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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:51:58 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Ruines et fantômes + +Author: Jules Claretie + +Release Date: February 22, 2006 [EBook #17830] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RUINES ET FANTÔMES *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) + + + + + + + + + JULES CLARETIE + + + + RUINES + ET + FANTÔMES + + + + PARIS + LIBRAIRIE BACHELIN-DEFLORENNE + 3, Quai Malaquais, 3 + _Succursale_, _boulevard des Capucines_, 10 + _et place de l'Opéra_, 6 + + 1874. + + + + +PRÉFACE + + +_A mesure qu'il avance dans la vie, l'homme risque fort de heurter du +pied contre quelque ruine, et il marche escorté comme d'un essaim de +fantômes. Ruines et fantômes! C'est le bilan des choses humaines: ruines +d'illusions, fantômes de souvenirs. Il suffit d'errer ou de penser pour +se voir ou plutôt pour se sentir entouré de tout ce qui est mort autour +de nous et de tout ce qui est devenu invisible._ + +_Qui donc a prétendu que les spectres n'existaient pas? Ils sont +partout; partout l'homme vieilli rencontre, au détour d'une année qui +finit, d'un anniversaire éloquent qui parle du passé, une foule de +choses blêmies et perdues à demi dans la brume, et qui sont des spectres +en vérité, spectres d'affections ou d'illusions mortes. Que de spectres +ainsi logés dans ce Paris que les vivants croient habiter seuls! Dans +presque toute chambre, nid clos ou discret, où deux amoureux s'aiment, +deux ombres se glissent, qui jadis, à la même place ont échangé aussi +leurs baisers ou leurs soupirs. Le monde des fantômes tient autant de +place que l'autre._ + +_Je le sens bien, à cette heure même où une nouvelle année s'ajoute pour +moi aux années passées, et où le jour de ma naissance me fait regarder +un moment en arrière. Sans être vieux, que j'en ai vit mourir!_ + +_Oui, que de visages déjà pâlis! Que d'yeux autrefois rayonnants +d'espoir et maintenant à jamais clos ou plutôt disparus dans leurs +orbites creuses! Ruines humaines, fantômes d'amours, d'amitiés, +d'espérances, de gaietés, fantômes des jeunes années, des premières +joies et des premiers rêves! On n'a plus, passé trente ans, qu'à se +baisser pour ramasser à terre la poussière de ce qui fut la vie, cendre +chaude encore de passion ou encore humide de larmes._ + +_Pourquoi donner ce titre à ce livre:_ Ruines et Fantômes? _Il n'est pas +un seul des travaux humains qui ne pût être appelé ainsi. Tout finit, +non par des chansons, comme disait Beaumarchais en ses ironies, mais par +des ruines, comme le criait le vieux Job en ses lamentations. Pourtant +les ruines étudiées ici et les fantômes évoqués sont des spectres et des +débris d'espèce particulière._ + +_Ainsi j'ai ramassé les miettes du curieux. + +Ce sont les courses à travers le vieux Paris, les causeries en chemin, +les souvenirs de l'histoire, tout ce qu'une vieille muraille contient +d'inconnu, tout ce qui se tient tapi aux angles secrets des logis +anciens; c'est, en un mot, le passé que je recherche et qu'on +trouvera dans ces pages. Comme il console du présent! Quelle volupté +n'éprouve-t-on pas à feuilleter, si je puis dire, les vieilles rues +comme à cheminer à travers un livre! Plaisirs de coin du feu ou joies de +chercheur et de touriste, vous vous ressemblez tous. C'est toujours la +curiosité qui sert de guide, l'appétit de savoir qui nous pousse, le +besoin de consolation et d'oubli qui nous mène._ + +_Plaisir d'hiver que celui de ces lectures; et l'hiver n'est-il point le +temps des évocations et des souvenirs?_ + +_Ce n'est pas quand le bois feuillit, que l'eau tiède court gaiement +sous les saules verts; ce n'est pas quand luit le soleil, quand le ciel +est bleu, le vent doux, le temps heureux, qu'on se plaît à les faire +revivre, les chers fantômes! Mais vienne novembre ou décembre, l'heure +des brouillards malsains, des lourdes et longues heures, des veillées +peuplées de songeries, alors, sous la lampe, en rêvant, tandis qu'un +bruit indistinct de chars roulant sur le pavé vous arrive à travers les +rideaux tirés, on se laisse doucement aller à jeter un regard au passé, +regard d'adieu ou de regret, ou de mépris, selon le fantôme évoqué, le +souvenir réveillé, le nom prononcé tout bas!_ + +_Puis, quelle volupté intime, lorsqu'on ouvre les tiroirs, lorsqu'on +relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux +à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un +vague parfum d'autrefois!_ + +_Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés, +j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire, +souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et +exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs, +larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre +dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote +caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long +poëme._ + +_Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!--Un peu de +cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une +étincelle, une seule, c'est assez!_ + +_Jules CLARETIE._ + +3 Décembre. + + + + RUINES + ET + FANTOMES + + + + + L'ABBÉ HARDY ET LUCIE GAUTIER + 1787-1792 + + + + I + + +L'histoire a ses dédaignés, héros ou criminels méconnus. Elle n'aime pas +l'égalité, mais l'élection. Elle est femme. Parmi les générations tout +entières, c'est un homme qu'elle choisit, un seul, scélérat ou martyr; +et celui-ci accepté, elle se dit et se croit quitte envers les foules. +Pendant ce temps restent dans l'ombre les plus terribles et les +plus braves, les meilleurs ou les pires, ceux dont la vie heurtée ou +fièrement unie, sinistre ou superbe, était faite pour attendrir ou pour +effrayer par l'exemple. + +Il y aurait fort à faire si l'on voulait jamais réparer ces injustices. +Pourquoi César, et pourquoi pas Laridon? Pourquoi Isaïe, et pourquoi pas +Baruch? Pourquoi Murat, et pourquoi pas Rampon? Pourquoi Lacenaire, et +pourquoi pas Lemaire? + +Ce n'est pas un héros que j'ai découvert. Il n'intéresserait personne. +Un héros, fi donc! Non...--C'est un assassin. Nul ne connaît, +d'ailleurs, cette cause ignorée qui allait être une cause célèbre. Et +pourtant je n'invente rien, pas un détail, pas une date, pas un trait. +C'est en fouillant dans nos Archives nationales de la rue du Chaume que +j'ai rencontré le drame inconnu dont je vais citer les principaux traits +sans essayer de colorer à la moderne ce petit tableau d'un autre temps. +«Monsieur mon neveu, disait M. de L** à un académicien qui n'est pas +célèbre, voulez-vous être poignant? Soyez sobre.» + +Le 17 janvier 1787, un dimanche, le commissaire royal Pierre-Jean +Duchauffour fut averti qu'un crime venait d'être commis rue Saint-Louis, +proche le Palais. Seize jours auparavant, le 2 janvier, une femme Lucile +Gautier était venue louer, à raison de 120 livres par an, une petite +chambre où gisait maintenant, frappé de plusieurs coups de couteau, le +corps d'un homme qui fut bientôt reconnu pour être celui de Louis-Pierre +Hardy, maître de la Chambre des comptes de Montpellier. Millon, +lieutenant criminel au Châtelet, est averti sur-le-champ; l'enquête +commence, les voisins sont interrogés, un chirurgien est requis, et +voici le rapport qu'il rédige et qu'il signe. Ces pièces authentiques, +en quelque sorte tachées de sang ont toujours une éloquence que le neveu +de M. de L** lui-même ne saurait égaler: + + «Nous, conseiller-médecin et chirurgien ordinaires du Roy en + son Châtelet de Paris, de l'ordonnance de monsieur le lieutenant + criminel, sur le réquisitoire de monsieur le procureur du Roy, + nous sommes transporté rue Saint-Louis du Palais, maison du + sieur Caban, horloger, au premier étage sur le derrière, + à l'effet d'y voir et visiter le cadavre du sieur + Pierre-Louis-Hardy, maître de la Chambre des Comptes de + Montpellier, pour constater la cause de sa mort. L'ayant examiné + extérieurement, nous luy avons remarqué: 1° une playe pénétrant + jusqu'au péricrane prenant depuis le temporal gauche, s'étendant + jusqu'à l'occipital; 2° une division totale de tous les + tégumens, prenant son origine de la première playe désignée + ci-dessus, se propageant jusqu'à l'os pariétal du côté droit; 3° + une playe sur la partie moyenne de l'occipital, longue de trois + travers de doigt, et ayant mis l'os à découvert; lesquelles + playes ont été faites par un instrument contondant, tel qu'il + soit; 4° trois playes: la première située sur le milieu du + coronal, la seconde sur l'orbite droit, et la troisième sur + l'orbite gauche et pénétrant toutes trois jusqu'aux os; 5° + une plaie à la partie moyenne de l'os maxillaire droit, + n'intéressant que la peau et le tissu cellulaire, oblique et + longue de deux pouces; 6° une playe à la partie antérieure du + col, large de cinq travers de doigt et longue de sept, + avec lésion de la peau, des muscles, des vaisseaux, de la + trachée-artère, de l'esophage, et enfin la ditte playe pénétrant + jusqu'aux vertèbres du col; 7° enfin une playe à la partie + antérieure et latérale de la poitrine du côté gauche, large + d'un pouce, pénétrant dans la capacité de la ditte poitrine sans + lésion des parties y contenues, tous accidens occasionnés par + un instrument piquant, et tranchant, tel que couteau de chasse, + rasoir, etc., que nous estimons avoir occasionné la cause de la + mort prompte dudit sieur Hardy. + + «Fait à Paris, le dix-sept janvier mil sept cent + quatre-vingt-sept. + + «DUPUIS.» + +La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée +d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour +un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu. +Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet +inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et +dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'_un quidam_. + +Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un +certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé +et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais, +Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier +à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa +disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite +de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à +suivre la trace des deux coupables[1]. + +[Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant +pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux +personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les +réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres +détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.] + +Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche, +pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une +instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait +de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que +l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «_à son +de trompe par un seul cri public_»; puis déclaration de la contumace, +commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée +de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de +Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous +les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent +dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés, +poudreux, jaunis, momifiés, dans les _Registres du cy-devant Parlement +de Paris en la Tournelle criminelle_. Cependant Jacques Hardy était loin +de France et croyait bien n'y jamais rentrer. + +En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand, +de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre. +Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier, +il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme +il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez +maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses +premières études il prend l'habit de l'Ordre et se fait régent des +basses classes. Il est tonsuré, mais il n'endosse en quelque sorte la +soutane que pour la jeter aux orties, reprend l'habit séculier, et tout +brillant de jeunesse ardente, le diacre réfractaire se lance à corps +perdu dans le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa +vie dans un _Mémoire_ justificatif qui, trop souvent écrit dans le style +emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne +sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits, +dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que +s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique, +je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle _moeurs_ +n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens +de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple +tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde, +je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai +aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher +les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse, +effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais _comme il faut subir +son sort_, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une +jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la +complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des +vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes. +Elle ne l'a que trop prouvé.» + +Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il +était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon +perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de +tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne +d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui +la chaîne, et le _tolle_ soulevé par ce scandale se calme peu à +peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans +les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant +prodigue... du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite, +nouveau _haro_. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille +d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à +la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au +séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy, +logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et +retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné. + +Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était +la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait, +palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo +sur le _point d'honneur_. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme, +qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous +le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour +adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de +s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts, +et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire, +dit-il, dans une _campagne isolée mais riante_; et là, savourant la +solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il +le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps, +depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre +horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur. + +Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche, +moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de +Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père +avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir +un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements +sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées, +pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était +riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de +meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son +_Mémoire_; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un +soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à +la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions +ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille +fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à +jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les +monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans +la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère +et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville, +dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge, +si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes +avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter +aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les +biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son +frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant +l'oreille:--Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille +s'était logé dans le tube auditif: «_Je le retirai avec une pince. Qui +m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût +deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur +dans la tête?_» + +Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais +venue! + +Mais, _parmi les douceurs d'une vie champêtre_, cette atroce pensée +était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni +situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de +Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il +faut en arrêter le cours. «_Monnoie fait tout_», disait Riquetti. Hardy +connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le +mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui +en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien +appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois +après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il +possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la +femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes +routes. + +A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait +cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la +famille du plaideur; elle l'accompagna encore _incognito_ lorsque, trois +mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces +soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément +le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés, +s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il +s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà +sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle, +d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme. + +Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans +l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses +réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà +furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris. +Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur +temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier +le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle +logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard, +rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir. + +Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu, +commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait +retrouver son frère. + +La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés +des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre +lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement +de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se +chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une +violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy +et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé +rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et +chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture. + +--J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On +ne nous séparera pas. + +Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point. +Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait +frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras +de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les +confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de +Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le +détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant +de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme +est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le +sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours. + +L'abbé Hardy, dans son _Mémoire_, a raconté tout au long ce fatal +dimanche, la journée du crime. + +Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait +payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et +Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans +la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus +à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte +la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel +Louis-le-Grand, il dîne «_avec tout l'appétit d'un jeune homme bien +portant qui veut bien employer ses trente sols_», et va faire un tour au +Palais-Royal et _y prendre le méridien_. Il rencontre là son frère, le +salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine +que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère +seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la +femme Gautier. + +Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était +dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus +tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et +d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une +parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les +murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler +d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique. + +Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire +pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses +merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés; +les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne +laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis +peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris +se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs +révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant +de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les +groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le +fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de +la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n° +114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier, +l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais +né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!» +Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même +restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par +Pâris. + +Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue +Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda +son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer +quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé +Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la +muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en +guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire +et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures. + +Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé +avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin, +il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez +Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq +heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du +Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de +retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son +domestique, entra vivement, et lui dit: + +--Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église +Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler. + +«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande +limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui +avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.» + +Et il sort. + +«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme +Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque +tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois +Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «--J'ai des choses de la +dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler +longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler +librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du +Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me +dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris +m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée +au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la +foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de +treillages, où nous étions absolument seuls. + +«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air +embarrassé:--On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des +ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous +prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous +ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.--C'est une terreur +panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire +juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire +perdre.» + +C'est alors--toujours selon la version de Hardy--que Lucile, laissant +éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu +chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il +l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement, +elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à +côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le +lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout +était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de +rien.» + +On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à +l'heure il écartait de lui l'accusation par l'_alibi_; maintenant il la +rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se +jetant à ses pieds et lui disant: + +«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration, +mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être +séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans +ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme celle qui pendant +trois ans a partagé ta couche, va faire préparer mon supplice; et si +c'est encore peu pour toi, viens toi-même être témoin du spectacle de +ma mort. Mais songe que tu ne m'immoleras pas seule en assouvissant ta +vengeance, tu sacrifieras à la fois deux victimes. As-tu oublié que je +porte dans mon sein un gage sacré de notre union? Après cela foule-moi +aux pieds, ou plutôt si tu n'es pas attendri pour moi, prends pitié de +ton sang, sauve cette innocente victime qui doit t'être encore chère et +qui n'a pas participé à mon crime.» + +«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces +dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et +stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et +le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous +vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères +qu'elle ne dirigeait; _dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce +moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol_.» + +Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur +sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice. +Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre +Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme, +une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer +les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris +déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières, +on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu. + +En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait +son complice. + + + + II + + +Il rentre à l'hôtel de Calais, il fait sa bâche, attelle son cabriolet, +va chercher Lucile qui l'attend, et (c'était le soir) en passant sur le +pont de la Tournelle, l'idée lui vient un instant de se jeter à l'eau. +La Seine semble avoir parfois des remous magnétiques. «_Le parapet +n'est pas bien haut_, songeait Hardy, _la rivière est forte, tout sera +fini_[2]!» Mais Lucile!... Il s'éloigne. «Me voici. Viens!» Elle monte +en voiture. Ils sortent de Paris par la porte Saint-Bernard. Le garde +insistait beaucoup pour savoir où allaient ces gens qui, j'imagine, +étaient pâles. A Villejuif, ils prennent la poste. Lucile, que tout +retard effrayait, attelle elle-même les chevaux. On abandonne le +cabriolet sur la route, et vite les coups de fouet. Aux portes de Sens, +par une fatalité, l'essieu casse. Il faut le réparer. Hardy entre dans +une auberge, tombe épuisé sur un banc et regarde le parquet d'un oeil +fixe. Le géant est brisé; la frêle et nerveuse Lucile va, vient, presse +les ouvriers, prend le rabot, travaille elle-même. L'essieu refait, elle +entre dans l'auberge. Hardy dormait. + +[Note 2: _Mémoire_ manuscrit de J.-M.-B. Hardy. Combien de pareils +manuscrits que l'on ne consulte pas pour écrire l'histoire!] + +--Holà! en route! + +Elle le secoue et l'éveille. Ils sont partis. + +L'histoire ici tourne au roman. Je n'écris pas une nouvelle, je raconte +ce que j'ai lu. C'est dommage. L'abbé Hardy pourrait fournir un beau +sujet aux faiseurs de récits d'aventures. Arrivés à Lyon, il prend +un passeport sous un nom supposé. Voilà qui est dit. Les fugitifs +traverseront les Alpes, gagneront l'Italie, s'établiront à Milan ou à +Bologne, et vivront là comme ils pourront, heureux et libres! Libres! + +Jacques Hardy avait emporté peu d'argent. C'était une faute. Mais +comment réaliser si vite la fortune du mort? On était parti un peu au +hasard, fuyant le gibet, courant le salut. Ils allèrent plus loin qu'ils +ne se l'étaient promis et ne s'arrêtèrent qu'à Venise. Hardy appelle +cette course folle à travers la France et l'Italie «un voyage qui, en +exceptant le passage du mont Cenis, aurait pu être agréable dans toute +autre position». _Italiam! Italiam!_ Sans doute. Mais ce n'était pas là +Roméo et Juliette, c'était lord et lady Macbeth, et le spectre de Banquo +les suivait. En route, l'abbé avait acheté en gros (sans doute à Genève) +une douzaine de montres qu'il revendit aux Vénitiens avec bénéfices. +Venise la républicaine ne lui déplaisait pas; mais elle était encore +trop près du royaume de France. Il projetait de passer la mer, de +s'établir en Égypte, et déjà s'entendait avec un capitaine de vaisseau +vénitien prêt à mettre à la voile pour le Levant. «Je connaissais le +commerce d'Alexandrie, et j'espérais me tirer d'affaire par son secours +en commerçant sur le café, les sequins vénitiens, la _saieta_ et autres +objets, _sans cependant changer de religion_.» + +Parbleu! Bien entendu, l'abbé. + +Mais une chute de Lucile vint tout gâter. Elle descendait de gondole, +après une promenade au Lido; elle tombe et fait une fausse couche. + +--Pars donc seul! dit-elle à Hardy. + +Il s'embarque pour Trieste où je ne sais quelles affaires l'appelaient +chez un marchand de verroteries, et, à son retour, quel étonnement!... +Lucile n'est plus là. Fatiguée de son amant, effrayée de la pauvreté +qu'il fallait maintenant partager avec lui, elle s'était simplement fait +enlever par un nommé Lesage, agent secret de l'ambassade française. + +Le premier mot de Hardy fut celui-ci: _Je le tuerai!_ + +Peut-être l'eût-il fait; mais un beau matin on éveille l'abbé dès +l'aurore, on lui ordonne de s'habiller, et on le conduit aux prisons +de l'Inquisition d'État. C'était le 8 juillet 1787, six mois après le +meurtre. Sans autre forme de procès, l'abbé fut jeté dans le même cachot +qu'un Titatarma qui me paraît un énergique et joyeux compagnon. Ce +Titatarma avait bien çà et là distribué quelques coups de couteau à +ses contemporains, mais il aimait à rire et payait volontiers à Jacques +Hardy quelque réchauffant _fiaschetto_. + +--Ah çà! lui dit-il au bout de trois ou quatre jours de +_fraternisation_, est-ce que vous avez tué, vous, homme ou femme? + +Titatarma aimait les confidences. + +L'abbé Hardy devint pâle. + +--Je ne sais même pas, dit-il, pourquoi je suis ici! + +--Diable, fit l'autre, je suis donc plus instruit que votre +_Eccellenza_. C'est comme assassin qu'on me loge. Et quant à vous, +tenez, vous êtes un bon enfant, eh bien! vous êtes accusé d'avoir tué +votre frère. Bah! qu'importe! Le vrai mot d'ordre est celui-ci: _Du +marasquin et de la gaieté_. Un mauvais quart d'heure est bientôt passé. + +L'abbé Hardy, qui nous raconte ce dialogue, ne nous dit pas si le +Vénitien Titatarma passa le mauvais quart d'heure, mais il a soin +de répéter que lui, sujet de Louis XVI, demeura trois mois dans +ces cachots, rongé de vermine, sans chemise, misérable et malade. +L'inspecteur de police le remit à la fin bien et dûment enchaîné aux +autorités françaises, et on le reconduisit, une chaîne cadenassée à +chacun de ses pieds et formant noeud sous le ventre d'un mulet rétif. +Il passa de la sorte le mont Cenis, par le froid, par la neige, vêtu +simplement d'un habit de camelot déchiré et les membres disloqués à +chaque bond du mulet. On rencontre justement à mi-côte de la montagne +une caravane de baladins montreurs de bêtes. L'odeur des fauves monte +aux naseaux du mulet qui prend peur, galope et broie littéralement, +secoue, torture son triste cavalier. Le voyage dura onze jours. A la fin +d'octobre 1787, Hardy arrivait à Lyon au château de Pierre-Cise, où on +l'enchaîna par le cou dans un cachot. + +On lui laissait pourtant les mains libres. Il résolut d'en profiter; il +voulait mourir. + +«J'avais soustrait à cinq visites d'Argus plusieurs morceaux de verre +bien taillants. J'en choisis un en forme de lancette, je pilai le reste +que j'avalais, et je m'ouvris les veines. + +«D'abord ma main malhabile et peu au fait d'une opération qui exige +de l'expérience et de la pratique, ne pouvait en venir à bout, je +me martyrisais inutilement; mais enfin, réunissant tout mon courage, +j'entrai le verre si profondément, que je fis jaillir le sang. Non +content d'y avoir réussi, je fis une ligature à l'autre bras, et, +devenu plus expert, je donnai un autre passage à mon sang par une large +ouverture, et je souffris beaucoup, parce que le verre ne coupe pas, +mais déchire.» + +--C'est le seul sang, ajoute-t-il, que j'aie répandu de ma vie! + +Puis il écrivit sur le mur, avec son doigt trempé dans ce sang: _Je +meurs innoc..._, et s'évanouit. + +«Je meurs innocent!» On le croirait parfois. + +M. le commandant du château, le marquis de Belle-Cise, était absent +lorsqu'on vint annoncer la tentative de suicide du prisonnier; mais sa +femme entra dans le cachot et fit donner des soins à Hardy. Il revint +à la vie, ou plutôt la vie le reprit, pour ainsi dire. Et avec la vie, +l'espoir, la soif de salut. Rien ne prédispose à l'existence comme un +suicide manqué. Jacques Hardy, nouvel Achille, résolut d'en _échapper +malgré les dieux_. Il récapitula ses chances de succès, fit appel à +ses parents, demanda du papier, écrivit--et cela dans l'ombre de la +nuit--rima, adressa lettres sur lettres, composa ce _Mémoire_ dont j'ai +parlé et que j'ai cité, remua terre et ciel, compila, copia, versifia. +Tous ses écrits sont un appel à la pitié. Aucune faiblesse pourtant. + +Il supplie, mais dignement. + +Il demande à M. de Jolly, son parent, avocat aux conseils, de lui faire +obtenir du bois pour l'hiver, une chambre, de l'air. Il le demande en +vers.--Et quels vers! + + Dans ce séjour malencontreux + Je suis cent fois plus malheureux + Que le plus malheureux ermite, + Car un chartreux a son jardin; + Le plus austère anachorète + A le plaisir, dans sa retraite, + De voir l'aurore, le matin; + Et le soir, assis sur l'herbette, + Il voit le jour sur son déclin. + +Lacenaire était romantique byronien; l'abbé Hardy est +_gentil-bernardien_. + +Il n'est pas ingrat, d'ailleurs, ce poëte de cachot, et paye sa dette à +la marquise qui l'a secouru en chantant M. le marquis: + + Je vous le dis avec franchise, + On ne me verra point chercher + De vains moyens de m'évader; + D'ailleurs monsieur de Belle-Cise + Veille assez bien sur Pierre-Cise + Pour être sûr de l'empêcher. + Il est bienfaisant au possible, + Affable, humain, compatissant, + Mais pour avoir le coeur sensible + Il n'a pas moins l'oeil vigilant. + +Verselets qui semblent tirés du _Chapelle et Bachaumont_ de la +captivité! + + + + III + + +Mais, sur ces entrefaites, 89 était venu, et cette secousse profonde, +ce tremblement de terre moral qui allait renverser la royauté, renversa +d'abord les Parlements. Toute la procédure instruite contre l'abbé +_Jacques-Maurice-Bruno Hardy_ fut réduite à néant, et, amené à Paris, le +ci-devant abbé fut traduit au 6° tribunal criminel établi par la loi +du 14 mars 1791. Le 16 septembre, l'instruction recommence, les +témoins sont rappelés, le chirurgien Dupuis mandé et interrogé, les +confrontations faites de nouveau. Bien des preuves manquent alors. Où +est Lucile? où est Gautier? Pas plus que le mari, la femme n'a reparu. +Elle est morte sans doute à Venise, ou cachée. Lesage, qui a dénoncé +Hardy, a pris soin évidemment de la soustraire aux poursuites. C'est sa +maîtresse maintenant, il l'aime, elle l'aime peut-être. Elle vit fort +honnêtement là-bas, est-ce qu'on sait? Bref, quoique l'affaire soit +portée comme _pressée_ sur les rôles, elle traîne, elle ne finit pas. + +Le 22 septembre 1791, Lempereur, commis-greffier, lit le jugement qui +annule la procédure de 1787 à Hardy, _entre les deux guichets de la +Force comme lieu de liberté_. Hardy y acquiesce et refuse de signer. +A la Force, malgré les versiculets de tout à l'heure, il tente de +s'évader. Enfermé au Châtelet en 1790, il avait réussi déjà à sortir de +prison; il avait erré dans Paris pendant trois jours, sans ressources. +Il s'était présenté chez M. de Pastoret, lui demandant de l'argent. +Arrêté bientôt, on avait trouvé sur lui un certificat du district des +Cordeliers sous le nom de Moïse Delcamps, de Bordeaux. En mars 1791, +porté comme malade à l'infirmerie de Bicêtre, Hardy avait fait mieux. +Après avoir fabriqué de faux assignats dans sa prison (ce qui est à +peine croyable), il avait acheté les gardiens avec ces papiers, donné +50 livres assignats à chacun des infirmiers-prisonniers et s'était fait +ouvrir la grille. Son portefeuille, qui existe encore, bourré de notes, +d'adresses, de projets, contient des renseignements curieux, des lettres +faites pour dérouter les poursuites, l'une datée de Chambéry, l'autre +de Laon; des _memoranda_: _chez le fruitier, rue des Blancs-Manteaux, +à côté de la rue de l'Homme-Armé._--_De Soissons à Laon._--_De Laon à +Marle, chez la veuve Mauclerc, aubergiste sur la route de Moncornet_; +et des projets d'étapes: des trajets sont faits, au nord, au midi, en +divers sens! + +De Paris à le Bourget: 1-1/2 poste.--De Paris à le Ménil-Amelot: 2.--De +Paris à Dammartin: 1. + +Et toujours, toujours, au bout de la route la frontière bénie: que ce +soit l'Allemagne ou l'Espagne, Maubeuge, Liége ou Londres,--l'étranger, +le salut! + +L'administrateur de police fut instruit de la tentative d'évasion. Hardy +y gagna d'être à l'avenir plus strictement verrouillé. + +Et le temps passait. L'accusé ne perdait ni ses espoirs ni son énergie. +Une terrible maladie, qu'il n'avait pu soigner dans sa prison, l'avait +rendu chauve. Il était pourtant encore superbe. Le mercredi 22 février +1792, il produisit un grand effet sur l'auditoire lorsque, transféré des +prisons de l'Abbaye, il comparut dans la salle d'audience du 6e tribunal +criminel, au Palais, le président dudit tribunal étant Claude-Emmanuel +Dobsent qui devait présider bientôt le tribunal révolutionnaire pendant +l'intervalle de la destitution de Montané à la nomination d'Herman. + +Là, Hardy déclara se nommer Jacques-Maurice-Bruno Hardy, âgé de +trente-trois ans, né à Montpellier, et quant à ses qualités, se dit +«jurisconsulte et docteur ès lois en l'Université de Paris.» De son état +ecclésiastique, pas un mot. + +Le drame touchait à sa fin. Le procès certes paraissait près du +dénoûment. L'arrêt cependant ne fut pas rendu encore, et l'abbé Hardy, +transféré de prison en prison, de la Conciergerie du Palais à l'Abbaye +et de l'Abbaye à la Force, devait finir bizarrement, fatalement, comme +il avait vécu. + +J'ai dit qu'on n'a jamais su ce qu'était devenue Lucile. + +Le 3 septembre 1792, les massacres commencèrent dans les prisons de +la Force vers une heure du matin. Les vengeances voulaient du sang. Le +peuple réclamait, lui aussi, sa Saint-Barthélémy. Les prisonniers, jugés +entre les deux guichets, étaient poussés à l'entrée du guichet de la +Force, rue des Ballets, et sur-le-champ massacrés, _expédiés_. Weber et +Mathon de la Varenne, enfermés là et épargnés, ont raconté ces terribles +scènes. «A une heure du matin, dit Mathon, le guichet qui conduisait +à notre quartier s'ouvrit; quatre hommes en uniforme, tenant chacun un +sabre nu et une torche ardente, montèrent à notre corridor, précédés +d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre attenante à la nôtre... +J'entendis en même temps appeler l'abbé Hardy, qui fut massacré sur +l'heure ainsi que je l'ai su...» L'écrou consulté, Chépy, président du +tribunal de la Force, et Pierre Chantrot, accusateur public, n'eurent +pas fort à faire pour déclarer l'homme coupable. Leur justice était +expéditive. Jacques Hardy l'attendait depuis cinq ans! On retrouvera le +nom de l'abbé sur la liste des victimes remises par le concierge de la +prison au commissaire de police de la section des Droits de l'Homme. + +Étrange destinée! le nom du fratricide devait être inscrit sur le +feuillet sanglant où l'histoire peut lire le nom de l'infortunée Mme de +Lamballe. + + + + + LE VINGT JUIN + 1792 + + +Nous avons aussi nos anniversaires. + +La France se souvient de certaines dates qui sont comme ses titres +de gloire et, à côté de l'anniversaire douloureux du 18 juin, qui dit +Waterloo, l'anniversaire du 20 juin dit Résistance et Affirmation du +droit. + +Au 20 juin 1792, la question était nettement posée entre ces deux +adversaires irréconciliables: la Révolution et la cour. La Révolution +voulait le progrès, la marche en avant, la délivrance suprême. La cour +était bien décidée à la réaction. La garde suisse chargeait ses +fusils, les gentilhommes fourbissaient leurs épées ou aiguisaient leurs +poignards. On parlait de fermer les clubs, d'enlever aux sections leurs +canons et d'envoyer sous bonne garde à l'Abbaye les orateurs populaires. + +La Fayette, campé à Maubeuge, était prêt à faire sonner le boute-selle +et à lancer ses cavaliers sur Paris, balayant les rues et sabrant les +gens--comme au champ de Mars. + +Il écrivait au roi ce mot terrible: + +_Persistez, sire!_ + +Persistez dans la résistance, dans la guerre au droit, dans l'insolent +_veto_, dans le défi jeté à la nation. Persistez dans le faux, dans +l'odieux et dans l'absurde. + +Cette lettre signifiait cela. Les conseillers des monarchies sont tous +les mêmes: aveugles et fous. + +Le roi persistait. Le roi n'avait pas besoin d'être encouragé dans son +appétit de réaction. Il en était comme nourri: il en avait la pléthore. +Il se sentait protégé par les trois bataillons suisses, quatre mille +huit cents hommes; soldats achetés qu'il pouvait, d'un signe, jeter sur +l'Assemblée nationale, à la moindre velléité de coup d'État. + +Il prenait déjà le ton tranchant et dur avec le girondin Roland, qu'il +subissait comme ministre de l'intérieur. Il se sentait appuyé, jusque +dans l'Assemblée, par les Feuillants qui se rallieraient à La Fayette et +applaudiraient à tous ses actes, fusillades et décrets d'accusation. + +La reine disait: + +--Bientôt, tout le tapage cessera! + +Et le roi répétait: + +--Bientôt. + +Alors, tandis que la cour complotait la confiscation du droit de +réunion, tandis que les Feuillants demandaient la mise en accusation du +maire de Paris, Pétion, tandis que la garde suisse, buvant et +chantant, se disait qu'elle tâterait bientôt du Parisien, des hommes +s'assemblaient, le soir, chez le brasseur Santerre, en plein coeur du +_faubourg de gloire_, et se demandaient ce qu'il fallait faire contre la +cour qui résistait, contre le roi qui trahissait. + +Ils étaient là, dans la grande brasserie du faubourg Saint-Antoine, +Santerre en uniforme de commandant du bataillon des Quinze-Vingts; +Rossignol; le formidable et gigantesque Saint-Huruge, l'ami de Camille +Desmoulins, le _lord Seymour_ de la Révolution française. Ils parlaient, +ils débattaient la question pendante. Que faire? + +Ce qu'il fallait faire, Vergniaud l'avait dit et, de la part de Danton, +Legendre vint, un soir, le répéter en pleine brasserie, tandis que +Santerre trinquait avec le commandant Alexandre et avec Lazowski, +capitaine des canonniers de Saint-Marcel. + +Vergniaud avait dit, montrant les Tuileries: + +--La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; eh bien, qu'elle y +rentre donc, au nom de la loi! + +Et Legendre, envoyé par Danton, ajoutait: + +--C'est aux Tuileries qu'il faut aller demander le rappel des ministres +patriotes et la sanction des décrets. + +Le mot avait été dit, il fut acclamé: + +--Aux Tuileries! + +On irait aux Tuileries sommer le roi de tenir ses promesses, +d'abandonner la politique hypocrite que ses conseillers lui faisaient +suivre, et de reconnaître enfin la toute-puissance de ce peuple qui +maintenant était le souverain. + +On irait en foule, on irait en armes, musique en tête, sans menaces, +avec le calme superbe et fier que donne la force. + +On irait, à cette date immortelle du 20 juin, date du serment du +Jeu-de-Paume, et tandis que des citoyens se rendraient en pèlerinage +civique à Versailles, par cette route que les femmes avaient suivie, +au 6 octobre, mais, cette fois, pour y fêter l'anniversaire; d'autres +citoyens des faubourgs, après avoir défilé devant l'Assemblée et +parlé aux représentants du peuple, entreraient au palais des rois et +opposeraient enfin leur _sic volo sic jubeo_ au _veto_ stupide de Louis +XVI. + +«Le peuple le veut ainsi, allait dire fièrement un orateur populaire +dont l'histoire n'a point le nom, et devant ce chêne robuste, le faible +roseau doit plier.» + +Le polonais Lazowski fit voter par les sections qu'on planterait, +à cette date du 20 juin, un arbre de la liberté sur la terrasse des +Feuillants. Le frémissement des feuilles du peuplier rappellerait +peut-être au roi l'approche des grands orages populaires. + +--Si vingt personnes se présentent au roi, dit quelqu'un de la cour, sa +Majesté recevra la pétition. + +La pétition du peuple fut portée par vingt mille citoyens. + +Ils étaient vingt mille, à cette aurore du 20 juin, marchant par les +faubourgs, le soleil faisant joyeusement étinceler l'or des canons et +l'acier des piques. Dans l'air chaud et sous le ciel bleu, sans nuages, +les drapeaux flottaient comme aux jours des fédérations heureuses. + +Des musiques marchaient devant la manifestation populaire, jouant le _Ça +ira_ que scandaient les sabots des sans-culottes, tandis que de ce +flot humain qui roulait une foule enfiévrée,--hommes, femmes, enfants, +vieillards, carmagnole et bonnets rouges,--de grands cris sortaient, +cris d'espérance plutôt que de colère: + +--Vivent les patriotes! + +Et, à la tête de la foule, Saint-Huruge, las de porter l'habit du +marquis, le géant Saint-Huruge déguisé en fort de la Halle, paradait; +des hommes portaient le peuplier enrubanné qu'on devait planter devant +les Tuileries, et Santerre, dont le soleil faisait reluire les grosses +épaulettes, disait de sa forte voix, comme il allait tout à l'heure le +dire en pleine Assemblée, à tout ce cortége: + +--_En avant, arche!_ + +Et ce flot, ce torrent, cette mer mugissante, allait, poussait, entrait +dans l'Assemblée, se heurtait aux grilles, s'engouffrait dans les +corridors ou les cours, grossissait, montait, emplissait les escaliers, +traînant, portant des canons, voyant, de loin, briller les mêches +allumées des canonniers de la garde nationale. Point irritée, plutôt +gaie, résolue, mais point haineuse, et pourtant décidée à la lutte si on +avait fait feu sur elle. + +Un coup de feu, à cette heure, c'était heureusement chose plus difficile +qu'aujourd'hui. Les armes à pierres, grossières, ne partaient pas +facilement. A cette heure, le revolver rendrait atrocement tragiques de +telles journées tumultueuses[3]. Il semble, en effet, que les armes de +précision éclatent toutes seules. + +[Note 3: Ces mots étaient écrits avant ces dernières guerres civiles où +le revolver a tristement joué son rôle.] + +Au 20 juin, pas un coup de feu, pas un mort. Et pourtant les Tuileries +étaient prises, le flot coulait dans les appartements, les femmes, +hâves, décharnées, sabre en main, entouraient la reine. La disette et la +misère se dressaient, hurlantes, devant le roi. + +Louis eut le flegme écrasant de l'homme gras qui reste impassible. Il ne +broncha point. Il gagna du temps. + +Une fois pourtant il tressaillit. + +Legendre, en lui parlant, disait: + +--Monsieur... + +--Je suis votre roi, fit-il. + +Legendre reprit: + +--Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter. + +Tout à l'heure Louis XVI allait se coiffer d'un bonnet rouge, y mettre +une cocarde tricolore et crier: «Vive la nation!» Il temporisait. + +Il disait--d'ailleurs résolu lui aussi: + +--Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements. + +La foule grossissait dans les appartements. Dans la buée torride +d'une chaleur étouffante, ce peuple s'agitait comme dans un brouillard +d'étuve. Le roi, apoplectique, semblait indifférent. Les faubouriens, +eux, riaient, criaient, tâtaient le lit de plume du roi et le trouvaient +bon (Michelet). + +Assise devant une table, à côté de madame de Lamballe, la reine, pâle, +regardait. Le petit dauphin, grimpé à côté d'elle, suait sous un bonnet +de laine rouge. + +Pétion qui le trouva ainsi, dit: + +--Il étouffe, cet enfant-là! + +Et il ôta le bonnet du front du prince. + +Depuis trois heures de l'après-midi, les Tuileries étaient prises, +envahies, et les troupes n'osaient bouger, de peur de faire feu sur le +roi. Louis XVI était déjà prisonnier. Prisonnier dans son palais comme +un mois plus tard au Temple. + +Isnard et Vergniaud vinrent, puis Merlin de Thionville, puis Pétion, +pour le délivrer. + +Merlin de Thionville, le futur commandant des Mayençais, celui qui, +toujours debout à la batterie, fut par les Prussiens assiégeant Mayence +appelé le _démon de feu_, Merlin voyant la reine affaissée, écrasée, +injuriée, versa une larme. + +--Ah! vous pleurez, monsieur, lui dit la reine. Vous le voyez, vous +pleurez! + +Et Merlin, fièrement: + +--Oui, madame, je pleure. Je pleure parce que je vois une femme et une +mère malheureuse. Mais je ne pleure point sur la reine. Je hais les +reines autant que je hais les rois! + +Le peuple à la fin s'écoula. + +--C'est assez, avait dit Pétion, retirez-vous! + +Et plus d'un, hochant la tête, plus d'un sectionnaire qui avait entendu +le roi beaucoup crier: «Vive la nation!» et ne l'avait pas vu signer un +décret pour la nation, plus d'un répétait: + +--Rien n'est fini. Tout est à refaire. Le _veto_ existe. Il faudra +revenir. + +Et, le soir, on rentra les canons muets du 20 juin qui allaient devenir +les canons terribles du 10 août. + +Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin. + +Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi. + +Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple. + +Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries. + +Elles en savaient le chemin. + +Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait _Castor et Pollux_, +et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première +représentation des _Jumeaux de Bergame_, les _Noces cauchoises_ et +_Jeannot ou les Battus paient l'amende_, la nouvelle se répandait dans +Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque +de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la +Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et +repoussant devant eux l'ennemi,--tout en chantant. + +Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières. + +Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et +superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre +des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à +ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme +révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient +l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes +d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait +peut-être; puis, tout à coup: + +--Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un +sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés. +Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a +dite:--C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les +portes enfoncées! + +Et Barère redevint muet. + + + + + LE DIX AOÛT + 1792 + + +Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles +sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude +coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie +de plusieurs siècles. + +[Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date +du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent +d'une époque de lutte--la lutte contre l'empire, et c'est ce qui +explique leur caractère enflammé.] + +10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il +y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés +avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre +plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis +libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution, +disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux +et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de +Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient +tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de +ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile +et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que +«l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait +l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le +flegmatique _veto_ royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les +petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes, +souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de +France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de +l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir. + +Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était +déclarée en danger. «_Citoyens, la patrie est en danger!_» C'étaient +les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les +patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de +leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés, +guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats +d'Allemagne et les grenadiers prussiens. + +Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes +régulières devenues patriotes. + +Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant +face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les +régiments de la nation, leur criaient: «_Désertez! venez à nous!_ à +nous, brave régiment Dauphin!» + +Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de +charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri: + +--On y va! + +Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les +clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux +Archives et signé _Brunsvig_). On se montrait les caricatures menaçantes +confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances +étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux _Jacoquins_ +(Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à +ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes +ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins +parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente +mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve +révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil, +proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après +elle, déclaraient que Louis XVI, _Louis le Faux_, n'était plus roi des +Français. + +Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles, +ses _chevaliers du poignard_, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas +et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues, +qui signifiaient: _Venez!_ Il comptait et recomptait le nombre de +combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir, +cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans +lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée +dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa +victoire et ses vengeances. + +Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour +savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le +crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient, +attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les +éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et +pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose, +avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait +tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais. +C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le +cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un +peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement +victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue +ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la +France victorieuse et libre, c'était la _Marseillaise_! + +La reine dit: + +--D'où vient ce bruit? + +Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à +travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses +du _Pauvre Jacques_ à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau, +le _Devin du village_, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était +la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de +Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du +château, sous les fenêtres des Tuileries: + + Allons, enfant de la patrie + Le jour de gloire est arrivé. + +Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les +spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups +d'épée, chantaient la chanson nationale,--la _Marseillaise_, dont les +notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes +d'Europe--pour que le roi, le premier, l'entendît. + +Le roi appela un valet et fit un signe. + +Le valet ferma la fenêtre. + +Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait +toujours. + +Paris était bien réellement divisé en deux camps. Aux Tuileries, le +roi conspirait. Dans les rues, dans les clubs, la nation impatientée +frémissait. Chose à noter, ce furent le pouvoir et ses séides qui +commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés, +menaçaient les tribuns du peuple. Le peuple chargeait ses fusils, +fourbissait ses piques, et attendait. + +Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le +signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Il +y avait fête aux faubourgs. Au quartier général des Enfants-Rouges, on +était joyeux en respirant par avance l'odeur de la poudre. La rue de +Lappe, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau, étaient +illuminés. Aux municipalités, la foule était grande. Pâles, mais +souriants, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure +était venue de vaincre ou de mourir. + +La commune parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'hôtel de +ville et prenait en main la direction de la bataille[5]. + +[Note 5: Il ne faut pas la confondre avec cette Commune de Paris qui, +plus tard, voulut la mort de la Gironde, et encore moins avec cette +odieuse parodie de la Commune, cette Commune de 1871, qui a déshonoré +jusqu'aux noms d'autrefois: _fédérés_, _salut public_, etc.] + +La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août, pacifique et sereine. Des +silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. C'était un +fédéré qui regagnait sa division, un sectionnaire qui se rendait à son +poste, une femme qui portait de la charpie. Elle riait et se disait +peut-être, en écoutant le tocsin qui, cette fois, semblait joyeux: + +--Demain, vendredi, jour de la Saint-Laurent, sera la vengeance de la +Saint-Barthélémy. + +Sonne, tocsin de ma paroisse, comme avait sonné, en août 1572, le tocsin +de Saint-Germain l'Auxerrois. + +Le jour venu, la grande masse populaire s'ébranla. De la Bastille, par +le faubourg, quatre-vingts divisions de sectionnaires descendaient vers +l'hôtel de ville, et leurs baïonnettes oscillaient à l'aurore avec les +remous d'un fleuve de fer. Les Marseillais marchaient à l'avant-garde, +et, entre les compagnies des gardes nationaux, les hommes du peuple, +leurs piques à la main, suivaient en chantant. + +Au palais, on buvait, on attendait; l'insurrection victorieuse allait +retrouver, dans quelques heures, les tessons des bouteilles que les +Suisses vidaient en criant: _A bas la nation!_ et _vive le roi!_ Le +roi songeait déjà à chercher un refuge à l'Assemblée nationale. Il +comprenait (trop tard) que la loi seule maintenant le pouvait protéger. +A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans +la loge du logographe et, tandis qu'à cent pas de là on s'égorge, il +s'inquiète tristement de son estomac qui le tiraille, et regrette, le +pauvre homme, non pas son trône, mais son garde-manger. + +Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Je me trompe. Le peuple, +fiévreux, emporté, quittant les sections, les laissant assez loin sur +les quais, s'était engagé en désordre dans les ruelles que formait alors +le Carrousel, pâtés de maisons, culs-de-sac boueux, quartier de Paris +vermiculaire, dont l'impasse du Doyenné donnait encore une idée il y a +trente ans. Les Suisses étaient postés dans ces masures, cachés dans ces +replis, fusils chargés. Les gens du peuple s'avancent, on leur ouvre les +grilles, ils passent. Ils croient entrer dans ce palais des rois tête +haute et armes basses, pacifiquement. Ne sont-ils pas chez eux? Soudain, +la fusillade éclate. Les Suisses, à bout portant, font sauter les +cervelles et trouent les poitrines. Accablés, égorgés, les hommes +tombent. C'en est fait, l'avant-garde de l'insurrection est écrasée, et +les grenadiers suisses poussent gaiement un cri de victoire devant cette +troupe dispersée. + +--Où sont-ils, les Parisiens? + +Patience! Ils sont là-bas. Ils viennent. Ils viennent en bon ordre; en +colonnes serrées, et les fédérés de Marseille et de Bretagne marchent +avec eux. Fournier l'Américain mène les Marseillais. Les Marseillais ont +deux canons. Feu, feu à mitraille! et le vieux palais des Médicis +reçoit les premières balafres de la main populaire. Feu! et les boulets +parisiens, la grenaille, les clous ramassés dans le ruisseau, la +ferraille des revendeurs de la rue de Lappe, répondent aux balles des +grenadiers de la garde royale. Feu! et l'on n'a point de munitions, +point de gargousses! Feu! et les cartouches manquent. Feu! et les gamins +de dix ans, les éternels et héroïques Gavroches, les Gavroches du +10 août, vont, sous la mousqueterie, ramasser de la poudre dans les +gibernes des morts. Feu! feu! + +La fusillade croisée qui part du château ne fait pas reculer les +assaillants d'une semelle. Ils tombent. Mais leur dernier cri est: En +avant! Et les survivants avancent. Tout à l'heure, corps à corps, ils +combattront avec les Suisses, avec les gentilshommes déguisés. Leur +torrent furieux va tout emporter. Ils ont atteint la grande entrée, ils +s'engouffrent dans les Tuileries, ils frappent, ils trouent, ils tuent. +On se bat partout, dans les escaliers, dans les galeries, dans la +chapelle; on dispute, on conquiert le palais marche par marche, dalle +par dalle. Du sang partout. Des blessés partout. Les Suisses, morts ou +vivants, sautent par les fenêtres. Le palais entier, sous ce beau ciel +bleu, a l'air en flammes. A travers la fumée, les uniformes rouges +des pauvres fuyards appellent les balles. Les balles sifflent sous les +marronniers dont les feuilles tombent et dont le tronc saigne. Sous les +arbres, les Suisses effarés, s'enfuient et meurent. Ils se sont groupés +auprès du petit bassin, ils battent en retraite, massés, vers le bassin +octogone. A chaque pas, la petite troupe est moins compacte. Un homme +tombe la tête fracassée, un moribond râle, jette un dernier regard à ce +ciel, à ces arbres, à tout ce qui est la vie, et songe, agonisant, aux +lacs tranquilles, aux montagnes vertes, aux soirs pacifiques de son +canton républicain. Le _Ranz des vaches_ revient à ses oreilles qui +n'entendront plus, et lui fait oublier la _Marseillaise_. Soldat +mercenaire, pauvre paysan de Lucerne ou d'Unterwald, qu'es-tu venu faire +ici? + +Tout à l'heure, divisés, sabrés, ils iront mourir bravement, froidement, +au _pont Tournant_ où Lambesc sabrait hier le peuple, ou sur la +grand'place, non loin de cet endroit où le roi périra demain. + +C'en était fait. Le peuple victorieux avait triomphé de la monarchie. +L'Assemblée nationale était maîtresse des Tuileries. Santerre et +Westermann, Danton, de sa grande voix, pouvaient dire au peuple: +«Maintenant, tu es libre!» + +Sur les colonnes des Tuileries, sur les brèches faites par le canon des +Marseillais, des patriotes traçaient à la craie des inscriptions comme +ils avaient écrit: _Ici l'on danse_ sur les ruines de la Bastille.--Vive +la Saint-Laurent! écrivaient-ils; vive le peuple du 10 août! + +On raconte que, pendant ce temps, un homme, un maigre et jaune jeune +homme, en habit militaire râpé, l'oeil brillant, les traits contractés, +regardait, en hochant la tête, les Tuileries, où personne ne devait plus +rentrer, et le peuple, ivre de joie, qui ne devait plus avoir de maître. + +Celui-là s'appelait Napoléon Bonaparte. + +«Est-ce bien là, se disait-il, le _dégel de la nation_? (Les mots sont +de lui.) Et tournant le regard vers l'assemblée, là-bas, où Louis +XVI, tandis que Vergniaud parlait de réunir une convention nationale, +mangeait doucement son poulet rôti: + +--Piccolo, petit, pauvre petit, murmurait-il, tu n'avais donc pas de +canon pour balayer la multitude?» + +L'homme de Brumaire, celui qui devait étouffer, escamoter une révolution +et déformer le tempérament de la France, se dressait déjà devant le +peuple du 10 août. + +Mais quoi! le peuple était vainqueur, et quoi qu'aient pu faire depuis +cette date les souverains, l'idée monarchique a été battue, bafouée et +broyée en cette journée du 10 août 1792. + +Nous datons de là! L'ère nouvelle s'ouvre au son du tocsin de Paris. +Le lendemain de ce grand jour lumineux et fier, c'est la Convention, la +France armée, l'Europe repoussée, la Révolution victorieuse. C'est la +tribune toute puissante, c'est l'impossible décrété et réalisé, c'est +le monde ébloui, c'est la parole de liberté, d'égalité, de fraternité +traversant l'espace comme une bouffée d'air pur, c'est la souveraineté +nationale reconnue, imposée, c'est l'effarement du passé devant ce +présent irrésistible, c'est la France, enfin, notre pauvre et bien-aimée +France, c'est la patrie sauvée, affranchie, délivrée, maîtresse +d'elle-même, et, par sa grande idée de sacrifice et de dévouement, +maîtresse aussi du monde. Vive la France! + +«Je ne veux pas oublier, s'écriait un jour Berryer, l'avocat de la +légitimité, je n'oublierai jamais que la Convention a sauvé ma patrie!» + +La Convention est la fille du Dix août. + + + + + + LA PLACE DAUPHINE + + DESAIX ET MADAME ROLAND + + +Une petite place triangulaire, triste et sombre par les jours de pluie, +bizarre d'ailleurs, parfois rajeunie, réchauffée de soleil; des maisons +hautes, des portes basses, des grilles aux fenêtres: c'est la _place +Dauphine_. Tous les omnibus qui passent par le pont Neuf sont contraints +d'en faire le tour. La _correspondance_ l'exige. En regardant ce +triangle, tout aussitôt on a froid. La teinte est grise. A peine un +bout de ciel égaré au-dessus. En tout temps, ses maçonneries de briques, +salies par chaque journée depuis Henri IV, suintent l'ennui, et ses +arcades à refends ont de sinistres et mélancoliques aspects; ses pierres +de taille se disjoignent comme si elles bâillaient. Les boutiques qui +sont là blotties ne sont pas faites pour l'égayer: des magasins de +librairie, des repaires d'antiquités, des études d'huissiers, des +bureaux de journaux judiciaires. Les petits corridors ouvrent sur la +place leurs boyaux noirs, les escaliers sont glissants, les paliers +étroits. Un quinquet phthisique agonise tout le jour durant sans +éclairer personne. La rampe est huileuse, les murs sont gras. Mais vient +un rayon et tout cela se dore et semble sourire. + +La place Dauphine a d'ailleurs ses enthousiastes. On l'a appelée «la +plus jolie place de Paris». Ce qui peut-être la rend définitivement +maussade, c'est cette colonne dérisoire qu'on a élevée là au général +Desaix. Le buste lugubre, l'air assombri, dégradé par le temps, verdi +par la pluie, regarde (et non sans envie)--là-bas, dans la foule, parmi +les arbres--la statue de bronze de Henri IV, qui développe à cheval sa +lourde carrure. + +Ce _monument_ de Desaix, avec sa statue à demi-détruite, ses noms +de victoires maintenant illisibles, ses tables de marbre plongeant +piteusement dans un réservoir mesquin, est la chose la plus triste du +monde. On doit mieux que cela au général républicain. Une inscription de +cette colonne rappelle les paroles fameuses: + +«_Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir +pas assez fait pour la France et la postérité!_» + +Il est aujourd'hui prouvé que Desaix, tué sur le coup, n'a prononcé +avant de mourir aucune parole. Mais on peut dire cependant que, s'il +regrettait de n'avoir pas assez fait pour la France, la France peut +regretter de n'avoir pas encore assez fait pour lui. + +La place Dauphine a, d'ailleurs, changé d'aspect depuis la +reconstruction de la préfecture de police et, dit-on, les deux vieilles +maisons aux briques rouges, qui en forment comme l'entrée du côté du +pont Neuf, vont tomber. Ainsi s'enfuient les souvenirs! C'est dans la +maison qui donne sur le quai de l'Horloge qu'habita le graveur Philipon +et que naquit Mme Roland. On a démoli, à l'intérieur, la petite cellule +où, la journée finie, s'enfermait la jeune fille avec ses livres, ses +chers livres, et traçait sur son papier ces _Lettres aux demoiselles +Cannet_, dont M. Dauban a donné naguères une édition nouvelle. + +La maison va tomber! Dans peu d'années, que sera devenu le Paris +historique qu'on aimait à retrouver dans ses promenades comme on +feuilletterait un vieux livre? Ruines! Fantômes! Que de fois, à cet +angle du quai, n'aurait-on pas cru voir, avec ces yeux de l'imagination +qui valent bien les autres, la petite Manon «en fourreau de toile» aller +au marché avec sa mère ou, son panier sous le bras, tête nue, ses jolis +cheveux frisés sur son front de quinze ans déjà bombé et réfléchi, +achetant «à quelques pas de la maison, du persil ou de la salade que la +ménagère avait oubliés.» + +La première édition de ces _Lettres aux demoiselles Cannet_ date de 1841 +et M. Auguste Breuil l'avait signée. Elle jetait déjà sur les années +d'adolescence et de la jeunesse de Mme Roland un jour satisfaisant. +Elle montrait Manon au couvent des Dames de la Congrégation, rue +Neuve-Saint-Étienne, et s'y liant d'amitié avec Sophie et Henriette +Cannet, qui devaient être pour elle comme des soeurs.» C'était vers +le soir d'un jour d'été, dit Mme Roland; on se promenait sous des +tilleuls... Les voilà! les voilà! fut le cri qui s'éleva tout à coup.» +Ne semble-t-il pas, à la façon dont ce souvenir est raconté, qu'il y +eût comme une prédestination dans l'amitié des trois jeunes filles? La +première édition de ces lettres était suffisante pour le temps. Mil +huit cent quarante et un, ce n'est pas si loin, et pourtant l'histoire +a marché, ou le goût de l'histoire, le souci des petites choses, des +traits peu importants en apparence et qui peignent nettement tout un +caractère, l'amour des _petits riens_ qui sont à l'étude d'un homme ce +que les moindres plis, les rides minuscules, les tics sont à son visage: +ils complètent sa physionomie, l'animent, la rendent vivante. + +Grâce à la publication récente, les grandes lignes et les moindres +traits sont aujourd'hui rassemblés. L'édition des _Lettres aux +demoiselles Cannet_ est complète, et nous pouvons,--c'est bien le +mot,--lire à livre ouvert dans la jeune âme de Manon Philipon. Nous +assistons à ses journées de travail, nous recevons ses plus chères +confidences, nous savons la cause de ses ennuis, de ses enthousiasmes, +le secret de son coeur. Honnête et loyal secret, rêves sans fièvre, +châteaux en avenir dont le toit et la façade sont bien modestes. + +Elle lit Plutarque et je sais nombre de gens qui lui en feraient un +crime. Mais lire Plutarque n'empêche pas de «connaître un pourpoint +d'avec un haut-de-chausses,» comme dit Molière, et de les raccommoder +au besoin: «Je n'ai, à franchement parler, ni haine ni goût pour +le commerce; je sens qu'en entrant dans tel état que ce soit... je +m'appliquerais uniquement à l'accomplissement de mes devoirs et que j'en +ferois le premier et le plus grand de mes plaisirs.» (Lettre septième, +_inédite_.) Cette Romaine redevient bien vite, puisqu'il le faut, la +petite bourgeoise et l'humble fille du graveur. + +Humble par raison, fière par tempérament. «On nous a beaucoup pressés +d'aller à Versailles chez quelqu'un de connoissance pour les fêtes +du mariage. Maman s'est décidée à rester: j'en suis bien aise. Toutes +réflexions faites, j'aime mieux rester dans ma cellule avec mes livres, +ma plume et mon violon, qu'aller me faire pousser et presser pour voir +l'_habillement_ des princes.» Ses plumes et son violon! Elle oublie ses +fleurs qu'elle aimait tant. + +Les volumes des Lettres de Mme Roland ont tout l'intérêt des Mémoires +historiques et aussi d'un roman. On assiste pour ainsi dire, en lisant, +à la formation intellectuelle de cette femme, à l'incubation de ses +idées politiques, et aussi à la formation de cet honnête et solide +attachement qu'elle eut pour M. Roland de la Platrière, un brave homme +dont elle fit presque un grand homme. Figure sans élévation, celle +de Roland, mais d'une pâte, après tout, sympathique. Il se mouchait +pourtant avec ses doigts, se couchait sur son lit et priait sa femme +de jouer et chanter à son chevet. C'est le mari dans toute la force du +terme, mais le mari sans épithète ridicule. Il aimait sa femme et +elle l'aimait et le respectait. Cette passion pour Buzot, dont on a +maintenant la preuve, grandit Mme Roland au lieu de l'abaisser. La +statue s'est animée. Il y avait un foyer d'amour dans ce marbre. Loin de +la lui reprocher, on lui sait gré de cette haute et chaste affection. + +Le rôle politique de Mme Roland est plus discutable. Si la Gironde s'est +perdue, la femme du ministre y a contribué pour la bonne part. Elle +haïssait comme elle aimait, en femme. Et qui sait combien de ses +haines instinctives elle a fait partager à ses aimables et éloquents +cavaliers-servants? C'était les perdre, c'était se perdre. Du moins +sut-elle bien mourir avec ceux qui mourraient un peu pour elle et par +elle. + +Ah! que je voudrais qu'on pût nous rendre les impressions qu'eut +Mme Roland, dans la charrette, de la Conciergerie à la place de la +Révolution, et que, dit-on, elle demanda à écrire au crayon, avant de +monter les degrés de l'échafaud! Elle ne put les écrire, ces suprêmes +pensées, et elles demeureront à jamais dans les éternels _desiderata_ +de l'histoire. Nous aurions, cette fois, eu, non le dernier jour d'un +meurtrier, mais la dernière heure d'une condamnée! + + + + + MADEMOISELLE DE SOMBREUIL + 1793 + + + + I + + +Ceux-là qui, au temps où M. Labat père, digne prédécesseur de son +fils, était directeur des Archives de la Préfecture de police, ont pu +consulter et regarder les trésors historiques enfouis dans l'espèce de +grenier où on logeait l'archiviste, sous les toits d'où l'on apercevait +la flèche de la Sainte-Chapelle, ceux-là peuvent seuls savoir ce que les +incendiaires de la Commune ont dérobé à l'histoire et à l'avenir. Que +de monuments écrits! Sans compter des curiosités artistiques, comme, par +exemple, tel buste de Marat provenant d'une _section_ de Paris. Que de +papiers importants, de choses inédites! Il y avait là de quoi écrire la +plus curieuse des histoires, l'_Histoire des lettres de cachet_. Il +y avait les écrous des prisons, celui de la Conciergerie, avec +les signalements de Marie-Antoinette et de madame Roland, et des +procès-verbaux d'exécutions, comme celui de Bailly où l'on pouvait +suivre, aux terribles ratures du greffier, le nombre des stations que +l'on fit faire au martyr, de la place de la Révolution au champ de Mars. + +Il y avait aussi (quel étonnement!) le registre des massacres de +septembre. Ce registre! Je le vois encore. + +Il m'a été donné justement de le feuilleter un jour. Ce registre est--ou +était--un in-4°, à peine épais comme deux doigts, carré de forme et +relié en parchemin blanc que le temps avait sali. Les feuillets étaient +couverts d'une écriture large et ornée, une écriture de l'ancien temps, +celle du greffier chargé de l'écrou. Chaque page, divisée en deux, +présentait d'un côté les noms, prénoms et qualités des prisonniers, en +général des Suisses arrêtés au 10 août; de l'autre, tracé de la +main de Maillard ou de celle du greffier, le résultat du jugement. Une +croix, placée en regard de chaque nom, indiquait que Maillard marquait, +à mesure qu'on les appelait, les prisonniers. Puis; en face de ce +nom (la lettre M largement tracée et les jambages se contournant +élégamment), le mot _Mort_ écrit par Maillard et suivi partout de cette +note du greffier: _Par jugement du peuple_;--ou (toujours de l'écriture +de Maillard, avec les mêmes fioritures aux majuscules) l'indication: _En +liberté_. + +On le regardait, ce registre, avec une impression d'effroi, et l'on se +demandait si vraiment il avait été le témoin muet de l'horrible drame du +2 septembre. Oui, c'était bien lui. Ces taches jaunes qui le maculaient +étaient des taches de sang. Quelques-unes avaient été faites par les +doigts des _travailleurs_ venant tourner les feuillets pour voir s'il +y avait encore beaucoup de prisonniers à appeler; d'autres avaient +dégoutté des vêtements de ces misérables. Les massacreurs n'entraient +pourtant que par hasard dans la salle où se tenait le tribunal. M. Labat +avait été mis au courant de la façon dont ces terribles, ces criminelles +exécutions étaient alors organisées. + +Il y a quelques années un vieillard, l'air triste et le costume +convenable, vint voir feu M. Labat et lui demanda à consulter ce +registre de l'Abbaye. On ne le communiquait pas à tout le monde. M. +Labat s'informe, l'autre balbutie, hésite, explique que ses souvenirs se +rattachent pour lui à ce livre, et finalement déclare qu'il se trouvait +_tout enfant_ à l'Abbaye au moment du massacre. + +Un _témoin du 2 septembre_! Un témoin vivant! M. Labat n'avait garde de +le laisser échapper. Il lui montre le registre. Le vieillard pâlit et +recule, puis il avance: «Oui, c'est cela, c'est bien cela!» dit-il. +Et alors, s'échauffant, se souvenant, il explique à M. Labat comment +Maillard, placé entre les deux guichets, celui qui s'ouvrait sur les +corridors et par lequel venaient les prisonniers, et le guichet par +lequel ils sortaient, traçait les sentences sur le registre à mesure +qu'elles étaient rendues. Ce qui prouve--en passant--que Mlle de +Sombreuil n'a pas pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard +ayant écrit en regard du nom de M. de Sombreuil la note: _En liberté_, +M. de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait +pu être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne +l'attendaient plus. + +«Monsieur Maillard était alors, dit sans affecter d'appuyer sur le +_Monsieur_, ce témoin à M. Labat (qui a vérifié ces assertions), +_monsieur_ Maillard était un jeune homme d'une trentaine d'années, brun, +grand, l'oeil superbe, les cheveux noués en catogan. Il portait, ce +jour-là, _un habit gris à larges poches et des bas chinés_. De temps à +autre les travailleurs venaient derrière _monsieur_ Maillard, consulter +des yeux le registre et parfois leurs mains en touchaient les feuillets. +De là le sang que vous voyez!» + +Tout en parlant, le vieillard semblait vraiment revoir les scènes +de carnage de septembre. Il parla longtemps encore, remercia, puis +s'éloigna, comme en chancelant, et M. Labat ne le revit plus. + +Étrange destinée que celle de ce Maillard, mort à trente et un ans, et +dont la mémoire est encore sanglante et détestée, lorsqu'à cette date +du 2 septembre, il joua, tout au contraire--faut-il le dire?--un +rôle providentiel (s'il en est dans l'histoire), et, enrégimentant, +organisant la fureur populaire, la dirigea et la calma en partie, lui +arracha plus de victimes qu'on ne croit, sauva des innocents, épargna +bien des gens voués à la mort et qui, sans lui, eussent péri déchirés +par une populace irritée, affolée, criminelle! Oui, il brava cette +rage même, délibérant froidement, acquittant ou condamnant, selon sa +conscience, sans que les sabres levés sur lui pussent influencer son +jugement. + +Mais il avait touché au sang: c'était assez, et--c'est justice--sa +mémoire en demeurera éternellement ensanglantée, souillée et exécrée. + + + + II + + +Les quelques lignes que nous avions écrites plus haut sur Mlle de +Sombreuil nous valurent une réponse de son fils. + +Ce n'est point pour diminuer l'horreur que nous inspirent les massacres +de septembre, c'est seulement pour rétablir la vérité sur un fait +contesté que nous prenons à corps la légende du _verre de sang_. + +«Monsieur, écrivait M. de Sombreuil au rédacteur en chef du _Grand +Journal_: + +«A mon retour de la campagne, on me communique le numéro de votre +journal du 11 février, où je lis ce qui suit: + +«Notre époque a le goût des réhabilitations; si elles ne sont pas +toujours justes, elles ont au moins cet avantage de mettre dans un +jour exact, entouré de tous les documents à l'appui, chaque figure +historique. M. Jules Claretie annonce, dans l'_Avenir national_, la +publication d'une histoire de Maillard, l'ancien huissier du Châtelet, +le chef des _travailleurs_ des 2 et 3 septembre 1792, pour employer le +sombre langage d'alors. + +«Il est bien difficile de toucher à ces terribles souvenirs sans +froisser de justes susceptibilités; mais pourtant je dois dire que +Maillard, dont le nom est resté attaché à cette date sanglante, en +enrégimentant, en organisant pour ainsi dire la fureur populaire, lui +arracha plus de victimes qu'on ne le croit. + +«On conserve aux archives de la Préfecture le registre de l'Abbaye, +témoin muet de l'effroyable massacre, et sur lequel, en regard du nom +de chaque prisonnier, Maillard mettait l'indication: _En liberté_, ou le +mot: _Mort_; d'où il résulte, raconte toujours M. Claretie, que Mlle de +Sombreuil n'a pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard ayant +écrit, en regard du nom de M. de Sombreuil, la note: _En liberté_, M. +de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait pas +à être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne +l'attendaient plus.» + +«Fils de Mlle de Sombreuil, je viens vous prier, monsieur le rédacteur, +au nom de la vérité et par respect pour l'acte de piété filiale qui a +rendu le nom de ma mère immortel, d'accueillir la rectification suivante +au fait avancé par M. Claretie. + +«Mon grand-père, M. le marquis de Sombreuil, ancien gouverneur des +Invalides, avait été arrêté immédiatement après le 10 août et jeté +dans les cachots de l'Abbaye; le dimanche 2 septembre 1792, le terrible +_Caveant consules_ venait de mettre le pouvoir aux mains de Danton; +_sur son ordre_, des égorgeurs avaient été demandés au comité de +surveillance, présidé par Marat, où ils avaient reçu leurs instructions +et étaient convenus de leur salaire. + +«Le lendemain, lundi 3 septembre, vers cinq heures du matin, les +_travailleurs_[6], sous la conduite de Maillard, surnommé _Tape-dur_, se +dirigèrent vers la prison de l'Abbaye. Les victimes sont au complet, le +carnage va commencer. + +[Note 6: Si nous nous servons de cette expression en parlant des +assassins de septembre, c'est qu'ils sont ainsi désignés sur les _États +de service_ dressés dans les bureaux de la Commune, où sont constatés +les payements qui leur ont été faits. (_Note de M. de Sombreuil._)] + +«Maillard établit d'abord son tribunal de _juge populaire_ dans la cour +de la prison, et les égorgeurs sont placés sur deux haies; aussitôt +les portes du cloître, qui recélait les prêtres arrêtés les jours +précédents, sont ouvertes, et tous sont massacrés sans qu'il soit fait +grâce à un seul. + +«L'horrible tuerie humaine est un instant suspendue pour laisser les +_travailleurs_ manger la soupe et boire le vin que la _Commune_ leur fit +distribuer à la porte de la prison; mais bientôt ils recommencèrent leur +oeuvre sanglante. + +«Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen de +Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui lui fend la +tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de Sombreuil, quand sa +fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou de son père, qu'elle enveloppe de +sa magnifique chevelure, et, présentant sa poitrine aux assassins: «Vous +n'arriverez à mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit +trois blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène +terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait entendre. +Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la vertu, et peut-être +par l'irrésistible attrait de la beauté dans les larmes, les égorgeurs +entourent le père et la fille, et l'un d'eux, lui présentant un verre de +sang qui s'échappait de la tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois +ce sang à la santé de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._» +Elle l'avale d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété +filiale, la liberté de son père. + +«Peu de temps après, Mlle de Sombreuil épousa son parent, M. le comte de +Villelume. + +«En 1814, Louis XVIII, ne voulant pas que le nom de Sombreuil, dont +le dernier avait été fusillé à Auray, s'éteignit, adressa une lettre +autographe à mon père (lettre aujourd'hui encore entre mes mains), par +laquelle il lui exprimait le désir qu'il eût ajouté à son nom celui de +Sombreuil. + +«Après sa mort, le 15 mai 1823, le coeur de ma mère fut inhumé dans la +chapelle des Invalides d'Avignon. + +«Lors de la suppression de cette succursale, en 1850, les invalides +présentèrent une requête au prince Louis Napoléon, président de la +République, pour obtenir que le coeur de leur _bon ange_ (c'est ainsi +qu'ils l'appelaient) fût conservé au milieu d'eux. Le prince Louis ayant +fait droit à cette requête, avis m'en fut donné par la lettre suivante: + + + «MONSIEUR, + + «M. le maréchal gouverneur me charge d'avoir l'honneur de vous + prévenir que la cérémonie relative au coeur de Mme la comtesse + de Sombreuil aura lieu aux Invalides, le vendredi 6 de ce mois, + à midi. + + «Si vous voulez vous présenter au cabinet du gouverneur, j'aurai + l'honneur de vous donner une autorisation et de vous adresser au + curé des Invalides. + + «Veuillez, etc. + + «_Signé_ Baron DU CASSE.» + +«C'est ainsi que, par une exception unique dans l'histoire, le coeur +d'une femme repose au milieu des gloires dont la France s'honore. + +«Permettez-moi, monsieur le rédacteur, après ce récit exact des faits +qui concernent ma mère, de joindre ici un document officiel attestant +l'acte mémorable de Mlle de Sombreuil, contesté par quelques biographes: + + EXTRAIT DU REGISTRE DES ARRÊTÉS DU COMITÉ DE LÉGISLATION. + + _Séance du 26 thermidor, l'an III de la République française, + une et indivisible_. + + «Vu par le comité de législation la pétition de la citoyenne + Viraud Sombreuil, laquelle réclame la main-levée sur le + séquestre apposé sur les biens héréditaires des citoyens Viraud + de Sombreuil, son père et gouverneur des Invalides, et l'autre, + son frère, inhumainement assassinés au tribunal révolutionnaire + de Paris, le 2 prairial an II................ + + «Considérant: 1° Que la citoyenne Sombreuil a des droits + évidents à la moitié des successions dont il s'agit; + + «2° Qu'elle a également des droits infiniment plausibles sur une + partie de l'autre moitié, parce que la succession de son frère, + injustement supplicié, doit lui appartenir tout entière; + parce que les lois ordonnent, sans limitation quelconque, la + restitution des biens des condamnés à leur famille; parce que + la République a solennellement et justement renoncé à tous les + droits ouverts par des assassinats judiciaires dont elle ne peut + profiter ni directement ni indirectement. + + «Considérant que, sur le mobilier délaissé par son père, + la citoyenne Sombreuil a des prétentions particulières et + infiniment favorables; elle assure que, dans la saisie des + effets qu'il a délaissés, on a compris ceux qui étaient à elle; + elle assure et prouve que son père lui avait donné tout son + mobilier; + + «Considérant que les assertions d'une personne dont la piété + filiale s'est signalée par un acte de courage inouï et par + des traits héroïques qui doivent passer à la postérité la plus + reculée sont du plus grand poids; + + «Considérant que la République doit s'empresser de rendre + justice à une telle _héroïne_ dans la plus grande latitude. + + «Arrête, en exécution des articles 4 et 7 de la loi du + 13 ventôse an III, et par les considérants + sus-énoncés.................... + + «Charge la commission des administrations civiles, police et + tribunaux, de l'exécution du présent arrêté. + + + «_Signé_: LAPLAIGNE, président; MOLLEVAUT, + SOULIGNAC, PONS (de Verdun), LANJUINAIS, + BESARD et DELAHAYE. + + «Pour copie conforme: + + «_Signé_ LAPLAIGNE, président; SOULIGNAC. + + «Pour expédition conforme: + + «La commission des administrations civiles, police et tribunaux: + + «_Le chargé provisoire_: AUMONT. + + «Pour copie conforme: LEFEBVRE.» + +«Recevez, monsieur le rédacteur, avec tous mes remercîments, l'assurance +de ma considération la plus distinguée. + +«COMTE DE SOMBREUIL.» + + + + III + + +A la lettre de M. de Sombreuil, nous répondîmes comme il suit: + +Il faut en finir avec certaines légendes. L'histoire a longtemps été +remplie de ces _faits divers_ erronés, espèces d'herbes parasites que +l'esprit de parti arrosait avec un soin pieux. La critique, à la fin, +est venue; elle a arraché une à une ces touffes absorbantes, et fort +heureusement les fables sont oubliées aujourd'hui ou jugées à leur +valeur. L'herbe cependant repousse parfois, l'erreur trouve encore des +esprits crédules. C'est pour ceux-là que je veux revenir sur un fait que +je croyais depuis longtemps tiré au clair. + +Le _Grand Journal_ avait reproduit, il y a quelque temps, une partie +de la chronique de l'_Avenir national_, où je contais comment Mlle de +Sombreuil, lors des massacres de septembre, n'avait pu boire le _fameux +verre de sang_ demeuré légendaire, en dépit de la critique historique. + +Le comte de Villelume de Sombreuil, fils de Mlle de Sombreuil, a adressé +à ce sujet une lettre rectificative au rédacteur en chef du _Grand +Journal_, et dans cette lettre M. le comte de Sombreuil croit répondre +à notre article en reproduisant littéralement la légende que nous avons +essayé de détruire, sans vouloir pour cela révoquer en doute l'héroïsme +de Mlle de Sombreuil: + + «Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen + de Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui + lui fend la tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de + Sombreuil, quand sa fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou + de son père, qu'elle enveloppe de sa magnifique chevelure, et + présentant sa poitrine aux assassins: «Vous n'arriverez à + mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit trois + blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène + terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait + entendre. Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la + vertu, et peut-être par l'irrésistible attrait de la beauté dans + les larmes, les égorgeurs entourent le père et la fille, et l'un + d'eux, lui présentant un verre de sang qui s'échappait de la + tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois ce sang à la santé + de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._» Elle l'avale + d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété filiale, + la liberté de son père.» + +Voilà bien l'anecdote qu'on nous a tant de fois répétée, celle qui nous +faisait frissonner à cet âge heureux où nous apprenions la Révolution +française dans certains livres d'histoire si bien faits pour être +étudiés au lendemain d'une lecture des contes de Perrault et des +exploits de ses ogres. Voilà le _fait divers_ illustre que M. Victor +Hugo, parlant de Mlle de Sombreuil, revêtit un jour de sa poésie +d'adolescent: + + Souvent, hélas! l'infortunée, + Comme si de sa destinée + La mort eût rompu les liens, + Sentit avec des terreurs vaines + Se glacer dans ses pâles veines + _Un sang qui n'était pas le sien!_ + +Voilà la persistante impossibilité que je regrette de retrouver encore +dans le livre de M. Edgar Quinet: «Deux jeunes filles, Mlle de Sombreuil +et Mlle Cazotte, désarmèrent les bourreaux et sauvèrent leurs pères, +_la première en buvant un verre de sang_.» (_La Révolution_, tome I, p. +384.) Mais puisque aussi bien M. le comte de Sombreuil nous en fournit +l'occasion, je veux, en peu de mots, raconter l'histoire exacte de ce +verre de sang bu _à la santé de la nation_. + +Comment naquit cette légende? Quel est l'inventeur breveté, sans +garantie de l'histoire, de cette anecdote? Aucun contemporain n'en +parle: Jourgniac de Saint-Méard n'en dit mot, pas plus que les +chroniqueurs ou les témoins royalistes des massacres de septembre, +l'abbé Sicard, Peltier ou Maton de la Varenne. Lacretelle, dans son +_Histoire de la Révolution_, dit, à propos de Mlle de Sombreuil: «On lui +présente un verre; elle regarde, elle _croit voir_ du sang...» Dans une +romance qu'un poëte de ce temps-là, Coëttant ou Coittant, composa +pour célébrer le dévouement de Mlle de Sombreuil, il n'est aucunement +question du verre de sang. Or, je trouve ce renseignement dans les +_Mémoires sur les prisons_, à la date du 18 pluviôse an II: «Le +citoyen Coittant a donné lecture d'une romance de sa composition sur le +dévouement de la citoyenne Sombreuil; sa généreuse action a été célébrée +de la manière la plus touchante: l'_héroïne était présente_ et écoutait +la tête baissée; son visage était baigné de pleurs.» + +«L'héroïne était présente»,--et sans doute l'assemblée nombreuse. On +n'eût pas manqué de faire remarquer à Coittant l'oubli du verre de sang, +si le fait eût été authentique. + +M. Louis Blanc a expliqué ce qui a pu donner lieu à cette sinistre +légende. Mlle de Sombreuil allait s'évanouir, lorsque l'un des +massacreurs lui présenta un verre d'eau dans lequel une goutte de sang +tomba de la main de cet homme. Le fait a été rapporté à M. Louis Blanc +par une amie de Mlle de Sombreuil, qui l'avait conté elle-même pour +prouver que les meurtriers de l'Abbaye (sans excuse devant l'histoire et +la morale) n'étaient pas absolument insensibles. + +Mais non, c'est à l'auteur du _Mérite des femmes_ que nous devons ce +conte qui a fait fortune. Après avoir célébré le dévouement de Mlle +de Sombreuil, laquelle avait partagé la captivité de son père, et, +l'accompagnant devant ses juges, avait plaidé pour lui de toute sa +jeunesse et de toutes ses larmes, après avoir écrit.... + + Une fille au printemps de son âge, + Sombreuil, vient, éperdue, affronter le carnage. + Etc., etc. + +Legouvé, qui (il le dit lui-même) ne put placer le verre de sang dans +son poëme, ajouta une note en prose où il raconta--le premier--quelle +condition on mit--selon lui--à la délivrance de M. de Sombreuil. Legouvé +ignorait donc comment fonctionnait le tribunal de l'Abbaye; il ne savait +pas que tout prisonnier déclaré _en liberté_ par Maillard, entre les +deux guichets, ne courait plus aucun danger au dehors? Et n'est-ce pas à +Maillard lui-même que M. de Sombreuil dut la vie, à ce Maillard qui, dit +M. Michelet, s'en alla de l'Abbaye _emportant la vie de quarante-trois +personnes qu'il avait sauvées et l'exécration de l'avenir?_ Il est hors +de doute, en effet, que Stanislas Maillard ait prononcé cette belle +parole: «_Je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains +dans le sang de ce vieillard._» On la retrouve citée dans le _Patriote +français_ de Brissot, qu'on ne peut accuser de partialité en faveur des +septembriseurs. + +Delille n'a pas imité Legouvé, et, dans son poëme de la _Pitié_, il +s'est abstenu de parler du verre de sang. Les poëtes se suivent et ne se +ressemblent pas. + +Je reconnais d'ailleurs que l'abnégation et l'amour filial de Mlle de +Sombreuil furent absolument admirables en ces journées terribles. J'ai +dit qu'elle avait obtenu la faveur d'aller retrouver son père dans +sa prison, et l'on pourrait s'étonner de rencontrer à cette époque +ce singulier mélange de rigueur et de pitié. Qui pourrait arracher +aujourd'hui cette grâce de partager la captivité d'un détenu? Et Mlle +de Sombreuil ne fut pas la seule qui s'enferma ainsi avec un parent. La +marquise de Fausse-Landry ne demeura-t-elle pas dans la prison de son +oncle, l'abbé de Rastignac? Mme de Fausse-Landry a même publié une +relation des massacres de septembre, et il n'y est point question du +verre de sang bu par Mlle de Sombreuil. On pourrait d'ailleurs invoquer +son témoignage, car Mme la marquise de Fausse-Landry vit encore, +croyons-nous, à Paris. + +Nous admirons certes autant que personne l'héroïsme de Mlle de +Sombreuil. Elle a partagé la captivité de son père, elle eût voulu +à coup sûr partager sa condamnation. Mais, énergiquement, nous nions +qu'elle ait pu ou dû boire un verre de sang. M. le comte de Sombreuil a +beau citer dans sa lettre un _Extrait du registre des arrêtés du comité +de législation_ (séance du 26 thermidor an III), cet extrait constate +simplement avec nous son _courage inouï_ et sa _piété filiale_. Il ne +dit rien, et pour cause, du verre de sang. + +Bref, l'horrible anecdote est apocryphe. + +Tout le prouve. + +L'histoire: sur le registre de l'Abbaye, en regard du nom de Sombreuil +et de la main même de Maillard, de cette écriture calme et correcte, il +est porté: «_Jugé par le peuple et mis en liberté._» Qu'avait-on besoin, +encore un coup, de _racheter_ M. de Sombreuil en vidant un verre de +sang, puisqu'il était libre? + +La physiologie: M. Barthélémy Maurice, l'historien des _Prisons de la +Seine_, a consulté des hommes de science qui lui ont affirmé que du +cadavre d'un homme tué comme on a tué les prisonniers de l'Abbaye, il +serait tout à fait impossible de tirer un verre de sang _potable_. Or, +d'après M. de Sombreuil, le sang présenté à sa mère aurait été recueilli +d'une blessure reçue à la tête par M. de Saint-Marsault, ce qui rend la +chose encore plus invraisemblable. + +La vérité est que Mlle de Sombreuil aura bu quelque verre d'eau ou de +vin (on en avait distribué aux _travailleurs_), et la preuve, c'est que +Mlle Cazotte, qui, elle aussi, sauva son père une fois, en fit +autant. Le fils de Cazotte, qu'on ne peut accuser d'être un ami de la +Révolution, le dit tout au long en contant qu'elle but à la santé de la +nation: «C'est par exagération qu'il a été dit qu'un verre de sang des +victimes lui avait été versé (à Mlle de Sombreuil); les verres portaient +les traces des mains auxquelles ils servaient, _et la même santé avait +été imposée à ma soeur_.» (_Témoignage d'un royaliste_, par J. S. +Cazotte, in-8°, 1839.) + +Mais il ne suffit pas à M. le comte de Sombreuil que sa mère ait bu +un verre de sang, ce qui est--l'assertion de Cazotte suffirait à le +prouver--complétement erroné. M. de Sombreuil veut aussi que Mlle de +Sombreuil ait été menacée ensuite de l'échafaud. + +«Mlle de Sombreuil, ajoute-t-il dans sa lettre, ne jouit pas longtemps +du triomphe dû à son sublime dévouement. Son père et son frère aîné, +incarcérés de nouveau en 1793, elle obtient encore de les suivre. +Traduits au mois de mai devant le tribunal révolutionnaire, ils furent +conduits à l'échafaud. + +«Mais un décret de la Providence devait sauver une seconde fois ma mère. +Le même homme qui; dans le choeur de l'Abbaye, avait fait entendre +le cri de grâce et suspendu ainsi le poignard des assassins, l'ayant +reconnue dans la fatale charrette, les mains liées derrière le dos, il +la saisit par les poignets et la précipita hors de la voiture.» + +Or, aucune biographie de Mlle de Sombreuil n'indique ni sa condamnation, +ni la façon extraordinaire dont elle aurait été sauvée par un honnête +massacreur, un septembriseur _ex machina_, aidé d'un décret de la +Providence. On peut tenir ce fait pour complétement imaginaire. En +effet, M. de Sombreuil, impliqué dans le procès des _chemises rouges_, +et son fils; pris à Quiberon les armes à la main, ont été condamnés le +17 juin 1795 (et non 1793, comme dit M. de Sombreuil); et--c'est M. +F. Lock qui veut bien me le faire remarquer--la liste officielle des +condamnés ne porte pas le nom de Mlle de Sombreuil, preuve évidente que +celle-ci ne fut pas condamnée, et par conséquent ne fut ni mise dans la +charrette des exécutions, ni arrachée à la mort par le moyen impossible +qu'on a indiqué. Au surplus, il existe une lettre de Mlle de Sombreuil à +Fouquier-Tinville, où elle intercède pour les deux accusés. Il est donc +bien évident qu'elle n'était point impliquée comme ils le furent, dans +le complot de Batz. Cette lettre, d'ailleurs, mériterait d'être citée. +J'y remarque, entre autres choses, ce singulier passage: «_Je me repose +sur ta justice; ton âme intègre et pure, ton dévouement à ta patrie te +feront un devoir d'examiner avec ta sévérité, mais aussi avec ta justice +ordinaire, la conduite des deux individus._» + +La présente question, du reste, a été traitée et discutée longuement +dans l'_Intermédiaire_ (année 1864), et, l'enquête terminée, il s'est +trouvé que tous les témoignages concordent à faire rejeter comme +fantastique l'incident du verre de sang. On voit pourtant que la légende +n'est pas tout à fait morte. J'aurais été heureux, pour ma part, si +j'avais pu contribuer à la détruire, dans l'intérêt de la vérité et de +l'histoire. + +Je ne voudrais pas rouvrir aujourd'hui un débat qui me paraît clos. +Voici pourtant, à propos du verre de sang de Mlle de Sombreuil, une +lettre et un document que je ne puis m'empêcher de passer sous silence. +Le document en question est, croyons-nous, inconnu en France. Il vaut +donc la peine d'être publié. + +«Mon cher ami, + +»Il y a deux ans et demi, M. Louis Blanc, répondant à une critique de +la _Revue d'Édimbourg_ qui mettait en doute l'exactitude de certains +passages de son _Histoire de la Révolution française_, publia, _en +anglais_, dans l'_Athenæum_ (26 septembre 1863), une curieuse lettre qui +lui était adressée par une vieille dame française, au sujet de l'épisode +de Sombreuil. Cette dame, que ses opinions royalistes ne peuvent rendre +suspecte de partialité, tenait de Mlle de Sombreuil elle-même le détail +des faits qu'elle relate, et qui sont une preuve de plus contre la fable +du verre de sang. + +»Je ne sache pas que cette lettre ait été publiée en France. A tout +hasard je traduis à votre intention ce précieux document, enchanté qu'il +achève de vous donner raison dans l'intéressante polémique que vous avez +si victorieusement engagée. + +»Tout à vous. + +»PAUL PARFAIT.» + +Voici maintenant la lettre que M. Paul Parfait a bien voulu traduire +pour nous: + + «Cher monsieur Louis Blanc, + + »Vous me demandez si rien n'est venu modifier mon opinion + depuis le jour où je vous ai raconté la vérité, quant aux faits + relatifs à Mlle de Sombreuil, pendant les journées à jamais + lamentables de septembre 1792. + + »Mon opinion est et devait naturellement rester la même, car je + tenais ces détails de la bouche même de Mlle de Sombreuil. Je + ne puis mieux vous convaincre de l'exactitude de mes assertions + qu'en vous racontant de quelle manière la version de l'aventure + fut portée à ma connaissance par cette héroïne de la piété + filiale. + + »En 1815, à l'époque des événements du 20 mars, étant + très-jeune, je vivais avec ma famille à Paris, rue + Saint-Hyacinthe Saint-Michel, n° I. Mon frère aîné, étudiant + en droit, partit, comme beaucoup d'autres, pour aller rejoindre + Louis XVIII à Gand. Dans la même rue, au n° 3, habitait une + veuve nommée Mme de Montarant (je puis mal orthographier le + nom). Cette dame avait une fille plus âgée que moi, et un fils, + chevau-léger dans une des quatre compagnies qu'on nommait + alors la _maison du roi_. M. Aimé de Montarant, fils unique, se + montrait peu empressé de rejoindre à Gand ceux de ses camarades + qui avaient suivi le roi, et cela par égard pour sa mère dont + il était tendrement aimé. Ayant appris le départ de mon frère, + celle-ci pria ma mère de lui faire savoir, dès qu'elle aurait + de ses nouvelles, comment il s'y était pris pour passer la + frontière sans être arrêté. Son fils lui avait promis de ne pas + partir avant d'avoir reçu cette information: il ne partit point. + De tout ceci il résulta que mon frère, à son retour de Gand, + nous trouva en relations avec la famille Montarant, que j'ai + depuis longtemps perdue de vue. Quoi qu'il en soit, à l'époque + dont je parle. Mlle de Montarant vint un jour, de la part de sa + mère, nous inviter tous à dîner. Ma mère, je ne sais pourquoi, + montrant quelque hésitation, Mlle de Montarant lui dit: «Il y + aura une de nos cousines, Mlle de Sombreuil, maintenant Mme de + Villelume, si fameuse par le courage qu'elle montra en septembre + 1792, courage auquel son père dut la vie, malheureusement pour + peu de temps.» Le désir de voir Mlle de Sombreuil eut raison des + hésitations de ma mère. Cette dame n'avait que quelques jours à + dépenser à Paris. Elle y était venue pour attendre le retour + de son mari, qui, ayant suivi le roi à Gand, faisait partie + du corps dit des _officiers sans troupes_, corps presque + entièrement composé de vétérans de la première émigration. Mme + de Villelume, si je ne me trompe, habitait, depuis son retour en + France, dans le Limousin, lieu de naissance de son mari, lequel + était, par parenthèse, un de ses cousins. Elle avait un fils + qui me parut, à vue d'oeil, avoir une douzaine d'années. Mme de + Villelume, à ce qu'on m'a dit, mourut quelques années après, à + Avignon. + + »Pendant le dîner je remarquai que cette dame ne buvait que + du vin blanc. Je dis à Mlle de Montarant: «La répugnance + insurmontable qu'éprouve Mme de Villelume à prendre du vin rouge + tient sans doute au souvenir du verre de sang qu'elle fut forcée + de boire?--Elle n'a jamais bu de verre de sang! répondit Mlle de + Montarant; c'est là une erreur que je vous engage à redresser, + comme elle ne manque pas de le faire chaque fois qu'elle en + trouve l'occasion.» Son cousin l'ayant alors invitée à parler, + Mme de Villelume s'exprima à peu près comme il suit: «Je ne + dirai pas que ce soit jamais sans un sentiment des plus pénibles + que je reporte mes souvenirs sur ce terrible épisode de ma vie, + ni que je puisse accorder aucune sympathie aux instruments d'un + parti qui fut pour moi la cause de tant de malheurs; mais je + crois qu'il est de mon devoir de ne pas souffrir qu'un crime, + qui ajouterait une nouvelle atrocité à tant d'horreurs, soit + imputé à tort à ceux qui me rendirent mon père. Voici la vérité: + Quand les meurtriers, touchés de mes efforts pour sauver mon + père, m'accordèrent sa vie, vaincue par l'émotion, je me sentis + défaillir. Alors les meurtriers, par un sentiment difficile à + concevoir de la part de gens qui avaient commis tant de crimes, + m'emmenèrent devant la porte d'un café voisin. L'un d'eux, ayant + demandé un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger, m'en fit + boire quelques gouttes qui me ranimèrent; mais ses doigts teints + de sang avaient taché le verre. Mon premier mouvement, à la vue + de la main ensanglantée tendue vers moi, fut de me retourner + avec horreur; sur quoi un de ceux qui me soutenaient murmura + à mon oreille: «Bois, citoyenne, et pense à ton père.» Ainsi + fis-je, mais jamais depuis je n'ai vu de vin rouge dans un verre + sans être prise de frisson.» + + »Tel est, cher monsieur, le récit authentique des faits, tel que + je le tiens de Mlle de Sombreuil elle-même. + + »Je vous autorise volontiers à faire de ce renseignement l'usage + qui vous paraîtra convenable. + + + »Vc DE MONTMAHON, née ROUSSEL.» + +Et maintenant la question est jugée. + + + + + LA MAISON DE MARAT + 1793-1870 + + +Vieilles maisons! vieux souvenirs! + +Combien de fois n'ai-je point cherché, dans les rues de Paris, les +traces du passé? Avec quelle fièvre j'interrogeais les coins de rues, +les logis aux façades antiques! Que de souvenirs historiques ramassés en +passant! + +Connaissiez-vous le coin de Paris qui s'appelait les piliers des +Halles, un pauvre coin--bien innocent, bien pittoresque--où le peintre +retrouvait comme un reflet du Paris de la Fronde, où le rêveur pouvait +se figurer que Molière avait gaminé? J'y avais passé souvent, m'arrêtant +tout exprès devant ces boutiques obscures où s'entassaient, dans un +pêle-mêle et une ombre bizarres, des meubles et des souliers, des +bonnets de tulle et des chaussons de lisière, un assemblage de +marchandises diverses, des fauteuils et des légumes, des sabots et de la +volaille que des marchandes inamovibles, et conservant encore le type de +ces femmes qui acclamaient le duc de Beaufort, débitaient, superbes sur +leurs tabourets de paille, le gueux de terre sous leurs pieds, comme des +sénateurs sur leurs chaises curules. Tout cela a disparu. + +N'ai-je point revu Denis Diderot, ce bon, ce grand, ce fougueux génie, +en passant devant cette maison de la rue Taranne qui fait l'angle de la +rue Saint-Benoît et où maintenant on a établi un café? Et d'Holbach, ne +l'ai-je point rencontré, lui aussi, devant cette maison de la même rue, +maison qui fut la sienne et où l'on voit à cette heure un établissement +de bains? + +Place Scipion, à l'endroit où l'on a établi la boulangerie des hospices +civils, n'ai-je point foulé, comme tant d'autres, la place où sont +enfouis les os de Mirabeau? Oui, l'orateur puissant, le Titan de la +tribune est là, sous ces pavés; il est là, avec tant d'autres cadavres, +avec Pichegru, avec tous ceux qui furent enterrés au cimetière +Sainte-Catherine. + +Et Marat, qu'on crut jeté à l'égout de la Halle (on n'y jeta que +son buste), n'est-il pas enterré dans un coin ignoré du cimetière +Sainte-Catherine? + +Je pense à Marat, et le nom de Charlotte Corday vient sous ma plume. +Rue d'Argout, au nº 17, dans une maison dont la façade est +aujourd'hui réparée, mais qui naguère encore montrait des fenêtres en +guillotine,--maison de chétive apparence, étroite, à boutique fermée +et occupée naguère par une serrurerie--lorsque Charlotte Corday vint +à Paris pour assassiner Marat, un hôtelier tenait là, rue des +Vieux-Augustins, comme s'appelait alors la rue, l'_hôtel de la +Providence_. Charlotte y descendit; elle n'était pas fort éloignée du +logis de Saint-Just, qui demeurait rue Gaillon, à l'hôtel des États-Unis +(n° 11 aujourd'hui). Ce fut de ce logis qu'elle partit pour aller +frapper l'_ami du peuple_. + +Singulier ami, flatteur plutôt. On a retrouvé, aux Archives nationales, +mainte pièce qui donne une idée exacte de ce qu'était Marat _savant_--un +empirique bâtonné souvent par les grands seigneurs auxquels il réclamait +ses gages, et qui, se plaignant devant le commissaire, n'en gardait pas +moins rancune des coups reçus. + +Mon ami M. Émile Campardon, l'érudit historien du XVIIIe siècle, m'a +communiqué maintes pièces qui prouvent à la fois combien Marat eut de +mésaventures avec ses clients mécontents, et combien aussi ses malades +le traitaient de façon étrange. + +Une seule de ces pièces suffira pour confirmer ce que je veux dire: + + EXTRAIT DES REGISTRES DU COMMISSAIRE AU CHATELET + + A. J. THIOT, 1777. + + L'an 1777, le samedi 27 décembre, dix heures du soir, en notre + hôtel et par-devant nous, Antoine-Joachim Thiot, est comparu M. + Jean-Paul Marat, docteur en médecine et médecin des gardes du + corps de Monseigneur le comte d'Artois, demeurant à Paris, rue + de Bourgogne, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice. + Lequel nous a rendu plainte contre M. le comte de Zabielo, + Polonois de nation, demeurant à Paris, rue Coq-Héron, hôtel du + Parlement d'Angleterre garni; contre M. Darnouville, demeurant + à Paris; le sieur Darbel, demeurant aussi en cette ville et le + nommé Flamand, domestique de dame Courtin, ci-après nommée, et + nous a dit que, s'étant rendu aujourd'hui à sept heures du + soir chez la dame Courtin, rue Neuve-Saint-Roch, qu'il traitoit + depuis neuf semaines d'une maladie de poitrine, pour lui + faire sa visite de médecin comme de coutume, il a trouvé dans + l'antichambre mondit sieur le comte de Zabielo, qui, au lieu de + le laisser entrer dans la chambre de la malade, l'a fait passer + dans une autre pièce où l'ont immédiatement suivi les sieurs + Darnouville et Darbel; qu'à peine assis, mondit sieur le comte + de Zabielo a commencé à lui faire des reproches sur l'état de + la malade, quoiqu'il se soit beaucoup amélioré depuis qu'il + la soigne, et sur les frais de la cure, quoiqu'il soit dû au + comparant 27 louis pour ses honoraires; que des reproches + le comte de Zabielo est passé aux injures; qu'il a traité le + comparant de charlatan; que lui, comparant, s'étant levé, + a répondu qu'il étoit surpris qu'on l'eût fait venir pour + l'insulter et qu'il n'étoit pas fait pour souffrir de pareils + procédés. Sur quoi mondit sieur de Zabielo lui auroit porté un + coup de poing sur la tête; qu'au même instant il s'est trouvé + assailli par lesdits sieurs de Zabielo, Darnouville et Darbel, + qui l'ont frappé sur la tête, lui ont arraché beaucoup de + cheveux et lui ont fait des marques de leurs violences au doigt + et sur la lèvre inférieure: en effet, nous avons aperçu de + petites excoriations, l'une au petit doigt de la main gauche et + l'autre au visage, sous la lèvre inférieure du plaignant; qu'il + n'est parvenu à se dégager qu'en mettant l'épée à la main pour + les repousser, qu'à l'instant il s'est senti saisi le bras par + eux, qui ont sauté sur la lame de son épée, qu'ils ont cassée; + que dans un moment aussi critique il auroit crié à son laquais, + qui étoit resté dans l'antichambre: «A moi, Dumoulin! on + m'assassine!» Que son laquais, entendant le bruit, étoit + accouru, et voulut entrer; mais le dit Flamand l'en vouloit + empêcher. Que de suite ce dernier fut joint auxdits sieurs de + Zabielo, Darnouville et Darbel en disant: «Laissez-moi faire, + monsieur le comte, j'aurai bientôt fait son affaire.» Que le + plaignant, livré à leur fureur, s'étoit vigoureusement défendu + et qu'à l'aide de son laquais qui crioit sans cesse aux + assaillans: «Ne le tuez pas!» il s'étoit enfin débarrassé. Qu'en + se retirant, il avoit été poursuivi et assailli de nouveau par + ledit Darnouville, dont il s'étoit dégagé avec la poignée de + son épée. Que parvenu à gagner la rue, il s'étoit rendu chez lui + pour examiner l'état de sa tête où il sentoit de vives douleurs + et où il a vu les signes de violence ci-dessus énoncés, et de + là chez nous, pour des faits ci-dessus, circonstances et + dépendances, nous rendre la présente plainte contre lesdits + sieurs de Zabielo, Darnouville, Darbel, Flamand et autres, leurs + complices, fauteurs et adhérens. Que, comme homme public, il + dénonce au ministère de M. le procureur du roi, attendu que + les fonctions du plaignant l'engagent à prêter ses secours à + quiconque en a besoin, et doit avoir toute sûreté à cet égard, + remettant là-dessus sa vengeance au ministère public. Nous + requérant acte de tout ce que dessus[7]. + + [Note 7: L'information eut lieu le 17 janvier suivant, avec + Marat (qui se dit âgé de trente-trois ans) et Nicolas Dumoulin + (vingt-cinq ans), domestique, pour témoins. Cette information ne + nous apprend rien de nouveau.] + + _Signé_: JEAN-PAUL MARAT; THIOT. + +En sortant du Luxembourg, l'autre jour, j'ai voulu, à deux pas de là, +visiter une maison condamnée, elle aussi! l'ancien appartement de Marat. +Au simple point de vue historique, cette maison valait un souvenir. + +Elle porte aujourd'hui le nº 20 de la rue de l'École-de-Médecine, +l'ancienne rue des Cordeliers. «C'est, dit M. Michelet, la grande et +triste maison avant celle de la tourelle, qui fait le coin de la rue.» +Construction du dix-septième siècle avec escalier assez large, à rampe +de fer historié. C'est par là que Charlotte a passé, pâle sans doute et +contenant les palpitations de son coeur. La concierge vous avertit qu'on +ne visite point l'appartement de Marat. Sévère consigne. Mais tant +de curieux se présenteraient, en effet, chaque jour. Il faut avoir un +certain courage pour loger dans des lieux historiques et soutenir ainsi +de continuels assauts. Cet appartement est au premier, et le locataire +actuel est le docteur Galtier, un savant médecin, l'auteur d'un +remarquable _Traité de toxicologie_. J'ai eu un moment l'idée, pour +pénétrer jusqu'à lui, de me donner pour malade. Mais quoi! j'ai craint +qu'il ne m'ordonnât le Midi brusquement. La surprise eût été inattendue. + +Je pus entrer enfin. La chambre étroite, mais point obscure, quoi qu'en +ait dit M. Michelet, est la dernière au fond de la cour après deux ou +trois autres assez petites. Ce n'est pas même une chambre, c'est un +cabinet. Rien n'est resté au surplus du temps passé. Un papier à fleurs +jaunes tapisse à présent cette pièce. Au fond, à l'endroit où étaient +placés la baignoire et l'escabeau, est accrochée une photographie de +la peinture de Paul Baudry, _la Mort de Marat_, avec une dédicace au +docteur Galtier. M. Baudry est venu là étudier. Des brochures encombrent +ce cabinet, et l'on peut se figurer que ce sont encore là quelques-unes +de ces piles de journaux oubliées par les porteurs, les plieurs, qui +allaient et venaient jadis à travers ces chambres, tout le jour durant. + +Mais comme la vue de ces petites pièces si étroites détruit l'effet +produit par le tableau de Henri Scheffer, placé dans les galeries du +Luxembourg! Scheffer a représenté une chambre dix fois trop vaste. Il a +groupé toute une foule autour de la baignoire; or la vérité est que dans +la salle de bain, six personnes auraient peine à se tenir debout. Paul +Delaroche, au surplus, a commis une erreur pareille, et le billot et la +hache de l'exécution de Jane Grey, conservés à la tour de Londres, ne +sont pas semblables à ceux qu'il a peints sur le tableau qu'a gravé +Mercury. + +Il vaut infiniment mieux voir les choses telles qu'elles sont. Pourtant +la demeure de Marat, telle que je me la figurais, sombre, noire, +affreuse, tenant de la cave et de la tanière, parlait mieux à mon +imagination. + +On ne peut, il est vrai, la juger par ce qu'elle est aujourd'hui. La +pioche des démolisseurs va tantôt jeter à bas la maison, mais le temps +s'est déjà chargé de la transfigurer. A cette place où Charlotte Corday +planta son couteau dans le coeur du conventionnel, on rencontre un logis +propre et gai, paisible et simple, heureux, pour tout dire, et qui +fait songer à ces touffes d'herbe qui poussent sur l'emplacement des +échafauds. + +En m'éloignant, j'ai jeté un coup d'oeil aux croisées de la rue. Lorsque +Danton logeait cour du Commerce et qu'il allait aux Cordeliers, il +s'arrêtait parfois sous ces fenêtres, et de sa voix puissante:--Hé! +Marat, disait-il. Une des fenêtres s'ouvrait. La tête livide de Marat, +enveloppée dans quelque mouchoir, se montrait:--Je descends! Et tous +deux allaient au club voisin, où Camille Desmoulins, peut-être, les +attendait déjà. + +Le cordonnier Simon, lui aussi, demeurait près de là. + +Cette mort de Marat eut son épilogue d'ailleurs et causa d'autres morts +encore--et cela par une sorte de magnétisme fatal. + +L'histoire de la guérite où presque chaque soir se suicidaient, à la +porte d'un maréchal de France, les sentinelles qu'on y plaçait, date du +premier empire. Elle est demeurée légendaire. Napoléon fit enlever la +guérite, et l'on ne se suicida plus à cet endroit-là. Il y a, dans les +suicides, des courants et presque des modes. On se tue volontiers parce +qu'un autre s'est tué. Eh bien! après la mort de Marat, on avait exposé +dans une sorte de niche, près du Carrousel, la baignoire dans laquelle +Marat avait été assassiné et qui figure aujourd'hui au musée Tussaud, +à Londres. Cette baignoire, d'aspect étrange, en forme de sabot, était +éclairée, la nuit, par des torches qui lui donnaient je ne sais quel +fantastique aspect, si bien que la sentinelle chargée de la garder +prenait peur volontiers; mais, chose singulière, au lieu de fuir, se +déchargeait à elle-même un coup de fusil dans le crâne. Il y avait là +comme un magnétisme malsain, un terrible attrait. Bref, on donna l'ordre +d'ôter de sa niche la baignoire de Marat; et le Carrousel n'entendit +plus parler de suicide nocturne. + + + + + LA ROTONDE DU TEMPLE + + +La Rotonde du Temple, cette propriété d'un poëte, elle n'est plus!--Oui, +elle appartenait à un poëte. + +Tous les cousins de Gilbert ne meurent pas à l'hôpital. M. Alfred de +Vigny possédait une ou deux îles--un vrai royaume--dans l'Océanie; et +les journaux annonçaient naguère qu'un poëte, M. Laurent Pichat, venait +de recevoir plus d'un million et demi d'indemnité en échange de la +Rotonde du Temple, qu'il abandonnait à la pioche des démolisseurs. + +Pioche insatiable et terrible qui va, vient, cogne, lézarde, éventre, +renverse avec une étonnante rapidité, une persistance sourde. «Tout +arrive», disait M. de Talleyrand.--Tout s'en va, eût-il pu dire. La +véritable lamentation du moment apporte une variante à la plainte de la +veille, et Jérémie s'écrie maintenant: + + Hélas! que j'en ai vu démolir de maisons! + +Cette Rotonde du Temple était un des coins les plus curieux de notre +étonnant Paris, une de ces originales verrues que Montaigne eût aimées +sans peine. Elle datait du siècle passé; à peine peut-on voir encore +quelques débris de ses arcades circulaires. Elle s'élevait naguère +haute, droite, sur ses colonnes toscanes, abritant toute une population +laborieuse, garnie de magasins hybrides où s'amoncelaient comme en une +hécatombe tous les vêtements que Paris abandonnait à Paris. + +Le spectacle était fort curieux le soir, vers onze heures, lorsque +venaient, les uns après les autres, les marchands d'habits apporter le +butin de leur journée et le céder aux vendeurs. Le hasard en son ironie +y faisait des rapprochements étranges, et l'habit noir du dandy, le +paletot de l'employé, la casquette de l'ouvrier et le chapeau de la +femme entretenue s'y rencontraient, étonnés de cette promiscuité, comme +pour fournir maintes réflexions au promeneur en quête de philosophie +banale. + +Combien regretteront cette Rotonde, sans compter les romanciers, qui en +ont si largement usé lorsqu'il leur fallait un peu de pittoresque? + +Mais de quoi n'use et n'abuse pas un romancier? + +La demi-lorette y puisait tout un arsenal de séductions au rabais +qu'elle revendait avec prime; la vanité du pseudo-gandin à la bourse +légère y venait pourchasser l'élégance; la médiocrité y trouvait le +nécessaire, et Mélingue, ce grand artiste _plastique_, disait un jour +qu'il ne composait jamais un costume sans en avoir cherché les éléments +dans les vieilles étoffes ou les habillements accrochés au Temple. + +Car le passé, aussi bien que le présent, était le tributaire de la +Rotonde, et toutes les grâces, et tous les atours des siècles évanouis +se retrouvaient là, poudreux et dormant sous d'épaisses couches de +guenilles. + +Que de sources alimentaient le _pandémonium_ des hardes!--Il y en avait +même de bourbeuses.--Un exemple qui date de loin: + +Le général Dorsenne, rival de Murat pour l'élégance militaire, tenait à +se rendre digne de la parole de l'empereur Napoléon Ier, lequel disait: + +--Voulez-vous voir le type du général français? Regardez Dorsenne un +jour de bataille! + +Il avait donc acheté un uniforme neuf et des plus magnifiques. Le départ +étant proche, le costume avait été emballé avec les autres bagages, et +Dorsenne se proposait de l'étrenner au premier combat. + +La veille de son départ, il se rend à la Gaîté, où un nouveau drame de +Guilbert de Pixérécourt attirait tout Paris. + +Le rideau se lève; un acteur entre en scène. C'est Tautin, l'artiste +aimé, le grand-père de l'Eurydice d'Offenbach, Tautin vêtu d'un superbe +costume de général. + +Dorsenne pousse un cri; il n'en peut croire ses yeux: c'est son uniforme +que porte l'acteur. Il fait appeler Tautin, qui accourt. + +--Quel est ce costume? De qui le tenez-vous? + +--Je l'ai acheté au Temple. + +Un domestique du général avait envoyé les bagages de Dorsenne aux +revendeurs de la Rotonde. Le général n'avait pas le temps de se fâcher; +il partit de fort méchante humeur, fit avec son vieil uniforme toute la +campagne de Prusse, et sa brigade n'en marcha pas plus mal. + +Il n'y a plus trace de la Rotonde et l'on n'aura plus que la consolation +de la contempler en effigie toutes les fois qu'on reprendra _le Fils +du Diable_, Paul Féval ayant placé là une des principales scènes de son +drame. La démolition a été rapide, et les anciens hôtes de la Rotonde +n'ont pas vu s'écrouler sans regret leur demeure. L'homme comprend +si bien le prix du temps et des choses, qu'il s'attache à tout ce qui +l'entoure et jusqu'aux pierres qui forment son logis. On ne voit pas +sans émotion disparaître une maison (si noire et si vieille qu'elle +soit), où l'on a mis quelque chose de sa vie! Les marchands du Temple +ont voulu tous emporter une photographie de la Rotonde. Combien de fois +la regarderont-ils en songeant au passé plein de souvenirs! + +M. Laurent Pichat parlait dernièrement de certaine tradition,--qu'il +tenait de M. Laboulaye,--et qui se rapportait à la Rotonde du Temple. +Il s'agissait d'un testament de la reine Marie-Antoinette caché dans la +Rotonde. On devait le retrouver sans doute. + +Un testament de la reine! Voilà qui doit intéresser les lecteurs des +_Histoires de Marie-Antoinette_, publiées par MM. de Goncourt et M. de +Lescure. + +Mais que faut-il penser de la nouvelle? + +Je demanderai à M. Laboulaye la permission de citer la lettre qu'il a +bien voulu m'écrire à ce sujet. + +«MONSIEUR, + +»Il y a, en effet, dans ma famille, une tradition conservée depuis +soixante-dix ans, à tort ou à raison, et qui est celle-ci: + +»C'est mon grand-père, Jean-Baptiste Lefebvre de la Boulaye, ancien +notaire du roi Louis XVI, qui a bâti la Rotonde du Temple sur des +terrains achetés à l'ordre de Malte, et dans l'intention assez étrange +d'en faire un lieu d'asile pour les débiteurs poursuivis par leurs +créanciers; les biens du Temple (qui appartenaient à l'ordre de Malte) +étaient à l'abri des officiers de justice. + +»Mon grand-père habitait la Rotonde à l'époque où le roi et la reine +étaient enfermés dans la Tour du Temple; ma grand'mère, qui se nommait +Savin de la Guerche, était une Vendéenne et une ardente royaliste. Son +frère fut aide de camp de Charette et fusillé en Vendée. Suivant notre +tradition de famille, ma grand'mère communiquait par signes avec madame +de Tourzel, qui était enfermée avec la reine, et on lui aurait jeté +le testament de la reine, qu'elle aurait caché dans la Rotonde. Ma +grand'mère fut si vivement émue par les événements de la Révolution +qu'elle en perdit la raison; de façon qu'il m'est assez difficile de +dire si ce n'est pas dans son égarement qu'elle a cru s'être mis +en correspondance avec la reine. Ce qui est probable, c'est que +Marie-Antoinette a dû faire un testament; ce qui est sûr, c'est que nous +ne l'avons pas. + +»Cette tradition n'a pas grande valeur si, comme il est probable, on +ne trouve rien dans la démolition; mais si l'on trouvait un papier +quelconque concernant le roi ou la reine, elle en prouverait +l'authenticité. Je vous la donne telle que je l'ai reçue; mon père est +mort depuis longtemps, mais, sur ce point, il n'en savait pas plus que +ce que je vous dis: il croyait cependant à l'existence du testament. +Mais il était fort jeune en 1793, étant né en 1780. + +»ED. LABOULAYE.» + +C'est la démolition complète de la Rotonde qui seule pouvait donner tort +ou raison à cette tradition, de toute façon fort curieuse. + +Ma curiosité fut bientôt satisfaite. Le rédacteur en chef du journal où +je publiais les lignes qui précèdent reçut la lettre suivante: + +«_Paris, le 3 juillet 1863_. + +»MONSIEUR, + +»J'ai vu avec plaisir la notice intéressante que l'un de vos +collaborateurs a publiée sur la rotonde du Temple, dans un des derniers +numéros du journal. + +»Quoique n'ayant pas l'honneur d'être connu de votre collaborateur, +M. Jules Claretie, je me promettais bien de prendre la liberté de +lui envoyer copie des documents que nous pourrions trouver dans les +démolitions, persuadé qu'il me pardonnerait la liberté grande en +faveur de l'intention. Malheureusement le succès n'a pas répondu à ses +espérances. + +»Hier, le dernier coup de pioche a fait disparaître la dernière pierre +de la Rotonde; et, en fait de documents historiques, nous n'avons trouvé +que la plaque commémorative de la pose de la première pierre de la +_Rotonde_ ou _portiques du Temple_, en 1788, et celle de la pose de +la première pierre du vieux Marché, en 1809. Pensant qu'il peut être +agréable à votre collaborateur de prendre connaissance de ces deux +pièces, je lui en envoie la copie fidèle. + +»Et maintenant, monsieur, je crois qu'il faut renoncer à l'espoir de +jamais retrouver le testament de Marie-Antoinette. Il peut être regardé +comme fait acquis désormais à l'histoire, ou que l'infortunée reine +n'aura pas fait de testament, ou que ce testament, confié à d'autres +mains que celles des habitants de la Rotonde, aura été détruit, soit +par accident, soit avec intention. Ce doute ne sera probablement jamais +changé en certitude. + +»Veuillez croire, monsieur le rédacteur en chef, à ma considération la +plus distinguée. + + »ERNEST LEGRAND, + »Architecte, inspecteur des travaux du nouveau Marché, + 3, rue Payenne.» + +Voici le texte des pièces justificatives jointes à la lettre de M. +Ernest Legrand: + + PORTIQUES DU TEMPLE + DESTINÉS A LOGER DES MARCHANDS ET AUTRES + + «Bâtiment isolé, de 37 toises de long sur 17 de large, avec + galerie formée par 44 colonnes portant arcades, élevé sur les + dessins de F. V. Perrard de Montreuil, architecte. + + »La première pierre en a été posée le 10 juin par très-haut + et très-puissant seigneur Mgr Alexandre-Emmanuel, bailly de + Crussol, grand'croix non profez de l'ordre de Saint-Jean de + Jérusalem, chevalier des ordres du Roi et de Saint-Louis, + maréchal des camps et des armées de Sa Majesté, capitaine des + gardes du corps de Mgr le comte d'Artois, administrateur général + du grand prieuré de France, pour S. A. Mgr le duc d'Angoulême; + + »En présence de M. de Ligny de la Quénoy, prieur curé du Temple; + de MM. Prévaud et de Ricard, chanoines du Temple et de M. + Lefèvre de la Boulaye, secrétaire du Roi, propriétaire à titre + de bail emphytéotique des terrain et bâtiments; Louis-Adrien + Le Paige étant bailly; Charles-Pierre Le Paige, lieutenant + du baillage; Antoine-Gabriel Pangue, commissaire du Temple; + François-Valentin de Jouy étant régisseur et receveur général du + grand prieuré de France.» + +(Copie de la plaque en cuivre trouvée, le 30 juin 1863, à la démolition +de la Rotonde du Temple.) + + «_Paris, le 30 juin_ 1863. + + »Pour copie conforme à l'original, + + »E. LEGRAND, + »Architecte, inspecteur des travaux. + + »NOTA. Il n'y avait pas de monnaies.» + +Copie de l'inscription gravée sur la plaque de cuivre placée dans la +boîte contenue dans une cavité de la première pierre posée lors de +l'inauguration de l'ancien marché du Temple, laquelle a été découverte +le 14 mai 1863, lors des travaux de démolition: + + Le 14 octobre 1809, + VI du règne de Napoléon, + Empereur des Français, + Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin; + Sous le ministère + De son Excellence Jean-Pierre Bachasson de Montalivet, comte + de l'Empire, + Commandant de la Légion d'honneur, Ministre de l'intérieur; + Étant préfet de police, + Louis-Nicolas-Joseph Dubois, comte de l'Empire, + Commandeur de la Légion d'honneur, Conseiller d'État à vie, + chargé du IVe arrondissement de la police générale; + les marchés établis des diverses places publiques de Paris, + pour la vente des hardes, linges et vieux fers, + ont été transférés + sur l'emplacement de l'ancien enclos du Temple; + la première pierre des fondations a été posée + par Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot, comte de l'Empire, + Commandant de la Légion d'honneur, Chevalier de l'ordre royal + de la Couronne de fer, + Conseiller d'État, Préfet du département de la Seine; + en présence + d'Athanase-Jean-Marie Bricogne, membre de la Légion d'honneur, + Maire du VIe arrondissement municipal de Paris + de Nicolas Goulet et Jean-Denis Toussaint Solle, ses adjoints, + et de Jacques Molinos, architecte, inspecteur général des + travaux publics du département de la Seine et de la ville de Paris; + Directeur des constructions. + + NOTA. Sous cette planche de cuivre étaient placées, + dans des cavités pratiquées dans l'épaisseur du fond de la + boîte, deux pièces d'or: une de 20 fr., une de 40 fr.; cinq + pièces d'argent: une de 5 fr., une de 2 fr., une de 1 fr., une + de 1/2 fr., une de 1/4 de fr., et une de 10 cent. en métal de + cuivre allié d'argent, portant la lettre N. + +»Pour copie conforme à l'original, +»E. Legrand, +»Architecte, inspecteur des travaux.» + + + + + L'HÔTEL CHANTEREINE + + +_Paris s'en va!_ Paris s'écroule. De ce qui fut l'histoire, on a fait +des gravois. + +Il ne restera bientôt plus rien du Paris glorieux ou curieux +d'autrefois. + +Il est temps de rechercher les restes, ou les traces, de ce Paris dont +on nous déshérite. + +Dans ces courses pieuses, on irait volontiers au hasard, selon le +caprice et la brise, aujourd'hui, rue du Faubourg-Poissonnière, dans +la chambre du sergent Hoche, demain, à Versailles, respirer l'odeur +vivifiante de salpêtre que semble avoir gardé le vieux Jeu-de-Paume. + +La rue de Châteaudun occupe maintenant une partie du terrain où +s'élevait, il y a quelques années encore, l'hôtel Chantereine. Des +boutiques de parfumeurs ont remplacé les allées où Joséphine, qui +avait fort besoin de parfumerie, errait au bras de son époux. Je revois +encore, au nº 60 de la rue de la Victoire, la petite porte verte, armée +de faisceaux consulaires, qui s'ouvrait sur l'allée de la maison et +conduisait à l'hôtel. C'est là que se joua l'odieuse comédie du 18 +brumaire, et que s'ourdit la conspiration. + +Bonaparte n'était déjà plus l'officier inconnu, maigre, avide, ambitieux +sans point d'appui, que le petit belvédère du quai Conti,--au haut de +la noire maison qui fait le coin de l'étroite rue de Nevers,--avait +vu dévorant ses rêves de jacobinisme effréné. Il avait oublié déjà +ses relations républicaines, sa liaison avec les Robespierre, tous ses +projets à la Brutus. Il était le vainqueur d'Italie et le vainqueur +d'Égypte. Il venait d'abandonner, de laisser sans vêtements, sans +argent, les troupes qui l'avaient suivi dans sa grande et folle aventure +d'Orient. «Les troupes sont nues, écrivait Kléber, et Bonaparte n'a pas +laissé un sou en caisse!» Et tandis que, superbe, résolu dans sa gaieté +mâle, Kléber, trahi par Bonaparte, se disposait à mourir, Bonaparte, +débarquant à Fréjus, songeait déjà à régner. + +Il avait épousé, par passion, si on l'en croyait, par calcul, si on en +croit l'histoire, cette Joséphine qui, plus âgée que lui, fort répandue +dans le monde du Directoire, dansait jambes nues, avec la Récamier, +et souffletait la République agonisante, elle qui, en nivôse an II, +sollicitant coquettement du vieux et austère Vadier une audience, +lui adressait cette lettre fameuse: «_Je t'écris avec franchise, en +sans-culotte montagnarde._» Les _Mémoires_ de Barras diront bientôt, +lorsqu'on les publiera, pourquoi, dans quel but, avec quel espoir, +Bonaparte s'était épris si vivement d'une femme de trente-quatre ans, +créole, c'est-à-dire fatiguée déjà[8]. + +[Note 8: Ce fut Joséphine qui mit à la mode pour les femmes les +mouchoirs de dentelle qu'on tenait sur les lèvres, cela pour dissimuler +ses dents, qui étaient fort laides.] + +Ce n'était certes point par passion. De bonne heure il avait donné, d'un +coup sec, un tour de clef à ses passions. L'amour est un boulet au +pied des ambitieux. Le Corse était d'avis qu'il faut, matériellement +et moralement, se servir des femmes; mais les aimer, jamais. Il les +traitait comme des choses. Brutal avec Mme de Staël, il était cynique +avec ses maîtresses. C'est la _Contemporaine_, cette folle éprise de +César, qui raconte qu'un jour, comme elle lui demandait tendrement son +portrait: «Ah! mon portrait? fit-il brusquement, eh bien, le voilà, +tenez, et très-ressemblant!» Et il lui tendait une pièce de cent sous. + +L'églogue avec lui devient facilement sanglante. Un jour, en Italie,--un +dimanche,--des petites dames lui exprimant leur envie folle de voir une +petite guerre: «Qu'à cela ne tienne, dit-il.» Il fait avancer un peloton +contre un avant-poste autrichien. On se fusille et on nous jette huit +grenadiers sur le carreau. «Voilà qui est fait, dit-il alors à ses +visiteuses. Êtes-vous contentes?» On rapportait au camp français les +cadavres des pauvres diables inutilement sacrifiés[9]. Ne croirait-on +pas voir quelque condottiere italien du temps de Castruccio Castracani +donner le spectacle d'un tournoi meurtrier à de blondes et belles +capricieuses? + +[Note 9: Voy. Arnaud (de l'Ariége).] + +Cet homme évidemment n'aimait point Joséphine de Beauharnais. Il se +servait de son influence, de son appui, pour risquer les premiers pas +sur la route entrevue, quitte à congédier ensuite, comme il allait le +faire, cette auxiliaire de la première heure. + +L'hôtel Chantereine appartenait à Joséphine Tascher de La Pagerie. + +Bâti par l'architecte Ledoux pour Condorcet, la veuve du girondin, soeur +du maréchal Grouchy, l'avait vendu à Julie Carreau, qui, dans cet hôtel +où devait venir s'établir Bonaparte après son mariage, avait épousé +Talma. Au temps du comédien, la demeure était pleine de fêtes. Un soir, +pendant qu'on y dansait et que les uniformes bleus des conventionnels se +perdaient dans les robes de gaze des artistes du théâtre de la Nation, +Jean-Paul Marat, au milieu du grand salon de l'hôtel, se heurta contre +Dumouriez, qui le regarda, sans dire un mot, dans les yeux. Les joues +bilieuses de Marat étaient devenues livides, et son regard jetait des +flammes. Dumouriez sourit et passa. Mais l'autre, hochant sa grosse +tête, sortit brusquement, et on l'entendit murmurer: «Celui-là sent le +traître!» + +Joséphine avait acheté l'hôtel Chantereine à Talma. Mariée au général, +elle y vint vivre avec Bonaparte. Il y établit, dès son retour d'Égypte, +son quartier-général de conspirateur. Quelle comédie incroyable on +pourrait écrire avec les menus détails de cette conjuration de brumaire! +Avec Bonaparte, le petit hôtel de cette rue Chantereine, qu'on débaptise +et qu'on appelle, à cause de lui, rue de la Victoire, devient comme +un ministère nouveau, un petit État dans l'État, le foyer de multiples +intrigues, l'atelier où se fabrique doucement l'immense toile d'araignée +dont une poignée de généraux va bientôt envelopper la malheureuse +France. + +Tout est mis à contribution; la famille entière, le nid des Bonaparte +s'en mêle. Joséphine amadoue le pauvre et brave Gohier, cet héroïque +Géronte républicain; Joseph, qui ose à peine se risquer dans l'affaire, +est chargé de séduire Bernadotte et Moreau, et d'offrir au héros de +Hohenlinden, de la part de son frère, des sabres égyptiens enrichis de +diamants. Lucien, plus républicain d'aspect, n'attend que l'heure de +trahir et de sacrifier la patrie à la famille. Les généraux, interrogés, +sont pris par leur vanité, par leur sottise, par leur ambition, par leur +haine. On dispose cet hôtel Chantereine comme un décor de théâtre. +Dans les soirées, où Volney s'abaissera jusqu'à souffler, pour la faire +refroidir, la tasse de thé du général, on suspend à la muraille les +lances, les aigrettes et les sabres des mamelucks. On remise au grenier +les meubles pour avoir l'occasion de faire asseoir les convives sur +des tambours qui n'ont jamais vu l'Italie, et leur dire: Prenez place, +citoyens, ce sont les tambours d'Arcole! + +Mais le mot _citoyen_ est déjà hors d'usage. Robespierre, avant de +mourir, a dit au bourreau: _Monsieur_. + +L'histoire est trop dédaigneuse et trop grave. Lorsqu'elle n'est point +signée Michelet, elle n'ose tout dire. Elle a tort. Les petits ridicules +de Bonaparte, à cette heure d'hésitation, de trouble, de dévorante +ambition, le font mieux connaître que ses discours ou ses actes. Il +faisait tout alors pour la mise en scène. Cet homme qui, après avoir +passé le Saint-Bernard à dos de mulet, voulait que la peinture le +représentât calme sur un cheval fougueux, comprenait le prix de ce que +le baron de Foeneste appelait le _paroistre_. Il avait trouvé que des +cheveux noirs encadraient bien son long et pâle visage, et, pour arriver +à leur donner la couleur et le reflet de l'aile de corbeau, il se +teignait et se graissait avec de la pommade. Peut-être était-ce là de la +coquetterie. + +Plus d'une fois, on le prend sur le fait de fatuité physique. On sait +que ses yeux, ses fameux yeux d'aigle, n'avaient point de cils. Un jour +le vieil Houdon expose aux Tuileries (Bonaparte était alors consul) +un buste du héros, superbe et frappant. De même qu'il avait laissé +à Voltaire toutes ses rides, Houdon avait représenté sans cils les +paupières du général. Bonaparte arrive un matin, traînant son sabre, +suivi de son état-major, et s'arrête devant son buste. Houdon, un peu +anxieux, attendait. + +«Ai-je l'oeil ainsi fait? dit Bonaparte.» + +Et, prenant le buste par le nez, il le jette à terre et le brise. + +Rue Chantereine, quand il parlait, il affectait la lenteur musulmane. Il +fallait que le général d'Égypte eût l'attitude troublante du sphinx du +désert. Ce sphinx en habit brodé était tout prêt d'ailleurs à livrer +son secret. Un jour de novembre, le 18 brumaire de l'an VIII, la petite +porte devant laquelle j'ai tant de fois passé s'ouvrit: un cortége de +généraux sortit, pâles et enveloppés dans leurs manteaux à collet. +Les uns allaient à Saint-Cloud, d'autres demeuraient à Paris. Tous +trahissaient la République et livraient à un homme de Corse cette France +qu'au prix de leur sang ils avaient défendue contre l'étranger. + +La veille de ce jour où la République allait être frappée, le président +du Directoire exécutif de la République française recevait ce billet +écrit, rue Chantereine, par la femme du général Bonaparte: + + +«Ce 17 brumaire an VIII. + +«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner avec moi demain, à +huit heures du matin. N'y _manquès_ pas. J'ai à causer avec vous sur des +choses très-intéressantes. Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur +ma sincère amitié. + +»LA PAGERIE BONAPARTE.» + +L'invitation, le billet, l'amitié, tout était un piége. Gohier ne se +consola, ne se pardonna jamais d'y être tombé. Pendant ce temps, ceux +des généraux qui voulaient demeurer fidèles à la République, étaient +surveillés, traqués dans leurs maisons. Fusils chargés, des grenadiers +se tenaient de planton à leur porte. La loi était prisonnière. Les +députés se présentaient au palais directorial et se heurtaient aux +sentinelles.--On n'entre pas!--Mais nous sommes députés.--On n'entre +pas! + +Ordre d'arrêter Santerre, dont la grande voix populaire pouvait, comme +au 10 août, soulever, déchaîner le faubourg Antoine. Et l'aveugle et +obéissant Lefebvre, passant en revue ses soldats, leur criait (c'était +le mot d'ordre donné par Bonaparte): + +--Soldats, vous n'aimez pas les _avocats_? (Non! non!) Eh bien, je vais +vous mener quelque part où vous en trouverez beaucoup. + +Et les grenadiers, avec un hourra, suivaient ce soldat qui, fils de la +République, allait stupidement tuer sa mère. + +Quelques heures après, c'en était fait de l'oeuvre à laquelle tant de +héros, tant de génies, tant de martyrs illustres ou inconnus avaient +donné leur sang. Bonaparte, tremblant, allait laisser échapper sa +victoire; mais Lucien (le seul des Bonaparte que l'histoire sévère +ait épargné), Lucien le libéral, Lucien le protecteur de Béranger, +trahissant du haut de son fauteuil l'assemblée qu'il présidait, +ressaisissait cette victoire par un coup d'énergie. On couchait en joue +les Cinq-Cents. L'assemblée, dissoute par les baïonnettes, protestait +vainement, et vainement voulait combattre. Ses cris de: _Vive la +République!_ se perdaient dans les acclamations d'une soldatesque qui +comprenait qu'elle allait régner. + +Je n'ai jamais passé rue de la Victoire sans me souvenir de ces choses. +L'hôtel Chantereine n'existe plus pourtant. Donné par Bonaparte au +général Lefebvre-Desnouettes, le général Bertrand l'a habité sous +Louis-Philippe. C'est là qu'en décembre 1797, le Directoire était venu, +en grand appareil, inviter Bonaparte à une fête triomphale qui fut +donnée, dans la grande cour du palais du Luxembourg, le 10 _décembre_, +date prédestinée. + +C'est devant cet hôtel qu'en 1825 passa le convoi mortuaire d'un autre +général, mort le 28 novembre (en brumaire encore) dans une maison, +démolie aujourd'hui, et qui faisait l'angle nord de la rue Chantereine +et de la rue de la Chaussée-d'Antin. Celui-ci, ce mort qu'on allait +enterrer dans la petite église Saint-Jean, rue du Faubourg-Montmartre, +n'avait jamais combattu que pour le droit, la patrie et la liberté; +ce n'était pas, dans toute la valeur du terme, un grand homme, c'était +mieux que cela: c'était un honnête homme, c'était le général Foy. + +Vendu par Mme Desnouettes à M. Gauby, l'hôtel Chantereine a été démoli +en 1860. + +Un jour, Napoléon,--celui qu'on appelait à Brienne _Napollione_, d'où +la _paille au nez_,--dit à quelqu'un qui lui prouvait que les Napoléon +descendaient de Charlemagne: + +--Ces généalogies sont puériles! A ceux qui demanderont de quel temps +date la maison Bonaparte, la réponse est bien simple: elle date du 18 +brumaire. + +Du 18 brumaire. Il disait vrai, et son berceau fut l'hôtel Chantereine. +Noblesse toute neuve, noblesse de coups de main et de coups d'État. + + + + + LES AUTOGRAPHES + + +J'aime assez l'_autographomanie_. Les autographes sont un peu comme les +coulisses de l'histoire. Lorsqu'il écrit, on a beau dire, M. de Buffon +ôte ses manchettes et le grand Roi enlève sa perruque. L'autographomanie +surprend l'histoire à son petit lever, ou à son petit coucher, comme on +voudra, et la dépouille de toute solennité. Il n'est pas de grand homme +pour son valet de chambre, affirme le dicton, et cela est bien possible. +Il n'est pas de comédien à coup sûr pour son papier à lettres. + +Encore faut-il pourtant que les autographes soient authentiques. +Les fausses lettres de Mme de Maintenon et les fausses lettres de +Marie-Antoinette nous ont assez divertis, il y a huit ans. On s'égayait +ensuite aux dépens de prétendues lettres de Pascal qui étaient de +Goussard ou de Giboyer, ou de tout autre. Voici maintenant que M. le +marquis de Raigecourt écrit au _Journal des Débats_ pour affirmer qu'il +a été tout dernièrement mis en vente publique seize lettres de Mme +Élisabeth à la marquise de Raigecourt, sa mère, lettres dont il possède, +lui, les originaux. Quel est ce mystère? Je crains bien qu'on ne puisse +le pénétrer autrement qu'en affirmant qu'il existe, je ne sais où, une +fabrique de faux autographes comme il existe des boutiques de fausse +monnaie. On expédie là les curiosités par douzaines et les textes +précieux à la grosse; mais la supercherie, tôt ou tard, finit bien par +se découvrir[10]. + +[Note 10: L'étonnante affaire Vrain-Lucas l'a prouvé. Le savant M. +Chasles, que le fabricant de faux autographes a trompé, en est encore +inconsolable.] + +Vous savez l'histoire de M. Prosper Mérimée qui, pour se faire +bien venir de Charles Nodier, lui confectionna de sa propre main un +autographe de Robespierre. Le bon Nodier était enchanté, tournant +et retournant le précieux papier entre ses doigts et s'extasiant sur +l'intérêt tout historique du document, lorsqu'en approchant cette page +de la fenêtre, en examinant la transparence, il aperçut dans le grain +même le nom du fabricant accompagné d'une terrible date. _Canson. 1834_. +Jugez du courroux. M. Mérimée pensa en étouffer de rire et Nodier de +colère. + +Ces dates sont vraiment inconvenantes. C'est ainsi que depuis une +vingtaine d'années, certains marchands achètent à la fabrique de Sèvres +des pièces de porcelaine qu'ils font décorer à leur guise et qu'ils +vendent, sans scrupule, comme ayant appartenu au service de table de +Louis-Philippe. Cela est fort bien, mais si l'acheteur se donne la peine +de regarder sous la soucoupe ou sous la tasse, il y verra, très-lisible, +le monogramme de Sèvres entre les deux chiffres qui servent à dater, +par exemple: _6. S. 9._ pour: _Sèvres, 1869_. Les curieux seuls et les +amateurs sont comme il faut stylés là-dessus et mis en garde contre les +_truqueurs_. + +Mais je connais un cabinet d'autographes, certes un des plus riches et +des plus ignorés de Paris, où l'on est sûr du moins de l'authenticité +des écritures, l'homme qui le possède étant expert en la matière. Rue +de Richelieu, sous cette vieille arcade Colbert, que l'on a démolie, par +amour de la régularité et de l'_alignement_, avez-vous jamais vu, assis, +le nez dans un livre, un homme à longue barbe grise, robuste encore, +lunettes sur le nez, front intelligent et large, vrai rabbin de +Rembrandt, honnête et énergique tête de démocrate plutôt--et qui se +tient là, vendant des livres, le long de ses casiers accrochés à la +muraille? C'est le dernier peut-être des bouquinistes de Paris. Quand je +dis _bouquiniste_, j'entends fin connaisseur et ami des livres, sûr de +ses éditions, flairant les trouvailles et tout prêt à faire bénéficier +de ses trésors, non le passant qui ignore, mais le client lettré qui +s'arrête et qui cause. C'est là seulement, sous cette arcade, qu'on peut +encore espérer découvrir quelques ouvrages de prix. Les quais, depuis +longtemps, sont envahis par la bibliothèque de pacotille. On chercherait +longtemps sans y rien déterrer. Tout au contraire, là j'ai vu des +Elzevirs bien souvent, et j'ai acheté un Alde Manuce le plus beau du +monde. + +L'homme s'appelle Lefebvre. Il a cinquante ou soixante ans, je ne sais. +Il connaît tout, cause de tout, et, j'en suis bien sûr, a tout lu. +Ancien forgeron, il était jeune lorsqu'il reçut un coup de pied de +cheval qui lui cassa le bras, lui rendit impossible tout rude travail. +Adieu le marteau! Et maintenant, que faire? étendu sur son lit, pendant +sa maladie, il avait feuilleté des livres, ces vieux livres qu'il +parcourait la journée finie ou le dimanche venu. Va donc pour les +livres! «Je vendrai des livres, se dit-il, et ce me sera une occasion +d'en lire!» Il s'établit je ne sais où, et le voilà enrôlé volontaire +dans le régiment du bouquin. En ce temps-là, on avait des occasions +qu'on n'a plus et le métier était bon. Le père Lefebvre rencontra et put +saisir les bonnes aubaines. Livres, brochures, manuscrits, il prenait et +vendait tout. Il acheta un jour tous les papiers de Camille Desmoulins, +ou à peu près, une autre fois la bibliothèque de Grimod de la Reynière. +Tout ce que l'illustre gourmand a laissé d'inédit, Charles Monselet le +trouvera sous l'ex-arcade Colbert. M. Lefebvre a vendu à M. Feuillet +de Conches un autographe de Nostradamus, ou de Nicolas Flamel. Il en a +vendu bien d'autres! S'il avait voulu faire fortune, sa fortune serait +faite et considérable. Mais il est artiste et garde pour lui les bons +morceaux. Sa collection, qu'il ne veut pas éparpiller, est admirable. Il +cédait, en 1869, à la Bibliothèque un magasin entier de documents sur +la Révolution, que j'ai feuilletés et longtemps désirés. C'était, en un +amas, la réunion de toute la correspondance complète de trois sections +de Paris avec l'Hôtel-de-Ville. Que de matériaux enfouis là! + +L'intérieur de mon bouquiniste attend encore son Balzac. Au haut d'une +maison du passage, les livres, les écrits, réunis en un vrai pandémonium +de papier, sont rangés avec un soin amoureux, catalogués, surveillés, +les bouquins à leur place, les autographes dans leurs _serviettes_. On +en voit de toutes sortes, et M. Lefebvre les a communiqués à plusieurs. + +Les frères de Goncourt ont trouvé chez lui la plupart des curiosités +dont ils ont fait usage dans leur _Histoire de la société française +pendant la Révolution et sous le Directoire_. L'éditeur Plon publiait, +un jour, avec une préface de M. Cantrel, un recueil de _Nouvelles à la +main_ sur la Du Barry et Louis XV, qui, longtemps, avait dormi dans ces +cartons. M. Arsène Houssaye a découvert là plusieurs des lettres de Mme +Tallien, et M. Jules Janin célébra jadis, dans un feuilleton, la science +et le goût du vieux libraire. + +Le jour où M. Lefebvre mettra en vente sa collection d'autographes, ce +sera vraiment un beau tapage et comme un événement dans le monde des +autographomanes et les érudits vendeurs; MM. Charavay auront un +beau catalogue à publier. Le vieux Lefebvre possède des richesses +incroyables. Je trouvais chez lui l'autre matin, en lui demandant un +nom au hasard, cette belle lettre de Balzac au marquis de Custines, qui +venait de publier son roman, _Ethel_. + + + «_Sèvres, 17 février_. + + «Cher marquis, je suis tout à fait inhabile à juger les êtres + ou les choses qui me font plaisir, et j'ai beau vous écrire + d'_Ethel_ deux jours après l'avoir lu, je suis trop sensible + aux beautés pour m'attacher aux défauts, et cependant il y + a peut-être des défauts: mais c'est, je crois, des vices de + composition, de métier; j'aime mieux donc vous savoir écrivain + qu'auteur. + + «J'ai été surtout frappé de cette belle lutte entre deux + caractères, dont l'un épure l'autre; c'est d'autant plus beau + pour moi que _Béatrix_, à laquelle je travaille, est le sujet + renversé: c'est la femme coupable (je prends le mot dans le sens + vulgaire) épurée par l'amour d'un jeune homme, épurée par la + douleur, comme Ethel fait de Gaston. Votre livre doit plaire + énormément aux femmes; il est d'un homme qui sent vivement, qui + jouit à toute heure de toute sa vie, qui comprend les luttes + intestines de la passion. La victoire de l'amour sur les sens + était une donnée magnifique et vous l'avez bien posée; pour mon + goût, j'aurais mieux aimé pour cette oeuvre le vieux système du + roman par lettres; mais dans cette époque vous avez dû préférer + le récit. Les journalistes ne vous rendront pas justice. Ils + abaisseront tant qu'ils pourront les courtines de velours rouge + sous lesquelles vous avez mis, comme Titien, votre Vénus et ils + feront leur métier, ces ennuyeux du feuilleton. + + «Je n'aurais pas le courage de critiquer un livre où, de deux + pages en deux pages, je trouve des choses comme: _l'espérance + est l'imagination des malheureux_. C'est pour moi ma vie écrite + en cinq mots, c'est plus que ma vie, c'en est la métaphysique, + c'est ce qui m'a fait vivre et me soutient encore aujourd'hui. + «Vous appartenez beaucoup plus à la littérature _idée_ qu'à la + littérature _imagée_; vous tenez en cela au dix-huitième siècle + par l'observation à la Champfort et à l'esprit de Rivarol par la + petite phrase coupée. Pour moi, je regrette que vous n'ayez pas + commencé par la peinture de votre monde parisien, que vous ne + l'ayez pas coupée par l'arrivée d'_Ethel_, en disant ce qui + s'est passé en Angleterre, et que de là vous n'ayez pas couru au + dénoûment. Vous n'avez plus à refaire _Ethel_, ceci s'adresse au + manuscrit et non à l'imprimé, au premier roman que vous ferez + et non à celui-ci. D'ailleurs elle est ce qu'elle est, vous + assujettirez peut-être le public à votre manière, mais ce + procédé donne, comme disent les marchands, une chose moins + _avantageuse_, qui flatte moins l'oeil. + + «Pour moi, le livre est dans l'anagramme d'_Ethel_. C'est _le + thé_ d'un homme de coeur et d'esprit. Vous savourez au coin d'un + bon feu une délicieuse liqueur, et l'on médit de l'Angleterre, + ce que j'adore; on assassine d'esprit les gens que l'on n'aime + pas; l'on vante merveilleusement les bons coeurs qu'on aime, + tout en admirant la madone d'un grand peintre accrochée là, + devant vous, dans un superbe cadre, et à laquelle on revient + toujours. + + «Mme de Fraisnes est une ravissante création, Gaston n'est + pas assez libertin; si Mme de Montléry existe, je voudrais la + cravacher; ne me rappelez-pas au souvenir de Savardy quand vous + le verrez et sachez que vous êtes mon créancier de quelques + heures de bonheur qui ont nuancé de fleurs le canevas de ma vie + travailleuse; je crois que je mourrai insolvable avec vous. + + «T. à V. + + «DE BALZAC.» + + +A mon avis, Balzac est là tout entier, avec son âpre volonté, sa +tristesse dont ne triomphe pas toujours son généreux tempérament, sa +haine aveugle contre la critique, qui a si fort servi à sa gloire, et ce +mysticisme bizarre qu'il tenait sans aucun doute de l'humeur paternelle. +«_Ethel_ signifie _le Thé_,» Quel autre que ce voyant eût risqué +cette étrangeté? Et, à ce propos, quand se décidera-t-on à éditer la +_Correspondance de Balzac_, qui ne manquerait pas de nous ouvrir +de nouveaux et vastes horizons sur son génie? Les quelques lettres +imprimées par Mme Surville dans le livre consacré à son frère, nous ont +mis en appétit[11]. + +[Note 11: Cette correspondance va faire partie de l'édition complète de +Balzac presque achevée chez Michel Lévy.] + +M. Lefebvre possède plusieurs lettres de Balzac; il en a de Béranger +qui n'ont jamais été réunies dans les quatre volumes de Correspondance +publiés par M. Paul Boiteau. Le fragment de Béranger que je vais +citer m'a semblé curieux. La lettre où je le prends est adressée à Mme +Desbordes-Valmore, place Saint-Clair, nº 1, à Lyon. Il y est question +du procès que M. Champanhet intentait à Béranger pour les _Infiniment +petits_, _le Sacre de Charles le Simple_, _le Petit Homme rouge_ et +_les Missionnaires_. Un journal de Douai avait imprimé des vers de Mme +Valmore en faveur de Béranger. «Le journaliste, répond le chansonnier, +a bien senti que rien n'était plus propre à me recommander au public +que des vers aussi charmants que les vôtres.» Et, revenant à son procès, +Béranger ajoute: + +«Je suis toujours en attendant la décision du tribunal pour savoir à +quelle sauce on me mettra. On est décidé à faire cuire le poisson, mais +on hésite sur la manière de l'accommoder. Jusqu'à présent, j'en ai +pris peu de souci, parce que j'attends que le mal soit arrivé pour me +plaindre. Mon imagination n'aime pas à se créer des monstres. Je suppose +donc mes juges assez bonnes gens pour ne me condamner qu'à six mois +ou un an de prison. J'espère qu'ils n'iront pas jusqu'au maximum de +l'article qu'on veut m'appliquer. Ce maximum est de cinq ans, mais ils +ne peuvent me gratifier de moins de six mois, qui en est le minimum. En +bonne justice, ce serait six mois de trop, mais il n'y a point de bonne +justice pour un homme qui s'amuse à dire la vérité. Je ne suis qu'un +sot, et deux ou trois gredins en robe noire sauront bien me le prouver.» + +La lettre est datée du 15 novembre 1828. Le 10 décembre, la Cour +d'assises condamnait Béranger à neuf mois de prison et 10,000 francs +d'amende. J'ai cité ce fragment qui n'est pas sans intérêt pour +l'histoire littéraire. Et, vraiment, lorsqu'on songe à ces années de +Restauration où Béranger, pour combattre gaiement n'en combattait pas +moins le bon combat, on s'étonne que quelques-uns aient pu se montrer si +sévères, disons si injustes, pour sa mémoire. + +Un jour ou l'autre, quand je voudrai des documents intéressants, je +puiserai encore dans la collection Lefebvre. J'ai à vous parler d'autres +autographes. Ceux-ci sont exposés aux Archives de France, rue du Chaume. +Depuis quelques années un musée y a été ouvert, et, chaque jeudi, dans +l'après-midi, Paris peut aller étudier, sur les documents originaux, +les chartes et les lettres authentiques, son histoire nationale. Une +promenade dans ces galeries a comme le vague d'un rêve. Passer des +papyrus où saint Éloi a mis sa signature, au registre qu'a touché la +main de la Brinvilliers, de la condamnation du _Pantagruel_ de Rabelais, +à l'acte d'accusation de Marie-Antoinette, aller de l'amiral Coligny à +Voltaire qui le chanta, et de Rousseau à Robespierre, conçoit-on cette +féerie? + +Les papyrus sont étendus comme des étoffes en montre, semblables à +des joncs clissés sur lesquels on aurait tracé des hiéroglyphes. Ces +caractères indéchiffrables, c'est la signature de Dagobert. Plus loin, +voici les parchemins. En marge de la chronique de Jeanne d'Arc, le +greffier a dessiné avec une enfantine naïveté le profil de la Pucelle, +tête nue et cuirasse au dos. On vous montre une lettre de Coligny écrite +à Montgommery assiégé dans Rouen. La missive est tracée sur une chemise +que le porteur a dû faire coudre à son pourpoint. Tout à côté l'acte de +mariage de Marie Stuart. Catherine de Médicis a signé: _Caterine_, +comme le duc de Brunswick signera: _Brunswic-Lunebourg_ son trop fameux +manifeste que le sabre d'un Français lui fit payer à Iéna. L'orthographe +est décidément une invention démocratique. + +Tous les siècles défilent ainsi et les morts avec eux. Une curieuse +chose, c'est la liste des princesses d'Europe dressée pour le mariage de +Louis XV. Chaque nom de princesse est suivi des mentions de l'âge, de la +nationalité et de la religion. Presque toutes sont luthériennes; Marie +Leckzinska est catholique, avec trois ou quatre autres. La plus vieille +a quarante-neuf ans, la plus jeune sept ans. Mascarade de l'étiquette et +de la politique! Cette liste s'étale aux archives dans la salle même où +couchait madame de Soubise, joli dortoir doré et pomponné, tout paré par +des nudités de Boucher. Les lettres de madame de Pompadour y sont bien à +leur place, sous les vitrines, vrais _poulets_ de femme galante, papier +brodé et découpé, entouré de filets bleus et roses, écriture de petite +maîtresse nerveuse et impérieuse. Non loin de là, sont exposées la +condamnation de l'_Emile_ et la protestation de Voltaire en faveur de +Calas. Ce sont d'étranges antithèses. On voit, dans un coin, l'humble +authographe de l'humble Lhomond qui signe: _professeur de 6e au collége +du cardinal Lemoine_. Pauvre grand homme médiocre qui nous a rendu +tant de services, et que nous avons tant maudits sur les bancs de notre +prison! + +Toute cette partie du dix-huitième siècle a été mise en ordre et fort +bien mise par M. Émile Campardon. Je signalerai au collégue de M. +Campardon, qui a étalé les vitrines révolutionnaires, deux petites +erreurs. La lettre de Charlotte Robespierre à son frère, lettre violente +et irritée, est adressée à Robespierre _jeune_, non à Maximilien. Il +faudrait peut-être l'indiquer. Et certain écrit signalé comme étant de +la main d'Olympe de Gouges est justement ouvert à l'endroit où Olympe +n'a rien tracé. J'aurais bien envie de demander aussi pourquoi +ces autographes révolutionnaires sont tous ou presque tous des +condamnations, des jugements, des décrets terribles, et s'il n'y avait +pas autre chose à exposer que ces autotographes, fort intéressants, +mais assez farouches? Ce serait peine perdue. On retrouve là Danton, +Desmoulins, le procès-verbal de la mort de Valazé, la dernière lettre +ramassée sur le cadavre de Pétion et rongée à demi, sanglante, les notes +que contenait le portefeuille de Robespierre, des lettres de généraux, +des annonces de batailles, de victoires. Les clefs des villes prises +sont dans une autre salle attachées par des rubans tricolores et +enfermées dans l'armoire de fer de l'Assemblée nationale avec le +testament de la Reine. + +Une très-intéressante lettre que je conseille aux amateurs de +rechercher, dans ces salles, c'est la pétition de Beaumarchais à +François de Neufchâteau (4 fructidor an VI) et où l'auteur du _Mariage +de Figaro_ recommande un certain citoyen Scott, qui a perfectionné +la _navigation aérienne._ «Des ballons, toujours des ballons! s'écrie +Beaumarchais. _C'est la découverte du siècle!_» + +Les autographes de généraux, de maréchaux, tout solennels d'allure, avec +paraphes majestueux, occupent une vitrine à part. Le pauvre maréchal +Lefebvre signe duc de _Danzic,_ sans rougir. Mme de Sévigné faisait bien +aussi des fautes. J'ai vu là et copié cette lettre de Bonaparte à Louis +XVIII, si nette et si dédaigneuse, en réponse aux offres faites par le +futur Roi: + + «_Paris, le 17 fructidor an VIII de la République._ + + »J'ai reçu, monsieur, votre lettre. Je vous remercie des choses + honnêtes que vous m'y dites. + + »Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous + faudrait marcher sur 100,000 cadavres. + + »Sacrifiez votre intérêt au salut et au bonheur de la France... + L'histoire vous en tiendra compte. + + »Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je + contribuerai avec plaisir (le mot _volontiers_, mis d'abord, + est effacé) au... (_illisible_, sans doute: _maintien_) de la + douceur et de la tranquillité de votre retraite. + + »BONAPARTE.» + +Et c'est ainsi qu'on a tout profit à s'égarer dans le passé, les vieux +papiers et les vieux grands hommes. + + + + + CHARLES NODIER ET SA JEUNESSE + + +Je ne puis jamais passer dans le quartier de l'Arsenal,--si terriblement +mutilé par la Commune,--sans songer à Charles Nodier. + +J'aime ce coin de Paris, ces ruelles qui virent passer Sully, le +Béarnais et la belle Gabrielle. Étrange quartier de notre Paris, +silencieux, presque désert. Les passants y sont rares et marchent +lentement. Ces carrefours paraissent porter encore le deuil d'Henri +IV et pleurer le départ du «cher Rosny». Sur le boulevard désert, +on rencontre quelque bohême famélique qui regarde la Seine d'un oeil +légèrement troublé et suppute avec étonnement, et l'estomac vide, le +nombre de sacs de blé que contient le Grenier d'abondance. Derrière +ces murailles, les grains sont entassés! Combien y a-t-il là dedans +d'existences amoncelées de poëtes épiques? Le vieux rentier se promène +là, doucement; le malade y vient prendre l'air. L'uniforme militaire +domine parmi les passants; quelque drôle aux cheveux lisses et aux dents +gâtées heurte en sifflant le bibliophile qui se dirige, le nez dans un +livre, vers la bibliothèque de l'Arsenal. L'ombre de Nodier te protége, +brave homme! + +Elle me fait pourtant sourire un peu--tout doucement, quand je l'évoque, +cette ombre de Nodier. + +Je ne sais qui a dit de Charles Nodier et des souvenirs que contait +volontiers le bonhomme: + +«Si l'on écoutait Nodier, il vous prouverait qu'il a été guillotiné du +temps de la Révolution.» + +Il aimait à raconter, en effet, le Franc-Comtois, et il était +non-seulement pris de l'envie d'écrire et de ce qu'il a appelé lui-même +le _prurit invincible des muscles érecteurs du métacarpe_, mais il était +secoué encore du prurit non moins entraînant de la langue. Il causait +bien. + +Mais parfois allait-il trop loin en causant, comme lorsqu'il se figurait +avoir vu (il le soutenait _mordicus_) Robespierre en habit bleu barbeau +le jour de la fête de l'Être suprême. + +Charles Nodier, tout en _causant_, avait même trouvé le moyen de se +faire passer, aux yeux des Sainte-Beuve, des Hugo, des Dumas, des jeunes +gens qui l'écoutaient, pour une victime du double despotisme jacobin et +impérial. Il y a même, à ce propos, une légende de la jeunesse de Nodier +qu'il me plaît de réduire ici, preuves en main, à sa juste valeur. + +Je veux parler de la _captivité de Charles Nodier en 1803_, de ses +heures de prison, qu'il a peintes sous des couleurs si noires, de ces +persécutions dont il s'est fait plus tard un titre contre Bonaparte, +dont il était pourtant l'obligé. + +La sincérité avant tout. Voici,--racontée _pour la première fois_, et +sans craindre qu'on me contredise,--la vérité sur le cas de Charles +Nodier: + +Il y avait encore, il y a quelques années, rue des Frondeurs, tout +près de la rue de l'Échelle et des Tuileries, un vieil hôtel garni aux +allures monumentales,--un grand portail, de larges fenêtres, je ne sais +quoi de classique et de cérémonieux dans l'aspect,--et, au fronton de +la porte d'entrée, cette enseigne en lettres dorées: _Hôtel de Berlin_. +Aujourd'hui tout est à bas. Les maçons sont venus. Adieu les murs! +Bonjour poussière! Or, c'était là que vers 1802 Charles Nodier s'était +logé, sans doute dans les étages supérieurs, rêvant la gloire non loin +des étoiles. Mais la gloire a le pas lent et mesuré, et ne se règle pas +sur la volonté des gens. On souhaiterait qu'elle vint au galop, et elle +traîne le pied ou s'arrête en chemin pour faire la coquette. N'importe, +Nodier l'appelait en prose et en vers. + +La police consulaire poursuivait justement en ce temps-là, traquait +et confisquait certaine ode politique dirigée contre Bonaparte, _la +Napoléone_, espèce de philippique à la fois royaliste et républicaine, +où «le vainqueur d'Arcole», comme on disait alors, était assez +maltraité. Il y est question des _chaînes nouvelles_ sous lesquelles le +peuple gémit, des _tyrans_ aveuglés d'_encens odieux_, de rébellion, de +liberté. + +Aux premières heures du Consulat, «au moment où Bonaparte s'élevait, +il se formait en France un parti rival qui avait juré sa chute et qui +devait l'opérer un jour. Cette conspiration a duré quatorze ans[12].» +Le général Mallet et le colonel Oudet s'étaient mis à la tête de +ces conjurés qui s'appelaient les _Philadelphes_. C'était à Besançon +(devenue _Philadelphie_) que l'institution avait été formée, et, à +l'époque du Consulat, Mallet résidait précisément comme adjudant-général +dans le chef-lieu de la Franche-Comté. Mallet s'aboucha avec le colonel +Jean-Jacques Oudet, soldat intrépide, sorte de Don Juan à épaulettes qui +devait mourir à Wagram. C'est ce J.-J. Oudet qui disait à Bonaparte au +moment du retour d'Égypte: + +--Montre-moi ton visage afin que je m'assure encore si c'est bien +Bonaparte qui est revenu d'Égypte pour asservir son pays! + +[Note 12: Voyez _Histoire des sociétés secrètes de l'armée_. L'auteur +n'est autre que Charles Nodier lui-même.] + +Oudet s'appelait dans la langue des _Philadelphes_, _Philipoemen_. +D'autres se nommaient, _Spartacus_, _Mahomet_, _Sertorius_, etc. + +A cette association politique, il fallait une littérature. Toute armée a +besoin d'un clairon. Ce fut sous l'influence de J.-J. Oudet que Charles +Nodier écrivit _La Napoléone_ qu'il retira plus tard du commerce. _La +Napoléone_ destinée à être chantée à grand choeur dans les banquets de +la Société des Philadelphes avait été mise en musique par un membre de +l'association, Francis Dallarde. Voici cette ode, devenue désormais une +curiosité historique: + + LA NAPOLÉONE. + + _Ode_ + + + Que le vulgaire s'humilie + Sur les parvis dorés du palais de Sylla, + Au devant des chars de Julie, + Sous le sceptre de Claude et de Caligula. + Ils régnèrent en dieux sur la foule tremblante. + Leur domination sanglante + Accabla le monde avili. + Mais les siècles vengeurs ont maudit leur mémoire, + Et ce n'est qu'en léguant des forfaits à l'histoire + Que leur règne échappe à l'oubli. + + Qu'une foule pusillanime + Brûle aux pieds des tyrans son encens odieux. + Exempt de la faveur du crime + Je marche sans contrainte et ne crains que les Dieux. + On ne me verra point mendier l'esclavage + Et payer d'un coupable hommage + Une infâme célébrité. + Quand le peuple gémit sous sa chaîne nouvelle, + Je m'indigne d'un maître, et mon âme fidèle + Respire encore la liberté. + + _Il_ vient, cet étranger perfide, + Insolemment s'asseoir au-dessus de nos lois. + Lâche héritier du parricide, + Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois. + Sycophante vomi des murs d'Alexandrie + Pour l'opprobre de la patrie + Et pour le deuil de l'univers, + Nos vaisseaux et nos ports accueillent le transfuge, + De la France abusée il reçoit un refuge, + Et la France reçoit des fers! + + Pourquoi détruis-tu ton ouvrage, + Toi qui fixas l'honneur au pavillon français? + Le peuple adorait ton courage. + La liberté s'exile en pleurant tes succès. + D'un espoir trop altier ton âme s'est bercée, + Descends de ta pompe insensée, + Retourne parmi tes guerriers. + A force de grandeur crois-tu devoir t'absoudre? + Crois-tu mettre ta tête à l'abri de la foudre + En la cachant sous des lauriers? + + Quand ton ambitieux délire + Imprimait tant de honte à nos fronts abattus, + Dans le songe de ton empire, + Rêvais-tu quelquefois le poignard de Brutus? + Voyais-tu s'élever l'heure de la vengeance, + Qui vient dissiper ta puissance + Et les prestiges de ton sort? + La roche Tarpéienne est près du Capitole, + L'abîme est près du trône, et la palme d'Arcole + S'unit au cyprès de la mort. + + En vain la crainte et la bassesse + D'un culte adulateur ont bercé ton orgueil. + Le tyran meurt, le charme cesse, + La vérité s'arrête au pied de son cercueil. + Debout dans l'avenir, la justice implacable + Évoque ta gloire coupable, + Veuve de ses illusions; + Les cris des opprimés tonnent sur ta poussière, + Et ton nom est voué, par la nature entière, + A la haine des nations. + + Longtemps, aux lois de la victoire, + Ton bras triomphateur a soumis le destin. + Le temps s'envole avec ta gloire, + Et dévore en fuyant ton règne d'un matin. + Hier j'ai vu le cèdre. Il est courbé dans l'herbe. + Devant une idole superbe, + Le monde est las d'être enchaîné. + Avant que tes égaux deviennent tes esclaves, + Il faut, Napoléon, que l'élite des braves + Monte à l'échafaud de Sidney. + +L'ode de Nodier ne vaut pas les imprécations des _Châtiments_, mais elle +a cependant assez de vigueur encore et de colère pour mériter d'être +conservée[13]. + +[Note 13: Comme antithèse aux vers de Charles Nodier, je donnerai une +curiosité littéraire,--_rara avis_. Ce sont des vers composés en 1810, +sur l'_Entrée de Napoléon et de Marie-Louise à Paris_, par Berryer, le +futur porte-paroles du parti légitimiste. + +Berryer (ceci soit dit à sa décharge) n'avait que vingt ans lorsqu'il +fit ces alexandrins bonapartistes. + +Citons ces vers assez imprévus, on l'avouera: + + Mille cris jusqu'aux cieux montent de toutes parts, + L'organe des combats gronde sur nos remparts. + Favorisé des Dieux, armé de leur puissance, + Un héros, à jamais l'idole de la France, + Un héros, le modèle et le vengeur des rois, + Au bruit de son courroux, au bruit de ses exploits, + Des enfants d'Érynnis chassant l'indigne horde, + A son char triomphal enchaîne la Discorde. + Hymen, ô doux Hymen! que ton joug fortuné + Soit des plus belles fleurs par nos mains couronné! + Que l'hymne de la paix succède aux cris de guerre, + Les temps de l'âge d'or sont promis à la terre! + Hymen embellira les fêtes des hameaux, + Hymen du laboureur embellit le repos... + Vivez, princes, vivez pour faire des heureux, + Tige en héros féconde, arbre majestueux, + Déployez vos rameaux, et croissant d'âge en âge, + Protégez l'univers sous votre antique ombrage! + +Signé de Berryer, tout cela certes est assez bizarre et curieux.] + +Cette _Napoléone_ faisait fureur. _La Société des Philadelphes_ l'avait +adoptée pour sa _Marseillaise_ et la chantait sur un air qu'on pourrait +retrouver. Peltier, qui continuait à Londres ses journaux français, +l'inséra depuis la première strophe jusqu'à la dernière dans l'_Ambigu_, +et le gouvernement de Napoléon s'empressa de faire poursuivre le +journaliste devant les tribunaux britanniques. + +Mais un beau jour, grande stupéfaction: Fouché reçoit une lettre signée +et datée de l'_Hôtel de Berlin, rue des Frondeurs_, et où un certain +_Charles Nodier_, homme de lettres, se déclare l'auteur de la pièce +incriminée: «_C'est moi!_» s'écrie-t-il avec une intention évidente de +draperie, et comme s'il avait sur les épaules le péplum d'un héros +de Corneille. Sa lettre, d'ailleurs, est échevelée, emportée, écrite, +dirait-on, dans un accès de fièvre: «_Quiconque a aimé avec passion peut +haïr avec excès. A vingt-trois ans, j'ai répudié tout amour et toute +amitié. Je vous apporte aujourd'hui ma liberté; hâtez-vous, demain +peut-être j'en ferais un terrible usage_.» Il est prêt, au surplus, à +_braver la prison, l'exil ou l'échafaud_. Voilà celui qui sera plus tard +le fin narquois, le _bonhomme_ Nodier. + +La lettre reçue, on l'arrête, comme on pense bien. Il est interrogé par +Dubois; il s'accuse encore. «Il a écrit, dit-il, la _Napoléone_ dans un +moment d'exaltation, en revenant de Besançon, où son père est juge. Une +femme l'avait trahi; il a pris sa plume avec rage, il ne recommencerait +pas.» On le voit, le Romain s'amende déjà: «_On ne doit pas_, +affirme-t-il, _attaquer le gouvernement sous lequel on vit, même quand +on le déteste_.» + +L'interrogatoire continue: + +--Pourquoi étiez-vous à Paris? + +--J'y étais venu pour faire imprimer un ouvrage, le _Livre des +suicides_, que je n'écrirai jamais. J'ai changé d'avis. Je prépare une +tragédie. + +--Quels sont vos moyens d'existence? + +--Mon père me fournit de l'argent lorsque mes livres ne m'en donnent +pas. + +Il prétend que la _Napoléone_, publiée chez Maradan et Barba, a été +donnée, sans son consentement, à l'imprimeur Dalin, par un homme à qui +il en avait montré une copie. On voit là--ces pièces authentiques disent +tout--que Nodier était conscrit de l'an IX et qu'il avait de taille +1m,63. + +Notre poëte est reconduit dans sa prison. Là, sa fièvre se calme, son +exaltation cesse; la solitude est un réfrigérant; le fanatique devient +un peu bien raisonnable, et après avoir attaqué le premier consul, il +lui envoie une lettre, pour ne pas dire une supplique, qui commence par +ces mots: «_Le seul homme qui eût chanté Achille gémit sur la paille de +la misère._» Oh! oh! Nodier, vous vous déjugez! Il met toute sa faute +sur l'égarement de sa douleur; dans une autre lettre il demande au +directeur de Sainte-Pélagie la _Bible_ et l'_Imitation de Jésus-Christ_. +Il «ne le remercie pas. _Dieu qui voit tout le payera de tout._» Brutus, +en un clin d'oeil, est devenu Silvio Pellico. + +Après avoir pris connaissance de la pétition, Bonaparte (il faut être +juste envers tout le monde) haussa les épaules, dit à Fouché, en parlant +de Nodier: «C'est un fou!» et donna ordre qu'on le retournât à M. son +père, à Besançon. Le grand-juge signa la feuille de secours qui fut +octroyée au poëte pour le voyage. Nodier ne dut pas se sentir de joie. +Il resta chez lui, au pays, sous la surveillance de la police, et l'on +retrouva dans ses papiers une demande rédigée pour attendrir ses Argus +et pour retourner à Paris. + +A en croire Nodier, il aurait gémi et souffert pendant des années, +traqué par les agents, cadenassé par des geôliers! Quels beaux contes +il nous a fait sur ses verroux! La Restauration venue, comme il sut, par +des soupirs discrets et des articles révélateurs, se grimer savamment en +proscrit! Ses soirées de l'Arsenal en cela ressemblaient un peu aux +bals des victimes! On me dit que Nodier racontait comme pas un ses +impressions de cachot. Dans ces cas-là, comme il devait sourire, le +malin bonhomme, de la terreur ou de la pitié de ceux qui l'écoutaient! + + + + + LES CIMETIÈRES PARISIENS + +Les cimetières.--La poésie et les réalités de la mort.--Le +Père-Lachaise.--Montparnasse.--Les grands hommes.--Le quartier des +riches.--Le coin des pauvres.--Des noms! des noms!--Le secret de la mort +et le mot de la vie. + + + + I + +Tous plus ou moins, nous autres romanciers, nous avons un jour cherché +et voulu montrer _comment on vit à Paris_. Là cependant n'est pas le +drame. La question suprême, la question poignante est celle-ci: _A +Paris, comment meurt-on?_ + +Le grand secret de toute misère est dans la réponse. La maladie, le +suicide, le crime, la faim, le vice, et jusqu'au dévouement parlent, +et viennent dire: «Voilà comment on meurt!» La mansarde calfeutrée +pour l'asphyxie, la rue où le sang coule, l'hôpital où les râles et +les agonies fraternisent, les coins cachés où le dénuement, cette autre +épidémie, frappe sans pitié, l'éternelle rivière, l'éternelle pauvreté, +témoignent dans ce procès funèbre. Quel livre cruel, sombre, poignant, +ironique, si jamais on l'écrit: _La mort à Paris!_ L'avenir qui le lira +sera effrayé, n'en doutez pas, et se révoltera devant ce mélange +atroce de comique qu'il rencontrera dans nos cérémonies suprêmes. Ah! +philanthropes qui travaillez pour les vivants, que de fois vous oubliez +les morts! + +Don José de Larra, le satirique espagnol qui, las de protester contre +l'injustice, se tira un jour un coup de pistolet au coeur, a écrit que +la seule vie de la société moderne est au cimetière, ou plutôt que les +cimetières véritables ce sont les grandes villes où roulent, haletants, +pressés, les passants, ces flots humains. Pourquoi pas? Oui, si les +villes sont mortes, les cimetières sont vivants. Les souvenirs y +demeurent. C'est un monde aussi, celui-là; vaste, innombrable et (mais +je ne veux point rire) c'est, hélas! le seul véritable _tout Paris_. +Il est même si grand, qu'il finira par dévorer l'autre. On a beau le +chasser, lutter contre lui, il nous combat de ses émanations et de +ses atomes, et triomphera en fin de compte si l'on ne remplace un jour +l'inhumation par la crémation. La mort à Paris avait pris d'abord les +environs des églises et conquis jusqu'à l'intérieur, jusqu'aux caveaux +qu'elle transformait en charniers. Cette putréfaction emprisonnée +dans les murailles de la cité y semait la peste et la fade odeur des +cadavres. A Londres encore, auprès de Westminster, on marche sur les +pierres tombales[14]. Les cimetières intérieurs furent abolis sous +Louis XVI, la mort rejetée bien loin, et cadenassée dans des lieux +d'inhumation si mal entretenus d'abord, qu'ils faisaient dire à +Bernardin de Saint-Pierre: «L'ami ne peut plus reconnaître les cendres +de son ami dans ces voiries humaines.» Ces lignes étaient écrites avant +1789. + +[Note 14: On peut voir un de ces cimetières près de l'ancienne abbaye de +Montmartre, un cimetière fermé, plein d'herbe et d'oubli, caché par les +arbustes et les ronces, inconnu, oublié.] + +Les cimetières bientôt se changèrent en jardins; on opposa les parfums +des fleurs aux senteurs des corps en dissolution. + +Le 21 prairial an XII on arrêta que les inhumations ne pourraient être +faites que dans des terrains éloignés d'au moins 35 mètres de l'enceinte +des villes, et le cimetière du Père-Lachaise, l'aîné des cimetières +parisiens, fut établi en 1804. Le Père-Lachaise ou Mont-Louis c'était +loin, c'était la province au temps du premier empire; aujourd'hui Paris +a dévoré le cimetière, l'a englobé, et le jardin des morts est bien +près de ressembler au vieux cimetière des Innocents. Mais les cimetières +parisiens ont fini leur temps. Les morts seront bientôt transportés +près de Pontoise, sur les terrains de Méry-sur-Oise et de +Saint-Ouen-l'Aumône. Paris a peur et vomit ses dépouilles sur la +banlieue. Les pauvres morts, aller si loin! Des enterrements à la +vapeur! Il le faut bien; nos _Campi-Santi_ regorgent. Le Père-Lachaise +descend jusqu'à l'ancien boulevard extérieur et déborderait sur la voie +sans la muraille qui l'arrête; les tombeaux forment comme une lisière +au chemin de ronde et, de là, les passants peuvent lire les noms (entre +tous celui de Deburau en grosses lettres) et déchiffrer les inscriptions +tumulaires. + +Pauvretés attristantes, ces productions de poëtes-marbriers! + +Quelle vanité nous allons trouver dans ces inscriptions funéraires! +Quelle triomphante sottise! O bêtise humaine! Des vers prétentieux, des +titres inutiles, des regrets hyperboliques, douleurs gonflées de vent +qu'une piqûre d'épingle réduit à néant. «Ici gît, dit une pierre, +Mme***, jeune beauté que tout le monde admira.» _Jeune beauté!_ Qu'en +reste-t-il? «Mon époux, s'écrie-t-on de ce côté, attends-moi, je te +rejoins!» Et la veuve de ce mausolée porte déjà le nom d'un autre. +Ailleurs: «_Monsieur et madame Cochet_» Monsieur! Madame! + +On connaît cette épitaphe célèbre: + + _Très-haute, très-excellente, très-puissante + Princesse*** + morte âgée de sept jours._ + +Et cette autre qui donne la note exacte de tout un état social: + + _Sa veuve infortunée continue son commerce. + Rue Saint-Denis nº...._ + +Comme ils comprenaient mieux que nous, les anciens, la pénétrante +poésie de la mort! Avec quel charme attendri ils savaient exprimer +leur douleur, l'atténuer pour ainsi dire en l'idéalisant, ou la fixer +à jamais par une de ces épigrammes d'une éternelle et touchante +simplicité! L'_Anthologie_ est remplie de ces épitaphes où le génie +grec, qu'on dirait froidement impassible, laisse venir une larme pure à +ses yeux calmes. Rien n'est plus parfait et d'un sentiment plus délicat. + + «Je suis, dit une épigramme de Parménion, le tombeau de la jeune + Hélène, et comme un frère l'a précédée, je reçois de sa mère un + double tribut de larmes. Des prétendants la douleur est la même; + tous pleurent également celle qui n'était encore à aucun d'eux.» + +Celle-ci est de Simonide: + + «La vieille Nico dépose des couronnes sur la tombe de la jeune + Mélète; Pluton, est-ce là de la justice?» + + «Ce tertre, dit une autre, c'est une tombe. Retiens donc tes + boeufs, laboureur, et retire le soc, car tu remues de la cendre + humaine. Sur une telle poussière, ne sème pas du blé, verse des + larmes.» + +Quelle mélancolie dans les _épigrammes_ qui suivent: + + «Je suis mort, et je t'attends; toi aussi, à ton tour, tu en + attendras un autre!» + + + «Après avoir peu mangé, peu bu, beaucoup souffert, me voilà + tardivement, mais enfin me voilà au tombeau.» + +N'est-ce pas l'épitaphe éternelle de tous les pauvres gens? + + «L'homme était petit de taille, et l'épitaphe ne sera pas plus + grande: «Théris, fils d'Aristoeos, Crétois, gît ici.» C'est bien + long.» + + «O terre, la mère de tous, dit Méléagre, sois légère à OEsigène, + à celui qui n'était pas un fardeau pour toi.» + +Depuis les Grecs le parfum s'est envolé. Nous n'avons plus cette +légèreté de main, cette fraîcheur d'idées. Et pourtant nos épitaphes ont +parfois, lorsqu'elles sont simples, le sentiment des inscriptions des +Catacombes. _Casta_, dit à Rome une épitaphe de jeune chrétienne, et +toute une vie est là, dans un mot. J'ai lu, au coin d'un cimetière de +Paris, un nom: «_Louise_,» et rien de plus. Et l'_épigramme_, cette +fois, vaut toutes celles de l'anthologie. Parfois j'ai rencontré +encore des initiales et point de nom: «L. V. M. V.» C'en est assez. On +regarde, on songe[15]. + +[Note 15: Une très-belle et très-éloquente épitaphe est celle-ci, au +cimetière Montmartre: _X..., Polonais mort pour la liberté italienne, au +service de la France_.] + +Mais cette simplicité est rare, et l'orgueil humain va se nicher jusque +sous le lierre des tombeaux. + + + + II + + +Chaque cimetière a sa physionomie distincte, et si le Père-Lachaise +représente, dirait-on, l'aristocratie, et Montparnasse la démocratie +souffrante, le cimetière Montmartre est quelque chose comme un cimetière +moyen et de tiers-état. + +Les convois, pour y parvenir, suivent le boulevard extérieur, passent +devant la _Reine Blanche_. C'est l'antithèse: la vue du bal où l'on +s'agite sert de préface au coin de terre où l'on se repose. Des +couronnes jaunes, des boutiques de marbriers, des rez-de-chaussée où +l'on vend des plâtres pour tombeaux, enfants endormis, anges en prières, +frisés, bouffis, que l'eau va détremper et verdir. On approche. Une +avenue d'abord où stationnent les fiacres qui ont suivi la bière; et qui +attendent les parents et les amis; avenue funèbre d'aspect, et peuplée +de gamins pourtant, qui vont courant, criant, riant, jouant avec des +paquets d'immortelles. Puis la grille, la porte d'entrée, le logis du +gardien, et la longue allée qui conduit aux tombes. + +Ce qu'on aperçoit tout d'abord, c'est la grande croix de pierre au +centre du carrefour où viennent s'amonceler les couronnes qui ne peuvent +plus se flétrir sur un tombeau, la _croix à tout le monde_, comme on +l'appelle, hécatombe, fosse commune des souvenirs. C'est là que vont +prier les pauvres; les misérables ne gardent pas longtemps leur tombe. +La croix de bois qui marquait l'endroit où l'on avait couché le mort +est arrachée après cinq ans, pourrie par la pluie, et va finir avec ses +inscriptions effacées dans le foyer de quelque gardien. Où la retrouver +jamais, la trace de celui qu'on a perdu? Cette glaise a tout pris; tout +a disparu, tout est fini. Côte à côte, des générations se dissolvent +ainsi, rentrent dans la matière, et, morceaux d'argile, rapportent à la +masse immense leurs molécules indestructibles. Mais il faut à l'homme je +ne sais quel souvenir palpable qui représente comme le fantôme de ceux +qui ne sont plus. Il faut que les vivants aient avec les morts un lieu +de rendez-vous où, sûrs de les rencontrer, ils conversent avec eux par +delà l'infini, ils leur parlent, ils les consolent, ils les embrassent +de leurs sanglots. + +Chères superstitions, consolations suprêmes, qu'on retrouve presque +partout, également fortes et touchantes! Nous en agissons tous plus ou +moins avec nos morts comme les anciens Tonquinois avec les leurs. «Après +minuit, dit un vieux géographe, lorsque la nouvelle année commençait, +les Tonquinois ouvraient leurs portes toutes grandes, sans quoi ils +auraient cru insulter les morts, qui, affirment-ils, retournent en +ce temps-là dans les maisons.» On prépare des lits à ces visiteurs +d'outre-tombe, et l'on couvre le plancher d'une belle natte de jonc. +Puis on allume des flambeaux pour eux; on pousse des cris de joie, on +brûle des pastilles; on interroge les chers hôtes, on leur conte ce qui +est arrivé d'heureux à ceux qu'ils ont quittés. Pendant les trois jours +qui suivent, on laisse sans la nettoyer la maison entière, «de peur +d'élever de la poussière dans un lieu où les morts font leur séjour.» + +Nous autres, nous n'attendons pas que les morts viennent à nous, +nous allons à eux; leur fête est à eux seuls. Plus est affirmé notre +scepticisme en toutes choses, plus est profond le culte de nos morts. +Ils ont leurs fleurs, leur jardin, leur parure, et l'on porte à la croix +commune les _souvenirs_ que l'on ne peut donner à la tombe effacée. +Elles sont nombreuses les couronnes, elles sont pressées, entassées +autour de la grande croix de pierre. Association de douleurs qui se +coudoient, promiscuité de regrets et de larmes, autel immense où tour à +tour les souffrants et les humbles viennent déposer une offrande à cette +fédération de la mort. + +La plus belle des tombes, la plus simple et la plus poignante, est à +gauche, à l'entrée du cimetière Montmartre: une statue de bronze couchée +sur un tombeau de pierre. Ici dorment les deux Cavaignac et leur soeur; +et, sur ce monument, on peut lire encore: «_A la mémoire de J.-B. +Cavaignac, député à la Convention, mort en exil à Bruxelles, le 24 mars +1829 à l'âge de 68 ans._ Ceux qui sont fatigués se reposent.» + +Rude a sculpté de sa main d'artiste la maigre et saisissante figure de +Godefroy Cavaignac. Il est couché, de son long étendu dans le linceul, +paupières closes et bouche muette. Il a combattu le bon combat; la +journée finie, la lassitude l'a courbé, le froid glacial est venu. Le +lutteur sommeille. Le roide pli du suaire dessine, en se collant à lui, +ce corps miné et fatigué. Les bras courageux sortent, comme prêts à +s'animer, à ressaisir, avec la fièvre d'autrefois, cette plume ou cette +épée, armes chéries de cette main vaillante. S'il allait se lever! Si +cette apparition se dressait soudain!... Il dort. Les cheveux, +mouillés par la sueur dernière, baisent ce front d'un modelé puissant, +intelligent et fier; la mort a scellé les lèvres, les joues sont caves, +les orbites creuses, la barbe court sur le menton osseux, le cou sinueux +est immobile; elle ne respire plus, cette poitrine nue: le soldat +est tombé au champ d'honneur. Dans les creux formés par les replis +du vêtement de bronze, l'eau du ciel maintenant demeure et les libres +oiseaux viennent y boire, joyeux, chantant et battant des ailes. + +On a entamé, pour pratiquer les allées de ce cimetière, des buttes +crayeuses recouvertes d'herbes qui, en plus d'un endroit, existent +encore. Certaines tombes sont ainsi au ras du chemin, d'autres au +haut de petites collines, et celles-ci, isolées d'ordinaire, entourées +d'arbres. Partout le gothique domine, ce gothique d'occasion, sans +caractère et sans poésie: la petite chapelle, droite et grêle, avec +clochetons vulgaires, et porte grillée par où les dorures de l'autel, +les vases de porcelaine peinte, les _ex voto_ s'aperçoivent. La tombe de +_Ruggieri, artificier du roi_, est à l'entrée de la grande allée, bordée +de monuments, qui conduit au cimetière annexe relié à l'ancien par une +voûte. Le cimetière juif se dresse à droite, sur la hauteur. Une statue +en marbre d'Halévy y domine bourgeoisement les autres tombeaux. + +La statuaire moderne est fort empêchée avec nos vêtements. Toute poésie +semble fuir devant le paletot sac, et le ciseau le plus hardi devient +rebelle à sculpter les plis ridicules du pantalon. Que je préfère +pourtant ce monument élevé au maître à cette façon de tabernacle bâti +tout à côté par un financier épris de dorures! Là, tout est peint, rouge +et bleu: les teintes plates des fresques de Pompéi sont mariées aux +fonds d'or des tableaux byzantins. La lampe à sept branches, éclatante, +étincelante sous le soleil, rayonne devant le péristyle. Tant de luxe +pour une tombe! Dort-on mieux sous les tentures de velours que sous le +baldaquin de serge? + +Dix pas plus loin, la statuette de Millet, élevant au-dessus de sa jeune +tête son bras onduleux comme un cou de cygne, jette éternellement ses +fleurs de marbre sur la pierre de Henry Mürger. Mürger! un nom qui +semble attendri; nom de bohême battu par le vent, souffleté par la +_déveine,_ mais illuminé d'un rayon d'amour. Homme, il valut mieux que +sa vie; artiste, il valut mieux que son oeuvre. La sympathie de tous +lui a fait crédit de ce qu'il n'a pas donné, et l'oubli n'est pas venu +encore; peut-être ne viendra-t-il jamais. Mimi, Musette, Francine, +filles d'Ève et filles du rêve, chantent encore et passent toutes +souriantes dans les mémoires. Pauvre poëte que sa poésie a tué! Il a +vécu du mensonge et il en est mort. Mort, las de la bohême, de l'amour +frelaté, du triste _pain béni de la gaieté_ quand même!... Un rosier +fleurit sur sa tombe, et une main inconnue renouvelle presque tous les +jours un petit bouquet de violettes qui sourit là, tout parfumé, sur la +pierre grise... + +Ce cimetière Montmartre est, je le répète, comme le quartier bourgeois +du Paris funéraire. Point de monuments superbes, mais une façon de +confortable général et de bien-être dans le repos; la fosse commune est +immense d'ailleurs, là comme partout. Plusieurs fois agrandi, Montmartre +a fini par escalader, pour ainsi dire, ses murailles. Il a sa lugubre +succursale entre Saint-Denis et Paris, au bord du railway, et les +morts peuvent s'habituer à l'appel futur de la trompette de Jéricho, et +patienter, en écoutant les sifflets quotidiens de la locomotive. + +Les hôtes de Montmartre sont illustres: Greuze, Legouvé, Charles +Fourier, Armand Marrast. On s'arrête devant ces noms, on rêve, et la +tête est pleine de pensées lorsqu'on s'éloigne. + +Madame Paul Delaroche, Emilia Manin sont aussi là, sans compter de plus +humbles, des morts plus ignorés, martyrs inconnus, héros oubliés, +guéris de leurs souffrances, et comme relevés des postes d'honneur ou +d'abnégation que la destinée leur avait confiés. Qui de nous n'a pas +quelque ami parmi ceux-là? Qui n'a pas fait, tête nue, l'oeil à terre, +dans la boue jaune, le chemin de la fosse ouverte? Le trou profond +attendait; on y descendait celui qui avait été votre confident ou votre +conseiller, qui emportait quelque chose de vous, laissant quelque chose +de lui. + +Un peu de terre, un peu de sable, de l'eau jetée par gouttelettes, une +prière rapidement marmottée, et c'était tout. Vous souvenez-vous comme +on revient sombre, las, le coeur vide? On ne le reverra plus, on ne +l'entendra plus; il est parti! Et pendant bien des jours, dans le rapide +mouvement de ce vaste Paris, dans le bruit et la poussière, on revoyait, +semblable à l'_oméga_ de tout cet alphabet de passions, d'appétits, +d'espérances ou de désirs, le trou muet là-bas, dans un coin du grand +cimetière. + + + + III + + +Le cimetière Montmartre s'était appelé d'abord le _Champ du repos_. Le +cimetière de l'Est ou du _Père-Lachaise_ se nomma aussi le _cimetière de +Mont-Louis_. Ce terrain, habité aujourd'hui par les morts, appartenait +jadis à l'évêque de Paris qui le vendit à un certain Regnauld, lequel le +céda à Sa Majesté Louis XIV. Le roi des dragonnades en fit cadeau à son +confesseur, le père Lachaise, qui débaptisa le _Champ de l'Évêque_ et +l'appela fièrement _Mont-Louis_. Ce père Lachaise était courtisan. + +A la mort du jésuite, la _villa_ qu'il s'était fait construire fut +achetée par la maison de Bourbon-Conti. Le prince Louis de Conti y mit +les ouvriers, transforma les jardins, bâtit, planta, donna des fêtes. + +En 1804, le parc devenait cimetière. Adieu les gais souvenirs! Le +_Campo-Santo_, d'ailleurs, fut bientôt--comment dire?--à la mode. +Misère! Car il faut que vous sachiez que le sépulcre a son bon ou son +mauvais ton. Les gens du bel air ne voulurent plus dormir que là. +«Le bel endroit pour être mort!» Notez que le Père-Lachaise, qu'on va +fermer, est demeuré depuis soixante ans le cimetière de la _fashion._ + +Sous la Restauration, M. de Chabrol, préfet de la Seine, demanda à +Lafont d'Aussonne (qui connaît Lafont d'Aussonne aujourd'hui?) une +inscription pour le portique du cimetière. + +Je la retrouve citée dans la _Revue anecdotique:_ + + O vous que la pitié, le devoir ou l'amour + Conduit en ce vaste séjour + Et de la mort et du silence, + Oubliez un instant vos projets, vos travaux; + Songez à vos plaisirs suivis de tant de maux, + Et sachez, deux jours à l'avance, + Vous choisir une place entre tous ces tombeaux + Creusés à si peu de distance. + +Piètre poésie que remplacent aujourd'hui deux versets latins. + +La grille ouverte, le cimetière commence. + +La foule monte, toujours nombreuse, presque gaie, tant elle est pressée, +la petite colline où les cyprès, à côté des tombes, s'inclinent sous le +vent avec des balancements doux. Les veuves en noir, les orphelins, des +enfants au recueillement inconscient, de pauvres vieux courbés sous +la douleur coudoient les gens qui viennent là «pour voir,» les +indifférents, les visiteurs ou les fillettes du faubourg qui, tête nue, +assises sur les bancs, prennent le frais ou se reposent. + +Les premières tombes célèbres, à gauche, sont celles de Visconti, +représenté endormi dans son habit d'Institut, de la famille Dantan et +d'Alfred de Musset. Le petit saule du poëte croît, pousse timidement. + + Mes chers amis quand je mourrai, + Plantez un saule au cimetière; + J'aime son feuillage éploré... + +Un étranger a répondu à ce dernier voeu du maigre Rolla. + +Dans Westminster, tombeau des rois, l'Angleterre a fait une part aux +grands hommes, et là, côte à côte, dorment les plus grands par le +génie et les plus puissants par la force, ceux qu'a touchés du doigt +l'inspiration et ceux que le hasard a fait naître sur un trône. Au +Père-Lachaise comme à Westminster, les poëtes ont leur coin, _poetes's +corner_. Casimir Delavigne, Balzac, Nodier, Souvestre, ont été couchés +comme du même coup au sommet de la colline. Ils fraternisent dans +la mort. Le buste solide et superbe de Balzac, par David (d'Angers), +regarde en riant _à la Tourangeaise_ le mince et fin visage de Nodier, +qui lui rend un sourire franc-comtois. L'image d'Émile Souvestre est +rêveuse et sérieuse. Une muse pleure sur le mausolée de Delavigne. Le +lierre couvre ces tombeaux, couronne le front de Balzac, serpente +autour du livre de bronze où l'on peut lire ce titre fulgurant: _Comédie +humaine_. La tombe de Charles Nodier a des fleurs toujours; elle est +aimée, visitée. On sent une âme vivante, un éternel et pieux amour +autour de ce marbre. Tout près de là dort Bory de Saint-Vincent, sous +un mausolée fait de colonnes grecques, de frises antiques, de sculptures +arrachées par lui à l'oubli, tombées de quelque temple qui s'écroule. Il +a dû les contempler souvent, déchiffrer ces inscriptions, interroger ces +miettes du passé. La tombe est belle comme toutes celles que les morts +se sont construites eux-mêmes. + +Étrange hasard! C'est là, à cet endroit même où il est étendu, que +Balzac un jour a placé son Rastignac regardant «Paris tortueusement +couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les +lumières». Sans doute, comme son héros, Balzac, plus d'une fois les yeux +attachés avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme +des Invalides, «_là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu +pénétrer_», a dû, semblable à Rastignac, lancer lui aussi sur «cette +ruche bourdonnante un regard qui, par avance semblait en pomper le +miel»; sans doute, posté sur ce tertre, rêvant, cherchant, espérant, +prêt à la lutte, il a dû s'écrier avec l'accent des coureurs de grandes +aventures: _A nous deux maintenant!_ C'est là qu'il allait songer, +et c'est là qu'il devait être enterré. De cette hauteur la vue est +sinistrement belle. + +Les pieds dans la boue, dans cette terre brune où les vieilles +couronnes, maculées, molles et sales, semblent se dissoudre, les yeux +sur le ciel, sur la ville immense, on regarde presque effaré. Au +premier plan la ville morte; à l'horizon la ville qui va mourir: la +pétrification contemplant la fièvre. Des arbres de couleur foncée, aux +balancements fatigués, çà et là aux jours de printemps, quelque bourgeon +jaune et frais dans les feuillages sombres, à travers les verdures +noires, les ternes blancheurs de la pierre, un amphithéâtre de croix. +Puis, plus loin, là-bas, et comme perdus dans la fumée, dans une façon +de brume lumineuse, des maisons, des toits, des dômes, des clochers, un +entassement dans une buée. Le Panthéon, Notre-Dame, les deux aiguilles +des colonnes triomphales qui racontent, l'une la gloire d'un homme, et +l'autre la gloire d'un peuple; l'arc de l'Étoile, et aux derniers plans +la silhouette d'un fort, le Mont-Valérien, sur le ciel gris. Point de +bruit, aucun murmure, mais une agitation qu'on devine, un grondement +dont on sent intérieurement l'écho. Que d'espoirs, que de rêves, que +d'efforts, que de dévouements, que de trahisons, que d'héroïsmes, que +de lâchetés dans ces tas de pierres qui pensent! On demeurerait là des +heures entières, immobile comme devant la mer. Soudain, le soleil crève +quelque nuage, fond sur Paris, le crible de rayons, fait jaillir mille +étincelles, va chercher pour les brunir comme avec l'agate tous les +_ors_ de Paris, sertit dans une manière d'apothéose les cuivres, les +saillies, les flèches dorées des églises, les nervures des monuments, et +le génie de la colonne de Juillet. Tout flamboie et s'éclaire dans +une réverbération éblouissante. Le splendide panorama de Rome vu des +hauteurs du Vatican ne vaut certes pas celui-là. + +On marcherait longtemps au hasard dans ce champ immense, peuplé de +morts illustres dont le nom jaillit pour ainsi dire du fond des allées: +Girodet, Gros, Denon, Bernardin de Saint-Pierre, Élisa Mercoeur, +Benjamin Constant, Cuvier, Talma, Grétry. Je cite au hasard et de +souvenir. Seuls ces tombeaux, souvent modestes, nous arrêtent. + +Que nous importent, au contraire, les monuments superbes, ces colonnes +immenses, ces temples gigantesques! Presque toujours devant ces +orgueilleuses tombes on passe en murmurant: _Un si grand monument pour +un si petit mort!_ Il n'y a de magnétisme vraiment que dans les tombes +fermées, muettes, sans nom, enveloppées de lierre et d'oubli, enfouies +sous les fleurs, à jamais closes, et pourtant visitées encore. Elles +cachent, on le devine, quelque secret ou quelque douleur, quelque +amour mystérieux, peut-être une faute, peut-être un crime. Qu'y a-t-il +derrière cette porte? Qui donc est endormi sous cette pierre où l'on n'a +rien écrit, et que l'herbe, complice ou dépositaire du secret, envahit +et va recouvrir? Peut-être des heureux ont-ils voulu finir ainsi, +dérobant à l'avenir leur bonheur passé; peut-être des souffrants ont-ils +demandé que le nom auquel ils étaient rivés leur fût arraché enfin, +comme on briserait une dernière chaîne!... + + Ici gît... Point de nom: demandez à la terre! + +Tombeaux muets, tombeaux discrets, c'est vers vous que s'en vont les +blessés de la vie, ou bien encore ces fous altérés d'une liqueur tarie +qu'on nomme les poëtes. Vers vous et aussi vers la fosse commune, où la +douleur du moins est éloquente et serre le coeur. La fosse commune! Une +forêt, un fourmillement de croix noires, droites ou penchées, renversées +çà et là, s'appuyant les unes sur les autres, avec des inscriptions en +lettres blanches, lavées par la pluie, effacées; de l'herbe verte au +bas, des couronnes en haut, jaunes ou blanches, et qu'un vent jette à +terre comme des fruits trop mûrs. + +Là, remarquez-le bien, dans ce _coin des pauvres_, les couronnes +sont plus nombreuses que partout ailleurs. Chaque mort en a beaucoup, +beaucoup plus certes que celui qu'on a doté d'un mausolée de marbre. Le +dimanche, les jours de fête, on lui en porte une, deux; on les accroche +aux bras de la croix. Les plus généreux pour les morts, ce sont ceux à +qui ces _immortelles_ coûtent le plus cher. Les autres payent une statue +ou un buste sur leurs revenus; les pauvres gens se privent d'un morceau +de boeuf pour donner un pot de fleurs à _leurs morts_. Qu'est-ce que ces +monuments soldés sur des rentes que le défunt a laissées? Les morts +de la fosse commune ont coûté beaucoup aux vivants pendant la dernière +maladie. Les médecins, les remèdes, c'est cher. Leurs héritages à eux, +ce sont les dettes, hélas! Qu'importe, on payera tout, et les morts +auront encore leur part. Point de jardiniers pour surveiller ces +misérables trous recouverts de terre; si les fleurs poussent, c'est +qu'on vient souvent les arroser, les renouveler. Et l'on vient de loin! +On porte un pied de pensée _au père_, en allant à l'atelier. C'est la +religion du peuple de Paris, ce culte de ceux qui sont partis. Il est +sceptique, il est _badault_, comme disait Rabelais, mais avant tout +il est respectueux pour le corbillard qui passe. Pas un front ne se +découvre à Londres devant une bière qu'on emporte; à Paris, tout le +monde salue: convoi de première classe, voiture des pauvres, qu'importe! +C'est la grande égalité. Les morts des hôpitaux seuls, transportés sur +des fourgons, ou les guillotinés qui s'en vont à Clamart escortés de +gendarmes,--les criminels et les misérables,--n'ont jamais de saluts. +Longtemps d'ailleurs la misère marchera de pair avec le crime. + +On pourrait, dans ce cimetière du Père-Lachaise, tracer comme des zones +historiques. Les contemporains tombent ensemble; ils ont comme un même +tombeau. Les maréchaux de l'empire, presque tous, sont enterrés à droite +dans un espace resserré: Gouvion-Saint-Cyr, Macdonald, Masséna; à côté +d'eux, Lefèvre dont le monument fut élevé par la maréchale. Elle vendit +ses diamants, disant: + +--Lorsque j'étais jeune et pauvre, je ne portais que des fleurs; plus +tard, comme je vieillissais, il m'a fallu des pierres précieuses. +Aujourd'hui qu'il est mort je n'ai plus besoin de rien. + +On se moqua d'ailleurs beaucoup d'elle à la Cour. + +Parmi ces porteurs de sabre apparaît Beaumarchais, le manieur de plume. +Une simple pierre et son nom. C'est assez. Béranger, près de là, repose +dans la tombe de Manuel. Les médaillons des deux amis se regardent. Que +de noms sur ce monument! Que d'inscriptions, de couronnes, de souvenirs, +de louanges! Noms de gens du peuple qui n'oublient pas et n'entendent +pas la casuistique de la critique, qui admirent et qui se donnent +corps et âme. Allez donc leur dire à ceux-là que Béranger était un faux +bonhomme! Ils l'aiment parce qu'il les aima. Au Père-Lachaise, seule, la +tombe de madame Raspail est couverte de signatures aussi touffues. + +Quant au monument d'Héloïse et d'Abailard, les amoureux _ex-voto_ en +sont légendaires. + +On marche toujours dans la longue allée. Voici la tombe de +Pezzo-di-Borgo, celle de l'amiral Bruat.--Un nom allemand: +Ludwig Boerne, celui d'un républicain sincère, qui rêva--ô le +poëte!--l'alliance de l'Allemagne et de la France dans la liberté. +Pauvre Boerne! on l'exila pour avoir parlé de fraternité des peuples et +de délivrance prochaine. Il l'avait bien mérité! + +La tombe élevée un peu plus loin à Garnier-Pagès par souscription +nationale est une des plus remarquables et des plus imposantes: le +marbre a la forme de la tribune dont l'orateur franchit tant de fois les +degrés d'un pas ferme. + +N'est-ce pas là, le long de ce chemin, que j'ai lu cette touchante et +simple inscription: + + _Ci-gît un bon ménage?_ + +Au bout de l'allée, à l'angle d'un carrefour, voici Pradier et toutes +les charmantes créations de son ciseau, sculptées sur son tombeau. +Désaugiers rit à côté de lui; Cadet-Buteux, le Gaulois, cause avec +l'Athénien de la rue de Bréda. Une colonne brisée près de là, et le nom +de Léon Faucher. Plus loin, en montant, enfermées dans la même enceinte, +deux tombes jumelles supportées par des colonnettes de pierre: Molière +et La Fontaine. Une partie du génie de la France est là. + +Je redescends vers le rond-point où, superbe, se dresse impérieux +encore, Casimir Périer. Un nom lu en chemin: Géricault. Voici le tombeau +de Monge, froid et nu comme un monument égyptien; l'oeuvre d'Étex +sculptée sur la tombe de Raspail; à côté le tombeau de Gall. Un +chemin remonte à droite, dominé par le colossal monument de la famille +Demidoff. Là, le tombeau de Kellermann avec deux noms rayonnants: Valmy, +Marengo. A deux pas de là: Famille Dosne, famille Thiers. Cela est +simple et bourgeois. Duchesnois... Sieyès, qui sut vivre paisiblement, +disait-il, quand on savait si bien mourir, et à côté de lui un dédaigné, +Népomucène Lemercier, un vrai poëte qu'on ferait bien de relire. + +Dans le cimetière Israélite, où les tas de cailloux prescrits par le +rite sont placés sur les tombes juives, vous trouvez la tombe de +Rachel. On la revoit tout entière; on retrouve son front bombé, ses yeux +brillants, sa maigreur passionnée, en regardant ce diadème ciselé sur le +fronton du monument funéraire. Un diadème... ce fut en effet une reine, +et son trône est resté vide. + + + + IV + + +J'aurais envie d'écrire ici cet axiome mortuaire:--Au cimetière du +Père-Lachaise on _pose_, au cimetière Montparnasse on _repose_. + +Montparnasse! c'est bien là, cette fois, qu'on peut dormir. Martin +Luther n'eût pas envié les morts du Père-Lachaise; mais devant les +tombes de Montparnasse comme devant celles de Worms, il se fût écrié: +_Invideo quia quiescunt!_ Qu'elle est humble, cette entrée, cette porte +sur le boulevard pauvre et désert! C'est, on le devine, le cimetière des +misères. Point ou peu de grands noms, mais Monseigneur Tout Le Monde. A +droite une cloche attend, sans cesse agitée,--excepté la nuit,--et +dont chaque tintement dit une fosse ouverte et bientôt comblée, un +dénouement, un convoi, une douleur, des larmes... Le gardien, son +tricorne ciré sur la tête, presque toujours enveloppé de son manteau, se +promène d'un air indifférent, siffle, fredonne. Il voit passer sans +être ému bien des robes noires, bien des yeux rouges. Que lui font ces +deuils, à lui? Il vit à côté de la mort; bien plus, il vit de la mort +sans aucun tressaillement, par habitude. Tout s'use dans l'homme, tout, +et surtout l'attendrissement. + +Le cimetière n'est pas vaste. On pourrait apercevoir dès l'entrée, +au bout de l'allée bordée d'arbres et de tombes, le mur de clôture. A +droite, en se dirigeant vers le cimetière des soeurs de charité, on lit +un nom sur un monument, un nom aimé: Famille Henri Martin. + +Les soeurs de charité dorment côte à côte, avec leurs croix uniformes, +sous des tertres entourés de bordures de buis et de fleurettes blanches. +Des noms obscurs! Une seule tombe, d'ailleurs bien modeste, élevée _par +les pauvres et par les riches_ à soeur Rosalie, cette brave et sainte +fille qui voua au peuple, aux souffrants, aux malheureux son existence +entière. Ça et là quelque pierre, avec inscription, parmi ces croix de +bois. + +Les mortes qui sont là ont quitté la vie en quittant le monde, où bien +longtemps après, j'entends qu'elles ont fait la route longue ou qu'elles +sont tombées dès les premiers pas. Les inscriptions là-dessus sont +éloquentes: _Morte à soixante-dix ans_, ou _morte à vingt ans_. + +Celles qui ne peuvent supporter cette existence se courbent et +disparaissent; elles se brisent, les autres résistent et se bronzent. +Elles ne vivent pas d'ailleurs, elles vieillissent. Peu ou point de +mortes de trente ans, de quarante ans. Jeunes filles ou vieilles femmes, +ainsi s'en vont-elles. La mort choisit et se plaît à l'antithèse; elle +leur demande le sourire de la vingtième année ou les rides du dernier +âge. + +Hégésippe Moreau, Rude, Grégoire le conventionnel, Bocage, les quatre +sergents de la Rochelle sont enterrés à Montparnasse, et bien d'autres +avec eux, morts frappés, eux aussi, par le couteau de la Restauration: +Carbonneau, Talleron, Pleignier. Longtemps sur la tombe des sergents +vint s'agenouiller une vieille femme dont les historiens des +excentriques de Paris (la fidélité est aussi de l'excentricité) ont +raconté l'existence. C'était une pauvre paysanne poitevine, cassée +en deux, aux joues creusées par l'âge, qui se traînait sur un bâton +jusqu'au tombeau de Goubin et de Bories, et leur apportait des fleurs, +violettes au printemps, roses l'été, chrysanthèmes l'automne, et des +immortelles pendant l'hiver. Ils la connaissaient bien, les gamins du +quartier, et l'appelaient la _Fée_. La fée du souvenir, soit! + +On dit que cette femme avait été la fiancée de l'un de ces jeunes gens, +et qu'elle avait passé sa vie l'aimant et le pleurant toujours. +D'autres ont prétendu qu'elle était folle. Et qui sait--par le temps qui +court--l'attachement à quelque chose de noble et de sacré est peut-être +bien une folie?... + +Dornès aussi repose là. Dornès? Cherchez ce nom dans une biographie, +vous ne l'y trouverez pas. Qu'est cela, Dornès? Un représentant mort +pour son idée. Les biographes ont bien d'autres gens à faire entrer dans +leurs colonnes! Pauvres fustigés de la vie, qui êtes aussi les oubliés +de l'histoire, qui donc aura la gloire un jour d'être votre historien, +j'allais dire (me le pardonnez-vous) votre défenseur? + +Orfila, lui, possède une tombe superbe et qui d'emblée frappe la vue. +On ne l'évite pas. Le monument de Drolling, élevé, je crois, par ses +élèves, est plus modeste. Une pierre et un nom, voilà l'éloquence +tumulaire. Mais qui s'est avisé de représenter, gravé sur je ne sais +quelle hutte d'Océaniens en forme de pain de sucre, peinturlurée de +rouge et de jaune, dorée, bronzée, Dumont-d'Urville montant au ciel, à +travers les flammes, avec sa femme et son enfant? + +Les trois personnages sont nus, absolument nus, l'amiral et madame +Dumont-d'Urville. Cette vue, je ne sais pourquoi, choque singulièrement. +L'artiste a voulu rappeler l'épouvantable catastrophe où périt, sur le +railway de Paris à Versailles, comme un nageur qui se noierait dans un +ruisseau, l'intrépide marin qui venait de faire et de refaire le tour du +monde. Il fallait alors toucher à ce malheur autrement. + +Quelle belle chose que le goût! + +N'avez-vous souhaité jamais, pour l'éternel repos, pour le dernier +sommeil, un coin désert, calme, ignoré, quelque tertre plein d'herbe, à +l'angle d'un cimetière de village, des fleurs, de l'ombre, un arbre où +nichent les oiseaux? Il semble que dans ces endroits enviés la mort soit +plus douce et plus complète, la tombe plus fermée, l'anéantissement plus +profond. Aux heures enfiévrées, troublé par ses désirs, dévoré par ses +ambitions, le coeur parfois débordant d'amertume, la pensée vide--ou +pleine, hélas! d'espérances déçues--lassé de tout ou tourmenté par +toutes choses, l'homme mélancoliquement laisse pencher son front vers +la terre, regarde fixement l'avenir, comme arrêté devant un puits +insondable, et cherche alors en quel endroit il pourrait bien, comme un +avare qui cacherait son trésor, enfouir ses rêves brisés, ses souvenirs +rayonnants ou brumeux, tout ce qu'il porte en lui de méconnu ou +d'ignoré, et il se dit alors, ambitieux de sa tombe comme il le fut +de sa vie, rêvant jusqu'à la fin: Le bel endroit pour mourir! Le bel +endroit pour un tombeau! + +Si le duc de Gramont-Caderousse, celui que le Jockey-Club appelait +_notre cher duc_, celui dont on disait, quand il montrait sur le +boulevard ses favoris roux, son maigre profil et le camellia de sa +boutonnière: _Voilà la régence qui passe_; si cette célébrité de +steeplechase et de villes d'eaux, ce Don Juan du plaisir, cet éternel +agité, a rêvé, dans ses nuits chaudes, au milieu d'un souper, au +lendemain d'une folie, le calme, le repos et l'ombre, il n'a pas certes +pu les demander plus complets qu'il ne les a trouvés dans une des +allées de ce cimetière Montparnasse. L'allée est étroite, silencieuse, +enveloppée comme d'oubli; l'herbe semble un tapis, le sable est discret +sous les pas, les cyprès forment un rideau et comme un voile au-dessus +des têtes; un rayon de soleil filtre parfois dans la verdure sombre, +quelque passereau bat des ailes à travers les branches; pour tout +horizon, des tombeaux; pour tous visiteurs, des affligés qui semblent +glisser comme des ombres. On n'oserait parler, on passe. C'est la +paix profonde, la paix suprême. Et le viveur est couché là. Bruyantes +amantes, illustres aventures, duels fameux, folies belles ou laides, +tout finit là, voilà votre épilogue! Pauvre Yorick titré, «toujours +prêt, jamais las», le dernier de sa race, mort en emportant sa couronne +ducale depuis longtemps échangée contre une couronne de festin. _Alas!_ +quelle antithèse, _poor Yorick!_ + +La tranchée commune, à Montparnasse, est immense, les croix sont +nombreuses: une armée, un monde. Je songe que là-bas, au Père-Lachaise, +dans cette glaise, parmi ces _innommés_, à côté de ces forçats de la +misère, on a enterré Lamennais. Cette sépulture en valait une autre. Le +révolté d'ailleurs avait assez largement marqué sa place dans le monde +des vivants pour qu'il lui fût permis de demander au monde des morts +un coin où dormir, côte à côte avec ceux qu'il avait aimés, qu'il avait +défendus et pour lesquels peut-être il était tombé. + +Il dort avec les pauvres celui qui a protesté en leur nom par ce cri +amer, poignant, inoublié: _Silence au pauvre!_ + +Ici, à Montparnasse, dans la fosse commune, on a mis l'abbé Chatel, un +excentrique, un fou, un brave homme. J'ai vu son buste de plâtre, +fiché sur un piquet parmi tous ces morts, tournoyer et soupirer au vent +d'hiver, et pousser comme une amère plainte.... + + + + V + + +Paris a d'autres cimetières encore,--ou, pour mieux dire, le _Paris +funéraire_ ne finit pas. Du pont d'Iéna, sous le _velum_ même de +l'Exposition, au fond du Trocadéro, n'apercevait-on pas le rideau noir +des cyprès de Passy? P.-J. Proudhon est couché sous ces arbres. Clamart +a son cimetière, près de l'amphithéâtre où l'on dissèque. On y porta +Gilbert et Mirabeau. Un jour, faites-vous ouvrir la porte du cimetière +de Picpus, aujourd'hui fermée. C'est là, dans ce coin ignoré de +Paris, que repose Lafayette, et avec lui tous ceux qui moururent sur +l'échafaud, barrière du Trône (en ce temps-là _barrière Renversée_). On +y retrouverait peut-être les ossements d'André Chénier. Quant aux autres +morts illustres, dont le sang a coulé sur la place de la Révolution, +quant à Danton, à Desmoulins et à tant d'autres, demandez aux +Catacombes!... + +Lugubres excursions, ces promenades aux champs des morts! On en rapporte +toujours pourtant comme un sentiment plus puissant et plus assuré de la +liberté et de la dignité humaines. On a conversé, pour ainsi dire, avec +ces aïeux qui nous ont nourris de leur pensée, qui nous ont faits plus +robustes et meilleurs. Cette course dans la boue pétrie de détritus de +cadavres vaut la lecture d'un livre de vie. On passe dédaigneux devant +les tombes vaines; on s'arrête, attendri ou écrasé, devant les noms +aimés et les grands noms. Il sort de ces tombeaux des conseils. + +Ces cadavres parlent, agissent encore; ces poussières vous pénètrent, +comme si leurs atomes dégageaient encore du courage et de la foi. Tel +dit: Dévouement; tel crie: Sacrifice; un autre: Devoir. Et l'on comprend +alors ces anciens qui faisaient de la voie des tombeaux leur lieu +de promenade, l'endroit où les enfants jouaient au-dessous de l'urne +cinéraire de leurs parents. On comprend tout ce qu'il y a, en vérité, de +sain pour l'âme dans la fréquentation des tombes. + +La parole du passé est là. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon +survit. Voilà l'immortalité véritable, celle de l'exemple. + +Hamlet, écrasé sous sa tâche, hésitant devant son terrible devoir, +et courbé sous la loi, va demander conseil à ceux que ronge _milady +vermine_. «Il y a là, dit-il, une belle révolution; si seulement nous +avions le bon esprit d'y regarder!» Nous sommes tous, fils du doute, des +Hamlets à nos heures, effrayés de notre tâche, tremblants et peureux. +Regardons là, regardons droit où sont _les vieux_. Il y a toujours au +fond d'une tombe une voix pour dire: Courage, et, lorsque les vivants se +taisent, ce sont les morts qui crient: En avant! + + + + + MOREAU DE JONNÈS + 1776-1870 + + +J'avais connu et j'avais aimé ce grand vieillard que la mort vient de +prendre[16]. Il s'appelait Alexandre Moreau de Jonnès. Il avait fait, +vaillamment, les campagnes de la République et de l'Empire. Il était +parti, joyeux, avec les volontaires de Brest, lorsque la patrie en +danger appelait à elle ses enfants, et, après une vie bien remplie, +demeuré fidèle à ses beaux souvenirs, il s'était enfermé avec ses +livres, son papier, ses plumes, et après avoir combattu pour la France +républicaine, il s'était mis à conter ses malheurs et ses gloires. + +[Note 16: Mai 1870.] + +Moreau de Jonnès habitait un logis assez vaste, boulevard de La +Tour-Maubourg. C'est là que, pour la première fois, je l'ai vu, assis +dans son fauteuil, devant sa fenêtre et sa table de travail. L'homme +était grand, solide encore et superbe, la tête puissante, un nez gros, +les narines frémissantes d'un Mirabeau, ridé mais point défiguré, +portant toute sa barbe, l'air d'un vieux soldat de la République, des +mèches de cheveux blancs sortant d'une haute calotte de velours noir +un peu semblable à celle des bourgeois florentins dans les fresques de +Ghirlandajo et de Botticelli. + +Il avait quatre-vingt-dix ans passés, quatre-vingt-dix ans de peines +et d'efforts, de luttes ardentes, de combats sous tous les ciels, de +souffrances à toutes les heures. Il les portait bravement, et son oeil +profond, singulièrement vivant, étonné parfois, scrutateur toujours, +avait encore des flammes de jeunesse et comme des éclairs d'été. De +ce grand corps vigoureux sortait une voix grave, sonore, presque +caverneuse, voix d'oracle ou plutôt d'Épiménide qui, sans quitter sa +grotte, suivrait de loin les agitations des humains. + +Cet homme, en effet, était d'un autre temps, d'un autre âge et d'une +autre trempe que nous. Il ressemblait à ces _témoins_ qu'on laisse dans +les champs aplanis pour indiquer l'ancienne élévation des terres. Il +avait, avec sa majesté d'ancêtre, l'attitude superbe d'un exemple +et l'ironie d'un reproche vivant. Il semblait dire à la génération +présente: «Nous étions ainsi et par le débris du passé jugez maintenant +de sa valeur!» + +Ancien soldat, après l'épée il avait pris la plume. Ses travaux +de statistique, ses études d'économie sociale l'avaient conduit à +l'Institut. Mais depuis douze ans il ne se rendait plus aux séances. +Depuis douze ans, enfermé dans sa chambre comme jadis dans sa cabine +de marin, il demeurait avec ses travaux et ses souvenirs, attentif aux +choses du dehors, applaudissant de loin à ceux des nouveaux qui jetaient +leur cri, affirmaient leur foi, et comparant, quelquefois avec amertume, +d'autres fois aussi avec confiance, les hommes de jadis aux hommes +d'aujourd'hui. + +Il fallait le voir dans sa demeure, entouré de ses tableaux et de ses +livres. Quelques toiles de l'école italienne, des maîtres de l'école +de Bologne, et, parmi ces Guerchin ou ces Carrache, des esquisses de +la Révolution française, Danton allant à l'échafaud, des portraits, des +reliques, des dessins à la manière de David ou de Topino-Lebrun, son +élève. + +Je l'écoutais parler avec passion, stupéfait, fiévreux, enchaîné à sa +parole. Tout ce que me disait cet homme avait pour moi le fantastique et +l'attrait magnétique du rêve. Sa voix, encore un coup, semblait sortir +du fond des siècles. Même il avait toujours ce style coloré et puissant, +cette fougue et cette grande éloquence de l'heure d'éruption du volcan. +Alexandre Moreau de Jonnès parlait en 1870 comme en 1792 à la tribune +des Jacobins ou des Cordeliers. Les années, les épreuves, les revers, +les défaillances environnantes, les lâchetés voisines, les désertions et +les déceptions ne lui avaient rien enlevé de sa foi primitive et de sa +conviction toujours intacte, toujours en sa force et en sa verdeur. + +Parfois, en vérité, je croyais entendre parler le vieux Lakanal ou voir, +à demi enseveli dans son fauteuil, le sombre Billaud-Varennes rêvant et +contant les grandes histoires écroulées. + +Que de figures alors évoquées! Que de cendres remuées! Que de souvenirs +rajeunis! Que d'anecdotes inconnues! Que de journées disparues dans la +brume du temps et soudain, par le verbe, retrouvées avec leur soleil, +leur ciel bleu, le poudroiement des volontaires en marche et le +verdoiement de l'herbe aux jours charmants de prairial! + +Et j'écoutais toujours. + +«--J'ai vu Camille Desmoulins, une fois, me disait Moreau de Jonnès. +C'était au club des Cordeliers. Marat était à la tribune. Je me rappelle +encore l'impression de chaleur étouffante que je ressentis en entrant +là. Lorsque Marat eut fini de parler, je ne me souviens pas pourquoi il +se fit un certain tumulte. A ce moment apparut, à l'entrée de la +salle, un jeune homme, l'air vif et les cheveux noirs. Une jeune femme +s'appuyait sur son bras. On me dit: «Voilà Camille Desmoulins et sa +femme». Il parla. Bégayant d'abord et un peu intimidé, il se remettait +bien vite et, au bout de dix minutes environ, il parla fort éloquemment. +On l'applaudit beaucoup: le discours était intéressant. Quant à sa +femme, avec ses jolis cheveux châtains, elle était, je m'en souviens, +_fort gentille_. Une vraie petite Parisienne!» + +Rien n'était singulier comme ces récits qui ramenaient de la sorte les +grandes scènes de la Révolution à l'intimité familière des tableaux de +genre. En sortant des Archives et en allant vers Moreau de Jonnès, je +passais des peintures de David aux croquis de Boilly. + +Boilly a sa valeur. Les _Mémoires_ sont la monnaie--bien frappée--de +l'histoire. + +«--La dernière fois que je vis Louis-Phi-lippe, continuait Moreau +de Jonnès, il me parla de mes travaux:--Il y a longtemps que je vous +connais, Monsieur, me dit-il. + +»--Moi aussi, répondis-je. Depuis 1792. Je vous ai déjà vu aux Jacobins, +Sire! + +»Et Louis-Philippe se mit à sourire, en saluant.» + +Moreau de Jonnès a publié deux volumes de souvenirs, les _Aventures de +guerre au temps de la République et du Consulat_. Il laisse deux volumes +encore, volumes inédits, ses mémoires relatifs aux combats de l'Empire, +aux luttes de la Révolution. Ce sont là livres qui resteront, mais +qui ne rendent point, comme la parole même de l'homme, l'impression +de vigueur, d'ardeur généreuse que donnait la conversation de ce grand +vieillard. + +Il meurt à quatre-vingt-treize ans, fidèle au culte de toute sa vie, à +la liberté, à la patrie, à la République. Tel qu'il était parti de Brest +un matin d'avril, il meurt un soir de mai, confiant dans l'avenir, ferme +dans ses principes, inébranlable dans ses convictions. Tête et coeur de +Breton, il avait en lui toute la solidité de cette terre granitique +où poussent durement les chênes. En 1792, sous le drapeau flottant des +volontaires d'Ille-et-Vilaine, il s'était mis en campagne, au son du +fifre que jouait Habeneck, le futur chef d'orchestre de l'Opéra, pour le +moment chef de musique du bataillon des fédérés armoricains. On n'avait +pas d'argent pour acheter d'autre orchestre. Mais ce fifre criard et +guilleret suffisait.--Vive la nation! + +On marchait, et chaque étape était une fête. A Paris, Moreau de +Jonnès porte à Tallien des lettres de recommandation. Tallien le fait +incorporer dans le bataillon des Minimes. Un soir que le jeune homme +(il avait seize ans) était de garde aux Tuileries, des gentilshommes, de +ceux qui s'appelaient les _Chevaliers du poignard_, font mine de vouloir +arriver jusqu'au roi gardé à vue, et de le délivrer. Le poste prend +les armes. Au bout d'un moment un homme entre, carrure d'athlète, large +figure, parole haute, les yeux pleins d'éclairs. + +--La garde nationale, dit-il, était prête à arrêter ces gens, j'espère? + +--Oui, répond Moreau, si ces gens l'avaient attaquée! + +L'homme regarda Moreau de ses yeux profonds. + +--La justice, dit-il, frappe les criminels et ne lutte pas avec eux! + +Et il tourna le dos au fédéré, puis sortit. + +--Quel est donc celui-là? demanda Moreau. + +On lui répondit: + +--C'est Danton. + +Moreau de Jonnès était à la tête de sa section au 10 août 1792, lorsque +le peuple emporta d'assaut le vieil antre de royauté, les Tuileries +pleines de Suisses. Il était dans le Morbihan lorsque les chouans, +révoltés plutôt contre la conscription que pour la royauté, voulaient +tenir en échec le droit, ne point servir la France et résister à la +Convention nationale. Il était à Toulon lorsque le futur réacteur +Fréron, le chef à venir des muscadins et de la _jeunesse dorée_, +mitraillait la ville écrasée. Il était au combat du 13 prairial, à bord +du _Jemmapes_, dans le feu de la bataille, dans l'atmosphère rouge et +chaude de la canonnade, lorsque sombra le vaisseau _le Vengeur_. Il +était à Quiberon lorsque l'émigration fut étouffée, à une portée de +canon de la flotte britannique qui laissait couler, comme le dit depuis +Sheridan, l'honneur anglais par tous les pores. Il escortait, en qualité +d'aide de camp, le général Hoche, et que de fois m'a-t-il dit: +«Si celui-là eût vécu, Bonaparte n'eût pas régné!» Il était à +Saint-Domingue, avec Leclerc, le mari de Pauline Borghèse, mari +gênant que Napoléon envoyait à la fièvre jaune. Il était au +Morne-aux-Couleuvres, il était partout où se dressait le danger; vie +aventureuse, étonnante, romanesque, pleine de chocs, tantôt ensoleillée +et joyeuse comme un frisson d'écharpe tricolore au vent de messidor, +tantôt funèbre et navrée comme une journée sombre de brumaire, fière +d'ailleurs et superbe, unie et vaillante comme une épée de chevalier. + +Quand il se rappelait toutes ces choses, la captivité à bord des +pontons, les journées d'enthousiasme de la Révolution, les lendemains +de victoire, les gloires et les défaites de l'empire, les marches +consternées des combattants de Montmirail devenus les brigands de la +Loire, quand il évoquait ce passé, Moreau de Jonnès devait se sentir +mélancolique et douter de la justice. Tant d'amertume, tant de +déceptions, tant de trahisons, tant de rêves finis, tant d'espoirs aux +ailes brisées! + +Quels spectacles faits pour déconcerter l'âme la mieux trempée! Après +1789, 1815; après le 4 août, le 9 thermidor; après le 10 août, le 18 +brumaire. Après Valmy, Waterloo. Après Cambon, Ouvrard. Après 1830, +1834. Après 1848, 1852. Après le coup de soleil du 24 février, +l'assombrissement, l'atmosphère spongieuse et malsaine du 2 décembre. +La République deux fois proclamée, deux fois égorgée, la liberté tant de +fois proscrite, le droit tant de fois souffleté, la justice tant de fois +méconnue! Il avait vu tout cela. Il avait vu la Révolution, l'empire, +Talleyrand en bas de soie recevant le czar éperonné et les talons +couverts de la terre de France; il avait vu Foy à la tribune, Manuel +au tombeau; il avait vu juillet, il avait vu, entendu l'écho lugubre de +Saint-Merry, les cris joyeux de Février, tout ce qui a été la vie, la +palpitation, l'espoir, la désillusion, les révoltes et l'asservissement +de la pauvre et chère patrie. + +Cet homme avait vu tout cela et, en présence de tant d'efforts inutiles, +de tant de sacrifices bafoués, de tant d'héroïsmes raillés, de tant de +vérités escamotées ou proscrites, peut-être dans sa longue existence +d'octogénaire s'était-il senti las de protester, peut-être s'était-il +dit qu'après tout l'humanité tient sans doute à demeurer troupeau et que +sa servitude volontaire importe peu au philosophe? Peut-être s'était-il +dit que le métier d'éternel mécontent, d'honnête homme et de citoyen, +est métier de dupe[17]? Peut-être avait-il perdu patience et perdu +courage? + +[Note 17: Écrit au lendemain du _plébiscite_ qui devait nous amener +la guerre. Que Moreau de Jonnès a bien fait de mourir avant Forbach et +avant Sedan!] + +Eh bien, non! il était tel en mai 1870 qu'il était en septembre 1792. Il +était le même, le même toujours, l'éternel combattant du droit. Son oeil +s'animait au souvenir de ces grandes journées et il apportait dans ses +jugements sur les choses du jour la passion superbe qu'ils avaient eue +tous, ceux de son temps, pour les choses d'autrefois. Il envoyait, une +fois, à l'_Avenir national_, un article sur les défenseurs nouveaux de +Marie-Antoinette. Le style est celui des conventionnels. Cette reine, +devant lui, reste ce qu'elle est pour l'histoire, l'archiduchesse et +l'Autrichienne. + +Un jour, comme nous parlions des affaires d'Italie et des embarras +financiers de ce peuple: + +--Qu'attendent-ils donc? dit brusquement le vieillard, ils ont les biens +du clergé et ils ne les prennent pas! + +On se sentait avec lui dans un autre temps, on comprenait la grandeur +farouche de l'époque altière et fécondante, à la fois terrible et douce. +De ses lèvres tombaient des mots inconnus, oubliés. Souvent, comparant +à nous ce vieillard, j'avais honte pour ceux qui vivent aujourd'hui. +Lui s'inquiétait de leurs efforts, de leurs idées, de leur but, de leurs +espérances. + +Il avait l'air d'un aïeul qui juge--et qui aime--ses petits-fils, +pourtant dégénérés. + +Cet homme est mort; mort emportant un monde de faits, d'idées, de +souvenirs, de science; mort de cette mort de l'homme qui peut regarder +sa vie sans y trouver une faiblesse; mort avec cet amour au coeur pour +la République, rêve de sa vingtième année qui fut encore l'espoir de ses +quatre-vingt-dix ans. + +«La vie exemplaire, a dit Goethe, c'est le songe de la jeunesse réalisé +par l'âge mûr.» + +Ce fut mieux que cela pour Moreau de Jonnès. Ce fut ce songe continué, +poursuivi, adoré,--même après le réveil et même après la déception, même +après l'âge mûr, même aux heures de vieillesse, même à l'heure de la +mort. + +Songe qui ne finit pas. Et, pour que le rêve devienne un jour réalité, +Moreau de Jonnès en tombant, ce grand chêne celtique abattu et jamais +courbé, le combattant du 10 août, le volontaire de Rennes, le soldat +de Hoche, nous lègue un de ces héritages qui profitent à tous et qui se +font rares: _un exemple_. + + + + + CHAMPIGNY + + + +Décembre 1871. + +Paris est maintenant condamné, pendant longtemps, à des anniversaires. +Il va revivre de la dure existence du passé, revoir les scènes +douloureuses qui datent d'une année à peine, se replonger dans ses +deuils, évoquer les espoirs évanouis, contempler de nouveau les réalités +amères, il va se retremper dans ses souvenirs,--et puisse-t-il y +laisser tout ce qui lui reste de sa folle humeur, gouailleuse et niaise, +d'autrefois! + +Après le triste anniversaire du Bourget (31 octobre), voici qu'on a +célébré l'anniversaire du combat de Champigny. Déjà un an passé sur +ces drames! Un an cruellement rempli et qui peut compter double! Quelle +année! + +Lorsque dans les derniers jours de novembre 1870, un matin, Paris en +s'éveillant lut sur ses murailles les proclamations belliqueuses du +général Ducrot et du Gouvernement de la Défense, il sentit passer en lui +une fièvre d'espoir. Toute la nuit le canon avait tonné, faisant à la +grande ville comme une ceinture de feu. Lorsque le jour se leva, un jour +clair, lumineux sous un ciel d'un bleu pâle, on se battait de plus d'un +côté, à Montmesly, à Champigny, à Épinay. La foule anxieuse se pressait +aux barrières, grimpait aux buttes de Montmartre et de là-haut regardait +à l'horizon les fumées blanches de la bataille. Il faisait un froid +vif qui cinglait les visages, coupait les mains, gerçait les lèvres. +Lorsqu'on dépassait, en allant du côté de Vincennes, les fortifications, +on rencontrait une sorte de lande nue et triste, avec des arbres coupés +au ras de terre et des maisons démolies. C'était la zone militaire. Des +soldats venaient ça et là, des spahis filaient au galop rapide de leurs +petits chevaux arabes dont la longue queue traînait sur la terre gelée +et sonore. Dans la longue rue de Vincennes, les portes étaient closes, +les maisons paraissaient mornes, vides. Les bals ou les restaurants +semblaient faire pénitence avec leurs enseignes ironiques et leurs +volets silencieux. Dans la plaine, au delà du fort, on apercevait, +fourmillante, noire et rouge, avec ses équipages, ses fourgons, ses +canons et les drapeaux blancs de ses ambulances, la réserve de l'armée +de Ducrot, dont les premières colonnes étaient engagées vers Champigny. +Ces milliers d'hommes s'agitaient dans un horizon argenté, gris et fin. +Des Kabyles, en manteaux rouges, passaient, traînant par les racines de +petits arbres qu'ils venaient d'arracher. + +Au loin, dans le fond, roussi par l'hiver, dans les bois, on apercevait +des lueurs soudaines, des éclairs, des flocons de fumée; une crépitation +incessante, une fusillade acharnée arrivait à nos oreilles. Nous +avançons. Des blessés reviennent, se traînant vers Vincennes, la tête +enveloppée d'un linge sanglant ou soutenant d'un bras valide une main +broyée ou coupée et qui saigne. En ce moment, il était trois heures +de l'après-midi. C'était le mercredi, 30 novembre. Les troupes avaient +emporté Bry-sur-Marne, Champigny et, grimpant sur les hauteurs, +essayaient d'enlever la position de Coeuilly et le parc de Villiers. Les +Saxons, repoussés par nous, s'étaient, sous le feu de nos mitrailleuses +qui les décimaient, réfugiés derrière le mur crénelé du parc et là, à +l'abri, fusillaient nos soldats qui s'apprêtaient à tenter l'assaut de +la muraille. + +Un officier d'artillerie, que je vois encore, hochait la tête en +commandant le feu de sa batterie; il se tordait la moustache et +disait tout bas en préparant une brèche:--Ah! si l'on avait un peu +d'infanterie! + +Cet homme eut un mouvement superbe, à un moment. Les pointeurs lui +demandaient sur quel endroit de Villiers il fallait diriger leurs +projectiles. Il le leur indiqua lui-même. + +--Là, tenez, sur cette maison, à gauche. Une fois que vous l'aurez +démolie, elle vous offrira un large passage; elle donne sur une grande +rue, je la connais, cette maison, _c'est la mienne_! + +L'artillerie, que dirigeait le général Frébault, avait été d'ailleurs +admirable ce jour-là. Elle décida du sort de cette journée qui fut une +victoire, victoire inutile remportée sur un terrain que nous devions +abandonner quatre jours après. Les mitrailleuses renouvelèrent de ce +côté leurs massacres de Gravelotte. Quelques mois plus tard, un de +nos amis, officier de cavalerie, s'arrêtait dans la cour du fort de +Vincennes, devant une batterie de ces mitrailleuses et demandait au +soldat qui les gardait s'il était content d'elles. + +«Je crois bien, mon capitaine, il n'y a rien de meilleur, quand on peut +s'en servir à bonne portée. + +--Ah! Et il paraît qu'il y en a qui ont fait de la besogne, à Champigny? + +L'artilleur sourit doucement, et posant la main sur le canon noirci de +ses pièces et les caressant comme un jockey l'encolure de son cheval: + +--Ce sont justement celles-là, mon capitaine. Je vous garantis qu'elles +ont travaillé. On a parlé, tenez, d'un régiment de uhlans détruit ce +jour-là. Je ne sais si c'est vrai, ce n'était pas de mon côté, mais +voici ce que je puis vous certifier, mon capitaine. Ma batterie était +postée, entre Bry et Champigny, au tournant d'une route, sur un petit +mamelon et nous la dissimulions derrière un abattis d'arbres qu'on peut +voir encore sur le champ de bataille. Tout à coup voilà un bataillon +saxon qui débouche des bois et s'engage, au-dessous de nous et à portée +des pièces, vers Champigny. Nous laissons faire, et quand les Allemands +sont tout à fait placés sous le feu des mitrailleuses, nous faisons une +décharge qui pouvait compter. Aussitôt, voilà le bataillon qui se couche +et ils restent là, à plat ventre, sans se relever. Nous nous disions, +nous: «C'est bon, nous attendrons; que ce soit aujourd'hui, que ce soit +demain, il faudra bien que vous vous releviez, et alors vous m'en direz +des nouvelles!» Et nous demeurions là, guettant le moment, la main sur +la _mécanique_. Ah bien oui, mon capitaine; il n'y avait pas de danger +que les Saxons se relevassent! Nous les avons ramassés le lendemain, +tous tués ou blessés, écrasés. Un bataillon écharpé net. Voilà le parti +qu'on peut tirer des mitrailleuses.» + +Récit exagéré de soldat, ou vérité stricte, toujours est-il que les +hauteurs de Bry-sur-Marne étaient couvertes de cadavres allemands. On +voyait, à travers les vignes, au pied des buissons, le long des routes +encaissées ou des sentiers, leurs corps étendus, bossuant le sol de +taches noires. Çà et là, parmi eux, quelque pantalon rouge de _lignard_ +ou quelque uniforme de zouave. Il ne reste plus là maintenant qu'un sol +piétiné, où, en cherchant bien, on ramasserait à peine quelque débris +méconnaissable de bidon ou quelque carton pourri de cartouche. Mais +cette terre est imprégnée de sang. En remontant de Bry-sur-Marne vers +Champigny, il y a, dans une ferme, à gauche, deux petits _tumuli_ au +fond d'un jardin potager. Ce double monticule n'arrêterait pas un moment +le regard d'un passant. C'est pourtant là, dans un trou que j'ai vu +creuser, près de la ferme, qu'on a enterré de pauvres diables foudroyés, +défigurés, et des Prussiens, dont les pieds nus sortaient de leurs +pantalons boueux. Je les revois encore avec leurs vêtements usés, +couleur d'amadou, leurs cheveux blonds, leurs barbes rousses pleines +de terre, leurs prunelles bleues et vitreuses. A côté d'eux, de ces +colosses abattus, on enterra de frêles et nerveux petits Français, +des enfants pour la plupart, dont les bras raidis, gelés par le froid, +semblaient encore menacer l'ennemi. Il y en avait un, dix-neuf ans, +presque imberbe, gras, la peau blanche et qui devait, vivant, avoir +les joues roses. Pauvre enfant! son histoire était celle-ci: il s'était +engagé au début du siége dans les zouaves, à cause de l'uniforme qui +est joli, et puis parce qu'il fallait défendre Paris. A Châtillon, en +septembre, dès le premier coup de feu, pris d'un trouble subit, il avait +jeté son fusil et s'était enfui. Il était rentré dans Paris avec le flot +des fuyards. A peine revenu, il se dit avec effroi, cette fois: + +--Mais je suis donc un lâche? + +Il se constitua prisonnier, le conseil de guerre le condamna à mort +avec d'autres. Cet enfant était d'une famille parisienne dont les amis +pouvaient approcher du gouvernement. Ils firent des démarches, le pauvre +garçon fut sauvé et quand on lui rendit son fusil, il dit avec élan: +«Cette fois, je m'en servirai!» + +Tremblant à Châtillon, il fut téméraire à Champigny. Le fuyard de +septembre devint en novembre un héros. Il tomba sur ce côteau sanglant +avec deux balles dans la poitrine et une dans le ventre. Il s'appelait +T... + +Comme je regardais son cadavre, des chasseurs à pied apportaient, roulé +et balloté dans une couverture de laine, le corps d'un capitaine de la +ligne, visage fier, un sourire vaillant relevant sa moustache blonde. +A travers sa capote dégrafée et l'ouverture de sa chemise de flanelle à +carreaux, on voyait un trou rond et noir par où la vie était partie. + +Un aumônier suivait le cadavre et me le montrant: + +--Celui-là, me dit-il avec une satisfaction évidente, je l'ai administré +moi-même! + +Tous ces souvenirs confus, une date les évoque, un anniversaire les +ranime. Je revois ce coucher de soleil rouge et sinistre, jetant ses +derniers rayons au champ de bataille couvert de mourants, tandis que les +bateaux-mouches, chargés de blessés, filent le long de la Marne, où se +reflète le couchant et emportent vers Paris leurs cargaisons sanglantes. + +Le surlendemain, dès l'aube, nous étions brusquement attaqués par les +Prussiens qui, silencieusement, durant la première nuit de décembre, +s'étaient massés dans les bois de Coeuilly et, avant le jour, se +glissèrent, rampèrent comme des Mohicans jusqu'à nos avant-postes, +qu'ils surprirent. Il y eut une alerte terrible dans Champigny, que nous +occupions, et les mobiles, pris de panique, laissèrent massacrer les +compagnies de ligne placées en grand'gardes. L'arrivée de Ducrot et de +Trochu rétablit le combat. La légion du génie auxiliaire de la garde +nationale coupa la route de Joinville aux bataillons qui reculaient et +bientôt, l'offensive reprise, maison par maison, on réoccupa Champigny, +en rejetant les Allemands dans leurs lignes. + +Ce soir-là, le général Trochu, au galop de son cheval, traversait la +plaine devant Joinville et rentrait au fort de Nogent, tandis que les +gardes nationaux, placés en réserve dans l'île de Beauté, regagnaient +Paris, chantant et rapportant de la bataille, dont ils avaient été +spectateurs, quelque casque prussien. Des feux s'allumaient, çà et là, +au flanc des côteaux. Les artilleurs, dans leurs grands manteaux noirs, +battaient la semelle auprès de leurs pièces. Les mobiles, les troupiers +se chauffaient à des brasiers faits de branchages, de troncs d'arbres, +tandis qu'ils dressaient autour d'eux en manière de case, pour se +garantir de la bise, des volets de fenêtres et des portes arrachées aux +maisons. Cette flamme rouge éclairant ces visages fatigués, enveloppés +de linges, ces groupes d'hommes présentant au feu leurs mains gelées +dans leurs gants épais, ces lueurs allumées sur une ligne de plusieurs +kilomètres donnaient à cette plaine immense et à ces collines qui +sentaient la tuerie un aspect inoubliable, à la fois grandiose et +affreux. + +Et, tout en se chauffant, les soldats chantaient quelque refrain, +sifflaient un air du pays, trempaient la soupe, coupaient au flanc de +quelque cheval mort des tranches de viande. + +La route qui va de Joinville à Bry et Champigny, et le terrain tout +entier de la bataille, étaient pleins d'un mouvement sombre, d'une sorte +de bruissement sourd fait de rires étouffés, de propos de bivac, de +grincement de roues, de piétinement de chevaux sur la terre dure, et +cette sorte d'harmonie bizarre et farouche montait et se perdait, avec +la fumée des campements, dans le sifflement du vent d'hiver. + +Une sorte de cohue étrange glissait au milieu de ces soldats qui +venaient de combattre bravement; c'était la longue file de voitures +d'ambulance, de fiacres réquisitionnés et ornés du drapeau de la +convention de Genève; il y avait dans ce cortége des tapissières à +l'essieu criard, épaves des anciennes fêtes des jours d'été; il y avait +des voitures de magasins de nouveautés portant leur _réclame_ en lettres +d'or jusque sur cette terre sanglante; il y avait des coupés de maîtres, +mis à la disposition des ambulanciers pour sauver à la fois le cheval de +la réquisition et le cocher de la garde nationale. Des gens aux costumes +bizarres, directeurs d'ambulances de rencontre, grossissaient le flot +et, sous le prétexte de ramasser les blessés, ramassaient des légumes +ou des fusils Dreyse. C'était le comique à côté du lugubre. Les +fantaisistes ou les habiles de la philanthropie coudoyaient ces soldats, +qu'ils n'eussent pas su soigner et qui savaient mourir. + +Au rebord d'un fossé, près du coude que fait la route--pour mener vers +Bry, sur la gauche, et, tout droit, vers Villiers--des soldats portaient +sur des brancards des Allemands roulés dans leur capote, et qui +râlaient. Je revois ces grands corps étendus, ces faces pâles, ces yeux +retournés. Un caporal de la ligne, appuyé sur son chassepot, regardait +un de ces mourants et (détail qui fait sourire dans ce drame lugubre) +tandis qu'on entendait dans la gorge du Germain ce bruit terrible de la +mort, pareil à un tuyau plein d'eau qui se vide: + +--A qui la faute? disait le _troupier_ d'un air placide et bonhomme. +Est-ce que nous vous en voulions? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtés +après Sedan?... Vous ne seriez pas là, parbleu! + +A l'extrémité du terrain que nous avions conquis, les mobiles de +Seine-et-Marne, l'arme au pied, en ordre de bataille, se tenaient +encore prêts à repousser toute attaque. Non loin d'eux, dans l'ombre, +invisibles dans cette nuit, les Prussiens qu'on devinait et qu'on eût pu +entendre si la campagne avait été silencieuse. + +Il était huit heures environ. Depuis de longues heures, nul n'avait +mangé. Tout à l'heure, la fumée appétissante des marmites de la ligne +m'était montée aux narines. Pour trouver un repas, n'ayant rien +emporté, il me fallait rentrer à Paris et je redescendis vers Joinville, +franchissant la Marne, où la lune maintenant laissant tomber comme +de blafardes étincelles, lorsque, passant entre les voitures qui se +pressaient à l'entrée du pont, une voix me hèle, m'appelle par mon +nom, m'invite à monter dans un fiacre où se trouvaient deux ou trois +personnes. + +C'est un confrère, Armand Gouzien, secrétaire des ambulances de la +Presse, et M. le docteur Demarquay, qui reviennent aussi du champ de +bataille. Ils vont dîner, non pas à Paris, mais tout près de là, +à Joinville, dans un logis abandonné dont ils ont fait comme leur +quartier-général, et ils m'offrent gracieusement une part de leur table +et de leurs vivres. Je me rappelle tous les petits incidents de cette +soirée; ils seraient peut-être insignifiants pour tout autre que pour +moi, et cependant, non, ils ont leur intérêt spécial dans l'histoire de +cette grande tragédie du siége. + +La maison où nous entrâmes était une de ces villas des bords de la +Marne, villas joyeuses aux beaux jours de l'été avec leur population +de canotiers, de petits bourgeois en gaîté, de commis et de grisettes; +maintenant, désertes, froides et vides. On voyait sur les murs au papier +dégradé des images oubliées, des portraits-cartes d'inconnus qui avaient +pourtant vécu là. Des livres dépareillés dans une bibliothèque +aux vitres brisées. Des planches du parquet arrachées par quelque +franc-tireur pour faire du feu. Les volets pendaient tristement, à demi +brisés, comme l'aile fracassée d'un oiseau. C'était lugubre, ce logis +sans vie où nous entrions en maîtres. Le _chapardage_, cette invasion +amie, avait passé par là. + +Dans la salle où nous pénétrons, des hôtes improvisés nous attendaient +déjà près du foyer où se consumait un tronc d'arbre. Un homme d'aspect +jeune, le front haut, la barbe entière et blonde, portant une sorte de +tunique collante où brillait la plaque d'un ordre étranger, chauffait +à ce feu sombre ses bottes molles qui fumaient. On l'appelait +_monseigneur_. C'était Mgr Bauer, aumônier en chef des ambulances de +la Presse. A ses côtés, deux Anglais, correspondants de journaux, fort +sympathiques à la France, causaient et riaient en attendant le repas. +C'était M. Bower et son fils. + +--Nous avons avec nous le père et le fils, dit quelqu'un. + +--Et le Saint-Esprit, ajouta en riant M. Bower, en désignant Mgr Bauer. + +On se mit à table, on attaqua résolûment les conserves alimentaires (du +veau, des pois verts, choses déjà inconnues aux Parisiens!); on prit le +café, et le docteur Demarquay se levant: + +--Allons, messieurs, les blessés attendent! + +Tandis qu'on attelait les voitures, on nous amena des prisonniers +saxons, très-intimidés par les galons des ambulanciers, qu'ils prenaient +pour des feld-maréchaux, et qui tournaient entre leurs doigts leur +chapeau de cuir à retroussis et à panache de crin ou leur casquette +de drap. L'un d'eux, avec un air ébahi, contemplait de ses yeux bleus +agrandis les constellations qui s'étalaient sur la poitrine de M. +Dardenne de la Grangerie et se demandait évidemment: «--Quel est ce gros +général?» Celui-là de retour au pays saxon, a dû faire de beaux contes! + +Cependant on allait se mettre en marche. Les brancardiers, dérangés de +leur repas inachevé, maugréaient tout bas.--«Pas de réplique, dit +M. Bauer, vous êtes ici des soldats, il faut obéir.» J'avoue que les +frères, dont les longues soutanes tachaient la nuit, ne murmuraient +point. J'avais, pour suivre la caravane des ambulanciers, échangé mon +képi de garde national contre un képi d'ambulance et déposé mon sabre +dans quelque coin. Je voulais voir, de nuit, ces collines pleines de +morts que j'avais vues le jour. On vint nous avertir que le général +Ducrot, revenu au château de Poulangis, n'avait pour son repas qu'une +soupe et point de vin. Nous prenons une ou deux bouteilles de bordeaux +et nous voilà en route. On traverse le pont. Le château de Poulangis +est à gauche; nous entrons dans un jardin, et, au bout d'une allée assez +longue, nous apercevons une sorte de pavillon devant lequel, sous la +marquise, un chasseur monte sa faction. + +Au bruit que nous faisons, un homme ouvre la porte extérieure et se +montre sous la marquise. C'est M. de Gaston, l'officier d'ordonnance du +général Ducrot. + +--Vous ne pouvez pas voir le général Ducrot. Il s'est un moment jeté sur +son lit, tout vêtu, et il sommeille, accablé de fatigue. Avant-hier, il +avait cassé son épée dans la poitrine d'un Allemand. Aujourd'hui, il a +reçu (mais ne le dites point) une contusion à la nuque, un éclat de +bois qui l'a frappé. Il n'y a pas de blessure, mais le général souffre +légèrement. Il faut le laisser dormir. + +Comme nous nous éloignons, un prêtre s'approche de nous. Il vient +d'interroger un prisonnier allemand qu'on emmène. Cet homme lui affirme +que là-haut, dans les bois, les Prussiens se massent et que, depuis +quelques heures, ils ont reçu des renforts considérables. Ils en +recevront toute la nuit sans doute. Leur mouvement de concentration ne +discontinue pas. A l'aube, le lendemain, il est probable qu'ils vont +nous attaquer et s'efforcer de nous rejeter dans la Marne. + +--C'est pour cela, répond tout bas un officier, qu'on a donné ordre à +toutes les troupes bivaquées de multiplier les feux, afin d'en imposer à +l'ennemi par le nombre. + +La caravane des ambulances a demandé à M. de Gaston un trompette pour +sonner la sonnerie des parlementaires. C'est, je crois, un dragon. Il +galope en tête de ce cortége de frères et de brancardiers, aux côtés de +M. Bauer qui manie son cheval en vrai cavalier hongrois qu'il est. +Dans l'ombre, le pli de suaire du drapeau blanc à croix rouge clapote, +semblable à une bannière du moyen âge. Sur la route, les trains +d'équipages roulent, lancés au galop, avec un grand bruit, mais, à +mesure qu'on se rapproche de Champigny, le silence se fait: ordre +est donné d'éviter le moindre mouvement. L'ennemi est là, en effet, +à quelques mètres. Il tient encore une partie du village, les maisons +hautes. Une centaine de Saxons, réfugiés dans cette portion de +Champigny, n'ont pas voulu se rendre. On parlait de faire sauter le +logis. On n'a pas osé. On attendra donc le jour pour les attaquer. +L'église est transformée en ambulance et aussi en morgue. On y a +transporté les cadavres. Toutes les rues sont encombrées de soldats, +de mobiles qui dorment, non _sur_, mais _dans_ des matelas pris aux +Prussiens. Ils ont crevé ces matelas pleins de paille et se sont coulés +au milieu, cherchant un peu de chaleur dans cette rude nuit de décembre. + +Il fait un froid noir; les oreilles gelées, les yeux pleurant, les mains +gonflées, ces malheureux petits paysans dorment, éreintés, après deux +jours de bataille. Dans la pénombre s'agitent confusément des espèces +de fantômes; nulle lumière. Il ne faut d'aucune façon donner l'éveil +à l'ennemi. Parfois, au pâle rayon d'une lueur triste qui filtre +d'un nuage, on aperçoit la silhouette d'une maison, le reflet d'une +baïonnette, l'ombre d'un homme. + +--Comme tout prend un caractère inattendu, dit quelqu'un à mes côtés. +Artistiquement parlant, c'est superbe! + +Celui qui parle ainsi est, je crois, M. Viollet-Le-Duc; il a amené là sa +légion du génie auxiliaire et déjà ses hommes travaillent à créneler +les maisons conquises. Les coups de pioche retentissent lentement +et sourdement, étouffés avec soin. «Chut! silence! Pas si fort!» Les +Prussiens, à quelques pas de là, peuvent entendre. Ils entendent à coup +sûr. On se montre un angle noir, un coude que fait la rue, on se dit: +«Ils sont là!» Une barricade sépare seule les avant-postes français, où +nous sommes, des avant-postes allemands. + +C'était saisissant, ce tableau lugubre, ces hommes travaillant avec +précision, frappant, piochant; on eût dit des fossoyeurs. + +--Eh bien, murmure une voix tout bas (et comme on avait ordre de +parler), voilà des souvenirs tout trouvés pour des romans ou des poëmes +futurs! + +Je ne reconnus pas tout d'abord celui qui parlait. Il se nomma. C'était +Eugène Vermesch, le futur _Père Duchesne_,--le père Duchesne coiffé du +képi d'ambulancier et marchant à la suite de Mgr Bauer! Il l'appelait +_monseigneur_ aussi. Le _bon bougre_ n'avait alors l'air que d'un bon +garçon. Il rêvait de _poëmes_ futurs. Des poëmes! Et pour aboutir à la +hideuse prose qu'on a lue et qui vient de Londres. Ce n'est pas un des +moins étranges souvenirs de cette nuit-là que cette rencontre. + +Il fallait pourtant aller ramasser les cadavres, et tout d'abord, +demander un armistice aux Prussiens. Le cortége se met en marche, ou +plutôt Mgr Bauer se détache du groupe, suivi du porte-fanion et du +trompette de dragons. Au moment où ils gravissent une petite montée qui, +par une ruelle de gauche, va de la grande rue de Champigny au plateau +de Villiers--c'est là que fut tué M. de Grancey, des mobiles de la +Côte-d'Or--la lune, tout à l'heure voilée, se dégageait des nuages et +l'on pouvait apercevoir à sa clarté le drapeau blanc croisé de sang. + +--Pas de lanternes, pas de torches, avait-on dit. Les Prussiens +tireraient. + +Alors, dans le silence étonnant de la nuit, la sonnerie lente, sinistre, +douloureuse comme un appel, retentit par quatre fois. C'était comme une +plainte, et chaque note disait:--Plus de tuerie! songeons aux morts! + +Les Prussiens ne répondaient point. + +--Allons, allons, dit le trompette, çà ne rend pas! + +Tout à coup, allongés comme des claquements de fouet, des coups de +fusils répondirent, partis des lignes allemandes. On vit, comme les +étincelles qui courent sur un papier brûlé, s'allumer une traînée de +feu. Les balles passaient en sifflant. + +--Çà pourrait trop bien prendre, dit encore le trompette dont le cheval +piaffait. + +Il fallut se retirer et, par la volonté des Prussiens, de malheureux +blessés demeurèrent ainsi se tordant sur la terre dure, le froid +bleuissant leurs membres sanglants, par cette longue et affreuse nuit +d'hiver où le vent gelait nos oreilles sous le _passe-montagne_ qui les +couvrait. Pauvres gens, gémissant dans l'ombre et appelant à travers les +ténèbres un secours qui n'arrivait pas! + +Deux heures plus tard, cette nuit-là, tandis que, ramenant un ami, un +franc-tireur, accablé de fatigue, je longeais, allant vers Paris, +la Marne bleuie par la lune, j'aperçus de longues files d'hommes qui +silencieusement rentraient au fort. C'était des mobiles, et le mouvement +de retraite commençait déjà. Les officiers marchaient s'appuyant sur +leur canne. On entendait le bruit monotone, le _pékling_, _pékling_ que +font les _quarts_ de fer blanc en frappant sur le fourreau des sabres. +Parfois un bout de refrain, un mot, un lazzi. Ce flot humain s'écoulait +le long de l'eau. On rentrait.--Quoi! déjà? C'en était fait des +héroïsmes, des sacrifices, des efforts des journées passées? Morts +inutiles, braves gens tombés en vain! + +Vaincus à Artenay, à quoi servaient nos stériles succès devant Paris? +Nous allions retomber, à demi brisés, du haut de nos espoirs. Ducrot +rentrait à Paris et le gouverneur priait les journaux d'affirmer que +le général était toujours à Vincennes. Voilà pourtant les souvenirs que +ramènent ces anniversaires! Une carte d'invitation, entourée d'un +filet noir et marquée de la croix rouge, vous rejette soudain vers les +préoccupations de l'an terrible. Après tout, ces spectres du passé font +oublier les fantômes du présent. Ce temps n'est pas gai. Il y a des +époques tragiques, et nous traversons une des plus sombres. La Chambre +réunie achève son oeuvre. Que nous apporte-t-elle dans les plis de son +manteau? La paix, le calme, l'apaisement, le soulagement après tant +d'angoisses;--ou bien la continuation de cet état de malaise, beaucoup +plus psychologique que réel, une succession de jours inquiets et +troublés? Jamais, il faut le dire, la France ne s'est trouvée au seuil +d'une année pareille à celle qui va commencer. Ce sont les _six mois +climatériques_ de son histoire qui vont s'ouvrir. + +La France, pareille à Hamlet, tient à cette heure un crâne, celui de +quelque nation morte, la vieille Rome ou la vieille Espagne,--et, le +contemplant avec effroi se pose la question fatidique: _To be or not to +be!_ + +Être ou n'être plus! Durer ou disparaître! Continuer à être la France, +ou devenir comme une sorte de Pologne ou de Mexique, étouffée par un +Czar ou déchirée par un Cluseret. Oui, certes, voilà le problème, ni +plus ni moins. Mais est-ce que les nations meurent? Est-ce que le coeur +français a cessé de battre? Non, non, mille fois non. J'en atteste ces +morts de 1870, dont on célèbre la mémoire, et qui tombaient aux cris de: +«Vive la France!» et cela le 2 décembre, date anniversaire de ce jour +où la France parut aussi s'abîmer sous le despotisme, aux yeux du monde +étonné. + +Allons, espérons et luttons encore! Que faut-il à la patrie déchirée +pour la tirer de cet état funèbre? Un peu de ce qui fut sa force et son +génie et de ce qui sera son salut: du bon sens, de l'abnégation, de la +clarté dans l'esprit et de la foi dans le coeur! + + + + + SAINT-CLOUD + + +Les Allemands peuvent être satisfaits: ils ont changé Saint-Cloud +en monceaux de ruines. Ils ont brûlé le palais, détruit les maisons, +incendié les casernes, émietté les logis où tant de gens abritaient leur +repos. La belle oeuvre, et que la Providence doit bénir les soldats de +Guillaume le Conquérant! + +Avec quelle tristesse, après trois ans, on parcourt les rues désertes +de cette petite ville, qui respirait autrefois la gaîté, cette gaîté +parisienne et bonne fille du temps des grisettes et des chansons! Tout +est poussière. Saint-Cloud est rasé comme autrefois Marly. Montretout +n'est plus que ruines. La maison où Gounod chantait est un nid de +débris. Cette petite demeure à volets verts (demeure d'un ami qui nous +a oublié, et pis que cela, hélas!), cette maison de l'ancienne route +impériale où nous avons tant ri autrefois, tant ébauché de rêves, +d'espoirs, de beaux projets, de grandes chimères, elle n'existe +plus. Elle s'est écroulée comme cette affection qui nous était chère. +Peut-être la tombe de Sénancour, le rêveur, tout près de là, a-t-elle +reçu quelque éclat d'obus! + +Saint-Cloud, ce paradis, n'est plus qu'un cimetière. Il y a des tombes +sous les grands arbres, des tertres funéraires dans le parc. Des +officiers allemands dorment là de leur dernier sommeil. Des Français +sont couchés en pleine terre de la patrie, vaillamment et inutilement +défendue. Pauvre Saint-Cloud! Et ce palais, ce fantôme, ce squelette +de palais, où les passants maintenant écrivent des mots terribles: +_Vengeance! Revanche!_ ce palais n'existe plus. Rien n'existe que le +souvenir de ce que Saint-Cloud a été jadis. + +Pauvre Saint-Cloud de notre jeunesse! Je ferme les yeux et je te revois, +et j'entends le clairon de ta fête et le nasillement de ton mirliton. + +Oh! les baraques et les tourniquets, les jeux de boule et les jeux de +bague. Il y a quatre ans, cela n'était point perdu, défunt. Elle est +maintenant tarie, cette gaîté en plein air; ils sont exilés les chiens +de Corvi et les singes savants, les serpents boas qui négligent +d'avaler leurs maîtres, et les sauvages d'humeur moins frugale, qui se +nourrissent d'étoupe et de chair fraîche. Et la musique, cette musique +criarde, assourdissante, épileptique, faite de chocs de cymbales et +d'apoplexies de clarinettes, symphonie exécutée à tour de bras et à +coups de poumons,--elle aussi est jouée, jouée pour toujours. _E finita +la musica!_ Nous ne l'entendrons plus! Et pourtant je crois l'entendre +encore! Il me semble revoir ces gais tableaux, ces paysages ensoleillés! + +La pelouse est verte, les arbres jaunissent à peine, dorés par l'automne +qui les fera chauves bientôt; le vent est doux encore et le soleil est +de la fête. Sous les arbres du parc, les enfants jouent, les parents +marchent, les vieux regardent, sur les bancs. Il y a du bruit partout +et de la couleur; les drapeaux palpitent, les feuilles frissonnent, +les brutalités de la grosse caisse et les gaillardises du clairon des +baraques voisines se heurtent parmi les branches; on entend l'appel du +marchand et la fusillade des pétards, des _dianes_ enfantines sonnées +par des trompettes à deux sous, des nasillements vainqueurs de +mirlitons, la crécelle du vendeur d'oublies et la _pratique_ de +Polichinelle. Et les cuivres du saltimbanque, et les coups de carabine +du tir voisin, et par-dessus tout cela l'odeur graisseuse du marchand de +gaufres! Cela assourdit et rajeunit; le tympan se plaint, l'odorat +fait le renchéri, mais le coeur applaudit et chante. Fêtes du bon vieux +temps, ô fêtes de Saint-Cloud! journées de verdure et de soleil! On se +promenait pour se promener, pour prendre l'air, pour aller, pour venir, +pour rire. On ouvrait tout grands les poumons et les yeux. On se grisait +de tout ce bruit, de tous ces cris, de cette foule. C'était un jour +entier de gaîté, du matin au soir, de midi à minuit, sous le soleil ou +sous les verres de couleur. On s'en donnait pour tout un mois de voir, +d'admirer, de tirer des macarons ou d'écouter les parades, de monter sur +les chevaux de bois ou de descendre en courant les pelouses en pente. On +dînait comme on pouvait, ici ou là, mal servi, avec des intervalles de +deux heures entre chaque plat, appelant le garçon, qui fuyait comme +Jean de Nivelle, et l'on riait, et l'on prenait toujours, orage ou +bourrasque, la chose du bon côté.--Il pleut? Il vente? Il grêle? Bast! A +la fête comme à la fête! + +Il faut lire dans les livres d'un temps qui n'est plus, dans les +almanachs fashionables d'il y a vingt ans, d'il y a trente ans, les +splendeurs des fêtes de Saint-Cloud. Elles feraient aujourd'hui +sourire de dédain les grisettes, s'il en est encore. En ce temps-là +les _dandys_--ils s'appelaient les _dandys_--s'en contentaient. Ouvrez +l'_Almanach des Gourmands_, par exemple--ce moniteur des estomacs et +des palais délicats--et vous verrez qu'en 1825 les «petites maîtresses» +allaient à Saint-Cloud en toute saison «manger des fritures et des +matelotes qui _égalent celles de la Rapée!_» Les matelotes de la Rapée! +Que de choses dans une ligne, et quelles révélations! Les petites +maîtresses d'à présent, attablées sur quelque terrasse, une _tranche_ +de chapeau leur coupant le front et tombant sur les sourcils comme la +casquette des étudiants d'Heidelberg, le visage pâle et maquillé, les +lèvres peintes, préfèrent au goujon la bombe glacée ou la bouchée à la +reine, et font sauter dans les acacias les bouchons comprimés de feu la +veuve Clicquot. + +Soyons juste, pourtant; ceci est l'exception. La fête de Saint-Cloud +appartient encore au Parisien sans façon, au petit commis, à l'ouvrier +en rupture de banquette, à la châtelaine des environs qui fait salon +buissonnier, au flâneur, à l'observateur, au vieillard, à l'enfant... +J'y ai vu, dans les rues, à la porte des traiteurs, de braves familles, +des _sociétés_, comme on dit, qui dînaient gaîment au grand air, buvant +le vin du pays et découpant le melon apporté de Paris, et comme si +les personnages de Paul de Kock existaient encore. Et ces gens-là +s'amusaient, je le jure. Ils ont peut-être un secret pour cela. + +Ma foi, j'ai voulu faire comme eux. Je me suis planté devant ces +théâtres faits de toile à peu près peinte et de planches à peu près +jointes,--variantes du char de Thespis, qui valent bien les _bouisbouis_ +parisiens. Je suis badaud. C'était la grande vertu de Nodier. Il me +plaît d'écouter ces plaisanteries éternelles, qui n'ont point changé +depuis Tabarin, et de me donner le spectacle des petites comédies, +comédies réelles j'entends, qui se jouent devant le public et que le +public ne voit guère. Ils sont là, côte à côte, deux directeurs, +deux rivaux. L'un promet au public la _Prise de Mexico_, l'autre +la _Vivandière sultane_. La campagne d'Égypte fait concurrence à la +campagne du Mexique, le soldat de Bonaparte se mesure fièrement avec +le zouave de Forey. Et la foule hésite, fascinée, devant ces parades +éblouissantes. Voilà des Mexicains de ce côté, barbouillés de safran, +jaunes comme des citrons; de cet autre des Égyptiens, des soldats de +Mourad-Bey, teints en noir, Othellos au jus de réglisse. Égyptiens +et Mexicains, tous, d'ailleurs, essuieront également une défaite +exemplaire. On plantera, ici et là, le même drapeau tricolore sur la +poitrine de ce _gaucho_ en chapeau de paille et sur le ventre de ce +mamelouck en turban blanc. A droite et à gauche, même patriotisme et +même dévouement à la France. Je le conçois, il est permis d'hésiter. + +Alors, les musiques rivales se livrent à un effrayant steeple-chase de +couacs. La grosse caisse gronde à se fendre, le cornet à piston hurle +à se démonter, les cymbales déchirent les oreilles de la fête tout +entière, et dans le bruit, dans la saturnale de notes, dans le chaos +de mélodies, le _boniment_ de droite répond au _boniment_ de gauche: +_Entrrrez! La prise de Mexico! La prise du Caire! Combat au sabre, coups +de fusil, coups de canon! Victoire des Français! Entrrrez, entrrrez!_ +Et voilà comment je me suis trouvé assis sur un banc de bois et sous +une lampe à schiste dans une baraque où l'on représentait la _Prise de +Mexico_. S'il faut tout dire, ces spectacles éminemment populaires ne +laissent pas de donner aux spectateurs une idée erronée de la valeur +de l'armée française. On ne saurait, par exemple, se figurer bien +exactement les efforts que nos soldats ont dû faire par delà l'Océan, +lorsqu'on a vu une troupe de Mexicains armés de fusils absolument +taillée en pièces par un soldat de la ligne, qui n'a pour se défendre +que... cinq pains de munitions; je les ai comptés. Ce soldat--il a nom +Fanfan, il faut tout dire--jette les pains à la tête de ses adversaires, +qui s'enfuient épouvantés--et la ville de Mexico se trouve de la sorte +à peu près prise. J'ai vu, dans le même ordre d'idées, à Bruxelles, un +tableau représentant la _Bataille de Waterloo_, et où un simple lancier +prussien foule aux pieds--aux pieds de son cheval--tout un bataillon de +grenadiers de la garde. + +On voit de plus figurer dans la _Prise de Mexico_ un certain comte de +Sézanne, «ancien porte-drapeau d'un régiment de zouaves,» et qui pointe +contre ses compatriotes de France les canons mexicains. Ce gentilhomme +a, comme on le suppose, le privilége de se rendre odieux à la majorité +du public. Il est, au surplus, tué tout net au dernier acte, et, s'il +m'en souvient bien, tué par une cantinière,--cette même cantinière +qui, vous savez, sauve le drapeau. Oh! que les cantinières ont sauvé +d'étendards dans nos drames militaires! Et maintenant ôtez donc de +l'idée à tous les gens qui ont écouté cette oeuvre que le comte de +Sézanne--je n'ai aucune raison pour prendre sa défense--n'est pas +digne de la potence. Notez que la _Prise de Mexico_, pièce éminemment +patriotique, n'est pas aussi éloignée de défunt le _Nouveau Cid_ de M. +Hugelmann qu'on pourrait le penser. + +Allons, il faut quitter Saint-Cloud, la grande allée garnie de boutiques +où les canotiers organisent--pour tuer le temps--des poussées dans la +foule qui pourraient bien tuer les gens;--il faut quitter les lapins en +loterie, les tireuses de cartes, les gondoles vénitiennes, les _Avant +et après dîner, voyez combien vous pesez!_ les joueurs de vielle, les +marchands de plaisirs et les marchands de chansons! Adieu les grandes +allées où les robes claires encore balaient les feuilles déjà tombées, +les coins ignorés où les statues sans poignet et sans orteils semblent +moisir sous la mousse, et la pièce d'eau jaillissante, et l'écume +blanche en cascades, et les jets d'eau qui s'irisent, et les cygnes qui +plongent en faisant onduler leur cou de serpent, ou qui jettent au +vent leur duvet en battant des ailes. Adieu cette foule de jouets, de +tourniquets, de sucres de pomme et d'articles de Paris! rubans bleus, +faveurs roses, papier doré, paillon, clinquant. Cela brille et provoque. +La toupie hollandaise ronfle, l'arbalète part: pif! paf! c'est le +pistolet, c'est la carabine. On joue, on gagne, on perd. On va, on +vient, on oublie: «Régalez-vous, mesdames, _voilà le plaisir!_» Ah! +le vieux cri, comme on le désapprend. Le _plaisir!_ «pâtisserie légère +roulée en cornet» dit Bescherelle--que Littré détrône--le plaisir, là +son dernier domaine, c'est la foire de Saint-Cloud. Partout ailleurs--à +Vincennes, à Chantilly, au bois de Boulogne--le Roederer qui éclate, le +Cordon impérial qui fulmine, le vin de Champagne l'a chassé. + +«Voilà le dernier plaisir!» + +C'est sans doute parce qu'on y riait trop dans ce Saint-Cloud où +fleurissaient les lilas, où l'eau jaillissait des bassins avec un reflet +d'arc-en-ciel; c'est parce qu'on y était heureux que les Allemands de +Brandebourg, ces fils des sables tristes, en ont voulu faire un tombeau. + + + + + PARIS APRÈS LA COMMUNE + + +Je suppose qu'un étranger, venu chez nous, à un an de distance, se donne +pour tâche de comparer ce qu'est aujourd'hui Paris à ce qu'il était, +jour pour jour, l'année dernière[18]. A coup sûr il n'en pourra croire +ses yeux. + +[Note 18: Écrit en mai 1872. Depuis on a oublié à qui Paris et la France +doivent cet _ordre moral_ que M. Thiers a assuré pendant deux ans.] + +L'an passé, à pareille époque, je me souviens de l'émotion et de +l'angoisse qui me saisit lorsque, par une petite porte, dont on allait +bientôt baisser le pont-levis, je pénétrai dans Paris, ma valise à la +main. Il me semblait que j'entrais dans une ville inconnue. Nous étions, +mes compagnons et moi, les premiers qui franchissions, sans permis +spécial, les fossés des fortifications. La veille, on se battait encore. +La lutte venait à peine de finir et l'atmosphère en paraissait toute +chaude. Des soldats couverts encore de poussière se tenaient aux +remparts, les capotes salies et l'air harassé. En face d'eux, du côté de +Saint-Denis, les Prussiens avaient établi des batteries d'artillerie +et des terrassements. Quand on entrait dans la ville, la première +impression était celle d'un homme qui met pour la première fois le +pied dans un désert. Les maisons étaient closes et les rues vides. On +apercevait çà et là quelque passant qui hâtait le pas. Des trous de +balles tout frais ponctuaient les murailles, et, en plus d'un endroit, +des piquets de bois indiquaient la place où gisaient des cadavres. + +Comme nous approchions d'une de ces fosses, un homme qui errait par là, +nous dit: + +--Ils sont sept là-dedans. Le dernier qu'on y a jeté, c'est le +charbonnier. + +Et il nous montra du doigt une boutique de marchand de coke dont les +volets, déchiquetés par des coups de feu, pendaient le long de la +devanture comme les ailes d'un oiseau blessé. Le _charbonnier_ s'était +retranché dans son logis et, seul, il avait combattu jusqu'au moment où +la troupe, enlevant d'assaut la boutique, avait fusillé le boutiquier. +J'ai revu, l'autre jour, cette bicoque. Elle est toujours vide, toujours +close, et l'enseigne porte toujours le nom du mort. Un petit écriteau +collé sur les volets brisés dit simplement: _Boutique à louer_. + +C'était par le quartier de Flandre, qui précède le faubourg +Saint-Martin, que nous entrions, curieusement regardés par toute cette +population, qui s'étonnait de voir rentrer _un étranger_. Au coin d'une +rue, des petites filles qui causaient s'interrompirent pour dire toutes +surprises:--Tiens, _un monsieur_! + +Un chapeau haut de forme était, paraît-il, devenu une curiosité dans ce +coin de la grande ville. + +Des drapeaux tricolores improvisés flottaient à toutes les fenêtres. +On lisait, à l'angle des carrefours la proclamation du maréchal de +MacMahon, affichée depuis le matin. Le long des boulevards extérieurs, +le terrain était semé et comme couvert de croix de carton bleu qui +étaient des enveloppes de cartouches déchirées. On pouvait voir et +ramasser partout des balles de plomb aplaties, devenues semblables à +des pruneaux secs. Pauvre Paris! Quel silence! Quel recueillement de +cimetière! Des maisons effondrées attiraient et retenaient les regards. +On apercevait, de loin en loin, des pompiers, noirs de suie, les +vêtements sordides, qui se rafraîchissaient après une semaine de rude +besogne. Ce qui navrait, c'était l'odeur étrange faite d'une double +odeur d'incendie et de tuerie qui vous saisissait à la gorge. On +avait peur d'avancer de crainte de rencontrer, à chaque pas, une ruine +nouvelle. Toute cette ville, ces rues, ces boulevards sentaient le +crime. + +Du côté de la Roquette et de Belleville, les traces du combat étaient +encore visibles. Un amas sans nom de fusils brisés, de tambours crevés, +de vareuses déchirées, de pantalons à bandes rouges, de képis déformés, +de ceinturons, de gibernes s'élevait à demi poudreux, à demi sanglant, +sur la place de la mairie du onzième arrondissement, au pied de la +statue de Voltaire, qui semblait ricaner de la folie furieuse des +hommes. L'emplacement des barricades restait encore visible et les pavés +n'étaient pas tous remis dans leur alvéole. Au coin du boulevard du +Prince Eugène et de la place du Château-d'Eau, à l'endroit où avait été +frappé Delescluze, des artilleurs disaient à chaque instant: + +--Enlevez un pavé de la barricade! + +Bien des gens du quartier enlevaient le même pavé qu'ils avaient été +peut-être contraints de remuer quelques jours auparavant. + +Celui qui a vu un tel tableau ne l'oubliera jamais, et pouvait alors +douter que Paris redevînt un jour ce qu'il avait été naguère. Les +boulevards, encombrés de réverbères broyés, de branchages coupés par +les obus ou les balles, de plâtras, d'ardoises, de carreaux émiettés, +ressemblaient à un camp improvisé. Les troupes bivaquaient sur ces +débris. La colonne de Juillet était trouée de projectiles. On se +montrait, sur le canal, les tonneaux de pétrole que les fédérés avaient +essayé de pousser sous la voûte pour faire sauter ce coin de Paris. +L'huile minérale miroitait sur l'eau du canal et la faisait ressembler, +avec ses reflets violacés, à quelque lac bitumineux. + +L'entrée de la rue de la Roquette, avec ses maisons incendiées, gardait +un aspect de sépulcre. Il y avait là une large plaie béante et fumant +encore. On montait vers le Père-Lachaise et, le long du chemin, tout +près des prisons, des baïonnettes fichées en terre indiquaient les +endroits où avaient été enfouis les corps des fusillés. Mais le +spectacle vraiment épouvantable et quasi fantastique attendait le +passant dans l'intérieur du cimetière. C'était là qu'avait eu lieu le +dernier épisode de cette bataille de sept jours, là que les fusiliers +marins, corps à corps, avaient combattu l'insurrection dans son dernier +refuge. On s'était entretué sur la tombe des morts. Des tombeaux brisés +par les obus laissaient apercevoir l'ombre sinistre de leurs caveaux. +Des fédérés s'étaient tapis là, à la dernière heure, et ces fosses +mortuaires avaient vu des duels atroces à l'arme blanche. + +Sur les tombes, les monuments funéraires, apparaissaient des mains +noires ou sanglantes. C'étaient les combattants qui, pour s'échapper, +avait essuyé leurs doigts, noirs de poudre, à la pierre de ces tombeaux. +Ces traces, ces ombres de mains répétées çà et là, produisaient un +effet singulier. Sur la hauteur, tout près du tombeau de Balzac et de +Souvestre, à l'endroit où le Rastignac du romancier considère Paris en +lui disant: _A nous deux!_ on retrouvait la trace de la batterie fédérée +qui, au hasard, avec un redoublement de rage, avait à la fin bombardé la +ville. Des débris de bouteille, des flacons de kirsch ou de rhum vidés, +avec étiquettes jaunes ou rouges, traînaient dans la terre glaise +pétrie par les talons des combattants, et où apparaissaient, boueux, +les détritus de la lutte: baïonnettes tordues ou crosses cassées de +chassepots. + +Puis, quand on détournait les yeux du cimetière bouleversé, aux marbres +broyés, aux tombeaux éventrés, et quand on reportait ses regards sur ce +grand Paris, étendu là, aux pieds de la ville morte, on voyait, dans +ce tas immense de maisons, des foyers d'incendie qui fumaient encore +et lançaient au ciel leur vapeur noire. C'était, à droite, le Palais de +Justice, les Tuileries, l'Hôtel de Ville, la Légion d'Honneur, la Cour +des Comptes, et, à gauche, le Grenier d'abondance aux lueurs bizarres, +livides, verdâtres ou pourprées. Et l'on demeurait confondu, regardant +toujours cette ville, un moment menacée du sort qui a dévoré en 1872 une +partie d'Yéddo, et au-dessus de laquelle le Mont-Valérien, se détachant +sur l'horizon, semblait veiller comme un géant armé. + +Ce qui me frappa surtout dans cette course à travers Paris ruiné, dans +ce voyage parmi les décombres, ce fut, dans un coin du Père-Lachaise, un +homme et un enfant accroupis et occupés à réparer les dégâts commis sur +une tombe. + +L'homme était un ouvrier, jeune encore et vêtu, ce jour-là, de l'habit +des dimanches, très-propre. Il était pâle, l'air triste et fatigué. Il +avait l'air honnête et bon. Un genou en terre, avec une petite pelle de +bois comme en ont les enfants pour jouer _à bâtir_, cet homme égalisait +doucement, soigneusement, une couche de terre encadrée d'une bordure +de buis, et que, dans la lutte, les combattants avaient dû fouler aux +pieds. Il mettait à accomplir cette tâche une attention absolue et +touchante. On sentait que c'était pour lui une affaire et comme un +devoir. Il redressait la croix de bois noir qui s'était inclinée, il +remettait en ordre les rameaux de buis que la boue avait souillés ou +les talons écrasés. Et, peu à peu, lorsqu'il voyait que le tombeau +«reprenait tournure,» on surprenait un sourire doucement satisfait qui +relevait sa moustache noire. + +L'enfant maintenant s'était mis debout et ses petits bras croisés +derrière le dos, il regardait travailler son père. Qu'il avait l'air +sérieux et recueilli, ce bambin tout blond, tout rose, tout rouge +plutôt, avec de bons yeux bleus, limpides et grands ouverts! Lui aussi +paraissait pénétré de la tâche à remplir. Et moi, au bout d'un moment, +après avoir considéré ce groupe silencieux du père et de l'enfant, je +m'approchai doucement et je lus sur la croix, par-dessus l'épaule de +l'homme: _Alexandre Dichart, mort à trois ans et demi, le 30 janvier +1871._» + +C'était la tombe du _petit frère_ que venaient ainsi soigner le père et +ce «grand frère» qui n'avait pas cinq ans. Tout ce que ce pauvre homme +avait vu, lui, dans la lutte farouche des sept jours, tout ce qu'il +avait évoqué, à travers les nuages de la fumée du combat et de +l'incendie, c'était cette tombe d'enfant, ce coin de terre où reposait +le premier-né et, quand on lui disait qu'on se battait là-bas, au +Père-Lachaise, il songeait à cela, qu'on allait ravager la tombe du +petit. + +Alors, quand tout fut fini, que la guerre civile laissa échapper son +dernier râle, il s'habilla, prit l'aîné par la main et monta vers la +colline où reposait l'autre, réparant, tandis que Paris sortait à peine +de ses ruines, la ruine, plus pénible pour lui que celle des palais, la +ruine du tombeau de son enfant. + +J'ai songé bien souvent à ce tableau touchant qui m'apparut, comme une +idylle, au milieu des hideurs des lendemains de bataille. J'y songe +encore maintenant que Paris tout entier a fait ce que faisait ce père, +au dernier jour de mai 1871. Paris, en effet, a tout réparé, tout effacé +et, par un prodige de vitalité particulière, le voilà qui célèbre le +bout de l'an lugubre de ses deuils par des courses à Chantilly et une +sorte de renaissance incroyable. + +Je défie l'étranger dont je parlais tout à l'heure de reconstituer, +même par le passé, le Paris effondré dont il est question plus haut. +En sortant un après-midi du palais de l'Industrie où l'exposition +d'horticulture complète l'exposition de l'art, et où les rouges +fuchsias, les cinéraires mélancoliques, les géraniums, les pensées, les +agaves semblables à des hérissons, les cactus admirables et difformes +servent d'encadrement aux bronzes de Carpeaux ou aux plâtres de +Falguière, le touriste descend, je suppose, vers la place de la Concorde +et sauf la ville de Lille, qui demeure encore enfermée dans sa baraque +de planches, et une des fontaines qui n'est pas reconstruite, il +retrouve ce coin de Paris tel que jadis, plein d'équipages, de soleil et +de lumière. Les balustrades brisées par les obus sont remises en +état, les plaies sont fermées, les blessures effacées. Chose étrange! +Encadrées par les masses de verdure où les cônes blancs des fleurs de +marronniers piquent leur note printanière, les ruines des Tuileries +ont, par ces beaux jours, des aspects féériques. Du fond de la voûte de +verdure qui rend si charmante la terrasse des Feuillants, le pavillon +dénudé, léché par la flamme, mais où l'air circule, apparaît comme une +merveille. Hélas, les choses tombées ont leur poésie, et ces ruines +grandioses laissent loin derrière elles celles du palais d'Heidelberg! + +Les arcades du ministère des finances, ce Colysée en miniature, ont été +abattues. Il ne reste du bâtiment qu'un coin de salon, dont on aperçoit +encore les sculptures dorées. Le soubassement de la colonne Vendôme +ressemble à un dé gigantesque sur lequel on aurait posé une énorme +couronne d'immortelles. L'Hôtel de Ville est toujours découpé à jour et +comme décharné, mais ce squelette a son élégance. Partout ailleurs, +les ruines sont réparées et relevées. La rue Royale, ce brasier de l'an +passé, rit au soleil, blanche comme la blanche Cadix, avec des maisons +neuves. La Porte-Saint-Martin va renaître de ses cendres. C'est un +prodige que cette résurrection, cette renaissance. Paris, cette fois, +est bien redevenu Paris. + +Il caracole au Bois, dans ce Bois à demi rasé, coupé, mais charmant +encore. Il se promène au concert du soir, il applaudit l'Alboni, il se +presse au Salon. Il vit, en un mot, et non pas d'une vie factice. Il +travaille surtout et s'apaise. Je me suis donné cette satisfaction +d'errer, en manière de flânerie, sur les boulevards extérieurs, +quartiers perdus pour les _boulevardiers_ d'habitude et qui gardent +encore leur physionomie primitive et populaire. Tout ce petit monde, +redevenu laborieux, prend l'air pur du soir, doucement s'assied sur les +bancs et respire. Ou bien il se presse devant quelque loterie en +plein vent, quelque débitant de poudre dentifrice, quelque vendeur de +macarons. Aux pieds des buttes Montmartre, du côté de Ménilmontant, aux +endroits où l'an dernier, la bataille fut la plus chaude, Paris a +repris son aspect pacifique et curieux. Il y a toujours foule autour des +chanteurs en plein vent, virtuoses populaires qui, le doigt râclant la +guitare, jettent leurs chansons au vent du soir. + +Rien de plus intéressant que d'étudier les groupes qui se forment autour +de ces ténors de la rue, et c'est là qu'on se rend bien compte de ce +que pense, sent, aime la foule. Deux bougies plantées dans des verrières +éclairent l'étalage de chansons que débite le chanteur. Ces petits +cahiers de deux, quatre ou dix sous, sont enveloppés de papiers rose ou +bleu. Debout sur un tabouret, le chanteur domine la foule. Une femme +en bonnet se tient à ses côtés, tendant les cahiers au public. Les +amateurs, tenant le cahier à la main, suivent sur le papier la chanson +qu'_interprète_ le chanteur, et, à demi-voix, apprennent et répètent +l'air que l'autre chante tout haut. + +Ce sont, presque toujours, à cette heure, des chansons apaisées, +attristées, célébrant l'héroïsme des petits, les souffrances de nos +prisonniers, le dévouement et le malheur des soldats, qu'apprend et +répète la foule. Le virtuose, d'une voix lente, achève le refrain du +Français captif à Magdebourg et qui dit à l'oiseau venu de France: + + Petit oiseau, retourne, quitte moi! + est assez ici de malheureux sans toi + +Ou encore, c'est la charge des cuirassiers de Reichshoffen, le drapeau +du 3e zouaves, toute une série de complaintes patriotiques nées de +l'amertume de la défaite et qui ne sont point sans valeur morale, si +elles n'ont que bien peu de qualités littéraires. D'autres fois, la +veine satirique du peuple se fait jour dans quelques refrains comme _les +Coupures_, où l'on rit du papier-monnaie, où comme dans _Galurin_, où +un ivrogne se plaint que l'on impose les alcools; mais, en somme, le +sentiment qui domine dans toutes ces productions tout à fait éphémères, +mais très-caractéristiques, c'est le besoin, même inconscient +d'amendement et de réforme, de «régénération»; puisque le mot est à +l'ordre du jour. + +_Soyons sérieux_, répète une chanson dont j'ai retenu ces quatre vers: + + Qu'à l'ouvrage chacun se rue + Pour notre pays endetté; + Plus de révolte dans la rue, + Le travail, c'est la liberté! + +Et la foule, au refrain, reprend avec le chanteur: _Soyons sérieux_. Au +fond, il y a dans tout ceci des symptômes qui font plaisir. Peut-être +bien (chose incroyable!) que la leçon subie par la France ne sera point +perdue. Ce qui se passe dans les quartiers populaires nous pourrait le +faire espérer, mais en revanche ce qu'on aperçoit dans les faubourgs +aristocratiques nous cause bien quelque doute. + +Ce n'est pas qu'on chante de ce côté, mais c'est qu'on expose une +quantité considérable de petits factums et de petites images qui donnent +à ces rues du faubourg Saint-Germain un aspect tout particulier. On se +croirait certes dans une autre ville que Paris. Ce ne sont partout que +photographies de Henri V et petits cahiers de biographies royalistes +louangeuses. Ici le comte de Chambord apparaît cuirassé comme François +Ier, portant sur les épaules un manteau fleurdelysé et recevant +l'accolade de Jésus-Christ lui-même qui lui apporte la couronne de +France. Là, ce même comte de Chambord, assis sur le trône de ses pères, +donne audience à un groupe de jeunes femmes, dont l'une représente la +Religion, l'autre la Foi; une troisième, la Vertu; une quatrième, la +Charité; et d'autres encore, l'Alsace et la Lorraine. Dans le fond du +dessin photographié à des milliers d'exemplaires, François Ier, Henri IV +et Jeanne d'Arc, son étendard à la main, contemplent, en souriant, cette +aimable audience royale. Ces tableaux sont partout, à tous les étalages, +dans ce bienheureux faubourg. + +Il y a aussi les cartes de géographie, cartes destinées à prouver que +la dynastie des Bourbons seule a fait le bonheur de la France. Les +provinces conquises par la monarchie y sont doucement marquées d'une +teinte rose; celles qu'a perdues l'empire y figurent sous une couche de +couleur noire. Quant aux conquêtes de la République et à l'unification +de la patrie faite par elle, il n'en est pas question. Cette propagande +royaliste multiplie également les brochures: _Henri V raconté par un +paysan_, _Henri V, père du peuple_, etc., sans compter les prédictions +de ce curé poitevin qui nous promet, pour dix sous, une série +interminable de malheurs, lutte civile, réédification passagère de +l'empire, guerre de sécession dans nos provinces du Midi; bref, un +cortége de fléaux auquel la bienheureuse venue de Henri V mettra seule +une fin dans un ou deux ans d'ici. + +Tout cela ne serait, à la vérité, que fort comique, si ce travail de +termites ne finissait par ébranler l'espérance et par mettre le doute +dans les esprits. Et pendant que, dans ces quartiers légitimistes, ces +emblèmes monarchiques, les portraits de M. de Chambord, entourés d'un +cadre orné de la fleur de lis, et les photographies politico-religieuses +s'étalent chez tous les libraires et les marchands d'objets de +sainteté,--les brochures bonapartistes se glissent ailleurs aux +devantures de certains vendeurs de livres et les portraits des +souverains déchus, portraits faits récemment à Londres, réapparaissent +rue Vivienne et rue de la Paix, dans des poses pensives faites pour +attendrir les âmes sensibles au malheur. + +Mais comme il faut des photographies pour tous les goûts, dans les +quartiers bourgeois et même populaires, voici qu'on s'arrête maintenant +devant une image nouvelle qui s'appelle _le rêve de M. Thiers_. Le +président de la République est représenté assis, accoudé et songeant. +Dans le fond du dessin apparaît une famille de braves gens, heureuse et +souriante, puis un paysan poussant la charrue. Enfin la France, guidée +par la République vers un champ de blé opulent, vers cette image +palpable du bonheur qui a pour nom: l'_abondance_. Va pour un tel rêve, +et si ce n'est qu'un songe, encore sera-t-on satisfait de l'avoir bercé, +un moment, et d'avoir caressé cette espérance! Mais remarquez combien +la physionomie de M. Thiers, vouée si longtemps aux coups mordants du +crayon et à la caricature, prend peu à peu des traits populaires. M. +Thiers devient de cette façon et restera pour l'avenir une sorte +de bonhomme Béranger, plus petit de taille, plus malicieux et plus +narquois, mais plus résolu aussi, plus actif et qui aura remis en selle +son pays désarçonné[19]. + +[Note 19: A un an de distance, on voit, aujourd'hui, le chemin fait par +la coalition monarchique et l'on peut, par là, mesurer l'ingratitude des +partis. Mais quoi! est-il bien à jamais évanoui le _rêve de M. Thiers_? +(24 mai 1873.)] + + + + + L'HÔTEL-DE-VILLE + (Juin 1871) + + + + I + + +S'il existait un monument que la rage des pétroleurs dût épargner, +c'était l'Hôtel-de-Ville, le coeur même de la cité parisienne, le +monument en quelque sorte sacré où, glorieuse et tourmentée, avait +défilé notre histoire. + +L'Hôtel-de-Ville, en effet, n'était pas seulement une merveille +artistique, une des élégances les plus pures de la Renaissance; c'était +aussi une sorte de temple où revivaient, tout palpitants encore, des +souvenirs, et où revenaient, en quelque sorte, des ombres. Tout le passé +de la grande ville semblait être enfermé là. Toutes ses fièvres, toutes +ses grandeurs, tous ses héroïsmes, toutes ses misères semblaient s'y +entasser et s'y coudoyer. On eût dit que, dans ces longs couloirs, +parfois l'ombre de quelque prévôt des marchands y saluait le fantôme +d'un frondeur ou d'un membre de la première Commune. Chaque coin du +monument avait sa légende, chaque pièce évoquait une tradition, une +chronique, une date, et l'on ne sait ce qu'il faut regretter le plus, +ou de ce grandiose nid à souvenirs, ou de ce chef-d'oeuvre d'un art +inimitable et charmant. + +Ruiné, incendié et dévasté, l'Hôtel-de-Ville reste du moins la plus +superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un +pittoresque et funèbre désordre qui serre le coeur, tout en offrant +aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels +écroulements. La masse de l'édifice est percée à jour, léchée et rongée +par la flamme. Les pavillons de droite et de gauche laissent pénétrer +par les plaies béantes des fenêtres le soleil, qui éclaire en pleine +lumière les monceaux de détritus, la poussière et les plâtras, et qui +se joue dans les ouvertures, dans les brèches et les lézardes de +l'incendie. Les lignes brisées de l'édifice semblent découpées et +déchiquetées par un caprice bizarre et cruel. Les figures qui entourent +le cadran d'horloge, que nous avons tant de fois vu allumé durant la +nuit comme un oeil de cyclope au fronton du monument, ont été décapitées +et cassées à mi-corps. Le campanile, où, pendant les soirées de +bombardement, lors du dernier siége, on montait pour interroger les +lueurs sinistres des batteries à l'horizon, ce campanile élégant s'est +écroulé, s'est abîmé dans les flammes. Plus rien ne reste de lui! Il +faut tout un travail d'imagination pour le retrouver, tel qu'il était, +droit et fier, s'élançant au-dessus de la ligne correcte des toits. +Maintenant, seules, les hautes cheminées se dressent avec leurs +lignes sévères et tristes au-dessus du squelette du monument et de +l'amoncellement des ruines. + +La Commune avait fait enlever de la porte du milieu la statue de bronze +d'Henri IV. Le profil déformé de la statue se dessine encore sur la +muraille, découpé comme une ombre chinoise. Une plaque de marbre noir, +où se déchiffrent des lettres étranges, gravées verticalement, était +placée sous la statue du Béarnais. Les statues de grands hommes qui, +debout dans leurs niches, formaient le long de l'Hôtel-de-Ville comme +l'aréopage défunt et immortel de la cité, ont eu leur part dans la +catastrophe. Déjà blessées par les balles au 22 janvier, elles sont +ou tombées ou brisées à demi dans la terrible nuit de mai. Juvénal des +Ursins a été coupé en deux comme par un boulet. D'autres montrent leurs +bras devenus des moignons, leurs jambes broyées, leur torse criblé. +Côte à côte, Pierre Lescot et Jean Goujon, ces deux ouvriers sublimes, +semblent défier le sort et la barbarie, leur maillet, leurs outils +d'artistique travail à la main. + +C'est cependant par cette porte du milieu que, tant de fois, poussé par +des courroux divers, s'est précipité le flot populaire! C'est du haut +de ce perron qu'ont été tour à tour acclamés tous les gouvernements de +France! Les Frondeurs, aux jours des _mazarinades_, ont passé par cette +porte, hurlant et chantant. Les vainqueurs de la Bastille y sont entrés, +apportant les trophées arrachés à la noire citadelle. Au 10 août, au +9 thermidor, la Révolution y a roulé ses vagues formidables, sa mer de +vainqueurs et de vaincus. C'est là que Lamartine a parlé: «Prenez garde, +disait-il le 17 mars 1848, les 18 brumaire du peuple pourraient amener +les 18 brumaire du despotisme!» C'est là que Barbès, au 15 mai, est +entré, croyant sauver la République. Tous les personnages qui ont +contraint la renommée à garder leurs noms en ces dernières années, ont +défilé sous cette voûte, et ouvert ou enfoncé cette porte pour entrer +dans l'histoire. + +Quelle ruine! Et si ces pierres calcinées, rougies de tons de brique ou +noircies par la flamme, pouvaient parler! Ils ne comprenaient donc +pas, ceux qui vouaient un tel monument à la destruction, qu'ils +anéantissaient la tradition même, la pétrification superbe des idées et +des espérances parisiennes? Qu'était-ce que l'Hôtel-de-Ville, sinon la +maison commune, le _parloir du peuple_ succédant au vieux _parlouër aux +bourgeois_ du moyen âge? + +Jadis, au VIe siècle, le corps municipal de la cité parisienne +était composé de ce qu'on nommait le «corps des négociants par eau», +les _nautes_ défenseurs. Ville de matelots, créée au début, défendue +au dénoûment par des marins; sous Clovis, ces conducteurs de barques +régnaient et commandaient, représentant tout le commerce. Puis le +titre s'éteignit. Les _mercatores aquæ_, les _marchands d'eau de Paris_ +devinrent les citoyens, les bourgeois de Paris. Et leur confédération, +la _hanse_ de ces bourgeois, donna naissance à la «compagnie française» +qui devait instituer l'Hôtel-de-Ville. Humble hôtel-de-ville tout +d'abord, sorte de baraquement, une grande pièce où l'on délibérait sur +les affaires publiques; puis on se transporta sur la place de Grève, +dans cette _Maison aux piliers_ qui resta debout même après que Domenico +Boccaredo, _Domenico da Cortone_, eut en 1549, sous Henri II, commencé +l'édification du monument que 1871 à détruit. Qui ne reconnaissait, dans +ces humbles et laborieux bourgeois du moyen âge, les vrais frères de la +Commune libre, la Commune qui fonde, non celle qui détruit, pacifique +Commune s'occupant du travail des citoyens, du négoce des marchands, +des droits de tous; et non la Commune qui combat, qui lève les armées, +contraint tout homme à prendre un fusil pour la guerre civile et attente +ainsi à la liberté de l'individu autant qu'au droit de l'État? + +Il est bien difficile de reconstruire, même par la pensée, ce qu'était, +il y a six mois, il y a trois mois, l'Hôtel-de-Ville, en parcourant ces +cours encombrées de débris, en se risquant dans ces galeries écroulées +et mises à jour comme les arcades d'un cloître. Dès les premiers pas, +l'odeur, l'éternelle odeur de mort, de salpêtre et de plâtre vous saisit +à la gorge. On aperçoit, par la grande porte, l'amas de choses écroulées +que déblaient les maçons, poussant leurs brouettes sur les rails d'un +petit chemin de fer spécial qu'on a construit. Ces hommes sifflent ou +fredonnent en faisant l'ouvrage. Ils commencent l'oeuvre de réparation. +La Commune a surtout assuré le droit au travail à deux corps de +citoyens, les pompiers et les maçons. + +Nous jetons un regard sur ces murs noircis par la fumée ou couverts par +l'incendie d'une étrange teinte rose. Des lambeaux d'affiches au papier +jauni pendent encore çà et là, ironiques: _Commune de Pari_, dit l'une, +_19 avril 1871, 5 h. 27 soir. Guerre à exécutive. Bonnes nouvelles +d'Asnières et de Montrouge. Ennemis repoussés_. Et l'autre: _Appel est +fait aux artificiers et ouvriers spécialement attachés à la préparation +des fusées percutantes des obus_. A nos pieds des fragments de marbre, +de sculptures, gisent à terre. Mais le sol presque tout entier est fait +d'une couche de poussière et de plâtre. Une cour immense s'ouvre devant +nous, vide et nue, bordée par des arcades ruinées à demi, des pans de +murailles nues; c'est la cour de Louis XIV. Est-il possible? Quoi! voilà +ce qui reste de ce portique supporté par les colonnes de marbre aux +chapiteaux dorés, de ces médaillons en terre cuite, dignes de Luca della +Robbia, qui brillaient et égayaient ce bijou architectural; voilà ce qui +survit de cette frise aux inscriptions glorieuses, de cet escalier +de stuc et de marbre, d'une construction élégante et qui menait à la +galerie des Fêtes? Voilà ce que le désastre nous laisse de tout ce qui +était le luxe et la séduction du monument municipal? Rien, absolument +rien; le vide, le néant, la fumée! + +C'était là qu'avaient passé les souverains et les visiteurs illustres; +là que M. de Bismarck, en 1867, tandis que le roi son maître parcourait +la salle de bal, entouré, regardé curieusement, c'est là que le +ministre était descendu, voulant une place à part dans la curiosité ou +l'inquiétude publique, et, pressé par la foule, son casque de cuirassier +sous son bras gauche, causait, nu-tête et souriant, aux dames et à ceux +qui l'entouraient. + +L'aspect était féerique de cette cour blanche et dorée, aux jours de +réceptions et de fêtes. Les hautes tiges des arbustes, les couleurs +des magnolias se mariaient aux blancheurs marmoréennes des colonnettes +ioniennes. Parfums et fleurs, griseries de la vue et des sens, la +mélodie de la galerie arrivait à travers les plantes. Les ruissellements +d'épaules blanches, des robes traînantes, les éclairs des regards et des +parures se croisaient, se confondaient sur les marches de l'escalier +en fer à cheval. J'y ai vu, aux heures de siége, des mobiles dormir, +enveloppés dans leurs couvertures de laine, des gardes nationaux manger, +à la lueur des lampes, leur repas, et des médecins faire, à cette même +place où tour à tour la reine Victoria, le roi Guillaume, le czar, les +empereurs avaient passé, un cours pratique de pansement à la légion de +brancardiers organisée pour les champs de bataille. Quelle antithèse! +cette cohue de souverains, et, au lendemain de ces rêves, ce réveil: un +groupe d'hommes en blouse d'uniforme, têtes nues, écoutant un docteur +qui leur explique, en leur montrant des brancards neufs et demain tachés +de sang, comment on ramasse un blessé et comment on le couche sur la +toile du brancard! + +On a retrouvé, dans l'entassement de détritus qui couvrait la cour Louis +XIV, déblayée aujourd'hui, la statue de Louis XIV, qui était debout, +sous le portique, faisant pendant à une statue de François Ier! +L'explosion d'un amas de cartouches avait enlevé le roi-soleil de son +socle et l'avait projeté, sans lui casser un ongle, à plusieurs mètres +de là, dans un amas de décombres. + +Au 31 octobre, ce fut par cette cour que l'envahissement commença; les +maires de Paris délibéraient dans la salle du conseil municipal qui +donnait sur la cour par le petit et coquet escalier. Assis devant leurs +pupitres de bois d'acajou, ils venaient de fixer la date des prochaines +élections municipales, lorsque M. Mahias s'écria: «Nous ne sommes plus +maîtres de la situation!» La foule entrait, en effet, se ruait sur +l'escalier de marbre, pénétrait dans la salle, grimpait sur les +pupitres, prenait la parole, applaudissait, sifflait, et, regardant les +peintures d'Yvon qui décoraient la salle, se mettait à en lacérer une. +C'était celle qui représentait _Napoléon III remettant à M. Haussmann le +décret d'agrandissement de la ville de Paris_. Peinture médiocre comme +toutes ses voisines, Clovis ou Philippe-Auguste. La foule demeura +là pendant toute l'après-midi, broyant les pupitres sous ses talons, +cassant le nez des bustes et emportant les lampes. La vue de cette +salle, le lendemain, était pitoyable. + +Cette fois, pourtant, elle avait épargné la Galerie des fêtes, la +galerie superbe qui donne sur la caserne Lobau, et qui, maintenant, +n'est qu'une ruine. _Galerie des fêtes_, quel nom pour cette chose +brûlée et broyée, pour ces colonnes que la flamme a rongées, découpant +les rondelles de pierres comme des ruines séculaires, quel nom pour +cette grande salle vide et morne dont l'armature de fonte rouge, tordue, +pendant au plafond comme une ostéologie, et dont le plancher semble prêt +à s'écrouler sous les pas. Aux larges fenêtres illuminées les soirs de +bal, pendent, lugubres, des débris de volets, des lambeaux brûlés de +stores, pareils à des bouts de papier à demi consumés; le vent ballotte +ces détritus; une blanche statue, encore debout au dehors, se détache +sur le vide et semble veiller sur ces ruines; on cherche vainement dans +la courbe des voûtes, trace des peintures de Lehmann. Tout est écaillé, +perdu, anéanti. Quel désert! et quels lendemains aux fêtes du préfet! Le +vent s'y engouffre, et les perspectives des quais apparaissent par +les larges brèches. _E finita, e finita la musica!_ Une affiche de la +Commune, collée sur une colonne cannelée, semble signer tristement cette +épouvantable ruine. + +Épouvante, est-ce bien le sentiment qu'on éprouve? Non, le sentiment +artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses +des choses si belles, qu'on s'arrête et qu'on admire. Les eaux-fortes de +Piranési ont de ces profondeurs superbes, les premiers plans de Claude +Lorrain nous ont habitués à ces arcades merveilleuses qui encadrent +ces fonds blancs de ruines, ces murs consumés, ces éboulements, et, +par-dessus, le ciel bleu, railleur dans la profondeur calme de son +éther. + +Là, dans cette partie ruinée du bâtiment, tous les points de vue sont +saisissants. La vue prise de l'escalier des fêtes sur la cour des +bureaux est attristée comme Ninive. Puis, si l'on se détourne, on +retrouve, au contraire, des ruines en quelque sorte attirantes. De ce +côté on aperçoit, se succédant l'une à l'autre, dans leur solitude, la +_salle des Prévôts_, où l'on retrouve encore, à demi-calcinées, rongées, +pareilles à des têtes de mort décomposées, les faces graves de ces vieux +et honnêtes prévôts des marchands qui tinrent les destinées de Paris; +puis, après cette salle, le salon des arts, où Delacroix avait signé +quelques décorations, et le salon de Napoléon, dont le plafond, peint +par Ingres, représentait l'_Apothéose de Napoléon Ier_. Tout est +détruit. De lugubres fils de fer pendent comme des serpents le long de +ces murailles, et les vestiges de peintures ne sont plus que des squames +de peau malade. Une figure décapitée, éventrée, demeure comme un spectre +contre la muraille. Près de là s'ouvre un gouffre, le plancher s'est +effondré. Des pans entiers de muraille sont écroulés de ce côté. Combien +de pertes irréparables! Le malheur a rapproché Ingres de Delacroix. +Celui-ci avait peint le plafond du salon de la Paix. Ce chef-d'oeuvre +est perdu comme l'autre. + +On erre à travers ces ruines, pris d'une mélancolie qui croît à chaque +pas. Des armes rouillées, des bouts de papier noirci, des fusils tordus +sortent des décombres. Au bout des galeries, de grandes glaces, au tain +à demi fondu, reflètent vaguement les perspectives de ces ruines, et +donnent aux rares visiteurs l'aspect indécis et livide de fantômes. +Pâle, d'une blancheur de marbre, Napoléon Ier, intact dans son +médaillon, fait face à Mérovée, d'une galerie à l'autre, et ayant à ses +côtés Hugues Capet qui regarde Charlemagne; tous quatre, de leurs grands +yeux blancs sans prunelles, semblent contempler ces amas de ruines, que +n'ont faites ni les Northmans, ni les Goths, ni les Avares, mais cette +masse formidable, devenue affolée, les prolétaires. + +Ils regardent, et l'on rêve. + +Mais détachons-nous de cette partie du palais qui constituait le côté +officiel, somptueux du monument, et allons vers la partie plus curieuse +pour l'histoire et pour les moeurs, la partie attenante à la façade, où +le Gouvernement du 4 septembre se tenait, et nous allons retrouver les +souvenirs de M. Haussmann et de la Révolution française. + + + + II + + +Nous redescendons vers la cour Louis XIV, et, avant d'aller plus loin, +nous donnons un coup d'oeil à la salle Saint-Jean. Là sont établis +maintenant les bureaux des architectes, qui travaillent à prendre +les dimensions exactes des choses détruites, à refaire les plans, +à reconstruire le palais municipal. On pourra facilement, mais +coûteusement, restituer le monument tel qu'il fut jadis. Cette salle +Saint-Jean! Que de spectacles elle a vus, que d'émotions! C'était là que +tiraient au sort les conscrits parisiens. C'était là qu'on proclamait le +résultat des votes aux élections! Que de souvenirs chacun de nous avait +laissés là! Le Comité central, avant de siéger dans la salle de la +République (salle du Trône), tint là ses premières séances, devant les +draperies rouges sur le fond desquelles se détachait le buste blanc +de la République. Maintenant on a entassé dans un coin des débris de +candélabres, des fragments de statues, et aussi des statuettes provenant +du fameux surtout de table de la Ville de Paris. Le hasard d'un tel +désastre préserve ainsi mille objets différents et en rassemble les +débris. Croirait-on que la note d'un restaurateur, fournisseur des +membres de la Commune, a échappé à l'incendie? Sur cette note figure une +fourniture de _deux cents francs de raie_. + +L'Hôtel-de-Ville avait trois cours intérieures: à gauche, en nous +plaçant en face le monument, la cour des bureaux; au centre, la cour +Louis XIV; à droite, la cour du préfet. Le pavillon de droite, celui +dont le prolongement s'étend parallèlement au quai, était en effet +affecté aux appartements particuliers du préfet; le pavillon de gauche +aux bureaux de la municipalité. Le centre du monument était tout entier +occupé par la _salle du Trône_, devenue _salle du Peuple_ après le 4 +septembre, et par la _salle des Huissiers_. Chaque corps du bâtiment +avait, en quelque sorte, sa vie propre et tout à fait particulière. +A gauche, le va-et-vient des réclamations, des visiteurs, des +solliciteurs, la foule affairée qui donnait au monument sa vraie +physionomie de la maison commune. A droite, les piaffements des +équipages préfectoraux, les petits appartements intimes, les salles à +manger et les chambres à coucher. L'ameublement de toutes ces +pièces avait cette splendeur fausse et criarde du luxe contemporain, +simili-marbre et carton-pâte. On arrivait à ces appartements par de +petits couloirs étroits et de petits escaliers tendus de tapis tigrés +qui faisaient ressembler ce vaste logis à l'intérieur d'un navire. On se +serait littéralement cru à fond de cale, et les portes des appartements +s'ouvraient comme des portes de cabine. Durant la Commune, madame Assi +occupait, à l'Hôtel-de-Ville, les appartements tendus de soie bleue de +madame Dollfus. + +Du temps du gouvernement de septembre, les séances quotidiennes se +prolongeant fort avant dans la nuit, un _en tout cas_ de viandes froides +était préparé dans la première salle du bas, cette même salle où, en +juin 1848, le général Négrier, apporté mourant, avait rendu le dernier +soupir sur un canapé. + +Au-dessus de ces appartements se trouvait le grand salon jaune, où +siégeait, pendant le siége, le Gouvernement de la défense nationale. +C'est là que, pendant la journée du 31 octobre, furent entourés, par +les bataillons de Flourens et de Blanqui, M. Jules Favre, M. Trochu, M. +Picard, etc. La commission pour l'enseignement primaire se réunissait +une fois par semaine dans cette même salle. En se dirigeant vers l'aile +gauche du bâtiment, du côté de la rue de Rivoli, on passait par une +sorte de salle d'attente s'ouvrant sur l'escalier, qui menait au +rez-de-chaussée, vers les salles à manger et les appartements privés. +Puis, de là, avant de gagner le cabinet du préfet, on rencontrait, à +main gauche, une petite pièce secrète, confortablement meublée +d'un divan, tendue de perse blanche à bouquets jetés, et mollement +capitonnée. C'était bizarre et capricieux, cela faisait songer à +ce roman de Crébillon fils, le _Sopha_, et aux petites maisons du +XVIIIe siècle. Tous les meubles de cette pièce ne sauraient +être décrits. On doit en passer sous silence. Ce petit retrait +parfumé, agrandi par des glaces à biseau, vrai boudoir d'Orient, était +particulièrement réservé à M. Haussmann, qui y donnait des audiences +tout à fait intimes. En nous le montrant, les huissiers souriaient +discrètement, ou, comme on voudra, indiscrètement, car, sur ce point, +les adjectifs se valent. + +Le cabinet du préfet, vaste, tendu de rouge, aux meubles dorés et +aux divans de soie, avec sa haute cheminée de marbre, sa grande table +recouverte de damas vert, était une des pièces les plus réellement +belles de l'Hôtel-de-Ville. Beaucoup de papier blanc et d'encriers. +Peu de livres. Dans un corps roulant de bibliothèque, une trentaine de +volumes tout au plus, livres d'administration et de droit. C'était +la bibliothèque particulière du préfet. Un _bibliothécaire_ spécial +touchait des appointements pour _con server_ ces quelques malheureux +volumes. Ce n'était pas, je m'empresse de le dire, la seule bibliothèque +du palais. La bibliothèque du Conseil Municipal, placée à côté de la +salle du Conseil, près de la cour Louis XIV, était relativement pauvre. +En revanche, la magnifique bibliothèque de la Ville, qui emplissait +plusieurs salles des étages supérieurs, nous offrait des trésors +inappréciables. Tout est consumé aujourd'hui, et non-seulement les +livres, mais les documents, les archives, tout ce qui était l'histoire +parisienne, et, en particulier, l'amas considérable de documents chauds +de salpêtre, pour ainsi dire, et relatifs à 89, 92, 93. Chose à noter; +c'est la Commune de 71 qui a détruit les procès-verbaux de la Commune +de 93, que les historiens n'ont pas feuilletés, et qui resteront +éternellement inconnus. + +Dans ce cabinet du préfet, dont je parlais, plus d'une députation fut +reçue: bataillons amenant les canons offerts à la défense, ou délégués +se plaignant du renvoi d'un maire. Le 31 octobre, sur cette table, +Flourens proclama la Commune de Paris. + +Pendant de longues heures, Blanqui, Millière couvrirent de projets de +décrets les feuilles volantes qui encombraient d'ordinaire la table au +tapis vert. Des gardes nationaux, s'asseyant à côté d'eux, rédigeaient +ou dessinaient. Tout l'attirail fut abandonné, lorsque le commandant +Ibos entra à la tête de son bataillon. Quelqu'un qui eût recueilli tous +les papiers épars, froissés et maculés, oubliés par les envahisseurs, +eût pu composer le plus original recueil d'autographes et +d'orthographes. + +On sortait du cabinet du préfet pour entrer, après avoir traversé un +couloir où se trouvaient placés les télégraphes, dans le salon des +Huissiers. Là travaillèrent, de septembre à février, les secrétaires; +là les maires, les chefs de bataillons se heurtaient, se pressaient, +s'entre-croisaient; les uns réclamaient les vivres de campagne, les +autres des souliers à grosses semelles, etc. C'était l'antichambre +de toute personne demandant à parler à quelqu'un des membres du +Gouvernement. Gustave Flourens y vint un soir, avant le 31 octobre, +grave, pâle et couvert d'un long pardessus à l'américaine, la main sur +la poignée de son sabre. Il voulait parler à Henri Rochefort. Rochefort +était absent. Flourens demanda du papier, une plume, et écrivit +textuellement ce qui suit: + + «Mon cher ami, + + «Le peuple veut se débarrasser des culottes de peau. Il a + choisi un chef, c'est vous. Venez. Mettez-vous à notre tête et + marchons. _Vous ne savez pas monter à cheval peut-être, mais + notre amitié vous en tiendra lieu_. + + «Tout à vous, + + «FLOURENS.» + +La porte de cette salle s'ouvrait sur la salle du Trône, ou salle +du Peuple, la magnifique salle décorée par Séchan, et où les mobiles +bretons, en sentinelles, regardaient, un peu ébahis, passer le flot +des visiteurs, ou dormaient tout debout, en montant leur faction. Deux +magnifiques cheminées en marbre, deux chefs-d'oeuvre à coup sûr, se +faisaient face. Merveilles de la Renaissance. L'une avait été sculptée +par Th. Bodin, l'autre par Biard, disciple de Buonarotti! Que de fois +nous y avons vu quelque estafette, venant des tranchées, y sécher le +bout de ses bottes couvertes de boue et de neige et qui fumaient devant +la braise. C'était la vraie grande salle historique de l'Hôtel, et +ses fenêtres, maintenant béantes, avaient vu bien des spectacles! +A l'extrémité droite de la salle était jadis le _cabinet Vert_, où +Robespierre, Couthon, Saint-Just se tenaient pendant la nuit du 9 +thermidor. Le gendarme Méda, Merda plutôt, c'était son nom véritable, +mort général à la Moskowa, avait tiré là le fameux coup de pistolet qui +brisa la mâchoire de Maximilien. On avait, depuis 1794, réuni le cabinet +vert à la salle du Trône. C'était là encore, à la fenêtre du milieu, que +Louis XVI se montra coiffé du bonnet rouge; c'est là que Lafayette dit +en 1830 au peuple, en lui montrant Louis-Philippe: _Voici la meilleure +des républiques_. C'est de là qu'aux jours du siége on voyait défiler +sur la place les bataillons de marche se rendant aux avant-postes. Les +musiques jouaient la _Marseillaise_, les gardes défilaient, agitant +leurs képis, devant les maires qui saluaient. Le modèle des drapeaux +qu'on devait leur distribuer, en un jour de fête qui n'arriva jamais +(pique et couronnes de chêne dorées et étendard de soie), était déposé +dans un coin du cabinet du préfet. Deux ou trois bataillons en obtinrent +seuls, le bataillon de Boulogne entre autres, et celui de Belleville. + +Au bout de la salle du Peuple une petite porte s'ouvrait, qui donnait +sur la galerie de pierre. On eût pu appeler cette galerie extérieure la +_galerie des Paysages_, comme on pouvait nommer la galerie extérieure, +qui longeait le cabinet du préfet, _galerie des Bustes_. Tandis qu'on +rencontrait dans celle-ci les bustes des souverains régnants (on avait +enlevé de son socle, au 4 septembre, celui de Frédéric-Guillaume), +on voyait, aux murailles de celle-là des décorations d'un genre tout +particulier, les paysages des environs de Paris, par Desgoffe, Bellel, +Paul Flandrin, Hédouin. Paysages frais et verts, avec des figures en +robes blanches et en chapeaux de paille, un bout de rivière, un petit +pont, de l'herbe et des fleurs! C'était Champigny, Sceaux, Châtillon, +des noms printaniers et charmants, avec des odeurs de liberté, de +gaminerie, de jeunesse, de friture et de vin clair! Comme nous les +regardions, et avec tristesse, pendant qu'à cette place même nos morts +du 30 novembre et du 3 décembre pourissaient ou que, de ces hauteurs, +les Prussiens nous envoyaient leurs obus! + +Cette galerie longeait les bureaux particuliers des adjoints au maire +de Paris et du secrétaire de la mairie. M. Hérisson s'y occupait de +l'équipement et de l'habillement de la garde nationale; M. Clamageran de +l'alimentation; M. Chaudey du bois de chauffage de ce malheureux Paris, +glacé et affamé. Grand, souriant, actif et bonhomme, Chaudey recevait +les déclarations, y faisait droit de son mieux; et il fallait voir la +foule grelottante des pauvres gens qui l'attendaient! Puis, il ceignait +l'écharpe du maire et descendait recevoir un canon offert à la défense, +ou passer en revue les compagnies qui partaient. Et, plus d'une fois, +la nuit venue, à l'heure où Paris qui ne veillait pas aux tranchées +dormait, Chaudey courait pour assurer le chauffage des arrondissements +de Paris. + +Le bureau du maire occupait la grande salle, la dernière du pavillon de +gauche. Étienne Arago déjeunait habituellement là, à côté de la besogne +quotidienne, et se multipliant. M. Ferry lui succéda; le bureau du +maire ne fit qu'un avec le bureau du préfet, c'est-à-dire que ce dernier +devint le bureau de la mairie. Regardez ces fenêtres où le vent se joue, +cette carcasse de monument et cette découpure sinistre. La troisième à +gauche du pavillon de la rue de Rivoli vit Robespierre jeune surgir +par là brusquement, le soir de thermidor, se dresser sur la nervure +de pierre qui court le long du monument, et, livide comme un homme qui +hésite un moment, regarder le vide à ses pieds, puis, brusquement, de +cette hauteur, se précipiter sur le pavé! + +Combien de fois, durant les nuits du siége, lorsque je regardais les +fenêtres rougies par la lumière de cet Hôtel-de-Ville, où s'agitait le +sort de la cité, combien de fois n'ai-je pas évoqué les mâles figures, +bronzées au feu du volcan, de ces morts qui emplirent la Maison +commune de leur fièvre patriotique. Ceux-là, du moins, en sortant de +l'Hôtel-de-Ville, n'y laissèrent pas la trace noire de l'incendie; +ils n'y laissèrent, s'immolant à la foi qui les dévorait, que les +éclaboussures de leur sang. + +Pauvres couloirs, emplis de vie, de bruit, de passion! Ce n'était pas +là l'asile d'un seul, comme les Tuileries... C'était la demeure de tous. +Par cette petite porte qui s'ouvrait, à gauche du monument, faisant +face à la rue de Rivoli, que de pauvres gens ont passé! Lorsqu'on avait +franchi deux étages, on se trouvait, de ce côté, dans la galerie du +Conseil Municipal. Elle longe la rue de Rivoli. Là, pendant le siége, +se tinrent les commissions des institutrices (enseignement professionnel +des femmes) et les réunions des maires de la banlieue. Quand on songe +que tous les objets qui meublaient ces pièces, les chandeliers, les +chenets, étaient étiquetés, numérotés, catalogués, et que le chef du +matériel en répondait, à un encrier près! Maintenant c'est le vide et la +ruine, c'est l'anéantissement, ce sont les arcades où l'air s'engouffre, +les murs crevés, les amas de pierre. C'est l'effondrement et la tombe. +_Ci-gît l'Hôtel-de-Ville._ + +Mais encore si, dans un dénouement brutalement plagié du _Prophète_, ils +s'étaient ensevelis, ces brûleurs de temples, sous les ruines du Palais +de la Cité! On raconte que, lors du dernier jour de la Commune, tous se +réunirent dans une sorte de banquet suprême, et, avant de se séparer, +jurèrent tous de mourir à leur poste: «Notre cause est perdue, dit le +vieux Delescluze, il faut la féconder avec du sang!» Puis on se sépara. +Le proscrit du moins tint parole. Les autres s'enfuirent, tandis que le +peuple, qui croyait en eux, mourait pour eux. Ce fut, dit-on, Pindy +qui se chargea d'incendier l'Hôtel-de-Ville. «Prends ton rabot, Pindy, +disait Vallès au menuisier, et rabote le vieux monde!» Pindy laissa +le rabot pour le pinceau à pétrole. Les murs barbouillés d'huile, les +caves, vraies cartoucheries, volcans emplis de salpêtre, tout flamba et +éclata à la fois. On retrouve encore dans les débris des balles et des +cartouches intactes. + +C'est avec peine qu'on s'éloigne de cette ruine où tout vous retient, où +l'on interroge à la fois les débris et les souvenirs. Tout est curieux +dans ces choses mortes qui, semblables aux anatomies, livrent les +secrets de la vie. Un fourneau de cuisine colossal reste encore comme +pour attester l'appétit gigantesque des soupers d'autrefois. Les bouts +de papiers noircis voltigent comme des papillons funèbres. Ce sont des +décrets qui furent éternels pendant deux jours et que le vent jette à la +Seine. + +A travers les blancheurs crues des murailles, quelques colonnes de +marbre rouge avec leurs chapiteaux dorés encore, tranchent par leur +décoration primitive. Cela survit dans un cimetière de choses mortes. On +sort, les débris de verre crient sous les pas, la poussière blanche +vous couvre de ses nuages. Quel émiettement navrant de ce qui fut une +séduisante oeuvre d'art! Cette poudre, cet impondérable, ce nuage, cette +fumée, ce sont les peintures de Coignet, de Vauchelet, de Landelle; ce +sont les sculptures de Jean Goujon; c'est de la pierre et du marbre qui +s'envolent! C'est l'âme même de ce monument dont la flamme a fait un +squelette. + +Un dernier regard encore; et sous l'horloge aux ressorts mis à nu, sur +le fronton de l'Hôtel-de-Ville, des inscriptions subsistent: +_Liberté_, _Égalité_, _Fraternité_, et au-dessus: _République française +démocratique une et indivisible_. Une et indivisible! Hélas! où marchait +la Commune, sinon à la désagrégation même de la patrie[20]! + +[Note 20: Quelques jours avant l'incendie de l'Hôtel-de-Ville de Paris, +quelqu'un a pris copie de l'inscription suivante: + +HAND. ÆDIFICIORVM. MOLEM. MVLTIS. IAM. ANNIS. INCOATAM. ET. +AFFECTAM. MARINVS. DE. LA. VALLÉE. ARCHITECTVS. PARISIN. VSCEPIT. AN. +1606. ET. AD. VITIMAM. VSQVE. PERIODVM. FOELICITER. PERDVXIT. AN SAL. +1628. + +Elle était gravée dans la clef de voûte, dans le péristyle de la cour +d'honneur.] + + + + + DE GERMINAL A PRAIRIAL + 1871 + + +Ils appelaient cette année 1871 _l'an 79 de la République_. Ils +reprenaient, dans leurs vieux souvenirs républicains, l'almanach de +l'intègre Rome, et les noms des mois, des années de fièvre et de gloire +reparaissaient sur les actes publics. _Germinal_, _Floréal_, _Prairial_, +les noms charmants des mois printaniers! Germinal, où l'herbe s'étend, +saine et fraîche, dans les prés reverdis, où les pieds marchent +gaiement, au matin, égrenant sous leurs pas les pleurs de la rosée. + +C'était le printemps, le printemps de l'an 79, le printemps de cette +triste année 1871. La pauvre France désolée éprouvait, après tant de +souffrances, le désir âpre du repos, et, alanguie, le sang de ses veines +coulant par ses blessures encore ouvertes, elle se demandait si l'heure +était enfin venue de fermer ses plaies et de guérir ses maux. + +C'était le printemps, après l'hiver farouche, après les longues nuits au +rempart, les dures étapes dans la neige, les longues stations glacées +à la porte des boucheries vides, le printemps qui consolait, éveillait +l'espoir, mettait aux branches des arbres labourés par les balles des +bourgeons et des feuilles. Quelle joie après tant de peines! Un peu +d'air réchauffant, des fleurs, des rayons et de l'herbe! On s'était dit, +durant les heures de bombardement et de bataille: «Nous ne reverrons +plus cela!» + +_Germinal_, le mois d'enfantement et de germination féconde; le mois où +couve la sève, où la vie circule bouillante à travers les plantes et les +êtres, où l'effluve créatrice court comme à travers les veines du grand +Tout, où le grain se déchire et s'ouvre pour laisser poindre l'embryon +de la plante de jour en jour grandissant pour s'épanouir; Germinal, +où l'on sent, dans les profondeurs, le mouvement de l'être enfanté, le +premier vagissement des choses créées par la nature immense; où le vent +ride, joyeux, l'eau du ruisseau déjà moins froide; où tout sourit au +souffle d'avril, caressant comme un baiser de vierge! + +_Germinal_, c'est,--sous un ciel d'un bleu laiteux et doux où de légers +flocons blancs flottent comme le duvet envolé d'un cou de cygne;--c'est +la sève éveillée, qui court sous l'écorce des jeunes chênes; c'est le +jaune bourgeon, à reflets verdâtres, qui apparaît et s'entr'ouvre au +bout des branches. Aux jours de Germinal, une teinte verte s'étend, +comme une poussière vivante, sur les haies; dans les bois, les +primevères blanches, les pervenches violettes, soucieuses, apparaissent +au-dessus des amas de feuilles flétries du dernier automne. Des +papillons jaunes, blancs ou tachetés de pourpre rayent gaiement +l'horizon. Il y a des chansons dans les taillis et des rouges-gorges +sur les arbres. C'est, tandis que les dernières feuilles tombent avec +un bruit sec, c'est l'éveil, le sourd enfantement, l'éclosion, la +vie,--_Germinal!_ + +_Floréal_, le mois d'épanouissement et de beauté, mois couronné +de fleurs, mois charmant, où l'air embaume; temps de floraison, de +reverdoiement et de renouveau; mois où les bois ont des abris pour le +rêveur qui passe et pour l'oiseau qui chante; mois où la glycine tombe +en grappes, où les lilas sourient, où, dans le bois profond la fleur +d'or des genêts apparaît, comme en un écrin; où, dans un immense +embrassement, les choses ont comme des soupirs et des amours; où +l'immensité n'est qu'un lieu de rendez-vous; où, depuis le brin d'herbe +jusqu'au chêne, tout frémit d'une allégresse ardente. + +_Prairial_, le mois des prairies, le mois de vie intense et de vigueur +superbe; le mois où le soleil chauffe, où la fleur des banquets +entr'ouvre, comme une lèvre, ses roses et odorants pétales;--Prairial, +où passe, en jetant au vent son refrain, le faucheur des prés, sa faulx +aiguisée sur l'épaule. + +Mois de printemps et de rajeunissement, qu'ont fait de vous les hommes +en cette année 1871? + +Printemps de l'an 79, où l'herbe fut tachée de sang, où les primevères +virent des agonies; où, dans les bois reverdis, sifflait l'obus; où, +les balles déchirant l'écorce des arbres et la chair des hommes, la +sève coulait avec le sang. Mois de carnage sous un ciel adouci; mois de +tueries, où les flocons blancs des boîtes à mitraille montaient, comme +des rondeurs d'étoupe, au-dessus des grands bois immobiles. + +Partout était la vie cependant. + +Dans les gramens couraient ces mille insectes rouges qui naissent +chaque année du printemps et chaque année meurent avec lui. Les buissons +étaient pleins de nids; les bataillons d'insectes volaient autour +des épines-vierges, et battaient l'air de leurs petites ailes, +au bourdonnement vague; bataillons qui, loin de s'entre-tuer, +s'entr'aimaient. Il y avait partout, dans ces bois aux noms charmants, +Viroflay, Meudon, Chaville, comme des sourires invisibles. Et, à cette +même heure, après l'hiver terrible, après la rude guerre, après la +souffrance et la ruine, les hommes, autour des forts, combattaient et +mouraient! + +Printemps de 1871, où les fleurs des lilas, où les branches d'aubépine +étaient triomphalement plantées dans les canons des fusils chauds +encore de la bataille; printemps où ces bois amoureux furent pleins +des sifflements du fer, des éclairs du feu, des hurlements de la haine, +Germinal, Floréal, Prairial, que de douleurs et que de morts vous avez +vus! + +Je n'oublierai jamais l'impression qui me saisit, un matin de mai, +lorsque, montant par la côte de Sèvres, à travers les sentiers déserts +et labourés d'obus, j'arrivai sur ce plateau de Bellevue, d'où, à +l'horizon, baigné dans un lumineux brouillard, on apercevait le +géant Paris. Quelle immensité de pierres et quel monde! Les monuments +découpaient sur le fond du tableau leurs clochers ou leurs coupoles; +l'Arc de l'Étoile apparaissait, colossal et défiant les bombes; la Seine +roulait ses circuits tourmentés à travers ce vaste paysage. Paris! + +C'était là Paris! Paris, que les Prussiens n'avaient osé attaquer +de front, et où ils n'étaient entrés qu'en posant le pied, piteux et +hésitants, comme si ce terrain volcanique brûlait;--c'était Paris où, +de septembre 1870 à janvier 1871, une communauté de souffrances et +d'espoirs avait fait de tant de coeurs un seul coeur, et des classes +diverses de la cité une ville unie, fraternelle et résolue;--c'était le +Paris qui, après avoir subi un premier siége, en supportait un second, +plus terrible que le premier; car si la famine n'était plus au logis, la +terreur était au foyer. + +Paris!--Je me sentais le coeur serré en le regardant, et lorsque je +tournais les yeux vers la droite, vers les coteaux reverdis, du côté de +ce fort d'Issy où les canons grondaient, où pleuvaient les obus, du côté +de ces tranchées d'où sortait la fusillade, l'angoisse ressentie et la +douleur devenaient plus fortes encore, et une sourde malédiction montait +alors à mes lèvres contre cette chose qui s'étalait en plein soleil: la +guerre civile. + +Printemps de 1871, on ne t'oubliera pas! Germinal vit sourdre et Floréal +s'épanouir la haine; Prairial vit faucher non l'herbe, mais les hommes. +Qu'eût-il dit, qu'eût-il dit alors l'intègre savant qui avait créé jadis +le calendrier des mois républicains, le pur Romme, l'ami de ce Bourbotte +qui jetait en mourant ce cri de réconciliation suprême: + +«Embrassons-nous tous, et aimons-nous tous; c'est le seul moyen de +sauver la République!» + + + + + LA FÊTE MORTUAIRE + D'ALEXANDRE DUMAS + _Mai_ 1872 + + +«Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne, +située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la +Noue, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit +Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine.» + +C'est ainsi qu'à la première page de ses _Mémoires_, Alexandre Dumas +s'est peint lui-même en six lignes, avec sa franchise naïve et sa brave +faconde. Il se place trop modestement à côté de l'auteur des _Lettres +sur la Mythologie_ et très-orgueilleusement à côté de l'auteur de +_Phèdre_, puis il ajoute: + +«Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison +appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre +un jour, pour que j'aille mourir dans cette chambre où je suis né et que +je rentre dans la nuit de l'avenir au même endroit d'où je suis sorti de +la nuit du passé!» + +C'était le voeu secret du grand homme demeuré toujours tel qu'il était +aux heures où il dénichait les merles, à Villers-Cotterets, et ce voeu, +la destinée ne lui a point permis de le réaliser. Il est mort loin de sa +petite ville et, chose cruelle, à l'heure où les fourgons et les +canons prussiens faisaient retentir du fracas de leurs roues les pavés +silencieux des rues de Villers-Cotterets. Il ne lui a pas été donné de +mourir où il était né; mais, hier, cette maison de la rue de Lormet, +qui porte, sur une plaque de marbre, la date de la naissance d'Alexandre +Dumas, était comme parée de couronnes d'immortelles voilées de crêpe +noir, et, lorsque le cercueil de Dumas, porté à bras d'hommes, a passé +devant, il s'est arrêté comme si le mort eût voulu saluer sa maison +natale. + +Villers-Cotterets! C'est pourtant à Dumas que la petite ville doit +sa célébrité et son lustre. C'est par lui qu'on a appris à l'aimer, à +connaître sa forêt, ses bois pleins d'ombre, ses recoins cachés. Il +l'a adorée de toutes les façons, en chasseur et en poëte. Il y a couru +enfant; jeune homme, il y a rêvé; célèbre, il y est venu promener sa +gloire et rechercher ses premiers souvenirs. + +Qu'ils étaient riants, ces souvenirs-là, parfumés et savoureux comme +des fraises agrestes! On les retrouve ou plutôt on les respire en +feuilletant les premières pages des _Mémoires_! On rajeunit avec Dumas +adolescent, on revoit les matins de printemps et les soirs d'été qui +furent les aurores et les soleils couchants de sa jeunesse. + +Les belles parties de chasse! Les grandes et saines échappées! Et les +amourettes! Et les ceintures roses, les bonnets chiffonnés des filles du +vieux tailleur de la place de l'Eglise, de Joséphine et Manette Thierry, +ses soupirs de seize ans! Manette, une pomme d'_api_, dit-il lui-même, +et il les compare l'une et l'autre aux «_fruits égrenés et flétris de ce +chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour_.» + +Puis, à l'écouter, on assiste bientôt à l'éclosion de son génie +littéraire; on apprend comment il vit, à Soissons, jouer par un certain +Culot, méchant acteur qui lui fit l'effet de Talma, l'_Hamlet_ de Ducis, +cet _Hamlet_, chef-d'oeuvre ignoré pour lui, qui le transporta et lui +fit dire: + +--Et moi aussi, je serai auteur dramatique! + +Voilà ce qu'évoquaient pour nous ce nom de Villers-Cotterets, et cette +ville où nous allions pour la première fois. + +Tout ce qui porte un nom dans les lettres, tout ce qui tient de près +ou de loin à l'art du théâtre, tout ce qui garde la reconnaissance des +plaisirs éprouvés, des joies causées par le grand conteur; tous ceux +qui ont aimé Alexandre Dumas, c'est-à-dire tous ceux qui l'ont connu, +étaient là! + +Villers-Cotterets a dû être étonné d'une telle affluence. Le conseil +municipal, le maire et ses adjoints, ne s'étaient pas, d'ailleurs, mis +en frais pour assister à la cérémonie. S'ils y ont paru, c'est sans +caractère officiel. Ils se sont abstenus. Je ne sais pourquoi ils ont +dédaigné de fêter ce mort qui illustre leur ville, et je demanderais +volontiers la cause de cette ingratitude. + +Il n'y avait là qu'un détachement de la gendarmerie départementale. Les +gendarmes ont formé la haie et présenté les armes au cercueil. + +En revanche, la population tout entière a fêté Dumas. Je dis fêté, car +la cérémonie, d'un bout à l'autre, a plutôt, comme l'a fort bien dit M. +Dumas fils, ressemblé à un couronnement qu'à un deuil. + +On n'avait pas là un mort, mais un immortel. + +Les paysans de la campagne, les bourgeois de la ville étaient accourus. +La foule se pressait dans l'église, aux fenêtres, au cimetière, foulant +les autres tombes, moins illustres, pour arriver plus près de la tombe +de Dumas. J'ai bien peu vu de services funèbres aussi saisissants dans +leur simplicité. + +Cette petite église Saint-Nicolas, toute tendue de noir, avec les +lettres A. D. entrelacées; ce catafalque couvert de fleurs et de +couronnes, autour duquel brûlaient, dans des torchères argentées, +des flammes vertes courbées par le vent du printemps entré par les +verrières; cette foule entassée dans les bas côtés, des cierges à la +main; cette fanfare du pays dont les cuivres jouaient au dehors des +musiques lentes et touchantes; ce tableau tout entier, primitif et +sincère, était vraiment caractéristique et attendrissant. L'admiration +la plus profonde et la piété la plus vive pour la gloire de Dumas, +l'enfant du pays, étaient peintes sur ces visages de paysans: on les +eût pris pour des personnages des scènes de Jules Breton, calmes et +recueillis. + +Lorsque le cortége s'est mis en marche, tous saluaient. + +On a traversé la place de la mairie, longé la rue de Lormet, et, prenant +un chemin à gauche, on est arrivé au cimetière. Là, à côté de la tombe +du général républicain Dumas de la Pailleterie, à côté de la tombe de +sa femme, au pied des grands pins dont le vent agitait les branches, +Alexandre Dumas a été enseveli. + +Les discours se sont succédé, tous marqués au coin de l'émotion juste +et vraie. M. Dugué a salué l'auteur dramatique, et M. Gonzalès a fort +heureusement caractérisé l'homme de lettres multiple, inépuisable, vraie +fontaine de récits, ou plutôt fleuve--et fleuve de Jouvence. + +M. Perrin, au nom de la Comédie française, a rendu hommage à l'auteur de +_Henri III_, de _Mlle de Belle-Isle_, des _Demoiselles de Saint-Cyr_, +et a annoncé que les amis de Dumas seraient conviés bientôt à une autre +fête, à celle de l'inauguration du buste du grand dramaturge qu'on +placera au foyer, à côté de ses aînés. + +M. Charles Blanc, au nom du ministère de l'instruction publique, a salué +dans Dumas le conteur _honnête_ écrivant, comme on eût dit au temps +de Molière, pour les _honnêtes gens_. Puis tout pâle, froid, roidi +par l'émotion, et la voix un peu étranglée, M. Dumas fils a rendu +à Alexandre Dumas un dernier, un filial hommage. Il a surtout voulu +remercier l'assistance. + +«En décembre 1870, a-t-il dit en substance, mon père mourait à Puy, sans +bruit, loin de tous, seul, mais sans souffrances et sans cris, à l'heure +où tant d'autres, seuls aussi, mouraient dans les imprécations et les +larmes, sur un sol envahi par l'étranger. + +»Dès ce moment je voulais faire transporter sa dépouille à +Villers-Cotterets, à côté de la tombe de son père qui avait tant de +fois, lui, fait reculer les ennemis. Il a fallu attendre, et j'ai +attendu que le ciel ne fût plus sombre et que l'hiver eût passé pour que +cette cérémonie n'eût rien de funèbre et qu'on sentît à travers cette +mort une résurrection. + +»Et le printemps semble s'être fait mon complice. Le ciel est clément et +bleu, et c'est aujourd'hui comme la fête de cet homme illustre qui +m'a légué le souvenir de reconnaissance de cette ville où il est né, +souvenir qu'à mon tour je léguerai à mes enfants.» + +Ces paroles, dont beaucoup n'ont saisi que le sens et que j'essaye de me +rappeler, nous parvenaient par-dessus le silence respectueux de la +foule et à travers le grand murmure sourd des peupliers et des pins. Le +printemps, en effet, souriait à ces souriantes funérailles. Les pommiers +en fleur, les cerisiers poudrés de blanc, apparaissaient, comme parés, +au-dessus des murs du cimetière. L'herbe était verte et saine autour des +tombes. Les immenses prés, piqués de fleurettes, la forêt, à l'horizon, +reverdie, renaissante, pleine de bourgeons ouverts et de feuilles nées +d'hier, servaient de cadre à cette scène plus semblable à une apothéose +ou à une idylle qu'à un ensevelissement. + +Dumas aura été Dumas jusqu'au lendemain de sa vie, et il semblait que +les larmes blanches de son drap mortuaire fussent des pâquerettes. + +Un seul discours a détonné dans cette cérémonie, celui d'un architecte +de la ville qui a montré la foule, pour rendre hommage à Alexandre +Dumas, venant de Villers-Cotterets _et des environs_. + +Les _environs_, c'est Paris. Paris est décidément condamné à devenir +modeste. + +Ce qui m'a frappé dans cette rapide visite au pays du poëte, c'est +l'espèce de culte cordial qu'on garde à sa mémoire. Il n'est pas vrai +que nul ne soit prophète en son pays. Dumas est prophète dans le sien, +un prophète non pas redouté, mais aimé, ce qui vaut mieux. + +Je me trouvais, à l'_hôtel du Dauphin_, à côté d'un vieux cultivateur +tanné par tous les soleils, vêtu de neuf, de frais rasé, à qui je +demandais s'il avait connu Alexandre Dumas. + +--Si je l'ai connu? dit-il fièrement. J'ai couché avec lui! Oui, +ajouta-t-il. J'ai été son camarade de lit. Enfants, on nous donnait la +même couchette. Un frère de lait, je vous dis. J'en ai joliment tué des +hirondelles avec lui. Sa mère tenait un bureau de tabac, place de +la Mairie. C'est de là que nous partions pour aller en forêt! Un bon +garçon, et resté toujours le même!--quoique célèbre et quoique riche! + +Les portraits de Dumas sont partout avec des autographes. Il en donnait +à toute la ville. Chaque année, il revenait là, distribuant des poignées +de main, retrouvant quelque vieille paysanne qui lui disait: + +--Nous avons fait notre première communion ensemble! + +--Si j'ai changé autant que vous, ma pauvre amie, comment faites-vous +pour me reconnaître? + +--Ah! monsieur Dumas, c'est que je vous ai suivi, moi, de loin, pendant +que vous grandissiez! + +Et voilà bien ce qui a fait le charme à la fois poignant et souriant de +cette fête mortuaire d'Alexandre Dumas. Toutes les sympathies s'étaient +donné rendez-vous autour de ce cercueil, depuis les plus vieux +amis, comme M. de Leuven, son premier collaborateur dans son premier +vaudeville, depuis M. Maquet, son _alter ego_, jusqu'à ses derniers +admirateurs, les nouveaux venus. Il ne manquait là presque personne, +sauf d'Artagnan peut-être, qui devait bien pourtant ce dernier hommage à +son poëte. + +Puis, cette cérémonie terminée, on est remonté en wagon, toujours +parlant de Dumas ou plutôt des Dumas, de l'intarissable, du père, ce +Gargantua littéraire qui nourrissait toute une génération des miettes +tombées de sa table, de ce puissant évocateur du passé, de ce maître +du drame et de l'invention, de cette _force de la nature_, comme disait +Michelet; et de ce philosophe profond, cruel et vrai, à qui n'échappe +aucun secret de l'âme humaine, son fils, qui semble avoir condensé le +prodigieux talent de son père, et avec l'acier de l'épée du romancier +d'aventures, fait comme un scalpel étincelant, aiguisé,--instrument de +chirurgie par la lame, bijou d'orfévrerie par la ciselure. + +A cinq heures, le train ramenait cette foule d'élite dans ce grand +Paris, qui a tant vécu de la vie de Dumas, joui de ses plaisirs et +pleuré de ses drames. Et il ne reste de cette journée qu'un souvenir +plein de soleil, de bruissement de feuilles, d'herbe fraîche, quelque +chose comme une odeur irrésistible de printemps et comme un poudroiement +de gloire. + + + + + VERSAILLES + + +Versailles! A ce nom, tout un passé s'éveille. Les fantômes évanouis +d'un temps qui fut illustre reprennent corps et semblent revenir, comme +au gré d'une évocation, parmi les bosquets déserts. Toute l'histoire +moderne de notre France a gravité autour de ce palais majestueux et de +cette ville célèbre. Toutes nos évolutions et nos révolutions s'agitent, +semble-t-il, entre ces deux pôles: Versailles et Paris. + +C'est par les journées d'hiver, où le grand parc abandonné semble plus +veuf de son passé, qu'il faut le visiter, ce Versailles, seul, la brume +et le silence vous enveloppant comme d'un suaire, et c'est alors qu'on +respire le parfum de mort de cet Escurial de la royauté française. +Marchez, personne ne vous troublera. Vos pas seuls feront crier les +feuilles sèches que le vent n'a point balayées. Vous n'aurez pour +témoins de vos réflexions que ces faunes ou ces nymphes de Coysevox, +verdis par la pluie qui fait ruisseler ses gouttelettes pourries sur +leurs joues de marbre, et semble prêter des larmes à leurs yeux blancs. +Comme il est envahi, ce jardin, l'été, quand les eaux jaillissent des +bassins maintenant muets! Les promeneurs banals y passent sans songer. +Pas un de ces bons bourgeois en partie de plaisir, foulant du pied +le _tapis vert_, qui se doute qu'il marche sur des cendres! Pauvre +Versailles! Ils ne comprennent pas quelle leçon tu donnes, dans ta ruine +muette et ton vaste délaissement, à toutes les pompes, à toutes les +ambitions, à toutes les éternités humaines!... Ils ne l'entendent point, +ta réponse cruelle, qui, lorsqu'on s'écrie: Avenir! espoir! grandeur! +aussitôt ajoute: Néant! + +Ce palais, ces jardins, ces escaliers de marbre, tout fut bâti--caprice +de roi tout-puissant--sur des terrains marécageux, qu'il fallut combler +pour plaire à S. M. Louis XIV. Versailles, au temps de Louis XIII, avait +commencé par être un rendez-vous de chasse, un petit pavillon perdu dans +les bois où venait, entre deux _lancers_, se reposer la Cour. Puis, le +roi ayant acheté cette terre à François de Gondi, l'archevêque de Paris, +y fit bâtir un château blotti dans les bois, château dont son successeur +devait faire un palais. Las d'habiter Saint-Germain, d'où l'on +apercevait la flèche de Saint-Denis,--c'est-à-dire l'endroit où +dormaient les rois de France et où il se coucherait, un jour, dans son +cercueil,--Louis XIV fit agrandir par Mansart le château royal, creuser +par son armée une route allant droit de Paris à Versailles, et, plus +tard même, l'eau manquant à la somptueuse demeure, il voulut, la +machine de Marly étant insuffisante, qu'on amenât les eaux de l'Eure de +Maintenon à Versailles. + +Plus de 30 000 hommes, des soldats, transformés en terrassiers par la +volonté souveraine, travaillaient à cette oeuvre colossale. La terre, +dégageant des émanations fétides, des milliers de ces pauvres gens +mouraient tués par des miasmes, eux qui semblaient destinés à mourir +par le fer. Peu importait à Louis XIV. Il fallait continuer les +travaux. L'aqueduc inachevé de Maintenon--ruine superbe et vaine +aujourd'hui--était sous le grand roi ce que les Pyramides furent sous +les Pharaons: l'oeuvre inutile et gigantesque qui coûta tant de sueur et +tant de labeur, et tant de morts, aux travailleurs. + +Versailles cependant était devenue cette ville rayonnante d'où le +roi-soleil dictait au monde ses volontés. La nuée de courtisans, pressée +dans la galerie de l'Oeil-de-boeuf, attendait le regard du roi avec +l'anxiété d'un Hébreu affamé se demandant si la manne tombera du ciel. +Le roi, précédé des violons de Lulli, traversait majestueusement cette +foule enrubanée dont Saint-Simon notait les vices au passage, et +d'où l'Alceste de Molière s'éloignait fièrement. Parfois, parmi les +courtisans, apparaissait, simple et imposant, un grand homme. C'était +Turenne, grave et digne; c'était Condé, pliant sous ses lauriers; +c'était Vauban, c'était Catinat, c'était Colbert, c'était même Louvois, +farouche et dur comme un autre Bismarck. L'art ajoutait ses séductions +aux triomphes de la force. Tantôt on jouait, dans les bosquets du parc, +la _Princesse d'Élide_, de «Monsieur Pocquelin», ou l'_Iphigénie_ de +Racine; plus tard encore c'était _Athalie_, où figuraient, dans leur +costume réglementaire, les demoiselles de Saint-Cyr. + +C'est à «trois marches de marbre rose» que Musset, en un jour de +caprice, a demandé les secrets de ce Versailles du grand roi et +du Versailles coquet qui succéda, avec la Pompadour, au Versailles +solennel: + + Quel heureux monde en ces bosquets! + Que de grands seigneurs, de laquais! + Que de duchesses, de caillettes, + De talons rouges, de paillettes! + Que de soupirs et de caquets, + Que de plumets et de calottes, + De falbalas et de culottes! + Que de poudre sous ces berceaux! + Que de gens, sans compter les sots! + +Mais avec la monarchie élégante et tourbillonnante de Louis XV et Louis +XVI, ce n'est plus Versailles qui domine, c'est Trianon. La laitière +Marie éclipse la reine Marie-Antoinette. On joue aux quatre coins sous +ces grands arbres, et là-bas Paris gronde, s'émeut, s'irrite, et le +canon du 14 juillet viendra tout à coup dissiper les rondes charmantes +où riaient Mme de Lamballe et Mme de Polignac. Maintenant le lourd sabot +du peuple va retentir sur les dalles de la cour de Marbre, et le temps +n'est pas loin où la reine, du haut de son balcon, verra s'avancer par +la grande avenue le flot bruyant des femmes conduites par Maillard. + +Songent-ils à tout cela, ceux des visiteurs qui vont et viennent au +hasard de la curiosité dans les grandes allées du parc? Non.--Pas un +qui, rassasié enfin de ces arbres de cimetière taillés de façon bizarre, +lassé de ces statues, de ces bassins où les tritons grelottent, où +coassent les grenouilles de chair sur les grenouilles de bronze; pas +un, fatigué de ce Trianon désert, de cette fosse commune où gisent +tristement deux règnes, pas un qui sache aller trouver, découvrir, dans +une petite rue voisine, la rue de Gravelle, près de la place d'Armes, +une salle abandonnée, elle aussi, mais éloquente dans son silence: la +salle du Jeu de paume, où les députés de la France jurèrent un jour de +ne se séparer jamais avant d'avoir achevé leur oeuvre de délivrance. +Voyez-vous cette petite porte, à peine assez large pour laisser passer +un seul homme? Un soleil sculpté dans la boiserie la surmonte,--_un +soleil_, l'emblème orgueilleux du Grand Roi. C'est par là qu'ils ont +passé tous, les vaillants et les embrasés de liberté; sur cette marche +de pierre, appuyant son pied de Titan, est monté Mirabeau! Et quand on +entre, quand on la voit dans sa splendide nudité, cette salle du Jeu +de paume, demeurée encore ce qu'elle était ce jour-là, on éprouve +l'étonnement d'un homme qui se trouverait face à face avec son rêve. On +touche du doigt l'histoire passée. Quoi! cela a donc existé? La voici, +cette salle d'où la Révolution est partie? Le foyer du volcan est là +sous vos pieds; sous ces dalles, il semble que le sol gronde encore. +Des murs nus, couverts à demi d'une couche noire, de grandes fenêtres à +carreaux, une plaque de bronze, une inscription, rien de plus: + + ILS L'AVAIENT JURÉ. + ILS ONT ACCOMPLI LEUR SERMENT. + +Et cela suffit. Ils sont évoqués soudain, dans leur costume sombre, les +députés du tiers, mouillés, trempés par la pluie, tous groupés, tous +embrassés, tels que les peignit David. + +Napoléon 1er, comme Napoléon III, délaissa Versailles. _Ville bâtarde_, +disait-il à Sainte-Hélène. Louis-Philippe en fit un Musée national, le +Panthéon de nos gloires militaires. Au point de vue de l'art, Versailles +compte certes bien des toiles, des portraits répréhensibles; au point +de vue de l'histoire, c'est un merveilleux arsenal de documents et de +souvenirs. De temps à autre Versailles voyait bien, en ces dernières +années comme au temps jadis, quelque fête. Lorsque la reine d'Angleterre +visitait la France, lorsque nos soldats revenaient victorieux d'Italie, +Versailles rayonnait, étincelait, mais pour s'éteindre. Il semblait, +encore un coup, porter le deuil du passé. + +Puis un jour, un terrible jour, il entendit, vers Châtillon, gronder le +canon prussien; il vit accourir les uhlans dans ses rues, caracoler les +dragons bleus devant la statue de Hoche, M. de Bismarck, à pied, s'aller +faire raser chez un coiffeur de la rue; et,--quelle douleur et quelle +honte!--la ville de Louis XIV et de la Révolution devint le quartier +général allemand, la cité du roi Guillaume. Que dis-je? Ce fut dans sa +galerie des Glaces que le roi de Prusse devint César; ce fut là qu'on +lui décerna le titre d'empereur. Dans la nuit qui suivit, toutes nos +gloires indignées frémirent le long des galeries funèbres. + +Enfin l'Allemand partit. Des troupes françaises reprirent la place +encore chaude de l'occupation germaine. L'Assemblée de Bordeaux +s'installa dans le théâtre qu'avait bâti, sous Louis XV, l'architecte +Gabriel, et Versailles entendit encore toutes les nuits le canon, mais, +cette fois, l'odieux canon de la guerre civile! + +Les pierres ont leurs destins, comme les livres. Qui eût dit, lorsqu'en +1770, le 16 mai, jour du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, on +inaugurait la salle de l'Opéra, qui eût dit qu'un siècle après, les +députés de la nation s'assembleraient là, sous la présidence d'un +illustre historien devenu chef d'un État si grand encore dans sa +chute? Cette salle de théâtre où, lors des noces du duc d'Orléans, +Louis-Philippe faisait représenter, pour la première fois, une pièce +de Molière _avec les costumes du temps de Molière_, qui eût dit qu'elle +serait l'asile d'une Assemblée, le logis d'un Parlement? + +Coquette, ornée, dorée, avec ses banquettes de velours rouge, ses +ornements d'or, ses colonnes de marbre, ses lustres élégants, ses +cristaux, son luxe à la fois charmant et somptueux, elle assiste à des +scènes que l'architecte n'avait pas prévues, et voit se dérouler, +devant le fauteuil à bras de cuivre du président, un drame dont on suit, +anxieux, les péripéties. Deux choses muettes marquent éloquemment dans +cette salle, l'une le temps, l'autre la température du lieu: c'est +l'horloge qui court au-dessus de la tribune, et le thermomètre placé +près de l'avant-scène de droite. Thermomètre politique, à coup sûr, et +qu'on voudrait toujours voir au _beau fixe_. + +Quelle étrange légende que celle de Versailles! On raconte que, la +nuit, lorsque les députés sont partis, tous les fantômes qui hantent +le palais, connétables aux brassards de fer, maréchaux, soldats, +diplomates, rois, princes, empereurs, tout ce qui est le passé, tout ce +qui fut la puissance et parfois la gloire, on raconte que ces spectres +se glissent le long de la galerie des Tombeaux, et là, pénétrant dans +la salle des séances, prennent place, à leur tour, sur les bancs de +la Chambre, et, sous la présidence de quelque aïeul de la patrie, +discutent, eux aussi, sur les destinées du pays. Alors, tous ces +fantômes que l'immortalité a faits clairvoyants et sages, s'unissent +dans une pensée suprême, et, qu'ils se nomment Philippe-Auguste ou +saint Bernard, Louis XI ou Commines, Henri IV ou d'Aubigné, Louis XIV ou +Jean-Bart, Louis XVI ou Lafayette, Hoche, Kléber ou Marceau, ils +n'ont qu'un mot, ils n'ont qu'un cri qui parfois fait vibrer les échos +assoupis de Versailles: _Vive la France!_ + + + + + LE DERNIER FANTÔME + 1873 + + + _«Napoléon III est mort ce matin, à 10 h. 45, + à Chislehurst.»_ + +C'est par cette laconique dépêche que Paris a appris la fin d'un +empereur qui pendant vingt ans a gouverné le monde, silencieux, et qui, +mort sans parler, dans le sommeil opaque du chloroforme, aura été, on +peut le dire, le _silence couronné_. + +Comme il faut que, dans la vie parisienne, tout se compose de +contrastes, c'est à la première représentation de la _Petite Reine_ et +dans un couloir des Bouffes-Parisiens, que la nouvelle nous est parvenue +d'une mort déjà connue depuis quelques heures. On pourrait écrire un +bien étrange article avec le récit de cette représentation où les +airs d'opéra-comique étaient coupés de philosophiques réflexions. +Les entr'actes se passaient à commenter les renseignements reçus, les +dernières consultations médicales, la situation nouvelle que faisait +aux partis cette disparition d'un homme; puis, au coup de sonnette du +théâtre, on regagnait son fauteuil, on se reprenait à écouter quelque +motif de valse, et tout était dit. J'ai fait d'ailleurs là une remarque +bizarre et qui ne saurait contribuer à augmenter beaucoup la somme de +respect qu'on éprouve pour une certaine humanité: c'est que, dans +tout ce public mêlé et disparate, ceux qui accueillaient avec le plus +d'ironie dégagée la nouvelle de ce dénoûment n'étaient pas toujours +les ennemis nettement déclarés de l'empire, mais, au contraire, ceux-là +mêmes que l'empereur vivant avait le plus volontiers comblés de ses +faveurs. + +Oui, tandis que les adversaires gardaient une attitude calme et +réservée, je voyais s'étaler dans quelque avant-scène tel personnage +dont le nom bien connu avait été longtemps compromis dans les intrigues +impériales, et j'entendais un homme qui a servi avec un zèle exagéré le +système tombé, rééditer, à propos de la _pierre_ de l'ex-empereur, un +vieux mot de Désaugiers et s'écrier en riant: + +--Décidément, il était au bout de sa _carrière_! + +--L'empereur est mort, vive la _Petite Reine_! ajoutait un autre. + +--L'empereur est mort, je marque le roi, avait dit un autre en jouant +aux cartes. + +Et tandis que l'opérette égrenait ses airs nouveaux, je songeais à la +place qu'avait occupée, usurpée ce mort, et j'évoquais des souvenirs +enfouis. Qui se souvient des jours où la parole gutturale de l'empereur +était anxieusement attendue, lorsqu'il ouvrait la session du Corps +législatif? En rappelant ces choses effacées, il me semble que je fais +ici de l'archéologie. Que c'est loin! que c'est confus! que c'est vieux! + +Depuis onze heures du matin, la grande cour du Louvre était alors +envahie par les curieux. On attendait. A Paris, on attend toujours. +Il est une race éternelle qui naît _public_, qui veut tout voir, tout +savoir, et qui, pour satisfaire sa passion dominante, restera deux +heures durant à faire «le pied de grue» et à «bayer aux corneilles», +deux comparaisons également _ornithologiques_. Le pavillon Denon, tendu +de draperies de velours pourpre semé d'abeilles d'or, était assiégé déjà +par une file d'équipages. Jusqu'à midi et demi, les voitures devenaient +de plus en plus nombreuses. On se pressait, on se poussait, on +descendait, on voulait voir. On entrait. Le péristyle et l'escalier +étaient littéralement ourlés de cent-gardes, roides dans leur cuirasse, +la carabine au pied, et semblables, dans leur superbe immobilité, à de +hautes statues polychromes. Les casques reluisaient et les poitrines +cuirassées se constellaient de paillettes à chaque rayon de soleil. En +haut, les musiciens des cent-gardes, en tunique rouge, se tenaient à +leur poste, leur clairon à la main. La galerie de l'École française, qui +aboutit à la salle des États, était alors transformée en un passage, et +traversée d'un bout à l'autre d'un tapis. Les reîtres de Valentin, les +moines de Lesueur, les philosophes du Poussin, regardaient, d'un air +étonné, ce défilé d'habits noirs et de robes claires, d'uniformes et de +chamarrures, qui allait durer une heure au moins. + +La salle des États était déjà envahie. On se plaçait comme on pouvait +dans les tribunes. Les dames, du haut des galeries, lorgnaient cette +foule de dignitaires, qui fourmillait et flamboyait de toutes ses +décorations et de toutes les couleurs de ses uniformes. A gauche, dans +la galerie supérieure, les ambassadeurs et les officiers étrangers +causaient en s'asseyant et regardaient. Les sénateurs et les députés, +les officiers, les magistrats, les archevêques, arrivaient par groupes. +C'était une confusion de tons crus qui pourtant s'harmonisaient. Un +peintre ami des demi-teintes eût poussé des hurlements devant cette +salle immense où se croisaient et semblaient se heurter les casques de +dragons et les chapeaux de Laure, la robe rouge des cardinaux et les +robes bleu de ciel des élégantes, les grands cordons des généraux et les +burnous blancs des chefs arabes. Fourmillement de couleurs, opposition +de taches brutales, rouge, vert, violet, bleu: ici les officiers +étincelants; là les groupes d'habits noirs entassés et comme troués de +cravates blanches; plus haut, le lilas, le rose, le gris perle, le bleu +tendre des robes, et pourtant,--ô politique de coloriste!--tout cela se +fondant en un vaste tableau à qui le dais de velours pourpre servait +de dernier plan, tandis que le plafond allégorique de Muller, avec ses +larges rinceaux et son amalgame de rouge et de jaune crus, tenait lieu +de ciel. + +Peu à peu l'oeil s'habituait à voir clair dans ce fouillis. On +distinguait et reconnaissait les visages. On analysait et lorgnait la +salle tout entière. Là-bas n'est-ce pas M. de Nieuwerkerke, en +habit rouge, causant avec le maréchal Canrobert? Voici M. Fould, +qui s'entretient peut-être de son nouveau projet de finances avec M. +Troplong. M. Duruy parle justement à Mgr Darboy. On se montrait M. +de Sacy, qui tout à l'heure allait prêter serment et qui étrennait +aujourd'hui son habit de sénateur. Et parmi les grandes dames +empoudrerizées, des actrices, des _curieuses_ du demi-monde sentant la +pommade de concombre, l'opopanax, l'eau de Lubin ou le patchouly. Dieu +me pardonne si j'eusse deviné qu'elles s'occupaient aussi des affaires +du pays! + +On détaillait et critiquait les toilettes. Presque partout des +fourrures. Le succès, tout compte fait, est pour cette jeune dame qui +regagne sa place, là-haut, à droite. La voyez-vous? Chapeau rose clair, +robe rose garnie de petit-gris, agréments roses, et pour manchon +un large ruban--rose encore--entouré de fourrure grise, un mouchoir +minuscule, moins que rien, un prétexte pour tenir un fragment de moire à +la main. + +Et pourquoi ce bruit, bon Dieu? Ce sont, me dit-on, les ambassadeurs +marocains qui font leur entrée. Je ne les aperçois pas. Mais on me +montre des officiers étrangers, des Prussiens en tunique sombre, +des Russes, des Circassiens avec le bonnet d'astrakhan. Ils viennent +compléter cet ensemble un peu officiel que le soleil, à force de +rayons, de lumière, de gaieté, rend pittoresque à satisfaire les plus +difficiles. + +Ah! comme il se jouait, en ces jours de parade et de pose, comme il se +jouait, l'ami soleil, sur ces épaulettes, sur ces croix, ces rubans, +ces crachats, ces dorures, ces velours, ces soieries, ces habits, ces +fresques un peu pâles et ce dais aux crépines d'or! Tout cela est usé, +passé, défraîchi, jeté à la hotte! Ci-gît tout ce fracas d'autrefois! + +Mais un mouvement soudain parcourait cette foule, qui se levait +brusquement. C'était l'impératrice. Elle s'avançait, montait sur +l'estrade et saluait. Elle avait un chapeau blanc, une robe lilas clair +sans volants et un mantelet de dentelle blanche. L'empereur venait +ensuite. Il s'asseyait sur le trône; à sa droite, le prince impérial; +à sa gauche, le prince Napoléon; derrière lui, les ministres, le prince +Murat et son fils en uniforme d'officier des guides,--tout un monde +disparu. + +Puis le discours, ce discours dont chaque mot tombait du haut de +l'estrade prononcé avec un accent hollandais, presque allemand. + +Le discours achevé, le défilé commençait. Les cent-gardes reformaient +la haie dans la galerie de l'École française et l'empereur sortait le +premier, puis l'impératrice. Vite, il fallait se mettre à la fenêtre +et regarder maintenant la cour du Louvre, la cour Napoléon III, où les +voitures fourmillaient, où la foule s'entassait, où le soleil éclatait, +joyeux, parmi les arbres encore verts. Des cent-gardes, à cheval, le +sabre haut, entouraient la voiture impériale; des musiques +jouaient soudain l'air de la _Reine Hortense_; çà et là les écuyers +s'empressaient, les valets de pied couraient, les aides de camp +éperonnaient leurs chevaux; puis toute l'escorte s'ébranlait et +brusquement disparaissait dans cette foule, du côté des Tuileries. + +La seule fois que je vis ce spectacle, je sortais, l'habit tout taché +de la poudre de riz des épaules involontairement frôlées en passant. Un +jeune homme brun, solide, énergique, se détacha de la foule et vint vers +moi en me disant: + +--Eh bien? + +Le _Eh bien?_ signifiait: «_Qu'a-t-il dit?_ A-t-il promis le despotisme +ou la liberté, la paix ou la guerre?» Chaque mot de cette bouche +d'augure couronné était attendu avec fièvre. + +--Eh bien? + +Et celui qui me demandait cela, avocat seulement connu alors de quelques +amis (c'était en janvier 1866), s'appelait Léon Gambetta. + +Souvenirs d'avant le déluge! + +Puis je me rappelais encore, entre autres choses, ces journées de +l'année 1867, où Paris, devenu le caravansérail des rois et le cabaret +de l'Europe, accueillait à la fois tant de souverains, et, parmi eux, le +roi de Prusse et le czar. + +L'arrivée du czar à Paris! Elle venait se présenter à mes yeux, vision +éblouissante et folle! + +Un temps superbe, le ciel d'un bleu tendre, à la Corrége, les boulevards +envahis. De l'entresol au faite des maisons, les fenêtres garnies, les +balcons pleins; dés robes claires, gris de perle, violet tendre; +de jolis visages impatients et caressés par le vent, frissonnant, +bavardant; des milliers de ces drapeaux de toutes les couleurs qui sont +de toutes les fêtes, de toutes les entrées et de toutes les sorties de +rois. Les drapeaux russes faisaient d'ailleurs un peu défaut dans +ce pavoisement général. On ne les connaît guère, et puis le Parisien +patriote croit bravement que c'est bien assez de fêter un czar avec des +drapeaux tricolores. Le trottoir est encombré. Une quadruple rangée +de curieux forme, le long de la grande voie, comme une double croûte +bruyante, remuante, que le cordon des sergents de ville force à demeurer +rectiligne. C'est la même foule qui, attendant aujourd'hui l'empereur de +Russie, attendait, il y a douze ans, la reine d'Angleterre, et justement +pendant qu'on tuait des soldats russes. C'est la foule que j'ai vue +frémissante à l'arrivée des soldats de Crimée, au retour des soldats +d'Italie; la même foule qui accourait vers le Prince-président sur +ces mêmes boulevards, après son voyage en province; la même foule +qui défilait, enthousiaste, pendant de longues heures, devant le +gouvernement provisoire de la République française. Cela fait rêver +qu'un même peuple puisse aimer autant les spectacles, et des spectacles +de si diverses colorations. + +Tout ce monde attend, la tête tournée vers le boulevard Poissonnière, +par où l'on doit apercevoir le cortége. Le bruissement des foules, +continu, mais heurté, qui enfle, gonfle, puis diminue, pour croître +encore, emplit cette immense veine de Paris où, à cette heure, le sang +afflue. + +Les femmes paraissent enchantées. J'entends une fort honnête bourgeoise +dire à son mari, tout haut: «Il paraît qu'Alexandre Il est un fort bel +homme.» Elles aiment à voir, et surtout à être vues. S'il allait tout +particulièrement saluer l'une d'entre elles, en passant! J'en vois qui +ont de gros bouquets à la main. Une femme qui oserait jeter des fleurs +dans la voiture d'un homme qu'elle ne connaîtrait pas semblerait +vaguement exaltée, mais la calèche d'un czar n'est pas une calèche +ordinaire. Mesdames, apprêtez vos roses! + +Le malheur est que les souverains vont arriver en voiture close. Un +frémissement profond, un vaste remous, l'ondulation et le tassement de +la croûte de curieux. Ce sont Eux! Les sabots des chevaux battent le +macadam comme des marteaux d'enclume. Des lanciers passent, le soleil +pailletant leurs épaulettes, frappant droit sur la blancheur de +l'uniforme et faisant jaillir mille éclairs des visières, des galons, +des pompons, des boutons et des sabres. Puis les cent-gardes, colosses +bleus, blancs, piqués de rouge, crinières éparses, éblouissants. La +voiture qui porte deux empereurs et leur fortune, sans compter un +empereur futur, passe rapidement. Le temps de saisir l'attitude +roide, l'air froid, les grandes moustaches, la tête fière sur un torse +splendide du czar qui s'enfonce dans l'angle de la voiture, et les +regards curieux, impatients de voir, presque joyeux du czaréwitch et de +son frère: tout est fini dans un coup d'oeil. + +Maintenant c'est l'escorte, c'est l'état-major, ce sont les généraux, +les ministres, les colonels, les secrétaires, les conseillers: des +épaulettes blanches et larges, des poitrines criblées de croix, +des rubans et des grands cordons, des têtes blondes, de race slave, +énergiques, altières: la même expression sur les visages. Sourire de +gala chez ceux qui reçoivent, remercîment calme et diplomatique chez +ceux qui sont reçus. Puis le brouhaha des soldats, des piqueurs, de la +cavalerie. A la fin, une voiture découverte, et, magnifique dans +son costume, un officier russe, immobile, avec une poignée de plumes +blanches qui flottent, au sommet de son casque, comme un duvet de cygne. + +Les curieux n'ont plus rien à voir et suivent, un moment encore, le +cortége qui disparaît dans la lumière, cavaliers, écuyers verts galonnés +d'or, équipages étincelants que semblent emprisonner les escadrons +au-dessus desquels se dresse la grêle forêt des lances. On se sépare +ensuite, le trottoir se répand sur la chaussée; une mer de chapeaux +noirs, de chapeaux gris, où s'agitent comme de petites vagues les +chapeaux féminins bleus ou roses, ondule, se mêle et se heurte. +Les observations vont leur train.--«J'aime l'uniforme bleu des +grands-ducs.--Ils sont donc décorés de la Légion d'honneur?--Enfin, +ils ont une qualité, après tout, ils sont exacts!» O triomphe de la +démocratie! Les souverains auront beau faire, dorénavant, c'est toujours +le peuple qui dira, comme jadis Louis XIV:--_J'ai failli attendre!_ + +On n'avait point fait passer la voiture du czar par le boulevard de +Sébastopol, ce qui eût été fort impoli, mais on avait cependant permis +à Sa Majesté de contempler la colonne de la place Vendôme. Du haut de la +plate-forme de bronze, le jour de l'entrée des alliés et de l'empereur +Alexandre Ier à Paris, le fils de Gracchus Babeuf se précipita de rage, +tête baissée, sur le pavé. J'ai entendu traiter ce suicide, l'autre +soir, de folie pure. Mais quelle chose bizarre, me disais-je alors, que +ce voyage tout fraternel de l'empereur de Russie rappelle inévitablement +la tournée moins amicale de 1815! Au fait, pourquoi oublierions-nous +cette date assez cruelle, lorsque nos voisins mettent un soin si tenace +à se la rappeler? + +Et j'ajoutais: + +--A cette heure, il y a, de par le monde, en Prusse et en Russie, de +braves gens qui se racontent avec une espérance avide la _légende_ de +l'invasion. Il y a de vieux guerriers courbés et blanchis qui ont gardé +sur les lèvres l'âcre saveur du vin de Suresnes, et qui voudraient +bien encore en goûter. Il y a des conteurs éloquents qui répètent à +la jeunesse ébahie comme Schwarzenberg savait conduire son armée à la +victoire, à la mangeaille et aux jolies filles. Que de gens, là-bas, +rêvent des séductions gigantesques des galeries de bois du Palais-Royal +et des tripots de la rue Vivienne. Ils ont vu cela, et voudraient le +revoir; ou leur père, ou leur oncle leur en ont parlé, et ils grillent +de savoir si le père a menti. Dans je ne sais quel écrit francophage, +le vieux Goerres, un de ces _capucins allemands_ dont se moquait si bien +Ludwig Boerne, parle des _souvenirs sacrés de Montmartre_. Ces Prussiens +pensent naïvement qu'ils pourraient encore escalader la butte. Arndt le +répète assez souvent dans ses oeuvres. + +Nous l'avions trop oublié, nous! + +Ainsi j'évoquais ces journées d'autrefois. + +Puis, après le souvenir de cette cavalcade souveraine, c'était le grand +jour de la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie.--Ce +même jour où l'on apprit la mort de Maximilien, fusillé. + +Paris s'était réveillé, ce jour-là, comme un homme qui, au lendemain +d'un bal masqué, recevrait un billet de faire part. Le coup de foudre +venu du Mexique avait tout interrompu, fêtes et réceptions officielles, +et le sultan en était réduit à visiter sans bruit nos monuments, tandis +que le prince de Galles, plus curieux, allait contempler, au théâtre +chinois de l'Exposition, _le Mangeur d'oeufs et l'avaleur de sabres_. + +Quel dénoûment terrible à la plus incroyable des aventures! La tragédie +certes n'est pas morte et le théâtre futur a encore là tout tracé, tout +sanglant, un sombre et dramatique sujet. Shakspeare n'eût pas rêvé un +cinquième acte plus atroce. Au Mexique d'ailleurs les drames finissent +ainsi--par la fusillade--pour les grands et pour les petits. On fait bon +marché de la vie humaine. Empereurs et partisans, qu'importe! Deux +coups de mousquet, et tout est dit. Le sang sèche si vite sous le grand +soleil! + +Quarante-trois ans, presque jour pour jour, avant la mort de Maximilien, +un autre empereur, l'Espagnol Iturbide, tombait sous les balles +mexicaines, le 19 juillet 1824, comme est tombé, le 19 juin 1867, +l'empereur Maximilien. Lui aussi, Iturbide, avait fait vaillamment le +sacrifice de sa vie. Chassé des États qu'il avait conquis, proscrit par +le congrès, réfugié en Angleterre, menacé de mort s'il remettait le pied +sur le territoire de la république mexicaine, il s'embarqua à Londres +avec ses enfants, revint au pays qui le repoussait, et en débarquant, +alla droit au général Felipe de la Garza en lui disant:--Je suis +l'empereur! + +Garza répondit en lui demandant son épée et en lui annonçant de se +préparer à mourir.--«Quand cela?--Dans trois heures.» Iturbide +s'inclina et réclama son chapelain. Mais au moment de donner l'ordre de +l'exécution, le commandant Garza hésita, soit crainte, soit pitié, et +envoya au congrès de Tamaulipas, séant à Padella, la nouvelle de la +capture; puis, sous bonne garde, il conduisit le prisonnier aux députés, +en donnant--chose bizarre!--à Iturbide lui-même le commandement des +soldats de l'escorte. Il faut lire dans Magnabal le récit de cette +singulière et lugubre catastrophe. En arrivant à Padella, l'empereur +apprend que le congrès, constitué en tribunal, l'a déjà condamné à mort; +il était six heures du soir. «Savez-vous,» dit Iturbide aux soldats, +«savez-vous ce qui arrive! Vous allez me fusiller, mes amis...»--Et au +moment de partir: «Allons donner un dernier coup d'oeil au monde!» +Le lieu de l'exécution était assez éloigné. «On me fait marcher bien +longtemps», répétait le condamné. Quand on s'arrêta, il détacha de son +cou son rosaire, le donna au prêtre: «C'est pour mon fils aîné.»--Et +prenant sa montre: «Pour mon plus jeune fils. Arrêtez les aiguilles +à l'heure de ma mort. Quant à cette lettre, elle est pour ma femme.» +Ensuite regardant sa bourse, il y trouva trois onces d'or en petite +monnaie et les fit distribuer à la troupe. + +Au moment de donner le signal des coups de feu, Iturbide s'écria d'une +voix claire: «Mexicains, à cette heure de mort, je vous recommande +l'amour de la patrie, c'est lui qui doit vous conduire à la gloire. +Je meurs pour vous avoir secourus, mais je meurs content, parce que je +meurs parmi vous.--Feu!» dit-il ensuite à l'adjudant Castillo. Il tomba +roide mort. + +Le dernier fils d'Iturbide, le prétendant au trône, vient de mourir +après avoir tenu un cabaret aux environs de Paris, dans la banlieue[21]. + + Un cabaret chantant au coin d'un carrefour! + +[Note 21: Les journaux annoncèrent ainsi cette mort: + +«Hier, vers neuf heures du matin, passait silencieusement, dans la +grande avenue de Neuilly, un corbillard des pauvres, suivi d'une +cinquantaine de personnes. + +»Ce modeste convoi n'était autre que celui d'un prince de sang impérial, +le prince Iturbide, que de rares amis et quelques voisins accompagnaient +à sa dernière demeure. + +»Le deuil était conduit par M. Lemaire, président de la Société de +Saint-Vincent de Paul. Après une messe basse, dite par M. Bazin, vicaire +de la paroisse de Neuilly, le corps a été inhumé dans un petit coin du +cimetière, une simple concession temporaire faite pour sept ans. + +»Quand on songe qu'au bout de ces sept ans le terrain sera +très-probablement retourné et qu'il ne restera plus de traces de celui +dont le père fut empereur du Mexique! + +»Actuellement une croix de bois noir, avec le nom du défunt, rappelle +seule qu'un prince gît sous cette terre. + +»Nous avons été voir cette tombe, hier après midi; sur le tertre +fraîchement remué, il n'y avait pas une couronne, pas même une simple +fleur. + +»Le prince Augustin-Cosme Iturbide était âgé de quarante-huit ans, et +demeurait à Paris depuis le mois de décembre 1865. + +»Augustin Iturbide, quoique sans fortune, avait néanmoins de quoi vivre. +Cédant aux sollicitations d'une femme qui exerçait un grand empire sur +lui, il avait, en 1866, fondé une table d'hôte au n° 6 du boulevard +Montmartre, et, en 1867, acheté un bal-concert à Courbevoie. + +»Il ne reste plus maintenant, des huit enfants de l'empereur Iturbide, +qu'une princesse, âgée de cinquante-deux ans, et qui demeure à +Bayonne.»] + +Quel triste roman que l'histoire, et comme elle se répète jusqu'à +faire trouver banale l'horreur elle-même. Qu'elle nous garde d'ailleurs +d'ironiques et cruelles antithèses! Oui, je m'en souviens, c'était +au moment de présider à la distribution des récompenses au Palais +de l'Industrie, que Napoléon III recevait la terrible dépêche, aussi +terrible que celle de janvier 1873! Quel refrain à l'hymne qu'avait +composé Rossini que cet écho de la mousqueterie de Juarez! + +Spectacle évanoui et que je revoyais l'autre soir; j'avais devant +les yeux encore ce tableau étonnant. Vingt mille personnes entassées, +toilettes claires, uniformes, habits noirs constellés de croix, +toutes les dorures et chamarrures de la terre. Il avait plu des ordres +étrangers. Tout d'abord les détails se perdaient dans l'ensemble; quand +on fermait les yeux à demi, cette foule semblait immobile et telle qu'on +aurait pu la regarder dans un stéréoscope. La lumière se décolorait, +on n'avait plus devant soi qu'un entassement sombre où se détachaient, +pressés, grenus, les chapeaux blancs, lilas ou roses et la poudre de riz +des épaules apparaissant sur les gradins comme s'il y avait neigé. Si +l'on essayait ensuite de saisir d'un coup d'oeil le vaste ensemble, +c'était un éblouissement. Tamisés par des velours d'un bleu doux ou d'un +vert d'eau parsemés d'étoiles, les rayons de soleil ne perçaient que +çà et là, comme d'un jet incandescent, ce je ne sais quoi de tendrement +opaque qui était le jour. Autour du palais, des faisceaux de drapeaux; +en bas, la foule avec un demi-murmure, fait non pas de joie grondante, +comme dans les fêtes publiques, mais de menus propos à voix basse, comme +dans un salon. Parfois des remous la parcouraient, et ces milliers de +têtes se penchaient, se courbaient vers un seul point--l'empereur--comme +des épis sous le vent. Au-dessus des gradins, les éventails s'agitaient +comme des ailes de papillons avec des frémissements voluptueux. Les +invités allaient, venaient, longeant l'immense bordure de fleurs; les +exposants se groupaient autour de leurs chefs-d'oeuvre industriels +disposés en faisceaux. Puis si l'on découpait de petits points de vue +dans la fourmilière, peu à peu émergeait quelque rouge tunique, quelque +étonnant costume, le bonnet à aigrette et la pelisse fourrée d'un +Magyar, le casque d'un Prussien, l'uniforme élégant d'un officier de +Cosaques, la robe brodée d'un Persan. Il y avait là de la féerie. +Et parmi ces splendeurs orientales, à côté des ambassadeurs à grands +cordons, leurs rubans au cou et leurs plaques de diamants sur la +poitrine, on apercevait en simple frac, mais en tenue correcte de +_gentlemen_ républicains, quelques-uns des ministres des États-Unis +d'Amérique. + +Et pâle, troublé, essayant cependant de sourire, Napoléon, tout en +distribuant les récompenses, entrevoyait dans cette foule le spectre +sanglant de Maximilien. + +Ce spectre devait le hanter plus d'une fois. On a retrouvé, dans le +tiroir même du bureau de l'empereur, une photographie de la redingote et +du gilet troués de balles que portait l'archiduc à Queretaro. Napoléon +conservait aussi (pourquoi?) une gravure allemande--quelque dessin du +_Kladderadatsch_ sans doute--où il était lui-même représenté debout +dans son lit, tandis que le fantôme de Maximilien venait, enveloppé d'un +suaire taché de sang, lui dire: + +--Les balles qui m'ont frappé rejaillissent jusqu'à ton front! + +Napoléon devait en effet amèrement regretter d'avoir jeté dans une telle +aventure l'infortuné Maximilien; et qui sait si des larmes impériales +n'ont point coulé sur les photographies de ces vêtements déchirés par +les balles? + +Il ne faudrait pas trop, d'ailleurs, s'abandonner au sentiment et, par +amour de l'équité, par un penchant naturel vers la justice, sembler +prendre le parti d'un ennemi qui fut implacable. Le sentiment et la +sentimentalité sont, en politique, deux guides exécrables, et ce furent +ceux-là, il faut bien le reconnaître, que suivit le plus souvent cet +homme de lettres manqué, ce chasseur de chimères qui fut le prince +Louis-Napoléon Bonaparte. La nature personnelle de cet homme (pour +n'envisager sa physionomie que par des côtés intimes) était absolument +opposée à tout ce qui dans le monde est immédiatement applicable et +pratique. Ce n'est point par de vaines raisons qu'étant jeune, il +s'était senti attiré par les poésies de Schiller et qu'il en avait +traduit quelques-unes. Il y avait en lui de l'Allemand, non point de +l'Allemand pratique, Yankee d'Europe, métis de juif et de Germain que +nous a révélé la dernière guerre, mais de l'Allemand à la façon des +portraits que nous traçait jadis Mme de Staël, de l'Allemand rêveur et +perdu dans les brouillards du Rhin. On pouvait se faire une idée exacte +de l'esprit même de Napoléon, en jetant sur son cabinet de travail, +aux Tuileries, un coup d'oeil, même rapide. C'était là une accumulation +étrange d'objets disparates, témoignant de préoccupations multiples; +mais, par une rencontre singulière, on s'apercevait bien vite que tout +ce qu'il y avait de chimérique au monde, d'impossible, d'irréalisable, +d'impraticable, était l'objet des sollicitudes constantes, des études +de l'empereur, tandis que tout ce qui était net, tangible et d'intérêt +direct, ne l'attirait, ne le sollicitait que médiocrement. + +Devant lui (mais à peine consultés) étaient entassés les dossiers +relatant les forces exactes de la Confédération du Nord, les rapports +clairs et alarmants du colonel Stoffel (qui depuis...), les relevés +de chiffres, tout ce qui devait forcer un souverain à se mettre +immédiatement en demeure de maintenir l'État dans la force voulue. Mais +peu importait évidemment tout cela à Napoléon III. Ce qui l'attirait, +ce qui le séduisait, c'était ou un modèle curieux de canonnière, ou une +mitrailleuse perfectionnée, ou un sac inédit, ou une bouillie nutritive, +sorte de brouet à l'usage de l'armée, toutes choses dont les modèles ou +les échantillons étaient là, inutiles, chimériques dans l'application, +mais examinés évidemment avec soin, patiemment, longuement, par un +esprit rêveur qui avait cette manie spéciale d'inventer et d'innover +dans un art où il fut toujours profondément inhabile, l'art militaire, +le plus opposé de tous à son tempérament de songeur. + +Il aimait si fort la chimère,--ce mot qui, en parlant de lui, revient +sans cesse sous la plume,--que sa grande oeuvre littéraire, la _Vie +de Jules César_, fut encore une chimère en action. Il s'était épris de +cette grande et redoutable figure, César, dont il semblait vouloir faire +comme un aïeul de sa propre race, se croyant lui-même le petit-fils de +la déesse. Négligeant les affaires du pays pour la confection de cet +ouvrage inachevé, mosaïque érudite à laquelle tous les savants du monde +apportaient leur caillou, il était heureux de s'enfermer, en compagnie +de quelque membre de l'Académie des inscriptions, avec de vieux textes, +de vieux parchemins et de vieilles médailles. Il croyait alors trouver +lui-même ce qu'on lui indiquait et traduire ce qu'on lui expliquait. +Cette humeur mal étouffée d'homme de lettres, de rêveur _schillérien_, +qui avait été celle de sa jeunesse, se montrait encore et réapparaissait +jusque dans sa vieillesse. Et puis il éprouvait une profonde joie à +goûter, décernée par les plus brillants des écrivains de son temps, +cette louange littéraire, si douce et si caressante au coeur de l'homme. +Des gens qui n'avaient pas le courage d'achever la lecture du lourd +travail impérial, n'en écrivaient pas moins à l'auteur, en accumulant +les louanges et les flatteries, que la _Vie de César_ était le monument +littéraire de ce siècle. Il devait bien, à ses heures de retour sur +lui-même et de lucidité, il devait fièrement mépriser l'humaine +espèce, cet empereur tombé, qui avait tour à tour connu de si près les +flatteurs, les exploiteurs, les complices et les ingrats. + +Mais quoi! une sorte de confiance fataliste et une foi en lui-même le +soutenaient contre des réflexions pareilles. On a retrouvé, dans un +carnet de sa jeunesse, les pensées qui agitaient alors son âme, la plus +troublée, la plus hésitante, la mieux préparée à devenir la proie des +intrigants qui fût jamais: + +«_J'affronte un orage; un souffle m'abat_», écrivait-il alors, dans ces +années où, loin de France, il errait, tantôt à Port-Louis, tantôt à Rio. + +Un peu plus loin, dans ces notes, il ajoute, rapportant quelque parole +féminine qu'il applique à sa propre destinée: + + «_J'ai été gâtée, jeune, brillante, recherchée, encensée, + calomniée, persécutée, mourante, réhabilitée,--et me voilà!_» + +Ce _et me voilà!_ résumerait toute sa théorie fataliste. Le principal, +à ses yeux, était de durer pour survivre aux événements et aux hommes +et pour les dominer. Cette idée, on la retrouve encore plus d'une fois +exprimée dans ses pensées de jeunesse. + +Il écrit cela justement au lendemain de l'attentat de Strasbourg. +«_Je crois en moi!_» Cette foi en lui-même, ou plutôt en l'idée +napoléonienne, à ce rêve colossal et insensé de la famille, c'est ce qui +devait faire la force de cet homme, lui assurer un jour (et en dépit +de ses propres fautes) le premier rang dans ce pays de France, attaché +alors en esclave à cette légende bonapartiste, faite de rayons et de +brumes, aujourd'hui dissipés. + +Nous devions payer terriblement cher ces hallucinations et ces +admirations instinctives de la force. Mais, personnellement, nous avons +assez combattu l'empire, alors qu'il était puissant, pour garder une +réserve devant l'empereur mort. Il y a là cependant une leçon de morale +qu'on doit donner à méditer aux peuples. Toute nation qui s'abandonne +elle-même, par terreur des éléments qu'elle contient dans ses flancs, +est une nation perdue. Elle craint d'enfanter dans la douleur, et, par +crainte de ce mal, elle se déchire elle-même et se laisse déchirer les +entrailles par un sauveur qui fait durement solder son opération. + +La maladie suprême de Louis-Napoléon est d'ailleurs un dernier argument +contre la monarchie. Il est évident que, douloureusement affecté par +ce mal mortel qui l'a terrassé, Napoléon n'avait plus, surtout dans ces +dernières années, la liberté de penser et d'agir. C'est le propre de +semblables maladies d'absorber et de faire converger sur un seul point +toutes les facultés d'un être. L'histoire physiologique tirera parti, +un jour, du dépôt d'oxalate de chaux de l'ex-empereur. La vessie de +Cromwell, dont parlait Pascal, la fistule de Louis XIV, qu'a rendue +célèbre M. Michelet, ont désormais un pendant. Il est proclamé que +c'est à un malade que la France, au mois de mai 1870, avait remis ses +destinées; que c'est un malade qui, en juillet, n'a pas eu la force de +résister à ceux qui le poussaient à faire la guerre à l'Allemagne, dans +l'espoir d'y trouver quelque profit; que c'est un malade qui, après +Woerth et Forbach, a perdu, à Metz, des jours précieux pour le salut +de l'armée en s'obstinant à rester à la tête des troupes; que c'est un +malade, enfin, qui a guidé ou embarrassé, de Châlons à Sedan, la +marche de la dernière armée de la France, et que c'est un malade qui +a enveloppé dans sa chute le drapeau même de la patrie. Voilà ce que +risquent les nations en ne trouvant point l'énergie de se gouverner +elles-mêmes, en abdiquant leur volonté, leur libre arbitre et leur +conscience! + +Je n'oublierai jamais le départ de l'armée de Châlons, par un matin +pluvieux du mois d'août. Quelle triste aurore, frileuse et sombre comme +un jour d'automne! Les soldats harassés pataugeaient dans la boue, +déroulant les longues files de leurs colonnes silencieuses. Parmi eux, +l'empereur, en voiture, drapé dans un caban doublé de rouge, passait, +saluant çà et là des troupiers qui ne lui rendaient déjà plus le salut. +Cela sentait la ruine et la défaite. Un vent de débâcle sifflait et +nous regardions tout, le coeur comprimé et désolé, car il s'agissait +maintenant du salut de la France. + +Quelques jours avant la déclaration de guerre et l'entrée en campagne, +une consultation de médecins avait eu lieu sur l'état de la santé de +Napoléon, et le docteur G. Sée avait été chargé de faire connaître un +diagnostic détaillé. Ce diagnostic aujourd'hui appartient à l'histoire +aussi bien que le registre de Fagon. A cette époque (5 juillet 1870), +il ne restait d'une _anémie_ ancienne, due à la captivité de Ham, +c'est-à-dire à une aération insuffisante et à des influences morales, +d'autres traces que des hyperesthésies cutanées et musculaires, des +douleurs superficielles de la peau des cuisses, une grande sensibilité +près des articulations des pieds. Quelques phénomènes goutteux se +montraient aussi çà et là. Mais la véritable maladie, M. Sée ne s'y +trompait pas, c'était la lésion de la vessie. + +Il faudrait lire avec ses termes scientifiques la description des +hématuries, de la dysurie, que donne le savant docteur. Bref, M. Sée +concluait ainsi: «Nous considérons comme nécessaire le cathétérisme +de la vessie à titre d'exploration, et nous pensons que le moment est +opportun, par cela même qu'il n'y a actuellement aucun phénomène aigu. +Si, en effet, la dysurie ou la purulence, ou les douleurs augmentaient +ou reparaissaient, on aurait à craindre de provoquer par l'exploration +une inflammation aiguë.» J'ignore si les opérations du docteur Thompson +ont amené ce que redoutait le docteur Sée, et jusqu'à cette heure on +n'est pas tout à fait renseigné, à Paris, sur la cause suprême de la +mort de Louis-Napoléon. Toujours est-il que le malade était déjà à demi +condamné lorsqu'il partait presque furtivement de Saint-Cloud en juillet +1870, pour se rendre à Sedan, où il eût pu mourir sans les souffrances +matérielles et morales de ces deux dernières années et avec l'auréole +du devoir et du sacrifice qui manque terriblement à cette mort de +Chislehurst. + +Il me semble, au surplus, le voir errer, attristé, abattu, dans ces +appartements de Campden-House, où, posant la main parfois sur quelque +écrit de sa jeunesse, il devait lui arriver de relire ce qu'il avait +écrit, au temps jadis où il rêvait d'amalgamer le socialisme de M. Louis +Blanc avec le régime policier de Fouché. Peut-être a-t-il retrouvé alors +cette phrase qu'il écrivait, voilà longtemps, dans son travail: _De +l'organisation militaire en France_, où il réclamait précisément le +système prussien, le service obligatoire pour tout citoyen valide: + +«Si l'humanité permet qu'on hasarde la vie de millions d'hommes sur le +champ de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle +flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans +le seul but d'enflammer l'opinion publique et de soutenir, par quelque +expédient, un pouvoir toujours dans l'embarras.» (Ham.) + +Peut-être encore a-t-il pu méditer, dans son exil de châtelain anglais, +cette vérité qu'il a démontrée après l'avoir proclamée: «_On ne bâtit +rien de solide sur le mensonge_.» + +Et maintenant, tout est dit. L'homme qui tint si longtemps le sort de +la France entre ses mains et dont l'Europe attendit souvent la parole, +lorsque arrivait une année nouvelle, pour savoir si le monde demeurerait +en paix ou s'égorgerait cette année; ce somnambule couronné, qui meurt +dans son rêve inachevé, ce César est couché là-bas, dans un cottage des +environs de Londres. Il est parti de l'exil pour aboutir à l'exil. Né +avec une âme tendre, il a commis peu à peu, en avançant dans la vie, +tout ce que peut commettre un caractère ambitieux et pusillanime. «_Sa +mère lui sera fatale_», écrivait de lui le roi Louis de Hollande, qui +voyait avec effroi la reine Hortense entretenir des rêves de pouvoir +dans cette jeune tête. Le roi Louis oubliait combien cette fatalité +pèserait aussi sur la France. + +L'empire maintenant n'est plus qu'un souvenir. Un jour, dans une leçon +publique, en Sorbonne, M. Saint-Marc Girardin (qui n'en faillit pas +moins devenir plus tard sénateur de l'empire) expliquait un passage +d'une tragédie, lorsqu'il arriva et s'arrêta à ce vers: + + L'empire est quelque chose et l'empereur n'est rien + +--Messieurs, interrompit alors le professeur, ne pourrait-on pas dire, +avec plus de vérité encore, mais en prose: «L'empereur est quelque chose +et l'empire n'est rien!» + +Et tout aussitôt ce fut, à cette allusion directe, un tonnerre +d'applaudissements dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. M. +Saint-Marc Girardin avait raison. L'empereur était la clef de voûte d'un +système qui devait s'écrouler après lui. Ce n'est pas seulement +Napoléon III qui gît, à cette heure, glacé et sans vie, dans la tombe de +Chislehurst,--c'est l'empire. + +FIN + + + +TABLE DES MATIÈRES + + Préface. + L'Abbé Hardy et Lucile Gautier. + Le 20 juin 1792. + Le 10 août 1792. + La Place Dauphine. + Mademoiselle de Sombreuil. + La Maison de Marat. + La Rotonde du Temple. + L'Hôtel Chantereine. + Les Autographes. + Charles Nodier et sa jeunesse. + Les Cimetières parisiens. + Moreau de Jonnès. + Champigny. + Saint-Cloud. + Paris après la Commune. + L'Hôtel de ville. + De Germinal à Prairial. + La Fête mortuaire d'Alexandre Dumas. + Versailles. + Le Dernier Fantôme. + + +FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES + + +PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2 + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Ruines et fantômes, by Jules Claretie + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RUINES ET FANTÔMES *** + +***** This file should be named 17830-8.txt or 17830-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/8/3/17830/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/17830-8.zip b/17830-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0be4626 --- /dev/null +++ b/17830-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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