voix dignes d'être entendues. +On convoqua pour le lendemain un grand parlement, et l'assemblée se +séparant, Doria se retira modestement en sa maison, au lieu d'occuper le +palais. + +Le parlement du lendemain 12 septembre fut très-nombreux. On avait +redoublé les avertissements et les invitations aux personnages importants +qui étaient encore dans la campagne. Il se trouva, dit-on, quinze cents +votants. Les auteurs disent que ce fut la réunion de tous les citoyens +capables du gouvernement. Ils ne nous disent pas comment, sur quelle base +ni par quels procédés on établit la distinction de cette capacité. La +tradition porte que nobles et bourgeois, tous ceux qui en ce moment +eurent la prétention de prendre part aux affaires publiques, vinrent +spontanément donner leur nom et siéger au conseil. La noblesse, les +grands populaires y étaient naturellement appelés; la bourgeoisie de +quelque notabilité ne fut pas repoussée quand elle se présenta; des +mémoires postérieurs assurent même qu'il s'y glissa des artisans: ainsi +il sembla ne rester dans les classes populaires personne qui eût intérêt +à former une opposition, et le peuple, enivré de la joie de +l'indépendance, applaudit sans s'apercevoir qu'il sanctionnait une +aristocratie, dans ce grand jour ouverte à tous, mais demain exclusive. +Le chancelier de la république lut une déclaration proposée au conseil, +elle proclamait l'affranchissement absolu de l'État, son retour à une +pleine liberté, l'abolition et l'abjuration des noms et des engagements +de partis ou de classes. On y garantissait l'adhésion des citoyens +absents comme des présents. Sous ces auspices et pour achever l'ouvrage +glorieusement commencé, grâce au courage et au patriotisme de l'excellent +citoyen André Doria, tous consacraient leurs vies et leurs fortunes à la +défense de la patrie: ils voulaient repousser les étrangers qui du +dehors menaçaient la cité et chasser ceux qui du haut d'une citadelle +usurpée épiaient le moment de l'opprimer; ils voulaient que la ville de +Savone fût réduite à la soumission, ils voulaient surtout qu'une union +parfaite entre eux fût le gage et le moyen de l'indépendance perpétuelle, +de la liberté et de la gloire de Gênes. Ces propositions reçues avec un +transport unanime furent développées dans quelques discours animés. +Baptiste Lomellino, le premier, demanda que les pouvoirs de la baillie +fussent prorogés pour promulguer les nouvelles lois qui seraient la +constitution perpétuelle de la république; qu'André Doria fût invité à +poursuivre son ouvrage pour la défense de l'État, et que le commandement +des troupes de terre fût confié à Philippin Doria; que les citoyens +riches fussent encouragés à contribuer volontairement à la dépense +extraordinaire du moment; il appuya cette dernière proposition en +donnant l'exemple. Il se taxa à une forte somme; chacun fit de même, et +l'assemblée ajouta à cette ressource la faculté d'emprunter 150,000 écus +d'or à la caisse de Saint-George. + +Les résolutions votées avec solennité furent ensuite publiées avec les +acclamations de l'enthousiasme. L'anniversaire du 12 septembre fut +consacré par une loi sous le nom de fête de l'Union. Nous l'avons vu +célébrer encore jusqu'en 1796. Dans ce long espace, le peuple avait eu le +temps et l'occasion de reconnaître que cette journée avait été celle de +l'usurpation du présent sur l'avenir; mais il prenait part encore à la +solennité par la tradition du souvenir d'une délivrance de toute sujétion +étrangère et par le sentiment orgueilleux de la nationalité acquise alors +et conservée depuis. + +Nous parlerons dans le livre suivant du gouvernement établi par la +baillie et des conséquences de cette grande révolution politique; nous +ne ferons mention ici que de ce qui se rapporte aux suites de +l'insurrection contre la domination française. + +Le comte de Saint-Pol pressait le siège de Pavie; on ne pouvait douter +qu'aussitôt qu'il aurait cette ville en son pouvoir il ne détachât des +troupes afin de délivrer le Castelletto, pour essayer de remettre la +république sous le joug qu'elle avait rejeté, ou du moins pour maintenir +les armes françaises à Savone. On lui envoya d'abord Octavien Sauli pour +explorer ses intentions. L'ambassadeur justifia ce qui s'était passé par +les diverses violations des traités que les officiers et les ministres du +roi s'étaient permises et dont on n'avait obtenu aucune justice. Le +peuple n'avait pu les supporter sans se sentir le droit de s'affranchir +d'un contrat rompu, il avait pu et dû penser à sa propre conservation; +mais les gens sages conservaient respect et affection pour la couronne de +France et ne désiraient rien tant que l'indulgence du roi, afin que la +république, dans son nouvel état, pût cultiver une alliance à laquelle +elle mettait un grand prix et être utile encore à des intérêts auxquels +elle s'était dès longtemps attachée2. + +Saint-Pol, à qui les opérations de son siège ne permettaient pas de +marcher immédiatement, répondit avec assez de modération. Il avait eu +pitié de l'erreur dans laquelle les Génois avaient eu le malheur de se +précipiter, mais il savait bien que ce n'était pas leur ouvrage. Doria, +infidèle à sa gloire par de vaines prétentions d'amour-propre ou de +ressentiment, déserteur et coupable des disgrâces que sa défection avait +causées dans l'entreprise de Naples, avait trouvé bon d'ajouter à ses +fautes de rendre impossible la clémence du roi en faisant révolter une +ville fidèle sous de faux prétextes. Sur lui seul devait retomber la +punition, et il ne saurait l'éviter; mais il serait déplorable que les +Génois se sacrifiassent à l'ambition et à la haine d'un seul homme; il +était temps qu'ils séparassent leur cause de la sienne, et l'on ne devait +pas ignorer qu'incessamment l'armée française irait demander à Gênes un +compte rigoureux de la soumission qu'elle devait au roi. + +Sur cette réponse on conçut que si Gênes avait quelque répit il ne serait +pas long, et qu'il était pressant de se mettre en défense. On leva des +troupes de tous côtés. Les grands propriétaires enrôlèrent dans les +campagnes ce qu'ils purent de leurs paysans ou de leurs voisins. +Sinibalde Fiesco surtout amena un grand nombre d'hommes; les communes des +rivières fournirent des troupes: en peu de jours il arriva sept cents +Corses; des officiers envoyés au dehors ramenèrent des bandes +d'étrangers. Laurent Cibo, gendre du duc de Massa, forma un corps de deux +mille hommes. Avec ces forces on se crut en sûreté et l'on commença le +siège du Castelletto. Cette forteresse élevée sur la ville, communiquant +aux montagnes extérieures, était garantie par une triple enceinte de +fortifications successivement ajoutées; mais elle avait été négligée sous +les Français; cependant elle était à l'abri d'un coup de main, et Pavie +s'étant rendue, Saint-Pol s'avançait pour délivrer Trivulze. Huit mille +hommes soldés, tous les citoyens que la peste avait épargnés, animés par +le patriotisme, une foule d'habitants des campagnes indisciplinés et sans +retenue, propres par cela même à disputer les passages, à harceler +l'ennemi, telle fut la défense qu'il vit préparée. Il ne crut pas pouvoir +la braver et forcer la ville. Il borna son entreprise à jeter un faible +détachement de trois cents hommes pour aller par les montagnes de +l'Apennin renforcer la garnison de Savone, tandis que ses mouvements +menaçaient Gênes. Il ne tarda pas à rentrer en Lombardie, et alors +Trivulze, n'espérant plus de secours et manquant de vivres, fut contraint +de rendre le Castelletto. La capitulation la plus large lui fut +facilement accordée; sa troupe sortit avec les honneurs de la guerre, +emportant tous ses effets; les Génois fournirent les moyens de +transport, contents d'être délivrés du voisinage si prochain de +l'étranger: les fortifications furent aussitôt démolies du côté de la +ville. Il restait à chasser les Français de Savone; le comte Fieschi y +marcha par terre, et André Doria par mer. Quand M. de Moret qui +commandait dans la ville vit commencer un siège régulier, il se réduisit +très - promptement à traiter, accusé par les uns de lâcheté, par les +autres d'avoir vendu la ville et son devoir; le peuple de Savone, qui +frémissait de se voir abandonné aux rigueurs des Génois, suppliait en +vain son gouverneur de se défendre. Il convint de rendre la place aux +assiégeants à un jour fixé s'il ne lui arrivait pas de secours. Il en +écrivit promptement à Saint-Pol; mais le duc de Milan et le duc d'Urbin, +alliés du roi, ne voulant point fournir de troupes, Saint-Pol ne put +détacher un nombre suffisant des siennes; Moret rendit Savone, et le +nouveau gouvernement de Gênes se vit maître de toute la Ligurie. + + +LIVRE NEUVIÈME. +ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - CONSPIRATION +DES FIESCHI. +1528 - 1547. + +CHAPITRE PREMIER. +Constitution. - Savone. + +(1528) Les douze réformateurs chargés d'asseoir le gouvernement de la +patrie sur de nouvelles bases publièrent leur constitution; elle fut +reçue avec un consentement en apparence unanime. + +Le problème était compliqué. On avait pu dire à quiconque prétendait au +pouvoir: Vous serez tous nobles; on avait pu écrire dans une loi que +toute l'autorité serait concentrée dans un corps de noblesse dont tous +les membres seraient égaux. Mais organiser ce grand corps, fondre +ensemble tant d'intérêts jusque-là discordants, ménager les gloires et +les amours-propres, faire à tant de rivaux leur part et les forcer à s'y +tenir, c'était une tâche qui ne pouvait être remplie qu'à force de +dextérité. L'esprit délié et plein de ressources qui est donné aux Génois +ne s'y oublia pas. Le succès pourtant fut loin d'être entier ou du moins +durable. Le besoin de l'union, l'enthousiasme de la liberté et de +l'indépendance recouvrées firent tout accepter; mais peu après on +commença à ressentir du malaise, à éprouver le regret des sacrifices +réciproques. On s'aperçut de l'inefficacité de certaines combinaisons +factices qu'on avait adoptées. Les distinctions d'origine abrogées entre +tous ces nobles par la lettre de la loi, avaient, de fait, été +entretenues vivantes. Quant à ce qui n'était pas né noble ou ne l'était +pas devenu alors, on l'avait compté pour rien; mais bientôt un grand +nombre de bourgeois, plus ou moins notables, dont l'ambition n'avait pas +été assez prompte pour s'emparer d'abord de la récente noblesse, se +ravisèrent en se comparant avec ceux de leurs égaux qui l'avaient si +facilement obtenue. De proche en proche, aucune famille plébéienne qui +voyait des nobles parmi sa parenté ou dans ses alliances ne se résigna à +rester dans son infériorité. En un mot, la constitution de 1528 ne sauva +pas Gênes des dissensions. Cependant la base qu'elle avait posée, +l'aristocratie héréditaire se trouva si solidement établie que quarante- +huit ans de débats ne purent l'ébranler. C'est sur les mêmes fondements +et sans y toucher qu'on refit l'édifice en 1576, édifice qui n'a croulé +que de nos jours après deux cent vingt ans non pas de gloire, le temps de +la gloire et des progrès était passé pour Gênes, mais de stabilité et de +repos. + +Entre un patriciat antique et une invasion de nouveaux anoblis, les +organisateurs remarquèrent d'abord avec inquiétude une prodigieuse +différence dans les forces numériques des deux éléments. Les anciens +populaires venaient fournir au registre de la noblesse les noms de plus +de quatre cents familles: sur cent cinquante races que l'ancienne +noblesse avait comptées, il n'en restait plus que trente-cinq. Les +vieilles célébrités allaient se perdre dans cette foule; l'immense +majorité des nouveaux venus débordant de toutes parts allait entraîner +les débris de ces illustrations séculaires, les dépouiller de force et de +prépondérance. + +Cependant les noms historiques, connus dans le monde entier, étaient aux +yeux de ceux mêmes qui en étaient jaloux et qui leur disputaient le +pouvoir, la décoration la plus imposante de la république et comme des +reliques sacrées. C'est sur ce sentiment qu'on fonda un expédient +bizarre. On fit entendre que, pour créer une aristocratie solide, il la +fallait non-seulement une, mais étroitement serrée; trop de noms ne +devaient pas être présentés au respect et à l'obéissance du peuple, et +l'on proposa de suivre un exemple donné jadis par les grands populaires. +Des familles sans lien de parenté entre elles s'étaient unies dans une +adoption réciproque. Chacune avait sacrifié le nom de ses pères pour ne +plus porter que le titre adopté pour toute l'alliance. Ainsi s'étaient +rendus célèbres les Giustiniani, les de Franchi. C'est ce modèle qu'on +entreprit d'imposer à tous ces hommes nouveaux: seulement, au lieu de +leur persuader d'inventer des noms imaginaires, on leur laissa le choix +entre les familles connues auxquelles ils iraient s'affilier. On flatta +en eux la vanité secrète de devenir à leur gré des Doria ou des Spinola, +en échange des noms plus ou moins obscurs que la naissance leur avait +donnés. Si les races antiques devaient éprouver quelque répugnance à voir +usurper ainsi leurs titres et leurs honneurs, c'était après tout un +hommage éclatant rendu à leur illustration. D'ailleurs ceux qui en +étaient les vrais héritiers ne doutaient pas d'acquérir la considération +et l'influence de chefs et d'aînés de la famille commune et de faire de +ces nouveaux venus des sortes de clients. On eut soin d'ailleurs de +mettre le patrimoine, les droits utiles des héritages, à l'abri des +prétentions des affiliés. + +On s'étudia aussi à trouver un tel mode que le choix des dénominations de +ces agrégations nouvelles procurât de fait les préférences convenables, +et ne parût déclarer pour personne une prééminence de droit. On statua +que, parmi les nobles anciens ou nouveaux sans distinction, tous les noms +qui ne se trouveraient pas actuellement portés par six chefs de maisons +au moins seraient abolis. Ceux dont on compterait six maisons seraient +conservés et chacun d'eux deviendrait le titre d'une alliance ou albergo. +Naturellement aucune famille d'hommes nouveaux n'était riche de six +branches. Ainsi c'étaient des noms anciens qui allaient seuls subsister. +D'après la condition imposée, il se trouva de quoi fonder vingt-huit +alberghi; vingt-trois étaient de l'ancienne noblesse; ainsi sur les +trente-cinq races qui la composaient encore, douze ne furent pas assez +nombreuses pour garder leur nom et durent subir une affiliation comme les +anoblis. Les cinq autres alberghi appartenaient à ces familles qui, non +moins illustres que les plus nobles, s'étaient obstinées à se dire du +peuple: Giustiniani, de Fornari, de Franchi, Lomellino, Promontorio1. +Quant à la postérité des doges, elle n'avait pas prospéré. Les rejetons +de Boccanegra n'existaient plus qu'en Espagne; les Montaldo, les Guano, +les Guarco avaient disparu. Les Fregose étaient dispersés en exil; il ne +restait plus qu'un petit nombre d'Adorno. + +Voilà ce qu'on fit pour rendre égaux tous les membres de la noblesse. +Voici ce qu'on laissa subsister de leurs distinctions. Par une +convention, tacite du moins, ou, plus exactement, explicite quoique non +écrite, les charges devaient être précisément partagées entre les nobles +anciens et les nobles ci-devant populaires. Le doge, dont la charge +devenait biennale, devait être pris alternativement dans l'une et l'autre +classe. En réalité elles firent deux corps et ne tardèrent pas à se +séparer en deux camps. Sous les noms de portique de Saint-Luc et de +portique de Saint-Pierre, ils eurent leurs assemblées, leurs +commissaires, une complète organisation. Des lieux, ouverts d'abord à +leurs réunions habituelles de conversation et de plaisir, devinrent des +cercles permanents de politique. La loge principale des anciens nobles ou +de Saint-Luc se tenait près de l'église de Saint-Cyr. Des nobles de +Saint-Pierre ou du nouveau portique, les plus influents avaient leur +rendez-vous dans la loge des Giustiniani; car même ces vieilles et +illustres familles qui, depuis l'union, semblaient n'avoir aucun motif de +ne pas reprendre leur rang parmi les plus nobles, voulurent garder leur +position à la tête de la noblesse moderne sortie du parti populaire. Ces +accords étaient passés sous silence dans les lois proclamées, et l'on +voit au contraire que l'égalité dans le sein d'une noblesse homogène +était tellement le principe ostensible du gouvernement qu'on avait +affecté de donner au sort une part immense dans l'organisation des +pouvoirs. + +Le doge représentait la majesté de la république, mais son autorité était +très-circonscrite; il n'était presque que le président du sénat, où +seulement le droit exclusif de mettre les propositions aux voix lui +donnait une assez grande influence. Ce sénat composé de huit membres +était, uni au doge, le pouvoir exécutif. Il exerçait la puissance +publique, il veillait à la justice, et la rendait en certains cas. Le +doge, avec l'assistance du sénat en corps, présidait le grand et le petit +conseil. Le grand était composé de quatre cents membres; le petit était +composé de cent des membres du grand. Dans le grand conseil était +renfermée comme par délégation la souveraineté nationale; or, pour le +former ou le renouveler, tous les ans, d'une urne qui contenait les noms +de tous les nobles, le sort en faisait sortir trois cents. Ceux-ci +élisaient au scrutin les cent collègues qui complétaient le conseil; +mais la loi leur ordonnait d'user de ce droit de manière à réparer les +irrégularités du hasard, afin que tous les alberghi eussent à peu près un +même nombre de conseillers. Cependant on innova bientôt, et les quatre +cents furent entièrement nommés par le sort. + +Parmi ces quatre cents c'était encore un tirage au sort qui désignait les +cent membres du petit conseil; à ce corps appartenaient la nomination +des magistrats et la décision d'un grand nombre d'affaires. Évidemment il +était placé pour attirer à lui l'administration et la direction politique; +la loi les attribuait au grand conseil, mais la tendance à la +concentration des pouvoirs d'une part, de l'autre la résistance de la +majorité dans le corps le plus nombreux furent à la longue la cause des +perturbations et des changements que nous verrons s'opérer encore. + +Les deux conseils étaient annuels; ils étaient complètement renouvelés, +et l'on devait n'y rentrer qu'après un an d'intervalle. + +Les affaires dont le sénat n'ordonnait pas, il les portait aux conseils; +avec leur présidence il avait l'initiative des rapports et des +propositions. Enfin il faisait les lois avec cette restriction seule +qu'il ne pouvait accroître ses propres pouvoirs. On avait tant accordé +dans les chances du sort au principe de l'égalité de tous les nobles, que +l'on voulut en balancer les conséquences, en confiant l'autorité +législative à une magistrature choisie. Les sénateurs étaient nommés au +scrutin par le grand conseil: leur office durait deux ans, avec cette +combinaison que chaque six mois deux d'entre eux sortaient de charge. + +Ils passaient alors pour deux autres années dans la chambre ou collège +des procurateurs; c'était la direction supérieure des finances. Ce +roulement y entretenait huit membres temporaires. Les doges sortis de +charge entraient aussi dans ce collège, mais ils devenaient procurateurs +perpétuels et à vie. + +Les sénateurs et les procurateurs réunis étaient appelés les deux +collèges. Sous ce nom ils avaient en commun un grand nombre de fonctions +administratives. + +L'élection du doge était réglée avec des formes compliquées. Des +électeurs spéciaux y concouraient. Les deux collèges et les deux conseils +y avaient successivement part. + +Magistrats, sénateurs ou doge, tous étaient astreints à cette règle +honorable et méfiante, de tout temps imposée par les Génois à quiconque +avait exercé des fonctions publiques. En les quittant ils devaient subir +une enquête et un jugement d'absolution ou de réprobation pour leur +conduite dans leur magistrature. Ils pouvaient être mis à l'amende, +bannis; leur tête même répondait des prévarications dont cette censure +les aurait convaincus. Le doge n'en était pas exempt; s'il ne sortait de +cette épreuve solennellement acquitté, il était déchu de ses droits au +titre de procurateur perpétuel, et l'on vit bientôt un exemple de cette +rigueur. Ce redoutable contrôle, ainsi consacré par la loi nouvelle, fut +confié à cinq censeurs qui prirent le nom de syndicateurs suprêmes. Avec +cette attribution on leur confiait celle de veiller au maintien des lois, +d'où dériva par la suite un droit d'intervenir dans tous les actes du +gouvernement pour en suspendre l'exécution si la légalité leur en +paraissait douteuse. Une magistrature si éminente fut aussi briguée que +l'office des sénateurs. Elle n'a jamais été donnée jusqu'à nos jours +qu'aux hommes réputés les plus expérimentés et les plus notables de la +république. + +Les récompenses qu'elle devait à Doria furent réglées comme autant +d'articles de la constitution même. Il fut déclaré président à vie des +syndicateurs suprêmes. Un siège et un rang honorable dans les conseils +lui furent assignés parmi les sénateurs. Sur cette place de Saint-Mathieu +habitée par ses pères et où la reconnaissance publique avait fait don +d'une maison à l'un d'eux, un palais nouveau fut bâti pour André et dédié +au libérateur de la patrie, une statue lui fut érigée dans le palais +public et l'inscription le décorait du beau titre de fondateur de la +liberté. + +Pour donner le mouvement à la machine qu'ils venaient de construire, les +organisateurs firent un dernier usage de leur pouvoir en nommant le +premier doge, les deux collèges, enfin les suprêmes syndicateurs. Toutes +ces charges, ils les partagèrent exactement entre les anciens nobles et +les nouveaux, et par là ils assurèrent à chaque parti une égalité des +voix qui dans les nominations devait perpétuer ce partage par moitié. + +Les réformateurs affectèrent de choisir le premier doge parmi les nobles +qu'on venait d'inscrire; et encore préoccupés du souvenir de tant de +tentatives faîtes ci-devant pour rendre héréditaire cette grande dignité, +ils préférèrent élever un citoyen qui n'eût point de fils. Leur choix +tomba sur Hubert Lazaro, agrégé de l'albergo Cattaneo. Après ces +nominations, le grand et le petit conseil se formèrent suivant le nouveau +mode, et le gouvernement se trouva entièrement constitué. + +On le voit prendre d'abord une assiette, une marche ferme et légale que +l'histoire génoise ne nous avait pas encore montrée dans ses continuelles +alternatives d'anarchie et d'usurpation. On connaît qu'un grand +changement s'est opéré. Dans le sentiment de sa stabilité, la république +adopte des maximes et les suit. La politique et la sévère police des +Vénitiens semblent lui servir de modèle. S'il se déclare des complots au +dedans, des résistances ou des désordres sur le territoire, la puissance +publique procède avec ordre et gravité. Ce n'est plus la guerre civile, +c'est la force donnée à la loi et à la justice. Les tribunaux jugent et +condamnent solennellement. La répression, qui est inflexible, n'est ni +violente ni désordonnée. + +Le traitement que méritait la ville de Savone fut l'objet d'une des +premières délibérations. Savone avait voulu secouer le joug; non- +seulement dans ces derniers temps elle avait adhéré opiniâtrement à la +cause française plutôt que de se ranger sous le drapeau de la liberté +génoise, mais dès longtemps, sous l'influence de ces étrangers, elle +avait essayé d'être l'émule indépendante et la rivale de Gênes qui la +voulait sujette. Et, ce qui n'était pas un moindre grief, elle avait +prétendu prendre part librement au commerce maritime: aux yeux des +Génois tenter de le partager, c'était l'usurper, le ravir. La dernière +révolte, le siège, la conquête fournissaient le prétexte et les moyens de +satisfaire la jalousie mercantile, aussi bien que la vengeance politique. +On insista dans le sénat pour l'entière destruction de la ville +réfractaire, pour la déportation et la dispersion de tous ses habitants. +Cependant les avis plus modérés l'emportèrent; on crut user de clémence +en se contentant de raser les fortifications, de démolir les murailles +qui défendaient la ville du côté de la mer; surtout on combla le port en +faisant couler à fond des barques chargées de pierres afin d'en fermer +l'accès au commerce. Ce fut là le pardon accordé. Cet affront et ce +dommage ont laissé de longs souvenirs à Savone. + + +CHAPITRE II. +Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - Charles-Quint à +Gênes. + +La république pourvut ensuite à ses moyens de défense; sa marine fut +composée de vingt galères. + +On conserva quelques troupes salariées; on organisa une milice urbaine; +mais on prit soin de ne lui donner que des nobles pour officiers. + +Charles-Quint offrait deux de ses régiments pour défendre le pays (1529). +Il regardait comme opérée à son profit la révolution qui en avait chassé +les Français, qui avait fait comme l'arbitre de la république Doria son +amiral, son serviteur dévoué, et il se préparait à s'en assurer les +fruits; mais les Génois ne voulaient pas se livrer. Doria lui-même, +quoique Charles fût son maître, n'avait pas eu dessein de substituer dans +sa patrie un seigneur à un autre. On refusa les services gracieusement +offerts, mais on envoya à l'empereur une solennelle ambassade; elle alla +reconnaître que, sous ses auspices, il avait été donné à Doria de faire +ces grandes choses pour le pays, et l'on continuait à implorer la +bienveillance impériale. + +La paix se traitait à Cambrai vers ce temps. L'empereur daigna demander à +la république si elle voulait y être expressément comprise ou être +simplement nommée parmi ses alliés; mais, sans attendre la réponse, le +traité fut signé sans mention des Génois; ainsi aucune réserve +n'empêchait le roi de France de continuer à les considérer comme des +vassaux révoltés. + +(1530) On lui proposait à cette époque une entreprise pour surprendre la +ville. Il restait un vieux Fregose, Janus, qui avait été doge lui-même +par la protection des ennemis de la France; bientôt dépossédé par le +second Antoniotto Adorno, alors soutenu par les Français, il était retiré +à Vérone. Il avait deux fils; l'aîné, César, était au service de +François Ier, car la famille, à l'exemple d'Octavien, avait une fois de +plus changé de parti. Quand, en 1527, les Français rentrèrent dans Gênes, +César Fregose était parmi eux, aspirant à se faire nommer lieutenant du +roi; mais André Doria l'en empêcha. Il sentait que le gouvernement +confié à un Génois, à un Fregose, ramènerait la discorde et +renouvellerait les partis qu'il méditait d'éteindre. + +Maintenant, après la révolution de 1528 que François n'était pas tenu +d'accepter, Janus conclut à Vérone un traité avec l'évêque d'Avranches, +ambassadeur français à Venise expressément autorisé par le roi; Janus et +ses fils promettaient de remettre Gênes sous la seigneurie française dans +un délai de deux mois, à condition que l'on mettrait à leur disposition +trois mille fantassins et cent chevaux. En cas de réussite il n'y aurait +ni pillage ni violence, sauf cette clémente punition que la bénignité du +roi trouverait bon d'infliger. César serait gouverneur de Gênes et de +Savone, qui ne pourrait être séparée de Gênes; il en ferait hommage; il +aurait l'ordre de Saint-Michel et une compagnie de soixante lances: +Janus stipulait pour lui-même 6,000 écus de pension. On demandait en +outre des pensions de 200 et 400 écus pour l'entremetteur du traité et +pour celui qui livrerait le port ou l'une des portes de la ville. + +La ratification du roi devait être remise par l'ambassadeur au terme de +six semaines, faute de quoi la convention restait comme non avenue; +probablement la ratification n'eut pas lieu, puisqu'on ne trouve à cette +époque aucune expédition qu'on puisse rattacher à ce projet1. + +La paix faite, Charles voulut se montrer à l'Italie; la république lui +prodigua les plus grands honneurs. Il répondit à cet accueil par les +démonstrations les plus gracieuses, et, dans cette visite, rien ne décela +des intentions suspectes contre l'indépendance génoise. Il reparut à son +retour d'Allemagne, et cette fois Doria le reçut dans son palais sorti +des ruines après l'incendie éprouvé, réparé et orné avec un faste royal. +L'amiral enrichi des dons de César, des fiefs, des charges accumulées sur +sa tête, de la solde de ses quinze galères, et surtout du fruit de ses +propres exploits sur la mer, déploya dans cette occasion une magnificence +dont la tradition ne s'est jamais perdue dans Gênes. + + +CHAPITRE III. +Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre d'Alger. - +Nouvelle guerre. - Traité de Crespy. + +Quand Clément VII négociait le mariage de Catherine de Médicis, sa nièce, +avec le fils du roi de France, les Génois, généralement favorisés par le +pape, crurent trouver une occasion favorable d'obtenir de François un +meilleur traitement. Laissés dans un état d'incertitude qui n'était ni la +paix ni la guerre, et médiocrement protégés à cet égard par Charles dont +l'intérêt n'était pas de les voir remis en grâce auprès de son rival, ils +n'avaient pu rétablir leurs liaisons de commerce en Provence et en +Dauphiné (1531). De temps en temps leurs navires étaient capturés. Mais +François reportait la guerre en Italie sous prétexte d'attaquer les ducs +de Milan et de Savoie, et se disposait à rompre avec l'empereur; dans ce +renouvellement d'hostilités il paraît qu'il voulait forcer les Génois à +prendre son parti; il voulait d'eux plus que la neutralité, objet de +leurs sollicitations. + +François suscitait un autre ennemi. Hariadan Barberousse, chef des forces +maritimes du sultan Soliman, dominait dans la Méditerranée et venait +souvent effrayer la Ligurie. Déjà plusieurs fois Doria s'était mesuré +avec le courageux renégat (1530)1. Il avait même opéré un débarquement en +Afrique, attaqué et occupé Cercel; mais le pillage fit débander ses +gens, et les Mores, accourant en grand nombre, les surprirent et les +chassèrent. Doria n'était pas revenu sans perte de cette expédition +(1532); maintenant Barberousse avait dépossédé le roi more de Tunis; en +ajoutant cette souveraineté à celle d'Alger dont il était déjà pourvu, il +formait un établissement redoutable à la portée de l'Espagne, de la +Sicile, au centre des mouvements de la navigation italienne. Charles se +détermina à s'y opposer. Par son ordre Doria prépara un grand armement; +Gênes y joignit douze galères: l'expédition fut glorieuse. On débarqua, +on emporta le fort de la Goulette. Barberousse abandonna Tunis et se +retira dans Alger (1535). Charles restitua sa conquête à l'ancien roi +dépossédé par Hariadan. + +Sur ces entrefaites le dernier Sforza mourut; cet événement fit éclater +la guerre dont l'expédition des Français en Piémont n'avait été que le +prélude. François, pressé de faire valoir ses prétentions sur le +Milanais, y poussa ses troupes. Mais Charles le gagnant de vitesse +s'empara du duché. Dans la prévoyance de l'imminente rupture, il avait +attiré la plupart des puissances d'Italie dans une ligue qu'il se hâta de +mettre en mouvement. Mais parmi les alliés plus d'un voyait avec jalousie +et avec crainte l'empereur s'adjuger une grande souveraineté de plus. Il +crut donc devoir protester qu'il ne s'emparait pas de Milan pour en faire +sa proie. Il promettait d'en disposer en temps opportun au gré de ses +amis et pour le plus grand bien de l'Italie. + +La république de Gênes eût voulu rester neutre, ne fût-ce que pour être +exempte de payer un contingent dans l'alliance, mais elle ne put se +dispenser de figurer dans la ligue, et elle pensa en être la première +victime. Charles, orgueilleux de quelques succès, s'obstina à l'invasion +de la Provence. Doria et ses autres généraux les plus expérimentés +tentèrent en vain de le détourner de cette dangereuse entreprise; il y +précipita son armée. Tandis qu'elle s'y consumait de fatigue et de +misère, un corps de troupes françaises qui s'était maintenu en Lombardie, +réuni à la Mirandola, marchait pour couper le retour de France aux +ennemis. Cette troupe se présenta devant Gênes. César Fregose était un +des chefs de cette expédition; il tenta de s'emparer de la ville, +essayant de favoriser l'attaque en réveillant les souvenirs attachés au +nom de sa famille; la cité investie fut menacée d'un assaut. La +confusion y fut grande, mais les précautions que le gouvernement avait +prises suffirent pour résister à ce coup de main; les amis de Fregose, +s'il en restait encore dans l'intérieur, ne firent aucun mouvement. Les +assaillants se découragèrent, et, se remettant en marche, ils portèrent +ailleurs leurs efforts. La ville reprit sa sécurité. + +(1538) Cependant la médiation du pape fit conclure une longue trêve entre +Charles et François. Paul était venu conférer à Nice avec ces deux +rivaux, et les deux princes se revirent encore à Aigues-Mortes avec les +apparences d'une cordialité chevaleresque. Dans cette dernière entrevue, +François avait visité Charles sur la galère qui le portait. C'était celle +de Doria. L'amiral, peu jaloux de se montrer entre eux, s'était tenu à +l'écart; mais il fut appelé, présenté au roi et reçu par lui avec des +marques singulières d'estime et de bienveillance. + +Pendant cette paix avec la France, car c'était la paix sous le nom de +trêve, Charles, encore fier du succès de Tunis, voulut en tenter un plus +décisif sur Alger, afin de détruire entièrement la puissance que +Barberousse avait établie en Afrique. Les préparatifs furent immenses, et +parmi les ressources qui les défrayèrent, l'historien de Gênes ne saurait +oublier la générosité d'Adam Centurione, l'ami de Doria. Les trésoriers +espagnols lui avaient fait entendre qu'un prêt de 200,000 écus +conviendrait extrêmement à leur maître. Il leur envoya la somme et en +porta aussitôt une quittance à l'empereur. Frappé de ce noble procédé, +Charles la jeta au feu et voulut rester débiteur. Suivant quelques +narrateurs espagnols, ce fut Centurione qui, recevant une cédule de +Charles pour titre de sa créance, la brûla devant lui, et l'empereur +émerveillé se contenta de se chauffer, disait-il, à la chaleur d'une +flamme si généreuse. + +Enfin l'expédition partie, il sortit des portes de Gênes trente-cinq +galères, un grand nombre de vaisseaux de transport, et quand cette flotte +eut rallié aux îles Baléares les forces de l'Espagne, elle présentait +plus de quatre cents voiles sous le commandement d'André Doria. Les +vieilles bandes espagnoles, les régiments allemands, les levées +italiennes concouraient à l'expédition. Charles s'était embarqué à la +Spezia. On atteignit le rivage; le débarquement s'opérait. Tout à coup +une tempête s'élève, les câbles sont brisés, les navires se heurtent et +sont jetés contre le bord. La galère d'André qui portait l'empereur resta +sur ses ancres, beaucoup d'autres échouèrent; celle de Gianettino Doria, +qui était de ce nombre, fut immédiatement assaillie par une foule +innombrable de Mores et d'Arabes. Un régiment italien commandé par +Augustin Spinola, heureusement débarqué, vint au secours et tira les +naufragés de ce double péril. Quatorze galères périrent dans cette +journée; onze étaient la propriété de Doria. Tout le reste fut +maltraité, et l'armée se vit sur une côte ennemie sans provisions et sans +munitions. Doria déploya son courage et son habileté dans cette fatale +rencontre; mais il avertit l'empereur de la nécessité de retourner en +arrière pour ne pas sacrifier toute son armée. Le naufrage, le fer des +Mores, la misère qui accompagna le retour exercèrent de tels ravages que +de vingt-quatre mille hommes embarqués, Charles, dit-on, n'en ramena pas +dix mille. + +Un si grand échec à sa puissance fournissait à François une occasion +propice de tenter encore sa fortune après tant de sujets de plaintes +réciproques et une si longue rivalité. + +Ce renouvellement des hostilités était odieux à la république qui avait +vu son commerce détruit au milieu des chocs répétés de ces grandes +puissances. Les circonstances étaient funestes. Une affreuse disette +avaient pesé sur l'Italie; et, pour juger de la décadence de la +navigation mercantile des Génois, il suffit de voir cette époque donner +naissance à la fois à deux administrations ou magistratures, l'une pour +prendre soin des pauvres (1539), l'autre, dite de l'annona, pour se +procurer des grains. Ainsi à la première saison rigoureuse, dans ce port +où jusque-là ses navires faisaient affluer en tribut les biens et les +denrées de toutes les terres, le commerce devenait impuissant pour +assurer les subsistances dans la ville, et une population industrieuse et +sobre était tombée en état de mendicité. On faisait des plans pour +ordonner le défrichement général des terres de Corse, ressource difficile +à exploiter et qu'un peuple navigateur avait aussi peu comptée jusque-là +que la culture des roches de son propre territoire. Dans cette situation +et à la nouvelle rupture, les Génois désiraient par-dessus tout la +neutralité. Ils la souhaitaient d'autant plus que les derniers procédés +de la France les flattaient d'y rentrer en grâce. Dans leur détresse ils +avaient obtenu la permission d'y acheter des grains: un généreux patron +s'était trouvé pour eux dans cette cour, c'était César Fregose, ce banni +qui un peu auparavant avait assiégé leurs murailles. De retour à Paris et +pendant la paix il leur avait prodigué ses bons offices. Les relations +commerciales, interdites depuis 1528, avaient été rétablies. Une +ambassade génoise était allée remercier François de son indulgente +bienveillance. Gênes aurait voulu n'en pas perdre tout le bienfait quand +à la suite de l'assassinat de ce même Fregose la guerre recommençait. + +Mais Charles n'avait rien négligé pour assurer sa prépondérance dans +Gênes. Il comptait sur l'influence de Doria pour lui répondre de tous les +conseils de la république. Elle avait pour surveillant habituel +l'Espagnol Gomès, ministre résident de l'empereur qui entendait exercer +une sorte de tutelle; un lien plus fort peut-être, l'intérêt, mettait les +principaux personnages dans la dépendance. Ils prêtaient leurs capitaux +au roi d'Espagne, qui leur donnait pour gage les revenus de ses États et +les riches produits qu'envoyait l'Amérique. Dans l'occasion présente la +république osa insister sur la justice et sur la nécessité de la laisser +se soustraire aux calamités de la guerre nouvelle. Après l'échec d'Alger, +ses forces maritimes épuisées, loin d'offrir aucune coopération utile, ne +suffisaient pas à la défense de son littoral, tandis qu'en vertu de +l'alliance du roi de France avec Soliman (1543), la flotte de +Barberousse, combinée avec celle de François, stationnait dans la mer de +Provence et de Ligurie. L'État de Gênes, borné presque à son rivage, +était ainsi vulnérable sur tous les points; et attirer des hostilités +c'était appeler le ravage sur soixante lieues de côtes, c'était livrer +les populations entières non pas aux calamités communes de la guerre, +mais à la férocité des Turcs et à l'esclavage. Les Génois obtinrent enfin +de se déclarer neutres; Charles le permit, François en agréa +l'assurance. Quelques violences avaient déjà été exercées par Barberousse; +le roi envoya à Gênes pour les désavouer et pour promettre qu'elles ne +se répéteraient point. En même temps certaines insinuations furent faites +de sa part à la république. On demandait l'entrée des ports pour les +flottes du roi; on se proposait d'envoyer un ministre français résider à +Gênes: François demandait aux Génois, pour gage de leur neutralité, de +lui accorder des emprunts comme Charles en levait chez eux. Les Génois +répondirent que tous les ports seraient ouverts aux Français, mais à eux +seuls toutefois, et nullement à leurs alliés turcs, qu'on ne pourrait +recevoir sans anxiété et sans péril. On désirerait qu'un ambassadeur de +France pût venir à Gênes, mais on était astreint à de grands ménagements, +et l'on craindrait que sa présence n'entraînât quelques difficultés avec +les ministres impériaux. Quant aux emprunts, le trésor n'était pas +assurément en situation de prêter ni à l'empereur ni au roi. Charles +avait emprunté chez des particuliers, ce que le gouvernement ne pouvait +ni ordonner ni défendre. Benoît Centurione fut envoyé pour porter ces +réponses au roi, et, comme on peut le croire, le messager et le message +furent mal accueillis. Cependant la Ligurie fut ménagée. Barberousse fit +de son chef assurer le gouvernement qu'il se conformerait aux intentions +bienveillantes du roi de France, et qu'il se comporterait envers les +Génois en ami. Quelques relations de bons procédés s'établirent entre +Doria et lui. Bientôt mécontent des Français (1544), il se sépara d'eux +et se prépara à retourner en Orient. Il vint dans la rade de Vado. Le +sénat lui envoya des rafraîchissements et des présents. En partant il ne +s'en empara pas moins d'un navire richement chargé qui se rencontra sur +sa route; enfin il s'éloigna après avoir commis sur les côtes de Toscane +les dévastations que Gênes s'était heureusement épargnées. + +La bataille de Cérisoles gagnée en Piémont donnait grand crédit aux armes +françaises. Malgré les protestations des ministres de l'empereur, Gênes +laissa passer sur son territoire Pierre Strozzi qui, battu à Stradella, +ramenait les débris de ses troupes pour joindre l'armée victorieuse du +comte d'Enghien; mais une prompte paix termina cette guerre. La +république, oubliée dans le précédent traité, réclama auprès de +l'empereur pour être nommée dans celui de Crespi: elle le fut +expressément. Son indépendance fut ainsi formellement reconnue par la +France, et ses relations de paix diplomatiquement consolidées. Des +navires génois étaient au service de François dans une expédition tentée +peu après contre l'Angleterre pour obliger Henri VIII à rendre Boulogne +dont il s'était emparé, et de ces vaisseaux il en périt plusieurs à +l'embouchure de la Seine. + + +CHAPITRE IV. +Jalousies et intrigues intérieures. + +Le gouvernement régulier de Gênes n'était pas sans ennemis et sans +embarras intérieurs. On sentait de temps en temps la fermentation des +levains de discorde qu'on n'avait pu détruire. Dans l'ancienne noblesse +la jeunesse ne pliait pas son orgueil à la raison d'État, et, se +déplaisant dans l'égalité, elle ébranlait cette union sur laquelle devait +reposer la force de l'aristocratie. Les nouveaux nobles, se voyant +méprisés, s'en indignaient; plus d'un trouvait que sous ce titre il +avait moins gagné que perdu, et regrettait sa part d'influence dans le +vieux parti populaire. Le patriciat avait pourtant pris tant de +consistance dans l'opinion, que ceux qui s'en plaignaient briguaient d'y +être admis, loin d'entreprendre de le détruire. Immédiatement après la +révolution de 1528 et après la première rédaction du registre des nobles, +il s'était élevé tant de réclamations de la part des prétendants, +offensés d'avoir été exclus ou oubliés, qu'une admission périodique +réglée pour l'avenir n'eût pu y suffire. On ne nous dit pas exactement ce +qui se passa dans ces premiers temps; mais il est probable que le +gouvernement eut la main forcée et qu'il ne put maintenir la paix +publique qu'en faisant droit aux plaintes par une mesure extraordinaire. +En 1531 on admit quarante-sept nouveaux nobles supplémentaires, si l'on +peut parler ainsi, à titre d'omis ou négligés dans la première formation +de la liste. Cette justice ou cette condescendance plus ou moins +volontaire apaisa les prétentions pour un temps. Plus tard il s'éleva de +grands doutes sur la fidélité de ces inscriptions. Leur exécution +matérielle et la garde du livre d'or restaient abandonnées aux soins des +secrétaires d'État. On se plaignit qu'ils en abusaient et qu'ils avaient +osé insérer furtivement des noms à leur gré. Les suprêmes firent annuler +trois inscriptions en 1560. Cet abus ne fut prévenu que par les lois de +1576. + +La loi constitutionnelle permettait d'inscrire dix nouveaux nobles tous +les ans; sur ce nombre huit devaient être pris dans la ville même. +L'élection appartenait au sénat sans la participation du doge; et, comme +il y avait huit sénateurs, l'usage était d'abandonner une nomination à +chacun d'eux. On vit bientôt ce mode étrange ouvrir le livre d'or à des +noms vulgaires et même honteux. Des transactions scandaleuses en +résultèrent: l'inscription devenait la dot de la fille d'un sénateur, on +en fit une sorte de marché; ceux de noblesse récente appelèrent leurs +parents et leurs amis sans que les professions les plus basses y missent +obstacle, et déjà il n'y avait que trop d'artisans anoblis depuis 1528. +On ne l'avait pas calculé; on n'avait cru admettre que des plébéiens +honorables pour les mêler à la noblesse: mais généralement à +l'anoblissement d'un père de famille, son inscription comprenait avec lui +ses fils nés et à naître; ainsi avec un homme de quelque distinction jugé +en état de former à l'avenir une maison nouvelle, on adoptait plusieurs +branches déjà séparées du tronc, enfants dont le métier et les alliances +répugnaient à la notabilité à laquelle leur père était parvenu. Les +réformateurs eux-mêmes avaient contribué à l'intrusion de la classe +inférieure, et, si l'on en croit certains témoignages, dans la convention +qu'ils avaient tacitement introduite, suivant laquelle la moitié des +places devait appartenir à la noblesse nouvelle, cette moitié devait se +subdiviser également parmi les anoblis entre les marchands et les +artisans. En un mot, il n'y avait pas si obscur boutiquier qui ne se crût +fondé dans ses prétentions à la noblesse ou au gouvernement. Mais avant +que l'intervention des artisans en vînt à troubler l'État, la jalousie +des nobles entre eux suffit pour y apporter la discorde. + +Aussitôt que la paix de 1544 eut délivré la république des dangers où +l'entraînait la politique de deux puissances redoutables, l'ambition de +la noblesse moderne éclata par des entreprises caractérisées. Depuis 1528 +on n'avait jamais violé la transaction solennelle suivant laquelle un +doge du portique de Saint-Luc succédait (1545) à un doge du portique de +Saint-Pierre dans leur règne de deux années. Tout à coup cette règle de +bonne foi reçut une atteinte imprévue. Un doge de l'ancienne noblesse +devait être nommé; abusant du hasard qui avait donné à l'autre parti la +majorité parmi les électeurs spéciaux desquels dépendait la liste des +candidats à soumettre au ballottage du grand conseil, on ne porta au +choix de celui-ci que des noms du nouveau portique. La noblesse de Saint- +Luc, étonnée, se répandit en clameurs contre l'usurpation, contre la +violation de la foi publique, contre l'abus des forces de la majorité. On +la laissa se débattre et se plaindre; le piège tendu ne pouvait +s'éviter, elle ne pouvait nommer qu'un de ses ennemis. Les choses avaient +été arrangées de manière que le choix ne pouvait même tomber que sur +Jean-Baptiste de Fornari; ils en frémissaient en vain; et les jeunes gens +de Saint-Pierre provoquant leurs rivaux par la raillerie et par un amer +jeu de mots sur le nom du candidat, leur disaient qu'il n'y aurait point +d'autre farine pour la fournée du jour. + +De Fornari fut nommé, homme aux talents de qui tout le monde rendait +justice, et dont la probité et les moeurs furent estimées même après ses +disgrâces; mais ambitieux, accusé de cultiver à son profit secret la +faveur populaire au dedans et l'appui des princes au dehors. Les soupçons +qu'il attira, le ressentiment de son élection forcée, tinrent pendant son +règne les esprits dans la sourde agitation de la défiance et de la +discorde; cependant les deux années de sa dignité se passèrent sans +incidents remarquables, et le doge sortant de charge devint procurateur +perpétuel sans opposition; c'est plus tard que les contrariétés +l'attendaient. + +CHAPITRE V. +Conjuration de Fieschi. + +(1547) En ce moment une crise célèbre mit dans le plus grand danger +l'ordre présent de la république; la jalousie des deux factions nobles +n'en fut pas la cause. Le mécontentement des plébéiens y concourut à +peine. Un homme, rejeton de la plus antique noblesse, vint tenter +d'asservir sa patrie en criant liberté: c'est ici la conjuration de +Jean-Louis Fieschi. + +La branche de cette illustre famille dont il était le jeune chef avait +fourni de génération en génération des hommes déterminés, toujours +occupés du désir de la domination, prêts à tout faire pour l'acquérir, et +n'ayant jamais eu scrupule à mettre en feu la république ou à y amener +des maîtres étrangers. Non-seulement on a vu quel fut Hiblet, mais les +Fieschi étaient ligués avec les Adorno quand ceux-ci livrèrent la ville +au pillage: ils avaient tour à tour caressé la France, et s'étaient +faits les fauteurs de la tyrannie des ducs de Milan. + +Puissant, riche en fiefs limitrophes, mais indépendants, de la +république, Sinibaldo Fieschi, comte de Lavagne, avait épousé Marie de la +Rovere, nièce de Jules II; il laissa quatre fils encore pupilles, Jean- +Louis, l'aîné, Jérôme, Ottobon et Scipion, et avec eux, un fils naturel +nommé Corneille. Intimement uni avec André Doria, il l'associa à la +tutelle de ses enfants. Le jeune comte Jean-Louis prit possession dès +dix-sept ans de son patrimoine rendu plus opulent pendant sa minorité. +Bientôt il épousa Éléonore Cibo, soeur de l'héritier de Massa-Carrara; +ses richesses, ses alliances, la grandeur de sa maison, l'ambition que +lui inspirait une mère hautaine, tout nourrissait ce jeune homme de vues +superbes et hardies; tout le conduisait aux vastes entreprises; il +semblait être né pour elles. Ambitieux, téméraire, mais dissimulé, +insinuant, avantagé des dons les plus attrayants de l'extérieur et de +l'esprit, généreux, prodigue au besoin, à vingt-cinq ans il était en état +de concevoir, de vouloir et d'accomplir, digne de servir de héros et puis +de modèle à notre factieux coadjuteur de Paris. + +Fieschi, méprisant la forme apparente de sa république, n'y voyait qu'un +pouvoir et un chef, et c'est de ce chef qu'il était jaloux. Il ne pouvait +croire qu'André Doria dans sa haute fortune et dans sa gloire, autorisé +par la puissance de Charles V, ne fût qu'un grand citoyen dans Gênes, n'y +régnât pas et surtout ne voulût pas y faire régner sa famille après lui. +C'est à cet empire qu'il ambitionnait de substituer le sien. Vainement il +devait de la reconnaissance à son ancien tuteur, vainement il possédait +et cultivait encore l'affection et la confiance de Doria; ces sentiments +ne l'arrêtaient point; l'intime familiarité ne lui servait qu'à +s'exciter par le spectacle journalier des grandeurs de cette maison et +qu'à mesurer les coups qu'il pourrait lui porter. + +La position d'André était singulière, et ce n'est pas chez Fieschi seul +qu'elle excitait l'envie. L'amiral ou le prince, comme on l'appelait +depuis que Charles lui avait donné la principauté de Melphi dans le +royaume de Naples, chargé d'honneurs et comblé de richesses, tenait dans +Gênes un état supérieur à celui d'un particulier; commandant suprême pour +César d'une force imposante, propriétaire lui-même d'une flotte entière +qu'il tenait à la solde de l'empereur, la ville, le port étaient pleins +de ses clients et de ses subordonnés sous les armes. Dans les conseils où +la reconnaissance publique lui avait décerné une place distinguée, il +n'affectait point l'autorité, mais l'habitude de compter sur la déférence +de ses concitoyens prenait pied sur lui de jour en jour. Charles V, qui +voulait en tirer le profit, l'excitait à exiger, à saisir cette +prépondérance. On s'en apercevait, on commençait à trouver que +l'influence accordée à de si grands services était devenue une puissance +gênante et menaçait de dégénérer en tyrannie. + +Cependant André unissait la simplicité et la magnificence. Il conservait +la franchise et la familiarité de l'homme de mer. Il était serein, +populaire, abordable à tous; il marchait sans suite et dans l'habit le +plus modeste. Il répandait beaucoup de dons dans le peuple, il parlait, +il tendait la main au matelot. Son urbanité parmi les autres nobles +faisait oublier la supériorité qu'il avait sur eux. Ainsi vivait +l'honorable vieillard. Déjà parvenu à la quatre-vingt-unième année d'une +carrière qu'il était destiné à pousser jusqu'à quatre-vingt-quatorze ans, +il conservait encore tant de vigueur de corps et d'esprit, que plusieurs +années après il remonta sur la mer et reprit l'exercice de son +commandement; mais au temps dont nous parlons, ambitieux de faire +briller l'héritier qu'il s'était désigné, il prenait un noble repos dans +Gênes, ou s'y occupait, en arbitre écouté, de la direction des affaires +domestiques. Longtemps il avait montré assez de faveur aux nobles de +Saint-Pierre et aux populaires en général. Ceux de Saint-Luc en étaient +même jaloux. Gianettino Doria, fils d'un de ses cousins, était l'enfant +adoptif d'André. Il lui avait assuré la transmission des fiefs et des +charges qu'il tenait de Charles V. Le commandement de la flotte était +déjà comme abandonné à ce jeune homme. Gianettino, élevé comme on l'est +dans une si haute fortune, superbe avec toute l'imprudence du jeune âge, +n'avait rien de la simplicité de son oncle, et de cette familiarité +ouverte jadis contractée par celui-ci dans une condition plus humble et +sur la mer. Il ne se montrait jamais qu'entouré d'un nombreux cortège +d'officiers et de serviteurs. Il tenait les gens de mer et le peuple à +une distance qui blessait les habitudes publiques; aussi entre l'oncle +et le neveu, autant il se mêlait d'amour au respect que l'on portait à +l'un, autant la faveur populaire s'éloignait de l'autre. Celui-ci +offensait encore plus dans la société. Il exigeait la soumission, ne s'y +croyant plus d'égaux. Fieschi, qui, avec des qualités plus aimables, +n'avait pas moins d'orgueil, s'en indignait plus que tout autre. Il eût +supporté la grandeur d'André, aspirant peut-être à trouver une part dans +ce grand héritage. Il ne put s'accoutumer à la pensée de plier sous la +puissance de Gianettino, et sa haine contre celui-ci fut le premier +mobile de la conjuration. + +Tout en dissimulant ses projets il avait essayé d'exciter la noblesse +contre un arrogant émule qui faisait déjà sentir le poids d'une grandeur +usurpée. Il avait trouvé dans Gênes des hommes qui murmuraient, mais que +préoccupaient la gloire et la vertu d'André, et qui n'étaient pas +disposés à secouer le joug. Fieschi s'adressa ensuite à Barnabé Adorno, +fils de l'ancien doge Antoniotto. Adorno, exilé de Gênes, habitait un +château voisin de la frontière, et de là il n'avait pas renoncé à +l'espoir de troubler un pays qu'il regardait comme dévolu et dérobé à sa +famille. Un de ses affidés vint dans Gênes essayer de remettre en +mouvement la faction qui autrefois obéissait au nom des Adorno; mais ses +menées furent découvertes; l'émissaire fut arrêté et puni. Le nom de +Fieschi fut souvent prononcé dans ces intrigues, mais il ne parut point +de preuves contre lui et il ne fut pas impliqué dans cette affaire. Après +cela il se tourna vers la France; on assure que déjà lorsque Pierre +Strozzi avait été obligé d'évacuer le Plaisantin, Fieschi, ayant été +requis de l'empêcher de passer sur ses terres, lui envoya secrètement un +émissaire pour le conduire en sûreté par des voies détournées. Les agents +français cultivèrent ces dispositions favorables au parti de leur maître. +Un coup de main qui eût enlevé Gênes au patronage de l'empereur eût bien +servi les intérêts du roi. Si Fieschi n'eût pas un traité conclu avec du +Bellay, ministre du roi à Rome, il fut du moins encouragé, assuré d'un +asile au besoin; et, en effet, après l'événement la France accueillit et +protégea sa famille; mais tout à coup il rencontra une protection plus +prochaine et un instigateur plus décidé. + +Le pape Paul III (Farnèse), qui avait fait son bâtard duc de Camerino, +puis duc de Parme et de Plaisance, lui destinait encore le duché de +Milan. Il s'était longtemps flatté de lui en procurer l'investiture. On +se souvient que l'empereur, en s'emparant de cet État, avait protesté +qu'il ne le retiendrait pas pour lui, et qu'il en disposerait pour le +plus grand bien de l'Italie. Après avoir trompé François en lui +promettant d'en investir le duc d'Orléans, il avait usé de la même +manoeuvre envers Farnèse; mais celui-ci, désabusé des vaines promesses et +convaincu que volontairement Charles ne se dessaisirait point de ce grand +objet d'ambition, voulut à tout prix tenter de réussir par la ruine de la +puissance espagnole en Lombardie. + +L'irascible pontife s'y portait avec d'autant plus d'ardeur que la +première victime devait être Doria, objet personnel de sa haine et de son +indignation. Autrefois il avait honoré l'amiral de l'épée et du chapeau +bénit, mais une occasion singulière avait changé la faveur en disgrâce. +La cour de Rome avait mis la main sur la riche succession d'un évêque +Doria, mort dans le royaume de Naples, et prétendait se l'approprier. +André, héritier du sang, la réclamait. Quand il eut épuisé les raisons de +droit, les prières et jusqu'aux menaces, il ne craignit pas de se faire +justice par ses mains. Des galères pontificales se trouvaient à Gênes, +Doria les séquestra de son autorité privée et les fit garder par ses +propres forces stationnées dans le port. Il ne leur rendit la liberté de +partir qu'après que le pape eut restitué la succession disputée. Paul fut +à l'excès sensible à cet affront et ne déguisa pas l'intention de s'en +venger. Cette haine s'unissait ainsi à ses ressentiments contre Charles +et à une nouvelle politique qui le rapprochait des Français. Renverser +l'état présent de la ville de Gênes, la soulever contre ce Doria qui la +tenait dans les intérêts de César, était un plan de campagne propre à +satisfaire toutes les vues du pape, et, dans ce dessein, l'ambition +turbulente de Fieschi le signalait assez comme le meilleur artisan des +troubles qu'on voulait exciter. + +Un membre de la famille, d'une autre branche que le comte de Lavagna, +visitait Rome. Paul l'accueillit et lui témoigna la bienveillance du +saint-siège et la sienne propre pour une maison toujours si fidèle à +l'Église, qui a donné de génération en génération et des pontifes et tant +de cardinaux dévoués, dont les chevaliers ont rendu tant de pieux +services. Il s'informe de l'état de toute cette illustre race, il demande +pourquoi aucun des quatre fils de Sinibaldo n'a paru encore à sa cour, +pourquoi ils ne viennent pas chercher l'avancement qui les y attend. Les +honneurs ecclésiastiques ne sauraient manquer aux cadets. Dans sa +brillante carrière l'aîné ne voudra pas dédaigner l'accueil paternel d'un +pape ami de la fortune du chef d'une si noble maison. + +Celui à qui étaient données ces assurances, parent éloigné du comte de +Lavagna, hors de tout soupçon d'intrigue et membre très-fidèle du +gouvernement, rapporta à Gênes ces invitations flatteuses où il n'avait +vu qu'un honneur rendu au nom de sa famille. Il pressa publiquement les +jeunes frères de se prévaloir des intentions favorables du pape, sans se +douter de la portée des insinuations dont on l'avait rendu messager. +Jean-Louis Fieschi se rendit à Rome. Là dès la première entrevue tout fut +résolu. Paul l'enflamma de plus en plus contre les Doria, lui fit honte +de supporter l'orgueil et d'attendre la domination de Gianettino. Il lui +démontra que, pour renverser celui-ci, ce serait folie d'avoir scrupule +de s'attaquer au vieux André; pour les moyens, il le renvoya à se +concerter avec Pierre-Louis Farnèse, à Plaisance, et, pour premier +secours, il promit que les galères pontificales seraient mises au service +de la conspiration. «Ce sera, lui dit-il avec un sourire amer, à +condition que vous ne me les laisserez pas séquestrer par Gianettino dans +votre port de Gênes.» On convint à Plaisance de cacher l'entreprise sous +le voile de la dissimulation. Le duc Farnèse ne voulut pas que le nom du +pape fût prononcé. Les galères que l'on devait confier à Fieschi lui +furent vendues en apparence. Il avait si bien gardé le secret de ses +desseins, qu'à la nouvelle de ce marché, Paul Pansa, qui avait été son +instituteur et qui était resté son fidèle conseiller et l'intendant de +son patrimoine, lui écrivait de Gênes dans l'étonnement et dans le regret +de cette acquisition irréfléchie. Il n'y avait pas d'argent disponible +pour la payer; on allait donc s'endetter pour la spéculation la plus +fausse; car, disait le sévère moniteur, le comte n'était sûrement pas en +disposition de s'adonner à la mer et à la marchandise; aucun de ses +jeunes frères n'y paraissait propre; et confier à la conduite d'un +lieutenant étranger à la famille une flotte qui emporterait une si grande +part de la fortune de la maison, n'était-ce pas la plus imprudente des +légèretés? + +Le comte, en retournant de Plaisance, s'arrêta dans ses terres, et là, +sans bruit ou sous des prétextes plausibles, il s'assura des hommes +dévoués qu'il put y réunir. Il y laissa des instructions pour donner +secrètement une organisation régulière aux bandes de ses paysans, afin +qu'à son premier signal elles fussent en état de marcher et de combattre. +Revenu à la ville, il prit un autre rôle, et personne n'y soupçonna ses +projets. Il rechercha bien les nobles de Saint-Pierre; il fomenta en +général la jalousie contre les orgueilleux de Saint-Luc, contre +l'insolence de Gianettino, les vues ambitieuses de Doria et l'influence +espagnole que le vieux amiral faisait dominer dans Gênes; mais il ne +s'ouvrit sur aucun dessein pour y remédier. Loin de là, il continua à +fréquenter le palais Doria avec une assiduité redoublée. Il était le +premier courtisan d'André: il lui demandait des avis pour les +entreprises maritimes auxquelles il destinait les galères achetées à Rome; +en un mot, il se maintenait si bien dans l'intimité du vieillard, que +quelques défiances ayant été conçues à Milan, André, averti qu'un Fieschi +tramait quelque chose, répondit aux ministres de l'empereur qu'un seul de +cette famille serait en état d'être ambitieux, et que pour celui-ci +c'était un jeune homme d'une excellente conduite, plein d'attachement +pour son ancien tuteur, dont aucun soupçon ne saurait approcher. Doria en +répondait. + +Fieschi caressait le peuple; connu de tous, il affectait les manières +familières, et telle était la facilité naturelle de ses moeurs qu'elle +empêchait de suspecter cette politique. Il prodiguait les secours aux +plus pauvres, les bienfaits cachés aux infortunés, et, dans les +occasions, il savait donner à sa libéralité un caractère plus marqué qui +la rendait publique et populaire. Il avait questionné comme par hasard +des tisserands en soieries sur l'état de la manufacture dans une année de +pénurie. Sur la peinture qu'ils lui firent de la misère de leurs +ouvriers, il fit venir de ses greniers une quantité considérable de +grains et la remit aux consuls de la profession pour donner du pain à ces +pauvres gens. + +Cependant ses plans étaient loin d'être arrêtés, et il n'avait encore +dans Gênes que trois confidents; Sacco, le principal juge de ses fiefs, +subalterne entièrement dévoué à son maître et homme de ressources et +d'intrigues; Calcagno, ancien serviteur qui s'était élevé dans la maison +Fieschi de la domesticité la plus basse jusqu'à la confiance du comte +dans ses plus grandes vues; enfin Verrina, le personnage le plus +important, le véritable inspirateur de la conjuration. C'était un reste +de ces populaires qui, n'ayant pas eu assez de consistance pour être +rangés dans la nouvelle noblesse, détestaient la constitution +aristocratique et nourrissaient une haine implacable contre les Doria qui +l'avaient fondée et qui en avaient le profit. Il s'était lié avec le +jeune ambitieux, il étudiait et caressait son ardeur et ses +mécontentements; mais rien de sérieux encore ne s'était traité entre +eux. Un jour, pour première confidence, Fieschi lui découvrit un dessein +qu'il venait d'arrêter. Impatient de donner cours à sa haine, il voulait +tuer Gianettino et aussitôt se mettre à l'abri sous la protection +française. Depuis quelques heures, il avait expédié son blanc-seing à +Rome pour passer au service du roi de France. Verrina, indigné, lui +demanda si c'était là tout ce que devait faire un homme de coeur, s'il +devait perdre ainsi une position si éminemment favorable. Pour lui, quand +il avait vu le comte Fieschi si haut placé et en même temps si populaire, +se procurer des galères, se pourvoir de forces, il n'avait pas douté que +ce ne fût pour s'emparer de la seigneurie de Gênes. Quand tout invite à +la saisir, c'est une honte de fuir; c'est une honte de ne penser qu'à +prendre misérablement une victime. Excité par ces reproches, le comte lui +demandait ce qu'il avait donc à faire. La réponse fut prompte: Prendre +les armes, soulever le peuple, renverser la noblesse, se défaire de tous +ses ennemis à la fois, de tous ceux qui feraient obstacle, enfin étonner, +surprendre et régner. Verrina en détaillait les moyens; il comptait les +hommes que Fieschi pouvait faire venir de ses fiefs, les auxiliaires que +lui-même saurait réunir: et, à son avis, c'était immédiatement qu'on +pouvait, qu'on devait agir. Fieschi s'enflammait à cette perspective, +mais il conservait un doute: le peuple appelé à la liberté lui +laisserait-il prendre la seigneurie? Verrina en répondait. Quand le doge +aurait été chassé du palais, quand le vainqueur y serait entré porté par +la foule, Verrina de sa main lui placerait sur la tête une couronne +ducale; tous applaudiraient: l'on poignarderait le premier qui +s'aviserait de murmurer; et au besoin on emprunterait, pour comprimer les +opposants, les troupes que ne refuserait pas Farnèse. Tous les scrupules +s'évanouissaient: un nouveau messager fut dépêché peur reprendre le +blanc-seing envoyé à Rome. + +On convint sur-le-champ des mesures à prendre. Calcagno se chargea des +préparatifs dans le palais Fieschi; Sacco, des démarches à Rome, à +Plaisance, dans les terres du comte; Verrina se réserva de soulever le +peuple, d'enflammer les esprits mécontents; et certes il était né pour +de telles oeuvres. Son premier soin fut d'enrôler une troupe de gens de +main et de bandits sous prétexte d'avoir besoin d'eux pour se défaire +d'un ennemi dans une querelle privée: chose fort simple en ce temps et +qui ne pouvait éveiller la défiance publique. + +Après ces préliminaires, on chercha l'occasion la plus propice. Une +cérémonie religieuse pouvait réunir tous ceux que l'on voulait détruire, +André et Gianettino Doria, leurs parents et leurs adhérents principaux. +On aurait encore pu les surprendre dans un banquet que Fieschi ne pouvait +se dispenser de donner pour célébrer les noces de Jules Cibo, son beau- +frère, avec la soeur de Gianettino. Le palais Fieschi était situé sur une +hauteur qui domine la ville, dont il était comme séparé par de rapides +descentes ou par le beau pont de Carignan jeté entre deux collines au- +dessus des maisons d'un quartier inférieur. Les communications pouvaient +être facilement interceptées, et les convives seraient restés sans +défense entre les mains des conjurés. Le comte rejeta ces projets; il ne +voulait point profaner une église; il s'indignait à la pensée de violer +l'hospitalité. Les Doria devaient périr, il ne voulait pas les assassiner: +il entendait agir à force ouverte. La situation isolée de son palais ne +devait servir qu'à y cacher les apprêts d'une attaque soudaine. Calcagno +eut ordre de le remplir secrètement d'armes, d'y introduire peu à peu et +d'y cacher autant de vassaux du comte qu'il en pourrait venir à la ville +sans être remarqués. Verrina, sûr de ses sicaires, pratiqua avec plus de +confiance les populaires mécontents et les nobles sans crédit que l'on +supposait disposés à se lever contre l'oligarchie. + +Une des galères de Fieschi arriva dans le port et se plaça dans la darse, +non loin de celles de Doria. Fieschi annonça qu'il la destinait à faire +la course au Levant et qu'il la faisait venir à Gênes pour en compléter +l'équipement. Ce fut un prétexte pour y mettre des armes et pour faire +venir ostensiblement de nouvelles recrues des terres du comte. + +Le moment d'agir fut enfin fixé. Le premier jour de janvier mettait +toutes les familles en fête: la nuit qui suivait cette journée devait +être favorable à une surprise. Ce jour le comte visita Doria à son +ordinaire et l'entretint longtemps. Il s'arrêta familièrement chez +Gianettino, caressa les enfants de la maison et montra le visage le plus +libre, le moins suspect d'inquiétude ou de projets. En prenant congé il +avertit qu'enfin sa galère serait expédiée la nuit même, qu'il +recommanderait que le départ s'exécutât avec le moins de bruit possible +pour ne troubler le sommeil de personne; que s'il n'y réussissait pas +entièrement il en faisait ses excuses, et qu'au surplus, si l'on +entendait quelque rumeur, on n'aurait pas à s'en inquiéter, la cause en +étant connue d'avance. + +Sorti avant la chute du jour du palais Doria, il passa dans quelques +lieux de réunion des nobles de Saint-Pierre pour y rencontrer les jeunes +gens sur lesquels on pouvait compter. Malgré les soins que Verrina avait +promis de prendre pour les réunir en grand nombre, on assure que Fieschi, +les invitant à venir finir la fête dans son palais, ne put rassembler que +vingt-huit convives. D'autres relations cependant donnent au comte deux +cents adhérents populaires ou nouveaux nobles. Par ses ordres ou +moyennant la vigilance de Calcagno, les portes du palais étaient ouvertes +à quiconque se présentait pour entrer, et fermées à toute sortie. + +Pendant que l'assemblée grossissait et que Sacco et Verrina en faisaient +les honneurs, Fieschi dévoilait son dessein à ses frères, enflammait leur +jeune ambition et leur marquait les postes qu'ils seraient chargés +d'occuper. Suivi par eux et déjà revêtu de ses armes, il parut enfin au +milieu de ses hôtes. Ce n'est point, leur dit-il, à une fête, à de vains +plaisirs qu'il les a appelés dans ce grand jour, c'est à l'oeuvre de la +liberté qu'il les invite. Il s'agit d'affranchir la patrie, de briser le +joug des Espagnols, de renverser les fauteurs de leur usurpation, +l'insolent Gianettino et ce vieillard qui, ayant autrefois servi la +république, l'opprime aujourd'hui et s'efforce à rendre la tyrannie +héréditaire. Ils n'ignoraient pas, ces nouveaux tyrans, qu'il restait des +hommes généreux pour leur faire résistance, et Gianettino, ne reculant +devant aucun crime, avait résolu de se délivrer par une proscription de +tous ceux dont il redoutait l'énergie. Fieschi, qui se savait du nombre +des proscrits, connaissait la liste fatale; il conjurait ses amis de +prévenir le coup dont il les voyait menacés et de venir avec lui se +sauver, se venger, et rétablir la liberté et la république. Le concours +de tous les gens de bien leur était assuré. + +La proposition était fort inattendue; de tant d'auditeurs peu répondirent +avec enthousiasme; les autres, étonnés, se laissèrent entraîner par +l'adhésion apparente du plus grand nombre qui approuvait ou n'osait +contredire. Deux seuls déclarèrent qu'ils répugnaient à une entreprise si +violente. Fieschi, n'ayant pu les convaincre, les laissa maîtres de ne +pas le suivre et se contenta de les faire retenir dans son palais. Déjà +chacun s'armait ou prenait à la hâte quelques aliments: on attendait le +signal de la marche. Un dernier soin retenait le comte. Sa jeune épouse, +renfermée dans un appartement écarté du tumulte des convives, ignorait +encore les projets qui les avaient fait réunir. Au moment d'en exécuter +l'entreprise, Fieschi vint enfin les lui avouer. Il sortait, et avant de +rentrer il l'aurait faite maîtresse de Gênes. La comtesse effrayée et +tout en larmes, essaya de s'opposer à sa sortie, elle le conjura de +renoncer à une tentative aussi désespérée. A ces efforts le sage Pansa +joignit ses remontrances; mais rien ne put ébranler le comte. Tout était +prêt et on ne rétracte pas un dessein avancé. Il priait sa femme et son +vieil ami de lui épargner des reproches et des craintes qui, sans le +retenir, se tourneraient pour lui en mauvais augure. Il embrassa la +comtesse et se déroba à ses tendres supplications. + +Verrina avait parcouru la ville dans les ténèbres de la nuit; tout était +calme, rien n'avait transpiré. La galère était prête à occuper +l'embouchure de la darse du côté de la mer pour empêcher la sortie de la +flotte de Doria; en attaquant la porte de terre on était sûr d'enlever +cette force imposante, et Fieschi jugea que c'était l'opération +principale; il se la réserva. On se mit en mouvement, d'abord en silence; +les conjurés improvisés précédaient les troupes de mercenaires, de +paysans armés, de gens sans aveu ramassés par Verrina. Corneille, le +frère bâtard du comte, fut détaché pour s'emparer de la porte de l'Arc; +Ottobon, accompagné de Calcagno, courut attaquer la porte Saint-Thomas, +poste important qui séparait le palais Doria de la ville et de la darse. +Jérôme, tenant le centre de la cité, couvrait et liait les opérations de +ses frères. + +En sortant le comte, s'emparant déjà du suprême pouvoir militaire, +déclara que ses ordres étaient donnés et que quiconque tenterait de se +dérober dans la marche ou s'écarterait de la troupe serait immédiatement +poignardé. Les plus fanatiques de liberté parmi ses compagnons lui +demandaient à leur tour une explication franche sur les vengeances qu'on +allait exercer. Il avait des parents, des amis parmi les oligarques: +viendrait-il prescrire de les épargner? Il répondit qu'il ne demandait +grâce pour aucun, qu'il les dévouait tous sans exception. Ses farouches +auditeurs applaudirent, et quelques-uns se dirent l'un à l'autre que +lorsque des nobles il ne resterait plus que lui, le peuple en finirait +aisément avec la noblesse. + +Les mouvements réussirent d'abord. Le comte, maître de la darse dont il +avait forcé la porte, tandis que ses marins en avaient fermé l'issue par +la mer, se porta sur la première des galères de Doria, s'en empara, et +passa rapidement de bord en bord pour se hâter de les soumettre toutes au +milieu de la clameur des équipages et des efforts des rameurs qui +tentaient de rompre leurs fers. Ce tumulte fut la première annonce du +danger qui parvint au palais Doria. Gianettino éveillé et ne soupçonnant +qu'une révolte de ses forçats, courut au bruit, suivi d'un seul +domestique. Il ignorait que la porte Saint-Thomas était déjà occupée par +des ennemis. Tombé entre leurs mains, il fut massacré incontinent. +L'homme qui l'accompagnait, rétrogradant, porta l'alarme au palais Doria. +Le vieil André fut enlevé par de fidèles serviteurs et transporté par la +montagne dans une campagne éloignée. + +La conjuration faisait des progrès. Le gouvernement, enfin averti, +rassemblait ses membres avec peine; peu de troupes, peu de citoyens +fidèles étaient sous les armes pour résister à l'insurrection. Jérôme +Fieschi, au coeur de la ville, appelait les citoyens à la liberté. Il +battit et dispersa les premières forces qui se présentèrent devant lui. +Le doge et le sénat, n'en ayant pas d'autres à lui opposer en ce moment, +recoururent à la négociation. On résolut d'envoyer vers le comte une +députation nombreuse pour lui demander ses intentions et pour lui offrir +de traiter sur toutes les satisfactions qu'il voudrait prétendre. Les +hommes les plus accrédités se chargèrent de ce message, et à leur tête +marcha Hector Fieschi, ce parent d'une autre branche qui, le premier, +avait apporté sans les pénétrer les invitations du pape à Jean-Louis. Les +députés, parvenus vers Jérôme, lui demandèrent le libre passage pour +aller trouver le comte de Lavagna. «C'est moi qui le suis, répondit à +haute voix l'imprudent jeune homme; il n'y en a pas d'autre que moi; +faites votre message.» Ce seul mot, entendu et par les amis et par les +ennemis, changea à l'instant toute la face des affaires. + +Il était vrai; son frère était mort. Le malheureux Jean-Louis, au milieu +du plein succès de son entreprise, avait péri misérablement. En passant +d'une galère à l'autre, une planche ébranlée l'avait fait tomber dans la +mer. Enfoncé dans la vase de la darse, sans doute le poids de son armure +avait rendu vains ses efforts, tandis que sa troupe, emportée par le +mouvement et pensant le suivre, loin de le secourir ignorait même le +déplorable incident qui la privait de son chef. Tout était fini dans la +darse quand, le cherchant inutilement, on se convainquit qu'il manquait à +son triomphe, et l'on ne put enfin douter de sa perte. Ses principaux +amis la tenaient encore secrète, espérant d'achever la révolution en son +nom; on en fit parvenir la triste confidence à Jérôme, à l'aîné de ses +frères; il venait de l'apprendre quand la députation se présenta à lui, +et l'orgueil de se voir l'héritier du succès et des espérances de Jean- +Louis lui fit hâter cette déclaration précipitée. Ni dans son parti, ni +dans celui dont il fallait achever la défaite, personne ne pouvait +espérer ni craindre de ce jeune homme sans expérience, ce que les talents +et la résolution de Jean-Louis eussent pu seuls consommer. Ce n'était +plus qu'une émeute sans chef accrédité et sans véritable but. + +Les députés bien avisés répondirent à Jérôme avec une prudente +circonspection. En les congédiant il leur intima d'aller enjoindre à leur +doge de se retirer du palais de la république. Mais en peu d'instants il +vit sa troupe décroître, ses amis se détacher; il s'aperçut que le temps +de faire la loi était passé, et bientôt arriva celui de la recevoir. Le +gouvernement avait pris courage: le nombre des nobles qui se +réunissaient au palais se grossissait sans cesse et ramenait la +confiance. Le peuple, regardant l'entreprise de Fieschi comme désespérée, +prenait les armes pour le sénat contre les perturbateurs du repos public; +dans cette situation on fit chercher le vieux Pansa; on l'envoya vers +Jérôme pour lui faire toucher au doigt le danger de sa fausse position, +pour l'avertir que, ne pouvant y tenir, il n'avait pas un moment à perdre +et qu'il ne lui restait qu'à profiter de l'indulgence avec laquelle on +souffrirait qu'il se retirât. Découragé, intimidé et sans espérance, le +jeune homme céda à ce conseil; il gagna la porte de l'Arc, et, suivi de +quelques partisans, il se retira dans le château de Montobbio, l'une des +places et la plus sûre du patrimoine de sa famille. A cette nouvelle son +frère Ottobon et ceux qui tenaient la darse avec lui, Sacco, Verrina, +Calcagno, se jetèrent sur la galère romaine et se sauvèrent à Marseille. + +Le tumulte étant fini, la ville était en sûreté; l'alarme cependant se +prolongea quelques jours: on répandait le bruit que Jean-Louis n'était +pas mort, qu'il était au nombre des fugitifs qui avaient trouvé un asile +à Marseille et qu'il allait venir avec les forces françaises reprendre et +terminer son ouvrage; mais après quatre jours de recherches son corps +fut retrouvé et exposé aux regards du public; les craintes s'apaisèrent. +Le gouvernement reprit paisiblement sa marche. Le terme des fonctions du +doge de Fornari venait d'expirer; on lui donna un successeur avec les +formes accoutumées; on expédia des députés chargés de ramener André +Doria. A son retour il se fit porter au sénat. Il y reçut les témoignages +de l'intérêt public pour les dangers qu'il avait courus et pour la perte +de son fils adoptif. Le vieillard fit sentir à son tour que la confiance, +l'amitié presque paternelle trahies par ce malheureux Fieschi étaient +peut-être la blessure la plus saignante de son coeur. Il demandait une +vengeance éclatante pour la république et pour les lois de l'attentat le +plus énorme. La mémoire de celui qui était mort, la tête et les biens des +complices qui avaient survécu devaient payer la peine du crime. La +permission sur laquelle ceux-ci avaient quitté la ville n'était pas une +abolition de leur méfait; accordée d'ailleurs hors de la forme légale +des délibérations ordinaires, elle ne liait point le gouvernement. Sur +cette insistance il fut résolu de poursuivre les conjurés. Le magnifique +palais Fieschi, qui de Via Lata dominait la ville, fut rasé et sur ses +ruines fut plantée une pierre diffamatoire; elle portait la défense à +perpétuité de bâtir sur ce terrain où la perte de la patrie avait été +préparée. On leva des troupes, on commit des généraux pour aller exercer +la confiscation sur toutes les terres des comtes de Lavagna et surtout +pour assiéger Jérôme Fieschi dans Montobbio. Il y avait réuni toutes ses +ressources; ses frères étaient passés à la cour de France pour y +implorer de l'appui. Déjà Verrina, leur servant de messager, était venu +promettre aux assiégés un prompt renfort de troupes françaises. Le sénat, +qui ne l'ignorait pas et qui craignait de commettre la république avec le +puissant auxiliaire appelé par Fieschi, entreprit de faire tourner la +guerre en négociation. Pansa fut encore employé comme médiateur. On +offrait à Jérôme, pour lui faire abandonner son château, autant d'argent +qu'il en aurait voulu et toute sûreté pour en sortir; mais les +assurances que Verrina avait apportées lui firent rejeter ces +propositions avec hauteur. La place, disait-il, ne lui appartenait plus, +et les forteresses du roi de France ne se rendaient pas ainsi. Sur cette +réponse on poussa l'attaque afin de prévenir le secours. On amena devant +Montobbio de grandes forces et beaucoup d'artillerie. Cependant les +opérations contrariées et la résistance opposée firent durer le siège. +Les Français ne parurent point. Jérôme, commençant à désespérer, eût +ouvert l'oreille aux accords; il n'était plus temps. Doria exigeait le +sang des coupables, il l'obtint; la place se rendit à discrétion. Dès +l'entrée, Calcagno et quelques autres complices qui avaient prêté la +main au meurtre de Gianettino, furent mis à mort sans formalité, et, +disait-on, par un ordre spécial du sénat. Les autres prisonniers furent +réservés pour un simulacre de procédure. Jérôme Fieschi et Verrina eurent +la tête tranchée. Les fortifications de la place furent démolies. La +république prit possession des domaines que la famille Fieschi tenait sur +son territoire. Charles V confisqua les fiefs qui relevaient de l'empire, +attendu qu'ayant à son service les galères de Doria, leur attaque était +un crime féodal dans la personne d'un de ses vassaux. André Doria et sa +famille furent gratifiés de ces terres confisquées. + +Le pape, qui trop évidemment avait encouragé l'entreprise des Fieschi, se +crut obligé d'adresser à André Doria une lettre de consolation pour la +mort de Gianettino. Doria n'en fut que plus blessé, et peu après le pape +ayant perdu le duc de Plaisance, son fils, assassiné par quelques +conspirateurs, Doria, écrivant à son tour sur cette mort violente, +affecta de lui renvoyer les mêmes termes de sa froide condoléance. + + +LIVRE DIXIÈME. +RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE DES DEUX +PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - DERNIÈRE +CONSTITUTION. +1548 - 1576. + +CHAPITRE PREMIER. +Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - Loi du +Garibetto. - Disgrâce de de Fornari. + +(1548) L'assassinat de Farnèse avait fourni à l'empereur l'occasion de +s'emparer de Parme et de Plaisance. Pour le maître du duché de Milan +c'était faire un grand pas dans le projet favori d'unir sous une couronne +royale toute l'Italie supérieure. Le désir de comprendre la seigneurie de +Gênes dans ce plan ambitieux, l'espérance de trouver des facilités pour y +réussir dans le dévouement de Doria et dans son crédit sur sa ville +natale, ne pouvaient manquer de se présenter à l'esprit de Charles et de +ses ministres. Ils s'emparèrent comme d'un prétexte des conséquences de +la conjuration de Fieschi. Déjà dès les premiers moments, le gouverneur +de Milan avait voulu faire marcher des troupes pour rétablir, disait-il, +l'ordre et la sécurité. On s'était hâté de décliner cette intervention +officieuse; l'ordre et la sécurité étaient déjà raffermis; mais +l'ambassadeur Figuera, qui habitait Gênes depuis longtemps et qui +n'ignorait pas l'art d'y semer des intrigues, affectait de grandes +craintes. L'entreprise, selon lui, n'était pas un tumulte d'enfants +perdus; elle avait de profondes racines, et il fallait se prémunir contre +une nouvelle explosion. L'empereur était fondé à y veiller pour la sûreté +de ses propres États d'Italie. Après avoir répandu ces insinuations, il +fit agir ses créatures; le ministre de l'empereur n'en manquait jamais +dans Gênes; beaucoup d'hommes même importants s'étaient adonnés aux +volontés d'une si grande puissance pourvue de tant de moyens d'obtenir, +d'intimider et de corrompre. + +Ils eurent la lâcheté de signer une supplique secrète à l'empereur, pour +l'inviter à donner à Gênes une garnison impériale et à exiger l'érection +d'une citadelle capable de garantir sous son autorité la tranquillité de +la république. + +Ferdinand Gonzague, alors gouverneur de Milan, était l'artisan principal +de ces menées. Charles V, facilement persuadé qu'elles seraient conduites +à effet au gré de son ambition, expédia à Gênes son ministre Granvelle et +avec lui des ingénieurs chargés de choisir la place où la forteresse +impériale serait élevée. On ne doutait pas que Doria ne concourût dans un +dessein qui semblait provoqué par les sollicitations des autres Génois +partisans de l'empereur. Granvelle allait donc lui en faire l'ouverture; +mais, à la grande surprise du négociateur, l'amiral montra une inflexible +résistance à ce qui menaçait l'indépendance de sa patrie. Il attesta les +promesses faites de protéger la liberté génoise. Plus il était +sincèrement dévoué, moins il laisserait tacher la gloire de Charles par +une injuste usurpation. Et quant à lui, comblé de faveurs, honoré de tant +de confiance, il était résigné à renoncer à tout, plutôt que de manquer à +la défense des droits de son pays. Granvelle insistant, le courageux +citoyen s'adressa directement à l'empereur; et, la tergiversation des +réponses échauffant la vivacité des répliques, Doria prit le parti +d'assembler chez lui les nobles dont l'ambassadeur espagnol avait +extorqué les signatures. Il leur fit honte de leur faiblesse, il les +obligea à désavouer le voeu antipatriotique qu'on leur avait dicté; et, +après les avoir ramenés à de meilleures vues, il se rendit au sénat, il +dénonça hautement les projets qui menaçaient la république. Il demanda au +gouvernement de revendiquer ses droits et de défendre la liberté de sa +patrie. Cet appel fut entendu, l'opinion publique fut unanime; et rien +n'étant plus populaire à Gênes que le sentiment de la nationalité, on se +souleva de toutes parts pour écarter ce qui l'inquiétait. Les ingénieurs +espagnols exploraient les hauteurs, mesuraient, traçaient des plans; le +peuple en tumulte se porta contre eux, détruisit leurs préparatifs et les +réduisit à la fuite. Le sénat prit, pour sauver leur vie, les mesures de +sûreté les plus propres à leur inculquer l'idée du plus grand danger. +Granvelle connut que sa mission se prolongerait inutilement; il repartit. +Doria, écrivant de nouveau à l'empereur, se servit de ce qui s'était +passé pour lui faire entendre les vraies dispositions du pays et +l'inutilité des tentatives que l'on ferait pour donner un maître étranger +à la république. Charles n'insista pas et ajourna pour un peu de temps +son ambitieuse fantaisie. + +Cependant cet incident eut de longues et sérieuses conséquences. Doria +crut devoir racheter sa franchise patriotique par quelques démonstrations +qui ôtât à l'empereur le prétexte de demander de nouvelles garanties pour +la sécurité commune. Doria lui-même avait été profondément blessé dans +ses affections et dans son système. De cette diffusion de la noblesse, de +cette égalité entre tous les nobles que lui-même il avait introduite dans +le sein du gouvernement, il voyait sortir le pouvoir menaçant d'une +majorité formée par les nobles intrus; il voyait la conduite des affaires +prête à dépendre non-seulement de chances fortuites d'un tirage au sort, +mais des combinaisons factieuses entre des éléments inégaux en nombre, au +mépris de cette supériorité de crédit et d'importance contre laquelle il +n'eût jamais cru des hommes nouveaux capables de se révolter. Ces hommes, +à peine sortis de la classe des plébéiens, s'appuyaient encore de celle- +ci, et enfin, ce qui n'était pas moins à craindre, ce qui venait de se +voir, il suffisait d'un ambitieux habile à caresser ces nobles encore +bourgeois, pour que le chef fût un Fieschi ou un Spinola, au lieu d'être +Doria. L'amiral mit tout en oeuvre pour prévenir cet affront et ces +bouleversements. Il présumait assez de la reconnaissance publique pour +espérer qu'on lui laisserait corriger son propre ouvrage. En effet, il +obtint qu'une baillie de huit membres serait chargée de la révision de +certaines des formes du gouvernement. Il présida à cette réunion. Sur les +huit, il disposait, dit-on, de quatre voix; il en séduisit deux de plus, +et, après une vive résistance, les deux autres cédant enfin1, le sénat, à +son instigation, se servit du pouvoir législatif que la constitution de +1528 lui avait laissé pour convertir en loi les changements que le vieil +amiral exigea dans l'intérêt de l'oligarchie. Sur les quatre cents +membres du grand conseil les trois cents qu'y introduisait le sort entre +tous les nobles ne nommèrent plus leurs cent autres collègues. Parmi ces +quatre cents ce ne fut plus le sort qui désigna les cent membres du +consiglietto. L'une et l'autre de ces nominations passèrent aux deux +collèges réunis avec l'adjonction des huit protecteurs de Saint-George, +des cinq suprêmes syndicateurs et de sept autres notables magistrats. Les +vingt-huit électeurs qui participaient à l'élection du doge et ceux à qui +l'on confiait le concours à l'élection des sénateurs, furent choisis non +plus par le grand conseil, mais par le consiglietto. + +C'est ainsi que l'influence sur les choix fut rapportée aux magistrats +principaux et enlevée au sort et par conséquente la faction la plus +nombreuse et la plus populaire de la noblesse. On ne craignit plus de +voir une élection imposée comme celle du doge de Fornari, et ceux qui +l'avaient subie, il y avait deux ans, en sentant leur force ne tardèrent +pas à en faire porter la peine à celui-ci. Peu après il fut accusé +d'avoir correspondu avec la cour de France. Les anciens nobles et +l'ambassadeur de Charles V s'unirent pour invoquer sa punition. Il fut +arrêté et mis en jugement. Il avouait une correspondance, mais elle se +bornait, suivant lui, à la répétition d'une créance sur le gouvernement +français. Une sentence le priva du titre, des honneurs de procurateur à +vie et de la noblesse, le condamnant à une relégation perpétuelle dont le +lieu lui fut assigné à Anvers. De Fornari se rendit en Flandre; il y +vécut sans intrigue et y mourut honoré. + +On n'avait pas attendu de voir ce premier essai des avantages que +l'aristocratie venait d'acquérir pour en apprécier les conséquences. Le +parti de Saint-Pierre sentait ses pertes et se répandait en murmures et +en réclamations. Il s'adressait au public, il décriait la loi nouvelle et +cherchait à la rendre odieuse et même ridicule. Le vieux Doria avait dit +d'avance qu'il avait quelque chose à retoucher pour perfectionner le +galbe de sa république. De cette expression bizarre, défigurée par un +diminutif et par la prononciation génoise, la loi fut appelée du +garibetto (pour galbetto), et c'est sous ce nom qu'elle devint et resta +la cause constante des dissensions jusqu'en 1576; car autant les nobles +populaires détestaient cette loi, autant les anciens nobles tenaient à la +réforme. De bons observateurs assurent qu'une certaine préoccupation leur +en faisait exagérer l'intérêt et le besoin. Le souvenir de la loi qui, si +longtemps et jusqu'en 1528, avait exclu les nobles de la première place +du gouvernement et notamment de celle de doge, frappait encore les +esprits. Les anciennes familles sur qui avait pesé cette exclusion ne +pouvaient croire que les populaires n'eussent pas un plan arrêté pour le +faire revivre, sinon en droit, du moins en fait, en se prévalant des +avantages que leur nombre leur donnait dans les chances du sort, si la +nouvelle loi était écartée2. + +(1548) D'autres combinaisons ne tardèrent pas à réveiller les inquiétudes +de la république sur son indépendance. Il paraît bien certain que Charles +avait conçu le dessein de fonder en Lombardie un grand État pour en doter +don Juan d'Autriche, si même ce plan ne se liait pas à celui de +dédommager l'infant don Philippe de la couronne impériale, à laquelle +Ferdinand, nommé roi des Romains, se refusait à renoncer. L'occupation de +Gênes eût été une partie essentielle de ce projet; elle eût uni en un +corps les possessions que Charles avait successivement acquises dans le +nord de la Péninsule; elle aurait assuré sa possession dans la mer +Méditerranée. + +Cosme Médicis, grand-duc de Toscane, Gonzague, gouverneur du Milanais, et +le duc d'Albe, le plus accrédité des confidents de l'empereur, avaient le +secret de ses desseins. Le dernier était chargé de conduire d'Allemagne à +Madrid l'archiduc Maximilien qui devenait le gendre de Charles; on +annonçait qu'à son retour il ramènerait l'infant don Philippe mandé par +son père; mais d'Albe cheminant avec lenteur, avant de quitter l'Italie +pour l'Espagne, s'arrêta à Milan, puis à Plaisance, et là, grâce à ce que +les Farnèse y avaient encore de créatures, lé pape, inquiet de ces +menées, découvrit qu'on avait tenu de secrètes conférences. Le gouverneur +de Milan, un agent de Médicis, un noble génois, vendu à l'empereur, s'y +étaient réunis. Quelques indiscrétions échappées mirent sur la voie des +projets dont on s'était occupé dans ce congrès. Le pape fit à la +république la prompte confidence de ses soupçons, l'avertit qu'un coup de +main serait tenté sur Gênes et l'invita à se tenir sur ses gardes. + +La flotte de Doria avait été commandée pour le voyage de l'infant; +l'amiral était allé lui-même le recevoir à Barcelone sur sa galère. Quand +il eut fait voile et qu'on put calculer comme imminents son retour et +l'arrivée de Philippe, le sénat reçut presque à la fois deux messages +assez significatifs. Le duc de Florence fit savoir qu'il viendrait à +Gênes rendre hommage au prince, et que les routes étant peu sûres, il +serait escorté de deux régiments de cavalerie et de quelques troupes de +fantassins. Gonzague, de son côté, venait de Milan; et comme en Espagne +on n'avait pu embarquer sur la flotte un nombre de troupes suffisant pour +accompagner le prince, il amenait au-devant de lui deux mille chevaux et +deux mille hommes de pied pour lesquels il requérait que l'on préparât +les logements; ces forces étaient déjà en chemin. + +Mais à Gênes, depuis l'éveil donné par le pape, les résolutions étaient +prises. On avait organisé une garde urbaine, on lui avait donné des chefs +déterminés. Une volonté arrêtée, des réponses fermes avertirent +clairement que ces démonstrations étaient sérieuses et qu'on ne prendrait +point la république en défaut. On fit savoir à Milan qu'il n'y avait pas +à Gênes de logements pour tant de monde. Gonzague serait le bienvenu de +sa personne; mais s'il amenait plus de vingt hommes d'armes, il +trouverait la porte fermée. On signifiait au duc de Florence que, venant +en ami dans un pays tranquille et sûr, il n'avait besoin que du cortège +ordinaire de sa maison et qu'on ne laisserait pas ses soldats passer la +frontière. Le duc entendit cette réponse, et ne vînt pas; Gonzague +négociait, non sans accuser les Génois de défiance et d'ingratitude; +mais il dut renvoyer les troupes qu'il avait mises en marche. On n'admit +que deux cents chevaux et trois cents fantassins, que l'on cantonna à +quelque distance de la ville, où il ne leur fut pas permis d'entrer. + +Cependant, la flotte partie d'Espagne arrivait à la vue des côtes de la +Ligurie. Le vieux Doria avait reçu de Philippe un accueil flatteur et des +caresses affectées. Tout à coup le prince demande si son logement à Gênes +a été préparé au palais du gouvernement; il manifeste l'intention de s'y +établir. Doria se récrie d'abord; fier d'avoir eu l'empereur pour hôte, +ce serait une trop sensible disgrâce pour lui si le fils refusait de lui +faire le même honneur que le père: tout était prêt au palais Doria, et +il suppliait l'infant de ne pas dédaigner ce séjour. Le prince insiste +avec hauteur; poussé à bout, l'amiral reprend avec une noble rudesse, +qu'il n'est pas chargé de répondre à cette exigence inattendue; ce n'est +pas lui qui dispose du palais de la république; le prince peut le +demander; mais franchement il est peu probable que ceux qui l'occupent +soient inclinés à le céder. Cette déclaration excite un vif +mécontentement parmi les courtisans espagnols; mais, quand par un +bâtiment léger expédié de Gênes à la rencontre de la flotte, on sut avec +quelles dispositions l'accès avait été refusé aux troupes de Milan et de +Florence, on connut qu'il n'était pas temps d'insister pour établir le +prince au palais public. Philippe en revint à accepter gracieusement la +noble hospitalité d'André Doria. + +Si cette relation génoise est sincère, il faut croire que les courtisans +espagnols avaient fait dévier Philippe des instructions qu'il avait +reçues d'un sage conseiller3. Elles l'avertissaient que les Génois +n'étaient pas ses vassaux, quoiqu'on pût disposer de leurs services comme +s'ils l'étaient, et que, jaloux de leur indépendance comme on l'est dans +toutes les républiques, ils le seraient d'autant plus qu'elle leur était +toute nouvelle. On lui recommandait de ne pas les blesser, de s'observer +pour cela dans toutes ses paroles, de leur répéter que son auguste père +n'avait rien tant à coeur que leur liberté et leur bien-être, qu'il l'a +chargé lui-même de s'informer de tout ce qui peut être à leur avantage. +Il doit caresser Doria; il peut prendre ses avis et lui montrer de la +déférence: mais on lui indique un obscur secrétaire de la légation +espagnole, vieux résident de Gênes, qu'il doit se faire amener très- +secrètement. Cet agent lui dira ce que sont les hommes qui gouvernent et +lui signalera ceux qui sont le plus dévoués à la couronne d'Espagne. + +A l'arrivée du prince à Gênes, la réception fut solennelle et magnifique. +Le doge et le sénat attendaient le prince à la sortie de sa galère, et +l'on ne fut avare d'aucune démonstration de respect et de zèle. Mais au +milieu des fêtes, des cérémonies religieuses, des cortèges militaires, le +ressentiment et la défiance ne purent se voiler. Le peuple contemplait ce +faste superbe, mais il voyait d'un oeil ennemi ces troupes dont la +discipline et les armes portaient un aspect menaçant au sein de la paix. +Un officier espagnol était aux arrêts pour une faute grave; ses chefs +obtinrent de le déposer dans la tour du palais, prison d'État des Génois. +Quelques soldats l'avaient amené, mais on eut à le faire comparaître +devant ses juges, et pour l'y conduire on envoya à travers la ville +cinquante arquebusiers armés de toutes pièces et la mèche allumée. Le +peuple étonné s'attroupa sur leur passage. Quand ils se présentèrent au +palais public, on crut qu'ils venaient le surprendre, les grilles furent +fermées devant eux, on se mit en défense, et eux-mêmes croyant avoir à +forcer les portes, firent usage de leurs armes. On se battit, plusieurs +assaillants furent tués. Les chefs accoururent de part et d'autre, on +s'expliqua et l'on arrêta le tumulte qui devenait populaire. Le +gouvernement s'excusa près de Philippe sur ce malentendu, secrètement +satisfait que les Espagnols eussent reçu ce témoignage des dispositions +du peuple de Gênes. Le prince parut agréer ces explications et hâta son +départ. + +(1548) Peu après, la république était menacée d'un nouvel orage; mais il +éclata au dehors sans l'avoir atteinte. C'était en quelque sorte un +réveil de la conjuration des Fieschi. Trois frères du malheureux comte de +Lavagna lui survivaient: Ottobon, Scipion et le bâtard Corneille. +Scipion vivait à Rome; trop jeune au temps de la conjuration, il n'avait +pas été impliqué dans le procès fait à ses frères. Sa portion des biens +patrimoniaux de leur maison lui avait été conservée. Les deux autres +erraient dans l'Italie avec un grand nombre de proscrits. Ils unirent +leurs ressentiments à ceux de Jules Cibo, leur allié, frère de la veuve +de Jean-Louis Fieschi; rejeton d'une illustre famille génoise et petit- +neveu d'un pape, il réclamait le duché souverain de Massa de Carrara, +héritage de son père. Mais la veuve sa mère, tutrice intéressée, avait +obtenu pour elle-même l'investiture de ce grand fief, et Jules à sa +majorité en prétendit vainement la possession. Ne pouvant l'obtenir ni de +sa mère ni de l'autorité suzeraine de l'empereur, il se fit justice de +vive force et s'établit dans Massa. La douairière invoqua la puissance +impériale. Le fils fut chassé et quelque temps emprisonné. Ardent, +ambitieux, ulcéré par un traitement rigoureux qu'il accusait d'horrible +injustice, il permit tout à ses ressentiments. Le pape Paul III les +caressa, suivant sa politique, et l'adressa aux cardinaux français que +Henri II tenait alors à la cour de Rome. Henri épiait toujours tout ce +qui pouvait troubler la domination espagnole en Italie. Cibo offrit ses +services, et les Fieschi furent prompts à proposer pour premier complot +une tentative sur Gênes; mais tandis que ces plans se tramaient, Cibo eut +la perfide imprudence d'entreprendre de persuader aux ambassadeurs de +Charles qu'il leur vendait les secrets de la France et que c'était pour +les déjouer qu'il allait feindre de les embrasser. Suspect par cette +précaution même, il fut surveillé à Rome, à Venise, et, en un voyage au +terme duquel il se croyait en état d'agir, il fut arrêté par ordre de +l'empereur, conduit à Milan, jugé et condamné à une mort qu'il reçut +lâchement. Une sentence de confiscation fut portée alors contre Scipion +Fieschi. La France devint son asile, il s'établit dans cette cour où il +trouva d'autant plus d'appui que sa famille n'était pas sans alliance +avec Catherine de Médicis. Il fut, sous Henri III, un des premiers +chevaliers du nouvel ordre du Saint-Esprit. Depuis ce temps toutes les +fois que la France chercha des griefs pour inquiéter les Génois, la +réclamation des biens confisqués injustement, disait-on, sur Scipion +Fieschi fut un des sujets de plainte allégués. Il en fut encore question +au bombardement de Gênes sous Louis XIV. Ottobon, impliqué dans le +soulèvement de la Corse, dont je vais parler, et fait prisonnier à la +guerre, fut livré à André Doria qui, en vertu des anciennes sentences et +de son propre ressentiment, le fit mettre à mort sans plus de formalité. + + +CHAPITRE II. +Guerre de Corse. + +En 1551 la guerre éclata entre Charles V et Henri II. Les Génois +déclarèrent leur neutralité, c'est-à-dire qu'ils la mendièrent auprès des +deux puissances. Mais Charles les tenait par trop de liens pour que Henri +ne les regardât pas comme les auxiliaires secrets de son ennemi et pour +qu'il se fît scrupule de prendre ses avantages à leur préjudice. +L'occasion en fut fournie par un homme d'un grand et implacable caractère +dans lequel Gênes n'avait su voir qu'un sujet obscur et rebelle: c'était +le Corse Sampier, dont le fils et le petit-fils ont été connus en France +sous le nom d'Ornano. + +Il était né dans le village de la Bastelica, dont il porta d'abord le +nom, suivant l'usage du pays. Sorti d'une condition assez basse, il +servit jeune à Rome, en Toscane, puis en France. Catherine de Médicis +l'avait protégé comme un homme de résolution, capable de tout faire. Sa +valeur l'avait fait avancer dans la carrière militaire. Les suites d'un +duel le firent repasser en Corse. Il y épousa Vanina Ornano, d'une des +plus nobles familles de l'île, alliance que lui valurent, malgré les +préjugés de la naissance, sa réputation et ses grades à la guerre. +Pendant son séjour dans l'île, ennemi, comme tous les coeurs généreux, de +la domination étrangère qui assujettissait sa patrie à une compagnie +marchande, il s'unit avec un des Fregose, l'un pour renverser le +gouvernement qui avait enlevé Gênes à sa famille, l'autre pour +débarrasser la Corse des chaînes de ce gouvernement. Sur le soupçon ou +sur la preuve de cette intrigue, Spinola, commandant génois, tendit un +piège à Sampier et le retint prisonnier. Sa captivité fut longue et +pénible. L'intercession de la cour de France la fit cesser, mais le +prisonnier libéré n'en emporta pas moins un mortel ressentiment, et il ne +pensa plus qu'à la vengeance. + +Il était retourné au service de France, et il se trouvait en Piémont +quand lu guerre se déclara. Les grands coups se portaient en Picardie et +en Flandre, mais les Français ne pouvaient renoncer à l'Italie. Ils +occupaient les États du duc de Savoie, ils avaient porté des troupes en +Toscane. Une flotte barbaresque, commandée par le fameux corsaire Dragut, +était unie avec celle du capitan-pacha. Elle menaçait les côtes et les +îles de la Méditerranée. Sampier en profita pour faire agréer le projet +de s'emparer de la Corse au moyen de ces forces et de ses propres +intelligences. Termes était le général de l'expédition; il y avait +embarqué deux mille cinq cents hommes de bonnes troupes; Sampier et les +Ornano, les parents de sa femme1, leur promettaient dans le pays des +auxiliaires sûrs qu'ils se réservaient de commander: c'est ainsi que +l'armée se présenta devant Bastia. + +Les Génois qui gouvernaient l'île au nom de la maison de Saint-George, +l'inondaient d'officiers, d'administrateurs et de préposés du fisc. Ce +régime, trop pesant pour un pays pauvre, était aggravé par l'avidité de +tous ces étrangers qui, se croyant en exil sur cette terre sauvage, se +hâtaient d'y amasser quelque fortune. Ainsi se succédaient sans cesse les +exactions, les concussions, pour autant qu'elles pouvaient s'exercer sur +une région si dépourvue de richesse et sur un pays si peu docile à un +joug odieux. Les procédés arbitraires, le despotisme des magistrats, le +superbe dédain des Génois pour un peuple demi-civilisé, leur défiance de +sa bravoure insubordonnée et vindicative, multipliaient chaque jour les +mécontentements et les révoltes. C'est par les supplices seuls qu'on +croyait les étouffer; il n'y avait pas d'autre politique à Gênes et il +n'en venait pas d'autres instructions. Les familles distinguées (car il y +avait en Corse des restes d'une noblesse féodale très-ancienne et très- +vaine) étaient tout à la fois les objets du mépris et de la jalousie des +nobles génois. Ce pays était toujours divisé en partis ennemis, et +cependant à peine cette circonstance donnait à Gênes quelques partisans, +sujets encore à de fréquentes défections et bientôt irrémissiblement +aliénés. + +Dans cette île montueuse où la nature et la civilisation n'ont ouvert que +peu de communications, la puissance des maîtres étrangers parvenait à +peine dans l'intérieur. Essentiellement maritime, elle n'occupait guère +que le rivage, à l'exception de la ville de Corte; mais des garnisons +tenaient les ports de mer, Bastia, Ajaccio, Calvi; pour Bonifacio, depuis +qu'on l'avait enlevée aux Pisans c'était une ville toute génoise, une +véritable colonie. + +(1552) L'expédition française débarqua: Bastia fut prise d'assaut et +livrée au pillage. De là partirent pour soulever toute l'île de nombreux +émissaires qui allumèrent un incendie universel. En peu de temps le +pouvoir de Gênes et de Saint-George ne fut reconnu qu'à Bonifacio et à +Calvi. On résolut d'attaquer ces deux places à la fois. Dragut entreprit +le siège de Bonifacio. Les assiégés lui opposèrent une résistance longue +et désespérée. L'effroi qu'il inspirait animait à se défendre, et le +peuple renfermé dans la ville soutenait que dans la nuit on voyait en +l'air des protecteurs célestes prêts à repousser les ennemis; mais les +ressources terrestres s'épuisèrent. Les Corses mêlés aux assiégeants +trouvaient dans la ville des oreilles pour entendre à la menace d'un +horrible assaut qui livrerait une cité chrétienne à des corsaires +mécréants. On capitula. Ce ne fut pas sans éprouver une partie des maux +qu'on avait craints. Après la reddition de la place, Dragut se fit payer +par les Français pour la leur remettre. Ce marché fait, il retourna au +Levant avec son butin et ses captifs. + +(1553) Au bruit inattendu de l'invasion et du soulèvement, Gênes avait +été frappée de stupeur et la république parut hors d'état de défendre la +Corse. Tandis que Sampier occupait Corte, qu'il parcourait l'île en tout +sens, entraînant les populations ou livrant au ravage tout ce qui +hésitait à suivre son impulsion, Termes assiégeait Calvi, et, ne doutant +pas d'un prompt succès qui devancerait tous les secours, il avait renvoyé +les galères françaises sur la côte de Provence; l'événement fut tout +autre. L'étonnement des Génois ne fut pas long, et, ce premier moment +passé, on ne perdit ni temps ni courage. Christophe Pallavicino arriva le +premier; il amena quelques renforts à la garnison de Calvi; il défendit +la place avec valeur et intelligence, et donna le temps d'attendre de +plus grands secours. Augustin Spinola débarqua ensuite avec trois mille +hommes (1554). Enfin André Doria, infatigable nonagénaire, vint prendre +le commandement suprême, conduisant avec lui huit mille fantassins et +cinq cents chevaux. Sur ce nombre deux mille hommes avaient été fournis +par le gouverneur de Milan, deux mille cinq cents par le duc de Florence; +la république soudoyait le reste; Charles V avait promis de rembourser +la moitié de la dépense. Quinze vaisseaux et trente-six galères +composaient l'armée navale. Avant l'apparition de ces forces, celles de +Spinola avaient obligé Termes à abandonner le siège de Calvi. Débarrassé +du soin d'y accourir, Doria reconquit Bastia et entreprit de reprendre +San-Fiorenzo. L'attaque et la résistance furent également vives. L'armée +génoise manquait de vivres; une épidémie la travailla. Elle fut elle-même +en quelque sorte assiégée dans son camp. La flotte française revint se +montrer, mais elle n'osa pas se commettre avec les forces supérieures de +Doria. Celui-ci apprit à ses troupes à supporter les privations, à +surmonter les obstacles. Après trois mois, Orsini, qui commandait San- +Fiorenzo, ayant vu s'épuiser toutes ses ressources, consentit à la +capitulation et ramena ses troupes en France. Doria avait refusé de +comprendre les Corses dans le traité; c'étaient pour lui des rebelles +que sa république avait mis hors la loi. Les hommes de coeur qui étaient +renfermés dans la ville firent leur sortie les armes à la main; une +partie se fit jour à travers les rangs ennemis. + +Les maladies et les combats avaient coûté dix mille hommes à l'armée, à +la flotte et aux garnisons génoises. Doria fut rappelé pour le service de +Charles V; Termes, aidé de Sampier, reprit alors ses avantages. On se fit +sur tous les points une guerre marquée des deux côtés par d'horribles +représailles. Vainement les administrateurs de Saint-George +s'apercevaient que la perte de tout ce qui dépérissait dans l'île tombait +sur eux, que chaque incendie, par qui qu'il fût allumé, ruinait un de +leurs contribuables et leur aliénait un sujet; rien n'arrêtait les +dévastateurs. Les succès furent longtemps partagés. Les Génois +remportèrent quelques victoires, mais peu à peu la fortune les abandonna, +ils furent défaits à Sainte-Marie de Pietralba. Ils ne purent tenir la +campagne, et bientôt il ne leur resta que Calvi, Porto-Vecchio et Bastia. + +A cette époque Termes et Sampier avaient quitté la Corse. Ils y étaient +devenus ennemis déclarés. Le premier, fait maréchal de France, avait été +rappelé pour commander l'armée française en Piémont. Sampier, qui avait +obtenu la patente de maréchal de camp des troupes italiennes au service +de France, croyait garder le commandement suprême dans l'île, et c'est +probablement la jalousie de ce haut emploi qui l'avait brouillé avec le +maréchal. Mais sur les rapports et les plaintes de celui-ci, Sampier fut +mandé à Paris, et Orsini fut en Corse le successeur de Termes. + +(1555) Rien n'égale la misère à laquelle était réduite en ce temps cette +île malheureuse exposée aux ravages journaliers des gens de guerre des +deux partis. Les cultures avaient été interrompues; c'était une année de +disette. Pour comble de maux, le concours de tant de vicissitudes avait +renouvelé l'esprit de faction si familier au pays. On distinguait les +blancs et les noirs, et cette distinction était signalée par les haines +et par les vengeances sanglantes. Orsini assiégea Calvi. Doria, revenu +avec des forces nouvelles, tenta inutilement de jeter des secours dans la +place; mais à son tour, Dragut, qui avait ramené ses galères turques au +siège, livra d'inutiles assauts, échoua de même devant Bastia et repartit +mécontent. Cette assistance nuisit plus qu'elle ne servit aux Français. +Tandis qu'ils accusaient les Turcs de vendre leur retraite aux Génois, +les Corses mêmes, confédérés avec les Français, trouvaient impie et +odieuse l'alliance de ceux-ci avec les Turcs, détestaient la barbarie de +ces infidèles; ils massacraient tous ceux qu'on trouvait épars dans la +campagne; et cette impression s'emparant des esprits, les populations +des deux districts entiers déclarèrent qu'ils renonçaient à l'alliance +des Français et retournèrent solennellement à l'obéissance de Saint- +George. + +On renvoya Sampier dans l'île pour remédier à la défection. Il fit +rétracter ces déclarations, mais ses succès ne furent pas de longue +durée. Jaloux d'Orsini comme il l'avait été de Termes, il apporta plus +d'éléments de troubles que de moyens de rétablir les affaires de son +parti. On essaya avec son concours de surprendre Calvi; mais les Français +d'Orsini et les Corses de Sampier furent battus. Ce dernier ne dut son +salut qu'à la vitesse de son cheval. Les Génois dès lors reprirent le +dessus. + +Un armistice entre les puissances belligérantes précéda la paix de +Cateau-Cambrésis. Il ne suspendit que très-imparfaitement les mouvements +qui agitaient la Corse; les dissensions parmi les insulaires ne firent +que redoubler. La hauteur et la violence de Sampier lui suscitaient des +antagonistes. Enfin la paix fit retirer (1557) l'armée française; le +traité restituait l'île aux Génois2. Des commissaires de la république +allèrent reprendre possession, relever des ruines, calmer les esprits, +s'il se pouvait. Ils n'en prirent pas toujours les vrais chemins. +Malheureusement la guerre avait ruiné Saint-George, et l'on crut avoir le +droit et la nécessité de tirer de la Corse quelque ressource pécuniaire. +On chercha des bases pour asseoir des impôts Ainsi, on se pressa d'exiger +de tout propriétaire une déclaration de ses biens et de leur valeur. +Cette inquisition fiscale alarma soudain toute l'île et fit éclater de +nouveaux soulèvements. Sampier était toujours là. Il ne comptait +nullement se prévaloir de l'amnistie stipulée à la paix; mais il +reconnut que sans des secours étrangers il ne pourrait se maintenir en +armes contre les oppresseurs de sa patrie. Il se réfugia en France, et +Gênes prononça la confiscation des biens du fugitif. + +Nous n'interromprons point le récit de ses aventures et des affaires de +la Corse. Après la mort de Henri II, les minorités et les guerres civiles +ne favorisèrent pas en France les projets de Sampier. Cependant Catherine +de Médicis l'écouta et lia une intrigue en sa faveur. Elle ménagea un +traité suivant lequel Philippe II eût cédé la Sardaigne à Antoine de +Bourbon, en indemnité du royaume de Navarre; il aurait accordé son appui +pour joindre la Corse à la Sardaigne, et Sampier aurait été l'instrument +de la conquête; mais, pour exécuter ce marché, les secours que la reine +avait promis de prêter ne se trouvaient pas; l'impatient Sampier se +charge d'en aller solliciter d'autres. Il part et se rend sur la côte +d'Afrique; il va réveiller l'avarice et l'avidité de Dragut. De là il +passe à Constantinople, afin d'obtenir de Soliman le consentement dont le +raïs avait besoin pour prendre part à l'expédition projetée. Vaine +espérance! la nouvelle de la mort imprévue d'Antoine de Bourbon vient +détruire ces combinaisons. + +De nouveaux malheurs attendaient Sampier dans son retour en France. +Vanina, dont son mari était vain et jaloux, n'ayant pu le suivre dans son +voyage, il l'avait laissée à Marseille en chargeant ses amis de veiller +sur elle; des émissaires de la république avaient gagné un prêtre de sa +maison instituteur de ses enfants. Par ses insinuations et en profitant +de la longue absence du mari, on effraya, on ébranla la constance de la +femme. Gênes lui tendait les bras, elle y serait reçue avec honneur. Dès +qu'elle y serait rendue, tous ses biens confisqués lui seraient +restitués. Sampier, dont les espérances étaient désormais détruites, +s'estimerait heureux de trouver sa paix faite et de n'avoir qu'à la +ratifier. Vanina céda: on ignore si d'autres séductions se mêlèrent à +celle-ci. Quoi qu'il en soit, elle s'embarqua secrètement pour Gênes avec +son plus jeune fils, emportant les effets les plus précieux qu'elle put +enlever de sa maison. Mais un des confidents du mari s'aperçut de la +fuite assez à temps pour suivre et rejoindre sur la mer la malheureuse +femme; il l'arracha à ceux qui la conduisaient. + +Quand Sampier fut revenu et qu'il eut connu par ses yeux toute la vérité, +il alla trouver sa femme que l'on avait gardée à Aix, et, après un sombre +accueil, il la ramena sans autre démonstration à Marseille, dans cette +maison qui, encore dépouillée, rappelait si bien l'entreprise fatale de +Vanina. Là, il lui annonça froidement que l'offense était irrémissible et +mortelle. Il la laissa trois jours à son agonie: c'est le terme que +l'usage d'Italie accorde aux condamnés pour réconcilier leur âme avec le +ciel. Ce délai passé il reparut et demanda à sa victime, avec le même +sang-froid, quel genre de mort elle avait choisi. Il n'y avait nulle +pitié à attendre; elle voulut pour toute grâce mourir des mains de son +mari, afin de sortir du monde sans qu'aucun autre homme que lui l'eût +jamais touchée. Il approuva cette délicatesse, et il l'étrangla. + +(1564) Après cette cruelle exécution il porta son désespoir partout où il +crut susciter des ennemis à Gênes et des vengeurs à la Corse. Il implora +la France, les Médicis, les Fieschi, les Fregose. Repoussé de toutes +parts, odieux à tous pour le meurtre de Vanina, il se rejeta dans l'île, +tout proscrit qu'il était; à peine il était suivi d'une poignée de +partisans. + +Une taxe de trois pour cent sur les propriétés, une capitation d'une +livre par personne avaient été imposées par les Génois. Si les mesures +préparatoires de ces impôts avaient déjà causé des troubles, la levée en +fit éclater des révoltes. Sampier en profita, il renouvela la guerre, et +il eut d'abord des succès. Il reçut quelques secours de France. Alphonse, +son fils aîné, le rejoignit. Mais les Génois eurent des renforts et +regagnèrent du terrain. Les dévastations et les barbaries se répétèrent +de tout côté. Un commandant génois fait prisonnier fut donné à dévorer à +des chiens à peine plus féroces que leurs maîtres. + +(1567) La trahison ne manquait pas en compagnie des cruautés. La tête de +Sampier avait été mise à prix; il y avait beaucoup de prétendants pour +ce salaire, et des premiers étaient les Ornano dont le meurtre de Vanina +justifiait les ressentiments, mais auxquels un motif plus vil n'était pas +étranger, car, après s'être vengés, ils ne négligèrent pas d'exiger la +récompense promise. Sampier, vendu par eux et attendu dans une embuscade, +se vit perdu; son fils était auprès de lui, mais la fuite de celui-ci +était possible: le père n'eut qu'une pensée, celle d'ordonner au jeune +homme de se sauver et de se réserver pour la vengeance. Libre de cette +sollicitude, il se précipita au milieu de ceux qui l'entouraient et se +fit tuer. Sa tête fut portée en triomphe à Ajaccio et des réjouissances +publiques célébrèrent une si importante victoire. + +Alphonse Ornano (le fils de Sampier ne fut connu que sous ce nom) se mit +à la tête des amis restés fidèles à son père et continua dans l'île la +guerre contre les Génois. Mais, indépendamment de ces hostilités, +l'ancienne querelle des blancs et des noirs, devenue générale, +désorganisait et partageait l'un et l'autre camp. Blancs ou noirs, ceux +qui étaient soumis aux Génois se ralliaient sans scrupule à ceux de leur +couleur de l'armée d'Ornano, s'il y avait une occasion de faire une +entreprise contre la couleur opposée. Ce fut une puissante diversion. Un +gouverneur génois très-habile et très-prudent, George Doria, sut en +profiter pour ramener à la république les chefs et une grande partie des +populations mêmes. En même temps la France, perdant l'espérance et même +le désir de rentrer en possession de l'île, cessa de donner à Ornano les +secours qui l'avaient soutenu. Les principaux personnages du pays avaient +traité avec Doria. Alphonse se laissa induire à faire aussi son traité; +il consentit à se retirer en France. Ses partisans furent autorisés à l'y +suivre, sans être soumis à aucune confiscation: la liberté de rentrer +dans leur patrie leur était réservée pour huit ans. Une amnistie générale +était prononcée. Ce fut la fin de cette longue guerre. Une ambassade +solennelle fut envoyée à Gênes pour y porter la soumission en apparence +unanime des Corses. George Doria fut récompensé avec munificence. + +Quatre ans après, Ornano se présenta au sénat de Gênes avec une mission +de Charles IX. Avant de l'exposer il fit, dit-on, une sorte d'excuse pour +le passé, et en demanda le pardon dans la forme la plus soumise. Sa +commission fut ensuite écoutée. Le roi de France désirait former pour son +service un régiment de 800 Corses. Ornano obtint la permission d'envoyer +des officiers pour faire ces enrôlements, mais il ne lui fut pas permis +de mettre le pied dans l'île. Cette opération heureusement terminée, il +repartit pour la France, emportant des présents dont la république voulut +l'honorer. C'est ce même Ornano qui fut depuis maréchal de France, ainsi +que Jean-Baptiste son fils, en qui finit sa race. + + +CHAPITRE III. +Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté. + +La guerre de Corse remplit presque seule l'histoire de Gênes pendant +vingt ans. Nous avons à raconter peu de faits laissés en arrière; mais ce +qu'il faut signaler, ce sont les symptômes d'épuisement et de décadence +dus à une lutte si longue. Cette querelle imprévue avait commencé au +milieu de la prospérité; l'opulence, il est vrai, n'était plus que dans +l'accumulation des anciennes richesses, car l'antique commerce avait +décliné; mais les capitaux des grandes maisons, par cela même qu'ils +avaient moins d'emploi dans les entreprises mercantiles et maritimes, se +répandaient encore avec tout le luxe de la magnificence et secondaient +les prétentions hautaines de cette aristocratie politique qui avait +affermi ses bases. L'année (1551) de la révolte de Corse était celle où +s'était dessinée cette rue magnifique de douze palais, cette rue Neuve +qui suffirait à Gênes pour être nommée la Superbe. Douze nobles en +jetèrent les fondements et s'élevèrent ainsi des demeures dont plus d'un +souverain dut envier la magnificence. Là furent mis à l'oeuvre, là +prodiguèrent leurs chefs-d'oeuvre tous les arts d'un siècle fameux par le +concours des grands talents, et par le caractère de grandeur imprimé à +ses ouvrages allié aux délicatesses du goût. Là, les riches tissus de +soie des manufactures génoises rivalisèrent pour les décorations de ces +palais avec les célèbres tapis des Flamands. Ainsi Gênes brillait à cette +époque. Quelques années après tout était changé. Des impôts nouveaux +surchargèrent le commerce (1555). L'abord des marchandises qui venaient +de la Lombardie et du Piémont, franc autrefois, fut soumis à des droits. +On préleva quatre pour cent sur le prix des ventes. Un peu après (1556), +la maison de Saint-George, ne pouvant plus soutenir le fardeau de la +guerre, rétrocéda à la république et cette malheureuse possession de la +Corse et ses autres domaines. Sur la mer les Français ne ménageaient pas +le commerce (1558). Les hostilités des puissances belligérantes, la +présence de leurs flottes sur les côtes, surtout celles des corsaires +turcs attirés par leurs alliés, ôtaient toute sûreté à la navigation et +réduisaient les armateurs à une inaction forcée. + +Alors on s'aperçut douloureusement de tout ce qu'on avait perdu au +Levant, de tout ce qui manquait pour remplacer les colonies détruites de +Péra et de Caffa. On ne savait peut-être pas encore qu'indépendamment de +leur perte c'est le commerce même qui avait changé de place, et qu'en +retournant en Orient on ne le retrouverait plus où on l'avait laissé. Il +avait pris la route du cap de Bonne-Espérance; le Génois de Cogoleto +avait contribué à son déplacement en lui ouvrant l'Amérique. Les Génois +n'avaient part à ce commerce que de la seconde main, comme prêteurs de +capitaux à l'Espagne; et ce qui enrichissait quelques privilégiés ne se +répartissait plus sur tous. Ils n'étaient plus, comme autrefois ils +l'avaient été avec les Vénitiens, les dispensateurs du monopole des +jouissances du luxe asiatique en Europe. Regrettant ce qui s'était perdu, +le sentiment du malaise leur inspira la tentative d'en recouvrer quelques +fruits. Après de longues délibérations on essaya de négocier un traité à +Constantinople, d'obtenir la permission d'y rétablir le commerce aux +mêmes conditions que les Vénitiens y avaient reprises. Il fallut d'abord +faire agréer ce projet à l'Espagne qui, en guerre avec le Turc, +n'approuvait pas ce rapprochement. L'obstacle surmonté, on fit intervenir +les Giustiniani de Scio qui avaient à Constantinople des habitudes et des +protections. Ils obtinrent qu'une ambassade génoise serait admise; un +traité même fut rédigé; à Gênes on se hâta de le signer, de Franchi fut +envoyé comme ambassadeur, avec Grillo pour baile résidant. Leur réception +fut flatteuse: ce qui restait de familles génoises de Péra ou de celles +des relégués transportés de Caffa vinrent au-devant d'eux; les ministres +de Soliman les admirent avec bienveillance; ils eurent en don des chevaux; +on leur envoya des pelisses d'honneur. La prochaine audience du sultan +leur fut annoncée; cependant elle se différait sans cesse. Bientôt ils +apprirent que non-seulement les Vénitiens avaient manoeuvré contre la +ratification de leur traité, mais que le ministre de France y avait mis +une opposition formelle. Les Génois furent dénoncés à la Porte comme les +auxiliaires de l'ennemi commun et les suivants de cet André Doria dont +les Turcs avaient éprouvé tant d'affronts sur la mer. Sous ces raisons de +politique et de guerre se déguisait la jalousie mercantile. Les Génois +furent éconduits: le sultan leur fit déclarer qu'il n'admettrait à +trafiquer dans ses États que les amis de ses amis et les ennemis de ses +ennemis. + +Cette contrariété fut sensible, elle arrivait pendant des années +malheureuses de disette et de souffrances: la détresse atteignait un +grand nombre de familles, et enfin, pour comble de disgrâce, peu après +périt la colonie de Scio. + +Mahomet II, en entrant à Constantinople, n'avait pas immédiatement +dépossédé tous les Génois des seigneuries qu'ils tenaient ou des colonies +qu'ils avaient formées. Il s'était contenté de les soumettre à lui payer +tribut; ainsi étaient les Gatilusio qui conservaient la seigneurie de +Lesbos: seulement on faisait acheter au fils le droit de succéder au +père décédé1. De même Scio restait en la possession des Giustiniani. +Cette famille avait continué d'y prospérer et d'y multiplier, même après +la prise de Constantinople et la perte des autres établissements latins. +Un tribut de dix mille onces d'or leur conservait assez de sécurité, de +liberté même2. + +Cette île avait une population de vingt-cinq mille habitants grecs ou +génois. Ces derniers étaient renouvelés presque continuellement par le +mouvement naturel du commerce journalier: c'était pour la métropole un +marché, et, pour ses navigateurs aventuriers, un dernier point d'appui. +Les guerres civiles avaient contribué à peupler l'île. Les familles qui +cherchaient le repos hors de Gênes l'avaient trouvé dans ce pays paisible +et fertile. On sait qu'il produit le mastic; on n'avait pas encore +appris à suppléer cette production dans les arts, et elle était d'un +grand revenu. Cette ressource et les droits de douane perçus dans l'île +rendaient annuellement 120,000 écus d'or. On en prélevait les dépenses de +l'administration; le reste était distribué aux Giustiniani à raison du +nombre d'actions possédées par chacun. + +Seule catholique dans ces régions, cette population était passionnée pour +sa foi; l'île était pleine d'églises et de monastères; des missionnaires +en sortaient, et le prosélytisme n'était pas toujours réglé par la +prudence. Scio était d'ailleurs le refuge de tous les chrétiens qui +réussissaient à s'échapper d'esclavage ou que les navigateurs de l'île +pouvaient dérober à leurs maîtres. On les cachait, on les renvoyait +déguisés en Europe. Il y avait une magistrature expressément instituée +pour ce soin pieux, mais dangereux. Les Turcs s'en étaient souvent +plaints avec menace. + +Soliman, comme l'on sait, échoua au siège de Malte; il en conçut une +grande colère contre les chrétiens de Scio qu'il soupçonna d'avoir épié +et divulgué ses préparatifs. Une circonstance fâcheuse vint faire +renouveler l'accusation de connivence dans l'évasion des captifs. Un +prisonnier de marque, Espagnol, du sang et du nom des Tolède, duquel on +attendait une riche rançon, s'échappa par Scio et fut sauvé. Dès lors le +sultan résolut la ruine de la colonie. Sans manifester ce dessein, le +capitan-pacha croisa dans les environs avec 120 galères (1565). Le sénat +de Scio le fit complimenter, suivant l'usage, et l'invita à prendre du +repos dans le port. Il y condescendit, et là il appela sur sa galère les +principaux de l'île, sous prétexte de les entretenir d'une affaire +importante. Pendant cette conférence amicale, dix mille janissaires +débarquaient; la ville était surprise; au signal qui dirigeait ces +mouvements, l'amiral, changeant de manière envers ses hôtes, leur annonça +qu'ils avaient attiré le courroux de Soliman, les fit enchaîner et les +envoya à Constantinople; de là ils furent déportés à Caffa. Le pacha fit +ensuite rechercher dans Scio tout ce qui portait le nom de Giustiniani; +il les tint séquestrés et demanda au sultan ce qu'il devait faire de ces +prisonniers. La réponse l'autorisa à en disposer suivant sa prudence, à +les chasser ou à les retenir à son choix. Il en profita pour en tirer un +grand profit: il vendit aux uns la permission de rester, aux autres la +liberté de partir; quelques-uns devinrent sujets du maître qui les avait +conquis. Un grand nombre allèrent s'établir à Gênes, à Rome, en France; +il en passa jusqu'aux Indes. Charles IX, après quelques années, obtint +pour les exilés déportés à Caffa la faculté de rentrer dans l'île et d'y +conserver l'exercice de leur religion. Les traditions de la famille +honorent la mémoire de dix-huit enfants mis au sérail, circoncis par +force et souffrant le martyre plutôt que de renier la foi de leurs nobles +ancêtres. + +C'était un nouveau désastre pour Gênes, un nouveau sujet de +découragement. Tous les ressorts du gouvernement étaient affaiblis, les +mécontentements se multipliaient et il se préparait une grande crise. +Avant d'en parler, quelques traits suffiront pour montrer comment l'ordre +régnait et quelles étaient les dispositions à la concorde. + +Dans une des périodes de la guerre de Corse deux commandants qui y +avaient été envoyés furent rappelés et remplacés avant le terme ordinaire +(1556). Sensible à cet affront, l'un d'eux, Greghetto Giustiniani, +l'attribua à la haine et au crédit de Nicolas Pallavicino. Il ne balança +pas à le faire assassiner. Un de ses frères et son lieutenant lui +prêtèrent la main et poignardèrent Pallavicino dans une église ou il +faisait tranquillement ses prières. Ils se mirent en sûreté et l'on +procéda vainement contre eux. + +(1565) Un plus grand événement se passa bientôt après; J.-B. Lercaro +avait été doge: homme de grands talents, il s'était fait des ennemis et +des envieux. Dans ces temps déjà malheureux, il n'en avait pas moins cru +devoir déployer dans son rang suprême une extrême magnificence; elle +blessait ses prédécesseurs et gênait ceux qui aspiraient à lui succéder; +elle contrastait avec la misère publique. Cet éclat même, lui donnant du +relief aux yeux des étrangers, avait attiré à Lercaro les visites et la +familiarité des princes d'Italie et des ministres les plus influents. Ils +venaient prendre part à ses fêtes, jouir de sa noble hospitalité. Ce fut +un grief de plus pour ses émules et un nouveau sujet de soupçons +politiques. Avant la fin de son règne de deux ans on annonçait qu'à la +sortie de sa charge il n'échapperait pas à un rigoureux syndicat. Ses +ennemis tinrent parole, acharnes à le traiter comme on avait traité de +Fornari. Les magistrats suprêmes (suprêmes syndicateurs), chargés de +procéder au syndicat, devaient appeler à cette enquête par des +publications quiconque aurait à dénoncer des malversations ou à porter +des plaintes. Personne ne se présenta contre Lercaro; mais le délai +légal expiré, la sentence ne fut pas rendue malgré l'usage; et d'office +les suprêmes procédèrent à la recherche minutieuse et partiale de la +conduite de l'ex-doge. Enfin, de cette longue information sortit une +sentence rendue à la majorité de trois voix contre deux, qui, sans +spécifier aucun fait, déclara que Lercaro n'avait pas été irrépréhensible +dans l'exercice de sa charge, déclaration qui le privait de la +sénatorerie perpétuelle dévolue aux ex doges irréprochables. Cette +sévérité envers un personnage si illustre, cet affront qui ne semblait +pas mérité, mit Gênes en émoi. Lercaro se déroba d'abord aux +démonstrations de ses amis mécontents et de ses nombreux partisans. Il se +retira aux champs et parut résigné; mais plus tard d'autres conseils +prévalurent sur lui, on l'engagea à déclarer qu'il appelait au sénat de +la sentence des suprêmes. Décidé à soutenir ce recours, il s'adonna tout +entier à cette triste affaire. On doutait, dans le silence des lois +existantes, si les collèges avaient l'autorité de revoir les sentences +portées par les suprêmes. L'incertitude du droit et les intrigues +prolongèrent la discussion; le temps et la force d'inertie ont toujours +été à Gênes le remède favori dans les cas embarrassants. + +Au milieu de ces lenteurs qui ressemblaient à un déni de justice, Lercaro +allait sollicitant ses juges de porte en porte. Il se présenta chez +Augustin Pinelli, sénateur perpétuel et ancien doge; celui-ci était +défavorablement disposé, il reçut mal ou plutôt il éconduisit rudement le +visiteur, en lui disant qu'au palais public on donnait audience, mais que +la maison du particulier n'est pas pour les plaideurs et pour les +importuns. Lercaro avait un fils bouillant et imprudent. Malgré le +silence que le père avait eu la modération de garder, le jeune homme +apprit ce nouvel outrage et se crut tout permis pour en tirer vengeance. +Un esclave fut aposté et tira un coup d'arquebuse sur Pinelli; deux +sénateurs à la fois coururent risque d'être atteints par le coup, mais +ils n'en furent pas blessés. Lercaro, en apprenant cette fatale +tentative, en reconnut le vrai coupable; il conjura son fils de prendre +la fuite à l'instant. Le jeune homme, qui croyait n'avoir aucun indice +contre lui, nia avec tant d'assurance qu'il tranquillisa son père; mais +bientôt soupçonné, convaincu, enfin confessant son crime, il fut envoyé à +l'échafaud. Vainement le père offrit au gouvernement sa fortune entière +pour racheter le malheureux. On tenta de l'impliquer lui-même dans le +complot de l'assassinat. On exigea qu'il fournît vingt-cinq cautions de +2,000 écus pour garantir qu'il ne quitterait pas la ville. Il se déroba +cependant à un séjour si funeste. Passé en Espagne, les consolations lui +furent prodiguées. Philippe voulait l'attacher à sa cour par des emplois +considérables, il s'en excusa. Ses amis de Gênes lui ayant fait savoir +que son innocence y était pleinement reconnue, il y rentra et vécut +tranquille hors des affaires. Dans les dissensions qui s'élevèrent +quelques années après, la faction mécontente qui voulait l'attirer à son +parti offrit de lui faire rendre sa place de sénateur perpétuel, il +refusa et adhéra au parti opposé, quoique ses persécuteurs y abondassent. +Il s'y distingua par sa fermeté et par son attachement à la patrie. Il +s'obstina à refuser toute charge, toute réparation de ce qu'il avait +souffert; seulement il prit soin de faire insérer dans la rédaction des +lois nouvelles qu'à l'avenir les sentences de syndicat émanées des +suprêmes seraient susceptibles d'appel devant le consiglietto. + + +CHAPITRE IV. +Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des Lomellini. -Le +peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - Prise d'armes. +- Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement abandonné au +portique Saint-Pierre. + +(1560) André Doria, avant la fin de la guerre de Corse, était mort à 95 +ans, comblé d'honneurs. Il avait eu pour héritier Jean-André Doria. +Aussitôt que ce fils de Gianettino, enfant à la mort de son père, était +sorti de l'adolescence, l'amiral concentrant toutes ses espérances sur +lui, avait fait de ce jeune homme son élève, son lieutenant; bientôt il +avait obtenu de lui résigner les titres et les commandements qu'il tenait +du roi d'Espagne. Dans une expédition contre Tripoli, ordonnée par +Philippe II, qui avait succédé à son père, Jean-André commandait les +flottes; mais le duc de Medina-Coeli, qui y présidait en chef, méprisa +les conseils du jeune amiral. La perte de 30 galères, de 14 vaisseaux, de +18 mille hommes, tués, noyés ou prisonniers, fut le fruit de son +imprudence. André crut avoir perdu son héritier dans cette fatale +journée. Cependant Jean-André avait pu effectuer sa retraite; au milieu +du désastre il avait encore recueilli et sauvé le chef espagnol. Mais le +bruit de sa mort, le sentiment douloureux d'une telle défaite des +chrétiens, d'un tel triomphe pour la marine des Ottomans, et le spectacle +du deuil des familles de Gênes avaient mortellement frappé le vieux +Doria, il ne put résister à ce coup. + +Jean-André, puissant au dehors, riche et accrédité au dedans, dans la +force de l'âge, se trouva le premier personnage de la république et prit +sa place à la tête de l'aristocratie avec moins de retenue et de +popularité que son oncle; l'un s'était fait grand par son mérite et par +ses services, l'autre était né au milieu des grandeurs et des prospérités; +avec cette seule différence, deux hommes dans une même fortune seraient +toujours dissemblables. Employé en ce temps au service du roi d'Espagne, +il ne parut pas d'abord sur la scène dans sa patrie; mais, de loin comme +de près, il ne cessa d'être regardé comme le chef de la vieille noblesse, +comme son appui, à raison de ses adhérences avec la puissance espagnole. +Enfin son retour à Gênes fit promptement changer la discorde en un état +de guerre. + +Incontestablement l'union de 1528 avait eu de bons effets; elle avait +créé une république stable et un véritable gouvernement. Ce grand corps +de noblesse formait une masse solide, et forte, et quelque hétérogènes +qu'en fussent les éléments, ses membres se sentaient un lien commun de +domination et d'orgueil. Mais l'inégalité des fortunes et le penchant à +l'oligarchie qui en résulte trop naturellement rompirent l'égalité que +Doria avait cru fonder parmi les nobles. Tout ce qui promettait la +concorde s'altéra et tourna en aigreur. C'était aux nobles des anciennes +maisons qu'appartenaient les fiefs et les grandes affaires de finance +dans les États du roi d'Espagne; ils en avaient redoublé à la fois +d'opulence et de prétentions hautaines. Trente familles intimement unies +entre elles par les intérêts de leur immense fortune, et n'admettant +aucun autre noble à leur alliance, entendaient compter seules pour la +république tout entière. Le garibetto de Doria promettait de concentrer +peu à peu la conduite des affaires en substituant les choix d'une +minorité d'élite à ceux du sort, et par conséquent aux chances qui +avaient profité jusque-là au parti du plus grand nombre. L'ostentation de +la richesse, l'affectation de vivre en princes au milieu de ceux qui se +prétendaient leurs égaux, faisaient partie de cette politique superbe; +elle blessait l'amour-propre des autres nobles, excitait la jalousie des +bourgeois et même du peuple. + +Ces sentiments éclatèrent de bonne heure; des pamphlets se publièrent +capables d'influencer l'opinion et les passions jalouses. Il nous reste +de ces tentatives un document singulier. Hubert Foglietta, qui depuis a +écrit en latin élégant une histoire de Gênes où rien ne dénote +l'opposition au gouvernement, une histoire qu'à sa mort sa famille ne +craignit pas de dédier à Jean-André Doria, écrivit dans sa jeunesse une +satire violente contre le gouvernement qu'André Doria avait imposé à son +pays. Ce traité italien fut publié à Rome (1559) sous ce titre: Della +republica di Genova, et il valut à l'auteur une sentence de bannissement. +C'est un dialogue supposé entre deux Génois, l'un fixé par son commerce à +Anvers, et curieux des événements de la patrie, l'autre qui s'est exilé +de Gênes par dégoût de ce qui s'y passe. C'est le plaidoyer des anoblis +(Foglietta appartenait à cette classe) contre les anciens nobles. C'est +une invective contre la loi du garibetto et contre le vieux Doria qui +vivait encore. C'est le manifeste anticipé du portique de Saint-Pierre +dans le soulèvement que nous allons raconter. + +Suivant Foglietta, le nom de noble n'était pas la désignation d'une +caste. Il était attaché dès les plus anciens temps aux magistratures; et +ceux qui les exerçaient le portaient ou le dédaignaient, à leur volonté. +La constitution de 1528 en appelant nobles les populaires, à qui le +gouvernement appartenait de droit, ne leur avait donc rien accordé. C'est +pour les anciens nobles qu'elle avait été un bienfait gratuit, +puisqu'elle leur avait octroyé la participation au pouvoir d'où ils +avaient été si souvent repoussés, et surtout l'accès à la dignité de doge +dont ils étaient jusque-là si explicitement exclus. Mais cette loi n'a +pas fait deux noblesses, deux portiques: elle n'a point écrit que les +charges se partageraient par moitié, qu'on fera alternativement un doge +ancien noble et un nouveau. Ce sont là des usurpations très-opposées à +l'esprit de la loi, à l'égalité qu'elle proclame. La tentative pour +empêcher la nomination du doge de Fornari fut une véritable révolte. Mais +on a plus osé: la loi du garibetto défigure la constitution en +transportant à une minorité factice les droits que la chance +incorruptible du sort répartissait sur tous: c'est Doria qui l'a voulu +ainsi. C'est un grand citoyen; il a fait beaucoup de choses louables; +il a délivré Gênes des Français, il a coopéré à l'union, bien qu'il en +mérite moins la louange qu'Octavien Fregose, qui l'a voulue avant lui. Au +reste, s'il a bien servi, il a été bien récompensé, et il y aurait à +savoir s'il n'a pas eu la pensée secrète de laisser un héritier en +situation d'opprimer la liberté, d'asservir le pays. S'il veut démentir +ce soupçon, il le peut. Il suffit qu'il donne ou qu'il vende à Gênes +cette flotte menaçante de galères qu'un citoyen ne doit ni posséder, ni +armer d'une force étrangère au sein d'une république. + +Tel était cet écrit; et tels étaient les sentiments qui se nourrissaient +dans les coeurs et qui tentaient sans cesse de faire explosion. Après de +longues plaintes les nobles de Saint-Pierre commencèrent à tenir des +assemblées secrètes et bientôt publiques. Là, on déclara insupportable et +d'ailleurs illégale la réforme dite du garibetto: on s'occupa de la +faire annuler pour retourner aux lois impartiales et fondamentales de +1528. Mais l'oeuvre était difficile, si l'on voulait rester dans les voies +de la légalité. Cette loi oppressive donnait la prépondérance à la +faction intéressée à son maintien, et vainement ses opposants étaient les +plus nombreux. Si l'on prenait un parti violent, l'intervention espagnole +serait sans contredit invoquée, et sous ce prétexte on pouvait perdre +l'État et l'indépendance. Enfin on trouvait dans le peuple assez de +dispositions favorables; mais le remède pouvait être aussi dangereux que +le mal, et il ne convenait pas à des nobles, à ceux du moins qui +prétendaient à la consistance d'une aristocratie nouvelle, de déchaîner +la démocratie pour se délivrer des oligarques. + +Tandis que, d'accord sur la nécessité de provoquer une réparation, on +balançait sur la marche à suivre, une occasion d'éclater fut fournie par +l'autre parti. La faculté donnée ou l'obligation imposée aux nouveaux +nobles de se faire Doria, Spinola, Lomellino, à leur choix, était une +innovation malheureuse qui blessait l'orgueil des propriétaires de ces +beaux noms, et qui, parmi les modernes acquéreurs, ne flattait que le +vulgaire. La loi n'admettant pas qu'il pût y avoir à la fois deux +sénateurs de la même famille, et tous ceux qui portaient un même nom +étant censés n'en faire qu'une, chaque agrégé qui devenait sénateur +excluait du sénat tous les vrais; propriétaires du nom qu'il avait pris. +Enfin, cette usurpation menaçait d'amener la confusion parmi les intérêts +patrimoniaux. Dans ces familles où d'anciens fidéicommis donnaient lieu à +des distributions de dots aux filles, de pensions aux descendants des +fondateurs, on commençait à se plaindre de l'intrusion de quelques +nouveaux venus. Si quarante ans avaient suffi pour donner naissance à +l'incertitude des origines et aux abus, que n'avait-on pas à attendre à +mesure qu'un plus long temps confondrait les races mêlées sous un même +nom? Toutes les grandes maisons s'empressèrent de dresser leurs +généalogies fondées sur des documents plus ou moins dignes de foi. + +La très-antique famille Lomellino, divisée en un grand nombre de branches +dont la filiation ne pouvait s'établir sans difficulté, prétendit (1572) +avoir un intérêt pressant de procéder au recensement de ses véritables +membres. La première elle présenta son arbre généalogique à +l'approbation, afin que cette sanction constatât les droits reconnus, et +exclût ultérieurement toute prétention subreptice. Mais des oppositions +se manifestèrent. La véracité de la généalogie fut attaquée, et surtout +les agrégés de l'albergo Lomellino protestèrent contre un document qui +les séparait de la noble famille dont ils avaient légalement acquis le +nom. Tout le parti de Saint-Pierre prit part à la querelle; cet intérêt, +devenu principal et absorbant tous les autres, fit suspendre les affaires +publiques. Ainsi il en arrivait fréquemment, lorsque deux factions +compactes se heurtaient dans ce sénat où elles possédaient par +institution un nombre égal de suffrages; toute proposition y devenant +affaire départi, il n'y avait plus de résolution possible. Un singulier +exemple en survint et ajouta beaucoup à l'animosité. Le fils d'un nouveau +noble agrégé, Pallavicini, chargé de dettes, s'était réfugié en Espagne. +Ses créanciers, nobles génois, l'y poursuivirent et l'y firent +incarcérer. Il réclama le privilège de la noblesse qui, chez les +Espagnols, dispensait de la détention pour dettes civiles. Pour justifier +sa qualité, il fit réclamer auprès du sénat de Gênes une déclaration qui +le reconnût pour noble, fils de noble et pour Pallavicino. Ses puissants +créanciers intervinrent; ils exigeaient que le certificat énonçât que la +noblesse et le nom ne remontaient qu'à 1528. Ainsi le débiteur n'étant +déclaré que fils d'anobli, ils espéraient que les tribunaux espagnols ne +le feraient pas jouir du privilège des nobles de race. On se divisa avec +opiniâtreté et acharnement sur la teneur du document requis, et jamais le +sénat ne put parvenir à s'accorder pour le délivrer ou pour le refuser. + +Les Lomellini, ne pouvant faire approuver leur généalogie au sénat, +l'avaient portée devant le juge civil; les adversaires se soulevèrent +contre cette tentative et firent revenir l'affaire au sénat. Là, après de +longues intrigues, des commissaires proposèrent enfin certaines +corrections et une approbation conditionnelle, moyen terme qui ne +satisfaisait ni les parties ni la justice, mais qui avait pour but +d'étouffer une occasion de troubles. Les sénateurs du portique Saint-Luc +ajournèrent tant qu'ils purent la conclusion, dans l'espérance d'obtenir +un meilleur parti; et si le sénat se réunit enfin pour adopter cette +sorte de sentence arbitrale, le motif déterminant fut une requête +menaçante portée au nom du peuple, avec l'adhésion des nobles de Saint- +Pierre qui, sur un bruit répandu de l'approche des Espagnols, offraient +leur appui contre les offenses étrangères, mais demandaient que le +gouvernement établit la paix au dedans. + +C'était un parti pris au portique de Saint-Pierre de heurter en tout les +nobles de Saint-Luc. Le temps était venu d'élire deux nouveaux sénateurs, +un de chaque portique, suivant les conventions reçues. On avait toujours +présenté les premiers les candidats anciens nobles, et le lendemain ceux +pour la place réservée aux nouveaux. Cette année, on annonça publiquement +l'intention de refuser la priorité au sénateur de Saint-Luc. La majorité +y parvint en effet. Ce n'était là qu'une affaire de préséance; mais +c'était aussi un défi et une preuve de ce que les hommes de Saint-Pierre +avaient acquis de force. Le sénat, toujours flottant, ordonna peu après +que l'ordre des élections entre les deux portiques serait réglé par le +sort, et que les deux sénateurs élus ne pourraient être installés qu'en +même jour1. + +La querelle s'ajournait jusqu'à la prochaine nomination d'un doge, et là, +les manoeuvres devaient être plus animées. On ne craignait pas pour cette +fois que la majorité rompît l'ancien accord sur la succession alternative +des deux portiques. La nomination revenait bien à celui de Saint-Pierre. +Mais le choix du premier magistrat de la république parmi les candidats +de ce portique était d'importance pour l'un et l'autre parti. Les uns, +obligés de choisir parmi leurs adversaires, voulaient prendre l'homme le +plus modéré dans sa couleur: les autres portèrent à dessein le plus +ardent de la faction. + +Les intrigues se multiplièrent à chaque degré de cette élection +compliquée. Elle traîna tellement en longueur et excita tant de +mouvements dans la ville que les deux collèges crurent pouvoir et devoir +enjoindre aux électeurs spéciaux, dont les présentations devaient +compléter la liste des candidats, de terminer leur opération à une heure +déterminée. Ce décret accrut la complication; il ne manqua pas de donner +lieu à des protestations comme étant illégal et attentatoire à la liberté +des suffrages. Cependant Jacques Durazzo fut enfin élu, et ce choix +rencontra assez d'assentiment2. Mais le cours des dissensions n'en fut +pas arrêté. Des offres de médiation venues d'Espagne y donnèrent plutôt +de nouveaux aliments. + +Jean-André Doria avait fait à Gênes d'abord une courte apparition, et il +s'était flatté que le poids de ses remontrances suffirait pour rétablir +la concorde. Il avait appelé à lui les principaux nobles de Saint-Pierre. +Il leur avait représenté le danger que leurs prétentions trop +orgueilleuses faisaient courir à l'indépendance génoise, toujours menacée +par l'ambition des étrangers. Mais cette tentative n'eut d'autre effet +que de le faire considérer comme un ennemi irréconciliable des droits et +des intérêts de ceux qu'il avait ainsi admonestés. Revenu peu après +(1574) avec une flotte de galères; sa présence donna le signal aux nobles +de Saint-Luc, qui se virent appuyés par lui et par les forces espagnoles +dont il disposait. Ils se hâtèrent d'appeler dans la ville des hommes de +leurs fiefs et de leurs campagnes. Aussitôt ceux de Saint-Pierre se +constituèrent en état régulier de défense, ils attirèrent à eux le peuple +en lui montrant de quels sicaires les anciens nobles avaient rempli la +ville et quel pillage menaçait les magasins et les boutiques. Enfin, +chaque portique adopta une organisation politique et militaire; ils +nommèrent des députés ou commissaires pour diriger les affaires de la +faction; ceux de Saint-Luc souscrivent pour une contribution de 600 +mille écus d'or. Jean-André fut à la tête de leur conseil. Bientôt les +deux commissions dominèrent à l'envi dans le sénat, dont les membres +n'osaient plus suivre d'autre impulsion. On proclama bien l'ordre de +congédier les stipendiaires étrangers, la défense de paraître en armes, +la défense de tenir des conciliabules: tous ces efforts furent vains. + +Un élément de plus compliqua bientôt la situation. Les plébéiens et +jusqu'aux artisans, profitant de la discorde des nobles, vinrent former +ou renouveler des prétentions hardies en les appuyant par des démarches +turbulentes, tiers parti nombreux et fort, et d'autant plus redoutable +pour la tranquillité publique, que sa masse agissait avec tout son poids +suivant les vives impulsions du moment et avec des intentions diverses. +Le marchand et l'artisan, le riche et le prolétaire avaient au fond des +espérances secrètes qui eussent été inconciliables entre elles et avec +lesquelles nul parti n'aurait su comment transiger. + +Tant qu'on avait combattu d'intrigues dans l'intérieur du sénat et des +conseils, le directeur de cette guerre de chicane dans le parti de Saint- +Pierre avait été Mathieu Senarega, ci-devant secrétaire d'État, qui avait +dirigé le gouvernement sous plusieurs doges; mais, brouillé avec l'un +d'eux, noble de Saint-Luc, il avait perdu son emploi, et le ressentiment +l'avait attaché au parti contraire; connaissant tous les ressorts de +l'État et les points vulnérables de la faction aristocratique, il avait +appris aux opposants à se saisir de leurs avantages. Mais quand on en +vint à d'autres armes pour soutenir les prétentions réciproques, surtout +quand le peuple parut s'émouvoir pour prendre sa part dans une querelle +où le sang allait couler, d'autres hommes, d'autres conducteurs vinrent +s'emparer de l'influence qui devait désormais agiter toutes ces masses. + +Thomas Carbone, alors sénateur, né dans l'obscurité et sans fortune, +avait été admis à la noblesse par le patronage d'un Spinola. Il n'en +était pas moins devenu l'irréconciliable adversaire des anciens nobles. +Républicain fanatique, l'austérité de sa vie, la pauvreté volontaire dont +il se faisait gloire, la rudesse farouche qui lui valait une réputation +populaire de haute probité et qui le faisait comparer à Caton, +l'accréditaient dans son parti et dans le peuple. + +Barthélemy Coronato partageait ce crédit et en usait avec des formes +différentes. Celui-ci noble de Saint-Pierre, allié par sa mère aux +grandes familles de Saint-Luc, voyait au delà de la querelle des deux +portiques. Il s'appuyait sur le peuple, il cherchait avec adresse à s'en +établir le tribun, à s'emparer de l'opinion, des volontés, et enfin des +forces populaires. Tandis qu'il paraissait occupé de l'intérêt de son +parti, son but secret était de ne travailler que pour lui-même. + +(1575) Toutes les démarches du peuple dans cette occasion passèrent pour +inspirées par Coronato. La première fut la présentation au sénat d'une +pétition violente par laquelle les plébéiens requéraient que le livre +d'or leur fût ouvert pour de nombreuses inscriptions à la noblesse. Ces +pétitionnaires ne se doutaient pas qu'en leur suggérant cette prétention, +on ne voulait qu'exciter du trouble et nullement complaire à leur +ambition. On comptait intimider le sénat: cependant il donna l'ordre de +poursuivre ces solliciteurs factieux; on fit disparaître l'original de +la requête qui était par trop insolente; mais en d'autres termes la +demande fut réitérée et reparut très-fréquemment. Tel était donc l'état +apparent du pays: les anciens nobles voulaient consolider leurs +prérogatives; ils voulaient du moins prendre des garanties pour n'avoir +plus à craindre de perdre cette moitié des charges qu'ils possédaient et +qu'on semblait prêt à leur ravir. Les nouveaux nobles voulaient la +révocation du garibetto qui leur ôtait l'influence du nombre. Les +populaires voulaient être nobles à leur tour. Ainsi les questions étaient +posées pour le moment, et elles n'embrassaient pas encore tous les +intérêts en mouvement. + +L'alliance des populaires avec le portique de Saint-Pierre avait ses +difficultés. Là aussi étaient les fiertés et les dédains, et l'union à +peine établie pensa se rompre. Les nobles de Saint-Luc bien avertis +intriguèrent pour profiter de cette disposition; ils se hasardèrent à +faire espérer leur appui pour l'inscription de trois cents nouveaux +nobles; mais ils ne tinrent pas parole. Les populaires, certains de ne +rien obtenir par cette voie, resserrèrent leurs liens avec le portique +Saint-Pierre, et des démonstrations turbulentes ne tardèrent pas à +signaler cette coalition. + +L'arme de la religion, si puissante à Gênes, fut elle-même maniée par +l'esprit de parti. On célèbre de fréquentes messes en faveur de la +liberté. Les nobles de Saint-Pierre et les populaires de tous les rangs +s'y donnent rendez-vous, s'embrassent devant l'autel en jurant la +fraternité, l'égalité, la défense des lois, et le renversement des +illégalités de 15473. Quant à la diffamation et à la calomnie, ce sont +des moyens propres aux factieux de tous les temps. Gênes ne manqua pas de +pamphlets outrageants. La bassesse des nouveaux nobles, leurs boutiques +encore ouvertes, leur proche parenté avec des sbires, avec des +serviteurs, avec les plus ignobles journaliers, sont la matière d'un +dialogue où chacun est appelé par son nom et traîné dans la boue. Un +autre dialogue opposé au premier dévoile à son tour l'origine non moins +vile de ces prétendus anciens nobles intrus dans les familles antiques +dont ils avaient usurpé les noms, ou rejetons indignes de ces arbres +glorieux. On les nomme aussi pour les qualifier d'usuriers, de +banqueroutiers, d'assassins, de pirates, de fils d'esclaves. Eux aussi se +sont faits garçons de boutique, petits marchands, et l'on cite un Doria +qui, vendant en place publique du poisson salé, répondait de la bonne +qualité de sa denrée sur sa foi de gentilhomme. Ces libelles4 +appartenaient-ils bien aux deux partis? Ne seraient-ce pas des ennemis +communs qui, sous ce double masque et dans un intérêt tout démocratique, +couvraient de la même fange la nouvelle noblesse et l'ancienne? On ne +peut le savoir à ces heures, mais c'est dans ce dernier sens que dans une +époque moderne de révolution on a reproduit ce tissu d'anciennes +infamies. + +Ces semences portèrent leur fruit: un premier soulèvement fut provoqué +par le bruit répandu à dessein, que les nobles de Saint-Luc ont appelé +des forces étrangères et veulent leur livrer Gênes. Le peuple pour s'y +opposer reste armé pendant trois jours. Cependant il n'y a pas de grands +désordres. Des cris de vivent le peuple et la liberté sont essayés sans +succès dans les quartiers populaires et ne trouvent personne pour y +répondre. + +Jean-André Doria demande au sénat de prendre des mesures pour garantir la +tranquillité. L'ambassadeur d'Espagne vient appuyer cette demande. Le +sénat fait de vaines proclamations. Doria s'adresse aux syndics des +professions populaires. Il s'efforce de faire comprendre aux artisans que +la querelle des deux portiques leur est étrangère, il leur demande d'être +neutres et n'obtient rien. Il provoque des conférences entre les +commissaires des deux noblesses: il propose de mettre les différends en +arbitrage devant le pape, l'empereur et le roi d'Espagne. Les nobles de +Saint-Pierre lui répondent qu'ils ne reconnaissent d'autres juges que les +conseils de la république prononçant à la majorité des suffrages. Il veut +entamer des négociations sur le fond des questions; on lui demande pour +préliminaire la suppression immédiate de la loi du garibetto. Rien ne put +se concilier dans ces réunions, et l'on en revint aux remèdes extrêmes. +Doria fait venir des hommes du dehors sous prétexte de compléter +l'armement de ses galères. Aussitôt Coronato donne le signal aux chefs +populaires: le peuple est en mouvement, il est armé, il s'empare des +portes, des barrières, de l'artillerie; il se trouve organisé +militairement et il procède avec ordre sans pillage et presque sans +tumulte. Un commissaire au nom du portique de Saint-Pierre dans la vallée +de la Polcevera met sur pied les habitants; il ferme la voie aux secours +qui pourraient venir de l'étranger, et se livre aux violences contre ceux +du parti opposé qu'il rencontre. + +Cet état singulier dura plusieurs semaines. Le gouvernement existait, +mais ce n'était plus qu'une ombre. Le sénat, sans pouvoir, était divisé +et ne pouvait rien résoudre. + +Quand on le jugea suffisamment intimidé par cet appareil, un nouveau +signal fut donné; à un jour convenu tout se trouva sur pied dans les +quartiers de la ville et une foule menaçante escorta des députés du +peuple jusqu'à la porte du sénat. Introduits, ces députés demandèrent +d'un ton qui n'admettait ni refus ni ajournement la révocation de la loi +de 1547 (du garibetto), et l'ouverture du livre d'or pour recevoir +l'inscription à la noblesse d'un nombre suffisant de bons citoyens. + +Les sénateurs, au bruit et à l'approche de cette députation, avaient +réclamé l'assistance de plusieurs nobles influents; mais, quelque +nombreuse que fût l'assemblée, le silence de la stupeur ferma longtemps +la bouche à tous ses membres. + +Un seul le rompit; aussi indigné de la lâcheté de ses collègues que de la +témérité qu'elle encourageait, Jean-Baptiste Lercaro éleva la voix: +c'était cet ancien doge qui avait été privé de la toge de procurateur +perpétuel par une indigne tracasserie dont les suites furent si cruelles. +Il dit que, puisque tel était l'état de désordre et d'anarchie où la +patrie était tombée par la faute et par la discorde de ses gardiens; +puisque ceux qui devaient maintenir les lois en abandonnaient la défense +plutôt que de s'unir en abjurant leurs futiles rivalités, il proposait +que le sénat, les magistrats, les nobles se démissent à l'instant de +leurs fonctions et se reconnussent incapables d'en exercer aucune à +l'avenir; que le gouvernement entier fût résigné au peuple, en lui +laissant le soin d'en mieux user que ceux qui l'avaient laissé perdre. + +Cette allocation amère produisait des impressions diverses et profondes; +elle réveillait les uns; les plus craintifs auraient accepté le parti qui +leur était ironiquement conseillé; les députés du peuple cherchaient +leur réponse, elle leur fut à l'instant suggérée par Coronato qui d'un +lieu voisin conduisait les mouvements et surveillait les orateurs qu'il +avait envoyés au sénat. Inspirés par lui, ils répondirent arec une +artificieuse modestie que le peuple n'acceptait point une telle +renonciation, qu'il ne prétendait en rien au gouvernement, qu'il était +satisfait de la constitution de 1528 et qu'il n'en voulait que le +maintien, en exigeant seulement, selon son droit, qu'elle fût purgée des +innovations illégales qui avaient été introduites en 1547. + +Cette réponse rendit au sénat toute sa faiblesse, en le ramenant à la +dure nécessité de détruire lui-même une loi que les uns se sentaient +intéressés à défendre et que tous se savaient en conscience obligés à +conserver. Les quatre sénateurs de Saint-Luc protestèrent inutilement +contre la violence et la nullité du vote imposé; la loi de 1547 (le +garibetto) fut déclarée abolie, et à l'instant le décret de cette +abrogation fut publié avec appareil. + +Mais le peuple, dont le nom avait gagné cette bataille, demanda si +c'était là tout le succès et ce qu'on avait fait pour lui. Les aspirants +à la noblesse tenus en suspens, les petits bourgeois jaloux des nobles et +de ceux qui prétendaient le devenir, l'artisan jaloux du marchand, le +pauvre envieux du riche, quinze mille ouvriers en soieries qui accusaient +les manufacturiers de leur faire tort et qui demandaient à grands cris +une augmentation de leurs salaires, ceux qui avec plus ou moins de +désintéressement, s'il y avait quelqu'un de désintéressé, rappelaient les +droits de la liberté abandonnée à la noblesse; tous s'écrièrent que la +suppression du garibetto ne profitait qu'aux nobles de Saint-Pierre et +qu'il fallait retourner au sénat. Les menaces suivant de près le murmure, +une courte négociation détermina des concessions nouvelles, et il y en +eut pour tout le monde. Le sénat déclara que trois cents nouveaux nobles +seraient inscrits, que la gabelle du vin était abolie au profit du +peuple, et que le prix de la main-d'oeuvre sur les tissus de soie serait +augmenté. + +Alors seulement la joie populaire éclata. La querelle parut finie, on +posa les armes, on rouvrit les portes de la ville qu'une défiance +menaçante avait fermées. Le portique de Saint-Pierre se fit un mérite des +résolutions arrachées au sénat. Il s'acquit en particulier de nouveaux +droits au dévouement des ouvriers qui obtenaient l'augmentation de leurs +salaires aux dépens de leurs marchands. Mais cette popularité ne profita +à personne autant qu'à l'ambitieux Coronato. Il eut l'art de se faire +reconnaître pour l'intermédiaire le plus sûr, le plus nécessaire entre +son parti et le peuple. On obtint du sénat de l'argent afin d'indemniser +cette populace qui avait abandonné ses travaux pour venir dicter la loi +au gouvernement; et Coronato fut le dispensateur de cette secrète +largesse. Il fut en même temps nommé commissaire pour recevoir les +demandes de ceux qui prétendaient entrer dans le nombre des trois cents +nobles futurs. Ces deux emplois lui donnèrent une influence nouvelle et +prodigieuse. Encore, après avoir attiré à lui tous ceux qui voulaient +être nobles, eut-il le soin de les jouer, en sorte que cette promotion +toujours exigée et toujours annoncée n'arriva jamais. + +Le parti de Saint-Pierre répugnait en secret à l'invasion de nouveaux +anoblis. Tout ce que la politique lui avait fait exiger pour ses alliés +plébéiens maintenant lui était onéreux, et il voyait avec effroi son +propre pouvoir prêt à être absorbé ou brisé par celui que le peuple +s'accoutumait à reprendre. Assuré de la majorité dans le gouvernement de +la noblesse, si les anciens nobles avaient voulu adhérer à la suppression +du garibetto, on aurait volontiers contracté avec ceux-ci une nouvelle et +étroite alliance pour soutenir l'union de 1528 contre les tentatives +populaires. Mais dans le portique Saint-Luc on nourrissait des sentiments +bien opposés. On n'y voulait pas distinguer entre les adversaires, peuple +ou anoblis factieux; quand, pour contenir les entreprises de ces +derniers, on n'aurait plus le frein du statut du vieux Doria, la position +dans le gouvernement ne serait pas tenable. Loin donc de reconnaître la +fatale abrogation pour légitimement consommée, il était temps de se +dérober d'une ville où la force faisait et défaisait les lois. Aussi dès +que les issues avaient été libres après la prise d'armes, on avait vu les +principaux nobles quitter leurs palais et, enlevant leurs meubles les +plus précieux, se réfugier avec leurs familles dans leurs maisons de +campagne. Bientôt de tout le parti il ne resta plus dans Gênes que +quelques hommes plus modérés, et les sénateurs et les magistrats à qui +leur serment ou leur politique ne permit pas d'abandonner leurs +fonctions. + +Cette émigration contrariait le parti de Saint-Pierre en plusieurs +façons. Elle le laissait sans contrepoids en face de la faction +démocratique, elle fournissait un prétexte de plus aux turbulents du +peuple qu'elle irritait. Surtout elle présageait la guerre civile, et il +n'était pas douteux que ces exilés volontaires n'implorassent et +n'obtinssent l'appui des forces espagnoles par l'entremise de Jean-André +Doria. On essaya de les ramener. Des commissaires pacificateurs envoyés +vers eux allèrent au nom du gouvernement les inviter à reprendre leur +place dans la république, et secrètement, au nom du portique de Saint- +Pierre, leur offrir une conciliation; mais cette tentative échoua: il +était un point sur lequel on ne pouvait s'entendre: le garibetto était, +suivant les uns, abrogé, suivant les autres subsistant, et ils faisaient +de son maintien la condition nécessaire et absolue de tout rapprochement. +On se sépara, et dès ce moment l'intervention des étrangers fut +sollicitée par les nobles de Saint-Luc. + +La cour de Rome s'y empressa la première. Le pape savait que plusieurs +fois dans le cours de la querelle on avait proposé de soumettre les +différends à l'arbitrage des puissances amies, et il aurait été flatté, +en se hâtant, de se faire accepter pour médiateur suprême et pour juge +unique. Le cardinal Morone5 se présenta à Gênes sous le titre de légat, +avec les doubles prétentions d'un négociateur imposant et d'un envoyé du +père commun des fidèles, chargé de ranger sous sa houlette un troupeau +soumis, mais prêt à s'égarer dans les voies de la discorde. Il recourut +d'abord aux prestiges de ce dernier caractère. Il ordonna des prières +publiques, des processions solennelles. Mais il éprouva que le siècle +était devenu mauvais et que l'obéissance était bien moins implicite que +dans les anciens temps. Les nobles de Saint-Pierre l'avaient reçu avec +défiance, le peuple même avec assez de froideur; la première procession +qu'il dirigea fut tout à coup troublée par une rumeur fortuite ou +suscitée, qui fit tirer les épées de toutes parts et produisit une +terreur panique. Le cardinal ne jugea pas à propos de répéter ses pieux +appels à la multitude, et reconnut qu'il n'arrangerait pas les affaires +temporelles avec des croix et des bénédictions. Il se mit à négocier et à +intriguer de son mieux. + +Les armes que le peuple avait conservées lui semblaient l'obstacle le +plus pressant à écarter. Il proposa d'abord aux nobles de Saint-Pierre +d'obtenir le désarmement complet, à condition qu'en échange la +suppression de la gabelle du vin demandée en faveur des classes pauvres +serait ratifiée par les nobles de Saint-Luc. Mais il échoua en tous sens: +ceux de Saint-Pierre n'auraient pas eu ce crédit sur la multitude et +n'auraient pas consenti à se priver de l'assistance qu'ils pouvaient en +tirer; les nobles de Saint-Luc ne voulaient ratifier aucun des actes qui +avaient accompagné l'abrogation du garibetto. + +Le légat proposa ensuite le compromis entre les deux portiques. Mais le +parti de Saint-Pierre était trop fort pour s'en remettre à des juges +étrangers. Le temps n'était pas venu de subir cette loi de la nécessité. + +Morone n'en caressa pas moins ce parti qui dominait dans Gênes, que la +masse paraissait appuyer. Il se figurait que s'il pouvait le gagner, il +lui serait facile de fournir aux émigrés de Saint-Luc des explications +satisfaisantes de son apparente partialité et de les convaincre par de +solides gages de son dévouement à leurs intérêts. Cette souplesse lui +donna d'abord un crédit considérable dans la ville. Le temps de nommer à +certaines magistratures étant arrivé, le sénat mi-parti, comme l'on sait, +de nobles des deux portiques se divisa sur l'ordre à tenir dans ces +nominations. Les sénateurs de Saint-Luc prétendaient qu'elle devait se +faire encore suivant la loi du garibetto, puisque sa révocation était +contestée; les sénateurs de l'autre parti soutenaient que l'abrogation +étant légale, il fallait procéder en conséquence. Après de longs +dissentiments le sénat fut induit à s'en remettre à la décision du +cardinal, et il prononça suivant l'avis de ceux de Saint-Pierre et contre +le garibetto. + +Ainsi, par des décisions complaisantes cet étranger achetait l'ombre et +presque la réalité du pouvoir dans les affaires de la république. Le +public commençait à s'y accoutumer; le peuple lui portait ses voeux +souvent discordants, car les uns voulaient qu'on lui demandât de procurer +l'érection d'un troisième portique, le portique du peuple; ceux qui se +flattaient d'avoir part aux trois cents anoblissements écartaient cette +prétention comme trop ambitieuse et réclamaient seulement l'exécution des +décrets obtenus pour l'ouverture du livre d'or et pour l'abolition des +gabelles. Le légat accueillait tout et caressait ce peuple déjà si excité +et quelquefois si menaçant. Enfin de tous ces éléments naquit un nouvel +éclat auquel contribua peut-être le mécontentement des émigrés contre les +complaisances du légat; car, cessant de compter sur lui, tandis qu'ils +adoptaient une marche décidée et hostile, leurs émissaires, leurs +dépendants populaires laissés dans la ville se mêlaient à la populace et +l'excitaient dans ses mouvements déréglés, afin d'accroître les embarras +du parti dominant. De prétendus députés, suivis d'une foule ameutée, se +présentèrent au légat pour lui déclarer que le peuple ne savait ce +qu'étaient ces lois de 1528 et de 1547 pour le choix desquelles les +nobles oppresseurs disputaient entre eux au détriment du repos public. Le +peuple les dédaignait également; il voulait la liberté, la paix, et +l'abrogation absolue, immédiate, de tous les impôts qui pesaient sur sa +subsistance. Le cardinal écouta ces hardiesses, combla la députation +d'éloges et de témoignages de la plus vive sympathie pour le bien-être du +peuple et pour tous les voeux qu'il lui faisait exprimer. Enhardis par ces +assurances, ce qu'ils avaient déclaré au cardinal, les députés osèrent le +signifier au doge; ici l'accueil fut différent. Le sénat reconnut qu'on +ne pouvait laisser passer dans l'impunité une démarche qui impliquait une +protestation contre la constitution de l'État, des menaces et une +provocation anarchique; on ordonna que les porteurs de la pétition et +ses auteurs principaux seraient arrêtés et livrés à la justice. Pour que +l'exécution de cet ordre ne causât pas un soulèvement, on eut recours à +une lâche duplicité. On répandit le bruit que ces hommes qui parlaient +ainsi pour le peuple étaient non-seulement envoyés secrètement par les +émigrés de Saint-Luc, mais qu'ils s'étaient engagés à assassiner les +sénateurs et à bouleverser l'État. Cette erreur une fois accueillie, +l'emprisonnement, les procédures criminelles n'éprouvèrent aucune +résistance. Coronato et ses amis s'emparèrent de cet incident tout à la +fois pour intimider le peuple et pour opprimer leurs adversaires de la +noblesse. L'inflexible Carbone présida au nom du sénat à la procédure, +aux tortures par lesquelles on tira de ces malheureux toutes les +dénonciations qu'on voulut. Quatre nobles émigrés furent déclarés +coupables de lèse-majesté pour avoir suscité les imprudents +pétitionnaires; la sentence fut immédiatement exécutée contre leurs +biens, mesure violente qui les obligea de recourir au légat; il voulut +en effet s'opposer à cette dilapidation, mais on n'écouta pas ses +remontrances. Il fit venir un bref du pape qui requérait le sénat de +surseoir; le sénat répondit sèchement au saint-père que le temps était +venu où la sûreté de l'État exigeait que justice se fît sans acception de +personne. + +Dans le trouble de cette querelle, les sénateurs de Saint-Luc, +entièrement découragés, donnèrent leur démission et allèrent rejoindre +leurs amis hors de la ville. Les nobles de Saint-Pierre nommèrent des +suppléants à la place de ceux qui s'étaient retirés et devinrent seuls +maîtres du gouvernement. Ils continuèrent à ménager l'alliance et tout à +la fois la soumission du peuple, contenant la populace de leur mieux et +éludant l'inscription promise, objet des voeux des principaux. + + +CHAPITRE V. +J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des puissances. - +Compromis. + +(1575) Au dehors tout prenait l'aspect de la guerre civile. Les émigrés +avaient demandé à la cour de Madrid de permettre à Jean-André Doria +d'employer pour les intérêts du parti les galères et les forces +espagnoles qui lui étaient confiées. En attendant la réponse, on crut +devoir essayer de se faire livrer la citadelle de Savone pour en faire la +place d'armes de la faction. Cette entreprise fut manquée, mais Final +devint le rendez-vous et le quartier général des nobles de Saint-Luc. Une +organisation régulière y fut établie. Des subventions pécuniaires furent +réglées et des armes préparées. + +Philippe II n'avait jamais perdu l'espérance de confondre Gênes dans ses +possessions d'Italie. L'occasion présente lui parut favorable: mais pour +y parvenir il se méfiait de Doria; et son projet actuel était de +convertir la Ligurie en seigneurie, que sous sa suzeraineté il aurait +donnée à don Juan d'Autriche1. Au lieu donc de prêter au parti les +galères de Doria, il envoya sur la côte une forte escadre sous les ordres +de don Juan. Jean-André, le ministre d'Espagne à Gênes et le gouverneur +de Milan vinrent conférer à bord avec le prince. Des députés du sénat se +présentèrent aussi pour lui rendre hommage et l'inviter à ne pas priver +Gênes de sa visite, mais pour lui déclarer toutefois que la république ne +pourrait admettre dans son port plus de quatre vaisseaux à la fois. Cette +restriction fut mal reçue, et il ne fut pas difficile aux hommes qui +entouraient don Juan de lui persuader qu'il n'y avait rien à attendre par +les voies de la négociation de gens si défiants et si ennemis du roi +d'Espagne. On résolut donc d'employer la force contre ce gouvernement +réputé usurpateur. Mais don Juan, autorisé à agir, avait ordre de faire +la guerre et les conquêtes au nom de son maître. Les émigrés voulaient +que les hostilités fussent faites sous leur drapeau, en leur nom, et que +les forces espagnoles ne fussent qu'auxiliaires. Ils n'entendaient +sacrifier ni pour leur patrie son indépendance si chère à tous les coeurs +génois, ni pour eux-mêmes leur dignité de chefs d'une république libre. +On ne put s'entendre sur ce point; des ordres furent demandés en Espagne. +Don Juan partit avec son escadre, et la guerre fut ajournée. + +Des ambassadeurs de l'empereur arrivèrent à leur tour, et vinrent +recommander la voie du jugement arbitral. Le duc de Gandie était aussi +venu comme ambassadeur extraordinaire du roi d'Espagne. Enfin on vit +paraître Birague, envoyé de Henri III. Dans quelque affreux embarras que +la France fût alors plongée, la cour avait cru de son honneur de prendre +part à une affaire qui attirait l'attention des autres puissances. La +France était d'ailleurs dans un de ces moments de trêve qui suspendaient +parfois la guerre civile. Son gouvernement, qui ne pouvait se faire +illusion sur la courte durée d'une telle paix, ne voyait qu'une guerre +étrangère qui pût détourner au loin les ambitions rivales qui désolaient +le royaume, et qui employât tous ces bras qu'on ne pouvait désarmer. Le +roi de Navarre, notre Henri IV, qui languissait alors suspect et presque +prisonnier à la cour de Henri III, confiait à un ambassadeur vénitien +qu'il avait eu dessein de se jeter dans Gênes avec la foule de +volontaires qui n'aurait pas manqué de le suivre. Son espérance secrète +était, après avoir secouru la république et bravé les Espagnols, d'aller +revendiquer sur eux son royaume de Navarre2. La France n'aurait été ni +responsable ni compromise par cette expédition; mais on s'était bien +gardé de laisser au prince la liberté d'exécuter ce projet3. Henri III +envoya donc Birague à Gênes. Il venait offrir médiation pour la paix, +secours pour la guerre; et déjà secrètement la France expédiait par la +Provence et par le marquisat de Saluces des munitions et des vivres4. +L'envoyé fut bien accueilli du peuple et des nobles de Saint-Pierre. +Coronato s'adonna particulièrement à lui. + +Le crédit que Birague paraissait prendre excita une vive jalousie chez +les Espagnols. Ils sentirent que ce n'était pas le temps d'entreprendre +l'acquisition de Gênes, mais qu'il fallait se borner à y maintenir +l'influence espagnole, à exclure celle de la France; et, pour amener la +nécessité de l'arbitrage qu'ils entendaient bien diriger à leur gré, +Jean-André fut enfin autorisé à disposer sous son propre nom des forces +qui lui étaient soumises: des troupes allemandes qui étaient au service +de Philippe furent licenciées en apparence pour passer à la solde des +nobles de Saint-Luc. Le drapeau génois dont ces nobles se prétendaient +les plus légitimes gardiens, remplaça sur les galères l'étendard +d'Espagne. Avec ces moyens Doria ouvrit les opérations militaires; il +prit plusieurs positions sur le littoral et dans l'intérieur du pays. + +C'étaient là des ressources imposantes, mais coûteuses, que le parti +n'aurait pu entretenir que peu de mois, si les nobles de Saint-Pierre, +disposant de Gênes et du gouvernement, avaient su ou pu se mettre en +campagne. Les populations étaient pour eux; sans avoir une seule +garnison salariée, le peuple de chaque bourg se gardait lui-même. Aucun +ne se donna volontairement à l'ennemi, et les plus faibles attendirent +pour se rendre de voir pointer l'artillerie; mais au dedans rien n'était +préparé. La ville n'avait de troupes réglées que six cents Allemands et +autant d'Italiens. On demanda quelques compagnies en Corse. On expédia +pour lever trois ou quatre mille fantassins étrangers; on ne put les +rassembler. Une belle artillerie prêtée à Charles V pour l'expédition de +la Goulette s'y était perdue. Doria, assiégeant Novi avec quinze cents +Allemands, mille Italiens et cent cinquante chevaux, ce n'était pas là +une force insurmontable, et l'on amena bien pour les combattre près de +dix mille hommes ramassés à Gênes tumultuairement. Mais une charge de +vingt-cinq cavaliers jeta sur cette multitude une terreur panique. Elle +se dispersa; et quoiqu'elle ne fût poursuivie que par deux cents +Allemands, les fuyards vinrent porter leur effroi jusque dans Gênes. En +un mot, quelques efforts que l'on tentât pour la cause populaire, la +déception et Coronato les paralysèrent. + +Le légat et les ambassadeurs des puissances étaient dans la ville et +pressaient le sénat ou le portique de Saint-Pierre (c'était alors une +même chose) de consentir à un compromis, mais l'on hésitait. On gagnait +ou plutôt on perdait du temps. Le sénat déclara qu'il entendait que, +puisque le roi de France avait montré tant de soins pour la paix de la +république, un ambassadeur français concourût au jugement. Les +représentants de Philippe ne voulaient pas admettre cette intervention, +mais ils laissèrent parler les commissaires de Saint-Luc; ceux-ci +récusèrent la France comme malveillante, comme nourrissant les anciennes +prétentions de sa souveraineté passée. Le parti de Saint-Pierre insistait; +et il ne se serait pas désisté, si Doria, ayant continué ses progrès +hostiles, n'eût donné de pressantes alarmes. Après la déroute honteuse de +Novi, l'occupation de cette ville par ses troupes ébranla les +résolutions. La France d'ailleurs, à cette époque n'était plus en état de +donner une assistance suffisante au parti qu'elle eût voulu protéger. + +Cependant le sénat, toujours cauteleux, en donnant son adhésion au +compromis, mit tant de restrictions que proprement son consentement était +illusoire. Le légat y fut pourtant trompé. Le cardinal Morone fit éclater +sa joie comme s'il avait remporté une grande victoire et accompli l'oeuvre +de sa légation. Il entonna un Te Deum solennel; le canon tira comme si la +paix était faite, tandis que le décret apporté à Final y fut sur-le-champ +compris et n'excita que la dérision. On pressa donc les progrès de la +guerre. Le légat, un peu honteux de sa méprise, revint à la charge et +réclama un consentement plus sincère et plus efficace. Le sénat demanda à +son tour que les hostilités fussent suspendues; Doria s'y refusa. Le +public de Gênes s'en indigna et mit enfin de la vigueur et de l'ensemble +dans les préparatifs d'une sérieuse défense. Les nobles de Saint-Pierre +profitèrent de cet élan. Une commission de guerre fut nommée avec +d'amples pouvoirs. Coronato ne manqua pas de s'y faire élire; il en fut +le président, et là, profitant de l'enthousiasme civique, il sut encore +augmenter sa popularité; par ce moyen, le champ des mesures arbitraires +lui fut ouvert; il se rendit comme indépendant de ses collègues; il les +appelait chez lui et voulait les astreindre à ses volontés absolues. Un +seul, Christophe de Fornari, homme de coeur et excellent citoyen, +entreprit de lui résister. Coronato le dénonça au peuple comme vendu à +l'Espagne, et fit révoquer la nomination de ce contradicteur importun. On +répandit dans le public l'idée qu'il serait nécessaire de choisir un +dictateur, et le nom de Coronato était prononcé. L'autorité fut obligée +d'employer la menace et même la force contre les agents de cette +intrigue. Les propriétaires furent mis sous les armes pour imposer à +l'aveugle populace. Avec ces inquiétudes au dedans, avec les pertes qu'on +faisait chaque jour au dehors, les deux collèges durent céder; ils +consentirent à un compromis pur et simple et s'en remirent de toutes +choses aux arbitres. + +Mais Doria, fier de ses succès, les poussait sans s'arrêter, et vainement +après le consentement du sénat les ambassadeurs lui demandèrent un +armistice. Il répondit que les nobles de Saint-Luc opprimés avaient +besoin de tenir en leurs mains des gages de la bonne foi de leurs +adversaires et qu'il ne suspendrait point ses opérations que la place de +Savone ne lui eût été cédée. + +Ces conquêtes consommées ou prétendues par un homme qui, pour être chef +de parti en Ligurie, n'en était pas moins un des généraux de Philippe II, +ces occupations de territoire par des forces espagnoles et allemandes +étaient étrangement suspectes à toutes les puissances de l'Italie, et de +toute part on intervenait pour que Doria cessât de mettre obstacle à la +conclusion de cette querelle déplorable. Les nobles de Saint-Luc eurent +bientôt eux-mêmes un motif imprévu de désirer la fin d'une guerre +dispendieuse et le retour de la paix avec la liberté de revenir aux soins +de leurs affaires domestiques. Tous, créanciers du roi d'Espagne, ils +avaient la partie la plus disponible de leurs richesses engagée dans les +finances et dans les emprunts de Philippe II. Mais le souverain des +Espagnes, le possesseur des deux Indes était un riche malaisé, un +débiteur de mauvaise foi et aux expédients. Il prit alors un parti, le +plus décisif de tous; il fit banqueroute aux Génois: le payement de ce +qu'il leur devait fut suspendu: l'argent qui arrivait d'Amérique fut +distrait pour d'autres emplois5. Ce coup inattendu rendit fort pénibles +aux émigrés les sacrifices qu'ils faisaient pour leur cause et les +séquestres dont leurs biens étaient frappés à Gênes. + +Suivant quelques politiques, le roi d'Espagne avait voulu mettre les +nobles hors d'état de continuer la guerre par eux-mêmes et les réduire à +remettre eux et Gênes à sa direction. Mais cet incident, en rendant +impossible de continuer la campagne, ne fit que hâter l'accommodement. +Cependant la transaction pensa se rompre sur une prétention non des +parties, mais des arbitres, et si indiscrète qu'elle justifiait tous les +soupçons. Ils exigeaient que le compromis leur attribuât le commandement +exclusif dans la ville de Gênes, et toute l'autorité de la justice +criminelle jusqu'à la promulgation de leur sentence. Le sénat refusa +(1576). Le peuple, excité par ceux qui ne voulaient point +d'accommodement, d'arbitrage, ni de paix entre les deux noblesses, +s'écria que la demande des ambassadeurs était une tentative pour détruire +l'indépendance génoise. On se porta en foule à la demeure du légat, on y +prodigua les démonstrations les plus insultantes. Les nobles de Final ne +voulurent pas qu'on les crût indifférents pour la liberté de la patrie. +Ils signèrent une protestation contre la condition proposée. Doria +écrivit à Philippe II dans le même esprit en des termes très-énergiques +et il publia sa lettre. Les ambassadeurs durent prendre leur parti sur ce +refus unanimement manifesté par une expression si véhémente. On reprit la +négociation. Le gouvernement eut à résister aux menées de ceux pour qui +tout était occasion de troubler cet accord, mais il y réussit. Le +compromis signé par Doria, par les députés des deux noblesses, fut +solennellement ratifié par le gouvernement. + +Par cet acte le légat, les ambassadeurs de l'empereur et du roi d'Espagne +au nom de leurs souverains recevaient l'autorité de donner une nouvelle +constitution et de nouvelles lois à la république. Cette faculté était +concédée pour trois mois, et celle d'interpréter au besoin leurs décrets +devait durer quatre mois au delà. Les parties s'unissaient pour prier les +puissances médiatrices de garantir pendant deux ans l'exécution de ces +lois contre quiconque tenterait d'en empêcher ou d'en troubler +l'accomplissement, sauf toutefois la liberté et l'indépendance de la +république. + +Vingt otages de chaque côté au choix des arbitres devaient être mis à la +disposition de ceux-ci pour la sûreté de la convention. + +Chaque partie restait en possession des lieux qu'elle occupait, sans +pouvoir ni augmenter ses forces ni commettre aucune hostilité. Les nobles +de Saint-Luc devaient pourvoir entre eux à la solde de leurs troupes sans +que la république se chargeât de cette dépense. + +Toutes les communications étaient rouvertes, chacun pouvait rester ou +revenir habiter où bon lui semblerait; seulement ceux qui avaient été +déclarés bannis, ou condamnés comme coupables de lèse-majesté, ne +devaient rentrer dans Gênes ni être déchargés de l'effet des sentences +qu'après la prononciation des arbitres. Le prince Doria pouvait faire +entrer ses galères dans les ports de la république, pourvu qu'elles +n'eussent que leurs équipages ordinaires. Doria lui-même pouvait venir +reprendre dans la ville et dans le gouvernement sa place, ses honneurs et +ses privilèges. + +Doria s'abstint d'user de cette faculté. Les galères reprirent l'étendard +d'Espagne et allèrent stationner à Ville-Franche, hors des limites de la +Ligurie. Lui-même se retira dans son fief de Loano pour être à portée de +Casal, où les arbitres allèrent établir leur tribunal. + +On a prétendu que Coronato avait cessé de s'opposer ouvertement à la +conclusion de cette grande affaire, gagné par une pension de trois mille +écus que lui accorda secrètement le roi d'Espagne et dont la suppression, +après l'accord consommé, le jeta dans de nouvelles intrigues. Il est +certain qu'il y eut encore des menées pour éluder l'effet du compromis. +Un prédicateur prêchant devant le doge et le sénat ne craignit point d'en +appeler au peuple du consentement qu'ils avaient donné à une paix +indigne. On essaya aussi d'alarmer les otages sur leur sûreté pour les +empêcher de se mettre entre les mains des ambassadeurs. Le sénat remédia +à ses manoeuvres en décrétant une forte peine contre ceux des otages qui +ne seraient pas rendus à Casal au jour indiqué. Aucun n'y manqua, et ils +furent envoyés à Rome, à Milan et à Final pour attendre paisiblement +l'issue de l'arbitrage. + +Les opérations du congrès furent longues; il fallut proroger les délais +du compromis. Des députés des deux noblesses se rendirent d'abord auprès +des juges et soumirent leurs défenses; ce qui nous a été conservé est +peu important. Les écrits de Saint-Pierre réclamaient l'égalité fondée +par Doria, et, l'égalité admise, les droits de la majorité. Les avocats +de Saint-Luc revendiquaient en style déclamatoire les prérogatives de +leurs races antiques. Ce n'est pas sur ces raisons que l'on avait à +conclure. Il fallait à la fois un traité de paix et une refonte tout +entière du gouvernement. Tandis que les ambassadeurs y appliquaient leurs +soins, le légat minutieux et irrésolu déférait toutes choses aux +théologiens dont il marchait entouré. Grâce à cette faiblesse de donner +une constitution politique à faire à des casuistes, rien ne se terminait. +Les ambassadeurs s'en lassaient, les parties contendantes plus encore; +ceux de Saint-Luc surtout, car ils avaient à payer la solde de leurs +Allemands pendant ces interminables délais. Un jour le chef de leur +députation (c'était J.-B. Lercari, celui même qui avait proposé au sénat +de résigner le gouvernement au peuple en révolte) aborda David Vaccaro, +doyen de la députation de Saint-Pierre. C'était à la porte du congrès où +les uns et les autres perdaient journellement leur temps à solliciter et +à attendre une décision. Lercari demanda à Vaccaro, hommage sage et de +bonne foi, ce qu'il pensait du rôle avilissant qu'on faisait jouer aux +représentants d'une république libre, se morfondant dans l'antichambre +d'étrangers, venant les supplier de daigner imposer des lois à une patrie +indépendante; de faire, Dieu sait avec quelles lumières, ce que les +enfants de cette patrie feraient bien plus vite, avec bien plus de +connaissance de ce qui convient au pays, que ces juges prétendus. +Expérience faite par tous des maux qu'entraînaient leur discorde et la +guerre civile, il ne fallait travailler que quelques heures avec les +sentiments de la concorde et du patriotisme, la constitution serait faite; +elle serait nationale; on remercierait les arbitres et on se passerait +d'eux. + +Vaccaro soupirait en écoutant cette ouverture. Il en sentait la justice +et l'avantage; mais les nobles de Saint-Luc, disait-il, étaient unis et +mus par une seule volonté que des hommes sages pouvaient diriger. A +Gênes, chez les populaires, étaient vingt partis, vingt opinions +discordantes, que la force d'un compromis et de ses garanties réduirait +seule à une commune obéissance. Les députés avaient reçu la défense +d'entendre à aucune proposition; ce qu'ils prendraient sur eux de +traiter serait désavoué et suspect. + +Cependant l'impatience des parties et des collègues même du légat firent +parvenir jusqu'au pape des plaintes contre les lenteurs et les ineptes +scrupules de son représentant. Les trois puissances ordonnèrent que +l'affaire finît sans délai. Les deux ambassadeurs s'en emparèrent donc et +la dépêchèrent avec plus de lumières mondaines et moins de pieuses +hésitations. + +Un premier décret fut signifié aux deux partis pour faire opérer le +désarmement de leurs forces. Saint-Luc y adhéra promptement, mais +l'exécution fut embarrassante. Les contributions levées par voie de +souscription étaient épuisées et il était dû des soldes arriérées à deux +régiments allemands qui tenaient garnison à Novi et qui ne voulaient pas +en sortir sans avoir été payés. Il fallut créer un magistrat spécial +chargé d'emprunter quatre cent mille écus et de lever pour amortir cette +dette 2 1/2 p. % de taxe sur les biens des souscripteurs qui s'étaient +engagés dans le parti; le gouvernement de la république, de son côté, +avait décrété une imposition d'un pour cent pour les dépenses de la +guerre. Les arbitres décidèrent que la répartition de cet impôt ne +pouvait s'étendre sur les nobles de Saint-Luc; ainsi chaque partie paya +ses dépens. + +Dans la ville deux prélats furent envoyés pour demander, en vertu du +décret des ambassadeurs, la liberté des prisonniers, la restitution des +biens confisqués, l'abolition des sentences pénales, le désarmement et +par conséquent la suppression de ce conseil de la guerre qui s'était +maintenu, et d'où Coronato, qui y dominait encore, avait rêvé de parvenir +à la dictature. Ces demandes éprouvèrent quelque résistance et +probablement à cause de la dernière surtout: les mécontente essayèrent +de soulever le peuple. Mais la menace, au nom des hauts garants, de +l'excommunication pontificale, du ban de l'empire et des armes +espagnoles, entraîna à une parfaite soumission. Les préliminaires +pacifiques furent acceptés et accomplis. + + +CHAPITRE VI. +Sentence arbitrale. - Constitution de 1576. + +Le 10 mars 1576, dans l'église de Casal, au milieu d'une cérémonie +religieuse et solennelle, les arbitres firent publier les nouvelles lois +qu'au nom de leurs princes et en vertu des pouvoirs à eux déférés par les +Génois ils donnaient pour constitution à la république, en déclarant +toutefois qu'en un tel acte leurs souverains n'avaient entendu porter +aucune atteinte à la liberté et à l'indépendance de Gênes. + +Ces lois rétablissaient la noblesse en un seul corps où tous étaient +égaux; elles abolissaient toute distinction d'anciens et de nouveaux, de +portiques, de couleurs, d'alberghi, d'agrégés. Chacun reprenait son +propre nom et ses armes, à moins que, par un consentement mutuel, +l'agrégé de 1528 ne voulût conserver le nom qu'il avait pris, et que la +famille à qui ce nom appartenait ne s'y opposât pas. + +La noblesse était déclarée incompatible avec l'exercice des professions +mécaniques. On ne comptait pas comme telles la manufacture des soieries +ou des lainages, non plus que la banque, le commerce en gros, le +commandement d'un vaisseau marchand ou d'une galère, le notariat, +l'exploitation des gabelles publiques; mais on excluait celui qui +fabriquait de ses mains, le marchand vendant lui-même en boutique, les +préposés mercenaires du fisc; quant aux docteurs en médecine et en droit, +ils participaient à certaines prérogatives de la noblesse. + +Le noble qui exerçait un art mécanique perdait la noblesse; quiconque se +présentait pour l'acquérir devait justifier que depuis trois ans il ne +pratiquait aucune de ces professions interdites. Par mesure transitoire, +ceux qui, à la promulgation de la loi, avaient prétendu à la noblesse, et +qui se trouvaient encore attachés à un de ces métiers prohibés, devaient +s'engager à le quitter dans le terme d'un an après leur inscription, et +ils étaient rayés du catalogue des nobles s'ils y manquaient à ce terme, +conformément à la disposition générale d'incapacité. + +Avec cette restriction on pourvoyait aux prétentions de ceux qui si +longtemps avaient réclamé l'inscription. Ils avaient six mois pour former +leur demande. Cinq sénateurs tirés au sort procédaient secrètement aux +informations. Ils faisaient leur rapport au petit conseil assemblé avec +les collèges. L'inscription n'était admise qu'en obtenant les deux tiers +des suffrages; et, soit que les conditions d'admissibilité +décourageassent les candidats, soit que le gouvernement reconstitué et +sentant sa force eût peu de voix favorables à donner aux candidats, il +n'y a pas mémoire d'une nombreuse inscription extraordinaire dans cette +circonstance. + +Les admissions futures furent réglées sur des conditions analogues; et +d'abord tous les ans, au mois de janvier, les collèges et le petit +conseil décidaient s'il y avait lieu de procéder à l'inscription; +lorsqu'elle était résolue, ce que l'usage n'accordait que tous les sept +ans environ, on ne pouvait admettre que dix nouveaux nobles, sept +habitants de la ville et trois de la province. Tous devaient être sans +tache d'hérésie, de bâtardise, de sédition ou d'autres crimes. Par une +précaution de plus contre les intrusions vulgaires, on régla que le +nouveau noble ne serait admissible au grand conseil que quatre ans après +son inscription, au petit conseil ou dans les magistratures importantes +qu'après six ans, au sénat qu'après dix; il ne pouvait devenir doge +avant quinze ans de noblesse1. + +Tous les nobles furent inscrits sur un livre dont on régla la forme et +dont on rendit la falsification impossible. Aussi prit-on le soin de dire +qu'il serait relié: connu sous le nom du livre d'or, il est appelé dans +la loi liber civilitatis, comme s'il n'y avait de citoyens que ceux qui +étaient inscrits. Quant aux autres non inscrits, on leur fit cependant +une part; outre la possibilité de devenir nobles, on leur réserva les +offices des greffiers, des chancelleries, les recettes des +administrations financières, quelques commandements militaires peu +importants, de quelques emplois de judicature hors de la ville. Le +secrétaire d'État devenait noble de droit au sortir de sa charge. Enfin +il devait y avoir un plébéien dans chacune de certaines magistratures +occupées de l'administration, comme de la santé publique, etc. + +Les institutions générales ne furent pas changées, mais modifiées. On +disait encore que le grand conseil représentait le prince et la +république. On prenait dans son sein le petit conseil chargé de la +conduite des affaires. Les deux collèges des sénateurs et des +procurateurs réunis étaient le pouvoir exécutif et les présidents des +conseils. Le doge était le grand magistrat et le représentant de la +dignité de l'État. Le sénat avait toujours l'attribution judiciaire +supérieure, et le collège des procurateurs était la chambre aux deniers. +Les doges sortis de charge devenaient, comme par le passé, procurateurs +perpétuels après l'épreuve du syndicat, et c'est à cette occasion qu'à +l'insinuation de J.-B. Lercaro et en souvenir de l'injustice qu'on lui +avait faite, on établit le droit d'appel au consiglietto des sentences +des suprêmes syndicateurs. + +Le grand conseil fut maintenu dans le droit éminent de faire les lois de +finance, car (on le répétera à cette occasion) dans ce conseil était +censée résider la république; bien entendu toutefois qu'on n'y +délibérerait que sur les projets élaborés dans les deux collèges et dans +le petit conseil. + +La sanction du grand conseil fut aussi réservée pour l'avenir à +l'abrogation ou à l'amendement de toute loi existante. Il en décidait à +la majorité simple; mais la proposition d'un tel changement ne pouvait +lui être portée qu'avec l'assentiment successif des collèges et du +consiglietto, à la majorité des quatre cinquièmes des voix de chacun de +ces deux corps. + +Toute autre loi se faisait sans le concours du grand conseil, dans les +collèges et le consiglietto, à la majorité des deux tiers des suffrages; +on y décidait de la paix, de la guerre et des alliances, à la majorité +des quatre cinquièmes. + +Dans tous ces conseils, comme dans les réunions électorales, des +précautions étaient prises pour que les délibérations fussent amenées à +une conclusion nécessaire, en dépit de l'égalité fortuite des suffrages +ou de l'insuffisance persistante des majorités: on y pourvoyait par des +adjonctions ou par des exclusions déterminées par le sort, et l'on +n'était pas exposé à cette inaction d'un sénat mi-parti qui avait été +nuisible. + +Un soin particulier était donné aux formes électorales. Dans le système +de 1528 on avait affecté d'accorder au sort beaucoup d'influence. Mais +cette concession faite à l'égalité légale de tous les nobles avait été +faussée par la répartition des électeurs entre les vingt-huit alberghi et +des élus entre les deux portiques. Le garibetto de 1547 était un essai +malheureux pour défendre la minorité contre les doubles avantages de la +majorité dans les chances du sort et dans le nombre des votes. Maintenant +avec une masse plus homogène, on pouvait se livrer à de meilleures +combinaisons. + +A la fin de chaque année le petit conseil assemblé choisissait au +scrutin, et, sur une liste où chaque membre avait pu faire inscrire le +nom d'un candidat, trente électeurs chargés de nommer le grand et le +petit conseil pour l'année suivante. Sur les quatre cents membres à +désigner, soixante pouvaient être pris à vingt-deux ans; vingt-cinq ans +était l'âge exigé pour les autres. + +Les mêmes électeurs nommaient ensuite entre les membres du grand conseil +les cent du consiglietto. La moitié de ceux-ci devait avoir trente ans au +moins; l'autre moitié pouvait être admise à vingt-sept ans. + +Aucune loi ne disait que les nobles engagés dans l'Église ou dans les +ordres chevaleresques religieux seraient exclus des conseils, mais telle +était la règle tacitement reçue. Ces noms passaient avec tous ceux de la +noblesse sous les yeux des électeurs, mais le scrutin les repoussait. + +Les deux conseils devaient être entièrement renouvelés tous les ans, et +les membres sortis n'y devaient rentrer qu'après un an d'intervalle; +mais nous verrons plus tard que cette clause devint impossible à +maintenir; l'usage finit par rendre les conseils à peu près perpétuels; +l'élection se refaisait tous les ans, mais elle restait de simple forme, +excepté pour remplir les vacances. + +Le sort fut maintenu pour la nomination des membres des deux collèges. +Mais leurs noms furent tirés d'une urne où cent vingt noms choisis +étaient conservés pour servir tous les six mois au renouvellement de +trois sénateurs et de deux procurateurs. La durée de leurs fonctions +étant de deux ans, le sénat fut ainsi composé de douze membres et la +chambre de huit, les procurateurs perpétuels non compris; à mesure qu'on +tirait des noms de l'urne, on en complétait le nombre et l'on remplaçait +les morts. + +L'admission à ce séminaire (on appelait ainsi cette collection de +candidats honorablement perpétuels) était le plus haut degré de la +considération. Les arbitres en avaient fait le premier choix de leur +autorité. Aux remplacements à faire, concouraient les deux conseils; le +petit formait au scrutin et aux deux tiers des suffrages une liste double +du nombre des places à remplir; le grand conseil choisissait sur cette +liste les noms à placer dans l'urne. Les qualités requises dans les +membres des deux collèges, et par conséquent dans les nobles dont les +noms entraient dans le séminaire, étaient quarante ans d'âge, un honnête +patrimoine; si l'un d'eux était tombé en déconfiture, il devait avoir +satisfait ses créanciers, et la commune renommée devait attester que le +payement avait été réel et complet; enfin, le candidat devait avoir +honorablement servi dans les deux conseils et dans les magistratures: +chacun des collèges n'admettait qu'un membre du même nom. + +Le doge devait avoir cinquante ans et habiter la ville; on exigeait +qu'il fût assez riche pour soutenir convenablement une si éminente +dignité très-imparfaitement rétribuée. La conduite antérieure dans les +grands emplois publics devait servir de garantie pour ce qu'on attendait +de lui dans l'exercice de cette haute magistrature. + +Le mode de son élection était compliqué. Cinquante membres tirés au sort +dans l'assemblée du grand conseil proposaient chacun, et sans pouvoir se +concerter, le nom d'un candidat. Ces noms recueillis ne pouvaient se +concentrer sur moins de vingt individus; on eût exigé de nouvelles +désignations si elles eussent été nécessaires pour compléter ce nombre. + +Le grand conseil entier passait au scrutin ces noms l'un après l'autre; +une liste était dressée des quinze qui avaient obtenu le plus de +suffrages. + +Elle était apportée au petit conseil, qui la soumettait à son scrutin. +Les six candidats qui, ayant au moins les trois cinquièmes des voix, en +avaient obtenu le plus, composaient la liste définitive, et sur celle-ci +le grand conseil, pour dernière opération, nommait le doge à la pluralité +des suffrages. Il faut avouer que, dans les derniers temps où le grand +conseil renfermait une portion assez nombreuse d'une noblesse déchue, ces +derniers suffrages se payaient et même à vil prix. + +La loi des arbitres organisait fortement la rote criminelle, composée de +juges tirés au sort parmi des jurisconsultes étrangers et sans alliance +dans Gênes; ce pouvoir était indépendant; seulement, le sénat pouvait +déléguer un de ses membres pour servir de surveillant à l'instruction et +au jugement. Les membres de la rote étaient d'ailleurs assujettis à un +syndicat rigoureux, et, en cas de malversation, le gouvernement pouvait +les faire juger eux-mêmes. Les deux collèges avaient aussi le droit +d'évoquer les poursuites en cas de rébellion, d'attaque à main armée et +de désordres graves: en ce cas ils appelaient les membres de la rote +pour assesseurs. Des lois spéciales étaient faites pour réprimer les +séditieux, les sicaires, pour défendre les conventicules. + +Un chapitre exprès conservait au prince J.-A. Doria les prérogatives +concédées au vieux Doria en 1528. Enfin, on créa une magistrature +temporaire de conservateurs de la paix. Ils étaient chargés de pourvoir +aux mesures transitoires et conciliatrices qui seraient nécessaires pour +effacer la trace des dissensions. J.-B. Lercaro y fut nommé, et ce fut la +seule réparation qu'il voulut accepter des anciennes injustices. + +La plume du légat se complut sans doute à tracer le premier chapitre de +ces lois qui, avant tout, déterminait les solennités dans lesquelles le +doge et les membres des deux collèges étaient tenus d'aller recevoir la +communion des mains de l'archevêque, et qui leur enjoignait d'écouter les +prédications du carême. Mais ce chapitre les soumet à prêter la main +forte du bras séculier à l'archevêque dans l'exercice de sa juridiction, +et à déférer à toutes les réquisitions de l'inquisiteur de la foi pour la +poursuite des hérétiques et des suspects d'hérésie2. + +En publiant ces lois les arbitres avaient pourvu à leur exécution +immédiate. Ils avaient nommé le grand conseil et le consiglietto; ils +laissaient en place le doge et les membres des deux collèges pour achever +leur temps, ce qui ratifiait l'élection faîte depuis la retraite de ceux +de Saint-Luc. Mais les nouveaux membres dont le sénat devait être +augmenté étaient appelés par eux. Enfin on a vu qu'ils avaient choisi les +cent vingt noms qui devaient entrer pour la première fois dans l'urne du +séminaire. Après ces opérations, le congrès se sépara. Les députations +des deux partis rivaux et les nobles émigrés rentrèrent à Gênes, tous +reçus aux acclamations du public qui ne paraissait occupé que du retour +des bienfaits de la paix. Tel était l'excès de l'enthousiasme populaire +qu'on décerna les honneurs d'une statue à Jean-André Doria qui naguère +s'obstinait à ne point accorder de trêve à sa patrie. Cette statue fut +placée à l'entrée du palais de la république, auprès de celle qu'en 1528 +on avait érigée au vieil André. Les inscriptions les appelaient, l'un +l'auteur, l'autre le conservateur de la liberté; car l'esprit national +qui a toujours dominé à Gênes appelait liberté l'indépendance. + +Un anonyme peu favorable aux Génois, mais assez impartial et fort au fait +des affaires, écrivant un mémoire destiné à quelque puissance qui avait +des desseins sur Gênes, cinquante ans après ces événements3, donnait sur +les fautes des deux partis un jugement qui semble bon à recueillir. Il +accuse les deux factions d'impéritie et de faiblesse. Les anciens nobles +n'avaient su compter que sur l'Espagne qui, pour les obliger à se mettre +sans réserve entre ses mains, les croisa plus qu'elle ne les soutint, +avant même que par sa malencontreuse banqueroute elle les arrêtât au plus +fort de leurs opérations. Émigrer, sortir de Gênes et abandonner le +gouvernement, fut en eux une faute énorme. Avec moins de morgue et plus +d'habileté, ce parti eût attiré à lui la masse des nobles modernes, +mécontents et jaloux d'être conduits par une poignée de chefs +orgueilleux, nobles aussi et se disant populaires et tout aussi fiers que +les autres. A leur tour, ces chefs de l'autre faction, disposant des +forces entières de la république, ne savent rien faire à temps. Ils ne +peuvent mettre en campagne la moindre troupe. Le grand-duc de Toscane +leur envoyait des forces; ils n'osèrent les accepter, non plus que les +offres que les Suisses leur faisaient, dit-on. Il leur eût suffi +d'écouter les propositions de Birague, et l'intervention de la France les +eût affranchis du joug de l'Espagne. Ils promirent d'ouvrir le livre d'or +à des inscriptions en masse, et ils manquèrent à leur parole, incapables +de refuser et ne sachant pas céder. Enfin il fallut que les derniers +nobles inscrits, boutiquiers, artisans, inquiets d'une situation aussi +fausse et aimant mieux peut-être s'accommoder des anciens nobles que de +rester sous la direction des meneurs de leur parti, forçassent ceux-ci à +consentir au compromis sans réserve qui du moins mit fin aux désastres. + +Ce jugement paraît très-sain; si nous voulons en porter un sur les +résultats de la querelle et sur l'oeuvre des arbitres, nous dirons, en +admettant qu'une république démocratique est une chimère, que si l'on +peut considérer le corps aristocratique comme l'État tout entier, en ne +laissant à ce qui n'a pas été déclaré noble que la possibilité d'être +appelé par la noblesse à venir la recruter sous certaines conditions, on +doit reconnaître que la constitution nouvelle était bonne et prévoyante. + +La noblesse telle que la transaction de 1528 l'avait admise, telle +surtout qu'il en avait été abusé, avait dû dégénérer en démocratie +turbulente dans son propre sein, et soulever au dehors une démagogie. +C'était l'effet naturel de l'exemple, de l'appui demandé au peuple, du +contact trop immédiat de tant d'anoblis avec les classes les plus +inférieures. Elle favorisait sans doute le principe aristocratique, mais +à quoi servirait une noblesse aussi discordante, aussi peu propre à +gouverner qu'une masse populaire? La liberté des plébéiens était perdue +depuis longtemps, et certes les trois puissances ne s'assemblaient pas en +congrès pour la leur rendre. L'ancienne noblesse gagnait peut-être son +procès, mais les nobles de Saint-Pierre acquéraient une égalité bien plus +réelle, ils entraient effectivement dans un corps aristocratique; tandis +que Doria avait exposé le pays à une lutte inévitable en admettant au +partage des charges par moitié, deux factions censées égales, mais dont +l'une formait une majorité toujours croissante, tandis que l'autre, forte +d'illustrations et de crédit, était faible en nombre et se réduisait de +jour en jour. La paisible durée du gouvernement de 1576 a montré qu'en +effet ses rouages n'avaient pas été mal calculés, malgré les levains de +discorde qu'elle n'avait pu détruire. A coup sûr la loi qui parut imposée +aux deux partis, comme on a vu, était fondée sur une transaction; et la +transaction sur le sentiment du besoin et du danger commun. Ce danger +était dans la populace et dans les intrigants qui la faisaient mouvoir. +Un effort qu'ils firent pour détruire la constitution nouvelle dès sa +première année, fut le dernier épisode de son établissement. Coronato +voyait finir le rôle brillant de tribun et les chances de la dictature; +il était mécontent, et c'est à cette occasion qu'on renouvela le bruit +d'une pension qu'il avait acceptée de l'Espagne et qu'on ne lui avait pas +maintenue. Il s'adressa à des populaires qui avaient pris grande part à +la querelle maintenant apaisée et qui pouvaient en avoir gardé le +ressentiment. Il rechercha ceux que lui-même avait empêchés d'être +anoblis par l'inscription des trois cents promise et éludée. Il complota +pour soulever le peuple contre le gouvernement et contre la noblesse en +général. Ces pratiques furent découvertes: on l'arrêta; son procès fut +fait, et il porta sa tête sur l'échafaud. + +Coronato fut-il intrigant, factieux? Les historiens le disent et tout +porte à le croire. A sa conduite, il est difficile de se persuader qu'il +ne fut qu'un citoyen de bonne foi, qui, quoique noble, s'indignait que +les droits de tous fussent usurpés par la noblesse. Mais dans cette +dernière circonstance était-il coupable de conspiration? ou paya-t-il +pour un crime supposé la peine de ses anciennes manoeuvres? On ne le sait; +et on voit seulement que le gouvernement fut mécontent des juges de la +rote dans la conduite des procédures pour la recherche et pour la +punition des coupables. Ces malheureux jurisconsultes furent mis à la +torture, privés de leurs offices et bannis. + + +LIVRE ONZIÈME. +RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC LOUIS XIV. +- LE DOGE A VERSAILLES. +1576 - 1700. + +CHAPITRE PREMIER. +Observations sur le caractère des Génois. + +A 1576 a fini la république des Génois du moyen âge. Le spectacle qu'elle +nous a montré, quoique borné dans un horizon resserré, avait mérité de +l'intérêt. Il est vrai que, depuis quelques générations, ses annales +n'étaient plus celles d'un peuple puissant par sa navigation et par son +commerce. Involontairement nous n'écrivions plus que l'histoire de +certains ambitieux qui, par la violence et l'intrigue, s'arrachaient le +pouvoir ou le revendaient à l'étranger. + +Toutefois, au milieu des usurpations plébéiennes et des mouvements +populaires, il était curieux d'observer la situation singulière d'un +corps de noblesse reconnu, respecté, et en même temps irrémissiblement +frappé d'interdiction légale. Le dénoûment plus extraordinaire encore de +cette anomalie, la fin de cette longue anarchie, l'union amendée et +consolidée par les troubles même que ses défauts avaient suscités, toutes +ces vicissitudes ont leur originalité et ne manquent pas d'instruction. + +Un gouvernement régulier naît enfin. Mais dans les agitations du seizième +siècle, l'Europe avait changé de face; une nouvelle balance des pouvoirs +s'établissait entre les grandes puissances. Un rang très-inférieur était +assigné à la république des Génois modernes. En même temps toutes leurs +forces propres avaient déchu. Ce n'était plus dans la Méditerranée que se +déployait la puissance maritime; cette mer n'était plus la voie +privilégiée du grand commerce. Au levant même, siège de ses antiques +relations, Gênes était primée par Marseille et par les navigateurs +occidentaux qui avaient appris le chemin de l'Orient. Il ne lui restait +plus qu'un commerce secondaire, comme sa puissance n'était plus que d'un +ordre inférieur. + +Trop peu d'intérêt s'attacherait au récit minutieux des minces affaires +journalières d'un gouvernement réduit à de telles proportions. Mais si +peu de faits de son histoire sont remarquables par eux-mêmes, je doute +qu'on puisse mieux apprendre ailleurs cette vérité désormais fatale, que, +dans l'organisation moderne de l'Europe, il n'y a plus de place pour les +petits États parmi les grands. Cette leçon m'a paru se présenter ici +tellement uniforme à chaque incident, que je n'ai pu me résoudre à en +supprimer le précis. + +Je voudrais, avant d'entreprendre cette tâche, jeter un coup d'oeil en +arrière à travers les vicissitudes de la république que nous avons +retracées; je voudrais démêler les progrès de la civilisation, le +développement intellectuel, les idées et les habitudes dominantes qui ont +fait les moeurs du pays et le caractère propre des habitants, caractère +qui dans ses traits modernes conserve encore tant de traces des temps +passés. + +L'extrême aptitude des Génois pour la navigation et pour le négoce ne +peut être l'objet d'un doute. Les monuments les plus anciens en rendent +témoignage; et, en voyant ce qui se passe encore sur ce long littoral +d'un territoire étroit et stérile, on peut juger qu'en tout temps, pour +toute cette nombreuse population, la mer a été, de l'enfance jusqu'à la +vieillesse, le principal lieu d'exercice et le champ le plus cultivé1. +L'habileté ne peut manquer avec une expérience si générale et si +continue. Il n'y a pas d'écrivain étranger qui d'âge en âge n'avoue la +supériorité des marins de Gênes. Actifs, courageux, avisés, ils nous sont +peints comme également propres, sur la mer, à la marchandise et au +combat. + +Nous les trouvons sobres, économes, attentifs à leurs intérêts, et, +quoique avides, sachant conduire leur commerce par de judicieuses +maximes. Nous avons remarqué, dès les premiers temps de leur histoire, +leur esprit intelligent d'association, l'institution de leurs consulats, +partout où ils ont eu à régler ou à défendre des intérêts communs, leur +dextérité dans leurs relations avec les puissances étrangères, les +avantages qu'ils savent obtenir dans leurs traités, le soin d'en faire +prévaloir les principes uniformément libéraux partout où ils négocient. + +Il n'est pas besoin de dire que le commerce a toujours été honoré à +Gênes. Tous ses nobles l'avaient pratiqué dans les anciens temps et lui +devaient leurs richesses. Les documents français et anglais donnent le +titre de marchands aux Spinola et aux Doria; et jusqu'aux dernières +époques plusieurs maisons très-illustres n'ont pas cru déroger en +exerçant le négoce. + +Les marins sont naturellement d'un caractère ouvert, prompt, mais gai, +familier, parce qu'une sorte d'égalité s'établit entre des hommes +longtemps renfermés sur le même bord et partageant les mêmes périls. Tout +cela, les Génois le rapportaient dans la vie commune sur la place +publique, où l'on vit beaucoup à Gênes. Les marins passent aussi pour +francs; les peuples marchands le sont moins: on a fait parfois la +critique et plus souvent l'éloge de la grande finesse des Génois. + +La fréquentation longue et variée de l'Asie et de l'Afrique, des +musulmans, des Tartares, des Arabes, comme de tant de chrétiens divers, +avait donné de bonne heure aux Génois la connaissance d'usages et de +moeurs si différents des leurs, que, de cela seul, leur intelligence doit +avoir été ouverte. Beaucoup de préjugés ont dû être dissipés à leurs +yeux; et s'ils n'ont été instruits, ils ont appris à n'être étonnés de +rien. Cette disposition est favorable au commerce en même temps qu'elle +en provient. Elle a valu sans doute aux commerçants étrangers qui sont +allés s'établir à Gênes, la faveur qu'ils y ont généralement trouvée; et +à ceux d'entre eux qui ne professent pas la religion du pays, la +tolérance qu'on leur a presque toujours assurée dans une ville si dévote. + +Une des vieilles descriptions de Gênes qu'on nous a conservées dit que +cette cité possède deux trésors également inestimables: la banque de +Saint-George et le sacré Catino2; et, pour louange principale, elle rend +aux Génois le témoignage que nulle part il n'y a plus d'horreur pour +l'hérésie; que là le moindre soupçon n'en passe pas impuni. Nous avons +dans les chroniques beaucoup de preuves de l'attachement du peuple à la +religion, à l'Église, à ses cérémonies, à ses reliques miraculeuses et en +général à ses croyances. On voit les Génois très-soumis ordinairement à +la cour de Rome; et quand leurs seigneurs étrangers veulent les faire +changer de pape, ils leur échappent ou y résistent ouvertement. Cependant +les gibelins ont souvent et longtemps dominé; Gênes a eu à se refuser aux +volontés de Rome; l'idée de l'obéissance implicite a dû s'affaiblir, du +moins dans une grande partie de la population. L'histoire nous a même +montré une excommunication bravée par le gouvernement. Il est vrai que ce +ne fut pas sans précaution, mais en déterrant un induit d'exemption +octroyé par un ancien pape. Le gouvernement, en un mot, parut, en +général, tenir pour règle de se montrer fidèle au saint-siège, mais de ne +pas laisser empiéter sur sa propre autorité. + +Il n'avait pu empêcher l'établissement de l'inquisition. Il ne la reçut +pas sans résistance et sans déplaisir. On avait mis autant de frein qu'on +avait pu à l'indépendance hautaine et menaçante qu'affectaient les +ministres de cette juridiction excentrique. Au reste, elle avait peu de +matière à exercer ses rigueurs dans un pays où la foi était plus docile +que raisonneuse, et où personne, pas même le plus libre penseur, n'eût +songé à se dispenser des pratiques établies, même des plus surabondantes. + +Le clergé séculier ne possédait pas d'influence sur les affaires +publiques. Dans les premières dissensions de la noblesse, nous avons vu +l'archevêque apporter, exiger la paix. Mais il agissait à l'instigation +du gouvernement civil; il est rare qu'on trouve rien d'important fait sur +la propre inspiration des prêtres. + +Le revenu des évêchés était peu considérable: les prébendes des +chapitres, du moins dans les temps rapprochés de nous, étaient fort +médiocres. Il ne paraît pas que les enfants des grandes familles +daignassent les prendre. Les nobles qui s'adonnaient à l'Eglise allaient +promptement chercher les prélatures de la cour de Rome et le chemin des +évêchés et du cardinalat. Dans les campagnes, là où les cures n'étaient +pas aux mains des moines, les curés n'étaient souvent que de très-pauvres +paysans. A la ville, assez de cadets dans les familles bourgeoises +entraient dans les ordres, mais sans croire se donner tout entiers au +service de l'autel. Ils étaient avocats, gens d'affaires, ou se mêlaient +de commerce. Le prêtre qui, chez des nobles, leur servait d'aumônier +était aussi l'intendant de la maison, le pédagogue des enfants, et il +n'obtenait de ses maîtres qu'une influence de domesticité. + +Le clergé régulier avait un bien autre crédit, il était nombreux, +splendidement établi par la munificence de ses protecteurs. L'abondance +ne manquait jamais aux couvents des ordres mendiants, et pas plus dans +les champs qu'à la ville. Rien n'égalait le luxe de leurs églises. Les +nombreux ex-voto d'orfèvrerie qu'on voyait suspendus attestaient la +confiance du peuple dans les prières des habitants de ces sanctuaires. La +considération des religieux était grande, ils disposaient du pauvre, ils +dominaient le bourgeois, ils maniaient la conscience et dirigeaient la +conduite du noble, du magistrat et du sénateur. + +Dans les commencements de l'apostolat d'Ignace, Lainez, son fameux +compagnon, était venu à Gênes; il y avait prêché, et sa parole inspira +aussitôt de demander une colonie de jésuites pour renouveler les écoles +et pour semer le bon grain. Sur un terrain si bien préparé, les bons +Pères ne tardèrent pas à fructifier et à s'étendre. Le palais de leurs +écoles est encore un des plus beaux ornements de la ville. L'église de +leur maison professe est somptueuse; et ils tinrent de la munificence +d'un seul de leurs protecteurs une vaste maison de noviciat. Pour cette +occasion fut expressément abrogée la loi des statuts civils qui exigeait +l'autorisation du gouvernement pour l'aliénation du bien des familles en +faveur des établissements pieux. Le pape, par un bref solennel, remercia +la république d'une libéralité si méritoire. Tel fut en ce temps le +crédit des enfants de Loyola. On dit que plus tard le gouvernement +repoussant je ne sais quelle proposition faite sous leur influence, un +sénateur se dépouilla tout à coup de sa toge, et, la jetant avec +indignation, courut faire profession au noviciat de l'ordre. Cependant, +cette ferveur si vive ne fut jamais universelle. Quand les doctrines +imputées à Jansénius devinrent un sujet d'ardente controverse dans le +monde catholique, à Gênes elles furent embrassées plus ou moins +secrètement par un certain nombre d'ecclésiastiques et de gens du monde, +et ces opinions ne se sont jamais perdues. + +Lorsqu'on voulut livrer les écoles aux jésuites, on allégua l'état +misérable où l'instruction se traînait à Gênes. La république salariait +des maîtres; mais, disait-on, on n'en recueillait que les fruits les plus +médiocres; et il serait honteux de ne pas rendre les études plus fortes, +mieux conduites et surtout plus chrétiennes. On rappelait le scandale de +Bonfadio, professeur illustre sans doute, mais qu'on avait vu tout à coup +arrêté, jugé en secret et mis à mort dans la prison, en laissant le +public effrayé douter si ce supplice punissait un attentat politique, une +infamie contre les moeurs, ou plutôt le crime de la liberté de penser, qui +dans ce siècle faisait tant d'hérétiques et d'incrédules parmi les gens +de lettres mondains. + +Nous ne saurions apprécier aujourd'hui des reproches si anciens contre +les études publiques du pays; mais l'on peut douter que les Génois aient +jamais ni apporté ni puisé dans leurs écoles beaucoup d'instruction. Le +malheureux Bonfadio a écrit quelque part, qu'il voyait plus de marchands +que d'étudiants, tandis qu'il professait la politique d'Aristote. Gênes +fournit peu de noms à la longue liste des savants italiens, et aucun +peut-être au premier rang de ceux-ci. Il est cependant des sciences qui +n'ont jamais pu y rester ignorées3. Les connaissances nautiques et +géographiques y étaient nécessairement familières, et les méditations qui +dirigèrent la course de Christophe Colomb en sont une preuve glorieuse. +L'habileté, au moins pratique, dans les constructions navales est +incontestable. Dans leurs spéculations lointaines, les Génois avaient dû +acquérir des notions précieuses sur cette foule de produits exotiques qui +font de leur Port franc un vaste et curieux musée d'histoire naturelle. +La théorie du traitement des métaux et de leurs alliages leur était fort +connue, et ils l'ont parfois pratiquée, dit-on, aux dépens des nations +ultramontaines. Enfin, l'esprit de calcul qui leur est propre leur fait +saisir toutes les ressources et les finesses, si l'on peut parler ainsi, +de la science des nombres, de celle surtout qui n'a besoin ni du tableau +ni de la plume pour résoudre dans la pensée les problèmes mercantiles les +plus compliqués. Tel était, autant qu'on en peut juger, le fonds des +connaissances génoises, toutefois plus empiriques que doctes, et +cultivées encore aujourd'hui pour le profit à en tirer, plutôt +qu'étudiées pour elles-mêmes ou pour l'amour de la science et de ses +progrès. + +Dans le même but d'utilité, le droit et la médecine ont toujours été en +grand honneur à Gênes. Ceux qui les professaient, réunis en collèges ou +facultés, jouissaient de prérogatives signalées et d'une haute +considération. Les jurisconsultes étaient les oracles de la république et +les conseils de toutes les familles. Peut-être l'influence de leurs +habitudes, et cette propension à rapporter toute chose au point de vue +légal, ont-elles laissé d'assez profondes traces dans la manière de +traiter à Gênes les affaires politiques, domestiques, mercantiles, les +matières enfin les plus étrangères au palais. On reprochait parfois aux +Génois d'apporter dans les moindres transactions une sorte de +cavillation, et une disposition marquée à tenir à tout son droit en +accordant le moins possible à celui d'autrui; dans la discussion, +l'intention d'engager sans se compromettre, le vague dans les discours, +une circonspection évasive dans les écrits, s'il faut absolument écrire, +en un mot, le penchant à une certaine défiance qui, devenant générale et +caractéristique dans un pays, y décrie la bonne foi et la franchise comme +des armes trop inégales4. À cette cauteleuse tendance soigneusement +cultivée, les Génois ont dû leur arme défensive la plus familière, et +sans contredit la plus puissante: la force d'inertie. Toujours portés à +s'y confier, si elle les trompe quelquefois, bien plus souvent ceux qui +traitent avec eux l'éprouvent insurmontable. + +C'était encore les avocats et les ecclésiastiques quand ils s'adonnaient +à l'étude, qui étaient les lettrés, qui fournissaient à la littérature la +règle et le modèle. On dissertait comme on plaidait. L'opinion du +sénateur, le sermon comme le plaidoyer, se déployaient en syllogismes +suivant la forme scolastique. Des citations pédantesques, des adages du +droit romain, quelques-uns de ces vers de l'antiquité devenus proverbes +en quelque sorte, servaient non-seulement d'ornement, mais aussi +d'autorité dans la chaire, au barreau, et y tenaient plus de place que le +solide raisonnement5. + +De cette rhétorique et des sources où elle puisait, il est resté chez les +Génois une facilité remarquable et presque vulgaire de parler la langue +latine; presque vulgaire, parce que le latin s'étant conservé jusqu'à nos +jours dans les écritures du palais, dans les formules, et longtemps dans +la rédaction même des actes du gouvernement ou de la banque de Saint- +George, les très-nombreux suppôts de l'administration et de la justice, +aussi bien que ceux de l'Église, de renseignement ou de l'art médical, +ont eu besoin de manier une langue qui était encore vivante dans leurs +professions; aidés, au reste, dans le passage facile de l'italien au +latin, par la flexibilité des organes et par l'ouverture de l'esprit qui +est familière à Gênes. Mais une latinité plus élégante et plus choisie, +modelée sur les bons auteurs, témoigne honorablement chez les hommes +distingués d'une étude véritablement classique. + +Gênes a un dialecte qui lui est propre. Ses rapports marqués avec le +provençal et le languedocien pourraient autoriser à le regarder comme une +de ces dérivations romanes venues directement du latin plutôt que comme +une simple dégénération de l'italien. Quoi qu'il en soit, la langue +toscane y a fait invasion dès longtemps. On n'écrit que du toscan: on +l'emploie dans les discours d'apparat. Cependant l'idiome natif est +conservé même avec amour. Mais dans les hautes classes chaque jour il se +polit, c'est-à-dire il se dénature et se rapproche du pur italien. + +Ce n'est pas à Gênes qu'il faudrait demander des poètes. Comme dans les +autres villes de l'Italie, on y a des sonnets et des improvisateurs: mais +peut-être y a-t-il trop d'esprit pour qu'il s'y rencontre de +l'enthousiasme. Les intérêts positifs et les pensées mercantiles y ont +laissé d'ailleurs peu de place au génie poétique. On vante comme un +lyrique distingué Chiabrera de Savone: hors de la Ligurie il est peu +connu. Ami d'Urbain VIII (Barberini), il ne composa pas moins de dix odes +pour célébrer l'exaltation de ce pontife. Sur trois volumes de vers, il a +de belles strophes: mais le médiocre domine avec les lieux communs, la +recherche des images et le mauvais goût. Pour louer saint Charles +Borromée, les pestiférés de Milan ne lui ont pas inspiré un seul mot. Il +n'a jamais trouvé un mouvement en faveur de la liberté de sa patrie. Mais +pour rendre à ce lauréat des papes toute sa verve, il n'est pas de sujet +plus heureux que la Saint-Barthélemy à chanter, les Français barbares et +hérétiques à dévouer à l'enfer. A peine pardonne-t-il à Henri IV quand il +est devenu l'époux d'une Médicis. + +Gênes c'est l'Italie: si ses enfants ne sont pas poètes, ils apportent en +naissant le sentiment de l'harmonie musicale. Elle est partout chez eux +spontanément et sans leçon. Dans les travaux qui se font en commun, les +matelots à la manoeuvre, les artisans sur l'atelier, chantent en choeur, en +réglant sur la cadence leurs mouvements et leurs efforts. Dans les belles +nuits de ce ciel pur, souvent on entend des accords populaires qui ne +dépareraient pas un concert étudié. Les chants religieux sont admirables, +même au village. Les voix d'hommes, de femmes et d'enfants, s'y marient +avec une justesse qui frappe l'oreille et qui pénètre au coeur. Ce n'est +pas le moins imposant des caractères de ces solennités presque +journalières qui appellent les fidèles dans chaque église tour à tour. +Dans ces cérémonies (fonctions, comme on les nomme) qui servent de fêtes +à ce peuple dévot, le culte se déploie avec une majesté de bon goût, +digne des nobles édifices que l'art et une magnificence pieuse ont +consacrés à la religion. + +Les palais non moins que les temples témoignent que l'architecture fut +toujours cultivée à Gênes. Ces palais jusqu'au dix-septième siècle furent +des forteresses aussi bien que des demeures somptueuses: ainsi le voulait +l'état du pays. Il reste encore sur pied quelques-unes de ces tours +hardies et ambitieuses que les podestats voulaient réduire à quatre- +vingts pieds de hauteur. Plusieurs hôtels assez modernes retiennent +encore des traces visibles de la défiance avec laquelle le noble, en +s'entourant de richesses et de magnificence, avait besoin de se préparer +à soutenir des sièges dans son domicile. + +Le luxe des palais et des ameublements était un noble emploi des +richesses accumulées par ces antiques familles qui avaient traversé tout +le moyen âge, commerçant, naviguant sans cesse. Elles y gagnaient de +joindre à leurs autres illustrations le renom de protecteurs, de +promoteurs des arts dans l'Italie entière; dans Gênes même leur +magnificence créait des disciples aux Michel-Ange et aux Raphaël; mais ce +beau faste était pour ces grandes maisons une nécessité de leur +politique. Quand, au milieu de leur opulence et de leur considération, +une révolution populaire eut exclu les nobles du gouvernement; quand on +les laissa comme une classe à part hors de rang dans la cité, ils eurent, +pour que le grand crédit de leur nom ne s'éclipsât pas, à se prévaloir de +l'éclat de leurs richesses, du nombre de leurs clients et de leurs +serviteurs, des points d'appui et des forces qu'ils trouvaient dans leurs +nombreux domaines. Ils affectaient une vie de princes dont les populaires +ne possédaient pas les éléments. Cependant peu d'entre eux conservèrent +leur grande fortune dans la décadence du commerce de la Méditerranée et +après la perte des colonies du Levant. Mais depuis 1528, la fusion de +droits n'ayant pas éteint la rivalité des anciens nobles et des nouveaux, +l'orgueil plus que la politique obligeait encore les premiers à soutenir +leur prééminence avec les restes de leur ancien faste. C'est seulement +quand la force des choses qui avait réduit toutes les proportions de la +grandeur génoise finit par resserrer naturellement le gouvernement entre +les mains des nobles riches sans distinction de la date de leurs titres, +que leur politique se corrigea d'elle-même. Elle se conforma au goût de +tous en permettant de régler la manière de vivre sur les conseils de +l'économie. Sous le prétexte de ne pas blesser l'égalité, on convint des +formes d'une représentation qui distinguât les nobles, mais qui fût à la +portée de tous. On se fit des lois somptuaires intérieures. On conserva +les palais et on n'en bâtit plus guère. On régla les habitudes, les +pompes un peu mesquines et le nombre des serviteurs. «Vous êtes des rois +(disait un prédicateur prêchant devant le sénat) qui par modestie daignez +vivre en particuliers.» Les dames eurent le noir pour seul habit de +cérémonie; il est vrai que l'abondance des diamants de famille +distinguait les femmes des premières maisons. Les noces furent presque +les seules occasions de festins. Des réunions dont l'étiquette était à +peu près l'unique plaisir étaient instituées pendant un certain temps de +l'année et se tenaient fastueusement dans un ordre qui, pour chaque +maison, n'en ramenait la dépense qu'à de longs intervalles. Quant à la +vie ordinaire, elle était retirée. Les charmes et le profit d'une société +libre y étaient peu connus, on ne les entrevoyait guère qu'au temps où +l'automne attire les citadins à la campagne; là régnait un peu plus +d'aisance dans les manières et une sorte d'égalité; à la ville on ne se +visitait presque qu'au théâtre. + +En parlant de l'emploi des richesses génoises, je ne dois pas omettre de +signaler ce que, dans les siècles de magnificence, les monuments publics, +les établissements utiles ont obtenu de part dans l'ostentation politique +des particuliers; et il serait injuste de ne pas ajouter que même après +qu'on se fut astreint à des habitudes plus économiques, cette sorte de +libéralité patriotique n'avait pas absolument cessé. On fondait des +églises; on bâtissait ou l'on enrichissait des hospices, même avec un +luxe de bâtiments qui eût pu être épargné. Les familles établissaient des +collèges. Des statues de bienfaiteurs publics remplissaient les salles de +Saint-George et les hôpitaux. Au milieu du dernier siècle encore la +famille Cambiaso, qui n'avait été écrite au livre des nobles qu'en 1731, +changea à ses frais, en une belle voie, une sorte de sentier qui dans des +lits de torrents montait de Gênes à la Bocchetta, fameux passage, et +unique communication à cette époque entre la mer et les plaines de +Lombardie à travers l'Apennin6. + +Quand la haute bourgeoisie eut appris à se passer des honneurs du livre +d'or ou à se résigner à les attendre, elle se conforma aux moeurs de la +noblesse et se permit rarement ce que celle-ci se refusait. On vivait +chez soi, la société proprement dite y était inconnue dans beaucoup de +familles. On croyait se conformer à la sagesse patriarcale en tenant les +femmes renfermées dans une solitude jalouse. Cependant, s'il en faut +croire un témoignage du temps où vient de s'arrêter notre histoire, les +dames de Gênes au seizième siècle vivaient avec aisance, ne se cachaient +point et faisaient le charme de leur patrie. La vertueuse liberté dont +elles jouissaient protestait, disait-on, contre les préjugés farouches +qui ailleurs dérobent les femmes à la vue du monde7. + +Mais quoique les moeurs de chaque siècle permissent ou défendissent à +Gênes, les femmes y étaient étrangement opprimées par les lois. Elles +étaient en tutelle toute leur vie. Une veuve même ne pouvait rien sans +l'autorisation d'un conseil judiciaire qui lui était assigné par le +magistrat. Elle n'avait aucun droit à la tutelle de ses enfants. Il +n'était pas rare que le jour même de la mort de son mari, elle fût +congédiée de la maison, où il n'y avait plus rien à elle8. Mariée, aucune +autorité, même dans les soins domestiques, ne lui était ordinairement +confiée: condition peu morale qui ne laissait point d'influence à +l'épouse ni à la mère, qui ne faisait pas des femmes le lien des +familles, et ne leur enseignait pas à se respecter elles-mêmes. + +Rien n'était moins étendu que leurs droits sur les biens de leurs +parents. La loi fermait l'accès à toute réclamation d'une fille s'il lui +avait été assigné une dot d'une somme quelconque par le père, ou, s'il +mourait intestat, par un conseil de famille, et la modicité des dots +était une des règles somptuaires de la politique des nobles. Ils +voulaient par là faciliter les alliances entre eux indépendamment de +toute-inégalité de fortune: ils voulaient surtout que les richesses qui +devaient servir à soutenir l'éclat d'un nom, allassent le moins possible +se disséminer dans d'autres familles. + +Également soumis à la discrétion paternelle, les fils cadets étaient un +peu moins rigoureusement partagés que leurs soeurs; mais l'inégalité des +conditions de fortune entre eux et leurs frères était d'autant plus +sensible que dans toutes les maisons considérables une grande part du +patrimoine antique et de ses revenus accumulés était dévolue à l'aîné, à +titre de majorât perpétuel. + +Tant d'intérêts opposés, si peu de motifs d'union dans les familles, tant +de biens et tant de jalousies, l'on pourrait ajouter tant de légistes +pour conseils, multipliaient les procès. Les hommes puissants ne +pensaient pas qu'on pût les leur faire perdre; et chacun regardant comme +compromis dans le succès non-seulement la justice, mais son propre +crédit, toute affaire contentieuse se débattait avec une chaleur +excessive. La juridiction ordinaire était cette rote composée de docteurs +étrangers amenés par le sort et pauvrement salariés. Rarement ils +échappaient aux soupçons de vénalité. Entre parties considérables la +sentence était, disait-on, emportée aux enchères. Mais dans une foule de +cas, on était soustraite ce jugement suspect: il appartenait au sénat ou +à un magistrat dit de l'extraordinaire de déléguer des juges spéciaux. On +les prenait parmi les avocats, et le choix à faire était, comme on peut +croire, un sujet inépuisable d'intrigues. Les causes allaient et venaient +sans cesse des juges au sénat et du sénat à de nouveaux juges. Mille +incidents, mille chicanes venaient encore éterniser les affaires; et il +était assez commun qu'après avoir partagé le public, elles se +compliquassent d'entreprises violentes ou de voies de fait mal réprimées. +La justice criminelle n'était ni moins partiale ni plus forte que la +justice civile. En général, on reprochait aux nobles, dans la poursuite +de leurs intérêts, dans leurs moeurs, dans ce qu'ils exigeaient du public, +de se croire tout dû et tout permis. On reprochait aux bourgeois, la +servilité aux uns, et aux autres d'affecter l'imitation des nobles dans +leurs procédés arbitraires ou dans leurs dérèglements. Quant au peuple, +très-pauvre, laborieux et sobre, mais dépendant de qui le salariat, avide +dans sa misère et poussé au mal par l'exemple et par l'impunité, un grand +nombre d'entre eux vivaient sans frein. Les uns arrivaient à n'avoir plus +que la misérable ressource de s'engager aux galères comme volontaires +(buona voglia) pour ramer côte à côte avec les forçats enchaînés. Les +autres, devenus réfractaires aux condamnations de la justice, se +faisaient brigands; et bientôt, reparaissant sous la protection de +quelques nobles, ils venaient se vendre à ceux qui avaient besoin +d'instruments de vengeance ou de rapine9. Celui à qui l'on reprochait de +violer quelque loi, répondait fièrement: «Ne sommes-nous pas dans une +république?» Ce peuple était passionné pour la patrie, mais il n'en +concevait pas autrement la liberté. La noblesse tolérait, caressait ces +vices; elle recherchait la popularité dans ces classes infimes, pour les +déchaîner au besoin contre la bourgeoisie, toujours suspecte d'envie et +d'ambition. La populace, en effet, était aveuglément dévouée au +gouvernement. + +Chez les nobles, la prépotence (ce mot, qui tarde à devenir français, +était essentiellement génois); dans le second ordre, la disposition à +rivaliser avec la noblesse; chez le peuple, le penchant à la violence et +à la rapine, tout cela appartient surtout aux années qui précédèrent et +suivirent immédiatement l'établissement de 1576. C'était la suite de la +confusion née des dissensions publiques, des moyens dangereux employés +par tous les partis et de ce qui restait d'habitudes de désordres et de +concessions mal définies. Les choses devaient retrouver leur place et s'y +remettre. Mais ce rétablissement de la concorde sous un gouvernement +désormais régulier, ce raffermissement de l'ordre public par la +résignation des prétentions turbulentes, fut-il, à Gênes, prompt et +facile, ou lent et pénible? C'est ce qu'il faut chercher dans l'exposé +qui va suivre pour servir de complément à notre histoire10. + + +CHAPITRE II. +Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero. + +Après 1576, les annales qu'un homme public (Casoni) a recueillies +deviennent tout à coup d'une sécheresse extrême. De ce qu'elles +contiennent pendant les vingt-quatre dernières années du seizième siècle, +il n'y a que deux résultats à tirer: la cour d'Espagne domine dans Gênes; +ses ministres fatiguent indiscrètement la république. Un voisin à peine +mentionné jusque-là1, le duc de Savoie, prince ambitieux et guerrier, +inquiète l'État sur ses frontières; il s'essaye à franchir la barrière de +l'Apennin; établi aux dépens des Génois sur le rivage de la mer, il +semble convoiter la ville de Gênes. + +A peine on voit percer un troisième fait qui se lie aux deux autres. La +France, sous Louis XIII, tient les yeux ouverts sur Gênes, non plus comme +sur une possession à revendiquer, ainsi que la considéraient les +prédécesseurs de ce roi, mais comme sur un des points d'appui de l'ennemi +dont les Français sont jaloux. Tantôt ils menacent d'attaquer Gênes à +force ouverte comme une dépendance espagnole; tantôt, plus avisés, ils +travaillent à y miner cette influence exigeante qui ne semble pas +inébranlable; ils en épient l'affaiblissement; ils lui opposent des +créatures et des pensionnaires; ils s'offrent pour substituer leur +protection à la tyrannie de la cour de Madrid. Le duc de Savoie, occupé +de son seul intérêt, s'aide tour à tour des menaces et des intrigues de +la France et tout à la fois de l'appui que lui vendent les ministres +espagnols. + +On voit bien là le cercle étroit dans lequel est nécessairement +circonscrite la politique extérieure d'un petit État, au milieu de grands +et ambitieux voisins. Mais ce qui se passait à l'intérieur; comment +s'exécutait cette constitution imposée par les arbitres; comment des +prétentions si mêlées et si violentes s'y étaient soumises; comment les +discordes s'étaient pacifiées, sur ces points, la chronique de ces temps +est absolument muette, et l'on se voit tenté de croire que tout marchait +sans difficulté, suivant les dernières lois. + +On s'aperçoit cependant que l'ordre était imparfaitement rétabli, ou que +de temps en temps il recevait certaines atteintes (1581). On voit, cinq +ans après la publication des nouvelles lois, défendre les armes à tous +les citoyens. Les mal-vivants, dit-on, s'étaient multipliés dans la ville +même, dans les campagnes et dans les rivières. Fréquemment (1585-1588) il +faut renouveler les mesures répressives contre l'audace des bannis qui se +font brigands2 aux portes même de la ville. Deux d'entre eux, qui +portèrent leur tête sur l'échafaud, appartenaient, si leurs noms ne nous +trompent, à des familles illustres. + +(1607) Enfin il se passa un fait étrange dont on ne nous donne aucune +explication. Tout à coup, une loi extraordinaire est portée; le petit +conseil s'assemblera; chaque membre présent sera tenu d'inscrire sur un +bulletin secret le nom d'un individu qu'il juge à propos d'exclure de la +république. Tout nom qui aura été indiqué par quatre bulletins sera +immédiatement soumis à un scrutin définitif, et, si les trois cinquièmes +des voix concourent contre lui, l'individu désigné subira un exil de deux +ans. Six nobles furent aussitôt condamnés par cet ostracisme. On en nomme +trois, un Centurion, un Spinola et Claude de Marini; celui-ci bientôt +nous le retrouverons en scène. Le sénat, en même temps, bannit vingt-neuf +populaires; sans doute avec moins de scrupules et de formalités. + +L'annaliste fait dans cette circonstance une seule réflexion. «La +manière licencieuse dont certains nobles vivaient encourageait les +populaires aux scandales.» Quelque justification de la nouvelle loi que +ces mots impliquent, ce n'est pas pour réprimer des désordres privés +qu'un État invente une semblable mesure. Il est probable que le vieux +levain fermentait toujours, que la confiance en soi-même n'était pas +encore acquise au gouvernement. Les éléments de la discorde de 1576 +vivaient; parfois ils faisaient effort et menaçaient d'explosion. +D'autres que l'écrivain semi-officiel en ont écrit des témoignages. Parmi +les nombreux mémoires que l'obscurité dans laquelle en est tombé le sujet +a laissés inédits, beaucoup, de motifs nous font croire que nous ne nous +méprenons pas en choisissant un de ces guides3 pour nous faire une idée +des circonstances de l'époque. + +Suivant le document dont nous parlons, à ce temps la seule querelle de +l'agrégation était supprimée. Les boutiquiers ne devenaient plus des +Doria ou des Lomellini; mais les autres divisions subsistaient, et +l'esprit des intérêts divers continuait à être hostile. Être noble, +l'être devenu, n'avoir pu y parvenir, c'était la cause d'oppositions +tranchées et d'animosités renaissantes. Parmi les nobles, les anciens et +les nouveaux ne s'étaient guère rapprochés. Entre les premiers, les +quatre familles principales affectaient de plus en plus la prééminence, +et, en quelque sorte, ne connaissaient plus d'autre noblesse que la leur. +Les autres nobles anciens ou, comme on s'avisait de désigner leur +importance secondaire, les grosses têtes, ne venaient qu'à la suite de +ces chefs. Parmi les nobles populaires se tenaient à part les cinq +familles antiques qui avaient formé des alberghi en 1528, suivis de +quelques adhérents anciennement inscrits; puis venait la foule des +anoblis modernes, ridiculisés sous le nom de serre-boutiques, parce +qu'ils étaient à peine sortis de leurs trafics plus ou moins ignobles +pour passer au livre d'or. Ces diverses classes de nobles ne frayaient +pas entre elles. Les loges ou cercles des nobles anciens ne recevaient +pas les nouveaux; chez ceux-ci les loges des cinq grandes familles +censées populaires ne s'ouvraient pas facilement aux anoblis modernes et +se fermaient devant les bourgeois. + +Il n'y avait plus, comme de 1528 à 1576, deux noblesses censées +confondues en une seule. Les lois nouvelles avaient expressément prohibé +la distinction des portiques, mais l'usage reconnaissait encore leur +existence, et y attachait des effets consacrés par une convention tacite. +La succession bisannuelle des doges amenait tour à tour au siège ducal un +membre de quatre familles, un des autres nobles anciens, un des cinq +familles de la noblesse populaire, et enfin un des inscrits des derniers +temps. Mais la bonne foi seule garantissait ce tour de rôle: il dépendait +de la majorité de s'y soustraire. Or, en 1626, il y avait deux mille cent +vingt-quatre nobles, inscrits sur une population qui ne dépassait pas +soixante mille âmes dans la ville de Gênes. Dans ce nombre, sous trente +noms seulement, l'ancienne noblesse ne fournissait que sept cent +cinquante-neuf individus. La nouvelle avait porté au livre d'or mille +trois cent soixante-cinq personnes sous quatre cent quatre-vingt-quatorze +noms. Dans cette inégalité la préoccupation des anciens nobles était +encore qu'ayant été si longtemps exclus du gouvernement, ils étaient +toujours menacés d'une exclusion nouvelle par l'ambition des mêmes +populaires à qui le nombre dans le sein des conseils en donnerait le +moyen. La loi de 1547 (le garibetto) avait eu pour objet de réserver à +cette illustre minorité la moitié des charges et de l'influence +politique, en dépit du nombre croissant des nouveaux venus. Les +convulsions de 1575 avaient eu pour but au contraire de faire prévaloir +les plus nombreux. L'arbitrage de 1576 avait été une transaction qui +était venue restreindre l'invasion de la démocratie dans l'aristocratie, +mais qui n'avait fait que la ralentir. + +Dans les citoyens non inscrits, continue l'observateur, on distinguait le +gros peuple et le menu peuple. Les premiers étaient ceux qui se +regardaient, non sans raison, comme aussi dignes de la noblesse que la +plupart de ceux à qui on l'avait conférée, et beaucoup plus dignes que +tant de personnages inférieurs à qui elle était échue au milieu des plus +viles occupations. Tous se souvenaient des trois cents inscriptions +promises au peuple par décret, dont les listes avaient été dressées et +qu'on n'en avait pas moins éludées. Quelques admissions annuelles +autorisées par la loi, loin de suffire aux prétentions, excitaient les +jalousies. Plusieurs même voulaient l'inscription en masse de la +bourgeoisie entière; car, en ce temps de préjugés, pour fonder l'égalité, +on rêvait de faire tout le monde noble, et non pas d'ôter la noblesse à +tout le monde. + +On nous a conservé un singulier exemple du combat obstiné des +prétentions. Dans la familiarité de la place publique, tous les Génois +avaient l'habitude en se rencontrant de se saluer amicalement de la voix. +Mais les nobles voulaient rester couverts, en exigeant que les populaires +se découvrissent. Ce fut un sujet interminable de querelles, de +violences. Il fallut que le gouvernement intervînt, et qu'un décret +(chose misérable!) réglât les salutations réciproques. Nous trouverons +ci-après un jeune citoyen engagé dans une conspiration4, où pour premier +mobile il fut poussé par ce ridicule incident. + +L'espion anonyme qui peint ces discordances cherche ouvertement par quels +points nouveaux le gouvernement de Gênes est vulnérable après cinquante +ans de durée. «Voulez-vous seulement, dit-il à ceux qui le font écrire, +prendre de l'influence dans la république? ne pratiquez pas les anciens +nobles; ils sont sans retour vendus aux Espagnols. Leurs fiefs à Naples, +leurs créances en Espagne, le risque qu'elles y courent, les suspensions +de payement dont la cour de Madrid les effraye, et sur lesquelles ils +sont réduits à marchander et à supplier, sont des chaînes qui ne peuvent +être brisées. Adressez-vous plutôt à la noblesse nouvelle, à celle du +moins dont le titre n'a pas eu le temps de vieillir. Elle n'a rien de ces +engagements et elle les déteste. + +Mais s'il s'agit de susciter des troubles, adressez-vous à ceux qui +attendent en vain l'inscription au livre de la noblesse, et qui parfois +la sollicitent jusqu'à Madrid5. Cette cause de jalousie est toujours +flagrante. Attachez-vous aussi aux anoblis mécontents, auxquels une +rivalité orgueilleuse et blessante dispute le pouvoir qui, entre égaux, +devait appartenir aux plus nombreux. Cette classe tient encore par mille +liens à la bourgeoisie dont elle sort, et facilement ces deux populations +agiront ensemble. Quant au bas peuple, il ne hait pas les nouveautés, +mais il ne se soulève pas de lui-même: il suivra les impulsions qui lui +seront données, et il les recevra plutôt des populaires que de la haute +noblesse6.» Enfin, remarquait-on, cinq cents Allemands, la plupart +casernes au palais, trois cents Italiens disséminés en plusieurs postes, +et cent Corses, étaient toutes les forces qui défendaient la ville. J. - +L. Fieschi, s'il ne se fût perdu au moment du succès, surmontait ces +obstacles avec trois cents paysans. + +On voit s'exécuter en 1627 une tentative réglée précisément sur ces +données, et l'on peut douter que cette statistique politique soit +absolument innocente des événements que nous allons retracer. Au reste, +observateur ou espion, le judicieux anonyme prévoit que la balance ne +pourra rester en équilibre, et il devine le poids qui doit l'emporter. Si +la tranquillité subsiste au milieu de tant d'éléments de discorde, c'est +qu'un même motif y dispose tous ceux qui possèdent. Tous les riches sont +les véritables maîtres de l'État. C'est, en effet, ce qui a fini par +rejeter dans l'ombre et dans l'impuissance les nobles pauvres. C'est ce +qui a fait désespérer aussi les petits bourgeois des objets de leurs +prétentions ambitieuses. C'est ce qui a fait entrer dans une même +communauté compacte d'influence et de politique, l'ancien noble resté +opulent et l'anobli aussitôt qu'il est devenu égal au premier en +richesse, dernier état d'une république faible et abaissée; mais ce n'est +que peu à peu qu'elle a gagné cette assiette et l'espèce de calme dont on +y a joui. + +Les Génois étaient jaloux de leur territoire et surtout de leur littoral. +Quelques fiefs impériaux y étaient enclavés; et plus d'une fois des +investitures, achetées par des seigneurs qui s'accordaient mal avec eux, +inquiétaient leur sûreté et leurs intérêts commerciaux. Final, patrimoine +de l'antique famille Caretto; a été longtemps et jusqu'au siècle dernier +un de ces sujets de contestations et de traités. Sous prétexte d'un long +procès féodal, l'empereur ayant prononcé le séquestre de ce petit État, +le roi d'Espagne, d'ailleurs étranger à la contestation, s'était hâté de +s'en faire attribuer le dépôt judiciaire et la garde; successivement il +entendit s'en arroger la propriété. Il lui convenait, à cause de son +gouvernement de Milan, d'avoir pour ses galères et pour ses troupes un +abord assuré indépendant de la bonne volonté des Génois. Gênes, à son +tour, redoutait à bon droit au milieu de son pays un établissement +espagnol; elle craignait qu'on n'y détournât le commerce du transit pour +la Lombardie; surtout qu'on n'y fît des dépôts de sel qui alimenteraient +les environs au préjudice de ses gabelles (1602). Mais les Espagnols +consolidèrent leur possession de leur mieux, et les prétentions des +Génois toujours entretenues Surent réservées pour un autre temps (1588). + +Sur le même rivage le duc de Savoie possédait Oneille et il cherchait à +s'agrandir. Le duc était alors en guerre avec la France pour le marquisat +de Saluces, et il n'était pas en mesure de gagner ses procès à main armée +(1624). Mais plus tard la querelle de la Valteline éclata; la France +rechercha l'alliance du duc de Savoie; et les termes dans lesquels le +cardinal de Richelieu raconte ce qui se passa sont assez naïfs pour nous +en emparer ici. + +«Pour arrêter le secours qu'on envoie à Milan, une diversion est +nécessaire en Italie, en laquelle les armes de S. M. ne paroissent pas. +Celle qui semble être le plus à propos c'est l'attaque de Gênes au nom du +duc de Savoie, sous prétexte de l'injure qu'il a reçue de cette +république sur le sujet de Zuccarel qu'elle lui retient. Le fief de +Zuccarel appartient pour trois quarts à Scipion Caretto, et pour un quart +à Ottavio Caretto. M. de Savoie a acheté les trois quarts de Scipion sans +le consentement de l'empereur de qui ils dépendent, et contre un contrat +que ledit Scipion avoit passé avec la république de Gênes, par lequel il +s'engageoit à ne vendre point Zuccarel de vingt ans qui n'étoient pas +expirés. Il en poursuivoit (le duc) l'investiture, laquelle lui est +déniée. Ottavio Caretto, cependant, vend son quart à la république de +Gênes, qui obtient l'investiture de l'empereur. Ledit empereur confisque +ensuite les trois quarts qui appartiennent à M. de Savoie, parce qu'il +n'a pas obtenu ce qui étoit dû à l'empire, en ce qu'il a acheté Zuccarel +inscio domino. Ensuite de cette infraction la république achète ces trois +quarts de l'empereur bien cher auprès de ce qu'ils avoient coûté à M. de +Savoie. De là M. de Savoie vient aux armes: voilà le plus juste prétexte +que nous eussions pu désirer7». + +D'après les accords faits avec la cour de France, le duc fit de grands +préparatifs de guerre. Il fut bientôt joint par le connétable de +Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, et par le maréchal de Créqui, +gendre de celui-ci, qui lui amenèrent des troupes françaises. La +république s'était mise passablement en état de résister au duc, mais non +à de tels auxiliaires. Dès le commencement (1625) de la campagne on lui +prit Novi, Voltaggio et jusqu'à l'importante forteresse de Gavi. Les +ennemis se préparèrent à pénétrer sous les murs de la ville. On croyait +sa reddition si immanquable et si prochaine que les assaillants pensaient +n'avoir pas de temps à perdre pour s'accorder sur la possession d'une si +belle proie. Nous avons les pièces de cette négociation8. + +La ville devait d'abord être mise en dépôt entre les mains de la +princesse de Piémont, soeur du roi. La garnison serait mi-partie. Le chef +serait français, mais choisi par le duc, et l'on voulait que le choix +tombât sur Créqui. La possession de l'État de Gênes reviendrait à la +France, si par la suite des opérations le duc obtenait Milan. Il n'aurait +dans ce cas du territoire génois que Zuccarel. S'il ne gagnait pas Milan, +il aurait la rivière du ponant et la Corse. Le roi aurait la ville de +Gênes et la rivière du levant. Enfin, si le duc entrait en possession de +Genève, il n'obtiendrait en Ligurie que la rivière du ponant; la Corse +passerait dans le lot de la France. + +Par un dernier article des propositions dressées à Turin, le butin était +d'abord employé aux frais de l'armée; le surplus serait partagé entre le +duc et Lesdiguières. Le roi dans sa réponse corrige cet article. C'est +lui qui entrera en partage du butin, en se chargeant de satisfaire le +connétable. Cependant le roi faisait écrire qu'en s'en remettant sur le +siège de Gênes à la prudence du connétable, il pensait qu'avant de +l'entreprendre, il importait de bien prendre ses précautions, afin de ne +pas compromettre la réputation des armes françaises. + +On avait annoncé une escadre qui serait renforcée de vaisseaux anglais et +hollandais; mais rien de semblable ne parut. Au contraire, les Espagnols +avaient réuni dans le port de Gênes soixante-dix galères. Elles ne +donnaient aucun secours au reste du littoral, mais elles gardaient la +capitale. Lesdiguières jugea impossible d'attaquer sans le concours d'une +flotte, une ville qui venait de relever ses fortifications, et qui se +montrait décidée à défendre sa liberté; qui d'ailleurs serait +incessamment secourue par le gouverneur de Milan. Il refusa, au grand +désespoir du duc, d'assiéger Gênes, et, méditant sa retraite, il engagea +le prince à conduire l'armée à l'envahissement de la rivière du ponant. +On vient de voir que les instructions de la cour de France se méfiaient +du succès d'un siège et de l'opportunité de l'entreprendre: peut-être y +avait-il une secrète répugnance à détruire au profit du duc, dont la +politique était si variable, une république qu'on n'avait attaquée que +pour faire diversion à la guerre de la Valteline9. Mais l'Italie entière +se persuada que Lesdiguières avait vendu sa retraite et que les Génois +l'avaient payée. Ceux-ci, ranimés à mesure que le péril s'éloignait de +leur ville, prirent à leur tour leurs avantages. Aidés enfin par des +secours venus de Milan, ils regagnèrent les places qu'ils avaient +perdues, même le fort de Gavi. Le duc de Savoie accourut pour les +reprendre; son camp fut surpris. Forcé à la retraite, il ne put enlever +ses canons; ils passèrent aux mains des Génois: peu auparavant ils +avaient acquis sur lui un autre trophée; sa galère capitane fut prise. + +Le duc était mécontent et il ne tarda pas à tourner ses intrigues vers +l'Espagne. Mais Gênes en ce moment se faisait une querelle avec la +France. Le ministre français à Turin était un Génois, Claude de Marini, +l'un des nobles soumis en 1607 à un exil de deux ans par mesure +politique. Il s'était retiré en France; il était habile intriguant, et +comme le dit de lui le cardinal de Richelieu, en morale ce n'était pas un +ange10. Il se rendit nécessaire et se fit employer quand on se jeta dans +les détours de la politique italienne. Il ne faut pas douter que dans sa +nouvelle position il n'ait rendu à sa patrie tous les mauvais services +qu'il a pu. Un de ses parents, Vincent Marini, était directeur des postes +à Gênes. Claude disposait de lui et des correspondances qui passaient par +ses mains. Le duc de Savoie cherchait des créatures qui pussent livrer +les portes de la ville: le directeur des postes avait prêté son ministère +à cette intrigue. Elle fut découverte, et il paya de sa tête la +prévarication dont il fut convaincu. Mais il n'était que l'instrument de +Claude, et la république feignit d'ignorer qu'un de ses nobles, +responsable par sa naissance aux lois de la patrie, était devenu un +ambassadeur français. Elle le regarda comme un simple contumace, et le +condamna aux peines de haute trahison. On mit sa tête à prix; on rasa sa +maison. Une ordonnance du roi de France parut aussitôt11. Elle protestait +contre l'outrage fait au droit des gens et à la France dans son +ambassadeur. La personne de celui-ci et ses propriétés étaient +expressément mises sous la protection royale. Pour représailles, une +récompense de soixante mille francs était offerte à quiconque tuerait un +des juges qui avaient condamné Marini. Les Génois trouvés dans le royaume +devaient être arrêtés et leurs biens séquestrés pour l'indemniser des +confiscations prononcées contre lui12. Mais la paix de Monçon entre la +France et l'Espagne changea les rapports. Les Génois ne demandaient pas +mieux que de s'attirer la bienveillance du roi. A sa requête ils +annulèrent la sentence prononcée contre de Marini; ils démentirent même +la mise à prix de sa tête, que néanmoins les écrivains du pays donnent +pour très-véritable13. De Marini n'en restait pas moins l'irréconciliable +ennemi de Gênes à la cour de Turin. + +Le traité de paix invitait le duc de Savoie et la république à concilier +leurs différends par la voie d'un arbitrage direct (1626). S'ils n'y +étaient pas parvenus dans le délai de quatre mois, les deux cours se +réservaient d'en être les juges. Il devait y avoir en attendant +suspension des offenses. L'accommodement direct fut impossible: le duc +donnait ses pouvoirs à Claude de Marini; et l'honneur ni l'intérêt des +Génois ne leur permettait d'accepter un tel arbitre. Le jugement fut +renvoyé à Madrid: l'ambassadeur de France y devait prendre part avec les +ministres espagnols. Quant à la cessation des hostilités, le duc +prétendait n'y point être tenu que pour préalable les Génois ne lui +eussent rendu ses canons, sa galère et ses prisonniers. Les Génois +consentaient à l'échange des prisonniers, mais ils entendaient que les +autres restitutions fissent partie des conditions qu'imposeraient les +arbitres. + +Ainsi menacée, la république éprouvait un autre malheur. L'Espagne était +de plus en plus obérée: le principal ministre, Olivarès, se montrait +chaque jour plus dur. Un édit, aussi injurieux dans ses termes que fatal +dans ses dispositions, rompit violemment les marchés par lesquels les +grands capitalistes génois, créanciers et fermiers des revenus espagnols, +en étaient les percepteurs directs. Ils se payaient par leurs propres +mains, ou avaient des assignations assurées sur les trésors que les +galions apportaient d'Amérique. On les priva tout à coup de ces deux +sûretés. On les réduisit à une liquidation onéreuse et sans terme dont +les titres se vendaient à un tiers de perte; et encore la défense +d'exporter d'Espagne des métaux précieux empêchait de retirer sans un +nouveau déchet les débris des créances. Ce fut à Gênes un bouleversement +complet: dix millions de piastres manquaient à la fois à la circulation, +et sur ces dix millions on en calculait cinq perdus sans remède. On fut +contraint de décréter une suspension générale des payements, un +atermoiement universel, et cinq ou six riches et nobles maisons restèrent +en état de faillite14. + +(1628) L'ambassadeur d'Espagne n'en osa pas moins, l'année suivante, +demander à la république un emprunt de cinq cent mille écus, et sa cour +adressa pareille demande à dix ou douze individus riches, ou censés +l'être; car, disait une lettre du temps, «maintenant nos richesses sont +plus dans l'opinion qu'on en a encore que dans la réalité15.» + +Tels étaient les procédés de l'Espagne envers ces Génois qu'elle +entendait tenir sous le despotisme de sa politique, et qu'elle +compromettait dans sa propre décadence. + +Un nouvel incident venait encore troubler l'Italie. Le duc de Nevers, +succédant à la branche italienne de sa maison, était devenu duc de +Mantoue (1627). L'Espagne ne voulait pas d'un prince français si près du +Milanais. Le duc de Savoie convoitait le Montferrat, qui faisait partie +de l'héritage de Mantoue. Une prompte alliance réunit ces deux ambitions. +Charles-Emmanuel se mit en marche et les Espagnols assiégèrent Casal. + +A Turin on ne rompit pas ouvertement avec la France. De longues +négociations s'ensuivirent. Les ministres de Louis XIII voulurent du +moins empêcher le duc de se livrer entièrement à l'Espagne. On lui +faisait sentir qu'il avait lieu de se plaindre de cette puissance qui, +chargée de terminer ses différends avec les Génois, y avait mis +perpétuellement des obstacles; mais c'était précisément l'amorce que la +cour de Madrid employait pour l'attirer à elle16. Quoi qu'il en soit, +dans le cours de cette longue affaire, le duc insista sans cesse auprès +de la France, pour qu'elle s'engageât à lui laisser conquérir Gênes17. On +refusa longtemps de s'y prêter. Il parait qu'enfin on eût consenti à +sacrifier les Génois pour ôter à l'Espagne, à ses flottes et à ses +besoins pécuniaires, une ressource si considérable; mais le duc +tergiversa encore, et la cour de France renonça à le ramener à son +alliance. + +Le siège de Casal devint la grande affaire de l'époque: c'était pour le +pousser que la cour de Madrid demandait de l'argent aux Génois; elle les +requérait, en outre, de donner à son entreprise une accession déclarée en +fournissant un contingent de troupes. A Gênes, les inclinations et les +jugements étaient fort partagés. On était de plus en plus fatigué des +Espagnols; mais on se sentait sous leur dépendance. On se demandait +seulement où était le plus grand risque d'encourir leur partialité dans +la contestation avec le duc de Savoie, soit en se refusant à ses +démarches, soit en entrant dans une confédération où la partie adverse +aurait bien plus de crédit que la république. Elle céda enfin, sur la +promesse formelle de l'Espagne que le duc n'entreprendrait rien au +préjudice de Gênes18. + +Si tel fut le motif auquel les Génois se rendirent, leur espérance fut +immédiatement démentie. Le duc suscita dans leur propre ville une +conspiration à son profit dont il ne craignit pas d'avouer les +instruments. + +(1628) Un aventurier qui se faisait nommer le comte Ansaldo vint à Gênes, +s'y cacha et pratiqua un certain nombre d'hommes irrités de n'être pas +nobles. Le principal d'entre eux était un marchand nommé Vachero, qui +avait quelque fortune et que sa première vie avait rendu familier avec +les violences de toute espèce; après lui venait un jeune Fornari, +persuadé que les nobles enviaient ses richesses, ses beaux chevaux, et +qu'ils prétendaient le contraindre à les saluer. Des médecins, quelques +notables, mêlés à nombre d'hommes tarés, prirent part à ces réunions, où +Ansaldo se donna pour chargé des affaires du duc. On compta le petit +nombre de soldats dont on aurait à se défaire au palais ou aux portes, et +l'on assura que pour un coup de main, on n'aurait besoin que de deux +cents fantassins que fournirait le duc: on s'emparerait de la ville, et +on subvertirait le gouvernement en deux heures. Pendant la délibération +sur les mesures à prendre, il vint cependant dans l'esprit des principaux +conjurés qu'Ansaldo, en lisant les lettres du duc sans les montrer, les +altérait et leur prêtait ce qu'elles ne contenaient pas. Dans le même +temps, le duc impatient craignait que son agent ne l'entretînt d'une +conspiration imaginaire, et ne dérobât les deniers qu'il s'était fait +avancer. L'intrigant Ansaldo se plaça adroitement au-dessus de ces +doubles soupçons. Il conduisit Vachero à Turin en secret, et le mit en +présence du duc. Les interlocuteurs se convainquirent de ce qu'avaient de +sérieux les accords ménagés à Gênes. Vachero caressé, renvoyé avec des +diplômes de colonel pour lui et pour le vaniteux Fornari, revint à Gênes +en état de donner confiance à ses associés. Le duc avait promis que, sur +le premier avis, le prince son fils paraîtrait aux portes de Gênes avec +de la cavalerie pour appuyer l'entreprise. Mais on craignait de trouver +de grandes difficultés pour introduire, sans donner l'éveil, les deux +cents Piémontais qui devaient opérer à l'intérieur. On pensa qu'il ne +serait pas impossible de réunir dans la ville même un tel nombre +d'anciens militaires, de gens dévoués et de main. Le duc donna de +l'argent à Vachero pour les solder et des directions pour trouver des +individus qui avaient servi dans les troupes du prince. Dès lors les +conjurés ne virent plus rien qui dût les arrêter. Ils firent leurs levées +secrètes; ils les casernèrent même; ils choisirent des capitaines parmi +les plus habitués au service. L'un d'eux qui, sous une sentence de +bannissement, n'en était pas moins dans Gênes, reçut la confidence: il +s'en effraya, et bientôt il calcula quel plus grand profit il aurait à +dénoncer la conspiration. Il assiste donc aux réunions, il prend +connaissance de toutes choses, de l'ordre convenu, du jour assigné; puis, +parvenu non sans difficulté jusqu'au doge, il fait son marché et dévoile +toute l'affaire. Les deux collèges s'assemblent sans bruit. Tout surpris +qu'ils sont, les preuves qu'on leur donne n'admettent pas le doute. Ils +sont avertis que, le soir même, les conjurés peuvent être pris en +flagrant délit dans le logement de Vachero. Mais les hommes timides +redoutent l'attaque d'une maison remplie d'armes et de gens déterminés. +Le plus pitoyable expédient est adopté: on se sépare en silence, et le +doge donne au barigel en chef un ordre pur et simple d'arrêter Vachero +dans la journée, comme on lui aurait ordonné d'emprisonner tout autre +délinquant pour la plus mince contravention. Cet exécuteur des ordres du +gouvernement trouve bizarre d'avoir à capturer un homme aussi connu, sans +sujet apparent. Dans son étonnement ou dans sa répugnance, il fait part +de cette singularité à deux de ses connaissances qu'il rencontre dans la +cour du palais. C'étaient précisément deux capitaines des conjurés: +Vachero est averti sur-le-champ, et tous les conspirateurs disparaissent. +Mais les perquisitions fournissent bientôt des preuves nombreuses. On +court après les fugitifs; on les retrouve: ils sont livrés à la justice. + +Ici est un fait que je ne puis passer sous silence: Vachero était caché +dans une campagne solitaire avec un de ses complices de bas étage. La +famille de celui-ci leur avait procuré cet asile. Ces pauvres gens +vinrent à mettre en délibération s'ils ne livreraient pas le grand +coupable, non pour recevoir le prix de son sang, mais pour sauver la tête +de leur enfant. Ils allèrent consulter un praticien leur allié; celui-ci +leur ôta tout scrupule: ils ne pouvaient pas hésiter, par une fausse +délicatesse, entre le crime et la loi. Mais en parlant ainsi le misérable +entendait s'emparer de l'affaire et en faire son profit. Il fit offrir au +gouvernement de révéler la retraite de Vachero, moyennant qu'outre la +somme promise pour cette découverte, on lui accorderait l'impunité de +deux conjurés: le marché eut lieu; il toucha à l'insu des parents les +quatre mille écus offerts aux révélateurs; et quand il en fut temps, il +vendit pour pareille somme la seconde grâce de la vie à Fornari. Ce +trafic indigne fut découvert; l'auteur en fut puni; le gouvernement mit +en doute s'il laisserait Fornari jouir pour son argent d'une impunité si +mal accordée. On finit par commuer pour lui la peine capitale en une +relégation, Vachero et les autres complices furent mis à mort19. + +C'est pendant le procès que le duc de Savoie eut le courage d'avouer +cette bande de malfaiteurs rebelles, et de demander qu'on se gardât bien +d'attenter à des hommes pourvus de commissions de lui. Il menaça de +représailles; il fit intervenir les ministres espagnols résidant à Gênes +et à Milan pour empêcher le jugement. La république, disaient-ils, avait +droit de punir, mais en punissant, elle soulevait une querelle qui allait +troubler l'harmonie et nuire aux entreprises de la confédération +italique. On ne céda point à ces considérations, mais on crut devoir +expédier un ambassadeur à Madrid pour y justifier la nécessité où l'on +avait été d'exécuter la sentence. L'envoyé fut très-mal reçu d'Olivarès, +qui reprocha aux Génois d'avoir fait manquer le siège de Casal. Quant au +duc de Savoie, en vertu des menaces qu'il avait faites, il fît rendre une +sentence de mort contre ses prisonniers génois; et il remit l'exécution à +la discrétion de son comte Ansaldo: odieuse et honteuse manière de le +gratifier de rançons! + +(1630) Cependant, cessant de ménager le duc, que ne pouvait ni satisfaire +aucune concession, ni lier aucune parole, Louis XIII vint avec une armée +et força le pas de Suse; le siège de Casal fut levé. Le roi envoya +aussitôt à Gênes, afin qu'on n'y prît aucune alarme, et qu'on y sût +qu'étant venu pour délivrer les uns, il n'avait pas dessein d'opprimer +les autres20. M. de Sabran fut chargé de cette mission, et en profita +pour faire connaître confidentiellement au sénat des documents qui +prouvaient le peu de fond que la république avait à faire sur la +protection espagnole dans sa contestation avec le duc de Savoie. Une +ambassade solennelle fut envoyée au roi; et quoiqu'elle n'apportât que +des témoignages de respect, les Espagnols surent très-mauvais gré aux +Génois de cette démarche. Les partisans français gagnaient quelque +terrain à ce moment, dans le sénat et dans les conseils. La faillite dans +laquelle l'Espagne avait précipité plusieurs de ses adhérents, les +éloignant des affaires publiques, affaiblissait leur parti, et changeait +la majorité des votes. Le doge qui fut nommé à cette époque était +personnellement désagréable à la cour de Madrid. La république en vint à +déclarer solennellement sa neutralité, et le roi l'en fit remercier21. M. +de Sabran resta résident à Gênes: nouveau sujet de plaintes pour les +Espagnols; et cependant jamais cet envoyé ne fut reconnu sous un titre +diplomatique. Il n'était admis auprès du doge que quand il portait un +message exprès de son roi. + +Le duc de Savoie essaya par mille manières d'arrêter les progrès des +armes françaises; négociant, offrant, demandant, changeant sans cesse de +propositions, et espérant encore tirer parti de la rivalité des deux +grandes puissances qui le pressaient de tout leur poids. Il promettait de +retirer ses troupes de l'armée espagnole, et il ne le faisait point. +Préoccupé de l'ambition de devenir roi, il insistait, afin d'agrandir son +royaume, pour que la France l'autorisât tout au moins à attaquer Gênes. +Mais la France avait toujours moins de motifs de détruire la république, +ou de la jeter, en la blessant, dans les bras de son ennemi22. + +Le fameux général Spinola au service d'Espagne était accouru pour relever +le crédit des armées espagnoles. Casal était de nouveau assiégée. Les +Vénitiens, qui, alliés du roi, gardaient Mantoue, avaient laissé enlever +cette place. Le cardinal de Richelieu revint en Italie avec une forte +armée. Pour premier exploit il s'empara de Pignerol, succès qui fit un +prodigieux effet parmi les Italiens. Quant aux Génois, dit le cardinal, +ils ne savaient s'ils devaient en être tristes ou joyeux23. + +(1631) Le duc Charles-Emmanuel ne survécut pas à cette perte. Il mourut, +dit-on, en recommandant à son fils de faire la paix. Celui-ci suivit +pourtant d'abord l'exemple paternel, négociant de tous côtés et demandant +à s'emparer de Gênes24. Mais il céda au temps, et obtint dans le +Montferrat des acquisitions avantageuses. Le cardinal conclut la paix à +Ratisbonne, et le duc de Mantoue rentra dans sa capitale sous la +protection française. Casal lui fut remise. Le crédit des armes et de +l'autorité de la France prit de l'ascendant parmi les Italiens, tandis +que la puissance espagnole déclina de jour en jour. + + +CHAPITRE III. +Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - Changement dans la +constitution intérieure des conseils de la république. + +Quoique la république eût été plus d'une fois en peine de maintenir ses +droits pendant qu'on se battait dans son voisinage et que les flottes des +puissances belligérantes couraient son littoral, sa neutralité lui avait +été favorable; mais les hostilités finies, il lui restait toujours sa +vieille querelle avec le duc de Savoie, long sujet d'intrigues et de +jalousie. + +L'affaire fut portée à Madrid où l'ambassadeur de France devait en +traiter avec les ministres espagnols, et l'on demanda (1628) aux +intéressés des pouvoirs pour consentir à l'arbitrage qui allait se faire. +La république de Gênes donna le sien à la cour d'Espagne: celui que le +duc aurait dû donner à la cour de France fut promis et ne vint jamais. +Après une longue attente on s'en passa en prononçant sous le bon plaisir +des parties; c'est-à-dire qu'on rédigea bien moins une décision qu'une +invitation1. L'accord, au reste, n'était pas compliqué; on devait se +rendre de part et d'autre ce qu'on s'était pris. Gênes aurait gardé +Zuccarel en payant au duc cent mille écus d'or; et par une clause qui, +dans tous les cas, ouvrait la porte à des contestations nouvelles, si le +duc prouvait que la valeur de ses prétentions dépassait les cent mille +écus, la république devait parfaire l'indemnité. + +Personne n'accepta cette décision; et la France s'étant brouillée avec +l'Espagne peu après, il n'y eut plus lieu d'attendre un jugement rendu +des deux gouvernements. La cour d'Espagne prétendit que la décision si +mal reçue avait épuisé le droit réservé en commun aux puissances +contractantes dans le traité de Monçon, et que le duc étant devenu son +allié comme les Génois, c'était à elle seule à interposer ses bons +offices. Le duc, certain de la partialité d'Olivarès en sa faveur, envoya +le plein pouvoir qu'il avait refusé jusque-là. Mais la sentence favorable +sur laquelle il comptait, on la lui faisait attendre, parce que la +politique espagnole avait besoin de ce frein pour contenir la versatilité +et l'ambition de ce dangereux voisin des possessions milanaises. + +(1631) Maintenant le duc exigeait des Génois2 outre les restitutions, que +l'impunité des conjurés de Vachero fût une des conditions de l'accord. +Ils y résistaient. Le roi de France leur représentait avec quelle +partialité l'Espagne allait juger, et leur rappelait que le butin qu'on +leur redemandait ayant été acquis à l'occasion de leur alliance avec la +France, il était honteux de s'en laisser dépouiller sans recourir à la +protection du roi. Cependant, de lassitude, ils cédèrent. Le roi +d'Espagne rendit un jugement qui semblait définitif. Il élevait à cent +soixante mille écus l'indemnité de Zuccarel et confirmait dans les autres +points la précédente décision3. + +Gênes adhéra. Le duc incidenta: il voulait qu'on indiquât de quelle +espèce étaient les écus d'or qui lui étaient alloués; en quel lieu lui +seraient rendus ses canons; en quel état serait restituée sa galère. La +cour d'Espagne autorisa Féria, le gouverneur de Milan, à expliquer le +sens des clauses débattues: c'était un substitut encore plus suspect que +le principal. + +Mais il survint un autre sujet de querelle. Un frère de Vachero, que la +république avait relégué à Naples, y trama avec d'autres fugitifs des +intrigues criminelles. La république obtint son extradition sans +difficulté, et fit faire son procès. Le duc de Savoie intervint avec une +extrême hauteur pour s'opposer à son jugement: il fit arriver des +remontrances d'Espagne et de France tout ensemble. Mais Gênes ne faillit +pas cette fois. Vachero fut condamné à vingt-cinq ans de prison sévère, +suivie du bannissement à perpétuité. + +Le hasard du renouvellement intégral des conseils y amena en ce moment +plus de partisans français (1633): ils firent résoudre l'envoi d'une +ambassade à Paris. Mais avant son départ la majorité était revenue aux +fauteurs de l'Espagne. Ils ne purent révoquer la mesure décrétée, mais +ils retardèrent le départ de l'ambassade tant qu'ils purent, et ils +astreignirent l'ambassadeur, par ses instructions, à ne porter au roi de +France que de vains compliments4. + +Sur ces entrefaites, un prince d'Espagne, le cardinal infant, passe par +Gênes en se rendant à Milan. Le cardinal dans sa grande bienveillance +demande à être chargé de terminer le différend de la république avec le +duc de Savoie. On n'osa refuser sa médiation, et il promit de décider +aussitôt qu'il serait rendu à Milan. En effet, au bout de quelques mois, +avec l'assistance d'un autre cardinal qu'on lui avait donné pour +confesseur et du chancelier de Milan, il rendit une décision finale sur +les points que la sentence de Madrid avait laissés douteux. Les écus d'or +furent de la monnaie d'Espagne, mais on lui fit glisser une clause qui +n'était nullement de la sentence primitive. En confirmant l'amnistie +donnée par la république aux Génois rebelles qui avaient pris les armes, +on ajoutait que le roi d'Espagne continuerait à décider à quels individus +le pardon devait s'accorder. Gênes refusa péremptoirement de se soumettre +à cette dernière condition. Le roi ayant déjà déclaré quelles personnes +étaient amnistiées, on ne pouvait lui laisser le pouvoir d'en nommer +d'autres. Les courtisans du prince cardinal et les ministres espagnols +qui l'entouraient, étaient indignés d'une telle résistance; ils +s'écriaient qu'il y allait de l'autorité de leur roi d'exiger l'admission +de la clause. Mais Gênes l'emporta, et enfin, par l'exécution du traité, +cette misérable querelle finit après huit ans de tracasseries. + +On ne peut se défendre d'un sentiment pénible en voyant à quelle +obéissance était réduit un État dont naguère la puissance n'était pas +méprisable. Il décline à mesure qu'à son détriment grandit son ambitieux +voisin: à peine il a le droit de se défendre; il ne le peut sans une +protection étrangère qu'il n'est pas le maître de choisir. Les grandes +monarchies ne considèrent la faible république que relativement à leur +intérêt propre ou à leur jalousie réciproque; qu'en raison de l'influence +qu'elles peuvent y exercer ou s'y disputer. L'Espagne avait multiplié les +liens: Gênes en sentait toute la pesanteur sans pouvoir les rompre. La +France ainsi devancée cherchait à regagner du terrain: mais elle en +désespérait presque; et il est curieux de voir comment le fier Richelieu +souffrait l'infériorité de traitement, les dégoûts, et surtout le peu de +crédit dont l'envoyé de son roi eut à se contenter à Gênes pendant +plusieurs années consécutives. «Il y a quinze jours que, ne pouvant +venir vers vous faute d'y être reçu avec l'honneur qui semble dû à sa +majesté....» ce sont les premiers mots d'une harangue de Sabran au +sénat5, lorsque ayant reçu une mission spéciale, on n'avait pu lui +refuser audience: jusque-là il n'avait pu communiquer que par l'entremise +de son secrétaire. Dans toute la durée de sa résidence, on n'avouait +jamais et l'on était souvent prêt à nier qu'il résidât à Gênes un +ministre de France; ce n'était qu'un simple gentilhomme du roi, un simple +porteur de ses messages, et l'on ne le rassurait pas toujours sur la +liberté de son séjour dans l'intervalle des commissions isolées qu'il +recevait de sa cour6. On lui écrivait de Paris que le ministre espagnol +de Gênes s'était plaint de n'avoir pas été visité par lui. Il répondait +qu'il n'était pas fâché que ces messieurs s'en chagrinassent, mais il les +verrait très-volontiers, si on lui assurait leur accueil: car il lui +conviendrait beaucoup d'être traité en diplomate par les ministres +étrangers. Les moindres affaires étaient rendues difficiles. +L'établissement d'un consulat français à Gênes eût besoin d'une longue +négociation et fut admis d'assez mauvaise grâce. + +Sabran, dans sa correspondance, voit sans cesse la tendance vers +l'Espagne; le gouvernement lui semblerait prêt à faire déclarer la +république ouvertement, sans la crainte d'émouvoir le citadin et le +peuple qui ne penchent pas de ce côté. Il y avait même des amis décidés +de la France. Sabran les avait fait connaître. Quand Pignerol est occupé, +on lui demande si cet événement n'en fera pas déclarer d'autres: on +voudrait avoir des engagements écrits. Il répond: «Il faut que vous vous +teniez pour assuré de l'intention de ceux que je vous ai marqués, et de +tous ceux de même qualité, dont la seule occasion peut faire paraître les +effets et qui néanmoins sont infaillibles.» Sabran connaissait, on le +voit, la valeur de cette qualité fort commune, mais toujours +particulièrement prisée à Gênes, et qui s'y définit par cette locution +proverbiale: amis du bon succès! + +La France avait aussi quelques pensionnaires parmi les nobles. Sabran les +croit de bonne intention; «mais, dit-il, je prierai toujours Dieu qu'es +lieux où je me trouverai honoré d'un commandement du roi, ou employé à +son service, les pensionnaires de S. M. y aient plus de crédit ou +m'assistent mieux.» Il remarque que quand la seigneurie de Gênes veut +lui faire parvenir quelque insinuation fâcheuse, ou quelque menace, comme +celle d'exiger son départ, c'est toujours ces pensionnaires secrets qu'on +lui dépêche, ce qui l'oblige de se garder de s'ouvrir à eux plus qu'à +tout autre. + +Plusieurs envoyés nouveaux se succédèrent dans le cours de quelques +années (1639-1648); tous avaient pour instruction principale d'amener peu +à peu les Génois «à considérer également les deux couronnes (de France +et d'Espagne), et à se persuader que la conservation de leur liberté +dépend de là.» Mais pas un n'y réussit. Aucun de ces agents ne s'acquit +même une position diplomatique moins équivoque que celle où nous avons vu +Sabran. L'un d'eux écrit (1643) que la république affectait de ne pas lui +faire savoir l'envoi qu'elle faisait d'un ambassadeur pour aller +complimenter la cour de France à l'avènement de Louis XIV. «En cette +occasion, ajoute-t-il, ces messieurs n'ont pas voulu faire une action +positive qui pût montrer qu'ils reconnaissent ici un ministre de France. +» Voilà de quoi l'on se contentait à Paris; et tels étaient les +ménagements auxquels on se prêtait, qu'on chargeait l'envoyé d'assurer à +Gênes «tous et chacun, que le roi ne désirait que leur bien, et qu'il ne +tenait pas un résident auprès d'eux pour les brouiller avec l'Espagne.» + +Une fois seule l'envoyé reçut des ordres rigoureux, et l'occasion en est +singulière. On lui écrit: «On a trouvé fort étranges au conseil du roi +les témérités de Castelli, gazetier de Gênes, qui a osé plusieurs fois +employer en ses nouvelles, diverses choses scandaleuses et fausses contre +l'honneur et la réputation de la France. C'est pourquoi, vous lui ferez +dire qu'il s'abstienne dorénavant de parler ou écrire en aucune façon des +affaires de la France ou de ses alliés, sous peine d'être maltraité et +vigoureusement châtié, si, après avoir été averti, il ose l'entreprendre. +» Après cet avis officiel, on proposa privément au journaliste de faire +sa paix, en acceptant un associé du choix du ministre de France. Castelli +se justifia d'abord en montrant qu'il n'avait fait que répéter ce qui se +trouvait dans d'autres feuilles; et à défaut de l'association qui ne put +se combiner, l'écrivain s'empressa de se remettre tout entier à la +générosité du cardinal Mazarin. + +Enfin en 1648 la France n'eut plus à Gênes d'autre agent que Gianettino +Giustiniani, gentilhomme génois fort pauvre, fort avide et de peu de +consistance. Il s'était fait le correspondant officieux de Mazarin qui +l'avait connu personnellement et qui le prit pour son chargé d'affaires. +Cette mission entre les mains d'un noble, membre de droit du gouvernement +en cette qualité, était peu conciliable avec les lois de la république. +Giustiniani le répétait souvent pour se faire valoir comme si son +dévouement à la France le rendait suspect, l'exposait même à des +pénalités. Mais il est évident que les Génois trouvaient très-bon de +n'avoir de la part du cabinet français qu'un des leurs pour intermédiaire +et pour surveillant. Dans les lettres ridiculement flatteuses et +emphatiques de celui-ci, et de quelque hauteur énergique qu'il se vante +quand il a été chargé de parler au nom de la France, informations, +récits, suggestions, conseils, tout enfin n'est visiblement que ce que le +sénat lui dicte7. + +(1639) Parfois cependant on était sorti de cette sorte d'abnégation de +tout ressentiment. Un navire français avait été capturé dans les eaux de +Gênes, au mépris de la neutralité de la république; elle en était +responsable et elle promettait de le faire rendre. Mais la restitution +tardait. Un ambassadeur génois se trouvait à Paris, on lui notifia de +garder les arrêts dans sa maison, lui et tous les siens, jusqu'à ce que +la capture fût délivrée. Dans une autre occasion la république envoyait +un noble Pallavicino résider en France. Le cardinal le fit retenir à +Marseille, et déclara qu'on n'admettrait point pour envoyé un si fougueux +partisan espagnol (1648). Dans les dernières années qui précédèrent la +paix de Westphalie, la France obtint le passage de ses troupes sur le +territoire et par tous les ports de Gênes, la capitale exceptée. Mais +cette résolution fut enlevée dans un moment où le hasard des élections +favorisait les partisans de la France8. + +Gênes était ainsi travaillée par les entreprises des étrangers. Son +gouvernement avait besoin de force pour maintenir à l'intérieur +l'obéissance; car quiconque troublait l'ordre trouvait des protections +intéressées; et plus d'une fois des membres même de la noblesse passèrent +pour avoir demandé justice et vengeance à la main des scélérats plutôt +qu'aux lois. Grâce à l'impunité, les mêmes instruments, meurtriers et +brigands pour leur compte, se trouvaient encore tout préparés pour les +complots politiques comme satellites, ou pour le guet-apens comme +sicaires. + +(1628) On imagina, pour remédier aux dangers et aux désordres, un moyen +destiné à réprimer et à prévenir tout ensemble, mais un de ces moyens +périlleux par lesquels dans son émoi l'autorité essaye d'inculquer la +terreur. Immédiatement après la conjuration de Vachero, et pour en +poursuivre les restes, on institua la magistrature ou tribunal des +inquisiteurs d'État, dont le nom redoutable a eu quelque célébrité. Un +sénateur (procurateur) et cinq membres composaient ce tribunal, tous +choisis parmi les nobles les plus dévoués au gouvernement et de la plus +grande expérience: car on leur voulait autant de prudence que de zèle. +Leurs fonctions étaient de rechercher les délits qui pouvaient menacer +l'indépendance, la liberté et la paix de la république; faits, écrits, +paroles, relations avec l'extérieur, tout était de leur ressort: le noble +était leur justiciable comme le citadin. Ils dépensaient les fonds de +l'État sans rendre compte. Leur procédure restait secrète; leurs oreilles +étaient, comme à Venise, ouvertes aux dénonciations anonymes; ils avaient +leurs délateurs et leurs espions. Ils étaient instructeurs et juges sans +appel jusqu'à la peine de mort exclusivement. Si l'affaire était +capitale, ils venaient siéger avec les deux collèges; ils faisaient le +rapport, et tous ensemble prononçaient: la condamnation passait aux deux +tiers des voix. + +Dans les autres cas les inquisiteurs avaient pour mission de juger ex +informatâ conscientiâ, autorité arbitraire, effrayante dans un pays où +pour tout autre tribunal la conviction des accusés était attachée à un +système légal de certaines preuves, ou à des témoignages géminés de +chaque fait. Les inquisiteurs seuls prononçaient comme nos jurés, sur la +seule impression de leur conscience. Mais quel jury! secret permanent, +irrécusable, composé sans contrepoids de grands fonctionnaires de l'État, +en un mot, juges et parties; c'est leur conscience politique qui parlait +plus haut que celle d'homme; et pour les mettre plus à l'aise, la loi +avait eu soin de les autoriser, quand les preuves ne marchaient pas avec +les soupçons, à se débarrasser par le bannissement ou par cinq ans de +relégation dans quelque île, de ceux qu'on ne pouvait déclarer +convaincus; mais pour les acquérir, ces preuves, les instruments de +torture étaient à la disposition des inquisiteurs; et c'étaient les plus +scrupuleux qui en prodiguaient le plus l'usage, car ils se sentaient bien +plus en repos en condamnant un prévenu qui confessait, qu'en exilant un +suspect qui n'avouait pas sa faute. + +On n'avait d'abord voulu renvoyer aux inquisiteurs que les crimes contre +l'État; mais les yeux tendus pour épier les crimes politiques voyaient +jusqu'aux incidents de la vie privée. Peu à peu cette juridiction fut +étendue sur les voleurs, les joueurs, les gens de mauvaise vie, sur le +scandale en général, c'est-à-dire sur le secret même des familles. Quant +aux étrangers, sur le moindre soupçon ils étaient renvoyés sans aucune +forme de procès. + +Il faut l'avouer, ce qui restait de moeurs sauvages justifiait l'autorité +discrétionnaire accordée à la répression. Les tentatives de quelques +hommes vendus au duc de Savoie, quelques intrigants qui allaient faire au +cardinal Mazarin des offres impuissantes et à peine écoutées9, occupèrent +d'abord les inquisiteurs; mais on voit bientôt entre leurs mains des +affaires où probablement la politique était pour peu de chose ou pour +rien. Dans une quinzaine d'années on trouve répétées des violences en +ville et à la campagne, des personnages riches enlevés ou rançonnés; des +nobles expulsés pour leur conduite scandaleuse et pour leur rébellion +contre les lois; deux, condamnés pour des meurtres; des assassinats +commandés et exécutés à prix d'argent; un sénateur poignardé dans les +rues, un autre sénateur prenant la fuite pour se soustraire à la justice, +et condamné à la peine capitale par contumace pour avoir enlevé et tenu +en chartre privée un misérable qu'il accusait de s'être chargé de +l'assassiner. Il l'avait mis à la torture et l'y avait laissé pour mort. +Un des hommes qui bientôt après tenta une conspiration ouverte avait +commencé sa carrière en prenant les armes et en conduisant des +stipendiaires sur la place publique, en plein jour, pour une simple +querelle de particuliers. + +Cependant si les excès de quelques individus faisaient croire que le +règne de l'ordre avait peine à s'établir, la sévérité de la répression +attestait qu'on s'y efforçait sans dévier. + +Depuis que la noblesse avait cessé d'être envahie ou sans cesse menacée +d'irruption, elle se comptait, elle s'unissait mieux; elle sentait que +dans le gouvernement tous les riches avaient le même intérêt, et que la +communauté des vues était plus utile à rechercher que celle des origines. + +La marche de cette oligarchie est assez marquée. Sa première origine +remonte à la loi de 1528, qui aux procurateurs bisannuels adjoignit comme +procurateurs perpétuels les doges sortis de charge et honorablement +acquittés dans l'épreuve du syndicat. Les procurateurs, comme on l'a vu, +composaient la chambre spécialement chargée de l'administration des +deniers. Mais cette chambre était, comme le sénat, l'un des deux collèges +qui, réunis, présidaient les conseils, qui avaient l'initiative des +propositions, et possédaient, en un mot, la plus grande influence sur la +conduite des affaires. Les doges n'avaient pu être choisis que parmi les +hommes les plus considérables. Quand après avoir été deux ans à la tête +de l'État, après avoir été le pouvoir exécutif de la république et les +maîtres de la diplomatie, ces grands personnages se trouvaient membres à +vie du gouvernement dans sa partie la plus élevée, on sent tout le +crédit, toute l'autorité qu'ils devaient acquérir dans des collèges où de +nouveaux venus arrivaient tous les six mois et ne restaient que deux +années. + +Nous avons vu que, suivant un usage assez respecté, les nobles anciens, +les nouveaux, les antiques familles réputées populaires, et les inscrits +modernes, se donnaient tour à tour des doges. Ainsi dans les sénateurs +perpétuels, il se trouvait des hommes de toutes les classes de la +noblesse; mais ce n'était pas dans la pauvreté qu'on était allé chercher +les chefs de l'État, nouveau moyen de rapprochement entre les familles +riches de toutes les origines. + +Cependant la mobilité annuelle des conseils, le renouvellement intégral, +l'incapacité légale, des membres sortants pour une réélection immédiate, +étaient essentiellement défavorables à la stabilité des procédés du +gouvernement. Les anciens doges, devenant seuls grands fonctionnaires à +vie, y gagnaient encore quelque chose; mais du renouvellement annuel des +autres fonctions il ne sortait le plus souvent que des contrariétés ou +des hésitations qui empêchaient de fonder l'unité des maximes de la +politique. Dans le petit conseil, destiné à conduire essentiellement les +affaires en concours avec les deux collèges, ou à préparer celles qui +étaient réservées au grand conseil, l'inconvénient se rendait sensible. +On n'y avait pas le temps de remplir utilement sa mission: la chaîne s'y +rompait tous les ans. Mais en 1652 on fit passer en loi que les cent +membres du consiglietto, à la fin de leur année, resteraient adjoints au +consiglietto de l'année suivante. Ce petit conseil fut donc de deux cents +membres, nommés pour deux ans et renouvelés annuellement par moitié. +L'institution gagna en force par le nombre et par la durée. Cette +innovation fut faite à titre d'essai pour cinq ans: après une première +prorogation elle devint perpétuelle. + +Il survînt une peste qui ravagea l'Italie: Gênes fournit à la mortalité +un triste contingent10. Beaucoup de nobles périrent ou se dispersèrent. +On ne fut plus en état d'avoir un grand conseil de quatre cents membres, +et de les remplacer à la fin de l'année avec un an d'intervalle entre les +sorties et les rentrées des mêmes individus. Ou déclara que le grand +conseil pouvait contenir tous les nobles qui auraient atteint vingt-deux +ans. C'était une satisfaction qu'on semblait donner aux moindres nobles; +mais c'était aussi une assurance que les puissants resteraient sans +interruption à la tête des conseils. + +Cependant les deux conseils étaient toujours censés électifs. Dans +l'ancien état des choses, c'était après avoir composé le grand qu'on y +prenait cent membres pour former le petit. Par une dernière innovation il +fut réglé que les électeurs nommeraient d'abord le consiglietto. Ce +changement semblait de peu d'importance depuis que le grand conseil était +plutôt la réunion de tous les nobles qu'un choix entre eux. Mais on +voulait qu'il fût reconnu, une fois pour toutes, que le petit conseil +n'était pas un simple démembrement du grand, qu'il avait son existence +indépendante et son autorité propre. Dès ce moment ses membres furent, +pour ainsi dire, à vie de fait sinon de droit. Je ne doute pas qu'on ne +doive regarder cette distinction entre les deux corps comme le dernier +sceau de la constitution oligarchique qui a gouverné Gênes jusqu'à nos +jours. J'ajoute que la mesure rencontra peu d'obstacles: et si nous avons +vu qu'en 1626 on montrait à l'étranger, comme vivants et faciles à faire +éclater, les mécontentements et les jalousies qui avaient produit une +guerre civile cinquante ans auparavant, on peut accorder quelque +habileté aux hommes qui avaient opéré sans bruit un si grand changement. +Les petits nobles, au lieu de conspirer, se firent les clients des +grands; contents de leur séance au grand conseil et de quelques profits +obscurs qui en résultaient pour eux, ils obtenaient certains emplois +inférieurs civils et militaires, et quelques postes subalternes dans les +finances ou à Saint-George. Si les classes bourgeoises supérieures +conservaient quelque rancune de leur infériorité, elles le dissimulaient, +et l'espérance d'un changement dans le gouvernement paraissait oubliée. +Pour les classes inférieures, y compris ces artisans qui, un peu +auparavant, avaient prétendu avoir aussi leur portique, et donner peut- +être des successeurs à Paul de Novi le teinturier, elles montraient à +cette haute noblesse un dévouement qui allait presque au fanatisme On y +prenait peine: ces nobles s'imposaient le faste pour salarier le peuple; +ils se faisaient les tuteurs des pauvres familles; on s'emparait surtout +de ces sentiments si connus et si exaltés de nationalité et de vanité +populaire qui, au seul nom de Gênes, font tressaillir tout coeur génois. +On ne négligeait rien pour satisfaire cet orgueil national. Au dedans on +frappait les yeux par des pompes et des cérémonies, dont les voeux +religieux et la piété publique fournissaient toujours l'occasion. Au +dehors, la république cherchait sa place parmi les puissances italiennes. +A cette époque elle briguait et s'attribuait enfin le titre de +sérénissime11, la pourpre pour son chef, et les insignes royaux. La Corse +passait pour un royaume12. Gênes avait imaginé de décerner à la Madone sa +protectrice le titre de reine (1637), On posa solennellement sur le front +de la statue de la sainte Vierge une couronne; dès lors le palais ducal +devint le palais royal, et le doge, au grand jour de son couronnement, +montra au peuple ravi le manteau des rois et le diadème. Ces mesures +assez puériles tendaient à un but auquel la vaine et cérémonieuse Italie +trouvait une réelle importance. Gênes déchue ambitionnait auprès des +autres États un traitement honorifique égal à celui qu'on ne contestait +pas à la république des Vénitiens toujours considérée comme puissante. +Quelques cours, comme celle de France, se prêtaient à cette prétention: +mais Gênes briguait à Vienne les honneurs royaux; surtout à Rome +l'admission des ambassadeurs de la république dans la salle royale13, et +on ne pouvait l'obtenir. Nous verrons le gouvernement de Gênes poursuivre +un siècle entier cette entreprise avec la ténacité et les sacrifices +qu'auraient mérités les avantages politiques les plus solides. Nous la +verrons acheter à haut prix la condescendance impériale, et toujours +échouer à la cour romaine. + +Et cependant, dans son propre sein, le gouvernement ne pouvait empêcher +l'archevêque de Gênes renouvelant une querelle déjà ancienne, de faire à +la seigneurie l'affront de hausser son siège épiscopal à l'église au- +dessus du trône du doge; querelle misérable sans doute, mais symbolique, +si l'on peut parler ainsi. Le prince de l'Église prétendait être plus que +le chef de la république. Les archevêques se regardaient comme les +pasteurs d'un troupeau et non comme les sujets de l'État. Ils affectaient +non-seulement l'indépendance envers le gouvernement laïque, mais le droit +à une juridiction pleine et entière qu'ils ne tenaient que de Rome et +qu'ils s'étudiaient à étendre. Cette juridiction avait ses juges, ses +sbires, ses prisons à l'archevêché. Elle tentait parfois de faire des +décrets comme le sénat; de statuer des peines contre l'inobservance des +fêtes contre les concubinaires et autres pécheurs. Un noble surpris dans +une débauche fut ainsi condamné à l'amende, et les huissiers de +l'officialité ne craignirent pas d'aller chez lui pour saisir ses +meubles. Il les fit chasser de son palais, et l'affaire se compliqua de +cette prétendue rébellion. La justice civile, à son tour, avait arrêté un +particulier porteur d'armes défendues; celui-ci déclara que sous son +vêtement laïque il était prêtre, et la rote, craignant d'outrepasser sa +compétence, suspendit sa procédure. L'archevêque, aussitôt, envoya à la +prison pour que le détenu lui fût livré, et s'indigna que les gardiens +osassent attendre un ordre de l'autorité pour le lui rendre. Il s'emporta +jusqu'à prononcer des excommunications. Mais le gouvernement n'était pas +disposé à céder; on résista. On expédia le chancelier de la république à +Rome; il y porta de telles plaintes que l'archevêque y fut appelé et +retenu longtemps, ce qui fit tomber le scandale. + +(1664) On vit même plusieurs fois la république se départir du scrupule +d'offenser Rome, et de cette obéissance craintive que les papes avaient +si longtemps attendue de ses humbles respects. Le cardinal Impériale, +mêlé à Rome dans la querelle de M. de Créqui, s'était retiré à Gênes où +son séjour déplaisait à Louis XIV. Les inquisiteurs d'État ne craignirent +pas de lui intimer l'ordre de se retirer. Il résista, et ne manqua pas de +nier le droit de l'expulser sans l'aveu du saint-père. Le sénat envoya +chez lui la force armée. Il ne l'attendit pas et disparut. Un de ses +frères était alors sénateur. Compromis par la vivacité avec laquelle il +avait soutenu la résistance du cardinal, il reçut l'ordre de se rendre en +prison. Il désobéit et prit la fuite. Des explications survinrent qui +satisfirent la cour de France; le cardinal fut rappelé de son exil. Le +sénateur rentra à la recommandation du roi, mais le pape ne cessa point +de se ressentir de cette offense. + +(1669) La république, bientôt après, se fit à elle-même une justice +éclatante qui excita bien d'autres plaintes. L'inquisiteur de Gênes était +un dominicain envoyé de Rome et nommé directement par le pape. Suivant +les conditions faites en 1535, il n'y avait à Gênes qu'un seul +inquisiteur, et il ne pouvait prononcer qu'avec le concours d'assistants +choisis par le gouvernement, docteurs en théologie ou en droit, religieux +et séculiers par moitié. Mais l'inquisiteur tendait à agir par lui-même, +par l'autorité propre au saint-office et non par cette sorte de +délégation fit de tolérance. De fréquentes contestations s'étaient +élevées à l'occasion de tentatives de cette nature. La dernière amena un +éclat singulier. L'inquisiteur s'était avisé de faire afficher dans +Gênes, de son autorité privée, des prohibitions de livres défendus par +l'index de la congrégation romaine. La république en fut blessée. Les +collèges prirent d'abord l'avis de leurs théologiens; puis ils firent +leur rapport au petit conseil, où l'on délibéra qu'on expulserait +l'inquisiteur. Trois sénateurs furent chargés de le faire comparaître, et +de lui intimer cet ordre, en présence de deux autres dominicains, afin, +lui dit-on, que leur témoignage l'empêchât de faire au pape des récits +mensongers, comme il en avait la coutume. Cette déclaration ne se passa +pas sans produire une scène aussi ridicule que violente. Dès les premiers +mots l'inquisiteur s'écria, interrompit la lecture par ses clameurs. Il +se boucha les oreilles pour que l'intimation qu'on prétendait lui faire +n'arrivât pas jusqu'à lui; il tenta de s'y soustraire par la fuite; +retenu, il protesta et déclara l'assistance excommuniée. On le garda à +vue; on assembla de nouveau les théologiens du pays; sur leurs avis on +réunit encore le consiglietto; et, les consciences toutes bien rassurées, +le prisonnier, sous une bonne escorte de soldats allemands du palais, +pour le garantir, lui dit-on, de la colère du peuple, fut expédié la nuit +même au delà des frontières14. + + +CHAPITRE IV. +Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs de Louis XIV +contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission. + +Ce n'est pas seulement envers la cour de Rome, ou pour tenir tête à ses +adhérents, que la république eut besoin de fermeté. Elle éprouva une +violence inouïe de la part du gouvernement espagnol dont la politique +aurait dû plus que jamais ménager un pays où il trouvait tant de crédit +et de ressources. La hauteur et l'indépendance des gouverneurs de Milan +firent mettre en oubli tous les motifs de bienveillance et amenèrent une +catastrophe. L'Espagne conservait Final au détriment des droits que les +Génois croyaient y avoir. On rêvait à Madrid ou plutôt à Milan le projet +de creuser sur ce point du rivage ligurien un vaste port qui absorberait +le commerce de Gênes. En attendant, on y faisait la contrebande du sel, +qu'on fournissait aux populations génoises environnantes. Il arrivait +fréquemment de Madrid des ordres qui défendaient d'empiéter sur les +droits de la république, mais les officiers de Milan n'en tenaient +compte. Les habitants de Final à leur tour, ne se souvenant plus d'être +Génois, et se prévalant de la protection intéressée de leurs maîtres +actuels, couvraient la mer de leurs embarcations; dans les rades génoises +qu'ils fréquentaient, ils bravaient les règlements de la police +sanitaire. Si l'on procédait contre eux, ils usaient de représailles de +leur autorité privée. Ils faisaient des prises sur les Génois. Deux +commissaires de la république et deux galères furent envoyés pour +protéger la navigation (1654). Quelques barques de Final furent prises ou +brûlées: elles étaient en contravention flagrante aux règles ordinaires. +Sur ces nouvelles le gouvernement de Milan dépêche un officier de justice +qui, à peine parvenu à Final, s'avise de traiter de piraterie les mesures +des Génois, et lance une vaine condamnation à mort contre les +commissaires du sénat qui ont procédé et contre les capitaines des +galères qui saisissent ou visitent les bâtiments. En représailles de +cette folle procédure la république condamne le commissaire milanais +ridiculement à la peine capitale par contumace. On tenait en prison un +patron de Final sous une sentence non exécutée qui le condamnait aux +galères: on l'y envoie réellement. + +Alors le gouverneur de Milan ne voit rien de mieux à faire que d'obtenir +secrètement de Madrid un ordre qui met en séquestre, le même jour, tous +les biens des Génois existant non-seulement dans le Milanais, mais dans +les royaumes de Naples et de Sicile. Là, tout fut saisi à la fois, les +fiefs, les récoltes, les fermages, les créances sur l'État ou les dépôts +dans les caisses publiques, maisons, magasins et navires (1654). Ainsi +l'on séquestra cent fois peut-être plus que tout Final ne pouvait valoir. +Il fallut recourir aux supplications pour que les propriétaires les plus +opulents, les marchands les plus accrédités, obtinssent sur ce qu'on leur +détenait quelque faible prélèvement pour le pain journalier de leurs +familles. + +Frappée d'un coup si violent par une main qui devait être amie, la +république ne s'abattit point et conserva quelque dignité. Elle défendit +tout commerce avec les sujets de l'Espagne. Elle rappela tous les +officiers, tous les matelots qui servaient à l'étranger; ce qui était +dépeupler la marine de ses oppresseurs. Elle défendit la sortie des +capitaux, dans l'intention de leur ôter leurs ressources ordinaires. Elle +répandait dans toutes les cours ses protestations et ses plaintes. Une +ambassade qu'elle dépêcha à Madrid y fut d'abord mal reçue: sur les +premières nouvelles de ce mauvais succès on chercha quelque chose de plus +que des médiateurs: on pensa à un traité d'étroite alliance avec la +France, de nouveau en guerre avec l'Espagne. M. de Lyonne, en passant +pour se rendre à son ambassade de Rome, offrit la protection du roi et +encouragea les Génois à résister à l'injustice. Ces démarches ne furent +pas inconnues à Madrid; elles y amenèrent d'autres réflexions. On y +sentit enfin l'énorme disproportion des mesures prises aux griefs +imputés. On s'aperçut du préjudice qu'on se portait en privant l'Espagne, +ses villes et ses flottes, de tant de Génois industrieux et laborieux qui +suppléaient à l'indolence des gens du pays. On apprécia la nécessité +d'avoir le port de Gênes pour la station et le refuge des galères +espagnoles. On se souvint surtout de l'infatigable confiance de ces +prêteurs génois que rien encore n'avait pu dégoûter d'ouvrir leurs +bourses. Les séquestres furent levés; on annula de part et d'autre toutes +les procédures; les rapports de Final avec Gênes restèrent sur l'ancien +pied, c'est-à-dire qu'une grande querelle demeura tacitement ajournée; et +la réconciliation ne fut pas sans honneur et sans profit pour la +république. Elle fit à Lyonne d'assez vains remercîments1. + +(1655) Un incident beaucoup moindre, mais assez singulier, lui valut une +satisfaction d'une autre espèce: à Marseille, le peuple, irrité de se +voir braver par des corsaires barbaresques, presque à la bouche du port, +s'empara tumultuairement d'une galère génoise qui se trouvait à l'ancre, +s'y jeta en foule et s'en servit pour aller donner une chasse inutile à +ces écumeurs de mer. La galère fut ramenée saine et sauve; mais la +république se plaignit à Paris de cette voie de fait. Le cardinal Mazarin +exigea qu'il en fût fait justice. Les consuls de Marseille écrivirent au +sénat de Gênes; ils excusèrent sur l'aveugle transport de la populace un +acte que les magistrats avec tous les habitants honnêtes désavouaient +hautement. Un envoyé, député de la ville, vint à cette occasion +renouveler l'ancienne amitié qui unissait autrefois les deux cités. Il +fut reçu avec de grands honneurs. Il s'exprima devant le gouvernement en +magnifiques termes oratoires. Le doge et les collèges donnèrent des +réponses dans le même esprit, et s'engagèrent à solliciter eux-mêmes à +Paris le pardon des coupables. + +Malheureusement Louis XIV, quand il eut pris en main les rênes de son +gouvernement, ne fut pas si bien disposé pour la république. + +D'abord, les Génois ayant entrepris de renouveler des relations longtemps +interrompues avec la Turquie, et de faire admettre leur pavillon à +Constantinople, la France, d'après les règles d'une politique assez +usitée, leur rendit autant de mauvais services qu'elle put. Ses +capitulations avec la Porte ottomane lui donnaient le droit de protéger +non-seulement les pèlerins, mais aussi les commerçants des États +chrétiens, qui n'avaient pas de traité de paix avec le sultan. Sa +bannière avait le privilège de leur servir de sauvegarde, et elle avait +ainsi intérêt à s'opposer à de nouveaux traités qui lui enlevaient des +protégés et lui donnaient des concurrents. Les Anglais jouissaient d'une +ancienne alliance; ils venaient d'en obtenir la confirmation, grand sujet +de jalousie; car ils prétendaient avoir les mêmes droits que la France, +et vendre leur patronage aux Hollandais; ceux-ci, quelques années après, +à la paix de Ryswick, se réservaient encore que la France leur +conserverait sous son pavillon leur participation à ses privilèges +commerciaux au Levant. + +(1665) C'est au milieu de ces rivalités intéressées que les Génois, sans +bruit, eurent l'habileté de dérober en quelque sorte une concession +inattendue. Dans un voyage entrepris par un goût d'exploration, un de +leurs nobles, Jean-Augustin Durazzo, conçut l'idée de faire reprendre à +la marine et au commerce de sa patrie des rapports, source autrefois +d'opulence et encore très-profitables. Le gouvernement de Gênes, qui +observait tristement le déclin de l'activité mercantile du pays, adopta +avec ardeur cette vue patriotique. Durazzo retourna au Levant muni +d'amples pouvoirs; mais il n'y alla qu'en se glissant dans la suite d'une +ambassade autrichienne, en sorte que sa mission resta cachée. Aussi délié +que zélé, il sut se procurer des appuis. Un renégat, interprète en +faveur, né sur le sol de la Ligurie, n'avait pas oublié l'amour de la +terre natale. Il servit Durazzo, et lui donna accès auprès du vizir. Une +négociation secrète s'établit; le traité qu'on venait d'accorder aux +Anglais servit de modèle. La convention signée, Durazzo se hâta d'aller +la porter à la ratification, et bientôt il fut renvoyé (1666) à +Constantinople en qualité d'ambassadeur, conduisant avec lui un résident, +un consul pour Smyrne, et porteur de riches présents pour le sultan et +pour ses ministres. + +Quand l'ambassadeur de France fut informé de ce qui se passait, il +n'oublia rien pour faire rompre le traité. N'ayant pu y réussir, il +protesta: il ne communiqua en aucune manière avec la légation génoise. Il +travailla pour faire manquer l'audience solennelle qui était réservée à +celle-ci. Elle eut lieu enfin à Andrinople avec beaucoup de pompe. +Durazzo rentra à Gênes content d'un tel succès de sa dextérité. Cependant +le commerce n'y gagna guère, la navigation génoise ne s'en releva pas +mieux de sa décadence. L'admission de son pavillon aux Dardanelles ne la +garantissait pas de l'attaque des corsaires barbaresques; en un mot, la +négociation de Durazzo ne porta ni à Gênes autant de profit, ni à +Marseille autant de préjudice qu'on l'avait craint chez les Français2. + +Le duc de Savoie Charles-Emmanuel II n'avait pas renoncé à ces vues +politiques de sa famille, à cette ambition qu'enfin réalisa son fils +encore plus ambitieux que lui. Il voulait être roi, et d'abord se faire +un royaume. Cette maison avait toujours les yeux fixés sur le littoral +ligurien, où elle s'indignait de ne posséder que Nice et Oneille. Elle +étudiait tous les moyens de s'y agrandir; elle convoitait Port-Maurice et +Savone; et s'il se découvrait quelques instruments de troubles, propres à +donner l'occasion de tenter un coup de main, la cour de Turin les +recherchait aussitôt. + +Il y avait à Gênes un jeune noble, Raphaël della Torre: il était neveu +d'un sénateur, et petit-fils de celui qui avait écrit l'histoire de la +conspiration des Vachero, après avoir été juge instructeur de cette +affaire: mais ce jeune homme s'était formé sur d'autres exemples. Ses +désordres et la bassesse de ses liaisons l'avaient avili à ce point, +qu'il fut convaincu d'avoir trempé dans le vol nocturne fait sur la mer +d'une somme d'argent qu'on transportait de Gênes à Livourne. Son palais +de campagne, situé sur le rivage, avait servi aux voleurs de repaire pour +guetter la prise, d'asile pour la receler; et l'usage imprudent qu'il fît +de sa part servit à faire découvrir le crime (1671). Il avait pris la +fuite; on prononça contre lui une peine infamante. Réfugié à Oneille chez +le gouverneur piémontais, il s'y répandit en invectives et en menaces de +vengeance. On l'invita à se rendre à Turin; il y devint capitaine dans le +régiment des gardes. + +(1672) Le duc assemble des troupes sous des prétextes qui n'avaient rien +d'hostile. Il forme une véritable armée vers la frontière génoise de la +rivière occidentale. La république y porte son attention, mais il +n'existait aucun sujet de querelle. Deux ans auparavant quelques +difficultés s'étaient élevées sur la délimitation du territoire. Le roi +de France avait aussitôt requis les deux parties de retirer les troupes +qu'elles avaient mises en marche, et d'accepter l'intervention de son +ambassadeur en Piémont, l'abbé de Servient3. La décision que celui-ci +avait rendue, exécutée sans réclamation, ne semblait avoir laissé aucun +lieu à contester ultérieurement. + +Cependant Torre avait couru les montagnes, il avait cherché partout des +partisans à engager en faveur des entreprises que le duc de Savoie ne +tarderait pas à réaliser. Avec un des principaux habitants du pays, il +avait été plus explicite. Il l'avait fait entrer dans ses menées: il lui +avait déclaré que l'armée piémontaise était destinée à enlever Savone, +tandis que lui-même, aidé de quelques amis, tenterait de soulever la +ville de Gênes. Il avait tout préparé. Un magasin à poudre devait être +incendié pour accroître la surprise et le désordre. Les marches de +l'armée étaient combinées sur ces mouvements; et les mesures étaient +prises pour que tout éclatât au même jour. + +En effet, les troupes du duc se meuvent, franchissent la frontière, +s'emparent des défilés et prennent leur chemin pour descendre vers +Savone. Mais tout à coup elles s'arrêtent: on tient conseil de guerre; à +l'issue, on change de route et l'on se porte au couchant sur la Piève. +Cette place ne pouvait se défendre contre tant de forces; elle fut +occupée sans résistance. + +Suivant la narration génoise, l'homme à qui Torre s'était confié et qui +avait paru s'associer à ses plans, avait livré le secret au gouvernement; +la conspiration était éventée à Gênes; Torre, venu sur le territoire, en +était sorti avec précipitation. Savone était en sûreté: la nouvelle qui +en était parvenue au camp piémontais, occasion imprévue du conseil de +guerre, avait fait changer la destination des troupes; on tournait le dos +à Savone où il n'y avait rien à faire; on essayerait de pénétrer à +Albenga et à Port-Maurice, et la Piève en ouvrait le chemin. + +Suivant les premières déclarations officielles des Piémontais, on n'avait +jamais eu qu'un seul but. Les habitants de deux villages voisins, dont le +plus petit qui relevait du Piémont était une sorte d'enclave dans le +territoire génois, vivaient en mauvaise intelligence. Ils se disputaient +des pâturages et s'enlevaient des troupeaux. La limite sur ce point +n'avait pas été réglée par Servient. Les paysans piémontais étaient +opprimés. Le seigneur de leur village réclamait; le duc lui devait main- +forte; or il ne pouvait parvenir au lieu contesté sans mettre garnison +dans la Piève. C'est à quoi il avait dû procéder, en marchant, en force, +il est vrai, mais amicalement, et sans troubler le bon voisinage. Et +c'était pour la protection de ce hameau que quatre mille fantassins et +treize cents chevaux étaient mis en mouvement; que don Gabriel de Savoie, +oncle du duc, était venu prendre le commandement de ces forces guidées +par les généraux le plus en faveur à la cour de Turin! + +Le patriotisme des Génois se signala en cette occasion; on prodigua les +dons volontaires; la bourgeoisie y fournit sa part; on solda des troupes; +on employa deux officiers corses qui servirent avec dévouement et +intelligence. Il y avait près de cinq mille soldats sur pied et autant de +milices du pays; un sénateur, Durazzo, reçut des pouvoirs supérieurs pour +présider à la conduite de la guerre dans laquelle on se trouvait engagé, +car les Piémontais cessèrent bientôt de dissimuler leurs projets +hostiles. + +On n'avait pu les déloger de la Piève; mais ils en sortirent d'eux-mêmes +pour se diriger sur le rivage de la mer. Ils se séparèrent en deux corps +destinés à attaquer à la fois Albenga et Port-Maurice à la droite et à la +gauche d'Oneille, qui devait être leur point de ralliement. Durazzo +résolut avec les deux commandants corses d'empêcher les deux corps +ennemis de se rejoindre. On occupa les cimes et les gorges qui les +séparaient, on leur fit tête de toute part. Ils ne pénétrèrent pas à +Port-Maurice, et ils furent repoussés d'Albenga. Des deux côtés ils +rétrogradèrent dans les montagnes. Une de leurs divisions se laissa +renfermer à Castel-Vecchio. Le prince Gabriel, qui commandait l'autre, ne +put arriver au secours et rentra en Piémont. Une sortie meurtrière sauva +une partie des assiégés; mais le reste fut contraint de se rendre avec +son général. La république, depuis si longtemps déshabituée des triomphes +militaires, eut une victoire à célébrer. + +Alors les puissances s'émurent; le pape, le roi d'Espagne offrirent leur +entremise. Mais Louis XIV fit prévaloir la sienne en des termes qui +n'admettaient pas de refus. Il déclara qu'il ne souffrirait pas la +continuation de cette guerre. Il intima aux deux parties de souscrire +promptement à une suspension d'armes, et il se fit l'arbitre de leur +paix. + +M. de Gaumont fut envoyé pour signifier ces intentions. Il devait dire au +duc que S. M. avait sujet de trouver étrange qu'un prince qui lui était +si étroitement allié s'engageât dans une querelle qui retentissait dans +toute l'Europe et qui attirait même un soupçon de concert avec la France, +sans lui en donner la moindre part avant de s'y commettre. + +Or, dans l'intervalle, les Génois, fiers de leur victoire, s'étaient +emparés d'Oneille. Le duc voulait avant de poser les armes qu'on lui +restituât cette place. Les Génois s'en défendaient. L'envoyé de France +les pressait et les menaçait du déplaisir de son maître: ils offraient de +mettre la place en dépôt entre les mains du roi. Refusés, ils balançaient +encore, quand ils apprirent que le duc venait de leur prendre Ovada. Dès +lors une prompte restitution réciproque était sans objection; ils +délivrèrent au ministre français les ordres nécessaires pour que la +remise des places eût lieu en même temps des deux parts. Mais le duc +éleva de nouveaux incidents; et au lieu de cesser les hostilités, il se +donna le plaisir de reprendre Oneille à force ouverte. Les Génois, que la +négociation avait rendus négligents, furieux de la perte de cette place, +se mirent en devoir d'y rentrer. Ils en avaient le droit, puisque +l'armistice n'était pas publié. Mais M. de Vivonne était là avec les +galères de France. Il déclara qu'il emploierait toutes ses forces pour +défendre les possessions du duc allié de son maître. Ses embarcations +portaient des munitions de guerre à Oneille à la vue des Génois. Enfin, +la suspension d'armes eut lieu, et les parties belligérantes s'étant +remises à leur puissant médiateur, l'arrangement fut fait par une +déclaration du roi de France. + +(1673) Rien ne fut plus simple que cet accord; cela devait être après une +rupture sans aucun motif qu'on pût avouer4. La trêve fut convertie en +paix; les prisonniers, les places, tout était déjà rendu; seulement il +fallut écarter une prétention du duc qui voulait gagner une communication +directe entre le Piémont et Oneille. S'il ne l'avait, disait-il, par le +traité, il se la donnerait par l'épée. Le roi de France ayant à coeur le +repos de l'Italie, se portait pour garant de la paix. Quant au procès des +deux villages, misérable prétexte des hostilités, il était envoyé au +jugement de jurisconsultes italiens, du choix desquels les parties +conviendraient, ou que le roi nommerait à leur défaut. C'est l'université +de Ferrare qui fut nommée. Mais entendait-on par là les docteurs ou les +professeurs? Car à Ferrare c'étaient deux corps distincts. On disputa +sur ce préliminaire sans rien conclure, et il paraît que personne ne +songea plus guère au fond de la querelle. Les villageois se seront +provisoirement accordés entre eux: cependant il n'y a pas de question +diplomatique si profondément endormie qu'on ne sache la réveiller quand +on veut: celle-ci reparut de temps à autre. + +Dans cette occasion la volonté hautaine de la France, en contrariant +l'enthousiasme belliqueux des Génois, empêcha peut-être la ruine qui eût +suivi leurs premiers succès; mais nous allons les voir maintenant +victimes des ressentiments orgueilleux de Louis XIV. L'histoire +européenne du grand siècle a gardé une place à ces faits assez +remarquables: Gênes bombardée, son doge à Versailles. + +(1672-1678) Pendant la guerre à laquelle la paix de Nimègue mit fin, les +Génois avaient subi quelques-unes de ces contrariétés qui ne sont pas +épargnées aux neutres, toujours accusés de partialité par toutes les +puissances belligérantes à la fois. Louis XIV leur imputait de prêter +leur entremise pour retirer d'Espagne l'or et l'argent que les galions +d'Amérique y déposaient pour le compte des Hollandais. Il leur déclara +qu'il ferait visiter jusqu'à leurs galères pour découvrir la simulation. +Ils réclamèrent avec d'autant plus de force contre cette vexation, +qu'elle menaçait de faire confondre avec des propriétés ennemies les +grandes sommes habituellement transportées pour leur propre compte. Le +roi répondit à leurs remontrances que ceux qui résisteraient à la visite +seraient coulés bas. Un coup de canon avait été tiré de terre, pour +empêcher une galère française de faire une prise dans les eaux de la +république. En représailles le roi ordonna d'arrêter tous les navires de +Gênes. Il daigna cependant révoquer cet ordre, à condition que l'officier +qui avait commandé le feu serait envoyé en prison à Marseille. Dès ce +temps le déplaisir du monarque fut annoncé avec un tel éclat que le +prince de Monaco qui se trouvait à Gênes en repartit à l'instant pour ne +pas rester dans un pays dont le roi était mal content5. Cependant M. de +Gaumont, qui était alors envoyé de France à Gênes, mandait à M. de +Louvois: «Tout ira bien, pourvu que les Génois se défassent d'un certain +manque de respect que le roi n'a plus la volonté de souffrir6.» Cet +agent obtint en effet tous les arrangements qu'il demandait pour les +recrutements, pour le transit des approvisionnements, et, dans les +derniers temps de la guerre, pour le passage des troupes. Enfin, quand la +paix se fit, Louis XIV fit nommer les Génois dans le traité de Nimègue. + +Mais cette paix ne devait être qu'une trêve, soit pour l'ambition de +Louis, soit pour les ressentiments des puissances auxquelles il avait +fait la loi. En attendant, il venait d'acquérir Casal, ce qui semblait +annoncer quelques vues sur l'Italie. Sa marine dominait dans la +Méditerranée; mais, quoique celle d'Espagne ne pût soutenir la +comparaison, comme les galères génoises faisaient la plus grande partie +de celle-ci, il en était jaloux; il l'était surtout de l'influence et du +crédit que la cour de Madrid conservait encore à Gênes; c'est là ce qu'il +voulait détruire ou punir: et c'est ainsi que tout le poids d'une +querelle qu'il se complaisait à tenir ouverte envers la couronne +espagnole tomba sur Gênes. + +De tous les temps les particuliers génois avaient possédé des galères +indépendamment de celles de la république. Depuis qu'ils ne les +expédiaient plus pour leur propre compte soit en course, soit en +marchandise, elles étaient louées à la cour d'Espagne, et portaient son +pavillon. Dès l'origine de cet usage, les Doria et les autres +propriétaires avaient obtenu un emplacement dans le port de Gênes pour +les mettre en sûreté à leur retour. Un Doria, duc de Tursi, avait de père +en fils le commandement de ces galères. + +Louis XIV avait la prétention que son pavillon fût salué partout où il se +montrait. A cet égard Gênes s'était soumise à ses exigences, et à celles +de ses amiraux, parfois plus difficiles à satisfaire que le maître. Mais +ce n'était pas de la déférence de la république qu'on se contentait. Le +roi déclara qu'ayant ordonné à ses commandants d'employer la force pour +obliger les Espagnols à saluer les premiers, et, sachant que leurs +galères se réfugient dans le port de Gênes, il y enverra les siennes pour +exiger le salut. Vainement les Génois, sur cette déclaration, +s'excusèrent humblement d'avoir à s'entremettre entre deux si grandes +couronnes; les notifications étaient de plus en plus menaçantes. Le roi +tenait Tursi et ses galères pour Espagnol; et si la république souffrait +qu'ils s'avisassent d'arborer son pavillon pour éviter de saluer sous +celui de leur maître, non-seulement ce déguisement ne serait pas toléré, +mais Gênes serait responsable de cet abus de ses couleurs. Enfin, +puisqu'il y avait dans le port de Gênes une enceinte privilégiée où les +galères des Espagnols étaient admises, celles de France avaient ordre d'y +pénétrer. Nul ne devait avoir des privilèges dont les Français n'eussent +pas le partage. + +Cette querelle mettait les Génois dans le plus grand embarras, et il y +paraissait à la confusion de leurs conseils. Le seul parti auquel on sut +s'attacher, ce fut de négocier en Espagne pour que les galères de Tursi +ne vinssent pas: en effet, pendant quelques années elles s'abstinrent de +paraître à Gênes. Leur longue absence encouragea le gouvernement de la +république à répondre aux instances de la France, que la venue des +Espagnols était si peu probable, qu'il était inutile de s'en occuper +d'avance7. Mais Louis ne se payait pas d'une réponse si vague; il en +exigeait de catégoriques. + +Tout à coup l'envoyé de la république à Paris avertit ses maîtres d'une +étrange nouvelle que l'envoyé de Savoie prétendait tenir de la bouche de +Louvois. Une expédition contre Gênes avait été résolue. Cet avis mit le +comble au trouble déjà répandu. Dans le sein du gouvernement, le parti +habituellement opposé à la France voulait qu'on eût recours sur-le-champ +aux secours des puissances étrangères. D'autre part, on demandait de se +mettre en défense, les uns avec plus ou moins d'espérance de résister, +les autres afin d'être du moins en état de parler avec plus de dignité, +et de faire mieux écouter le bon droit de leur patrie. Les plus timides +voulaient que, sans perdre de temps, on commençât par démolir la +citadelle de Savone, afin d'empêcher les Français de s'y établir: étrange +système de défense qui, au reste, s'est souvent représenté dans les +pensées stratégiques du pays. Le sentiment qui l'emporta fut celui des +amis de la temporisation. Une menace arrivée par l'indiscrétion +volontaire du ministre d'un voisin d'inclination fort suspecte, pouvait +être un faux avis donné par artifice. Sur ce soupçon on convint +d'expédier à Paris le secrétaire d'État Salvago, homme délié qui +sonderait le terrain. On cacha les craintes du gouvernement, au public +déjà mécontent, et l'on ne prit que quelques mesures défensives peu +apparentes. La plus importante fut de mettre en construction quatre +galères8; il n'en restait que six à la république, augmentation bien +insignifiante et pourtant malheureuse qui devint le principal objet des +griefs de Louis XIV. + +Ces griefs prétendus se multipliaient sans cesse, et dans la +correspondance officielle tout était prétexte à la colère du roi, tout +était crime pour les Génois. Les vieilles prétentions des descendants de +Scipion Fiesque devenus des seigneurs de la cour de Louis étaient en +première ligne; et les réclamants ne craignaient pas d'assurer que la +conjuration de 1547 avait été entreprise au profit de la France. Un +noble, Raggio, avait été condamné à mort il y avait trente ans, pour +brigandage, assassinat et trahison. Il s'était fait justice à lui-même en +se poignardant dans sa prison. Maintenant son fils était protégé par la +France. Elle exigeait qu'on lui rendît les biens confisqués sur son père, +ceux même dont l'État n'avait pas profité. La famille Lomellini possédait +sur la côte d'Afrique la petite île de Tabarca: elle y faisait pêcher le +corail. La compagnie d'Afrique établie à Marseille exploitait cette même +industrie sur la côte d'Alger: elle contestait en justice les droits des +seigneurs de Tabarca. Le roi trancha la contestation, et fit courir sus +aux barques des Lomellini en rendant la république responsable de leur +résistance9. On s'avisa à Gênes, par je ne sais quelle étroite idée, de +faire une loi somptuaire: les ministres du roi se persuadèrent que +c'était en haine des manufactures de luxe dont Colbert avait doté la +France. Giustiniani, encore en service, avait écrit que Salvago, envoyé à +Paris, était d'inclination espagnole: ordre à la république de le +rappeler, et elle obéit. Au reste, le roi faisait rechercher les anciens +titres de ses prédécesseurs sur la seigneurie de Gênes: c'est le dernier +fait dont le Génois congédié put se convaincre en partant de Paris. + +Il existe un mémoire anonyme où, après avoir recommandé à Louis XIV de +s'approprier Gênes par la conquête, on recherche quelle occasion on +pourrait faire naître pour colorer cette entreprise, en poussant les +Génois par le désespoir à des démarches imprudentes qui appelleraient les +armes du roi. Enlisant ce projet on est singulièrement frappé d'y trouver +indiqués d'avance, comme autant de pièges à tendre à leur susceptibilité, +ces griefs mêmes dont nous venons de les voir harceler10. Sur ce +rapprochement on serait tenté de se demander si Louis XIV, à cette +époque, n'avait pas d'arrière-pensée, s'il ne voulait qu'occuper ses +forces pendant la pais générale ou qu'entretenir la réputation et la +terreur de ses armes par des expéditions brillantes à Tripoli, à Alger, +et aux dépens des Génois. + +M. de Saint-Olon fut envoyé ministre à Gênes. Au point où les choses +étaient parvenues, ce n'était pas pour faire de lui un conciliateur. Il +n'eut pourtant pas d'abord la mission de Popilius. Il venait voir si la +république menacée ne cherchait pas des appuis étrangers; si le peuple +n'était pas en discord avec le gouvernement; à quels préparatifs de +défense on s'était livré, et surtout si le projet d'avoir dix galères au +lieu de six, si ce projet téméraire était poursuivi. Saint-Olon, en +mettant son zèle à recueillir ces informations, déplore de n'avoir aucun +secours à tirer de son prédécesseur (Giustiniani), chagrin de sa +destitution, et, de plus, fort incliné pour les intérêts de son pays +natal11. Lui-même isolé, avouant qu'il est sans confidents, sans amis, +tenu à l'écart par les Génois dans ces critiques circonstances, ne put +les voir qu'avec des yeux prévenus, et ses préventions lui furent +abondamment rendues avec une égale malveillance. + +(1683) A peine la quatrième des galères en construction put paraître dans +le port, que Saint-Olon reçut l'ordre de notifier les inflexibles +volontés de son maître. Le roi n'entendait pas que les Génois ajoutassent +quatre galères à leurs forces maritimes. S'ils s'y obstinaient, il ferait +arrêter leurs vaisseaux sur la mer, assiéger leur port, et interrompre +leur commerce. + +Fort ému à cette sinistre déclaration, le gouvernement essaya de +dissimuler son effroi, dans l'espérance qu'à Paris son envoyé de Marini +obtiendrait quelque commentaire plus rassurant. On se borna à prier +Saint-Olon d'assurer le roi des intentions pacifiques et respectueuses de +la république. Si elle armait quelques galères par la nécessité de garder +son littoral et son commerce maritime contre les croiseurs barbaresques, +aucun autre dessein ne pouvait lui être raisonnablement imputé. Mais à +peine cette réponse rendue, un courrier de Paris vint faire savoir +combien l'injonction était sérieuse. L'audience du roi était refusée à de +Marini; et non-seulement les ministres le renvoyaient sèchement aux +intimations que Saint-Olon faisait à Gênes, mais celui-ci était chargé +d'en faire une nouvelle non moins fâcheuse que la précédente. Le roi +voulait qu'il fût établi à Savone des magasins français de sel et que de +là le transit fût librement ouvert à travers le territoire, sous prétexte +d'approvisionner les garnisons de Casal et de Montferrat. C'était +renouveler une bien ancienne querelle; c'était réserver aux agents +français le droit de la contrebande contre le privilège financier le plus +important de la banque de Saint-George et par conséquent de l'État12. +Aussi le gouvernement se ressentit de cette proposition plus vivement que +de toutes les autres menaces. Il se tergiversa point cette fois: sa +réponse fut un refus précis, seulement étudié dans les termes pour le +motiver du mieux qu'on le put, et en prodiguant toutes les formes de +respect. Quant à la demande relative aux galères, on espéra un moment la +faire oublier à force de souplesse et de ménagements. Elles restaient +cachées en quelque sorte au fond de la darse intérieure; on les faisait +passer pour désarmées; seulement, au lieu d'en renvoyer les équipages, on +les avait dispersés sur les anciennes; en sorte qu'au besoin l'armement +eût été complet instantanément. + +Cependant, malgré le désir du gouvernement d'éviter la rumeur, l'esprit +public s'était réveillé, et l'on ne trouvait plus les ménagements de +saison. La république est indépendante, disait-on de toute part; elle ne +doit pas se laisser désarmer pour être insultée plus à l'aise. On se +soulevait contre des prétentions hautaines et tyranniques. Les offres +patriotiques abondèrent. Les familles nobles s'imposaient à elles-mêmes +les frais d'une, de deux galères, ou se réunissaient dans des +souscriptions généreuses. Les opinions les plus opposées semblaient +s'accorder pour entraîner le gouvernement hors de ses résolutions +méticuleuses ou dilatoires; ceux qui ne pensaient qu'à l'honneur et à la +liberté de la patrie n'étaient pas moins irrités des exigences contre les +droits du pays que, ceux qu'une vieille partialité animait contre la +France. Mais ces derniers travaillaient à faire accepter la proposition +d'une alliance défensive que l'Espagne s'empressa d'offrir. A chaque +courrier, Saint-Olon annonçait à Versailles que le traité était conclu. +Le lendemain il était obligé de convenir que la nouvelle était +prématurée; que la faction Durazzo, qu'il supposait dévouée à la France +avait empêché la faction Doria d'obtenir la majorité requise pour la +décision. + +Le gouvernement, entraîné, prit du moins certaines mesures ostensibles. +On fit quelques recrues, on assembla des milices urbaines. Les quatre +galères, tirées de leur prison, paradaient, même en haute mer. On fondit +des canons; on éprouva des mortiers: surtout on augmenta les impôts. +Enfin on balança entre la réparation et la destruction de la citadelle de +Savone; on pensa même à exécuter le projet de combler le port, et on +l'essaya vainement. Savone, son port où les Français déposeraient leurs +sels, sa citadelle dont ils pouvaient faire leur place d'armes, étaient +des objets de crainte et de jalousie toujours présents aux préjugés +génois. + +Une escadre formidable s'armait à Toulon. Les Génois s'attendaient à la +voir paraître pour les opprimer. Mais elle alla bombarder Alger, et ils +respirèrent. L'Espagne, qui les pressait de se mettre sous sa protection, +en vain leur faisait savoir qu'au retour d'Afrique l'attaque de leur port +était certaine: contents d'avoir quelque répit, ils ralentissaient leurs +préparatifs, ils se fiaient à leurs négociations, ils comptaient surtout +sur les bons offices de l'ambassadeur de Charles II d'Angleterre. Mais il +fallut se détromper. En ce moment Guillaume et ses Hollandais, l'empire +et l'Espagne semblaient prêts à rentrer en guerre avec la France: +toutefois, l'Europe tentait encore d'éloigner le fléau des hostilités: on +négocia à Ratisbonne une trêve de vingt ans. La cour d'Espagne proposa +d'y comprendre la république; et les Génois étaient sur le point de +nommer leur plénipotentiaire, au grand scandale de Saint-Olon qui ne +concevait pas, disait-il, comment un État qu'on prétendait neutre +pourrait être porté dans un traité parmi les puissances belligérantes. Ce +n'est pas l'argument qui décida Louis XIV; mais il déclara à +l'ambassadeur anglais, qu'il avait des différends avec la république, +qu'il entendait les régler seul et qu'il n'y souffrirait l'intervention +de personne13. A cette déclaration les illusions cessèrent, et quand on +apprit le succès de l'expédition d'Alger, Gênes connut le sort qui +l'attendait. Néanmoins, si les espérances de salut déchurent, les +courages ne s'abattirent pas. La fermentation patriotique n'en fut que +plus vive. Saint-Olon, qui se sentait haï, et à qui le pays faisait +l'honneur d'attribuer les fatales préventions de son roi, fut effrayé +lui-même des manifestations populaires. Il ne se crut pas en sûreté: il +demanda à sa cour ou une prompte assistance, ou la permission de se +mettre à l'abri. On le prit au mot; il fut immédiatement rappelé, et à +son retour il se trouva disgracié. Le roi refusa de le voir. Les +ministres lui reprochèrent d'avoir, par des menaces imprudentes, poussé +les Génois à prendre des précautions et à se mettre sur leurs gardes14. + +Enfin le 17 mai 1684 une forte escadre parut devant Gênes15. Seignelay, +le ministre de la marine, était venu présidera l'expédition. Duquesne en +était le chef, assez mécontent de ne commander que suivant le bon plaisir +du ministre. Celui-ci demande aux Génois de lui livrer les quatre galères +neuves, d'envoyer quatre sénateurs implorer le pardon des offenses de la +république, et il n'accorde que quelques heures pour répondre à ces +sommations. L'indignation publique, le sentiment patriotique de la +nationalité, soutinrent le courage du gouvernement. On n'accepta pas ces +conditions outrageantes, et aussitôt les galiotes commencèrent le +bombardement. De nouvelles propositions, qui s'aggravaient d'heure en +heure, interrompaient seules le feu de l'escadre. On ajouta aux premières +exigences la demande de six cent mille francs pour les frais de +l'expédition et le libre passage des sels à travers tout le territoire; +sur un nouveau refus, le bombardement recommença. + +Cette redoutable démonstration causa d'assez grands dégâts. Mais l'effroi +surpassa de beaucoup le dommage. La population fut frappée de stupeur; la +résolution de ne pas céder à la violence ne se démentit pas, mais chacun +abandonna sa maison et ses biens; on se réfugia en foule sur les hauteurs +pour échapper à la pluie de feu et aux terribles éclate des bombes16. +Après quatre jours, au milieu de ce fracas si menaçant, les Français +exécutèrent une descente. Les équipages de l'escadre et les soldats +qu'elle avait à bord formèrent deux troupes: l'une, de six cents hommes, +commandée par un chef d'escadre, fut destinée à une fausse attaque au +levant de la ville. L'autre colonne était forte de deux mille cinq cents +hommes. Le duc de Mortemart la commandait en chef: il avait sous lui un +lieutenant général et deux chefs d'escadre. Le débarquement se fit au +couchant par delà le magnifique bourg de Saint-Pierre d'Arène, qui du +pied des remparts de Gênes se prolonge sur le rivage. Les assaillants +éprouvèrent une vive résistance aux approches, et puis de rue en rue et +de maison en maison. Cependant on avança, et quand on eut couru tout le +pays, les artifices préparés sur l'escadre furent apportés, et l'on +procéda à mettre le feu partout, en commençant de l'extrémité voisine de +la ville et en rétrogradant vers le point où l'on avait pris terre: là on +attendit l'ordre de se rembarquer. + +Le bulletin que l'on publia en France, et que nous venons de suivre, +dément ce que les assaillants avaient d'abord affecté de répandre autour +d'eux pour dissimuler l'importance d'une opération manquée. Ils +prétendaient n'être descendus que pour s'approvisionner d'eau douce. La +relation officielle marque, au contraire, que le débarquement était +résolu dans les plans arrêtés à Paris. Mais, quand on écrivait d'avance +dans les instructions l'ordre de débarquer, ne voulait-on que ce qu'on +fit? Ou, tant de forces engagées, tant de chefs d'un rang élevé agissant +sous les yeux du ministre du roi, tout cela répondait-il à quelque +espérance de profiter dans la capitale de la terreur imprimée et des +hasards d'un coup de main? Quoi qu'il en soit, les aveux de la relation +publiée disent assez pourquoi on se borna au triste soin de pétarder +quelques édifices. Cette action ne se passa pas sans une perte +considérable de part et d'autre, dit modestement le bulletin, et aussitôt +il avoue deux cent dix-huit morts ou blessés: entre les morts un chef +d'escadre; parmi les blessés, d'Amfreville, qui commandait la fausse +attaque. Un capitaine de vaisseau y avait été laissé prisonnier avec +quelques officiers. De telles pertes et la vivacité de la résistance +n'auraient pas permis d'essayer de tirer quelque autre parti de cette +tentative. Les récits génois ajoutent que les populations désespérées +dont on avait ravagé les demeures vinrent épier l'occasion de prendre +quelques vengeances. Les campagnes se soulevaient: on harcelait les +troupes dans leur retraite quand le signal leur ordonna de se rembarquer. + +Le bombardement fut repris et continua quelques jours encore. Puis, quand +Seignelay crut avoir fait assez de mal pour que la sévérité du maître fût +satisfaite, il retourna en France sans nouveaux pourparlers, et l'escadre +disparut. + +L'ennemi retiré, les fugitifs revinrent: les galères d'Espagne parurent: +le gouverneur espagnol de Milan vint en personne réconforter les Génois. +L'escadre, cependant, maîtresse de la mer, se faisait voir par moments. +Elle n'attaquait plus; mais elle capturait ou détruisait les navires; +elle tenait en alarme tout le littoral, et ce qui ne causait pas moins de +terreur dans Gênes, le duc de Savoie en armes se mettait en campagne sous +un prétexte insignifiant, et semblait combiner ses mouvements sur les +menaces de la France. En un mot, les Génois, au milieu de leurs +désastres, pouvaient se glorifier de leur constance: leur volonté n'avait +rien cédé; leurs murailles avaient résisté; l'attaque par terre avait été +repoussée: mais rien n'était fini. Le danger ne pouvait manquer de se +renouveler avec plus de force: on s'épuisait à relever quelques +fortifications, à solder quelques fantassins allemands ou suisses. Le +gouvernement sentait son impuissance et la nécessité d'obtenir grâce de +son superbe ennemi. + +On avait employé les bons offices du pape, et le nonce négociait à Paris. +La république offrait humblement de livrer les quatre galères, dernière +cause apparente de cette calamité. Elle aurait envoyé quatre de ses plus +notables gentilshommes porter ses excuses: mais on lui faisait savoir que +la volonté du roi était que le doge en personne et quatre sénateurs +vinssent devant son trône pour entendre ses intentions. Les galères +seraient désarmées, les recrues renvoyées, et surtout la république +romprait tout traité, toute alliance faits au préjudice de la France. +Enfin elle ferait raison aux Fiesque retirés à la cour de France, et, par +provision, leur payerait cent mille écus. + +Quelle que fut la résignation, on ne s'était pas attendu à une loi si +dure et si humiliante. Ces conditions firent la sensation la plus +douloureuse sur les esprits. On regarda de toute part quelle chance on +aurait de s'y soustraire. Le roi d'Angleterre refusait son intervention. +Les autres puissances n'étaient pas en termes de rendre de bons offices. +L'Espagne, pour encourager la république à une résistance qui était au- +dessus de ses forces, lui faisait de vaines offres de services plus +faites pour la compromettre que pour la sauver. + +(1685) Il fallut céder. Cependant envoyer en suppliant le chef de l'État, +le doge qu'une constitution jalouse tenait toujours renfermé et gardé +dans l'intérieur de son palais, c'était le plus grand sacrifice que pût +s'imposer la fierté génoise. La défiance voyait plus loin. Les Génois +craignirent que le doge étant à Paris, on ne disposât de lui, on ne lui +arrachât par contrainte de nouveaux sacrifices d'argent, peut-être de +territoire. Dans cette situation on retourna au roi d'Angleterre: on +implora ses bons offices; il dissipa ces scrupules, et Gênes reçut +l'assurance que Louis n'avait aucune vue sur l'Italie; que le doge +retournerait en pleine liberté sans qu'on lui demandât rien au delà de +cette satisfaction que le roi croyait due à son honneur et qu'il se +disposait à prendre par la force, si on la lui faisait attendre. Sur ces +assurances et ces menaces, on résolut après de longues et pénibles +délibérations. Le ministre de la république à Paris, de Marini, qui avait +été envoyé à la Bastille (à Constantinople on l'eût mis aux Sept-Tours), +maintenant sorti de sa prison sur parole, reçut un plein pouvoir pour +accepter les exigences du roi17. Le voyage du doge et des quatre +sénateurs fut réglé avec cette clause qu'ils resteraient en charge jusque +après leur rentrée à Gênes, sans égard pour le terme ordinaire de leurs +fonctions. On stipula des indemnités pour le pillage des maisons +françaises. Le roi voulait bien que la contribution qu'il était en droit +d'exiger fût appliquée à la réparation des églises endommagées par les +bombes, et il abandonnait au pape le droit d'en taxer la somme et d'en +ordonner l'emploi. Enfin au moyen de cent mille écus payés au comte +Fiesque, on consentait à ne plus intervenir dans le règlement des +prétentions de cette famille, on les renvoyait aux tribunaux compétents. + +Nous ne nous arrêtons pas aux détails assez connus du voyage et de la +réception du doge Imperiale Lercari. Le roi, fier d'avoir obtenu un +hommage si insolite, reçut les nobles voyageurs avec urbanité et +magnificence. On sait qu'ils disaient que la bonté du monarque captivait +les coeurs, mais que la hauteur des ministres les rendait à leur liberté, +et tous les mémoires redisent que le doge, à qui l'on demandait ce que +parmi les merveilles de Versailles il avait trouvé de plus +extraordinaire, répondit: C'est de m'y voir. + +Ainsi la paix était rétablie: la concorde le fut assez mal. Les esprits +étaient encore agités à Gênes. Le doge, à son retour arrivant au terme de +ses fonctions, subit un syndicat long et orageux, et il n'obtint sa +décharge qu'avec peine. Quelques nobles qui avaient été persécutés pour +avoir eu des relations avec Saint-Olon, ne retrouvèrent l'impunité que +parce que le roi déclara qu'il ne croirait pas aux bonnes intentions de +la république tant qu'on poursuivrait des hommes sur le seul soupçon mal +fondé de partialité pour sa couronne. Un nouvel envoyé de France se +plaignit de n'être pas moins évité par les Génois que ses prédécesseurs. +Il écrivait qu'il ne se flattait pas de détacher ces gens-ci des intérêts +espagnols. Louis XIV en jugeait de même. Averti que Gênes proposait une +alliance au duc de Savoie, il écrivait: «Il ne convient pas à ce prince +d'entrer en des engagements avec une république qui en a toujours de trop +étroits envers l'Espagne pour être longtemps compatibles avec les miens.» + +Il se formait cependant alors dans le sénat de Gênes un parti qui, dévoué +à l'indépendance de la patrie, sentait qu'à tout prix il fallait secouer +ce joug de l'Espagne. Un Durazzo devenu doge en était le chef; il avait +gagné la prépondérance dans les deux collèges. Le parti espagnol avait, +au contraire, la majorité dans le petit conseil, et celui-ci décidait les +affaires. Mais il ne pouvait délibérer que sur l'initiative des collèges +qui, en s'abstenant d'y apporter les propositions suspectes, empêchaient +du moins d'embrasser les mesures dangereuses au gré de l'esprit de parti. +Après une si grande mésaventure, les amis de leur pays ne recouraient +plus qu'à l'arme défensive favorite des Génois, la force d'inertie, afin +de se tenir loin des affaires d'autrui. Leur seule politique était de +n'être pour rien dans celle des autres princes. Mais il ne dépend pas des +faibles d'éviter le choc des intérêts qui s'agitent autour d'eux. La +république protesta sans cesse de sa neutralité; cette neutralité fut +rarement acceptée sans amener des embarras, sans imposer des sacrifices. +Car ce n'est pas seulement de sa dignité qu'un gouvernement sans force +paye le droit de rester obscur. Quand la trêve qui avait succédé à la +paix de Nimègue fut rompue, l'empereur envoya en Italie des commissaires +qui, sous prétexte d'une guerre d'empire, levaient des contributions sur +les feudataires impériaux. Ceux-ci étaient en assez grand nombre parmi +les anciens nobles génois, et, comme on l'a vu, c'étaient autant de voix +acquises en toutes choses aux intérêts des couronnes autrichiennes. Ils +payaient leurs contingents avec plus ou moins d'empressement. Mais la +république en corps possédait quelques fiefs enclavés dans son +territoire. On exigeait qu'elle contribuât, et on la taxait d'autant plus +lourdement que la chancellerie impériale n'avait jamais convenu que la +ville de Gênes elle-même ne fût pas une dépendance de l'empire. Il +fallait donc sans cesse disputer sur ces subsides demandés. Les escadres +espagnoles reçues dans le port semblaient y venir pour appuyer les +prétentions allemandes et demandaient de l'argent pour leur propre +compte. La querelle des magasins de sel à Final se renouvelait, et il +fallait en acheter l'ajournement. On disputait, on marchandait, on +accordait quelques sommes d'argent qui ne servaient que d'appât pour en +faire exiger d'autres. Quand la cour de Madrid était mécontente, ses +galères prenaient des vaisseaux génois. Des frégates anglaises et +hollandaises établies dans la Méditerranée capturaient ou rançonnaient de +leur côté. Pour la France elle ne demandait à ses voisins que leur +neutralité, mais elle l'imposait avec menaces; elle offrait pour la faire +respecter des forces qui l'auraient détruite; par ses lois maritimes elle +faisait au pavillon de cette république qu'elle voulait neutre, une sorte +de guerre sous le prétexte des simulations qu'il pouvait couvrir. Gênes +se tournait de tout côté pour faire respecter son repos et son commerce; +elle sollicitait jusqu'à ce roi redoutable d'Angleterre que dans son +orthodoxie elle n'appelait encore que le prince d'Orange. La paix de +Riswyck vint donner quelque intervalle de relâche (1697-1700); mais +Charles II d'Espagne mourut, et la guerre de la succession commença. + + +LIVRE DOUZIÈME. +DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. +1700 - 1815. + +CHAPITRE PREMIER. +Guerre de la succession. + +(1700) Lorsque les grandes puissances traitaient entre elles par avance +du partage des dépouilles du roi d'Espagne encore vivant, les Génois +avaient observé ces combinaisons éventuelles avec anxiété. Toujours +accoutumés à étudier ce qu'il y aurait pour eux de profit ou de perte +dans les plus grandes affaires d'autrui, ils craignaient que les +provinces lombardes ne fussent destinées à quelque prince assez fort pour +opprimer ses voisins, sans l'être assez pour empêcher la haute Italie de +devenir encore le théâtre de la guerre. Le roi de France leur avait fait +notifier le traité du partage tel qu'il avait été résolu en dernier lieu, +et il leur avait demandé de le garantir1. Ils en étaient encore à +s'excuser modestement d'être parties contractantes dans un tel +arrangement, quand Charles II mourut. En apprenant que le duc d'Anjou +était son héritier et que Louis XIV acceptait le testament, leur premier +sentiment fut de s'en réjouir. D'abord ils n'avaient plus à craindre de +voir le duc de Savoie maître du Milanais, ce qu'ils avaient redouté par- +dessus tout. D'autre part, la rivalité de la France et de l'Espagne, +sujet pour Gênes de tant de contrariétés et de tant de calamités, cessait +tout à coup. Mais bientôt d'autres réflexions survinrent. Les avantages +commerciaux que l'industrie et l'activité des Génois avaient acquis en +Espagne allaient s'effacer devant les privilèges que l'alliance de +famille assurerait aux Français. On serait heureusement délivré en Italie +du voisinage d'une domination autrichienne; mais Louis XIV, sous le nom +de son petit-fils, serait-il un voisin moins exigeant et moins +redoutable? Dans les préoccupations ordinaires des Génois, il suffisait +que Final, au centre du littoral ligurien, fût une dépendance des +possessions espagnoles, pour leur faire rêver une grande station +maritime, et un grand entrepôt commercial qui s'élèverait à leur +détriment; et d'abord ils n'échapperaient pas au renouvellement des +anciennes querelles sur le monopole du sel, qui les avaient tant +chagrinés. + +(1701) Néanmoins on ne fit aucune difficulté d'accorder le débarquement +et le libre passage des troupes que la France portait en Lombardie, car +une armée autrichienne venait déjà tenter la conquête de cette belle +partie de l'héritage. + +Le roi de France ne demandait pas de soldats aux Génois. Ses forces et +celles de l'Espagne que le nouveau roi venait commander devaient suffire +pour défendre le Milanais; mais il pressait la république de fermer ses +ports aux vaisseaux anglais et hollandais. Après de longs délais, on fit +la réponse dilatoire ordinaire; l'hiver arrivait; les escadres ne +viendraient pas avant le printemps; et une déclaration anticipée ne +ferait que compromettre la navigation et le commerce. Mais ce n'était pas +là répondre pour l'avenir, et la France voulait qu'on s'en expliquât +catégoriquement. Les Anglais faisaient en même temps des demandes +importunes que les Génois prétendaient avoir éludées au moyen de quelques +concessions de franchises sur des droits de douane. Les commissaires +impériaux à leur tour étaient venus réclamer des subsides; on se vantait +de les avoir éconduits; mais il est probable que ce n'avait pas été +gratuitement. + +Le duc de Savoie, après quelques hésitations, paraissait s'unir aux +intérêts du roi d'Espagne devenu son gendre et ceux de la couronne de +France dont son autre gendre était l'héritier présomptif. Mais le duc +était mécontent. Il regardait des deux côtés pour voir d'où pourraient +lui arriver plutôt le duché de Milan et ce titre de roi si convoité, +prompt à se tourner vers le parti qui lui en ouvrirait le chemin. Il +avait joint ses troupes à celles des deux couronnes, et cependant il +négociait à Vienne. L'empereur lui avait envoyé le prince Eugène, puis un +de ses ministres venu à Turin secrètement. Ces menées ne pouvaient être +longtemps cachées. On savait à Gênes avec quelles prétentions il traitait +(1703). Il demandait à l'empereur de lui assurer le Montferrat et le +Mantouan, et aux dépens des Génois, Savone. L'Autriche marchandait avec +lui; mais sa défection devint si évidente que ses troupes furent +désarmées par les Français. Après cet éclat il fallut bien le compter +pour ennemi déclaré, surcroît de crainte pour la république sa voisine. +Effrayée, elle cessa un moment de repousser l'alliance défensive que lui +offraient les deux couronnes. Comme le duc avait voulu que les alliés lui +promissent Savone, elle demandait qu'on lui donnât Oneille. Louis XIV lui +fit entendre que cette acquisition ne serait jamais ratifiée à la paix. + +Si on avait pu enlever Oneille au duc devenu ennemi, c'eût été un immense +avantage pour la France particulièrement. Des nuées de petits corsaires +sortaient de cette mauvaise rade. Des barques de pêcheurs, avec une +lettre de marque et un pierrier, interceptaient tout le cabotage entre la +Provence et la Ligurie, et exerçaient contre les bâtiments désarmés une +piraterie irrémédiable. La république n'y pouvait rien; ses galères +n'étaient pas propres à ce service (1705); et, au fond, écrivait l'envoyé +de France, elle n'était pas en mesure de se mettre en hostilité avec le +pavillon du duc de Savoie. «Si donc votre majesté n'y met la main, on +aura le chagrin de voir qu'une coraline2 d'Oneille fait plus de mal au +commerce de Marseille que tous les Anglais et les Hollandais ensemble.» +Le roi promettait d'envoyer de petits bâtiments de guerre pour balayer la +côte. Mais précisément dans le même temps on donnait, ou l'on laissait +donner par les consulats français de la Toscane des autorisations pour +des armements de barques semblables sous pavillon français. Elles se +gardaient bien de s'attaquer aux corsaires d'Oneille, mais elles +arrêtaient tous les navires génois, sous prétexte que leur cargaison +pouvait être de propriété ennemie. La nouvelle de chaque prise causait à +Gênes une sorte de soulèvement: car il fallait tout au moins attendre des +années entières la libération de ce que les tribunaux ne confisquaient +pas: c'était une ruine, une totale interception du commerce. Aux vives +réclamations du ministre génois à Versailles, Pontchartrain, ministre de +la marine, répondait gravement: «Le roi a bien voulu par son ordre du 2 +septembre 1693 dispenser les sujets de la république de Gênes de la règle +qui porte que les effets de l'ennemi confisquent le bâtiment aussi sur +lequel ils sont chargés, ce qui est établi par les ordonnances3, mais +l'exécution de cet ordre est finie avec la guerre qu'on avait alors.» Et +après cette réponse on laissait se perdre les clameurs des Génois, leur +inclination s'aliéner. L'envoyé français écrivait en vain: «Le +gouvernement se conduit bien, mais rien n'égale la haine du public: il +fait déserter nos soldats: j'ai demandé d'où cela pouvait venir, car nous +répandons ici beaucoup d'argent pour nos mouvements militaires......On +m'a répondu que cette haine vient de ce qu'on ne peut plus faire le +commerce par mer, tous les vaisseaux rencontrés par les armateurs +français étant arrêtés4.» + +L'état de guerre auquel on se trouvait forcé envers le duc de Savoie, et +la prévoyance de ce qu'il pouvait entreprendre, avaient obligé les +généraux français à changer leurs plans. Les premières campagnes avaient +eu pour objet de fermer l'accès des plaines de la Lombardie aux troupes +impériales, et l'on n'y avait pas réussi. Maintenant, il fallait se +rapprocher du Piémont, du Montferrat, et dans cette situation les Génois +avaient la double crainte que leur territoire ne servît de théâtre aux +hostilités, et les hostilités de prétexte ou d'occasion à quelque +entreprise de leur ambitieux voisin sur Savone et sur d'autres de leurs +places. Vendôme, qui commandait l'armée française, les faisait assurer +qu'il ne viendrait point sur leur territoire, si les mouvements de +l'ennemi ne l'y forçaient. Mais il exigeait des contributions des +habitants de fiefs impériaux enclavés dans l'État de Gênes, ou +limitrophes, appartenant pour la plupart à des nobles génois. Le sénat +lui représentait que ces populations sans ressources étant incapables par +elles-mêmes de satisfaire à ces réquisitions, les exiger ce serait jeter +des taxes sur les seigneurs de ces terres, c'est-à-dire sur des membres +du gouvernement d'une république amie. Mais les fiefs ou les feudataires +avaient contribué en faveur de l'ennemi, répondait Vendôme; il ne +dépendait pas de lui de les exempter au préjudice de l'armée française. +Ce n'était au fond que ce dont Louis XIV avait averti la république, en +lui faisant sentir les conséquences des concessions faites à ses ennemis. + +Ceux-ci s'approchèrent du territoire à leur tour. Ils envoyèrent des +détachements dans les fiefs, sous prétexte de les garder: mais ils y +vécurent à discrétion, sans s'embarrasser du scrupule de ruiner les +propriétés de leurs plus chauds partisans de Gênes. Ainsi de toute part +se multipliaient les calamités. + +Louis XIV avait ordonné le siège de Turin. Le duc absent y avait laissé +sa famille. La duchesse demanda au sénat de Gênes de lui donner pour +asile la citadelle de Savone, proposition qui ne manqua pas d'effaroucher +les soupçonneux républicains. On assura la princesse que la citadelle +n'avait pas de logement en état de la recevoir; mais on s'empressa de lui +offrir Saint-Pierre d'Arène ou Gênes même pour demeure. Elle accepta ce +dernier parti: mais bientôt les Français perdirent la fatale bataille de +Turin; le siège fut levé, et la duchesse rentra triomphante dans sa +capitale. + +Le revers de Turin, les fautes qui l'avaient précédé, le peu d'accord +entre les généraux des deux couronnes, et même la jalousie des Français +entre eux, tout ruina la cause de Philippe V en Italie. Malheureusement +elle n'avait guère plus de succès ailleurs, et le moment était venu où le +grand roi vieilli sentait avec douleur qu'il ne disposait plus d'assez de +forces pour soutenir la guerre de tous les côtés. Tandis que le Dauphiné +et la Provence étaient attaqués ou menacés, il ne restait plus rien +d'utile à faire en Lombardie. Il convenait d'en retirer les troupes pour +les porter là où était le pressant besoin. L'évacuation de la Lombardie +fut résolue et enfin réalisée de la part des deux couronnes, au moyen +d'une triste convention5. + +Avant et après cet abandon Louis s'efforçait d'engager les puissances +italiennes à s'unir elles-mêmes pour défendre ce territoire qu'il ne +pouvait plus protéger. Il les invitait à se liguer pour se soustraire au +joug autrichien qui allait peser sur elles: mais il les appelait en vain +à cette tardive entreprise: elle était impossible par la raison que « +l'intelligence manquait aux uns, aux autres le courage, à tous l'esprit +d'union.» Ainsi l'expliquait un observateur bien placé. + +Chez les Génois particulièrement, ceux qu'on appelait Français, parce +qu'ils n'étaient pas vendus à l'Autriche, avaient commencé à douter de la +stabilité du trône de Philippe V depuis qu'il avait perdu Barcelone et +que l'archiduc son compétiteur avait pris pied en Espagne. Les mauvais +succès en Lombardie leur faisaient envisager avec effroi le sort réservé +à leur république. Quelques concessions partiales lui étaient déjà +reprochées par les ennemis de la maison de Bourbon, et elle allait être +exposée sans contrepoids aux exactions des Allemands et aux vues +ambitieuses du duc de Savoie. Les défiances que cette attente suscitait +se faisaient sans doute remarquer; car Louis XIV en montrait un vif +mécontentement. «Bien loin, disait-il, de songer à réparer le passé, ils +amassent au contraire de nouveaux sujets de s'attirer mon ressentiment et +celui du roi mon petit-fils. Ils m'obligeront à les regarder et à les +traiter comme sujets de l'archiduc.» Cependant la république cherchait +encore à conserver sa position envers toutes les puissances, et peu après +l'évacuation du Milanais, la femme de l'archiduc Charles, de ce roi +éphémère de Barcelone, étant venue s'embarquer à Gênes pour aller +rejoindre son époux, le gouvernement, en lui prodiguant les respects et à +force de souplesse, obtint de ne la traiter qu'en archiduchesse sans +reconnaître la royauté de son mari. Louis XIV en fit remercier le sénat. + +A peine on s'était vu isolé au milieu de voisins redoutables, que la +première crainte qui se présenta aux Génois, ce fut cette idée fixe que +le duc de Savoie allait tenter de s'approprier Savone. Ils supposaient +que la place serait incessamment assiégée par terre et par mer, et ils se +hâtèrent d'expédier à Londres et à La Haye des messages secrets pour +obtenir que les puissances maritimes n'y prêtassent pas la main. On le +leur fit espérer, et selon toute apparence leur peur avait été +chimérique. Cependant il ne manqua pas d'occasions de juger que +l'Angleterre voulait à tout prix s'assurer le duc de Savoie, et qu'elle +n'aurait aucun scrupule de lui sacrifier ce qu'il désirait du bien +d'autrui. Il recevait de larges subsides; les escadres anglaises étaient +comme à ses ordres, et tandis que le théâtre de la guerre était chez lui, +il passait pour s'en inquiéter peu, à cause de l'argent qu'il recevait +des alliés et des garanties dont il était pourvu pour l'avenir. + +Un inconvénient plus réel que le danger supposé de Savone ne tarda pas à +se faire sentir. Les Allemands se répandirent sur le territoire; ils +occupèrent Novi, et le prince Eugène renouvela impérieusement la demande +de contributions. La cour impériale se faisait un droit de celles +auxquelles la république n'avait pu se soustraire dans la guerre +précédente; elle cherchait même à en établir l'usage en tribut permanent. +Eugène élevait de son mieux le chiffre de la taxe, et menaçait +d'exécution militaire. Gênes disputait ou plutôt marchandait. Cette +pratique était menée avec prudence et mystère. Le maximum des deniers +qu'on se réduisait à payer était le secret de l'État, le dernier mot +qu'on ne devait dire qu'à l'extrémité. On envoya des négociateurs à Milan +et il s'y fit plusieurs voyages. Le public parlait diversement de la +somme demandée et de la somme offerte. On variait de quatre-vingts à cent +cinquante mille louis d'or. On ouït dire enfin que la contestation était +vidée moyennant quatre-vingt mille louis suivant les uns et soixante et +dix mille selon les autres. + +Ce traité, dont la conclusion dura plusieurs mois, avait eu le temps +d'être oublié du public, quand, parmi les sénateurs qui sortaient de leur +charge bisannuelle, l'un d'eux, au moment où il déposait la toge, fut +retenu, renfermé à la tour et livré aux inquisiteurs d'État. C'était +Urbain Fieschi. On ne savait encore quel crime lui était imputé. Mais le +passé de ce personnage était fort connu, et il mérite qu'on en fasse +mention. + +Propriétaire de fiefs impériaux, il était le partisan le plus déclaré et +le plus fougueux de la cour de Vienne. Sa patrie n'avait pas d'intérêts +qu'il ne sacrifiât à celui de la faction. Le reste de son parti blâmait +et redoutait ses emportements indiscrets. Il avait montré tant de haine +pour le nom français, il s'était si bien complu à laisser redire qu'il +avait formé chez lui des magasins d'armes et de munitions de guerre, que, +bien qu'averti de se mieux contenir, il avait attiré à son fief +l'onéreuse visite d'une garnison française. Les Allemands, venus à leur +tour, ne l'avaient pas épargné d'abord, ce qui fut en quelque sorte une +consolation pour le public. Mais bientôt il reçut, lui seul, la +sauvegarde des alliés la plus ample et toutes les faveurs dues à une +créature si dévouée. Il les avait gagnées par son audace, et l'on en +jugera par ce trait. On annonça que sa femme allait à Savone pour +accomplir un voeu religieux au sanctuaire de la Madone. Un Doria son +gendre obtint à cet effet du ministre espagnol résidant à Gênes, qu'une +des galères du duc de Tursi fût destinée à ce trajet de quelques heures. +Ces galères étaient oisives dans le port de Gênes, et ces sortes de +complaisances s'accordaient aisément. Doria, qui était lui-même un des +officiers de cette escadre, se mit du voyage et s'embarqua avec une +troupe de moines, pieux auxiliaires de la dévotion de sa belle-mère. +Elle-même les attendait au passage sur le rivage de Saint-Pierre d'Arène. +Le capitaine de la galère alla pour la recevoir dans son canot, mais elle +s'excusa, la mer lui parut trop agitée; sa santé ne lui permettait pas de +s'embarquer. Le capitaine, n'ayant pu la rassurer, se hâte de retourner à +son poste, quand, à sa grande surprise, il voit la galère sans l'attendre +gagner la haute mer à force de rames, et quand il croit la joindre, une +fusillade du bord l'en écarte. En son absence les prétendus moines +avaient dépouillé le froc et montré leurs armes cachées. Doria s'était +saisi du commandement. La galère était perdue. Elle était livrée à +l'escadre anglaise qui croisait dans ces parages. Personne ne douta que +Fieschi ne fut Fauteur de ce guet-apens, où sa femme avait joué le rôle +principal. Le hasard qui fit sortir son nom de l'urne pour être sénateur +presque à la même époque, ne changea rien à sa pétulance factieuse. Il +fut à son tour l'un des deux sénateurs qui alternativement habitaient +avec le doge, et sans le concours desquels il ne pouvait ouvrir aucune +dépêche. Fieschi participa donc à la connaissance des plus intimes +secrets de l'État, et, dans ce temps même, il servait d'agent caché à ce +roi d'Espagne autrichien que la république refusait de reconnaître. Il +était l'intermédiaire ignoré des rapports entre Barcelone, Milan et +Vienne. Les preuves en furent trouvées à bord d'un bateau pris par un +bâtiment de guerre français. On murmura, on s'indigna de ce scandale. Le +roi de France, à qui les papiers interceptés avaient été transmis, les +fit mettre très-secrètement aux mains du doge, et l'on y vit dévoilées, +au profit de la cour autrichienne et de son armée, les déterminations les +plus importantes auxquelles Fieschi avait eu part dans le sénat. Mais le +trait de sa déloyauté le plus sensible pour ses collègues fut alors +avéré. Quand on avait expédié au prince Eugène pour lui faire agréer une +contribution modeste, celui-ci avait brusquement répondu qu'il ne se +payait ni de diplomatie ni de rhétorique, et qu'il s'agissait de savoir +quelle somme on lui apportait. Il en eut à peine entendu le chiffre qu'il +s'emporta. Il accusa les députés de mensonge; il savait de science +certaine quel jour on avait délibéré à Gênes, quelle somme bien +supérieure à celle qu'on lui offrait avait été fixée: les Génois +venaient-ils donc faire auprès de lui leur métier de marchands et essayer +de le surfaire? Ainsi le secret de l'État avait été trahi; il fallut que +le sénat apprit que ses délibérations les plus cachées avaient été +découvertes, qu'il avait des traîtres dans son propre sein. On dépêcha à +Milan Brignole, un des plus habiles et des plus considérables personnages +de la république; il alla négocier sur la somme d'argent avec laquelle il +fallait d'abord contenter Eugène. Là, on acquit enfin la preuve qu'Urbain +Fieschi était le perfide révélateur. Les correspondances interceptées +avaient mis sur la voie; maintenant la preuve était complète. On résolut +cependant de garder le silence jusqu'à l'expiration de la dignité +sénatoriale dont le coupable se trouvait revêtu. C'est en cet état qu'il +tombait entre les mains des inquisiteurs. + +Soit qu'il eût appris ou ignoré quel orage le menaçait, il n'avait pu +méconnaître l'animadversion qui s'élevait contre lui, et il avait déjà +résolu de se mettre à l'abri. Il avait projeté de suivre l'archiduchesse +à Barcelone. Quand la princesse arriva dans Gênes, contrariée et en peine +des suites de la détention d'Urbain, elle se hâta de demander la +libération du prisonnier; et son insistance fut si vive qu'elle mit la +timide république dans un pénible embarras. Tandis qu'en éludant de +reconnaître en elle une reine, on se croyait obligé de lui prodiguer en +compensation les soumissions et les hommages, on avait à repousser une +réclamation impérieuse, très-indiscrète sans doute, mais dont cela même +montrait toute l'importance qu'y attachait l'auguste solliciteuse. On +résista pourtant, en prenant pour prétexte que les lois refusaient au +gouvernement le droit de disposer d'un accusé tant qu'il était sous la +main de la justice des tribunaux. La princesse partit mécontente, mais +des injonctions de l'empereur ne tardèrent pas d'arriver. Il intervint +avec insistance et menace: la constance des Génois ne put aller plus +loin. Suivant la tradition du pays, l'énergique réquisition de Vienne +trouva la sentence capitale portée6, quoiqu'on n'osât encore ni +l'exécuter ni la publier. Mais lorsque la république se laissa +contraindre, comment sut-elle colorer sa faiblesse? Par quelles +prétendues finesses de langage espéra-t-elle ou plutôt feignit-elle de +concilier ses droits et ceux de la justice distributive avec sa lâche +condescendance politique? C'est ce qui est tristement curieux; et c'est +comme un trait caractéristique de ce gouvernement en décadence, que +l'histoire doit conserver le texte du seul acte public qui finit ce grave +procès. + +«Proposition faite au petit conseil de la sérénissime république. + +Une procédure ayant été instruite par les illustrissimes inquisiteurs +d'État, à la charge du magnifique Urbain Fieschi, pour contravention en +matière d'État et de gouvernement, révélation de secrets intérieurs, +correspondances prohibées par les lois, suggestions capables de troubler +la tranquillité publique pendant qu'en qualité de l'un des sénateurs il +avait part au suprême gouvernement; le tout comme aux actes de la +procédure; + +Et de pressantes instances ayant été faites par l'empereur; + +Il est proposé qu'il soit élargi de sa prison, afin qu'il puisse se +porter auprès de la susdite majesté, pour lui rendre grâces de ses bons +offices; + +Et ce, en considération encore de la cour de Barcelone d'après les +instances ci-devant faites. + +Il sera donné connaissance de la déclaration ci-dessus à l'envoyé Balbi7, +afin qu'il se présente immédiatement devant l'empereur pour la lui faire +connaître dans toutes ses circonstances. + +Les sérénissimes collèges en feront parvenir l'avis à la cour de +Barcelone et à tous autres qu'ils estimeront convenable, et ce par les +voies qu'ils trouveront à propos. + +La présente proposition a été approuvée8.» + +Mis en liberté sur cette étrange déclaration, Fieschi protesta avec +hauteur qu'il ne s'en contentait point. C'était un acte d'accusation +publié contre lui pour le laisser inculpé des crimes d'État les plus +graves. C'était, sans jugement, une condamnation sous forme de grâce. Il +réclamait ou une sentence, ou une absolution pure. Il était dans son +droit: on lui fit savoir qu'il pouvait rentrer dans sa prison et que le +procès reprendrait son cours. Mais il ne se sentit pas disposé à suivre +cette marche; il faut lui rendre justice: en fait d'écritures, il fut +aussi ingénieux que le conseil. Un long mémoire qu'il adressa au sénat, +où il prétendait se justifier, se terminait ainsi: il avait été tenté de +se remettre en prison; mais il avait cru devoir, dans son zèle pour la +patrie, laisser à la république le temps de jouir du mérite qu'en lui +ouvrant les portes de la prison, elle avait désiré se faire auprès de +l'empereur. Il s'était donc rendu à Barcelone, où il offrait ses bons +offices à ses concitoyens; mais bientôt il viendrait réclamer son +absolution. + +Malgré cette assurance, il ne se hâta point. La cour de Barcelone le fit +grand d'Espagne. Cette grandesse n'était pas sans doute la même que celle +de ce Castillan qui aurait brûlé son palais s'il avait été contraint d'y +donner l'hospitalité au connétable de Bourbon transfuge. Fieschi ne +craignit pas d'accepter huit mille ducats de pension sur les fiefs +confisqués du duc de Tursi, demeuré fidèle à Philippe V9. Après quelques +années, le nouveau grand se montra dans Gênes, où, comme on peut croire, +ni la république ni lui ne pensèrent à reprendre le procès. Mais, ne +trouvant chez ses compatriotes qu'un froid accueil, il se retira dans ses +terres, toujours vendu à la cause pour laquelle il s'était si indignement +compromis. + +Une circonstance empêcha que les forces autrichiennes n'aggravassent le +joug sur les Génois. Le duc de Savoie fut mécontent de l'empereur: les +concessions de territoire qu'il avait obtenues lui semblaient trop +modiques. Ces deux puissances s'observaient, et il n'y avait aucune +opération nouvelle contre leurs voisins qu'elles eussent pu concerter +ensemble, ou que l'une pût tenter en présence de l'autre. De cet état des +choses Louis XIV espérait encore qu'il pourrait sortir une ligue +italienne pour repousser la domination de l'empereur. Le maréchal de +Tessé cultivait cette pensée et la suivait jusqu'aux détails. Il estimait +que les Génois, piqués de l'aventure de Fieschi, pourraient bien fournir +douze mille hommes10. C'était mal les juger dans l'intention et dans les +moyens. + +Mais les mécontentements du duc de Savoie leur faisaient courir un autre +danger à leur insu. Le duc avait expédié à Gênes un messager fort obscur +mais très-délié, chargé de voir auprès des envoyés français et espagnols, +si au lieu de s'en remettre à la paix générale qui se faisait attendre, +il pouvait faire secrètement la sienne avec Louis. Cette curieuse +négociation ignorée à Gênes, où elle ne se traitait que par hasard, +reprise à plusieurs fois, et qui porte une forte empreinte de la +versatilité comme de l'ambition du prince qui l'avait provoquée, cette +négociation, dis-je, n'est pas de notre sujet par elle-même. Mais dans +une occasion l'entremetteur avait rapporté qu'il avait fait considérer au +prince que probablement, s'il voulait Savone, les Espagnols lui en +feraient bon marché: l'envoyé français, dans le compte qu'il rendait à +Versailles de cette conférence, ayant écrit qu'il ne savait si cette +concession paraîtrait à la France, comme à l'Espagne, juste ou politique, +M. de Torcy déclara en réponse «que leurs majestés n'ayant nulle liaison +particulière avec aucun prince d'Italie, et au contraire tant de sujets +de se plaindre de leur partialité, S. M. consentait dès à présent, pour +elle et pour le roi d'Espagne, à tout ce que M. le duc de Savoie voudrait +entreprendre, et elle approuvait qu'ils se servît de ses troupes, soit +pour exiger de ceux qui se sont déclarés pour l'empereur les mêmes +contributions qu'ils payent aux Allemands, soit pour faire des +entreprises plus solides et plus utiles pour son État.» + +Les conditions exorbitantes que le duc voulait imposer et qui auraient +fait de la frontière française une barrière ouverte à sa discrétion +firent abandonner ces projets de traité et tout fut renvoyé à la paix +générale. Mais on voit que Savone eût été facilement abandonnée aux +entreprises de l'ambitieux. M. de Torcy disait, et peut-être était-ce à +titre de justification: «Je vois que les Génois ont le talent de +mécontenter également tout le monde, car il est certain que les ennemis +se plaignaient de la partialité qu'ils imputent faussement à la +république pour la France, malgré les services qu'ils en reçoivent.» + +La remarque était fondée, mais n'est-ce pas là le sort inévitable des +faibles, sort plus inévitable qu'ailleurs à Gênes où le pouvoir suprême +passait de main en main à de si courts intervalles; où le système d'une +année était interverti l'année suivante; où l'assemblée maîtresse des +affaires prenait, démentait, ajournait surtout les résolutions au gré +d'une majorité flottante chaque jour variable; où, enfin, par des causes +extérieures, l'esprit public avait fait place à l'esprit de faction et à +l'influence avilissante des intérêts privés? Louis XIV lui-même reconnut +qu'il était dû quelque indulgence à la faiblesse. Les malheurs de la +guerre, les refus outrageants opposés à ses offres d'acheter la paix aux +plus déplorables conditions, n'avaient pas abattu son courage, mais sa +fierté. Il s'attendait à voir les Génois reconnaître incessamment +l'archiduc pour roi d'Espagne. Il avait cru d'abord qu'ils n'en +éviteraient pas l'occasion au passage de l'archiduchesse, et il s'était +borné à donner ordre à son ministre de s'absenter pour n'en être pas +témoin, mais sans se retirer, «car, écrivait-il, il ne faut pas leur +ôter les moyens de revenir à moi, quoique je ne puisse avec bienséance +approuver le parti que la nécessité les porte à prendre.» Prévoyant un +peu plus tard que l'empereur va faire à toute l'Italie la loi de +reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne, il mande tristement à son +ministre: «Vous attendrez mes ordres avant de vous déterminer à sortir +de Gênes. Vous mesurerez même vos démarches et vos discours de manière à +ne prendre aucun engagement.» Réflexion faite, il donne ordre à son +envoyé de quitter Gênes si la reconnaissance a lieu, mais en prétextant +l'état de sa santé, et en laissant un chargé d'affaires qu'il lui +indique. + +Cependant l'empereur est mort; son frère accourt d'Espagne pour aller +briguer la couronne impériale. C'est un grand événement dans la politique +générale. Mais c'est, en Italie, un titre de plus sous lequel le +déplaisir de l'archiduc pourra devenir encore plus funeste. Le pape et +Venise ne lui contestent plus le nom de roi d'Espagne. Les Génois +tremblent plus que jamais, et pourtant ils persistent dans leur +résolution. Ils imaginent que le prince concevra l'inutilité pour lui, le +préjudice pour eux de la reconnaissance. L'espoir d'une prochaine paix +soutient leur courage. L'archiduc arrive par mer à la vue de Gênes; il +s'y tient en panne une journée entière pour savoir s'il y sera reçu en +roi; et, assuré qu'on n'y est pas décidé, il descend sur le rivage hors +de la ville, et repart pour Milan sans autre communication. Mais alors +grand effroi, on perd tout ce courage qu'on avait montré. On va à +l'envoyé de France, l'avertir qu'on ne peut plus longtemps refuser à +l'archiduc un nom qui est sans conséquence: un grand nombre de +feudataires impériaux étant venus renforcer le conseil en changent la +majorité. On fait partir un noble député chargé de saluer le roi Charles +III d'Espagne. Ce roi refuse de recevoir un hommage tardif et incomplet. +Il fait peu de cas d'une telle reconnaissance; il attendra que les +sénateurs de la république se présentent à lui; on se soumet, et le roi +de France écrit qu'il excuse les Génois et qu'il leur tient compte de +leur longue résistance. + +L'empereur fut nommé; sa femme revint d'Espagne pour le rejoindre en +Allemagne, et cette fois, les Génois, plus obséquieux que jamais, lui +firent entendre les noms augustes «de majesté impériale et catholique.» + +Mais Vendôme en Espagne avait rétabli le royaume de Philippe V. Les +incidents de la cour de la reine Anne à Windsor valurent à Louis XIV la +victoire de Denain et la paix d'Utrecht. Le duc de Savoie devint roi de +Sicile; et les Génois le virent avec plaisir recevoir cette couronne +plutôt que le duché de Milan. L'empereur seul prolongea la guerre une +année encore. C'est loin de l'Italie qu'on se battait, et la mer était +libre: la neutralité des Génois ne fut pas troublée par ces dernières +hostilités; mais elles occasionnèrent une transaction importante pour la +république. Charles VI, sans argent pour soutenir une lutte pénible +proposa de leur vendre Final. C'était leur offrir une possession qui leur +avait bien des fois échappé et qu'ils avaient à bon droit toujours +regrettée et enviée. C'était un petit territoire qui, quand il était hors +de leurs mains, coupait la ligne de leur littoral déjà morcelé à Oneille +par le duc de Savoie: position qui avait si souvent servi de repaire aux +émigrés, aux bannis et à la piraterie; dont les Espagnols depuis deux +siècles avaient fait leur lieu de débarquement et leur place d'armes pour +s'ouvrir les chemins de la Lombardie au travers de l'État de Gênes, non +sans y semer la contrebande à plaisir; point d'appui, enfin, d'où +l'étranger peut dominer tout le rivage et intercepter le commerce. On +était trop heureux de rentrer dans une telle propriété et de mettre à +l'abri, par un nouveau titre, les anciens droits qu'on croyait y avoir. + +Quand, à la paix d'Utrecht, les Espagnols avaient évacué l'Italie, les +Autrichiens s'étaient établis à Final, ils y étaient encore, et de plus +Final, comme annexe du Milanais, était réservé à l'empereur dans le +partage de la paix d'Utrecht. Il pouvait donc vendre et livrer ce +territoire. Cependant tant qu'il n'avait pas adhéré à la paix et qu'en +continuant la guerre il remettait à de nouvelles chances le lot qui lui +était proposé, était-il prudent d'accepter la cession qu'il voulait faire? +N'offenserait-on pas les autres puissances? C'est ce qu'on se demandait +à Gênes. On craignait de déplaire au roi de France, mais Louis se +contenta de rappeler qu'un acquéreur imprudent s'expose à perdre son +argent. Quant au roi d'Espagne, il protesta contre l'aliénation d'un pays +qu'il prétendait lui appartenir. Mais la crainte de voir le duc de +Savoie, roi de Sicile, enchérir sur leur marché et devenir maître de +Final, fit passer les Génois sur toutes les considérations. Enfin, après +de longues négociations entre un vendeur formaliste et un acheteur +cauteleux, le traité fut conclu, le prix fut payé11. La république prit +possession de Final, et aussitôt qu'elle se fut remise de l'anxiété que +l'opposition espagnole lui donna d'abord, elle se hâta de démolir toutes +les fortifications. Nous avons déjà signalé cette politique timide par +laquelle les Génois se défiant d'eux-mêmes, aimaient mieux laisser leurs +places ouvertes que d'avoir à défendre des murailles dont un ennemi +vainqueur ferait une position offensive. + +Toujours pressé d'argent, et content sans doute de ses opulents +acheteurs, l'empereur proposait secrètement de leur vendre encore la +Sardaigne. Mais ils n'auraient osé entrer dans un marché pareil, et à +cette époque ils n'avaient que trop déjà de leur royaume de Corse. + +Quelques années après, Charles VI, caressant une de leurs passions +vaniteuses, les encouragea à lui demander la concession des honneurs +royaux à sa cour. Il y avait longtemps que cette ambition était née chez +eux; il la réveilla: une longue négociation s'ensuivit, dans laquelle on +fit naître des difficultés sans nombre, et enfin l'affaire paraît avoir +fini moyennant un sacrifice de huit cent mille francs. Mais ces honneurs +de Vienne n'étaient rien, si la république n'obtenait pas à Rome sa place +dans la salle royale. Elle la briguait; elle avait plusieurs fois réclamé +pour y réussir l'intervention de la cour de France; mais Gênes avait +alors une querelle très-vive avec le pape, et ce n'était pas le temps +d'attendre de lui des faveurs. + +Un criminel, venant chercher un asile dans l'église de l'Annonciade, +avait été saisi à la porte par les officiers de justice qui le +poursuivaient. Les moines de ce couvent, se trouvant en guerre avec leur +supérieur dont la sévérité les gênait, l'accusèrent d'avoir connivé +contre le privilège des lieux saints. Le pape lui ordonna de se rendre à +Bologne où sa conduite serait examinée. Mais le sénat s'y opposa, car il +s'agissait, disait-il, d'un des théologiens de la république12, à ce +titre dépositaire des plus intimes secrets de l'État, et l'on ne pouvait +lui permettre de s'absenter. Clément XI s'emporta, il ordonna à +l'archevêque de Gênes d'excommunier le père Granelli (c'est le nom du +supérieur). Le gouvernement proclama à son tour que cette excommunication +était nulle pour vice de forme. Le pape répliqua par un bref menaçant, +déclarant que si les Génois s'avisaient de se prévaloir d'immunités ci- +devant accordées, il les révoquait toutes par sa pleine puissance. Alors +dans Gênes l'opinion publique se divisa. On craignit que l'interdit ne +fût jeté sur le pays. Ce fut un long sujet de troubles et d'intrigues. +Les femmes s'en mêlaient: le sénat fit savoir à l'une des plus +considérables matrones, que, quelques égards qu'on eût pour les dames, il +y avait pour elles des prisons et des exils. On crut un moment avoir +calmé le pape et réglé l'affaire avec lui; mais il se rétracta et se +montra plus irrité que jamais; et Grimaldi, envoyé de Gênes à Rome, eut +beau dire que quoiqu'il y eût, du saint-père à lui, toute la distance du +ciel à la terre, il n'entendait pas que le pape manquât à sa parole: à +Gênes, soit qu'on voulût donner au père Granelli la garantie de la force +majeure, soit qu'on craignît qu'il ne faiblît dans la résistance, on +l'obligea à loger dans le palais du doge, où on le surveillait. Il y +passa près de sept ans, tant cette querelle fut prolongée: elle ne finit +que lorsque, ennuyé d'une si longue séquestration, le prieur prit la +fuite et courut se jeter aux pieds du pape. Mais ce dénoûment n'apaisa +pas la colère du pontife, il éleva un autre grief d'une nature +singulière. Le cardinal Albéroni, chassé d'Espagne et congédié de France, +venait demander un asile aux Génois. Le pape leur enjoignit de se saisir +de lui et de l'envoyer prisonnier à Rome. On eut honte de livrer ce +cardinal. Il avait été retenu sur la route avant d'arriver à Gênes; on +diminua à dessein la surveillance des gardiens qu'on lui avait donnés; on +le laissa disparaître, et le pape en fit un nouveau crime à la +république. + +Les Génois furent témoins à peu près désintéressés des ligues et des +expéditions successives qui enlevèrent la Sardaigne à l'empereur; qui +donnèrent cette île au duc de Savoie en lui retirant la Sicile; qui +mirent aux mains pour un moment les deux branches royales de la maison de +Bourbon; de celles qui tentèrent de faire remonter Stanislas au trône de +Pologne; qui firent de lui un duc de Lorraine ayant la France pour +héritière; qui donnèrent au gendre de Charles VI la Toscane au lieu de la +Lorraine, et placèrent la couronne des Deux-Siciles sur la tête d'un +infant d'Espagne. La république y gagna seulement d'avoir la possession +de Final reconnue par le traité de la quadruple alliance et par la paix +de Vienne. Toujours dans ces guerres elle se déclara neutre, mais en ne +soutenant qu'à grand'peine sa neutralité; sans cesse préoccupée de ces +mouvements des grandes puissances, de la pensée qu'elle serait sacrifiée, +tantôt que quelque portion de son territoire servirait d'indemnité dans +l'échange de la Sicile contre la Sardaigne, tantôt que Savone et Final +allaient être attaqués. Avec cette terreur, toute démarche, toute +résolution, quand on parvenait à en prendre, était faible ou hasardée. + +En rapprochant les faits de la période que nous venons de parcourir, il +est impossible de méconnaître les inconvénients de l'organisation de la +république, sous le rapport de la politique extérieure. L'état misérable +de cette politique ne dépendait pas seulement de l'exiguïté des +ressources nationales, ni même de ces influences étrangères qui tenaient +les membres du gouvernement liés à des factions opposées, par des +intérêts personnels. Le vice venait des constitutions de 1528 et de 1576. +Nées de la lassitude des discordes entre les citoyens puissants, elles +avaient été rédigées avec l'intention principale de prévenir au dedans +l'envahissement du pouvoir. On avait mis une jalousie extrême à ce que +nul n'eût personnellement l'autorité; à ce que les chefs entre les mains +de qui il fallait par force la mettre en dépôt n'eussent pas le temps de +s'habituer à l'exercer à leur profit. Le doge, les sénateurs n'avaient +leurs charges que pour deux ans. Le corps du sénat tous les six mois +perdait des membres et en recevait de nouveaux désignés par le sort. Dès +lors point d'unité, point de pensée d'avenir. Les vues politiques, les +adhérences à telle ou telle puissance étrangère devant avoir peu de +stabilité, inspiraient peu de confiance. De plus, le doge et les deux +collèges n'avaient que l'initiative des propositions: les mesures qui +concernaient particulièrement les rapports extérieurs étaient décidées +par le petit conseil, qui ne pouvait délibérer si quatre-vingts membres +n'y étaient présents. Cette circonstance suffisait pour qu'une minorité +compacte, en se tenant absente, ajournât à volonté les plus urgentes +décisions, et en fît manquer l'à-propos. Enfin, il fallait l'assentiment +des quatre cinquièmes des membres présents, d'abord dans les collèges, +ensuite dans le petit conseil, pour prononcer sur ces matières. Il était +facile à une opposition de faire longtemps attendre un tel concours; et +lorsqu'une mesure avait été délibérée, s'il survenait quelque incident +qui la rendît inopportune, il était difficile d'obtenir le nombre de voix +qui seul permettait de la révoquer ou de la changer. Tout au moins le +temps d'agir passait; et en attendant, le secrétaire d'État ou les +délégués spéciaux, chargés de traiter les affaires avec les ministres +étrangers, n'étaient autorisés à donner que des réponses évasives ou +dilatoires. Il leur eût été même impossible de faire prévoir un résultat +si incertain jusqu'au dernier jour. Aussi les négociateurs étrangers +témoignent-ils dans chaque dépêche qu'à Gênes on est incapable de prendre +un bon parti, ou de rien faire qu'à contretemps. Ils en témoignent +impatience, mécontentement et mépris. Quand leur cour les pressait de +hâter une conclusion, ils ne pouvaient se retenir d'accuser la mauvaise +foi de ces gens-ci, comme parfois ils les appellent, et d'exagérer leur +incapacité ainsi que leur impuissance. Ils disaient à cette époque que +jamais la république n'avait été si voisine de la perte de sa liberté; +que c'était l'effet de la maladie de leur gouvernement, divisé entre le +parti des vieillards intéressés et timides, et le parti de la jeunesse +qui est capricieuse, sans expérience, et qui prévaut en ne consultant que +sa vanité. Grâce à ces divisions, ajoutait-on, la haine des bourgeois et +du menu peuple contre la noblesse est tellement augmentée qu'ils seraient +capables d'en venir aux dernières extrémités pour peu qu'ils se vissent +soutenus par quelque puissance. + +Nous verrons, au chapitre suivant, que dans ces dernières assertions on +s'exagérait la disposition du peuple à saisir l'occasion de se +débarrasser du gouvernement des nobles, et nous verrons l'habileté de la +noblesse à regagner le terrain qu'elle avait perdu. + +Un grand et universel intérêt faisait que tout le monde s'accommodait du +temps présent. Le profit du commerce compensait mille inconvénients. Il +reprenait son cours dès que la mer redevenait libre. Là où la navigation +génoise avait besoin d'emprunter pour ses vaisseaux la garantie du +pavillon français, là où elle pouvait s'en arroger les privilèges, on +avait l'adresse d'en trouver les moyens. Un nombre prodigieux de marins, +qui n'avaient jamais habité la France, avaient des lettres patentes qui +les déclaraient Français sans sortir de leur pays. On fut obligé en +France, pour réprimer cet abus, d'annuler à la fois toutes ces +naturalisations subreptices. + +La fatale peste de Marseille et ses longues suites de quarantaines firent +détourner vers Gênes un grand nombre d'affaires, tel qu'il fallut +agrandir de beaucoup l'enceinte des locaux du port franc13. On en +renouvela dans le même temps les privilèges et les règlements, toujours +libéralement exécutés. A plusieurs reprises on avait voulu transporter ce +beau dépôt des richesses du monde commercial dans le golfe de la Spezia. +Mais cette fausse et bizarre idée de séparer le port franc de la ville +commerciale, d'isoler les marchandises des acheteurs et de leurs caisses +fut à jamais abandonnée. C'est un beau lazaret qu'on bâtit alors dans le +golfe. + +N'oublions pas de dire que, suivant les témoignages du temps, de tous les +magasins du port franc, le plus riche, le mieux fourni était celui des +pères jésuites, «surtout en aromates, drogues et autres produits +précieux, qui leur arrivaient d'Espagne, de Portugal, des deux Indes et +de la Chine14.» + + +CHAPITRE II. +Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par les Autrichiens, +délivrée par l'insurrection populaire. + +La mort de l'empereur Charles VI vint troubler la paix de l'Europe. Ce +prince croyait avoir assuré à sa fille Marie-Thérèse la succession +entière de ses vastes États. Il avait obtenu l'assentiment de tous les +souverains pour l'édit solennel qui, sous le nom de pragmatique sanction, +avait réglé ce grand héritage. Il comptait bien que sa couronne impériale +passerait par une facile élection à son gendre, devenu grand-duc de +Toscane. Et quand il avait donné celui-ci pour héritier au dernier des +Médicis, ayant fait céder la Lorraine au beau-père de Louis XV et, après +lui, à la France, il pensait avoir particulièrement intéressé cette +puissance à ses arrangements de famille. A sa mort il n'en fut pas ainsi. +Tout fut troublé à la fois. En Allemagne, plusieurs princes +revendiquaient des droits héréditaires; le roi de Prusse voulait la +Silésie et s'en emparait par droit de bienséance. L'intrigante Parmesane +que Philippe V avait épousée en secondes noces ambitionnait de faire au +second de ses fils un établissement en Italie aux dépens de l'héritière +autrichienne. Le cardinal de Fleury, qui gouvernait la France, suscitait +et liguait ensemble tous ces ennemis. Marie-Thérèse, prise au dépourvu, +attaquée de toutes parts, était menacée de tout perdre. Déjà son mari +avait échoué dans ses prétentions à l'empire. Son compétiteur, le duc de +Bavière, avait été couronné sous le nom de Charles VII. Mais alors +l'Angleterre embrassa ouvertement le parti contraire. Une étroite +alliance se forma entre les cours de Vienne et de Londres; cette dernière +attira dans leur union le duc de Savoie, devenu roi de Sardaigne; +accession importante, parce que, tandis que la reine de Hongrie luttait +en Allemagne, ses possessions italiennes acquéraient un gardien contre +l'invasion des troupes espagnoles et françaises. Mais ce ne fut pas +gratuitement que ce nouvel allié prêta ses services. On stipula en sa +faveur des avantages, des accroissements de territoire et présents et +éventuels, tels que la sécurité de ses voisins en fut immédiatement +troublée. On apprit que par le traité de Worms, qui était l'acte de cette +alliance, Marie-Thérèse avait cédé à Charles-Emmanuel ses droits sur +Final. + +Les Génois, habitués à révérer la maison d'Autriche, à craindre +l'inimitié d'une si grande puissance, si voisine de leur petit État, +étaient bien éloignés d'avoir osé faire des voeux pour que la couronne +impériale passât dans une autre famille. Ils avaient hésité à reconnaître +l'empereur bavarois. La seule crainte de faire prononcer la confiscation +de leurs fiefs les avait forcés à cette reconnaissance, qui fut tardive +et de mauvaise grâce. Ils avaient bien présumé que Marie-Thérèse +rechercherait l'alliance du roi de Sardaigne et que ce pourrait être à +leurs dépens; mais ils ne s'attendaient pas à apprendre que l'héritière +de celui qui leur a chèrement vendu Final, qui leur en a donné +l'investiture solennelle, se joue de leurs droits et leur porte une +atteinte publique: ils voient au delà de l'énorme préjudice que leur +causera la perte de Final: ils voient leur ambitieux voisin poursuivant +ou reprenant ses anciens projets; attentif à porter sa puissance en deçà +des monts, sur le rivage de la mer, non content d'occuper Nice, +d'interrompre à Oneille la contiguïté du littoral génois, il vient le +couper encore à Final, se rapprocher, étreindre Gênes de toute part et en +préparer l'invasion si longtemps méditée. + +Leurs réclamations remplissent les cabinets de l'Europe. Ils adressent +leurs plaintes et leurs remontrances à Vienne et à Londres. A Vienne, on +nie d'abord que, dans le traité encore secret, il y ait aucun article qui +intéresse Gênes. A Londres, on répond qu'il faut se tranquilliser, et +qu'à l'apparition du traité on verra qu'il n'est pas si fâcheux qu'à +Gênes on le suppose. Enfin il devient public. Alors les ministres +d'Autriche déclarent que leur maîtresse ayant été obligée de donner de +son propre territoire au roi de Sardaigne, elle ne pouvait, à plus forte +raison, l'empêcher de prendre ce qui était à sa bienséance chez autrui. +La cour de Londres est mortifiée de la contrariété que les Génois +éprouvent: mais avec un si grand intérêt pour les alliés de fermer les +Alpes à leurs ennemis, et avec un désir si prononcé chez le roi de +Sardaigne d'avoir Final, il a été impossible de ne pas le satisfaire. + +La dernière réponse de l'Autriche est remarquable par un trait +d'hypocrisie diplomatique qui finit la discussion. Après tout, dirent les +ministres, on n'a cédé que les droits qu'on avait; si, comme le +soutiennent les Génois, on n'en avait point, on n'a rien cédé, et Gênes +n'éprouve aucun préjudice. Au reste, le texte du traité était marqué tout +aussi bien de la même espèce de dissimulation dérisoire. On y déclarait +que, dans la confiance que la république de Gênes prêtera toute facilité, +elle aura droit au remboursement des sommes qu'elle avait payées; +remboursement du quel pourtant ni la reine de Hongrie ni le roi de +Sardaigne ne seront tenus. + +Que faire au milieu de ces pénibles circonstances? La France et +l'Espagne, sur les premières plaintes, avaient offert leur assistance et +leurs armes en invitant les Génois à faire cause commune avec elles. On +avait refusé ce dangereux appui tant qu'on avait pu espérer fléchir les +alliés de Worms. Mais après cette espérance perdue, les offres furent +renouvelées, et il fallut bien les écouter. Le sénat et le conseil en +délibérèrent longtemps. Les uns voulaient, au prix de Final même, +conserver la neutralité et le commerce maritime. On leur répondait +qu'après une première violence il n'y en avait aucune qui ne fut permise +au roi de Sardaigne, et que Gênes ne dût attendre; que le commerce ne +serait pas plus respecté que l'État; qu'en effet le roi de Sardaigne +avait fait déclarer, dans le traité de Worms, que Final serait un port +franc; que ce roi, en ouvrant à Final un passage de la mer à la +Lombardie, et en couvrant la côte de corsaires, ôterait à Gênes son +commerce. On balança longtemps, et le ministre français, qui observait +ces hésitations, pensait que l'on comptait plus, à Gênes, sur la force +des génuines que sur les alliances. On se proposa, dit-on, d'offrir +trente mille ducats au ministre de Vienne, trente mille à lord Carteret, +si par leurs bons offices la clause fatale de Final était supprimée à la +ratification du traité. Mais les ratifications eurent lieu sans +amendement. En attendant, l'amiral anglais Matthews avait demandé +d'occuper Final pour station et pour place d'armes, et la république +aurait volontiers acheté de lui la complaisance de ne pas insister. Mais +les habitants de Final, déjà en querelle avec le gouvernement pour +certains privilèges qu'ils réclamaient, manifestaient hautement leur +désir de se séparer de la domination génoise. Enfin, la nécessité poussa +le conseil à entrer dans l'alliance des Espagnols et des Français. Le +traité fut signé à Aranjuez le 1er mai 1745. Le sénat, en le publiant, +protesta de sa neutralité; il ne prenait aucune part à la querelle des +puissances belligérantes; c'est sans renoncer à son amitié respectueuse +pour elles qu'on armait, uniquement pour se soustraire aux conséquences +dont le traité de Worms menaçait la république; et Gênes ne se regardait +que comme un auxiliaire fournissant, en cette seule qualité, un corps de +troupes et un train d'artillerie à l'armée combinée1. + +Cette vaine réserve de manifeste dont les Génois semblaient avoir été +dupes eux-mêmes, cette précaution oratoire par laquelle, en faisant la +guerre, ils prétendaient rester dans la neutralité et en paix, fut +probablement l'ouvrage des esprits faibles qui se crurent conciliants. +Bientôt tout porta l'empreinte de cette hésitation, plus funeste sans +doute dans les résolutions que dans les paroles. Mais la délibération sur +cette grande affaire n'avait pas été unanime et elle ne pouvait l'être. +Outre les bonnes raisons qui méritaient d'être pesées, la crainte de la +guerre, la répugnance à compromettre la fortune d'un État commerçant et +l'existence d'une république indépendante, outre ces considérations, les +intérêts privés partageaient les conseillers. On ne pouvait délibérer que +sous l'influence ou au milieu du choc des impulsions étrangères. + +Pour le public, il n'influa en rien dans la résolution qui mit Gênes en +état de guerre. On ne consulta pas son opinion; et peut-être n'en avait- +il point. La masse aura considéré la perte prochaine de Final comme un +affront à la gloire de la république, objet d'une vanité nationale +commune à toutes les classes. Les négociants, à qui la neutralité avait +été favorable dans toutes les guerres, auront craint pour leur commerce, +et prévu deux choses également fatales pour ceux de cette classe, des +obstacles et des contributions. Le peuple proprement dit était encore +insensible à ce qui se préparait. On ne faisait pas de levées dans la +ville. Les huit mille hommes que fournit d'abord la république étaient un +ramas d'étrangers soudoyés. Le premier indice d'un esprit public est de +1746; on trouva mauvais que l'archevêque, dans une lettre pastorale, eût +donné aux citoyens le nom de sujets, et ce mécontentement, qui ne fut +manifesté que par des placards, n'occupa probablement qu'un petit nombre +d'esprits. + +L'alliance des Génois n'était pas encore notifiée, que les Anglais +avaient jeté quelques bombes dans Savone et que les Autrichiens +occupaient déjà Novi et une partie du territoire. Les premières +opérations furent de les déposter. On leur prit le fort piémontais de +Serravalle, et les Génois, qui parlaient encore de leur neutralité, en +furent mis en possession en vertu d'une stipulation qu'ils avaient eu +soin de faire par avance. Les ennemis ne manquèrent pas de leur faire +tout le mal qu'ils purent. On souleva la Corse, et les Anglais désolèrent +la côte ligurienne. Enfin, après un an d'opérations peu importantes, la +funeste bataille de Plaisance est perdue, le 16 juin 1746, par les +Français et les Espagnols. Au milieu de la dissension qui s'élève entre +eux et de leurs efforts mal concertés pour tenir la campagne, on apprend +la mort de Philippe V. Cet événement change les intérêts. Ce que le feu +roi avait fait pour établir à Parme don Philippe, le plus jeune de ses +fils, Ferdinand, son fils aîné, en lui succédant, était moins pressé de +le faire pour un frère d'un second lit. L'armée combinée se retire. Elle +se défend sur le Tidone, mais elle ne s'y arrête point. Un nouveau +général espagnol, le marquis de la Mina, vient de remplacer le comte de +Gages qui avait fait les deux dernières campagnes; et ce nouveau chef +précipite la marche rétrograde. Les Autrichiens rentrent à sa suite sur +le territoire génois, à Novi, à Serravalle. Les alliés redescendent la +Bocchetta. L'infant don Philippe est parmi eux. Les Génois, menacés +d'abandon, et se voyant à deux doigts de leur perte, supplient qu'on les +défende et en démontrent la possibilité. On les flatte de tenir. On +projette un camp entre la Bocchetta et la ville; et cependant +l'artillerie espagnole se rembarque. Enfin, les Allemands franchissent la +Bocchetta à leur tour. Aussitôt l'infant et l'armée disparaissent. Ils se +retirent avec précipitation par Savone vers la Provence, et Gênes se +trouve abandonnée à elle-même, à l'improviste, sans troupes, sans +préparatifs de défense, surtout sans conseil pris, et en présence d'un +ennemi victorieux. + +Un auteur français assure qu'un conseil de guerre général s'était tenu +dans Gênes et que la retraite y avait été décidée d'une voix unanime. +Mais si telle avait été la résolution discutée et prise à l'avance le 9 +août, aurait-on abandonné, le 3 septembre, une ville alliée si importante +sans y jeter quelques troupes? Les Génois affirment en mille endroits +qu'on les endormit par de vaines promesses, qu'un de leurs commissaires +avait encore rendez-vous au quartier général de l'infant, à deux lieues +de la ville, pour concerter la défense, et était en chemin pour s'y +rendre au point du jour, quand il apprit la retraite, tant elle fut +imprévue et furtive. Il est probable qu'on avait voulu réellement couvrir +Gênes ou la défendre dans ses murailles, mais que la fluctuation des vues +des généraux et la divergence des instructions de leurs cours firent +perdre un temps précieux. La Bocchetta fut mal défendue, et les ennemis +l'ayant passée, les alliés ne surent qu'abandonner la malheureuse ville +de Gênes et aller porter plus loin leur incertitude et leurs +dissensions2. + +La consternation des Génois est plus facile à imaginer qu'à dépeindre. Le +sénat expédia d'abord au général allemand qui s'avançait. Il lui adressa +des rafraîchissements et des harangues dont le thème était que la +république n'était pas en guerre avec l'impératrice. Cet argument ne +persuadant pas l'ennemi qui, d'heure en heure, resserrait la ville, on +crut qu'une démonstration de défense amènerait les Autrichiens à une +meilleure composition. La magistrature municipale (les Pères de la +commune) fit distribuer quelques armes au peuple par les consuls des arts +et métiers. Ce fut alors qu'il éclata une opinion publique et populaire: +le peuple, voyant sa ville et sa subsistance compromises par ses chefs et +menacées par une armée ennemie, commença à donner des signes spontanés de +patriotisme et de courage. Il courait en foule aux remparts, et, autant +qu'il était en lui, ces armes qu'on lui avait remises pour en faire une +simple parade, il les employait, non moins inutilement sans doute, mais +avec beaucoup plus de démonstration d'animosité que le gouvernement +n'avait osé en vouloir. Du haut de remparts élevés sur les collines on +faisait feu à coups perdus sur les Allemands qui étaient encore au fond +de la vallée. Mais bientôt une proclamation du gouvernement fit défense +de tirer sous peine de la vie. Une circonstance extraordinaire sembla +inciter encore les citoyens. Dans le vallon formé par les montagnes que +couronnent les fortifications de la ville du côté du couchant, coule du +nord au sud le torrent de la Polcevera. Le plus souvent son lit est +entièrement sec; mais ses crues sont imprévues et rapides et son cours +d'autant plus violent que les eaux qui le remplissent tombent des +hauteurs presque perpendiculaires qui environnent la Bocchetta et des +autres sommets de cette branche des Apennins. Les Allemands avaient leur +camp tendu dans le lit du torrent qui était à sec. Un orage sur la +montagne, pendant la nuit, causa une inondation subite au point du jour. +Les eaux couvrirent toute la vallée. Le salut du corps entier fut exposé. +Beaucoup d'hommes furent noyés et entraînés à la mer avec les chevaux, +les tentes et les bagages. Le peuple, qui voyait ce désordre du haut des +murailles, et les paysans répandus sur les hauteurs, voulaient profiter +de la circonstance. La plus excusable des superstitions leur représentait +Dieu et les saints combattant pour eux. Ils auraient pu détruire cette +troupe débandée, désarmée et hors d'état de se défendre: mais le +gouvernement n'eut pas le courage de le permettre et il mit toute +l'énergie qui lui restait à comprimer celle de ses défenseurs. + +Privé de cette ressource, il n'en restait plus. On se hâta de tenir un +conseil de guerre qui, au gré de la frayeur du sénat, déclara que la +place ne pouvait se défendre d'un coup de main, même tenir une heure; et +on le déclarait derrière une barrière de montagnes escarpées, des +enceintes de murs, une artillerie formidable, un peuple nombreux et +animé, dont on vit peu après la force et le dévouement à la patrie! Les +assiégeants n'avaient pas même encore amené leur canon de siège! + +On négociait en vain: les conditions imposées s'aggravaient d'heure en +heure. Le général Botta Adorno, d'une famille lombarde inscrite depuis un +siècle parmi les nobles génois, vint prendre le commandement des +Autrichiens et sommer la ville. A la première députation qui lui fut +envoyée, il répondit que les Génois avaient l'option de deux partis: ou +se défendre, auquel cas il se chargeait de prendre la ville en peu +d'heures en sacrifiant quelques Croates, ou signer à l'instant les +conditions qu'il imposait. Ne pouvant le fléchir sur les articles, ou lui +exposait du moins qu'il fallait, pour les faire accepter à Gênes, +accorder le délai exigé par les lois pour la délibération successive des +divers conseils qui devaient y concourir. Botta répondit qu'il n'existait +plus de lois que la sienne; elle fut subie: le petit conseil accepta le +traité, et aussitôt les Allemands s'emparèrent des issues. + +Ces conditions comprenaient: la remise d'une des portes, la garnison +prisonnière sur parole, le désarmement des citoyens, la promesse que les +Génois ne commettraient plus d'hostilités, le libre accès du port aux +alliés de l'Autriche, le passage des troupes sur tout le territoire à +volonté, la dénonciation et la remise de tous les effets et des munitions +appartenant aux Français et aux Espagnols, cinquante mille génuines (320 +mille francs) pour rafraîchissements et bienvenue à l'armée, sans +préjudice des contributions dont la république aurait à convenir avec un +commissaire impérial. Cet article mettait la fortune entière des Génois à +la discrétion de l'ennemi. Il était déclaré que le tout ne serait que +provisoire jusqu'à la réponse de Vienne; et par ce provisoire la +république se livrait désarmée entre les mains des vainqueurs. Quatre +sénateurs étaient transférés à Milan comme otages. On ordonna aussi que +le doge et six sénateurs iraient incessamment à Vienne demander pardon. +On se souvenait, dit Voltaire, que Louis XIV avait exigé que le doge vînt +lui faire des excuses à Versailles, avec quatre sénateurs: on en exigeait +deux de plus pour l'impératrice. + +A ce prix, Gênes ne fut pas pillée par le soldat. Elle livra ses portes; +mais le gouvernement crut exister encore et régner dans l'intérieur de la +ville. On ne tarda pas à s'apercevoir que cette espérance était vaine. A +mesure que les calamités devinrent plus pesantes, l'opinion se prononça +plus fortement contre un gouvernement qui, imprudemment ou +malheureusement, avait fait une alliance désastreuse, mais qui, surtout, +s'était abandonné au besoin et avait injustement désespéré du salut de la +patrie; qui, possédant une ville forte, intacte, et un peuple capable de +la défendre, avait lâchement livré sa capitale à un ennemi peu nombreux, +avant même qu'il eût mis le siège devant les murailles; qui s'était +rendu, comme à discrétion, sans avoir soin de rien stipuler pour la +sûreté des citoyens, en paraissant, au contraire, les sacrifier pour se +réserver à lui-même un fantôme d'existence. Ces plaintes ne furent pas +les seules. Par une récrimination peu généreuse, le ministre espagnol +accusa le gouvernement de n'avoir pas voulu recevoir l'armée dans Gênes +et d'avoir été dès lors secrètement d'accord avec les Autrichiens. La +manière cruelle dont la ville était traitée, au moment même où cette +accusation fut publiée, ne la réfutait que trop bien. Qui peut dire, +cependant, que le gouvernement n'ait pas craint des défenseurs et la +nécessité de soutenir un siège en se mettant entre leurs mains? Il +n'était pas d'accord avec les Allemands à l'avance: mais peut-être il +espérait se mieux tirer d'affaire par la négociation et par l'intrigue en +traitant tout seul. Si tel fut son espoir, il fut cruellement déçu, et il +ne sauva, pas mieux que son honneur, son pouvoir et son argent même. + +Dès l'instant que le gouvernement eut cédé, il put voir toute la +conséquence de sa faiblesse. Il pensait n'avoir promis de livrer que la +porte extérieure, car les faubourgs étant séparés de la ville par une +muraille, la laisser franchir par l'étranger, c'est mettre la ville +entière à sa disposition. Botta ne manqua pas de prendre possession de la +porte intérieure, en disant que, par une porte, il entendait toute +l'issue correspondante. Les représentations furent rejetées avec mépris. + +Le désarmement porta même sur la garde du doge et du palais. On vit dans +les solennités religieuses, marcher le sénat escorté de ses gardes +suisses sans hallebardes; et longtemps après, les vieillards se +souvenaient encore que ce fut un des spectacles qui offensèrent le plus +péniblement les regards de la multitude. + +Bientôt, un commissaire civil autrichien arrive à Gênes et impose trois +millions de génuines payables par tiers, en quarante-huit heures, en huit +et quinze jours. Les Génois, disait son ordre, responsables de tous les +dommages causés en Lombardie par les ennemis à qui ils avaient donné +accès, devaient être taxés à tous les frais de la guerre; mais ils +éprouvaient la clémence de l'impératrice. Les représentations étaient +inutiles; le premier million (7 millions trois cent mille livres) fut +emprunté aux dépôts de la banque Saint-George, dans l'espérance que le +payement de cette somme énorme ferait abandonner la demande du restant. +Mais tout passeport fut refusé aux envoyés que la république voulait +expédier à Vienne pour implorer grâce. Le gouvernement, au désespoir, +avait sollicité et obtenu quelques bons offices inutiles de la cour de +Londres et de la Hollande; ce fut un nouveau crime auprès des ministres +autrichiens, une noire ingratitude d'avoir eu recours à l'intervention +des puissances au milieu des preuves de la modération mise en usage +envers une ville prise à discrétion. Le commissaire à Gênes insista donc +pour le payement du second terme. On recourt à Botta pour lui remontrer +l'impossibilité d'y satisfaire: il répond: Il le faut, et il redouble ses +réquisitions de vivres et d'effets pour l'armée, imposition arbitraire et +journalière indépendante des contributions civiles. Rien ne put +soustraire au payement du second terme: ce furent neuf cent mille +génuines (6 millions 500 mille francs) encore puisés dans le trésor de +Saint-George. Le pape s'émut enfin de pitié: sous sa protection toute- +puissante, le nonce, à Vienne, eut parole que le troisième million ne +serait pas exigé, et le saint-père en donna prompt avis à Gênes, où ce ne +fut pas un médiocre sujet de consolation. Mais tout à coup nouvelle +instance, nouvelles menaces; le nonce réclame la parole donnée. On lui +répond à Vienne qu'il y a eu du malentendu, et que S. M. a eu tant de +frais à payer qu'elle n'est pas en état de faire des sacrifices. Avec le +million dû en imposition, on en demande un autre pour les quartiers +d'hiver, et, en sus, deux cent cinquante mille florins pour le prix +présumé des magasins militaires qui avaient dû exister dans la ville, +évaluation qualifiée de clémentissime et dont on fait honneur à la +bénignité de l'impératrice. Ce n'était plus la vaine espérance d'adoucir +la rapacité des vainqueurs, c'était la nécessité; c'était l'impossibilité +de trouver dans Gênes les sommes exigées, qui faisait de nouveau demander +grâce aux commissaires, à Botta. Mais Botta répondait qu'à défaut +d'argent, il y avait des placements à Londres, en Hollande, et que la +cour de Vienne les accepterait en payement. En un mot, on lui attribue +d'avoir dit avec une expression populaire énergique dans la circonstance +et bien d'accord avec son caractère, qu'il ne devait rester aux Génois +que les yeux pour pleurer. + +Pour appuyer les demandes d'argent, il étend ses troupes dans l'enceinte +des murs. Ses officiers se répandent dans la ville et la parcourent: ils +entrent à cheval jusque dans l'enclos du port franc, menaçant, effrayant +et prenant ostensiblement leurs mesures pour leur établissement en ville. +Le général annonce avec dérision que son âme est si sensible, quoi qu'on +en dise, que, quand il enverra ses troupes à discrétion dans Gênes, il +n'aura pas le coeur d'y entrer et d'être témoin des calamités qui pourront +s'ensuivre. + +Enfin, par une dernière entreprise, les Autrichiens veulent enlever +l'artillerie. Ils avaient poursuivi l'armée ennemie jusqu'au delà du Var, +ils envahissaient la Provence, et ils voulaient faire servir les canons +et les mortiers de Gênes au siège d'Antibes. Ils daignèrent d'abord les +demander au sénat: la réponse, conforme aux circonstances et surtout à +l'esprit de ce corps, fut qu'il ne donnerait point l'artillerie, mais +qu'il ne saurait empêcher de la prendre. Botta ne tarda pas à la faire +enlever. On la conduisit au port, où elle était embarquée. Ce spectacle +était odieux aux citoyens: la mesure était comble et un léger accident la +fit verser. + +Le 5 décembre, à la chute du jour, un mortier pris sur les remparts était +conduit par une escorte peu nombreuse à travers une rue étroite au milieu +d'un quartier populaire nommé Portoria, le plus éloigné de la porte +Saint-Thomas, où les Allemands avaient leur poste. Le pavé céda sous le +poids: il fallut s'arrêter et employer la force des bras pour retirer +l'affût de l'ornière. L'accident avait attiré beaucoup de curieux; les +Allemands voulurent les obliger à prêter la main à l'ouvrage. Chacun s'y +refusant, ils eurent l'imprudence d'employer le bâton pour contraindre +les plus voisins. Les esprits s'exaspérèrent à cette violence. Un jeune +homme crie aux assistants: Voulez-vous que je commence3? et il lance une +pierre sur un soldat. C'est le signal de l'émeute, de la révolution. Une +grêle imprévue de pierres chasse l'escorte; elle s'avance le sabre à la +main: mais les flots du peuple grossissent, les cailloux volent, les +Allemands fuient jusqu'à leur poste sans plus regarder en arrière. Tandis +qu'on court donner avis de cet événement à leur chef, qu'il balance sur +le parti à prendre et qu'un temps précieux est perdu, les cris d'armes! +de liberté! de vive Marie protectrice de Gênes! circulent de quartier +en quartier et soulèvent tous le bas peuple. On court en foule au palais; +on demande des armes. Le sénat tremblant les refuse; il se cantonne, il +ferme ses portes et parlemente au guichet avec ceux qui se présentent +comme les chefs de l'insurrection. On les exhorte à la prudence: on leur +remontre l'impossibilité de résister, et les suites fatales d'une +démarche hasardée. On voyait bien que ceux qui parlaient ainsi +craignaient surtout d'être personnellement responsables de l'énergie de +leurs concitoyens. Une pluie abondante et la nuit dissipèrent la foule. +Le gouvernement en profita pour dépêcher au général Botta un de ses +membres expressément chargé de désavouer le peuple en implorant son +pardon. Cependant l'émeute recommence avec le jour. Botta envoie cent +grenadiers pour enlever le mortier resté sur la place. A moitié chemin, +ils sont assaillis par la foule. Les pierres pleuvent et cette troupe +armée fuit devant un peuple désarmé. Alors de tous les quartiers on se +reporte au palais. On demande des armes, on rejette les conseils et les +supplications du sénat; on l'accuse de lâcheté. Il est permis de croire +cependant que dès lors le gouvernement, sans avouer le peuple, mais +assuré qu'il se levait tout entier, commençait à fonder quelques +espérances sur cette insurrection. Aussi bien, il n'était plus temps +d'être excusé auprès des Autrichiens. Les relations populaires disent +bien que la noblesse refusa de livrer des armes et ne prit aucune part à +la guerre; celles que les nobles publièrent à la même époque le disent de +même: l'événement était trop récent, on s'était trop épuisé en désaveux +auprès de l'Autriche, pour accepter une part à la gloire. Il est certain +encore qu'au moment dont nous parlons le peuple ayant entrepris +d'escalader l'arsenal, qui était dans le palais même, le sénat fit +enlever les échelles. Mais une tradition unanime assure que tandis que le +doge refusait des armes, ses huissiers, du fond de la salle, criaient au +peuple où il en trouverait des dépôts. On y courut. Au bout de quelques +heures, un peuple nombreux se montra bien armé, disposé à une guerre +réelle, et d'abord à assiéger la porte intérieure de Saint-Thomas pour en +chasser les Allemands. Des piquets de cavalerie que ceux-ci avaient fait +entrer dans la ville pour dissiper les rassemblements furent partout +repoussés et laissèrent quelques hommes sur le carreau. Ce fut le premier +essai et le premier encouragement des armes génoises. + +La porte Saint-Thomas, voisine de la mer, tient, du côté de la terre, au +penchant d'une colline médiocrement élevée, mais rapide, qui entoure un +tiers de la ville. C'est la portion où il existe un simulacre d'enceinte +intérieure. A quelque distance de la porte, ces hauteurs sont immédiates +sur les plus beaux édifices de Gênes. La célérité des mouvements du +peuple ne laissa pas le temps aux Autrichiens de s'emparer de ces postes. +Par des montées taillées dans le roc, par des escaliers où les hommes ne +passent qu'à peine, les Génois transportèrent à force de bras de gros +canons et établirent sur la crête une batterie qui fermait les passages à +l'ennemi. Les Autrichiens, à leur tour, élevèrent quelques canons sur la +portion de cette même hauteur la plus voisine de leur poste. De là, ils +enfilaient la place et la grande rue qui conduit à la porte. Ces deux +batteries tiraient sans cesse l'une sur l'autre. Les Autrichiens +occupaient aussi dans l'intérieur l'église et le clocher de Saint-Jean +fermant une étroite issue qui conduit encore à la porte. C'est ainsi que +les deux partis étaient en présence du 6 au 10 décembre. + +Ces journées se passèrent en pourparlers. Botta avait-il trop peu de +force? Manqua-t-il de courage? Il est certain qu'il négligea tout ce +qu'il fallait pour intimider la ville. Il en avait les moyens, s'il est +vrai, comme le disent les relations génoises les plus accréditées, qu'il +disposait de quinze bataillons, de cinq cents hommes de cavalerie +régulière et de mille cinq cents Croates. Le sénat avait envoyé dans les +vallées des proclamations dans le sens de son ancien esprit pour défendre +de sonner le tocsin et de prendre les armes. Les habitants de la +Polcevera obéirent, et par là Botta eut la facilité de concentrer toutes +ses forces vers Gênes. Un petit corps se répandit dans la vallée du +Bisagno, pour attaquer le peuple à l'opposite de ses mouvements actuels +sur la porte Saint-Thomas. Mais les paysans de ce côté se soulevèrent et +mirent en fuite cette troupe. Des députés du gouvernement allaient +d'heure en heure assurer Botta des efforts de la noblesse pour calmer la +sédition. Tantôt il répondait qu'il méprisait le soulèvement de la +populace, mais que c'était aux sénateurs à penser qu'ils en répondraient +sur leurs têtes; tantôt il exigeait que, tandis qu'il attaquait le peuple +de front, le gouvernement le fît prendre à dos et charger par ses propres +soldats, et les narrateurs de la noblesse exaltent le généreux refus du +sénat à cette proposition plus ridicule qu'odieuse. Cependant +l'incertitude et la crainte se manifestaient de plus en plus chez le +général, en même temps que la contenance du peuple, de plus en plus +ferme, relevait le courage des sénateurs. Botta vient chercher lui-même +les moyens de conciliation: il se rapproche; il se rend au palais du +prince Doria, à la vue et au dehors de la porte Saint-Thomas. Il demande +un armistice pour quelques heures. Il l'obtient; il négocie. Les Génois +font demander par les députés du sénat la restitution des portes; qu'on +n'enlève plus d'artillerie; que les impositions cessent. Botta paraît +céder: il consent à rendre la porte Saint-Thomas. Mais l'équivoque est +sentie, et, faisant allusion à l'explication violente que le général +avait donnée à la capitulation de la ville, Augustin Lomelin lui répond +en souriant que le peuple veut les portes et non la porte. Il lui déclare +qu'il faut évacuer toute l'enceinte, laisser libre la ville entière, que +les citoyens de tous les rangs sont désormais en armes, et que jamais +avec plus d'enthousiasme voeu plus unanime de vaincre ou de mourir n'a été +sur le point de s'accomplir. Botta s'emporte et veut retenir prisonniers +les députés. Lomelin répond froidement qu'ils se féliciteront d'avoir +plus longtemps l'honneur d'être ses commensaux. Cependant le général +balançait encore; un religieux, ami de sa famille, l'avait ébranlé. Il +demandait si, en sortant de la ville, il pourrait s'assurer de n'être +point poursuivi. Mais son irrésolution lui fait rejeter les partis +offerts. L'heure de l'armistice s'écoule; le négociateur se retire en +criant au peuple: Il n'est plus temps! braves gens, aidez-vous vous- +mêmes! A l'instant deux coups de canon de la batterie autrichienne +donnent le signal des hostilités. De toute part le tocsin sonne. Le +peuple se précipite par toutes les rues qui conduisent vers Saint-Thomas. +L'église Saint-Jean est forcée. Sa garnison est prisonnière. On court à +la porte. Botta, qui était au dehors, est légèrement blessé d'un coup +tiré de la hauteur. Il se retire en ordonnant que la porte soit évacuée. +Elle est enlevée par les Génois avant que les Allemands aient fait leur +retraite: une portion de la garde se rend aux vainqueurs. Le reste, en se +repliant, se dispose à tenir entre les deux murailles. Mais tout le +peuple, sorti de la ville par les derrières, se montre en armes de toutes +parts et s'étend sur les collines qui forment la grande enceinte. De +l'extérieur les paysans donnent la main aux citoyens. Quelques troupes +irrégulières tentent un vain effort contre la multitude. Elle enlève tous +les postes: elle domine la porte de la Lanterne: l'ennemi près d'être +coupé, canonné dans sa position le long de la mer par les batteries +opposées du môle, cède et se retire enfin. Les Génois lèvent les ponts, +ferment les portes, et, vainqueurs, ils se voient en possession de leur +liberté et de leur ville. Ils se livrent aux transports de l'allégresse; +à l'ivresse d'une victoire inattendue, gagnée sur des soldats par des +bourgeois sans chefs, sans partage, sans exemple. Un malheureux +domestique d'auberge, Jean Carbone, blessé, est porté en triomphe au +palais, tenant en main l'honorable trophée des clefs de la porte Saint- +Thomas qu'il avait arrachées. Il les présente au doge, au sénat assemblé, +et leur crie: «Vous les aviez données à l'ennemi; nous les avons +reprises au prix de notre sang: gardez-les mieux à l'avenir!» On sourit +de pitié quand on voit les historiens de la noblesse travestir cette +harangue éloquente en tendres protestations de respect et d'amour +terminées par la demande d'un pardon pour les irrégularités que le peuple +pouvait avoir commises en se sauvant lui-même! + +La terreur panique dont son énergie avait frappé les ennemis ne rend pas +trop invraisemblables les relations qui ne font monter qu'à quarante +morts ou blessés la perte des Génois à l'attaque de la porte. Les +escarmouches des journées précédentes n'avaient pas été beaucoup plus +sanglantes. + + +CHAPITRE III. +Rétablissement du gouvernement après l'insurrection. + +Les habitants des campagnes suivant partout l'exemple de ceux de la +ville, Botta, harcelé de toutes parts, ne se crut pas en sûreté. Il +repassa la Bocchetta avec précipitation. Ses hôpitaux furent abandonnés. +Des bataillons épars, enveloppés, rendirent leurs drapeaux et leurs +armes. On conduisit prisonniers à Gênes plus de cent officiers et trois +mille cinq cents soldats. Le peuple, qui venait de faire avec tant de +courage et de bonheur l'apprentissage de la guerre, se livra avec la même +ardeur au pillage des magasins et des bagages. + +Le fond de cette foule armée était composé des classes les plus infimes; +et ceux qui se distinguaient par la bravoure n'étaient pas toujours les +plus recommandables par l'état, la conduite et les moeurs. Les artisans +notables, la petite bourgeoisie, quelques personnes considérables, +s'étaient réunies à mesure; mais ceux qui avaient donné l'exemple avaient +retenu l'autorité que les premiers ils s'étaient arrogée. Dans l'action, +l'impulsion une fois donnée, un esprit public que la crise avait +développé entraînait les citoyens dans une unanimité d'intention qui +suppléait au défaut de chefs réels ou au peu de confiance que ceux qui en +avaient pris le rôle auraient mérité. Mais après le premier péril, quelle +était la position singulière et délicate de cette grande ville? Au +dehors, un ennemi furieux de sa disgrâce campait encore à une journée de +distance et menaçait Gênes de grandes forces que la Lombardie pouvait lui +fournir: il tenait la ville de Savone et en assiégeait la citadelle. Le +patrice Adorne, plus déterminé que le sénat ne l'avait été dans Gênes, +avait refusé de la rendre: mais il était réduit à l'extrémité. Peu après, +l'ardeur du pillage d'un magasin ayant fait débander dans Saint-Pierre +d'Arène un secours populaire qu'il attendait de Gênes, ce brave +gouverneur fut obligé de rendre la place. Au dedans, plus Gênes avait de +citoyens armés et plus ils étaient enflammés par le succès, plus il y +avait de confusion et d'anarchie. On ne voulait plus reconnaître les +ordres du gouvernement; lui-même craignait d'en donner. La noblesse était +devenue odieuse et par ce qu'elle avait fait et par ce qu'elle avait +refusé de faire. Plusieurs de ses membres avaient satisfait à leur +bravoure personnelle en se mêlant au peuple; et probablement leur zèle +était conforme à la politique du corps. Mais cette politique avait été si +secrète et si peu avouée que ceux des nobles qui prirent les armes le +firent sous le déguisement de mariniers. La porte de toutes les maisons +nobles avait été fermée au peuple et soigneusement barricadée, soit par +défiance de ces défenseurs volontaires de la patrie, soit par crainte de +se compromettre envers l'ennemi en leur assurant des asiles ou en leur +donnant des secours. Après l'événement cette précaution injurieuse fut +violemment reprochée à la noblesse. On regarda les nobles comme des +ennemis irrémissiblement atteints d'un coupable égoïsme, indignes de +gouverner et de défendre la ville. Les chefs populaires s'étaient emparés +pendant l'émeute du palais de l'université (ou collège des jésuites). Ils +y fixèrent leur conseil de guerre et y prolongèrent leur empire sous le +nom de quartier général. Un courtier, des boutiquiers, étaient les plus +distingués de ceux qui le composèrent. Des tapissiers, des cordonniers, +un portefaix et le fameux garçon d'auberge furent les membres de ce +conseil tout-puissant. Ils se nommèrent les défenseurs de la liberté; ils +donnèrent des ordres et des patentes, et loin de supposer que l'autorité +du sénat existât encore, de leur autorité privée ils abolirent les +impositions publiques, les octrois, les gabelles; ils s'emparèrent de +tout le gouvernement. + +Cette autorité prise par une réunion spontanée d'un petit nombre d'hommes +courageux, mais peu faits pour administrer une république, fut bientôt +suspecte. Mille sujets de terreur ou d'inquiétude rendirent fâcheuse leur +administration. Les vivres manquaient. Les vaisseaux anglais, les +corsaires du roi de Sardaigne, rendaient aux bâtiments génois l'entrée du +port difficile et casuelle. Ce grand nombre de gens armés, sans +discipline, exigeait impérieusement et dilapidait indiscrètement les +subsistances. Toutes les caisses étaient vides et l'on avait détourné, +pour flatter le peuple, les sources qui les remplissaient autrefois. Le +butin fait sur les Allemands offrait une ressource; mais ce fut un sujet +de vexations odieuses. Des patrouilles sans ordre et sans aveu violaient +tous les domiciles sous prétexte de rechercher les dépôts appartenant à +l'ennemi. Le premier jour on restitua fidèlement ce qui avait été pris +sur les citoyens en croyant enlever des propriétés ennemies: mais bientôt +tout ce qu'on put prendre fut de bonne prise, et tout homme armé +s'arrogea le droit de piller à son profit, au nom de la patrie. Tout +magasin bien pourvu était suspect d'être un magasin allemand. On +rançonnait les négociants en les supposant détenteurs de sommes que les +Autrichiens leur devaient avoir confiées. Enfin, le partage des +dépouilles devint un sujet de discorde entre les chefs populaires. Ce fut +la première occasion que la noblesse, plus habile dans l'intrigue que +dans la politique extérieure ou dans la guerre, saisit avec dextérité +pour reprendre le terrain qu'elle avait perdu. + +Le gouvernement, qui voyait ses pouvoirs envahis et la confiance aliénée, +dissimulait et attendait. Ne pouvant s'opposer au torrent populaire, +craignant les transactions avec le peuple et les concessions forcées, ne +voulant pas offrir aux actes de cette nouvelle autorité une sanction qui +aurait peut-être été rejetée avec mépris, il semblait vouloir se faire +oublier. Le sénat même ne s'assemblait plus, sous prétexte que, par la +dispersion de ses membres, on ne trouvait pas à le réunir en nombre +légal. Mais il faisait partir des agents secrets pour les cours de France +et d'Espagne. Il tentait même, mais inutilement, de faire arriver un de +ses négociateurs auprès du cabinet de Londres. Surtout il avait les yeux +ouverts sur ce qui se passait dans le peuple, et sa vigilance égalait sa +circonspection. + +Peu de jours après la victoire, on fit réclamer une assemblée générale +des citoyens, et les chefs populaires furent obligés de la convoquer. +Elle fut tenue tumultuairement en plein air sur la place de l'Annonciade: +les propriétaires, la bourgeoisie n'abandonnèrent pas cette assemblée à +la populace. Il y fut résolu que la défense et le soin de la république +seraient confiés à un corps de députés de toutes les classes, hormis de +la noblesse formellement exclue. Huit avocats, notaires ou négociants, +douze artisans, quatre députés des campagnes formaient ce conseil avec +douze chefs populaires, comme si ces premiers conducteurs de l'émeute +fussent devenus un ordre à part, à la place de la noblesse. Par le faible +contingent accordé aux classes supérieures, on voit bien que les idées +démocratiques dominaient encore. On délibéra une levée de quinze mille +citoyens sans distinction. + +Aussitôt que l'autorité dictatoriale eut cessé d'être exclusivement dans +les mains des premiers chefs, trois quartiers populaires soulevés à la +fois vinrent leur demander compte du butin, et, sur leur résistance, +menacèrent d'attaquer le quartier général et sa garde. Un noble des plus +considérables se trouva prêt pour s'entremettre entre les deux partis. +Pour premier résultat de ce mouvement, deux des principaux chefs furent +accusés d'avoir volé à leur profit l'argenterie. Tous furent suspects, +déconsidérés et la plupart emprisonnés. Le peuple suit dans le péril ceux +qui marchent en avant; mais quand il croit disposer d'un intérêt +pécuniaire, il sait bien passer par-dessus les préjugés et la jalousie +pour distinguer la probité; ou plutôt c'est contre ses égaux qu'il tourne +sa jalousie et sa méfiance. Ces chefs populaires sont à peine expulsés, +on va prendre deux nobles dans leur maison; on les conduit au quartier +général. «Nous ne voulons que de braves gens; guidez-nous,» telle fut +la harangue de leur installation. Dans l'assemblée ainsi purgée et +renforcée, il passa en résolution de demander au sénat des arbitres pour +régler les différends sur le partage du butin; puis des commissaires pour +veiller aux rations et aux approvisionnements militaires. On ne se fiait +qu'à la noblesse en ce qui demandait du désintéressement et de +l'impartialité. Ce furent autant de nobles introduits dans le quartier +général, et une correspondance fut établie qui constatait l'existence du +sénat et lui rattachait l'administration de la république. Les arbitres +firent décider que le butin serait consacré aux frais de la défense +commune, résolution reçue avec applaudissement. En même temps, des nobles +furent nommés pour présider à la réparation des fortifications de la +ville destinée à soutenir un siège. Les citoyens de toutes les classes +s'étant portés avec le plus beau zèle à ces travaux, tous rendirent +hommage au dévouement des commissaires, éloges qui tournaient au profit +de leur ordre et lui reportaient la confiance. + +On fit un plus grand pas. A l'occasion du remplacement des chefs expulsés +du quartier général, on en changea la forme. Les nobles s'y maintinrent +sous le nom de conseillers des quartiers de la ville. On y conserva douze +artisans d'abord tirés au sort parmi les syndics des métiers, puis parmi +des représentants qu'on fit élire par ces corporations. Les douze +conseillers artisans ne restaient que trois mois en place. Enfin, il +siégea dans ce conseil un ou deux représentants de chacune des paroisses +de la ville, dont il fut facile de diriger l'élection. On indiquait une +assemblée paroissiale; elle se formait au hasard. On y proposait un +candidat; une acclamation l'acceptait ou le rejetait. Presque partout +cette forme d'assemblée donna pour élus des bourgeois notables. On fit +promettre au peuple la plus grande déférence pour ces députés qu'il crut +avoir choisis et qu'on qualifia de chefs de paroisse. + +Quoique la noblesse, ou même le gouvernement proprement dit, eût déjà de +l'influence, tous les pouvoirs se concentraient encore dans l'assemblée +du quartier général. Cette assemblée se divisa en commissions et se +partagea l'administration entière. Chacun de ses bureaux exerçait +l'autorité d'une des magistratures de la république; seulement, on eut +soin de n'usurper les noms d'aucun de ces corps en se saisissant de leurs +fonctions. Mais on vit bientôt que ces commissions n'avaient été érigées +que pour préparer la rentrée des magistrats qu'elles semblaient +remplacer. + +On n'oublia pas de créer un comité inquisitorial pour le procès des chefs +populaires accusés de dilapidations. Cette institution ne servit qu'à +amuser le peuple. Au bout de quelque temps, ces premiers soldats de la +liberté sortirent obscurément de prison et personne ne parla plus d'eux. + +Si, quand le peuple eut délivré la ville sans que les nobles eussent osé +y prendre part ou avouer qu'ils y avaient concouru, il avait eu à sa tête +des plébéiens honorables et surtout des hommes purs, il est probable que +la masse du public eût disputé plus longtemps à la noblesse les droits +que celle-ci avait laissé perdre. La constitution eût pu en être +modifiée. Mais le marchand, le jurisconsulte qui avaient pris les armes +ou qui se dévouaient à les porter tant que la patrie serait menacée, +voulaient plier sous un sénat démagogique encore moins que devant un +sénat aristocratique; obéir à des portefaix encore moins qu'à des nobles. +Ceux qui possédaient craignaient de se soumettre à ceux qui n'avaient +rien, de s'abandonner à la discrétion de ceux qui, n'ayant rien, +n'avaient aucun respect pour la propriété d'autrui. C'est ainsi que la +restauration du gouvernement des nobles, conduite de leur part avec un +art admirable, en flattant, en caressant, en promettant, en divisant, en +temporisant, surtout en dépensant, éprouva tant de faveur dans cette +classe mitoyenne que la noblesse avait lieu de craindre pour émule. Cette +classe se livra elle-même et ne s'employa plus qu'à dissiper les préjugés +dont le bas peuple avait été imbu, préjugés heureux puisque sans eux ce +peuple n'aurait pas fait l'effort qui sauva la ville; et cet effort le +sénat ne l'eût jamais ni commandé ni permis. + +Les choses de ce monde n'ont qu'un temps et, s'il est permis de parler +ainsi, qu'une mode. Ce n'était pas encore l'époque des penseurs qui +croient, de nos jours, à la possibilité de la démocratie pure, ni des +déclamateurs qui, dans leurs comptoirs ou leurs études, rêvent Athènes et +Rome, ni de ces génies entreprenants qui, de bonne ou de mauvaise foi, se +disent faits pour rajeunir la décrépitude des anciens pouvoirs. Il ne se +trouva pas dans Gênes, chez un seul homme de quelque crédit, la pensée +d'oser résister à l'impulsion qui de loin ramenait les nobles au timon de +la république. Le métier d'agiter le peuple ne fut plus que le patrimoine +de quelques misérables qui avaient besoin de troubles pour être quelque +chose ou de pillage pour subsister. Cependant les esprits étaient encore +tellement agités que ce n'était pas trop de toutes les précautions prises +pour remonter lentement la machine. Quoique la restauration avançât à +grands pas, il n'aurait pas été sûr d'avouer le but proposé; le moindre +incident remettait les nobles dans les transes, et la ville dans le +trouble et l'anarchie. + +Parmi les moyens employés pour l'attaque et pour la défense, on +n'épargnait par les calomnies. Tout citoyen qui élevait la voix dans un +sens opposé à la noblesse était, suivant elle, un pensionnaire de +l'ennemi chargé de semer la division dans Gênes: suivant les factieux, la +noblesse était vendue à la cour d'Autriche; elle était pressée de faire +sa paix; elle l'avait déjà faite en secret; elle sacrifiait le peuple à +la vengeance des généraux; sa vue unique était de ne pas perdre ses fonds +placés dans la banque de Vienne. Un bruit se répand que les Allemands +redescendent la Bocchetta. Tandis que les plus braves de toutes les +classes courent au-devant de l'ennemi, une populace eu émeute redouble +ses clameurs insensées et accuse le sénat de trahison. Trois malheureux, +un poissonnier, un sbire, le fils du bourreau, se font les tribuns de ce +vil peuple, demandent des armes et font voir l'usage qu'ils veulent en +faire en pointant deux canons contre la porte et les murailles du palais +public. «La noblesse, disaient-ils, voulait le convertir en citadelle à +son usage...» Une étincelle pouvait subvertir Gênes. Que serait devenue +la république si une guerre civile avait éclaté dans son sein? si le +peuple, ignorant et facile à entraîner, avait entendu un pareil signal de +pillage et de massacre? Quel parti auraient pu prendre les gens de bien, +entre une noblesse dispersée, avilie, un sénat sans appui, et les +prolétaires en tumulte faisant crouler sous leurs canons le siège du +gouvernement? Et c'était ainsi que Gênes, au moment de revoir l'ennemi à +ses portes, préludait à sa défense! + +Le courage de Jacques Lomellini conjura seul la tempête. J'ai rarement +occasion de nommer des hommes. J'indique l'esprit de chaque classe; et +les personnages se confondent dans la foule. Mais l'homme qui a calmé une +émeute furieuse, l'homme dont la résolution et l'autorité ont sauvé la +ville, on aime à conserver son nom. Jacques Lomelin, noble distingué, +agréable au peuple qui l'avait vu payer de sa personne à la reprise des +portes, se montra seul à la foule sur la place du Palais. Il parla, il +défendit la cause de son ordre et du sénat; il répondit aux calomnies; il +promit, il caressa, il ébranla la multitude et la vit prête à se séparer +de ses chefs factieux. Ceux-ci courent au canon pour toute réponse. +Lomelin se précipite au-devant du coup prêt à partir. Il s'écrie qu'il +sera la première victime de l'erreur populaire, qu'il ne verra pas ses +concitoyens attenter au sanctuaire de leur liberté et détruire ensemble +le palais et le sénat, le monument de tant de siècles. Cette action +généreuse gagna à sa cause tous les coeurs droits. Le peuple enleva les +canons et les reconduisit à leur place. Cependant telle était encore la +chaleur populaire qu'elle ne fut apaisée qu'en lui ouvrant l'arsenal. En +un instant il fut vidé, beaucoup plus avec l'apparence d'un pillage que +d'un armement. Les armes antiques et hors d'usage conservées comme des +monuments des croisades, des guerres pisanes et vénitiennes, furent +enlevées comme les armes usuelles, et on les vit immédiatement après +revendues parmi le peuple à vil prix, comme un butin. Le gouvernement +dissimula d'abord tout ressentiment de cette émeute: mais, peu après, les +trois misérables qui l'avaient suscitée furent enlevés. Deux, jugés +secrètement, furent mis à mort dans la prison. Le plus vil fut réservé +pour un supplice public quand le progrès de l'opinion parut le permettre. + +L'annonce des Allemands avait été l'effet d'une terreur panique ou un +mensonge de séditieux. On put respirer. Les armes dans les mains de la +multitude, l'indiscipline du peuple, étaient le principal sujet des +craintes du gouvernement et du quartier général. On était menacé d'une +subversion intestine et de manquer de défenseurs au besoin. Ceux que le +peuple avouait pour chefs ne savaient eux-mêmes comment conduire cette +tourbe. On avait fait diverses tentatives pour organiser la milice. +D'abord, à la levée indistincte de quinze mille hommes ordonnée dans les +premiers temps, on avait substitué des compagnies de cent hommes par +paroisse. On leur avait donné des capitaines qu'on avait fait élire comme +les représentants au quartier général. Mais enfin, par une invention +heureuse, on favorisa l'établissement d'une compagnie de volontaires. En +s'offrant à faire le service le plus pénible et le plus dangereux, ces +volontaires parurent n'avoir en vue que de soulager le peuple et les +journaliers qui ne pouvaient sacrifier tout leur temps à la patrie. Cette +compagnie se donna un uniforme élégant et coûteux. L'exemple fut suivi; +il se forma d'autres corps semblables tous distingués par l'habit +militaire. Un grand nombre de citoyens aisés se détachèrent des +compagnies de paroisses pour entrer dans les corps d'élite. Toutes les +professions un peu relevées, et, de proche en proche, les corps +d'artisans, se donnèrent une distinction analogue. La noblesse facilita +certainement cette dépense à ceux qui lui étaient dévoués. La compagnie +des laquais ne fut pas la moins brillante et dut être la plus protégée. +L'uniforme sépara le public en deux classes avant que le peuple pût en +murmurer. La vanité des individus fut une sorte de dissolvant sur la +masse. Les compagnies de paroisses abandonnées par amour-propre, avilies +par la comparaison de ces troupes brillantes, déclinèrent rapidement. +Enfin il ne resta plus à leurs officiers notables demeurés seuls qu'à se +réunir eux-mêmes en une compagnie d'élite qui s'appela la compagnie des +capitaines. + +Les nobles ne furent pas les premiers à se montrer et ils ne se +répandirent pas indistinctement dans ces corps. Ils en formèrent un sous +le nom de Castellans où ils s'inscrivirent. Ils affectèrent de s'y réunir +avec des bourgeois, mais ils n'y laissèrent entrer avec eux que des gens +du palais, c'est-à-dire les plus habitués par état à dépendre de la +noblesse. Avec le courage et l'autorité, la morgue commençait à renaître. + +C'était peu d'avoir ainsi reformé l'armée; on voulut la ranger sous +l'obéissance directe du gouvernement. Ci-devant, les détails militaires +de la république étaient commis à une magistrature de guerre dont les +membres, à tour de rôle, avec le titre de sergent d'armes et puis de +général d'armes, donnaient les ordres directement aux troupes. A la +première organisation du quartier général, en suivant la vue de se donner +des officiers différents de ceux de la république, on avait élu un +nouveau sergent d'armes. Ce fut un noble. Mais bientôt on appela +insolence la sévérité de la discipline, les troupes se déposèrent, et +même on le mit en prison. Or, à mesure que les compagnies volontaires +furent formées, elles demandèrent les ordres au sergent d'armes de la +république; c'est au palais qu'elles reçurent leurs drapeaux; et dès lors +c'est au gouvernement qu'elles appartinrent. + +Au dehors la nouvelle du soulèvement et de la victoire des Génois avait +excité partout la surprise et l'admiration. La cour de France, si +intéressée au succès, pour signaler la sympathie utilement, s'était +empressée d'envoyer un premier secours pécuniaire sans attendre qu'il fut +demandé. L'ennemi ne pouvait manquer de revenir en force pour essayer de +venger son affront. Il était aussi nécessaire que juste d'organiser +l'assistance à porter à Gênes pour défendre la ville et ses braves +citoyens. Il fallait y faire arriver des subsides réguliers et des +troupes. Mais à qui les adresser? où était, qui était maintenant le +gouvernement? L'envoyé génois résidant à Paris ne parlait que du sénat, +comme si rien ne fût avenu, comme si la noblesse fut encore tout l'État. +On pensait à Versailles qu'en ce moment il n'en pouvait être ainsi. La +renommée avait même grossi les événements qui s'étaient passés à Gênes +depuis la révolution. Le bruit avait couru que le peuple s'était créé un +doge pris dans la plus basse classe. On rejetait ces calomnies; mais il +importait de savoir si la ville était livrée à l'anarchie. Car si +l'intérêt des opérations futures, autant que la justice et l'estime dues +au courage, inspirait de secourir les Génois, s'allier avec une populace, +l'aider peut-être à opprimer les nobles, se confier à une démocratie en +tumulte, on y répugnait avec raison. On interrogeait le ministre de +France resté à Gênes. Il répondait avec embarras et réticence. Il +hésitait à recommander à la confiance de sa cour un sénat sans pouvoir et +sans popularité, qui se rendait presque invisible; ou une tourbe d'hommes +courageux mais sans lumières, incapables de gouverner, d'administrer, et +qui, en se défiant les uns des autres en fait d'argent, ne faisaient que +se rendre justice. Aussi l'envoyé n'avait-il pas balancé à délivrer au +sénat les sommes venues de France. On lui dépêcha de Paris un messager +secret qui pût tout entendre de lui, tout voir, et revenir rendre compte +de l'état des choses. Sur ses rapports on se convainquit que la +révolution était avancée, que le peuple n'avait point de chef en état de +contre-balancer le pouvoir de la noblesse, que les classes mitoyennes +penchaient pour elle, même involontairement et par le cours naturel des +choses, les moins enclins effrayés de la domination de la glèbe et +n'ayant pas besoin d'en faire une plus longue expérience; que le peuple +se rangeait de jour en jour sous l'ancienne loi; que le quartier général +ne serait bientôt plus qu'un instrument du sénat, un intermédiaire +commode et sans danger entre le gouvernement et les citoyens armés, et +que cet échafaudage serait facilement supprimé aussitôt qu'on le +voudrait. + +Cependant la jalousie n'était pas éteinte entre le gouvernement des +nobles et celui des plébéiens. Tantôt le premier, se croyant trop tôt sûr +de sa puissance retrouvée, annonçait imprudemment la suppression du +quartier général. Tantôt le quartier général mettait au jour la +prétention d'envoyer ses délégués siéger au petit conseil1. Quand on +apprit que le roi de France se préparait à envoyer six mille hommes, les +meneurs affectèrent de craindre qu'arrivées pour être à la disposition du +sénat, ces troupes ne fussent destinées à opprimer la liberté populaire. +Ils s'offensèrent également de ce que l'argent venu de France ne leur eût +pas été remis et se dépensât sans leur concours. Leurs plaintes +redoublèrent quand ils apprirent que le subside serait permanent2. +L'envoyé français eut quelque peine à leur faire entendre que les troupes +du roi ne se mêlaient que de défendre le pays contre les Autrichiens; que +les secours généreux de la France avaient pour destination exclusive de +pourvoir aux fortifications et aux munitions. Loin d'être défavorable à +la cause populaire, la cour elle-même n'avait pas fort approuvé que son +argent passât aux mains des nobles. Elle craignait que, soustrait aux +yeux du peuple, ce sacrifice ne manquât le but en ne servant pas à +maintenir et à encourager l'esprit public. Mais à livrer la somme aux +chefs populaires, la dilapidation aurait été certaine; et entre les mains +du sénat même, on eut lieu de croire qu'une portion des deniers, au lieu +de subvenir aux besoins présents, avait été distraite pour rembourser à +certains gentilshommes des avances faites pour des besoins passés. On +convint enfin que l'argent serait encore remis au sénat, mais qu'on +ferait savoir au public ce que le roi donnait, et qu'il serait pris en +même temps des mesures pour empêcher que rien sur ce fonds ne fût +détourné de sa destination3. Ces ménagements calmèrent les dernières +agitations; mais cinquante ans après on trouvait encore des vieillards +qui, regrettant qu'on eût perdu cette occasion de secouer le joug des +nobles, accusaient les ministres de Louis XV de corruption et d'injustice +pour avoir préféré la noblesse et prêté la main pour la relever. + +Bientôt arriva dans le port une frégate française. Six officiers +supérieurs, deux ingénieurs en descendirent. L'allégresse publique éclata +à leur passage. Ils annoncent que les Autrichiens reculent sur Var et que +l'armée française du maréchal de Belle-Ile passe ce fleuve à leur +poursuite; que Gênes verra bientôt de nouveaux défenseurs. En effet, des +troupes françaises et espagnoles échappées aux vaisseaux anglais, +accompagnées de convois d'argent, parviennent heureusement au port; à +leur tête on voit paraître le duc de Boufflers. Il se rend au palais; +c'est dans la personne du doge qu'il reconnaît, qu'il félicite la +république de sa glorieuse résistance. C'est avec le sénat qu'il concerte +les mesures pour l'avenir4. + +Dans les instructions données au général on lui recommandait de réunir, +s'il se pouvait, la noblesse et la bourgeoisie dans un même sentiment de +zèle pour le salut de la patrie. S'il y avait dissentiment invincible, il +devait adhérer à celui des deux partis qui serait le plus franchement +déterminé à la défense, et le plus fermement attaché à l'alliance des +couronnes de France et d'Espagne. Quoique Boufflers se fût d'abord +adressé au doge, il arrivait avec des préventions contre une noblesse +suspecte de ménager l'Autriche par crainte ou par intérêt. Il venait +aussi sous l'impression de l'éclat d'une victoire plébéienne; et flatté +de l'accueil qu'il recevait, ce qui n'allait pas bien il l'attribuait à +la jalousie et à la méfiance des grands envers le peuple; il se +promettait de faire connaître à ce peuple toute sa propre force, et, pour +en avoir l'occasion, il était impatient que l'ennemi parût. Mais après +quelques semaines, son jugement fut modifié par de nouvelles +observations. Il reconnut que si parmi les nobles qui concouraient au +gouvernement tous ne pouvaient être également zélés, également bien +intentionnés, le plus grand nombre des membres se montraient +convenablement. Il les avait bien vus essayer d'abord de lui dérober une +ouverture indirecte qu'ils avaient reçue pour un accommodement secret +avec le roi de Sardaigne; mais il avait suffi du ton sur lequel il +s'était expliqué à ce sujet, pour faire rompre ces pratiques et en finir +de ces mystères, et il n'y avait plus si indifférente affaire qu'on n'en +consultât avec lui. On suivait ses avis avec la plus grande déférence. +Seulement il cherchait des hommes d'État et il n'en avait rencontré +encore qu'un seul5. + +Quant au peuple, il s'apercevait que ces hommes qu'on croyait guerriers +ne l'étaient nullement. Ils avaient montré dans le désespoir de la +témérité et de la fureur; mais on ne pouvait compter sur eux pour une +défense régulière6. «On manque dans cette foule, dit-il, des personnages +supérieurs à la multitude, et ainsi il n'y a rien à négocier avec cette +partie de la république.» Boufflers finit cependant par ranimer les +courages; il les excita par l'émulation, il les plia à la discipline par +la confiance qu'il acquit près d'eux. Ce fut son prodigieux mérite et +l'amour public fut sa récompense. + +Le général autrichien Schullembourg avait pénétré de toutes parts; Gênes +était resserrée. L'ennemi avait sommé la ville plusieurs fois. Ses +défenseurs avaient abandonné et repris les postes les plus voisins de ses +remparts, avant même que Boufflers fût arrivé pour les défendre. Mon but +n'est pas de suivre les détails de l'attaque et de cette belle défense. +Il me suffit de dire que les Génois soutinrent avec courage et discipline +les fatigues d'un siège long et pénible. C'est ici leur moment honorable. +Le péril, la présence d'un ennemi qu'ils avaient bravé et chassé, +Boufflers et les Français, tout ranimait l'esprit public. Et le général +put alors s'apercevoir du crédit qu'il avait gagné, ainsi qu'il +l'écrivait avec satisfaction. Plus de troubles dans la ville, bonne +volonté constante pour marcher en campagne. Les nobles qui y parurent s'y +distinguèrent; plusieurs y moururent au champ d'honneur. A cette époque, +les sacrifices d'argent ne coûtèrent plus rien à la noblesse. Je ne parle +pas des bijoux dont il fut de mode parmi les femmes de faire des +offrandes patriotiques, ni du renoncement, que les narrateurs populaires +ne peuvent s'empêcher d'admirer, des sénateurs qui se réduisaient à un +seul laquais pour toute suite, et des dames qui ne se montraient plus +suivies que de leurs femmes. Le patriotisme se manifestait par des signes +plus certains. Les corps de métiers fournissaient tous les jours huit +cents hommes pour la garde. Toutes les compagnies de volontaires étaient +toujours prêtes à marcher. Les citoyens rivalisaient de bravoure et de +discipline avec les soldats, les habitants des campagnes de dévouement et +d'intelligence avec ceux de la ville. Le clergé même signala son courage. +Il s'était utilement et honorablement conduit dès le commencement de la +crise. Ses prédications, ses directions publiques et secrètes avaient +soutenu le bon esprit du peuple. Les cérémonies religieuses, les +processions, les neuvaines lui plaisent: ce sont ses fêtes, on les avait +multipliées dans ce but. On avait fait des voeux à tous les autels. Les +prêtres avaient excité par la piété le patriotisme; et, chose +remarquable, au milieu de la chaleur des deux partis, on ne voit nulle +part ni la noblesse accuser le clergé d'avoir abusé contre elle de son +influence, ni les populaires lui reprocher d'avoir coopéré à les remettre +sous le joug. Il agit, et il semble ne l'avoir fait que dans le sens du +salut de la république. Les prêtres, les religieux même offrirent de +prendre les armes pour la police intérieure. Ils gardaient les +prisonniers et les établissements publics; ils faisaient des patrouilles +pour le bon ordre. On les vit donner sous les murs de la ville le +singulier spectacle d'une légion d'ecclésiastiques sous les armes, passée +solennellement en revue par l'archevêque: et, de démonstration en +démonstration, les prêtres se mêlèrent fréquemment aux expéditions +extérieures. L'ennemi même les distingua avec une particulière +animadversion. C'est peut-être le patriotisme des ecclésiastiques qui +enflamma les Autrichiens contre les saints protecteurs du pays. On trouva +les madones qui étaient sur les portes ou dans les campagnes souillées, +décapitées, pendues, turpitude plus superstitieuse que la confiance qu'y +mettaient les Génois. Il est vrai que le peuple avait vu la Vierge +écarter de sa main les boulets tirés sur la cité. Malheureusement la +fureur des assiégeants se signala par des excès plus funestes. Ils +étaient aux portes de la ville. Ils tenaient ces beaux villages, ou +plutôt ces faubourgs magnifiques qui la prolongent des deux côtés, Saint- +Pierre d'Arène, Albaro: là tous les palais superbes qui, dès le temps de +Pétrarque, faisaient des environs de Gênes le plus noble séjour de +l'Italie et dont les merveilles s'étaient accrues ou rajeunies de siècle +en siècle, furent brûlés, démolis ou dévastés. Ceux que dessina Michel- +Ange n'échappèrent pas aux vandales. Nous avons vu, après cinquante ans, +les marques irréparables de cette dévastation atroce, jusqu'à ce qu'une +autre guerre et de nouvelles calamités soient venues ajouter d'autres +ruines à ces ruines anciennes. + +La défense de Gênes par M. de Boufflers est un événement militaire que +les gens de l'art admirent et étudient encore. Il fit toutes ses +opérations à propos. Des batteries placées le long de la mer écartèrent +les vaisseaux anglais qui incommodaient le rivage. Des retranchements, +des forts, habilement combinés, défendirent autant qu'il était possible +l'approche des hauteurs qui, sur la rive gauche du Bisagno, longent et +dominent les fortifications orientales de la ville. Un moment les forces +ennemies parurent l'emporter. On ne put leur fermer le Bisagno. Mais le +terrain leur fut si savamment disputé qu'elles ne purent tirer aucun +parti considérable de leur introduction dans cette vallée. Français, +Espagnols, Génois, tous rivaux d'émulation, semblaient n'avoir qu'un même +esprit et suivre sous leur chef habile une inspiration unique. Après de +vains efforts, Schullembourg, ayant consumé beaucoup de temps et +inutilement fatigué son armée, leva le siège de Gênes au commencement de +juillet 1747. + +Le duc de Boufflers, épuisé de fatigues et attaqué de la petite vérole7, +mourut au moment même de cette retraite de l'ennemi. Sa mort fut, dans +Gênes, une calamité telle qu'elle fit craindre des excès de désespoir. +Les écrivains du gouvernement assurent qu'on fut obligé d'employer +l'influence secrète des prêtres auprès du peuple, pour modérer la +violence de la douleur publique. + +Le duc de Richelieu vint remplacer Boufflers. Ses instructions +l'invitaient à rechercher la popularité: il lui en coûta peu pour +l'obtenir. Dans ce pays qui se souvenait de l'avoir vu dans sa plus +brillante jeunesse, sa dignité noble et aisée, sa gracieuse facilité de +moeurs séduisirent toutes les classes et multiplièrent ses succès. Mais il +était avide de gloire militaire, il avait d'avance mandé au ministre +qu'il n'entendait pas qu'on ne l'envoyât à Gênes que pour y publier la +paix (car on commençait à en parler alors). Cependant pendant son séjour +au printemps de 1748, l'ennemi ne menaça Gênes que de loin. Richelieu +perfectionna quelques ouvrages de défense. Il fit des excursions peu +importantes avec des succès variés. Il disputa assez heureusement les +approches, mais sans grandes opérations ni périls éminents. Le seul +avantage de commander encore quand la paix fut signée ne devait pas lui +mériter le titre de libérateur de Gênes. La famille de Boufflers fut +inscrite sur le livre d'or des nobles de la république. Richelieu vivant, +avec le même honneur, eut une statue; et le même jour le bâton de +maréchal lui arrivait de France. Le courtisan hérita des lauriers qui +appartenaient au guerrier. + +La paix vint enfin. Après des préliminaires signés le 30 avril 1748, le +traité d'Aix-la-Chapelle fut conclu le 18 octobre. Les Génois y furent +compris. On leur rendit ce qu'on occupait encore de leur territoire, +Savone et Final, ce premier sujet de leur querelle8. On eut soin de +stipuler que les pays frappés de contributions et que le sort de la +guerre avait délivrés de l'occupation de l'ennemi seraient affranchis de +toute demande pour le reliquat non acquitté; que Gênes et les Génois +retourneraient dans la jouissance de leurs revenus à la banque de Vienne. +Contre la teneur d'une stipulation si explicite, les ministres +autrichiens essayèrent de les frustrer de leurs capitaux: et ce fut par +un ridicule sophisme de légiste. Au moment, disaient-ils, que les +Allemands sortirent de Gênes, l'impératrice était créancière légitime des +Génois du reste des contributions qu'elle avait eu le droit de leur +imposer. Les Génois étaient à leur tour créanciers de l'impératrice pour +des capitaux employés dans la banque publique. Quand les dettes et les +créances sont réciproques entre les mêmes parties, il se fait pour +chacune et à concurrence une compensation naturelle, une secrète et +mutuelle extinction des dettes. Telle est, en effet, la loi civile: on +n'avait pas de honte de l'appliquer aux relations politiques de deux +États: et quant à la stipulation opposée qu'on venait d'insérer dans le +traité de paix, elle ne devait, disait-on, se rapporter qu'à des créances +existantes. Or, celles-ci compensées, confisquées, éteintes, et ne +pouvant revivre, ce n'est pas elles que l'article du traité avait pu +considérer. Cette chicane fut soutenue avec une longue insistance. +Heureusement que les Autrichiens faisaient d'autres difficultés non moins +injustes qui intéressaient les puissances principales. La France exigea +donc avec menace la fidèle exécution du traité. Par un acte solennel +l'impératrice reconnut enfin le droit des créanciers génois et leur +rendit de nouveaux titres à la place de ceux qu'elle avait cru annuler +pour en avoir prononcé une confiscation. + +Il resterait à parler des récompenses que le gouvernement dut accorder au +peuple qui l'avait sauvé et qui lui laissait reprendre sa place; et à cet +égard, les écrivains de la noblesse disent, en racontant la délivrance de +la ville, qu'on remit à des temps plus calmes à récompenser Carbone et +les autres populaires qui s'étaient distingués à cette époque; et ils +ajoutent qu'en effet ces récompenses furent proportionnées à la +reconnaissance publique. Il faut les en croire. Mais la rémunération est +demeurée obscure. Quelque somme de deniers aura acquitté cette dette. La +misère de ces champions, les accusations qu'ils s'attirèrent et qu'on eut +grand soin de ne pas leur épargner, autorisèrent sans doute à les payer +en argent et à les remettre à leur place. On voit aussi qu'en 1748 on +inscrivit au livre des nobles, dans des formes et au temps ordinaires, +six particuliers de la classe de ceux qui dans toute autre circonstance +auraient pu prétendre également à cet honneur. On donna cette inscription +comme le pris de leur assistance fidèle au quartier général, c'est-à- +dire, de leur zèle à entrer dans les vues du gouvernement et à y +reconduire le peuple. Les milices bourgeoises se drapèrent peu à peu. +L'uniforme les avait créées; les habits ne se renouvelèrent pas. Le +gouvernement hâta la dissolution de ces corps, qui l'offusquèrent +aussitôt qu'il cessa d'en avoir besoin. + +Une suite plus intéressante de la grande crise que Gênes avait soufferte +mérite d'être signalée. C'est la restauration de ses finances et de la +banque de Saint-George en particulier. + +La paix générale ayant rendu libres la navigation et le commerce, il +n'est pas surprenant que Gênes ait promptement repris les avantages que +sa position lui assurait, quand, tout entière à ses vrais intérêts, sans +barrières fiscales et presque sans impôts, elle pouvait faire le seul +trafic qui lui convienne. Elle fut de nouveau l'entrepôt des marchandises +étrangères, le bureau d'un péage, si l'on peut s'exprimer ainsi, entre la +mer et la haute Italie ou les régions intérieures qui y répondent. Elle +fut une sorte de lien réciproque entre le Levant et les colonies +espagnoles et portugaises, entre le nord et le midi, et la factorerie du +commerce de toutes ces régions avec l'Italie. Son port franc fut +fréquenté de nouveau, comme une foire perpétuelle ouverte à tous ces +peuples. Le travail revint aux pauvres, les bénéfices aux commerçants, +les intérêts aux capitalistes, les consommateurs aux propriétaires de +denrées. Sans le retour de ces biens, il eût été inutile de penser au +choix des moyens capables de refaire le crédit et la fortune publique. +Mais telle avait été la brèche de quelques années, que cette prospérité +renaissante du commerce ne suffisait pas pour en réparer les ruines. + +Nous avons vu que c'était dans le trésor de Saint-George qu'on avait +puisé les contributions enlevées par les Autrichiens. La suspension des +payements de cette banque en avait été la suite9. Cet événement +compromettait à la fois le revenu des familles et des établissements de +toute espèce, la fortune des citoyens entre les mains de qui les billets +de Saint-George étaient répandus, et toute la circulation du commerce +d'une place qui ne connaissait presque plus d'autre monnaie. + +Cette suspension ne pouvait finir qu'en trouvant les moyens de remplir de +nouveau le vide du trésor. Le désordre et la dilapidation attachés à un +mouvement insurrectionnel, les habitudes qui en restent, la difficulté de +ramener le peuple sous le joug des impôts dont il s'est affranchi, le +surcroît de dépense et la consommation prodigieuse que fait un peuple +armé en masse comparé à l'entretien d'une armée régulière, toutes ces +causes ne permettaient pas même la tentative de réparer le mal. Tant que +la guerre dura, depuis l'expulsion des Allemands à la fin de 1746, +jusqu'à la paix d'octobre 1748, on épuisa toutes les ressources qui +pouvaient rester encore. On essaya plusieurs tempéraments en 1749: mais +ce ne fut qu'en 1750 qu'on fut en état de procéder à une liquidation +générale par laquelle on consolida les billets suspendus et les autres +dettes arriérées. On se soumit à des contributions que le retour de la +prospérité commerciale commençait à permettre de s'imposer10. Elles +assurèrent le revenu de cette dette consolidée, et, par une opération +bien faite, juste pour chaque créancier, ni trop retardée, ni trop +précipitée; la circulation fut rétablie et le lustre rendu à cette banque +dépositaire de tant de fortunes11. + +Ce retour de la prospérité commerciale, ce prompt réveil de la sécurité +des capitalistes, furent les bienfaits de la paix qui, en occupant +lucrativement tous les bras et toutes les pensées, dissipèrent les restes +de l'agitation et mirent fin aux récriminations malveillantes en bien +moins de temps qu'on n'osait l'espérer. Richelieu, qui partait de Gênes +immédiatement après la paix faite, écrivait au roi et aux ministres ses +appréhensions. Il voyait un peuple armé, une bourgeoisie mécontente, et +il signalait des têtes chaudes. Suivant lui, à Gênes, personne encore ne +gouvernait tout à fait; et l'opposition de la noblesse et du peuple +aurait produit une turbulente anarchie sans la sorte d'autorité que les +circonstances avaient donnée au roi. Aussi il prévoyait qu'à la retraite +des troupes françaises qui allaient le suivre, il éclaterait non une +conspiration, mais une révolte. Sa prédiction fut heureusement démentie, +et il y aurait injustice à ne pas reconnaître, en un tel dénoûment, une +grande preuve d'habileté dans les chefs de la république reprenant +doucement les rênes et remettant le char dans la bonne voie. Tant de fois +nous l'avons vu maladroit! On avait dit12 de ce gouvernement qu'il était +grand dans les petites choses et petit dans les grandes. Certes cette +difficile restauration était une grande affaire; de petits moyens peuvent +y avoir été employés; mais le succès fut complet, et certainement il +était digne d'estime13. + +(1755-1763) L'alliance des cours de Versailles et de Vienne qui se +contracta bientôt après conserva la paix de l'Italie. Elle affermit et +contint dans leurs limites les puissances de cette heureuse contrée. La +guerre, qui éclata quelques années après entre l'Angleterre et la France, +ne causa aux Génois que quelques inquiétudes passagères. C'était au fort +de leur querelle avec les Corses, et les escadres anglaises pouvaient +donner la main à ceux-ci. L'ambition toujours éveillée du roi de +Sardaigne pouvait se prévaloir à leur préjudice de la protection de la +cour de Londres. Ils avaient donc à coeur de ne rien faire qui les fît +tomber dans la disgrâce de cette cour. L'Angleterre, qu'ils avaient +vivement sollicitée, leur fit dire qu'on ne ferait rien contre eux s'ils +restaient exactement et sincèrement neutres; mais qu'on se tiendrait +offensé des moindres signes de leur défiance ou de leur mauvaise foi. +Cependant les craintes de se voir compromis, d'être envahis pendant la +guerre ou sacrifiés à la paix, recommençaient chaque jour. «Les +gouvernements faibles sont toujours soupçonneux, écrivait-on de +Versailles; on ne peut les guérir de la peur; et après tout, ce n'est pas +à nous de tranquilliser les Génois.» Enfin la paix se fit (1763), et une +nouvelle garantie de leurs possessions y fut explicitement comprise. + +Il faut ici rapporter un fait assez significatif pour montrer quel déchet +l'esprit public avait souffert parmi les membres mêmes du gouvernement. +Les préparatifs de défense, ajoutés aux frais de la guerre de Corse, +nécessitaient des sacrifices. On avait décrété une contribution +extraordinaire. Chacun devait s'imposer à proportion de sa fortune, mais +nul ne pouvait être taxé d'autorité à plus de mille livres. On devait +compter sur le patriotisme des riches pour ne pas s'en tenir à la taxe +obligatoire. Le doge Augustin Lomellini14, excellent citoyen, crut devoir +donner un généreux exemple (1762); il souscrivit pour soixante mille +livres, mais nul ne l'imita, plusieurs le blâmèrent avec aigreur; quand +il sortit de charge, peu de mois après, le nouveau doge qui le remplaça +prétendit avoir été injustement surchargé par les répartiteurs, réclama +la réduction de sa taxe (1763), et l'obtint pour compléter le scandale. + +Quand on recourait aux contributions extraordinaires, ou qu'on augmentait +les impôts, on essayait d'étendre ces charges hors de Gênes, et de les +faire partager aux autres villes de l'État. On rencontrait habituellement +de la résistance. Final, se souvenant de sa qualité féodale, recourait au +conseil aulique pour y plaider contre la république (1754). Cet exemple +fut suivi avec acharnement par la petite ville de Saint-Rème. Elle avait +eu autrefois pour seigneur l'évêque de Gênes, et elle prétendait que +c'était sous la suzeraineté impériale. + +L'empereur accueillit avec empressement cette soumission à sa couronne, +cette attaque contre la souveraineté génoise. On croira aisément que la +paix d'Aix-la-Chapelle n'avait pas suffi pour rétablir Gênes dans les +bonnes grâces de Marie-Thérèse et de l'empereur François. Le conseil +aulique instrumenta à Vienne. On fit plus; on prétendit que les habitants +de quelques petits fiefs tenus par la république avaient été maltraités +par ses officiers, et l'empereur délégua un haut commissaire pour aller +constater ces offenses. Or, ce commissaire, le croirait-on? fut Botta +Adorno, ce général oppresseur que le peuple génois avait mis en fuite. La +république indignée protesta qu'elle ne le reconnaîtrait point. L'affaire +s'envenimait: il paraissait des injonctions, des proclamations +judiciaires et martiales au sujet de cette mission et du procès de Saint- +Rème. La protection de la France intervint. Les procédures s'arrêtèrent +et parurent oubliées. Mais douze ans après (1766), la cour de Vienne se +réveilla. Une sentence fut prononcée en faveur des habitants de Saint- +Rème. Il ne fallait plus qu'un pas pour que Gênes même et tout son État +fussent déclarés sujets à la juridiction féodale de l'empereur. Mais on +coupa court à ces iniques vexations. Le duc de Choiseul écrivit à Vienne +«que les extrémités auxquelles les Génois étaient exposés ne +permettaient plus au roi de persévérer dans la résolution qu'il avait +prise de n'employer en leur faveur que des sollicitations et de bons +offices. Leur inutilité le forçait à recourir à des moyens plus efficaces +pour remplir ses obligations. Son intention était que la cour de Vienne +en fût prévenue.» Le roi déclarait donc qu'il exécuterait pleinement la +garantie donnée à la république pour toutes ses possessions; et qu'en +outre, il requerrait pour y concourir toutes les puissances contractantes +du traité d'Aix-la-Chapelle, et spécialement S. M. l'impératrice-reine. +La déclaration eut son effet, et l'on ne parla plus de cette affaire. + +La république, en même temps, en avait une autre avec le pape Rezzonico +(Clément XIII). Par une sorte de concordat tacite, mais bien ancien, le +pape pourvoyait aux évêchés génois en prenant un sujet à son choix sur +une liste que lui présentait le sénat. Tout à coup, il plut au saint-père +de nommer à l'évêché de Vintimille un abbé de Franchi, chanoine de Gênes, +sans attendre de présentation. Le sénat tint la nomination comme non +avenue et envoya sa liste de candidats. En même temps, pour empêcher +l'élu d'aller prendre possession du siège, on le logea chez le doge comme +autrefois le père Granelli; mais de Franchi mourut dans la demeure qu'on +lui avait donnée. Le pape se montra violemment offensé, et l'archevêché +de Gênes étant devenu vacant, il nomma promptement un Lercari15, sans +admettre aucune proposition du gouvernement. Cette fois on n'osa pas à +Gênes renouveler la querelle, le choix convenant d'ailleurs. Il y eut +alors une sorte de transaction (1767). Le pape conserva le droit de +nommer, la république se réserva de n'admettre les évêques ainsi promus à +prendre possession de leur dignité qu'après que le petit conseil en +aurait donné son agrément. + +(1769) Peu après, Gênes demandait encore les honneurs de la salle royale +à Rome, et sollicitait avec instance les cours de Versailles et de Madrid +de prêter leur appui à cette prétention. Elles répondaient qu'elles +n'avaient déjà que trop d'affaires fâcheuses avec le pape et qu'elles ne +sauraient entreprendre celle-ci16. + + +CHAPITRE IV. +Guerre de Corse. + +La ville de Gênes, bombardée au bon plaisir de Louis XIV et soixante ans +après abandonnée à la discrétion des soldats de Marie-Thérèse, c'étaient +deux incidents nés du choc ou des jalousies des grandes puissances; à +cela près, le gouvernement de 1576, de son commencement à sa fin, n'eut, +à justement parler, que deux affaires qui lui fussent propres: défendre +son existence contre l'ambition du duc de Savoie; maintenir sa domination +sur la Corse. J'ai raconté la résistance qu'il opposa à son dangereux +voisin; il faut, en remontant en arrière, rassembler ici les détails de +sa dernière lutte avec les redoutables insulaires que la république +prétendait tenir assujettis. Elle se disait reine de la Corse; la fière +et sauvage énergie, les vertus et les vices de tels sujets, ne +s'accommodaient point de pareils maîtres. Comme au temps de Vicentelli et +de Sampier, il naissait sur ce sol des âmes fortes et des hommes sans +frein. Il s'y nourrissait d'implacables ressentiments; les vengeances s'y +perpétuaient; des actions violentes s'y répétaient chaque jour. Les +Génois y étaient détestés; et eux-mêmes avec leurs prétentions, avec +leurs superbes dédains, ne savaient ni ne pouvaient rien faire pour +apprivoiser ces populations farouches. Une seule chose avait changé: +autrefois les révolutions qui éclataient à Gênes, et qui détournaient +l'autorité du soin de contenir les Corses, étaient pour eux autant +d'invitations à secouer le joug. Les factieux tour à tour expulsés du +gouvernement venaient; porter et demander à la fois de l'appui aux +mécontents de l'île. Mais depuis 1576 ces occasions de soulèvement +manquaient, sous un gouvernement régulier et consistant quoique faible. +Depuis que les entreprises de Sampier avaient échoué contre lui, il +opprimait avec méthode, incapable, au reste, par ses préjugés autant que +par sa politique, d'ouvrir aucune voie de civilisation à un peuple +inculte, qu'il croyait avoir le droit de mépriser et de tenir abaissé. +Les familles génoises elles-mêmes, qui d'âge en âge s'étaient établies +dans l'île, étaient regardées dans Gênes comme des branches inférieures +dans leur propre parenté, et comme déchues d'un degré dans la +considération publique. Des évêques étrangers à l'île étaient donnés aux +diocèses; et ce n'était pas en leurs mains que se trouvait placée +l'influence sur ce peuple très-dévot au milieu de ses vices et de ses +violences; elle était réservée aux pauvres prêtres du pays qui faisaient +cause commune avec leurs ouailles dont ils partageaient les passions et +les moeurs. A la suite des magistrats temporaires envoyés par la +république, débarquaient de nombreux suppôts: ils s'emparaient de toutes +les fonctions honorifiques ou lucratives; la voix publique était toujours +prête à les accuser de rapacité et de concussion. Dans cette disposition +des esprits, il n'était aucun impôt qui pût se lever sans soulever des +résistances désordonnées. Sur tant de griefs les représentations étaient +mal reçues: les recours à Gênes, le plus souvent, valaient au moins la +prison à ceux qui s'exposaient à les porter au sénat. Enfin le +gouvernement croyait avoir à se montrer inflexible dans ses exigences; +ses répressions étaient cruelles; et soit dans l'île, soit dans la tour +de Gênes, on jugeait dans l'ombre, on condamnait suivant l'effrayante +formule des inquisiteurs d'État, ex informata conscientia. + +Cependant la douceur ou la sévérité, l'habileté ou la maladresse des +gouverneurs, donnèrent tour à tour du relâche ou de l'élan aux +dispositions hostiles des insulaires. Vers 1728, des querelles +insignifiantes sur la légalité d'une taxe légère qui se payait sans +difficulté depuis quinze ans, s'envenimèrent tout à coup; ce fut +l'étincelle qui alluma un incendie. Les magistrats génois furent tantôt +faibles dans leurs concessions, tantôt malheureux dans leurs mesures +répressives. On s'insurgea, et les Corses ne manquèrent pas de chefs +audacieux, dont plusieurs s'étaient formés au métier des armes chez les +puissances du continent. Le mouvement fut général: des diètes +s'assemblèrent; elles consultèrent les théologiens de l'île, qui +décidèrent que la guerre était légitime et juste. + +On assure qu'alors les Corses offrirent la souveraineté de leur île au +pape: le saint-père ne leur proposa que son inutile médiation. Pour eux, +ils déclarèrent qu'ils ne se livreraient plus au pouvoir absolu de leurs +oppresseurs; qu'ils ne traiteraient avec les Génois que sous l'expresse +garantie de l'empereur, de la France, ou de l'Espagne. La France avait +manifesté de l'intérêt pour leurs souffrances: l'Espagne passait pour +avoir favorisé secrètement l'insurrection: à Gênes on se méfia de ces +deux puissances et l'on se contenta de demander à la première si elle +verrait sans jalousie l'intervention de la cour de Vienne, la garantie +dont celle-ci se chargerait pour l'exécution de l'accord qui serait +conclu sous son arbitrage, et d'abord le passage en Corse de quelques +troupes impériales pour appuyer la médiation. La cour de Versailles, sans +témoigner ni opposition ni approbation, répondit simplement qu'elle était +loin de favoriser une révolte: mais elle fit savoir officieusement le +jugement qu'elle portait d'un pareil secours. Elle prédisait que les +Génois l'achèteraient chèrement, et qu'ils allaient rendre la cour +impériale seule arbitre dans leurs affaires en Corse. Les Génois ne +tinrent nul compte de cet avis. L'empereur fournit (1731) d'abord trois +mille cinq cents hommes qui débarquèrent dans l'île; elle devint le +théâtre d'une guerre sanglante sans être décisive (1732). Cependant le +prince de Wirtemberg détermina enfin les Corses à se soumettre à ce que +l'empereur réglerait entre eux et la république. Pour préliminaire, +quatre chefs de l'insurrection se rendirent au prince, qui les remit aux +mains des Génois sous certaines garanties convenues. Ils furent d'abord +renfermés dans la tour de Gênes, traités cependant avec de grands égards. +Puis ils eurent pour prison la citadelle de Savone; et là, enfin, ils +servirent à leurs compatriotes de plénipotentiaires pour adhérer à la +pacification. Elle eut lieu sous la forme d'un règlement émané du +gouvernement de Gênes avec l'intervention et la garantie de l'empereur. +Mais cette garantie ne paraissait accordée qu'au profit des Génois pour +obliger les Corses à l'obéissance. La plupart des conditions favorables à +ceux-ci formaient des articles séparés, tenus secrets; et la stipulation +de la garantie impériale s'y trouvait omise; on ne craignit pas de dire +que cette omission avait été achetée à Vienne à prix d'argent. + +L'expédition allemande fut en tout préjudiciable à ceux qui l'avaient +sollicitée. Tant qu'elle dura, la présence de tels auxiliaires enleva +toute réputation aux forces génoises, et toute autorité aux magistrats. +La Corse ne reconnaissait plus ceux-ci, et personne ne recourait à eux. +Les généraux allemands faisaient sans les consulter des armistices +auxquels la république était obligée de se conformer. Elle payait au +complet la solde des troupes dont plus d'une fois une partie avait été +ramenée sur le continent. Quand, après le règlement publié, Wirtemberg +partit et que les soldats sortirent de l'île, l'Autriche demanda quatre +cent vingt mille génuines (environ trois millions de francs) pour les +frais. Il fallut voter pour les chefs impériaux de larges récompenses: +les dépenses patentes n'étaient pas les seules à couvrir; et l'on +assurait que sur les fonds expédiés dans l'île, il se trouvait un +mécompte de cinq millions de livres resté inexplicable. À plusieurs +époques de cette longue querelle, on voit percer le soupçon que parmi les +causes qui la rendaient éternelle, se trouvaient certains intérêts privés +de gens qui faisaient mieux leurs affaires que celles de la république. + +Quoi qu'il en soit, les sacrifices faits pour obtenir l'intervention de +l'empereur furent en pure perte (1734). A peine les Allemands repartis, +l'île fut de nouveau soulevée. Elle reprit son organisation militaire et +politique. La Vierge Marie fut déclarée protectrice souveraine de la +Corse, une grande diète nationale confia le gouvernement à trois généraux +décorés du titre d'altesse (1735), et assistés d'un conseil d'État. L'un +des trois fut Hyacinthe Paoli, nom qui s'est rendu fameux pendant deux +générations. Ainsi la nationalité corse se trouva déclarée et constituée. + +Ici, je rapporte la première origine du projet de donner la Corse à la +France. L'envoyé de cette puissance à Gênes était alors M. de Campredon. +Il avait régulièrement informé la cour des événements de l'île qui +transpiraient à Gênes, malgré la défense d'en parler, défense parfois +appuyée de la commination des galères. Il avait démontré que la +république seule n'aurait jamais la force nécessaire pour soumettre les +Corses à l'ancien joug, et pour détruire la redoutable organisation +qu'ils s'étaient donnée. Cependant, ajoutait-il, l'empereur pensait à +faire tomber la Corse aux mains du roi de Portugal; l'Espagne se vantait +qu'aussitôt qu'elle le voudrait elle disposerait de l'île: elle +entretenait des intelligences avec Giaffiero, l'un des trois généraux du +pays, et le principal ouvrier des troubles précédents. Paoli se +glorifiait de l'appui de l'Angleterre: on avait parlé des desseins du roi +de Naples, et le roi de Sardaigne était prêt, disait-on, à s'emparer du +pays dès que les Génois l'abandonneraient, comme il était devenu' +probable. Quant à Gênes, on y trouvait assez de membres du gouvernement +qui avouaient qu'il s'élèverait peu de regrets sincères si la Corse était +ôtée à la république par les armes de quelque puissance; qu'à plus forte +raison, si quelqu'une d'elles lui en demandait la cession à des +conditions avantageuses, le marché pour se défaire d'une possession +onéreuse serait promptement accepté. Mais ce marché serait-il indifférent +à la France? Pourrait-elle laisser passer à d'autres une station si +voisine de ses côtes, de ses arsenaux de Toulon, de son commerce de +Marseille, si bien placée sur la Méditerranée pour l'offensive comme pour +la défensive? Les Anglais avaient Gibraltar et Mahon; la France pourrait- +elle laisser encore occuper la Corse? Pour conclusion Campredon proposait +directement d'entamer une négociation avec les Génois, pour obtenir la +résignation de leurs droits entre les mains du roi de France, et avec les +Corses pour les disposer à être contents de cette cession1. + +Le ministre répondit promptement à cette dépêche2. Elle avait été lue et +méditée: le roi et le conseil y donnaient une pleine approbation: «Vous +êtes l'auteur de l'idée; il faut vous laisser le choix des moyens, le +soin de préparer les voies; il suffit de vous dire que nous entrons à +tous égards dans l'esprit de votre lettre.» + +Flatté de la satisfaction qu'on lui témoignait, Campredon se hâta de +prendre les premières mesures. La plus facile fut de faire pressentir +l'esprit des insulaires. Il avait pour amis et pour conseils des +personnages attachés aux intérêts corses, et peut-être son projet +n'était-il qu'une de leurs inspirations. Bientôt il vint de l'île une +supplique au roi de France où l'on implorait sa médiation entre les +Corses et les Génois. C'était une sorte de préliminaire, mais si peu +important qu'il n'était signé que par vingt chefs de canton d'une +province seule, et que la date était restée en blanc, afin que ce produit +d'une intrigue clandestine ne vît le jour qu'en temps opportun. + +On ne négligeait rien pour habituer le public génois à l'idée d'être +débarrassé de la Corse. On pensait que si cette ouverture était faite +avec l'offre de garantir à la république à perpétuité, Savone, Final et +la Spezia, la proposition aurait de grandes chances de succès. L'envoyé +crut pourtant s'apercevoir que la vanité nationale y mettrait plus +d'obstacles qu'il n'avait pensé d'abord. On se ferait scrupule à Gênes +d'abandonner volontairement un royaume, et la misérable et chimérique +recherche des honneurs royaux de la cour romaine accroîtrait encore cette +répugnance: mais cette île, qu'on craindrait de vendre si elle était +perdue par une force majeure, par une invasion, Campredon persistait à +croire qu'on n'en serait que médiocrement fâché: des gens graves le lui +donnaient à entendre, et, sur cette confiance, il conseillait au roi +d'envoyer des troupes dans l'île et de s'en emparer à l'improviste. On se +hâta de lui répondre, comme il convenait à la prud'homie du cardinal de +Fleury, que jamais on ne se donnerait ce tort envers les Génois et en +face de l'Europe. On estimait même, qu'il serait imprudent, quant à +présent, de faire au sénat aucune ouverture. On devait se borner à faire +reconnaître par les hommes influente que l'île leur était à charge, et +qu'il serait plus profitable pour eux d'en traiter avec une puissance en +état de la défendre, que de risquer qu'elle fût enlevée par le premier +occupant: mais jusqu'à ce que ces réflexions portassent la république à +demander à traiter, ou ne lui refuserait pas de se prêter à tout ce qui +pourrait ramener les Corses à son obéissance. Néanmoins comme l'envoyé +avait averti que si la cession était négociée, il y aurait quelques +sacrifices à faire pour se procurer la majorité des suffrages, on +l'assurait qu'en ce cas on ne manquerait pas d'accorder tout ce qu'il +faudrait. + +Ces instructions convenablement dilatoires tendaient à tempérer +l'impatience avec laquelle Campredon suivait son idée. Mais tout à coup3 +le ministère de Versailles lui enjoint de cesser ses démarches et de +laisser tomber l'affaire. On ne lui donnait aucune explication sur ce +changement. Mais on venait de signer les préliminaires de la paix avec +l'empereur. Le grand-duché de Toscane passait au gendre de Charles VI. +Cet événement amenait pour la France de nouveaux arrangements que +l'acquisition de la Corse aurait sans doute contrariés. + +Le projet fut abandonné; mais les convictions qui l'avaient fait naître +restèrent acquises. Si les ministres de Louis XV, à cette époque, +n'estimèrent pas la Corse d'un prix assez haut pour affronter les +embarras que son occupation eût pu donner, on fut bien d'accord de ne pas +souffrir qu'elle passât dans des mains étrangères. + +Une étrange aventure (on ne saurait donner un autre nom à cet incident) +vint tout à coup compliquer la situation, et bientôt elle détermina Gênes +à demander des secours. On vit débarquer dans l'île un personnage inconnu +apportant quelques armes aux insurgés4 et leur promettant d'amples +secours qui allaient le suivre. C'était un grand seigneur anglais suivant +les uns, un exilé Corse d'origine, suivant les autres. On sut enfin que +c'était le baron Théodore de Newhoff, qu'on supposa expédié par une des +grandes puissances. Il n'en était rien: cet aventurier, gentilhomme +allemand, avait été, autant qu'on a cru savoir, page et puis sous- +lieutenant en France, disciple pauvre de l'Ecossais Law, esprit +romanesque se mêlant de chimie, suspecté même d'alchimie. Devenu +lieutenant-colonel en Espagne, marié à Madrid, il avait abandonné sa +femme en traversant la France. Prisonnier pour dettes à Cologne, à +Livourne, il s'était réfugié à Tunis, il y avait trouvé des Corses et +quelques Toscans; en vivant avec eux il avait conçu le dessein d'aller +tenter la fortune en Corse. Sa petite cargaison d'armes lui avait été +fournie à Livourne sur le crédit de ses nouveaux amis. Un vaisseau +marchand anglais l'avait transporté dans l'île. Il y fut accueilli avec +enthousiasme; il répandit tant d'espérance, il fit tant valoir le +mystérieux appui des cours étrangères, il seconda si bien la chaleur +patriotique des populations, qu'à peine arrivé il fut proclamé roi de +Corse. Le nouveau monarque décora tous les chefs de l'insurrection de +titres magnifiques. Hyacinthe Paoli fut nommé premier ministre. + +Une guerre de manifestes s'éleva d'abord. Le sénat de Gênes mit à prix la +tête de Théodore; celui-ci se répandit en menaces. Dans l'île il agit +avec assez de vigueur pour réduire bientôt les Génois à quelques villes +du littoral et à leurs étroites banlieues. Mais, pour aller les y +chercher, on avait besoin des renforts promis, et ils n'arrivaient pas. A +peine couronné, le roi voulait partir pour aller au-devant d'eux. Mais, +se défiant de lui les premiers, les soldats qu'il avait rassemblés +craignirent d'être abandonnés sans que leur solde fût assurée. Bientôt +après, plusieurs des chefs même mirent en doute la véracité des promesses +et le caractère de leur prince. Quelques-uns rompirent ouvertement avec +lui et se soulevèrent contre son autorité. Il les réprima; mais, enfin, +on lui déclara que si les secours annoncés ne paraissaient pas dans le +mois, on répudierait toute confiance en lui. Ce temps écoulé, il convoqua +une diète dans laquelle il fit de nouveaux efforts pour rétablir son +crédit et pour obtenir la faculté de sortir de son royaume, afin d'aller +chercher les défenseurs dont il s'était assuré. Cette liberté lui fut +donnée, les chefs qui se défiaient le plus de lui ou qui lui enviaient le +pouvoir, estimant qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de le laisser +aller. La république génoise ayant demandé au grand-duc de Toscane de le +faire arrêter au passage, celui-ci répondit que c'était faire trop +d'honneur à un pauvre roi détrôné. + +Pendant ce temps on délibérait à Gênes. On sentait la nécessité d'avoir +des auxiliaires à opposer aux insurgés, et l'on ne voyait que la France à +qui l'on pût en demander. Mais remettre les places qu'on tenait en Corse +entre les mains des soldats français, c'était ce qu'un parti nombreux ne +voulait pas souffrir. Les assemblées du petit conseil se multipliaient, +et nulle proposition n'y réunissait le nombre nécessaire de suffrages. +Dans le sénat plus qu'en Corse, disait-on, était la guerre. Enfin on +imagina d'offrir aux révoltés un pardon général même pour les chefs, et +une exemption d'impôts pendant douze ans. + +Paoli et Giaffiero avaient été nommés par Théodore régents du royaume en +son absence, et ils avaient eu grand soin de faire confirmer leurs +pouvoirs dans une assemblée populaire. Ils firent délibérer la diète sur +la question de savoir si l'on entendrait les propositions que la +république 'pourrait faire. Il ne manquait pas de voix pour s'y refuser: +d'autres trouvaient bon qu'en faisant ses conditions on accoutumât les +Génois à traiter avec eux de peuple à peuple. L'assemblée prit alors une +délibération solennelle, qui fut souvent rappelée depuis. On déclara +qu'en aucun temps la Corse n'entrerait en négociation sans que, pour +préalable, les Génois eussent souscrit aux conditions suivantes: amnistie +sans aucune exception: les Corses ne pouvaient être traités de rebelles: +chacun d'eux aurait droit d'entrer, de résider, de sortir avec liberté +illimitée: le port des armes ne pourrait être interdit: les règlements de +l'ancien gouverneur Vénéroso seraient renouvelés. (Ce digne magistrat, +quand il avait régi la Corse, y avait seul donné des lois équitables; +aussi, à son retour à Gênes, avait-il été accablé de dégoûts.) Enfin, +venait la clause principale: on ne ferait aucun accord sans qu'une +puissance étrangère intervint pour garantir la fidèle exécution des +pactes. C'était l'éclatante confirmation des déclarations de 1728. + +Gênes, au contraire, exigeait que les Corses s'avouassent rebelles; +qu'ils fussent désarmés, et surtout qu'ils ne se permissent plus de +réclamer entre des maîtres et des sujets aucune intervention de garants. +L'espérance d'accommodement fut donc perdue. + +(1737) Cependant, il arriva en Corse des lettres de Théodore: son retour +semblait imminent. Il allait amener de grands secours de vaisseaux, de +soldats et d'armes, et il venait soutenu par la faveur des cours les plus +influentes de l'Europe. Ses partisans propageaient de telles nouvelles +avec la plus éclatante publicité. Ils appelaient le peuple dans les +églises et chantaient le Te Deum pour ces annonces comme on l'eût fait +pour des victoires. Sur ce bruit les Génois conçurent un surcroît +d'alarmes, et, après de longs dissentiments, ils se décidèrent enfin à +demander des troupes à la France. Les réserves et les précautions furent +multipliées de leur part dans le traité qui eut lieu à Paris. La +domination génoise devait être intacte en toute chose. Le pardon et la +liberté qu'on obligerait la république à accorder aux Corses ne +pourraient paraître qu'en forme d'édits spontanément octroyés par elle: +le roi pourrait seulement s'en déclarer garant, car sans cette condition +la France refusait de traiter. Gênes crut nécessaire de faire intervenir +l'empereur dans cette même garantie, puisqu'il avait été garant du +règlement de 1734: mais ce prince, en guerre avec les Turcs, ne fournit +que son nom, et trouva bon que Louis XV envoyât ses troupes. Six +bataillons furent d'abord expédiés sous les ordres de M. de Boissieux +(1738). La république pourvoyait au logement et à la subsistance. Elle +s'engageait à payer à la France deux millions de francs pour tous les +autres frais. Ces troupes n'étaient pas mises sous les ordres des chefs +militaires génois, pas même en contact avec les garnisons de la +république. Elles devaient avoir leurs quartiers séparés. Leur commandant +devait s'entendre avec le gouverneur ou commissaire du sénat: comme il +fallait s'y attendre, ce concert fut mal établi et plus mal entretenu. + +La France avait exigé la suspension de toutes les hostilités. Comme elle +la garantissait du côté des Génois, elle soumit les Corses à donner du +leur des otages qui furent envoyés en Provence. Les chefs y contribuèrent +par leur influence. Le général français, tout en défendant la domination +génoise contre les insurgés, ne s'abstenait pas de correspondre avec +ceux-ci. Il les invitait à la soumission, les assurant que la France ne +voulait que leur bien et entendait leur assurer des conditions équitables +et libérales. Paoli et Giaffiero, par son canal, écrivaient au cardinal +de Fleury. Leurs lettres protestaient de leur obéissance aux volontés du +roi de France notre maître, disaient-ils. Le cardinal répondait: «Vous +êtes nés sujets de la république; elle est votre maîtresse légitime. Il +ne faut pas vous flatter; le roi ne peut avoir d'autres principes: mais +il est porté à vous regarder comme ses enfants. La république entrera +dans tous les expédients raisonnables pour vous rendre le joug de +l'obéissance non-seulement supportable, mais encore doux et léger.» Il +demandait que les Corses nommassent des députés, pour négocier à Bastia +sous la médiation du général français, Giaffiero répliquait, en +promettant que les députés demandés seraient envoyés, mais en soutenant +les droits de la nationalité des Corses et de leur indépendance. Le +cardinal à son tour n'admettait pas cette réserve, et sa dernière lettre +finissait ainsi: «Le roi serait bien fâché de dépouiller la qualité de +pacificateur, pour devenir votre ennemi.» + +Un règlement, tel quel, fut dressé à la hâte. Il ajoutait quelque chose à +celui que Wirtemberg avait inutilement publié sous l'autorité de +l'empereur. Il contenait des amnisties, des remises d'impôts arriérés; il +était aux gouverneurs le droit de condamner arbitrairement. Il déclarait +qu'aucune grâce ne serait accordée aux homicides; car l'impunité des +assassins prodiguée, et peut-être vendue, était reprochée amèrement aux +fonctionnaires génois, peut-être parce qu'elle contrariait les vengeances +de famille. Puis venait la clause du désarmement général. Ce règlement, +la république qui le promulguait priait l'empereur et les rois de France +et d'Espagne de le garantir. Le roi de France acquiesçait; un terme était +assigné aux populations pour déclarer leur soumission et pour livrer +leurs armes, et quand le délai serait expiré, le roi entendait tenir les +conditions pour acceptées, et les faire immédiatement exécuter. Il était +réservé, au reste, d'ajouter à ces conventions toute stipulation nouvelle +qui serait demandée et qui serait reconnue utile au bien du pays. Or les +réclamations de cette nature ne se firent pas longtemps attendre. +L'assemblée convoquée à Bastia fut loin d'être complète: mais, pour +première démarche, elle demanda la reconnaissance d'une organisation de +la nation corse qui eût réduit presque à rien les droits de la seigneurie +génoise. Les insulaires voulaient surtout avoir auprès de la cour de +France des représentants sédentaires, pour y porter leurs plaintes et +pour en requérir directement le redressement. + +Une partie de l'île se soumit cependant sans réclamation. En certains +lieux cet acquiescement fut une feinte et un piège. Les détachements de +soldats français appelés pour retirer les armes qui devaient être +paisiblement déposées, furent attaqués dans des embuscades. Il y eut du +sang répandu: et telle était la disposition des esprits chez ce peuple +vindicatif qu'on ne craignait pas d'y appeler cette trahison les Vêpres +corses. + +L'influence du nom de Théodore encourageait les résistances. L'aventurier +avait promis fort au delà de son pouvoir, mais tout n'était pas mensonger +dans ses annonces. A son arrivée à Amsterdam, il avait d'abord retrouvé +quelques créanciers qui, pour une misérable somme de cinq mille florins, +avaient fait détenir le roi des Corses au milieu de ses grands desseins. +Deux amis puissants, qui l'avaient tiré de cet ignoble embarras, avaient +prêté une oreille favorable à ses projets: ils l'avaient mis en état de +charger un petit vaisseau hollandais pour aller porter secours à ses +fidèles sujets. En attendant la saison du départit s'était montré à +Paris; mais le lieutenant général de police l'avait promptement congédié. +Enfin il s'embarqua (1737). Le navire arriva dans les eaux de la Corse. +Quelques quantités d'armes et de munitions furent débarquées et +distribuées aux habitants du voisinage. Des hommes en petit nombre +prirent terre à l'île Rousse; on publia que le roi en personne était à +leur tête, mais il ne parut point. On vérifia plus tard5 qu'à l'approche +de l'île, la croisière d'une frégate française et la vue d'un nombre de +barques génoises armées qui gardaient le littoral lui avaient fait +craindre de tomber entre les mains de ses ennemis. Un vaisseau marchand +suédois s'était rencontré là par hasard, il était passé sur son bord et +avait laissé sa petite troupe débarquer sans lui. Elle fut bientôt +dispersée. Un secrétaire dont le roi avait fait un colonel fut pris et +mis à mort: mais les armes de la cargaison restèrent entre les mains des +insurgés. + +Théodore, retourné en Hollande, en repartit l'année suivante (1738). +Cette fois, il conduisit quatre navires, équipés à ce qu'on supposait, +par les mêmes amis qui avaient pourvu à l'expédition précédente, et qui +s'étaient associées par spéculation à ses folles espérances. La petite +escadre, sur le point d'arriver, fut séparée par les vents. Trois navires +allèrent à Livourne, où ils furent mis sous séquestre. Théodore, sur le +quatrième vaisseau, aborda une plage voisine de Porto-Vecchio. Mais la +garnison de cette place accourut Pour s'opposer à l'invasion. Théodore +resta sur le vaisseau à l'ancre. Il envoya de là des proclamations et des +lettres: il prit soin d'y joindre l'inventaire de toutes les munitions +qui composaient ses quatre cargaisons, et qui devaient armer tous ses +partisans. Il n'attendait que des otages de Porto-Vecchio pour débarquer +dans ce port. Il invitait d'ailleurs tous ses fidèles sujets à venir au- +devant de lui. Il fit donner des habits et des fusils à ceux qui se +présentèrent, mais il en vînt très-peu. Quant aux régents qu'il avait +établis, Paoli, Giaffiero, avant sa venue ils lui avaient écrit qu'il +devait se hâter, ne pouvant différer de faire trouver les députés que le +général français convoquait en assemblée générale pour délibérer sur un +projet de pacification. Or le temps avait passé sans voir paraître +personne, et il avait fallu donner cours à la convocation qu'on n'était +pas en mesure d'empêcher: maintenant l'expédition venait trop tard. Les +deux chefs, sans paraître auprès de Théodore, lui mandaient franchement +que s'il n'avait assez de forces pour chasser de l'île les Génois par +lui-même et sans l'assistance des Corses maintenant découragés, il ne +devait pas se hasarder à venir plus avant. Théodore comprit la portée de +cette réponse; il économisa ce qui lui restait d'armes, il cessa d'en +distribuer, trop peu assuré qu'elles dussent servir à sa cause. Il se +rendit à Naples; il y séjourna quelque temps, en querelle, disait-on, +avec le procureur fondé dont ses armateurs l'avaient fait suivre. A cette +époque, il fut de nouveau perdu de vue. + +La tentative de Théodore n'avait pas moins troublé les Génois qu'occupé +les Corses. Dans les conseils de la république les partis en avaient pris +une aigreur nouvelle. Ceux qui étaient opposés à la France disaient +hautement que le roi s'étant fait entrepreneur à forfait de la soumission +des Corses, c'était à lui de tenir son marché. On ne disait pas que la +république en payait mal le prix, et exécutait encore plus mal ce qui +était à sa charge. En Corse, son commissaire général, jaloux de son +autorité, accusant M. de Boissieux de partialité pour les rebelles, +contrariait toute mesure. On attendait de France de nouveaux renforts. Un +bâtiment qui portait un détachement vint échouer sur le rivage. Les +soldats, harassés par la tempête et mal secourus, se virent entourés par +les populations accourues en tel nombre que la résistance fut inutile. +Cet échec, tant de déplaisirs dans les rapports avec l'autorité génoise, +tant de mécomptes dans les soumissions qu'on avait crues certaines, +accablèrent M. de Boissieux; sa santé n'y résista pas, il mourut (1739): +les députés qu'on tenait réunis à Bastia pour rassemblée nationale se +dispersèrent, et tout resta en confusion plus que jamais. + +Paoli et Giaffiero publièrent, en manière de manifeste, une lettre +adressée aux otages envoyés à Marseille pour répondre de la suspension +des hostilités. Ils leur racontaient par quelle fatalité ces hostilités +avaient recommencé. Ils en accusaient les mauvaises intentions et les +mauvais procédés des Génois: ils ne parlaient du roi de France qu'avec +ménagement. Ils lui avaient rendu compte de ce qui s'était passé, et, +jusqu'à ce que sa volonté fût ultérieurement connue, la Corse se croyait +en droit d'opposer la force à la force. + +Cela n'empêchait pas Hyacinthe Paoli de faire exécuter la soumission +solennelle de la province de Balagne, ainsi qu'il en avait contracté +l'engagement antérieur. Il prit, il est vrai, un prétexte pour ne pas +assister à cette triste cérémonie; et, il faut le dire, pendant qu'elle +avait lieu, un de ses intimes confidents, religieux de grande +considération, écrivait aux chefs des autres provinces de ne pas se hâter +de se soumettre: une amnistie était convenue et ils seraient toujours à +temps d'en profiter. La Balagne seule livra ses armes. + +M. de Maillebois succéda à M. de Boissieux dans le commandement: il +montra dans cette mission difficile, du discernement, de la fermeté avec +un esprit conciliant et des vues élevées. Il y obtint, en un mot, tout le +succès dont elle était susceptible. + +Mari, commissaire général génois, voulut d'abord lui persuader de ne +point traiter avec les chefs, gens ambitieux pour leur propre compte, et +qui ne représentaient nullement les populations. C'est directement à +celles-ci qu'il convenait de recourir en s'adressant à leurs magistrats +locaux. Maillebois reconnut promptement que ces magistrats prétendus, +placés officiellement à la tête de chaque district par les Génois ou sous +leur influence, n'en avaient aucune sur le peuple. Il donna donc accès +aux chefs et peu à peu il obtint des soumissions presque unanimes: l'île +jouit d'une sorte de tranquillité. + +Le général voulait avec impartialité la paix du pays et le bien-être de +ses habitants. Mari en usait autrement: ceux qui s'étaient soumis étaient +pour lui des rebelles déguisés: il leur interdisait l'entrée des marchés +de Bastia; et il usait pour ceux qui s'y présentaient, de vexations +intolérables. On jugera des sentiments de Maillebois par ce fragment +d'une de ses lettres au commissaire: «Je ne puis m'empêcher de vous +demander si vous regardez comme vos peuples ceux que l'armée du roi vous +soumet, ou, si vous ne les regardez pas comme tels, si vous voulez les +détruire. Si vous les regardez comme des hommes qui sont vos sujets, vous +devez leur donner les secours dont ils ont besoin de toute manière pour +leur subsistance; et vous devez, en ministre sage, faire l'impossible +pour y parvenir. J'ajouterai que si vous voulez les détruire, les armes +du roi ne sont pas faites pour cet usage; et assurément je ne ferai pas +massacrer de sang-froid ceux qui auront recours à sa protection et à sa +garantie, ainsi qu'il m'a chargé de les en assurer.» + +Maillebois voulait que la pacification obtenue fût rendue stable et +perpétuelle, en obligeant le gouvernement génois à établir dans l'île un +régime équitable où la souveraineté fût combinée avec les droits +nationaux des Corses, et avec des moyens efficaces et permanents +d'exercer la garantie promise par la France. Il avait engagé le +commissaire génois à demander des instructions dans ce but; mais, ajoute- +t-il, ils ne diront pas tout ce qu'ils veulent, c'est-à-dire +l'extermination des chefs et même d'une grande partie de ce peuple +redoutable. Il proposait lui-même des plans étendus; et l'occupation de +quelques places maritimes lui paraissait due et nécessaire pour la sûreté +des forces françaises qu'on laisserait dans l'île. + +(1740) Mais la cour se contenta de déclarer au sénat que, la guerre étant +finie, le roi se disposait à rappeler ses troupes. La république avait +deux motifs de ne pas presser l'évacuation: elle ne se dissimulait pas +que l'obéissance des Corses n'était maintenue que par la présence des +Français; en outre, le traité fait avec la France comprenait de la part +de celle-ci la garantie de toutes les possessions continentales des +Génois jusqu'à l'issue des troubles de Corse. Le sénat se hâta donc de +répondre qu'il n'était pas sûr que la soumission et le désarmement +eussent été absolument complets. On ajoutait que le départ des troupes +pourrait faire croire aux insulaires que le terme de la garantie du roi +était expiré et ne les obligeait plus. Si donc le roi laissait dans l'île +une partie de ses soldats, les Génois reconnaîtraient sa magnanimité dans +cette condescendance. + +La cour de Versailles offrit de laisser encore six bataillons pendant un +délai dont on conviendrait, mais à condition que ces troupes tiendraient, +à titre de places de sûreté, Ajaccio, Calvi, et une ligue de +communication entre ces villes que le roi fortifierait à sa volonté. Ces +conditions effarouchèrent Gênes. Le roi se formalisa de ces méfiances. +D'ailleurs l'empereur Charles VI mourut avant que rien fût arrêté; la +guerre imminente que la succession allait faire éclater rendit convenable +le retour des troupes en France. Elles furent rappelées. Les Génois et +les Corses furent abandonnés à eux-mêmes. + + +CHAPITRE V. +Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île. + +(1740) Les dernières délibérations à Gênes avaient été longues et +pénibles. Parmi les opinions discordantes qui se faisaient entendre dans +le sénat et dans le conseil, l'impossibilité de conserver la souveraineté +de la Corse fut plusieurs fois exprimée et soutenue par un assez grand +nombre de voix. On en vint sérieusement à l'idée de se défaire de cette +propriété. Il ne faut pas trop s'en étonner: l'importance de la +république était déjà descendue à de très-médiocres proportions. +L'ambition de son gouvernement était fort abaissée. Ses nobles depuis +longtemps n'étaient plus ni hommes de guerre, ni hommes de mer. Riches +particuliers, chefs d'un État pauvre, ils étaient devenus moins enclins +aux généreuses illusions, et plus sensibles aux sacrifices pécuniaires. +L'esprit mercantile de leur pays, dont ils avaient leur part, amenait +toutes choses à la règle positive d'un calcul de perte ou de gain; et +cette règle arithmétique, à la considérer seule, disait qu'il y aurait +bénéfice à vendre la Corse et même à la donner pour rien. Mais ce dernier +parti était trop pénible pour s'y résoudre. La Corse depuis les troubles +avait fait dépenser vingt millions à la république; pouvait-on +l'abandonner sans dédommagement? Les décisions eussent été moins +flottantes, si l'on eût entrevu quelques moyens d'échange; les +convenances auraient été par là sauvées comme les intérêts. Mais où +trouver à réaliser cette espérance? Quoi qu'il en soit, la pensée de se +débarrasser de la Corse se répandit dans le public, et il s'accoutumait à +l'idée de la possibilité de ce sacrifice. Depuis lors la proposition +formelle en fut souvent renouvelée dans les conseils. + +Pour le présent, quand le roi de France fit revenir ses troupes, le +gouvernement de Gênes fait aux longues discussions et aux moyens +dilatoires fut extrêmement frappé d'une décision si promptement exécutée. +A peine put-il disposer de deux cents soldats enlevés à la garnison de +Gênes pour aller en Corse remplacer les bataillons français à leur +départ. On ne manqua pas de dire que la France avait reçu l'argent de la +république sans rien faire pour elle. Cependant le sénat remercia le roi +en termes convenables et reconnut qu'on lui devait la pacification de la +Corse. Mais dans l'île, Mari, content d'être affranchi du contrôle de +tels protecteurs, se hâta de rendre à son autorité tout son ancien essor. +Il dénonça de nouvelles rigueurs contre les insoumis. Il n'eut garde, +dans cette occasion, de se référer à la garantie du roi de France: il +affecta au contraire de la faire oublier, et de ne pas souffrir que +personne osât la rappeler. Il avait invité tous les cantons à donner des +pleins pouvoirs pour prêter le serment: mais personne ne se présentait. +Il convoqua comme des représentants naturels de la nation, dix-huit +commissaires ou syndics connus sous le nom de nobles d'en deçà et d'en +delà des monts, il les caressa en les provoquant lui-même à formuler des +demandes qu'il ferait valoir au sénat; mais il leur fit omettre la +mention de la garantie; et, pour cette omission, ils furent désavoués de +leurs concitoyens: d'ailleurs le sénat repoussa toutes leurs requêtes. +Ainsi, tandis que l'on assurait que tout allait bien depuis la sortie des +Français, la fermentation avait recommencé. Il se formait des +rassemblements; plusieurs des chefs exilés se remontraient, une nouvelle +révolte éclata. Le nom de Théodore vint l'accroître encore une fois au +moment où la succession de Charles VI remettait l'Europe en guerre. Un +peu avant cette époque Théodore avait donné signe de vie. Il avait en +France un beau-frère conseiller au parlement de Metz. Il lui adressa +d'Allemagne des lettres ostensibles. Il s'y vante d'être toujours le roi +des Corses légitimement élu: son absence du royaume n'est pas le signe +d'une ruine entière; ce qu'on lui a vu faire, il est en état de le faire +encore. Il a appris en arrivant de Copenhague, que le roi de France +s'occupe du sort des Corses. Il veut croire que ce n'est pas pour aider à +les opprimer, mais pour les protéger. Cependant, si l'on avait des vues +sur l'île, abstraction faite des Génois, c'est avec lui qu'on devrait +s'entendre; et il voudrait savoir catégoriquement les intentions de la +cour. Cela veut dire, je pense, que lui aussi aurait volontiers vendu la +Corse, si l'on eût voulu l'acheter de sa main. Ses réclamations n'eurent +pas de suite alors: mais depuis que l'Angleterre, l'Autriche et le roi de +Sardaigne se furent ligués pour la guerre, il espéra trouver des chances +favorables sous leur protection, et ils le regardèrent comme un +instrument dont on pouvait essayer de se servir. Un vaisseau de guerre +anglais vint porter en Corse des exemplaires de ses proclamations royales +(1743). Il envoyait devant lui le pardon de toutes les offenses qu'on +avait pu lui faire. Il apportait des armes pour ceux qui en +demanderaient: un de ses officiers en fit débarquer quelques-unes. De sa +personne il était à l'île d'Elbe avec le reste de l'escadre anglaise: et +de là il sommait le commandant génois de l'île Rousse de se retirer pour +lui faire place. Il annonçait d'avance qu'Ajaccio allait être assiégé. En +effet, un autre vaisseau sur lequel il était monté vint canonner le port +et la ville. Une frégate française soutint l'attaque et empêcha le +débarquement. Criblée par les boulets ennemis et échouée, le capitaine +français y mit le feu. La démonstration des Anglais n'eut pas d'autres +suites. Ils virent sans doute que personne ne répondait aux appels de +Théodore, et ils abandonnèrent ce prétendu roi. Depuis on n'entendit plus +parler de lui, que pour savoir qu'il avait passé ses derniers jours +obscurément à Londres, non sans avoir encore habité la prison pour +dettes. + +Si à sa dernière apparition les Corses n'allèrent pas en foule se ranger +sous son drapeau, si les principaux d'entre eux l'avaient plutôt repoussé +qu'accueilli, sa venue n'en servit pas moins de prétexte à l'insurrection +presque totale de l'île. A Gênes on se livra plus que jamais au +découragement. On crut que le temps était venu de se préparer au +sacrifice. Dans cette pensée, on arracha d'abord au grand conseil ce que +jusque-là on n'avait pu obtenir, c'est-à-dire la faculté laissée au petit +conseil de disposer librement de la Corse suivant sa sagesse. On arrêta +ensuite d'offrir l'échange de l'île à l'empereur ou au roi de Sardaigne, +eux seuls pouvant donner une compensation telle que les Génois la +concevaient soit dans leurs possessions, et particulièrement dans celles +dont le roi de Sardaigne s'était fait gratifier en Lombardie; soit dans +les conquêtes que la guerre leur promettait. On ne craignait pas de leur +indiquer comme monnaie d'échange Parme, Plaisance, Tortone. Un des +Spinola fut dépêché à Vienne pour traiter de cette négociation. Il y fut +longtemps sans obtenir audience; et quand il crut avoir gagné un ministre +par des présents, celui-ci l'assura que la république aurait pu obtenir +tout ce qu'elle ambitionnait sans même abandonner la Corse, si, quand on +l'avait pressé d'entrer dans la ligue contre la maison de Bourbon, elle +ne s'était pas refusée à y accéder. Maintenant il était trop tard. Le +traité de Worms, qui la dépouillait de Final, fut signé quelques jours +après et réduisit les Génois, dans leur désespoir, à contracter la fatale +alliance d'Aranjuez. Ce ne fut plus la cession de la Corse dont on eut à +s'occuper. C'est dans sa capitale même que la république était au point +de périr. + +Mari était pourtant parvenu à rassembler une consulte corse assez docile +en apparence, au moyen de quelques concessions. Les chefs populaires +influents étaient dispersés. Le vieux Hyacinthe Paoli avait dit adieu à +sa patrie, il avait transporté sa famille à Naples. Le commissaire +général recueillit des soumissions qu'une partie de l'assemblée proposait +de célébrer par un Te Deum; tandis que d'autres voix s'écriaient qu'il +fallait chanter le Dies irae. La république daignait nommer colonels les +principaux personnages qu'elle croyait s'être attachés. Mais plusieurs +renvoyèrent leurs brevets: les autres disputèrent sur le genre de service +pour lequel ils seraient exposés à être commandés. Dans certains villages +les proclamations du commissaire furent lacérées. On répandit (1745) un +prétendu manifeste où l'on déclarait révoquer tout serment prêté à tout +autre qu'à Théodore, roi des Corses élu par la majorité en nombre et par +la plus saine partie de la nation. Le nom du roi fugitif n'était employé +là que pour mieux désavouer les soumissions faites aux Génois. Sur ces +entrefaites le recouvrement d'une taille fut une occasion directe de +révolte. + +Une nouvelle scène s'ouvrit. Un Corse, l'un des chefs exilés de +l'insurrection précédente, passé au service du roi de Sardaigne, +Rivarola, vint dans l'île avec une patente du roi son nouveau maître, +deux cents à trois cents soldats et l'appui des vaisseaux anglais. Cet +émigré rentré n'avait pas douté d'avoir pour lui tous les Corses, et de +se faire reconnaître comme le libérateur de la patrie, en venant +combattre les Génois. Il s'en était vanté par avance, et le peu +d'empressement qu'on lui montra pensa faire échouer l'expédition à +laquelle il avait induit les Anglais. Elle se borna pour eux à jeter des +bombes dans Bastia, et à aider Rivarola à s'emparer de cette ville au nom +du roi sarde. Rivarola y assemble alors une consulte: il l'espérait +unanime, elle fut tumultueuse et menaça de devenir sanglante. Une portion +des habitants de cette ville était accoutumée au joug de la république, +dont les autorités y siégeaient. D'autres ne voulaient pas plus du roi +sarde que du sénat de Gênes. Aussitôt que les Anglais se furent éloignés +assez mécontents, on se souleva contre Rivarola, il ne put tenir dans sa +conquête et se réfugia à Saint-Florent. Les Corses restaient donc seuls +maîtres de Bastia, et leur intention n'était pas d'y admettre de nouveau +la garnison génoise qui s'était retirée devant Rivarola. Mais Mari +reparut; on n'osa lui fermer la porte, et bientôt il leur persuada qu'ils +ne pouvaient se passer de secours, qu'ils n'en trouveraient qu'en +recourant à la république; et il finit par leur conseiller de lui donner +un gage de leur fidélité, en livrant les fauteurs de Rivarola qu'ils +avaient mis en prison. Cette indigne proposition fut d'abord repoussée; +mais on y revint avec tant d'adresse et d'insinuation qu'enfin cinquante- +cinq prisonniers notables passèrent de Bastia à la tour de Gênes. Parmi +eux se trouvait Gafforio, l'un des chefs les plus importants. On assure +que ces captifs avaient été remis sous la condition expresse que leur vie +et leur honneur seraient saufs; et néanmoins dix d'entre eux furent +condamnés à mort et exécutés, ce qui fit une horrible impression chez les +Corses. Gafforio avait été épargné. La crainte de voir tomber l'île aux +mains du roi de Sardaigne avait exaspéré l'opinion publique à Gênes. Le +peuple allait criant qu'il fallait prier la France d'envoyer tous ses +vaisseaux au secours de l'île. Le sénat n'était pas en mesure de rien +faire d'utile, et l'on y entendait avec quelque faveur l'avis +d'abandonner la Corse à elle-même quant à présent, pour la retrouver à la +paix générale, qui ne pouvait manquer de la rendre à ses maîtres +légitimes, comme la France et l'Espagne l'avaient garanti. + +(1748) Cependant Rivarola entreprit de nouveau d'assiéger Bastia, sans +attendre l'assistance des Anglais. Il ne fallait pas de grandes forces +pour l'empêcher, et Boufflers, qui était alors à Gênes, ne put se +résoudre à voir la république exposée à perdre peut-être l'île entière +faute de quelques centaines d'hommes de renfort. Il prit sur lui +d'envoyer à Bastia un petit détachement commandé par M. de Choiseul. A +leur arrivée la vieille ville était déjà prise par Rivarola. Cette +poignée de braves en chassa l'ennemi et fit lever le siège. Mais on ne +put poursuivre ce succès ni se risquer en campagne avec si peu de monde. +M. de Choiseul revint à Gênes, où il trouva M. de Richelieu. On apprit +que le roi de Sardaigne préparait une expédition de quatre mille hommes. +Le sénat effrayé eut recours à Richelieu; et cette fois, renonçant à +cette politique méticuleuse qui lui faisait tout ensemble solliciter des +secours et répugner de mettre les armées françaises dans les places +fortes, on supplia le duc d'envoyer en Corse autant de monde que l'état +des affaires en Italie permettait d'en détacher. Le duc, flatté +personnellement de cette confiance si nouvelle, se hâta d'envoyer des +garnisons pour Calvi, Bonifacio, Ajaccio, Bastia, sous le commandement de +M. de Cursay. La Corse allait devenir l'un des champs de bataille de la +guerre générale; heureusement en ce moment même les préliminaires de la +pais furent signés. + +La paix d'Aix-la-Chapelle conservait ou restituait aux Génois leurs +anciennes possessions; la Corse aussi bien que Final. Les troupes +auxiliaires qui avaient été destinées à combattre l'invasion piémontaise, +semblaient n'avoir plus qu'à évacuer l'île. Mais si les Français qui +jusque-là avaient gardé les villes les abandonnaient subitement, elles +allaient tomber au pouvoir des Corses, contre l'esprit et la lettre du +traité qui en garantissaient la propriété aux Génois. Aucune des +puissances ne pouvait se plaindre de quelque prolongation de séjour de +ces garnisons jusqu'à ce que la république eût pris ses mesures pour les +faire relever par ses propres soldats. + +On se trouvait cependant dans une position singulière; la république et +ses partis divers, la cour de France, ses représentants à Gênes et ses +généraux en Corse, les insulaires partagés en factions rivales, tous +avaient des vues différentes et négociaient sans concert. A Gênes on +voulait bien que la Corse fût défendue par des Français; mais ou +craignait leur appui: on les aurait voulu auxiliaires passifs; on était +jaloux de leur contact avec les hommes du pays. Les commissaires de la +république, en particulier, dans leur orgueil blessé, auraient risqué +toutes choses pour se voir délivrés d'une tutelle exigeante. Mais les +Génois recevaient des subsides de la cour de France depuis la révolution +de 1746. On les avait continués à raison du soulèvement des Corses +pendant la guerre; si la France, à la paix, jugeait à propos de retirer +ses troupes, elle trouverait probablement qu'il n'y avait plus de motifs +de fournir plus longtemps de l'argent. + +En France le roi ne voulait pas s'arroger la souveraineté de la Corse; +aucun motif ne faisait désirer cette acquisition, car l'on savait que +quant au peuple corse il n'y avait aucun fond à faire sur lui1. Mais on +reconnaissait qu'il ne fallait pas le laisser passer sous un autre +maître. On voulait donc, de bonne foi, que Gênes conservât sa propriété, +et l'on était disposé à y contribuer, mais cela ne se pouvait qu'en +réussissant à mettre d'accord les insulaires et la république sur des +termes équitables; on ne voulait rien faire que de concert avec +l'autorité génoise, et celle-ci ne savait pas même ce qu'elle voulait. + +Richelieu à Gênes, et après lui M. de Chauvelin qui lui succédait dans le +commandement militaire, et qui reçut aussi des pouvoirs diplomatiques, +appuyaient avec énergie sur la nécessité d'empêcher que quelque puissance +ne vint s'établir dans l'île, soit par l'abandon des Génois, soit par la +connivence des Corses. Mieux vaudrait s'en mettre en possession soi-même, +d'une manière quelconque, disaient-ils, et l'on voit que c'est le parti +qu'ils eussent été enclins à proposer sans la répugnance manifestée par +la cour. Mais ils avertissaient qu'il était impossible d'attendre que les +Génois seuls se défendissent contre les rebelles: ils insistaient donc +sur l'obligation d'intervenir, de rester en force dans l'île entre les +uns et les autres, d'avoir des places de sûreté: sans cela on ne pouvait +ni s'acquitter des garanties qu'on avait promises, ni s'assurer contre +une invasion extérieure. + +En Corse, le général faisait plus que donner des conseils: il n'avait +jamais cessé de traiter plus ou moins directement avec les chefs des +Corses, soit pour les porter à la soumission, ou à des arrangements avec +la république, soit pour les affectionner à la France, afin de les +détourner de chercher des secours ailleurs. M. de Cursay, qui avait pris +un grand empire sur eux, les protégeait ouvertement; chaque jour il avait +des querellés à ce sujet avec le commissaire génois. + +Les Corses n'étaient nullement pressés de voir rembarquer les Français. +Dans le courant de la guerre, ils n'avaient pas fait difficulté de +remettre à ceux-ci les places qu'ils avaient ôtées aux Génois. Gafforio, +après s'être mis à la suite de Rivarola, était rentré. Il avait obtenu +une grande confiance chez M. de Cursay; il avait fait décider par une +diète qu'il avait dirigée, que la nation corse s'en remettrait de son +sort à la décision du roi de France. Dans une autre assemblée tenue par +M. de Cursay (1749), on avait juré sur l'Évangile une soumission entière +aux volontés du monarque. Un nouveau règlement fut alors proposé. Des +difficultés sans fin s'élevèrent sur son contenu et sur les contre- +projets qu'il fit naître. Le ministère français, qui voulait en faire une +charte permanente et qui sentait que cela ne pouvait se faire qu'à titre +de transaction, exigeait qu'il y eût de la part des Corses une +délibération régulière d'assentiment. Le sénat de Gênes s'y opposait: il +voulait qu'entre la république et ses sujets il y eût ordre imposé de sa +part et obéissance de la leur (1751). M. de Chauvelin, qui s'était montré +en Corse et qui avait crédit à Gênes, fit convenir enfin que le +règlement, une fois mis d'accord avec le sénat, serait communiqué en ses +articles essentiels à l'assemblée corse, invitée à déclarer son adhésion. +Cela fait, le commissaire génois publierait le résultat de cette +convention sous la forme d'un édit spontané de la république. M. de +Cursay tint l'assemblée; accoutumé à y dicter des ordres, il crut si bien +y avoir reçu une adhésion générale, qu'on eut peine à l'empêcher de +publier le règlement sur-le-champ de sa propre autorité, sans +s'embarrasser de celle de Gênes. + +(1752) Le règlement semblait enfin agréé par toutes les parties +intéressées. Pour le garantir, par un traité nouveau le roi accordait des +subsides pour trois ans. Quant à la durée du séjour des troupes, les +Corses avaient émis le voeu qu'elles occupassent l'Ile pendant dix ans; +les Génois avaient vu cette demande avec indignation: on se contenta de +stipuler qu'à la première réquisition de Gênes ces forces seraient +retirées. En attendant le roi disposait de Calvi comme place de sûreté: +ce fut la clause à laquelle les Génois souscrivirent avec le plus de +répugnance. + +Mais de nouveaux incidents fâcheux étaient survenus. Tantôt M. de Cursay, +sans l'aveu du sénat, avait publié en son propre nom des édits, même avec +la commination de la peine de mort. Tantôt il faisait, de sa seule +autorité, des exécutions militaires contre les villages qui ne se +soumettaient pas au règlement. Ses soldats gardaient la place de Saint- +Florent conjointement avec une troupe génoise: tout à coup celle-ci en +fut expulsée. M. de Cursay s'en excusait en disant qu'il n'avait rien +ordonné que d'accord avec le Corse Gafforio, et que seulement ses ordres +avaient été maladroitement exécutés. Saint-Florent était une de ces +villes que les insurgés avaient prises et remises aux Français. Ils les +redemandaient à ceux-ci: mais suivant le traité d'Aix-la-Chapelle, c'est +aux Génois qu'elles appartenaient, et le gouvernement français ne pouvait +les rendre qu'à eux. Pour l'empêcher, les Corses se préparaient à les +bloquer au moment où les Français en sortiraient; et à Saint-Florent +c'était par avance que Gafforio avait pris des mesures pour qu'il ne s'y +trouvât pas de garnison génoise toute portée2. + +Quoi qu'il en soit, le malheureux règlement, si péniblement ménagé, fut +rejeté de toute part. Il fut impossible de s'en promettre l'exécution. La +république profita de cette occasion pour renouveler ses objections +contre les concessions qu'on lui avait arrachées. Lassé de tant de +contrariétés, irrité d'ailleurs de ce que, sur un ordre maladroit du +commissaire général, un détachement génois avait osé croiser la +baïonnette contre des officiers supérieurs français, le roi fit déclarer +à la république qu'il la déliait des engagements qu'elle venait de +contracter par le traité récent. En effet, l'instrument en fut renvoyé de +Gênes à Versailles pour que les signatures en fussent biffées et les +sceaux rompus3. Le roi, de sa grâce, maintenait les subsides, mais il +retirait ses troupes. Le sénat accepta avec reconnaissance l'argent, la +renonciation au traité, au règlement, et demanda la prompte évacuation; +elle eut lieu. Rien ne prouve mieux qu'à cette époque encore la France +était loin d'être décidée à s'approprier la Corse. Elle cessait même, +malgré de nombreux avertissements, de se précautionner contre la +concurrence ou l'intrusion de quelque autre puissance. + +Ainsi, pour la seconde fois, les Génois et les Corses se trouvaient seuls +en face les uns des autres. A mesure que les Français quittaient une +place, il s'y glissait un détachement de Génois venus par mer le long du +rivage, car l'intérieur, les communications par terre leur étaient +désormais fermés. On avait plusieurs fois comparé leur possession à +celles des premiers colons qui s'établirent sur les rivages découverts en +Amérique; occupant le bord de la mer, mais resserrés sur les derrières +par les naturels sauvages. Cette comparaison était plus juste que jamais. +La république avait multiplié les invitations à la soumission, à la +concorde. Loin d'y déférer, les chefs s'étaient réunis pour s'engager par +serment à n'entendre à aucun traité. Le gouvernement de Gênes n'en +résolut pas moins de tenter un genre de guerre qu'il croyait bien +entendre, et auquel on eut toujours confiance dans ce pays. Il s'occupa à +diviser ses ennemis et à corrompre les principaux à prix d'argent. Les +semences de jalousie ne manquaient pas entre eux; les haines de familles +et de factions étaient toujours prêtes à revivre. Gênes s'attacha à les +cultiver. Gafforio, devenu le principal personnage de la Corse, fut +assassiné dans une embuscade (1753). On prétendit que ses meurtriers +s'étaient réfugiés à Gênes, mais rien ne prouve que la république eût +accepté ce moyen sinistre de se délivrer d'un adversaire. + +La place ne resta pas vacante. Pascal Paoli vint la remplir (1755). Son +père, le vieux Hyacinthe, dans sa retraite à Naples, n'avait pas élevé +ses fils pour rester étrangers à la cause de la patrie. L'un, Clément, y +avait déjà fait connaître son nom. Plus d'éclat et d'influence étaient +réservés à Pascal. Il n'avait que vingt-deux ans; il n'était que +lieutenant au service de Naples, quand il se présenta. Il apportait pour +le service de sa nation du patriotisme, du talent, de la bravoure, et +pour lui-même de l'ambition et une profonde souplesse politique. C'est à +l'affranchissement de son pays qu'il se vouait; c'est du pouvoir qu'il +venait chercher. Le gouvernement lui fut déféré à vie, et il s'employa +tout entier à faire la guerre aux Génois; il soutint la lutte longtemps; +et il domina la Corse non sans trouver autour de lui des envieux, des +ennemis et des traîtres. + +On lui avait donné d'abord des adjoints. Matra, l'un d'eux, fut de bonne +heure jaloux de l'autorité de Paoli; déjà peut-être vendu aux Génois, il +débaucha quelques soldats et tenta de renverser son chef. Mais, déclaré +traître à la patrie, il fut vaincu et il perdit la vie. + +Paoli était en force. Les mercenaires enrôlés au hasard par les Génois +désertaient pour passer de son côté. S'il n'avait manqué d'artillerie, +difficilement les places lui auraient résisté. On soupçonnait que des +secours d'argent lui arrivaient d'Angleterre. Dans toute sa carrière on +l'a toujours considéré comme protégé par les Anglais. Il le fut +ouvertement à certaines époques; et cependant il entretenait d'intimes +relations avec la France. + +(1756) Les hostilités maritimes qui commencèrent la guerre de sept ans +avaient éclaté. Avec les intelligences en Corse qu'on supposait aux +Anglais, la France ne pouvait pas souffrir que cette île restât sans +défense. C'était pour que les Génois la fissent garder que le roi avait +accordé les subsides, il exigeait que la république levât des troupes +pour les y employer. Le roi voulut aussi savoir en quel état se +trouvaient les fortifications de l'île, et il y expédia des ingénieurs, +mission dont les Génois s'offensèrent. Ils montrèrent aussi une +répugnance plus qu'ordinaire quand on leur offrit d'envoyer des troupes +de France, puisqu'ils n'en avaient point eux-mêmes. Ils savaient +cependant que Paoli, dans une assemblée nationale, avait annoncé la venue +d'une escadre anglaise, et s'était vanté que dans un mois il ne resterait +plus un seul Génois sur le sol de la Corse. On n'en répondit pas moins à +la France que rien ne pressait, et qu'au besoin ce serait à l'apparition +des Anglais qu'on réclamerait l'envoi des forces françaises. Le roi, +irrité, fit déclarer à la république que, si elle ne se hâtait pas de +demander des troupes, ce serait lui, cette fois, qui prendrait +l'initiative des mesures, et qu'il exigeait qu'elle déclarât +catégoriquement si elle y donnait son consentement, ou si elle pensait à +le refuser. La négociation qui suivit cette déclaration, et qui aboutit à +un de ces traités éphémères de secours en hommes, de subsides avidement +recherchés et de réserves défiantes contre la protection française, cette +négociation fut plus pénible que jamais. Le traité conclu ne fut ratifié +à Gênes qu'après neuf séances de délibération du petit conseil. La +république obtint des secours considérables; les troupes ne devaient que +défendre l'île contre les attaques intérieures; garder Calvi, Ajaccio et +Saint-Florent, ne rien traiter avec les rebelles, ne pas leur donner +accès dans les villes de garnison. Les Génois voulaient même que ces +garnisons fussent mi-parties, mais la France s'y refusa. + +Suivie à Gênes la négociation n'aurait pu finir: mais la république avait +à Paris un chargé d'affaires nommé Sorba, de qui ce traité et ceux qui le +suivirent furent l'ouvrage. Il avait gagné la confiance des ministres du +roi, et certes, ses maîtres avaient à se louer de son savoir-faire. Il +était d'une famille si récemment écrite au livre d'or, que l'on avait +douté si la cour de France, accoutumée à se voir députer des Doria, des +Pallavicini, des Lomellini, se contenterait d'un nom obscur; ou plutôt la +vanité génoise avait eu quelque scrupule d'être si modestement +représentée. Le père de Sorba avait été à Paris simple secrétaire de la +légation génoise. Mais par cela même le fils, élevé en France, s'était +formé aux habitudes du pays. Il connaissait les hommes, la manière de +traiter, et assez bien les intérêts réciproques pour trouver le point où +l'on pouvait arriver à les concilier tous, y compris ceux des +susceptibilités nationales. «Nous travaillons avec Sorba, écrit le +ministre des affaires étrangères, et j'espère que nous réussirons.» +C'est ainsi que la dernière affaire fut menée à bien. + +M. de Castries avait conduit des troupes en Corse. Paoli déclara qu'il +les voyait avec plaisir. Il avait à remettre l'ordre dans un pays livré +de toute part aux violences: la présence des Français concourait au même +but. M. de Vaux succéda à M. de Castries; il fut moins heureux dans ses +rapports avec les Corses. Dans quelques rencontres il y eut du sang de +versé: Paoli se hâta de rétablir la bonne harmonie. Celle qui aurait dû +subsister entre les Français et les Génois ne fut pas mieux entretenue +que par le passé. L'antipathie se faisait sentir à chaque incident. M. de +Vaux prétendait lever pour l'armée française un régiment de cavalerie +corse. Les Corses insoumis n'avaient qu'à se parer des cocardes +françaises pour être librement admis dans les villes de garnison (1757). +Dans une occasion où l'on s'attendait à être attaqué par une escadre +anglaise, le général avait assemblé les habitants de la province voisine +pour savoir s'il pouvait compter sur eux. C'étaient là autant de griefs +pour les autorités génoises. En France on se lassait de ces querelles +interminables. Les Anglais n'avaient pas paru. Le secours n'avait pas +servi. On se demandait si, peu considérables comme étaient les forces, +elles suffiraient contre un débarquement sérieusement tenté sous le canon +d'une escadre. On avait besoin de soldats sur le continent, où la guerre +était malheureuse. Le roi rappela ses troupes: la république se formalisa +de n'en pas avoir été assez régulièrement avertie. Au fond, les subsides +cessaient, et c'était là le grand sujet de plaintes. + +Dans l'intervalle, Paoli avait eu de nouveau à combattre l'attaque d'un +frère de Matra. Celui-ci éprouva le même sort que son aîné. Nous verrons +reparaître un rejeton de cette famille ennemie. Chacune de ces tentatives +réprimées ajoutait à l'influence et affermissait le pouvoir du général +suprême. Les assemblées, les diètes délibéraient d'après ses vues, et +décidaient suivant ses volontés. Mais ce dictateur redoutable savait +l'art de voiler sa domination et de se faire obéir de es compatriotes, en +ne leur montrant jamais que l'intérêt de la liberté et de l'indépendance +nationale. On peut citer en témoignage de son habileté, l'adresse avec +laquelle, en éveillant le zèle et les scrupules du pape, il procura de la +part de la cour de Rome une reconnaissance implicite à la nationalité +corse, blessure profonde faite à la république qui voulait qu'on ne vît +dans les insulaires insurgés que des sujets en révolte. Quelques sièges +épiscopaux dans l'île avaient pour titulaires des Génois qui n'avaient +pas osé résider au milieu de l'insurrection, Paoli les somma de revenir à +leur poste, et, sur leur refus, il dénonça au saint-père l'abandon où les +pasteurs laissaient leurs troupeaux, en le priant de remédier à un si +grand abus. Le pape envoya en Corse un visiteur apostolique, avec pouvoir +de vérifier le mal et d'y appliquer la correction. Gênes s'offensa +extrêmement de cette démarche faite sur ses terres sans son aveu, et à la +réquisition d'un rebelle. La république, par des proclamations, défendit +de donner accès au visiteur, et de souffrir qu'il exerçât aucune fonction +de son ministère; le pape, par un bref, cassa les proclamations de Gênes; +le sénat fit lacérer l'affiche du bref, et cette querelle se poursuivit +avec tant de violence que l'on s'attendait à voir jeter l'interdit sur +les Génois. Elle ne finit pas, mais à grand peine elle fut adoucie et en +quelque sorte suspendue par l'intermédiaire du roi de France. Paoli, de +son côté, saisit le temporel des évêques absents. A son tour le peuple +s'alarma de voir porter la main sur les biens de l'Église. Le dictateur +répondit à ces murmures, que si l'autel doit nourrir ses ministres, le +bien du ministre qui ne sert pas l'autel appartient aux pauvres. + +(1761) A cette époque, la république eut pour doge Augustin Lomelin4, qui +avait été ci-devant son envoyé à Paris, et qui y avait vécu également +recherché par la bonne compagnie, par nos philosophes et par les hommes +d'État. Il aimait la France, mais il était avant tout citoyen de son +pays. Il était un de ceux qui, non par intérêt, ou par engagement de +faction, mais par conscience, sentaient que s'il était difficile de +conserver la Corse, cet antique héritage des temps les plus glorieux, +elle ne devait pas être abandonnée sans faire des efforts pour la garder, +et qu'elle ne saurait être vendue sans honte. Décidé contre ce dernier +parti, il pensait qu'il fallait tout faire, n'épargner ni concessions ni +sacrifices pour rester en possession. On assure que son dessein aurait +été d'amalgamer les deux peuples; d'admettre les Corses notables aux +honneurs du livre d'or; d'ouvrir aux plus distingués les portes du +conseil et du sénat. Si telle était la fin qu'il envisageait pour +l'avenir, il est probable qu'il ne disait pas tout haut sa pensée +entière; il se serait trouvé seul à la soutenir au milieu des préjugés +les plus contraires. Mais du moins il voulait qu'au lieu d'opprimer et de +mépriser, on joignît à la fermeté, la justice au fond, et les procédés +conciliants. On demandait au gouvernement français (car on le savait en +correspondance suivie avec Paoli) de ne pas laisser aux Corses sur les +desseins de la France, des illusions qui contrarieraient l'effet des +offres bienveillantes que les Génois entendaient leur faire. Sorba +écrivait au duc de Choiseul; «Il ne nous faut ni argent ni troupes. Nous +avons les meilleures intentions et la meilleure morale; nous voulons +rendre les Corses heureux; mais il faut qu'ils sachent que la France a +déclaré mille fois qu'il convient à ses intérêts que la Corse soit à +perpétuité la propriété des Génois.» + +Lomelin fit décider qu'on se bornerait dans l'île à défendre les places +qu'on occupait. En proposant d'admettre les Corses à une négociation, et +en comptant (il faut l'avouer) sur de l'argent à répandre, il se flatta +un moment de réussir. On pensait avoir gagné plusieurs personnages +considérables; on faisait offrir à Paoli le titre de général à vie des +troupes corses, et le doge le croyait disposé ou à accepter ou à +s'éloigner de l'île. Pour se donner les moyens de suivre un pareil plan, +on avait fait voter à Gênes un emprunt considérable. + +(1762) On se méprenait étrangement sur les dispositions de Paoli. Il +assembla ses Corses, il leur annonça qu'ils étaient recherchés par la +république pour une paix à négocier, dont les conditions pouvaient être +avantageuses; c'était à eux de voir quelle confiance ils pourraient +prendre à ces invitations pacifiques. Une acclamation unanime servit de +réponse: «Guerre et liberté!» Sur ce voeu le général fit rendre un +décret qui défendait, sous peine de la vie, d'entrer en aucun pour-parler +avec les Génois. Des commissaires de la république étaient arrivés avec +une grosse somme d'argent à distribuer à ceux qui voudraient se laisser +séduire. La somme et les commissaires retournèrent à Gênes. Après +quelques tentatives on reconnut qu'il n'y avait rien à faire, et qu'il +fallait réserver ces moyens pour un autre temps. + +Il y eut alors à Gênes un grand déchaînement contre Lomelin, qui s'était +ainsi trompé dans ses espérances patriotiques et libérales. Ses ennemis +déclamèrent contre lui. La dépense, l'emprunt, les impôts dont il avait +fallu l'accompagner lui furent amèrement reprochés. Il semblait vouloir +tenter encore la force pour dernier moyen; il proposait, dit-on, de +demander à l'Espagne un corps considérable de soldats. La république ne +voulut plus se livrer à de nouveaux frais. Le gouvernement français, en +louant le patriotisme désintéressé du doge, regretta l'illusion dont il +s'était laissé surprendre, et avertit que l'inutile emploi de la violence +pour regagner une soumission déjà perdue serait un crime. + +Cependant après Lomelin, le sénat ne put résister aux imprudentes +suggestions de quelques Corses qui se vantèrent de renverser la puissance +de Paoli. Pour y parvenir, on pratiqua le neveu de l'ancien Matra; on lui +remit des fonds, on lui confia des patentes pour lever des troupes dans +l'île au nom de la république. Ce fut encore de l'argent perdu. On +pouvait susciter quelques hommes mécontents jaloux du dictateur: mais +aucun d'eux n'eût voulu, pour marcher contre lui, se mettre sous les +étendards des Génois. Paoli se défit de tout ce qui lui était opposé. De +plus en plus il marcha droit à son but. Dans une grande assemblée, le +peuple corse, par un acte solennel, proclama son indépendance; il déclara +qu'il ne reconnaissait plus aucun lien subsistant entre lui et la +république de Gênes. Paoli notifia à la France et aux autres puissances +étrangères ces résolutions en forme de manifeste. Successivement il +compléta l'organisation nationale en toutes ses parties, représentation, +législation, pouvoir judiciaire, administration, instruction publique. Il +fit décréter jusqu'à l'établissement d'une université. C'est à cette +époque qu'il avait fait proposer à J. J. Rousseau de devenir le +législateur des Corses. Il l'avait pressé de venir au milieu d'eux, +inspirer une constitution politique, et, chose remarquable, il insinuait +au philosophe d'embrasser la religion catholique pour s'acquérir plus +entière la confiance des peuples5. Jean-Jacques demanda qu'on ne lui +reparlât jamais de cette dernière proposition: mais on voit aussi par ses +lettres que sur les notes qu'on lui avait fournies, il était effrayé de +l'étrange distance qu'il trouvait entre les idées corses et les principes +du Contrat social. On s'organisa sans lui. + +Les Génois semblaient n'avoir plus d'illusions à se faire, et de toute +partie bruit courut qu'ils allaient se défaire de la Corse. Mais chez +eux, au conseil, trois partis encore se disputaient le terrain. Les plus +vieux voulaient les choses dans leur état actuel; garder les villes +maritimes et attendre, sans plus s'occuper du reste de l'île. Les jeunes +ne voulaient renoncer à rien, et demandaient encore l'emploi de la force +pour ramener les rebelles à l'ancienne sujétion. Ceux qui voulaient la +vente ou l'échange de cette possession onéreuse, formaient un tiers +parti, et il grossissait tous les jours. Mais il se partageait lui-même +sur les moyens; les uns espéraient quelque échange; l'archiduc Léopold, +devenu grand-duc de Toscane, pouvait en fournir l'occasion, et cette idée +plaisait essentiellement aux partisans impériaux. Les autres réprouvaient +ce projet, prévoyant que ce serait la ruine du commerce de Gênes au +profit de celui de Livourne. + +Mais, pour vendre une propriété, il faut en être encore maître, il ne +faut pas s'exposer à attendre qu'elle soit enlevée par la force, et Paoli +attaquait ou bloquait les places. La république était avertie par ses +agents qu'incessamment tout serait perdu si elle n'envoyait des renforts +pour garder ce qui restait. Force fut de recourir de nouveau à la France. +Elle venait de terminer la malheureuse guerre de sept ans, elle pouvait +disposer de quelques troupes. Sorba en demandait encore une fois un corps +pour conserver, réduire et pacifier l'île. Mais dans cette occasion la +cour commença à en croire ceux des généraux et des fonctionnaires qui +depuis longtemps représentaient la nécessité de prendre un pied ferme en +Corse, et le peu de convenance de ces secours prêtés et retirés si +souvent. On éleva d'abord des objections contre les termes de la demande +des Génois, on ne voulait plus se charger de réduire; on favoriserait une +pacification, mais on ne s'y obligeait point. On ne s'engagerait qu'à +garder les villes qu'on aurait en dépôt; et surtout la France prétendait +obtenir au moins une place de sûreté qui deviendrait sa propriété +perpétuelle. On se récriait à Gênes contre ces exigences. Cependant à son +tour le roi balançait: obligé de faire dans son armée une réforme +considérable, il doutait qu'il lui convînt de détacher les troupes qu'on +lui demandait. Mais ses ministres lui firent considérer que s'il +refusait, le parti antifrançais dans le gouvernement de Gênes s'en ferait +une arme pour céder la Corse à d'autres, au préjudice de la France. D'une +part, cette hésitation avait effrayé les Génois et les rendait plus +souples. Sorba employa toute son adresse dans cette occasion, et enfin un +nouveau traité fut conclu (1764)6, beaucoup plus explicite que les +précédents. Le roi faisait passer en Corse un corps de trois mille +hommes qui prendrait en dépôt pendant quatre ans trois villes maritimes +sur les cinq que les Génois tenaient encore. Ces forces ne devaient +nullement faire la guerre. Leur seule affaire était la garde et la +conservation des places. Les garnisons génoises devaient en être +retirées; sous aucun prétexte il ne pourrait y rester un seul militaire +génois. Les chefs français n'avaient ni ordre à recevoir de la +république, ni compte à lui rendre. Dans ces villes qui leur étaient +confiées ils exerçaient la police et la juridiction militaire. À cela +près, les Génois y restaient en possession de leur souveraineté intacte +avec l'exercice du gouvernement civil, ecclésiastique et municipal. Ils +pouvaient publier des édits pour rappeler les Corses à l'obéissance; mais +les officiers français, afin qu'ils pussent contribuer au rétablissement +de l'ordre et de la tranquillité, étaient autorisés à entretenir tel +commerce qu'ils jugeraient à propos avec les habitants de l'île entière +sans distinction. Seulement ils étaient chargés de faire entendre à ceux- +ci l'intérêt que le roi prendrait à une pacification de laquelle +dépendait le bonheur réciproque du souverain et des sujets. Les subsides +stipulés dans les traités précédents étaient totalement supprimés. Un +article secret promettait qu'en temps de guerre, les troupes françaises +respecteraient en Corse la neutralité de la république. + +Ce traité mettait dans les mains et à la discrétion du roi de France la +meilleure partie de ce que les Génois possédaient encore dans la Corse et +lui assurait une influence prépondérante sur toute l'île. Peut-être on se +flattait à Gênes d'y conserver une sorte d'empire indivis; ou pour se +consoler des sacrifices faits, on se fiait sur ce qu'ils n'étaient +stipulés que pour quatre années; mais il était sensible que si la Corse +devait être cédée, il n'y avait plus d'autre acquéreur possible que celui +qui la retenait entre ses mains. La France, de son côté, acquérait la +certitude que si les Génois pouvaient être maintenus dans l'île, ce ne +saurait plus être que par son concours: s'ils devaient en sortir, les +Français étaient tout portés pour recueillir leur héritage. + +Mais il ne suffisait pas de prendre des précautions à Gênes. Les Corses +pouvaient prétendre disposer de leur île; ils pouvaient y introduire +d'autres protecteurs: il était nécessaire de s'assurer de leurs +dispositions. Il fallait savoir si en allant exercer chez eux une espèce +de neutralité armée, on aurait à compter sur leur confiance ou sur leur +opposition. Ce soin avait empêché de fermer l'oreille aux avances, aux +ouvertures de Paoli. Celui-ci savait qu'il ne pouvait se délivrer des +Génois sans s'entendre avec les Français. Il sentait aussi que quand même +les Corses expulseraient leurs oppresseurs, la nation aurait peine à se +soutenir isolée. Or la puissance la plus en situation de prêter son appui +était la France. Il l'avait donc recherchée depuis plusieurs années; il +avait envoyé des émissaires au duc de Choiseul. Des mémoires de lui +faisaient envisager comme immanquable et prochaine la chute de la +domination génoise sur la Corse, et offraient à Louis XV le protectorat +du pays. Des correspondances suivies eurent lieu. Un négociateur secret +que la cour avait envoyé7 vint à Paris apporter de la part de Paoli le +projet d'un traité8 entamé avant la dernière proposition de Gênes, et au +moment où la république avait demandé des secours. + +Suivant le projet, Paoli se chargeait de chasser les Génois, aussi +demandait-il d'abord qu'on lui prêtât quatre canons. La nation corse +reconnaissait le roi de France pour son protecteur, lui demandait de la +regarder d'un oeil paternel comme il regardait ses autres sujets. On +livrerait au roi pour sa garantie des otages et une ville à son choix. +Les Corses ne se sépareraient de la France ni en guerre ni en paix; en +tout temps le roi y exercerait le recrutement volontaire comme dans ses +autres États. En temps de paix il réglerait le nombre des troupes que la +Corse entretiendrait pour se garder. Il accorderait seulement, pendant +quatre ans, un subside annuel de quatre cent mille francs pour lever deux +régiments; passé ce temps, un régiment suffirait, et le subside serait +réduit de moitié. + +C'était là ce qui avait été négocié et ce qui, résumé en articles, était +proposé à la cour de France au moment où elle avait promis de fournir des +troupes aux Génois. On trouva l'engagement pris envers la république trop +avancé pour le rompre, mais on en retarda l'exécution jusqu'à ce qu'on +eût pu avertir Paoli de cet accord et que l'on connût ses intentions en +conséquence. + +La réponse de Paoli fut contenue dans une simple note sans signature9. +Tout devait, quant à présent, rester tellement secret que s'il s'en +répandait le moindre bruit, la France se réservait le droit de tout +désavouer, jusqu'à la mission de son négociateur. On annonçait qu'on se +trouvait présentement obligé à envoyer en Corse six bataillons et un +régiment de troupes légères, mais en aucune manière pour y faire la +guerre. Ces forces avaient uniquement à garder les places désignées sans +pouvoir être commandées contre les mécontents (et ce nom envers les +Corses remplaçait celui de rebelles). On demandait à Paoli de bien faire +connaître cette neutralité à ses compatriotes, afin qu'ils +n'entreprissent rien contre les places tenues par les Français, ceux-ci +ne les empêchant pas à leur tour d'attaquer les Génois partout ailleurs. +Quant aux articles proposés, on les acceptait pour servir de base à un +traité, en temps opportun, puisque le moment n'était pas venu +d'abandonner cet accord à la publicité. On ne faisait objection qu'à +l'une des mesures proposées; on pensait que les Corses si belliqueux et +si nombreux n'avaient pas besoin de régiments soldés: mais on ne leur en +donnerait pas moins les subsides qu'ils désiraient; ils s'en serviraient +pour compléter l'organisation de leur pays. + +Paoli témoigna beaucoup de regret sur ce prêt de troupes accordé aux +ennemis de sa nation. Il en prévoyait de mauvais effets. Le séjour des +Génois dans l'île serait donc prolongé; il fallait prendre ses mesures en +conséquence. Il demandait que le subside fût doublé. Il demandait surtout +qu'on lui donnât connaissance du traité fait avec Gênes et de ses +articles secrets. + +La convention avait eu lieu aux conditions indiquées. Sorba avait +inutilement insisté pour en faire rayer la clause qui excluait les +militaires génois des places assignées aux Français. Les troupes du roi +débarquèrent sous les ordres de M. de Marboeuf. + +Une assemblée générale des Corses, tenue à cette occasion, arrêta qu'on +n'attaquerait ni les Français, ni leurs villes de garnison: mais que les +postes voisins de ces places seraient gardés avec la plus grande +vigilance. Une police spéciale veillait à l'exécution de l'ordre qui +prohibait la communication des particuliers avec les troupes étrangères. +Si les officiers français demandaient des passe-ports pour l'intérieur, +il appartiendrait au général Paoli seul de les donner, et il rendrait +compte à la première assemblée des motifs pour lesquels il avait jugé à +propos de les délivrer. S'il parvenait des propositions de paix ou de +transaction, elles ne seraient reçues qu'après que les conditions +préliminaires demandées par la nation dès 1736 auraient été consenties et +exécutées: c'est-à-dire, que la nationalité des Corses serait reconnue, +qu'ils ne traiteraient jamais avec les Génois, sinon sous la garantie +d'une des grandes puissances. + +Une assemblée postérieure déclara que Paoli avait rendu un compte fidèle +de ses relations avec la France, que sa conduite était approuvée, et +qu'il était invité à continuer à entretenir la bonne harmonie. Elle se +maintint, et les Français eurent toute liberté d'aller s'approvisionner +aux marchés du littoral et de l'intérieur. + +(1765) Les Génois ne se flattaient pas que trois mille auxiliaires +terminassent leurs embarras en Corse; et ils s'avisèrent de solliciter un +nouveau renfort. On leur avait répondu que cela ne pourrait se faire sans +exiger quelque compensation nouvelle. On leur demanda la cession d'une +place forte à perpétuité. Ils se réduisirent dès lors à demander que le +général français employât son influence à ménager une pacification +permanente. + +(1766) Convaincus, enfin, qu'il n'y avait nulle espérance qu'aucune +médiation pût amener rien de pareil, ils se bornèrent à solliciter la +prorogation du terme auquel les troupes françaises devaient se retirer. +Des quatre années pour lesquelles avait été stipulée l'occupation, la +moitié était déjà écoulée. Mais on leur déclara que le roi ne ferait pas +continuer un service onéreux sans de nouvelles conditions. Ils ne tinrent +pas compte de cette insinuation; et comme ils n'offraient rien, on leur +notifia qu'à l'expiration de la quatrième année, les troupes seraient +retirées. + +Quelle que fût la sincérité de la déclaration, elle causa un trouble +extrême; Gênes se convainquit enfin que son royaume de Corse lui +échappait. Le voile tomba tout à fait, et l'on sentit même que le séjour +prolongé de quelques garnisons françaises n'aurait été qu'une garantie +insuffisante d'une telle propriété. Paoli avait fortifié de nouvelles +places; dans les villes où les Génois tenaient encore, les habitants, qui +jusque-là avaient gardé une apparence de soumission, venaient d'envoyer +leurs députés à l'assemblée générale. L'union nationale était complète. +En Ligurie même on commençait à la reconnaître en dépit du sénat: les +Génois navigateurs des deux rivières acceptaient des passe-ports de Paoli +pour la sauvegarde de leurs expéditions commerciales (1767). Enfin les +Corses attaquèrent l'île de Caprara, cette annexe de leur île; la +garnison génoise fut forcée de capituler et d'en rendre la citadelle. Ce +dernier événement fut décisif à Gênes pour l'opinion. On se vit dans +l'alternative ou d'abandonner la Corse à des sujets révoltés, ou de la +faire accepter par la France. On fit connaître à Versailles la +disposition où l'on était «d'entrer dans un traité plus conforme que les +précédents à la gloire du roi et à la sûreté de la république;» et, en +s'en rapportant à la pénétration du ministère, on demandait qu'elles +seraient à ce sujet les intentions de la France. + +Des commentaires suivirent cette ouverture significative, mais un peu +vague. La république consentait à laisser les Corses à une entière +indépendance de son pouvoir, pourvu qu'elle n'eût ni de concessions à +leur faire directement, ni à reconnaître formellement leur liberté. C'est +au roi seul qu'elle remettrait eux et leurs villes, et le roi en +disposerait à sa volonté. Suivant une autre proposition, le roi, en +affranchissant les Corses, devait retenir pour lui-même certaines villes, +ainsi qu'il en conviendrait avec les Génois. Les Corses ne pourraient +faire par eux-mêmes ni paix ni guerre. Ils seraient assujettis à un +tribut, qui tournerait en indemnité pour la république. Le roi en +fixerait la quotité. + +Sorba, de son côté, produisait un autre plan pour dissimuler la cession +pure et simple ou la vente. Sa teneur paraissait bizarre, et cependant +nous verrons qu'on finit par l'adopter. + +De Versailles on répondit à Gênes que l'offre de céder la Corse était +neuve; qu'elle avait besoin d'être faite directement, officiellement, et +qu'on ne saurait la considérer que lorsque la république l'aurait +formulée telle qu'elle l'entendait. Le sénat annonça un mémoire sur cette +affaire; mais il ne le donnait pas. On supposait qu'il ne voulait que +gagner du temps; la bonne foi de ceux qui avaient fait l'offre passa pour +très-suspecte; et le roi fit savoir à Gênes que si l'on voulait laisser +tomber cette affaire, la France n'y aurait pas regret. + +Mais à Gênes, on avait appris que Buttafuoco, l'ami, le confident de +Paoli, celui qui avait correspondu pour lui avec J. -J. Rousseau, était à +Paris; et, avant de savoir ce qu'il y allait faire, on ne voulait pas +livrer le dernier mot de la république. + +Quand Paoli avait appris que les Génois étaient enfin déterminés à +renoncer à leur souveraineté prétendue, pressé de délivrer d'eux sa +patrie, il s'était mêlé de faciliter les accords: il avait offert de +sauver le décorum de la république, c'était son expression; il aurait +consenti que Gênes retint un titre de seigneurie sur Bonifacio, cette +ville essentiellement génoise depuis si longtemps. Les Corses la +posséderaient comme les autres villes, mais ils l'accepteraient en fief; +et, sous ce prétexte, Gênes obtiendrait une redevance de cinquante mille +livres, tandis qu'on établissait que la république ne tirait de la Corse +qu'environ trente-six mille livres. + +Quel était le fond de la pensée de cet homme aussi fin que puissant? +Cette nationalité à laquelle il avait tant travaillé, croyait-il la +conserver, sous l'appui d'un simple protectorat de la couronne de France? +ou savait-il qu'elle allait se confondre dans la vaste nationalité +française? La suite des événements pourrait faire douter qu'il eût +accepté la dernière conséquence. Mais cette question n'appartient pas à +l'histoire de Gênes. Paoli avait jusque-là coopéré aux desseins de la +France. Dans le même temps il recherchait des appuis en Angleterre. Il +méditait des constitutions, et un jour, à la sortie de la séance de +l'assemblée générale, conduisant les députés dans une salle qui leur +était inconnue, il leva un rideau et ils virent un trône éclatant. +«Voilà, leur dit-il, la première marque de l'indépendance nationale, mais +que ce trône ne vous effraye pas; personne n'y montera que les Génois +n'aient été chassés de tous les lieux de la Corse où ils sont encore.» + +Après des contestations sans fin on avait arrêté à Gênes les termes d'une +offre authentique à faire à la France. Pour y parvenir, il avait fallu +faire décider que la cession, n'étant que l'exécution d'une résolution +précédemment votée, passerait à la majorité des deux tiers des voix du +petit conseil, tandis que, comme mesure nouvelle, elle eût exigé +l'assentiment des quatre cinquièmes qu'on n'aurait pu réunir. Sorba, +présentant en France la proposition officielle, demanda essentiellement +que la France consentît à recevoir les Corses comme des sujets, de la +main et par la volonté de leurs souverains légitimes, tellement qu'ils ne +pussent jamais former une nation indépendante. Une somme convenable +serait payée à la république. Ses États de terre ferme lui seraient +garantis par le roi à perpétuité. L'île de Caprara lui serait restituée. +Enfin, on demandait que la maison de Saint-George conservât le privilège +de fournir le sel dans l'île. + +Mais bientôt le sénat vit arriver de Paris un autre projet qu'il reçut +avec une joie extrême; car, pour ceux qui se complaisaient aux +subtilités, on ne pouvait inventer rien de mieux, dans la pensée de +sauver par l'expression la honte d'une transaction assez misérable. La +république n'abandonnait pas la Corse; elle reconnaissait seulement qu'à +l'expiration imminente des quatre années pendant lesquelles ses villes +devaient rester en dépôt, elle ne saurait les reprendre sans augmenter +les troubles et les calamités. Elle consentait donc que le roi les fît +occuper ainsi que les autres places, tours et postes, nécessaires à la +sûreté des armes de sa majesté. C'est en ces termes détournés qu'on +stipule la cession de l'île entière. Le roi prendra le tout en +nantissement des dépenses qu'il aurait à faire pour l'occupation et la +conservation du pays. Si par la suite, l'intérieur se soumet à la +domination du roi, cet intérieur sera sujet aux mêmes conditions. Sur le +tout l'exercice de la domination française sera entière et absolu. Mais, +néanmoins, ce ne sera entre les mains du roi qu'un gage qu'il gardera +jusqu'à ce que la république lui en demande la restitution, après lui +avoir remboursé la dépense. Par cette raison on déclare que la +souveraineté acquise au roi ne l'autorise pas à disposer de la Corse en +faveur d'un tiers. C'est bien là le droit civil, on ne peut disposer de +ce qu'on a reçu en gage. Par un acte séparé le roi s'engageait à payer +aux Génois, pendant dix ans, deux cent mille francs par an, sous prétexte +de certains arrérages qui leur revenaient. En un mot, la république +vendait la Corse au prix de deux millions de francs, sous la forme d'un +contrat de nantissement ou d'une cession à réméré, en style de notaire. +On ne craignait pas en France que les Génois vinssent faire des offres +réelles pour les loyaux coûts et redemander son gage. On ne prit pas la +peine de fixer un terme à cette faculté; du moins il ne se trouve point +de trace d'article secret qui y pourvoie; mais, au contraire, les Génois +avaient soin de faire déclarer dans l'instrument, que, malgré la faculté +qu'ils se réservaient d'acquitter les dépenses pour rentrer en +possession, ces dépenses ne constitueraient jamais une dette qu'on pût +les obliger à payer en leur offrant la restitution de la Corse10. + +On se demande comment une rédaction si extraordinaire est sortie, non de +Gênes, mais du cabinet de France, dont ces stipulations de légistes +portent si peu l'empreinte Nous ne pensons pas qu'on prétendit dissimuler +aux yeux des puissances rivales une acquisition de cette nature au moyen +d'un bail emphytéotique. Ce n'est qu'à l'amour-propre génois que +pouvaient convenir ces énonciations dérisoires. Aussi est-il probable +qu'elles sont dues à Sorba. Elles ressemblent à celles qu'il avait déjà +proposées. Il avait gagné en France crédit et confiance personnellement. +A Gênes, dans les derniers temps, les affaires de Corse avaient été +concentrées dans les mains d'un nouveau secrétaire d'État, habile en +intrigues, homme de ressources et très-versé dans les subtilités du +palais. Ces deux hommes s'étaient sans doute entendus, et, par la +condescendance du ministère français, ils avaient servi le goût de leurs +maîtres plus qu'on ne l'avait su d'abord imaginer. Mais si ces finesses +diplomatiques furent destinées à faire croire au peuple de Gênes qu'il ne +perdait pas son royaume, qu'on le confiait à la France pour y rétablir +l'ordre, comme autrefois le sénat s'en déchargeait sur la banque de +Saint-George, le but fut manqué. Ce peuple vaniteux, marchand et malin, +murmura d'un marché peu honorable, le jugea à la manière mercantile, et +en railla les négociateurs et les courtiers11. + +Au bruit de la cession, Bonifacio, la ville la plus génoise de la Corse, +fit entendre des regrets; mais Ajaccio alluma des feux de joie. De +nouvelles troupes françaises arrivèrent; et les bâtiments qui les +débarquaient, remportèrent à Gênes les fonctionnaires et les soldats de +la république. Tout dans l'île fut fini pour elle. L'année d'après +(1769), la France notifia aux puissances que la Corse entière était +passée sous ses lois. + +J'ai épuisé tout ce que cette île avait à fournir à l'histoire de Gênes; +et c'est aussi le dernier événement de cette histoire, jusqu'à ces grands +jours où un Corse (les Génois l'auraient-ils pu croire?), devenant +l'arbitre unique de tant de destinées plus importantes, le fut aussi des +dernières vicissitudes de la leur. Dominateur de l'Italie, il n'eut qu'à +souffler sur leur gouvernement pour le dissoudre. Plus tard, de son champ +de victoire de Marengo, il chassa de Gênes les Autrichiens qu'on y avait +revus comme en 1746. Empereur des Français, il supprima l'ancienne +nationalité des Génois, et l'absorba dans son glorieux empire. Hélas! +grâce à ses revers, c'est au profit d'un autre qu'il l'avait abolie, +cette nationalité; au profit du voisin qu'ils avaient si longtemps haï et +bravé. + +Je dirai, pour finir, quelque chose de ces derniers temps. Après avoir +cherché d'époque en époque les meilleurs guides, je puis bien ajouter à +cette longue histoire la simple notice de ce dont j'ai été le témoin +oculaire. + + +CHAPITRE VI. +Dernières années de la république. + +Au moment où se préparait la révolution française, qui devait changer la +face de l'Europe, Gênes, dans sa décadence politique, recueillait avec +sécurité les fruits d'un commerce florissant1. Le commerce y était la +grande affaire publique et privée; c'était la vie propre de cette +population industrieuse et économe. Les ressources qui avaient fermé les +plaies de 1746 avaient continué à répandre leur salutaire influence. Le +gouvernement, sans préoccupations ambitieuses, veillait à écarter les +obstacles et laissait faire. Peu dépenser, il se contentait d'une +fiscalité modérée. La banque de Saint-George était le centre de toute la +circulation qui donnait le mouvement et l'activité à la richesse +pécuniaire. Si la banque se bornait à l'office de dépositaire sans prêter +son crédit, c'était pour laisser le profit du prêteur aux puissants +capitalistes du pays, avides de placements et d'escomptes. La principale +sollicitude des maisons de l'antique noblesse s'appliquait à ne pas +laisser oisifs les capitaux que reformaient sans cesse leurs revenus +accumulés. Quelques nobles importants ne dédaignaient pas les titres de +banquiers et de négociants. Toute la bourgeoisie riche était commerçante: +les établissements séculaires se perpétuaient de père en fils, et chaque +jour il en surgissait de nouveaux pour les hommes que le travail et +l'épargne faisaient parvenir de la médiocrité à l'aisance, et de +l'aisance à la fortune. Enfin, on voyait affluer des Anglais, des +Français, des Suisses, colonie intelligente, qui rendait plus familières +les relations avec tous les pays commerçants. + +L'esprit des lois était favorable à ces rapports2, nous l'avons déjà +remarqué. Sous des règlements peu exigeants, rendus presque inaperçus par +une sage tolérance, ce régime était sensiblement celui de la liberté. +Cadix, Lisbonne expédiaient sans cesse à Gênes les précieuses denrées de +leurs colonies d'Amérique. De nombreux Génois répandus en Espagne et en +Portugal étaient en quelque sorte les courtiers de ces relations fondées +sur l'assurance des débouchés, et d'abord sur les avances d'argent qui ne +manquaient jamais sur d'aussi bons gages. Gênes avait, en ce genre, des +avantages particuliers. Les ports de Venise et de Trieste sont bien +placés pour le commerce du Levant, mais au fond de leur golfe ils ne +peuvent aussi bien attirer les vaisseaux de l'Océan. Livourne a son +marché resserré entre l'Apennin et les Alpes. Gênes, plus opulente en +capitaux que toutes ces villes, et maîtresse d'un passage ouvert entre la +mer et les plaines lombardes, savait en tirer grand parti. On n'y était +pas seulement facteur pour autrui, mais ce métier même offrait l'occasion +favorable pour y mêler la spéculation et l'entreprise. + +La marine avait changé; les galères mêmes avaient disparu. Il en restait +au gouvernement trois ou quatre qui composaient tout le simulacre de sa +puissance maritime, comme deux ou trois misérables régiments allemands ou +corses formaient tout l'appareil de ses forces de terre. Mais les ports +et les rades abondaient en beaux navires de toute espèce, parfaitement +construits et équipés3. Nul riverain de la Méditerranée ne naviguait avec +autant d'habileté, de promptitude et d'économie. Reçu dans les États +ottomans, dans la mer Noire, en Égypte, à Maroc, craint des autres +Barbaresques, le pavillon génois était estimé de la Crimée à Gibraltar, +et il n'était pas inconnu sur l'Océan. + +La somme des fortunes anciennes et modernes était telle à Gênes, que ce +grand commerce ne pouvait l'épuiser. Il restait assez d'argent pour +l'employer dans les dettes publiques de tous les États de l'Europe. Les +diverses couronnes y faisaient fréquemment ouvrir4 des emprunts spéciaux. +Tous ces crédits n'étaient pas sans périls, et l'abbé Terray avait fait +voir quelle chance courent les créanciers des États5. Mais tel était pour +les nobles capitalistes le besoin de placer leur argent, qu'ils +comparaient ces emplois hasardés, rendant cinq pour cent environ, aux +prêts à la grosse aventure maritime, où, pour gagner un fort intérêt, le +prêteur assume les risques de la mer, et où ce qui échappe au naufrage +paye pour ce qui périt. + +(1789) Grâce à cette préoccupation universelle, les premières dissidences +d'opinions ou plutôt d'inclinations qui se montraient à Gênes quand notre +révolution éclata, furent entre ceux qui attendaient d'un gouvernement +parlementaire la suppression du fameux déficit et le vote assuré des +fonds pour l'exact payement de la dette, et ceux qui pressentaient, en +créanciers alarmés, la guerre et le bouleversement des finances dans +toute tentative d'innovations politiques. Les événements ne donnèrent que +trop raison à ceux-ci. Le papier-monnaie, la consolidation de la dette, +détruisirent un grand nombre de créances et ruinèrent les anciens +rapports. Cependant il s'en forma de nouveaux: le commerce, repoussé de +la France par le maximum et par la terreur, se tourna ailleurs. Gênes en +prit sa part. Quand notre malheureux pays, épuisé de toutes choses, eut à +demander à l'extérieur jusqu'à ses subsistances, les magasins de la +Ligurie y pourvurent. Ces hardis marins se faisaient à la fois vendeurs, +voituriers et assureurs, et se signalaient en bravant les croisières +ennemies avec autant de profit que de courage. + +Mais, indépendamment des intérêts, il s'agitait en France des questions +trop brûlantes pour ne pas éveiller partout des sympathies et des +oppositions. Le retentissement du nom de liberté s'était fait entendre à +Gênes comme ailleurs, et y avait fait des amis à la cause de la +révolution. Plusieurs, il est vrai, s'en détachaient à mesure que les +excès l'avaient déshonorée; mais pour en grossir le nombre, il ne +manquait pas de recrues dans ce vulgaire qui se laisse payer de +déclamations et qui croit à la vertu des modernes Brutus. Des hommes plus +hardis osaient même applaudir de loin aux mesures de la terreur; ils +semblaient étudier avec envie et espérance ces atroces modèles. + +Le gouvernement observait en silence, et ne pensait d'abord qu'à éviter +de se commettre avec la France en accueillant les émigrés. Mais +l'abolition de la noblesse chez nous, la haine qu'on y vouait au nom +d'aristocrate, faisait pâlir la noble aristocratie maîtresse de Gênes. +Les atteintes portées au clergé français vinrent scandaliser les +consciences. Enfin, il existait, comme de tout temps, parmi les chefs de +l'État, des familles adonnées, sinon vendues, à la cour de Vienne. Tous +ces éléments fournirent parmi les gouvernants un parti aussi ardent que +nombreux, contre la contagion que le vent de la France menaçait de +répandre. + +(1792) Cependant cette faction ne dominait pas sans contradicteurs dans +les conseils publics. Lorsque la guerre fut déclarée, l'Autriche et le +roi de Sardaigne sollicitaient l'accession de la république avec une +insistance qui n'était pas exempte de menaces. On leur répondit que le +gouvernement n'avait rien plus à coeur que de s'attirer la faveur de sa +majesté impériale; qu'il aimait à se voir dans les bonnes grâces du roi +sarde; que, d'autre part, les intérêts commerciaux ne permettaient pas +d'interrompre les relations avec la France; que la république resterait +neutre, et qu'elle armerait pour garder la neutralité sur son territoire. + +Cette réponse assez digne avait été en quelque manière arrachée après de +longues et orageuses discussions. Comment fut-elle soutenue? La dépense +qu'exigèrent quelques faibles démonstrations suffit d'abord pour +constater aux yeux du public la pénurie de l'État et l'incapacité +administrative de ceux qui le régissaient (1793). Bientôt une division +anglaise entre dans le port de Gênes, en vertu et sous les conditions de +la neutralité. Sous la même foi, la frégate française la Modeste était à +l'ancre. Les Anglais vont droit à elle, l'abordent à l'improviste et s'en +emparent violemment sous les batteries mêmes du môle, qui restent +silencieuses. Puis, ils séjournent tranquillement, repartent enlevant +leur proie, tandis que le sénat prolongeait ses délibérations sur cette +violation de sa neutralité et du droit des gens. + +Loin que la cour de Londres s'en excuse, un envoyé vient, en son nom, +sommer la république de rompre avec la France. Il s'avise de donner +quarante-huit heures pour satisfaire à son injonction, comme s'il eût eu +une force imposante pour se faire obéir. Cette fois l'indignation +universelle du peuple passionné donna la loi au gouvernement et étouffa +les dissidences; les quarante-huit heures s'écoulèrent: l'Anglais partit, +et le ridicule l'accompagna. + +(1794) Une croisière de deux frégates dans le golfe, chargée d'écarter du +port de Gênes les navires du commerce, fut la seule hostilité qui suivît +les menaces; et au bout de quelque temps l'Angleterre ayant déclaré +qu'elle levait son blocus, cette indulgence affectée donna plus +d'embarras que la rigueur n'avait fait de mal. Les Français prétendirent +qu'on s'était accommodé à Gênes avec les Anglais, qu'on avait sacrifié la +réparation qui devait être exigée d'eux et qui était due à la France pour +le guet-apens exercé sur la Modeste. Dès lors il était loisible aux +Français d'en prendre sur les Génois la satisfaction qu'on avait bien +voulu ajourner. Cette prétention reproduite devint un prétexte permanent +et commode de se dispenser de tout respect pour la neutralité6. + +L'occasion en devint imminente: après de longs efforts les Français +étaient parvenus sur les crêtes des monts qui s'étendent de Nice à Gênes, +et qui servent de limite entre la Ligurie et le Piémont. Les Autrichiens +s'étaient postés au-devant d'eux, et de jour en jour des escarmouches ou +des mouvements plus sérieux devaient pousser les uns sur les autres sans +égard pour les limites génoises. L'armée française continuant à s'avancer +jusque sur des cimes qui, pendant sur la mer, voient de loin la ville de +Gênes et approchent de Savone, leurs ennemis, pour leur fermer le +passage, demandèrent à occuper la citadelle de cette dernière ville. Ils +n'obtinrent pas leur demande du sénat; mais ils ne balancèrent pas à +prendre position sur le territoire de Gênes. Les Français, joignant ce +grief aux précédents, s'autorisèrent de l'exemple. A la suite de quelques +succès où ils avaient repoussé l'ennemi, ils occupèrent la ville de +Savone. Ils laissèrent à sa neutralité la citadelle, et elle n'inquiéta +pas leur établissement. + +(1796) Après ces mouvements que les conséquences du 8 thermidor et les +événements de la dernière période de la Convention nationale firent +traîner en longueur et mêlèrent de vicissitudes, arriva enfin le jeune +général Bonaparte, et s'ouvrit l'immortelle campagne de 1796. Toujours +sous le prétexte de l'ancienne querelle de la Modeste, une avant-garde +fut poussée de Savone jusqu'à deux lieues de Gênes. On ne doutait pas que +l'armée entière ne la suivît pour opérer contre la ville. Aussitôt le +général en chef Beaulieu en personne amène le corps principal des forces +autrichiennes, descend des montagnes sur Gênes, et défile le long des +murs de la place pour aller combattre ces redoutables Français. Ceux +qu'il rencontre se replient devant lui, il les poursuit avec précaution; +et tandis qu'il les cherche au bord de la mer, Napoléon a déjà franchi +les crêtes, couru sur le versant opposé, défait les autres corps +autrichiens à Montenotte, à Millesimo, à Dégo; les plaines lombardes lui +sont ouvertes; bientôt le Piémont a subi sa loi. La république de Gênes +cessa dès lors d'être le théâtre de la guerre, mais elle devint l'étape +et le magasin militaire des Français. Ils s'y établirent partout où ils +voulurent, l'enceinte de la ville exceptée. Ils s'y comportèrent +généralement en amis, quelquefois un peu exigeants. Ils l'étaient surtout +pour le gouvernement, qu'ils méprisaient. Les particuliers +s'accommodaient assez bien, sinon de ce que l'hospitalité coûtait, du +moins des habitudes franches et joviales de leurs hôtes. + +Ce contact perpétuel, l'éclat des armes françaises, l'illusion +républicaine qui les accompagnait, étaient devenus une propagande +naturelle. Dans Gênes quelques hommes mécontents avaient déjà fait un +retour sur eux-mêmes. Ils trouvaient qu'il y avait quelque chose à +refaire à leur république, et que maintenant les tentatives de réforme +auraient de puissants auxiliaires. + +Ce n'était pas le peuple chez qui s'élevaient ces velléités, il était +satisfait et vain de ce nom de république si vieux chez eux, emprunté +depuis si peu de temps par la France; il restait aveuglément dévoué au +gouvernement qui le flattait. La bourgeoisie était médiocrement +affectionnée, mais elle n'aurait osé conspirer; elle eût craint d'allumer +la guerre des pauvres contre les riches. Quelques jeunes nobles d'opinion +libérale, d'inclination française7, conçurent les premiers la pensée, non +pas, à ce qu'il semble, de bouleverser le pays, mais de revendiquer leur +droit à l'égalité entre les nobles, avec l'ambition et l'espérance +d'enlever à l'oligarchie régnante la domination exclusive qu'elle +exerçait au gré de l'obscurantisme de ses vieux préjugés. + +A côté de cette petite faction s'élevaient des éléments de démagogie +encouragés par une singulière imprudence. Longtemps la police +inquisitoriale s'était employée pour supprimer toute manifestation qui +pût inoculer les germes révolutionnaires. Mais à l'époque où les Anglais, +non contents d'avoir pris la Modeste, bloquaient et menaçaient, le +gouvernement, qui avait si mal su leur résister, crut politique de leur +faire peur de l'opinion populaire. On laissa un libre cours aux +affections françaises. La jeunesse, voyant que le frein était relâché, +poussa la démonstration jusqu'à l'extravagance8. On entonna publiquement +ces chants français, qui, hélas! à cette époque encore en France +accompagnaient les meilleurs citoyens à l'échafaud. On vit l'étourderie +ignorante se décorer du simulacre de l'odieux bonnet rouge comme d'une +croix d'honneur. L'autorité embarrassée ne savait plus comment retenir le +torrent auquel elle avait maladroitement ouvert le passage. Tout était +ridicule, mais tout devenait périlleux. La boutique d'un apothicaire, +rendez-vous d'oisifs et de nouvellistes, comme elles le sont toutes à +Gênes, était le réceptacle de ces hommes exaltés. Des insensés de la plus +mince bourgeoisie faisaient le fond permanent de la réunion, quelques +hommes tarés et perdus de dettes en étaient les meneurs ostensibles. S'il +y avait des associés plus considérables, peu de personnages notables s'y +laissaient apercevoir. Là, on copiait les formes, les harangues +patriotiques de nos clubs; on y parlait hautement, mais en termes vagues, +d'une révolution ligurienne. + +Il est probable que les jeunes novateurs de la noblesse caressaient cette +réunion plébéienne, pour s'en appuyer au besoin. Mais l'esprit de liberté +radicale qui y régnait n'eût pas convenu à leur ambition. Quoi qu'il en +soit, les trames que ces nobles, de leur côté, avaient commencé à ourdir +furent découvertes, du moins au gouvernement; car après une longue +procédure secrète, on ne mit pas le public dans la moindre confidence de +leur délit. Une sentence ambiguë termina l'affaire. Elle assignait à +quelques-uns pour punition la prison préventive qu'ils avaient soufferte: +d'autres furent éloignés ou s'exilèrent. L'un d'eux, qui par avance +s'était mis en sûreté, était recommandé par l'envoyé de la république +française en ces termes: C'est un noble qui s'ennuie d'être pauvre. + +Ce procès laissa les conseils de la république toujours plus divisés, à +cause des liens de famille ou d'alliance qui attachaient aux accusés un +grand nombre de personnages importants. Tels étaient la confusion et le +découragement, que personne ne voulait plus être doge9. Une rigoureuse +surveillance s'était portée sur les affidés du pharmacien. Le zèle de +ceux qui fréquentaient cette officine de la liberté en redoubla; et, +comme il arrive souvent, une réunion à peu près insignifiante devint une +société organisée, capable de résolutions violentes. Quelles +correspondances s'y établirent? quels encouragements, quelles intrigues +y parvinrent? On ne sait: mais le 17 avril 1797, Napoléon victorieux, +maître de la haute Italie, signait la paix à Léoben; le 2 mai, il +déclarait la guerre à la république de Venise; le 12, elle était +dissoute: le 22, le gouvernement de Gênes était détruit. + +Une simple rixe produisit un attroupement; des enfants perdus forcèrent +un corps de garde; on y prit quelques fusils, et cela devint une grande +émeute. On courut de poste en poste, on les emporta tous. On déchaîna les +galériens au nom sacré de la liberté. Le peuple étonné laissa passer +d'abord ces bandes effrénées, leurs tambours, leurs invitations à +l'égalité et à la liberté. Le gouvernement surpris se cantonna au palais; +il rassembla ses forces dispersées. Elles auraient été insuffisantes +contre l'insurrection pour laquelle recrutait l'espoir du pillage. Mais +des émissaires furent mis en campagne; le clergé fit circuler les appels +aux fidèles; on réclama l'assistance de ce bas peuple toujours ménagé par +ses maîtres. On fit retentir l'ancien cri de guerre de 1746: Vive Marie! +Le corps nombreux des charbonniers fut armé le premier, et dès qu'il se +montra l'émeute fut abandonnée par tous les hommes des classes +populaires. Elle fut refoulée, poursuivie; au bout de vingt-quatre heures +les chefs étaient morts, prisonniers ou en fuite. Le champ de bataille +était resté au gouvernement. + +À la première nouvelle de cet événement, Napoléon écrivait au directoire: +«Le parti qui se disait patriote à Gênes, s'est extrêmement mal conduit. +Il a, par ses sottises et ses inconséquences, donné gain de cause aux +aristocrates. Si les patriotes avaient voulu être quinze jours +tranquilles, l'aristocratie était perdue et mourait d'elle-même10.» On +peut croire, d'après cette lettre, que le général n'avait pas poussé à +l'insurrection, qu'il n'avait pas eu besoin de l'oeuvre de ces étourdis, +et qu'il eût mieux aimé faire du sénat génois ce qu'il venait de faire du +vénitien. On voit dans tous les cas ce qu'il voulait obtenir dans quinze +jours; et il prit soin d'arriver aux mêmes résultats sans un plus long +terme. Il fit marcher des troupes pour aller rétablir dans Gênes l'ordre +troublé. On entendit ce que cela signifiait: le gouvernement, tout +vainqueur qu'il était, donna sa démission, brûla ses insignes; la +république d'André Doria, le régime de 1576 furent détruits, et firent +place à la république ligurienne une et indivisible. La noblesse fut +abolie. + +On eut d'abord un gouvernement provisoire. On appela pour le composer +quelques nobles respectables pour tous les partis, quelques citoyens +distingués par un amour sage de la liberté et de l'ordre, enfin quelques +membres de cette minorité noble qui avait inquiété l'ancien sénat. Cette +organisation réussit mal. Il se trouva dans ce corps plus de probité que +de talent, et plus de talent que de caractère. On crut devoir y affecter +un grand respect pour le peuple souverain; et ce peuple souverain fut +bientôt une poignée de brouillons parmi lesquels on signala des voleurs. +Le club de ces mêmes patriotes dont Napoléon venait d'apprécier +l'inconséquence et la sottise, intimida, croisa le gouvernement, s'ameuta +contre quelques-uns de ses membres. Le public n'accorda aucune confiance. +Les nobles, vexés dans leurs personnes et indignement pressurés dans +leurs biens, opposèrent des résistances de toute espèce. Le peuple +regrettait à haute voix ses anciens maîtres; les artisans, leur riche +clientèle. Le fanatisme armait souvent les campagnes. On avait tout à +créer et l'on n'avait su que détruire. Le commerce, privé de sécurité, +avait fui. On manquait d'argent; on avait sacrifié à la popularité les +revenus principaux de l'ancienne finance. + +Ce provisoire fut long; car on ne pouvait s'accorder sur la constitution +à faire; mille insinuations, mille artifices étaient employés pour +engager la république ligurienne à se fondre dans la république +cisalpine. Peut-être aurait-on mieux fait d'embrasser ce parti. Mais +l'amour de la nationalité génoise était une plante trop vivace, et il +fallait une autre force pour la déraciner (1798). La Ligurie resta donc +isolée, et l'on eut un directoire, deux conseils et jusqu'à un risible +institut; tout fut taillé sur le patron français, mais ce n'étaient que +jeux d'enfants. Le véritable mobile était la volonté française, et +cependant l'ombre de pouvoir qu'elle laissait aux Génois était disputé +entre eux avec toute la violence qu'inspirerait l'objet de la plus haute +ambition. Un représentant du peuple assassina un de ses collègues en +sortant d'une séance du corps législatif et périt à son tour par la main +du bourreau. Inhabiles au bien, ceux qui gouvernaient étaient souvent +assez forts pour faire le mal. Il y eut une justice révolutionnaire et du +sang répandu. Heureusement que les fureurs empruntées à la France de 1793 +étaient trop vieillies en 1797 pour n'être pas émoussées, et que ceux qui +les copiaient étaient encore timides; d'autant plus misérables dans leur +lâcheté, ils n'osèrent pas sacrifier des victimes considérables, et ils +tournèrent leur rage contre de pauvres prêtres de campagne, instruments +passifs de résistance. Mais quand ils purent mettre la main sur les biens +des nobles, il n'y eut ni timidité ni réserve. On imposa des amendes, on +pilla le mobilier. Les fureurs dégoûtantes de la démagogie accompagnaient +ces violences et rendaient ces grands patriotes11 aussi ridicules +qu'odieux. Quelques hommes estimables furent, à chaque phase du régime, +condamnés à siéger dans ce gouvernement sans dignité, sans autorité, sans +indépendance: car un tuteur étranger exigeait une docilité sans réserve +et des sacrifices sans mesure. Le voisinage des troupes, les malheurs de +la guerre, obligèrent de mettre la main sur toutes les propriétés; on +recourut aux emprunts forcés levés militairement; probablement alors les +caisses de Saint-George se vidèrent12. Les ministres de ces opérations +violentes furent souvent taxés de les avoir aggravées à leur profit. + +(1799) Napoléon était en Égypte. La guerre avait recommencé. Les Russes +mêmes foulaient le sol de l'Italie. La plaine de Novi, les rivières de +Gênes étaient devenues des champs de bataille souvent funestes aux +Français. On avait besoin de toutes choses; les subsistances mêmes +devenaient rares; la mer était fermée par les Anglais; les ennemis +interceptaient les passages de la Lombardie; la France n'accordait aucun +secours, même pour nourrir ses soldats. + +C'est en cet état de misère que la ville se voyait investie par les +armées autrichiennes et étroitement bloquée par les escadres anglaises. +On se battait tous les jours à la vue de ses murailles; et peu à peu les +Français, qui en défendaient les approches, cédaient du terrain. +Cependant un grand événement ranima l'espoir (1800). Napoléon revint; il +était maintenant le chef unique de la république française, comme on +appelait encore son royaume. Le salut commun était sans doute dans sa +main puissante, et l'Italie ne devait pas périr sous ses yeux. Cependant +la ville de Gênes était serrée de près. Masséna et ses braves la +défendaient avec un courage héroïque et une constance inébranlable. Mais +la famine y régnait. On faisait de brillantes sorties et l'on ramenait +des colonnes de prisonniers, c'est-à-dire de nouvelles bouches à nourrir. +Les bombes anglaises troublaient le sommeil de chaque nuit, et les +secours ne paraissaient pas. Le blocus était si hermétique qu'il ne +passait pas la moindre nouvelle de la marche des Français. Le monde sait +après quels combats et quelles extrémités souffertes, Masséna rendit la +ville par la plus honorable capitulation *. Mais peu de jours après, on +apprit comment sa longue résistance avait favorisé la marche hardie de +Napoléon. Marengo rendît libre la ville de Gênes, redonna la paix à la +contrée, et mit fin aux spoliations dont les ennemis commençaient à +affliger la cité et le port. + +Il fallut, après cela, se donner un nouveau gouvernement ou plutôt le +recevoir des mains du glorieux libérateur du pays. Sous ses auspices il y +eut de meilleurs choix; mais le désordre et le dévergondage, mais les +embarras d'un petit pays ruiné attaché au sort d'un tout-puissant voisin, +les jalousies locales et les résistances abondèrent toujours. Les +intrigues redoublèrent quand Napoléon voulut opérer la réunion de la +république à son empire (1805). Ce fut une grande violence qu'eut à se +faire cet esprit génois si amoureux de l'indépendance qu'il appelait la +liberté. Mais huit ans de désordres, l'impossibilité de s'accorder au +dedans, l'éclat de l'empereur et de l'empire, aussi la persuasion qu'on +résisterait en vain, tout cela amena une sorte de résignation. Cependant +le système continental et les lois de la douane française imposés à Gênes +étaient aussi inconciliables avec le commerce du pays13 que la +conscription pour le service de terre y était antipathique. Toutefois, +une administration régulière, quoique ses leçons parussent coûteuses, des +lois claires observées et impartiales, des institutions, une justice, la +répression des crimes établissant la sécurité, modifiaient peu à peu les +résistances. Les nobles reprenaient leur influence comme grands +propriétaires, et retrouvaient la considération due à leurs noms +illustres. Ils appréciaient ces avantages, et d'autant plus, que rien ne +les empêchait de satisfaire en même temps leur rancune en déclamant +contre celui qui leur avait rendu ces biens. Les mères étaient étonnées +d'être devenues tutrices de leurs enfants; les frères cadets de partager +avec leurs aînés; les soeurs de n'être pas absolument déshéritées: toutes +choses jusque-là inouïes à Gênes; aussi blessaient-elles les préjugés, +mais elles attachaient ceux à qui elles faisaient justice14. + +(1810-1814) Cette expérience d'une fusion difficile n'eût pas le temps de +s'accomplir. Napoléon alla du Kremlin à l'île d'Elbe. L'empire fut +démembré. Les Génois montrèrent d'autant plus de joie de se débarrasser +des liens français, qu'ils furent flattés un moment de reprendre et de +conserver leur nationalité républicaine. Soit par une ruse politique +anglaise, soit par une bonne volonté hasardée de l'amiral qui s'était +fait leur tuteur, ils crurent avoir à refaire leur république; ils +s'amusèrent encore une fois à l'oeuvre de leur future constitution. + +(1815) Le congrès de Vienne adjugea le duché de Gênes au roi de +Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem **. + +Il n'y eut plus, il n'y a plus de république de Gênes. Cette plante +vivace dont nous parlions tout à l'heure est-elle morte ou seulement +brisée? La racine repoussera-t-elle un jour? + +Mon histoire est finie, et si elle devait avoir un nouveau chapitre, ce +n'est pas à moi qu'il serait donné de l'écrire. + +» Sed fatis incerta feror, si Jupiter unam + Esse velit Tyriis urbem, Trojaque profectis, + Miscerive probet populos, aut foedera jungi.» + AENEID., lib. 4. + + + + * Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de M. Vincens en donnant, a la +fin de son travail, cette pièce historique. + +De toutes les conventions militaires faites pendant les guerres de la +république, celle qui remit provisoirement Gênes entre les mains des +Autrichiens peut être regardée comme la plus honorable. Elle n'a d'égale +que dans la capitulation qui termina le fameux siège d'Ancône par le +brave général Monnier (6 décembre 1799). Aussi fit-elle à Masséna, selon +l'expression de l'empereur, autant de gloire que le gain d'une bataille. +On pourrait ajouter que cette convention fut digne de couronner les +quarante-quatre jours de combat et d'héroïsme qui immortalisèrent les +défenseurs de Gênes. + +Nous donnerons en même temps l'acte qui restitua cette place aux +Français dix-huit jours après l'évacuation de Masséna.(F. W.) + + +** Nous avons ajouté à la fin de l'ouvrage les Articles sur les États de +Gênes in Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 contenant l'acte +intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de +Gênes à ceux de Sa Majesté Sarde. (E.N.) + + + + +APPENDICE. + + +NÉGOCIATION pour l'évacuation de Gênes par l'aile droite de l'armée +française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la flotte +anglaise, le lieutenant général baron d'Ott, commandant le blocus, et le +général en chef français Masséna. + +ARTICLE PREMIER. - L'aile droite de l'armée française, chargée de la +défense de Gênes, le général en chef et son état-major, sortiront avec +armes et bagages pour aller rejoindre le centre de l'armée. +Réponse. - L'aile droite chargée de la défense de Gênes, sortira au +nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de terre pour +aller par Nice en France; le reste sera transporté par mer à Antibes. +L'amiral Keith s'engage à faire fournir à cette troupe la subsistance en +biscuit sur le pied de la troupe anglaise... Par contre, tous les +prisonniers autrichiens faits dans la rivière de Gênes par l'armée de +Masséna, dans la présente année, seront rendus en masse en compensation; +se trouvent exceptés ceux déjà échangés au terme d'à présent. Au surplus, +l'article premier sera exécuté en entier. + +II. - Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie et +munitions en tout genre, sera transporté par la flotte anglaise à Antibes +ou au golfe de Juan. + +Réponse. - Accordé. + +III. - Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher, +seront transportés par mer jusqu'à Antibes et nourris ainsi qu'il est dit +dans l'article 1er. + +Réponse. - Ils seront transportés par la flotte anglaise et nourris. + +IV. - Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y seront +traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en état de sortir, +ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans l'article III. + +Réponse. -Accordé. + +V.- La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés neutres; la +ligne qui détermine sa neutralité sera fixée par les parties +contractantes. + +Réponse. - Cet article roulant sur des objets purement politiques, il +n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées d'y donner un +assentiment quelconque. Cependant, les soussignés sont autorisés à +déclarer que sa majesté l'empereur, s'étant déterminée à accorder aux +habitants génois son auguste protection, la ville de Gênes peut être +assurée que tous les établissements provisoires que les circonstances +exigeront, n'auront d'autre but que la félicité et la tranquillité +publique. + +VI. - L'indépendance du peuple ligurien sera respectée; aucune puissance, +actuellement en guerre avec la république ligurienne, ne pourra opérer +aucun changement dans son gouvernement. + +Réponse. - Comme à l'article précédent. + +VII. - Aucun Ligurien ayant exercé ou exerçant encore des fonctions +publiques ne pourra être recherché pour ses opinions politiques. +Réponse. - Personne ne sera molesté pour ses opinions ni pour avoir pris +part au gouvernement précédant l'époque actuelle. + +Les perturbateurs du repos public après l'entrée des Autrichiens dans +Gênes, seront punis conformément aux lois. + +VIII. - Il sera libre aux Français, Génois et aux Italiens domiciliés ou +réfugiés à Gênes de se retirer avec ce qui leur appartient, soit argent, +marchandises, meubles ou tels autres effets, soit par la voie de mer ou +par celle de terre, partout où ils le jugeront convenable. Il leur sera +délivré à cet effet des passe-ports, lesquels seront valables pour six +mois. + +Réponse. -Accordé. + +IX. - Les habitants de la ville de Gênes seront libres de communiquer +avec les deux rivières, et de continuer de commercer librement. + +Réponse. - Accordé, d'après la réponse à l'article V. + +X.-Aucun paysan armé ne pourra entrer ni individuellement ni en corps à +Gênes. + +Réponse. -Accordé. + +XI. - La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court +délai. + +Réponse. - Accordé. + +XII.- Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui doivent +avoir lieu conformément à l'article premier, seront réglés dans la +journée, entre les chefs de l'état-major des armées respectives. + +Réponse. - Accordé. + +XIII.-Le général autrichien commandant à Gênes, accordera toutes les +gardes ou escortes nécessaires pour la sûreté des embarcations des effets +appartenant à l'armée française. + +Réponse. - Accordé. + +XIV.- Il sera laissé un commissaire français pour le soin des blessés et +malades, et surveiller leur évacuation. Il sera nommé un autre +commissaire des guerres pour assurer, recevoir et distribuer les +subsistances de la troupe française, soit à Gênes, soit en marche. + +Réponse. - Accordé. + +XV. - Le général Masséna enverra en Piémont ou partout ailleurs un +officier au général Bonaparte, pour le prévenir de l'évacuation de Gênes. +Il lui sera fourni passe-port et sauvegarde. + +Réponse. - Accordé. + +XVI.- Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef Masséna, +faits prisonniers de guerre depuis le commencement des hostilités de la +présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront servir +qu'après leur échange. + +Réponse. - Accordé. + +ARTICLES ADDITIONNELS. + +La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis et l'entrée du port, +seront remis à un détachement de troupes autrichiennes et à deux +vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 juin à deux heures après-midi. +Immédiatement après la signature, il sera donné des otages de part et +d'autre. + +L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires +appartenant à la ville de Gênes et son territoire, seront remis +fidèlement par les commissaires français aux commissaires des années +alliées. + +Fait double sur le pont de Conégliano, le 4 juin 1800. + +Signé: le baron D'OTT, lieutenant général; + KEITH, vice-amiral. + MASSENA, général en chef de l'armée d'Italie. + + + +ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, +lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la +convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux +armées autrichienne et française en Italie. + +ARTICLE PREMIER. - La ligne des avant-postes du côté du Ponent, s'étendra +de l'embouchure de la Polcevera jusqu'au confluent de la Secca, et +rencontrera ladite rivière et la Sadicella jusqu'aux crêtes des +montagnes. Les rives droites seront occupées par les Français et les +rives gauches par les Autrichiens. + +II. - Personne, tant à la ville qu'à la campagne, ne sera vexé pour +opinion ou avoir porté les armes ou servi dans le gouvernement impérial. + +Réponse. -Cela est déjà accordé dans l'article XIII de la convention +passée entre les généraux en chef Berthier et Mélas, la 26 prairial ou 15 +juin dernier1. + +III. -Les malades non évacués le 24, pourront l'être sans difficulté, et, +en conséquence, la flottille impériale pourra jusque-là rester dans le +port de Gênes. + +Réponse. - Ce qui est relatif à l'exécution de cet article doit être +réglé par les commissaires français et autrichiens, nommés par l'article +XII de la convention mentionnée à l'article précédent. +On est persuadé que l'évacuation des malades autrichiens, même après le +délai porté par cette convention pour la remise des places, ne sera point +un objet de litige. + +IV. -La communication pour Savone sera libre par terre. + +Réponse. - Cette communication sera libre comme elle le sera réciproquement +à travers tous les autres postes français ou autrichiens. + +V- Jusqu'à ce moment, personne de l'armée française ne pourra passer les +avant-postes pour venir à Gênes, sans que M. le comte de Hohenzollern en +soit prévenu. + +Réponse. - Convenu. + +VI. - M. le comte de Hohenzollern avertit M. le général français qu'il ne +prend aucune part à ce qui s'est passé entre les Anglais et la ville de +Gênes. + +Réponse. - Cet article est du ressort des commissaires nommés par la +convention mentionnée dans la réponse à l'article II. + +VII - M. le comte de Hohenzollern demande satisfaction de l'événement +arrivé au régiment de Casal. + +Réponse. - Il sera donné suite à cette affaire. + +VIII. - Si MM. les commissaires impériaux et français ne sont pas arrivés +à Gênes le 22 à cinq heures du soir, alors on conviendra amiablement de +quelle manière l'évacuation de la place de Gênes sera faite par les +troupes autrichiennes, d'après l'ordre qu'en a reçu M. de Hohenzollern, +qui fixe le départ au 24 de ce mois. + +Conégliano, le 20 juin 1800. + +Le comte DE Bussy, fondé de pouvoirs de M. le comte de Hohenzollern. + +Réponse. - On se réunira alors pour concerter l'exécution de la +convention mentionnée dans la réponse à l'article II. + +L'adjudant général, chef de l'état-major du lieutenant général Suchet, +fondé de pouvoirs par lui, +PREVAL. + +Le chef de brigade du génie, fondé de pouvoirs du lieutenant général +Suchet, +L. MARES. + + + +CONVENTION faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, +le 5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait entre +les généraux en chef Berthier et Mélas. + +Les commissaires et officiers munis d'ordres du général Suchet pourront +entrer demain à huit heures. + +Convenu. + +Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises à trois +heures du soir. + +Convenu. + +Les trois ou quatre cents malades qui ne sont pas transportables, auront +les mêmes soins que ceux des troupes françaises. + +Convenu. + +La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui permettent +de sortir. Elle sera neutre jusqu'à Livourne. + +Convenu, + +A 4 heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte de Hohenzollern +sortira avec la garnison. + +Convenu. + +Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui arriveront après +le départ, seront libres de suivre l'armée autrichienne. + +Convenu. + +Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera point +rendu d'honneurs à sa troupe. + +Convenu. + +Signé, +le comte DE BUSSY, général major, fondé de pouvoirs de M. le +comte de Hohenzollern. + +Conégliano, le 5 messidor an VIII de la république française (22 juin +1800). + + + +Acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 + +Au nom de la Très-Sainte et Inviolable Trinité + +Les Puissances qui ont signé le traité conclu à Paris le 30 mai 1814, +s'étant réunies à Vienne, en conformité avec l'article 32 de cet acte, +avec les princes et États leurs alliés, pour compléter les dispositions +dudit traité, et pour y ajouter les arrangements rendus nécessaires par +l'état dans lequel l'Europe était restée à la suite de la dernière +guerre, désirant maintenant de comprendre dans une transaction commune +les différents résultats de leurs négociations, afin de les revêtir de +leurs ratifications réciproques, ont autorisé leurs plénipotentiaires à +réunir dans un instrument général les dispositions d'un intérêt majeur et +permanent, et à joindre à cet acte, comme parties intégrantes des +arrangements du congrès, les traités, conventions, déclarations, +règlements et autres actes particuliers, tels qu'ils se trouvent cités +dans le présent traité. Et ayant, susdites Puissances, nommé +plénipotentiaires au congrès, savoir + +* S.M. l'Empereur d'Autriche, Roi de Hongrie et de Bohème +* S.M. le Roi d'Espagne et des Indes +* S.M. le Roi de France et de Navarre +* S.M. le Roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande +* S.A.R. le prince régent du royaume de Portugal et de celui du Brésil +* S.M. le roi de Prusse +* S.M. l'Empereur de toutes les Russies +* S.M. le Roi de Suède et de Norvège + +Ceux de ces plénipotentiaires qui ont assisté à la clôture des +négociations, après avoir exhibé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne +et due forme, sont convenus de placer dans ledit instrument général, et +de munir de leur signature commune les articles suivants. + +(Articles sur les États de Gênes) + +Limites des États du Roi de Sardaigne + +85. ......... Les limites des ci-devant États de Gênes, et des pays +nommés impériaux, réunis aux États de S.M. le Roi de Sardaigne, d'après +les Articles suivants, seront les mêmes qui, le 1er janvier 1792, +séparaient ces pays des États de Parme et de Plaisance, ver de ceux de +Toscane et de Massa. + +L'île de Capraia ayant appartenu à l'ancienne république de Gênes, est +comprise dans la cession des États de Gênes à S.M. le roi de Sardaigne. + +Réunion des États de Gênes + +86. Les États qui ont composé la ci-devant république de Gênes, sont +réunis à perpétuité aux États de S.M. le roi de Sardaigne, pour être, +comme ceux-ci, possédés par elle en toute souveraineté, propriété et +hérédité, de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, dans les deux +branches de sa maison; savoir, la branche royale et la branche de Savoie- +Carignan. + +Titre de duc de Gênes + +87. S.M. le Roi de Sardaigne joindra à ses titres actuels celui de duc de +Gênes. + +Droits et Privilèges des Génois + +88. Les Génois jouirons de tous les droits et privilèges spécifiés dans +l'acte intitulé Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des +États de Gênes à ceux de S.M. Sarde; et ledit acte, tel qu'il se trouve +annexé à ce traité général1, sera considéré comme partie intégrante de +celui-ci, et aura la même force et valeur que s'il était textuellement +inséré dans l'Article présent. + +Réunion des Fiefs impériaux + +89. Les pays nommés fiefs impériaux, qui avaient été réunis à la ci- +devant république ligurienne, sont réunis définitivement aux États de +S.M. le roi de Sardaigne, de la même manière que le reste des États de +Gênes; et les habitants de ces pays jouiront des mêmes droits et +privilèges que ceux des États de Gênes désignés dans l'Article précédent. + + + +Conditions qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à +ceux de Sa Majesté Sarde. + +Article I. - Les Génois seront en tout assimilés aux autres sujets du +Roi. Ils participeront, comme eux, aux emplois civils, judiciaires, +militaires et diplomatiques de la Monarchie, et sauf les privilèges qui +leur sont ci-après concédés et assurés, ils seront soumis aux mêmes lois +et règlements, avec les modifications que Sa Majesté jugera convenables. +La noblesse Génoise sera admise, comme celle des autres parties de la +Monarchie, aux grandes charges et emplois de Cour. + +Article II. - Les militaires Génois, composant actuellement les troupes +Génoises, seront incorporés dans les troupes Royales. Les officiers et +sous-officiers conserveront leurs grades respectifs. + +Article III. - Les armoiries de Gênes entreront dans l'écusson Royal, et +ses couleurs dans le pavillon de Sa Majesté. + +Article IV. - Le port franc de Gênes sera rétabli avec les règlements qui +existaient sous l'ancien Gouvernement de Gênes. + +Toute facilité sera donnée par le Roi pour le transit par Ses États des +marchandises sortant du port franc, en prenant les précautions que Sa +Majesté jugera convenables, pour que ces mêmes marchandises ne soient pas +vendues ou consommées en contrebande dans l'intérieur. Elles ne seront +assujetties qu'à un droit modique d'usage. + +Article V. - Il sera établi dans chaque arrondissement d'Intendance un +Conseil provincial, composé de trente membres choisis parmi les nobles +des différentes classes, sur une liste des trois cents plus imposés de +chaque arrondissement. + +Ils seront nommés la première fois par le Roi, et renouvelés de même par +cinquième tous les deux ans. Le sort décidera de la sortie des quatre +premiers cinquièmes. L'organisation de ces Conseils sera réglée par Sa +Majesté. + +Le Président nommé par le Roi pourra être pris hors du Conseil; en ce cas +il n'aura pas le droit de voter. + +Les membres ne pourront être choisis de nouveau que quatre ans après leur +sortie. + +Le Conseil ne pourra s'occuper que des besoins et réclamations des +Communes de l'Intendance pour ce qui concerne leur administration +particulière, et pourra faire des représentations à ce sujet. + +Il se réunira chaque année au chef-lieu de l'Intendance à l'époque et +pour le tems que S. M. déterminera. Sa Majesté le réunira d'ailleurs +extraordinairement, si Elle le juge convenable. + +L'Intendant de la province, ou celui qui le remplace, assistera de droit +aux séances comme Commissaire du Roi. Lorsque les besoins de l'État +exigeront l'établissement de nouveaux impôts, le Roi réunira les +différents Conseils provinciaux dans telle ville de l'ancien territoire +Génois qu'il désignera, et sous la présidence de telle personne qu'il +aura déléguée à cet effet. + +Le Président, quand il sera pris hors des Conseils, n'aura point voix +délibérative. + +Le Roi n'enverra à l'enregistrement du Sénat de Gênes aucun édit, portant +création d'impôts extraordinaires, qu'après avoir reçu le vote approbatif +des Conseils provinciaux réunis comme ci-dessus. + +La majorité d'une voix déterminera le vote des Conseils provinciaux +assemblés séparément ou réunis. + +Article VI. - Le maximum des impositions que Sa Majesté pourra établir +dans l'État de Gênes, sans consulter les Conseils provinciaux réunis, ne +pourra excéder la proportion actuellement établie pour les autres parties +de Ses États; les impositions maintenant perçues seront amenées à ce +taux, et Sa Majesté se réserve de faire les modifications que Sa sagesse +et Sa bonté envers Ses sujets Génois pourront Lui dicter à l'égard de ce +qui peut être réparti, soit sur les charges foncières, soit sur les +perceptions directes ou indirectes. + +Le maximum des impositions étant ainsi réglé, toutes les fois que le +besoin de l'État pourra exiger qu'il soit assis de nouvelles impositions +ou des charges extraordinaires, Sa Majesté demandera le vote approbatif +des Conseils provinciaux pour la somme qu'Elle jugera convenable de +proposer, et pour l'espèce d'imposition a établir. + +Article VII. - La dette publique, telle qu'elle existait légalement sous +le dernier Gouvernement Français, est garantie. + +Article VIII. - Les pensions civiles et militaires, accordées par l'État +d'après les lois et les règlements, sont maintenues pour tous les sujets +Génois habitant les États de Sa Majesté. + +Sont maintenues, sous les mêmes conditions, les pensions accordées à des +ecclésiastiques ou à d'anciens membres de maisons religieuses des deux +sexes, de même que celles qui, sous le titre de secours, ont été +accordées à des nobles Génois par le Gouvernement Français. + +Article IX. - Il y aura à Gênes un grand Corps judiciaire ou Tribunal +suprême, ayant les mêmes attributions et privilèges que ceux de Turin, de +Savoie et de Nice, et qui portera comme eux, le nom de Sénat. + +Article X. - Les monnayes courantes d'or et d'argent de l'ancien État de +Gênes actuellement existantes seront admises dans les caisses publiques +concurremment avec les monnayes Piémontaises. + +Article XI. - Les levées d'hommes, dites provinciales dans le pays de +Gênes, n'excéderont pas en proportion les levées, qui auront lieu dans +les autres États de Sa Majesté. + +Le service de mer sera compté comme celui de terre. + +Article XII. - Sa Majesté créera une compagnie Génoise de Gardes du +corps, laquelle formera une quatrième compagnie de Ses Gardes. + +Article XIII. - Sa Majesté établira à Gênes un Corps de ville composée de +quarante nobles, vingt bourgeois vivant de leurs revenus ou exerçant des +arts libéraux, et vingt des principaux négociants. + +Les nominations seront faites la première fois par le Roi, et les +remplacements se feront à la nomination du Corps de ville même, sous la +réserve de l'approbation du Roi. Ce Corps aura ses règlements +particuliers donnés par le Roi pour la présidence et pour la division du +travail. + +Les Présidents prendront le titre de Syndics, et seront choisis parmi ses +membres. + +Le Roi se réserve, toutes les fois qu'il le jugera à propos, de faire +présider le Corps de ville par un personnage de grande distinction. +Les attributions du Corps de ville seront l'administration des revenus de +la ville, la surintendance de la petite police de la ville, et la +surveillance des établissements publics de charité de la ville. + +Un Commissaire du Roi assistera aux séances et délibérations du Corps de +ville. + +Les membres de ce Corps auront un costume, et les Syndics le privilège de +porter la simarre ou toga comme les Présidents des tribunaux. + +Article XIV. - L'Université de Gênes sera maintenue, et jouira des mêmes +privilèges que celle de Turin. + +Sa Majesté avisera aux moyens de pourvoir à ses besoins. + +Elle prendra cet établissement sous Sa protection spéciale, de même que +les autres Instituts d'instructions, d'éducation, de belles-lettres e de +charité, qui seront aussi maintenus. + +Sa Majesté conservera en faveur de Ses sujets Génois les bourses qu'ils +ont dans le collège, dit Lycée, a la charge du Gouvernement, se réservant +d'adopter sur ces objets les règlements qu'Elle jugera convenables. + +Article XV. - Le Roi conservera à Gênes un Tribunal et une Chambre de +commerce, avec les attributions actuelles de ces deux établissements. + +Article XVI. - Sa Majesté prendra particulièrement en considération la +situation des employés actuels de l'État de Gênes. + +Article XVII. - Sa Majesté accueillera les plans et propositions qui lui +seront présentés sur les moyens de rétablir la banque de St. Georges. + + + + +Endnotes ---------------------------------------------------------------- + +AVANT-PROPOS +1 Histoire des révolutions de Gênes, 3 vol. in 12, 1753, de M. de +Brequigny, de l'académie des inscriptions et belles-lettres. +2 Dell'istoria del trattato di Worms fin' alla pace d'Aquigrana, libri +quattro. Leida, 1750. +3 Compendio delle istorie di Genova dalla sua fondazione fin'all'anno +1750.., dedicato a Maria sempre vergine, di Genova e de' suoi popoli +augustissima protettrice. Lipsia, 1750. +4 La storia dell'antica Liguria e di Genova scritta dal marchese Girolamo +Serra. Torino, 1834; 3 vol. et un volume de dissertations. +5 Lettere ligustiche... dell'abate Gasparo Luigi Oderico, patrizio +genovese. Bassano, 1792. +6 Dissertazioni quattro del P. Prospero Semini, professore di etica +all'università di Genova, sopra l'antico commercio della Rep. Ligure nel +Levante, 1803, ms. Voir le rapport de M. Silvestre de Sacy, mentionné ci- +après. +7 Della colonia di Genova in Galata, libri sei. Torino, 1831; 2 vol. +8 Rapport sur les recherches faites dans les archives du gouvernement de +Gênes et autres dépôts publics de Gênes, par M. Silvestre de Sacy: +Mémoires de l'académie des inscriptions et belles-lettres, tome III. - +Suit la Notice des pièces tirées des archives secrètes de Gênes. - M. de +Sacy avait eu l'extrême obligeance de me laisser prendre des notes sur +les feuilles imprimées, mais non publiées encore, des pièces qu'il a +insérées dans le tome IX des Mémoires de l'académie. +9 On trouve des copies de ces actes à la bibliothèque royale, dans les +collections ms. de Dupuy, Brienne, etc. +10 C'est la première date à laquelle la correspondance a été recueillie +et mise en ordre annuellement. Les Mémoires du cardinal de Richelieu +comprennent les détails d'une époque antérieure, résumés évidemment sur +les correspondances de son temps. +11 Recherches historiques et statistiques sur la Corse, par M. Robiquet, +ancien ingénieur en chef des ponts et chaussées. + +LIVRE I. - PREMIER GOUVERNEMENT CONNU JUSQU'A L'ÉTABLISSEMENT DE LA +NOBLESSE VERS 1157. +CHAPITRE I. - Temps anciens. Première guerre avec les Pisans; Sardaigne; +Corse; état intérieur. +1 Tit. Liv., liv. 18, 22; liv. 18, 46; liv. 30, 1. +2 Tite-Live, 28, 46. +3 L. Cécilius et Q. Mucius Scévola, ann. 637. +4 L'archevêque était un excellent citoyen, un pasteur plein de zèle pour +son troupeau; mais les écrivains nationaux reconnaissent que son origine +de Gênes est fabuleuse, et qu'il n'était savant qu'en histoire +ecclésiastique. Or, il est l'auteur de la légende dorée! La cathédrale +est de 1307. (Stella.) +5 Cassiodore, liv. 1, 27; liv. 4, 33. +6 Procope, liv. 3,10. M. de Sismondi suppose que Gênes appartint +longtemps aux Grecs de l'empire d'Orient et en ressentit quelque +influence. Il n'y a ni monument ni tradition qui appuie cette croyance, +hors ce que Procope a dit du gouverneur Bonus. +7 Gibbon, ch. 41. +8 Sismondi, Hist. des Français, 1re part., ch. 6, page 278. Gesta regum +Francorum, cap. 26, et Chron. de Moissac. +9 Fredegaire, cité par Muratori, Annales d'Italie, tome IV, 86. +10 Une chronique rapportée par D. Bouquet, tome VI, pages 55, 333, +appelle ce chef simplement un des nôtres: elle ne dit pas que +l'expédition partit de Gênes, mais d'Italie. L'abbé Oderigo, Lett. +Ligust, demande pourquoi Adhémar ne serait pas comte de Genève aussi +bien que de Gênes: le nom latin a fréquemment confondu ces deux villes. +Muratori, Dissert. 6, page 40, suppose bien que le littoral de Gênes +était devenu à cette époque une marche permanente. Mais les autorités +dont il s'appuie ne sont ni contemporaines ni précises; on y a opposé de +grands doutes. Muratori, au reste, ne fait aucune mention d'Adhémar ni de +son expédition de 806. Il en signale une plus heureuse en 803, conduite +par Ermengarde, comte d'Ampuria, mentionnée par Eginhard. +11 Pièces tirées des archives de Gênes par M. Silvestre de Sacy. +12 M. Serra, tome I, page 286, suppose que cet Hébert, qu'il nomme Eborio +ou Ébron, était un ambassadeur génois, mais il n'en indique aucune +preuve. +13 Liuthprand raconte l'invasion des Mores et les ravages qu'ils +exercèrent; et comme cet historien était diacre à Pavie, on peut accorder +confiance à un témoin si voisin. Il est vrai qu'il mêle à son récit le +fabuleux présage qu'une fontaine avait donné aux Génois peu de temps +auparavant. Au lieu d'eau il en était coulé du sang un jour entier. Les +annalistes de Gênes postérieurs ont adopté ce miracle et le ravage de +leur ville. Mais ils y ont ajouté ce retour imprévu de la flotte génoise, +cette poursuite des vaisseaux, la rencontre en Corse et la recousse des +prisonniers et du butin; aucune autorité n'appuie cette addition à la +narration de Liuthprand. +M. Serra cite sur ce point principal un détail circonstancié qui se +trouve dans Airoldi, Codice diplomatico di Sicilia sotto il governo degli +Arabi. Rien ne serait plus positif. On aurait les rapports officiels des +commandants de l'expédition; le bulletin ample des opérations, des +captures et du butin, qui véritablement donnerait de la population et de +la richesse des Génois en 936 une idée beaucoup plus avantageuse que nous +ne pensons leur en attribuer d'après les documents que nous en avons. M. +Serra reconnaît qu'on a soupçonné l'authenticité de ce code; on a +supposé, dit-il, qu'il était le fruit d'une fraude littéraire; mais il +semble en douter. Or, tout doute a été levé. L'ouvrage publié par Airoldi +a été reconnu réellement supposé; et comme il avait été imprimé à grands +frais aux dépens du roi de Naples, la falsification due à un abbé Vella a +été l'objet d'un jugement criminel et d'une punition exemplaire. Voir +l'article Vella de la Bibliographie universelle. - Il est évident que ce +faussaire a fait des bulletins de l'expédition de Gênes avec le passage +de Liuthprand qu'il a eu soin de citer par manière de concordance: aussi +n'admettait-il pas la tradition génoise sur la prétendue revanche obtenue +par eux si à propos. +14 Mimaut, Hist. de Sardaigne, tome I, pages 94 et suiv. +15 Hist. de la Corse, attribuée à M. de Pommercuil, pages 39 et suiv. +16 Michaud, Hist. des croisades, tome I, page 78, et preuves, 536. +17 Il paraît que la ville n'occupait dans ce temps que la face orientale +du promontoire qui termine vers le levant le bel arc de cercle sur lequel +elle s'est depuis étendue. Elle rampait du midi à l'orient sur les flancs +de la colline de Sarsan. Au pied, les galères jetaient l'ancre ou étaient +tirées sur le sable d'une plage étroite et sans môle. La ravine qui +sépare la hauteur de Sarsan de celle de Carignan, borna longtemps la +ville de ce côté. Du nord au couchant, elle s'étendait seulement jusqu'à +la place où depuis fut bâti le palais public, et jusqu'au pourtour de +l'église de Saint-Laurent, d'où elle redescendait vers la mer. L'église +de Saint-Pierre (à Banchi) en formait l'extrémité la plus occidentale, et +se nommait Saint-Pierre de la Porte. Quelques édifices religieux épars au +delà attestent peut-être que les habitations avaient reculé par le +malheur des temps. Ainsi l'église à laquelle l'évêque saint Cyr avait +laissé son nom et ses reliques, avait été le premier siège épiscopal de +Gênes, mais elle était restée hors de l'enceinte. Il fallut, dans des +temps difficiles, mettre en sûreté le corps du saint évêque, et Saint- +Laurent devint la cathédrale. Avec les progrès de la prospérité dont nous +allons voir la naissance, la première enceinte fut promptement dépassée. +Un môle abrita les navires en deçà de la hauteur de Sarsan. Le port se +forma tel que nous le voyons. Les habitations se répandirent vers le +couchant, et le bourg occidental de Pré rejoignit la ville. +18 M. Serra, ayant adopté la tradition de la subversion de toute la +Ligurie, à l'occasion de la descente des Sarrasins en 933, et de la +retraite des habitants dans les montagnes, suppose (tome Ier, page 258), +qu'après le péril passé, les fugitifs se partagèrent en trois divisions. +Les uns, restes sur les hauteurs et imitant les institutions féodales des +Lombards, leurs voisins, reconnurent pour chef le plus puissant dans +chaque tribu, et laissèrent établir dans sa famille un pouvoir +héréditaire. D'autres prirent leur évêque pour seigneur. A Gênes, à +Savone, à Noli, l'égalité démocratique prévalut. On s'y associa en +compagnies dirigées par des consuls. Le trafic maritime et la course +contre les ennemis, pour la défense et le profit commun, étaient le but +et le lien de la société. Après chaque expédition, elle se dissolvait +pour en recommencer une autre. +Les chroniques n'offrent rien qui justifie cette répartition +hypothétique; elle se rapporte, au reste, à des temps antérieurs à ceux +qu'elles embrassent. + +CHAPITRE II.- Les Génois aux croisades. - Prise de Jérusalem. +1 An historical and critical deduction of the origin of commerce 1787. +2 Voyez Michaud, Croisades, tome I, 38. +3 Guillaume de Tyr, 4, L. +4 Jacques de Vitry, page 127. +5 Guill. Tyr. 1, 6. +6 Un traducteur de Guillaume de Tyr fait de ce nom un surnom fâcheux; il +l'appelle Ubriaco: Guillaume l'Ivrogne. +7 Guill. de Tyr, 1, 8. +8 Jacques de Vitry, page 127. +9 Ce récit des écrivains des croisades est conforme à celui d'Anne +Comnène, Godefroy à Constantinople avait promis à l'empereur Alexis de +lui rendre les villes dépendantes de l'empire qu'il reprendrait sur les +Sarrasins. Bohémond, requis de prêter le même serment, le fit sans +difficulté, dit Anne Comnène, mais aussi sans aucune intention de le +tenir. On avait occupé Laodicée, et le comte de Toulouse avait fidèlement +remis cette place aux lieutenants de l'empereur. Bohémond, au contraire, +la fit assiéger par son neveu Tancrède. L'évêque de Pise vend à Bohémond +le secours des Pisans à pris d'argent; ce qui met l'empereur en guerre +avec la république pisane. Ici Anne ne parle pas des Génois, qu'elle +confond sans doute avec les Pisans dans cette occasion, mais elle raconte +que l'année d'après on annonça une Hotte génoise. L'empereur arma pour la +combattre; mais son amiral l'ayant rencontrée ne jugea pas à propos de +l'attaquer. +Un traité de paix survient entre Bohémond et l'empereur grec: il est +rapporté tout au long. Bohémond promet de rendre les villes à l'empereur, +et d'obliger Tancrède à restituer Laodicée dont il avait fini par +s'emparer. Mais Bohémond mourut, et Tancrède ne voulut rien rendre. Anne +Comnène, Hist. d'Alexis, liv. 10, ch. 9, 11; liv. 11, ch. 5, 6, 8, 9, 11; +liv. 13, ch. 7, et 14, ch. 2. +10 Albert d'Aix, liv. 12, page 405. + +CHAPITRE III. - Les Génois à Césarée. +1 Albert d'Aix, liv. 7, 439 et suiv. +2 Albert d'Aix, liv. 7, 443. +3 Guill. de Tyr, liv. 10, 72. +4 Guill. de Tyr, liv. 10, 75. +5 Cette distribution mérite quelques remarques. Les hommes qui ont couru +le danger partagent personnellement le produit: mais on en retient une +portion au profit des galères, c'est-à-dire, du corps de l'entreprise, de +la compagnie qui a fait les frais de l'armement; de la compagnie, car il +n'est pas encore question de mettre la commune en partage des bénéfices. +Cette portion n'est que d'un quinzième sur les valeurs mobilières, mais +ce n'est qu'un supplément à l'importante acquisition en propriété d'un +quartier de la ville qu'on ne voit pas entrer dans ce partage. La +répartition du surplus se fait par tête. Il n'y a de distinction de +classes ou de grades, qu'en faveur du consul et des capitaines. C'est, à +cela près, un partage démocratique et social. +Du poivre est donné en nature; cette marchandise était assez précieuse +pour intéresser chaque copartageant, et assez abondante dans les magasins +de Césarée pour fournir à tant de contingents. C'est une indication à +noter des objets et des voies du commerce de l'Inde à la Méditerranée en +ce temps. +6 Guill. de Tyr, liv. 10, 77. Depuis Guillaume de Tyr jusqu'à nos jours, +rien n'a changé dans cette prétention et dans cet usage. A ce qu'on a +supposé d'éminemment précieux dans la matière, la crédulité et les +traditions ont ajouté bien d'autres prérogatives. Le Catino est le bassin +qui a porté la tête de saint Jean-Baptiste. C'est le plat de la Cène +auquel mirent la main à la fois Jésus et Judas. L'archevêque Varagine +ajoute que dans ce vase Nicodème reçut le sang de notre Seigneur à la +descente de la croix. Il prouve que le Catino fut fait de main divine au +commencement du monde, aussi est-il unique. Enfin il assure qu'au sac de +Césarée on fit trois lots de valeur égale, la ville, ses richesses, et le +Catino, et celui-ci échut heureusement aux Génois. Nous avons vu que ce +ne fut pas tout à fait ainsi que se firent les partages. Le Catino, tiré +de nos jours du trésor de la cathédrale de Gênes, après un séjour de 700 +ans, a figuré dans notre musée impérial. Il est retourné à Gênes pour s'y +dérober aux regards des profanes. + +CHAPITRE IV. - Établissements des Génois dans la terre sainte. +1 Albert d'Aix (collect. des mémoires sur l'hist. de France), liv. 7, +page 64. +2 Archives secrètes de Gênes. - Mémoires manuscrits du père Semino. +3 Guill. de Tyr, liv. 1, page 103. +4 Manusc. de Semino. +5 Federico Federici, dans une lettre à Scipius, cite ainsi ce décret: « +Solinum autem Gibellum, Coesaream et Arsur per se ceperunt et +Hierosolymitano imperio addiderunt.» +6 Guill. de Tyr, liv. 11, 130 et suiv. On a vu plus haut que, dans une +expédition précédente, ils avaient pris pour leur compte l'autre ville du +même nom (le petit Gibel). +7 On assure qu'il se trouverait dans les archives de cette cathédrale des +comptes du revenu de Gibel, qui était, dit-on, fort considérable. Ces +documents nous révéleraient plusieurs usages de la navigation et du +commerce, et nous feraient connaître le système d'impôts d'une ville de +Syrie au XIIe siècle. +8 Hist. du Languedoc, tome II, page 337, preuves 360, 1103, 16 février; +inter Tripolim et Berytum. C'est bien là Byblos. L'autre Gibel (le petit) +est entre Laodicée et Tortose. +9 Ibid., page 355, preuve 374. L'instrument est aussi aux archives de +Gênes; il porte: «Insuper, concessi eis, ut nullus Januensium sive +Saonensis, sive Naulensis, aut Albingenensis, a Nizza usque ad Portum- +Veneris, nec etiam quilibet Lombardus eis in sociÉtate adjunctus ullum +tributum donet in terra mea praeter illos, etc.» +Les historiens du Languedoc ne se sont pas aperçus que c'est une +concession faite à tous les habitants de la Ligurie suivant les limites +de la domination génoise. Trompés par la ressemblance de noms, ils ont +entendu de Nice à Port-Vendre (du levant au couchant) au lieu de Nice à +Porto-Venere (du couchant au levant), et ils ont conclu que Bertrand +dominait sur toute la côte de la Provence, du Languedoc et du Roussillon. +Il est évident cependant, par la construction de la phrase, que les +limites qui y sont indiquées se rapportent aux Génois admis au privilège, +et non pas au territoire sur lequel ils l'exerceront. +Si le comte n'a pas borné sa concession à ses possessions de la terre +sainte, on peut mettre en doute quelle était l'étendue du pays sur lequel +il privilégiait les Génois. La charte dit simplement in terra mea; et +Bertrand ne s'intitule que Comes sancti Egidii. +10 Ici les deux Gibel sont nettement distingués. Celui-ci est appelé, +dans l'acte, Gibelletum; c'est bien exprimer le petit Gibel quand on se +sert du mot Gibellum pour désigner Byblos. + +CHAPITRE V. - Agrandissements en Ligurie. +1 Plus de régularité supposant peut-être moins de bonne foi, les +historiens ont noté, peu après, le temps ou les témoins commencèrent à +apposer leurs seings sur les actes passés en leur présence. Il est +remarquable que jusqu'à la réunion à la France, et depuis un temps +immémorial, les notaires de Gênes s'étaient fait rendre ce droit +exorbitant, de signer seuls leurs actes, à l'exclusion des parties et des +témoins appelés. +2 On ne peut entendre ici par ce mot que l'assemblée générale des +citoyens, du peuple, comme il est dit quelques lignes plus haut, en +parlant de l'invitation a jurer la compagnie. +3 La formule de ce serment paraît avoir été ignorée des anciens +historiens. M. Serra le fait connaître tome 1, page 277. Il le possédait +manuscrit, sorti, à ce qu'il paraît, des archives de Gênes; il le donne +comme une copie de statuts plus antiques; au reste, il ne le rapporte que +par extrait. Il pense qu'on ne peut clairement assigner l'époque où a +commencé la constitution municipale à laquelle ce document se rapporte. +Mais il l'insère dans son récit dès qu'il a atteint l'an 950, et il +avance que du moins le gouvernement était constitué à Gênes dans le Xe +siècle, puisqu'il expédiait des ambassadeurs aux rois lombards: car il +voit, on ne sait sur quel fondement, un ambassadeur dans cet Hébert qu'il +nomme Eberio ou Evone, ce fidèle à la prière de qui Bérenger et Adalbert +ont accordé aux Génois un diplôme dont nous avons parlé au chapitre Ier. +Mais nous avons pu remarquer que cette sauvegarde accordée aux +possessions génoises est un monument de servitude duquel on ne peut tirer +la moindre preuve d'indépendance ou de constitution politique pour nos +Génois. +L'historien Giustiniani croyait avoir trouvé des traces du consulat +remontant à 1087. Caffaro nous le montre en 1101, ce consulat encore +confondu avec le syndicat d'une société maritime. Il nous apprend qu'il +n'y eut une organisation régulière, un chancelier, des officiers de +justice, qu'en 1121. +Quant à la date du formulaire de serment produit par M. Serra, elle doit +être fixée entre 1121 et 1130. Car à la première de ses dates commence le +consulat annuel que ce serment suppose. D'autre part, on voit que les +consuls qui le prêtaient exerçaient encore les fonctions judiciaires. Or, +en 1130 elles passèrent aux consuls des plaids. Il est vrai que M. Serra +suppose que les consuls de la commune et ceux des plaids formaient un +seul corps; que les derniers participaient au gouvernement politique, et +que le même serment leur devait être commun. Nous ne connaissons aucune +preuve de cette confusion, et, dans tous les cas, il paraît qu'à cette +époque les consuls de la commune cessèrent d'exercer la justice +distributive. Le serment tel qu'il nous est donné ne peut être postérieur +à ce changement. Nous avons ici une preuve encore plus directe. Le +serment parle de l'évêché de Gênes; l'archevêché fui érigé en 1130. Le +serment est donc antérieur à cette année. +4 Ces compagnies étaient les sous-divisions de la commune. On lit, dans +un passage des annales, que dans les causes dont les parties +appartenaient à des divisions différentes, c'est au tribunal des +demandeurs qu'elles allaient plaider. Ce serait une singularité, +contraire au principe de droit que les Génois avaient fait prévaloir dans +leurs colonies, au principe qui attribue les juridictions au juge du +défendeur; mais il est plus que vraisemblable qu'il n'y a qu'une erreur +de copiste. + +CHAPITRE VI. - Expéditions maritimes. +1 Hist. du Languedoc, tome II, page 435. +2 Hist. du Languedoc, tome II, page 442. +3 Suivant M. Serra, sept marabotins d'or pesaient alors une once; un +marabotin d'or en valait vingt-quatre d'argent. Tome I, page 360, en +note. Le marabotin est devenu, dit-il, le maravédis. +4 Hist. du Languedoc, liv. 17, tome II, 422. +5 Sylv. De Sacy, dans le tome XI des Mémoires de l'académie des +inscriptions et belles-lettres. +6 Probablement Gatilusio. + +CHAPITRE VII. - Progrès, tendance au gouvernement aristocratique. +Noblesse. +1 Nicétas, lib. 7, ch. 1er. +2 Cette monnaie répondait à 15 sous d'or, ou aux trois quarts d'une once. +M. Serra, en se bornant à la comparaison de la valeur du métal sans +rapport avec le prix comparé de la monnaie aux choses vénales, trouve que +500 perperi de ce temps correspondent à 37,500 liv. de la monnaie génoise +moderne (31,250 fr.). Il note à cette occasion, que, suivant les cotes +des notaires à cette époque, un vaisseau marchand coûtait 16 livres ou +génuines, et une galère 5 liv. Tome I, page 385. +3 Le traite est imprimé parmi les documents du 2e vol. de l'histoire de +la colonie de Galata, de M. Louis Sauli, page 181, et l'engagement +corrélatif des Génois, pris en plein parlement, page 182. Le document est +fait au nom des consuls et de tout le peuple, et juré en plein parlement +par les consuls, et pour le peuple, par le crieur public (cintracus). +4 Mém. de Semino. +5 «Tunc non erant nobiles et de populo divisi: imo omnes erant de uno +nomine. Sed qui progeniti sunt ex ipsis magistratibus, nobiles postea +nuncupati sunt.» +M. de Sismondi a cru voir des seigneurs féodaux parmi les premiers +consuls de Gênes. Mais il n'en a d'autres preuves que les dénominations +de vicecomes (Visconti) et de marchio, qui dans les fastes consulaires +sont accolés à deux ou trois noms. Il en a conclu des comtes, des +vicomtes et des marquis. Mais tout dément cette supposition; comme tant +d'autres prénoms ou surnoms bizarres et sans rapports avec les saints du +calendrier, qu'on a si longtemps affectés en Italie, ces appellations +accompagnant des noms d'individus, on ne les retrouve pas deux fois dans +les mêmes familles et jamais elles ne se lient à des noms de lieux. De +toutes les familles génoises encore illustres, celle de Spinola est la +plus anciennement signalée dans les chroniques; et son nom n'est pas +celui d'une terre, d'un bourg ou village, qui, comme il est arrivé si +souvent, ait servi de désignation à une race, parce qu'elle en était +originaire. Jamais, dans ces temps anciens, les Spinola n'ont porté un +titre de seigneurie. Dans le cours de leur plus grande importance, ils +sont nommés Spinola de Lucoli et, Spinola de Saint-Luc; ce sont +simplement les noms des rues ou les deux branches de la famille avaient +rassemblé leurs palais. +M. Serra se contente de remarquer que si l'on n'a pas de preuve directe +que les consuls fussent pris dans un ordre de noblesse distingué, deux +fortes inductions le lui persuadent. 1° Les premiers mémoires génois +donnent le titre de noble et même de très-nobles, à divers consuls et +autres personnages considérables du temps. Nous avons exactement indiqué +les passages où ces épithètes honorables se rencontraient, et nous +persistons à croire qu'avant 1157 elles ne peuvent donner l'idée d'une +caste noble reconnue. 2o Tous les anciens gouvernements de Gênes, même +populaires, ont reconnu pour nobles les familles consulaires. Ce dernier +point est incontestable; mais faut-il conclure qu'une noblesse a précédé +le consulat, ou que la noblesse n'est venue qu'après le consulat, et +qu'elle en est née? Le noble historien moderne semblerait pencher pour la +préexistence de la noblesse. Par les motifs que nous venons de puiser +dans les chroniques contemporaines, nous croyons que la noblesse ne +dérive que du consulat et qu'elle n'a pas d'autre origine que celle que +lui assigne Stella. +Nous ferons mention, au 10e livre, ch. 7, d'un écrit de la jeunesse de +l'historien Foglietta, publié en 1559 au milieu d'une violente querelle, +et qui était comme le manifeste d'un parti. Le but peut avoir influé sur +les assertions de l'écrivain; mais son point de départ se rapportant à +l'objet de la présente note, il convient de le discuter ici. +Foglietta prétend que le nom de noble a été pris à Gênes seulement +lorsque ayant appelé des étrangers pour gouverneurs annuels sous le nom +de podestats, on leur donna des adjoints génois: on voulut que ceux-ci +eussent un titre honorifique qui les mît au moins de pair avec les +chevaliers que le podestat amenait comme ses lieutenants. Le titre aurait +donc été simplement personnel ou inhérent aux fonctions. Il est vrai que +peu à peu les enfants prirent l'habitude de se décorer de la distinction +acquise à leurs pères. Quand, après une révolution arrivée en 1270 et que +l'auteur déplore, la séparation entre le peuple et la noblesse fut +arrivée, chaque magistrat, à son entrée en charge, déclara s'il acceptait +ou refusait la noblesse pour sa postérité; et c'est ainsi que l'on +retrouve, dans les rangs des plébéiens, des races aussi illustres que les +plus nobles familles. +Les monuments et les dates démentent ce système. L'établissement du +podestat est de 1190. Il n'y a eu d'adjoints qu'à partir de 1196. Or, +avant cette époque, en 1174, le chancelier de la république dédiait ses +chroniques à l'émulation des nobles: et déjà, en 1162, les Génois, dans +une lettre de défiance adressée aux Pisans, leur reprochaient +l'assassinat non de gens obscurs, mais de nos nobles. Certainement à ces +dates la noblesse était fondée et reconnue. +Le fait de 1270, employé pour établir la séparation de la noblesse et du +peuple, est mal choisi. Nous verrons qu'alors le peuple se souleva contre +l'usurpation déjà consommée par la noblesse depuis plusieurs années; et +nous verrons aussi que le concours populaire ne servit qu'à mettre le +pouvoir entre les mains de deux capitaines de la plus éminente noblesse, +à la place d'autres nobles leurs émules. Ce fut une intrigue dont le +peuple fut l'aveugle instrument; ce ne fut pas une révolution. +Enfin Foglietta n'a pu voir nulle part que tout nouveau magistrat eût le +choix d'appartenir à la noblesse, ou ne restât plébéien qu'en vertu de sa +déclaration: il n'y en a point de traces, tandis qu'on trouve des +options officielles pour être guelfe ou gibelin. +6 Il y a pourtant une phrase pour 1152: «Sous ce consulat, il se fit +plusieurs boucheries dans la ville; une près du môle, l'autre au quartier +de Sussiglia.» Il faut faire comme les historiens génois postérieurs qui +n'ont vu de ce récit que l'expression au propre, et qui, ne faisant que +traduire Caffaro en style rajeuni, n'ont pas trouvé extraordinaire qu'en +quatre ans, que les récits suivants nous donnent comme de temps de +crise, il ne se soit rien passé dans Gênes de plus notable, de plus digne +d'être transmis à la postérité, que l'ouverture de deux étaux de +bouchers. C'est peut-être dans un sens beaucoup plus sinistre qu'on +pourrait entendre ces tristes paroles et ce mot de boucherie +7 Tout n'a pas été dit, quand nous avons constaté l'existence de la +noblesse et son avènement au pouvoir. Il nous manque la solution de +plusieurs questions importantes. +Comment les meilleurs se réparèrent-ils du vulgaire? Comment une +supériorité, qui ne dut être d'abord que dans l'opinion et dans les +habitudes, est-elle devenue un fait légal et reconnu? A quelles +conditions cette reconnaissance a-t-elle constitué un ordre de l'État? +Les nobles avaient envahi le consulat, mais le possédaient-ils +exclusivement? Les populaires restèrent-ils réduits à leurs votes dans le +parlement public, sans plus avoir de part au maniement des affaires? +Comment s'est dressée la liste primitive des nobles? comment a-t-elle été +close? Les magistratures, les consulats ont-ils continué à ajouter au +patriciat de nouvelles races, et jusqu'à quelle époque? +Nous ne pouvons lever tous ces doutes; voici ce que nous savons: +Nous trouvons qu'en 1270 les plébéiens voulaient avoir, pour les +défendre, un tribun sous le nom d'abbé du peuple. Cette précaution, ce +remède nouveau prouve qu'alors les nobles tenaient seuls le gouvernement. +En 1339, un plébéien fut élever à l'improviste à la tête de la république; +ce qui fut considéré comme une révolution d'une portée immense, et +c'est à la noblesse qu'on disputa d'abord et qu'enfin on arracha le +pouvoir. +A la suite de cette révolution un décret très-solennel, en 1356, exclut +les nobles des conseils et spécialement de la première place du +gouvernement: exclusion souvent modifiée, mais inflexiblement maintenue +pour rendre tout noble incapable de présider l'État. Il est évident +qu'alors non-seulement la noblesse était un ordre dans cet État; un +corps compacte et circonscrit qui se maintenait sans pouvoir plus +s'accroître; car si l'exercice des hautes magistratures y avait donné +accès, soit par le passé, soit jusqu'à ce moment, du jour où le titre de +noble devenait incompatible avec le pouvoir, il n'y avait plus ni de +moyen d'acquérir ce titre ni d'ambitieux pour le rechercher. Nous voyons, +au contraire, quelques familles très-illustres déclarer alors, afin de se +soustraire à la prohibition antinobiliaire, qu'elles n'entendaient point +être nobles. En un mot, il n'y a point d'anoblissement qui ait pu être +postérieur à 1356 au plus tard; et les choses ont duré ainsi jusqu'à +1528, année d'une réorganisation de tout l'État. + +LIVRE II. - FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. - GUERREPISANE. - BARISONE. - AFFAIRES +DE SYRIE. - COMMERCE ET TRAITÉS. - FINANCES. (1157 - 1190) +CHAPITRE I. - Frédéric Barberousse. +1 Alexandre III le leur ordonnait par ses lettres, afin de pouvoir venir +se mettre en sûreté parmi eux. Serra, tome I, page 392. +2 Partant, au levant, du pied de l'élévation de Sarsan et du même point +où le mur primitif touchait à la mer, la nouvelle muraille serpentait sur +les hauteurs au delà des églises et des monastères de Saint-André, Saint- +Dominique, Sainte-Catherine et Saint-François. Elle redescendait de +l'église Sainte-Agnès à l'église de Sainte-Sabine. C'était un +accroissement immense. Les belles églises des Vignes et de Saint-Cyr +cessaient d'être reléguées hors de la ville. Au bord de la mer, la limite +au couchant était jadis attenante à Saint-Pierre de Banchi; elle était +reculée près de l'emplacement où est aujourd'hui la Darse, au lieu où est +conservé le nom de porte des Vacca. Encore voyons-nous qu'au delà de +cette nouvelle circonscription, le bord de la mer, occupé par des +chantiers et peuplé de familles de matelots et de pêcheurs sous le nom de +Bourg du Pré, commençait à former un prolongement extérieur de la ville. +Le mur achevé eut en tout cinq mille cinq cent et vingt pieds: il fut +couronné de mille soixante et dix créneaux. L'année suivante on compléta +l'oeuvre en élevant des tours de distance en distance. Tout fut bâti en +pierres de taille cubiques; et les parties qu'on en voit encore +attestent la régularité et la solidité de l'ouvrage. + +CHAPITRE II. - Guerre pisane. - Barisone. +1 M. Serra, d'après quelques annalistes du XIIe siècle, égale le marc à +une livre d'argent. (On entend toujours à Gênes la livre de 12 onces, +très-près d'un tiers de kilogramme.) + +CHAPITRE III. - Suite de la guerre pisane. +1 Hist. gén. du Languedoc. +2 Albaron, Ce lieu est encore nommé le Baron. +3 Bouche, tome II, page 158. Guillaume de Sobran alla quérir la paix à +Gênes. +4 Papon, tome II, page 18. Preuve 19. +5 Nostradamus, 141. Une famille Doria est restée aussi en Provence. +6 On a retrouvé un diplôme par lequel, après la paix, Frédéric donne la +seigneurie de Milan et de Gênes à Obbizzo d'Este. Mais cet acte resta +secret, et rien ne fut essayé pour le mettre à exécution. Serra, page +418. +7 Semino, trompé par le nom de Césarée, avait rapporté ce traité aux +affaires du Levant. + +CHAPITRE IV. - Suite des affaires de la terre sainte. - Relations +extérieures et traités. - Administration des finances. +1 Bertrand, trésorier, pages 135 et suiv. +2 Il paraît que le commandement supérieur de la flotte fut tiré au sort +et échut aux Pisans. Serra, 424. +3 Archives de Gênes. Ier mémoire de Semino. 1190-1191. +4 Ibid. 1190-1192. +5 Ibid. Il y a, en 1187, un privilège donné par le corps des barons du +royaume. +6 Liv. 1, ch. 4. +7 Sylv. de Sacy. Mém. de l'acad. des inscr, et bell.-lett., tome XI. +8 Sylv. de Sacy. - Saint-Martin, XI. Semino, trompé par une fausse date, +avait cru que ce traité, qui existe aux archives de Gênes, remontait à +1002. +9 M. Louis Sauli (Colon. di Galata, tome I, page 23, et tome II, doc. 4, +5, p. 188) a donné le traité négocié par Morta (oct. 1178), et celui qui +y fut substitue au second voyage du même ambassadeur. Il fait remarquer +que quoiqu'on déclare que l'empereur ne fait pas un nouveau traité, mais +confirme purement et simplement celui qu'il avait fait, les deux actes ne +sont pas absolument semblables. Le deuxième omet une clause du premier, +où l'alliance était déclarée perpétuelle nonobstant toute excommunication +ecclésiastique, ou toute défense d'homme couronné ou non couronné. M. +Sauli croit, avec une grande apparence de raison, que la république n'osa +pas braver si ouvertement les excommunications. M. Serra, tome I, page +461, croit à son tour qu'on aurait craint d'offenser Frédéric en +s'exposant ostensiblement à mépriser les défenses de tout homme couronné +ou non couronné. Mais il suppose que les Grecs avaient glisse +frauduleusement la clause dans la rédaction: ceci est bien peu probable. +10 Sauli, II, 183, donne aussi les instructions d'un Grimaldi, également +envoyé à Constantinople en 1175, pour réclamer les subsides qui +n'arrivaient pas, et pour obtenir justice d'un grand nombre de torts +faits à des particuliers. On le charge de solliciter un secours pour +achever la construction de la cathédrale de Gênes. L'ambassadeur est +soumis à rendre compte de tout ce qu'il recevra sans en rien retenir; il +ne pourra expédier ni rapporter des présents pour une valeur de plus de +10 livres. + +LIVRE III. - DISSENSIONS DES NOBLES ENTRE EUX. - INSTITUTION DU PODESTAT. +- FRÉDÉRIC II. (1160 - 1237) +CHAPITRE I. - Établissement du podestat. +1 En latin potestas. On voit quelle idée d'autorité renferme ce nom. +2 M. Serra a retrouvé dans les archives des notaires de Gênes le +règlement des podestats. Il est certain cependant qu'il ne fut pas rédigé +tel qu'il le donne dès le premier moment de l'institution. +3 En 1216 les consuls des plaids furent supprimés et, par les mêmes +raisons d'impartialité qui avaient fait appeler un podestat de dehors, le +jugement des procès civils fut délégué à des juges étrangers amenés par +le podestat. Cet usage a dure jusqu'en 1797. + +CHAPITRE II. - Henri VI. +1 Il était Milanais. +2 Il en subsiste des restes curieux, particulièrement la tour des +Embriachi. + +CHAPITRE III. - Guerre en Sicile. - Le comte de Malte. - Finances. +1 M. Serra dit qu'Allaman della Costa était un émigré de Candie. Tome II, +p. 14. On trouve entre les nobles, signataires ou jureurs d'un traîté +d'alliance avec Arles, Nicolas comte de Malte, et Jean Allaman, parent +sans doute d'Allaman della Costa. +2 Voici en quels termes Nicétas parle de la conquête de Candie: « +Certains corsaires génois qui n'étaient qu'un vil excrément de la terre, +ayant mis ensemble cinq vaisseaux ronds et vingt-quatre galères, +arrivèrent à un port de l'île de Candie, où, ayant été reçus en +marchands, ils agirent bientôt après en soldats. (Hist. de Baudouin, ch. +11, 2, traduction du P. Cousin.)» +3 Après l'établissement des Latins à Constantinople, le marquis de +Montferrat obtint Candie dans son partage. Il traita avec les Génois de +la vente de cette île: mais ils se laissèrent gagner de vitesse par les +Vénitiens, qui couvrirent leurs offres et restèrent maîtres de l'île. +Serra, tome II, page 10. +4 Baluze. Lettres d'Innocent III, tome II, page 329. Il dit avoir ordonné +aux Pisans, pour préalable de l'arbitrage, d'indemniser les Génois des +derniers préjudices dont ceux-ci ont à se plaindre ou de donner caution +idoine d'y satisfaire. +5 On nous donne l'énumération suivante de ces droits: péage de Gavi, de +Voltaggio, de Porto-Venere; gabelles de Chiavari et de Voltri, revenus +des droits de pesage et de vente du pain. +6 On changea du moins la proportion des destinations primitives. On ne +réserva qu'un demi-denier pour les travaux du port; cinq et demi furent +employés à rendre libre l'impôt du sel. + +CHAPITRE IV. - Frédéric II. - Guelfes et gibelins. - Guerres avec les +voisins. +1 Bernard, trésorier, et les chroniques génoises donnent les détails +qu'on va lire. + +CHAPITRE V. - Entreprise de Guillaume Mari. +1 Papon, Hist. de Provence, tome II, preuve 51, donne ce traité tel qu'il +est conservé à Arles. Il le rapporte à l'an 1232; c'est une erreur: +l'acte est fait au nom du podestat de Gênes Oldrati, qui exerça en 1237. +Cette année est donc la véritable date. On trouve aussi (ibid.) preuve +31, le traité d'alliance des communes de Gênes et de Grasse en 1198, +renouvelé plusieurs fois jusqu'en 1420. +2 Le traité avec Arles (1237) dont on vient de parler, parait le +renouvellement d'un traité de Baldini. + +CHAPITRE VI. - Frédéric II. - Expédition de Ceuta. +1 Les Milanais prirent à leur tour pour leur podestat Pierre Vento. +Serra, 62. +2 Ad brevia seu ad sortem. Ch. de Bartolomeo. On alléguait cette forme à +l'empereur comme une excuse de plus. On peut croire que c'était une +élection où l'on tirait au sort sur des noms choisis et mis dans l'urne, +comme on l'a fait longtemps à Gênes pour choisir les juges des rotes, et +même les sénateurs depuis 1528. +3 Fréd. Raumer, Hist. (en allemand) de la maison de Hohen-Staufen, tome +IV, page 14. Il renvoie à la lettre même de Frédéric, recueillie par +Hahn, Collectio veterum monumentorum et litteroe principum, tome II, lett. +21. + +CHAPITRE VII. - Concile convoqué à Rome. +1 Nous avons vu les Avocati en guerre avec les Volta (liv. 2), nous les +trouvons maintenant ensemble dans le parti gibelin. + +CHAPITRE IX. - Saint Louis à la terre sainte. +1 Bernard trésorier: il parle aussi fréquemment des événements d'Europe. +2 Joinville, page 304, éd. Petitot. + +LIVRE IV. - PREMIÈRE RÉVOLUTION POPULAIRE. - GUILLAUME BOCCANEGRA +CAPITAINE DU PEUPLE. - CAPITAINES NOBLES. - GUELFES ANGEVINS. - GUERRE +PISANE, GUERRE AVEC VENISE. - GUERRE CIVILE. - SEIGNEURIE DE L'EMPEREUR +HENRI VI; - DE ROBERT, ROI DE NAPLES. - LE GOUVERNEMENT GUELFE DEVIENT +GIBELIN. - SIMON BOCCANEGRA, DOGE. (1257 - 1339) +CHAPITRE I. - Guillaume Boccanegra, capitaine du peuple. - Guerre avec +les Vénitiens. -Rétablissement des empereurs grecs à Constantinople. +1 Navageri, Hist. veniz.; Muratori script. tome XXIII, page 999. +2 Gregoras, lib. 4, 5, page 97. Éd. de Bonn. 1829. +3 Les Génois furent d'abord envoyés à Héraclée, puis transférés à Galata. +Pachymère, liv. 1, ch. 32, 35. +4 Gibbon, ch. 62, page 402. Éd. Philadelph. 1802. +5 Dans la ratification du traité fait à Gênes le 10 juillet 1260, nous +trouvons le nom des puissances que les Génois déclarent amies: savoir, +les rois de France, de Castille, d'Aragon, d'Angleterre, les princes, +barons chrétiens et les ordres religieux de la terre sainte, les rois de +Chypre et d'Arménie; mais en outre ils déclarent leurs alliances avec le +soudan d'Egypte, de Damas, d'Alep, avec le soudan des Turcs et avec le +roi de Tana, souverain des Palus Méotides. L'on voit qu'à la faveur de +ses établissements dans les villes chrétiennes de la côte en Syrie, Gênes +n'avait pas néglige le commerce des mahométans, bravant les +excommunications qui l'avaient défendu si souvent. +6 Gregoras, de Zaccaria a fait Icarus. Plus tard sous Andronic, Zaccaria +perdit l'Eubée et obtint Chio. +7 Ducas, ch. 25. +8 Gregoras, lib. 13, 12, page 683. +9 Stella. +10 Gregoras, lib. 13, 12, page 683. + +CHAPITRE II. - Capitaines nobles. - Charles d'Anjou, roi de Naples. +1 Continuation de Guill. de Tyr, 558. +2 Les historiens grecs n'ont pas parlé de cet incident. +3 Foglietta en parlant des nobles, promoteurs de ce soulèvement +populaire, dit: «Regimen civitatis universo populo asserentes;» et il +met contre eux ce reproche dans la bouche des guelfes: «Regimen +populare appellent quod, civibus ablatum, in se ipsi privatim verterint. +» Lib. 5, page 197. Niehbur (Instit. Rom., tome II, pages 141, l52), dit +en passant que dans le moyen âge, le mot peuple s'entendait de l'union +d'une aristocratie avec une commune, celle-ci ne contenant que le +populaire. Conformément à cette définition, il y aurait ici réunion de +tous les ordres de citoyens, du moins en apparence. Mais comme +l'aristocratie avait usurpé sur la démocratie, faire le peuple était, +dans cette occasion, rendre au peuple les droits dont on l'avait privé, +bien entendu que l'usage de ces droits ne consiste qu'à changer de +maîtres parmi les nobles. + +CHAPITRE III. - Démêlés avec Charles d'Anjou. +1 La publication récente d'un premier volume de Documents inédits de la +collection du gouvernement nous donne le moyen d'éclaircir ce passage. +Dans les Documents maintenant publiés, on voit 26 pièces relatives aux +affrètements ou aux achats de navires que saint Louis fit faire à Gênes +de 1268 à 1270, quand il préparait son second pèlerinage. Ces actes, +réunis en un recueil oublié, ont été retrouvés par M. Michelet aux +archives du royaume. Il les a communiqués à M. Jal, qui les a annotés, et +M. Champollion-Figeac les a admis dans la collection dont la direction +lui est confiée. +Le saint roi n'affréta pas de galères à Gênes; il y acheta des vaisseaux +de plusieurs particuliers. On en construisit un certain nombre sur ses +ordres; la république se chargea de la construction de deux de ceux-ci, +et intervint comme garant dans les contrats passés avec d'autres +constructeurs. Les dimensions furent exactement fixées; et +essentiellement, on s'attacha à rendre ces navires propres à +l'embarquement des chevaux. La description des bâtiments et l'inventaire +exact de l'armement inséré dans chaque contrat rendent ces pièces très- +curieuses sous le rapport technique de la navigation du XIIIe siècle. +Il y a des affrètements simples; mais souvent le roi s'y réserve +l'option d'acheter les navires. Tous devaient être rendus à Aigues- +Mortes (quelques-uns seulement à Toulon) le 8 mai 1270; le voyage +ultérieur n'était pas déclaré. Il est stipulé que le roi pourra, dans le +lieu où il les aura conduits, les garder un mois, et durant ce temps s'en +servir pour passer ailleurs. Le prix du fret est réglé à forfait pour ce +voyage, tout incertaine qu'en est la durée; seulement ce prix sera +augmenté si le roi fait hiverner les vaisseaux. +Parmi les 26 actes, il y a des quittances des frets payés: les marchés +ont donc eu leur effet. +(Note de l'auteur, placée en tête du second volume de l'édition de +Paris.) +2 Guillaume Vento était un des nobles génois dévoués aux Angevins. Il +avait suivi Béatrix, femme de Charles, à la prise de possession de +Naples. Au reste, il apparaît comme possesseur de Menton sous la +seigneurie de la république génoise, dans un traité fait en 1260 avec le +comte de Provence (Charles). Par ce traité on partage le comté de +Vintimille. Charles a la Briga; Gênes a Vintimille, Menton, Roquebrune. +On convient que les Génois ne pourront faire aucune acquisition du Rhône +à la Trébie, ni Charles sur le territoire génois. Nostradamus, pages 226, +230, 238. +3 On trouve des élections d'archevêque à Gênes par délégués (1163), par +12 électeurs (1188); la confirmation du pape est exprimée en 1233: elle +était probablement toujours réservée: on a vu que le pape la refusa à +l'élection de saint Bernard pour le destiner à de plus grandes choses. +Les chroniques en général donnent peu de détails sur les procédés +électoraux. +4 Gibbon, ch. 62, page 412. + +CHAPITRE IV. - Guerre pisane. +1 On éleva les revenus de l'État, au moyen de nouvelles taxes, à 140,000 +livres, M. Serra croit qu'alors la livre valait un quart d'once d'or, +somme qui (toujours sans rapport avec sa puissance vénale) répond à +3,300,000 livres de la monnaie moderne de la république de Gênes +(2,750,000 francs). Tome II, page 179. +2 Suivant M. Serra, au contraire, les prisonniers pisans imitaient le +dévouement de Régulus et écrivaient à Pise de ne pas céder. Tome II, page +203. +3 A côté de cet effroyable tableau, Dante s'écrie: «O Génois! hommes +étrangers à tout bien, charges de tous méfaits, que n'êtes-vous dispersés +parmi le monde!» C'est à l'occasion d'une infernale invention poétique. +Le poete voit aux enfers le Génois Branca Doria, damné parmi les traîtres +au plus profond du gouffre. Il se récrie, car il a laissé ce perfide sur +la terre en pleine santé. On lui explique que Branca est réellement mort +et damné, celui qui est sur la terre est un démon qui tient la place du +défunt. Guelfe blanc, exilé de Florence par les guelfes noirs, Dante ne +pouvait être favorable à Gênes, tantôt gibeline, tantôt guelfe angevine. +4 M. Serra (page 204) place cette résignation au 13 juillet 1293. Mais +(pages 205, 206) il raconte les événements du 1er janvier 1289 (1290) et +il attribue les troubles de cette époque à ce changement même. Il +introduit Hubert arrivant de la campagne et parlant au peuple en qualité +de simple particulier. Il faut que la date de 1293 donnée à la +subrogation du fils au père, soit erronée. +5 M. Serra dit 160,000 livres: il ajoute que la livre était alors à peu +près le sixième d'une once d'or. + +CHAPITRE V. - Perte de la terre sainte. - Caffa. - Commerce des Génois du +XIIIe au XIVe siècle. +1 Publié par M. Silvestre de Sacy: il remarque que la double rédaction +des engagements réciproques était fort usitée chez les négociateurs de +ces temps. (Mém. de l'acad. des inscrip. et belles-lettres, tome VI, page +94.) - Nous en avons cité un exemple, liv. 3. +2 M. Depping, tome II, page 133, prend le traité de 1250 pour le plus +ancien de ceux entre Gênes et Tunis; tandis qu'il cite, page 133, un +traité des Pisans, de 1239, qui fait mention des privilèges accordés aux +Génois par les Tunisiens. +3 On trouve la même concession dans un traité fait à Péra, en 1387, par +l'ambassadeur d'un prince bulgare nommé Juanco, qui désirait attirer les +Génois à commercer dans ses États; et pour exprimer cette idée le +rédacteur du traité a emprunté ces mots du prophète Ézéchiel, ch. 18, v. +1: «Les dents des enfants ne seront pas agacées des raisins verts que +leurs pères auront mangés.» Ce traité a été publié par M. Silvestre de +Sacy (Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VII, page +294). Ce Bulgare était chrétien grec, ainsi qu'une partie de ses sujets. +Au reste, on ne trouve aucun détail sur le commerce auquel le traité se +rapporte. Il n'a dû être cultivé que par les colons de Péra; et la +métropole n'en aura pas conservé de traces. +4 La commune de Gênes avait alors 670 voiles indépendamment des armements +privés. Sauli, tome I, p. 145. Pegolotti nous apprend qu'on payait le +fret des marchandises sur les galères non armées, moitié moins que sur +les galères armées. +5 Le bois rouge de l'Inde était nommé brésil, bien avant la découverte de +l'Amérique. C'est ce bois qui a donné son nom à la contrée américaine +remarquable par ses forêts de cette espèce. +6 On peut remarquer, dès les premières pages de la Pratica della +mercatura de François Balducci Pegolotti, qu'il fait partir de Caffa et +de Tana l'itinéraire pour aller en Chine à l'achat des soies. C'est aussi +au poids de Gênes et de Tana qu'il rapporte les poids des soies achetées +en Chine. Il s'occupe beaucoup des usages du commerce des colonies +génoises; il indique les routes et les transits qui l'alimentent et le +propagent de tous côtés. Il fixe à huit mois au moins la durée du voyage +de Tana à Cambalu, soit par les caravanes, soit pour le commerçant qui +part avec son interprète et un domestique. Pegolotti était associé ou +voyageur de la fameuse maison Bardi de Florence. Il était dans le Levant +en 1335. +7 Gregoras, liv. 4, ch. 7. +8 Rymers, passim. +9 Nous savons que plus tard, au mariage de Charles le Téméraire (1468), +cent six Génois établis à Bruges parurent dans le cortège, uniformément +vêtus de velours violet, portant sur leurs habits la représentation de +saint George. Olivier de lu Marche, page 309. Éd. Petitot. +10 Il y a aux archives du royaume des réclamations du gouvernement de +Gênes contre ces vexations, contre l'augmentation des impôts sur le +commerce, etc. On envoya même des ambassadeurs pour porter plainte au +roi. Ces démarches sont de 1333 et 1337. La première est faite au nom du +sénéchal de Sicile, gouverneur de Gênes pour le roi Robert, et au nom de +l'abbé du peuple et des douzes sages. La seconde est au nom du podestat, +de l'abbé du peuple, et des capitaines Raphael Doria et Galeotto Spinola. +11 Il fut décapité à Nîmes pour avoir comploté, avec Baldo Doria, de +livrer la ville au sénéchal de Provence qui faisait alors des excursions +de brigandage. Histoire de Nîmes, tome II, page 200. +12 Hist. de Languedoc et Hist. de Nîmes passim, surtout aux preuves. +13 Voyez ci-dessus, liv. 2. Suivant l'histoire de Languedoc, la lettre du +doge Boccanegra est aux archives de Nîmes. Cependant l'historien de cette +ville ne la rapporte pas. +14 Hist. de Languedoc, tome IV, page 517. +15 Pétrarque, qui se vante dans sa correspondance d'avoir été deux ans +l'hôte des Génois, écrit dans une autre lettre: «Transiebis Apenninum, +visurus Januam nec immerito: nulla enim animosior, nulla hodie verius +regum civitas dici posset, si civilis inde concordia non abesset.» Var. +Epist. 33. + +CHAPITRE VI. - Guerre avec Venise. - Intrigues des guelfes angevins. - +Variations dans le gouvernement de Gênes. +1 Il avait succédé à Michel son père. +2 Pachymère, liv. 9, chap. 20, 21; Gregoras, liv. 6, chap. 11. +3 Serra, tome II, page 228. Navagera apud Muratori, Script. ital. tome +XXII, page 1011. +4 M. Serra indique un manuscrit conservé a Gênes dans lequel Nicolas +Castiglione, en idiome et en vers génois, adresse au capitaine Conrad +Doria des reproches et des leçons: il l'avertit de la défaveur populaire +qu'il s'attire; tome II, page 221. Lamba était capitaine du peuple à +l'époque de son triomphe à Cursolo. + +CHAPITRE VII. - Le gouvernement pris par les Spinola et disputé entre eux +et les Doria.- Seigneurie de l'empereur Henri VII. - Nouveau gouvernement +des nobles guelfes. - Les émigrés gibelins assiègent la ville. +1 Gregoras, VII, c. 5. + +CHAPITRE VIII. - Seigneurie de Robert, roi de Naples. - Guerre civile. +1 Gregoras VIII, tome I, p. 286. +2 Sauli suppose que c'est Gazi-Celebi et attribue cette trahison au désir +de faire des choses agréables à Andronic. Tome I, page 229. + +CHAPITRE IX. - Nouveau gouverneur. - Capitaines gibelins. - Boccanegra +premier doge.- Nobles et guelfes exclus du gouvernement. +1 Stella. +2 Déjà sous Philippe le Bel, on trouve au nombre des amiraux francs +Reinier Grimaldi, 1306. Sainte-Marthe, Hist. généalog. de la maison de +France, tome II, page 978. +3 On trouve, aux archives du royaume, le contrat d'affrètement des vingt +galères de Gênes demandées pour le service du roi, concurremment avec +vingt galères de Monaco. Ce contrat est passé par-devant notaire à Paris +le 25 octobre 1337. Antoine Doria stipule pour les propriétaires de +Gênes. Les galères partiront le 1er avril 1338 au plus tard, et le 1er +février, si le roi le demande. On payera pour chaque galère armée 900 +florins d'or par mois; l'engagement est pour trois mois de service et un +mois de retour, calculé à raison de vingt jours pour aller du cap de +Finistère à Aigues-Mortes, et dix jours de là à Gênes. Le service sera +contre tous ennemis, et en conséquence, si à l'expiration du terme, les +galères se trouvaient en Romanie ou en Syrie, le mois alloué pour le +retour compterait jusqu'en Sicile, et il y serait ajouté dix jours pour +revenir de Sicile ou de Naples à Gênes. +Sur les 3,600 florins que chaque galère gagnera dans les quatre mois que +le traité embrasse, le roi avancera 1,000 florins dès le 1er décembre, et +si avant le 1er février il contremandait l'expédition, 500 florins lui +seraient rendus: les autres 500 resteraient aux armateurs en indemnité. +Outre le fret, le roi abandonne la moitié des profits qui se feront sur +ses ennemis, sauf les châteaux, héritages et prisonniers qui lui +appartiendront exclusivement. Il s'engage à ne faire ni paix ni trêve +avec l'Angleterre, sans y comprendre Doria, les galères et la commune de +Gênes. +Doria se fait allouer 100 florins par mois: il y aura sur la flotte un +chirurgien génois qui recevra 10 florins mensuellement. Sur la liste des +noms des capitaines des vingt galères, il y en a neuf du nom de Doria, +quatre Spinola, deux Squarciafico, etc., y compris un Grimaldi. Ce +dernier nom prédomine, au contraire, parmi les capitaines de Monaco. +4 C'est par le récit de Froissard, et par les chroniques que cite Dacier, +que nous connaissons le commandement de Barbavera dans ces compagnes +maritimes. +5 Froissard, ch. 80. +6 Ibid., ch. 122, et note de M. Dacier; Éd. de Buchon, pages 339, 340. +7 Barbavera est qualifié de sergent d'armes dans un compte, arrêté en +1346, du désarmement d'une autre flotte où se trouvaient des galères +génoises. (Voyez liv. 5, ch. 2.) Il paraît qu'alors il avait au-dessus de +lui un amiral et deux vice-amiraux français. +8 Malgré une remarque de M. Buchon, page 338, ce reproche de Froissard +n'est pas en contradiction avec celui de la grande chronique de France, +qui accuse les capitaines génois de n'avoir sur leurs galères que des +poissonniers au lieu de gentilshommes, c'est-à-dire des marins et non des +guerriers. Mais on lit dans un règlement sur les finances et sur les gens +de guerre du 6 décembre 1376, article 20 (Ordonnances de France, tome V); +«Nous avons entendu que les capitaines et les arbalestriers génevois +(génois) étant à présent à notre service, n'ont pas tenu dans le temps +passé et ne tiennent pas à présent le nombre d'hommes dont ils ont eu les +gages, et aussi en ont eu en leurs compagnies qui n'étoient pas Génois, +comme autres qui n'étoient pas arbalestriers, mais gens de petit état et +de petite valeur, lesquels ils avoient par petit profit: et avec ce, la +moitié et plus d'iceulx qui avoient été reçus comme arbalestriers ne le +sont mie.» En conséquence, afin de pourvoir aux cautèles et malices des +dessusdits, le roi nomme Marc Grimaldi, écuyer, capitaine général de tous +les arbalétriers. Il en choisira huit cents des meilleurs et cassera tous +les autres: il divisera les huit cents en compagnies; il les baillera +aux capitaines, et ils passeront en revue tous les mois. +9 Niceph. Gregoras, dans le style méprisant dos Grecs de Constantinople, +ne manque pas de dire que les Génois, pour se donner un doge, allèrent +prendre Boccanegra (il l'appelle Tuzus) ab ligone, à la bêche, à la +charrue. Liv. 13, ch. 13. + +LIVRE V. - LE DOGE BOCCANEGRA DÉPOSSÉDÉ. - UN DOGE NOBLE. - ACQUISITION +DE CHIO. - GUERRE VÉNITIENNE. - SEIGNEURIE DE L'ARCHEVÊQUE VISCONTI ET DE +SES NEVEUX.- BOCCANEGRA REPREND SA PLACE. - 1er ADORNO ET 1er FREGOSE, +DOGES. - GUERREDE CHYPRE. - CAMPAGNE DE CHIOZZA. (1339 - 1381) +CHAPITRE I. - Premier gouvernement du doge Boccanegra. - Jean de Morta, +doge noble. +1 En 1488 on voit des actes où l'office dont il s'agit est appelé Dit des +huit, et on y trouve des noms populaires. Serment au duc de Milan, Bibl. +R., ms. Collection Dupuis, 159. Dans le système de Foglietta, quand il +écrivait contre la noblesse dans sa jeunesse, le nom de Noble était +attaché à la magistrature des finances sans impliquer une distinction de +race parmi ceux qui l'exerçaient temporairement. +2 Quatuor gentes, expression consacrée pour désigner Spinola, Doria, +chefs des gibelins; Grimaldi, Fieschi, chefs des guelfes. +3 On dit que le peuple s'obstina à voir des chaînes et des carcans +préparés dans la maison de Boccanegra: c'étaient les colliers de ses +chiens et les anneaux auxquels ses chevaux étaient attachés. Serra, tome +II, page 316. +4 Expression de Stella. + +CHAPITRE II. - Génois en France à la bataille de Crécy. - Acquisition de +Chio. +1 Froissart, ch. 287. +2 Ducas, ch. 25. Pachymère, ch. 26. Cantacuzène, ch. 10, 11, 12 et 13. La +concession à l'amiral répond environ à l'an 1275. L'expulsion de ses fils +est de 1329. +3 Cantac, liv. 3, ch. 95. - Nic. Greg., liv. 15, ch. 6. +4 Ibid., liv. 2, ch. 29, 30, 31. +5 Suivant M. Serra, c'est à Chio que cette affaire fut réglée par +l'amiral Vignoso en vertu de ses pleins pouvoirs: il dit que les +officiers de la flotte achetèrent des possessions dans l'île ou s'y +marièrent, et qu'après les 29 années les familles, à qui restaient acquis +à perpétuité les revenus de Chio, se réunirent en une seule, et prirent +le nom commun de Giustiniani. Tome II, page 325. + +CHAPITRE III. - Valente doge. - Guerre avec Venise. - Seigneurie de +l'archevêque Visconti, duc de Milan. +1 Nic. Grég., liv. 5, ch. 6. +2 Idem, liv. 15, ch. 8. +3 Greg., 17, ch. 1; Pachymère, 12, 9. +4 Greg. 17, 1. M. Sauli l'entend autrement. Les douanes de Constantinople +ne rendaient que 30,000 pièces d'or, celles de Galata en produisaient +200,000 aux Génois. Tome I, page 293. +5 Greg. 17, 2. +6 Cantac, liv. 4, ch. 11. +7 Nicéph, Gregoras, 17, ch. 7, à la fin. +8 Ce qui inquiétait les Génois, c'est qu'on ne pouvait plus tirer les +marchandises de l'Inde, de la mer Caspienne par la mer d'Azof. Ils ne +pouvaient soutenir la concurrence de celles que les Vénitiens allaient +chercher par cette route. (Matt. Villani, liv. 1, ch. 83.) A la rupture, +Pétrarque adressa au doge de Venise André Dandolo une lettre pleine +d'érudition et de rhétorique pour détourner Venise de la guerre. Le doge +lui répond en louant son éloquence et l'engage à lui continuer le charme +de sa correspondance quand il en trouvera la matière. Quant à la guerre +contre les Génois, elle est juste et on la fera. Lettres famil. varior. +N. 1 et 2. +9 Matt. Villani met ce fait à Candie. Les chroniques génoises et +vénitiennes (Daru, liv. 8, page 545) parlent de Négrepont. On croirait +que ce nom a été commun en ce temps aux deux îles, à voir combien de fois +Villani les confond. +10 Il paraît que l'amiral génois avait prévu la tempête et pris ses +précautions (Sauli, liv. 1, page 352). +11 «Ce ne serait pas une tâche facile que de se charger de concilier les +récits des Grecs, des Vénitiens et des Génois.» Gilbert, ch. 63. Il a +raison. Cantacuzène accuse Pisani de lâcheté et d'incapacité avec une +violence inouïe. Mais son récit (il parle de lui-même) finit par ces mots +remarquables: «Il crut qu'on ne pourrait rien lui reprocher si après +avoir été abandonné par ses alliés il s'accordait avec ses ennemis. Bien +qu'ils fussent alors plus puissants que lui sur mer, ils ne laissèrent, +pas que de consentir à la paix.» Liv. 4, ch. 31. +12 Sauli, tome XI, page 216. +13 Sauli. tome I, page 346. +14 Pétrarque assista à Milan à la réception des ambassadeurs génois. Il +les trouva d'une contenance digne, où perçait la douleur du sacrifice de +la liberté génoise. Il leur témoigna son regret de voir Gênes +s'abandonner ainsi elle-même. Les ambassadeurs gibelins rejetèrent tout +le mal sur l'amiral guelfe qui s'était laissé vaincre et qui, à Carthage, +aurait été mis en croix. + +CHAPITRE IV. - Boccanegra redevenu doge. +1 Les trois neveux de l'archevêque partagèrent ses seigneuries, mais +celle de Gênes resta indivise «per non potersi dividere commodamente.» +Benvenuto San Giorgio, page 522. +2 Navagera dit simplement que la navigation de la mer Noire fut libre aux +deux nations, et qu'on se rendit les prisonniers, page 1042. N. B. Marino +Faliero dans sa conspiration avait compté sur l'aide des prisonniers +génois. +3 Matteo Villani, liv. l, ch. 5. +4 M. Sauli a donné, à la tête de son 2e volume de l'histoire de la +colonie de Galata, un excellent précis du régime de cette colonie à la +fin du XIVe siècle. A la suite de la restauration de Paléologue, les +Génois eurent un château à la pointe du Bosphore d'Asie; ils possédaient +Chio et Mételin et convoitaient Ténédos. Mais, sous prétexte que les +Vénitiens exigeaient qu'on leur rendit cette île, l'empereur se défendit +de la céder aux uns ni aux autres. Sauli, tome II, pages 42, 43.Ducas, +ch. 12. +5 Foglietta, liv. 7, page 143, dit expressément qu'on priva «nobilitatem +omnem, non modo publicis muneribus et honoribus, omnique procuratione +reipublicae, ac facultate naves ad bellum armandi, sed etiam privatae +negociationis causa comparandi.» +M. Serra soutient que les nobles ne furent pas exclus alors des places de +conseillers, et il cite textuellement, à ce qu'il semble, le décret même +de 1357 qui les exclut de la dignité de doge, de celle de vice-doge +(place qui ne fut pas remplie) et de suprêmes syndicateurs, et des +fonctions de podestat ayant droit de sang: et comme on ajoutait, par +forme d'ironie (ainsi dit M. Serra), que si, en les admettant aux +emplois, on a fait quelques exceptions, c'est autant pour leur bien que +par zèle populaire: puisque le décret se tait sur les places du conseil, +on doit conclure (c'est toujours M. Serra qui parle) qu'elles ne leur +étaient pas interdites. Le décret, si M. Serra l'a bien lu, doit +l'emporter sur le témoignage postérieur de Foglietta. Mais M. Serra, sur +ce même document, reconnaît que les douze conseillers devaient être six +marchands et six artisans des meilleurs. Il n'y a pas là place pour les +nobles. Dirait-on que les nobles étaient marchands eux aussi? Les +étrangers les confondent souvent sous cette dénomination; mais chez les +écrivains et les annalistes du pays, les marchands, ce sont toujours les +gros populaires par opposition aux nobles et aux artisans. Serra, tome +II, page 385. +6 Le marquis de Montferrat, ayant emprunté 17,000 ducats de la commune de +Gênes, lui livra pour gage, le 29 janvier 1359, la ville et le territoire +de Novi, pour les garder jusqu'à restitution de la créance. Benvenuti San +Giorgio, page 540. +7 L'impression de cet ouvrage en était ici quand nous avons tardivement +connu l'existence d'une nouvelle histoire de Gênes en huit volumes dont +les deux derniers imprimés en 1838 ne nous sont pas encore parvenus. Elle +a été élégamment écrite en italien par M. Charles Varese de Tortone. +Comme nous, il a fait usage des matériaux connus fournis par les anciens +écrivains génois. Seulement il paraît avoir pensé que la dignité de +l'historien ne permettait pas de rien emprunter aux naïvetés des vieilles +chroniques. +Nous regrettons qu'en alléguant l'insuffisance des documents antiques, il +ait évité de s'étendre sur certaines circonstances importantes. Il semble +avoir peine à avouer l'extrême faiblesse des commencements de la +république. Il ne s'explique pas sur l'origine de la noblesse génoise. +Enfin, cette histoire si étendue est presque exclusivement militaire et +politique; aussi s'y livre-t-on à de très-grandes excursions dans +l'histoire générale de l'Italie. Le point de vue en est donc bien éloigné +du nôtre. Au temps où nous avons vu un peuple navigateur et marchand même +quand il a les armes à la main, que l'intérêt commercial fait prospérer +et grandir, l'auteur italien signale déjà (ce sont ses termes) des +Achilles pour le combat, des Nestors pour le conseil, des Ulysses aux +paroles emmiellées pour les traités. +Nous ignorons encore dans quel esprit il a rendu compte des événements +récents. Mais il est juste de reconnaître qu'à l'occasion des combats que +les Génois, au dix-septième siècle, ont eus à soutenir contre l'ambition +des princes de la maison de Savoie, M. Varese s'exprime avec une libérale +impartialité. + +CHAPITRE VI. - Guerre de Chypre. - Nouvelle guerre avec les Vénitiens. - +Guarco, doge. +1 M. Serra égale à cette époque le florin d'or (monnaie qui est restée +toujours assez uniforme) à une livre et un quart de la monnaie de Gênes: +à ce compte le florin répondant aujourd'hui à 12 francs environ, la livre +de Gênes de 1370 équivaudrait à 10 francs de notre monnaie actuelle. La +somme accordée pour les frais de la guerre me paraît excessive. Mais M. +Serra cite textuellement la convention recueillie, dit-il, par Carlo +Speroni. Serra, tome II, pages 379 et 403. +2 On a remarqué que c'est dans l'expédition de Ténédos qu'on trouve la +première notion certaine de l'emploi des bombardes sur les galères de +Gênes, 1377. +3 André Gattaro, Ist. Padovan. apud Murat. Script. Ital., tome XVII, page +214. + +CHAPITRE VII. - Campagne de Chioggia. - Prise de la ville. +1 M. Sauli a imprimé un traité du 2 nov. 1382 dans lequel l'empereur Jean +fait avec les deux Andronic un nouveau traité de paix et de partage de +l'empire, dont le podestat et le conseil de Péra se portent pour garants +au nom de la république de Gênes. Ils promettent de prendre les armes +contre celui des trois princes qui envahirait le lot des autres ou leur +susciterait l'inimitié des Turcs. +Et à la suite de la copie découverte de ce traité, on voit une +déclaration de l'empereur Jean. Il proteste contre les infractions que +les Génois ont laissé faire à ces pactes par les deux Andronic: ceux-ci +ont pris des châteaux qui ne leur appartenaient pas, négocié avec les +Turcs, etc. La colonie de Péra leur a fait accueil, loin de tenir la +promesse de réprimer ces voies de fait. L'empereur Jean, au contraire, +passant à Péra, n'y a pas reçu les honneurs accoutumés. Della colonia de' +Genovesi in Galata. Tome II, pages 260 à 267; doc. 15. +2 M. Serra veut espérer que les historiens ont calomnié le gouvernement +de Gênes en supposant des instructions si violentes. Il se refuse à +croire aux réponses hautaines attribuées à Doria envers les députés de +Venise. Tome II, pages 442-458. Gattari, historien de Padoue, et un +écrivain trévisan affirment ces faits. Quelques Vénitiens prêtent ces +réponses à Carrara: mais l'entêtement indubitable de Doria rend +vraisemblable son arrogance. +3 M. Serra, d'après Sanuto, dit que Zeno, faisant une croisière +lucrative, ne voulait pas la quitter et éludait les ordres qui le +rappelaient à Venise. Il avait relâché en Candie et il n'en partait pas. +Le gouverneur de l'île envoya prendre la hache du bourreau et déclara +que, passé une certaine heure, cet instrument en finirait de quiconque +des équipages de la flotte, amiral ou matelot, se trouverait encore à +terre. P. 474. + +CHAPITRE VIII. - Désastre de Chioggia. +1 Le sel de Chioggia, dit M. Serra, fut pour les Génois ce qu'avaient été +pour les Carthaginois les délices de Capoue. Tome II, page 469. +2 Suivant M. Serra de 7200 prisonniers, il n'en restait que 3856. P. 504. + +LIVRE VI. - ANTONIOTTO ADORNO, TROIS FOIS DOGE. - GÊNES SOUS LA +SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE; - DU MARQUIS DE MONTFERRAT. - GEORGE ADORNO +DEVENU DOGE. (1382 - 1413) +CHAPITRE I. - Léonard Montaldo, doge. - Antoniotto Adorno, doge pour la +première fois. +1 Suivant M. Serra, ce seraient les huit qui auraient porté leur +dénonciation au parlement, et Guarco, dans sa maladroite justification, +n'aurait fait que se défendre. En général, M. Serra est favorable à +Guarco. Tome III, page 8. +2 Suivant M. Serra, les Fregose étaient aussi inscrits dans la +corporation des notaires; Adorno dans celle des tanneurs. Tome III, page +7. + +CHAPITRE II. - Le pape Urbain VI à Gênes. - Expédition d'Afrique. +1 L'un d'eux était archevêque à Gênes. +2 Chronique de Saint-Denis (Documents inédits), tome I, page 149. + +CHAPITRE IV. - Adorno met Gênes sous la seigneurie de Charles VI, roi de +France. +1 Enguerrand de Coucy était à Asti avec quelques troupes. Savone l'appela +pour se mettre sous la protection du roi de France. Chronique de Saint- +Denis, tome II, page 393. +2 Sismondi, Rép. it., ch. 12. +3 Archives du royaume et MS de la Bibl. du Roi. Collect. Dupuy, vol. 359. +L'instrument est du mois de février 1392 (1393). On a omis de déclarer en +quel lieu il est souscrit, mais les signataires étaient probablement à +Gênes, et, suivant l'original, ils étaient du moins présents en un même +lieu. Ce sont Raymond de Fieschi, docteur en droit et comte de Lavagna; +Jean Luc Grimaldi (deux chefs guelfes); Adam Spinola (un chef gibelin), +et avec eux Charles et Antoine Malocelli père et fils, et Joseph +Lomellini. Ils stipulent pour eux et aux noms des autres nobles ou +marchands tant des quatre familles que de plusieurs autres citoyens et +habitants de Gênes. On sait que, dans leur langage, citoyen veut dire +noble. Il y a aux archives une adhésion de Charles de Fieschi (1393). +Pour rendre le gouvernement à ces confédérés le roi fournirait un secours +de mille hommes d'armes et de cinq cents arbalétriers qu'il solderait de +ses deniers pour deux mois; il pourvoirait à leur transport par mer. +L'occupation étant opérée le roi sera reconnu seigneur supérieur et +perpétuel de Gênes. Le serment de fidélité lui sera prêté, et, en signe +de la suprématie, il recevra tous les ans quatre mille florins d'or de +cens ou redevance. Le roi protégera et défendra Gênes comme il défendrait +une de ses villes; néanmoins les Génois supporteront les frais de la +défense. A leur tour, ils auront pour amis les amis du roi, et pour +ennemis ses ennemis. Tant que durera la guerre de la France avec +l'Angleterre, aucun Génois ne pourra, sous peine de la vie, commercer +avec les Anglais. Gênes se réserve seulement le droit de tirer vengeance +des offenses qui lui seraient faites, et en ce cas elle pourra requérir +l'assistance de la France. +Le roi pourra en tout temps et dans toutes ses guerres armer à ses dépens +dans le port de Gênes, galères et vaisseaux, enrôler des arbalétriers sur +le territoire. S'il allait combattre les infidèles outre-mer, ou s'il y +envoyait un prince de sa famille, la ville, à ses propres frais, +fournirait le dixième des galères. +Les actes publics seront faits au nom du roi et du gouvernement de Gênes. +Les gouverneurs seront ceux qui lui seront présentés à la majorité des +suffrages des contractants ou de leurs constituants. Si l'on venait à +s'accorder sur le choix d'un seul individu, il serait unique gouverneur. +Si ceux qu'on aurait choisis manquaient à la fidélité due à la couronne +de France, le roi pourrait les révoquer et leur donner des successeurs, +toutefois avec le consentement et sur une nouvelle présentation des +confédérés. Ceux-ci semblent ainsi se créer des droits personnels et +permanents. Seulement, ils se réservent d'associer à leur gouvernement +d'autres nobles s'ils le jugent à propos. Enfin, on n'oublie pas de +stipuler que si, l'entreprise manquant, les biens des contractants sont +exposés aux rigueurs du peuple de Gênes et de son gouvernement, le roi +fera saisir en France les biens des Génois populaires pour servir à +l'indemnité des nobles dépouillés. +4 Chron. de Saint-Denis, liv. 16, ch. 19, tome II, page 401. +5 Les intrigues de Jean-Galéas pour faire rompre la négociation entre +Gênes et la cour de France sont indiquées dans la chronique de Saint- +Denis, liv. 17, ch. 3 et 10. +6 Les actes mentionnés relativement à la seigneurie de Charles VI +existent aux archives du royaume. On en voit les copies à la Bibliothèque +royale, collection Dupuy, 159. + +CHAPITRE V. - Gouvernement français. - Mouvements populaires. +1 Hénault (abrégé chronologique) rapporte cette accusation a Saint-Pol. + +CHAPITRE VI. - Gouvernement de Boucicault. - Expédition au Levant. +1 Le Génois Gatilusio, prince de Métellin, fut caution de la rançon du +duc de Bourgogne. Ducas, ch. 13. +2 M. Serra dit que Boucicault fit couper la tête au bourreau qui avait +laissé fuir sa victime. Tome III, page 60. +3 Suivant M. Serra, tome III, page 59, Boucicault congédia les anciens du +conseil qu'il trouva en place, et en nomma d'autres à son gré. +4 M. Serra dit que le principal ministre de Tamerlan, Ascala, était né à +Caffa d'origine génoise. Tome III, page 187. M. Silvestre de Sacy a donné +(Mémoires de l'acad. des inscr. et belles-lettres, tome VI, p. 410) la +correspondance de Tamerlan avec Charles VI, en 1403. On y voit que le +conquérant avait écrit avant ce temps aux républiques de Venise et de +Gênes pour les inciter contre Bajazet, leur ennemi commun. +5 Ducas, ch. 16, 17. +6 Ibid., 14. +7 Le traducteur de la chronique de Saint-Denis paraît avoir fait erreur +en confondant cette ville avec Alexandrette de Syrie (Chron. de Saint- +Denis, tome III, page 83). Collection de documents inédits. Il remarque, +au reste, avec raison que le récit de tout ce voyage dans la chronique +diffère assez de ce qui en est dit dans le livre des faits et gestes de +Boucicault, collection de Petitot. +8 Beyrouth. + +CHAPITRE VII. - Derniers temps du gouvernement de Boucicault. +1 Il appella a Gênes saint Vincent Ferrier pour y prêcher en faveur du +pape reconnu par la France et par l'Espagne. Serra, tome III, page 69. +2 Les écrivains génois le nomment Luc de Gilbert. Monstrelet, ch. 62, +l'appelle Cholette de la Choletterie. La biographie du maréchal n'arrive +pas jusqu'à cette époque fâcheuse de la vie de son héros; mais elle nomme +fréquemment parmi les chevaliers les plus affidés du maréchal, le +seigneur de la Choletterie, liv. 2, ch. 15, et elle l'appelle Choleton, +liv. 3, ch. 21. Les Génois, habitués à désigner les hommes par leur nom +de baptême, ont sans doute suivi ici cet usage. +3 Monstrelet, ch. 42. +4 Ibid., 154. + +CHAPITRE VIII. - Banque de Saint-George. +1 Relazione esattissima del governo antico e moderno della R. di Genova, +1626. MS Bib. R., 10439. M. Serra a vu depuis dans les archives de Saint- +George le décret original sur parchemin dont les historiens n'ont rien +dit. Il est du 23 avril 1407. Boucicault, les anciens, et l'office de la +Provision, avec le consentement de l'office de la monnaie, des +Procurateurs et des Pères de la commune, nomment George Lomellini, +Frédéric Promontorio, Barthélémy de Pagani, Raphaël Vivaldi, Antoine +Giustiniani, Lucien Spinola, et Cosme Tarigo, et les chargent de racheter +et libérer les revenus de la commune, de liquider et éteindre les actions +auxquelles ces revenus étaient affectés, avec pleine faculté de revoir +les comptes, faire toutes réductions, et assigner les produits nouveaux, +sans tort ni dommage de qui que ce soit, pour autant que cela se trouvera +possible. Ce travail des commissaires dura un an. M. Serra ajoute qu'ils +s'attachaient à ce que les dividendes communs répondissent à 7 pour cent +d'intérêt sur les capitaux. +2 Stella. +3 Les actions de la banque ne pouvaient être transférées que par la +signature de leur propriétaire titulaire, sauf pour héritage, disposition +testamentaire ou dot constituée. Elles étaient insaisissables. + +CHAPITRE IX. - Gouvernement du marquis de Montferrat. - George Adorno +devient doge. +1 Leges antiquae Januens. MS des archives de Gênes, cité par M. Serra, +tome III, page 88. +2 Le doge a, dans les actes seulement, les titres de Magnifico illustre +et Eccelso; partout ailleurs il ne doit être appelé que Messer Doge. Dans +les cérémonies il marche seul: le doyen des anciens et le podestat +viennent après lui en même rang entre eux. +3 Le décret énumère les magistrats inférieurs: les proviseurs, les +magistrats de Romanie, de la marchandise, de la guerre et de la paix, et +les consuls de la raison. Les proviseurs sont des magistrats de haute +police tels que devinrent depuis les inquisiteurs d'État. Ils sont +chargés aussi de faire le budget des dépenses publiques. L'office de +Romanie était l'administration des colonies de Péra et de la mer Noire. +L'office de la marchandise était un tribunal de commerce. Les consuls de +la raison jugeaient les différends de moins de 100 liv. +Le budget est fixé pour 1413 à 72,324 livres génuines, indépendamment de +la dette publique soldée par les revenus abandonnés à la banque de Saint- +George. M. Serra estime la somme ci-dessus égale à 1,119,770 livres de +Gênes modernes (933,142 francs); évaluation qui, comme toutes celles que +j'ai citées, ne se rapporte qu'au poids des espèces et au prix vénal des +métaux de chaque époque comparé à leur cours actuel. + +LIVRE VII. - LES ADORNO ET LES FREGOSE. - SEIGNEURIE DU ROI DE FRANCE ET +DES DUCS DE MILAN PLUSIEURS FOIS RENOUVELÉE. - PAUL FREGOSE ARCHEVÊQUE ET +DOGE A PLUSIEURS REPRISES. - L'AUTORITÉ RESTÉE A LOUIS LE MORE, DUC DE +MILAN; AUGUSTIN ADORNO GOUVERNEUR DUCAL. - PRISE DE CONSTANTINOPLE. - +PERTE DE PÉRA ET DE CAFFA. (1413 - 1488) +CHAPITRE I. - Le doge George Adorno perd sa place. - Thomas Fregose doge. +1 On trouve dans l'histoire de Montferrat de Benvenuto S. Giorgio +(Muratori, Scrip. It., tome XXIII) un acte passe par-devant notaire à +Acqui, par lequel le marquis Théodore traite avec Isnard Guarco, Montaldo +et de Franchi, et leur promet son appui dans l'entreprise qu'ils +s'engagent à tenter pour renverser le gouvernement d'Adorno, et pour +donner à Gênes un doge gibelin. Le marquis conférera à ce doge le +vicariat de l'empire, si l'empereur le lui permet. Il renonce, au reste, +pour lui-même à réclamer le gouvernement de Gênes, directement ou +indirectement. Il confirme ces engagements par serment et par une clause +pénale de 10,000 florins d'or. L'acte porte la date du 29 janvier 1415. +Ne serait-ce pas plutôt 1413 (1414) car ce traité semble se rapporter +parfaitement à la tentative que nous venons de voir, plutôt qu'à une +intrigue postérieure pour la renouveler après sa mauvaise issue? +2 Il reste à Gênes des tableaux de ce temps où l'on voit figurés les +travaux et les moyens employés pour les accomplir. D'ailleurs les +annalistes les ont décrits avec une minutieuse exactitude. On peut donc +se faire une idée de l'état de l'art des constructions hydrauliques de +cette époque. De longues poutres armées de pointes ferrées furent +enfoncées en terre sur le sol inondé; elles y furent plantées à 25 et 30 +pieds de profondeur. On fit de ces pilotis une estacade qui résista au +flot extérieur. L'épuisement se fit alors avec la constance et la +patience qui suppléaient à des engins plus énergiques que ceux qu'on +possédait alors. Dans les détails qui nous sont restés, nous observons la +grande roue à chapelet et à godets telle que les Arabes l'ont transmise +aux jardins de notre midi. A Gênes elle était mue par des hommes +piétinant dans un tambour. Nous retrouvons aussi la cigogne à fléau +suspendu portant un seau que la main d'un homme aidé par le jeu du levier +plonge et retire sans trop de peine; misérable ressource pour dessécher, +mais encore aujourd'hui seul moyen employé à Gênes pour l'arrosage. +3 Corrio, cité par Serra, 3, 104. +4 400,000, suivant M. Serra qui les estime à 1,470,000 livres modernes de +Gênes (1,225,000 francs). Un écrivain du XVIe siècle dit que le sénateur +Pinelli ayant attaqué dans le sénat le marche de Livourne, fut trouvé +pendu en place publique avec cet écriteau: «Cet homme a dit ce qui +devait être tu.» M. Serra, tome III, p. 119, remarque que Stella, +contemporain, n'a pas raconté un fait si grave, que postérieurement deux +auteurs accrédités, Foglietta et Giustiniani, lesquels ont écrit +antérieurement à celui qui a mentionné cet incident, n'en parlent en +aucune manière. D'autre part les historiens rapportent le supplice +nocturne et l'odieuse inscription, au temps du doge Pierre Fregose, à la +personne de Galeotto Mari, et à l'année 1415 (voyez ci-après), ce qui +rend suspecte l'anecdote dont il s'agit ici, quoiqu'elle ne soit pas +absolument invraisemblable. + +CHAPITRE II. - Seigneurie du duc de Milan. +1 Serra dit que Torelli emporta secrètement le drapeau à Milan. Tome III, +p. 127. +2 En 1425, les Florentins et les Vénitiens, ligués contre le duc de +Milan, avaient envoyé des ambassadeurs pour traiter de la paix sous la +médiation du pape. Une des conditions exigées par les alliés était +l'affranchissement de Gênes; le duc ne voulut pas y entendre et l'on se +sépara. Navagera, 1088. +3 Dans un écrit du temps, manifeste ou pamphlet, les Génois reprochent au +duc de Milan les pertes qu'ils ont subies dans les expéditions maritimes +dont il leur a imposé les directeurs, tandis que lorsqu'il leur avait +laisse la faculté de choisir eux-mêmes leurs chefs, ils n'avaient eu que +des victoires. Serra, tome III, page 169. + +CHAPITRE III. - Victoire de Gaëte. - Le duc de Milan en usurpe les +fruits. - Il perd la seigneurie de Gênes. +1 Il était notaire. Serra, tome III, page 151. +2 M. Serra, tome III, page 156, donne la dépêche originale d'Azzeretto +adressée au conseil des anciens et à l'évêque commissaire milanais; elle +mérite d'être conservée et traduite: +«Magnifiques et révérends seigneurs, avant tout nous vous supplions +qu'il vous plaise rapporter notre grande victoire à Dieu, à saint George, +et à saint Dominique dont c'était la fête vendredi dernier, jour de la +sanglante bataille où nous sommes demeurés vainqueurs, non par nos +forces, mais par la vertu de Dieu, parce que la justice était de notre +côté. Le 4 de ce mois, le matin de bonne heure, nous rencontrâmes sur la +mer la flotte du roi d'Aragon, forte de quatorze vaisseaux choisis sur +vingt. Six étaient très-forts, les autres de portée ordinaire. Elle +portait le roi et les barons comme vous verrez ci-après, et six mille +hommes, suivant ce qu'ils nous ont dit depuis. Le plus faible navire +avait trois à quatre cents hommes, les moyens six cents et le vaisseau +royal huit cents. Le roi d'Aragon s'y trouvait avec l'infant D. Pierre, +le duc de Sessa, le prince de Tarente et cent vingt chevaliers. La flotte +avait aussi onze galères et six barbettes. Le vent venait du Garigliano, +ce qui leur donnait la faculté d'attaquer. Nous nous en tenions à l'ordre +que vous nous aviez donné d'éviter une bataille s'il se pouvait, mais de +secourir Gaëte; nous nous efforcions en conséquence de gagner le vent, et +nous naviguions vers l'île de Ponza, toujours suivis par l'ennemi qui +nous rejoignit bientôt. Le vaisseau du roi, le premier, nous aborda par +notre proue et s'y attacha étroitement (amorosamente); nous avions à +l'autre bord, à la poupe et à la proue, trois autres vaisseaux. Ne pensez +pas que nos patrons et mariniers aient cherché à fuir: ils se sont jetés +sur les ennemis, et les uns et les autres nous sommes restés liés corps à +corps. Les vaisseaux nous tiraient des bombardes et des traits à leur +plaisir. Les galères aragonaises fournissaient les vaisseaux de troupes +fraîches à tout moment; la mer était très-calme. Nous avons combattu +ainsi depuis douze heures jusqu'à vingt-deux sans intervalle ni repos. +Enfin, et grâce à la justice de notre cause, le Très-Haut nous a donné la +victoire. D'abord, nous avons pris le vaisseau du roi: nos autres +galères en ont pris onze; une galère aragonaise a été brûlée; une autre +abandonnée et submergée. Deux se sont écartées de la bataille, et ont fui +pour en aller porter la nouvelle. Le roi d'Aragon est resté prisonnier +avec le grand maître de Saint-Jacques, le duc de Sessa, le prince de +Tarente, le vice-roi de Sicile, et grand nombre d'autres barons, +chevaliers et gentilshommes, outre Meneguccio dell'Aquila, capitaine de +cinq cents lances. Les autres prisonniers se comptent par milliers, comme +vous en serez exactement informés dès que j'aurai le loisir de le faire. +Je certifie à vos magnificences et à votre paternité que je ne sais par +où commencer pour rendre compte dignement, et avec les éloges mérités, +des exploits de tous mes compagnons et équipages, pour témoigner de +l'obéissance et de la grande révérence qu'ils m'ont toujours montrées, +principalement le jour de la bataille. S'ils avaient combattu sous les +yeux de vos seigneuries, ils n'auraient pu faire davantage. Ils méritent, +en vérité, d'être singulièrement loués et ré-compensés. Que Christ nous +fasse la grâce que nous puissions aller de mieux en mieux.» +N.B. Ces derniers mots sont écrits en idiome génois; le reste de la +lettre est en toscan. +3 Serra, tome III, page 162. +4 M. Serra donne l'analyse d'un manifeste violent dans lequel les Génois +adressent au duc de Milan la justification de leur soulèvement, c'est-à- +dire l'exposé de leurs griefs. Il est en latin, daté du 18 décembre 1436. +Mais cette pièce pourrait bien n'être que le produit de la rhétorique +d'un écrivain privé. Il n'y a pas de trace de son authenticité. Voy. +Serra, tome III, page 169. + +CHAPITRE IV. - Thomas Fregose, de nouveau doge à Gênes, embrasse la cause +de René d'Anjou, qui perd Naples. - Raphaël Adorno devient doge. - La +place est successivement ravie par Barnabé Adorno, par Janus, Louis et +Pierre Fregose. +1 Un Génois y commandait (Antoine Calvi); René lui devait une forte somme +et no pouvait s'acquitter. Il ne partit pas de Naples sans écrire à son +créancier, en l'autorisant à traiter de la reddition du château, et à se +la faire payer en compensation de sa créance. Serra, tome III, page 174. +2 MS de la Bibl. Coll. Dupuy, 2, 159. + +CHAPITRE V. - Prise de Constantinople. - Perte de Péra. +1 Ducas, c. 34 à 39. +2 Notices des MSS de la Bibl. du Roi, tome XI, page 58. +3 Sauli, tome II, page 162. +4 Il était venu de Gênes sur une des deux galères que le doge Fregose +avait expédiées a Constantinople. Giustiniani, cinq ans auparavant, avait +été consul de Scio. Serra, tome III, page 199. +5 A Péra, il fut immédiatement embarqué pour Scio, où il arriva mourant. +M. Serra s'attache à justifier Giustiniani. Il montre, sur de bonnes +autorités, qu'il n'y eut de sa part ni trahison ni lâcheté. Tome III, +pages 210, 214. Ducas rend justice à Giustiniani, c. 39. +6 Ces deux lettres sont imprimées dans le recueil des lettres de Jacques +Bracelli, secrétaire de la république, à qui la réponse au roi d'Aragon +est attribuée. Jacobi Bracelli Elucubrationes. Il est à la Bibl. royale, +à la suite des annales de Bonfadio. +7 Gibbon, ch. 63, 64. +8 Cantacuz., liv. 2, ch. 53; liv. 3, ch. 81-95. +9 Gibbon, ch. 65. +10 Ducas, ch. 27, dit avoir pris copie des lettres sur lesquelles ce +marché fut conclu en 1421. Un vizir d'Amurat les porta à Adorno avec cinq +cent mille écus. +11 M. Serra, tome III, page 189, admet d'après Michel Ducas qu'Adorno, +enchaîné par sa promesse, refusa les offres d'un compétiteur qui lui +demandait de lui livrer le prince au prix de la moitié de la Natolie. M. +Sauli remarque que Lebeau, dans son histoire de Turquie, justifie Adorno. +12 L'imputation se trouve dans une lettre d'AEneas Sylvius. M. Sauli +donne, d'après Muratori, la singulière citation du récit d'un Vénitien +suivant laquelle certains pirates génois firent marché de passer l'armée +à un ducat par tête avec le consentement du cardinal Condolmieri, légat +qui aurait pris part à cet infâme marché. L'armée aurait été de plus de +cent mille hommes. Ce témoignage est unique, et un autre Vénitien avait +écrit en marge, Mentiris, ajoutant, il est vrai, comme témoin oculaire, +qu'il y avait là un navire de la famille Salvago. Quand il aurait été +employé à ces transports, un vaisseau ne transporte pas une armée. + +CHAPITRE VI. - Pierre Fregose remet Gênes sous la seigneurie du roi de +France et sous le gouvernement du duc de Calabre. +1 Deux actes du 25 juin 1458, MSS de la Bibl. du Roi, coll. Dupuy, tome +CLlX. Le traité du duc de Calabre est du 7 février précédent. Les +originaux sont aux archives du royaume. +2 On demandait au roi la promesse de ne traiter séparément avec aucune +ville de la Ligurie; et le roi avait consenti. Cependant on trouve peu +après (11 décembre 1460) un acte par lequel il reconnaît avoir reçu, à +Bourges, le serment des habitants de Savone par l'intermédiaire de leurs +ambassadeurs. (Collection Dupuy, CLIX.) +3 Un historien dit que Charles VII demandait à Gênes des vaisseaux pour +faire la guerre aux Anglais; qu'on les refusa et que ce fut un motif de +brouillerie. Il est vrai que, dans les conventions récentes, le roi avait +consenti à ce que la guerre, si elle se renouvelait, n'interrompît pas le +commerce des Génois avec l'Angleterre; mais à cette époque il n'y avait +plus trace d'hostilité, et l'on n'aperçoit pas à quelle occasion le roi +aurait pu recourir à la marine des Génois. + +CHAPITRE VII. - Prosper Adorno devient doge. - L'archevêque Paul Fregose +se fait doge deux fois. - Le duc de Milan Sforza redevient seigneur de +Gênes. +1 Les actes, cessions, hommages et ratifications par lesquels Louis XI +investit de la seigneurie de Gênes François Sforza et Blanche Visconti, +sa femme, sont aux archives du royaume et leurs copies à la Bibliothèque +du Roi, collection Dupuy, tome CLIX. Dans la ratification le duc de Milan +explique que, par le texte de son hommage, il est dispensé de rien faire +au préjudice de la ligue italienne, mais il promet d'empêcher que les +alliés n'introduisent dans les ports de la république de Gênes aucune +force pour faire la guerre au roi René ou au duc de Calabre. +2 M. de Sismondi rapporte cette anecdote à une négociation plus tardive, +ignorée, comme il le remarque, de Foglietta et de Bizzari. Il la place en +1480. Histoire de France, page 538, et en note. +3 Savone, toujours pressée de se séparer de Gênes et de faire sanctionner +son indépendance, se hâta de demander à Sforza la reconnaissance de ses +privilèges. Elle demandait que le duc promit de ne jamais aliéner sa +seigneurie. Il répond simplement que son intention est de ne rien perdre +et plutôt d'acquérir. Savone demande encore une déclaration absolue qui +la mette hors de toute dépendance de Gênes; Sforza se réserve de +s'informer plus à fond; mais il veut que les habitants de Savone sachent +qu'il sera très-vigilant tuteur et conservateur de leurs droits et de +leurs honneurs. Actes du 3 mars 1464. Collection Dupuy, tomes CCCCLII, +CCCCLIII. +4 Le roi de France donna une nouvelle investiture. On rappelle dans les +actes faits à cette occasion ce qui était exprimé dans ceux de 1464. On +rattache les concessions du roi aux intelligences, confédérations et +ligues convenues le 6 octobre 1460, Louis étant alors dauphin de France. +MSS de la Bibl. royale, collection citée: on y trouve aussi une +confirmation de 1473. + +CHAPITRE VIII. - Perte de Caffa. Révolte contre le gouvernement milanais; +le duc de Milan traite avec Prosper Adorno, qui devient d'abord +vicaire, puis recteur, en secouant le joug milanais. +1 On dit qu'il existe encore dans les montagnes de Derbent des familles +dont les noms sont génois et qui descendent des fugitifs de Caffa. Serra, +tome III, p. 250. +2 Les événements de cette époque ont été fournis aux historiens +postérieurs par les commentaires d'Antoine Galli, contemporain, +chancelier de Saint-George; Muratori (Script. ital., XIII, 237) a trouve +cet écrit oublié, que Foglietta avait suivi phrase à phrase. +3 Serra remarque que le nom de sénat était donné depuis peu au conseil +des anciens, tome III, page 256. +4 Ils obtinrent en outre, dit M. Serra, des privilèges héréditaires qu'un +gouvernement sage peut à peine concéder à vie. Tome III, p. 266. + +CHAPITRE IX. - Adorno expulsé, Baptiste Fregose devient doge; il est +supplanté par l'archevêque Paul, devenu cardinal. Ludovic Sforza seigneur +de Gênes. +1 M. Serra n'a pas poussé plus loin l'histoire de sa patrie. + +LIVRE VIII. - CHARLES VIII. - LOUIS XII. - FRANÇOIS Ier EN ITALIE. - +SEIGNEURIE DE GÊNES SOUS LES ROIS DE FRANCE. - VICISSITUDES DU +GOUVERNEMENT. - ANDRÉ DORIA. - UNION. (1488 - 1528) +CHAPITRE I. - Charles VIII. +1 Il en coûta 14,000 francs d'intérêt pour quatre mois seulement; « +aucuns disaient que des nommés avaient part à cet argent et au profit.» +Comines, ch. 5. +2 Par deux lettres de Lyon du 22 janvier et du 8 février 1498, Charles +VIII mandait aux Génois de ne rien entreprendre pour ravoir Sarzane, +qu'il avait promis aux Florentins. Documents histor. inédits, tome I, +page 670. +3 C'est l'origine de la procession encore chère au peuple de Gênes connue +sous le nom des Casaccie. + +CHAPITRE II. - Louis XII en Italie; seigneur de Gênes. +1 Le curieux document des demandes génoises et des réponses du roi existe +aux archives du royaume, registre 233. On demandait un lieutenant +ultramontain (c'est-à-dire, relativement à Gênes, un Français). On +insistait pour qu'il fût changé tous les trois ans. Le roi accorde le +premier chef: sur le second il répond que quand ce serait son propre +fils premier-né qui serait le gouverneur, il le destituerait le jour où +il se comporterait mal; mais qu'il serait injuste et sans raison de se +défaire de celui qui aurait bien gouverné pendant trois ans. + +CHAPITRE III. - Mouvements populaires; gouvernement des artisans. - Le +teinturier Paul de Novi, doge. - Louis XII soumet la ville. +1 On voit aux archives du royaume les pressantes supplications des +commissaires de la noblesse, s'adressant au roi et à Chaumont d'Amboise, +demandant des secours pour remettre l'ordre dans Gênes, en envoyant leur +engagement personnel de contribuer à cette dépense. (8 janvier 1507). +2 L'enceinte propre de la ville de Gênes du côté de la terre est un mur +ancien tel qu'il suffisait à la défense avant l'emploi de l'artillerie de +siège. Ce mur a figure de bastion seulement à partir du bord de la mer du +côte occidental, et en remontant vers le Nord, de la porte Saint-Thomas +jusqu'à la porte Carbonara, qui répond à la place de l'Annonciade; c'est +un quart peut-être du contour de la ville. Tout le reste de la muraille +est, sans fossé ni chemin de ronde, contigu aux maisons et aux palais à +l'intérieur et à l'extérieur. Ce n'est plus qu'une enceinte de police et +non une fortification. Elle n'a jamais été faite à l'épreuve du canon ni +pour en porter. Nous verrons, avant la fin de ce livre, qu'en 1522 +quelques pièces d'artillerie montées à bras contre une porte dans la +partie bastionnée de ce mur, firent brèche immédiatement, et dès que la +porte fut abattue, la ville fut prise. +La fortification moderne, la véritable enceinte, part des deux côtés de +la mer, et, enveloppant la cité, les faubourgs et les montagnes au pied +desquelles la ville est bâtie en étages, forme, du sommet de ces +montagnes à la mer, un triangle immense qui domine en même temps les deux +vallées de la Polcevera et du Bisagno, entre lesquelles Gênes est située. +La vieille muraille fût-elle partout capable de résistance, étant ainsi +dominée sur tous les points par ces montagnes que la fortification +nouvelle couronne, ne peut servir pour la défense. Si donc, on peut à la +rigueur employer l'expression de double enceinte, militairement parlant, +il n'en existe qu'une seule. +3 Il y a dans la collection Dupuy, tome CLIX, une lettre originale de la +baillie de Gênes au roi du 25 novembre 1507. On s'était préparé à faire +payer à Lyon, en foire de la Toussaint, 50,000 écus pour un terme échu de +la contribution; mais le roi ayant écrit de verser la somme entre les +mains de son trésorier de Milan, on s'est hâté de se conformer à ce +nouvel ordre. + +CHAPITRE IV. - Les Français perdent Gênes. - Janus Fregose, doge. - +Antoniotto Adorno gouverne au nom du roi de France. - Octavien Fregose, +doge. +1 Fils d'Augustin, gouverneur pour Ludovic Sforza en 1488. +2 4 avril 1513. MS Dupuy, tome CLIX. +3 Le grand écuyer était alors Galéas San Severino. Voyez Sainte-Marthe, +histoire généalogique de la maison de France, tome II, ch. 15. +4 MS de la Bibl. R., coll. Dupuy, tome CLIX, pièce dernière. + +CHAPITRE V. - Octavien Fregose se déclare gouverneur royal pour François +1er. - La ville prise par les Adorno. - Antoniotto Adorno, doge. +1 On trouve dans la collection Dupuy, tome CCCCLIII, un mémoire sans +date, adressé au roi pour prouver qu'il ne doit pas envoyer un lieutenant +français, qu'il doit choisir un Génois: Janus Fregose lui est indiqué de +préférence. +2 On a vu que l'intérêt du monopole du sel était une grande affaire +d'État, et un perpétuel sujet de jalousie entre Gênes et Savone. On le +verra encore. Il y a dans les MSS de la Bibl. royale, coll. Dupuy, tome +CLIX, une lettre originale des protecteurs de Saint-George à Louis XII. +Ils lui dépêchent un délégué pour lui faire des plaintes et pour obtenir +répression, au sujet d'une cargaison de sel que Savone a tirée d'Aigues- +Mortes: le roi, disent-ils, ne sera pas moins exact observateur de ses +concessions qu'il a été généreux à les concéder. +3 Collect. Dupuy, tome CCCCLIII. + +CHAPITRE VII. - André Doria passe du service de France à celui de +l'Autriche. - Les Français expulsés de Gênes. - Union. +1 Nous avons une lettre originale d'André Doria au roi, du 7 avril 1528. +En voici quelques passages: ils se rapportent d'abord à une expédition +sur la Catalogne, que l'on faisait sans lui: «Sire, il vous a plu +m'établir votre lieutenant général sur votre armée de mer: je ne veux +pas dire que je l'aie mérité; mais vous savez que, pour entretenir un +tel état, vous ne m'avez donné un seul écu.... Et maintenant dites par +votre lettre que ne me pourrois trouver en ladite entreprise de Catalogne +pour la distance d'ici en Provence. Je n'ai trouvé aucun voyage difficile +quand il y a eu apparence de bon effet et temps disposé à l'exécution +encore: quant à celui-ci, ne seroit impossible par aucune péremptoire +raison. A cause de l'autorité que vous a plu me donner sur votre armée, +pouvois avoir notion de celui qui auroit charge de la conduite. Par quoi, +me semble, ceux qui vous ont mal rapporté de moi contre la vérité avoir +été ouïs et totalement crus. Si veux bien dire, nonobstant que j'aie la +barbe blanche, ne se trouvera personne ayant la connoissance ne le +vouloir meilleur de moi: et m'est donné occasion de penser que vous ne +vous souciez de mon service. Selon ma possibilité me suis instamment +employé le plus loyalement que j'ai pu sans y épargner corps et biens, +que me peuvent témoigner plusieurs de vos serviteurs, mêmement vos +ennemis: au moyen de quoi.....trouve bien étrange cette chose, par +laquelle puis juger que n'avez acceptable mon service. Mais puisqu'ainsi +vous plaise, Dieu me donne patience. - Joint que n'est donné ni fait +démonstration de donner ordre à ce dont je vous ai tant de fois fait +requête pour subvenir à l'urgente nécessité où je me trouve à cause de la +grande cherté des vivres qui est deçà, pour laquelle, je ne puis sans +être entièrement satisfait, fournir à l'entretenement de mes galères. - +Vous supplie de me donner libéralement congé, lequel, pour les raisons +ci-dessus, prendrai autant à gré que si vous me faisiez satisfaction de +tout ce que m'avez fait promettre tant par lettres, messagers, +qu'autrement: et si votre plaisir n'est tel, à tout le moins, sire, vous +plaise députer un autre chef à vos galères.» +Et au sujet des galères qu'il avait devant Naples, il ajouta: +«J'avois envoyé deux de mes gens en Languedoc faire aucune quantité de +biscuit, qui les eût pu entretenir un mois ou cinq semaines. Toutefois +ils sont revenus ici parce que M. de Clermont, lieutenant audit pays, n'a +voulu permettre enlever ledit biscuit. Donques, sire, si lesdites galères +sont contraintes retourner ici sans faire service, aucun blâme n'en doit +être mis sur moi, attendu que j'ai fait mon devoir par cette lettre et +par toutes les autres.» Collect. Dupuy, tome CCCCLIII. +2 Il existe une lettre écrite le 28 septembre 1528 par Jean Doria, parent +de l'amiral, adressée de Lyon au cardinal de Sens, à Paris. Doria se +rendait à Marseille par ordre de son cousin. A une journée de Lyon il a +appris à sa grande surprise ce qui venait de se passer à Gênes. S'il +avait été présent, il aurait emmené les galères, il aurait donné la main +à Saint-Pol. Il serait encore disposé à s'employer pour le service du roi: +malheureusement il est sans argent; il demande qu'on lui en fournisse +et qu'on lui fasse livrer des captifs pour équiper une galère. - Cette +lettre est excessivement embarrassée. Bibl. royale, collect. Dupuy, tome +CCCCLIII. + +LIVRE IX. - ÉTABLISSEMENT ET DIFFICULTES DU NOUVEAU GOUVERNEMENT. - +CONSPIRATION DES FIESCHI. (1528 - 1547) +CHAPITRE I. - Constitution. - Savone. +1 M. Michelet, en faisant allusion à la situation singulière de ces +familles et à la déchéance de la noblesse aux XIVe et XVe siècles dans +certaines républiques italiques, dit qu'à Gênes on en vint à ce point +qu'on anoblissait pour dégrader, et pour récompenser un noble on +l'élevait à la dignité de plébéien. Hist. de France, t. II, p. 589. +L'expression est piquante et spirituelle: elle n'est pas exacte. Jamais +la démocratie génoise n'a exercé un pareil ostracisme... Depuis que le +pouvoir avait été saisi par le peuple, on n'anoblissait plus ni pour +dégrader, ni pour honorer. Il ne restait aucun moyen d'être fait noble ou +de le devenir. Les familles patriciennes combattaient ou attendaient, +nullement disposées à renier leur titre. Un très-petit nombre adonnées au +parti populaire se vantaient de s'être toujours contentées de la dignité +de plébéiens: on voulait bien les croire, on ne les récompensait pas. + +CHAPITRE II. - Vues de François 1er. - Dernière tentative des Fregose. - +Charles-Quint à Gênes. +1 Les historiens génois ne paraissent pas avoir connu ce traité. Il est +aux archives du royaume sous la date du 18 mars 1529. Les pouvoirs du roi +à l'ambassadeur y sont mentionnés sous la date du 11 février 1528 (1529). +Janus, traitant tant en son nom qu'en celui de ses fils, promet de +rapporter la ratification de César absent: celui-ci ratifie à Ripalta le +dernier avril. C'est l'exemplaire du traité au bas duquel il a signé sa +ratification qui se voit aux archives. + +CHAPITRE III. - Expéditions de Doria au service de Charles V. - Désastre +d'Alger. - Nouvelle guerre. - Traité de Crespy +1 Proprement Barberousse n'était que fils de renégat. + +LIVRE X. - RÉFORME EXIGÉE PAR DORIA. - LOI DITE DU GARIBETTO. - GUERRE +DES DEUX PORTIQUES DE LA NOBLESSE, INTERVENTION POPULAIRE. - ARBITRAGE. - +DERNIÈRE CONSTITUTION. (1548 - 1576) +CHAPITRE I. - Intrigues de Charles-Quint. - Résistance d'André Doria. - +Loi du Garibetto. - Disgrâce de de Fornari. +1 Foglietta, della Rep., page 49. +2 Relazione esattissima de tutto il governo antico e moderno della +repubblica dî Gcnova... il tutto fedelmente narrato; 1626 (sans nom +d'auteur, de 259 feuillets) MS de la Bibl. du Roi, n° 10439. +3 Instructions demandées par l'infant don Philippe à don Giulio Claro, à +l'occasion du voyage d'Espagne en Italie (en espagnol). MS de la +Biblioth. royale, no 10108, an 1548. + +CHAPITRE II. - Guerre de Corse. +1 Plusieurs auteurs ont cru que c'étaient ses beaux-frères; mais il +paraît que Vanina n'avait point de frères. Robiquet, Recherches sur la +Corse, page 230, note 2. +2 On trouve aux archives des affaires étrangères une instruction donnée à +des délégués envoyés en France pour obtenir que la Corse ne soit pas +restituée aux Génois. Si cela ne se peut, les Corses demandent qu'on leur +envoie des vaisseaux pour les transporter tous en France, et qu'on oblige +les Génois à leur payer la valeur des biens qu'ils sont prêts à +abandonner dans l'île. Ils se réduiront, s'il le faut, à la condition des +juifs dans la captivité de Babylone. - Ces instructions n'ont pas de +date, on les trouve recueillies parmi des pièces de l'année 1634. Mais +évidemment elles ne peuvent convenir qu'à l'époque du traité de 1559. + +CHAPITRE III. - Décadence, perte de Scio. - J.-B. Lercaro persécuté. +1 Ducas, 44. Cet historien était au service de Gatilusio: il porta le +tribut au sultan et il négocia la confirmation de la seigneurie au fils à +la mort du père. +2 Ducas, 43, rend compte de quelques violences que Mahomet avait exercées +contre les Génois de Scio; mais ce fut une avanie passagère. + +CHAPITRE IV. - Dissensions entre les deux portiques. - Généalogie des +Lomellini. -Le peuple prend part à la querelle. - Carbone et Coronato. - +Prise d'armes. - Le garibetto aboli tumultuairement. - Le gouvernement +abandonné au portique Saint-Pierre. +1 Ce décret fut juré et ne fut pas écrit, car il était réputé contraire à +la constitution de 1528. Il reconnaissait les deux portiques, qu'elle +n'admettait pas ostensiblement, comme on sait. (Relazione ut supra.) +Quelle force pourrait avoir une constitution admise pour servir de traité +de paix entre des rivaux, quand on est obligé non-seulement de ne pas +l'exécuter comme elle est écrite, mais qu'on fait publiquement des lois +secrètes pour y déroger? On a vu comment Foglietta avait déjà raisonné +sur les textes écrits sans s'arrêter aux conventions tacites. +2 C'est le témoignage de Casoni; mais au contraire, suivant la Relazione +de 1626 déjà citée, choisi par les anciens nobles parmi les nouveaux +faute de mieux, il était désagréable à tout le monde. +3 Relazione déjà citée. +4 MS de la Bibl. R., n° 10439, sans date. On voit par le nom du doge de +l'époque qu'elle se rapporte à 1573-1575. Réimprimé à Gênes, on vendait +ce recueil sous le manteau avant la révolution de 1797. +5 Les talents de ce légat ont été vantés; on verra si dans cette occasion +il mérita la louange. + +CHAPITRE V. - J.-A. Doria fait la guerre civile. - Intervention des +puissances. - Compromis. +1 Relation des ambassadeurs vénitiens à la cour de France. Tome II, page +392. L'ambassadeur Lippomani en parle à son sénat comme d'une chose +certaine. Il ajoute que don Juan était appelé par des hommes qui avaient +à Gênes bon pied et bonnes intelligences; et que si l'on ne fit rien, ce +fut par la crainte de la jalousie qu'un tel établissement allait donner à +tous les princes d'Italie. +2 Relation des ambassadeurs vénit. en France, (J. Michiels.) Tome II, +page 252. +3 Ibid., page 252. +4 Ibid., page 232. +5 Le décret du roi d'Espagne est du 1er septembre 1575, cité dans un +protocole du 20 septembre 1576. Palma Cayet, Collection Petitot, tome II, +page 293. Nous avons quelques détails sur la pénible liquidation que les +Génois obtinrent enfin pour leur créance. D'abord on leur soutint que, +loin d'avoir rien à réclamer, ils étaient débiteurs de sept millions de +ducats, ce qui, sans doute, aurait été fort extraordinaire. Il se +trouvait qu'on avait enregistré à leur charge toutes les assignations +successives qu'on leur avait destinées depuis 1560. Mais on avait oublié +de les décharger de celles qui ne s'étaient pas réalisées ou qu'on avait +révoquées. Il fallut un temps infini pour le faire reconnaître par les +trésoriers espagnols. Enfin la dette fut avouée et fixée à douze millions +de ducats en principal, quoique les créanciers se plaignissent qu'on leur +fît tort sur le capital, outre qu'on leur retranchait les intérêts courus +depuis 1575. On leur en accorda pour l'avenir sur la somme reconnue et +jusqu'au moment où on les ferait jouir des nouvelles obligations qui leur +furent promises. Ces assignations furent, pour une moitié de la dette, de +quatorze par mille et de vingt par mille des produits de certaines +gabelles, et pour les deux tiers de l'autre moitié, de trente par mille +sur les revenus des salines d'Espagne. On se réservait de leur déléguer +quelque autre rentrée pour payer le restant. +L'auteur qui nous donne un peu obscurément ces détails ne dit pas si ces +recouvrements devaient former un compte de clerc à maître, et durer +jusqu'à l'amortissement de la créance, ou s'ils étaient abandonnés aux +Génois pour un temps déterminé, à forfait et pour payement en bloc. Il +est probable qu'on doit l'entendre de cette façon, puisqu'on voit que des +intérêts n'étaient alloués que jusqu'au moment où les assignations +seraient en cours. Il semble donc qu'elles devaient former pour le +capital et les intérêts ultérieurs un marché aléatoire. +On assure que les Génois y perdirent quelques millions de ducats, et l'on +attribue à cette perte la décadence de plusieurs grandes maisons. + +CHAPITRE VI. - Sentence arbitrale. - Constitution de 1576. +1 Il y avait ouverture à quelques anoblissements extraordinaires pour des +cas exceptionnels, et en faveur d'individus soumis au surplus à des +prestations très considérables en faveur du trésor. +2 Je ne sais si c'est à la prud'homie du cardinal ou à la méticuleuse +défiance de quelque Génois qu'on doit faire honneur de l'invention d'une +forme de scrutin décrétée et imposée par les arbitres au milieu de tant +de graves dispositions. Le vase doit être divisé en deux réceptacles. +Dans l'un la boule approuve ou absout, dans l'autre elle rejette ou +condamne. Une seule ouverture donne accès à la main qui, enfoncée, dépose +le vote favorable on contraire sans qu'on puisse voir de quel côte elle a +fléchi; et par la prévision constitutionnelle, les boules ne pouvaient +être de bois ou d'autre matière retentissante, mais de laine ou de fil, +afin que le bruit de leur chute n'éveillât jamais une oreille indiscrète; +ce scrutin s'est religieusement conservé à Gênes. +3 MS de la Bibl. Royale: Relazione de 1626, déjà citée. + +LIVRE XI. - RÉPUBLIQUE MODERNE. - DÉMÊLÉS AVEC LE DUC DE SAVOIE; - AVEC +LOUIS XIV. - LE DOGE A VERSAILLES. (1576 - 1700) +CHAPITRE I. - Observations sur le caractère des Génois. +1 Il n'y a rien à dire de l'agriculture génoise. La terre lui manque, et +aucun effort ne pourrait tirer du sol la subsistance de la population. +Entre la mer, ces hautes montagnes et leurs pentes rapides, il n'y a +point de place pour la charrue. Là où se trouve un peu de terre végétale +rapportée ou retenue, la bêche la divise en planches occupées +alternativement par un peu d'orge, par quelques pieds de maïs et par des +légumes, étroites lisières coupées par des ceps de vigne élevés sur dos +pieux. Autour de Gênes, l'agriculture n'est que le jardinage. On y voit +de beaux palais avec des jardins souvent sans ombrage, n'ayant autour +d'eux que de misérables domaines. Il en est qui sont partagés en cinq ou +six fermes exploitées par autant de familles, dont les baux n'excèdent +pas cinq cents francs pour chacune, et où près de cent personnes vivent +pauvrement de leur pénible culture. Il faut pour la nourriture des +paysans compter sur les fruits du châtaignier et même du figuier. +Quelques abris privilégiés ont l'oranger et le mûrier. Mais l'olivier +seul donne au pays un riche produit qui mérite le nom de récolte. +2 On a vu dans le livre 1er, que c'est un vase antique apporté des +croisades, dont la tradition a fait le plat de la sainte cène auquel +Jésus et Judas mirent la main ensemble. +3 En 1278, la petite église Saint-Mathieu rétrécissait la place sur +laquelle la famille Doria avait établi ses palais. Il convint de la +porter un peu plus loin. Mais on ne voulait pas sacrifier des peintures +précieuses par leur antiquité qui ornaient la voûte au-dessus de l'autel. +En conséquence, ingenio habito, dit Stella, on transporta cette voûte +tout entière à sa nouvelle place, à vingt brasses de l'ancienne. +4 Vingt façons de parler proverbiales conservent l'éloge et recommandent +l'usage de la réserve; et l'on se complaît à en citer pour modèle la +courte instruction donnée, dit-on, à un ambassadeur député à un congrès: +ibis et redibis. +5 Un avocat ne plaidait point sans faire apporter devant le tribunal une +corbeille pleine des auteurs qu'il se complaisait à citer. +6 Un beau conservatoire pour servir d'asile aux jeunes filles, dit des +fieschines, est le dernier, si je ne me trompe, des établissements pieux +dus à la charité d'un particulier. Il a été institué avec l'héritage et +suivant le testament d'un Fieschi mort en 1765. Il laissait des créances +sur la dette publique de plusieurs États, et il avait eu soin de stipuler +que, si son conservatoire ne pouvait s'ériger, les hôpitaux, dans chaque +État respectivement, hériteraient de ses créances. Les hospices de Paris +étaient nommément appelés à profiter de ses rentes sur la France. Mais +celles sur l'Angleterre devaient être transférées aux hôpitaux de Rome. +7 Dialogo dell'accademico Sforzato nel quale si ragiona... delle bellezze +di alcune gentil donne. MS de la Bibl. Royale. Les dames génoises y sont +énumérées par leur nom. L'ouvrage est, au surplus, des plus fades, et +dans le manuscrit chaque majuscule est dorée. +On trouve, au reste, dans Muratori, Scrip, ital. XIV, une longue diatribe +d'un poète astésan qui, en deux cents vers latins, blâme les Génois de +permettre à leurs filles de faire la conversation avec les jeunes gens +qui passent sous leurs fenêtres, les avertissant même que parfois leurs +rues étroites ont, à sa connaissance, facilité des entretiens de beaucoup +plus près. +8 Dans les temps antiques, la femme, mère ou sans enfants, héritait du +tiers des biens laissés par son mari; mais cette libéralité fut supprimée +par une loi dès 1155. +9 Les sicaires (bravi) avaient toujours pullulé à Gênes. Dans un des +pamphlets dirigés contre les anoblis de 1528, on discute gravement pour +savoir si deux de ces nouveaux patriciens ont été bravi à la solde de +certains anciens nobles, qui les ont fait écrire au livre d'or. Avant +1797, on voyait encore un reste de ces scélérats, bien connus, vivant +tranquillement dans leur impunité; elle était si générale que, depuis dix +ans avant cette époque, il n'y avait pas eu une seule sentence capitale +exécutée; et cependant les violences, les coups de couteau et de fusil +n'étaient pas rares à la campagne dans les querelles les plus +insignifiantes. La cité même était plus d'une fois troublée par +d'horribles guet-apens. A la réunion, la justice française, avec sa +procédure publique (sans jury), en finit promptement de ces désordres; +tout en frémissant de sa sévérité, le peuple génois avait appris à +l'estimer et à s'y soumettre. +10 On trouve des tableaux de la population de la ville et du duché de +Gênes dans la statistique des États du roi de Sardaigne, publication +officielle dont le gouvernement de Turin a chargé une commission d'hommes +de choix. +Suivant les documents, dont les éléments, recueillis très-soigneusement, +sont distribués avec intelligence, le nombre des habitants des provinces +administratives entre lesquelles on a partagé le territoire de la ci- +devant république, est de 674, 988. Sur ce total, le chiffre propre à la +ville de Gênes est de 97, 261: on y ajoute 6, 000 pour la population +flottante du port, et 11, 636 pour la garnison et les troupes de la +marine, en tout 115, 257. +M. Cevasco de Gênes, qui a donné de son côté une statistique de sa ville +natale, attribue à Gênes, en 1836, 94, 488 habitants, et avec la garnison +et la population du port, 113, 677. +La commission officielle déclare qu'elle a inutilement cherché à comparer +l'état actuel à la situation de l'époque antérieure. Elle n'a découvert +aucune trace de recensement pour le passé. +L'opinion commune du pays, et jusqu'aux almanachs, donnaient 96, 000 +habitants à Gênes vers la fin du XVIIIe siècle et au commencement du +présent. Sur quoi que se fondât cette croyance, on voit qu'elle +s'écartait peu de ce qu'on trouve aujourd'hui. +La Relazione manuscrite de la Bibliothèque du Roi, que nous avons souvent +citée, assure qu'à Pâques 1626, il y avait eu à Gênes, dans les vingt- +neuf paroisses, 44, 595 communiants des deux sexes, faisant avec 14, 934 +enfants au-dessous de l'âge, 60, 528 individus; comptant à part le +clergé, savoir: + 589 prêtres de paroisses, +1867 moines, +1278 religieuses, +outre un certain nombre de prêtres non attachés aux paroisses et qu'on +n'a pu compter. (N. B. En 1797, il y avait à Gênes 594 moines et 632 +religieuses, dans 70 maisons. ) +La statistique de M. Cevasco, dont nous venons de parler, forme deux gros +volumes, pleins de notices infiniment détaillées sur les professions +exercées, sur le commerce, ses usages, ses marchandises, etc., toutes +choses d'intérêt local et qui attestent beaucoup de recherches. Les +notices historiques y sont fort abrégées et nécessairement incomplètes. +L'auteur a enrichi son ouvrage des notes d'un jeune savant, M. Vincent +Aliseri, sur l'origine des églises et de quelques autres anciens édifices +de la ville. + +CHAPITRE II. - Relation avec le duc de Savoie. - Conjuration Vachero. +1 Charles Emmanuel (le Grand), 1580 à 1630. +2 Bannis ou bandits sont deux traductions d'un même mot. Le ban (bando), +la proclamation qui bannit les coupables ne tardait pas à faire de leurs +troupes ce que nous appelons des bandits ou brigands.- +3 Relazione esattissima, 1626. Manuscrit de la Bibl. Royale, n° 10439-3. +L'ouvrage est anonyme, mais il est écrit pour satisfaire à l'obéissance +et au service dont l'auteur est tenu. C'est un agent diplomatique ou un +pensionnaire de quelque prince étranger. C'est, au reste, une statistique +politique complète. L'auteur parle de sa longue connaissance de ce qu'il +a vu; il produit des tableaux officiels, le compte même du budget du +trésor public. Ainsi, ou il est Génois, ou il a longtemps habité le pays; +et s'il n y est plus, il y conserve les plus grandes intelligences. La +puissance inconnue pour laquelle il écrit pouvait être la Toscane. Le +grand-duc ayant donné, en 1575, quelques secours au parti populaire, +l'auteur, en rappelant ce fait, ajoute: «Il ne m'appartient pas de +savoir dans quel esprit ce secours fut accordé.» Mais en 1626 et dans +toute cette époque, la Toscane n'a joué à Gênes aucun rôle: il est plus +probable qu'on écrivait pour la France, ou pour le duc de Savoie. La +suite va nous montrer quel intérêt ces deux puissances pouvaient y avoir. +Peut-être est-ce l'ouvrage de de Marini. +On trouve dans la correspondance des chargés d'affaires français à Gênes +beaucoup de mémoires de semblable nature faits par ces agents eux-mêmes, +ou qu'ils se sont procurés. Mais celui-ci ne s'y trouve pas. Les +correspondances diplomatiques avec Gênes recueillies commencent à l634. +Il y en a un volume de 1633 parmi les MSS de la Bibl. du Roi. +4 Julien de Fornari, dans la conspiration Vachero. +5 Le roi d'Espagne se fit valoir auprès de ses nobles créanciers génois, +de n'avoir pas appuyé les suppliques d'un certain nombre de leurs +concitoyens qui le pressaient de s'intéresser pour les faire inscrire au +livre d'or de leur patrie. +6 Dans les temps modernes les nobles avaient eu soin de s'attacher le bas +peuple, particulièrement certaines corporations nombreuses, charbonniers +et autres semblables. +7 Mémoires du cardinal de Richelieu, tome II, page 404. Édition de +Petitot, 2e série, tome XXII. +8 Lettre de Phelippeaux à M. de Bullion, 12 mai 1625. - Conditions +proposées par S. A. le duc de Savoie sur le fait de la diversion. - +Mémoire envoyé par le roi sur les profits de la guerre. - MS de la Bibl. +Roy. Collection de Brienne, tome XIV. Collection Dupuy, tome XLV. +Richel., pages 421, 423. +9 «Les armées du roi ne passèrent pas jusqu'à Gênes, faute de l'armée de +mer qui devait leur servir pour avoir des vivres.» Mém. Richel., tome +II, page 448. - On trouve dans un mémoire au roi envoyé quelques mois +après par Lesdiguières, que le duc et le connétable étaient en mauvaise +intelligence. - Collect. Dupuy, tome XLVI, page 123. - On lit aussi dans +une lettre manuscrite du chev. de Forbin, du 28 juillet 1625, datée de +Ville-Franche, où il était avec les galères françaises: «Je ne sais +comment tout se terminera, mais nos affaires sont fort décousues et en +façon qu'on est déjà sur les reproches, disant que la France n'a pas fait +pour cette belle entreprise tout ce qu'elle devoit et avoit promis. M. le +connétable se meurt d'une dyssenterie, M. de Créquy est fort malade à +Turin.» Collection Dupuy, tome XLV, page 224. +10 «L'avis n'étoit pas angélique, aussi Marini, qui en étoit l'auteur, +n'étoit pas fort consommé en spiritualité.» Mém. de Richelieu, tome V, +page 452. +11 4 octobre 1625. Collect. Dupuy, tome XLV. +12 En 1634 trois nobles génois demandent au roi de France la libération +de douze mille cinq cents francs de rentes sur l'hôtel de ville qu'on +leur retenait au profit du Claude de Marini en représailles de la valeur +de sa maison démolie en 1626, laquelle, assurent-ils, ne valait pas cette +somme. Archives des aff. étr. +13 Mém. de Richelieu, tome III, page 158. +14 Ph. Cattaneo, Jérôme Saoli, f. Serra, les frères Moneglia. +15 Lettre manuscrite du 18 juillet 1528. Collect. Dupuy, tome XLV, page +220. +16 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 338, 340, 343, 375, 379, 380. +17 Ibid., page 340. +18 Ibid. +19 Congiura del Vachero descritta da Rafaele della Torre. Bibl. Roy., ms. +n° 10438. (L'auteur est un des sénateurs qui avaient instruit le procès.) +20 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 271, 403. +21 Ibid., tome V, page 254. +22 Mém. de Richelieu, tome IV, pages 427, 442, 457, 472, 479; tome V, +page 427. +23 Ibid., tome VI, page 488. +24 Ibid., page 247. + +CHAPITRE III. - Arbitrage des différends avec le duc de Savoie. - +Changement dans la constitution intérieure des conseils de la république. +1 Collect. Dupuy, tome XLV, page 213. Brienne, tome XIV, page 426. +2 Collect. de Brienne, tome XIV, pages 428, 433. +3 27 novembre 1631. Collect. Brienne, tome XXIV, pages 427, 433. +4 Négociations de M. de Sabran à Gênes en 1633. MS de la Bibliothèque du +Roi, MS 93333. +5 Collect. Brienne, tome XIV, page 435. +6 Négociations de M. de Sabran à Gênes, 1633. MS 93333. +7 Si Giustiniani servait mal, il faut avouer qu'on ne le payait pas +mieux. Pressé par le besoin, après les sollicitations les plus rampantes, +demandant tantôt une seigneurie en France, tantôt un bénéfice pour son +fils qu'il avait envoyé à Paris, il avait pris le parti d'écrire au haut +de chacune de ses lettres hebdomadaires une formule analogue au delenda +Carthago, pour réclamer ses traitements toujours arriérés. Il paraît que +cela ne lui réussit guère mieux; aussi à la mort de Mazarin, que toute la +vie il avait appelé son bon maître, son Mécène, écrivant a Lionne, il +s'avisa de se répandre en reproches contre l'avarice et l'ingratitude du +cardinal. Cette témérité lui valut une sévère réprimande, et l'avis que +la correspondance cesserait sur-le-champ, s'il se permettait de nouveau +une semblable licence contre la mémoire d'un grand ministre cher au roi. +Gianettino se le tint pour dit. Il continua son office; son fils même lui +fut adjoint et le seconda. Celui-ci obtint des lettres de naturalisation. +En 1672, Louis XIV nomma un ministre à Gênes; cependant la correspondance +de Giustiniani ne cessa pas entièrement. Quand il n'y avait pas de chargé +d'affaires, il en tenait lieu, et nous le verrons enfin rendre d'assez +mauvais services à la république. Il en peignait les chefs comme +absolument vendus à l'Espagne. Ses derniers témoignages peuvent avoir +contribué à envenimer les mécontentements de Louis XIV. +8 Archives des aff. étr. +9 «Le duc de Savoie peut envoyer quelques bandits surprendre à Gênes les +correspondants des quatre banquiers génois de l'Espagne, et saccager +leurs maisons qu'on leur indiquera;» c'est une proposition faite à la +France dans un petit mémoire intitulé: «Pour empêcher que les Génois ne +prêtent secours de deniers aux Espagnols.» - Bibl. Royale, collection +Dupuy, 463. +Jean-Paul Balbi, noble génois, mais perdu de crimes et scélérat consommé, +fut condamné par contumace, en 1648, à la peine capitale. Une inscription +infamante le déclara traître à la patrie. On prétendit qu'il avait offert +au cardinal Mazarin de lui ouvrir les portes de Gênes, que le cardinal +avait hésité, lui avait donné même quelque argent, et, réflexion faite, +avait rejeté le projet. On dit qu'après sa fuite et l'éclat du procès, +Balbi ayant demandé un subside au cardinal, celui-ci lui envoya 50 écus: +c'est la mesure de l'importance qu'on accordait à cet aventurier. Il ne +s'en vantait pas moins d'avoir été destiné à être archiduc de Gênes. +10 Soixante mille personnes, deux cents nobles, dont sept sénateurs, +grand nombre de marchands; les trois quarts du bas peuple, le clergé de +toute espèce presque entier. Pour un million d'effets brûlés, outre +l'argent et la vaisselle volés dans les maisons abandonnées. Lettres de +Giustiniani, chargé d'aff. Mais en 1658, il s'étonne du concours +d'artisans et d'étrangers qui vinrent remplir le vide de la population. +En six mois il n'y paraissait plus. +11 On fit une loi expresse pour défendre au doge de recevoir aucun +message qui ne serait pas adressé sous les formules exigées. En +s'excusant sur l'obéissance due à cette loi, on renvoya une lettre du roi +de France dont on savait que le contenu était agréable, mais qui par +erreur était adressée à ses chers et bons amis. On suppliait de refaire +la lettre avec la formule: chers et grands amis. +12 Les traditions avaient donné le nom de roi aux chefs arabes qui +avaient jadis occupé la Sardaigne et la Corse. Ces îles comptaient donc +pour des royaumes. Muratori (dissertation 32) cite des actes du moyen âge +dans lesquels des princes ou seigneurs plus ou moins connus, ayant la +Corse en tout ou en partie dans leurs seigneuries, sont intitulés rois. +13 On trouve dans les bizarres Raguagli del Parnasso (1627) de Bocalini, +et dans une polémique de pamphlets qui s'ensuivirent, les premières +traces de cette prétention et des oppositions quelle souleva. MS de la +Bibl. roy., n° 10436. +14 Suivant la correspondance de la légation française, le peuple, en +effet, aurait volontiers lapidé l'inquisiteur. + +CHAPITRE IV. - Guerre avec Charles-Emmanuel II, duc de Savoie. - Griefs +de Louis XIV contre la république. - Bombardement de Gênes. - Soumission. +1 Archives des aff. étr. +2 Les Génois reconnaissaient que, dans ces premières expéditions ils +n'avaient eu quelques profits que sur les louis d'or portés au Levant; +mais, ajoutaient-ils, ce profit avait cessé depuis que les Turcs +s'étaient aperçus qu'on leur fournissait beaucoup de louis faux. +Le gouvernement de Gênes s'était abstenu de donner aucun avis sur cette +négociation à son ministre à Paris, alors un Doria; en sorte que celui- +ci, fréquemment, interpellé à ce sujet, pouvait toujours répondre +conformément à la vérité, qu'on ne lui en avait pas écrit le moindre mot. +Le ministre des affaires étrangères écrivait à ce Doria, le 19 mai 1667, +d'une manière assez pressante: +«J'ai reçu hier au soir un billet du roi qui m'ordonne de m'éclaircir +d'une chose dont vous êtes sans doute bien informé, qui est de savoir de +vous si l'intention de la sérénissime république est de garder et +d'observer avec la Porte Ottomane le traité que M. le marquis Durazzo +s'étant mis à la suite d'un ambassadeur de l'empereur a fait avec la +susdite Porte; lequel traité se trouve directement contraire aux +capitulations qui ont été depuis des siècles entre cette couronne et les +empereurs ottomans, et d'ailleurs très-préjudiciable au commerce de la +France au Levant.» +Les explications que cette demande provoquait ne paraissent point dans +les correspondances de la légation française. Elles auront passé sans +doute du sénat de Gênes à son envoyé à Paris, et de celui-ci au ministre +du roi. Il est probable que Gênes aura fait des concessions, ou qu'on se +sera aperçu du peu de succès de cette négociation orientale; car la +république ayant nommé Pompeo Giustiniani résident à Constantinople, +Gianettino Giustiniani, son parent, demande, le 1er décembre 1670, que ce +résident soit recommandé à l'ambassadeur de France. +3 Archives des aff. étr., 1670. +4 «Le sujet de la guerre qui peut être le plus véritable, l'entreprise +sur Savone, a toujours été caché par le duc et ne doit pas même être +publié par les écrits qui sont tombés entre les mains des Génois et dont +vous m'avez envoyé copie, etc.» Dépèche du ministre à Gaumont, 30 +septembre 1672. Arch. des aff. étr. +5 Arch. des aff. étr. Gênes, 1673, supplément. +6 Ibid. +7 Archives des aff. étr., 1680. +8 On consacra à cette dépense des rentes que certaines familles nobles, +en vertu de fondations antiques, devaient fournir annuellement pour être +employées au bien public. +9 Tabarca avait été acquise par André Doria pour la rançon d'un pacha +qu'il avait fait prisonnier. L'île avait été vendue à la famille +Lomellini. En 1731, elle voulait la revendre a la France, et on avait +lieu de croire que le bey de Tunis le trouverait bon. Cette proposition +n'eut pas de suite. En 1741, les Tunisiens conquirent l'île et +détruisirent la forteresse. Arch. aff. étr. +10 «Comme ils sont pointilleux à Gênes, il suffiroit peut-être de les +harceler, ou sur l'intérêt des limites de quelque prince voisin, ou sur +rétablissement d'une escadre de galères françaises dans la darse, à +l'exclusion entière et perpétuelle des Espagnols, ou sur les prétentions +des particuliers opprimés par eux, comme le comte Fiesque ou de +semblables, ou sur la reconnaissance de leur ancien souverain, qui est le +roi, pour le payement ou la soumission d'un tribut, ou la réception d'une +garnison dans Gênes, ou la demande d'un ou plusieurs de leurs ports, ou +l'exclusion de leur ville de leurs citoyens qu'on croiroit les plus +habiles et les plus hardis. Et comme ils échapperoient infailliblement, +si on exigeoit d'eux tant de choses, ou pourroit avoir de nouveaux motifs +de les attaquer.» Arch. aff. étr. vol. 1681. Le mémoire est sans date. +11 C'est en ces termes que Saint-Olon nous apprend la fin de la longue +mission de Giustiniani: on ne trouve aucun autre document à ce sujet. +12 Suivant M. Sue, M. de Riom, après des intrigues de cour peu +honorables, avait obtenu le privilège du sel dans les États du duc de +Mantoue; et les Génois, qui y fournissaient ordinairement cette denrée, +refusaient le transit qui allait leur faire perdre leur débouché. Cet +intérêt privé n'en devint pas moins un des griefs principaux du monarque +et surtout des ministres et de leurs alentours. (Histoire de la marine +française) +Après le bombardement et le raccommodement, on trouve que M. de Riom, +étant à Gênes, fit, au nom de la ferme générale, un traité pour fournir à +l'administration de Saint-George une quantité considérable de sel en six +ans. Gênes faisait cette affaire, disait-on, dans la vue de plaire au +roi. Arch. des aff. étr., 6 nov. 1686. +13 Dans les négociations qui suivirent le bombardement, le projet de +faire entrer les Génois dans la trêve de vingt ans fut repris. Un article +séparé fut rédigé, qui leur garantissait leurs possessions, après +toutefois qu'ils auraient fait au roi desideratam satisfactionem. On +trouve dans une note diplomatique que les négociateurs avaient jugé cette +expression trop ample. Mais, d'autre part, on faisait remarquer que +jusque-là, depuis François Ier la France n'avait qualifié les Génois que +par leur nom, Genuenses. La rédaction proposée mentionnait la république +de Gênes. Le roi entendait-il bien la reconnaître comme telle dans un +acte politique de cette importance, ce qui impliquait l'abandon des +anciens droits? Enfin, il était dit qu'il renonçait à prendre pour lui, +sibi, aucune place de leur territoire. Cela l'empêcherait-il de les +donner à d'autres? au duc de Savoie? +14 Saint-Olon recourait, en se recommandant au ministre, aux lamentations +les plus désespérées du psalmiste en détresse. «Aut non longe fac +auxilium tuum a me, et defensionem meam adspice, aut eripe me a gente +dolosa.» +15 Quatorze vaisseaux, dix galiotes, deux brûlots, deux frégates, huit +flûtes, trente-huit bateaux, dix felouques, vingt galères. (Détail de ce +qui s'est passé devant Gênes depuis le 17 mai que l'armée y est arrivée +jusqu'au 28 qu'elle en est repartie.) +C'est le bulletin officiel, comme nous disons aujourd'hui, recueilli par +Clérambault. Bibl. du Roi. Vol. 237, page 319, cité par M. Sue, Histoire +de la marine française, page 191. +16 Le doge se retira à l'Albergo des Pauvres, sur une hauteur en arrière +de la ville. On y transporta le trésor de Saint-George. La prodigieuse +confusion qui régna, quelques désordres, des violences et le pillage de +quelques maisons françaises sont racontés dans la dépêche de M. Lenoir, +envoyé à Gênes par le ministère des affaires étrangères dans l'intervalle +du bombardement au traité. Cette lettre, qui est aux archives, a été +citée par M. Sue, page 195. +17 Le traité fut signé le 12 février 1685. La réception du doge eut lieu +le 15 mai suivant. + +LIVRE XII. - DIX-HUITIÈME SIÈCLE ET EXTINCTION DE LA RÉPUBLIQUE. (1700 - +1815) +CHAPITRE I. - Guerre de la succession. +1 Il leur avait fait envoyer jusqu'à la formule de cette garantie, telle +qu'ils auraient à la donner. +2 Bateau propre à la pêche du corail. +3 «Tous navires qui se trouvent chargés d'effets appartenant à nos +ennemis seront de bonne prise.» Ordonnance de la marine de 1681, liv. 3, +titre 9, art. 13. Cette déclaration violente, contraire aux dispositions +de l'antique législation, dont le Consulat de la mer est le monument +commun à tant de peuples, se trouvait en France dans le Guidon de la mer +et dans plusieurs ordonnances antérieures à celle de Louis XIV. A la paix +d'Utrecht, les principes contraires prévalurent: il y fut réglé que le +pavillon couvre la marchandise. Mais cette sauvegarde du droit des +neutres à subi depuis de nombreux empiétements. Au surplus, l'abus de la +course dans la Méditerranée, les bateaux d'Oneille, les prétendus +corsaires qui ne s'attaquent qu'aux neutres, tous ces inconvénients, +retombant sur le commerce français lui-même, se sont renouvelés de nos +jours tels qu'on les signalait dans la guerre de la succesion, et c'est +ce qui m'a induit à en parler avec quelque détail. +4 L'envoyé de France écrivait plus tard: «Dans le peuple et surtout dans +les gens de mer, il n'en est pas un qui ne nous baisse à la mort. De même +chez les religieux: s'il y a quelque génialiste pour nous, c'est dans les +maisons reniées: mais dans les mendiants, tous sans exception sont nos +ennemis jusqu'à la fureur.» Au reste, il explique fort singulièrement la +haine du clergé, par son aversion pour la sévérité de moeurs et +d'habitudes que les Français exigent des ecclésiastiques. +5 Du 7 mars 1707. +6 Continuazione del Compendio delle Storie de Genova (Accinelli), page 8. +7 L'envoyé génois à Vienne. +8 Archives des aff. étr. +9 Les galères de Tursi et lui-même étaient restés au service de Philippe +V; mais l'escadre demeurait inutile dans la darse de Gênes. Tursi n'était +pas payé, tandis que de toutes parts ses revenus étaient séquestrés. +Après la paix d'Utrecht, la cour d'Espagne lui donna congé sans lui +rembourser sa créance. Louis XIV le prit à son service, mais peu de mois +après, à la mort de ce monarque, le régent reconnut qu'il n'y avait +aucune raison de continuer cette dépense. Tursi eut le titre de +lieutenant général en France. La république acheta ce qui restait de ses +galères. Il rentra dans ses biens séquestrés, mais il fallut plaider au +sujet des 8000 ducats de rente dont ils avaient été grevés au profit de +Fieschi. +10 Mémoires de Tessé, tome II, page 279, édition de Petitot. +11 Ce prix, suivant la correspondance diplomatique, était de 2, 200, 000 +florins (environ 5 millions de francs), ou de 1, 200, 000 piastres +(environ 6 millions) suivant Kock, Tableau des révolutions, tome II, p. +333. Il cite Lunig, Code dipl., tome 1, p. 2375. Les Génois avaient six +mois de terme pour payer la seconde moitié du prix, et ils comptaient +bien mettre ce délai à profit pour voir s'il ne surviendrait pas quelque +événement qui troublât la jouissance de la propriété achetée. Mais, en +attendant, l'empereur les obligea à prendre immédiatement l'investiture +féodale, ce qui leur coûta soixante mille écus qu'ils auraient volontiers +épargnés. +12 La république, jusqu'à ses derniers temps, a eu en effet des +théologiens à qui le sénat et les conseils soumettaient les cas de +conscience, quand il s'en rencontrait dans les affaires du gouvernement. +Pendant la guerre maritime, les croisières anglaises avaient pris des +navires dont les cargaisons de propriété espagnole étaient masquées sous +des noms génois. On demanda si, en conscience, les Génois qui avaient +prêté leur nom pouvaient maintenir la simulation sous serment. Les +théologiens décidèrent qu'on le pouvait vu les circonstances; et il +paraît qu'ils avaient eu en cela quelque considération à la religion des +capteurs hérétiques qu'il s'agissait de frustrer. +Sous le régime démagogique d'une des phases de la révolution de 1797, les +théologiens de la république furent appelés pour faire le décompte des +créances dues sur les biens confisqués des émigrés. Or, comme tout +intérêt au-dessus du taux légal est un péché, quand il se trouvait des +rentes viagères constituées à 9 ou 10 pour cent, ils appliquaient à +l'extinction du capital tout ce que le créancier avait reçu au delà de 4 +pour cent. Si la rente était un peu ancienne, le créancier était exposé à +se trouver débiteur et obligé a rapport. +13 Les fours publics occupaient alors une partie de l'étendue actuelle du +port franc. On les transporta, en 1725, à la place qu'ils ont occupée +jusqu'à la réunion de Gênes à l'empire français. Le monopole de la vente +du pain ayant fini alors, l'édifice des fours devint l'hôtel des +monnaies. +14 Voici deux faits qui peuvent servir à l'histoire des arts en France, +autant qu'à celle de l'industrie génoise à celle époque. +En 1712 on s'adressait de Paris à Gênes pour avoir des renseignements sur +la fabrication du papier. «Faites-moi le plaisir, écrivait le ministre à +l'envoyé français, de découvrir, si, en cas de besoin, on pourrait +persuader à quelques ouvriers habiles de venir travailler en France, et +quelles conditions ils demanderaient.» +En 1742 Vaucanson était à Gênes pour y voir «la manufacture du damas et +du velours, et surtout les fers pour tailler le velours, dont nous +n'avons pas le secret en France.» Mém. des arch. des aff. étr. +La manufacture de velours a conservé son lustre à Gênes. Celle du papier +y était connue depuis plusieurs siècles, comme nous avons eu occasion de +le remarquer ci-devant; mais elle était restée stationnaire. Et même au +commencement du XVIIIe siècle il est étrange que la France eût à envier +les ouvriers génois. Il est du moins certain qu'au commencement du XIXe, +depuis cinquante ans Gênes n'avait de papier fin qu'en le tirant de +France. + +CHAPITRE II. - Guerre de la pragmatique sanction. - Gênes, envahie par +les Autrichiens, délivrée par l'insurrection populaire. +1 Il n'y eut pas de manifeste formel. On fit circuler d'abord une lettre +(anonyme) d'un noble génois, où les résolutions de la république étaient +énergiquement exprimées. Mais on désavoua cette oeuvre, considérée comme +trop téméraire, et, sous la même forme de lettre, on en imprima une autre +plus modérée, c'est-à-dire moins digne et plus timide. +2 Tableau de la guerre d'Italie (du chevalier Power), 1784, tome II, p. +205. On y avance que deux courriers consécutifs avaient ordonné aux +généraux espagnols de tenir dans Gênes. Ils ne crurent pas pouvoir obéir +au premier ordre; le second les trouva dans leur retraite en deçà de +Gênes. L'auteur est un témoin oculaire. +M. de Maillebois était venu voir à Gênes ce qu'on pourrait faire pour +défendre la ville. Il avait avoué à l'envoyé de France qu'on n'était pas +en état de la garantir longtemps. Il pensait que les Génois n'avaient +rien de mieux à faire que de traiter avec les ennemis, mais, ajoutait-il, +ce n'est pas à nous de le leur dire. Archives des aff. étr. +3 Voulez-vous que je commence? Cette question semble indiquer qu'une +résolution d'agir était prise par avance parmi le peuple, et que la seule +occasion de l'exécution fut inattendue. L'envoyé de France, en effet, +avait écrit, il y avait trois semaines, qu'un Suisse, officier supérieur +dans les troupes désarmées de la république, était venu lui demander si +le peuple pouvait compter sur les secours de la France, en cas qu'il +chassât ses oppresseurs. Cet officier avait avoué que les exactions et +les insultes des Allemands avaient fait leur effet sur le public, qu'on +verrait un soulèvement, et qu'il espérait n'y être pas inutile. Était-ce +avec la secrète intelligence du gouvernement? Rien ne vient le faire +croire. +L'envoyé français était resté à Gênes; Botta lui avait fait dire qu'il y +serait en sûreté, mais qu'il devait ne se mêler de rien. Le sénat, comme +on peut le croire, n'entretenait plus de relations avec lui; mais a +l'insurrection il se trouva naturellement en rapport avec les populaires, +si bien qu'il porta en dépense 48, 000 francs qu'il avait pris sur lui de +distribuer à des combattants de la plus vile populace, ce sont ses +termes. + +CHAPITRE III. - Rétablissement du gouvernement après l'insurrection. +1 L'envoyé de France de bonne heure avait conseillé aux nobles de +s'assurer des chefs populaires en faisant entrer dans le gouvernement +quelques-uns des leurs. +2 A raison de 200, 000 francs par mois à concurrence d'un million, outre +300, 000 francs d'abord envoyés. Louis XV avait exigé que l'Espagne +fournît un pareil secours; mais ce contingent fut très-mal payé. +3 M. de Boufflers voulait mettre la main sur ces subsides qu'il trouvait +médiocrement bien employés. Il recula devant la jalousie du sénat. M. de +Richelieu fut plus hardi; il disposa seul de l'argent. +4 La première action de Boufflers surprit beaucoup le pays. Il reçut du +gouvernement un énorme rinfresco: son premier mouvement fut de renvoyer +toutes ces corbeilles, ne voulant pas, écrit-il, en ces matières agir +comme les Autrichiens. Mais il a su que c'est une étiquette obligatoire +et qui ne se refuse pas. Il s'est donc contenté de donner cent sequins +d'étrennes aux porteurs, et il a envoyé les viandes aux hôpitaux, ce qui +a fait bon effet. +5 Curlo. Ce jugement est sévère. +6 «Ils craignent, écrit-il, la pluie, la fatigue, et même plus, je +crois, les coups de fusil. On cherche en vain a les enrégimenter pour les +amener en dehors. Nous avons deux mille habits; nous n'avons pas trouvé +deux cents hommes qui aient voulu les endosser et se donner les airs de +soldats.» +7 On prit sa maladie pour un érésipèle: on le traita en conséquence. +8 Le roi de Sardaigne avait demandé à prendre sur eux la portion du +territoire qui séparait ses deux possessions d'Oneille de Loan. Ils +voulaient à leur tour avoir Loan et quelques petits fiefs enclavés dans +leur territoire. Les deux demandes furent réputées indiscrètes. +9 Les billets avaient perdu jusqu'à cinquante pour cent; des spéculateurs +les ayant achetés à ce prix les venaient porter à la banque en compte +courant pour leur valeur nominale, dans l'espérance d'échapper à la +liquidation qu'on en pourrait faire. Le 29 août 1748 les protecteurs de +Saint-George défendirent de donner crédit dans les comptes courants aux +porteurs de billets. +10 On créa à Saint-George un nouveau monte où le public apporta ses +billets. La banque en paya un intérêt annuel de deux pour cent jusqu'au +remboursement. Ou augmenta certains impôts indirects, on s'imposa une +taxe extraordinaire de deux pour mille sur les biens des citoyens de la +ville et de son district; un et demi pour mille sur les biens +ecclésiastiques. Tous ces produits se versaient au monte, et, déduction +faite du service de l'intérêt, toutes les rentrées servaient à +l'extinction du capital. Pour la hâter on ne prenait sur le monte qu'une +moitié des intérêts (un pour cent); l'autre moitié était fournie par la +banque sur ses revenus ordinaires qu'on lui avait rendus. +Cette liquidation se monta à 13,400,000 francs, valeur des billets ou de +soldes de compte courant compris dans la suspension. +La république fit en même temps une liquidation de ses dettes propres. +Elle créa pour 6,600,000 livres, trente-trois mille actions nouvelles, +qui s'éteignirent par un procédé analogue. +Peu d'années auparavant, il existait 405 mille actions de Saint-George +appartenant soit aux particuliers, soit aux corporations, répondant à +40,800,000 livres de la monnaie du XVe siècle, ou plus de 80 millions +monnaie de banque de nos jours. La banque avait en outre retiré 71,000 +actions rentrées en propriété à Saint-George ou qui, échues à la +république, avaient été rétrocédées par elle à Saint-George. +11 L'interruption de la circulation des billets de banque obligea le +commerce à recourir aux espèces d'or et d'argent, et les engagements se +stipulèrent en monnaie hors banque (fuori banco), ce qui continua après +même que les billets de la banque eurent reparu et repris leur valeur. +Cent livres de banque ou cent vingt-cinq livres de monnaie légale (bonne +monnaie) hors banque étaient une même valeur. +12 M. de Guymon, un des envoyés de France. +13 Nous avons cité Richelieu; Les jugements consignés dans ses lettres +autographes méritent d'être conservés. Il aimait Gênes, mais il se +plaignait souvent. Il avertissait qu'il ne fallait pas attendre des +Génois de la reconnaissance de ce qu'on faisait pour eux. «Quelque +danger que leur fasse courir la retraite des troupes françoises, il ne +faut pas laisser chez eux un seul de nos soldats, ils croiroient qu'on a +dessein de les opprimer.» Il juge sévèrement la cohue du conseil, mais +il ajoute avec bienveillance qu'a Gênes la mauvaise administration doit +être séparée de la mauvaise volonté. +S'élevant ensuite à une politique plus vaste et plus prévoyante, il pense +que ce pays est trop méconnu; que s'il n'offre pas de grands avantages +pour entreprendre une guerre offensive au delà des Alpes, il en a +d'immenses comme point d'appui pour tenir en paix la haute Italie. +Cependant les Génois sont trop faibles désormais pour se soutenir seuls. +Ils ont besoin d'un maître. Loin de les livrer au plus ambitieux de ses +voisins, si l'on ne peut se passer du roi de Sardaigne, il conviendra +toujours de déclarer à ce prince, en reconnaissant qu'il peut être utile +aux desseins de la France, qu'il n'y est pas nécessaire. Enfin, la +meilleure combinaison, selon Richelieu (au temps où il écrivait, serait +d'unir ou de fédérer les Génois avec l'infant duc de Parme sous la +direction du roi de France). C'est son dernier mot. La cour se contenta, +sur cette dernière idée, de répondre que c'était une discussion à +ajourner. +14 Voyez au chapitre 5. +15 C'est le prédécesseur du cardinal Spina à l'archevêché. +16 Le pape excommuniait l'infant duc de Parme; le roi de France +s'emparait d'Avignon. + +CHAPITRE IV. - Guerre de Corse. +1 Lettre du 8 mars 1735. +2 Lettre du 22 mars. +3 Lettre du 6 décembre 1735. +4 Dix petites pièces d'artillerie, 1, 500 fusils, 100 quintaux de poudre. +5 Déclaration de Richard de Guernesey, l'un des secrétaires de Théodore, +qui s'était séparé de lui à Livourne. + +CHAPITRE V. - Suite de la guerre de Corse. - Cession de l'île. +1 Lettres des 15 octobre 1748 et 17 février 1749. +2 M. de Cursay, que le ministre avait voulu appeler à Paris sous un +prétexte, mais dans le dessein de le retirer de la Corse, fut arrêté, par +ordre du roi, au milieu de son commandement. Il fut envoyé prisonnier à +Antibes. Plus tard, il fut employé de nouveau, et pleinement justifié, +dit-on. Il avait été, en faveur des Corses et contre l'esprit des +traités, d'une partialité évidente. Mais aussi, personne n'avait mieux +réussi à concilier les Corses a la France. +3 On trouve aux archives le traité dans cet état. +4 C'est Augustin Lomellin, son mérite éminent, et les beaux jardins qu'il +avait créés à Pegli, près de Gênes, qui fournissent le sujet de la 13e +lettre sur l'Italie du président Dupaty, 1785. +5 Lettres de J. -J. Rousseau à Buttafuoco. +6 Du 6 août 1764. Wenke, t. III, p. 486. +7 M. de Valcroissant. +8 Sous la date du 9 décembre 1763. +9 Sous la date de février 1764. +10 Du 15 mai 1768. Wenke, t. III, p. 374. +11 Le secrétaire d'État ayant fait bâtir, peu après, une belle maison de +campagne, on prétendit que les pierres en parlaient français. Ce dicton +populaire se répétait même trente ans après l'événement. + +CHAPITRE VI. - Dernières années de la république. +1 Après m'être attaché à caractériser le commerce de Gênes de siècle en +siècle, je n'ai pu m'abstenir, au hasard de quelques répétitions, de +tracer le dernier tableau de ses prospérités au moment où les révolutions +allaient les détruire. +2 Tout dépôt à la banque, toute marchandise inscrite à la douane était +insaisissable. Sous le privilège du port franc, on ne pouvait être +contraint pour des dettes antérieures contractées au dehors. +Matériellement, le port franc est une enceinte de magasins où, sous la +garde, publique et les clefs de la douane, toutes les marchandises +étrangères sont admises gratuitement, d'où elles peuvent passer ou +retourner à l'étranger, par terre et par mer, presque sans formalités, et +sous les plus modiques redevances. La sortie pour la consommation est +seule assujettie à des droits, et à l'époque dont nous parlons ces +droits n'avaient rien d'exorbitant. +3 Dans certains gros bourgs peuplés de navigateurs, non-seulement ces +armements, suivant un antique usage, étaient faits au moyen de +souscriptions ouvertes à tous les habitants et où communément la Madone +avait une action gratuite; mais une souscription séparée dotait le +bâtiment d'un capital destiné au négoce. Le capitaine en voyage disposait +de ce fonds de roulement suivant son intelligence et en rendait compte +suivant sa fidélité. Il employait les deniers en achats faits dans un +port, pour aller vendre dans un autre. Il exploitait la fertilité de la +Sicile; il visitait la côte d'Espagne ou le Levant. D'autres fois, +trouvant à employer avantageusement le navire en le louant simplement +pour le transport des marchandises d'autrui, il resserrait son argent et +le conservait en nature. Aucune de ces associations n'était écrite. +4 Un banquier proposait les emprunts: un gros capitaliste en débattait +les conditions, et, en se faisant allouer, à son profit personnel, une +prime sur tout le montant de l'emprunt pour prix de l'impulsion qu'il +donnait, il stipulait le contrat en le souscrivant pour une forte somme; +le reste des prêteurs venait souscrire à sa suite. +5 La suppression de l'ordre des jésuites avait fait éprouver aux +capitalistes de Gênes une perte aussi singulière que cruelle. On sait +quel était le crédit des bons pères dans les familles génoises qui +avaient adopté leur direction. Ils disposaient encore mieux des +administrations d'un grand nombre d'établissements pieux, oratoires, +écoles, qui, tous richement dotes, avaient à placer leur pécule. Les +jésuites, qui se mêlaient de toutes choses, avaient persuade à leur +dévote clientèle de leur abandonner ce soin. Ils avaient réuni tout cet +argent et l'avaient employé dans les emprunts de Vienne en masse, sous +leur propre nom; ils répartissaient les produits annuels aux intéressés. +A la destruction de l'ordre, ces fonds furent confondus dans la +confiscation des biens des jésuites que la reine de Hongrie s'adjugea +chez elle. Jamais la cour de Vienne ne voulut entendre à aucune +réclamation, ni admettre aucune preuve sur cette interposition de +personne. Les vrais propriétaires sont restes dépouillés. +Quand la guerre de la révolution française survint, peu à peu toutes les +puissances suspendirent le remboursement de leurs emprunts et même le +service des intérêts. Cela arriva du plus au moins à Vienne, à Rome, à +Naples, en Danemarck. Londres séquestra les créances des pays soumis à +l'influence française. On peut prendre une idée des conséquences de ces +suspensions par un exemple. Un collège particulier, fondation d'une riche +famille de Gênes, avait eu jusqu'à 1, 200, 000 francs de capitaux placés. +Il eut une large part à la malencontreuse opération des jésuites; mais, +en 1805, il ne percevait plus, de tous ses placements épars, qu'environ +1, 600 francs de rente, débris du tiers consolidé des rentes françaises +que l'établissement avait possédées. +6 A cette époque, la France avait à Gênes un ministre dont l'abord +farouche et la parole acerbe représentaient à merveille la république de +la terreur et de la propagande: mais au fond il était bien plus politique +avisé que républicain fanatique. A l'événement de la Modeste, il éclata +en protestations et en menaces; mais il expédia promptement un messager +délié et sûr aux représentants de la convention qui dirigeaient l'armée +de Nice. On les trouva ne parlant que de déclarer la guerre à Gênes, +emprisonnant, séquestrant tout ce qui se trouvait sous leurs mains. +L'envoyé ne venait pas excuser les Génois; loin de là, il venait +concerter les mesures à prendre pour leur punition. Sans doute, l'armée +était prête à fondre sur leur territoire et en état de marcher sur leur +ville?... Les représentants avouèrent que non; on n'avait pu dépasser +les environs de Nice, et l'on ne saurait aller en avant, avant d'avoir +reçu des renforts et des approvisionnements. +Il fallut donc reconnaître que la vengeance serait forcément différée. +Mais, en ce cas, puisqu'en prenant des mesures sévères, on affectait de +rompre absolument avec les Génois, cela faisait supposer qu'on n'avait +plus besoin, ni à l'armée ni dans le midi de la France, de leurs secours, +de leurs navigateurs, de leurs magasins qui, jusque-là, fournissaient des +grains, des farines, des denrées de toute espèce, apportées ou en bravant +la présence ou en trompant la vigilance des escadres anglaises.... +Les représentants convinrent que la subsistance de l'armée, comme celle +de nos départements méridionaux où le maximum et les assignats avaient +laissé la famine, se fondaient sur les approvisionnements apportés par +les Génois. On leur fît donc sentir la nécessité de ne pas se priver de +cette ressource. Les séquestres furent levés, les commerçants et les +navigateurs furent caressés, et l'on se contenta de tenir ouverte la +querelle diplomatique envers le gouvernement. +7 Plusieurs avaient reçu leur éducation au collège de Sorèze. +8 Les danses qui portent le nom d'anglaises ne furent plus souffertes +nulle part, et l'autorité vit de bon oeil cette puérilité. +9 Il fallut ressusciter et appliquer à la rigueur une vieille loi +d'amendes et d'arrêts forcés pour obliger l'avant-dernier doge (Doria) à +accepter sa nomination. +10 Mémoires de Bourienne, liv. 1er, ch. 10. +11 Patriotoni. On les appelait aussi cappelli storti (chapeaux de +travers). +12 L'État avait repris les revenus ci-devant affectés à la maison de +Saint-George, dont les créanciers et les actionnaires furent déclarés +créanciers de la nation. Mais c'était une liquidation à faire, et en +attendant, c'était une sorte de banqueroute qui compromettait un grand +nombre de familles. A peu près en même temps, une loi déclara la +dissolution des fidéicommis, la moitié du capital de chacun devenant +libre immédiatement sur la tête du titulaire, et la seconde moitié devant +le devenir sur la tête du premier successeur. Cette faculté imprévue de +disposer de fonds si longtemps inaliénables parait avoir été une cause de +dilapidations et de ruines, surtout dans une circonstance où la valeur +des actions de la banque, qui généralement constituaient ces placements, +se réduisait de jour en jour et s'annulait presque. +En 1804, le gouvernement ligurien opéra une liquidation, imagina un mode +d'amortissement, et, en attendant, assigna aux actions un dividende fixe +de 4 liv. 10 s. (3 fr. 60 c); mais à la réunion à la France, en 1805, +l'empereur appliqua a cette créance (par quelle assimilation? Dieu le +sait) la réduction des deux tiers propre à la dette consolidée française. +Voilà à quoi se réduisirent les actions de la banque de Saint-George, les +majorats, et plus d'une fortune. +13 La réunion eut lieu au milieu de 1806. Dans cette année, on constata +encore l'entrée au port franc de Gênes de 130,826 fardeaux de +marchandises; en 1807, seulement de 75,604; en 1808, de 24,324. +14 Ici, comme au récit de l'insurrection de 1746, j'ai cru pouvoir +reproduire quelques passages de deux notices que l'académie du Gard a +bien voulu accueillir dans ses recueils. + +ARTICLES PRÉLIMINAIRES proposés par M. le comte de Hohenzollern, +lieutenant général, au lieutenant général Suchet, pour l'exécution de la +convention passée respectivement entre les généraux en chef des deux +armées autrichienne et française en Italie. +1 C'est la capitulation de l'armée autrichienne à Alexandrie. + +CONDITIONS qui doivent servir de bases à la réunion des États de Gênes à +ceux de Sa Majesté Sarde +1 Cet Acte se trouve aussi comme Annexe de l'art. IV du Traité de Sa +Majesté le Roi de Sardaigne du 20 mai 1815. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Histore de la République de Gênes, by Émile Vincens + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTORE DE LA RÉPUBLIQUE DE GÊNES *** + +***** This file should be named 18669-8.txt or 18669-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/6/18669/ + +Produced by en9 + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18669-8.zip b/18669-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..77710bd --- /dev/null +++ b/18669-8.zip diff --git a/18669-r.zip b/18669-r.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a172153 --- /dev/null +++ b/18669-r.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..7128070 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #18669 (https://www.gutenberg.org/ebooks/18669) |
