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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:58 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Ruines et fantômes, by Jules Claretie
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Ruines et fantômes
+
+Author: Jules Claretie
+
+Release Date: February 22, 2006 [EBook #17830]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RUINES ET FANTÔMES ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
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+
+ JULES CLARETIE
+
+
+
+ RUINES
+ ET
+ FANTÔMES
+
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE BACHELIN-DEFLORENNE
+ 3, Quai Malaquais, 3
+ _Succursale_, _boulevard des Capucines_, 10
+ _et place de l'Opéra_, 6
+
+ 1874.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+_A mesure qu'il avance dans la vie, l'homme risque fort de heurter du
+pied contre quelque ruine, et il marche escorté comme d'un essaim de
+fantômes. Ruines et fantômes! C'est le bilan des choses humaines: ruines
+d'illusions, fantômes de souvenirs. Il suffit d'errer ou de penser pour
+se voir ou plutôt pour se sentir entouré de tout ce qui est mort autour
+de nous et de tout ce qui est devenu invisible._
+
+_Qui donc a prétendu que les spectres n'existaient pas? Ils sont
+partout; partout l'homme vieilli rencontre, au détour d'une année qui
+finit, d'un anniversaire éloquent qui parle du passé, une foule de
+choses blêmies et perdues à demi dans la brume, et qui sont des spectres
+en vérité, spectres d'affections ou d'illusions mortes. Que de spectres
+ainsi logés dans ce Paris que les vivants croient habiter seuls! Dans
+presque toute chambre, nid clos ou discret, où deux amoureux s'aiment,
+deux ombres se glissent, qui jadis, à la même place ont échangé aussi
+leurs baisers ou leurs soupirs. Le monde des fantômes tient autant de
+place que l'autre._
+
+_Je le sens bien, à cette heure même où une nouvelle année s'ajoute pour
+moi aux années passées, et où le jour de ma naissance me fait regarder
+un moment en arrière. Sans être vieux, que j'en ai vit mourir!_
+
+_Oui, que de visages déjà pâlis! Que d'yeux autrefois rayonnants
+d'espoir et maintenant à jamais clos ou plutôt disparus dans leurs
+orbites creuses! Ruines humaines, fantômes d'amours, d'amitiés,
+d'espérances, de gaietés, fantômes des jeunes années, des premières
+joies et des premiers rêves! On n'a plus, passé trente ans, qu'à se
+baisser pour ramasser à terre la poussière de ce qui fut la vie, cendre
+chaude encore de passion ou encore humide de larmes._
+
+_Pourquoi donner ce titre à ce livre:_ Ruines et Fantômes? _Il n'est pas
+un seul des travaux humains qui ne pût être appelé ainsi. Tout finit,
+non par des chansons, comme disait Beaumarchais en ses ironies, mais par
+des ruines, comme le criait le vieux Job en ses lamentations. Pourtant
+les ruines étudiées ici et les fantômes évoqués sont des spectres et des
+débris d'espèce particulière._
+
+_Ainsi j'ai ramassé les miettes du curieux.
+
+Ce sont les courses à travers le vieux Paris, les causeries en chemin,
+les souvenirs de l'histoire, tout ce qu'une vieille muraille contient
+d'inconnu, tout ce qui se tient tapi aux angles secrets des logis
+anciens; c'est, en un mot, le passé que je recherche et qu'on
+trouvera dans ces pages. Comme il console du présent! Quelle volupté
+n'éprouve-t-on pas à feuilleter, si je puis dire, les vieilles rues
+comme à cheminer à travers un livre! Plaisirs de coin du feu ou joies de
+chercheur et de touriste, vous vous ressemblez tous. C'est toujours la
+curiosité qui sert de guide, l'appétit de savoir qui nous pousse, le
+besoin de consolation et d'oubli qui nous mène._
+
+_Plaisir d'hiver que celui de ces lectures; et l'hiver n'est-il point le
+temps des évocations et des souvenirs?_
+
+_Ce n'est pas quand le bois feuillit, que l'eau tiède court gaiement
+sous les saules verts; ce n'est pas quand luit le soleil, quand le ciel
+est bleu, le vent doux, le temps heureux, qu'on se plaît à les faire
+revivre, les chers fantômes! Mais vienne novembre ou décembre, l'heure
+des brouillards malsains, des lourdes et longues heures, des veillées
+peuplées de songeries, alors, sous la lampe, en rêvant, tandis qu'un
+bruit indistinct de chars roulant sur le pavé vous arrive à travers les
+rideaux tirés, on se laisse doucement aller à jeter un regard au passé,
+regard d'adieu ou de regret, ou de mépris, selon le fantôme évoqué, le
+souvenir réveillé, le nom prononcé tout bas!_
+
+_Puis, quelle volupté intime, lorsqu'on ouvre les tiroirs, lorsqu'on
+relit les vieux écrits, les lettres, les articles ébauchés, les journaux
+à demi déchirés, et qu'on y retrouve, comme dans un sachet fané, un
+vague parfum d'autrefois!_
+
+_Et c'est ainsi, que parmi les feuillets jaunis, les chapitres oubliés,
+j'ai retrouvé et recueilli ces pages d'un autre temps. Histoire,
+souvenirs, détails inconnus, révélations rapides, mais précieuses et
+exactes, mémoires des monuments, chroniques des pierres et des murs,
+larmes des choses, comme dit Virgile: voilà ce qu'il contient, ce livre
+dédié aux curieux, à ceux qui trouvent plus de prix à une anecdote
+caractéristique qu'à un long chapitre, et préfèrent un sonnet à un long
+poëme._
+
+_Ruines et fantômes! Poussière de palais et d'êtres humains!--Un peu de
+cendre dans trois cents pages. Mais quoi! s'il reste au foyer éteint une
+étincelle, une seule, c'est assez!_
+
+_Jules CLARETIE._
+
+3 Décembre.
+
+
+
+ RUINES
+ ET
+ FANTOMES
+
+
+
+
+ L'ABBÉ HARDY ET LUCIE GAUTIER
+ 1787-1792
+
+
+
+ I
+
+
+L'histoire a ses dédaignés, héros ou criminels méconnus. Elle n'aime pas
+l'égalité, mais l'élection. Elle est femme. Parmi les générations tout
+entières, c'est un homme qu'elle choisit, un seul, scélérat ou martyr;
+et celui-ci accepté, elle se dit et se croit quitte envers les foules.
+Pendant ce temps restent dans l'ombre les plus terribles et les
+plus braves, les meilleurs ou les pires, ceux dont la vie heurtée ou
+fièrement unie, sinistre ou superbe, était faite pour attendrir ou pour
+effrayer par l'exemple.
+
+Il y aurait fort à faire si l'on voulait jamais réparer ces injustices.
+Pourquoi César, et pourquoi pas Laridon? Pourquoi Isaïe, et pourquoi pas
+Baruch? Pourquoi Murat, et pourquoi pas Rampon? Pourquoi Lacenaire, et
+pourquoi pas Lemaire?
+
+Ce n'est pas un héros que j'ai découvert. Il n'intéresserait personne.
+Un héros, fi donc! Non...--C'est un assassin. Nul ne connaît,
+d'ailleurs, cette cause ignorée qui allait être une cause célèbre. Et
+pourtant je n'invente rien, pas un détail, pas une date, pas un trait.
+C'est en fouillant dans nos Archives nationales de la rue du Chaume que
+j'ai rencontré le drame inconnu dont je vais citer les principaux traits
+sans essayer de colorer à la moderne ce petit tableau d'un autre temps.
+«Monsieur mon neveu, disait M. de L** à un académicien qui n'est pas
+célèbre, voulez-vous être poignant? Soyez sobre.»
+
+Le 17 janvier 1787, un dimanche, le commissaire royal Pierre-Jean
+Duchauffour fut averti qu'un crime venait d'être commis rue Saint-Louis,
+proche le Palais. Seize jours auparavant, le 2 janvier, une femme Lucile
+Gautier était venue louer, à raison de 120 livres par an, une petite
+chambre où gisait maintenant, frappé de plusieurs coups de couteau, le
+corps d'un homme qui fut bientôt reconnu pour être celui de Louis-Pierre
+Hardy, maître de la Chambre des comptes de Montpellier. Millon,
+lieutenant criminel au Châtelet, est averti sur-le-champ; l'enquête
+commence, les voisins sont interrogés, un chirurgien est requis, et
+voici le rapport qu'il rédige et qu'il signe. Ces pièces authentiques,
+en quelque sorte tachées de sang ont toujours une éloquence que le neveu
+de M. de L** lui-même ne saurait égaler:
+
+ «Nous, conseiller-médecin et chirurgien ordinaires du Roy en
+ son Châtelet de Paris, de l'ordonnance de monsieur le lieutenant
+ criminel, sur le réquisitoire de monsieur le procureur du Roy,
+ nous sommes transporté rue Saint-Louis du Palais, maison du
+ sieur Caban, horloger, au premier étage sur le derrière,
+ à l'effet d'y voir et visiter le cadavre du sieur
+ Pierre-Louis-Hardy, maître de la Chambre des Comptes de
+ Montpellier, pour constater la cause de sa mort. L'ayant examiné
+ extérieurement, nous luy avons remarqué: 1° une playe pénétrant
+ jusqu'au péricrane prenant depuis le temporal gauche, s'étendant
+ jusqu'à l'occipital; 2° une division totale de tous les
+ tégumens, prenant son origine de la première playe désignée
+ ci-dessus, se propageant jusqu'à l'os pariétal du côté droit; 3°
+ une playe sur la partie moyenne de l'occipital, longue de trois
+ travers de doigt, et ayant mis l'os à découvert; lesquelles
+ playes ont été faites par un instrument contondant, tel qu'il
+ soit; 4° trois playes: la première située sur le milieu du
+ coronal, la seconde sur l'orbite droit, et la troisième sur
+ l'orbite gauche et pénétrant toutes trois jusqu'aux os; 5°
+ une plaie à la partie moyenne de l'os maxillaire droit,
+ n'intéressant que la peau et le tissu cellulaire, oblique et
+ longue de deux pouces; 6° une playe à la partie antérieure du
+ col, large de cinq travers de doigt et longue de sept,
+ avec lésion de la peau, des muscles, des vaisseaux, de la
+ trachée-artère, de l'esophage, et enfin la ditte playe pénétrant
+ jusqu'aux vertèbres du col; 7° enfin une playe à la partie
+ antérieure et latérale de la poitrine du côté gauche, large
+ d'un pouce, pénétrant dans la capacité de la ditte poitrine sans
+ lésion des parties y contenues, tous accidens occasionnés par
+ un instrument piquant, et tranchant, tel que couteau de chasse,
+ rasoir, etc., que nous estimons avoir occasionné la cause de la
+ mort prompte dudit sieur Hardy.
+
+ «Fait à Paris, le dix-sept janvier mil sept cent
+ quatre-vingt-sept.
+
+ «DUPUIS.»
+
+La femme Gautier qui, deux semaines avant le jour du crime, accompagnée
+d'un quidam qu'on allait maintenant rechercher, était venue arrêter pour
+un an le logement de l'horloger Caban, avait brusquement disparu.
+Les premiers soupçons se portèrent naturellement sur elle et sur cet
+inconnu, et le procureur du roi conclut à l'inhumation du cadavre, et
+dès l'abord à la prise de corps de Lucile Gautier et d'_un quidam_.
+
+Moins d'un mois après, le 6 février, _le qui__dam_ «était appliqué à un
+certain Jacques-Maurice Hardy, frère de la victime, ci-devant abbé
+et actuellement homme de loi». Logé rue Coquillière, hôtel de Calais,
+Jacques Hardy, que des affaires d'intérêt appelaient de Montpellier
+à Paris, n'avait plus reparu à son hôtel depuis le 17 janvier, et sa
+disparition coïncidait de façon singulière, significative, avec la fuite
+de Lucile Gautier. C'en était assez et la justice n'avait plus qu'à
+suivre la trace des deux coupables[1].
+
+[Note 1: Le procès que nous faisons connaître aujourd'hui n'ayant
+pas été jugé, l'auteur a cru devoir changer au nom de chacun des deux
+personnages une lettre, une seule, la première, afin d'éviter les
+réclamations des héritiers. Sauf cette légère correction, les moindres
+détails de cette triste histoire sont scrupuleusement exacts.]
+
+Elle était, en ce temps, assez lente, fort empêchée dans sa marche,
+pliant sous le faix des paperasses volumineuses que comportait une
+instruction. Les procès duraient un an, deux ans, dix ans: on en citait
+de centenaires. Le Ier mars, réquisitoire du procureur du roi à ce que
+l'abbé Hardy et la femme Gautier soient assignés à la huitaine, «_à son
+de trompe par un seul cri public_»; puis déclaration de la contumace,
+commission rogatoire adressée au lieutenant criminel de la sénéchaussée
+de Lyon; information faite par lui sur le passage présumé de Hardy et de
+Lucile par cette ville; interrogatoires, rapports, procès-verbaux, tous
+les pseudonymes divers du papier timbré pleuvent et s'amoncellent
+dans le dossier de l'affaire, et l'on pourrait les retrouver entassés,
+poudreux, jaunis, momifiés, dans les _Registres du cy-devant Parlement
+de Paris en la Tournelle criminelle_. Cependant Jacques Hardy était loin
+de France et croyait bien n'y jamais rentrer.
+
+En 1787, l'abbé Hardy était un beau jeune homme de vingt-six ans, grand,
+de carrure solide, avec de longs cheveux qu'il portait sans poudre.
+Très-élégant, très-mondain, d'une famille considérable de Montpellier,
+il avait déjà couru le monde des aventures, batteur de fortune comme
+il eût été batteur d'estrade, et, si l'on en juge par les faits, assez
+maltraité du sort. Élevé au collége de l'Oratoire de Lyon, après ses
+premières études il prend l'habit de l'Ordre et se fait régent des
+basses classes. Il est tonsuré, mais il n'endosse en quelque sorte la
+soutane que pour la jeter aux orties, reprend l'habit séculier, et tout
+brillant de jeunesse ardente, le diacre réfractaire se lance à corps
+perdu dans le monde, à la mort de son père. Il a raconté lui-même sa
+vie dans un _Mémoire_ justificatif qui, trop souvent écrit dans le style
+emphatique du temps, parfois saisit par la vérité des détails et je ne
+sais quelle franchise d'accent. «Avant d'entrer dans l'exposé des faits,
+dit-il au début, il est à propos d'avertir tout lecteur impartial que
+s'il s'attache à blâmer mes moeurs et ma conduite comme ecclésiastique,
+je les lui abandonne, vivant dans un siècle où ce qu'on appelle _moeurs_
+n'est pas la vertu dominante. J'ai fait comme la plupart des jeunes gens
+de mon âge, j'ai suivi le torrent. D'ailleurs je n'avais que la simple
+tonsure.» Il faut le laisser parler: «Jeté de bonne heure dans le monde,
+je suivis la carrière ordinaire; fier de quelques succès, je m'attachai
+aux femmes les plus citées, me faisant une espèce de gloire d'afficher
+les plus courues. Je passai ainsi les premières années de ma jeunesse,
+effleurant le plaisir sans jamais me fixer. Mais _comme il faut subir
+son sort_, tout mon système d'inconstance échoua auprès d'une
+jeune Lyonnaise qui me fixa. Avec de l'esprit, de la douceur, de la
+complaisance et de l'engouement, elle joignait à toute l'apparence des
+vertus une fermeté de résolution et une promptitude d'exécution inouïes.
+Elle ne l'a que trop prouvé.»
+
+Hardy pourtant, en sa confession, oublie bien des choses importantes. Il
+était joueur, et ne parle pas, à dessein peut-être, d'un certain garçon
+perruquier qui fut, durant des mois, son associé pour les parties de
+tric-trac. Vient un jour où l'abbé est accusé d'avoir volé une chaîne
+d'or à l'un de ses partenaires. Le perruquier le défend, paye pour lui
+la chaîne, et le _tolle_ soulevé par ce scandale se calme peu à
+peu; mais Jacques Hardy quitte Lyon cependant et se réfugie dans
+les Cévennes, chez sa soeur, qui accueille à bras ouverts l'enfant
+prodigue... du bien des autres. Peu de temps après, dans cette retraite,
+nouveau _haro_. Qu'a fait Hardy cette fois? Il a voulu enlever la fille
+d'un chevalier de Saint-Louis, son voisin. On l'a empêché, l'épée à
+la main. Il faut encore céder le terrain. Hardy s'enfuit, rentre au
+séminaire; puis le quitte, vient à Paris chez son frère, Pierre Hardy,
+logé rue Saint-Marc, étudie, se fait recevoir docteur ès lois, et
+retourne enfin à Lyon, où l'attend Lucile, le mauvais génie de ce damné.
+
+Cette jeune Lyonnaise, «spirituelle, douce et complaisante», était
+la femme d'un certain Gautier, homme du commun, ainsi qu'on disait,
+palefrenier, je crois, et en tout cas moins scrupuleux qu'un hidalgo
+sur le _point d'honneur_. Sans plus de façons, Hardy lui prend sa femme,
+qu'il emmène à Paris, et qu'il loge à ses frais dans un hôtel, sous
+le nom de Mme Dulac. Pendant un mois, c'est le bonheur, car l'amour
+adultère connaît aussi la lune de miel. Mais ce n'est pas assez de
+s'aimer à Paris, il faut s'adorer aux champs, dans les sentiers verts,
+et courir les bois comme on a couru les carrefours. Hardy se retire,
+dit-il, dans une _campagne isolée mais riante_; et là, savourant la
+solitude à deux, oubliant les fièvres premières, les fautes, et (faut-il
+le dire?) certaine jalousie contre son frère, née depuis longtemps,
+depuis longtemps combattue, l'abbé se laissait vivre, et n'avait d'autre
+horizon que les yeux bleus de Lucile et d'autre souci que son bonheur.
+
+Jacques Hardy, l'héritier d'un parent éloigné, était assez riche,
+moins cependant que son frère le maître de la Chambre des comptes de
+Montpellier, à présent établi à Paris, et à qui par testament le père
+avait laissé tous ses biens. Cette fortune, qui pouvait lui revenir
+un jour, miroitait bien parfois, s'étalait, pleine de tintements
+sataniques, devant la pensée du joueur. Le crime a des pentes savonnées,
+pis que cela, glissantes de sang. Un homme de moins, et Jacques était
+riche! Notre abbé a d'ailleurs des façons de repousser toute idée de
+meurtre qui l'accusent étrangement, qui l'écrasent. Écoutez-le dans son
+_Mémoire_; en plaidant son innocence, il se condamne lui-même: «Un
+soir d'été, étant à Montpellier avec mon frère, nous étions allés à
+la campagne d'une de mes tantes, Mme La Marier, et nous y allions
+ordinairement tous les soirs. Comme c'était le temps où la paille
+fraîche était amoncelée, nous nous amusions avec nos jeunes cousines à
+jouer sur cette paille: c'était à qui serait le mieux enseveli sous les
+monceaux de paille. Nous prolongeâmes ce badinage jusque bien avant dans
+la nuit, et vers les une heure du matin nous nous retirâmes, mon frère
+et moi seuls. Nous avions coutume de passer, en revenant à la ville,
+dans un chemin de traverse, éloigné de tout secours, vrai coupe-gorge,
+si dangereux, que j'avais toujours la précaution de porter des armes
+avec moi. Or, je le demande, si j'avais été assez scélérat pour attenter
+aux jours de mon frère, n'étais-je pas le maître de sa vie? Tous les
+biens m'étaient alors substitués?» Il raconte plus loin que son
+frère lui dit trois ou quatre jours après cette scène, en lui tendant
+l'oreille:--Regarde donc ce que j'ai là, je souffre. Un fétu de paille
+s'était logé dans le tube auditif: «_Je le retirai avec une pince. Qui
+m'empêchait, au lieu de l'extraire, de l'enfoncer davantage, et qui eût
+deviné ensuite que mon frère n'était pas mort, par exemple, d'une tumeur
+dans la tête?_»
+
+Singulière façon de prouver que la pensée d'un crime ne lui était jamais
+venue!
+
+Mais, _parmi les douceurs d'une vie champêtre_, cette atroce pensée
+était oubliée. Jacques Hardy ne demandait plus rien, ni fortune ni
+situation, lorsque, par la gazette, il apprend que Gautier, le mari de
+Lucile, a porté plainte contre elle au Châtelet. L'affaire est grave, il
+faut en arrêter le cours. «_Monnoie fait tout_», disait Riquetti. Hardy
+connaissait la maxime; il n'hésite pas, il paye les juges, il paye le
+mari. Pour celui-ci, c'est mieux encore, il le garde auprès de lui
+en qualité de domestique, et Gautier, bien nourri, bien logé, bien
+appointé, préside, gros et gras, aux amours des tourtereaux. Un mois
+après, Hardy forcé de soutenir, à propos de trois prieurés qu'il
+possédait là-bas, un procès à Toulouse, part pour le Midi en emmenant la
+femme et le mari, et ce ménage à trois court gaillardement les grandes
+routes.
+
+A Toulouse, pendant le séjour de Jacques Hardy, Lucile Gautier demeurait
+cachée; il ne fallait indisposer ni les juges du Parlement, ni la
+famille du plaideur; elle l'accompagna encore _incognito_ lorsque, trois
+mois plus tard, il alla passer ses vacances dans un de ses prieurés. Ces
+soins qu'elle prenait à ne le point compromettre touchaient profondément
+le ci-devant abbé, dont l'amour-propre et l'amour, également flattés,
+s'unissaient pour faire à Lucile comme une auréole. Quant à Gautier, il
+s'était cassé le bras dans une partie de cheval; on l'avait expédié déjà
+sur Paris, et il y vivait maintenant, sans plus se creuser la cervelle,
+d'une pension régulièrement acquittée par l'amant de sa femme.
+
+Au mois de mai 1786, le Parlement de Toulouse rendit son arrêt dans
+l'affaire des prieurés. Hardy perdait son procès, et, débouté de ses
+réclamations, se voyait encore condamné à tous les frais. Le voilà
+furieux; il use aussitôt du droit d'appel et reprend la route de Paris.
+Il connaissait là des avocats distingués, lumières du barreau de leur
+temps, M. Gerbier, M. Vulpian, et les voulait consulter. Lucile Gautier
+le suivait toujours. Pour conserver d'ailleurs un reste de décorum, elle
+logeait dans quelque chambre isolée comme celle où, six mois plus tard,
+rue Saint-Louis, chez Caban l'horloger, elle allait s'établir.
+
+Mais à Paris, dans cette province véritable, où tout est connu,
+commenté, Jacques Hardy allait soutenir un assaut imprévu, et il allait
+retrouver son frère.
+
+La famille entière de l'abbé, ce clan d'honnêtes gens irrités, effrayés
+des désordres de leur parent, avait sollicité depuis longtemps contre
+lui une lettre de cachet, que M. Séguier, avocat général au Parlement
+de Paris, s'était chargé d'obtenir. La lettre signée, Pierre Hardy se
+chargea d'en faire usage. C'était assurément le moyen extrême et d'une
+violence peut-être dangereuse; mais déjà la liaison de Jacques Hardy
+et de Lucile Gautier était de notoriété publique. La honte de l'abbé
+rejaillissait sur tous les siens. Pierre alla donc franchement à lui, et
+chef de famille sévère, sévèrement parla de rupture.
+
+--J'aime cette femme, dit l'abbé Hardy, et je suis sûr de son amour. On
+ne nous séparera pas.
+
+Le ton était net, formel comme la réponse. L'autre n'insista point.
+Son parti, au surplus, était pris. C'était Lucile Gautier qu'il allait
+frapper et brusquement arracher, de par la lettre de cachet, des bras
+de Jacques. On devine ce qui dut se passer entre les amants, les
+confidences de l'abbé, les reproches, les pleurs, les conseils de
+Lucile. Non-seulement Pierre Hardy était maintenant pour eux le
+détenteur de la fortune paternelle, il devenait encore le représentant
+de l'autorité, le rude devoir incarné, le remords vivant. «Cet homme
+est de trop!» Ce dut être le mot de cette femme. Ce qu'il advint, on le
+sait. Pierre Hardy fut tué. Comment? On l'ignorera toujours.
+
+L'abbé Hardy, dans son _Mémoire_, a raconté tout au long ce fatal
+dimanche, la journée du crime.
+
+Il devait, paraît-il, le surlendemain, regagner Toulouse; il avait
+payé déjà M. Vauvert, procureur au Châtelet, rue des Bourdonnais, et
+Morisset, greffier, rue des Deux-Boules, l'un et l'autre utilisés dans
+la contre-enquête. Tous ses comptes liquidés, rien ne le retenait plus
+à Paris. Ce matin-là, Jacques Hardy se leva de bonne heure. Il quitte
+la rue Coquillière, monte jusqu'à la rue de la Jussienne, où, à l'hôtel
+Louis-le-Grand, il dîne «_avec tout l'appétit d'un jeune homme bien
+portant qui veut bien employer ses trente sols_», et va faire un tour au
+Palais-Royal et _y prendre le méridien_. Il rencontre là son frère, le
+salue, lui trouve un air embarrassé (la version est de lui). Il devine
+que Pierre songe à Lucile, que peut-être va-t-il chez elle. Son frère
+seul, et son ami le plus intime, l'abbé Dalès, savaient où logeait la
+femme Gautier.
+
+Jacques prit une chaise, s'assit et regarda les promeneurs. Il était
+dégustant et découpant une glace devant ce café Foy, où, deux ans plus
+tard, montant sur une table, Camille Desmoulins devait, d'un geste et
+d'un mot, pousser le peuple à la Bastille. On met en doute (c'est une
+parenthèse) l'histoire des trompettes de Josué, qui firent tomber les
+murailles de Jéricho; le cri d'un gamin de génie fit bien s'écrouler
+d'un seul coup les pierres de la forteresse despotique.
+
+Il faisait beau dans ce Palais-Royal, où Debucourt devait faire
+pirouetter ses muscadins et chiffonner les galants jupons de ses
+merveilleuses. Les gens circulaient, habits rouges ou verts, bas chinés;
+les femmes cachaient le bas de leur visage dans leurs fourrures, et ne
+laissaient voir que leurs yeux. Les boutiques des arcades, louées depuis
+peu par le duc d'Orléans 3400 livres chacune, étaient fermées. Paris
+se promenait, buvait l'air et flânait. Peut-être les futurs
+révolutionnaires s'échauffaient-ils là-bas, sous les galeries, causant
+de l'avenir, le colossal marquis de Saint-Huruge dominant déjà les
+groupes. A quelques pas de sa chaise, l'abbé Hardy pouvait voir le
+fameux n° 114, où, trois ans auparavant, l'abbé Rousseau, amoureux de
+la soeur de son élève, s'était brûlé la cervelle un beau soir. Ce n°
+114 était un restaurant. Après avoir dîné dans un cabinet particulier,
+l'abbé Rousseau écrivit un billet qu'il posa sur son assiette: «J'étais
+né pour la vertu, j'allais être criminel, j'ai préféré de mourir!»
+Et voilà un suicide. Il y a des maisons prédestinées. Dans ce même
+restaurant, Lepelletier de Saint-Fargeau devait être assassiné par
+Pâris.
+
+Bien reposé, Jacques Hardy se leva, prit le chemin de la rue
+Saint-Antoine, et, à la communauté des prêtres de Saint-Paul, demanda
+son ami, l'abbé Dalès. Il venait lui faire ses adieux et lui réclamer
+quelques ouvrages de théologie auxquels il tenait beaucoup. L'abbé
+Dalès était sorti. Hardy tira d'un petit sac de peau suspendu contre la
+muraille un morceau de craie blanche, et traça son nom sur la porte, en
+guise de carte de visite. C'était l'usage en bien des maisons. Voltaire
+et Piron en profitaient pour se fusiller d'injures.
+
+Le charron qui devait mettre en état la voiture de voyage de l'abbé
+avait justement son atelier près de la Bastille. Hardy n'était pas loin,
+il entra chez lui, causa, puis se rendit rue des Saints-Pères, chez
+Me Gerbier, son avocat. Il y resta, a-t-il dit, de deux heures à cinq
+heures de l'après-midi, et le crime dut être commis, rue Saint-Louis du
+Palais, à trois heures de relevée. A cinq heures, l'abbé Hardy était de
+retour à son hôtel, et écrivait des lettres, lorsque Claude Carré, son
+domestique, entra vivement, et lui dit:
+
+--Monsieur, il y a une dame qui vous demande dans l'église
+Saint-Eustache, et qui paraît très-empressée à vous parler.
+
+«J'ai cru, dit Jacques Hardy, que c'était Mme Campenon, marchande
+limonadière, tenant le café de la Bonne-Foi, rue Saint-Jacques, et qui
+avait déposé en ma faveur dans l'enquête de mon adversaire.»
+
+Et il sort.
+
+«Arrivé, dit-il, à Saint-Eustache, je cherche partout des yeux Mme
+Campenon, et, ne la voyant pas, je commençais à me douter de quelque
+tour, quand je me sens tirer par l'habit, et, me retournant, je vois
+Lucile qui, étant mise très-proprement, me dit: «--J'ai des choses de la
+dernière importance à te communiquer; mais, comme nous ne pouvons parler
+longtemps dans une église, mène-moi dans un lieu où je puisse te parler
+librement.» Ne sachant trop où la mener, je pris avec elle le chemin du
+Palais-Royal. Chemin faisant, je voulais savoir ce qu'elle avait à me
+dire; mais, le fracas des voitures et le tintamarre des rues de Paris
+m'empêchant de l'entendre, je remis toute explication à notre arrivée
+au Palais-Royal. Nous y cherchâmes un endroit solitaire et écarté de la
+foule, et nous nous assîmes près du bassin, adossés à un des cabinets de
+treillages, où nous étions absolument seuls.
+
+«Elle commença par vouloir me tromper en me disant d'un air
+embarrassé:--On cherche à nous faire enfermer; ta famille a obtenu des
+ordres et ton frère est chargé de les faire exécuter; l'on doit nous
+prendre demain matin dans notre lit chacun de notre côté, et si nous
+ne partons pas sur-le-champ, nous sommes perdus.--C'est une terreur
+panique, lui répondis-je, ce n'est pas au moment où je vais faire
+juger mon procès que ma famille cherchera à m'enfermer pour me le faire
+perdre.»
+
+C'est alors--toujours selon la version de Hardy--que Lucile, laissant
+éclater brusquement la vérité, lui déclare que Pierre Hardy était venu
+chez elle après l'avoir quitté, lui, son frère, au Palais-Royal; qu'il
+l'avait insultée, menacée, et que, «emportée par le premier mouvement,
+elle avait, dit l'abbé, pris mon couteau de chasse, qui était pendu à
+côté de son lit, et que, saisissant un moment à l'improviste, elle le
+lui avait plongé dans le coeur, qu'il était mort sur le coup, que tout
+était tranquille dans la maison, et que personne ne s'était aperçu de
+rien.»
+
+On le voit, Hardy ne songe qu'à bien établir son innocence. Tout à
+l'heure il écartait de lui l'accusation par l'_alibi_; maintenant il la
+rejette simplement sur une autre, et la peint, égarée, toute pâle, se
+jetant à ses pieds et lui disant:
+
+«Oui, je suis coupable, je m'accuse et je ne mérite que ton exécration,
+mais quand j'ai commis le crime, ce n'a été que pour ne pas être
+séparée de toi: si cette considération ne te touche pas, traite-moi sans
+ménagements, ne crains pas de livrer au bras infâme celle qui pendant
+trois ans a partagé ta couche, va faire préparer mon supplice; et si
+c'est encore peu pour toi, viens toi-même être témoin du spectacle de
+ma mort. Mais songe que tu ne m'immoleras pas seule en assouvissant ta
+vengeance, tu sacrifieras à la fois deux victimes. As-tu oublié que je
+porte dans mon sein un gage sacré de notre union? Après cela foule-moi
+aux pieds, ou plutôt si tu n'es pas attendri pour moi, prends pitié de
+ton sang, sauve cette innocente victime qui doit t'être encore chère et
+qui n'a pas participé à mon crime.»
+
+«Grand Dieu! ajoute Hardy, dans quelle agitation me plongèrent ces
+dernières paroles! J'en appelle non pas à vous, âmes stériles et
+stagnantes, mais à vous, âmes sensibles, qui, ayant senti les élans et
+le délire d'une grande passion, avez éprouvé qu'elle commandait à tous
+vos mouvements et qu'il n'y avait pas une seule pulsation de vos artères
+qu'elle ne dirigeait; _dites, croyez-vous que ce fût du lait qui dans ce
+moment coulât paisiblement dans mes veines??? Non, c'était du vitriol_.»
+
+Voilà de ces cris vraiment éloquents. Mais, partent-ils bien d'un coeur
+sincèrement ému, torturé, innocent? La réflexion se fait accusatrice.
+Lucile seule a-t-elle pu mutiler, comme on l'a vu, le corps de Pierre
+Hardy? Ces blessures horribles n'accusent-elles pas une main d'homme,
+une main robuste et ferme? L'abbé Hardy a bien voulu encore faire planer
+les soupçons sur le mari de Lucile; mais Gautier n'était plus à Paris
+déjà en janvier 1787. Parti pour Lyon, logé je ne sais où, à Fourvières,
+on ne l'a jamais retrouvé, on ne l'a plus revu.
+
+En s'associant à la fuite de Lucile, Jacques Hardy d'ailleurs devenait
+son complice.
+
+
+
+ II
+
+
+Il rentre à l'hôtel de Calais, il fait sa bâche, attelle son cabriolet,
+va chercher Lucile qui l'attend, et (c'était le soir) en passant sur le
+pont de la Tournelle, l'idée lui vient un instant de se jeter à l'eau.
+La Seine semble avoir parfois des remous magnétiques. «_Le parapet
+n'est pas bien haut_, songeait Hardy, _la rivière est forte, tout sera
+fini_[2]!» Mais Lucile!... Il s'éloigne. «Me voici. Viens!» Elle monte
+en voiture. Ils sortent de Paris par la porte Saint-Bernard. Le garde
+insistait beaucoup pour savoir où allaient ces gens qui, j'imagine,
+étaient pâles. A Villejuif, ils prennent la poste. Lucile, que tout
+retard effrayait, attelle elle-même les chevaux. On abandonne le
+cabriolet sur la route, et vite les coups de fouet. Aux portes de Sens,
+par une fatalité, l'essieu casse. Il faut le réparer. Hardy entre dans
+une auberge, tombe épuisé sur un banc et regarde le parquet d'un oeil
+fixe. Le géant est brisé; la frêle et nerveuse Lucile va, vient, presse
+les ouvriers, prend le rabot, travaille elle-même. L'essieu refait, elle
+entre dans l'auberge. Hardy dormait.
+
+[Note 2: _Mémoire_ manuscrit de J.-M.-B. Hardy. Combien de pareils
+manuscrits que l'on ne consulte pas pour écrire l'histoire!]
+
+--Holà! en route!
+
+Elle le secoue et l'éveille. Ils sont partis.
+
+L'histoire ici tourne au roman. Je n'écris pas une nouvelle, je raconte
+ce que j'ai lu. C'est dommage. L'abbé Hardy pourrait fournir un beau
+sujet aux faiseurs de récits d'aventures. Arrivés à Lyon, il prend
+un passeport sous un nom supposé. Voilà qui est dit. Les fugitifs
+traverseront les Alpes, gagneront l'Italie, s'établiront à Milan ou à
+Bologne, et vivront là comme ils pourront, heureux et libres! Libres!
+
+Jacques Hardy avait emporté peu d'argent. C'était une faute. Mais
+comment réaliser si vite la fortune du mort? On était parti un peu au
+hasard, fuyant le gibet, courant le salut. Ils allèrent plus loin qu'ils
+ne se l'étaient promis et ne s'arrêtèrent qu'à Venise. Hardy appelle
+cette course folle à travers la France et l'Italie «un voyage qui, en
+exceptant le passage du mont Cenis, aurait pu être agréable dans toute
+autre position». _Italiam! Italiam!_ Sans doute. Mais ce n'était pas là
+Roméo et Juliette, c'était lord et lady Macbeth, et le spectre de Banquo
+les suivait. En route, l'abbé avait acheté en gros (sans doute à Genève)
+une douzaine de montres qu'il revendit aux Vénitiens avec bénéfices.
+Venise la républicaine ne lui déplaisait pas; mais elle était encore
+trop près du royaume de France. Il projetait de passer la mer, de
+s'établir en Égypte, et déjà s'entendait avec un capitaine de vaisseau
+vénitien prêt à mettre à la voile pour le Levant. «Je connaissais le
+commerce d'Alexandrie, et j'espérais me tirer d'affaire par son secours
+en commerçant sur le café, les sequins vénitiens, la _saieta_ et autres
+objets, _sans cependant changer de religion_.»
+
+Parbleu! Bien entendu, l'abbé.
+
+Mais une chute de Lucile vint tout gâter. Elle descendait de gondole,
+après une promenade au Lido; elle tombe et fait une fausse couche.
+
+--Pars donc seul! dit-elle à Hardy.
+
+Il s'embarque pour Trieste où je ne sais quelles affaires l'appelaient
+chez un marchand de verroteries, et, à son retour, quel étonnement!...
+Lucile n'est plus là. Fatiguée de son amant, effrayée de la pauvreté
+qu'il fallait maintenant partager avec lui, elle s'était simplement fait
+enlever par un nommé Lesage, agent secret de l'ambassade française.
+
+Le premier mot de Hardy fut celui-ci: _Je le tuerai!_
+
+Peut-être l'eût-il fait; mais un beau matin on éveille l'abbé dès
+l'aurore, on lui ordonne de s'habiller, et on le conduit aux prisons
+de l'Inquisition d'État. C'était le 8 juillet 1787, six mois après le
+meurtre. Sans autre forme de procès, l'abbé fut jeté dans le même cachot
+qu'un Titatarma qui me paraît un énergique et joyeux compagnon. Ce
+Titatarma avait bien çà et là distribué quelques coups de couteau à
+ses contemporains, mais il aimait à rire et payait volontiers à Jacques
+Hardy quelque réchauffant _fiaschetto_.
+
+--Ah çà! lui dit-il au bout de trois ou quatre jours de
+_fraternisation_, est-ce que vous avez tué, vous, homme ou femme?
+
+Titatarma aimait les confidences.
+
+L'abbé Hardy devint pâle.
+
+--Je ne sais même pas, dit-il, pourquoi je suis ici!
+
+--Diable, fit l'autre, je suis donc plus instruit que votre
+_Eccellenza_. C'est comme assassin qu'on me loge. Et quant à vous,
+tenez, vous êtes un bon enfant, eh bien! vous êtes accusé d'avoir tué
+votre frère. Bah! qu'importe! Le vrai mot d'ordre est celui-ci: _Du
+marasquin et de la gaieté_. Un mauvais quart d'heure est bientôt passé.
+
+L'abbé Hardy, qui nous raconte ce dialogue, ne nous dit pas si le
+Vénitien Titatarma passa le mauvais quart d'heure, mais il a soin
+de répéter que lui, sujet de Louis XVI, demeura trois mois dans
+ces cachots, rongé de vermine, sans chemise, misérable et malade.
+L'inspecteur de police le remit à la fin bien et dûment enchaîné aux
+autorités françaises, et on le reconduisit, une chaîne cadenassée à
+chacun de ses pieds et formant noeud sous le ventre d'un mulet rétif.
+Il passa de la sorte le mont Cenis, par le froid, par la neige, vêtu
+simplement d'un habit de camelot déchiré et les membres disloqués à
+chaque bond du mulet. On rencontre justement à mi-côte de la montagne
+une caravane de baladins montreurs de bêtes. L'odeur des fauves monte
+aux naseaux du mulet qui prend peur, galope et broie littéralement,
+secoue, torture son triste cavalier. Le voyage dura onze jours. A la fin
+d'octobre 1787, Hardy arrivait à Lyon au château de Pierre-Cise, où on
+l'enchaîna par le cou dans un cachot.
+
+On lui laissait pourtant les mains libres. Il résolut d'en profiter; il
+voulait mourir.
+
+«J'avais soustrait à cinq visites d'Argus plusieurs morceaux de verre
+bien taillants. J'en choisis un en forme de lancette, je pilai le reste
+que j'avalais, et je m'ouvris les veines.
+
+«D'abord ma main malhabile et peu au fait d'une opération qui exige
+de l'expérience et de la pratique, ne pouvait en venir à bout, je
+me martyrisais inutilement; mais enfin, réunissant tout mon courage,
+j'entrai le verre si profondément, que je fis jaillir le sang. Non
+content d'y avoir réussi, je fis une ligature à l'autre bras, et,
+devenu plus expert, je donnai un autre passage à mon sang par une large
+ouverture, et je souffris beaucoup, parce que le verre ne coupe pas,
+mais déchire.»
+
+--C'est le seul sang, ajoute-t-il, que j'aie répandu de ma vie!
+
+Puis il écrivit sur le mur, avec son doigt trempé dans ce sang: _Je
+meurs innoc..._, et s'évanouit.
+
+«Je meurs innocent!» On le croirait parfois.
+
+M. le commandant du château, le marquis de Belle-Cise, était absent
+lorsqu'on vint annoncer la tentative de suicide du prisonnier; mais sa
+femme entra dans le cachot et fit donner des soins à Hardy. Il revint
+à la vie, ou plutôt la vie le reprit, pour ainsi dire. Et avec la vie,
+l'espoir, la soif de salut. Rien ne prédispose à l'existence comme un
+suicide manqué. Jacques Hardy, nouvel Achille, résolut d'en _échapper
+malgré les dieux_. Il récapitula ses chances de succès, fit appel à
+ses parents, demanda du papier, écrivit--et cela dans l'ombre de la
+nuit--rima, adressa lettres sur lettres, composa ce _Mémoire_ dont j'ai
+parlé et que j'ai cité, remua terre et ciel, compila, copia, versifia.
+Tous ses écrits sont un appel à la pitié. Aucune faiblesse pourtant.
+
+Il supplie, mais dignement.
+
+Il demande à M. de Jolly, son parent, avocat aux conseils, de lui faire
+obtenir du bois pour l'hiver, une chambre, de l'air. Il le demande en
+vers.--Et quels vers!
+
+ Dans ce séjour malencontreux
+ Je suis cent fois plus malheureux
+ Que le plus malheureux ermite,
+ Car un chartreux a son jardin;
+ Le plus austère anachorète
+ A le plaisir, dans sa retraite,
+ De voir l'aurore, le matin;
+ Et le soir, assis sur l'herbette,
+ Il voit le jour sur son déclin.
+
+Lacenaire était romantique byronien; l'abbé Hardy est
+_gentil-bernardien_.
+
+Il n'est pas ingrat, d'ailleurs, ce poëte de cachot, et paye sa dette à
+la marquise qui l'a secouru en chantant M. le marquis:
+
+ Je vous le dis avec franchise,
+ On ne me verra point chercher
+ De vains moyens de m'évader;
+ D'ailleurs monsieur de Belle-Cise
+ Veille assez bien sur Pierre-Cise
+ Pour être sûr de l'empêcher.
+ Il est bienfaisant au possible,
+ Affable, humain, compatissant,
+ Mais pour avoir le coeur sensible
+ Il n'a pas moins l'oeil vigilant.
+
+Verselets qui semblent tirés du _Chapelle et Bachaumont_ de la
+captivité!
+
+
+
+ III
+
+
+Mais, sur ces entrefaites, 89 était venu, et cette secousse profonde,
+ce tremblement de terre moral qui allait renverser la royauté, renversa
+d'abord les Parlements. Toute la procédure instruite contre l'abbé
+_Jacques-Maurice-Bruno Hardy_ fut réduite à néant, et, amené à Paris, le
+ci-devant abbé fut traduit au 6° tribunal criminel établi par la loi
+du 14 mars 1791. Le 16 septembre, l'instruction recommence, les
+témoins sont rappelés, le chirurgien Dupuis mandé et interrogé, les
+confrontations faites de nouveau. Bien des preuves manquent alors. Où
+est Lucile? où est Gautier? Pas plus que le mari, la femme n'a reparu.
+Elle est morte sans doute à Venise, ou cachée. Lesage, qui a dénoncé
+Hardy, a pris soin évidemment de la soustraire aux poursuites. C'est sa
+maîtresse maintenant, il l'aime, elle l'aime peut-être. Elle vit fort
+honnêtement là-bas, est-ce qu'on sait? Bref, quoique l'affaire soit
+portée comme _pressée_ sur les rôles, elle traîne, elle ne finit pas.
+
+Le 22 septembre 1791, Lempereur, commis-greffier, lit le jugement qui
+annule la procédure de 1787 à Hardy, _entre les deux guichets de la
+Force comme lieu de liberté_. Hardy y acquiesce et refuse de signer.
+A la Force, malgré les versiculets de tout à l'heure, il tente de
+s'évader. Enfermé au Châtelet en 1790, il avait réussi déjà à sortir de
+prison; il avait erré dans Paris pendant trois jours, sans ressources.
+Il s'était présenté chez M. de Pastoret, lui demandant de l'argent.
+Arrêté bientôt, on avait trouvé sur lui un certificat du district des
+Cordeliers sous le nom de Moïse Delcamps, de Bordeaux. En mars 1791,
+porté comme malade à l'infirmerie de Bicêtre, Hardy avait fait mieux.
+Après avoir fabriqué de faux assignats dans sa prison (ce qui est à
+peine croyable), il avait acheté les gardiens avec ces papiers, donné
+50 livres assignats à chacun des infirmiers-prisonniers et s'était fait
+ouvrir la grille. Son portefeuille, qui existe encore, bourré de notes,
+d'adresses, de projets, contient des renseignements curieux, des lettres
+faites pour dérouter les poursuites, l'une datée de Chambéry, l'autre
+de Laon; des _memoranda_: _chez le fruitier, rue des Blancs-Manteaux,
+à côté de la rue de l'Homme-Armé._--_De Soissons à Laon._--_De Laon à
+Marle, chez la veuve Mauclerc, aubergiste sur la route de Moncornet_;
+et des projets d'étapes: des trajets sont faits, au nord, au midi, en
+divers sens!
+
+De Paris à le Bourget: 1-1/2 poste.--De Paris à le Ménil-Amelot: 2.--De
+Paris à Dammartin: 1.
+
+Et toujours, toujours, au bout de la route la frontière bénie: que ce
+soit l'Allemagne ou l'Espagne, Maubeuge, Liége ou Londres,--l'étranger,
+le salut!
+
+L'administrateur de police fut instruit de la tentative d'évasion. Hardy
+y gagna d'être à l'avenir plus strictement verrouillé.
+
+Et le temps passait. L'accusé ne perdait ni ses espoirs ni son énergie.
+Une terrible maladie, qu'il n'avait pu soigner dans sa prison, l'avait
+rendu chauve. Il était pourtant encore superbe. Le mercredi 22 février
+1792, il produisit un grand effet sur l'auditoire lorsque, transféré des
+prisons de l'Abbaye, il comparut dans la salle d'audience du 6e tribunal
+criminel, au Palais, le président dudit tribunal étant Claude-Emmanuel
+Dobsent qui devait présider bientôt le tribunal révolutionnaire pendant
+l'intervalle de la destitution de Montané à la nomination d'Herman.
+
+Là, Hardy déclara se nommer Jacques-Maurice-Bruno Hardy, âgé de
+trente-trois ans, né à Montpellier, et quant à ses qualités, se dit
+«jurisconsulte et docteur ès lois en l'Université de Paris.» De son état
+ecclésiastique, pas un mot.
+
+Le drame touchait à sa fin. Le procès certes paraissait près du
+dénoûment. L'arrêt cependant ne fut pas rendu encore, et l'abbé Hardy,
+transféré de prison en prison, de la Conciergerie du Palais à l'Abbaye
+et de l'Abbaye à la Force, devait finir bizarrement, fatalement, comme
+il avait vécu.
+
+J'ai dit qu'on n'a jamais su ce qu'était devenue Lucile.
+
+Le 3 septembre 1792, les massacres commencèrent dans les prisons de
+la Force vers une heure du matin. Les vengeances voulaient du sang. Le
+peuple réclamait, lui aussi, sa Saint-Barthélémy. Les prisonniers, jugés
+entre les deux guichets, étaient poussés à l'entrée du guichet de la
+Force, rue des Ballets, et sur-le-champ massacrés, _expédiés_. Weber et
+Mathon de la Varenne, enfermés là et épargnés, ont raconté ces terribles
+scènes. «A une heure du matin, dit Mathon, le guichet qui conduisait
+à notre quartier s'ouvrit; quatre hommes en uniforme, tenant chacun un
+sabre nu et une torche ardente, montèrent à notre corridor, précédés
+d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre attenante à la nôtre...
+J'entendis en même temps appeler l'abbé Hardy, qui fut massacré sur
+l'heure ainsi que je l'ai su...» L'écrou consulté, Chépy, président du
+tribunal de la Force, et Pierre Chantrot, accusateur public, n'eurent
+pas fort à faire pour déclarer l'homme coupable. Leur justice était
+expéditive. Jacques Hardy l'attendait depuis cinq ans! On retrouvera le
+nom de l'abbé sur la liste des victimes remises par le concierge de la
+prison au commissaire de police de la section des Droits de l'Homme.
+
+Étrange destinée! le nom du fratricide devait être inscrit sur le
+feuillet sanglant où l'histoire peut lire le nom de l'infortunée Mme de
+Lamballe.
+
+
+
+
+ LE VINGT JUIN
+ 1792
+
+
+Nous avons aussi nos anniversaires.
+
+La France se souvient de certaines dates qui sont comme ses titres
+de gloire et, à côté de l'anniversaire douloureux du 18 juin, qui dit
+Waterloo, l'anniversaire du 20 juin dit Résistance et Affirmation du
+droit.
+
+Au 20 juin 1792, la question était nettement posée entre ces deux
+adversaires irréconciliables: la Révolution et la cour. La Révolution
+voulait le progrès, la marche en avant, la délivrance suprême. La cour
+était bien décidée à la réaction. La garde suisse chargeait ses
+fusils, les gentilhommes fourbissaient leurs épées ou aiguisaient leurs
+poignards. On parlait de fermer les clubs, d'enlever aux sections leurs
+canons et d'envoyer sous bonne garde à l'Abbaye les orateurs populaires.
+
+La Fayette, campé à Maubeuge, était prêt à faire sonner le boute-selle
+et à lancer ses cavaliers sur Paris, balayant les rues et sabrant les
+gens--comme au champ de Mars.
+
+Il écrivait au roi ce mot terrible:
+
+_Persistez, sire!_
+
+Persistez dans la résistance, dans la guerre au droit, dans l'insolent
+_veto_, dans le défi jeté à la nation. Persistez dans le faux, dans
+l'odieux et dans l'absurde.
+
+Cette lettre signifiait cela. Les conseillers des monarchies sont tous
+les mêmes: aveugles et fous.
+
+Le roi persistait. Le roi n'avait pas besoin d'être encouragé dans son
+appétit de réaction. Il en était comme nourri: il en avait la pléthore.
+Il se sentait protégé par les trois bataillons suisses, quatre mille
+huit cents hommes; soldats achetés qu'il pouvait, d'un signe, jeter sur
+l'Assemblée nationale, à la moindre velléité de coup d'État.
+
+Il prenait déjà le ton tranchant et dur avec le girondin Roland, qu'il
+subissait comme ministre de l'intérieur. Il se sentait appuyé, jusque
+dans l'Assemblée, par les Feuillants qui se rallieraient à La Fayette et
+applaudiraient à tous ses actes, fusillades et décrets d'accusation.
+
+La reine disait:
+
+--Bientôt, tout le tapage cessera!
+
+Et le roi répétait:
+
+--Bientôt.
+
+Alors, tandis que la cour complotait la confiscation du droit de
+réunion, tandis que les Feuillants demandaient la mise en accusation du
+maire de Paris, Pétion, tandis que la garde suisse, buvant et
+chantant, se disait qu'elle tâterait bientôt du Parisien, des hommes
+s'assemblaient, le soir, chez le brasseur Santerre, en plein coeur du
+_faubourg de gloire_, et se demandaient ce qu'il fallait faire contre la
+cour qui résistait, contre le roi qui trahissait.
+
+Ils étaient là, dans la grande brasserie du faubourg Saint-Antoine,
+Santerre en uniforme de commandant du bataillon des Quinze-Vingts;
+Rossignol; le formidable et gigantesque Saint-Huruge, l'ami de Camille
+Desmoulins, le _lord Seymour_ de la Révolution française. Ils parlaient,
+ils débattaient la question pendante. Que faire?
+
+Ce qu'il fallait faire, Vergniaud l'avait dit et, de la part de Danton,
+Legendre vint, un soir, le répéter en pleine brasserie, tandis que
+Santerre trinquait avec le commandant Alexandre et avec Lazowski,
+capitaine des canonniers de Saint-Marcel.
+
+Vergniaud avait dit, montrant les Tuileries:
+
+--La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; eh bien, qu'elle y
+rentre donc, au nom de la loi!
+
+Et Legendre, envoyé par Danton, ajoutait:
+
+--C'est aux Tuileries qu'il faut aller demander le rappel des ministres
+patriotes et la sanction des décrets.
+
+Le mot avait été dit, il fut acclamé:
+
+--Aux Tuileries!
+
+On irait aux Tuileries sommer le roi de tenir ses promesses,
+d'abandonner la politique hypocrite que ses conseillers lui faisaient
+suivre, et de reconnaître enfin la toute-puissance de ce peuple qui
+maintenant était le souverain.
+
+On irait en foule, on irait en armes, musique en tête, sans menaces,
+avec le calme superbe et fier que donne la force.
+
+On irait, à cette date immortelle du 20 juin, date du serment du
+Jeu-de-Paume, et tandis que des citoyens se rendraient en pèlerinage
+civique à Versailles, par cette route que les femmes avaient suivie,
+au 6 octobre, mais, cette fois, pour y fêter l'anniversaire; d'autres
+citoyens des faubourgs, après avoir défilé devant l'Assemblée et
+parlé aux représentants du peuple, entreraient au palais des rois et
+opposeraient enfin leur _sic volo sic jubeo_ au _veto_ stupide de Louis
+XVI.
+
+«Le peuple le veut ainsi, allait dire fièrement un orateur populaire
+dont l'histoire n'a point le nom, et devant ce chêne robuste, le faible
+roseau doit plier.»
+
+Le polonais Lazowski fit voter par les sections qu'on planterait,
+à cette date du 20 juin, un arbre de la liberté sur la terrasse des
+Feuillants. Le frémissement des feuilles du peuplier rappellerait
+peut-être au roi l'approche des grands orages populaires.
+
+--Si vingt personnes se présentent au roi, dit quelqu'un de la cour, sa
+Majesté recevra la pétition.
+
+La pétition du peuple fut portée par vingt mille citoyens.
+
+Ils étaient vingt mille, à cette aurore du 20 juin, marchant par les
+faubourgs, le soleil faisant joyeusement étinceler l'or des canons et
+l'acier des piques. Dans l'air chaud et sous le ciel bleu, sans nuages,
+les drapeaux flottaient comme aux jours des fédérations heureuses.
+
+Des musiques marchaient devant la manifestation populaire, jouant le _Ça
+ira_ que scandaient les sabots des sans-culottes, tandis que de ce
+flot humain qui roulait une foule enfiévrée,--hommes, femmes, enfants,
+vieillards, carmagnole et bonnets rouges,--de grands cris sortaient,
+cris d'espérance plutôt que de colère:
+
+--Vivent les patriotes!
+
+Et, à la tête de la foule, Saint-Huruge, las de porter l'habit du
+marquis, le géant Saint-Huruge déguisé en fort de la Halle, paradait;
+des hommes portaient le peuplier enrubanné qu'on devait planter devant
+les Tuileries, et Santerre, dont le soleil faisait reluire les grosses
+épaulettes, disait de sa forte voix, comme il allait tout à l'heure le
+dire en pleine Assemblée, à tout ce cortége:
+
+--_En avant, arche!_
+
+Et ce flot, ce torrent, cette mer mugissante, allait, poussait, entrait
+dans l'Assemblée, se heurtait aux grilles, s'engouffrait dans les
+corridors ou les cours, grossissait, montait, emplissait les escaliers,
+traînant, portant des canons, voyant, de loin, briller les mêches
+allumées des canonniers de la garde nationale. Point irritée, plutôt
+gaie, résolue, mais point haineuse, et pourtant décidée à la lutte si on
+avait fait feu sur elle.
+
+Un coup de feu, à cette heure, c'était heureusement chose plus difficile
+qu'aujourd'hui. Les armes à pierres, grossières, ne partaient pas
+facilement. A cette heure, le revolver rendrait atrocement tragiques de
+telles journées tumultueuses[3]. Il semble, en effet, que les armes de
+précision éclatent toutes seules.
+
+[Note 3: Ces mots étaient écrits avant ces dernières guerres civiles où
+le revolver a tristement joué son rôle.]
+
+Au 20 juin, pas un coup de feu, pas un mort. Et pourtant les Tuileries
+étaient prises, le flot coulait dans les appartements, les femmes,
+hâves, décharnées, sabre en main, entouraient la reine. La disette et la
+misère se dressaient, hurlantes, devant le roi.
+
+Louis eut le flegme écrasant de l'homme gras qui reste impassible. Il ne
+broncha point. Il gagna du temps.
+
+Une fois pourtant il tressaillit.
+
+Legendre, en lui parlant, disait:
+
+--Monsieur...
+
+--Je suis votre roi, fit-il.
+
+Legendre reprit:
+
+--Oui, monsieur. Écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter.
+
+Tout à l'heure Louis XVI allait se coiffer d'un bonnet rouge, y mettre
+une cocarde tricolore et crier: «Vive la nation!» Il temporisait.
+
+Il disait--d'ailleurs résolu lui aussi:
+
+--Je n'ai pas peur, j'ai reçu les sacrements.
+
+La foule grossissait dans les appartements. Dans la buée torride
+d'une chaleur étouffante, ce peuple s'agitait comme dans un brouillard
+d'étuve. Le roi, apoplectique, semblait indifférent. Les faubouriens,
+eux, riaient, criaient, tâtaient le lit de plume du roi et le trouvaient
+bon (Michelet).
+
+Assise devant une table, à côté de madame de Lamballe, la reine, pâle,
+regardait. Le petit dauphin, grimpé à côté d'elle, suait sous un bonnet
+de laine rouge.
+
+Pétion qui le trouva ainsi, dit:
+
+--Il étouffe, cet enfant-là!
+
+Et il ôta le bonnet du front du prince.
+
+Depuis trois heures de l'après-midi, les Tuileries étaient prises,
+envahies, et les troupes n'osaient bouger, de peur de faire feu sur le
+roi. Louis XVI était déjà prisonnier. Prisonnier dans son palais comme
+un mois plus tard au Temple.
+
+Isnard et Vergniaud vinrent, puis Merlin de Thionville, puis Pétion,
+pour le délivrer.
+
+Merlin de Thionville, le futur commandant des Mayençais, celui qui,
+toujours debout à la batterie, fut par les Prussiens assiégeant Mayence
+appelé le _démon de feu_, Merlin voyant la reine affaissée, écrasée,
+injuriée, versa une larme.
+
+--Ah! vous pleurez, monsieur, lui dit la reine. Vous le voyez, vous
+pleurez!
+
+Et Merlin, fièrement:
+
+--Oui, madame, je pleure. Je pleure parce que je vois une femme et une
+mère malheureuse. Mais je ne pleure point sur la reine. Je hais les
+reines autant que je hais les rois!
+
+Le peuple à la fin s'écoula.
+
+--C'est assez, avait dit Pétion, retirez-vous!
+
+Et plus d'un, hochant la tête, plus d'un sectionnaire qui avait entendu
+le roi beaucoup crier: «Vive la nation!» et ne l'avait pas vu signer un
+décret pour la nation, plus d'un répétait:
+
+--Rien n'est fini. Tout est à refaire. Le _veto_ existe. Il faudra
+revenir.
+
+Et, le soir, on rentra les canons muets du 20 juin qui allaient devenir
+les canons terribles du 10 août.
+
+Le 10 août est, en effet, contenu dans le 20 juin.
+
+Le 20 juin, c'est l'avertissement que le peuple donne au roi.
+
+Le 10 août, c'est la leçon formidable donnée au roi par le peuple.
+
+Les sections pouvaient maintenant marcher aux Tuileries.
+
+Elles en savaient le chemin.
+
+Le soir, tandis que le théâtre de la Nation jouait _Castor et Pollux_,
+et que le théâtre de mademoiselle Montansier donnait la première
+représentation des _Jumeaux de Bergame_, les _Noces cauchoises_ et
+_Jeannot ou les Battus paient l'amende_, la nouvelle se répandait dans
+Paris que le général Luckner annonçait qu'après une canonnade héroïque
+de trois heures, les troupes françaises, les volontaires de la
+Révolution, étaient entrés dans Courtrai, aux acclamations du peuple, et
+repoussant devant eux l'ennemi,--tout en chantant.
+
+Le peuple, vainqueur aux Tuileries, l'était aussi aux frontières.
+
+Souvenirs d'autrefois! Grandes journées tumultueuses! Poudreux et
+superbes souvenirs qui sentent en quelque sorte le salpêtre et le soufre
+des journées d'orage! Comme on en parlait un jour, vers 1835, à
+ce Barère, qui tout rhéteur qu'il fut, avait pourtant encore l'âme
+révolutionnaire, il regarda avant de répondre ceux qui lui reprochaient
+l'audace, la violence, les moyens rapides et foudroyants de ces hommes
+d'alors; il semblait hésiter à sortir d'un silence qu'il s'imposait
+peut-être; puis, tout à coup:
+
+--Jeunes gens, dit-il, d'une voix grave qui semblait sortir d'un
+sépulcre, jeunes gens, vous nous trouvez insensés et égarés.
+Souvenez-vous pourtant d'une chose, et que c'est Barère qui vous l'a
+dite:--C'est que la vérité n'arrive à l'oreille des rois que par les
+portes enfoncées!
+
+Et Barère redevint muet.
+
+
+
+
+ LE DIX AOÛT
+ 1792
+
+
+Il y a soixante-dix-sept ans[4], autour des Tuileries, les balles
+sifflaient et, en quelques heures d'une poussée vigoureuse et d'un rude
+coup d'épaules, le peuple broyait un trône et renversait une monarchie
+de plusieurs siècles.
+
+[Note 4: Nous laissons à ces fragments tout ce qui peut donner la date
+du temps où ils furent écrits. Leur ton indique bien qu'ils viennent
+d'une époque de lutte--la lutte contre l'empire, et c'est ce qui
+explique leur caractère enflammé.]
+
+10 août 1792! Il y avait trois ans déjà qu'on avait pris la Bastille. Il
+y avait trois ans que, dans une nuit de superbe ivresse, les privilégiés
+avaient abandonné des priviléges qu'ils devaient essayer de reprendre
+plus tard. Il y avait trois ans que le peuple s'était écrié: «Je suis
+libre!» et s'était cru libre. Il y avait trois ans que la Révolution,
+disait-on, était faite. Et pourtant la nation souffrait des mêmes maux
+et supportait les mêmes injustices. Le sang avait coulé au champ de
+Mars et la loi martiale avait arboré son drapeau. Les patriotes étaient
+tombés fusillés à Nancy et les coeurs avaient bondi aux nouvelles de
+ces massacres. Devant la volonté populaire, le roi se tenait immobile
+et coi, mais tout bas appelait contre ses sujets l'ennemi que
+«l'Autrichienne» demandait tout haut. La cour trahissait, livrait
+l'Assemblée. Les députés allaient briser leurs efforts contre le
+flegmatique _veto_ royal. Et tandis que le peuple malheureux, que les
+petits bourgeois ruinés par les émigrés partis sans payer leurs dettes,
+souffraient et demandaient du calme et de la liberté, le roi de
+France regardait du côté du Rhin si les armées du roi de Prusse et de
+l'empereur d'Autriche n'allaient pas bientôt venir.
+
+Depuis le mercredi 11 juillet, la patrie, la chère France, était
+déclarée en danger. «_Citoyens, la patrie est en danger!_» C'étaient
+les termes du décret même de l'Assemblée nationale. Ils se levaient, les
+patriotes, couraient à la frontière et, gais et chantants, sûrs de
+leurs droits et sûrs d'eux-mêmes, ils bravaient, combattants improvisés,
+guerriers volontaires, irréguliers de la victoire, les vieux soldats
+d'Allemagne et les grenadiers prussiens.
+
+Avec ces jeunes gens, enrôlés de la veille, marchaient les troupes
+régulières devenues patriotes.
+
+Une colonne d'émigrés, des voltigeurs de l'armée de Condé, se trouvant
+face à face avec ces anciens régiments de la royauté devenus les
+régiments de la nation, leur criaient: «_Désertez! venez à nous!_ à
+nous, brave régiment Dauphin!»
+
+Et l'ex-régiment Dauphin, la baïonnette en avant, courant au pas de
+charge sur les gens à cocarde blanche, leur répondait dans un seul cri:
+
+--On y va!
+
+Pendant ce temps, à Paris, on lisait tout haut dans les rues, dans les
+clubs, le manifeste insolent du duc de Brunswick (manifeste conservé aux
+Archives et signé _Brunsvig_). On se montrait les caricatures menaçantes
+confectionnées par les royalistes, et qui représentaient les puissances
+étrangères faisant danser «aux députés enragés» et aux _Jacoquins_
+(Jacobins) le même ballet que le sieur Nicolas faisait danser jadis à
+ses dindons. Le peuple sentait le rouge lui monter aux yeux à toutes
+ces insultes. Les sections s'agitaient, menaçantes. Camille Desmoulins
+parlait tout haut de l'heure de la justice qui venait. Trente
+mille citoyens de la section des Gravilliers, la bouillante cuve
+révolutionnaire parisienne, tous ceux de la section Mauconseil,
+proclamaient la déchéance de Louis XVI. Et quarante-six sections après
+elle, déclaraient que Louis XVI, _Louis le Faux_, n'était plus roi des
+Français.
+
+Le duel se préparait ainsi. Autour de lui, le roi groupait ses fidèles,
+ses _chevaliers du poignard_, ses grenadiers des Filles-Saint-Thomas
+et ses Suisses. Il envoyait à ses gentilshommes des cartes bleues,
+qui signifiaient: _Venez!_ Il comptait et recomptait le nombre de
+combattants dont il pouvait disposer. Il croyait, il espérait en finir,
+cette fois, avec la Révolution menaçante, et ses aveugles courtisans
+lui montraient déjà Paris foudroyé, les patriotes fusillés, l'Assemblée
+dissoute et la monarchie promenant à travers les rues désertes sa
+victoire et ses vengeances.
+
+Le roi n'avait pourtant qu'à écouter la grande clameur parisienne pour
+savoir enfin ce que pensait le peuple. Un soir, un soir d'orage, le
+crépuscule venu, tandis que Louis et la reine rêvaient, songeaient,
+attendaient l'heure peut-être de commander le feu, pendant que les
+éclairs traversaient le ciel noir et que pesait l'atmosphère lourde et
+pleine de soufre, un chant inconnu, superbe, effrayant, grandiose,
+avait éclaté dans la nuit. Le roi était demeuré étonné, la reine avait
+tressailli. Ce qu'ils entendaient là, ils ne l'avaient entendu jamais.
+C'était quelque chose d'inouï et d'irrésistible, une immense menace, le
+cri puissant d'une nation poussée à bout, le coup de clairon d'un
+peuple qui s'arme, l'appel de liberté et de délivrance, le hennissement
+victorieux du coursier trop longtemps dompté qui se relève et secoue
+ses maîtres, c'était le grand refrain national, la grande chanson de la
+France victorieuse et libre, c'était la _Marseillaise_!
+
+La reine dit:
+
+--D'où vient ce bruit?
+
+Ce n'était plus, pour l'archiduchesse, le soupir du clavecin entendu à
+travers les pins de Schoenbrünn, ce n'était plus les doux airs suisses
+du _Pauvre Jacques_ à Trianon, ce n'était plus la romance de Rousseau,
+le _Devin du village_, ou les hymnes royalistes de Grétry. C'était
+la marche militaire que chantaient en entrant à Paris les fédérés de
+Marseille et qu'ils venaient lancer, en faisant trembler les vitres du
+château, sous les fenêtres des Tuileries:
+
+ Allons, enfant de la patrie
+ Le jour de gloire est arrivé.
+
+Et, farouches, menaçants, indomptables, les Marseillais, que les
+spadassins du comte d'Anglemont avaient juré de tuer un à un, à coups
+d'épée, chantaient la chanson nationale,--la _Marseillaise_, dont les
+notes de cuivre allaient retentir aux oreilles de tous les despotes
+d'Europe--pour que le roi, le premier, l'entendît.
+
+Le roi appela un valet et fit un signe.
+
+Le valet ferma la fenêtre.
+
+Mais les Marseillais chantaient encore, et le roi les entendait
+toujours.
+
+Paris était bien réellement divisé en deux camps. Aux Tuileries, le
+roi conspirait. Dans les rues, dans les clubs, la nation impatientée
+frémissait. Chose à noter, ce furent le pouvoir et ses séides qui
+commencèrent l'attaque. Les gardes du corps insultaient les députés,
+menaçaient les tribuns du peuple. Le peuple chargeait ses fusils,
+fourbissait ses piques, et attendait.
+
+Dans la nuit du 9 août 1792, à minuit, le tocsin sonna. C'était le
+signal. Paris se soulevait en masse et marchait sur les Tuileries. Il
+y avait fête aux faubourgs. Au quartier général des Enfants-Rouges, on
+était joyeux en respirant par avance l'odeur de la poudre. La rue de
+Lappe, le faubourg Saint-Antoine, le faubourg Saint-Marceau, étaient
+illuminés. Aux municipalités, la foule était grande. Pâles, mais
+souriants, les présidents des sections annonçaient au peuple que l'heure
+était venue de vaincre ou de mourir.
+
+La commune parisienne instituée par l'insurrection entrait à l'hôtel de
+ville et prenait en main la direction de la bataille[5].
+
+[Note 5: Il ne faut pas la confondre avec cette Commune de Paris qui,
+plus tard, voulut la mort de la Gironde, et encore moins avec cette
+odieuse parodie de la Commune, cette Commune de 1871, qui a déshonoré
+jusqu'aux noms d'autrefois: _fédérés_, _salut public_, etc.]
+
+La nuit était pleine d'étoiles. Nuit d'août, pacifique et sereine. Des
+silhouettes s'agitaient dans l'ombre lumineuse des rues. C'était un
+fédéré qui regagnait sa division, un sectionnaire qui se rendait à son
+poste, une femme qui portait de la charpie. Elle riait et se disait
+peut-être, en écoutant le tocsin qui, cette fois, semblait joyeux:
+
+--Demain, vendredi, jour de la Saint-Laurent, sera la vengeance de la
+Saint-Barthélémy.
+
+Sonne, tocsin de ma paroisse, comme avait sonné, en août 1572, le tocsin
+de Saint-Germain l'Auxerrois.
+
+Le jour venu, la grande masse populaire s'ébranla. De la Bastille, par
+le faubourg, quatre-vingts divisions de sectionnaires descendaient vers
+l'hôtel de ville, et leurs baïonnettes oscillaient à l'aurore avec les
+remous d'un fleuve de fer. Les Marseillais marchaient à l'avant-garde,
+et, entre les compagnies des gardes nationaux, les hommes du peuple,
+leurs piques à la main, suivaient en chantant.
+
+Au palais, on buvait, on attendait; l'insurrection victorieuse allait
+retrouver, dans quelques heures, les tessons des bouteilles que les
+Suisses vidaient en criant: _A bas la nation!_ et _vive le roi!_ Le
+roi songeait déjà à chercher un refuge à l'Assemblée nationale. Il
+comprenait (trop tard) que la loi seule maintenant le pouvait protéger.
+A huit heures, il quitte son palais, se réfugie avec la reine dans
+la loge du logographe et, tandis qu'à cent pas de là on s'égorge, il
+s'inquiète tristement de son estomac qui le tiraille, et regrette, le
+pauvre homme, non pas son trône, mais son garde-manger.
+
+Le peuple avait attaqué déjà le Carrousel. Je me trompe. Le peuple,
+fiévreux, emporté, quittant les sections, les laissant assez loin sur
+les quais, s'était engagé en désordre dans les ruelles que formait alors
+le Carrousel, pâtés de maisons, culs-de-sac boueux, quartier de Paris
+vermiculaire, dont l'impasse du Doyenné donnait encore une idée il y a
+trente ans. Les Suisses étaient postés dans ces masures, cachés dans ces
+replis, fusils chargés. Les gens du peuple s'avancent, on leur ouvre les
+grilles, ils passent. Ils croient entrer dans ce palais des rois tête
+haute et armes basses, pacifiquement. Ne sont-ils pas chez eux? Soudain,
+la fusillade éclate. Les Suisses, à bout portant, font sauter les
+cervelles et trouent les poitrines. Accablés, égorgés, les hommes
+tombent. C'en est fait, l'avant-garde de l'insurrection est écrasée, et
+les grenadiers suisses poussent gaiement un cri de victoire devant cette
+troupe dispersée.
+
+--Où sont-ils, les Parisiens?
+
+Patience! Ils sont là-bas. Ils viennent. Ils viennent en bon ordre; en
+colonnes serrées, et les fédérés de Marseille et de Bretagne marchent
+avec eux. Fournier l'Américain mène les Marseillais. Les Marseillais ont
+deux canons. Feu, feu à mitraille! et le vieux palais des Médicis
+reçoit les premières balafres de la main populaire. Feu! et les boulets
+parisiens, la grenaille, les clous ramassés dans le ruisseau, la
+ferraille des revendeurs de la rue de Lappe, répondent aux balles des
+grenadiers de la garde royale. Feu! et l'on n'a point de munitions,
+point de gargousses! Feu! et les cartouches manquent. Feu! et les gamins
+de dix ans, les éternels et héroïques Gavroches, les Gavroches du
+10 août, vont, sous la mousqueterie, ramasser de la poudre dans les
+gibernes des morts. Feu! feu!
+
+La fusillade croisée qui part du château ne fait pas reculer les
+assaillants d'une semelle. Ils tombent. Mais leur dernier cri est: En
+avant! Et les survivants avancent. Tout à l'heure, corps à corps, ils
+combattront avec les Suisses, avec les gentilshommes déguisés. Leur
+torrent furieux va tout emporter. Ils ont atteint la grande entrée, ils
+s'engouffrent dans les Tuileries, ils frappent, ils trouent, ils tuent.
+On se bat partout, dans les escaliers, dans les galeries, dans la
+chapelle; on dispute, on conquiert le palais marche par marche, dalle
+par dalle. Du sang partout. Des blessés partout. Les Suisses, morts ou
+vivants, sautent par les fenêtres. Le palais entier, sous ce beau ciel
+bleu, a l'air en flammes. A travers la fumée, les uniformes rouges
+des pauvres fuyards appellent les balles. Les balles sifflent sous les
+marronniers dont les feuilles tombent et dont le tronc saigne. Sous les
+arbres, les Suisses effarés, s'enfuient et meurent. Ils se sont groupés
+auprès du petit bassin, ils battent en retraite, massés, vers le bassin
+octogone. A chaque pas, la petite troupe est moins compacte. Un homme
+tombe la tête fracassée, un moribond râle, jette un dernier regard à ce
+ciel, à ces arbres, à tout ce qui est la vie, et songe, agonisant, aux
+lacs tranquilles, aux montagnes vertes, aux soirs pacifiques de son
+canton républicain. Le _Ranz des vaches_ revient à ses oreilles qui
+n'entendront plus, et lui fait oublier la _Marseillaise_. Soldat
+mercenaire, pauvre paysan de Lucerne ou d'Unterwald, qu'es-tu venu faire
+ici?
+
+Tout à l'heure, divisés, sabrés, ils iront mourir bravement, froidement,
+au _pont Tournant_ où Lambesc sabrait hier le peuple, ou sur la
+grand'place, non loin de cet endroit où le roi périra demain.
+
+C'en était fait. Le peuple victorieux avait triomphé de la monarchie.
+L'Assemblée nationale était maîtresse des Tuileries. Santerre et
+Westermann, Danton, de sa grande voix, pouvaient dire au peuple:
+«Maintenant, tu es libre!»
+
+Sur les colonnes des Tuileries, sur les brèches faites par le canon des
+Marseillais, des patriotes traçaient à la craie des inscriptions comme
+ils avaient écrit: _Ici l'on danse_ sur les ruines de la Bastille.--Vive
+la Saint-Laurent! écrivaient-ils; vive le peuple du 10 août!
+
+On raconte que, pendant ce temps, un homme, un maigre et jaune jeune
+homme, en habit militaire râpé, l'oeil brillant, les traits contractés,
+regardait, en hochant la tête, les Tuileries, où personne ne devait plus
+rentrer, et le peuple, ivre de joie, qui ne devait plus avoir de maître.
+
+Celui-là s'appelait Napoléon Bonaparte.
+
+«Est-ce bien là, se disait-il, le _dégel de la nation_? (Les mots sont
+de lui.) Et tournant le regard vers l'assemblée, là-bas, où Louis
+XVI, tandis que Vergniaud parlait de réunir une convention nationale,
+mangeait doucement son poulet rôti:
+
+--Piccolo, petit, pauvre petit, murmurait-il, tu n'avais donc pas de
+canon pour balayer la multitude?»
+
+L'homme de Brumaire, celui qui devait étouffer, escamoter une révolution
+et déformer le tempérament de la France, se dressait déjà devant le
+peuple du 10 août.
+
+Mais quoi! le peuple était vainqueur, et quoi qu'aient pu faire depuis
+cette date les souverains, l'idée monarchique a été battue, bafouée et
+broyée en cette journée du 10 août 1792.
+
+Nous datons de là! L'ère nouvelle s'ouvre au son du tocsin de Paris.
+Le lendemain de ce grand jour lumineux et fier, c'est la Convention, la
+France armée, l'Europe repoussée, la Révolution victorieuse. C'est la
+tribune toute puissante, c'est l'impossible décrété et réalisé, c'est
+le monde ébloui, c'est la parole de liberté, d'égalité, de fraternité
+traversant l'espace comme une bouffée d'air pur, c'est la souveraineté
+nationale reconnue, imposée, c'est l'effarement du passé devant ce
+présent irrésistible, c'est la France, enfin, notre pauvre et bien-aimée
+France, c'est la patrie sauvée, affranchie, délivrée, maîtresse
+d'elle-même, et, par sa grande idée de sacrifice et de dévouement,
+maîtresse aussi du monde. Vive la France!
+
+«Je ne veux pas oublier, s'écriait un jour Berryer, l'avocat de la
+légitimité, je n'oublierai jamais que la Convention a sauvé ma patrie!»
+
+La Convention est la fille du Dix août.
+
+
+
+
+
+ LA PLACE DAUPHINE
+
+ DESAIX ET MADAME ROLAND
+
+
+Une petite place triangulaire, triste et sombre par les jours de pluie,
+bizarre d'ailleurs, parfois rajeunie, réchauffée de soleil; des maisons
+hautes, des portes basses, des grilles aux fenêtres: c'est la _place
+Dauphine_. Tous les omnibus qui passent par le pont Neuf sont contraints
+d'en faire le tour. La _correspondance_ l'exige. En regardant ce
+triangle, tout aussitôt on a froid. La teinte est grise. A peine un
+bout de ciel égaré au-dessus. En tout temps, ses maçonneries de briques,
+salies par chaque journée depuis Henri IV, suintent l'ennui, et ses
+arcades à refends ont de sinistres et mélancoliques aspects; ses pierres
+de taille se disjoignent comme si elles bâillaient. Les boutiques qui
+sont là blotties ne sont pas faites pour l'égayer: des magasins de
+librairie, des repaires d'antiquités, des études d'huissiers, des
+bureaux de journaux judiciaires. Les petits corridors ouvrent sur la
+place leurs boyaux noirs, les escaliers sont glissants, les paliers
+étroits. Un quinquet phthisique agonise tout le jour durant sans
+éclairer personne. La rampe est huileuse, les murs sont gras. Mais vient
+un rayon et tout cela se dore et semble sourire.
+
+La place Dauphine a d'ailleurs ses enthousiastes. On l'a appelée «la
+plus jolie place de Paris». Ce qui peut-être la rend définitivement
+maussade, c'est cette colonne dérisoire qu'on a élevée là au général
+Desaix. Le buste lugubre, l'air assombri, dégradé par le temps, verdi
+par la pluie, regarde (et non sans envie)--là-bas, dans la foule, parmi
+les arbres--la statue de bronze de Henri IV, qui développe à cheval sa
+lourde carrure.
+
+Ce _monument_ de Desaix, avec sa statue à demi-détruite, ses noms
+de victoires maintenant illisibles, ses tables de marbre plongeant
+piteusement dans un réservoir mesquin, est la chose la plus triste du
+monde. On doit mieux que cela au général républicain. Une inscription de
+cette colonne rappelle les paroles fameuses:
+
+«_Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir
+pas assez fait pour la France et la postérité!_»
+
+Il est aujourd'hui prouvé que Desaix, tué sur le coup, n'a prononcé
+avant de mourir aucune parole. Mais on peut dire cependant que, s'il
+regrettait de n'avoir pas assez fait pour la France, la France peut
+regretter de n'avoir pas encore assez fait pour lui.
+
+La place Dauphine a, d'ailleurs, changé d'aspect depuis la
+reconstruction de la préfecture de police et, dit-on, les deux vieilles
+maisons aux briques rouges, qui en forment comme l'entrée du côté du
+pont Neuf, vont tomber. Ainsi s'enfuient les souvenirs! C'est dans la
+maison qui donne sur le quai de l'Horloge qu'habita le graveur Philipon
+et que naquit Mme Roland. On a démoli, à l'intérieur, la petite cellule
+où, la journée finie, s'enfermait la jeune fille avec ses livres, ses
+chers livres, et traçait sur son papier ces _Lettres aux demoiselles
+Cannet_, dont M. Dauban a donné naguères une édition nouvelle.
+
+La maison va tomber! Dans peu d'années, que sera devenu le Paris
+historique qu'on aimait à retrouver dans ses promenades comme on
+feuilletterait un vieux livre? Ruines! Fantômes! Que de fois, à cet
+angle du quai, n'aurait-on pas cru voir, avec ces yeux de l'imagination
+qui valent bien les autres, la petite Manon «en fourreau de toile» aller
+au marché avec sa mère ou, son panier sous le bras, tête nue, ses jolis
+cheveux frisés sur son front de quinze ans déjà bombé et réfléchi,
+achetant «à quelques pas de la maison, du persil ou de la salade que la
+ménagère avait oubliés.»
+
+La première édition de ces _Lettres aux demoiselles Cannet_ date de 1841
+et M. Auguste Breuil l'avait signée. Elle jetait déjà sur les années
+d'adolescence et de la jeunesse de Mme Roland un jour satisfaisant.
+Elle montrait Manon au couvent des Dames de la Congrégation, rue
+Neuve-Saint-Étienne, et s'y liant d'amitié avec Sophie et Henriette
+Cannet, qui devaient être pour elle comme des soeurs.» C'était vers
+le soir d'un jour d'été, dit Mme Roland; on se promenait sous des
+tilleuls... Les voilà! les voilà! fut le cri qui s'éleva tout à coup.»
+Ne semble-t-il pas, à la façon dont ce souvenir est raconté, qu'il y
+eût comme une prédestination dans l'amitié des trois jeunes filles? La
+première édition de ces lettres était suffisante pour le temps. Mil
+huit cent quarante et un, ce n'est pas si loin, et pourtant l'histoire
+a marché, ou le goût de l'histoire, le souci des petites choses, des
+traits peu importants en apparence et qui peignent nettement tout un
+caractère, l'amour des _petits riens_ qui sont à l'étude d'un homme ce
+que les moindres plis, les rides minuscules, les tics sont à son visage:
+ils complètent sa physionomie, l'animent, la rendent vivante.
+
+Grâce à la publication récente, les grandes lignes et les moindres
+traits sont aujourd'hui rassemblés. L'édition des _Lettres aux
+demoiselles Cannet_ est complète, et nous pouvons,--c'est bien le
+mot,--lire à livre ouvert dans la jeune âme de Manon Philipon. Nous
+assistons à ses journées de travail, nous recevons ses plus chères
+confidences, nous savons la cause de ses ennuis, de ses enthousiasmes,
+le secret de son coeur. Honnête et loyal secret, rêves sans fièvre,
+châteaux en avenir dont le toit et la façade sont bien modestes.
+
+Elle lit Plutarque et je sais nombre de gens qui lui en feraient un
+crime. Mais lire Plutarque n'empêche pas de «connaître un pourpoint
+d'avec un haut-de-chausses,» comme dit Molière, et de les raccommoder
+au besoin: «Je n'ai, à franchement parler, ni haine ni goût pour
+le commerce; je sens qu'en entrant dans tel état que ce soit... je
+m'appliquerais uniquement à l'accomplissement de mes devoirs et que j'en
+ferois le premier et le plus grand de mes plaisirs.» (Lettre septième,
+_inédite_.) Cette Romaine redevient bien vite, puisqu'il le faut, la
+petite bourgeoise et l'humble fille du graveur.
+
+Humble par raison, fière par tempérament. «On nous a beaucoup pressés
+d'aller à Versailles chez quelqu'un de connoissance pour les fêtes
+du mariage. Maman s'est décidée à rester: j'en suis bien aise. Toutes
+réflexions faites, j'aime mieux rester dans ma cellule avec mes livres,
+ma plume et mon violon, qu'aller me faire pousser et presser pour voir
+l'_habillement_ des princes.» Ses plumes et son violon! Elle oublie ses
+fleurs qu'elle aimait tant.
+
+Les volumes des Lettres de Mme Roland ont tout l'intérêt des Mémoires
+historiques et aussi d'un roman. On assiste pour ainsi dire, en lisant,
+à la formation intellectuelle de cette femme, à l'incubation de ses
+idées politiques, et aussi à la formation de cet honnête et solide
+attachement qu'elle eut pour M. Roland de la Platrière, un brave homme
+dont elle fit presque un grand homme. Figure sans élévation, celle
+de Roland, mais d'une pâte, après tout, sympathique. Il se mouchait
+pourtant avec ses doigts, se couchait sur son lit et priait sa femme
+de jouer et chanter à son chevet. C'est le mari dans toute la force du
+terme, mais le mari sans épithète ridicule. Il aimait sa femme et
+elle l'aimait et le respectait. Cette passion pour Buzot, dont on a
+maintenant la preuve, grandit Mme Roland au lieu de l'abaisser. La
+statue s'est animée. Il y avait un foyer d'amour dans ce marbre. Loin de
+la lui reprocher, on lui sait gré de cette haute et chaste affection.
+
+Le rôle politique de Mme Roland est plus discutable. Si la Gironde s'est
+perdue, la femme du ministre y a contribué pour la bonne part. Elle
+haïssait comme elle aimait, en femme. Et qui sait combien de ses
+haines instinctives elle a fait partager à ses aimables et éloquents
+cavaliers-servants? C'était les perdre, c'était se perdre. Du moins
+sut-elle bien mourir avec ceux qui mourraient un peu pour elle et par
+elle.
+
+Ah! que je voudrais qu'on pût nous rendre les impressions qu'eut
+Mme Roland, dans la charrette, de la Conciergerie à la place de la
+Révolution, et que, dit-on, elle demanda à écrire au crayon, avant de
+monter les degrés de l'échafaud! Elle ne put les écrire, ces suprêmes
+pensées, et elles demeureront à jamais dans les éternels _desiderata_
+de l'histoire. Nous aurions, cette fois, eu, non le dernier jour d'un
+meurtrier, mais la dernière heure d'une condamnée!
+
+
+
+
+ MADEMOISELLE DE SOMBREUIL
+ 1793
+
+
+
+ I
+
+
+Ceux-là qui, au temps où M. Labat père, digne prédécesseur de son
+fils, était directeur des Archives de la Préfecture de police, ont pu
+consulter et regarder les trésors historiques enfouis dans l'espèce de
+grenier où on logeait l'archiviste, sous les toits d'où l'on apercevait
+la flèche de la Sainte-Chapelle, ceux-là peuvent seuls savoir ce que les
+incendiaires de la Commune ont dérobé à l'histoire et à l'avenir. Que
+de monuments écrits! Sans compter des curiosités artistiques, comme, par
+exemple, tel buste de Marat provenant d'une _section_ de Paris. Que de
+papiers importants, de choses inédites! Il y avait là de quoi écrire la
+plus curieuse des histoires, l'_Histoire des lettres de cachet_. Il
+y avait les écrous des prisons, celui de la Conciergerie, avec
+les signalements de Marie-Antoinette et de madame Roland, et des
+procès-verbaux d'exécutions, comme celui de Bailly où l'on pouvait
+suivre, aux terribles ratures du greffier, le nombre des stations que
+l'on fit faire au martyr, de la place de la Révolution au champ de Mars.
+
+Il y avait aussi (quel étonnement!) le registre des massacres de
+septembre. Ce registre! Je le vois encore.
+
+Il m'a été donné justement de le feuilleter un jour. Ce registre est--ou
+était--un in-4°, à peine épais comme deux doigts, carré de forme et
+relié en parchemin blanc que le temps avait sali. Les feuillets étaient
+couverts d'une écriture large et ornée, une écriture de l'ancien temps,
+celle du greffier chargé de l'écrou. Chaque page, divisée en deux,
+présentait d'un côté les noms, prénoms et qualités des prisonniers, en
+général des Suisses arrêtés au 10 août; de l'autre, tracé de la
+main de Maillard ou de celle du greffier, le résultat du jugement. Une
+croix, placée en regard de chaque nom, indiquait que Maillard marquait,
+à mesure qu'on les appelait, les prisonniers. Puis; en face de ce
+nom (la lettre M largement tracée et les jambages se contournant
+élégamment), le mot _Mort_ écrit par Maillard et suivi partout de cette
+note du greffier: _Par jugement du peuple_;--ou (toujours de l'écriture
+de Maillard, avec les mêmes fioritures aux majuscules) l'indication: _En
+liberté_.
+
+On le regardait, ce registre, avec une impression d'effroi, et l'on se
+demandait si vraiment il avait été le témoin muet de l'horrible drame du
+2 septembre. Oui, c'était bien lui. Ces taches jaunes qui le maculaient
+étaient des taches de sang. Quelques-unes avaient été faites par les
+doigts des _travailleurs_ venant tourner les feuillets pour voir s'il
+y avait encore beaucoup de prisonniers à appeler; d'autres avaient
+dégoutté des vêtements de ces misérables. Les massacreurs n'entraient
+pourtant que par hasard dans la salle où se tenait le tribunal. M. Labat
+avait été mis au courant de la façon dont ces terribles, ces criminelles
+exécutions étaient alors organisées.
+
+Il y a quelques années un vieillard, l'air triste et le costume
+convenable, vint voir feu M. Labat et lui demanda à consulter ce
+registre de l'Abbaye. On ne le communiquait pas à tout le monde. M.
+Labat s'informe, l'autre balbutie, hésite, explique que ses souvenirs se
+rattachent pour lui à ce livre, et finalement déclare qu'il se trouvait
+_tout enfant_ à l'Abbaye au moment du massacre.
+
+Un _témoin du 2 septembre_! Un témoin vivant! M. Labat n'avait garde de
+le laisser échapper. Il lui montre le registre. Le vieillard pâlit et
+recule, puis il avance: «Oui, c'est cela, c'est bien cela!» dit-il.
+Et alors, s'échauffant, se souvenant, il explique à M. Labat comment
+Maillard, placé entre les deux guichets, celui qui s'ouvrait sur les
+corridors et par lequel venaient les prisonniers, et le guichet par
+lequel ils sortaient, traçait les sentences sur le registre à mesure
+qu'elles étaient rendues. Ce qui prouve--en passant--que Mlle de
+Sombreuil n'a pas pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard
+ayant écrit en regard du nom de M. de Sombreuil la note: _En liberté_,
+M. de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait
+pu être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne
+l'attendaient plus.
+
+«Monsieur Maillard était alors, dit sans affecter d'appuyer sur le
+_Monsieur_, ce témoin à M. Labat (qui a vérifié ces assertions),
+_monsieur_ Maillard était un jeune homme d'une trentaine d'années, brun,
+grand, l'oeil superbe, les cheveux noués en catogan. Il portait, ce
+jour-là, _un habit gris à larges poches et des bas chinés_. De temps à
+autre les travailleurs venaient derrière _monsieur_ Maillard, consulter
+des yeux le registre et parfois leurs mains en touchaient les feuillets.
+De là le sang que vous voyez!»
+
+Tout en parlant, le vieillard semblait vraiment revoir les scènes
+de carnage de septembre. Il parla longtemps encore, remercia, puis
+s'éloigna, comme en chancelant, et M. Labat ne le revit plus.
+
+Étrange destinée que celle de ce Maillard, mort à trente et un ans, et
+dont la mémoire est encore sanglante et détestée, lorsqu'à cette date
+du 2 septembre, il joua, tout au contraire--faut-il le dire?--un
+rôle providentiel (s'il en est dans l'histoire), et, enrégimentant,
+organisant la fureur populaire, la dirigea et la calma en partie, lui
+arracha plus de victimes qu'on ne croit, sauva des innocents, épargna
+bien des gens voués à la mort et qui, sans lui, eussent péri déchirés
+par une populace irritée, affolée, criminelle! Oui, il brava cette
+rage même, délibérant froidement, acquittant ou condamnant, selon sa
+conscience, sans que les sabres levés sur lui pussent influencer son
+jugement.
+
+Mais il avait touché au sang: c'était assez, et--c'est justice--sa
+mémoire en demeurera éternellement ensanglantée, souillée et exécrée.
+
+
+
+ II
+
+
+Les quelques lignes que nous avions écrites plus haut sur Mlle de
+Sombreuil nous valurent une réponse de son fils.
+
+Ce n'est point pour diminuer l'horreur que nous inspirent les massacres
+de septembre, c'est seulement pour rétablir la vérité sur un fait
+contesté que nous prenons à corps la légende du _verre de sang_.
+
+«Monsieur, écrivait M. de Sombreuil au rédacteur en chef du _Grand
+Journal_:
+
+«A mon retour de la campagne, on me communique le numéro de votre
+journal du 11 février, où je lis ce qui suit:
+
+«Notre époque a le goût des réhabilitations; si elles ne sont pas
+toujours justes, elles ont au moins cet avantage de mettre dans un
+jour exact, entouré de tous les documents à l'appui, chaque figure
+historique. M. Jules Claretie annonce, dans l'_Avenir national_, la
+publication d'une histoire de Maillard, l'ancien huissier du Châtelet,
+le chef des _travailleurs_ des 2 et 3 septembre 1792, pour employer le
+sombre langage d'alors.
+
+«Il est bien difficile de toucher à ces terribles souvenirs sans
+froisser de justes susceptibilités; mais pourtant je dois dire que
+Maillard, dont le nom est resté attaché à cette date sanglante, en
+enrégimentant, en organisant pour ainsi dire la fureur populaire, lui
+arracha plus de victimes qu'on ne le croit.
+
+«On conserve aux archives de la Préfecture le registre de l'Abbaye,
+témoin muet de l'effroyable massacre, et sur lequel, en regard du nom
+de chaque prisonnier, Maillard mettait l'indication: _En liberté_, ou le
+mot: _Mort_; d'où il résulte, raconte toujours M. Claretie, que Mlle de
+Sombreuil n'a pu boire le fameux _verre de sang_, puisque Maillard ayant
+écrit, en regard du nom de M. de Sombreuil, la note: _En liberté_, M.
+de Sombreuil, _libre avant même d'être sorti de la salle_, n'avait pas
+à être sauvé par sa fille dans la cour où les _travailleurs_ ne
+l'attendaient plus.»
+
+«Fils de Mlle de Sombreuil, je viens vous prier, monsieur le rédacteur,
+au nom de la vérité et par respect pour l'acte de piété filiale qui a
+rendu le nom de ma mère immortel, d'accueillir la rectification suivante
+au fait avancé par M. Claretie.
+
+«Mon grand-père, M. le marquis de Sombreuil, ancien gouverneur des
+Invalides, avait été arrêté immédiatement après le 10 août et jeté
+dans les cachots de l'Abbaye; le dimanche 2 septembre 1792, le terrible
+_Caveant consules_ venait de mettre le pouvoir aux mains de Danton;
+_sur son ordre_, des égorgeurs avaient été demandés au comité de
+surveillance, présidé par Marat, où ils avaient reçu leurs instructions
+et étaient convenus de leur salaire.
+
+«Le lendemain, lundi 3 septembre, vers cinq heures du matin, les
+_travailleurs_[6], sous la conduite de Maillard, surnommé _Tape-dur_, se
+dirigèrent vers la prison de l'Abbaye. Les victimes sont au complet, le
+carnage va commencer.
+
+[Note 6: Si nous nous servons de cette expression en parlant des
+assassins de septembre, c'est qu'ils sont ainsi désignés sur les _États
+de service_ dressés dans les bureaux de la Commune, où sont constatés
+les payements qui leur ont été faits. (_Note de M. de Sombreuil._)]
+
+«Maillard établit d'abord son tribunal de _juge populaire_ dans la cour
+de la prison, et les égorgeurs sont placés sur deux haies; aussitôt
+les portes du cloître, qui recélait les prêtres arrêtés les jours
+précédents, sont ouvertes, et tous sont massacrés sans qu'il soit fait
+grâce à un seul.
+
+«L'horrible tuerie humaine est un instant suspendue pour laisser les
+_travailleurs_ manger la soupe et boire le vin que la _Commune_ leur fit
+distribuer à la porte de la prison; mais bientôt ils recommencèrent leur
+oeuvre sanglante.
+
+«Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen de
+Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui lui fend la
+tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de Sombreuil, quand sa
+fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou de son père, qu'elle enveloppe de
+sa magnifique chevelure, et, présentant sa poitrine aux assassins: «Vous
+n'arriverez à mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit
+trois blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène
+terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait entendre.
+Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la vertu, et peut-être
+par l'irrésistible attrait de la beauté dans les larmes, les égorgeurs
+entourent le père et la fille, et l'un d'eux, lui présentant un verre de
+sang qui s'échappait de la tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois
+ce sang à la santé de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._»
+Elle l'avale d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété
+filiale, la liberté de son père.
+
+«Peu de temps après, Mlle de Sombreuil épousa son parent, M. le comte de
+Villelume.
+
+«En 1814, Louis XVIII, ne voulant pas que le nom de Sombreuil, dont
+le dernier avait été fusillé à Auray, s'éteignit, adressa une lettre
+autographe à mon père (lettre aujourd'hui encore entre mes mains), par
+laquelle il lui exprimait le désir qu'il eût ajouté à son nom celui de
+Sombreuil.
+
+«Après sa mort, le 15 mai 1823, le coeur de ma mère fut inhumé dans la
+chapelle des Invalides d'Avignon.
+
+«Lors de la suppression de cette succursale, en 1850, les invalides
+présentèrent une requête au prince Louis Napoléon, président de la
+République, pour obtenir que le coeur de leur _bon ange_ (c'est ainsi
+qu'ils l'appelaient) fût conservé au milieu d'eux. Le prince Louis ayant
+fait droit à cette requête, avis m'en fut donné par la lettre suivante:
+
+
+ «MONSIEUR,
+
+ «M. le maréchal gouverneur me charge d'avoir l'honneur de vous
+ prévenir que la cérémonie relative au coeur de Mme la comtesse
+ de Sombreuil aura lieu aux Invalides, le vendredi 6 de ce mois,
+ à midi.
+
+ «Si vous voulez vous présenter au cabinet du gouverneur, j'aurai
+ l'honneur de vous donner une autorisation et de vous adresser au
+ curé des Invalides.
+
+ «Veuillez, etc.
+
+ «_Signé_ Baron DU CASSE.»
+
+«C'est ainsi que, par une exception unique dans l'histoire, le coeur
+d'une femme repose au milieu des gloires dont la France s'honore.
+
+«Permettez-moi, monsieur le rédacteur, après ce récit exact des faits
+qui concernent ma mère, de joindre ici un document officiel attestant
+l'acte mémorable de Mlle de Sombreuil, contesté par quelques biographes:
+
+ EXTRAIT DU REGISTRE DES ARRÊTÉS DU COMITÉ DE LÉGISLATION.
+
+ _Séance du 26 thermidor, l'an III de la République française,
+ une et indivisible_.
+
+ «Vu par le comité de législation la pétition de la citoyenne
+ Viraud Sombreuil, laquelle réclame la main-levée sur le
+ séquestre apposé sur les biens héréditaires des citoyens Viraud
+ de Sombreuil, son père et gouverneur des Invalides, et l'autre,
+ son frère, inhumainement assassinés au tribunal révolutionnaire
+ de Paris, le 2 prairial an II................
+
+ «Considérant: 1° Que la citoyenne Sombreuil a des droits
+ évidents à la moitié des successions dont il s'agit;
+
+ «2° Qu'elle a également des droits infiniment plausibles sur une
+ partie de l'autre moitié, parce que la succession de son frère,
+ injustement supplicié, doit lui appartenir tout entière;
+ parce que les lois ordonnent, sans limitation quelconque, la
+ restitution des biens des condamnés à leur famille; parce que
+ la République a solennellement et justement renoncé à tous les
+ droits ouverts par des assassinats judiciaires dont elle ne peut
+ profiter ni directement ni indirectement.
+
+ «Considérant que, sur le mobilier délaissé par son père,
+ la citoyenne Sombreuil a des prétentions particulières et
+ infiniment favorables; elle assure que, dans la saisie des
+ effets qu'il a délaissés, on a compris ceux qui étaient à elle;
+ elle assure et prouve que son père lui avait donné tout son
+ mobilier;
+
+ «Considérant que les assertions d'une personne dont la piété
+ filiale s'est signalée par un acte de courage inouï et par
+ des traits héroïques qui doivent passer à la postérité la plus
+ reculée sont du plus grand poids;
+
+ «Considérant que la République doit s'empresser de rendre
+ justice à une telle _héroïne_ dans la plus grande latitude.
+
+ «Arrête, en exécution des articles 4 et 7 de la loi du
+ 13 ventôse an III, et par les considérants
+ sus-énoncés....................
+
+ «Charge la commission des administrations civiles, police et
+ tribunaux, de l'exécution du présent arrêté.
+
+
+ «_Signé_: LAPLAIGNE, président; MOLLEVAUT,
+ SOULIGNAC, PONS (de Verdun), LANJUINAIS,
+ BESARD et DELAHAYE.
+
+ «Pour copie conforme:
+
+ «_Signé_ LAPLAIGNE, président; SOULIGNAC.
+
+ «Pour expédition conforme:
+
+ «La commission des administrations civiles, police et tribunaux:
+
+ «_Le chargé provisoire_: AUMONT.
+
+ «Pour copie conforme: LEFEBVRE.»
+
+«Recevez, monsieur le rédacteur, avec tous mes remercîments, l'assurance
+de ma considération la plus distinguée.
+
+«COMTE DE SOMBREUIL.»
+
+
+
+ III
+
+
+A la lettre de M. de Sombreuil, nous répondîmes comme il suit:
+
+Il faut en finir avec certaines légendes. L'histoire a longtemps été
+remplie de ces _faits divers_ erronés, espèces d'herbes parasites que
+l'esprit de parti arrosait avec un soin pieux. La critique, à la fin,
+est venue; elle a arraché une à une ces touffes absorbantes, et fort
+heureusement les fables sont oubliées aujourd'hui ou jugées à leur
+valeur. L'herbe cependant repousse parfois, l'erreur trouve encore des
+esprits crédules. C'est pour ceux-là que je veux revenir sur un fait que
+je croyais depuis longtemps tiré au clair.
+
+Le _Grand Journal_ avait reproduit, il y a quelque temps, une partie
+de la chronique de l'_Avenir national_, où je contais comment Mlle de
+Sombreuil, lors des massacres de septembre, n'avait pu boire le _fameux
+verre de sang_ demeuré légendaire, en dépit de la critique historique.
+
+Le comte de Villelume de Sombreuil, fils de Mlle de Sombreuil, a adressé
+à ce sujet une lettre rectificative au rédacteur en chef du _Grand
+Journal_, et dans cette lettre M. le comte de Sombreuil croit répondre
+à notre article en reproduisant littéralement la légende que nous avons
+essayé de détruire, sans vouloir pour cela révoquer en doute l'héroïsme
+de Mlle de Sombreuil:
+
+ «Vers onze heures, on appelle le citoyen Marsault et le citoyen
+ de Sombreuil. Le premier tombe frappé d'un coup de hache qui
+ lui fend la tête; déjà le fer était levé pour atteindre M. de
+ Sombreuil, quand sa fille l'aperçoit. Elle s'élance au cou
+ de son père, qu'elle enveloppe de sa magnifique chevelure, et
+ présentant sa poitrine aux assassins: «Vous n'arriverez à
+ mon père, dit-elle, qu'après m'avoir tuée!» Elle reçoit trois
+ blessures. Sa beauté, plus grande encore dans cette scène
+ terrible, émeut un des assassins: un cri de grâce se fait
+ entendre. Subjugués par cet ascendant qu'inspire forcément la
+ vertu, et peut-être par l'irrésistible attrait de la beauté dans
+ les larmes, les égorgeurs entourent le père et la fille, et l'un
+ d'eux, lui présentant un verre de sang qui s'échappait de la
+ tête de M. de Saint-Marsault, lui dit: «_Bois ce sang à la santé
+ de la nation, citoyenne, et ton père sera libre._» Elle l'avale
+ d'un trait, et conquiert, par cet acte inouï de piété filiale,
+ la liberté de son père.»
+
+Voilà bien l'anecdote qu'on nous a tant de fois répétée, celle qui nous
+faisait frissonner à cet âge heureux où nous apprenions la Révolution
+française dans certains livres d'histoire si bien faits pour être
+étudiés au lendemain d'une lecture des contes de Perrault et des
+exploits de ses ogres. Voilà le _fait divers_ illustre que M. Victor
+Hugo, parlant de Mlle de Sombreuil, revêtit un jour de sa poésie
+d'adolescent:
+
+ Souvent, hélas! l'infortunée,
+ Comme si de sa destinée
+ La mort eût rompu les liens,
+ Sentit avec des terreurs vaines
+ Se glacer dans ses pâles veines
+ _Un sang qui n'était pas le sien!_
+
+Voilà la persistante impossibilité que je regrette de retrouver encore
+dans le livre de M. Edgar Quinet: «Deux jeunes filles, Mlle de Sombreuil
+et Mlle Cazotte, désarmèrent les bourreaux et sauvèrent leurs pères,
+_la première en buvant un verre de sang_.» (_La Révolution_, tome I, p.
+384.) Mais puisque aussi bien M. le comte de Sombreuil nous en fournit
+l'occasion, je veux, en peu de mots, raconter l'histoire exacte de ce
+verre de sang bu _à la santé de la nation_.
+
+Comment naquit cette légende? Quel est l'inventeur breveté, sans
+garantie de l'histoire, de cette anecdote? Aucun contemporain n'en
+parle: Jourgniac de Saint-Méard n'en dit mot, pas plus que les
+chroniqueurs ou les témoins royalistes des massacres de septembre,
+l'abbé Sicard, Peltier ou Maton de la Varenne. Lacretelle, dans son
+_Histoire de la Révolution_, dit, à propos de Mlle de Sombreuil: «On lui
+présente un verre; elle regarde, elle _croit voir_ du sang...» Dans une
+romance qu'un poëte de ce temps-là, Coëttant ou Coittant, composa
+pour célébrer le dévouement de Mlle de Sombreuil, il n'est aucunement
+question du verre de sang. Or, je trouve ce renseignement dans les
+_Mémoires sur les prisons_, à la date du 18 pluviôse an II: «Le
+citoyen Coittant a donné lecture d'une romance de sa composition sur le
+dévouement de la citoyenne Sombreuil; sa généreuse action a été célébrée
+de la manière la plus touchante: l'_héroïne était présente_ et écoutait
+la tête baissée; son visage était baigné de pleurs.»
+
+«L'héroïne était présente»,--et sans doute l'assemblée nombreuse. On
+n'eût pas manqué de faire remarquer à Coittant l'oubli du verre de sang,
+si le fait eût été authentique.
+
+M. Louis Blanc a expliqué ce qui a pu donner lieu à cette sinistre
+légende. Mlle de Sombreuil allait s'évanouir, lorsque l'un des
+massacreurs lui présenta un verre d'eau dans lequel une goutte de sang
+tomba de la main de cet homme. Le fait a été rapporté à M. Louis Blanc
+par une amie de Mlle de Sombreuil, qui l'avait conté elle-même pour
+prouver que les meurtriers de l'Abbaye (sans excuse devant l'histoire et
+la morale) n'étaient pas absolument insensibles.
+
+Mais non, c'est à l'auteur du _Mérite des femmes_ que nous devons ce
+conte qui a fait fortune. Après avoir célébré le dévouement de Mlle
+de Sombreuil, laquelle avait partagé la captivité de son père, et,
+l'accompagnant devant ses juges, avait plaidé pour lui de toute sa
+jeunesse et de toutes ses larmes, après avoir écrit....
+
+ Une fille au printemps de son âge,
+ Sombreuil, vient, éperdue, affronter le carnage.
+ Etc., etc.
+
+Legouvé, qui (il le dit lui-même) ne put placer le verre de sang dans
+son poëme, ajouta une note en prose où il raconta--le premier--quelle
+condition on mit--selon lui--à la délivrance de M. de Sombreuil. Legouvé
+ignorait donc comment fonctionnait le tribunal de l'Abbaye; il ne savait
+pas que tout prisonnier déclaré _en liberté_ par Maillard, entre les
+deux guichets, ne courait plus aucun danger au dehors? Et n'est-ce pas à
+Maillard lui-même que M. de Sombreuil dut la vie, à ce Maillard qui, dit
+M. Michelet, s'en alla de l'Abbaye _emportant la vie de quarante-trois
+personnes qu'il avait sauvées et l'exécration de l'avenir?_ Il est hors
+de doute, en effet, que Stanislas Maillard ait prononcé cette belle
+parole: «_Je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains
+dans le sang de ce vieillard._» On la retrouve citée dans le _Patriote
+français_ de Brissot, qu'on ne peut accuser de partialité en faveur des
+septembriseurs.
+
+Delille n'a pas imité Legouvé, et, dans son poëme de la _Pitié_, il
+s'est abstenu de parler du verre de sang. Les poëtes se suivent et ne se
+ressemblent pas.
+
+Je reconnais d'ailleurs que l'abnégation et l'amour filial de Mlle de
+Sombreuil furent absolument admirables en ces journées terribles. J'ai
+dit qu'elle avait obtenu la faveur d'aller retrouver son père dans
+sa prison, et l'on pourrait s'étonner de rencontrer à cette époque
+ce singulier mélange de rigueur et de pitié. Qui pourrait arracher
+aujourd'hui cette grâce de partager la captivité d'un détenu? Et Mlle
+de Sombreuil ne fut pas la seule qui s'enferma ainsi avec un parent. La
+marquise de Fausse-Landry ne demeura-t-elle pas dans la prison de son
+oncle, l'abbé de Rastignac? Mme de Fausse-Landry a même publié une
+relation des massacres de septembre, et il n'y est point question du
+verre de sang bu par Mlle de Sombreuil. On pourrait d'ailleurs invoquer
+son témoignage, car Mme la marquise de Fausse-Landry vit encore,
+croyons-nous, à Paris.
+
+Nous admirons certes autant que personne l'héroïsme de Mlle de
+Sombreuil. Elle a partagé la captivité de son père, elle eût voulu
+à coup sûr partager sa condamnation. Mais, énergiquement, nous nions
+qu'elle ait pu ou dû boire un verre de sang. M. le comte de Sombreuil a
+beau citer dans sa lettre un _Extrait du registre des arrêtés du comité
+de législation_ (séance du 26 thermidor an III), cet extrait constate
+simplement avec nous son _courage inouï_ et sa _piété filiale_. Il ne
+dit rien, et pour cause, du verre de sang.
+
+Bref, l'horrible anecdote est apocryphe.
+
+Tout le prouve.
+
+L'histoire: sur le registre de l'Abbaye, en regard du nom de Sombreuil
+et de la main même de Maillard, de cette écriture calme et correcte, il
+est porté: «_Jugé par le peuple et mis en liberté._» Qu'avait-on besoin,
+encore un coup, de _racheter_ M. de Sombreuil en vidant un verre de
+sang, puisqu'il était libre?
+
+La physiologie: M. Barthélémy Maurice, l'historien des _Prisons de la
+Seine_, a consulté des hommes de science qui lui ont affirmé que du
+cadavre d'un homme tué comme on a tué les prisonniers de l'Abbaye, il
+serait tout à fait impossible de tirer un verre de sang _potable_. Or,
+d'après M. de Sombreuil, le sang présenté à sa mère aurait été recueilli
+d'une blessure reçue à la tête par M. de Saint-Marsault, ce qui rend la
+chose encore plus invraisemblable.
+
+La vérité est que Mlle de Sombreuil aura bu quelque verre d'eau ou de
+vin (on en avait distribué aux _travailleurs_), et la preuve, c'est que
+Mlle Cazotte, qui, elle aussi, sauva son père une fois, en fit
+autant. Le fils de Cazotte, qu'on ne peut accuser d'être un ami de la
+Révolution, le dit tout au long en contant qu'elle but à la santé de la
+nation: «C'est par exagération qu'il a été dit qu'un verre de sang des
+victimes lui avait été versé (à Mlle de Sombreuil); les verres portaient
+les traces des mains auxquelles ils servaient, _et la même santé avait
+été imposée à ma soeur_.» (_Témoignage d'un royaliste_, par J. S.
+Cazotte, in-8°, 1839.)
+
+Mais il ne suffit pas à M. le comte de Sombreuil que sa mère ait bu
+un verre de sang, ce qui est--l'assertion de Cazotte suffirait à le
+prouver--complétement erroné. M. de Sombreuil veut aussi que Mlle de
+Sombreuil ait été menacée ensuite de l'échafaud.
+
+«Mlle de Sombreuil, ajoute-t-il dans sa lettre, ne jouit pas longtemps
+du triomphe dû à son sublime dévouement. Son père et son frère aîné,
+incarcérés de nouveau en 1793, elle obtient encore de les suivre.
+Traduits au mois de mai devant le tribunal révolutionnaire, ils furent
+conduits à l'échafaud.
+
+«Mais un décret de la Providence devait sauver une seconde fois ma mère.
+Le même homme qui; dans le choeur de l'Abbaye, avait fait entendre
+le cri de grâce et suspendu ainsi le poignard des assassins, l'ayant
+reconnue dans la fatale charrette, les mains liées derrière le dos, il
+la saisit par les poignets et la précipita hors de la voiture.»
+
+Or, aucune biographie de Mlle de Sombreuil n'indique ni sa condamnation,
+ni la façon extraordinaire dont elle aurait été sauvée par un honnête
+massacreur, un septembriseur _ex machina_, aidé d'un décret de la
+Providence. On peut tenir ce fait pour complétement imaginaire. En
+effet, M. de Sombreuil, impliqué dans le procès des _chemises rouges_,
+et son fils; pris à Quiberon les armes à la main, ont été condamnés le
+17 juin 1795 (et non 1793, comme dit M. de Sombreuil); et--c'est M.
+F. Lock qui veut bien me le faire remarquer--la liste officielle des
+condamnés ne porte pas le nom de Mlle de Sombreuil, preuve évidente que
+celle-ci ne fut pas condamnée, et par conséquent ne fut ni mise dans la
+charrette des exécutions, ni arrachée à la mort par le moyen impossible
+qu'on a indiqué. Au surplus, il existe une lettre de Mlle de Sombreuil à
+Fouquier-Tinville, où elle intercède pour les deux accusés. Il est donc
+bien évident qu'elle n'était point impliquée comme ils le furent, dans
+le complot de Batz. Cette lettre, d'ailleurs, mériterait d'être citée.
+J'y remarque, entre autres choses, ce singulier passage: «_Je me repose
+sur ta justice; ton âme intègre et pure, ton dévouement à ta patrie te
+feront un devoir d'examiner avec ta sévérité, mais aussi avec ta justice
+ordinaire, la conduite des deux individus._»
+
+La présente question, du reste, a été traitée et discutée longuement
+dans l'_Intermédiaire_ (année 1864), et, l'enquête terminée, il s'est
+trouvé que tous les témoignages concordent à faire rejeter comme
+fantastique l'incident du verre de sang. On voit pourtant que la légende
+n'est pas tout à fait morte. J'aurais été heureux, pour ma part, si
+j'avais pu contribuer à la détruire, dans l'intérêt de la vérité et de
+l'histoire.
+
+Je ne voudrais pas rouvrir aujourd'hui un débat qui me paraît clos.
+Voici pourtant, à propos du verre de sang de Mlle de Sombreuil, une
+lettre et un document que je ne puis m'empêcher de passer sous silence.
+Le document en question est, croyons-nous, inconnu en France. Il vaut
+donc la peine d'être publié.
+
+«Mon cher ami,
+
+»Il y a deux ans et demi, M. Louis Blanc, répondant à une critique de
+la _Revue d'Édimbourg_ qui mettait en doute l'exactitude de certains
+passages de son _Histoire de la Révolution française_, publia, _en
+anglais_, dans l'_Athenæum_ (26 septembre 1863), une curieuse lettre qui
+lui était adressée par une vieille dame française, au sujet de l'épisode
+de Sombreuil. Cette dame, que ses opinions royalistes ne peuvent rendre
+suspecte de partialité, tenait de Mlle de Sombreuil elle-même le détail
+des faits qu'elle relate, et qui sont une preuve de plus contre la fable
+du verre de sang.
+
+»Je ne sache pas que cette lettre ait été publiée en France. A tout
+hasard je traduis à votre intention ce précieux document, enchanté qu'il
+achève de vous donner raison dans l'intéressante polémique que vous avez
+si victorieusement engagée.
+
+»Tout à vous.
+
+»PAUL PARFAIT.»
+
+Voici maintenant la lettre que M. Paul Parfait a bien voulu traduire
+pour nous:
+
+ «Cher monsieur Louis Blanc,
+
+ »Vous me demandez si rien n'est venu modifier mon opinion
+ depuis le jour où je vous ai raconté la vérité, quant aux faits
+ relatifs à Mlle de Sombreuil, pendant les journées à jamais
+ lamentables de septembre 1792.
+
+ »Mon opinion est et devait naturellement rester la même, car je
+ tenais ces détails de la bouche même de Mlle de Sombreuil. Je
+ ne puis mieux vous convaincre de l'exactitude de mes assertions
+ qu'en vous racontant de quelle manière la version de l'aventure
+ fut portée à ma connaissance par cette héroïne de la piété
+ filiale.
+
+ »En 1815, à l'époque des événements du 20 mars, étant
+ très-jeune, je vivais avec ma famille à Paris, rue
+ Saint-Hyacinthe Saint-Michel, n° I. Mon frère aîné, étudiant
+ en droit, partit, comme beaucoup d'autres, pour aller rejoindre
+ Louis XVIII à Gand. Dans la même rue, au n° 3, habitait une
+ veuve nommée Mme de Montarant (je puis mal orthographier le
+ nom). Cette dame avait une fille plus âgée que moi, et un fils,
+ chevau-léger dans une des quatre compagnies qu'on nommait
+ alors la _maison du roi_. M. Aimé de Montarant, fils unique, se
+ montrait peu empressé de rejoindre à Gand ceux de ses camarades
+ qui avaient suivi le roi, et cela par égard pour sa mère dont
+ il était tendrement aimé. Ayant appris le départ de mon frère,
+ celle-ci pria ma mère de lui faire savoir, dès qu'elle aurait
+ de ses nouvelles, comment il s'y était pris pour passer la
+ frontière sans être arrêté. Son fils lui avait promis de ne pas
+ partir avant d'avoir reçu cette information: il ne partit point.
+ De tout ceci il résulta que mon frère, à son retour de Gand,
+ nous trouva en relations avec la famille Montarant, que j'ai
+ depuis longtemps perdue de vue. Quoi qu'il en soit, à l'époque
+ dont je parle. Mlle de Montarant vint un jour, de la part de sa
+ mère, nous inviter tous à dîner. Ma mère, je ne sais pourquoi,
+ montrant quelque hésitation, Mlle de Montarant lui dit: «Il y
+ aura une de nos cousines, Mlle de Sombreuil, maintenant Mme de
+ Villelume, si fameuse par le courage qu'elle montra en septembre
+ 1792, courage auquel son père dut la vie, malheureusement pour
+ peu de temps.» Le désir de voir Mlle de Sombreuil eut raison des
+ hésitations de ma mère. Cette dame n'avait que quelques jours à
+ dépenser à Paris. Elle y était venue pour attendre le retour
+ de son mari, qui, ayant suivi le roi à Gand, faisait partie
+ du corps dit des _officiers sans troupes_, corps presque
+ entièrement composé de vétérans de la première émigration. Mme
+ de Villelume, si je ne me trompe, habitait, depuis son retour en
+ France, dans le Limousin, lieu de naissance de son mari, lequel
+ était, par parenthèse, un de ses cousins. Elle avait un fils
+ qui me parut, à vue d'oeil, avoir une douzaine d'années. Mme de
+ Villelume, à ce qu'on m'a dit, mourut quelques années après, à
+ Avignon.
+
+ »Pendant le dîner je remarquai que cette dame ne buvait que
+ du vin blanc. Je dis à Mlle de Montarant: «La répugnance
+ insurmontable qu'éprouve Mme de Villelume à prendre du vin rouge
+ tient sans doute au souvenir du verre de sang qu'elle fut forcée
+ de boire?--Elle n'a jamais bu de verre de sang! répondit Mlle de
+ Montarant; c'est là une erreur que je vous engage à redresser,
+ comme elle ne manque pas de le faire chaque fois qu'elle en
+ trouve l'occasion.» Son cousin l'ayant alors invitée à parler,
+ Mme de Villelume s'exprima à peu près comme il suit: «Je ne
+ dirai pas que ce soit jamais sans un sentiment des plus pénibles
+ que je reporte mes souvenirs sur ce terrible épisode de ma vie,
+ ni que je puisse accorder aucune sympathie aux instruments d'un
+ parti qui fut pour moi la cause de tant de malheurs; mais je
+ crois qu'il est de mon devoir de ne pas souffrir qu'un crime,
+ qui ajouterait une nouvelle atrocité à tant d'horreurs, soit
+ imputé à tort à ceux qui me rendirent mon père. Voici la vérité:
+ Quand les meurtriers, touchés de mes efforts pour sauver mon
+ père, m'accordèrent sa vie, vaincue par l'émotion, je me sentis
+ défaillir. Alors les meurtriers, par un sentiment difficile à
+ concevoir de la part de gens qui avaient commis tant de crimes,
+ m'emmenèrent devant la porte d'un café voisin. L'un d'eux, ayant
+ demandé un verre d'eau sucrée à la fleur d'oranger, m'en fit
+ boire quelques gouttes qui me ranimèrent; mais ses doigts teints
+ de sang avaient taché le verre. Mon premier mouvement, à la vue
+ de la main ensanglantée tendue vers moi, fut de me retourner
+ avec horreur; sur quoi un de ceux qui me soutenaient murmura
+ à mon oreille: «Bois, citoyenne, et pense à ton père.» Ainsi
+ fis-je, mais jamais depuis je n'ai vu de vin rouge dans un verre
+ sans être prise de frisson.»
+
+ »Tel est, cher monsieur, le récit authentique des faits, tel que
+ je le tiens de Mlle de Sombreuil elle-même.
+
+ »Je vous autorise volontiers à faire de ce renseignement l'usage
+ qui vous paraîtra convenable.
+
+
+ »Vc DE MONTMAHON, née ROUSSEL.»
+
+Et maintenant la question est jugée.
+
+
+
+
+ LA MAISON DE MARAT
+ 1793-1870
+
+
+Vieilles maisons! vieux souvenirs!
+
+Combien de fois n'ai-je point cherché, dans les rues de Paris, les
+traces du passé? Avec quelle fièvre j'interrogeais les coins de rues,
+les logis aux façades antiques! Que de souvenirs historiques ramassés en
+passant!
+
+Connaissiez-vous le coin de Paris qui s'appelait les piliers des
+Halles, un pauvre coin--bien innocent, bien pittoresque--où le peintre
+retrouvait comme un reflet du Paris de la Fronde, où le rêveur pouvait
+se figurer que Molière avait gaminé? J'y avais passé souvent, m'arrêtant
+tout exprès devant ces boutiques obscures où s'entassaient, dans un
+pêle-mêle et une ombre bizarres, des meubles et des souliers, des
+bonnets de tulle et des chaussons de lisière, un assemblage de
+marchandises diverses, des fauteuils et des légumes, des sabots et de la
+volaille que des marchandes inamovibles, et conservant encore le type de
+ces femmes qui acclamaient le duc de Beaufort, débitaient, superbes sur
+leurs tabourets de paille, le gueux de terre sous leurs pieds, comme des
+sénateurs sur leurs chaises curules. Tout cela a disparu.
+
+N'ai-je point revu Denis Diderot, ce bon, ce grand, ce fougueux génie,
+en passant devant cette maison de la rue Taranne qui fait l'angle de la
+rue Saint-Benoît et où maintenant on a établi un café? Et d'Holbach, ne
+l'ai-je point rencontré, lui aussi, devant cette maison de la même rue,
+maison qui fut la sienne et où l'on voit à cette heure un établissement
+de bains?
+
+Place Scipion, à l'endroit où l'on a établi la boulangerie des hospices
+civils, n'ai-je point foulé, comme tant d'autres, la place où sont
+enfouis les os de Mirabeau? Oui, l'orateur puissant, le Titan de la
+tribune est là, sous ces pavés; il est là, avec tant d'autres cadavres,
+avec Pichegru, avec tous ceux qui furent enterrés au cimetière
+Sainte-Catherine.
+
+Et Marat, qu'on crut jeté à l'égout de la Halle (on n'y jeta que
+son buste), n'est-il pas enterré dans un coin ignoré du cimetière
+Sainte-Catherine?
+
+Je pense à Marat, et le nom de Charlotte Corday vient sous ma plume.
+Rue d'Argout, au nº 17, dans une maison dont la façade est
+aujourd'hui réparée, mais qui naguère encore montrait des fenêtres en
+guillotine,--maison de chétive apparence, étroite, à boutique fermée
+et occupée naguère par une serrurerie--lorsque Charlotte Corday vint
+à Paris pour assassiner Marat, un hôtelier tenait là, rue des
+Vieux-Augustins, comme s'appelait alors la rue, l'_hôtel de la
+Providence_. Charlotte y descendit; elle n'était pas fort éloignée du
+logis de Saint-Just, qui demeurait rue Gaillon, à l'hôtel des États-Unis
+(n° 11 aujourd'hui). Ce fut de ce logis qu'elle partit pour aller
+frapper l'_ami du peuple_.
+
+Singulier ami, flatteur plutôt. On a retrouvé, aux Archives nationales,
+mainte pièce qui donne une idée exacte de ce qu'était Marat _savant_--un
+empirique bâtonné souvent par les grands seigneurs auxquels il réclamait
+ses gages, et qui, se plaignant devant le commissaire, n'en gardait pas
+moins rancune des coups reçus.
+
+Mon ami M. Émile Campardon, l'érudit historien du XVIIIe siècle, m'a
+communiqué maintes pièces qui prouvent à la fois combien Marat eut de
+mésaventures avec ses clients mécontents, et combien aussi ses malades
+le traitaient de façon étrange.
+
+Une seule de ces pièces suffira pour confirmer ce que je veux dire:
+
+ EXTRAIT DES REGISTRES DU COMMISSAIRE AU CHATELET
+
+ A. J. THIOT, 1777.
+
+ L'an 1777, le samedi 27 décembre, dix heures du soir, en notre
+ hôtel et par-devant nous, Antoine-Joachim Thiot, est comparu M.
+ Jean-Paul Marat, docteur en médecine et médecin des gardes du
+ corps de Monseigneur le comte d'Artois, demeurant à Paris, rue
+ de Bourgogne, faubourg Saint-Germain, paroisse Saint-Sulpice.
+ Lequel nous a rendu plainte contre M. le comte de Zabielo,
+ Polonois de nation, demeurant à Paris, rue Coq-Héron, hôtel du
+ Parlement d'Angleterre garni; contre M. Darnouville, demeurant
+ à Paris; le sieur Darbel, demeurant aussi en cette ville et le
+ nommé Flamand, domestique de dame Courtin, ci-après nommée, et
+ nous a dit que, s'étant rendu aujourd'hui à sept heures du
+ soir chez la dame Courtin, rue Neuve-Saint-Roch, qu'il traitoit
+ depuis neuf semaines d'une maladie de poitrine, pour lui
+ faire sa visite de médecin comme de coutume, il a trouvé dans
+ l'antichambre mondit sieur le comte de Zabielo, qui, au lieu de
+ le laisser entrer dans la chambre de la malade, l'a fait passer
+ dans une autre pièce où l'ont immédiatement suivi les sieurs
+ Darnouville et Darbel; qu'à peine assis, mondit sieur le comte
+ de Zabielo a commencé à lui faire des reproches sur l'état de
+ la malade, quoiqu'il se soit beaucoup amélioré depuis qu'il
+ la soigne, et sur les frais de la cure, quoiqu'il soit dû au
+ comparant 27 louis pour ses honoraires; que des reproches
+ le comte de Zabielo est passé aux injures; qu'il a traité le
+ comparant de charlatan; que lui, comparant, s'étant levé,
+ a répondu qu'il étoit surpris qu'on l'eût fait venir pour
+ l'insulter et qu'il n'étoit pas fait pour souffrir de pareils
+ procédés. Sur quoi mondit sieur de Zabielo lui auroit porté un
+ coup de poing sur la tête; qu'au même instant il s'est trouvé
+ assailli par lesdits sieurs de Zabielo, Darnouville et Darbel,
+ qui l'ont frappé sur la tête, lui ont arraché beaucoup de
+ cheveux et lui ont fait des marques de leurs violences au doigt
+ et sur la lèvre inférieure: en effet, nous avons aperçu de
+ petites excoriations, l'une au petit doigt de la main gauche et
+ l'autre au visage, sous la lèvre inférieure du plaignant; qu'il
+ n'est parvenu à se dégager qu'en mettant l'épée à la main pour
+ les repousser, qu'à l'instant il s'est senti saisi le bras par
+ eux, qui ont sauté sur la lame de son épée, qu'ils ont cassée;
+ que dans un moment aussi critique il auroit crié à son laquais,
+ qui étoit resté dans l'antichambre: «A moi, Dumoulin! on
+ m'assassine!» Que son laquais, entendant le bruit, étoit
+ accouru, et voulut entrer; mais le dit Flamand l'en vouloit
+ empêcher. Que de suite ce dernier fut joint auxdits sieurs de
+ Zabielo, Darnouville et Darbel en disant: «Laissez-moi faire,
+ monsieur le comte, j'aurai bientôt fait son affaire.» Que le
+ plaignant, livré à leur fureur, s'étoit vigoureusement défendu
+ et qu'à l'aide de son laquais qui crioit sans cesse aux
+ assaillans: «Ne le tuez pas!» il s'étoit enfin débarrassé. Qu'en
+ se retirant, il avoit été poursuivi et assailli de nouveau par
+ ledit Darnouville, dont il s'étoit dégagé avec la poignée de
+ son épée. Que parvenu à gagner la rue, il s'étoit rendu chez lui
+ pour examiner l'état de sa tête où il sentoit de vives douleurs
+ et où il a vu les signes de violence ci-dessus énoncés, et de
+ là chez nous, pour des faits ci-dessus, circonstances et
+ dépendances, nous rendre la présente plainte contre lesdits
+ sieurs de Zabielo, Darnouville, Darbel, Flamand et autres, leurs
+ complices, fauteurs et adhérens. Que, comme homme public, il
+ dénonce au ministère de M. le procureur du roi, attendu que
+ les fonctions du plaignant l'engagent à prêter ses secours à
+ quiconque en a besoin, et doit avoir toute sûreté à cet égard,
+ remettant là-dessus sa vengeance au ministère public. Nous
+ requérant acte de tout ce que dessus[7].
+
+ [Note 7: L'information eut lieu le 17 janvier suivant, avec
+ Marat (qui se dit âgé de trente-trois ans) et Nicolas Dumoulin
+ (vingt-cinq ans), domestique, pour témoins. Cette information ne
+ nous apprend rien de nouveau.]
+
+ _Signé_: JEAN-PAUL MARAT; THIOT.
+
+En sortant du Luxembourg, l'autre jour, j'ai voulu, à deux pas de là,
+visiter une maison condamnée, elle aussi! l'ancien appartement de Marat.
+Au simple point de vue historique, cette maison valait un souvenir.
+
+Elle porte aujourd'hui le nº 20 de la rue de l'École-de-Médecine,
+l'ancienne rue des Cordeliers. «C'est, dit M. Michelet, la grande et
+triste maison avant celle de la tourelle, qui fait le coin de la rue.»
+Construction du dix-septième siècle avec escalier assez large, à rampe
+de fer historié. C'est par là que Charlotte a passé, pâle sans doute et
+contenant les palpitations de son coeur. La concierge vous avertit qu'on
+ne visite point l'appartement de Marat. Sévère consigne. Mais tant
+de curieux se présenteraient, en effet, chaque jour. Il faut avoir un
+certain courage pour loger dans des lieux historiques et soutenir ainsi
+de continuels assauts. Cet appartement est au premier, et le locataire
+actuel est le docteur Galtier, un savant médecin, l'auteur d'un
+remarquable _Traité de toxicologie_. J'ai eu un moment l'idée, pour
+pénétrer jusqu'à lui, de me donner pour malade. Mais quoi! j'ai craint
+qu'il ne m'ordonnât le Midi brusquement. La surprise eût été inattendue.
+
+Je pus entrer enfin. La chambre étroite, mais point obscure, quoi qu'en
+ait dit M. Michelet, est la dernière au fond de la cour après deux ou
+trois autres assez petites. Ce n'est pas même une chambre, c'est un
+cabinet. Rien n'est resté au surplus du temps passé. Un papier à fleurs
+jaunes tapisse à présent cette pièce. Au fond, à l'endroit où étaient
+placés la baignoire et l'escabeau, est accrochée une photographie de
+la peinture de Paul Baudry, _la Mort de Marat_, avec une dédicace au
+docteur Galtier. M. Baudry est venu là étudier. Des brochures encombrent
+ce cabinet, et l'on peut se figurer que ce sont encore là quelques-unes
+de ces piles de journaux oubliées par les porteurs, les plieurs, qui
+allaient et venaient jadis à travers ces chambres, tout le jour durant.
+
+Mais comme la vue de ces petites pièces si étroites détruit l'effet
+produit par le tableau de Henri Scheffer, placé dans les galeries du
+Luxembourg! Scheffer a représenté une chambre dix fois trop vaste. Il a
+groupé toute une foule autour de la baignoire; or la vérité est que dans
+la salle de bain, six personnes auraient peine à se tenir debout. Paul
+Delaroche, au surplus, a commis une erreur pareille, et le billot et la
+hache de l'exécution de Jane Grey, conservés à la tour de Londres, ne
+sont pas semblables à ceux qu'il a peints sur le tableau qu'a gravé
+Mercury.
+
+Il vaut infiniment mieux voir les choses telles qu'elles sont. Pourtant
+la demeure de Marat, telle que je me la figurais, sombre, noire,
+affreuse, tenant de la cave et de la tanière, parlait mieux à mon
+imagination.
+
+On ne peut, il est vrai, la juger par ce qu'elle est aujourd'hui. La
+pioche des démolisseurs va tantôt jeter à bas la maison, mais le temps
+s'est déjà chargé de la transfigurer. A cette place où Charlotte Corday
+planta son couteau dans le coeur du conventionnel, on rencontre un logis
+propre et gai, paisible et simple, heureux, pour tout dire, et qui
+fait songer à ces touffes d'herbe qui poussent sur l'emplacement des
+échafauds.
+
+En m'éloignant, j'ai jeté un coup d'oeil aux croisées de la rue. Lorsque
+Danton logeait cour du Commerce et qu'il allait aux Cordeliers, il
+s'arrêtait parfois sous ces fenêtres, et de sa voix puissante:--Hé!
+Marat, disait-il. Une des fenêtres s'ouvrait. La tête livide de Marat,
+enveloppée dans quelque mouchoir, se montrait:--Je descends! Et tous
+deux allaient au club voisin, où Camille Desmoulins, peut-être, les
+attendait déjà.
+
+Le cordonnier Simon, lui aussi, demeurait près de là.
+
+Cette mort de Marat eut son épilogue d'ailleurs et causa d'autres morts
+encore--et cela par une sorte de magnétisme fatal.
+
+L'histoire de la guérite où presque chaque soir se suicidaient, à la
+porte d'un maréchal de France, les sentinelles qu'on y plaçait, date du
+premier empire. Elle est demeurée légendaire. Napoléon fit enlever la
+guérite, et l'on ne se suicida plus à cet endroit-là. Il y a, dans les
+suicides, des courants et presque des modes. On se tue volontiers parce
+qu'un autre s'est tué. Eh bien! après la mort de Marat, on avait exposé
+dans une sorte de niche, près du Carrousel, la baignoire dans laquelle
+Marat avait été assassiné et qui figure aujourd'hui au musée Tussaud,
+à Londres. Cette baignoire, d'aspect étrange, en forme de sabot, était
+éclairée, la nuit, par des torches qui lui donnaient je ne sais quel
+fantastique aspect, si bien que la sentinelle chargée de la garder
+prenait peur volontiers; mais, chose singulière, au lieu de fuir, se
+déchargeait à elle-même un coup de fusil dans le crâne. Il y avait là
+comme un magnétisme malsain, un terrible attrait. Bref, on donna l'ordre
+d'ôter de sa niche la baignoire de Marat; et le Carrousel n'entendit
+plus parler de suicide nocturne.
+
+
+
+
+ LA ROTONDE DU TEMPLE
+
+
+La Rotonde du Temple, cette propriété d'un poëte, elle n'est plus!--Oui,
+elle appartenait à un poëte.
+
+Tous les cousins de Gilbert ne meurent pas à l'hôpital. M. Alfred de
+Vigny possédait une ou deux îles--un vrai royaume--dans l'Océanie; et
+les journaux annonçaient naguère qu'un poëte, M. Laurent Pichat, venait
+de recevoir plus d'un million et demi d'indemnité en échange de la
+Rotonde du Temple, qu'il abandonnait à la pioche des démolisseurs.
+
+Pioche insatiable et terrible qui va, vient, cogne, lézarde, éventre,
+renverse avec une étonnante rapidité, une persistance sourde. «Tout
+arrive», disait M. de Talleyrand.--Tout s'en va, eût-il pu dire. La
+véritable lamentation du moment apporte une variante à la plainte de la
+veille, et Jérémie s'écrie maintenant:
+
+ Hélas! que j'en ai vu démolir de maisons!
+
+Cette Rotonde du Temple était un des coins les plus curieux de notre
+étonnant Paris, une de ces originales verrues que Montaigne eût aimées
+sans peine. Elle datait du siècle passé; à peine peut-on voir encore
+quelques débris de ses arcades circulaires. Elle s'élevait naguère
+haute, droite, sur ses colonnes toscanes, abritant toute une population
+laborieuse, garnie de magasins hybrides où s'amoncelaient comme en une
+hécatombe tous les vêtements que Paris abandonnait à Paris.
+
+Le spectacle était fort curieux le soir, vers onze heures, lorsque
+venaient, les uns après les autres, les marchands d'habits apporter le
+butin de leur journée et le céder aux vendeurs. Le hasard en son ironie
+y faisait des rapprochements étranges, et l'habit noir du dandy, le
+paletot de l'employé, la casquette de l'ouvrier et le chapeau de la
+femme entretenue s'y rencontraient, étonnés de cette promiscuité, comme
+pour fournir maintes réflexions au promeneur en quête de philosophie
+banale.
+
+Combien regretteront cette Rotonde, sans compter les romanciers, qui en
+ont si largement usé lorsqu'il leur fallait un peu de pittoresque?
+
+Mais de quoi n'use et n'abuse pas un romancier?
+
+La demi-lorette y puisait tout un arsenal de séductions au rabais
+qu'elle revendait avec prime; la vanité du pseudo-gandin à la bourse
+légère y venait pourchasser l'élégance; la médiocrité y trouvait le
+nécessaire, et Mélingue, ce grand artiste _plastique_, disait un jour
+qu'il ne composait jamais un costume sans en avoir cherché les éléments
+dans les vieilles étoffes ou les habillements accrochés au Temple.
+
+Car le passé, aussi bien que le présent, était le tributaire de la
+Rotonde, et toutes les grâces, et tous les atours des siècles évanouis
+se retrouvaient là, poudreux et dormant sous d'épaisses couches de
+guenilles.
+
+Que de sources alimentaient le _pandémonium_ des hardes!--Il y en avait
+même de bourbeuses.--Un exemple qui date de loin:
+
+Le général Dorsenne, rival de Murat pour l'élégance militaire, tenait à
+se rendre digne de la parole de l'empereur Napoléon Ier, lequel disait:
+
+--Voulez-vous voir le type du général français? Regardez Dorsenne un
+jour de bataille!
+
+Il avait donc acheté un uniforme neuf et des plus magnifiques. Le départ
+étant proche, le costume avait été emballé avec les autres bagages, et
+Dorsenne se proposait de l'étrenner au premier combat.
+
+La veille de son départ, il se rend à la Gaîté, où un nouveau drame de
+Guilbert de Pixérécourt attirait tout Paris.
+
+Le rideau se lève; un acteur entre en scène. C'est Tautin, l'artiste
+aimé, le grand-père de l'Eurydice d'Offenbach, Tautin vêtu d'un superbe
+costume de général.
+
+Dorsenne pousse un cri; il n'en peut croire ses yeux: c'est son uniforme
+que porte l'acteur. Il fait appeler Tautin, qui accourt.
+
+--Quel est ce costume? De qui le tenez-vous?
+
+--Je l'ai acheté au Temple.
+
+Un domestique du général avait envoyé les bagages de Dorsenne aux
+revendeurs de la Rotonde. Le général n'avait pas le temps de se fâcher;
+il partit de fort méchante humeur, fit avec son vieil uniforme toute la
+campagne de Prusse, et sa brigade n'en marcha pas plus mal.
+
+Il n'y a plus trace de la Rotonde et l'on n'aura plus que la consolation
+de la contempler en effigie toutes les fois qu'on reprendra _le Fils
+du Diable_, Paul Féval ayant placé là une des principales scènes de son
+drame. La démolition a été rapide, et les anciens hôtes de la Rotonde
+n'ont pas vu s'écrouler sans regret leur demeure. L'homme comprend
+si bien le prix du temps et des choses, qu'il s'attache à tout ce qui
+l'entoure et jusqu'aux pierres qui forment son logis. On ne voit pas
+sans émotion disparaître une maison (si noire et si vieille qu'elle
+soit), où l'on a mis quelque chose de sa vie! Les marchands du Temple
+ont voulu tous emporter une photographie de la Rotonde. Combien de fois
+la regarderont-ils en songeant au passé plein de souvenirs!
+
+M. Laurent Pichat parlait dernièrement de certaine tradition,--qu'il
+tenait de M. Laboulaye,--et qui se rapportait à la Rotonde du Temple.
+Il s'agissait d'un testament de la reine Marie-Antoinette caché dans la
+Rotonde. On devait le retrouver sans doute.
+
+Un testament de la reine! Voilà qui doit intéresser les lecteurs des
+_Histoires de Marie-Antoinette_, publiées par MM. de Goncourt et M. de
+Lescure.
+
+Mais que faut-il penser de la nouvelle?
+
+Je demanderai à M. Laboulaye la permission de citer la lettre qu'il a
+bien voulu m'écrire à ce sujet.
+
+«MONSIEUR,
+
+»Il y a, en effet, dans ma famille, une tradition conservée depuis
+soixante-dix ans, à tort ou à raison, et qui est celle-ci:
+
+»C'est mon grand-père, Jean-Baptiste Lefebvre de la Boulaye, ancien
+notaire du roi Louis XVI, qui a bâti la Rotonde du Temple sur des
+terrains achetés à l'ordre de Malte, et dans l'intention assez étrange
+d'en faire un lieu d'asile pour les débiteurs poursuivis par leurs
+créanciers; les biens du Temple (qui appartenaient à l'ordre de Malte)
+étaient à l'abri des officiers de justice.
+
+»Mon grand-père habitait la Rotonde à l'époque où le roi et la reine
+étaient enfermés dans la Tour du Temple; ma grand'mère, qui se nommait
+Savin de la Guerche, était une Vendéenne et une ardente royaliste. Son
+frère fut aide de camp de Charette et fusillé en Vendée. Suivant notre
+tradition de famille, ma grand'mère communiquait par signes avec madame
+de Tourzel, qui était enfermée avec la reine, et on lui aurait jeté
+le testament de la reine, qu'elle aurait caché dans la Rotonde. Ma
+grand'mère fut si vivement émue par les événements de la Révolution
+qu'elle en perdit la raison; de façon qu'il m'est assez difficile de
+dire si ce n'est pas dans son égarement qu'elle a cru s'être mis
+en correspondance avec la reine. Ce qui est probable, c'est que
+Marie-Antoinette a dû faire un testament; ce qui est sûr, c'est que nous
+ne l'avons pas.
+
+»Cette tradition n'a pas grande valeur si, comme il est probable, on
+ne trouve rien dans la démolition; mais si l'on trouvait un papier
+quelconque concernant le roi ou la reine, elle en prouverait
+l'authenticité. Je vous la donne telle que je l'ai reçue; mon père est
+mort depuis longtemps, mais, sur ce point, il n'en savait pas plus que
+ce que je vous dis: il croyait cependant à l'existence du testament.
+Mais il était fort jeune en 1793, étant né en 1780.
+
+»ED. LABOULAYE.»
+
+C'est la démolition complète de la Rotonde qui seule pouvait donner tort
+ou raison à cette tradition, de toute façon fort curieuse.
+
+Ma curiosité fut bientôt satisfaite. Le rédacteur en chef du journal où
+je publiais les lignes qui précèdent reçut la lettre suivante:
+
+«_Paris, le 3 juillet 1863_.
+
+»MONSIEUR,
+
+»J'ai vu avec plaisir la notice intéressante que l'un de vos
+collaborateurs a publiée sur la rotonde du Temple, dans un des derniers
+numéros du journal.
+
+»Quoique n'ayant pas l'honneur d'être connu de votre collaborateur,
+M. Jules Claretie, je me promettais bien de prendre la liberté de
+lui envoyer copie des documents que nous pourrions trouver dans les
+démolitions, persuadé qu'il me pardonnerait la liberté grande en
+faveur de l'intention. Malheureusement le succès n'a pas répondu à ses
+espérances.
+
+»Hier, le dernier coup de pioche a fait disparaître la dernière pierre
+de la Rotonde; et, en fait de documents historiques, nous n'avons trouvé
+que la plaque commémorative de la pose de la première pierre de la
+_Rotonde_ ou _portiques du Temple_, en 1788, et celle de la pose de
+la première pierre du vieux Marché, en 1809. Pensant qu'il peut être
+agréable à votre collaborateur de prendre connaissance de ces deux
+pièces, je lui en envoie la copie fidèle.
+
+»Et maintenant, monsieur, je crois qu'il faut renoncer à l'espoir de
+jamais retrouver le testament de Marie-Antoinette. Il peut être regardé
+comme fait acquis désormais à l'histoire, ou que l'infortunée reine
+n'aura pas fait de testament, ou que ce testament, confié à d'autres
+mains que celles des habitants de la Rotonde, aura été détruit, soit
+par accident, soit avec intention. Ce doute ne sera probablement jamais
+changé en certitude.
+
+»Veuillez croire, monsieur le rédacteur en chef, à ma considération la
+plus distinguée.
+
+ »ERNEST LEGRAND,
+ »Architecte, inspecteur des travaux du nouveau Marché,
+ 3, rue Payenne.»
+
+Voici le texte des pièces justificatives jointes à la lettre de M.
+Ernest Legrand:
+
+ PORTIQUES DU TEMPLE
+ DESTINÉS A LOGER DES MARCHANDS ET AUTRES
+
+ «Bâtiment isolé, de 37 toises de long sur 17 de large, avec
+ galerie formée par 44 colonnes portant arcades, élevé sur les
+ dessins de F. V. Perrard de Montreuil, architecte.
+
+ »La première pierre en a été posée le 10 juin par très-haut
+ et très-puissant seigneur Mgr Alexandre-Emmanuel, bailly de
+ Crussol, grand'croix non profez de l'ordre de Saint-Jean de
+ Jérusalem, chevalier des ordres du Roi et de Saint-Louis,
+ maréchal des camps et des armées de Sa Majesté, capitaine des
+ gardes du corps de Mgr le comte d'Artois, administrateur général
+ du grand prieuré de France, pour S. A. Mgr le duc d'Angoulême;
+
+ »En présence de M. de Ligny de la Quénoy, prieur curé du Temple;
+ de MM. Prévaud et de Ricard, chanoines du Temple et de M.
+ Lefèvre de la Boulaye, secrétaire du Roi, propriétaire à titre
+ de bail emphytéotique des terrain et bâtiments; Louis-Adrien
+ Le Paige étant bailly; Charles-Pierre Le Paige, lieutenant
+ du baillage; Antoine-Gabriel Pangue, commissaire du Temple;
+ François-Valentin de Jouy étant régisseur et receveur général du
+ grand prieuré de France.»
+
+(Copie de la plaque en cuivre trouvée, le 30 juin 1863, à la démolition
+de la Rotonde du Temple.)
+
+ «_Paris, le 30 juin_ 1863.
+
+ »Pour copie conforme à l'original,
+
+ »E. LEGRAND,
+ »Architecte, inspecteur des travaux.
+
+ »NOTA. Il n'y avait pas de monnaies.»
+
+Copie de l'inscription gravée sur la plaque de cuivre placée dans la
+boîte contenue dans une cavité de la première pierre posée lors de
+l'inauguration de l'ancien marché du Temple, laquelle a été découverte
+le 14 mai 1863, lors des travaux de démolition:
+
+ Le 14 octobre 1809,
+ VI du règne de Napoléon,
+ Empereur des Français,
+ Roi d'Italie, Protecteur de la Confédération du Rhin;
+ Sous le ministère
+ De son Excellence Jean-Pierre Bachasson de Montalivet, comte
+ de l'Empire,
+ Commandant de la Légion d'honneur, Ministre de l'intérieur;
+ Étant préfet de police,
+ Louis-Nicolas-Joseph Dubois, comte de l'Empire,
+ Commandeur de la Légion d'honneur, Conseiller d'État à vie,
+ chargé du IVe arrondissement de la police générale;
+ les marchés établis des diverses places publiques de Paris,
+ pour la vente des hardes, linges et vieux fers,
+ ont été transférés
+ sur l'emplacement de l'ancien enclos du Temple;
+ la première pierre des fondations a été posée
+ par Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot, comte de l'Empire,
+ Commandant de la Légion d'honneur, Chevalier de l'ordre royal
+ de la Couronne de fer,
+ Conseiller d'État, Préfet du département de la Seine;
+ en présence
+ d'Athanase-Jean-Marie Bricogne, membre de la Légion d'honneur,
+ Maire du VIe arrondissement municipal de Paris
+ de Nicolas Goulet et Jean-Denis Toussaint Solle, ses adjoints,
+ et de Jacques Molinos, architecte, inspecteur général des
+ travaux publics du département de la Seine et de la ville de Paris;
+ Directeur des constructions.
+
+ NOTA. Sous cette planche de cuivre étaient placées,
+ dans des cavités pratiquées dans l'épaisseur du fond de la
+ boîte, deux pièces d'or: une de 20 fr., une de 40 fr.; cinq
+ pièces d'argent: une de 5 fr., une de 2 fr., une de 1 fr., une
+ de 1/2 fr., une de 1/4 de fr., et une de 10 cent. en métal de
+ cuivre allié d'argent, portant la lettre N.
+
+»Pour copie conforme à l'original,
+»E. Legrand,
+»Architecte, inspecteur des travaux.»
+
+
+
+
+ L'HÔTEL CHANTEREINE
+
+
+_Paris s'en va!_ Paris s'écroule. De ce qui fut l'histoire, on a fait
+des gravois.
+
+Il ne restera bientôt plus rien du Paris glorieux ou curieux
+d'autrefois.
+
+Il est temps de rechercher les restes, ou les traces, de ce Paris dont
+on nous déshérite.
+
+Dans ces courses pieuses, on irait volontiers au hasard, selon le
+caprice et la brise, aujourd'hui, rue du Faubourg-Poissonnière, dans
+la chambre du sergent Hoche, demain, à Versailles, respirer l'odeur
+vivifiante de salpêtre que semble avoir gardé le vieux Jeu-de-Paume.
+
+La rue de Châteaudun occupe maintenant une partie du terrain où
+s'élevait, il y a quelques années encore, l'hôtel Chantereine. Des
+boutiques de parfumeurs ont remplacé les allées où Joséphine, qui
+avait fort besoin de parfumerie, errait au bras de son époux. Je revois
+encore, au nº 60 de la rue de la Victoire, la petite porte verte, armée
+de faisceaux consulaires, qui s'ouvrait sur l'allée de la maison et
+conduisait à l'hôtel. C'est là que se joua l'odieuse comédie du 18
+brumaire, et que s'ourdit la conspiration.
+
+Bonaparte n'était déjà plus l'officier inconnu, maigre, avide, ambitieux
+sans point d'appui, que le petit belvédère du quai Conti,--au haut de
+la noire maison qui fait le coin de l'étroite rue de Nevers,--avait
+vu dévorant ses rêves de jacobinisme effréné. Il avait oublié déjà
+ses relations républicaines, sa liaison avec les Robespierre, tous ses
+projets à la Brutus. Il était le vainqueur d'Italie et le vainqueur
+d'Égypte. Il venait d'abandonner, de laisser sans vêtements, sans
+argent, les troupes qui l'avaient suivi dans sa grande et folle aventure
+d'Orient. «Les troupes sont nues, écrivait Kléber, et Bonaparte n'a pas
+laissé un sou en caisse!» Et tandis que, superbe, résolu dans sa gaieté
+mâle, Kléber, trahi par Bonaparte, se disposait à mourir, Bonaparte,
+débarquant à Fréjus, songeait déjà à régner.
+
+Il avait épousé, par passion, si on l'en croyait, par calcul, si on en
+croit l'histoire, cette Joséphine qui, plus âgée que lui, fort répandue
+dans le monde du Directoire, dansait jambes nues, avec la Récamier,
+et souffletait la République agonisante, elle qui, en nivôse an II,
+sollicitant coquettement du vieux et austère Vadier une audience,
+lui adressait cette lettre fameuse: «_Je t'écris avec franchise, en
+sans-culotte montagnarde._» Les _Mémoires_ de Barras diront bientôt,
+lorsqu'on les publiera, pourquoi, dans quel but, avec quel espoir,
+Bonaparte s'était épris si vivement d'une femme de trente-quatre ans,
+créole, c'est-à-dire fatiguée déjà[8].
+
+[Note 8: Ce fut Joséphine qui mit à la mode pour les femmes les
+mouchoirs de dentelle qu'on tenait sur les lèvres, cela pour dissimuler
+ses dents, qui étaient fort laides.]
+
+Ce n'était certes point par passion. De bonne heure il avait donné, d'un
+coup sec, un tour de clef à ses passions. L'amour est un boulet au
+pied des ambitieux. Le Corse était d'avis qu'il faut, matériellement
+et moralement, se servir des femmes; mais les aimer, jamais. Il les
+traitait comme des choses. Brutal avec Mme de Staël, il était cynique
+avec ses maîtresses. C'est la _Contemporaine_, cette folle éprise de
+César, qui raconte qu'un jour, comme elle lui demandait tendrement son
+portrait: «Ah! mon portrait? fit-il brusquement, eh bien, le voilà,
+tenez, et très-ressemblant!» Et il lui tendait une pièce de cent sous.
+
+L'églogue avec lui devient facilement sanglante. Un jour, en Italie,--un
+dimanche,--des petites dames lui exprimant leur envie folle de voir une
+petite guerre: «Qu'à cela ne tienne, dit-il.» Il fait avancer un peloton
+contre un avant-poste autrichien. On se fusille et on nous jette huit
+grenadiers sur le carreau. «Voilà qui est fait, dit-il alors à ses
+visiteuses. Êtes-vous contentes?» On rapportait au camp français les
+cadavres des pauvres diables inutilement sacrifiés[9]. Ne croirait-on
+pas voir quelque condottiere italien du temps de Castruccio Castracani
+donner le spectacle d'un tournoi meurtrier à de blondes et belles
+capricieuses?
+
+[Note 9: Voy. Arnaud (de l'Ariége).]
+
+Cet homme évidemment n'aimait point Joséphine de Beauharnais. Il se
+servait de son influence, de son appui, pour risquer les premiers pas
+sur la route entrevue, quitte à congédier ensuite, comme il allait le
+faire, cette auxiliaire de la première heure.
+
+L'hôtel Chantereine appartenait à Joséphine Tascher de La Pagerie.
+
+Bâti par l'architecte Ledoux pour Condorcet, la veuve du girondin, soeur
+du maréchal Grouchy, l'avait vendu à Julie Carreau, qui, dans cet hôtel
+où devait venir s'établir Bonaparte après son mariage, avait épousé
+Talma. Au temps du comédien, la demeure était pleine de fêtes. Un soir,
+pendant qu'on y dansait et que les uniformes bleus des conventionnels se
+perdaient dans les robes de gaze des artistes du théâtre de la Nation,
+Jean-Paul Marat, au milieu du grand salon de l'hôtel, se heurta contre
+Dumouriez, qui le regarda, sans dire un mot, dans les yeux. Les joues
+bilieuses de Marat étaient devenues livides, et son regard jetait des
+flammes. Dumouriez sourit et passa. Mais l'autre, hochant sa grosse
+tête, sortit brusquement, et on l'entendit murmurer: «Celui-là sent le
+traître!»
+
+Joséphine avait acheté l'hôtel Chantereine à Talma. Mariée au général,
+elle y vint vivre avec Bonaparte. Il y établit, dès son retour d'Égypte,
+son quartier-général de conspirateur. Quelle comédie incroyable on
+pourrait écrire avec les menus détails de cette conjuration de brumaire!
+Avec Bonaparte, le petit hôtel de cette rue Chantereine, qu'on débaptise
+et qu'on appelle, à cause de lui, rue de la Victoire, devient comme
+un ministère nouveau, un petit État dans l'État, le foyer de multiples
+intrigues, l'atelier où se fabrique doucement l'immense toile d'araignée
+dont une poignée de généraux va bientôt envelopper la malheureuse
+France.
+
+Tout est mis à contribution; la famille entière, le nid des Bonaparte
+s'en mêle. Joséphine amadoue le pauvre et brave Gohier, cet héroïque
+Géronte républicain; Joseph, qui ose à peine se risquer dans l'affaire,
+est chargé de séduire Bernadotte et Moreau, et d'offrir au héros de
+Hohenlinden, de la part de son frère, des sabres égyptiens enrichis de
+diamants. Lucien, plus républicain d'aspect, n'attend que l'heure de
+trahir et de sacrifier la patrie à la famille. Les généraux, interrogés,
+sont pris par leur vanité, par leur sottise, par leur ambition, par leur
+haine. On dispose cet hôtel Chantereine comme un décor de théâtre.
+Dans les soirées, où Volney s'abaissera jusqu'à souffler, pour la faire
+refroidir, la tasse de thé du général, on suspend à la muraille les
+lances, les aigrettes et les sabres des mamelucks. On remise au grenier
+les meubles pour avoir l'occasion de faire asseoir les convives sur
+des tambours qui n'ont jamais vu l'Italie, et leur dire: Prenez place,
+citoyens, ce sont les tambours d'Arcole!
+
+Mais le mot _citoyen_ est déjà hors d'usage. Robespierre, avant de
+mourir, a dit au bourreau: _Monsieur_.
+
+L'histoire est trop dédaigneuse et trop grave. Lorsqu'elle n'est point
+signée Michelet, elle n'ose tout dire. Elle a tort. Les petits ridicules
+de Bonaparte, à cette heure d'hésitation, de trouble, de dévorante
+ambition, le font mieux connaître que ses discours ou ses actes. Il
+faisait tout alors pour la mise en scène. Cet homme qui, après avoir
+passé le Saint-Bernard à dos de mulet, voulait que la peinture le
+représentât calme sur un cheval fougueux, comprenait le prix de ce que
+le baron de Foeneste appelait le _paroistre_. Il avait trouvé que des
+cheveux noirs encadraient bien son long et pâle visage, et, pour arriver
+à leur donner la couleur et le reflet de l'aile de corbeau, il se
+teignait et se graissait avec de la pommade. Peut-être était-ce là de la
+coquetterie.
+
+Plus d'une fois, on le prend sur le fait de fatuité physique. On sait
+que ses yeux, ses fameux yeux d'aigle, n'avaient point de cils. Un jour
+le vieil Houdon expose aux Tuileries (Bonaparte était alors consul)
+un buste du héros, superbe et frappant. De même qu'il avait laissé
+à Voltaire toutes ses rides, Houdon avait représenté sans cils les
+paupières du général. Bonaparte arrive un matin, traînant son sabre,
+suivi de son état-major, et s'arrête devant son buste. Houdon, un peu
+anxieux, attendait.
+
+«Ai-je l'oeil ainsi fait? dit Bonaparte.»
+
+Et, prenant le buste par le nez, il le jette à terre et le brise.
+
+Rue Chantereine, quand il parlait, il affectait la lenteur musulmane. Il
+fallait que le général d'Égypte eût l'attitude troublante du sphinx du
+désert. Ce sphinx en habit brodé était tout prêt d'ailleurs à livrer
+son secret. Un jour de novembre, le 18 brumaire de l'an VIII, la petite
+porte devant laquelle j'ai tant de fois passé s'ouvrit: un cortége de
+généraux sortit, pâles et enveloppés dans leurs manteaux à collet.
+Les uns allaient à Saint-Cloud, d'autres demeuraient à Paris. Tous
+trahissaient la République et livraient à un homme de Corse cette France
+qu'au prix de leur sang ils avaient défendue contre l'étranger.
+
+La veille de ce jour où la République allait être frappée, le président
+du Directoire exécutif de la République française recevait ce billet
+écrit, rue Chantereine, par la femme du général Bonaparte:
+
+
+«Ce 17 brumaire an VIII.
+
+«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner avec moi demain, à
+huit heures du matin. N'y _manquès_ pas. J'ai à causer avec vous sur des
+choses très-intéressantes. Adieu, mon cher Gohier, comptez toujours sur
+ma sincère amitié.
+
+»LA PAGERIE BONAPARTE.»
+
+L'invitation, le billet, l'amitié, tout était un piége. Gohier ne se
+consola, ne se pardonna jamais d'y être tombé. Pendant ce temps, ceux
+des généraux qui voulaient demeurer fidèles à la République, étaient
+surveillés, traqués dans leurs maisons. Fusils chargés, des grenadiers
+se tenaient de planton à leur porte. La loi était prisonnière. Les
+députés se présentaient au palais directorial et se heurtaient aux
+sentinelles.--On n'entre pas!--Mais nous sommes députés.--On n'entre
+pas!
+
+Ordre d'arrêter Santerre, dont la grande voix populaire pouvait, comme
+au 10 août, soulever, déchaîner le faubourg Antoine. Et l'aveugle et
+obéissant Lefebvre, passant en revue ses soldats, leur criait (c'était
+le mot d'ordre donné par Bonaparte):
+
+--Soldats, vous n'aimez pas les _avocats_? (Non! non!) Eh bien, je vais
+vous mener quelque part où vous en trouverez beaucoup.
+
+Et les grenadiers, avec un hourra, suivaient ce soldat qui, fils de la
+République, allait stupidement tuer sa mère.
+
+Quelques heures après, c'en était fait de l'oeuvre à laquelle tant de
+héros, tant de génies, tant de martyrs illustres ou inconnus avaient
+donné leur sang. Bonaparte, tremblant, allait laisser échapper sa
+victoire; mais Lucien (le seul des Bonaparte que l'histoire sévère
+ait épargné), Lucien le libéral, Lucien le protecteur de Béranger,
+trahissant du haut de son fauteuil l'assemblée qu'il présidait,
+ressaisissait cette victoire par un coup d'énergie. On couchait en joue
+les Cinq-Cents. L'assemblée, dissoute par les baïonnettes, protestait
+vainement, et vainement voulait combattre. Ses cris de: _Vive la
+République!_ se perdaient dans les acclamations d'une soldatesque qui
+comprenait qu'elle allait régner.
+
+Je n'ai jamais passé rue de la Victoire sans me souvenir de ces choses.
+L'hôtel Chantereine n'existe plus pourtant. Donné par Bonaparte au
+général Lefebvre-Desnouettes, le général Bertrand l'a habité sous
+Louis-Philippe. C'est là qu'en décembre 1797, le Directoire était venu,
+en grand appareil, inviter Bonaparte à une fête triomphale qui fut
+donnée, dans la grande cour du palais du Luxembourg, le 10 _décembre_,
+date prédestinée.
+
+C'est devant cet hôtel qu'en 1825 passa le convoi mortuaire d'un autre
+général, mort le 28 novembre (en brumaire encore) dans une maison,
+démolie aujourd'hui, et qui faisait l'angle nord de la rue Chantereine
+et de la rue de la Chaussée-d'Antin. Celui-ci, ce mort qu'on allait
+enterrer dans la petite église Saint-Jean, rue du Faubourg-Montmartre,
+n'avait jamais combattu que pour le droit, la patrie et la liberté;
+ce n'était pas, dans toute la valeur du terme, un grand homme, c'était
+mieux que cela: c'était un honnête homme, c'était le général Foy.
+
+Vendu par Mme Desnouettes à M. Gauby, l'hôtel Chantereine a été démoli
+en 1860.
+
+Un jour, Napoléon,--celui qu'on appelait à Brienne _Napollione_, d'où
+la _paille au nez_,--dit à quelqu'un qui lui prouvait que les Napoléon
+descendaient de Charlemagne:
+
+--Ces généalogies sont puériles! A ceux qui demanderont de quel temps
+date la maison Bonaparte, la réponse est bien simple: elle date du 18
+brumaire.
+
+Du 18 brumaire. Il disait vrai, et son berceau fut l'hôtel Chantereine.
+Noblesse toute neuve, noblesse de coups de main et de coups d'État.
+
+
+
+
+ LES AUTOGRAPHES
+
+
+J'aime assez l'_autographomanie_. Les autographes sont un peu comme les
+coulisses de l'histoire. Lorsqu'il écrit, on a beau dire, M. de Buffon
+ôte ses manchettes et le grand Roi enlève sa perruque. L'autographomanie
+surprend l'histoire à son petit lever, ou à son petit coucher, comme on
+voudra, et la dépouille de toute solennité. Il n'est pas de grand homme
+pour son valet de chambre, affirme le dicton, et cela est bien possible.
+Il n'est pas de comédien à coup sûr pour son papier à lettres.
+
+Encore faut-il pourtant que les autographes soient authentiques.
+Les fausses lettres de Mme de Maintenon et les fausses lettres de
+Marie-Antoinette nous ont assez divertis, il y a huit ans. On s'égayait
+ensuite aux dépens de prétendues lettres de Pascal qui étaient de
+Goussard ou de Giboyer, ou de tout autre. Voici maintenant que M. le
+marquis de Raigecourt écrit au _Journal des Débats_ pour affirmer qu'il
+a été tout dernièrement mis en vente publique seize lettres de Mme
+Élisabeth à la marquise de Raigecourt, sa mère, lettres dont il possède,
+lui, les originaux. Quel est ce mystère? Je crains bien qu'on ne puisse
+le pénétrer autrement qu'en affirmant qu'il existe, je ne sais où, une
+fabrique de faux autographes comme il existe des boutiques de fausse
+monnaie. On expédie là les curiosités par douzaines et les textes
+précieux à la grosse; mais la supercherie, tôt ou tard, finit bien par
+se découvrir[10].
+
+[Note 10: L'étonnante affaire Vrain-Lucas l'a prouvé. Le savant M.
+Chasles, que le fabricant de faux autographes a trompé, en est encore
+inconsolable.]
+
+Vous savez l'histoire de M. Prosper Mérimée qui, pour se faire
+bien venir de Charles Nodier, lui confectionna de sa propre main un
+autographe de Robespierre. Le bon Nodier était enchanté, tournant
+et retournant le précieux papier entre ses doigts et s'extasiant sur
+l'intérêt tout historique du document, lorsqu'en approchant cette page
+de la fenêtre, en examinant la transparence, il aperçut dans le grain
+même le nom du fabricant accompagné d'une terrible date. _Canson. 1834_.
+Jugez du courroux. M. Mérimée pensa en étouffer de rire et Nodier de
+colère.
+
+Ces dates sont vraiment inconvenantes. C'est ainsi que depuis une
+vingtaine d'années, certains marchands achètent à la fabrique de Sèvres
+des pièces de porcelaine qu'ils font décorer à leur guise et qu'ils
+vendent, sans scrupule, comme ayant appartenu au service de table de
+Louis-Philippe. Cela est fort bien, mais si l'acheteur se donne la peine
+de regarder sous la soucoupe ou sous la tasse, il y verra, très-lisible,
+le monogramme de Sèvres entre les deux chiffres qui servent à dater,
+par exemple: _6. S. 9._ pour: _Sèvres, 1869_. Les curieux seuls et les
+amateurs sont comme il faut stylés là-dessus et mis en garde contre les
+_truqueurs_.
+
+Mais je connais un cabinet d'autographes, certes un des plus riches et
+des plus ignorés de Paris, où l'on est sûr du moins de l'authenticité
+des écritures, l'homme qui le possède étant expert en la matière. Rue
+de Richelieu, sous cette vieille arcade Colbert, que l'on a démolie, par
+amour de la régularité et de l'_alignement_, avez-vous jamais vu, assis,
+le nez dans un livre, un homme à longue barbe grise, robuste encore,
+lunettes sur le nez, front intelligent et large, vrai rabbin de
+Rembrandt, honnête et énergique tête de démocrate plutôt--et qui se
+tient là, vendant des livres, le long de ses casiers accrochés à la
+muraille? C'est le dernier peut-être des bouquinistes de Paris. Quand je
+dis _bouquiniste_, j'entends fin connaisseur et ami des livres, sûr de
+ses éditions, flairant les trouvailles et tout prêt à faire bénéficier
+de ses trésors, non le passant qui ignore, mais le client lettré qui
+s'arrête et qui cause. C'est là seulement, sous cette arcade, qu'on peut
+encore espérer découvrir quelques ouvrages de prix. Les quais, depuis
+longtemps, sont envahis par la bibliothèque de pacotille. On chercherait
+longtemps sans y rien déterrer. Tout au contraire, là j'ai vu des
+Elzevirs bien souvent, et j'ai acheté un Alde Manuce le plus beau du
+monde.
+
+L'homme s'appelle Lefebvre. Il a cinquante ou soixante ans, je ne sais.
+Il connaît tout, cause de tout, et, j'en suis bien sûr, a tout lu.
+Ancien forgeron, il était jeune lorsqu'il reçut un coup de pied de
+cheval qui lui cassa le bras, lui rendit impossible tout rude travail.
+Adieu le marteau! Et maintenant, que faire? étendu sur son lit, pendant
+sa maladie, il avait feuilleté des livres, ces vieux livres qu'il
+parcourait la journée finie ou le dimanche venu. Va donc pour les
+livres! «Je vendrai des livres, se dit-il, et ce me sera une occasion
+d'en lire!» Il s'établit je ne sais où, et le voilà enrôlé volontaire
+dans le régiment du bouquin. En ce temps-là, on avait des occasions
+qu'on n'a plus et le métier était bon. Le père Lefebvre rencontra et put
+saisir les bonnes aubaines. Livres, brochures, manuscrits, il prenait et
+vendait tout. Il acheta un jour tous les papiers de Camille Desmoulins,
+ou à peu près, une autre fois la bibliothèque de Grimod de la Reynière.
+Tout ce que l'illustre gourmand a laissé d'inédit, Charles Monselet le
+trouvera sous l'ex-arcade Colbert. M. Lefebvre a vendu à M. Feuillet
+de Conches un autographe de Nostradamus, ou de Nicolas Flamel. Il en a
+vendu bien d'autres! S'il avait voulu faire fortune, sa fortune serait
+faite et considérable. Mais il est artiste et garde pour lui les bons
+morceaux. Sa collection, qu'il ne veut pas éparpiller, est admirable. Il
+cédait, en 1869, à la Bibliothèque un magasin entier de documents sur
+la Révolution, que j'ai feuilletés et longtemps désirés. C'était, en un
+amas, la réunion de toute la correspondance complète de trois sections
+de Paris avec l'Hôtel-de-Ville. Que de matériaux enfouis là!
+
+L'intérieur de mon bouquiniste attend encore son Balzac. Au haut d'une
+maison du passage, les livres, les écrits, réunis en un vrai pandémonium
+de papier, sont rangés avec un soin amoureux, catalogués, surveillés,
+les bouquins à leur place, les autographes dans leurs _serviettes_. On
+en voit de toutes sortes, et M. Lefebvre les a communiqués à plusieurs.
+
+Les frères de Goncourt ont trouvé chez lui la plupart des curiosités
+dont ils ont fait usage dans leur _Histoire de la société française
+pendant la Révolution et sous le Directoire_. L'éditeur Plon publiait,
+un jour, avec une préface de M. Cantrel, un recueil de _Nouvelles à la
+main_ sur la Du Barry et Louis XV, qui, longtemps, avait dormi dans ces
+cartons. M. Arsène Houssaye a découvert là plusieurs des lettres de Mme
+Tallien, et M. Jules Janin célébra jadis, dans un feuilleton, la science
+et le goût du vieux libraire.
+
+Le jour où M. Lefebvre mettra en vente sa collection d'autographes, ce
+sera vraiment un beau tapage et comme un événement dans le monde des
+autographomanes et les érudits vendeurs; MM. Charavay auront un
+beau catalogue à publier. Le vieux Lefebvre possède des richesses
+incroyables. Je trouvais chez lui l'autre matin, en lui demandant un
+nom au hasard, cette belle lettre de Balzac au marquis de Custines, qui
+venait de publier son roman, _Ethel_.
+
+
+ «_Sèvres, 17 février_.
+
+ «Cher marquis, je suis tout à fait inhabile à juger les êtres
+ ou les choses qui me font plaisir, et j'ai beau vous écrire
+ d'_Ethel_ deux jours après l'avoir lu, je suis trop sensible
+ aux beautés pour m'attacher aux défauts, et cependant il y
+ a peut-être des défauts: mais c'est, je crois, des vices de
+ composition, de métier; j'aime mieux donc vous savoir écrivain
+ qu'auteur.
+
+ «J'ai été surtout frappé de cette belle lutte entre deux
+ caractères, dont l'un épure l'autre; c'est d'autant plus beau
+ pour moi que _Béatrix_, à laquelle je travaille, est le sujet
+ renversé: c'est la femme coupable (je prends le mot dans le sens
+ vulgaire) épurée par l'amour d'un jeune homme, épurée par la
+ douleur, comme Ethel fait de Gaston. Votre livre doit plaire
+ énormément aux femmes; il est d'un homme qui sent vivement, qui
+ jouit à toute heure de toute sa vie, qui comprend les luttes
+ intestines de la passion. La victoire de l'amour sur les sens
+ était une donnée magnifique et vous l'avez bien posée; pour mon
+ goût, j'aurais mieux aimé pour cette oeuvre le vieux système du
+ roman par lettres; mais dans cette époque vous avez dû préférer
+ le récit. Les journalistes ne vous rendront pas justice. Ils
+ abaisseront tant qu'ils pourront les courtines de velours rouge
+ sous lesquelles vous avez mis, comme Titien, votre Vénus et ils
+ feront leur métier, ces ennuyeux du feuilleton.
+
+ «Je n'aurais pas le courage de critiquer un livre où, de deux
+ pages en deux pages, je trouve des choses comme: _l'espérance
+ est l'imagination des malheureux_. C'est pour moi ma vie écrite
+ en cinq mots, c'est plus que ma vie, c'en est la métaphysique,
+ c'est ce qui m'a fait vivre et me soutient encore aujourd'hui.
+ «Vous appartenez beaucoup plus à la littérature _idée_ qu'à la
+ littérature _imagée_; vous tenez en cela au dix-huitième siècle
+ par l'observation à la Champfort et à l'esprit de Rivarol par la
+ petite phrase coupée. Pour moi, je regrette que vous n'ayez pas
+ commencé par la peinture de votre monde parisien, que vous ne
+ l'ayez pas coupée par l'arrivée d'_Ethel_, en disant ce qui
+ s'est passé en Angleterre, et que de là vous n'ayez pas couru au
+ dénoûment. Vous n'avez plus à refaire _Ethel_, ceci s'adresse au
+ manuscrit et non à l'imprimé, au premier roman que vous ferez
+ et non à celui-ci. D'ailleurs elle est ce qu'elle est, vous
+ assujettirez peut-être le public à votre manière, mais ce
+ procédé donne, comme disent les marchands, une chose moins
+ _avantageuse_, qui flatte moins l'oeil.
+
+ «Pour moi, le livre est dans l'anagramme d'_Ethel_. C'est _le
+ thé_ d'un homme de coeur et d'esprit. Vous savourez au coin d'un
+ bon feu une délicieuse liqueur, et l'on médit de l'Angleterre,
+ ce que j'adore; on assassine d'esprit les gens que l'on n'aime
+ pas; l'on vante merveilleusement les bons coeurs qu'on aime,
+ tout en admirant la madone d'un grand peintre accrochée là,
+ devant vous, dans un superbe cadre, et à laquelle on revient
+ toujours.
+
+ «Mme de Fraisnes est une ravissante création, Gaston n'est
+ pas assez libertin; si Mme de Montléry existe, je voudrais la
+ cravacher; ne me rappelez-pas au souvenir de Savardy quand vous
+ le verrez et sachez que vous êtes mon créancier de quelques
+ heures de bonheur qui ont nuancé de fleurs le canevas de ma vie
+ travailleuse; je crois que je mourrai insolvable avec vous.
+
+ «T. à V.
+
+ «DE BALZAC.»
+
+
+A mon avis, Balzac est là tout entier, avec son âpre volonté, sa
+tristesse dont ne triomphe pas toujours son généreux tempérament, sa
+haine aveugle contre la critique, qui a si fort servi à sa gloire, et ce
+mysticisme bizarre qu'il tenait sans aucun doute de l'humeur paternelle.
+«_Ethel_ signifie _le Thé_,» Quel autre que ce voyant eût risqué
+cette étrangeté? Et, à ce propos, quand se décidera-t-on à éditer la
+_Correspondance de Balzac_, qui ne manquerait pas de nous ouvrir
+de nouveaux et vastes horizons sur son génie? Les quelques lettres
+imprimées par Mme Surville dans le livre consacré à son frère, nous ont
+mis en appétit[11].
+
+[Note 11: Cette correspondance va faire partie de l'édition complète de
+Balzac presque achevée chez Michel Lévy.]
+
+M. Lefebvre possède plusieurs lettres de Balzac; il en a de Béranger
+qui n'ont jamais été réunies dans les quatre volumes de Correspondance
+publiés par M. Paul Boiteau. Le fragment de Béranger que je vais
+citer m'a semblé curieux. La lettre où je le prends est adressée à Mme
+Desbordes-Valmore, place Saint-Clair, nº 1, à Lyon. Il y est question
+du procès que M. Champanhet intentait à Béranger pour les _Infiniment
+petits_, _le Sacre de Charles le Simple_, _le Petit Homme rouge_ et
+_les Missionnaires_. Un journal de Douai avait imprimé des vers de Mme
+Valmore en faveur de Béranger. «Le journaliste, répond le chansonnier,
+a bien senti que rien n'était plus propre à me recommander au public
+que des vers aussi charmants que les vôtres.» Et, revenant à son procès,
+Béranger ajoute:
+
+«Je suis toujours en attendant la décision du tribunal pour savoir à
+quelle sauce on me mettra. On est décidé à faire cuire le poisson, mais
+on hésite sur la manière de l'accommoder. Jusqu'à présent, j'en ai
+pris peu de souci, parce que j'attends que le mal soit arrivé pour me
+plaindre. Mon imagination n'aime pas à se créer des monstres. Je suppose
+donc mes juges assez bonnes gens pour ne me condamner qu'à six mois
+ou un an de prison. J'espère qu'ils n'iront pas jusqu'au maximum de
+l'article qu'on veut m'appliquer. Ce maximum est de cinq ans, mais ils
+ne peuvent me gratifier de moins de six mois, qui en est le minimum. En
+bonne justice, ce serait six mois de trop, mais il n'y a point de bonne
+justice pour un homme qui s'amuse à dire la vérité. Je ne suis qu'un
+sot, et deux ou trois gredins en robe noire sauront bien me le prouver.»
+
+La lettre est datée du 15 novembre 1828. Le 10 décembre, la Cour
+d'assises condamnait Béranger à neuf mois de prison et 10,000 francs
+d'amende. J'ai cité ce fragment qui n'est pas sans intérêt pour
+l'histoire littéraire. Et, vraiment, lorsqu'on songe à ces années de
+Restauration où Béranger, pour combattre gaiement n'en combattait pas
+moins le bon combat, on s'étonne que quelques-uns aient pu se montrer si
+sévères, disons si injustes, pour sa mémoire.
+
+Un jour ou l'autre, quand je voudrai des documents intéressants, je
+puiserai encore dans la collection Lefebvre. J'ai à vous parler d'autres
+autographes. Ceux-ci sont exposés aux Archives de France, rue du Chaume.
+Depuis quelques années un musée y a été ouvert, et, chaque jeudi, dans
+l'après-midi, Paris peut aller étudier, sur les documents originaux,
+les chartes et les lettres authentiques, son histoire nationale. Une
+promenade dans ces galeries a comme le vague d'un rêve. Passer des
+papyrus où saint Éloi a mis sa signature, au registre qu'a touché la
+main de la Brinvilliers, de la condamnation du _Pantagruel_ de Rabelais,
+à l'acte d'accusation de Marie-Antoinette, aller de l'amiral Coligny à
+Voltaire qui le chanta, et de Rousseau à Robespierre, conçoit-on cette
+féerie?
+
+Les papyrus sont étendus comme des étoffes en montre, semblables à
+des joncs clissés sur lesquels on aurait tracé des hiéroglyphes. Ces
+caractères indéchiffrables, c'est la signature de Dagobert. Plus loin,
+voici les parchemins. En marge de la chronique de Jeanne d'Arc, le
+greffier a dessiné avec une enfantine naïveté le profil de la Pucelle,
+tête nue et cuirasse au dos. On vous montre une lettre de Coligny écrite
+à Montgommery assiégé dans Rouen. La missive est tracée sur une chemise
+que le porteur a dû faire coudre à son pourpoint. Tout à côté l'acte de
+mariage de Marie Stuart. Catherine de Médicis a signé: _Caterine_,
+comme le duc de Brunswick signera: _Brunswic-Lunebourg_ son trop fameux
+manifeste que le sabre d'un Français lui fit payer à Iéna. L'orthographe
+est décidément une invention démocratique.
+
+Tous les siècles défilent ainsi et les morts avec eux. Une curieuse
+chose, c'est la liste des princesses d'Europe dressée pour le mariage de
+Louis XV. Chaque nom de princesse est suivi des mentions de l'âge, de la
+nationalité et de la religion. Presque toutes sont luthériennes; Marie
+Leckzinska est catholique, avec trois ou quatre autres. La plus vieille
+a quarante-neuf ans, la plus jeune sept ans. Mascarade de l'étiquette et
+de la politique! Cette liste s'étale aux archives dans la salle même où
+couchait madame de Soubise, joli dortoir doré et pomponné, tout paré par
+des nudités de Boucher. Les lettres de madame de Pompadour y sont bien à
+leur place, sous les vitrines, vrais _poulets_ de femme galante, papier
+brodé et découpé, entouré de filets bleus et roses, écriture de petite
+maîtresse nerveuse et impérieuse. Non loin de là, sont exposées la
+condamnation de l'_Emile_ et la protestation de Voltaire en faveur de
+Calas. Ce sont d'étranges antithèses. On voit, dans un coin, l'humble
+authographe de l'humble Lhomond qui signe: _professeur de 6e au collége
+du cardinal Lemoine_. Pauvre grand homme médiocre qui nous a rendu
+tant de services, et que nous avons tant maudits sur les bancs de notre
+prison!
+
+Toute cette partie du dix-huitième siècle a été mise en ordre et fort
+bien mise par M. Émile Campardon. Je signalerai au collégue de M.
+Campardon, qui a étalé les vitrines révolutionnaires, deux petites
+erreurs. La lettre de Charlotte Robespierre à son frère, lettre violente
+et irritée, est adressée à Robespierre _jeune_, non à Maximilien. Il
+faudrait peut-être l'indiquer. Et certain écrit signalé comme étant de
+la main d'Olympe de Gouges est justement ouvert à l'endroit où Olympe
+n'a rien tracé. J'aurais bien envie de demander aussi pourquoi
+ces autographes révolutionnaires sont tous ou presque tous des
+condamnations, des jugements, des décrets terribles, et s'il n'y avait
+pas autre chose à exposer que ces autotographes, fort intéressants,
+mais assez farouches? Ce serait peine perdue. On retrouve là Danton,
+Desmoulins, le procès-verbal de la mort de Valazé, la dernière lettre
+ramassée sur le cadavre de Pétion et rongée à demi, sanglante, les notes
+que contenait le portefeuille de Robespierre, des lettres de généraux,
+des annonces de batailles, de victoires. Les clefs des villes prises
+sont dans une autre salle attachées par des rubans tricolores et
+enfermées dans l'armoire de fer de l'Assemblée nationale avec le
+testament de la Reine.
+
+Une très-intéressante lettre que je conseille aux amateurs de
+rechercher, dans ces salles, c'est la pétition de Beaumarchais à
+François de Neufchâteau (4 fructidor an VI) et où l'auteur du _Mariage
+de Figaro_ recommande un certain citoyen Scott, qui a perfectionné
+la _navigation aérienne._ «Des ballons, toujours des ballons! s'écrie
+Beaumarchais. _C'est la découverte du siècle!_»
+
+Les autographes de généraux, de maréchaux, tout solennels d'allure, avec
+paraphes majestueux, occupent une vitrine à part. Le pauvre maréchal
+Lefebvre signe duc de _Danzic,_ sans rougir. Mme de Sévigné faisait bien
+aussi des fautes. J'ai vu là et copié cette lettre de Bonaparte à Louis
+XVIII, si nette et si dédaigneuse, en réponse aux offres faites par le
+futur Roi:
+
+ «_Paris, le 17 fructidor an VIII de la République._
+
+ »J'ai reçu, monsieur, votre lettre. Je vous remercie des choses
+ honnêtes que vous m'y dites.
+
+ »Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France. Il vous
+ faudrait marcher sur 100,000 cadavres.
+
+ »Sacrifiez votre intérêt au salut et au bonheur de la France...
+ L'histoire vous en tiendra compte.
+
+ »Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille. Je
+ contribuerai avec plaisir (le mot _volontiers_, mis d'abord,
+ est effacé) au... (_illisible_, sans doute: _maintien_) de la
+ douceur et de la tranquillité de votre retraite.
+
+ »BONAPARTE.»
+
+Et c'est ainsi qu'on a tout profit à s'égarer dans le passé, les vieux
+papiers et les vieux grands hommes.
+
+
+
+
+ CHARLES NODIER ET SA JEUNESSE
+
+
+Je ne puis jamais passer dans le quartier de l'Arsenal,--si terriblement
+mutilé par la Commune,--sans songer à Charles Nodier.
+
+J'aime ce coin de Paris, ces ruelles qui virent passer Sully, le
+Béarnais et la belle Gabrielle. Étrange quartier de notre Paris,
+silencieux, presque désert. Les passants y sont rares et marchent
+lentement. Ces carrefours paraissent porter encore le deuil d'Henri
+IV et pleurer le départ du «cher Rosny». Sur le boulevard désert,
+on rencontre quelque bohême famélique qui regarde la Seine d'un oeil
+légèrement troublé et suppute avec étonnement, et l'estomac vide, le
+nombre de sacs de blé que contient le Grenier d'abondance. Derrière
+ces murailles, les grains sont entassés! Combien y a-t-il là dedans
+d'existences amoncelées de poëtes épiques? Le vieux rentier se promène
+là, doucement; le malade y vient prendre l'air. L'uniforme militaire
+domine parmi les passants; quelque drôle aux cheveux lisses et aux dents
+gâtées heurte en sifflant le bibliophile qui se dirige, le nez dans un
+livre, vers la bibliothèque de l'Arsenal. L'ombre de Nodier te protége,
+brave homme!
+
+Elle me fait pourtant sourire un peu--tout doucement, quand je l'évoque,
+cette ombre de Nodier.
+
+Je ne sais qui a dit de Charles Nodier et des souvenirs que contait
+volontiers le bonhomme:
+
+«Si l'on écoutait Nodier, il vous prouverait qu'il a été guillotiné du
+temps de la Révolution.»
+
+Il aimait à raconter, en effet, le Franc-Comtois, et il était
+non-seulement pris de l'envie d'écrire et de ce qu'il a appelé lui-même
+le _prurit invincible des muscles érecteurs du métacarpe_, mais il était
+secoué encore du prurit non moins entraînant de la langue. Il causait
+bien.
+
+Mais parfois allait-il trop loin en causant, comme lorsqu'il se figurait
+avoir vu (il le soutenait _mordicus_) Robespierre en habit bleu barbeau
+le jour de la fête de l'Être suprême.
+
+Charles Nodier, tout en _causant_, avait même trouvé le moyen de se
+faire passer, aux yeux des Sainte-Beuve, des Hugo, des Dumas, des jeunes
+gens qui l'écoutaient, pour une victime du double despotisme jacobin et
+impérial. Il y a même, à ce propos, une légende de la jeunesse de Nodier
+qu'il me plaît de réduire ici, preuves en main, à sa juste valeur.
+
+Je veux parler de la _captivité de Charles Nodier en 1803_, de ses
+heures de prison, qu'il a peintes sous des couleurs si noires, de ces
+persécutions dont il s'est fait plus tard un titre contre Bonaparte,
+dont il était pourtant l'obligé.
+
+La sincérité avant tout. Voici,--racontée _pour la première fois_, et
+sans craindre qu'on me contredise,--la vérité sur le cas de Charles
+Nodier:
+
+Il y avait encore, il y a quelques années, rue des Frondeurs, tout
+près de la rue de l'Échelle et des Tuileries, un vieil hôtel garni aux
+allures monumentales,--un grand portail, de larges fenêtres, je ne sais
+quoi de classique et de cérémonieux dans l'aspect,--et, au fronton de
+la porte d'entrée, cette enseigne en lettres dorées: _Hôtel de Berlin_.
+Aujourd'hui tout est à bas. Les maçons sont venus. Adieu les murs!
+Bonjour poussière! Or, c'était là que vers 1802 Charles Nodier s'était
+logé, sans doute dans les étages supérieurs, rêvant la gloire non loin
+des étoiles. Mais la gloire a le pas lent et mesuré, et ne se règle pas
+sur la volonté des gens. On souhaiterait qu'elle vint au galop, et elle
+traîne le pied ou s'arrête en chemin pour faire la coquette. N'importe,
+Nodier l'appelait en prose et en vers.
+
+La police consulaire poursuivait justement en ce temps-là, traquait
+et confisquait certaine ode politique dirigée contre Bonaparte, _la
+Napoléone_, espèce de philippique à la fois royaliste et républicaine,
+où «le vainqueur d'Arcole», comme on disait alors, était assez
+maltraité. Il y est question des _chaînes nouvelles_ sous lesquelles le
+peuple gémit, des _tyrans_ aveuglés d'_encens odieux_, de rébellion, de
+liberté.
+
+Aux premières heures du Consulat, «au moment où Bonaparte s'élevait,
+il se formait en France un parti rival qui avait juré sa chute et qui
+devait l'opérer un jour. Cette conspiration a duré quatorze ans[12].»
+Le général Mallet et le colonel Oudet s'étaient mis à la tête de
+ces conjurés qui s'appelaient les _Philadelphes_. C'était à Besançon
+(devenue _Philadelphie_) que l'institution avait été formée, et, à
+l'époque du Consulat, Mallet résidait précisément comme adjudant-général
+dans le chef-lieu de la Franche-Comté. Mallet s'aboucha avec le colonel
+Jean-Jacques Oudet, soldat intrépide, sorte de Don Juan à épaulettes qui
+devait mourir à Wagram. C'est ce J.-J. Oudet qui disait à Bonaparte au
+moment du retour d'Égypte:
+
+--Montre-moi ton visage afin que je m'assure encore si c'est bien
+Bonaparte qui est revenu d'Égypte pour asservir son pays!
+
+[Note 12: Voyez _Histoire des sociétés secrètes de l'armée_. L'auteur
+n'est autre que Charles Nodier lui-même.]
+
+Oudet s'appelait dans la langue des _Philadelphes_, _Philipoemen_.
+D'autres se nommaient, _Spartacus_, _Mahomet_, _Sertorius_, etc.
+
+A cette association politique, il fallait une littérature. Toute armée a
+besoin d'un clairon. Ce fut sous l'influence de J.-J. Oudet que Charles
+Nodier écrivit _La Napoléone_ qu'il retira plus tard du commerce. _La
+Napoléone_ destinée à être chantée à grand choeur dans les banquets de
+la Société des Philadelphes avait été mise en musique par un membre de
+l'association, Francis Dallarde. Voici cette ode, devenue désormais une
+curiosité historique:
+
+ LA NAPOLÉONE.
+
+ _Ode_
+
+
+ Que le vulgaire s'humilie
+ Sur les parvis dorés du palais de Sylla,
+ Au devant des chars de Julie,
+ Sous le sceptre de Claude et de Caligula.
+ Ils régnèrent en dieux sur la foule tremblante.
+ Leur domination sanglante
+ Accabla le monde avili.
+ Mais les siècles vengeurs ont maudit leur mémoire,
+ Et ce n'est qu'en léguant des forfaits à l'histoire
+ Que leur règne échappe à l'oubli.
+
+ Qu'une foule pusillanime
+ Brûle aux pieds des tyrans son encens odieux.
+ Exempt de la faveur du crime
+ Je marche sans contrainte et ne crains que les Dieux.
+ On ne me verra point mendier l'esclavage
+ Et payer d'un coupable hommage
+ Une infâme célébrité.
+ Quand le peuple gémit sous sa chaîne nouvelle,
+ Je m'indigne d'un maître, et mon âme fidèle
+ Respire encore la liberté.
+
+ _Il_ vient, cet étranger perfide,
+ Insolemment s'asseoir au-dessus de nos lois.
+ Lâche héritier du parricide,
+ Il dispute aux bourreaux la dépouille des rois.
+ Sycophante vomi des murs d'Alexandrie
+ Pour l'opprobre de la patrie
+ Et pour le deuil de l'univers,
+ Nos vaisseaux et nos ports accueillent le transfuge,
+ De la France abusée il reçoit un refuge,
+ Et la France reçoit des fers!
+
+ Pourquoi détruis-tu ton ouvrage,
+ Toi qui fixas l'honneur au pavillon français?
+ Le peuple adorait ton courage.
+ La liberté s'exile en pleurant tes succès.
+ D'un espoir trop altier ton âme s'est bercée,
+ Descends de ta pompe insensée,
+ Retourne parmi tes guerriers.
+ A force de grandeur crois-tu devoir t'absoudre?
+ Crois-tu mettre ta tête à l'abri de la foudre
+ En la cachant sous des lauriers?
+
+ Quand ton ambitieux délire
+ Imprimait tant de honte à nos fronts abattus,
+ Dans le songe de ton empire,
+ Rêvais-tu quelquefois le poignard de Brutus?
+ Voyais-tu s'élever l'heure de la vengeance,
+ Qui vient dissiper ta puissance
+ Et les prestiges de ton sort?
+ La roche Tarpéienne est près du Capitole,
+ L'abîme est près du trône, et la palme d'Arcole
+ S'unit au cyprès de la mort.
+
+ En vain la crainte et la bassesse
+ D'un culte adulateur ont bercé ton orgueil.
+ Le tyran meurt, le charme cesse,
+ La vérité s'arrête au pied de son cercueil.
+ Debout dans l'avenir, la justice implacable
+ Évoque ta gloire coupable,
+ Veuve de ses illusions;
+ Les cris des opprimés tonnent sur ta poussière,
+ Et ton nom est voué, par la nature entière,
+ A la haine des nations.
+
+ Longtemps, aux lois de la victoire,
+ Ton bras triomphateur a soumis le destin.
+ Le temps s'envole avec ta gloire,
+ Et dévore en fuyant ton règne d'un matin.
+ Hier j'ai vu le cèdre. Il est courbé dans l'herbe.
+ Devant une idole superbe,
+ Le monde est las d'être enchaîné.
+ Avant que tes égaux deviennent tes esclaves,
+ Il faut, Napoléon, que l'élite des braves
+ Monte à l'échafaud de Sidney.
+
+L'ode de Nodier ne vaut pas les imprécations des _Châtiments_, mais elle
+a cependant assez de vigueur encore et de colère pour mériter d'être
+conservée[13].
+
+[Note 13: Comme antithèse aux vers de Charles Nodier, je donnerai une
+curiosité littéraire,--_rara avis_. Ce sont des vers composés en 1810,
+sur l'_Entrée de Napoléon et de Marie-Louise à Paris_, par Berryer, le
+futur porte-paroles du parti légitimiste.
+
+Berryer (ceci soit dit à sa décharge) n'avait que vingt ans lorsqu'il
+fit ces alexandrins bonapartistes.
+
+Citons ces vers assez imprévus, on l'avouera:
+
+ Mille cris jusqu'aux cieux montent de toutes parts,
+ L'organe des combats gronde sur nos remparts.
+ Favorisé des Dieux, armé de leur puissance,
+ Un héros, à jamais l'idole de la France,
+ Un héros, le modèle et le vengeur des rois,
+ Au bruit de son courroux, au bruit de ses exploits,
+ Des enfants d'Érynnis chassant l'indigne horde,
+ A son char triomphal enchaîne la Discorde.
+ Hymen, ô doux Hymen! que ton joug fortuné
+ Soit des plus belles fleurs par nos mains couronné!
+ Que l'hymne de la paix succède aux cris de guerre,
+ Les temps de l'âge d'or sont promis à la terre!
+ Hymen embellira les fêtes des hameaux,
+ Hymen du laboureur embellit le repos...
+ Vivez, princes, vivez pour faire des heureux,
+ Tige en héros féconde, arbre majestueux,
+ Déployez vos rameaux, et croissant d'âge en âge,
+ Protégez l'univers sous votre antique ombrage!
+
+Signé de Berryer, tout cela certes est assez bizarre et curieux.]
+
+Cette _Napoléone_ faisait fureur. _La Société des Philadelphes_ l'avait
+adoptée pour sa _Marseillaise_ et la chantait sur un air qu'on pourrait
+retrouver. Peltier, qui continuait à Londres ses journaux français,
+l'inséra depuis la première strophe jusqu'à la dernière dans l'_Ambigu_,
+et le gouvernement de Napoléon s'empressa de faire poursuivre le
+journaliste devant les tribunaux britanniques.
+
+Mais un beau jour, grande stupéfaction: Fouché reçoit une lettre signée
+et datée de l'_Hôtel de Berlin, rue des Frondeurs_, et où un certain
+_Charles Nodier_, homme de lettres, se déclare l'auteur de la pièce
+incriminée: «_C'est moi!_» s'écrie-t-il avec une intention évidente de
+draperie, et comme s'il avait sur les épaules le péplum d'un héros
+de Corneille. Sa lettre, d'ailleurs, est échevelée, emportée, écrite,
+dirait-on, dans un accès de fièvre: «_Quiconque a aimé avec passion peut
+haïr avec excès. A vingt-trois ans, j'ai répudié tout amour et toute
+amitié. Je vous apporte aujourd'hui ma liberté; hâtez-vous, demain
+peut-être j'en ferais un terrible usage_.» Il est prêt, au surplus, à
+_braver la prison, l'exil ou l'échafaud_. Voilà celui qui sera plus tard
+le fin narquois, le _bonhomme_ Nodier.
+
+La lettre reçue, on l'arrête, comme on pense bien. Il est interrogé par
+Dubois; il s'accuse encore. «Il a écrit, dit-il, la _Napoléone_ dans un
+moment d'exaltation, en revenant de Besançon, où son père est juge. Une
+femme l'avait trahi; il a pris sa plume avec rage, il ne recommencerait
+pas.» On le voit, le Romain s'amende déjà: «_On ne doit pas_,
+affirme-t-il, _attaquer le gouvernement sous lequel on vit, même quand
+on le déteste_.»
+
+L'interrogatoire continue:
+
+--Pourquoi étiez-vous à Paris?
+
+--J'y étais venu pour faire imprimer un ouvrage, le _Livre des
+suicides_, que je n'écrirai jamais. J'ai changé d'avis. Je prépare une
+tragédie.
+
+--Quels sont vos moyens d'existence?
+
+--Mon père me fournit de l'argent lorsque mes livres ne m'en donnent
+pas.
+
+Il prétend que la _Napoléone_, publiée chez Maradan et Barba, a été
+donnée, sans son consentement, à l'imprimeur Dalin, par un homme à qui
+il en avait montré une copie. On voit là--ces pièces authentiques disent
+tout--que Nodier était conscrit de l'an IX et qu'il avait de taille
+1m,63.
+
+Notre poëte est reconduit dans sa prison. Là, sa fièvre se calme, son
+exaltation cesse; la solitude est un réfrigérant; le fanatique devient
+un peu bien raisonnable, et après avoir attaqué le premier consul, il
+lui envoie une lettre, pour ne pas dire une supplique, qui commence par
+ces mots: «_Le seul homme qui eût chanté Achille gémit sur la paille de
+la misère._» Oh! oh! Nodier, vous vous déjugez! Il met toute sa faute
+sur l'égarement de sa douleur; dans une autre lettre il demande au
+directeur de Sainte-Pélagie la _Bible_ et l'_Imitation de Jésus-Christ_.
+Il «ne le remercie pas. _Dieu qui voit tout le payera de tout._» Brutus,
+en un clin d'oeil, est devenu Silvio Pellico.
+
+Après avoir pris connaissance de la pétition, Bonaparte (il faut être
+juste envers tout le monde) haussa les épaules, dit à Fouché, en parlant
+de Nodier: «C'est un fou!» et donna ordre qu'on le retournât à M. son
+père, à Besançon. Le grand-juge signa la feuille de secours qui fut
+octroyée au poëte pour le voyage. Nodier ne dut pas se sentir de joie.
+Il resta chez lui, au pays, sous la surveillance de la police, et l'on
+retrouva dans ses papiers une demande rédigée pour attendrir ses Argus
+et pour retourner à Paris.
+
+A en croire Nodier, il aurait gémi et souffert pendant des années,
+traqué par les agents, cadenassé par des geôliers! Quels beaux contes
+il nous a fait sur ses verroux! La Restauration venue, comme il sut, par
+des soupirs discrets et des articles révélateurs, se grimer savamment en
+proscrit! Ses soirées de l'Arsenal en cela ressemblaient un peu aux
+bals des victimes! On me dit que Nodier racontait comme pas un ses
+impressions de cachot. Dans ces cas-là, comme il devait sourire, le
+malin bonhomme, de la terreur ou de la pitié de ceux qui l'écoutaient!
+
+
+
+
+ LES CIMETIÈRES PARISIENS
+
+Les cimetières.--La poésie et les réalités de la mort.--Le
+Père-Lachaise.--Montparnasse.--Les grands hommes.--Le quartier des
+riches.--Le coin des pauvres.--Des noms! des noms!--Le secret de la mort
+et le mot de la vie.
+
+
+
+ I
+
+Tous plus ou moins, nous autres romanciers, nous avons un jour cherché
+et voulu montrer _comment on vit à Paris_. Là cependant n'est pas le
+drame. La question suprême, la question poignante est celle-ci: _A
+Paris, comment meurt-on?_
+
+Le grand secret de toute misère est dans la réponse. La maladie, le
+suicide, le crime, la faim, le vice, et jusqu'au dévouement parlent,
+et viennent dire: «Voilà comment on meurt!» La mansarde calfeutrée
+pour l'asphyxie, la rue où le sang coule, l'hôpital où les râles et
+les agonies fraternisent, les coins cachés où le dénuement, cette autre
+épidémie, frappe sans pitié, l'éternelle rivière, l'éternelle pauvreté,
+témoignent dans ce procès funèbre. Quel livre cruel, sombre, poignant,
+ironique, si jamais on l'écrit: _La mort à Paris!_ L'avenir qui le lira
+sera effrayé, n'en doutez pas, et se révoltera devant ce mélange
+atroce de comique qu'il rencontrera dans nos cérémonies suprêmes. Ah!
+philanthropes qui travaillez pour les vivants, que de fois vous oubliez
+les morts!
+
+Don José de Larra, le satirique espagnol qui, las de protester contre
+l'injustice, se tira un jour un coup de pistolet au coeur, a écrit que
+la seule vie de la société moderne est au cimetière, ou plutôt que les
+cimetières véritables ce sont les grandes villes où roulent, haletants,
+pressés, les passants, ces flots humains. Pourquoi pas? Oui, si les
+villes sont mortes, les cimetières sont vivants. Les souvenirs y
+demeurent. C'est un monde aussi, celui-là; vaste, innombrable et (mais
+je ne veux point rire) c'est, hélas! le seul véritable _tout Paris_.
+Il est même si grand, qu'il finira par dévorer l'autre. On a beau le
+chasser, lutter contre lui, il nous combat de ses émanations et de
+ses atomes, et triomphera en fin de compte si l'on ne remplace un jour
+l'inhumation par la crémation. La mort à Paris avait pris d'abord les
+environs des églises et conquis jusqu'à l'intérieur, jusqu'aux caveaux
+qu'elle transformait en charniers. Cette putréfaction emprisonnée
+dans les murailles de la cité y semait la peste et la fade odeur des
+cadavres. A Londres encore, auprès de Westminster, on marche sur les
+pierres tombales[14]. Les cimetières intérieurs furent abolis sous
+Louis XVI, la mort rejetée bien loin, et cadenassée dans des lieux
+d'inhumation si mal entretenus d'abord, qu'ils faisaient dire à
+Bernardin de Saint-Pierre: «L'ami ne peut plus reconnaître les cendres
+de son ami dans ces voiries humaines.» Ces lignes étaient écrites avant
+1789.
+
+[Note 14: On peut voir un de ces cimetières près de l'ancienne abbaye de
+Montmartre, un cimetière fermé, plein d'herbe et d'oubli, caché par les
+arbustes et les ronces, inconnu, oublié.]
+
+Les cimetières bientôt se changèrent en jardins; on opposa les parfums
+des fleurs aux senteurs des corps en dissolution.
+
+Le 21 prairial an XII on arrêta que les inhumations ne pourraient être
+faites que dans des terrains éloignés d'au moins 35 mètres de l'enceinte
+des villes, et le cimetière du Père-Lachaise, l'aîné des cimetières
+parisiens, fut établi en 1804. Le Père-Lachaise ou Mont-Louis c'était
+loin, c'était la province au temps du premier empire; aujourd'hui Paris
+a dévoré le cimetière, l'a englobé, et le jardin des morts est bien
+près de ressembler au vieux cimetière des Innocents. Mais les cimetières
+parisiens ont fini leur temps. Les morts seront bientôt transportés
+près de Pontoise, sur les terrains de Méry-sur-Oise et de
+Saint-Ouen-l'Aumône. Paris a peur et vomit ses dépouilles sur la
+banlieue. Les pauvres morts, aller si loin! Des enterrements à la
+vapeur! Il le faut bien; nos _Campi-Santi_ regorgent. Le Père-Lachaise
+descend jusqu'à l'ancien boulevard extérieur et déborderait sur la voie
+sans la muraille qui l'arrête; les tombeaux forment comme une lisière
+au chemin de ronde et, de là, les passants peuvent lire les noms (entre
+tous celui de Deburau en grosses lettres) et déchiffrer les inscriptions
+tumulaires.
+
+Pauvretés attristantes, ces productions de poëtes-marbriers!
+
+Quelle vanité nous allons trouver dans ces inscriptions funéraires!
+Quelle triomphante sottise! O bêtise humaine! Des vers prétentieux, des
+titres inutiles, des regrets hyperboliques, douleurs gonflées de vent
+qu'une piqûre d'épingle réduit à néant. «Ici gît, dit une pierre,
+Mme***, jeune beauté que tout le monde admira.» _Jeune beauté!_ Qu'en
+reste-t-il? «Mon époux, s'écrie-t-on de ce côté, attends-moi, je te
+rejoins!» Et la veuve de ce mausolée porte déjà le nom d'un autre.
+Ailleurs: «_Monsieur et madame Cochet_» Monsieur! Madame!
+
+On connaît cette épitaphe célèbre:
+
+ _Très-haute, très-excellente, très-puissante
+ Princesse***
+ morte âgée de sept jours._
+
+Et cette autre qui donne la note exacte de tout un état social:
+
+ _Sa veuve infortunée continue son commerce.
+ Rue Saint-Denis nº...._
+
+Comme ils comprenaient mieux que nous, les anciens, la pénétrante
+poésie de la mort! Avec quel charme attendri ils savaient exprimer
+leur douleur, l'atténuer pour ainsi dire en l'idéalisant, ou la fixer
+à jamais par une de ces épigrammes d'une éternelle et touchante
+simplicité! L'_Anthologie_ est remplie de ces épitaphes où le génie
+grec, qu'on dirait froidement impassible, laisse venir une larme pure à
+ses yeux calmes. Rien n'est plus parfait et d'un sentiment plus délicat.
+
+ «Je suis, dit une épigramme de Parménion, le tombeau de la jeune
+ Hélène, et comme un frère l'a précédée, je reçois de sa mère un
+ double tribut de larmes. Des prétendants la douleur est la même;
+ tous pleurent également celle qui n'était encore à aucun d'eux.»
+
+Celle-ci est de Simonide:
+
+ «La vieille Nico dépose des couronnes sur la tombe de la jeune
+ Mélète; Pluton, est-ce là de la justice?»
+
+ «Ce tertre, dit une autre, c'est une tombe. Retiens donc tes
+ boeufs, laboureur, et retire le soc, car tu remues de la cendre
+ humaine. Sur une telle poussière, ne sème pas du blé, verse des
+ larmes.»
+
+Quelle mélancolie dans les _épigrammes_ qui suivent:
+
+ «Je suis mort, et je t'attends; toi aussi, à ton tour, tu en
+ attendras un autre!»
+
+
+ «Après avoir peu mangé, peu bu, beaucoup souffert, me voilà
+ tardivement, mais enfin me voilà au tombeau.»
+
+N'est-ce pas l'épitaphe éternelle de tous les pauvres gens?
+
+ «L'homme était petit de taille, et l'épitaphe ne sera pas plus
+ grande: «Théris, fils d'Aristoeos, Crétois, gît ici.» C'est bien
+ long.»
+
+ «O terre, la mère de tous, dit Méléagre, sois légère à OEsigène,
+ à celui qui n'était pas un fardeau pour toi.»
+
+Depuis les Grecs le parfum s'est envolé. Nous n'avons plus cette
+légèreté de main, cette fraîcheur d'idées. Et pourtant nos épitaphes ont
+parfois, lorsqu'elles sont simples, le sentiment des inscriptions des
+Catacombes. _Casta_, dit à Rome une épitaphe de jeune chrétienne, et
+toute une vie est là, dans un mot. J'ai lu, au coin d'un cimetière de
+Paris, un nom: «_Louise_,» et rien de plus. Et l'_épigramme_, cette
+fois, vaut toutes celles de l'anthologie. Parfois j'ai rencontré
+encore des initiales et point de nom: «L. V. M. V.» C'en est assez. On
+regarde, on songe[15].
+
+[Note 15: Une très-belle et très-éloquente épitaphe est celle-ci, au
+cimetière Montmartre: _X..., Polonais mort pour la liberté italienne, au
+service de la France_.]
+
+Mais cette simplicité est rare, et l'orgueil humain va se nicher jusque
+sous le lierre des tombeaux.
+
+
+
+ II
+
+
+Chaque cimetière a sa physionomie distincte, et si le Père-Lachaise
+représente, dirait-on, l'aristocratie, et Montparnasse la démocratie
+souffrante, le cimetière Montmartre est quelque chose comme un cimetière
+moyen et de tiers-état.
+
+Les convois, pour y parvenir, suivent le boulevard extérieur, passent
+devant la _Reine Blanche_. C'est l'antithèse: la vue du bal où l'on
+s'agite sert de préface au coin de terre où l'on se repose. Des
+couronnes jaunes, des boutiques de marbriers, des rez-de-chaussée où
+l'on vend des plâtres pour tombeaux, enfants endormis, anges en prières,
+frisés, bouffis, que l'eau va détremper et verdir. On approche. Une
+avenue d'abord où stationnent les fiacres qui ont suivi la bière; et qui
+attendent les parents et les amis; avenue funèbre d'aspect, et peuplée
+de gamins pourtant, qui vont courant, criant, riant, jouant avec des
+paquets d'immortelles. Puis la grille, la porte d'entrée, le logis du
+gardien, et la longue allée qui conduit aux tombes.
+
+Ce qu'on aperçoit tout d'abord, c'est la grande croix de pierre au
+centre du carrefour où viennent s'amonceler les couronnes qui ne peuvent
+plus se flétrir sur un tombeau, la _croix à tout le monde_, comme on
+l'appelle, hécatombe, fosse commune des souvenirs. C'est là que vont
+prier les pauvres; les misérables ne gardent pas longtemps leur tombe.
+La croix de bois qui marquait l'endroit où l'on avait couché le mort
+est arrachée après cinq ans, pourrie par la pluie, et va finir avec ses
+inscriptions effacées dans le foyer de quelque gardien. Où la retrouver
+jamais, la trace de celui qu'on a perdu? Cette glaise a tout pris; tout
+a disparu, tout est fini. Côte à côte, des générations se dissolvent
+ainsi, rentrent dans la matière, et, morceaux d'argile, rapportent à la
+masse immense leurs molécules indestructibles. Mais il faut à l'homme je
+ne sais quel souvenir palpable qui représente comme le fantôme de ceux
+qui ne sont plus. Il faut que les vivants aient avec les morts un lieu
+de rendez-vous où, sûrs de les rencontrer, ils conversent avec eux par
+delà l'infini, ils leur parlent, ils les consolent, ils les embrassent
+de leurs sanglots.
+
+Chères superstitions, consolations suprêmes, qu'on retrouve presque
+partout, également fortes et touchantes! Nous en agissons tous plus ou
+moins avec nos morts comme les anciens Tonquinois avec les leurs. «Après
+minuit, dit un vieux géographe, lorsque la nouvelle année commençait,
+les Tonquinois ouvraient leurs portes toutes grandes, sans quoi ils
+auraient cru insulter les morts, qui, affirment-ils, retournent en
+ce temps-là dans les maisons.» On prépare des lits à ces visiteurs
+d'outre-tombe, et l'on couvre le plancher d'une belle natte de jonc.
+Puis on allume des flambeaux pour eux; on pousse des cris de joie, on
+brûle des pastilles; on interroge les chers hôtes, on leur conte ce qui
+est arrivé d'heureux à ceux qu'ils ont quittés. Pendant les trois jours
+qui suivent, on laisse sans la nettoyer la maison entière, «de peur
+d'élever de la poussière dans un lieu où les morts font leur séjour.»
+
+Nous autres, nous n'attendons pas que les morts viennent à nous,
+nous allons à eux; leur fête est à eux seuls. Plus est affirmé notre
+scepticisme en toutes choses, plus est profond le culte de nos morts.
+Ils ont leurs fleurs, leur jardin, leur parure, et l'on porte à la croix
+commune les _souvenirs_ que l'on ne peut donner à la tombe effacée.
+Elles sont nombreuses les couronnes, elles sont pressées, entassées
+autour de la grande croix de pierre. Association de douleurs qui se
+coudoient, promiscuité de regrets et de larmes, autel immense où tour à
+tour les souffrants et les humbles viennent déposer une offrande à cette
+fédération de la mort.
+
+La plus belle des tombes, la plus simple et la plus poignante, est à
+gauche, à l'entrée du cimetière Montmartre: une statue de bronze couchée
+sur un tombeau de pierre. Ici dorment les deux Cavaignac et leur soeur;
+et, sur ce monument, on peut lire encore: «_A la mémoire de J.-B.
+Cavaignac, député à la Convention, mort en exil à Bruxelles, le 24 mars
+1829 à l'âge de 68 ans._ Ceux qui sont fatigués se reposent.»
+
+Rude a sculpté de sa main d'artiste la maigre et saisissante figure de
+Godefroy Cavaignac. Il est couché, de son long étendu dans le linceul,
+paupières closes et bouche muette. Il a combattu le bon combat; la
+journée finie, la lassitude l'a courbé, le froid glacial est venu. Le
+lutteur sommeille. Le roide pli du suaire dessine, en se collant à lui,
+ce corps miné et fatigué. Les bras courageux sortent, comme prêts à
+s'animer, à ressaisir, avec la fièvre d'autrefois, cette plume ou cette
+épée, armes chéries de cette main vaillante. S'il allait se lever! Si
+cette apparition se dressait soudain!... Il dort. Les cheveux,
+mouillés par la sueur dernière, baisent ce front d'un modelé puissant,
+intelligent et fier; la mort a scellé les lèvres, les joues sont caves,
+les orbites creuses, la barbe court sur le menton osseux, le cou sinueux
+est immobile; elle ne respire plus, cette poitrine nue: le soldat
+est tombé au champ d'honneur. Dans les creux formés par les replis
+du vêtement de bronze, l'eau du ciel maintenant demeure et les libres
+oiseaux viennent y boire, joyeux, chantant et battant des ailes.
+
+On a entamé, pour pratiquer les allées de ce cimetière, des buttes
+crayeuses recouvertes d'herbes qui, en plus d'un endroit, existent
+encore. Certaines tombes sont ainsi au ras du chemin, d'autres au
+haut de petites collines, et celles-ci, isolées d'ordinaire, entourées
+d'arbres. Partout le gothique domine, ce gothique d'occasion, sans
+caractère et sans poésie: la petite chapelle, droite et grêle, avec
+clochetons vulgaires, et porte grillée par où les dorures de l'autel,
+les vases de porcelaine peinte, les _ex voto_ s'aperçoivent. La tombe de
+_Ruggieri, artificier du roi_, est à l'entrée de la grande allée, bordée
+de monuments, qui conduit au cimetière annexe relié à l'ancien par une
+voûte. Le cimetière juif se dresse à droite, sur la hauteur. Une statue
+en marbre d'Halévy y domine bourgeoisement les autres tombeaux.
+
+La statuaire moderne est fort empêchée avec nos vêtements. Toute poésie
+semble fuir devant le paletot sac, et le ciseau le plus hardi devient
+rebelle à sculpter les plis ridicules du pantalon. Que je préfère
+pourtant ce monument élevé au maître à cette façon de tabernacle bâti
+tout à côté par un financier épris de dorures! Là, tout est peint, rouge
+et bleu: les teintes plates des fresques de Pompéi sont mariées aux
+fonds d'or des tableaux byzantins. La lampe à sept branches, éclatante,
+étincelante sous le soleil, rayonne devant le péristyle. Tant de luxe
+pour une tombe! Dort-on mieux sous les tentures de velours que sous le
+baldaquin de serge?
+
+Dix pas plus loin, la statuette de Millet, élevant au-dessus de sa jeune
+tête son bras onduleux comme un cou de cygne, jette éternellement ses
+fleurs de marbre sur la pierre de Henry Mürger. Mürger! un nom qui
+semble attendri; nom de bohême battu par le vent, souffleté par la
+_déveine,_ mais illuminé d'un rayon d'amour. Homme, il valut mieux que
+sa vie; artiste, il valut mieux que son oeuvre. La sympathie de tous
+lui a fait crédit de ce qu'il n'a pas donné, et l'oubli n'est pas venu
+encore; peut-être ne viendra-t-il jamais. Mimi, Musette, Francine,
+filles d'Ève et filles du rêve, chantent encore et passent toutes
+souriantes dans les mémoires. Pauvre poëte que sa poésie a tué! Il a
+vécu du mensonge et il en est mort. Mort, las de la bohême, de l'amour
+frelaté, du triste _pain béni de la gaieté_ quand même!... Un rosier
+fleurit sur sa tombe, et une main inconnue renouvelle presque tous les
+jours un petit bouquet de violettes qui sourit là, tout parfumé, sur la
+pierre grise...
+
+Ce cimetière Montmartre est, je le répète, comme le quartier bourgeois
+du Paris funéraire. Point de monuments superbes, mais une façon de
+confortable général et de bien-être dans le repos; la fosse commune est
+immense d'ailleurs, là comme partout. Plusieurs fois agrandi, Montmartre
+a fini par escalader, pour ainsi dire, ses murailles. Il a sa lugubre
+succursale entre Saint-Denis et Paris, au bord du railway, et les
+morts peuvent s'habituer à l'appel futur de la trompette de Jéricho, et
+patienter, en écoutant les sifflets quotidiens de la locomotive.
+
+Les hôtes de Montmartre sont illustres: Greuze, Legouvé, Charles
+Fourier, Armand Marrast. On s'arrête devant ces noms, on rêve, et la
+tête est pleine de pensées lorsqu'on s'éloigne.
+
+Madame Paul Delaroche, Emilia Manin sont aussi là, sans compter de plus
+humbles, des morts plus ignorés, martyrs inconnus, héros oubliés,
+guéris de leurs souffrances, et comme relevés des postes d'honneur ou
+d'abnégation que la destinée leur avait confiés. Qui de nous n'a pas
+quelque ami parmi ceux-là? Qui n'a pas fait, tête nue, l'oeil à terre,
+dans la boue jaune, le chemin de la fosse ouverte? Le trou profond
+attendait; on y descendait celui qui avait été votre confident ou votre
+conseiller, qui emportait quelque chose de vous, laissant quelque chose
+de lui.
+
+Un peu de terre, un peu de sable, de l'eau jetée par gouttelettes, une
+prière rapidement marmottée, et c'était tout. Vous souvenez-vous comme
+on revient sombre, las, le coeur vide? On ne le reverra plus, on ne
+l'entendra plus; il est parti! Et pendant bien des jours, dans le rapide
+mouvement de ce vaste Paris, dans le bruit et la poussière, on revoyait,
+semblable à l'_oméga_ de tout cet alphabet de passions, d'appétits,
+d'espérances ou de désirs, le trou muet là-bas, dans un coin du grand
+cimetière.
+
+
+
+ III
+
+
+Le cimetière Montmartre s'était appelé d'abord le _Champ du repos_. Le
+cimetière de l'Est ou du _Père-Lachaise_ se nomma aussi le _cimetière de
+Mont-Louis_. Ce terrain, habité aujourd'hui par les morts, appartenait
+jadis à l'évêque de Paris qui le vendit à un certain Regnauld, lequel le
+céda à Sa Majesté Louis XIV. Le roi des dragonnades en fit cadeau à son
+confesseur, le père Lachaise, qui débaptisa le _Champ de l'Évêque_ et
+l'appela fièrement _Mont-Louis_. Ce père Lachaise était courtisan.
+
+A la mort du jésuite, la _villa_ qu'il s'était fait construire fut
+achetée par la maison de Bourbon-Conti. Le prince Louis de Conti y mit
+les ouvriers, transforma les jardins, bâtit, planta, donna des fêtes.
+
+En 1804, le parc devenait cimetière. Adieu les gais souvenirs! Le
+_Campo-Santo_, d'ailleurs, fut bientôt--comment dire?--à la mode.
+Misère! Car il faut que vous sachiez que le sépulcre a son bon ou son
+mauvais ton. Les gens du bel air ne voulurent plus dormir que là.
+«Le bel endroit pour être mort!» Notez que le Père-Lachaise, qu'on va
+fermer, est demeuré depuis soixante ans le cimetière de la _fashion._
+
+Sous la Restauration, M. de Chabrol, préfet de la Seine, demanda à
+Lafont d'Aussonne (qui connaît Lafont d'Aussonne aujourd'hui?) une
+inscription pour le portique du cimetière.
+
+Je la retrouve citée dans la _Revue anecdotique:_
+
+ O vous que la pitié, le devoir ou l'amour
+ Conduit en ce vaste séjour
+ Et de la mort et du silence,
+ Oubliez un instant vos projets, vos travaux;
+ Songez à vos plaisirs suivis de tant de maux,
+ Et sachez, deux jours à l'avance,
+ Vous choisir une place entre tous ces tombeaux
+ Creusés à si peu de distance.
+
+Piètre poésie que remplacent aujourd'hui deux versets latins.
+
+La grille ouverte, le cimetière commence.
+
+La foule monte, toujours nombreuse, presque gaie, tant elle est pressée,
+la petite colline où les cyprès, à côté des tombes, s'inclinent sous le
+vent avec des balancements doux. Les veuves en noir, les orphelins, des
+enfants au recueillement inconscient, de pauvres vieux courbés sous
+la douleur coudoient les gens qui viennent là «pour voir,» les
+indifférents, les visiteurs ou les fillettes du faubourg qui, tête nue,
+assises sur les bancs, prennent le frais ou se reposent.
+
+Les premières tombes célèbres, à gauche, sont celles de Visconti,
+représenté endormi dans son habit d'Institut, de la famille Dantan et
+d'Alfred de Musset. Le petit saule du poëte croît, pousse timidement.
+
+ Mes chers amis quand je mourrai,
+ Plantez un saule au cimetière;
+ J'aime son feuillage éploré...
+
+Un étranger a répondu à ce dernier voeu du maigre Rolla.
+
+Dans Westminster, tombeau des rois, l'Angleterre a fait une part aux
+grands hommes, et là, côte à côte, dorment les plus grands par le
+génie et les plus puissants par la force, ceux qu'a touchés du doigt
+l'inspiration et ceux que le hasard a fait naître sur un trône. Au
+Père-Lachaise comme à Westminster, les poëtes ont leur coin, _poetes's
+corner_. Casimir Delavigne, Balzac, Nodier, Souvestre, ont été couchés
+comme du même coup au sommet de la colline. Ils fraternisent dans
+la mort. Le buste solide et superbe de Balzac, par David (d'Angers),
+regarde en riant _à la Tourangeaise_ le mince et fin visage de Nodier,
+qui lui rend un sourire franc-comtois. L'image d'Émile Souvestre est
+rêveuse et sérieuse. Une muse pleure sur le mausolée de Delavigne. Le
+lierre couvre ces tombeaux, couronne le front de Balzac, serpente
+autour du livre de bronze où l'on peut lire ce titre fulgurant: _Comédie
+humaine_. La tombe de Charles Nodier a des fleurs toujours; elle est
+aimée, visitée. On sent une âme vivante, un éternel et pieux amour
+autour de ce marbre. Tout près de là dort Bory de Saint-Vincent, sous
+un mausolée fait de colonnes grecques, de frises antiques, de sculptures
+arrachées par lui à l'oubli, tombées de quelque temple qui s'écroule. Il
+a dû les contempler souvent, déchiffrer ces inscriptions, interroger ces
+miettes du passé. La tombe est belle comme toutes celles que les morts
+se sont construites eux-mêmes.
+
+Étrange hasard! C'est là, à cet endroit même où il est étendu, que
+Balzac un jour a placé son Rastignac regardant «Paris tortueusement
+couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les
+lumières». Sans doute, comme son héros, Balzac, plus d'une fois les yeux
+attachés avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme
+des Invalides, «_là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu
+pénétrer_», a dû, semblable à Rastignac, lancer lui aussi sur «cette
+ruche bourdonnante un regard qui, par avance semblait en pomper le
+miel»; sans doute, posté sur ce tertre, rêvant, cherchant, espérant,
+prêt à la lutte, il a dû s'écrier avec l'accent des coureurs de grandes
+aventures: _A nous deux maintenant!_ C'est là qu'il allait songer,
+et c'est là qu'il devait être enterré. De cette hauteur la vue est
+sinistrement belle.
+
+Les pieds dans la boue, dans cette terre brune où les vieilles
+couronnes, maculées, molles et sales, semblent se dissoudre, les yeux
+sur le ciel, sur la ville immense, on regarde presque effaré. Au
+premier plan la ville morte; à l'horizon la ville qui va mourir: la
+pétrification contemplant la fièvre. Des arbres de couleur foncée, aux
+balancements fatigués, çà et là aux jours de printemps, quelque bourgeon
+jaune et frais dans les feuillages sombres, à travers les verdures
+noires, les ternes blancheurs de la pierre, un amphithéâtre de croix.
+Puis, plus loin, là-bas, et comme perdus dans la fumée, dans une façon
+de brume lumineuse, des maisons, des toits, des dômes, des clochers, un
+entassement dans une buée. Le Panthéon, Notre-Dame, les deux aiguilles
+des colonnes triomphales qui racontent, l'une la gloire d'un homme, et
+l'autre la gloire d'un peuple; l'arc de l'Étoile, et aux derniers plans
+la silhouette d'un fort, le Mont-Valérien, sur le ciel gris. Point de
+bruit, aucun murmure, mais une agitation qu'on devine, un grondement
+dont on sent intérieurement l'écho. Que d'espoirs, que de rêves, que
+d'efforts, que de dévouements, que de trahisons, que d'héroïsmes, que
+de lâchetés dans ces tas de pierres qui pensent! On demeurerait là des
+heures entières, immobile comme devant la mer. Soudain, le soleil crève
+quelque nuage, fond sur Paris, le crible de rayons, fait jaillir mille
+étincelles, va chercher pour les brunir comme avec l'agate tous les
+_ors_ de Paris, sertit dans une manière d'apothéose les cuivres, les
+saillies, les flèches dorées des églises, les nervures des monuments, et
+le génie de la colonne de Juillet. Tout flamboie et s'éclaire dans
+une réverbération éblouissante. Le splendide panorama de Rome vu des
+hauteurs du Vatican ne vaut certes pas celui-là.
+
+On marcherait longtemps au hasard dans ce champ immense, peuplé de
+morts illustres dont le nom jaillit pour ainsi dire du fond des allées:
+Girodet, Gros, Denon, Bernardin de Saint-Pierre, Élisa Mercoeur,
+Benjamin Constant, Cuvier, Talma, Grétry. Je cite au hasard et de
+souvenir. Seuls ces tombeaux, souvent modestes, nous arrêtent.
+
+Que nous importent, au contraire, les monuments superbes, ces colonnes
+immenses, ces temples gigantesques! Presque toujours devant ces
+orgueilleuses tombes on passe en murmurant: _Un si grand monument pour
+un si petit mort!_ Il n'y a de magnétisme vraiment que dans les tombes
+fermées, muettes, sans nom, enveloppées de lierre et d'oubli, enfouies
+sous les fleurs, à jamais closes, et pourtant visitées encore. Elles
+cachent, on le devine, quelque secret ou quelque douleur, quelque
+amour mystérieux, peut-être une faute, peut-être un crime. Qu'y a-t-il
+derrière cette porte? Qui donc est endormi sous cette pierre où l'on n'a
+rien écrit, et que l'herbe, complice ou dépositaire du secret, envahit
+et va recouvrir? Peut-être des heureux ont-ils voulu finir ainsi,
+dérobant à l'avenir leur bonheur passé; peut-être des souffrants ont-ils
+demandé que le nom auquel ils étaient rivés leur fût arraché enfin,
+comme on briserait une dernière chaîne!...
+
+ Ici gît... Point de nom: demandez à la terre!
+
+Tombeaux muets, tombeaux discrets, c'est vers vous que s'en vont les
+blessés de la vie, ou bien encore ces fous altérés d'une liqueur tarie
+qu'on nomme les poëtes. Vers vous et aussi vers la fosse commune, où la
+douleur du moins est éloquente et serre le coeur. La fosse commune! Une
+forêt, un fourmillement de croix noires, droites ou penchées, renversées
+çà et là, s'appuyant les unes sur les autres, avec des inscriptions en
+lettres blanches, lavées par la pluie, effacées; de l'herbe verte au
+bas, des couronnes en haut, jaunes ou blanches, et qu'un vent jette à
+terre comme des fruits trop mûrs.
+
+Là, remarquez-le bien, dans ce _coin des pauvres_, les couronnes
+sont plus nombreuses que partout ailleurs. Chaque mort en a beaucoup,
+beaucoup plus certes que celui qu'on a doté d'un mausolée de marbre. Le
+dimanche, les jours de fête, on lui en porte une, deux; on les accroche
+aux bras de la croix. Les plus généreux pour les morts, ce sont ceux à
+qui ces _immortelles_ coûtent le plus cher. Les autres payent une statue
+ou un buste sur leurs revenus; les pauvres gens se privent d'un morceau
+de boeuf pour donner un pot de fleurs à _leurs morts_. Qu'est-ce que ces
+monuments soldés sur des rentes que le défunt a laissées? Les morts
+de la fosse commune ont coûté beaucoup aux vivants pendant la dernière
+maladie. Les médecins, les remèdes, c'est cher. Leurs héritages à eux,
+ce sont les dettes, hélas! Qu'importe, on payera tout, et les morts
+auront encore leur part. Point de jardiniers pour surveiller ces
+misérables trous recouverts de terre; si les fleurs poussent, c'est
+qu'on vient souvent les arroser, les renouveler. Et l'on vient de loin!
+On porte un pied de pensée _au père_, en allant à l'atelier. C'est la
+religion du peuple de Paris, ce culte de ceux qui sont partis. Il est
+sceptique, il est _badault_, comme disait Rabelais, mais avant tout
+il est respectueux pour le corbillard qui passe. Pas un front ne se
+découvre à Londres devant une bière qu'on emporte; à Paris, tout le
+monde salue: convoi de première classe, voiture des pauvres, qu'importe!
+C'est la grande égalité. Les morts des hôpitaux seuls, transportés sur
+des fourgons, ou les guillotinés qui s'en vont à Clamart escortés de
+gendarmes,--les criminels et les misérables,--n'ont jamais de saluts.
+Longtemps d'ailleurs la misère marchera de pair avec le crime.
+
+On pourrait, dans ce cimetière du Père-Lachaise, tracer comme des zones
+historiques. Les contemporains tombent ensemble; ils ont comme un même
+tombeau. Les maréchaux de l'empire, presque tous, sont enterrés à droite
+dans un espace resserré: Gouvion-Saint-Cyr, Macdonald, Masséna; à côté
+d'eux, Lefèvre dont le monument fut élevé par la maréchale. Elle vendit
+ses diamants, disant:
+
+--Lorsque j'étais jeune et pauvre, je ne portais que des fleurs; plus
+tard, comme je vieillissais, il m'a fallu des pierres précieuses.
+Aujourd'hui qu'il est mort je n'ai plus besoin de rien.
+
+On se moqua d'ailleurs beaucoup d'elle à la Cour.
+
+Parmi ces porteurs de sabre apparaît Beaumarchais, le manieur de plume.
+Une simple pierre et son nom. C'est assez. Béranger, près de là, repose
+dans la tombe de Manuel. Les médaillons des deux amis se regardent. Que
+de noms sur ce monument! Que d'inscriptions, de couronnes, de souvenirs,
+de louanges! Noms de gens du peuple qui n'oublient pas et n'entendent
+pas la casuistique de la critique, qui admirent et qui se donnent
+corps et âme. Allez donc leur dire à ceux-là que Béranger était un faux
+bonhomme! Ils l'aiment parce qu'il les aima. Au Père-Lachaise, seule, la
+tombe de madame Raspail est couverte de signatures aussi touffues.
+
+Quant au monument d'Héloïse et d'Abailard, les amoureux _ex-voto_ en
+sont légendaires.
+
+On marche toujours dans la longue allée. Voici la tombe de
+Pezzo-di-Borgo, celle de l'amiral Bruat.--Un nom allemand:
+Ludwig Boerne, celui d'un républicain sincère, qui rêva--ô le
+poëte!--l'alliance de l'Allemagne et de la France dans la liberté.
+Pauvre Boerne! on l'exila pour avoir parlé de fraternité des peuples et
+de délivrance prochaine. Il l'avait bien mérité!
+
+La tombe élevée un peu plus loin à Garnier-Pagès par souscription
+nationale est une des plus remarquables et des plus imposantes: le
+marbre a la forme de la tribune dont l'orateur franchit tant de fois les
+degrés d'un pas ferme.
+
+N'est-ce pas là, le long de ce chemin, que j'ai lu cette touchante et
+simple inscription:
+
+ _Ci-gît un bon ménage?_
+
+Au bout de l'allée, à l'angle d'un carrefour, voici Pradier et toutes
+les charmantes créations de son ciseau, sculptées sur son tombeau.
+Désaugiers rit à côté de lui; Cadet-Buteux, le Gaulois, cause avec
+l'Athénien de la rue de Bréda. Une colonne brisée près de là, et le nom
+de Léon Faucher. Plus loin, en montant, enfermées dans la même enceinte,
+deux tombes jumelles supportées par des colonnettes de pierre: Molière
+et La Fontaine. Une partie du génie de la France est là.
+
+Je redescends vers le rond-point où, superbe, se dresse impérieux
+encore, Casimir Périer. Un nom lu en chemin: Géricault. Voici le tombeau
+de Monge, froid et nu comme un monument égyptien; l'oeuvre d'Étex
+sculptée sur la tombe de Raspail; à côté le tombeau de Gall. Un
+chemin remonte à droite, dominé par le colossal monument de la famille
+Demidoff. Là, le tombeau de Kellermann avec deux noms rayonnants: Valmy,
+Marengo. A deux pas de là: Famille Dosne, famille Thiers. Cela est
+simple et bourgeois. Duchesnois... Sieyès, qui sut vivre paisiblement,
+disait-il, quand on savait si bien mourir, et à côté de lui un dédaigné,
+Népomucène Lemercier, un vrai poëte qu'on ferait bien de relire.
+
+Dans le cimetière Israélite, où les tas de cailloux prescrits par le
+rite sont placés sur les tombes juives, vous trouvez la tombe de
+Rachel. On la revoit tout entière; on retrouve son front bombé, ses yeux
+brillants, sa maigreur passionnée, en regardant ce diadème ciselé sur le
+fronton du monument funéraire. Un diadème... ce fut en effet une reine,
+et son trône est resté vide.
+
+
+
+ IV
+
+
+J'aurais envie d'écrire ici cet axiome mortuaire:--Au cimetière du
+Père-Lachaise on _pose_, au cimetière Montparnasse on _repose_.
+
+Montparnasse! c'est bien là, cette fois, qu'on peut dormir. Martin
+Luther n'eût pas envié les morts du Père-Lachaise; mais devant les
+tombes de Montparnasse comme devant celles de Worms, il se fût écrié:
+_Invideo quia quiescunt!_ Qu'elle est humble, cette entrée, cette porte
+sur le boulevard pauvre et désert! C'est, on le devine, le cimetière des
+misères. Point ou peu de grands noms, mais Monseigneur Tout Le Monde. A
+droite une cloche attend, sans cesse agitée,--excepté la nuit,--et
+dont chaque tintement dit une fosse ouverte et bientôt comblée, un
+dénouement, un convoi, une douleur, des larmes... Le gardien, son
+tricorne ciré sur la tête, presque toujours enveloppé de son manteau, se
+promène d'un air indifférent, siffle, fredonne. Il voit passer sans
+être ému bien des robes noires, bien des yeux rouges. Que lui font ces
+deuils, à lui? Il vit à côté de la mort; bien plus, il vit de la mort
+sans aucun tressaillement, par habitude. Tout s'use dans l'homme, tout,
+et surtout l'attendrissement.
+
+Le cimetière n'est pas vaste. On pourrait apercevoir dès l'entrée,
+au bout de l'allée bordée d'arbres et de tombes, le mur de clôture. A
+droite, en se dirigeant vers le cimetière des soeurs de charité, on lit
+un nom sur un monument, un nom aimé: Famille Henri Martin.
+
+Les soeurs de charité dorment côte à côte, avec leurs croix uniformes,
+sous des tertres entourés de bordures de buis et de fleurettes blanches.
+Des noms obscurs! Une seule tombe, d'ailleurs bien modeste, élevée _par
+les pauvres et par les riches_ à soeur Rosalie, cette brave et sainte
+fille qui voua au peuple, aux souffrants, aux malheureux son existence
+entière. Ça et là quelque pierre, avec inscription, parmi ces croix de
+bois.
+
+Les mortes qui sont là ont quitté la vie en quittant le monde, où bien
+longtemps après, j'entends qu'elles ont fait la route longue ou qu'elles
+sont tombées dès les premiers pas. Les inscriptions là-dessus sont
+éloquentes: _Morte à soixante-dix ans_, ou _morte à vingt ans_.
+
+Celles qui ne peuvent supporter cette existence se courbent et
+disparaissent; elles se brisent, les autres résistent et se bronzent.
+Elles ne vivent pas d'ailleurs, elles vieillissent. Peu ou point de
+mortes de trente ans, de quarante ans. Jeunes filles ou vieilles femmes,
+ainsi s'en vont-elles. La mort choisit et se plaît à l'antithèse; elle
+leur demande le sourire de la vingtième année ou les rides du dernier
+âge.
+
+Hégésippe Moreau, Rude, Grégoire le conventionnel, Bocage, les quatre
+sergents de la Rochelle sont enterrés à Montparnasse, et bien d'autres
+avec eux, morts frappés, eux aussi, par le couteau de la Restauration:
+Carbonneau, Talleron, Pleignier. Longtemps sur la tombe des sergents
+vint s'agenouiller une vieille femme dont les historiens des
+excentriques de Paris (la fidélité est aussi de l'excentricité) ont
+raconté l'existence. C'était une pauvre paysanne poitevine, cassée
+en deux, aux joues creusées par l'âge, qui se traînait sur un bâton
+jusqu'au tombeau de Goubin et de Bories, et leur apportait des fleurs,
+violettes au printemps, roses l'été, chrysanthèmes l'automne, et des
+immortelles pendant l'hiver. Ils la connaissaient bien, les gamins du
+quartier, et l'appelaient la _Fée_. La fée du souvenir, soit!
+
+On dit que cette femme avait été la fiancée de l'un de ces jeunes gens,
+et qu'elle avait passé sa vie l'aimant et le pleurant toujours.
+D'autres ont prétendu qu'elle était folle. Et qui sait--par le temps qui
+court--l'attachement à quelque chose de noble et de sacré est peut-être
+bien une folie?...
+
+Dornès aussi repose là. Dornès? Cherchez ce nom dans une biographie,
+vous ne l'y trouverez pas. Qu'est cela, Dornès? Un représentant mort
+pour son idée. Les biographes ont bien d'autres gens à faire entrer dans
+leurs colonnes! Pauvres fustigés de la vie, qui êtes aussi les oubliés
+de l'histoire, qui donc aura la gloire un jour d'être votre historien,
+j'allais dire (me le pardonnez-vous) votre défenseur?
+
+Orfila, lui, possède une tombe superbe et qui d'emblée frappe la vue.
+On ne l'évite pas. Le monument de Drolling, élevé, je crois, par ses
+élèves, est plus modeste. Une pierre et un nom, voilà l'éloquence
+tumulaire. Mais qui s'est avisé de représenter, gravé sur je ne sais
+quelle hutte d'Océaniens en forme de pain de sucre, peinturlurée de
+rouge et de jaune, dorée, bronzée, Dumont-d'Urville montant au ciel, à
+travers les flammes, avec sa femme et son enfant?
+
+Les trois personnages sont nus, absolument nus, l'amiral et madame
+Dumont-d'Urville. Cette vue, je ne sais pourquoi, choque singulièrement.
+L'artiste a voulu rappeler l'épouvantable catastrophe où périt, sur le
+railway de Paris à Versailles, comme un nageur qui se noierait dans un
+ruisseau, l'intrépide marin qui venait de faire et de refaire le tour du
+monde. Il fallait alors toucher à ce malheur autrement.
+
+Quelle belle chose que le goût!
+
+N'avez-vous souhaité jamais, pour l'éternel repos, pour le dernier
+sommeil, un coin désert, calme, ignoré, quelque tertre plein d'herbe, à
+l'angle d'un cimetière de village, des fleurs, de l'ombre, un arbre où
+nichent les oiseaux? Il semble que dans ces endroits enviés la mort soit
+plus douce et plus complète, la tombe plus fermée, l'anéantissement plus
+profond. Aux heures enfiévrées, troublé par ses désirs, dévoré par ses
+ambitions, le coeur parfois débordant d'amertume, la pensée vide--ou
+pleine, hélas! d'espérances déçues--lassé de tout ou tourmenté par
+toutes choses, l'homme mélancoliquement laisse pencher son front vers
+la terre, regarde fixement l'avenir, comme arrêté devant un puits
+insondable, et cherche alors en quel endroit il pourrait bien, comme un
+avare qui cacherait son trésor, enfouir ses rêves brisés, ses souvenirs
+rayonnants ou brumeux, tout ce qu'il porte en lui de méconnu ou
+d'ignoré, et il se dit alors, ambitieux de sa tombe comme il le fut
+de sa vie, rêvant jusqu'à la fin: Le bel endroit pour mourir! Le bel
+endroit pour un tombeau!
+
+Si le duc de Gramont-Caderousse, celui que le Jockey-Club appelait
+_notre cher duc_, celui dont on disait, quand il montrait sur le
+boulevard ses favoris roux, son maigre profil et le camellia de sa
+boutonnière: _Voilà la régence qui passe_; si cette célébrité de
+steeplechase et de villes d'eaux, ce Don Juan du plaisir, cet éternel
+agité, a rêvé, dans ses nuits chaudes, au milieu d'un souper, au
+lendemain d'une folie, le calme, le repos et l'ombre, il n'a pas certes
+pu les demander plus complets qu'il ne les a trouvés dans une des
+allées de ce cimetière Montparnasse. L'allée est étroite, silencieuse,
+enveloppée comme d'oubli; l'herbe semble un tapis, le sable est discret
+sous les pas, les cyprès forment un rideau et comme un voile au-dessus
+des têtes; un rayon de soleil filtre parfois dans la verdure sombre,
+quelque passereau bat des ailes à travers les branches; pour tout
+horizon, des tombeaux; pour tous visiteurs, des affligés qui semblent
+glisser comme des ombres. On n'oserait parler, on passe. C'est la
+paix profonde, la paix suprême. Et le viveur est couché là. Bruyantes
+amantes, illustres aventures, duels fameux, folies belles ou laides,
+tout finit là, voilà votre épilogue! Pauvre Yorick titré, «toujours
+prêt, jamais las», le dernier de sa race, mort en emportant sa couronne
+ducale depuis longtemps échangée contre une couronne de festin. _Alas!_
+quelle antithèse, _poor Yorick!_
+
+La tranchée commune, à Montparnasse, est immense, les croix sont
+nombreuses: une armée, un monde. Je songe que là-bas, au Père-Lachaise,
+dans cette glaise, parmi ces _innommés_, à côté de ces forçats de la
+misère, on a enterré Lamennais. Cette sépulture en valait une autre. Le
+révolté d'ailleurs avait assez largement marqué sa place dans le monde
+des vivants pour qu'il lui fût permis de demander au monde des morts
+un coin où dormir, côte à côte avec ceux qu'il avait aimés, qu'il avait
+défendus et pour lesquels peut-être il était tombé.
+
+Il dort avec les pauvres celui qui a protesté en leur nom par ce cri
+amer, poignant, inoublié: _Silence au pauvre!_
+
+Ici, à Montparnasse, dans la fosse commune, on a mis l'abbé Chatel, un
+excentrique, un fou, un brave homme. J'ai vu son buste de plâtre,
+fiché sur un piquet parmi tous ces morts, tournoyer et soupirer au vent
+d'hiver, et pousser comme une amère plainte....
+
+
+
+ V
+
+
+Paris a d'autres cimetières encore,--ou, pour mieux dire, le _Paris
+funéraire_ ne finit pas. Du pont d'Iéna, sous le _velum_ même de
+l'Exposition, au fond du Trocadéro, n'apercevait-on pas le rideau noir
+des cyprès de Passy? P.-J. Proudhon est couché sous ces arbres. Clamart
+a son cimetière, près de l'amphithéâtre où l'on dissèque. On y porta
+Gilbert et Mirabeau. Un jour, faites-vous ouvrir la porte du cimetière
+de Picpus, aujourd'hui fermée. C'est là, dans ce coin ignoré de
+Paris, que repose Lafayette, et avec lui tous ceux qui moururent sur
+l'échafaud, barrière du Trône (en ce temps-là _barrière Renversée_). On
+y retrouverait peut-être les ossements d'André Chénier. Quant aux autres
+morts illustres, dont le sang a coulé sur la place de la Révolution,
+quant à Danton, à Desmoulins et à tant d'autres, demandez aux
+Catacombes!...
+
+Lugubres excursions, ces promenades aux champs des morts! On en rapporte
+toujours pourtant comme un sentiment plus puissant et plus assuré de la
+liberté et de la dignité humaines. On a conversé, pour ainsi dire, avec
+ces aïeux qui nous ont nourris de leur pensée, qui nous ont faits plus
+robustes et meilleurs. Cette course dans la boue pétrie de détritus de
+cadavres vaut la lecture d'un livre de vie. On passe dédaigneux devant
+les tombes vaines; on s'arrête, attendri ou écrasé, devant les noms
+aimés et les grands noms. Il sort de ces tombeaux des conseils.
+
+Ces cadavres parlent, agissent encore; ces poussières vous pénètrent,
+comme si leurs atomes dégageaient encore du courage et de la foi. Tel
+dit: Dévouement; tel crie: Sacrifice; un autre: Devoir. Et l'on comprend
+alors ces anciens qui faisaient de la voie des tombeaux leur lieu
+de promenade, l'endroit où les enfants jouaient au-dessous de l'urne
+cinéraire de leurs parents. On comprend tout ce qu'il y a, en vérité, de
+sain pour l'âme dans la fréquentation des tombes.
+
+La parole du passé est là. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon
+survit. Voilà l'immortalité véritable, celle de l'exemple.
+
+Hamlet, écrasé sous sa tâche, hésitant devant son terrible devoir,
+et courbé sous la loi, va demander conseil à ceux que ronge _milady
+vermine_. «Il y a là, dit-il, une belle révolution; si seulement nous
+avions le bon esprit d'y regarder!» Nous sommes tous, fils du doute, des
+Hamlets à nos heures, effrayés de notre tâche, tremblants et peureux.
+Regardons là, regardons droit où sont _les vieux_. Il y a toujours au
+fond d'une tombe une voix pour dire: Courage, et, lorsque les vivants se
+taisent, ce sont les morts qui crient: En avant!
+
+
+
+
+ MOREAU DE JONNÈS
+ 1776-1870
+
+
+J'avais connu et j'avais aimé ce grand vieillard que la mort vient de
+prendre[16]. Il s'appelait Alexandre Moreau de Jonnès. Il avait fait,
+vaillamment, les campagnes de la République et de l'Empire. Il était
+parti, joyeux, avec les volontaires de Brest, lorsque la patrie en
+danger appelait à elle ses enfants, et, après une vie bien remplie,
+demeuré fidèle à ses beaux souvenirs, il s'était enfermé avec ses
+livres, son papier, ses plumes, et après avoir combattu pour la France
+républicaine, il s'était mis à conter ses malheurs et ses gloires.
+
+[Note 16: Mai 1870.]
+
+Moreau de Jonnès habitait un logis assez vaste, boulevard de La
+Tour-Maubourg. C'est là que, pour la première fois, je l'ai vu, assis
+dans son fauteuil, devant sa fenêtre et sa table de travail. L'homme
+était grand, solide encore et superbe, la tête puissante, un nez gros,
+les narines frémissantes d'un Mirabeau, ridé mais point défiguré,
+portant toute sa barbe, l'air d'un vieux soldat de la République, des
+mèches de cheveux blancs sortant d'une haute calotte de velours noir
+un peu semblable à celle des bourgeois florentins dans les fresques de
+Ghirlandajo et de Botticelli.
+
+Il avait quatre-vingt-dix ans passés, quatre-vingt-dix ans de peines
+et d'efforts, de luttes ardentes, de combats sous tous les ciels, de
+souffrances à toutes les heures. Il les portait bravement, et son oeil
+profond, singulièrement vivant, étonné parfois, scrutateur toujours,
+avait encore des flammes de jeunesse et comme des éclairs d'été. De
+ce grand corps vigoureux sortait une voix grave, sonore, presque
+caverneuse, voix d'oracle ou plutôt d'Épiménide qui, sans quitter sa
+grotte, suivrait de loin les agitations des humains.
+
+Cet homme, en effet, était d'un autre temps, d'un autre âge et d'une
+autre trempe que nous. Il ressemblait à ces _témoins_ qu'on laisse dans
+les champs aplanis pour indiquer l'ancienne élévation des terres. Il
+avait, avec sa majesté d'ancêtre, l'attitude superbe d'un exemple
+et l'ironie d'un reproche vivant. Il semblait dire à la génération
+présente: «Nous étions ainsi et par le débris du passé jugez maintenant
+de sa valeur!»
+
+Ancien soldat, après l'épée il avait pris la plume. Ses travaux
+de statistique, ses études d'économie sociale l'avaient conduit à
+l'Institut. Mais depuis douze ans il ne se rendait plus aux séances.
+Depuis douze ans, enfermé dans sa chambre comme jadis dans sa cabine
+de marin, il demeurait avec ses travaux et ses souvenirs, attentif aux
+choses du dehors, applaudissant de loin à ceux des nouveaux qui jetaient
+leur cri, affirmaient leur foi, et comparant, quelquefois avec amertume,
+d'autres fois aussi avec confiance, les hommes de jadis aux hommes
+d'aujourd'hui.
+
+Il fallait le voir dans sa demeure, entouré de ses tableaux et de ses
+livres. Quelques toiles de l'école italienne, des maîtres de l'école
+de Bologne, et, parmi ces Guerchin ou ces Carrache, des esquisses de
+la Révolution française, Danton allant à l'échafaud, des portraits, des
+reliques, des dessins à la manière de David ou de Topino-Lebrun, son
+élève.
+
+Je l'écoutais parler avec passion, stupéfait, fiévreux, enchaîné à sa
+parole. Tout ce que me disait cet homme avait pour moi le fantastique et
+l'attrait magnétique du rêve. Sa voix, encore un coup, semblait sortir
+du fond des siècles. Même il avait toujours ce style coloré et puissant,
+cette fougue et cette grande éloquence de l'heure d'éruption du volcan.
+Alexandre Moreau de Jonnès parlait en 1870 comme en 1792 à la tribune
+des Jacobins ou des Cordeliers. Les années, les épreuves, les revers,
+les défaillances environnantes, les lâchetés voisines, les désertions et
+les déceptions ne lui avaient rien enlevé de sa foi primitive et de sa
+conviction toujours intacte, toujours en sa force et en sa verdeur.
+
+Parfois, en vérité, je croyais entendre parler le vieux Lakanal ou voir,
+à demi enseveli dans son fauteuil, le sombre Billaud-Varennes rêvant et
+contant les grandes histoires écroulées.
+
+Que de figures alors évoquées! Que de cendres remuées! Que de souvenirs
+rajeunis! Que d'anecdotes inconnues! Que de journées disparues dans la
+brume du temps et soudain, par le verbe, retrouvées avec leur soleil,
+leur ciel bleu, le poudroiement des volontaires en marche et le
+verdoiement de l'herbe aux jours charmants de prairial!
+
+Et j'écoutais toujours.
+
+«--J'ai vu Camille Desmoulins, une fois, me disait Moreau de Jonnès.
+C'était au club des Cordeliers. Marat était à la tribune. Je me rappelle
+encore l'impression de chaleur étouffante que je ressentis en entrant
+là. Lorsque Marat eut fini de parler, je ne me souviens pas pourquoi il
+se fit un certain tumulte. A ce moment apparut, à l'entrée de la
+salle, un jeune homme, l'air vif et les cheveux noirs. Une jeune femme
+s'appuyait sur son bras. On me dit: «Voilà Camille Desmoulins et sa
+femme». Il parla. Bégayant d'abord et un peu intimidé, il se remettait
+bien vite et, au bout de dix minutes environ, il parla fort éloquemment.
+On l'applaudit beaucoup: le discours était intéressant. Quant à sa
+femme, avec ses jolis cheveux châtains, elle était, je m'en souviens,
+_fort gentille_. Une vraie petite Parisienne!»
+
+Rien n'était singulier comme ces récits qui ramenaient de la sorte les
+grandes scènes de la Révolution à l'intimité familière des tableaux de
+genre. En sortant des Archives et en allant vers Moreau de Jonnès, je
+passais des peintures de David aux croquis de Boilly.
+
+Boilly a sa valeur. Les _Mémoires_ sont la monnaie--bien frappée--de
+l'histoire.
+
+«--La dernière fois que je vis Louis-Phi-lippe, continuait Moreau
+de Jonnès, il me parla de mes travaux:--Il y a longtemps que je vous
+connais, Monsieur, me dit-il.
+
+»--Moi aussi, répondis-je. Depuis 1792. Je vous ai déjà vu aux Jacobins,
+Sire!
+
+»Et Louis-Philippe se mit à sourire, en saluant.»
+
+Moreau de Jonnès a publié deux volumes de souvenirs, les _Aventures de
+guerre au temps de la République et du Consulat_. Il laisse deux volumes
+encore, volumes inédits, ses mémoires relatifs aux combats de l'Empire,
+aux luttes de la Révolution. Ce sont là livres qui resteront, mais
+qui ne rendent point, comme la parole même de l'homme, l'impression
+de vigueur, d'ardeur généreuse que donnait la conversation de ce grand
+vieillard.
+
+Il meurt à quatre-vingt-treize ans, fidèle au culte de toute sa vie, à
+la liberté, à la patrie, à la République. Tel qu'il était parti de Brest
+un matin d'avril, il meurt un soir de mai, confiant dans l'avenir, ferme
+dans ses principes, inébranlable dans ses convictions. Tête et coeur de
+Breton, il avait en lui toute la solidité de cette terre granitique
+où poussent durement les chênes. En 1792, sous le drapeau flottant des
+volontaires d'Ille-et-Vilaine, il s'était mis en campagne, au son du
+fifre que jouait Habeneck, le futur chef d'orchestre de l'Opéra, pour le
+moment chef de musique du bataillon des fédérés armoricains. On n'avait
+pas d'argent pour acheter d'autre orchestre. Mais ce fifre criard et
+guilleret suffisait.--Vive la nation!
+
+On marchait, et chaque étape était une fête. A Paris, Moreau de
+Jonnès porte à Tallien des lettres de recommandation. Tallien le fait
+incorporer dans le bataillon des Minimes. Un soir que le jeune homme
+(il avait seize ans) était de garde aux Tuileries, des gentilshommes, de
+ceux qui s'appelaient les _Chevaliers du poignard_, font mine de vouloir
+arriver jusqu'au roi gardé à vue, et de le délivrer. Le poste prend
+les armes. Au bout d'un moment un homme entre, carrure d'athlète, large
+figure, parole haute, les yeux pleins d'éclairs.
+
+--La garde nationale, dit-il, était prête à arrêter ces gens, j'espère?
+
+--Oui, répond Moreau, si ces gens l'avaient attaquée!
+
+L'homme regarda Moreau de ses yeux profonds.
+
+--La justice, dit-il, frappe les criminels et ne lutte pas avec eux!
+
+Et il tourna le dos au fédéré, puis sortit.
+
+--Quel est donc celui-là? demanda Moreau.
+
+On lui répondit:
+
+--C'est Danton.
+
+Moreau de Jonnès était à la tête de sa section au 10 août 1792, lorsque
+le peuple emporta d'assaut le vieil antre de royauté, les Tuileries
+pleines de Suisses. Il était dans le Morbihan lorsque les chouans,
+révoltés plutôt contre la conscription que pour la royauté, voulaient
+tenir en échec le droit, ne point servir la France et résister à la
+Convention nationale. Il était à Toulon lorsque le futur réacteur
+Fréron, le chef à venir des muscadins et de la _jeunesse dorée_,
+mitraillait la ville écrasée. Il était au combat du 13 prairial, à bord
+du _Jemmapes_, dans le feu de la bataille, dans l'atmosphère rouge et
+chaude de la canonnade, lorsque sombra le vaisseau _le Vengeur_. Il
+était à Quiberon lorsque l'émigration fut étouffée, à une portée de
+canon de la flotte britannique qui laissait couler, comme le dit depuis
+Sheridan, l'honneur anglais par tous les pores. Il escortait, en qualité
+d'aide de camp, le général Hoche, et que de fois m'a-t-il dit:
+«Si celui-là eût vécu, Bonaparte n'eût pas régné!» Il était à
+Saint-Domingue, avec Leclerc, le mari de Pauline Borghèse, mari
+gênant que Napoléon envoyait à la fièvre jaune. Il était au
+Morne-aux-Couleuvres, il était partout où se dressait le danger; vie
+aventureuse, étonnante, romanesque, pleine de chocs, tantôt ensoleillée
+et joyeuse comme un frisson d'écharpe tricolore au vent de messidor,
+tantôt funèbre et navrée comme une journée sombre de brumaire, fière
+d'ailleurs et superbe, unie et vaillante comme une épée de chevalier.
+
+Quand il se rappelait toutes ces choses, la captivité à bord des
+pontons, les journées d'enthousiasme de la Révolution, les lendemains
+de victoire, les gloires et les défaites de l'empire, les marches
+consternées des combattants de Montmirail devenus les brigands de la
+Loire, quand il évoquait ce passé, Moreau de Jonnès devait se sentir
+mélancolique et douter de la justice. Tant d'amertume, tant de
+déceptions, tant de trahisons, tant de rêves finis, tant d'espoirs aux
+ailes brisées!
+
+Quels spectacles faits pour déconcerter l'âme la mieux trempée! Après
+1789, 1815; après le 4 août, le 9 thermidor; après le 10 août, le 18
+brumaire. Après Valmy, Waterloo. Après Cambon, Ouvrard. Après 1830,
+1834. Après 1848, 1852. Après le coup de soleil du 24 février,
+l'assombrissement, l'atmosphère spongieuse et malsaine du 2 décembre.
+La République deux fois proclamée, deux fois égorgée, la liberté tant de
+fois proscrite, le droit tant de fois souffleté, la justice tant de fois
+méconnue! Il avait vu tout cela. Il avait vu la Révolution, l'empire,
+Talleyrand en bas de soie recevant le czar éperonné et les talons
+couverts de la terre de France; il avait vu Foy à la tribune, Manuel
+au tombeau; il avait vu juillet, il avait vu, entendu l'écho lugubre de
+Saint-Merry, les cris joyeux de Février, tout ce qui a été la vie, la
+palpitation, l'espoir, la désillusion, les révoltes et l'asservissement
+de la pauvre et chère patrie.
+
+Cet homme avait vu tout cela et, en présence de tant d'efforts inutiles,
+de tant de sacrifices bafoués, de tant d'héroïsmes raillés, de tant de
+vérités escamotées ou proscrites, peut-être dans sa longue existence
+d'octogénaire s'était-il senti las de protester, peut-être s'était-il
+dit qu'après tout l'humanité tient sans doute à demeurer troupeau et que
+sa servitude volontaire importe peu au philosophe? Peut-être s'était-il
+dit que le métier d'éternel mécontent, d'honnête homme et de citoyen,
+est métier de dupe[17]? Peut-être avait-il perdu patience et perdu
+courage?
+
+[Note 17: Écrit au lendemain du _plébiscite_ qui devait nous amener
+la guerre. Que Moreau de Jonnès a bien fait de mourir avant Forbach et
+avant Sedan!]
+
+Eh bien, non! il était tel en mai 1870 qu'il était en septembre 1792. Il
+était le même, le même toujours, l'éternel combattant du droit. Son oeil
+s'animait au souvenir de ces grandes journées et il apportait dans ses
+jugements sur les choses du jour la passion superbe qu'ils avaient eue
+tous, ceux de son temps, pour les choses d'autrefois. Il envoyait, une
+fois, à l'_Avenir national_, un article sur les défenseurs nouveaux de
+Marie-Antoinette. Le style est celui des conventionnels. Cette reine,
+devant lui, reste ce qu'elle est pour l'histoire, l'archiduchesse et
+l'Autrichienne.
+
+Un jour, comme nous parlions des affaires d'Italie et des embarras
+financiers de ce peuple:
+
+--Qu'attendent-ils donc? dit brusquement le vieillard, ils ont les biens
+du clergé et ils ne les prennent pas!
+
+On se sentait avec lui dans un autre temps, on comprenait la grandeur
+farouche de l'époque altière et fécondante, à la fois terrible et douce.
+De ses lèvres tombaient des mots inconnus, oubliés. Souvent, comparant
+à nous ce vieillard, j'avais honte pour ceux qui vivent aujourd'hui.
+Lui s'inquiétait de leurs efforts, de leurs idées, de leur but, de leurs
+espérances.
+
+Il avait l'air d'un aïeul qui juge--et qui aime--ses petits-fils,
+pourtant dégénérés.
+
+Cet homme est mort; mort emportant un monde de faits, d'idées, de
+souvenirs, de science; mort de cette mort de l'homme qui peut regarder
+sa vie sans y trouver une faiblesse; mort avec cet amour au coeur pour
+la République, rêve de sa vingtième année qui fut encore l'espoir de ses
+quatre-vingt-dix ans.
+
+«La vie exemplaire, a dit Goethe, c'est le songe de la jeunesse réalisé
+par l'âge mûr.»
+
+Ce fut mieux que cela pour Moreau de Jonnès. Ce fut ce songe continué,
+poursuivi, adoré,--même après le réveil et même après la déception, même
+après l'âge mûr, même aux heures de vieillesse, même à l'heure de la
+mort.
+
+Songe qui ne finit pas. Et, pour que le rêve devienne un jour réalité,
+Moreau de Jonnès en tombant, ce grand chêne celtique abattu et jamais
+courbé, le combattant du 10 août, le volontaire de Rennes, le soldat
+de Hoche, nous lègue un de ces héritages qui profitent à tous et qui se
+font rares: _un exemple_.
+
+
+
+
+ CHAMPIGNY
+
+
+
+Décembre 1871.
+
+Paris est maintenant condamné, pendant longtemps, à des anniversaires.
+Il va revivre de la dure existence du passé, revoir les scènes
+douloureuses qui datent d'une année à peine, se replonger dans ses
+deuils, évoquer les espoirs évanouis, contempler de nouveau les réalités
+amères, il va se retremper dans ses souvenirs,--et puisse-t-il y
+laisser tout ce qui lui reste de sa folle humeur, gouailleuse et niaise,
+d'autrefois!
+
+Après le triste anniversaire du Bourget (31 octobre), voici qu'on a
+célébré l'anniversaire du combat de Champigny. Déjà un an passé sur
+ces drames! Un an cruellement rempli et qui peut compter double! Quelle
+année!
+
+Lorsque dans les derniers jours de novembre 1870, un matin, Paris en
+s'éveillant lut sur ses murailles les proclamations belliqueuses du
+général Ducrot et du Gouvernement de la Défense, il sentit passer en lui
+une fièvre d'espoir. Toute la nuit le canon avait tonné, faisant à la
+grande ville comme une ceinture de feu. Lorsque le jour se leva, un jour
+clair, lumineux sous un ciel d'un bleu pâle, on se battait de plus d'un
+côté, à Montmesly, à Champigny, à Épinay. La foule anxieuse se pressait
+aux barrières, grimpait aux buttes de Montmartre et de là-haut regardait
+à l'horizon les fumées blanches de la bataille. Il faisait un froid
+vif qui cinglait les visages, coupait les mains, gerçait les lèvres.
+Lorsqu'on dépassait, en allant du côté de Vincennes, les fortifications,
+on rencontrait une sorte de lande nue et triste, avec des arbres coupés
+au ras de terre et des maisons démolies. C'était la zone militaire. Des
+soldats venaient ça et là, des spahis filaient au galop rapide de leurs
+petits chevaux arabes dont la longue queue traînait sur la terre gelée
+et sonore. Dans la longue rue de Vincennes, les portes étaient closes,
+les maisons paraissaient mornes, vides. Les bals ou les restaurants
+semblaient faire pénitence avec leurs enseignes ironiques et leurs
+volets silencieux. Dans la plaine, au delà du fort, on apercevait,
+fourmillante, noire et rouge, avec ses équipages, ses fourgons, ses
+canons et les drapeaux blancs de ses ambulances, la réserve de l'armée
+de Ducrot, dont les premières colonnes étaient engagées vers Champigny.
+Ces milliers d'hommes s'agitaient dans un horizon argenté, gris et fin.
+Des Kabyles, en manteaux rouges, passaient, traînant par les racines de
+petits arbres qu'ils venaient d'arracher.
+
+Au loin, dans le fond, roussi par l'hiver, dans les bois, on apercevait
+des lueurs soudaines, des éclairs, des flocons de fumée; une crépitation
+incessante, une fusillade acharnée arrivait à nos oreilles. Nous
+avançons. Des blessés reviennent, se traînant vers Vincennes, la tête
+enveloppée d'un linge sanglant ou soutenant d'un bras valide une main
+broyée ou coupée et qui saigne. En ce moment, il était trois heures
+de l'après-midi. C'était le mercredi, 30 novembre. Les troupes avaient
+emporté Bry-sur-Marne, Champigny et, grimpant sur les hauteurs,
+essayaient d'enlever la position de Coeuilly et le parc de Villiers. Les
+Saxons, repoussés par nous, s'étaient, sous le feu de nos mitrailleuses
+qui les décimaient, réfugiés derrière le mur crénelé du parc et là, à
+l'abri, fusillaient nos soldats qui s'apprêtaient à tenter l'assaut de
+la muraille.
+
+Un officier d'artillerie, que je vois encore, hochait la tête en
+commandant le feu de sa batterie; il se tordait la moustache et
+disait tout bas en préparant une brèche:--Ah! si l'on avait un peu
+d'infanterie!
+
+Cet homme eut un mouvement superbe, à un moment. Les pointeurs lui
+demandaient sur quel endroit de Villiers il fallait diriger leurs
+projectiles. Il le leur indiqua lui-même.
+
+--Là, tenez, sur cette maison, à gauche. Une fois que vous l'aurez
+démolie, elle vous offrira un large passage; elle donne sur une grande
+rue, je la connais, cette maison, _c'est la mienne_!
+
+L'artillerie, que dirigeait le général Frébault, avait été d'ailleurs
+admirable ce jour-là. Elle décida du sort de cette journée qui fut une
+victoire, victoire inutile remportée sur un terrain que nous devions
+abandonner quatre jours après. Les mitrailleuses renouvelèrent de ce
+côté leurs massacres de Gravelotte. Quelques mois plus tard, un de
+nos amis, officier de cavalerie, s'arrêtait dans la cour du fort de
+Vincennes, devant une batterie de ces mitrailleuses et demandait au
+soldat qui les gardait s'il était content d'elles.
+
+«Je crois bien, mon capitaine, il n'y a rien de meilleur, quand on peut
+s'en servir à bonne portée.
+
+--Ah! Et il paraît qu'il y en a qui ont fait de la besogne, à Champigny?
+
+L'artilleur sourit doucement, et posant la main sur le canon noirci de
+ses pièces et les caressant comme un jockey l'encolure de son cheval:
+
+--Ce sont justement celles-là, mon capitaine. Je vous garantis qu'elles
+ont travaillé. On a parlé, tenez, d'un régiment de uhlans détruit ce
+jour-là. Je ne sais si c'est vrai, ce n'était pas de mon côté, mais
+voici ce que je puis vous certifier, mon capitaine. Ma batterie était
+postée, entre Bry et Champigny, au tournant d'une route, sur un petit
+mamelon et nous la dissimulions derrière un abattis d'arbres qu'on peut
+voir encore sur le champ de bataille. Tout à coup voilà un bataillon
+saxon qui débouche des bois et s'engage, au-dessous de nous et à portée
+des pièces, vers Champigny. Nous laissons faire, et quand les Allemands
+sont tout à fait placés sous le feu des mitrailleuses, nous faisons une
+décharge qui pouvait compter. Aussitôt, voilà le bataillon qui se couche
+et ils restent là, à plat ventre, sans se relever. Nous nous disions,
+nous: «C'est bon, nous attendrons; que ce soit aujourd'hui, que ce soit
+demain, il faudra bien que vous vous releviez, et alors vous m'en direz
+des nouvelles!» Et nous demeurions là, guettant le moment, la main sur
+la _mécanique_. Ah bien oui, mon capitaine; il n'y avait pas de danger
+que les Saxons se relevassent! Nous les avons ramassés le lendemain,
+tous tués ou blessés, écrasés. Un bataillon écharpé net. Voilà le parti
+qu'on peut tirer des mitrailleuses.»
+
+Récit exagéré de soldat, ou vérité stricte, toujours est-il que les
+hauteurs de Bry-sur-Marne étaient couvertes de cadavres allemands. On
+voyait, à travers les vignes, au pied des buissons, le long des routes
+encaissées ou des sentiers, leurs corps étendus, bossuant le sol de
+taches noires. Çà et là, parmi eux, quelque pantalon rouge de _lignard_
+ou quelque uniforme de zouave. Il ne reste plus là maintenant qu'un sol
+piétiné, où, en cherchant bien, on ramasserait à peine quelque débris
+méconnaissable de bidon ou quelque carton pourri de cartouche. Mais
+cette terre est imprégnée de sang. En remontant de Bry-sur-Marne vers
+Champigny, il y a, dans une ferme, à gauche, deux petits _tumuli_ au
+fond d'un jardin potager. Ce double monticule n'arrêterait pas un moment
+le regard d'un passant. C'est pourtant là, dans un trou que j'ai vu
+creuser, près de la ferme, qu'on a enterré de pauvres diables foudroyés,
+défigurés, et des Prussiens, dont les pieds nus sortaient de leurs
+pantalons boueux. Je les revois encore avec leurs vêtements usés,
+couleur d'amadou, leurs cheveux blonds, leurs barbes rousses pleines
+de terre, leurs prunelles bleues et vitreuses. A côté d'eux, de ces
+colosses abattus, on enterra de frêles et nerveux petits Français,
+des enfants pour la plupart, dont les bras raidis, gelés par le froid,
+semblaient encore menacer l'ennemi. Il y en avait un, dix-neuf ans,
+presque imberbe, gras, la peau blanche et qui devait, vivant, avoir
+les joues roses. Pauvre enfant! son histoire était celle-ci: il s'était
+engagé au début du siége dans les zouaves, à cause de l'uniforme qui
+est joli, et puis parce qu'il fallait défendre Paris. A Châtillon, en
+septembre, dès le premier coup de feu, pris d'un trouble subit, il avait
+jeté son fusil et s'était enfui. Il était rentré dans Paris avec le flot
+des fuyards. A peine revenu, il se dit avec effroi, cette fois:
+
+--Mais je suis donc un lâche?
+
+Il se constitua prisonnier, le conseil de guerre le condamna à mort
+avec d'autres. Cet enfant était d'une famille parisienne dont les amis
+pouvaient approcher du gouvernement. Ils firent des démarches, le pauvre
+garçon fut sauvé et quand on lui rendit son fusil, il dit avec élan:
+«Cette fois, je m'en servirai!»
+
+Tremblant à Châtillon, il fut téméraire à Champigny. Le fuyard de
+septembre devint en novembre un héros. Il tomba sur ce côteau sanglant
+avec deux balles dans la poitrine et une dans le ventre. Il s'appelait
+T...
+
+Comme je regardais son cadavre, des chasseurs à pied apportaient, roulé
+et balloté dans une couverture de laine, le corps d'un capitaine de la
+ligne, visage fier, un sourire vaillant relevant sa moustache blonde.
+A travers sa capote dégrafée et l'ouverture de sa chemise de flanelle à
+carreaux, on voyait un trou rond et noir par où la vie était partie.
+
+Un aumônier suivait le cadavre et me le montrant:
+
+--Celui-là, me dit-il avec une satisfaction évidente, je l'ai administré
+moi-même!
+
+Tous ces souvenirs confus, une date les évoque, un anniversaire les
+ranime. Je revois ce coucher de soleil rouge et sinistre, jetant ses
+derniers rayons au champ de bataille couvert de mourants, tandis que les
+bateaux-mouches, chargés de blessés, filent le long de la Marne, où se
+reflète le couchant et emportent vers Paris leurs cargaisons sanglantes.
+
+Le surlendemain, dès l'aube, nous étions brusquement attaqués par les
+Prussiens qui, silencieusement, durant la première nuit de décembre,
+s'étaient massés dans les bois de Coeuilly et, avant le jour, se
+glissèrent, rampèrent comme des Mohicans jusqu'à nos avant-postes,
+qu'ils surprirent. Il y eut une alerte terrible dans Champigny, que nous
+occupions, et les mobiles, pris de panique, laissèrent massacrer les
+compagnies de ligne placées en grand'gardes. L'arrivée de Ducrot et de
+Trochu rétablit le combat. La légion du génie auxiliaire de la garde
+nationale coupa la route de Joinville aux bataillons qui reculaient et
+bientôt, l'offensive reprise, maison par maison, on réoccupa Champigny,
+en rejetant les Allemands dans leurs lignes.
+
+Ce soir-là, le général Trochu, au galop de son cheval, traversait la
+plaine devant Joinville et rentrait au fort de Nogent, tandis que les
+gardes nationaux, placés en réserve dans l'île de Beauté, regagnaient
+Paris, chantant et rapportant de la bataille, dont ils avaient été
+spectateurs, quelque casque prussien. Des feux s'allumaient, çà et là,
+au flanc des côteaux. Les artilleurs, dans leurs grands manteaux noirs,
+battaient la semelle auprès de leurs pièces. Les mobiles, les troupiers
+se chauffaient à des brasiers faits de branchages, de troncs d'arbres,
+tandis qu'ils dressaient autour d'eux en manière de case, pour se
+garantir de la bise, des volets de fenêtres et des portes arrachées aux
+maisons. Cette flamme rouge éclairant ces visages fatigués, enveloppés
+de linges, ces groupes d'hommes présentant au feu leurs mains gelées
+dans leurs gants épais, ces lueurs allumées sur une ligne de plusieurs
+kilomètres donnaient à cette plaine immense et à ces collines qui
+sentaient la tuerie un aspect inoubliable, à la fois grandiose et
+affreux.
+
+Et, tout en se chauffant, les soldats chantaient quelque refrain,
+sifflaient un air du pays, trempaient la soupe, coupaient au flanc de
+quelque cheval mort des tranches de viande.
+
+La route qui va de Joinville à Bry et Champigny, et le terrain tout
+entier de la bataille, étaient pleins d'un mouvement sombre, d'une sorte
+de bruissement sourd fait de rires étouffés, de propos de bivac, de
+grincement de roues, de piétinement de chevaux sur la terre dure, et
+cette sorte d'harmonie bizarre et farouche montait et se perdait, avec
+la fumée des campements, dans le sifflement du vent d'hiver.
+
+Une sorte de cohue étrange glissait au milieu de ces soldats qui
+venaient de combattre bravement; c'était la longue file de voitures
+d'ambulance, de fiacres réquisitionnés et ornés du drapeau de la
+convention de Genève; il y avait dans ce cortége des tapissières à
+l'essieu criard, épaves des anciennes fêtes des jours d'été; il y avait
+des voitures de magasins de nouveautés portant leur _réclame_ en lettres
+d'or jusque sur cette terre sanglante; il y avait des coupés de maîtres,
+mis à la disposition des ambulanciers pour sauver à la fois le cheval de
+la réquisition et le cocher de la garde nationale. Des gens aux costumes
+bizarres, directeurs d'ambulances de rencontre, grossissaient le flot
+et, sous le prétexte de ramasser les blessés, ramassaient des légumes
+ou des fusils Dreyse. C'était le comique à côté du lugubre. Les
+fantaisistes ou les habiles de la philanthropie coudoyaient ces soldats,
+qu'ils n'eussent pas su soigner et qui savaient mourir.
+
+Au rebord d'un fossé, près du coude que fait la route--pour mener vers
+Bry, sur la gauche, et, tout droit, vers Villiers--des soldats portaient
+sur des brancards des Allemands roulés dans leur capote, et qui
+râlaient. Je revois ces grands corps étendus, ces faces pâles, ces yeux
+retournés. Un caporal de la ligne, appuyé sur son chassepot, regardait
+un de ces mourants et (détail qui fait sourire dans ce drame lugubre)
+tandis qu'on entendait dans la gorge du Germain ce bruit terrible de la
+mort, pareil à un tuyau plein d'eau qui se vide:
+
+--A qui la faute? disait le _troupier_ d'un air placide et bonhomme.
+Est-ce que nous vous en voulions? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtés
+après Sedan?... Vous ne seriez pas là, parbleu!
+
+A l'extrémité du terrain que nous avions conquis, les mobiles de
+Seine-et-Marne, l'arme au pied, en ordre de bataille, se tenaient
+encore prêts à repousser toute attaque. Non loin d'eux, dans l'ombre,
+invisibles dans cette nuit, les Prussiens qu'on devinait et qu'on eût pu
+entendre si la campagne avait été silencieuse.
+
+Il était huit heures environ. Depuis de longues heures, nul n'avait
+mangé. Tout à l'heure, la fumée appétissante des marmites de la ligne
+m'était montée aux narines. Pour trouver un repas, n'ayant rien
+emporté, il me fallait rentrer à Paris et je redescendis vers Joinville,
+franchissant la Marne, où la lune maintenant laissant tomber comme
+de blafardes étincelles, lorsque, passant entre les voitures qui se
+pressaient à l'entrée du pont, une voix me hèle, m'appelle par mon
+nom, m'invite à monter dans un fiacre où se trouvaient deux ou trois
+personnes.
+
+C'est un confrère, Armand Gouzien, secrétaire des ambulances de la
+Presse, et M. le docteur Demarquay, qui reviennent aussi du champ de
+bataille. Ils vont dîner, non pas à Paris, mais tout près de là,
+à Joinville, dans un logis abandonné dont ils ont fait comme leur
+quartier-général, et ils m'offrent gracieusement une part de leur table
+et de leurs vivres. Je me rappelle tous les petits incidents de cette
+soirée; ils seraient peut-être insignifiants pour tout autre que pour
+moi, et cependant, non, ils ont leur intérêt spécial dans l'histoire de
+cette grande tragédie du siége.
+
+La maison où nous entrâmes était une de ces villas des bords de la
+Marne, villas joyeuses aux beaux jours de l'été avec leur population
+de canotiers, de petits bourgeois en gaîté, de commis et de grisettes;
+maintenant, désertes, froides et vides. On voyait sur les murs au papier
+dégradé des images oubliées, des portraits-cartes d'inconnus qui avaient
+pourtant vécu là. Des livres dépareillés dans une bibliothèque
+aux vitres brisées. Des planches du parquet arrachées par quelque
+franc-tireur pour faire du feu. Les volets pendaient tristement, à demi
+brisés, comme l'aile fracassée d'un oiseau. C'était lugubre, ce logis
+sans vie où nous entrions en maîtres. Le _chapardage_, cette invasion
+amie, avait passé par là.
+
+Dans la salle où nous pénétrons, des hôtes improvisés nous attendaient
+déjà près du foyer où se consumait un tronc d'arbre. Un homme d'aspect
+jeune, le front haut, la barbe entière et blonde, portant une sorte de
+tunique collante où brillait la plaque d'un ordre étranger, chauffait
+à ce feu sombre ses bottes molles qui fumaient. On l'appelait
+_monseigneur_. C'était Mgr Bauer, aumônier en chef des ambulances de
+la Presse. A ses côtés, deux Anglais, correspondants de journaux, fort
+sympathiques à la France, causaient et riaient en attendant le repas.
+C'était M. Bower et son fils.
+
+--Nous avons avec nous le père et le fils, dit quelqu'un.
+
+--Et le Saint-Esprit, ajouta en riant M. Bower, en désignant Mgr Bauer.
+
+On se mit à table, on attaqua résolûment les conserves alimentaires (du
+veau, des pois verts, choses déjà inconnues aux Parisiens!); on prit le
+café, et le docteur Demarquay se levant:
+
+--Allons, messieurs, les blessés attendent!
+
+Tandis qu'on attelait les voitures, on nous amena des prisonniers
+saxons, très-intimidés par les galons des ambulanciers, qu'ils prenaient
+pour des feld-maréchaux, et qui tournaient entre leurs doigts leur
+chapeau de cuir à retroussis et à panache de crin ou leur casquette
+de drap. L'un d'eux, avec un air ébahi, contemplait de ses yeux bleus
+agrandis les constellations qui s'étalaient sur la poitrine de M.
+Dardenne de la Grangerie et se demandait évidemment: «--Quel est ce gros
+général?» Celui-là de retour au pays saxon, a dû faire de beaux contes!
+
+Cependant on allait se mettre en marche. Les brancardiers, dérangés de
+leur repas inachevé, maugréaient tout bas.--«Pas de réplique, dit
+M. Bauer, vous êtes ici des soldats, il faut obéir.» J'avoue que les
+frères, dont les longues soutanes tachaient la nuit, ne murmuraient
+point. J'avais, pour suivre la caravane des ambulanciers, échangé mon
+képi de garde national contre un képi d'ambulance et déposé mon sabre
+dans quelque coin. Je voulais voir, de nuit, ces collines pleines de
+morts que j'avais vues le jour. On vint nous avertir que le général
+Ducrot, revenu au château de Poulangis, n'avait pour son repas qu'une
+soupe et point de vin. Nous prenons une ou deux bouteilles de bordeaux
+et nous voilà en route. On traverse le pont. Le château de Poulangis
+est à gauche; nous entrons dans un jardin, et, au bout d'une allée assez
+longue, nous apercevons une sorte de pavillon devant lequel, sous la
+marquise, un chasseur monte sa faction.
+
+Au bruit que nous faisons, un homme ouvre la porte extérieure et se
+montre sous la marquise. C'est M. de Gaston, l'officier d'ordonnance du
+général Ducrot.
+
+--Vous ne pouvez pas voir le général Ducrot. Il s'est un moment jeté sur
+son lit, tout vêtu, et il sommeille, accablé de fatigue. Avant-hier, il
+avait cassé son épée dans la poitrine d'un Allemand. Aujourd'hui, il a
+reçu (mais ne le dites point) une contusion à la nuque, un éclat de
+bois qui l'a frappé. Il n'y a pas de blessure, mais le général souffre
+légèrement. Il faut le laisser dormir.
+
+Comme nous nous éloignons, un prêtre s'approche de nous. Il vient
+d'interroger un prisonnier allemand qu'on emmène. Cet homme lui affirme
+que là-haut, dans les bois, les Prussiens se massent et que, depuis
+quelques heures, ils ont reçu des renforts considérables. Ils en
+recevront toute la nuit sans doute. Leur mouvement de concentration ne
+discontinue pas. A l'aube, le lendemain, il est probable qu'ils vont
+nous attaquer et s'efforcer de nous rejeter dans la Marne.
+
+--C'est pour cela, répond tout bas un officier, qu'on a donné ordre à
+toutes les troupes bivaquées de multiplier les feux, afin d'en imposer à
+l'ennemi par le nombre.
+
+La caravane des ambulances a demandé à M. de Gaston un trompette pour
+sonner la sonnerie des parlementaires. C'est, je crois, un dragon. Il
+galope en tête de ce cortége de frères et de brancardiers, aux côtés de
+M. Bauer qui manie son cheval en vrai cavalier hongrois qu'il est.
+Dans l'ombre, le pli de suaire du drapeau blanc à croix rouge clapote,
+semblable à une bannière du moyen âge. Sur la route, les trains
+d'équipages roulent, lancés au galop, avec un grand bruit, mais, à
+mesure qu'on se rapproche de Champigny, le silence se fait: ordre
+est donné d'éviter le moindre mouvement. L'ennemi est là, en effet,
+à quelques mètres. Il tient encore une partie du village, les maisons
+hautes. Une centaine de Saxons, réfugiés dans cette portion de
+Champigny, n'ont pas voulu se rendre. On parlait de faire sauter le
+logis. On n'a pas osé. On attendra donc le jour pour les attaquer.
+L'église est transformée en ambulance et aussi en morgue. On y a
+transporté les cadavres. Toutes les rues sont encombrées de soldats,
+de mobiles qui dorment, non _sur_, mais _dans_ des matelas pris aux
+Prussiens. Ils ont crevé ces matelas pleins de paille et se sont coulés
+au milieu, cherchant un peu de chaleur dans cette rude nuit de décembre.
+
+Il fait un froid noir; les oreilles gelées, les yeux pleurant, les mains
+gonflées, ces malheureux petits paysans dorment, éreintés, après deux
+jours de bataille. Dans la pénombre s'agitent confusément des espèces
+de fantômes; nulle lumière. Il ne faut d'aucune façon donner l'éveil
+à l'ennemi. Parfois, au pâle rayon d'une lueur triste qui filtre
+d'un nuage, on aperçoit la silhouette d'une maison, le reflet d'une
+baïonnette, l'ombre d'un homme.
+
+--Comme tout prend un caractère inattendu, dit quelqu'un à mes côtés.
+Artistiquement parlant, c'est superbe!
+
+Celui qui parle ainsi est, je crois, M. Viollet-Le-Duc; il a amené là sa
+légion du génie auxiliaire et déjà ses hommes travaillent à créneler
+les maisons conquises. Les coups de pioche retentissent lentement
+et sourdement, étouffés avec soin. «Chut! silence! Pas si fort!» Les
+Prussiens, à quelques pas de là, peuvent entendre. Ils entendent à coup
+sûr. On se montre un angle noir, un coude que fait la rue, on se dit:
+«Ils sont là!» Une barricade sépare seule les avant-postes français, où
+nous sommes, des avant-postes allemands.
+
+C'était saisissant, ce tableau lugubre, ces hommes travaillant avec
+précision, frappant, piochant; on eût dit des fossoyeurs.
+
+--Eh bien, murmure une voix tout bas (et comme on avait ordre de
+parler), voilà des souvenirs tout trouvés pour des romans ou des poëmes
+futurs!
+
+Je ne reconnus pas tout d'abord celui qui parlait. Il se nomma. C'était
+Eugène Vermesch, le futur _Père Duchesne_,--le père Duchesne coiffé du
+képi d'ambulancier et marchant à la suite de Mgr Bauer! Il l'appelait
+_monseigneur_ aussi. Le _bon bougre_ n'avait alors l'air que d'un bon
+garçon. Il rêvait de _poëmes_ futurs. Des poëmes! Et pour aboutir à la
+hideuse prose qu'on a lue et qui vient de Londres. Ce n'est pas un des
+moins étranges souvenirs de cette nuit-là que cette rencontre.
+
+Il fallait pourtant aller ramasser les cadavres, et tout d'abord,
+demander un armistice aux Prussiens. Le cortége se met en marche, ou
+plutôt Mgr Bauer se détache du groupe, suivi du porte-fanion et du
+trompette de dragons. Au moment où ils gravissent une petite montée qui,
+par une ruelle de gauche, va de la grande rue de Champigny au plateau
+de Villiers--c'est là que fut tué M. de Grancey, des mobiles de la
+Côte-d'Or--la lune, tout à l'heure voilée, se dégageait des nuages et
+l'on pouvait apercevoir à sa clarté le drapeau blanc croisé de sang.
+
+--Pas de lanternes, pas de torches, avait-on dit. Les Prussiens
+tireraient.
+
+Alors, dans le silence étonnant de la nuit, la sonnerie lente, sinistre,
+douloureuse comme un appel, retentit par quatre fois. C'était comme une
+plainte, et chaque note disait:--Plus de tuerie! songeons aux morts!
+
+Les Prussiens ne répondaient point.
+
+--Allons, allons, dit le trompette, çà ne rend pas!
+
+Tout à coup, allongés comme des claquements de fouet, des coups de
+fusils répondirent, partis des lignes allemandes. On vit, comme les
+étincelles qui courent sur un papier brûlé, s'allumer une traînée de
+feu. Les balles passaient en sifflant.
+
+--Çà pourrait trop bien prendre, dit encore le trompette dont le cheval
+piaffait.
+
+Il fallut se retirer et, par la volonté des Prussiens, de malheureux
+blessés demeurèrent ainsi se tordant sur la terre dure, le froid
+bleuissant leurs membres sanglants, par cette longue et affreuse nuit
+d'hiver où le vent gelait nos oreilles sous le _passe-montagne_ qui les
+couvrait. Pauvres gens, gémissant dans l'ombre et appelant à travers les
+ténèbres un secours qui n'arrivait pas!
+
+Deux heures plus tard, cette nuit-là, tandis que, ramenant un ami, un
+franc-tireur, accablé de fatigue, je longeais, allant vers Paris,
+la Marne bleuie par la lune, j'aperçus de longues files d'hommes qui
+silencieusement rentraient au fort. C'était des mobiles, et le mouvement
+de retraite commençait déjà. Les officiers marchaient s'appuyant sur
+leur canne. On entendait le bruit monotone, le _pékling_, _pékling_ que
+font les _quarts_ de fer blanc en frappant sur le fourreau des sabres.
+Parfois un bout de refrain, un mot, un lazzi. Ce flot humain s'écoulait
+le long de l'eau. On rentrait.--Quoi! déjà? C'en était fait des
+héroïsmes, des sacrifices, des efforts des journées passées? Morts
+inutiles, braves gens tombés en vain!
+
+Vaincus à Artenay, à quoi servaient nos stériles succès devant Paris?
+Nous allions retomber, à demi brisés, du haut de nos espoirs. Ducrot
+rentrait à Paris et le gouverneur priait les journaux d'affirmer que
+le général était toujours à Vincennes. Voilà pourtant les souvenirs que
+ramènent ces anniversaires! Une carte d'invitation, entourée d'un
+filet noir et marquée de la croix rouge, vous rejette soudain vers les
+préoccupations de l'an terrible. Après tout, ces spectres du passé font
+oublier les fantômes du présent. Ce temps n'est pas gai. Il y a des
+époques tragiques, et nous traversons une des plus sombres. La Chambre
+réunie achève son oeuvre. Que nous apporte-t-elle dans les plis de son
+manteau? La paix, le calme, l'apaisement, le soulagement après tant
+d'angoisses;--ou bien la continuation de cet état de malaise, beaucoup
+plus psychologique que réel, une succession de jours inquiets et
+troublés? Jamais, il faut le dire, la France ne s'est trouvée au seuil
+d'une année pareille à celle qui va commencer. Ce sont les _six mois
+climatériques_ de son histoire qui vont s'ouvrir.
+
+La France, pareille à Hamlet, tient à cette heure un crâne, celui de
+quelque nation morte, la vieille Rome ou la vieille Espagne,--et, le
+contemplant avec effroi se pose la question fatidique: _To be or not to
+be!_
+
+Être ou n'être plus! Durer ou disparaître! Continuer à être la France,
+ou devenir comme une sorte de Pologne ou de Mexique, étouffée par un
+Czar ou déchirée par un Cluseret. Oui, certes, voilà le problème, ni
+plus ni moins. Mais est-ce que les nations meurent? Est-ce que le coeur
+français a cessé de battre? Non, non, mille fois non. J'en atteste ces
+morts de 1870, dont on célèbre la mémoire, et qui tombaient aux cris de:
+«Vive la France!» et cela le 2 décembre, date anniversaire de ce jour
+où la France parut aussi s'abîmer sous le despotisme, aux yeux du monde
+étonné.
+
+Allons, espérons et luttons encore! Que faut-il à la patrie déchirée
+pour la tirer de cet état funèbre? Un peu de ce qui fut sa force et son
+génie et de ce qui sera son salut: du bon sens, de l'abnégation, de la
+clarté dans l'esprit et de la foi dans le coeur!
+
+
+
+
+ SAINT-CLOUD
+
+
+Les Allemands peuvent être satisfaits: ils ont changé Saint-Cloud
+en monceaux de ruines. Ils ont brûlé le palais, détruit les maisons,
+incendié les casernes, émietté les logis où tant de gens abritaient leur
+repos. La belle oeuvre, et que la Providence doit bénir les soldats de
+Guillaume le Conquérant!
+
+Avec quelle tristesse, après trois ans, on parcourt les rues désertes
+de cette petite ville, qui respirait autrefois la gaîté, cette gaîté
+parisienne et bonne fille du temps des grisettes et des chansons! Tout
+est poussière. Saint-Cloud est rasé comme autrefois Marly. Montretout
+n'est plus que ruines. La maison où Gounod chantait est un nid de
+débris. Cette petite demeure à volets verts (demeure d'un ami qui nous
+a oublié, et pis que cela, hélas!), cette maison de l'ancienne route
+impériale où nous avons tant ri autrefois, tant ébauché de rêves,
+d'espoirs, de beaux projets, de grandes chimères, elle n'existe
+plus. Elle s'est écroulée comme cette affection qui nous était chère.
+Peut-être la tombe de Sénancour, le rêveur, tout près de là, a-t-elle
+reçu quelque éclat d'obus!
+
+Saint-Cloud, ce paradis, n'est plus qu'un cimetière. Il y a des tombes
+sous les grands arbres, des tertres funéraires dans le parc. Des
+officiers allemands dorment là de leur dernier sommeil. Des Français
+sont couchés en pleine terre de la patrie, vaillamment et inutilement
+défendue. Pauvre Saint-Cloud! Et ce palais, ce fantôme, ce squelette
+de palais, où les passants maintenant écrivent des mots terribles:
+_Vengeance! Revanche!_ ce palais n'existe plus. Rien n'existe que le
+souvenir de ce que Saint-Cloud a été jadis.
+
+Pauvre Saint-Cloud de notre jeunesse! Je ferme les yeux et je te revois,
+et j'entends le clairon de ta fête et le nasillement de ton mirliton.
+
+Oh! les baraques et les tourniquets, les jeux de boule et les jeux de
+bague. Il y a quatre ans, cela n'était point perdu, défunt. Elle est
+maintenant tarie, cette gaîté en plein air; ils sont exilés les chiens
+de Corvi et les singes savants, les serpents boas qui négligent
+d'avaler leurs maîtres, et les sauvages d'humeur moins frugale, qui se
+nourrissent d'étoupe et de chair fraîche. Et la musique, cette musique
+criarde, assourdissante, épileptique, faite de chocs de cymbales et
+d'apoplexies de clarinettes, symphonie exécutée à tour de bras et à
+coups de poumons,--elle aussi est jouée, jouée pour toujours. _E finita
+la musica!_ Nous ne l'entendrons plus! Et pourtant je crois l'entendre
+encore! Il me semble revoir ces gais tableaux, ces paysages ensoleillés!
+
+La pelouse est verte, les arbres jaunissent à peine, dorés par l'automne
+qui les fera chauves bientôt; le vent est doux encore et le soleil est
+de la fête. Sous les arbres du parc, les enfants jouent, les parents
+marchent, les vieux regardent, sur les bancs. Il y a du bruit partout
+et de la couleur; les drapeaux palpitent, les feuilles frissonnent,
+les brutalités de la grosse caisse et les gaillardises du clairon des
+baraques voisines se heurtent parmi les branches; on entend l'appel du
+marchand et la fusillade des pétards, des _dianes_ enfantines sonnées
+par des trompettes à deux sous, des nasillements vainqueurs de
+mirlitons, la crécelle du vendeur d'oublies et la _pratique_ de
+Polichinelle. Et les cuivres du saltimbanque, et les coups de carabine
+du tir voisin, et par-dessus tout cela l'odeur graisseuse du marchand de
+gaufres! Cela assourdit et rajeunit; le tympan se plaint, l'odorat
+fait le renchéri, mais le coeur applaudit et chante. Fêtes du bon vieux
+temps, ô fêtes de Saint-Cloud! journées de verdure et de soleil! On se
+promenait pour se promener, pour prendre l'air, pour aller, pour venir,
+pour rire. On ouvrait tout grands les poumons et les yeux. On se grisait
+de tout ce bruit, de tous ces cris, de cette foule. C'était un jour
+entier de gaîté, du matin au soir, de midi à minuit, sous le soleil ou
+sous les verres de couleur. On s'en donnait pour tout un mois de voir,
+d'admirer, de tirer des macarons ou d'écouter les parades, de monter sur
+les chevaux de bois ou de descendre en courant les pelouses en pente. On
+dînait comme on pouvait, ici ou là, mal servi, avec des intervalles de
+deux heures entre chaque plat, appelant le garçon, qui fuyait comme
+Jean de Nivelle, et l'on riait, et l'on prenait toujours, orage ou
+bourrasque, la chose du bon côté.--Il pleut? Il vente? Il grêle? Bast! A
+la fête comme à la fête!
+
+Il faut lire dans les livres d'un temps qui n'est plus, dans les
+almanachs fashionables d'il y a vingt ans, d'il y a trente ans, les
+splendeurs des fêtes de Saint-Cloud. Elles feraient aujourd'hui
+sourire de dédain les grisettes, s'il en est encore. En ce temps-là
+les _dandys_--ils s'appelaient les _dandys_--s'en contentaient. Ouvrez
+l'_Almanach des Gourmands_, par exemple--ce moniteur des estomacs et
+des palais délicats--et vous verrez qu'en 1825 les «petites maîtresses»
+allaient à Saint-Cloud en toute saison «manger des fritures et des
+matelotes qui _égalent celles de la Rapée!_» Les matelotes de la Rapée!
+Que de choses dans une ligne, et quelles révélations! Les petites
+maîtresses d'à présent, attablées sur quelque terrasse, une _tranche_
+de chapeau leur coupant le front et tombant sur les sourcils comme la
+casquette des étudiants d'Heidelberg, le visage pâle et maquillé, les
+lèvres peintes, préfèrent au goujon la bombe glacée ou la bouchée à la
+reine, et font sauter dans les acacias les bouchons comprimés de feu la
+veuve Clicquot.
+
+Soyons juste, pourtant; ceci est l'exception. La fête de Saint-Cloud
+appartient encore au Parisien sans façon, au petit commis, à l'ouvrier
+en rupture de banquette, à la châtelaine des environs qui fait salon
+buissonnier, au flâneur, à l'observateur, au vieillard, à l'enfant...
+J'y ai vu, dans les rues, à la porte des traiteurs, de braves familles,
+des _sociétés_, comme on dit, qui dînaient gaîment au grand air, buvant
+le vin du pays et découpant le melon apporté de Paris, et comme si
+les personnages de Paul de Kock existaient encore. Et ces gens-là
+s'amusaient, je le jure. Ils ont peut-être un secret pour cela.
+
+Ma foi, j'ai voulu faire comme eux. Je me suis planté devant ces
+théâtres faits de toile à peu près peinte et de planches à peu près
+jointes,--variantes du char de Thespis, qui valent bien les _bouisbouis_
+parisiens. Je suis badaud. C'était la grande vertu de Nodier. Il me
+plaît d'écouter ces plaisanteries éternelles, qui n'ont point changé
+depuis Tabarin, et de me donner le spectacle des petites comédies,
+comédies réelles j'entends, qui se jouent devant le public et que le
+public ne voit guère. Ils sont là, côte à côte, deux directeurs,
+deux rivaux. L'un promet au public la _Prise de Mexico_, l'autre
+la _Vivandière sultane_. La campagne d'Égypte fait concurrence à la
+campagne du Mexique, le soldat de Bonaparte se mesure fièrement avec
+le zouave de Forey. Et la foule hésite, fascinée, devant ces parades
+éblouissantes. Voilà des Mexicains de ce côté, barbouillés de safran,
+jaunes comme des citrons; de cet autre des Égyptiens, des soldats de
+Mourad-Bey, teints en noir, Othellos au jus de réglisse. Égyptiens
+et Mexicains, tous, d'ailleurs, essuieront également une défaite
+exemplaire. On plantera, ici et là, le même drapeau tricolore sur la
+poitrine de ce _gaucho_ en chapeau de paille et sur le ventre de ce
+mamelouck en turban blanc. A droite et à gauche, même patriotisme et
+même dévouement à la France. Je le conçois, il est permis d'hésiter.
+
+Alors, les musiques rivales se livrent à un effrayant steeple-chase de
+couacs. La grosse caisse gronde à se fendre, le cornet à piston hurle
+à se démonter, les cymbales déchirent les oreilles de la fête tout
+entière, et dans le bruit, dans la saturnale de notes, dans le chaos
+de mélodies, le _boniment_ de droite répond au _boniment_ de gauche:
+_Entrrrez! La prise de Mexico! La prise du Caire! Combat au sabre, coups
+de fusil, coups de canon! Victoire des Français! Entrrrez, entrrrez!_
+Et voilà comment je me suis trouvé assis sur un banc de bois et sous
+une lampe à schiste dans une baraque où l'on représentait la _Prise de
+Mexico_. S'il faut tout dire, ces spectacles éminemment populaires ne
+laissent pas de donner aux spectateurs une idée erronée de la valeur
+de l'armée française. On ne saurait, par exemple, se figurer bien
+exactement les efforts que nos soldats ont dû faire par delà l'Océan,
+lorsqu'on a vu une troupe de Mexicains armés de fusils absolument
+taillée en pièces par un soldat de la ligne, qui n'a pour se défendre
+que... cinq pains de munitions; je les ai comptés. Ce soldat--il a nom
+Fanfan, il faut tout dire--jette les pains à la tête de ses adversaires,
+qui s'enfuient épouvantés--et la ville de Mexico se trouve de la sorte
+à peu près prise. J'ai vu, dans le même ordre d'idées, à Bruxelles, un
+tableau représentant la _Bataille de Waterloo_, et où un simple lancier
+prussien foule aux pieds--aux pieds de son cheval--tout un bataillon de
+grenadiers de la garde.
+
+On voit de plus figurer dans la _Prise de Mexico_ un certain comte de
+Sézanne, «ancien porte-drapeau d'un régiment de zouaves,» et qui pointe
+contre ses compatriotes de France les canons mexicains. Ce gentilhomme
+a, comme on le suppose, le privilége de se rendre odieux à la majorité
+du public. Il est, au surplus, tué tout net au dernier acte, et, s'il
+m'en souvient bien, tué par une cantinière,--cette même cantinière
+qui, vous savez, sauve le drapeau. Oh! que les cantinières ont sauvé
+d'étendards dans nos drames militaires! Et maintenant ôtez donc de
+l'idée à tous les gens qui ont écouté cette oeuvre que le comte de
+Sézanne--je n'ai aucune raison pour prendre sa défense--n'est pas
+digne de la potence. Notez que la _Prise de Mexico_, pièce éminemment
+patriotique, n'est pas aussi éloignée de défunt le _Nouveau Cid_ de M.
+Hugelmann qu'on pourrait le penser.
+
+Allons, il faut quitter Saint-Cloud, la grande allée garnie de boutiques
+où les canotiers organisent--pour tuer le temps--des poussées dans la
+foule qui pourraient bien tuer les gens;--il faut quitter les lapins en
+loterie, les tireuses de cartes, les gondoles vénitiennes, les _Avant
+et après dîner, voyez combien vous pesez!_ les joueurs de vielle, les
+marchands de plaisirs et les marchands de chansons! Adieu les grandes
+allées où les robes claires encore balaient les feuilles déjà tombées,
+les coins ignorés où les statues sans poignet et sans orteils semblent
+moisir sous la mousse, et la pièce d'eau jaillissante, et l'écume
+blanche en cascades, et les jets d'eau qui s'irisent, et les cygnes qui
+plongent en faisant onduler leur cou de serpent, ou qui jettent au
+vent leur duvet en battant des ailes. Adieu cette foule de jouets, de
+tourniquets, de sucres de pomme et d'articles de Paris! rubans bleus,
+faveurs roses, papier doré, paillon, clinquant. Cela brille et provoque.
+La toupie hollandaise ronfle, l'arbalète part: pif! paf! c'est le
+pistolet, c'est la carabine. On joue, on gagne, on perd. On va, on
+vient, on oublie: «Régalez-vous, mesdames, _voilà le plaisir!_» Ah!
+le vieux cri, comme on le désapprend. Le _plaisir!_ «pâtisserie légère
+roulée en cornet» dit Bescherelle--que Littré détrône--le plaisir, là
+son dernier domaine, c'est la foire de Saint-Cloud. Partout ailleurs--à
+Vincennes, à Chantilly, au bois de Boulogne--le Roederer qui éclate, le
+Cordon impérial qui fulmine, le vin de Champagne l'a chassé.
+
+«Voilà le dernier plaisir!»
+
+C'est sans doute parce qu'on y riait trop dans ce Saint-Cloud où
+fleurissaient les lilas, où l'eau jaillissait des bassins avec un reflet
+d'arc-en-ciel; c'est parce qu'on y était heureux que les Allemands de
+Brandebourg, ces fils des sables tristes, en ont voulu faire un tombeau.
+
+
+
+
+ PARIS APRÈS LA COMMUNE
+
+
+Je suppose qu'un étranger, venu chez nous, à un an de distance, se donne
+pour tâche de comparer ce qu'est aujourd'hui Paris à ce qu'il était,
+jour pour jour, l'année dernière[18]. A coup sûr il n'en pourra croire
+ses yeux.
+
+[Note 18: Écrit en mai 1872. Depuis on a oublié à qui Paris et la France
+doivent cet _ordre moral_ que M. Thiers a assuré pendant deux ans.]
+
+L'an passé, à pareille époque, je me souviens de l'émotion et de
+l'angoisse qui me saisit lorsque, par une petite porte, dont on allait
+bientôt baisser le pont-levis, je pénétrai dans Paris, ma valise à la
+main. Il me semblait que j'entrais dans une ville inconnue. Nous étions,
+mes compagnons et moi, les premiers qui franchissions, sans permis
+spécial, les fossés des fortifications. La veille, on se battait encore.
+La lutte venait à peine de finir et l'atmosphère en paraissait toute
+chaude. Des soldats couverts encore de poussière se tenaient aux
+remparts, les capotes salies et l'air harassé. En face d'eux, du côté de
+Saint-Denis, les Prussiens avaient établi des batteries d'artillerie
+et des terrassements. Quand on entrait dans la ville, la première
+impression était celle d'un homme qui met pour la première fois le
+pied dans un désert. Les maisons étaient closes et les rues vides. On
+apercevait çà et là quelque passant qui hâtait le pas. Des trous de
+balles tout frais ponctuaient les murailles, et, en plus d'un endroit,
+des piquets de bois indiquaient la place où gisaient des cadavres.
+
+Comme nous approchions d'une de ces fosses, un homme qui errait par là,
+nous dit:
+
+--Ils sont sept là-dedans. Le dernier qu'on y a jeté, c'est le
+charbonnier.
+
+Et il nous montra du doigt une boutique de marchand de coke dont les
+volets, déchiquetés par des coups de feu, pendaient le long de la
+devanture comme les ailes d'un oiseau blessé. Le _charbonnier_ s'était
+retranché dans son logis et, seul, il avait combattu jusqu'au moment où
+la troupe, enlevant d'assaut la boutique, avait fusillé le boutiquier.
+J'ai revu, l'autre jour, cette bicoque. Elle est toujours vide, toujours
+close, et l'enseigne porte toujours le nom du mort. Un petit écriteau
+collé sur les volets brisés dit simplement: _Boutique à louer_.
+
+C'était par le quartier de Flandre, qui précède le faubourg
+Saint-Martin, que nous entrions, curieusement regardés par toute cette
+population, qui s'étonnait de voir rentrer _un étranger_. Au coin d'une
+rue, des petites filles qui causaient s'interrompirent pour dire toutes
+surprises:--Tiens, _un monsieur_!
+
+Un chapeau haut de forme était, paraît-il, devenu une curiosité dans ce
+coin de la grande ville.
+
+Des drapeaux tricolores improvisés flottaient à toutes les fenêtres.
+On lisait, à l'angle des carrefours la proclamation du maréchal de
+MacMahon, affichée depuis le matin. Le long des boulevards extérieurs,
+le terrain était semé et comme couvert de croix de carton bleu qui
+étaient des enveloppes de cartouches déchirées. On pouvait voir et
+ramasser partout des balles de plomb aplaties, devenues semblables à
+des pruneaux secs. Pauvre Paris! Quel silence! Quel recueillement de
+cimetière! Des maisons effondrées attiraient et retenaient les regards.
+On apercevait, de loin en loin, des pompiers, noirs de suie, les
+vêtements sordides, qui se rafraîchissaient après une semaine de rude
+besogne. Ce qui navrait, c'était l'odeur étrange faite d'une double
+odeur d'incendie et de tuerie qui vous saisissait à la gorge. On
+avait peur d'avancer de crainte de rencontrer, à chaque pas, une ruine
+nouvelle. Toute cette ville, ces rues, ces boulevards sentaient le
+crime.
+
+Du côté de la Roquette et de Belleville, les traces du combat étaient
+encore visibles. Un amas sans nom de fusils brisés, de tambours crevés,
+de vareuses déchirées, de pantalons à bandes rouges, de képis déformés,
+de ceinturons, de gibernes s'élevait à demi poudreux, à demi sanglant,
+sur la place de la mairie du onzième arrondissement, au pied de la
+statue de Voltaire, qui semblait ricaner de la folie furieuse des
+hommes. L'emplacement des barricades restait encore visible et les pavés
+n'étaient pas tous remis dans leur alvéole. Au coin du boulevard du
+Prince Eugène et de la place du Château-d'Eau, à l'endroit où avait été
+frappé Delescluze, des artilleurs disaient à chaque instant:
+
+--Enlevez un pavé de la barricade!
+
+Bien des gens du quartier enlevaient le même pavé qu'ils avaient été
+peut-être contraints de remuer quelques jours auparavant.
+
+Celui qui a vu un tel tableau ne l'oubliera jamais, et pouvait alors
+douter que Paris redevînt un jour ce qu'il avait été naguère. Les
+boulevards, encombrés de réverbères broyés, de branchages coupés par
+les obus ou les balles, de plâtras, d'ardoises, de carreaux émiettés,
+ressemblaient à un camp improvisé. Les troupes bivaquaient sur ces
+débris. La colonne de Juillet était trouée de projectiles. On se
+montrait, sur le canal, les tonneaux de pétrole que les fédérés avaient
+essayé de pousser sous la voûte pour faire sauter ce coin de Paris.
+L'huile minérale miroitait sur l'eau du canal et la faisait ressembler,
+avec ses reflets violacés, à quelque lac bitumineux.
+
+L'entrée de la rue de la Roquette, avec ses maisons incendiées, gardait
+un aspect de sépulcre. Il y avait là une large plaie béante et fumant
+encore. On montait vers le Père-Lachaise et, le long du chemin, tout
+près des prisons, des baïonnettes fichées en terre indiquaient les
+endroits où avaient été enfouis les corps des fusillés. Mais le
+spectacle vraiment épouvantable et quasi fantastique attendait le
+passant dans l'intérieur du cimetière. C'était là qu'avait eu lieu le
+dernier épisode de cette bataille de sept jours, là que les fusiliers
+marins, corps à corps, avaient combattu l'insurrection dans son dernier
+refuge. On s'était entretué sur la tombe des morts. Des tombeaux brisés
+par les obus laissaient apercevoir l'ombre sinistre de leurs caveaux.
+Des fédérés s'étaient tapis là, à la dernière heure, et ces fosses
+mortuaires avaient vu des duels atroces à l'arme blanche.
+
+Sur les tombes, les monuments funéraires, apparaissaient des mains
+noires ou sanglantes. C'étaient les combattants qui, pour s'échapper,
+avait essuyé leurs doigts, noirs de poudre, à la pierre de ces tombeaux.
+Ces traces, ces ombres de mains répétées çà et là, produisaient un
+effet singulier. Sur la hauteur, tout près du tombeau de Balzac et de
+Souvestre, à l'endroit où le Rastignac du romancier considère Paris en
+lui disant: _A nous deux!_ on retrouvait la trace de la batterie fédérée
+qui, au hasard, avec un redoublement de rage, avait à la fin bombardé la
+ville. Des débris de bouteille, des flacons de kirsch ou de rhum vidés,
+avec étiquettes jaunes ou rouges, traînaient dans la terre glaise
+pétrie par les talons des combattants, et où apparaissaient, boueux,
+les détritus de la lutte: baïonnettes tordues ou crosses cassées de
+chassepots.
+
+Puis, quand on détournait les yeux du cimetière bouleversé, aux marbres
+broyés, aux tombeaux éventrés, et quand on reportait ses regards sur ce
+grand Paris, étendu là, aux pieds de la ville morte, on voyait, dans
+ce tas immense de maisons, des foyers d'incendie qui fumaient encore
+et lançaient au ciel leur vapeur noire. C'était, à droite, le Palais de
+Justice, les Tuileries, l'Hôtel de Ville, la Légion d'Honneur, la Cour
+des Comptes, et, à gauche, le Grenier d'abondance aux lueurs bizarres,
+livides, verdâtres ou pourprées. Et l'on demeurait confondu, regardant
+toujours cette ville, un moment menacée du sort qui a dévoré en 1872 une
+partie d'Yéddo, et au-dessus de laquelle le Mont-Valérien, se détachant
+sur l'horizon, semblait veiller comme un géant armé.
+
+Ce qui me frappa surtout dans cette course à travers Paris ruiné, dans
+ce voyage parmi les décombres, ce fut, dans un coin du Père-Lachaise, un
+homme et un enfant accroupis et occupés à réparer les dégâts commis sur
+une tombe.
+
+L'homme était un ouvrier, jeune encore et vêtu, ce jour-là, de l'habit
+des dimanches, très-propre. Il était pâle, l'air triste et fatigué. Il
+avait l'air honnête et bon. Un genou en terre, avec une petite pelle de
+bois comme en ont les enfants pour jouer _à bâtir_, cet homme égalisait
+doucement, soigneusement, une couche de terre encadrée d'une bordure
+de buis, et que, dans la lutte, les combattants avaient dû fouler aux
+pieds. Il mettait à accomplir cette tâche une attention absolue et
+touchante. On sentait que c'était pour lui une affaire et comme un
+devoir. Il redressait la croix de bois noir qui s'était inclinée, il
+remettait en ordre les rameaux de buis que la boue avait souillés ou
+les talons écrasés. Et, peu à peu, lorsqu'il voyait que le tombeau
+«reprenait tournure,» on surprenait un sourire doucement satisfait qui
+relevait sa moustache noire.
+
+L'enfant maintenant s'était mis debout et ses petits bras croisés
+derrière le dos, il regardait travailler son père. Qu'il avait l'air
+sérieux et recueilli, ce bambin tout blond, tout rose, tout rouge
+plutôt, avec de bons yeux bleus, limpides et grands ouverts! Lui aussi
+paraissait pénétré de la tâche à remplir. Et moi, au bout d'un moment,
+après avoir considéré ce groupe silencieux du père et de l'enfant, je
+m'approchai doucement et je lus sur la croix, par-dessus l'épaule de
+l'homme: _Alexandre Dichart, mort à trois ans et demi, le 30 janvier
+1871._»
+
+C'était la tombe du _petit frère_ que venaient ainsi soigner le père et
+ce «grand frère» qui n'avait pas cinq ans. Tout ce que ce pauvre homme
+avait vu, lui, dans la lutte farouche des sept jours, tout ce qu'il
+avait évoqué, à travers les nuages de la fumée du combat et de
+l'incendie, c'était cette tombe d'enfant, ce coin de terre où reposait
+le premier-né et, quand on lui disait qu'on se battait là-bas, au
+Père-Lachaise, il songeait à cela, qu'on allait ravager la tombe du
+petit.
+
+Alors, quand tout fut fini, que la guerre civile laissa échapper son
+dernier râle, il s'habilla, prit l'aîné par la main et monta vers la
+colline où reposait l'autre, réparant, tandis que Paris sortait à peine
+de ses ruines, la ruine, plus pénible pour lui que celle des palais, la
+ruine du tombeau de son enfant.
+
+J'ai songé bien souvent à ce tableau touchant qui m'apparut, comme une
+idylle, au milieu des hideurs des lendemains de bataille. J'y songe
+encore maintenant que Paris tout entier a fait ce que faisait ce père,
+au dernier jour de mai 1871. Paris, en effet, a tout réparé, tout effacé
+et, par un prodige de vitalité particulière, le voilà qui célèbre le
+bout de l'an lugubre de ses deuils par des courses à Chantilly et une
+sorte de renaissance incroyable.
+
+Je défie l'étranger dont je parlais tout à l'heure de reconstituer,
+même par le passé, le Paris effondré dont il est question plus haut.
+En sortant un après-midi du palais de l'Industrie où l'exposition
+d'horticulture complète l'exposition de l'art, et où les rouges
+fuchsias, les cinéraires mélancoliques, les géraniums, les pensées, les
+agaves semblables à des hérissons, les cactus admirables et difformes
+servent d'encadrement aux bronzes de Carpeaux ou aux plâtres de
+Falguière, le touriste descend, je suppose, vers la place de la Concorde
+et sauf la ville de Lille, qui demeure encore enfermée dans sa baraque
+de planches, et une des fontaines qui n'est pas reconstruite, il
+retrouve ce coin de Paris tel que jadis, plein d'équipages, de soleil et
+de lumière. Les balustrades brisées par les obus sont remises en
+état, les plaies sont fermées, les blessures effacées. Chose étrange!
+Encadrées par les masses de verdure où les cônes blancs des fleurs de
+marronniers piquent leur note printanière, les ruines des Tuileries
+ont, par ces beaux jours, des aspects féériques. Du fond de la voûte de
+verdure qui rend si charmante la terrasse des Feuillants, le pavillon
+dénudé, léché par la flamme, mais où l'air circule, apparaît comme une
+merveille. Hélas, les choses tombées ont leur poésie, et ces ruines
+grandioses laissent loin derrière elles celles du palais d'Heidelberg!
+
+Les arcades du ministère des finances, ce Colysée en miniature, ont été
+abattues. Il ne reste du bâtiment qu'un coin de salon, dont on aperçoit
+encore les sculptures dorées. Le soubassement de la colonne Vendôme
+ressemble à un dé gigantesque sur lequel on aurait posé une énorme
+couronne d'immortelles. L'Hôtel de Ville est toujours découpé à jour et
+comme décharné, mais ce squelette a son élégance. Partout ailleurs,
+les ruines sont réparées et relevées. La rue Royale, ce brasier de l'an
+passé, rit au soleil, blanche comme la blanche Cadix, avec des maisons
+neuves. La Porte-Saint-Martin va renaître de ses cendres. C'est un
+prodige que cette résurrection, cette renaissance. Paris, cette fois,
+est bien redevenu Paris.
+
+Il caracole au Bois, dans ce Bois à demi rasé, coupé, mais charmant
+encore. Il se promène au concert du soir, il applaudit l'Alboni, il se
+presse au Salon. Il vit, en un mot, et non pas d'une vie factice. Il
+travaille surtout et s'apaise. Je me suis donné cette satisfaction
+d'errer, en manière de flânerie, sur les boulevards extérieurs,
+quartiers perdus pour les _boulevardiers_ d'habitude et qui gardent
+encore leur physionomie primitive et populaire. Tout ce petit monde,
+redevenu laborieux, prend l'air pur du soir, doucement s'assied sur les
+bancs et respire. Ou bien il se presse devant quelque loterie en
+plein vent, quelque débitant de poudre dentifrice, quelque vendeur de
+macarons. Aux pieds des buttes Montmartre, du côté de Ménilmontant, aux
+endroits où l'an dernier, la bataille fut la plus chaude, Paris a
+repris son aspect pacifique et curieux. Il y a toujours foule autour des
+chanteurs en plein vent, virtuoses populaires qui, le doigt râclant la
+guitare, jettent leurs chansons au vent du soir.
+
+Rien de plus intéressant que d'étudier les groupes qui se forment autour
+de ces ténors de la rue, et c'est là qu'on se rend bien compte de ce
+que pense, sent, aime la foule. Deux bougies plantées dans des verrières
+éclairent l'étalage de chansons que débite le chanteur. Ces petits
+cahiers de deux, quatre ou dix sous, sont enveloppés de papiers rose ou
+bleu. Debout sur un tabouret, le chanteur domine la foule. Une femme
+en bonnet se tient à ses côtés, tendant les cahiers au public. Les
+amateurs, tenant le cahier à la main, suivent sur le papier la chanson
+qu'_interprète_ le chanteur, et, à demi-voix, apprennent et répètent
+l'air que l'autre chante tout haut.
+
+Ce sont, presque toujours, à cette heure, des chansons apaisées,
+attristées, célébrant l'héroïsme des petits, les souffrances de nos
+prisonniers, le dévouement et le malheur des soldats, qu'apprend et
+répète la foule. Le virtuose, d'une voix lente, achève le refrain du
+Français captif à Magdebourg et qui dit à l'oiseau venu de France:
+
+ Petit oiseau, retourne, quitte moi!
+ est assez ici de malheureux sans toi
+
+Ou encore, c'est la charge des cuirassiers de Reichshoffen, le drapeau
+du 3e zouaves, toute une série de complaintes patriotiques nées de
+l'amertume de la défaite et qui ne sont point sans valeur morale, si
+elles n'ont que bien peu de qualités littéraires. D'autres fois, la
+veine satirique du peuple se fait jour dans quelques refrains comme _les
+Coupures_, où l'on rit du papier-monnaie, où comme dans _Galurin_, où
+un ivrogne se plaint que l'on impose les alcools; mais, en somme, le
+sentiment qui domine dans toutes ces productions tout à fait éphémères,
+mais très-caractéristiques, c'est le besoin, même inconscient
+d'amendement et de réforme, de «régénération»; puisque le mot est à
+l'ordre du jour.
+
+_Soyons sérieux_, répète une chanson dont j'ai retenu ces quatre vers:
+
+ Qu'à l'ouvrage chacun se rue
+ Pour notre pays endetté;
+ Plus de révolte dans la rue,
+ Le travail, c'est la liberté!
+
+Et la foule, au refrain, reprend avec le chanteur: _Soyons sérieux_. Au
+fond, il y a dans tout ceci des symptômes qui font plaisir. Peut-être
+bien (chose incroyable!) que la leçon subie par la France ne sera point
+perdue. Ce qui se passe dans les quartiers populaires nous pourrait le
+faire espérer, mais en revanche ce qu'on aperçoit dans les faubourgs
+aristocratiques nous cause bien quelque doute.
+
+Ce n'est pas qu'on chante de ce côté, mais c'est qu'on expose une
+quantité considérable de petits factums et de petites images qui donnent
+à ces rues du faubourg Saint-Germain un aspect tout particulier. On se
+croirait certes dans une autre ville que Paris. Ce ne sont partout que
+photographies de Henri V et petits cahiers de biographies royalistes
+louangeuses. Ici le comte de Chambord apparaît cuirassé comme François
+Ier, portant sur les épaules un manteau fleurdelysé et recevant
+l'accolade de Jésus-Christ lui-même qui lui apporte la couronne de
+France. Là, ce même comte de Chambord, assis sur le trône de ses pères,
+donne audience à un groupe de jeunes femmes, dont l'une représente la
+Religion, l'autre la Foi; une troisième, la Vertu; une quatrième, la
+Charité; et d'autres encore, l'Alsace et la Lorraine. Dans le fond du
+dessin photographié à des milliers d'exemplaires, François Ier, Henri IV
+et Jeanne d'Arc, son étendard à la main, contemplent, en souriant, cette
+aimable audience royale. Ces tableaux sont partout, à tous les étalages,
+dans ce bienheureux faubourg.
+
+Il y a aussi les cartes de géographie, cartes destinées à prouver que
+la dynastie des Bourbons seule a fait le bonheur de la France. Les
+provinces conquises par la monarchie y sont doucement marquées d'une
+teinte rose; celles qu'a perdues l'empire y figurent sous une couche de
+couleur noire. Quant aux conquêtes de la République et à l'unification
+de la patrie faite par elle, il n'en est pas question. Cette propagande
+royaliste multiplie également les brochures: _Henri V raconté par un
+paysan_, _Henri V, père du peuple_, etc., sans compter les prédictions
+de ce curé poitevin qui nous promet, pour dix sous, une série
+interminable de malheurs, lutte civile, réédification passagère de
+l'empire, guerre de sécession dans nos provinces du Midi; bref, un
+cortége de fléaux auquel la bienheureuse venue de Henri V mettra seule
+une fin dans un ou deux ans d'ici.
+
+Tout cela ne serait, à la vérité, que fort comique, si ce travail de
+termites ne finissait par ébranler l'espérance et par mettre le doute
+dans les esprits. Et pendant que, dans ces quartiers légitimistes, ces
+emblèmes monarchiques, les portraits de M. de Chambord, entourés d'un
+cadre orné de la fleur de lis, et les photographies politico-religieuses
+s'étalent chez tous les libraires et les marchands d'objets de
+sainteté,--les brochures bonapartistes se glissent ailleurs aux
+devantures de certains vendeurs de livres et les portraits des
+souverains déchus, portraits faits récemment à Londres, réapparaissent
+rue Vivienne et rue de la Paix, dans des poses pensives faites pour
+attendrir les âmes sensibles au malheur.
+
+Mais comme il faut des photographies pour tous les goûts, dans les
+quartiers bourgeois et même populaires, voici qu'on s'arrête maintenant
+devant une image nouvelle qui s'appelle _le rêve de M. Thiers_. Le
+président de la République est représenté assis, accoudé et songeant.
+Dans le fond du dessin apparaît une famille de braves gens, heureuse et
+souriante, puis un paysan poussant la charrue. Enfin la France, guidée
+par la République vers un champ de blé opulent, vers cette image
+palpable du bonheur qui a pour nom: l'_abondance_. Va pour un tel rêve,
+et si ce n'est qu'un songe, encore sera-t-on satisfait de l'avoir bercé,
+un moment, et d'avoir caressé cette espérance! Mais remarquez combien
+la physionomie de M. Thiers, vouée si longtemps aux coups mordants du
+crayon et à la caricature, prend peu à peu des traits populaires. M.
+Thiers devient de cette façon et restera pour l'avenir une sorte
+de bonhomme Béranger, plus petit de taille, plus malicieux et plus
+narquois, mais plus résolu aussi, plus actif et qui aura remis en selle
+son pays désarçonné[19].
+
+[Note 19: A un an de distance, on voit, aujourd'hui, le chemin fait par
+la coalition monarchique et l'on peut, par là, mesurer l'ingratitude des
+partis. Mais quoi! est-il bien à jamais évanoui le _rêve de M. Thiers_?
+(24 mai 1873.)]
+
+
+
+
+ L'HÔTEL-DE-VILLE
+ (Juin 1871)
+
+
+
+ I
+
+
+S'il existait un monument que la rage des pétroleurs dût épargner,
+c'était l'Hôtel-de-Ville, le coeur même de la cité parisienne, le
+monument en quelque sorte sacré où, glorieuse et tourmentée, avait
+défilé notre histoire.
+
+L'Hôtel-de-Ville, en effet, n'était pas seulement une merveille
+artistique, une des élégances les plus pures de la Renaissance; c'était
+aussi une sorte de temple où revivaient, tout palpitants encore, des
+souvenirs, et où revenaient, en quelque sorte, des ombres. Tout le passé
+de la grande ville semblait être enfermé là. Toutes ses fièvres, toutes
+ses grandeurs, tous ses héroïsmes, toutes ses misères semblaient s'y
+entasser et s'y coudoyer. On eût dit que, dans ces longs couloirs,
+parfois l'ombre de quelque prévôt des marchands y saluait le fantôme
+d'un frondeur ou d'un membre de la première Commune. Chaque coin du
+monument avait sa légende, chaque pièce évoquait une tradition, une
+chronique, une date, et l'on ne sait ce qu'il faut regretter le plus,
+ou de ce grandiose nid à souvenirs, ou de ce chef-d'oeuvre d'un art
+inimitable et charmant.
+
+Ruiné, incendié et dévasté, l'Hôtel-de-Ville reste du moins la plus
+superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un
+pittoresque et funèbre désordre qui serre le coeur, tout en offrant
+aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels
+écroulements. La masse de l'édifice est percée à jour, léchée et rongée
+par la flamme. Les pavillons de droite et de gauche laissent pénétrer
+par les plaies béantes des fenêtres le soleil, qui éclaire en pleine
+lumière les monceaux de détritus, la poussière et les plâtras, et qui
+se joue dans les ouvertures, dans les brèches et les lézardes de
+l'incendie. Les lignes brisées de l'édifice semblent découpées et
+déchiquetées par un caprice bizarre et cruel. Les figures qui entourent
+le cadran d'horloge, que nous avons tant de fois vu allumé durant la
+nuit comme un oeil de cyclope au fronton du monument, ont été décapitées
+et cassées à mi-corps. Le campanile, où, pendant les soirées de
+bombardement, lors du dernier siége, on montait pour interroger les
+lueurs sinistres des batteries à l'horizon, ce campanile élégant s'est
+écroulé, s'est abîmé dans les flammes. Plus rien ne reste de lui! Il
+faut tout un travail d'imagination pour le retrouver, tel qu'il était,
+droit et fier, s'élançant au-dessus de la ligne correcte des toits.
+Maintenant, seules, les hautes cheminées se dressent avec leurs
+lignes sévères et tristes au-dessus du squelette du monument et de
+l'amoncellement des ruines.
+
+La Commune avait fait enlever de la porte du milieu la statue de bronze
+d'Henri IV. Le profil déformé de la statue se dessine encore sur la
+muraille, découpé comme une ombre chinoise. Une plaque de marbre noir,
+où se déchiffrent des lettres étranges, gravées verticalement, était
+placée sous la statue du Béarnais. Les statues de grands hommes qui,
+debout dans leurs niches, formaient le long de l'Hôtel-de-Ville comme
+l'aréopage défunt et immortel de la cité, ont eu leur part dans la
+catastrophe. Déjà blessées par les balles au 22 janvier, elles sont
+ou tombées ou brisées à demi dans la terrible nuit de mai. Juvénal des
+Ursins a été coupé en deux comme par un boulet. D'autres montrent leurs
+bras devenus des moignons, leurs jambes broyées, leur torse criblé.
+Côte à côte, Pierre Lescot et Jean Goujon, ces deux ouvriers sublimes,
+semblent défier le sort et la barbarie, leur maillet, leurs outils
+d'artistique travail à la main.
+
+C'est cependant par cette porte du milieu que, tant de fois, poussé par
+des courroux divers, s'est précipité le flot populaire! C'est du haut
+de ce perron qu'ont été tour à tour acclamés tous les gouvernements de
+France! Les Frondeurs, aux jours des _mazarinades_, ont passé par cette
+porte, hurlant et chantant. Les vainqueurs de la Bastille y sont entrés,
+apportant les trophées arrachés à la noire citadelle. Au 10 août, au
+9 thermidor, la Révolution y a roulé ses vagues formidables, sa mer de
+vainqueurs et de vaincus. C'est là que Lamartine a parlé: «Prenez garde,
+disait-il le 17 mars 1848, les 18 brumaire du peuple pourraient amener
+les 18 brumaire du despotisme!» C'est là que Barbès, au 15 mai, est
+entré, croyant sauver la République. Tous les personnages qui ont
+contraint la renommée à garder leurs noms en ces dernières années, ont
+défilé sous cette voûte, et ouvert ou enfoncé cette porte pour entrer
+dans l'histoire.
+
+Quelle ruine! Et si ces pierres calcinées, rougies de tons de brique ou
+noircies par la flamme, pouvaient parler! Ils ne comprenaient donc
+pas, ceux qui vouaient un tel monument à la destruction, qu'ils
+anéantissaient la tradition même, la pétrification superbe des idées et
+des espérances parisiennes? Qu'était-ce que l'Hôtel-de-Ville, sinon la
+maison commune, le _parloir du peuple_ succédant au vieux _parlouër aux
+bourgeois_ du moyen âge?
+
+Jadis, au VIe siècle, le corps municipal de la cité parisienne
+était composé de ce qu'on nommait le «corps des négociants par eau»,
+les _nautes_ défenseurs. Ville de matelots, créée au début, défendue
+au dénoûment par des marins; sous Clovis, ces conducteurs de barques
+régnaient et commandaient, représentant tout le commerce. Puis le
+titre s'éteignit. Les _mercatores aquæ_, les _marchands d'eau de Paris_
+devinrent les citoyens, les bourgeois de Paris. Et leur confédération,
+la _hanse_ de ces bourgeois, donna naissance à la «compagnie française»
+qui devait instituer l'Hôtel-de-Ville. Humble hôtel-de-ville tout
+d'abord, sorte de baraquement, une grande pièce où l'on délibérait sur
+les affaires publiques; puis on se transporta sur la place de Grève,
+dans cette _Maison aux piliers_ qui resta debout même après que Domenico
+Boccaredo, _Domenico da Cortone_, eut en 1549, sous Henri II, commencé
+l'édification du monument que 1871 à détruit. Qui ne reconnaissait, dans
+ces humbles et laborieux bourgeois du moyen âge, les vrais frères de la
+Commune libre, la Commune qui fonde, non celle qui détruit, pacifique
+Commune s'occupant du travail des citoyens, du négoce des marchands,
+des droits de tous; et non la Commune qui combat, qui lève les armées,
+contraint tout homme à prendre un fusil pour la guerre civile et attente
+ainsi à la liberté de l'individu autant qu'au droit de l'État?
+
+Il est bien difficile de reconstruire, même par la pensée, ce qu'était,
+il y a six mois, il y a trois mois, l'Hôtel-de-Ville, en parcourant ces
+cours encombrées de débris, en se risquant dans ces galeries écroulées
+et mises à jour comme les arcades d'un cloître. Dès les premiers pas,
+l'odeur, l'éternelle odeur de mort, de salpêtre et de plâtre vous saisit
+à la gorge. On aperçoit, par la grande porte, l'amas de choses écroulées
+que déblaient les maçons, poussant leurs brouettes sur les rails d'un
+petit chemin de fer spécial qu'on a construit. Ces hommes sifflent ou
+fredonnent en faisant l'ouvrage. Ils commencent l'oeuvre de réparation.
+La Commune a surtout assuré le droit au travail à deux corps de
+citoyens, les pompiers et les maçons.
+
+Nous jetons un regard sur ces murs noircis par la fumée ou couverts par
+l'incendie d'une étrange teinte rose. Des lambeaux d'affiches au papier
+jauni pendent encore çà et là, ironiques: _Commune de Pari_, dit l'une,
+_19 avril 1871, 5 h. 27 soir. Guerre à exécutive. Bonnes nouvelles
+d'Asnières et de Montrouge. Ennemis repoussés_. Et l'autre: _Appel est
+fait aux artificiers et ouvriers spécialement attachés à la préparation
+des fusées percutantes des obus_. A nos pieds des fragments de marbre,
+de sculptures, gisent à terre. Mais le sol presque tout entier est fait
+d'une couche de poussière et de plâtre. Une cour immense s'ouvre devant
+nous, vide et nue, bordée par des arcades ruinées à demi, des pans de
+murailles nues; c'est la cour de Louis XIV. Est-il possible? Quoi! voilà
+ce qui reste de ce portique supporté par les colonnes de marbre aux
+chapiteaux dorés, de ces médaillons en terre cuite, dignes de Luca della
+Robbia, qui brillaient et égayaient ce bijou architectural; voilà ce qui
+survit de cette frise aux inscriptions glorieuses, de cet escalier
+de stuc et de marbre, d'une construction élégante et qui menait à la
+galerie des Fêtes? Voilà ce que le désastre nous laisse de tout ce qui
+était le luxe et la séduction du monument municipal? Rien, absolument
+rien; le vide, le néant, la fumée!
+
+C'était là qu'avaient passé les souverains et les visiteurs illustres;
+là que M. de Bismarck, en 1867, tandis que le roi son maître parcourait
+la salle de bal, entouré, regardé curieusement, c'est là que le
+ministre était descendu, voulant une place à part dans la curiosité ou
+l'inquiétude publique, et, pressé par la foule, son casque de cuirassier
+sous son bras gauche, causait, nu-tête et souriant, aux dames et à ceux
+qui l'entouraient.
+
+L'aspect était féerique de cette cour blanche et dorée, aux jours de
+réceptions et de fêtes. Les hautes tiges des arbustes, les couleurs
+des magnolias se mariaient aux blancheurs marmoréennes des colonnettes
+ioniennes. Parfums et fleurs, griseries de la vue et des sens, la
+mélodie de la galerie arrivait à travers les plantes. Les ruissellements
+d'épaules blanches, des robes traînantes, les éclairs des regards et des
+parures se croisaient, se confondaient sur les marches de l'escalier
+en fer à cheval. J'y ai vu, aux heures de siége, des mobiles dormir,
+enveloppés dans leurs couvertures de laine, des gardes nationaux manger,
+à la lueur des lampes, leur repas, et des médecins faire, à cette même
+place où tour à tour la reine Victoria, le roi Guillaume, le czar, les
+empereurs avaient passé, un cours pratique de pansement à la légion de
+brancardiers organisée pour les champs de bataille. Quelle antithèse!
+cette cohue de souverains, et, au lendemain de ces rêves, ce réveil: un
+groupe d'hommes en blouse d'uniforme, têtes nues, écoutant un docteur
+qui leur explique, en leur montrant des brancards neufs et demain tachés
+de sang, comment on ramasse un blessé et comment on le couche sur la
+toile du brancard!
+
+On a retrouvé, dans l'entassement de détritus qui couvrait la cour Louis
+XIV, déblayée aujourd'hui, la statue de Louis XIV, qui était debout,
+sous le portique, faisant pendant à une statue de François Ier!
+L'explosion d'un amas de cartouches avait enlevé le roi-soleil de son
+socle et l'avait projeté, sans lui casser un ongle, à plusieurs mètres
+de là, dans un amas de décombres.
+
+Au 31 octobre, ce fut par cette cour que l'envahissement commença; les
+maires de Paris délibéraient dans la salle du conseil municipal qui
+donnait sur la cour par le petit et coquet escalier. Assis devant leurs
+pupitres de bois d'acajou, ils venaient de fixer la date des prochaines
+élections municipales, lorsque M. Mahias s'écria: «Nous ne sommes plus
+maîtres de la situation!» La foule entrait, en effet, se ruait sur
+l'escalier de marbre, pénétrait dans la salle, grimpait sur les
+pupitres, prenait la parole, applaudissait, sifflait, et, regardant les
+peintures d'Yvon qui décoraient la salle, se mettait à en lacérer une.
+C'était celle qui représentait _Napoléon III remettant à M. Haussmann le
+décret d'agrandissement de la ville de Paris_. Peinture médiocre comme
+toutes ses voisines, Clovis ou Philippe-Auguste. La foule demeura
+là pendant toute l'après-midi, broyant les pupitres sous ses talons,
+cassant le nez des bustes et emportant les lampes. La vue de cette
+salle, le lendemain, était pitoyable.
+
+Cette fois, pourtant, elle avait épargné la Galerie des fêtes, la
+galerie superbe qui donne sur la caserne Lobau, et qui, maintenant,
+n'est qu'une ruine. _Galerie des fêtes_, quel nom pour cette chose
+brûlée et broyée, pour ces colonnes que la flamme a rongées, découpant
+les rondelles de pierres comme des ruines séculaires, quel nom pour
+cette grande salle vide et morne dont l'armature de fonte rouge, tordue,
+pendant au plafond comme une ostéologie, et dont le plancher semble prêt
+à s'écrouler sous les pas. Aux larges fenêtres illuminées les soirs de
+bal, pendent, lugubres, des débris de volets, des lambeaux brûlés de
+stores, pareils à des bouts de papier à demi consumés; le vent ballotte
+ces détritus; une blanche statue, encore debout au dehors, se détache
+sur le vide et semble veiller sur ces ruines; on cherche vainement dans
+la courbe des voûtes, trace des peintures de Lehmann. Tout est écaillé,
+perdu, anéanti. Quel désert! et quels lendemains aux fêtes du préfet! Le
+vent s'y engouffre, et les perspectives des quais apparaissent par
+les larges brèches. _E finita, e finita la musica!_ Une affiche de la
+Commune, collée sur une colonne cannelée, semble signer tristement cette
+épouvantable ruine.
+
+Épouvante, est-ce bien le sentiment qu'on éprouve? Non, le sentiment
+artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses
+des choses si belles, qu'on s'arrête et qu'on admire. Les eaux-fortes de
+Piranési ont de ces profondeurs superbes, les premiers plans de Claude
+Lorrain nous ont habitués à ces arcades merveilleuses qui encadrent
+ces fonds blancs de ruines, ces murs consumés, ces éboulements, et,
+par-dessus, le ciel bleu, railleur dans la profondeur calme de son
+éther.
+
+Là, dans cette partie ruinée du bâtiment, tous les points de vue sont
+saisissants. La vue prise de l'escalier des fêtes sur la cour des
+bureaux est attristée comme Ninive. Puis, si l'on se détourne, on
+retrouve, au contraire, des ruines en quelque sorte attirantes. De ce
+côté on aperçoit, se succédant l'une à l'autre, dans leur solitude, la
+_salle des Prévôts_, où l'on retrouve encore, à demi-calcinées, rongées,
+pareilles à des têtes de mort décomposées, les faces graves de ces vieux
+et honnêtes prévôts des marchands qui tinrent les destinées de Paris;
+puis, après cette salle, le salon des arts, où Delacroix avait signé
+quelques décorations, et le salon de Napoléon, dont le plafond, peint
+par Ingres, représentait l'_Apothéose de Napoléon Ier_. Tout est
+détruit. De lugubres fils de fer pendent comme des serpents le long de
+ces murailles, et les vestiges de peintures ne sont plus que des squames
+de peau malade. Une figure décapitée, éventrée, demeure comme un spectre
+contre la muraille. Près de là s'ouvre un gouffre, le plancher s'est
+effondré. Des pans entiers de muraille sont écroulés de ce côté. Combien
+de pertes irréparables! Le malheur a rapproché Ingres de Delacroix.
+Celui-ci avait peint le plafond du salon de la Paix. Ce chef-d'oeuvre
+est perdu comme l'autre.
+
+On erre à travers ces ruines, pris d'une mélancolie qui croît à chaque
+pas. Des armes rouillées, des bouts de papier noirci, des fusils tordus
+sortent des décombres. Au bout des galeries, de grandes glaces, au tain
+à demi fondu, reflètent vaguement les perspectives de ces ruines, et
+donnent aux rares visiteurs l'aspect indécis et livide de fantômes.
+Pâle, d'une blancheur de marbre, Napoléon Ier, intact dans son
+médaillon, fait face à Mérovée, d'une galerie à l'autre, et ayant à ses
+côtés Hugues Capet qui regarde Charlemagne; tous quatre, de leurs grands
+yeux blancs sans prunelles, semblent contempler ces amas de ruines, que
+n'ont faites ni les Northmans, ni les Goths, ni les Avares, mais cette
+masse formidable, devenue affolée, les prolétaires.
+
+Ils regardent, et l'on rêve.
+
+Mais détachons-nous de cette partie du palais qui constituait le côté
+officiel, somptueux du monument, et allons vers la partie plus curieuse
+pour l'histoire et pour les moeurs, la partie attenante à la façade, où
+le Gouvernement du 4 septembre se tenait, et nous allons retrouver les
+souvenirs de M. Haussmann et de la Révolution française.
+
+
+
+ II
+
+
+Nous redescendons vers la cour Louis XIV, et, avant d'aller plus loin,
+nous donnons un coup d'oeil à la salle Saint-Jean. Là sont établis
+maintenant les bureaux des architectes, qui travaillent à prendre
+les dimensions exactes des choses détruites, à refaire les plans,
+à reconstruire le palais municipal. On pourra facilement, mais
+coûteusement, restituer le monument tel qu'il fut jadis. Cette salle
+Saint-Jean! Que de spectacles elle a vus, que d'émotions! C'était là que
+tiraient au sort les conscrits parisiens. C'était là qu'on proclamait le
+résultat des votes aux élections! Que de souvenirs chacun de nous avait
+laissés là! Le Comité central, avant de siéger dans la salle de la
+République (salle du Trône), tint là ses premières séances, devant les
+draperies rouges sur le fond desquelles se détachait le buste blanc
+de la République. Maintenant on a entassé dans un coin des débris de
+candélabres, des fragments de statues, et aussi des statuettes provenant
+du fameux surtout de table de la Ville de Paris. Le hasard d'un tel
+désastre préserve ainsi mille objets différents et en rassemble les
+débris. Croirait-on que la note d'un restaurateur, fournisseur des
+membres de la Commune, a échappé à l'incendie? Sur cette note figure une
+fourniture de _deux cents francs de raie_.
+
+L'Hôtel-de-Ville avait trois cours intérieures: à gauche, en nous
+plaçant en face le monument, la cour des bureaux; au centre, la cour
+Louis XIV; à droite, la cour du préfet. Le pavillon de droite, celui
+dont le prolongement s'étend parallèlement au quai, était en effet
+affecté aux appartements particuliers du préfet; le pavillon de gauche
+aux bureaux de la municipalité. Le centre du monument était tout entier
+occupé par la _salle du Trône_, devenue _salle du Peuple_ après le 4
+septembre, et par la _salle des Huissiers_. Chaque corps du bâtiment
+avait, en quelque sorte, sa vie propre et tout à fait particulière.
+A gauche, le va-et-vient des réclamations, des visiteurs, des
+solliciteurs, la foule affairée qui donnait au monument sa vraie
+physionomie de la maison commune. A droite, les piaffements des
+équipages préfectoraux, les petits appartements intimes, les salles à
+manger et les chambres à coucher. L'ameublement de toutes ces
+pièces avait cette splendeur fausse et criarde du luxe contemporain,
+simili-marbre et carton-pâte. On arrivait à ces appartements par de
+petits couloirs étroits et de petits escaliers tendus de tapis tigrés
+qui faisaient ressembler ce vaste logis à l'intérieur d'un navire. On se
+serait littéralement cru à fond de cale, et les portes des appartements
+s'ouvraient comme des portes de cabine. Durant la Commune, madame Assi
+occupait, à l'Hôtel-de-Ville, les appartements tendus de soie bleue de
+madame Dollfus.
+
+Du temps du gouvernement de septembre, les séances quotidiennes se
+prolongeant fort avant dans la nuit, un _en tout cas_ de viandes froides
+était préparé dans la première salle du bas, cette même salle où, en
+juin 1848, le général Négrier, apporté mourant, avait rendu le dernier
+soupir sur un canapé.
+
+Au-dessus de ces appartements se trouvait le grand salon jaune, où
+siégeait, pendant le siége, le Gouvernement de la défense nationale.
+C'est là que, pendant la journée du 31 octobre, furent entourés, par
+les bataillons de Flourens et de Blanqui, M. Jules Favre, M. Trochu, M.
+Picard, etc. La commission pour l'enseignement primaire se réunissait
+une fois par semaine dans cette même salle. En se dirigeant vers l'aile
+gauche du bâtiment, du côté de la rue de Rivoli, on passait par une
+sorte de salle d'attente s'ouvrant sur l'escalier, qui menait au
+rez-de-chaussée, vers les salles à manger et les appartements privés.
+Puis, de là, avant de gagner le cabinet du préfet, on rencontrait, à
+main gauche, une petite pièce secrète, confortablement meublée
+d'un divan, tendue de perse blanche à bouquets jetés, et mollement
+capitonnée. C'était bizarre et capricieux, cela faisait songer à
+ce roman de Crébillon fils, le _Sopha_, et aux petites maisons du
+XVIIIe siècle. Tous les meubles de cette pièce ne sauraient
+être décrits. On doit en passer sous silence. Ce petit retrait
+parfumé, agrandi par des glaces à biseau, vrai boudoir d'Orient, était
+particulièrement réservé à M. Haussmann, qui y donnait des audiences
+tout à fait intimes. En nous le montrant, les huissiers souriaient
+discrètement, ou, comme on voudra, indiscrètement, car, sur ce point,
+les adjectifs se valent.
+
+Le cabinet du préfet, vaste, tendu de rouge, aux meubles dorés et
+aux divans de soie, avec sa haute cheminée de marbre, sa grande table
+recouverte de damas vert, était une des pièces les plus réellement
+belles de l'Hôtel-de-Ville. Beaucoup de papier blanc et d'encriers.
+Peu de livres. Dans un corps roulant de bibliothèque, une trentaine de
+volumes tout au plus, livres d'administration et de droit. C'était
+la bibliothèque particulière du préfet. Un _bibliothécaire_ spécial
+touchait des appointements pour _con server_ ces quelques malheureux
+volumes. Ce n'était pas, je m'empresse de le dire, la seule bibliothèque
+du palais. La bibliothèque du Conseil Municipal, placée à côté de la
+salle du Conseil, près de la cour Louis XIV, était relativement pauvre.
+En revanche, la magnifique bibliothèque de la Ville, qui emplissait
+plusieurs salles des étages supérieurs, nous offrait des trésors
+inappréciables. Tout est consumé aujourd'hui, et non-seulement les
+livres, mais les documents, les archives, tout ce qui était l'histoire
+parisienne, et, en particulier, l'amas considérable de documents chauds
+de salpêtre, pour ainsi dire, et relatifs à 89, 92, 93. Chose à noter;
+c'est la Commune de 71 qui a détruit les procès-verbaux de la Commune
+de 93, que les historiens n'ont pas feuilletés, et qui resteront
+éternellement inconnus.
+
+Dans ce cabinet du préfet, dont je parlais, plus d'une députation fut
+reçue: bataillons amenant les canons offerts à la défense, ou délégués
+se plaignant du renvoi d'un maire. Le 31 octobre, sur cette table,
+Flourens proclama la Commune de Paris.
+
+Pendant de longues heures, Blanqui, Millière couvrirent de projets de
+décrets les feuilles volantes qui encombraient d'ordinaire la table au
+tapis vert. Des gardes nationaux, s'asseyant à côté d'eux, rédigeaient
+ou dessinaient. Tout l'attirail fut abandonné, lorsque le commandant
+Ibos entra à la tête de son bataillon. Quelqu'un qui eût recueilli tous
+les papiers épars, froissés et maculés, oubliés par les envahisseurs,
+eût pu composer le plus original recueil d'autographes et
+d'orthographes.
+
+On sortait du cabinet du préfet pour entrer, après avoir traversé un
+couloir où se trouvaient placés les télégraphes, dans le salon des
+Huissiers. Là travaillèrent, de septembre à février, les secrétaires;
+là les maires, les chefs de bataillons se heurtaient, se pressaient,
+s'entre-croisaient; les uns réclamaient les vivres de campagne, les
+autres des souliers à grosses semelles, etc. C'était l'antichambre
+de toute personne demandant à parler à quelqu'un des membres du
+Gouvernement. Gustave Flourens y vint un soir, avant le 31 octobre,
+grave, pâle et couvert d'un long pardessus à l'américaine, la main sur
+la poignée de son sabre. Il voulait parler à Henri Rochefort. Rochefort
+était absent. Flourens demanda du papier, une plume, et écrivit
+textuellement ce qui suit:
+
+ «Mon cher ami,
+
+ «Le peuple veut se débarrasser des culottes de peau. Il a
+ choisi un chef, c'est vous. Venez. Mettez-vous à notre tête et
+ marchons. _Vous ne savez pas monter à cheval peut-être, mais
+ notre amitié vous en tiendra lieu_.
+
+ «Tout à vous,
+
+ «FLOURENS.»
+
+La porte de cette salle s'ouvrait sur la salle du Trône, ou salle
+du Peuple, la magnifique salle décorée par Séchan, et où les mobiles
+bretons, en sentinelles, regardaient, un peu ébahis, passer le flot
+des visiteurs, ou dormaient tout debout, en montant leur faction. Deux
+magnifiques cheminées en marbre, deux chefs-d'oeuvre à coup sûr, se
+faisaient face. Merveilles de la Renaissance. L'une avait été sculptée
+par Th. Bodin, l'autre par Biard, disciple de Buonarotti! Que de fois
+nous y avons vu quelque estafette, venant des tranchées, y sécher le
+bout de ses bottes couvertes de boue et de neige et qui fumaient devant
+la braise. C'était la vraie grande salle historique de l'Hôtel, et
+ses fenêtres, maintenant béantes, avaient vu bien des spectacles!
+A l'extrémité droite de la salle était jadis le _cabinet Vert_, où
+Robespierre, Couthon, Saint-Just se tenaient pendant la nuit du 9
+thermidor. Le gendarme Méda, Merda plutôt, c'était son nom véritable,
+mort général à la Moskowa, avait tiré là le fameux coup de pistolet qui
+brisa la mâchoire de Maximilien. On avait, depuis 1794, réuni le cabinet
+vert à la salle du Trône. C'était là encore, à la fenêtre du milieu, que
+Louis XVI se montra coiffé du bonnet rouge; c'est là que Lafayette dit
+en 1830 au peuple, en lui montrant Louis-Philippe: _Voici la meilleure
+des républiques_. C'est de là qu'aux jours du siége on voyait défiler
+sur la place les bataillons de marche se rendant aux avant-postes. Les
+musiques jouaient la _Marseillaise_, les gardes défilaient, agitant
+leurs képis, devant les maires qui saluaient. Le modèle des drapeaux
+qu'on devait leur distribuer, en un jour de fête qui n'arriva jamais
+(pique et couronnes de chêne dorées et étendard de soie), était déposé
+dans un coin du cabinet du préfet. Deux ou trois bataillons en obtinrent
+seuls, le bataillon de Boulogne entre autres, et celui de Belleville.
+
+Au bout de la salle du Peuple une petite porte s'ouvrait, qui donnait
+sur la galerie de pierre. On eût pu appeler cette galerie extérieure la
+_galerie des Paysages_, comme on pouvait nommer la galerie extérieure,
+qui longeait le cabinet du préfet, _galerie des Bustes_. Tandis qu'on
+rencontrait dans celle-ci les bustes des souverains régnants (on avait
+enlevé de son socle, au 4 septembre, celui de Frédéric-Guillaume),
+on voyait, aux murailles de celle-là des décorations d'un genre tout
+particulier, les paysages des environs de Paris, par Desgoffe, Bellel,
+Paul Flandrin, Hédouin. Paysages frais et verts, avec des figures en
+robes blanches et en chapeaux de paille, un bout de rivière, un petit
+pont, de l'herbe et des fleurs! C'était Champigny, Sceaux, Châtillon,
+des noms printaniers et charmants, avec des odeurs de liberté, de
+gaminerie, de jeunesse, de friture et de vin clair! Comme nous les
+regardions, et avec tristesse, pendant qu'à cette place même nos morts
+du 30 novembre et du 3 décembre pourissaient ou que, de ces hauteurs,
+les Prussiens nous envoyaient leurs obus!
+
+Cette galerie longeait les bureaux particuliers des adjoints au maire
+de Paris et du secrétaire de la mairie. M. Hérisson s'y occupait de
+l'équipement et de l'habillement de la garde nationale; M. Clamageran de
+l'alimentation; M. Chaudey du bois de chauffage de ce malheureux Paris,
+glacé et affamé. Grand, souriant, actif et bonhomme, Chaudey recevait
+les déclarations, y faisait droit de son mieux; et il fallait voir la
+foule grelottante des pauvres gens qui l'attendaient! Puis, il ceignait
+l'écharpe du maire et descendait recevoir un canon offert à la défense,
+ou passer en revue les compagnies qui partaient. Et, plus d'une fois,
+la nuit venue, à l'heure où Paris qui ne veillait pas aux tranchées
+dormait, Chaudey courait pour assurer le chauffage des arrondissements
+de Paris.
+
+Le bureau du maire occupait la grande salle, la dernière du pavillon de
+gauche. Étienne Arago déjeunait habituellement là, à côté de la besogne
+quotidienne, et se multipliant. M. Ferry lui succéda; le bureau du
+maire ne fit qu'un avec le bureau du préfet, c'est-à-dire que ce dernier
+devint le bureau de la mairie. Regardez ces fenêtres où le vent se joue,
+cette carcasse de monument et cette découpure sinistre. La troisième à
+gauche du pavillon de la rue de Rivoli vit Robespierre jeune surgir
+par là brusquement, le soir de thermidor, se dresser sur la nervure
+de pierre qui court le long du monument, et, livide comme un homme qui
+hésite un moment, regarder le vide à ses pieds, puis, brusquement, de
+cette hauteur, se précipiter sur le pavé!
+
+Combien de fois, durant les nuits du siége, lorsque je regardais les
+fenêtres rougies par la lumière de cet Hôtel-de-Ville, où s'agitait le
+sort de la cité, combien de fois n'ai-je pas évoqué les mâles figures,
+bronzées au feu du volcan, de ces morts qui emplirent la Maison
+commune de leur fièvre patriotique. Ceux-là, du moins, en sortant de
+l'Hôtel-de-Ville, n'y laissèrent pas la trace noire de l'incendie;
+ils n'y laissèrent, s'immolant à la foi qui les dévorait, que les
+éclaboussures de leur sang.
+
+Pauvres couloirs, emplis de vie, de bruit, de passion! Ce n'était pas
+là l'asile d'un seul, comme les Tuileries... C'était la demeure de tous.
+Par cette petite porte qui s'ouvrait, à gauche du monument, faisant
+face à la rue de Rivoli, que de pauvres gens ont passé! Lorsqu'on avait
+franchi deux étages, on se trouvait, de ce côté, dans la galerie du
+Conseil Municipal. Elle longe la rue de Rivoli. Là, pendant le siége,
+se tinrent les commissions des institutrices (enseignement professionnel
+des femmes) et les réunions des maires de la banlieue. Quand on songe
+que tous les objets qui meublaient ces pièces, les chandeliers, les
+chenets, étaient étiquetés, numérotés, catalogués, et que le chef du
+matériel en répondait, à un encrier près! Maintenant c'est le vide et la
+ruine, c'est l'anéantissement, ce sont les arcades où l'air s'engouffre,
+les murs crevés, les amas de pierre. C'est l'effondrement et la tombe.
+_Ci-gît l'Hôtel-de-Ville._
+
+Mais encore si, dans un dénouement brutalement plagié du _Prophète_, ils
+s'étaient ensevelis, ces brûleurs de temples, sous les ruines du Palais
+de la Cité! On raconte que, lors du dernier jour de la Commune, tous se
+réunirent dans une sorte de banquet suprême, et, avant de se séparer,
+jurèrent tous de mourir à leur poste: «Notre cause est perdue, dit le
+vieux Delescluze, il faut la féconder avec du sang!» Puis on se sépara.
+Le proscrit du moins tint parole. Les autres s'enfuirent, tandis que le
+peuple, qui croyait en eux, mourait pour eux. Ce fut, dit-on, Pindy
+qui se chargea d'incendier l'Hôtel-de-Ville. «Prends ton rabot, Pindy,
+disait Vallès au menuisier, et rabote le vieux monde!» Pindy laissa
+le rabot pour le pinceau à pétrole. Les murs barbouillés d'huile, les
+caves, vraies cartoucheries, volcans emplis de salpêtre, tout flamba et
+éclata à la fois. On retrouve encore dans les débris des balles et des
+cartouches intactes.
+
+C'est avec peine qu'on s'éloigne de cette ruine où tout vous retient, où
+l'on interroge à la fois les débris et les souvenirs. Tout est curieux
+dans ces choses mortes qui, semblables aux anatomies, livrent les
+secrets de la vie. Un fourneau de cuisine colossal reste encore comme
+pour attester l'appétit gigantesque des soupers d'autrefois. Les bouts
+de papiers noircis voltigent comme des papillons funèbres. Ce sont des
+décrets qui furent éternels pendant deux jours et que le vent jette à la
+Seine.
+
+A travers les blancheurs crues des murailles, quelques colonnes de
+marbre rouge avec leurs chapiteaux dorés encore, tranchent par leur
+décoration primitive. Cela survit dans un cimetière de choses mortes. On
+sort, les débris de verre crient sous les pas, la poussière blanche
+vous couvre de ses nuages. Quel émiettement navrant de ce qui fut une
+séduisante oeuvre d'art! Cette poudre, cet impondérable, ce nuage, cette
+fumée, ce sont les peintures de Coignet, de Vauchelet, de Landelle; ce
+sont les sculptures de Jean Goujon; c'est de la pierre et du marbre qui
+s'envolent! C'est l'âme même de ce monument dont la flamme a fait un
+squelette.
+
+Un dernier regard encore; et sous l'horloge aux ressorts mis à nu, sur
+le fronton de l'Hôtel-de-Ville, des inscriptions subsistent:
+_Liberté_, _Égalité_, _Fraternité_, et au-dessus: _République française
+démocratique une et indivisible_. Une et indivisible! Hélas! où marchait
+la Commune, sinon à la désagrégation même de la patrie[20]!
+
+[Note 20: Quelques jours avant l'incendie de l'Hôtel-de-Ville de Paris,
+quelqu'un a pris copie de l'inscription suivante:
+
+HAND. ÆDIFICIORVM. MOLEM. MVLTIS. IAM. ANNIS. INCOATAM. ET.
+AFFECTAM. MARINVS. DE. LA. VALLÉE. ARCHITECTVS. PARISIN. VSCEPIT. AN.
+1606. ET. AD. VITIMAM. VSQVE. PERIODVM. FOELICITER. PERDVXIT. AN SAL.
+1628.
+
+Elle était gravée dans la clef de voûte, dans le péristyle de la cour
+d'honneur.]
+
+
+
+
+ DE GERMINAL A PRAIRIAL
+ 1871
+
+
+Ils appelaient cette année 1871 _l'an 79 de la République_. Ils
+reprenaient, dans leurs vieux souvenirs républicains, l'almanach de
+l'intègre Rome, et les noms des mois, des années de fièvre et de gloire
+reparaissaient sur les actes publics. _Germinal_, _Floréal_, _Prairial_,
+les noms charmants des mois printaniers! Germinal, où l'herbe s'étend,
+saine et fraîche, dans les prés reverdis, où les pieds marchent
+gaiement, au matin, égrenant sous leurs pas les pleurs de la rosée.
+
+C'était le printemps, le printemps de l'an 79, le printemps de cette
+triste année 1871. La pauvre France désolée éprouvait, après tant de
+souffrances, le désir âpre du repos, et, alanguie, le sang de ses veines
+coulant par ses blessures encore ouvertes, elle se demandait si l'heure
+était enfin venue de fermer ses plaies et de guérir ses maux.
+
+C'était le printemps, après l'hiver farouche, après les longues nuits au
+rempart, les dures étapes dans la neige, les longues stations glacées
+à la porte des boucheries vides, le printemps qui consolait, éveillait
+l'espoir, mettait aux branches des arbres labourés par les balles des
+bourgeons et des feuilles. Quelle joie après tant de peines! Un peu
+d'air réchauffant, des fleurs, des rayons et de l'herbe! On s'était dit,
+durant les heures de bombardement et de bataille: «Nous ne reverrons
+plus cela!»
+
+_Germinal_, le mois d'enfantement et de germination féconde; le mois où
+couve la sève, où la vie circule bouillante à travers les plantes et les
+êtres, où l'effluve créatrice court comme à travers les veines du grand
+Tout, où le grain se déchire et s'ouvre pour laisser poindre l'embryon
+de la plante de jour en jour grandissant pour s'épanouir; Germinal,
+où l'on sent, dans les profondeurs, le mouvement de l'être enfanté, le
+premier vagissement des choses créées par la nature immense; où le vent
+ride, joyeux, l'eau du ruisseau déjà moins froide; où tout sourit au
+souffle d'avril, caressant comme un baiser de vierge!
+
+_Germinal_, c'est,--sous un ciel d'un bleu laiteux et doux où de légers
+flocons blancs flottent comme le duvet envolé d'un cou de cygne;--c'est
+la sève éveillée, qui court sous l'écorce des jeunes chênes; c'est le
+jaune bourgeon, à reflets verdâtres, qui apparaît et s'entr'ouvre au
+bout des branches. Aux jours de Germinal, une teinte verte s'étend,
+comme une poussière vivante, sur les haies; dans les bois, les
+primevères blanches, les pervenches violettes, soucieuses, apparaissent
+au-dessus des amas de feuilles flétries du dernier automne. Des
+papillons jaunes, blancs ou tachetés de pourpre rayent gaiement
+l'horizon. Il y a des chansons dans les taillis et des rouges-gorges
+sur les arbres. C'est, tandis que les dernières feuilles tombent avec
+un bruit sec, c'est l'éveil, le sourd enfantement, l'éclosion, la
+vie,--_Germinal!_
+
+_Floréal_, le mois d'épanouissement et de beauté, mois couronné
+de fleurs, mois charmant, où l'air embaume; temps de floraison, de
+reverdoiement et de renouveau; mois où les bois ont des abris pour le
+rêveur qui passe et pour l'oiseau qui chante; mois où la glycine tombe
+en grappes, où les lilas sourient, où, dans le bois profond la fleur
+d'or des genêts apparaît, comme en un écrin; où, dans un immense
+embrassement, les choses ont comme des soupirs et des amours; où
+l'immensité n'est qu'un lieu de rendez-vous; où, depuis le brin d'herbe
+jusqu'au chêne, tout frémit d'une allégresse ardente.
+
+_Prairial_, le mois des prairies, le mois de vie intense et de vigueur
+superbe; le mois où le soleil chauffe, où la fleur des banquets
+entr'ouvre, comme une lèvre, ses roses et odorants pétales;--Prairial,
+où passe, en jetant au vent son refrain, le faucheur des prés, sa faulx
+aiguisée sur l'épaule.
+
+Mois de printemps et de rajeunissement, qu'ont fait de vous les hommes
+en cette année 1871?
+
+Printemps de l'an 79, où l'herbe fut tachée de sang, où les primevères
+virent des agonies; où, dans les bois reverdis, sifflait l'obus; où,
+les balles déchirant l'écorce des arbres et la chair des hommes, la
+sève coulait avec le sang. Mois de carnage sous un ciel adouci; mois de
+tueries, où les flocons blancs des boîtes à mitraille montaient, comme
+des rondeurs d'étoupe, au-dessus des grands bois immobiles.
+
+Partout était la vie cependant.
+
+Dans les gramens couraient ces mille insectes rouges qui naissent
+chaque année du printemps et chaque année meurent avec lui. Les buissons
+étaient pleins de nids; les bataillons d'insectes volaient autour
+des épines-vierges, et battaient l'air de leurs petites ailes,
+au bourdonnement vague; bataillons qui, loin de s'entre-tuer,
+s'entr'aimaient. Il y avait partout, dans ces bois aux noms charmants,
+Viroflay, Meudon, Chaville, comme des sourires invisibles. Et, à cette
+même heure, après l'hiver terrible, après la rude guerre, après la
+souffrance et la ruine, les hommes, autour des forts, combattaient et
+mouraient!
+
+Printemps de 1871, où les fleurs des lilas, où les branches d'aubépine
+étaient triomphalement plantées dans les canons des fusils chauds
+encore de la bataille; printemps où ces bois amoureux furent pleins
+des sifflements du fer, des éclairs du feu, des hurlements de la haine,
+Germinal, Floréal, Prairial, que de douleurs et que de morts vous avez
+vus!
+
+Je n'oublierai jamais l'impression qui me saisit, un matin de mai,
+lorsque, montant par la côte de Sèvres, à travers les sentiers déserts
+et labourés d'obus, j'arrivai sur ce plateau de Bellevue, d'où, à
+l'horizon, baigné dans un lumineux brouillard, on apercevait le
+géant Paris. Quelle immensité de pierres et quel monde! Les monuments
+découpaient sur le fond du tableau leurs clochers ou leurs coupoles;
+l'Arc de l'Étoile apparaissait, colossal et défiant les bombes; la Seine
+roulait ses circuits tourmentés à travers ce vaste paysage. Paris!
+
+C'était là Paris! Paris, que les Prussiens n'avaient osé attaquer
+de front, et où ils n'étaient entrés qu'en posant le pied, piteux et
+hésitants, comme si ce terrain volcanique brûlait;--c'était Paris où,
+de septembre 1870 à janvier 1871, une communauté de souffrances et
+d'espoirs avait fait de tant de coeurs un seul coeur, et des classes
+diverses de la cité une ville unie, fraternelle et résolue;--c'était le
+Paris qui, après avoir subi un premier siége, en supportait un second,
+plus terrible que le premier; car si la famine n'était plus au logis, la
+terreur était au foyer.
+
+Paris!--Je me sentais le coeur serré en le regardant, et lorsque je
+tournais les yeux vers la droite, vers les coteaux reverdis, du côté de
+ce fort d'Issy où les canons grondaient, où pleuvaient les obus, du côté
+de ces tranchées d'où sortait la fusillade, l'angoisse ressentie et la
+douleur devenaient plus fortes encore, et une sourde malédiction montait
+alors à mes lèvres contre cette chose qui s'étalait en plein soleil: la
+guerre civile.
+
+Printemps de 1871, on ne t'oubliera pas! Germinal vit sourdre et Floréal
+s'épanouir la haine; Prairial vit faucher non l'herbe, mais les hommes.
+Qu'eût-il dit, qu'eût-il dit alors l'intègre savant qui avait créé jadis
+le calendrier des mois républicains, le pur Romme, l'ami de ce Bourbotte
+qui jetait en mourant ce cri de réconciliation suprême:
+
+«Embrassons-nous tous, et aimons-nous tous; c'est le seul moyen de
+sauver la République!»
+
+
+
+
+ LA FÊTE MORTUAIRE
+ D'ALEXANDRE DUMAS
+ _Mai_ 1872
+
+
+«Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne,
+située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la
+Noue, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit
+Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine.»
+
+C'est ainsi qu'à la première page de ses _Mémoires_, Alexandre Dumas
+s'est peint lui-même en six lignes, avec sa franchise naïve et sa brave
+faconde. Il se place trop modestement à côté de l'auteur des _Lettres
+sur la Mythologie_ et très-orgueilleusement à côté de l'auteur de
+_Phèdre_, puis il ajoute:
+
+«Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison
+appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre
+un jour, pour que j'aille mourir dans cette chambre où je suis né et que
+je rentre dans la nuit de l'avenir au même endroit d'où je suis sorti de
+la nuit du passé!»
+
+C'était le voeu secret du grand homme demeuré toujours tel qu'il était
+aux heures où il dénichait les merles, à Villers-Cotterets, et ce voeu,
+la destinée ne lui a point permis de le réaliser. Il est mort loin de sa
+petite ville et, chose cruelle, à l'heure où les fourgons et les
+canons prussiens faisaient retentir du fracas de leurs roues les pavés
+silencieux des rues de Villers-Cotterets. Il ne lui a pas été donné de
+mourir où il était né; mais, hier, cette maison de la rue de Lormet,
+qui porte, sur une plaque de marbre, la date de la naissance d'Alexandre
+Dumas, était comme parée de couronnes d'immortelles voilées de crêpe
+noir, et, lorsque le cercueil de Dumas, porté à bras d'hommes, a passé
+devant, il s'est arrêté comme si le mort eût voulu saluer sa maison
+natale.
+
+Villers-Cotterets! C'est pourtant à Dumas que la petite ville doit
+sa célébrité et son lustre. C'est par lui qu'on a appris à l'aimer, à
+connaître sa forêt, ses bois pleins d'ombre, ses recoins cachés. Il
+l'a adorée de toutes les façons, en chasseur et en poëte. Il y a couru
+enfant; jeune homme, il y a rêvé; célèbre, il y est venu promener sa
+gloire et rechercher ses premiers souvenirs.
+
+Qu'ils étaient riants, ces souvenirs-là, parfumés et savoureux comme
+des fraises agrestes! On les retrouve ou plutôt on les respire en
+feuilletant les premières pages des _Mémoires_! On rajeunit avec Dumas
+adolescent, on revoit les matins de printemps et les soirs d'été qui
+furent les aurores et les soleils couchants de sa jeunesse.
+
+Les belles parties de chasse! Les grandes et saines échappées! Et les
+amourettes! Et les ceintures roses, les bonnets chiffonnés des filles du
+vieux tailleur de la place de l'Eglise, de Joséphine et Manette Thierry,
+ses soupirs de seize ans! Manette, une pomme d'_api_, dit-il lui-même,
+et il les compare l'une et l'autre aux «_fruits égrenés et flétris de ce
+chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour_.»
+
+Puis, à l'écouter, on assiste bientôt à l'éclosion de son génie
+littéraire; on apprend comment il vit, à Soissons, jouer par un certain
+Culot, méchant acteur qui lui fit l'effet de Talma, l'_Hamlet_ de Ducis,
+cet _Hamlet_, chef-d'oeuvre ignoré pour lui, qui le transporta et lui
+fit dire:
+
+--Et moi aussi, je serai auteur dramatique!
+
+Voilà ce qu'évoquaient pour nous ce nom de Villers-Cotterets, et cette
+ville où nous allions pour la première fois.
+
+Tout ce qui porte un nom dans les lettres, tout ce qui tient de près
+ou de loin à l'art du théâtre, tout ce qui garde la reconnaissance des
+plaisirs éprouvés, des joies causées par le grand conteur; tous ceux
+qui ont aimé Alexandre Dumas, c'est-à-dire tous ceux qui l'ont connu,
+étaient là!
+
+Villers-Cotterets a dû être étonné d'une telle affluence. Le conseil
+municipal, le maire et ses adjoints, ne s'étaient pas, d'ailleurs, mis
+en frais pour assister à la cérémonie. S'ils y ont paru, c'est sans
+caractère officiel. Ils se sont abstenus. Je ne sais pourquoi ils ont
+dédaigné de fêter ce mort qui illustre leur ville, et je demanderais
+volontiers la cause de cette ingratitude.
+
+Il n'y avait là qu'un détachement de la gendarmerie départementale. Les
+gendarmes ont formé la haie et présenté les armes au cercueil.
+
+En revanche, la population tout entière a fêté Dumas. Je dis fêté, car
+la cérémonie, d'un bout à l'autre, a plutôt, comme l'a fort bien dit M.
+Dumas fils, ressemblé à un couronnement qu'à un deuil.
+
+On n'avait pas là un mort, mais un immortel.
+
+Les paysans de la campagne, les bourgeois de la ville étaient accourus.
+La foule se pressait dans l'église, aux fenêtres, au cimetière, foulant
+les autres tombes, moins illustres, pour arriver plus près de la tombe
+de Dumas. J'ai bien peu vu de services funèbres aussi saisissants dans
+leur simplicité.
+
+Cette petite église Saint-Nicolas, toute tendue de noir, avec les
+lettres A. D. entrelacées; ce catafalque couvert de fleurs et de
+couronnes, autour duquel brûlaient, dans des torchères argentées,
+des flammes vertes courbées par le vent du printemps entré par les
+verrières; cette foule entassée dans les bas côtés, des cierges à la
+main; cette fanfare du pays dont les cuivres jouaient au dehors des
+musiques lentes et touchantes; ce tableau tout entier, primitif et
+sincère, était vraiment caractéristique et attendrissant. L'admiration
+la plus profonde et la piété la plus vive pour la gloire de Dumas,
+l'enfant du pays, étaient peintes sur ces visages de paysans: on les
+eût pris pour des personnages des scènes de Jules Breton, calmes et
+recueillis.
+
+Lorsque le cortége s'est mis en marche, tous saluaient.
+
+On a traversé la place de la mairie, longé la rue de Lormet, et, prenant
+un chemin à gauche, on est arrivé au cimetière. Là, à côté de la tombe
+du général républicain Dumas de la Pailleterie, à côté de la tombe de
+sa femme, au pied des grands pins dont le vent agitait les branches,
+Alexandre Dumas a été enseveli.
+
+Les discours se sont succédé, tous marqués au coin de l'émotion juste
+et vraie. M. Dugué a salué l'auteur dramatique, et M. Gonzalès a fort
+heureusement caractérisé l'homme de lettres multiple, inépuisable, vraie
+fontaine de récits, ou plutôt fleuve--et fleuve de Jouvence.
+
+M. Perrin, au nom de la Comédie française, a rendu hommage à l'auteur de
+_Henri III_, de _Mlle de Belle-Isle_, des _Demoiselles de Saint-Cyr_,
+et a annoncé que les amis de Dumas seraient conviés bientôt à une autre
+fête, à celle de l'inauguration du buste du grand dramaturge qu'on
+placera au foyer, à côté de ses aînés.
+
+M. Charles Blanc, au nom du ministère de l'instruction publique, a salué
+dans Dumas le conteur _honnête_ écrivant, comme on eût dit au temps
+de Molière, pour les _honnêtes gens_. Puis tout pâle, froid, roidi
+par l'émotion, et la voix un peu étranglée, M. Dumas fils a rendu
+à Alexandre Dumas un dernier, un filial hommage. Il a surtout voulu
+remercier l'assistance.
+
+«En décembre 1870, a-t-il dit en substance, mon père mourait à Puy, sans
+bruit, loin de tous, seul, mais sans souffrances et sans cris, à l'heure
+où tant d'autres, seuls aussi, mouraient dans les imprécations et les
+larmes, sur un sol envahi par l'étranger.
+
+»Dès ce moment je voulais faire transporter sa dépouille à
+Villers-Cotterets, à côté de la tombe de son père qui avait tant de
+fois, lui, fait reculer les ennemis. Il a fallu attendre, et j'ai
+attendu que le ciel ne fût plus sombre et que l'hiver eût passé pour que
+cette cérémonie n'eût rien de funèbre et qu'on sentît à travers cette
+mort une résurrection.
+
+»Et le printemps semble s'être fait mon complice. Le ciel est clément et
+bleu, et c'est aujourd'hui comme la fête de cet homme illustre qui
+m'a légué le souvenir de reconnaissance de cette ville où il est né,
+souvenir qu'à mon tour je léguerai à mes enfants.»
+
+Ces paroles, dont beaucoup n'ont saisi que le sens et que j'essaye de me
+rappeler, nous parvenaient par-dessus le silence respectueux de la
+foule et à travers le grand murmure sourd des peupliers et des pins. Le
+printemps, en effet, souriait à ces souriantes funérailles. Les pommiers
+en fleur, les cerisiers poudrés de blanc, apparaissaient, comme parés,
+au-dessus des murs du cimetière. L'herbe était verte et saine autour des
+tombes. Les immenses prés, piqués de fleurettes, la forêt, à l'horizon,
+reverdie, renaissante, pleine de bourgeons ouverts et de feuilles nées
+d'hier, servaient de cadre à cette scène plus semblable à une apothéose
+ou à une idylle qu'à un ensevelissement.
+
+Dumas aura été Dumas jusqu'au lendemain de sa vie, et il semblait que
+les larmes blanches de son drap mortuaire fussent des pâquerettes.
+
+Un seul discours a détonné dans cette cérémonie, celui d'un architecte
+de la ville qui a montré la foule, pour rendre hommage à Alexandre
+Dumas, venant de Villers-Cotterets _et des environs_.
+
+Les _environs_, c'est Paris. Paris est décidément condamné à devenir
+modeste.
+
+Ce qui m'a frappé dans cette rapide visite au pays du poëte, c'est
+l'espèce de culte cordial qu'on garde à sa mémoire. Il n'est pas vrai
+que nul ne soit prophète en son pays. Dumas est prophète dans le sien,
+un prophète non pas redouté, mais aimé, ce qui vaut mieux.
+
+Je me trouvais, à l'_hôtel du Dauphin_, à côté d'un vieux cultivateur
+tanné par tous les soleils, vêtu de neuf, de frais rasé, à qui je
+demandais s'il avait connu Alexandre Dumas.
+
+--Si je l'ai connu? dit-il fièrement. J'ai couché avec lui! Oui,
+ajouta-t-il. J'ai été son camarade de lit. Enfants, on nous donnait la
+même couchette. Un frère de lait, je vous dis. J'en ai joliment tué des
+hirondelles avec lui. Sa mère tenait un bureau de tabac, place de
+la Mairie. C'est de là que nous partions pour aller en forêt! Un bon
+garçon, et resté toujours le même!--quoique célèbre et quoique riche!
+
+Les portraits de Dumas sont partout avec des autographes. Il en donnait
+à toute la ville. Chaque année, il revenait là, distribuant des poignées
+de main, retrouvant quelque vieille paysanne qui lui disait:
+
+--Nous avons fait notre première communion ensemble!
+
+--Si j'ai changé autant que vous, ma pauvre amie, comment faites-vous
+pour me reconnaître?
+
+--Ah! monsieur Dumas, c'est que je vous ai suivi, moi, de loin, pendant
+que vous grandissiez!
+
+Et voilà bien ce qui a fait le charme à la fois poignant et souriant de
+cette fête mortuaire d'Alexandre Dumas. Toutes les sympathies s'étaient
+donné rendez-vous autour de ce cercueil, depuis les plus vieux
+amis, comme M. de Leuven, son premier collaborateur dans son premier
+vaudeville, depuis M. Maquet, son _alter ego_, jusqu'à ses derniers
+admirateurs, les nouveaux venus. Il ne manquait là presque personne,
+sauf d'Artagnan peut-être, qui devait bien pourtant ce dernier hommage à
+son poëte.
+
+Puis, cette cérémonie terminée, on est remonté en wagon, toujours
+parlant de Dumas ou plutôt des Dumas, de l'intarissable, du père, ce
+Gargantua littéraire qui nourrissait toute une génération des miettes
+tombées de sa table, de ce puissant évocateur du passé, de ce maître
+du drame et de l'invention, de cette _force de la nature_, comme disait
+Michelet; et de ce philosophe profond, cruel et vrai, à qui n'échappe
+aucun secret de l'âme humaine, son fils, qui semble avoir condensé le
+prodigieux talent de son père, et avec l'acier de l'épée du romancier
+d'aventures, fait comme un scalpel étincelant, aiguisé,--instrument de
+chirurgie par la lame, bijou d'orfévrerie par la ciselure.
+
+A cinq heures, le train ramenait cette foule d'élite dans ce grand
+Paris, qui a tant vécu de la vie de Dumas, joui de ses plaisirs et
+pleuré de ses drames. Et il ne reste de cette journée qu'un souvenir
+plein de soleil, de bruissement de feuilles, d'herbe fraîche, quelque
+chose comme une odeur irrésistible de printemps et comme un poudroiement
+de gloire.
+
+
+
+
+ VERSAILLES
+
+
+Versailles! A ce nom, tout un passé s'éveille. Les fantômes évanouis
+d'un temps qui fut illustre reprennent corps et semblent revenir, comme
+au gré d'une évocation, parmi les bosquets déserts. Toute l'histoire
+moderne de notre France a gravité autour de ce palais majestueux et de
+cette ville célèbre. Toutes nos évolutions et nos révolutions s'agitent,
+semble-t-il, entre ces deux pôles: Versailles et Paris.
+
+C'est par les journées d'hiver, où le grand parc abandonné semble plus
+veuf de son passé, qu'il faut le visiter, ce Versailles, seul, la brume
+et le silence vous enveloppant comme d'un suaire, et c'est alors qu'on
+respire le parfum de mort de cet Escurial de la royauté française.
+Marchez, personne ne vous troublera. Vos pas seuls feront crier les
+feuilles sèches que le vent n'a point balayées. Vous n'aurez pour
+témoins de vos réflexions que ces faunes ou ces nymphes de Coysevox,
+verdis par la pluie qui fait ruisseler ses gouttelettes pourries sur
+leurs joues de marbre, et semble prêter des larmes à leurs yeux blancs.
+Comme il est envahi, ce jardin, l'été, quand les eaux jaillissent des
+bassins maintenant muets! Les promeneurs banals y passent sans songer.
+Pas un de ces bons bourgeois en partie de plaisir, foulant du pied
+le _tapis vert_, qui se doute qu'il marche sur des cendres! Pauvre
+Versailles! Ils ne comprennent pas quelle leçon tu donnes, dans ta ruine
+muette et ton vaste délaissement, à toutes les pompes, à toutes les
+ambitions, à toutes les éternités humaines!... Ils ne l'entendent point,
+ta réponse cruelle, qui, lorsqu'on s'écrie: Avenir! espoir! grandeur!
+aussitôt ajoute: Néant!
+
+Ce palais, ces jardins, ces escaliers de marbre, tout fut bâti--caprice
+de roi tout-puissant--sur des terrains marécageux, qu'il fallut combler
+pour plaire à S. M. Louis XIV. Versailles, au temps de Louis XIII, avait
+commencé par être un rendez-vous de chasse, un petit pavillon perdu dans
+les bois où venait, entre deux _lancers_, se reposer la Cour. Puis, le
+roi ayant acheté cette terre à François de Gondi, l'archevêque de Paris,
+y fit bâtir un château blotti dans les bois, château dont son successeur
+devait faire un palais. Las d'habiter Saint-Germain, d'où l'on
+apercevait la flèche de Saint-Denis,--c'est-à-dire l'endroit où
+dormaient les rois de France et où il se coucherait, un jour, dans son
+cercueil,--Louis XIV fit agrandir par Mansart le château royal, creuser
+par son armée une route allant droit de Paris à Versailles, et, plus
+tard même, l'eau manquant à la somptueuse demeure, il voulut, la
+machine de Marly étant insuffisante, qu'on amenât les eaux de l'Eure de
+Maintenon à Versailles.
+
+Plus de 30 000 hommes, des soldats, transformés en terrassiers par la
+volonté souveraine, travaillaient à cette oeuvre colossale. La terre,
+dégageant des émanations fétides, des milliers de ces pauvres gens
+mouraient tués par des miasmes, eux qui semblaient destinés à mourir
+par le fer. Peu importait à Louis XIV. Il fallait continuer les
+travaux. L'aqueduc inachevé de Maintenon--ruine superbe et vaine
+aujourd'hui--était sous le grand roi ce que les Pyramides furent sous
+les Pharaons: l'oeuvre inutile et gigantesque qui coûta tant de sueur et
+tant de labeur, et tant de morts, aux travailleurs.
+
+Versailles cependant était devenue cette ville rayonnante d'où le
+roi-soleil dictait au monde ses volontés. La nuée de courtisans, pressée
+dans la galerie de l'Oeil-de-boeuf, attendait le regard du roi avec
+l'anxiété d'un Hébreu affamé se demandant si la manne tombera du ciel.
+Le roi, précédé des violons de Lulli, traversait majestueusement cette
+foule enrubanée dont Saint-Simon notait les vices au passage, et
+d'où l'Alceste de Molière s'éloignait fièrement. Parfois, parmi les
+courtisans, apparaissait, simple et imposant, un grand homme. C'était
+Turenne, grave et digne; c'était Condé, pliant sous ses lauriers;
+c'était Vauban, c'était Catinat, c'était Colbert, c'était même Louvois,
+farouche et dur comme un autre Bismarck. L'art ajoutait ses séductions
+aux triomphes de la force. Tantôt on jouait, dans les bosquets du parc,
+la _Princesse d'Élide_, de «Monsieur Pocquelin», ou l'_Iphigénie_ de
+Racine; plus tard encore c'était _Athalie_, où figuraient, dans leur
+costume réglementaire, les demoiselles de Saint-Cyr.
+
+C'est à «trois marches de marbre rose» que Musset, en un jour de
+caprice, a demandé les secrets de ce Versailles du grand roi et
+du Versailles coquet qui succéda, avec la Pompadour, au Versailles
+solennel:
+
+ Quel heureux monde en ces bosquets!
+ Que de grands seigneurs, de laquais!
+ Que de duchesses, de caillettes,
+ De talons rouges, de paillettes!
+ Que de soupirs et de caquets,
+ Que de plumets et de calottes,
+ De falbalas et de culottes!
+ Que de poudre sous ces berceaux!
+ Que de gens, sans compter les sots!
+
+Mais avec la monarchie élégante et tourbillonnante de Louis XV et Louis
+XVI, ce n'est plus Versailles qui domine, c'est Trianon. La laitière
+Marie éclipse la reine Marie-Antoinette. On joue aux quatre coins sous
+ces grands arbres, et là-bas Paris gronde, s'émeut, s'irrite, et le
+canon du 14 juillet viendra tout à coup dissiper les rondes charmantes
+où riaient Mme de Lamballe et Mme de Polignac. Maintenant le lourd sabot
+du peuple va retentir sur les dalles de la cour de Marbre, et le temps
+n'est pas loin où la reine, du haut de son balcon, verra s'avancer par
+la grande avenue le flot bruyant des femmes conduites par Maillard.
+
+Songent-ils à tout cela, ceux des visiteurs qui vont et viennent au
+hasard de la curiosité dans les grandes allées du parc? Non.--Pas un
+qui, rassasié enfin de ces arbres de cimetière taillés de façon bizarre,
+lassé de ces statues, de ces bassins où les tritons grelottent, où
+coassent les grenouilles de chair sur les grenouilles de bronze; pas
+un, fatigué de ce Trianon désert, de cette fosse commune où gisent
+tristement deux règnes, pas un qui sache aller trouver, découvrir, dans
+une petite rue voisine, la rue de Gravelle, près de la place d'Armes,
+une salle abandonnée, elle aussi, mais éloquente dans son silence: la
+salle du Jeu de paume, où les députés de la France jurèrent un jour de
+ne se séparer jamais avant d'avoir achevé leur oeuvre de délivrance.
+Voyez-vous cette petite porte, à peine assez large pour laisser passer
+un seul homme? Un soleil sculpté dans la boiserie la surmonte,--_un
+soleil_, l'emblème orgueilleux du Grand Roi. C'est par là qu'ils ont
+passé tous, les vaillants et les embrasés de liberté; sur cette marche
+de pierre, appuyant son pied de Titan, est monté Mirabeau! Et quand on
+entre, quand on la voit dans sa splendide nudité, cette salle du Jeu
+de paume, demeurée encore ce qu'elle était ce jour-là, on éprouve
+l'étonnement d'un homme qui se trouverait face à face avec son rêve. On
+touche du doigt l'histoire passée. Quoi! cela a donc existé? La voici,
+cette salle d'où la Révolution est partie? Le foyer du volcan est là
+sous vos pieds; sous ces dalles, il semble que le sol gronde encore.
+Des murs nus, couverts à demi d'une couche noire, de grandes fenêtres à
+carreaux, une plaque de bronze, une inscription, rien de plus:
+
+ ILS L'AVAIENT JURÉ.
+ ILS ONT ACCOMPLI LEUR SERMENT.
+
+Et cela suffit. Ils sont évoqués soudain, dans leur costume sombre, les
+députés du tiers, mouillés, trempés par la pluie, tous groupés, tous
+embrassés, tels que les peignit David.
+
+Napoléon 1er, comme Napoléon III, délaissa Versailles. _Ville bâtarde_,
+disait-il à Sainte-Hélène. Louis-Philippe en fit un Musée national, le
+Panthéon de nos gloires militaires. Au point de vue de l'art, Versailles
+compte certes bien des toiles, des portraits répréhensibles; au point
+de vue de l'histoire, c'est un merveilleux arsenal de documents et de
+souvenirs. De temps à autre Versailles voyait bien, en ces dernières
+années comme au temps jadis, quelque fête. Lorsque la reine d'Angleterre
+visitait la France, lorsque nos soldats revenaient victorieux d'Italie,
+Versailles rayonnait, étincelait, mais pour s'éteindre. Il semblait,
+encore un coup, porter le deuil du passé.
+
+Puis un jour, un terrible jour, il entendit, vers Châtillon, gronder le
+canon prussien; il vit accourir les uhlans dans ses rues, caracoler les
+dragons bleus devant la statue de Hoche, M. de Bismarck, à pied, s'aller
+faire raser chez un coiffeur de la rue; et,--quelle douleur et quelle
+honte!--la ville de Louis XIV et de la Révolution devint le quartier
+général allemand, la cité du roi Guillaume. Que dis-je? Ce fut dans sa
+galerie des Glaces que le roi de Prusse devint César; ce fut là qu'on
+lui décerna le titre d'empereur. Dans la nuit qui suivit, toutes nos
+gloires indignées frémirent le long des galeries funèbres.
+
+Enfin l'Allemand partit. Des troupes françaises reprirent la place
+encore chaude de l'occupation germaine. L'Assemblée de Bordeaux
+s'installa dans le théâtre qu'avait bâti, sous Louis XV, l'architecte
+Gabriel, et Versailles entendit encore toutes les nuits le canon, mais,
+cette fois, l'odieux canon de la guerre civile!
+
+Les pierres ont leurs destins, comme les livres. Qui eût dit, lorsqu'en
+1770, le 16 mai, jour du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, on
+inaugurait la salle de l'Opéra, qui eût dit qu'un siècle après, les
+députés de la nation s'assembleraient là, sous la présidence d'un
+illustre historien devenu chef d'un État si grand encore dans sa
+chute? Cette salle de théâtre où, lors des noces du duc d'Orléans,
+Louis-Philippe faisait représenter, pour la première fois, une pièce
+de Molière _avec les costumes du temps de Molière_, qui eût dit qu'elle
+serait l'asile d'une Assemblée, le logis d'un Parlement?
+
+Coquette, ornée, dorée, avec ses banquettes de velours rouge, ses
+ornements d'or, ses colonnes de marbre, ses lustres élégants, ses
+cristaux, son luxe à la fois charmant et somptueux, elle assiste à des
+scènes que l'architecte n'avait pas prévues, et voit se dérouler,
+devant le fauteuil à bras de cuivre du président, un drame dont on suit,
+anxieux, les péripéties. Deux choses muettes marquent éloquemment dans
+cette salle, l'une le temps, l'autre la température du lieu: c'est
+l'horloge qui court au-dessus de la tribune, et le thermomètre placé
+près de l'avant-scène de droite. Thermomètre politique, à coup sûr, et
+qu'on voudrait toujours voir au _beau fixe_.
+
+Quelle étrange légende que celle de Versailles! On raconte que, la
+nuit, lorsque les députés sont partis, tous les fantômes qui hantent
+le palais, connétables aux brassards de fer, maréchaux, soldats,
+diplomates, rois, princes, empereurs, tout ce qui est le passé, tout ce
+qui fut la puissance et parfois la gloire, on raconte que ces spectres
+se glissent le long de la galerie des Tombeaux, et là, pénétrant dans
+la salle des séances, prennent place, à leur tour, sur les bancs de
+la Chambre, et, sous la présidence de quelque aïeul de la patrie,
+discutent, eux aussi, sur les destinées du pays. Alors, tous ces
+fantômes que l'immortalité a faits clairvoyants et sages, s'unissent
+dans une pensée suprême, et, qu'ils se nomment Philippe-Auguste ou
+saint Bernard, Louis XI ou Commines, Henri IV ou d'Aubigné, Louis XIV ou
+Jean-Bart, Louis XVI ou Lafayette, Hoche, Kléber ou Marceau, ils
+n'ont qu'un mot, ils n'ont qu'un cri qui parfois fait vibrer les échos
+assoupis de Versailles: _Vive la France!_
+
+
+
+
+ LE DERNIER FANTÔME
+ 1873
+
+
+ _«Napoléon III est mort ce matin, à 10 h. 45,
+ à Chislehurst.»_
+
+C'est par cette laconique dépêche que Paris a appris la fin d'un
+empereur qui pendant vingt ans a gouverné le monde, silencieux, et qui,
+mort sans parler, dans le sommeil opaque du chloroforme, aura été, on
+peut le dire, le _silence couronné_.
+
+Comme il faut que, dans la vie parisienne, tout se compose de
+contrastes, c'est à la première représentation de la _Petite Reine_ et
+dans un couloir des Bouffes-Parisiens, que la nouvelle nous est parvenue
+d'une mort déjà connue depuis quelques heures. On pourrait écrire un
+bien étrange article avec le récit de cette représentation où les
+airs d'opéra-comique étaient coupés de philosophiques réflexions.
+Les entr'actes se passaient à commenter les renseignements reçus, les
+dernières consultations médicales, la situation nouvelle que faisait
+aux partis cette disparition d'un homme; puis, au coup de sonnette du
+théâtre, on regagnait son fauteuil, on se reprenait à écouter quelque
+motif de valse, et tout était dit. J'ai fait d'ailleurs là une remarque
+bizarre et qui ne saurait contribuer à augmenter beaucoup la somme de
+respect qu'on éprouve pour une certaine humanité: c'est que, dans
+tout ce public mêlé et disparate, ceux qui accueillaient avec le plus
+d'ironie dégagée la nouvelle de ce dénoûment n'étaient pas toujours
+les ennemis nettement déclarés de l'empire, mais, au contraire, ceux-là
+mêmes que l'empereur vivant avait le plus volontiers comblés de ses
+faveurs.
+
+Oui, tandis que les adversaires gardaient une attitude calme et
+réservée, je voyais s'étaler dans quelque avant-scène tel personnage
+dont le nom bien connu avait été longtemps compromis dans les intrigues
+impériales, et j'entendais un homme qui a servi avec un zèle exagéré le
+système tombé, rééditer, à propos de la _pierre_ de l'ex-empereur, un
+vieux mot de Désaugiers et s'écrier en riant:
+
+--Décidément, il était au bout de sa _carrière_!
+
+--L'empereur est mort, vive la _Petite Reine_! ajoutait un autre.
+
+--L'empereur est mort, je marque le roi, avait dit un autre en jouant
+aux cartes.
+
+Et tandis que l'opérette égrenait ses airs nouveaux, je songeais à la
+place qu'avait occupée, usurpée ce mort, et j'évoquais des souvenirs
+enfouis. Qui se souvient des jours où la parole gutturale de l'empereur
+était anxieusement attendue, lorsqu'il ouvrait la session du Corps
+législatif? En rappelant ces choses effacées, il me semble que je fais
+ici de l'archéologie. Que c'est loin! que c'est confus! que c'est vieux!
+
+Depuis onze heures du matin, la grande cour du Louvre était alors
+envahie par les curieux. On attendait. A Paris, on attend toujours.
+Il est une race éternelle qui naît _public_, qui veut tout voir, tout
+savoir, et qui, pour satisfaire sa passion dominante, restera deux
+heures durant à faire «le pied de grue» et à «bayer aux corneilles»,
+deux comparaisons également _ornithologiques_. Le pavillon Denon, tendu
+de draperies de velours pourpre semé d'abeilles d'or, était assiégé déjà
+par une file d'équipages. Jusqu'à midi et demi, les voitures devenaient
+de plus en plus nombreuses. On se pressait, on se poussait, on
+descendait, on voulait voir. On entrait. Le péristyle et l'escalier
+étaient littéralement ourlés de cent-gardes, roides dans leur cuirasse,
+la carabine au pied, et semblables, dans leur superbe immobilité, à de
+hautes statues polychromes. Les casques reluisaient et les poitrines
+cuirassées se constellaient de paillettes à chaque rayon de soleil. En
+haut, les musiciens des cent-gardes, en tunique rouge, se tenaient à
+leur poste, leur clairon à la main. La galerie de l'École française, qui
+aboutit à la salle des États, était alors transformée en un passage, et
+traversée d'un bout à l'autre d'un tapis. Les reîtres de Valentin, les
+moines de Lesueur, les philosophes du Poussin, regardaient, d'un air
+étonné, ce défilé d'habits noirs et de robes claires, d'uniformes et de
+chamarrures, qui allait durer une heure au moins.
+
+La salle des États était déjà envahie. On se plaçait comme on pouvait
+dans les tribunes. Les dames, du haut des galeries, lorgnaient cette
+foule de dignitaires, qui fourmillait et flamboyait de toutes ses
+décorations et de toutes les couleurs de ses uniformes. A gauche, dans
+la galerie supérieure, les ambassadeurs et les officiers étrangers
+causaient en s'asseyant et regardaient. Les sénateurs et les députés,
+les officiers, les magistrats, les archevêques, arrivaient par groupes.
+C'était une confusion de tons crus qui pourtant s'harmonisaient. Un
+peintre ami des demi-teintes eût poussé des hurlements devant cette
+salle immense où se croisaient et semblaient se heurter les casques de
+dragons et les chapeaux de Laure, la robe rouge des cardinaux et les
+robes bleu de ciel des élégantes, les grands cordons des généraux et les
+burnous blancs des chefs arabes. Fourmillement de couleurs, opposition
+de taches brutales, rouge, vert, violet, bleu: ici les officiers
+étincelants; là les groupes d'habits noirs entassés et comme troués de
+cravates blanches; plus haut, le lilas, le rose, le gris perle, le bleu
+tendre des robes, et pourtant,--ô politique de coloriste!--tout cela se
+fondant en un vaste tableau à qui le dais de velours pourpre servait
+de dernier plan, tandis que le plafond allégorique de Muller, avec ses
+larges rinceaux et son amalgame de rouge et de jaune crus, tenait lieu
+de ciel.
+
+Peu à peu l'oeil s'habituait à voir clair dans ce fouillis. On
+distinguait et reconnaissait les visages. On analysait et lorgnait la
+salle tout entière. Là-bas n'est-ce pas M. de Nieuwerkerke, en
+habit rouge, causant avec le maréchal Canrobert? Voici M. Fould,
+qui s'entretient peut-être de son nouveau projet de finances avec M.
+Troplong. M. Duruy parle justement à Mgr Darboy. On se montrait M.
+de Sacy, qui tout à l'heure allait prêter serment et qui étrennait
+aujourd'hui son habit de sénateur. Et parmi les grandes dames
+empoudrerizées, des actrices, des _curieuses_ du demi-monde sentant la
+pommade de concombre, l'opopanax, l'eau de Lubin ou le patchouly. Dieu
+me pardonne si j'eusse deviné qu'elles s'occupaient aussi des affaires
+du pays!
+
+On détaillait et critiquait les toilettes. Presque partout des
+fourrures. Le succès, tout compte fait, est pour cette jeune dame qui
+regagne sa place, là-haut, à droite. La voyez-vous? Chapeau rose clair,
+robe rose garnie de petit-gris, agréments roses, et pour manchon
+un large ruban--rose encore--entouré de fourrure grise, un mouchoir
+minuscule, moins que rien, un prétexte pour tenir un fragment de moire à
+la main.
+
+Et pourquoi ce bruit, bon Dieu? Ce sont, me dit-on, les ambassadeurs
+marocains qui font leur entrée. Je ne les aperçois pas. Mais on me
+montre des officiers étrangers, des Prussiens en tunique sombre,
+des Russes, des Circassiens avec le bonnet d'astrakhan. Ils viennent
+compléter cet ensemble un peu officiel que le soleil, à force de
+rayons, de lumière, de gaieté, rend pittoresque à satisfaire les plus
+difficiles.
+
+Ah! comme il se jouait, en ces jours de parade et de pose, comme il se
+jouait, l'ami soleil, sur ces épaulettes, sur ces croix, ces rubans,
+ces crachats, ces dorures, ces velours, ces soieries, ces habits, ces
+fresques un peu pâles et ce dais aux crépines d'or! Tout cela est usé,
+passé, défraîchi, jeté à la hotte! Ci-gît tout ce fracas d'autrefois!
+
+Mais un mouvement soudain parcourait cette foule, qui se levait
+brusquement. C'était l'impératrice. Elle s'avançait, montait sur
+l'estrade et saluait. Elle avait un chapeau blanc, une robe lilas clair
+sans volants et un mantelet de dentelle blanche. L'empereur venait
+ensuite. Il s'asseyait sur le trône; à sa droite, le prince impérial;
+à sa gauche, le prince Napoléon; derrière lui, les ministres, le prince
+Murat et son fils en uniforme d'officier des guides,--tout un monde
+disparu.
+
+Puis le discours, ce discours dont chaque mot tombait du haut de
+l'estrade prononcé avec un accent hollandais, presque allemand.
+
+Le discours achevé, le défilé commençait. Les cent-gardes reformaient
+la haie dans la galerie de l'École française et l'empereur sortait le
+premier, puis l'impératrice. Vite, il fallait se mettre à la fenêtre
+et regarder maintenant la cour du Louvre, la cour Napoléon III, où les
+voitures fourmillaient, où la foule s'entassait, où le soleil éclatait,
+joyeux, parmi les arbres encore verts. Des cent-gardes, à cheval, le
+sabre haut, entouraient la voiture impériale; des musiques
+jouaient soudain l'air de la _Reine Hortense_; çà et là les écuyers
+s'empressaient, les valets de pied couraient, les aides de camp
+éperonnaient leurs chevaux; puis toute l'escorte s'ébranlait et
+brusquement disparaissait dans cette foule, du côté des Tuileries.
+
+La seule fois que je vis ce spectacle, je sortais, l'habit tout taché
+de la poudre de riz des épaules involontairement frôlées en passant. Un
+jeune homme brun, solide, énergique, se détacha de la foule et vint vers
+moi en me disant:
+
+--Eh bien?
+
+Le _Eh bien?_ signifiait: «_Qu'a-t-il dit?_ A-t-il promis le despotisme
+ou la liberté, la paix ou la guerre?» Chaque mot de cette bouche
+d'augure couronné était attendu avec fièvre.
+
+--Eh bien?
+
+Et celui qui me demandait cela, avocat seulement connu alors de quelques
+amis (c'était en janvier 1866), s'appelait Léon Gambetta.
+
+Souvenirs d'avant le déluge!
+
+Puis je me rappelais encore, entre autres choses, ces journées de
+l'année 1867, où Paris, devenu le caravansérail des rois et le cabaret
+de l'Europe, accueillait à la fois tant de souverains, et, parmi eux, le
+roi de Prusse et le czar.
+
+L'arrivée du czar à Paris! Elle venait se présenter à mes yeux, vision
+éblouissante et folle!
+
+Un temps superbe, le ciel d'un bleu tendre, à la Corrége, les boulevards
+envahis. De l'entresol au faite des maisons, les fenêtres garnies, les
+balcons pleins; dés robes claires, gris de perle, violet tendre;
+de jolis visages impatients et caressés par le vent, frissonnant,
+bavardant; des milliers de ces drapeaux de toutes les couleurs qui sont
+de toutes les fêtes, de toutes les entrées et de toutes les sorties de
+rois. Les drapeaux russes faisaient d'ailleurs un peu défaut dans
+ce pavoisement général. On ne les connaît guère, et puis le Parisien
+patriote croit bravement que c'est bien assez de fêter un czar avec des
+drapeaux tricolores. Le trottoir est encombré. Une quadruple rangée
+de curieux forme, le long de la grande voie, comme une double croûte
+bruyante, remuante, que le cordon des sergents de ville force à demeurer
+rectiligne. C'est la même foule qui, attendant aujourd'hui l'empereur de
+Russie, attendait, il y a douze ans, la reine d'Angleterre, et justement
+pendant qu'on tuait des soldats russes. C'est la foule que j'ai vue
+frémissante à l'arrivée des soldats de Crimée, au retour des soldats
+d'Italie; la même foule qui accourait vers le Prince-président sur
+ces mêmes boulevards, après son voyage en province; la même foule
+qui défilait, enthousiaste, pendant de longues heures, devant le
+gouvernement provisoire de la République française. Cela fait rêver
+qu'un même peuple puisse aimer autant les spectacles, et des spectacles
+de si diverses colorations.
+
+Tout ce monde attend, la tête tournée vers le boulevard Poissonnière,
+par où l'on doit apercevoir le cortége. Le bruissement des foules,
+continu, mais heurté, qui enfle, gonfle, puis diminue, pour croître
+encore, emplit cette immense veine de Paris où, à cette heure, le sang
+afflue.
+
+Les femmes paraissent enchantées. J'entends une fort honnête bourgeoise
+dire à son mari, tout haut: «Il paraît qu'Alexandre Il est un fort bel
+homme.» Elles aiment à voir, et surtout à être vues. S'il allait tout
+particulièrement saluer l'une d'entre elles, en passant! J'en vois qui
+ont de gros bouquets à la main. Une femme qui oserait jeter des fleurs
+dans la voiture d'un homme qu'elle ne connaîtrait pas semblerait
+vaguement exaltée, mais la calèche d'un czar n'est pas une calèche
+ordinaire. Mesdames, apprêtez vos roses!
+
+Le malheur est que les souverains vont arriver en voiture close. Un
+frémissement profond, un vaste remous, l'ondulation et le tassement de
+la croûte de curieux. Ce sont Eux! Les sabots des chevaux battent le
+macadam comme des marteaux d'enclume. Des lanciers passent, le soleil
+pailletant leurs épaulettes, frappant droit sur la blancheur de
+l'uniforme et faisant jaillir mille éclairs des visières, des galons,
+des pompons, des boutons et des sabres. Puis les cent-gardes, colosses
+bleus, blancs, piqués de rouge, crinières éparses, éblouissants. La
+voiture qui porte deux empereurs et leur fortune, sans compter un
+empereur futur, passe rapidement. Le temps de saisir l'attitude
+roide, l'air froid, les grandes moustaches, la tête fière sur un torse
+splendide du czar qui s'enfonce dans l'angle de la voiture, et les
+regards curieux, impatients de voir, presque joyeux du czaréwitch et de
+son frère: tout est fini dans un coup d'oeil.
+
+Maintenant c'est l'escorte, c'est l'état-major, ce sont les généraux,
+les ministres, les colonels, les secrétaires, les conseillers: des
+épaulettes blanches et larges, des poitrines criblées de croix,
+des rubans et des grands cordons, des têtes blondes, de race slave,
+énergiques, altières: la même expression sur les visages. Sourire de
+gala chez ceux qui reçoivent, remercîment calme et diplomatique chez
+ceux qui sont reçus. Puis le brouhaha des soldats, des piqueurs, de la
+cavalerie. A la fin, une voiture découverte, et, magnifique dans
+son costume, un officier russe, immobile, avec une poignée de plumes
+blanches qui flottent, au sommet de son casque, comme un duvet de cygne.
+
+Les curieux n'ont plus rien à voir et suivent, un moment encore, le
+cortége qui disparaît dans la lumière, cavaliers, écuyers verts galonnés
+d'or, équipages étincelants que semblent emprisonner les escadrons
+au-dessus desquels se dresse la grêle forêt des lances. On se sépare
+ensuite, le trottoir se répand sur la chaussée; une mer de chapeaux
+noirs, de chapeaux gris, où s'agitent comme de petites vagues les
+chapeaux féminins bleus ou roses, ondule, se mêle et se heurte.
+Les observations vont leur train.--«J'aime l'uniforme bleu des
+grands-ducs.--Ils sont donc décorés de la Légion d'honneur?--Enfin,
+ils ont une qualité, après tout, ils sont exacts!» O triomphe de la
+démocratie! Les souverains auront beau faire, dorénavant, c'est toujours
+le peuple qui dira, comme jadis Louis XIV:--_J'ai failli attendre!_
+
+On n'avait point fait passer la voiture du czar par le boulevard de
+Sébastopol, ce qui eût été fort impoli, mais on avait cependant permis
+à Sa Majesté de contempler la colonne de la place Vendôme. Du haut de la
+plate-forme de bronze, le jour de l'entrée des alliés et de l'empereur
+Alexandre Ier à Paris, le fils de Gracchus Babeuf se précipita de rage,
+tête baissée, sur le pavé. J'ai entendu traiter ce suicide, l'autre
+soir, de folie pure. Mais quelle chose bizarre, me disais-je alors, que
+ce voyage tout fraternel de l'empereur de Russie rappelle inévitablement
+la tournée moins amicale de 1815! Au fait, pourquoi oublierions-nous
+cette date assez cruelle, lorsque nos voisins mettent un soin si tenace
+à se la rappeler?
+
+Et j'ajoutais:
+
+--A cette heure, il y a, de par le monde, en Prusse et en Russie, de
+braves gens qui se racontent avec une espérance avide la _légende_ de
+l'invasion. Il y a de vieux guerriers courbés et blanchis qui ont gardé
+sur les lèvres l'âcre saveur du vin de Suresnes, et qui voudraient
+bien encore en goûter. Il y a des conteurs éloquents qui répètent à
+la jeunesse ébahie comme Schwarzenberg savait conduire son armée à la
+victoire, à la mangeaille et aux jolies filles. Que de gens, là-bas,
+rêvent des séductions gigantesques des galeries de bois du Palais-Royal
+et des tripots de la rue Vivienne. Ils ont vu cela, et voudraient le
+revoir; ou leur père, ou leur oncle leur en ont parlé, et ils grillent
+de savoir si le père a menti. Dans je ne sais quel écrit francophage,
+le vieux Goerres, un de ces _capucins allemands_ dont se moquait si bien
+Ludwig Boerne, parle des _souvenirs sacrés de Montmartre_. Ces Prussiens
+pensent naïvement qu'ils pourraient encore escalader la butte. Arndt le
+répète assez souvent dans ses oeuvres.
+
+Nous l'avions trop oublié, nous!
+
+Ainsi j'évoquais ces journées d'autrefois.
+
+Puis, après le souvenir de cette cavalcade souveraine, c'était le grand
+jour de la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie.--Ce
+même jour où l'on apprit la mort de Maximilien, fusillé.
+
+Paris s'était réveillé, ce jour-là, comme un homme qui, au lendemain
+d'un bal masqué, recevrait un billet de faire part. Le coup de foudre
+venu du Mexique avait tout interrompu, fêtes et réceptions officielles,
+et le sultan en était réduit à visiter sans bruit nos monuments, tandis
+que le prince de Galles, plus curieux, allait contempler, au théâtre
+chinois de l'Exposition, _le Mangeur d'oeufs et l'avaleur de sabres_.
+
+Quel dénoûment terrible à la plus incroyable des aventures! La tragédie
+certes n'est pas morte et le théâtre futur a encore là tout tracé, tout
+sanglant, un sombre et dramatique sujet. Shakspeare n'eût pas rêvé un
+cinquième acte plus atroce. Au Mexique d'ailleurs les drames finissent
+ainsi--par la fusillade--pour les grands et pour les petits. On fait bon
+marché de la vie humaine. Empereurs et partisans, qu'importe! Deux
+coups de mousquet, et tout est dit. Le sang sèche si vite sous le grand
+soleil!
+
+Quarante-trois ans, presque jour pour jour, avant la mort de Maximilien,
+un autre empereur, l'Espagnol Iturbide, tombait sous les balles
+mexicaines, le 19 juillet 1824, comme est tombé, le 19 juin 1867,
+l'empereur Maximilien. Lui aussi, Iturbide, avait fait vaillamment le
+sacrifice de sa vie. Chassé des États qu'il avait conquis, proscrit par
+le congrès, réfugié en Angleterre, menacé de mort s'il remettait le pied
+sur le territoire de la république mexicaine, il s'embarqua à Londres
+avec ses enfants, revint au pays qui le repoussait, et en débarquant,
+alla droit au général Felipe de la Garza en lui disant:--Je suis
+l'empereur!
+
+Garza répondit en lui demandant son épée et en lui annonçant de se
+préparer à mourir.--«Quand cela?--Dans trois heures.» Iturbide
+s'inclina et réclama son chapelain. Mais au moment de donner l'ordre de
+l'exécution, le commandant Garza hésita, soit crainte, soit pitié, et
+envoya au congrès de Tamaulipas, séant à Padella, la nouvelle de la
+capture; puis, sous bonne garde, il conduisit le prisonnier aux députés,
+en donnant--chose bizarre!--à Iturbide lui-même le commandement des
+soldats de l'escorte. Il faut lire dans Magnabal le récit de cette
+singulière et lugubre catastrophe. En arrivant à Padella, l'empereur
+apprend que le congrès, constitué en tribunal, l'a déjà condamné à mort;
+il était six heures du soir. «Savez-vous,» dit Iturbide aux soldats,
+«savez-vous ce qui arrive! Vous allez me fusiller, mes amis...»--Et au
+moment de partir: «Allons donner un dernier coup d'oeil au monde!»
+Le lieu de l'exécution était assez éloigné. «On me fait marcher bien
+longtemps», répétait le condamné. Quand on s'arrêta, il détacha de son
+cou son rosaire, le donna au prêtre: «C'est pour mon fils aîné.»--Et
+prenant sa montre: «Pour mon plus jeune fils. Arrêtez les aiguilles
+à l'heure de ma mort. Quant à cette lettre, elle est pour ma femme.»
+Ensuite regardant sa bourse, il y trouva trois onces d'or en petite
+monnaie et les fit distribuer à la troupe.
+
+Au moment de donner le signal des coups de feu, Iturbide s'écria d'une
+voix claire: «Mexicains, à cette heure de mort, je vous recommande
+l'amour de la patrie, c'est lui qui doit vous conduire à la gloire.
+Je meurs pour vous avoir secourus, mais je meurs content, parce que je
+meurs parmi vous.--Feu!» dit-il ensuite à l'adjudant Castillo. Il tomba
+roide mort.
+
+Le dernier fils d'Iturbide, le prétendant au trône, vient de mourir
+après avoir tenu un cabaret aux environs de Paris, dans la banlieue[21].
+
+ Un cabaret chantant au coin d'un carrefour!
+
+[Note 21: Les journaux annoncèrent ainsi cette mort:
+
+«Hier, vers neuf heures du matin, passait silencieusement, dans la
+grande avenue de Neuilly, un corbillard des pauvres, suivi d'une
+cinquantaine de personnes.
+
+»Ce modeste convoi n'était autre que celui d'un prince de sang impérial,
+le prince Iturbide, que de rares amis et quelques voisins accompagnaient
+à sa dernière demeure.
+
+»Le deuil était conduit par M. Lemaire, président de la Société de
+Saint-Vincent de Paul. Après une messe basse, dite par M. Bazin, vicaire
+de la paroisse de Neuilly, le corps a été inhumé dans un petit coin du
+cimetière, une simple concession temporaire faite pour sept ans.
+
+»Quand on songe qu'au bout de ces sept ans le terrain sera
+très-probablement retourné et qu'il ne restera plus de traces de celui
+dont le père fut empereur du Mexique!
+
+»Actuellement une croix de bois noir, avec le nom du défunt, rappelle
+seule qu'un prince gît sous cette terre.
+
+»Nous avons été voir cette tombe, hier après midi; sur le tertre
+fraîchement remué, il n'y avait pas une couronne, pas même une simple
+fleur.
+
+»Le prince Augustin-Cosme Iturbide était âgé de quarante-huit ans, et
+demeurait à Paris depuis le mois de décembre 1865.
+
+»Augustin Iturbide, quoique sans fortune, avait néanmoins de quoi vivre.
+Cédant aux sollicitations d'une femme qui exerçait un grand empire sur
+lui, il avait, en 1866, fondé une table d'hôte au n° 6 du boulevard
+Montmartre, et, en 1867, acheté un bal-concert à Courbevoie.
+
+»Il ne reste plus maintenant, des huit enfants de l'empereur Iturbide,
+qu'une princesse, âgée de cinquante-deux ans, et qui demeure à
+Bayonne.»]
+
+Quel triste roman que l'histoire, et comme elle se répète jusqu'à
+faire trouver banale l'horreur elle-même. Qu'elle nous garde d'ailleurs
+d'ironiques et cruelles antithèses! Oui, je m'en souviens, c'était
+au moment de présider à la distribution des récompenses au Palais
+de l'Industrie, que Napoléon III recevait la terrible dépêche, aussi
+terrible que celle de janvier 1873! Quel refrain à l'hymne qu'avait
+composé Rossini que cet écho de la mousqueterie de Juarez!
+
+Spectacle évanoui et que je revoyais l'autre soir; j'avais devant
+les yeux encore ce tableau étonnant. Vingt mille personnes entassées,
+toilettes claires, uniformes, habits noirs constellés de croix,
+toutes les dorures et chamarrures de la terre. Il avait plu des ordres
+étrangers. Tout d'abord les détails se perdaient dans l'ensemble; quand
+on fermait les yeux à demi, cette foule semblait immobile et telle qu'on
+aurait pu la regarder dans un stéréoscope. La lumière se décolorait,
+on n'avait plus devant soi qu'un entassement sombre où se détachaient,
+pressés, grenus, les chapeaux blancs, lilas ou roses et la poudre de riz
+des épaules apparaissant sur les gradins comme s'il y avait neigé. Si
+l'on essayait ensuite de saisir d'un coup d'oeil le vaste ensemble,
+c'était un éblouissement. Tamisés par des velours d'un bleu doux ou d'un
+vert d'eau parsemés d'étoiles, les rayons de soleil ne perçaient que
+çà et là, comme d'un jet incandescent, ce je ne sais quoi de tendrement
+opaque qui était le jour. Autour du palais, des faisceaux de drapeaux;
+en bas, la foule avec un demi-murmure, fait non pas de joie grondante,
+comme dans les fêtes publiques, mais de menus propos à voix basse, comme
+dans un salon. Parfois des remous la parcouraient, et ces milliers de
+têtes se penchaient, se courbaient vers un seul point--l'empereur--comme
+des épis sous le vent. Au-dessus des gradins, les éventails s'agitaient
+comme des ailes de papillons avec des frémissements voluptueux. Les
+invités allaient, venaient, longeant l'immense bordure de fleurs; les
+exposants se groupaient autour de leurs chefs-d'oeuvre industriels
+disposés en faisceaux. Puis si l'on découpait de petits points de vue
+dans la fourmilière, peu à peu émergeait quelque rouge tunique, quelque
+étonnant costume, le bonnet à aigrette et la pelisse fourrée d'un
+Magyar, le casque d'un Prussien, l'uniforme élégant d'un officier de
+Cosaques, la robe brodée d'un Persan. Il y avait là de la féerie.
+Et parmi ces splendeurs orientales, à côté des ambassadeurs à grands
+cordons, leurs rubans au cou et leurs plaques de diamants sur la
+poitrine, on apercevait en simple frac, mais en tenue correcte de
+_gentlemen_ républicains, quelques-uns des ministres des États-Unis
+d'Amérique.
+
+Et pâle, troublé, essayant cependant de sourire, Napoléon, tout en
+distribuant les récompenses, entrevoyait dans cette foule le spectre
+sanglant de Maximilien.
+
+Ce spectre devait le hanter plus d'une fois. On a retrouvé, dans le
+tiroir même du bureau de l'empereur, une photographie de la redingote et
+du gilet troués de balles que portait l'archiduc à Queretaro. Napoléon
+conservait aussi (pourquoi?) une gravure allemande--quelque dessin du
+_Kladderadatsch_ sans doute--où il était lui-même représenté debout
+dans son lit, tandis que le fantôme de Maximilien venait, enveloppé d'un
+suaire taché de sang, lui dire:
+
+--Les balles qui m'ont frappé rejaillissent jusqu'à ton front!
+
+Napoléon devait en effet amèrement regretter d'avoir jeté dans une telle
+aventure l'infortuné Maximilien; et qui sait si des larmes impériales
+n'ont point coulé sur les photographies de ces vêtements déchirés par
+les balles?
+
+Il ne faudrait pas trop, d'ailleurs, s'abandonner au sentiment et, par
+amour de l'équité, par un penchant naturel vers la justice, sembler
+prendre le parti d'un ennemi qui fut implacable. Le sentiment et la
+sentimentalité sont, en politique, deux guides exécrables, et ce furent
+ceux-là, il faut bien le reconnaître, que suivit le plus souvent cet
+homme de lettres manqué, ce chasseur de chimères qui fut le prince
+Louis-Napoléon Bonaparte. La nature personnelle de cet homme (pour
+n'envisager sa physionomie que par des côtés intimes) était absolument
+opposée à tout ce qui dans le monde est immédiatement applicable et
+pratique. Ce n'est point par de vaines raisons qu'étant jeune, il
+s'était senti attiré par les poésies de Schiller et qu'il en avait
+traduit quelques-unes. Il y avait en lui de l'Allemand, non point de
+l'Allemand pratique, Yankee d'Europe, métis de juif et de Germain que
+nous a révélé la dernière guerre, mais de l'Allemand à la façon des
+portraits que nous traçait jadis Mme de Staël, de l'Allemand rêveur et
+perdu dans les brouillards du Rhin. On pouvait se faire une idée exacte
+de l'esprit même de Napoléon, en jetant sur son cabinet de travail,
+aux Tuileries, un coup d'oeil, même rapide. C'était là une accumulation
+étrange d'objets disparates, témoignant de préoccupations multiples;
+mais, par une rencontre singulière, on s'apercevait bien vite que tout
+ce qu'il y avait de chimérique au monde, d'impossible, d'irréalisable,
+d'impraticable, était l'objet des sollicitudes constantes, des études
+de l'empereur, tandis que tout ce qui était net, tangible et d'intérêt
+direct, ne l'attirait, ne le sollicitait que médiocrement.
+
+Devant lui (mais à peine consultés) étaient entassés les dossiers
+relatant les forces exactes de la Confédération du Nord, les rapports
+clairs et alarmants du colonel Stoffel (qui depuis...), les relevés
+de chiffres, tout ce qui devait forcer un souverain à se mettre
+immédiatement en demeure de maintenir l'État dans la force voulue. Mais
+peu importait évidemment tout cela à Napoléon III. Ce qui l'attirait,
+ce qui le séduisait, c'était ou un modèle curieux de canonnière, ou une
+mitrailleuse perfectionnée, ou un sac inédit, ou une bouillie nutritive,
+sorte de brouet à l'usage de l'armée, toutes choses dont les modèles ou
+les échantillons étaient là, inutiles, chimériques dans l'application,
+mais examinés évidemment avec soin, patiemment, longuement, par un
+esprit rêveur qui avait cette manie spéciale d'inventer et d'innover
+dans un art où il fut toujours profondément inhabile, l'art militaire,
+le plus opposé de tous à son tempérament de songeur.
+
+Il aimait si fort la chimère,--ce mot qui, en parlant de lui, revient
+sans cesse sous la plume,--que sa grande oeuvre littéraire, la _Vie
+de Jules César_, fut encore une chimère en action. Il s'était épris de
+cette grande et redoutable figure, César, dont il semblait vouloir faire
+comme un aïeul de sa propre race, se croyant lui-même le petit-fils de
+la déesse. Négligeant les affaires du pays pour la confection de cet
+ouvrage inachevé, mosaïque érudite à laquelle tous les savants du monde
+apportaient leur caillou, il était heureux de s'enfermer, en compagnie
+de quelque membre de l'Académie des inscriptions, avec de vieux textes,
+de vieux parchemins et de vieilles médailles. Il croyait alors trouver
+lui-même ce qu'on lui indiquait et traduire ce qu'on lui expliquait.
+Cette humeur mal étouffée d'homme de lettres, de rêveur _schillérien_,
+qui avait été celle de sa jeunesse, se montrait encore et réapparaissait
+jusque dans sa vieillesse. Et puis il éprouvait une profonde joie à
+goûter, décernée par les plus brillants des écrivains de son temps,
+cette louange littéraire, si douce et si caressante au coeur de l'homme.
+Des gens qui n'avaient pas le courage d'achever la lecture du lourd
+travail impérial, n'en écrivaient pas moins à l'auteur, en accumulant
+les louanges et les flatteries, que la _Vie de César_ était le monument
+littéraire de ce siècle. Il devait bien, à ses heures de retour sur
+lui-même et de lucidité, il devait fièrement mépriser l'humaine
+espèce, cet empereur tombé, qui avait tour à tour connu de si près les
+flatteurs, les exploiteurs, les complices et les ingrats.
+
+Mais quoi! une sorte de confiance fataliste et une foi en lui-même le
+soutenaient contre des réflexions pareilles. On a retrouvé, dans un
+carnet de sa jeunesse, les pensées qui agitaient alors son âme, la plus
+troublée, la plus hésitante, la mieux préparée à devenir la proie des
+intrigants qui fût jamais:
+
+«_J'affronte un orage; un souffle m'abat_», écrivait-il alors, dans ces
+années où, loin de France, il errait, tantôt à Port-Louis, tantôt à Rio.
+
+Un peu plus loin, dans ces notes, il ajoute, rapportant quelque parole
+féminine qu'il applique à sa propre destinée:
+
+ «_J'ai été gâtée, jeune, brillante, recherchée, encensée,
+ calomniée, persécutée, mourante, réhabilitée,--et me voilà!_»
+
+Ce _et me voilà!_ résumerait toute sa théorie fataliste. Le principal,
+à ses yeux, était de durer pour survivre aux événements et aux hommes
+et pour les dominer. Cette idée, on la retrouve encore plus d'une fois
+exprimée dans ses pensées de jeunesse.
+
+Il écrit cela justement au lendemain de l'attentat de Strasbourg.
+«_Je crois en moi!_» Cette foi en lui-même, ou plutôt en l'idée
+napoléonienne, à ce rêve colossal et insensé de la famille, c'est ce qui
+devait faire la force de cet homme, lui assurer un jour (et en dépit
+de ses propres fautes) le premier rang dans ce pays de France, attaché
+alors en esclave à cette légende bonapartiste, faite de rayons et de
+brumes, aujourd'hui dissipés.
+
+Nous devions payer terriblement cher ces hallucinations et ces
+admirations instinctives de la force. Mais, personnellement, nous avons
+assez combattu l'empire, alors qu'il était puissant, pour garder une
+réserve devant l'empereur mort. Il y a là cependant une leçon de morale
+qu'on doit donner à méditer aux peuples. Toute nation qui s'abandonne
+elle-même, par terreur des éléments qu'elle contient dans ses flancs,
+est une nation perdue. Elle craint d'enfanter dans la douleur, et, par
+crainte de ce mal, elle se déchire elle-même et se laisse déchirer les
+entrailles par un sauveur qui fait durement solder son opération.
+
+La maladie suprême de Louis-Napoléon est d'ailleurs un dernier argument
+contre la monarchie. Il est évident que, douloureusement affecté par
+ce mal mortel qui l'a terrassé, Napoléon n'avait plus, surtout dans ces
+dernières années, la liberté de penser et d'agir. C'est le propre de
+semblables maladies d'absorber et de faire converger sur un seul point
+toutes les facultés d'un être. L'histoire physiologique tirera parti,
+un jour, du dépôt d'oxalate de chaux de l'ex-empereur. La vessie de
+Cromwell, dont parlait Pascal, la fistule de Louis XIV, qu'a rendue
+célèbre M. Michelet, ont désormais un pendant. Il est proclamé que
+c'est à un malade que la France, au mois de mai 1870, avait remis ses
+destinées; que c'est un malade qui, en juillet, n'a pas eu la force de
+résister à ceux qui le poussaient à faire la guerre à l'Allemagne, dans
+l'espoir d'y trouver quelque profit; que c'est un malade qui, après
+Woerth et Forbach, a perdu, à Metz, des jours précieux pour le salut
+de l'armée en s'obstinant à rester à la tête des troupes; que c'est un
+malade, enfin, qui a guidé ou embarrassé, de Châlons à Sedan, la
+marche de la dernière armée de la France, et que c'est un malade qui
+a enveloppé dans sa chute le drapeau même de la patrie. Voilà ce que
+risquent les nations en ne trouvant point l'énergie de se gouverner
+elles-mêmes, en abdiquant leur volonté, leur libre arbitre et leur
+conscience!
+
+Je n'oublierai jamais le départ de l'armée de Châlons, par un matin
+pluvieux du mois d'août. Quelle triste aurore, frileuse et sombre comme
+un jour d'automne! Les soldats harassés pataugeaient dans la boue,
+déroulant les longues files de leurs colonnes silencieuses. Parmi eux,
+l'empereur, en voiture, drapé dans un caban doublé de rouge, passait,
+saluant çà et là des troupiers qui ne lui rendaient déjà plus le salut.
+Cela sentait la ruine et la défaite. Un vent de débâcle sifflait et
+nous regardions tout, le coeur comprimé et désolé, car il s'agissait
+maintenant du salut de la France.
+
+Quelques jours avant la déclaration de guerre et l'entrée en campagne,
+une consultation de médecins avait eu lieu sur l'état de la santé de
+Napoléon, et le docteur G. Sée avait été chargé de faire connaître un
+diagnostic détaillé. Ce diagnostic aujourd'hui appartient à l'histoire
+aussi bien que le registre de Fagon. A cette époque (5 juillet 1870),
+il ne restait d'une _anémie_ ancienne, due à la captivité de Ham,
+c'est-à-dire à une aération insuffisante et à des influences morales,
+d'autres traces que des hyperesthésies cutanées et musculaires, des
+douleurs superficielles de la peau des cuisses, une grande sensibilité
+près des articulations des pieds. Quelques phénomènes goutteux se
+montraient aussi çà et là. Mais la véritable maladie, M. Sée ne s'y
+trompait pas, c'était la lésion de la vessie.
+
+Il faudrait lire avec ses termes scientifiques la description des
+hématuries, de la dysurie, que donne le savant docteur. Bref, M. Sée
+concluait ainsi: «Nous considérons comme nécessaire le cathétérisme
+de la vessie à titre d'exploration, et nous pensons que le moment est
+opportun, par cela même qu'il n'y a actuellement aucun phénomène aigu.
+Si, en effet, la dysurie ou la purulence, ou les douleurs augmentaient
+ou reparaissaient, on aurait à craindre de provoquer par l'exploration
+une inflammation aiguë.» J'ignore si les opérations du docteur Thompson
+ont amené ce que redoutait le docteur Sée, et jusqu'à cette heure on
+n'est pas tout à fait renseigné, à Paris, sur la cause suprême de la
+mort de Louis-Napoléon. Toujours est-il que le malade était déjà à demi
+condamné lorsqu'il partait presque furtivement de Saint-Cloud en juillet
+1870, pour se rendre à Sedan, où il eût pu mourir sans les souffrances
+matérielles et morales de ces deux dernières années et avec l'auréole
+du devoir et du sacrifice qui manque terriblement à cette mort de
+Chislehurst.
+
+Il me semble, au surplus, le voir errer, attristé, abattu, dans ces
+appartements de Campden-House, où, posant la main parfois sur quelque
+écrit de sa jeunesse, il devait lui arriver de relire ce qu'il avait
+écrit, au temps jadis où il rêvait d'amalgamer le socialisme de M. Louis
+Blanc avec le régime policier de Fouché. Peut-être a-t-il retrouvé alors
+cette phrase qu'il écrivait, voilà longtemps, dans son travail: _De
+l'organisation militaire en France_, où il réclamait précisément le
+système prussien, le service obligatoire pour tout citoyen valide:
+
+«Si l'humanité permet qu'on hasarde la vie de millions d'hommes sur le
+champ de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle
+flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans
+le seul but d'enflammer l'opinion publique et de soutenir, par quelque
+expédient, un pouvoir toujours dans l'embarras.» (Ham.)
+
+Peut-être encore a-t-il pu méditer, dans son exil de châtelain anglais,
+cette vérité qu'il a démontrée après l'avoir proclamée: «_On ne bâtit
+rien de solide sur le mensonge_.»
+
+Et maintenant, tout est dit. L'homme qui tint si longtemps le sort de
+la France entre ses mains et dont l'Europe attendit souvent la parole,
+lorsque arrivait une année nouvelle, pour savoir si le monde demeurerait
+en paix ou s'égorgerait cette année; ce somnambule couronné, qui meurt
+dans son rêve inachevé, ce César est couché là-bas, dans un cottage des
+environs de Londres. Il est parti de l'exil pour aboutir à l'exil. Né
+avec une âme tendre, il a commis peu à peu, en avançant dans la vie,
+tout ce que peut commettre un caractère ambitieux et pusillanime. «_Sa
+mère lui sera fatale_», écrivait de lui le roi Louis de Hollande, qui
+voyait avec effroi la reine Hortense entretenir des rêves de pouvoir
+dans cette jeune tête. Le roi Louis oubliait combien cette fatalité
+pèserait aussi sur la France.
+
+L'empire maintenant n'est plus qu'un souvenir. Un jour, dans une leçon
+publique, en Sorbonne, M. Saint-Marc Girardin (qui n'en faillit pas
+moins devenir plus tard sénateur de l'empire) expliquait un passage
+d'une tragédie, lorsqu'il arriva et s'arrêta à ce vers:
+
+ L'empire est quelque chose et l'empereur n'est rien
+
+--Messieurs, interrompit alors le professeur, ne pourrait-on pas dire,
+avec plus de vérité encore, mais en prose: «L'empereur est quelque chose
+et l'empire n'est rien!»
+
+Et tout aussitôt ce fut, à cette allusion directe, un tonnerre
+d'applaudissements dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. M.
+Saint-Marc Girardin avait raison. L'empereur était la clef de voûte d'un
+système qui devait s'écrouler après lui. Ce n'est pas seulement
+Napoléon III qui gît, à cette heure, glacé et sans vie, dans la tombe de
+Chislehurst,--c'est l'empire.
+
+FIN
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+ Préface.
+ L'Abbé Hardy et Lucile Gautier.
+ Le 20 juin 1792.
+ Le 10 août 1792.
+ La Place Dauphine.
+ Mademoiselle de Sombreuil.
+ La Maison de Marat.
+ La Rotonde du Temple.
+ L'Hôtel Chantereine.
+ Les Autographes.
+ Charles Nodier et sa jeunesse.
+ Les Cimetières parisiens.
+ Moreau de Jonnès.
+ Champigny.
+ Saint-Cloud.
+ Paris après la Commune.
+ L'Hôtel de ville.
+ De Germinal à Prairial.
+ La Fête mortuaire d'Alexandre Dumas.
+ Versailles.
+ Le Dernier Fantôme.
+
+
+FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
+
+
+PARIS.--IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON, 2
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Ruines et fantômes, by Jules Claretie
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RUINES ET FANTÔMES ***
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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