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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Colomba + +Author: Prosper Mérimée + +Release Date: July 7, 2005 [EBook #16239] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COLOMBA *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also +available at http://www.ebooksgratuits.com + + + + + +Prosper Mérimée +COLOMBA +(1840) + + + +Table des matières + +I +II +III +IV +V +VI +VII +VIII +IX +X +XI +XII +VIII +XIV +XV +XVI +XVII +XVIII +XIX +XX +XXI + + + +I + +Pè far la to vandetta, +Sta sigur', vasta anche ella. + +VOCERO DU NIOLO. + +Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel Sir +Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise, +descendit avec sa fille à l'hôtel Beauvau, à Marseille, au retour +d'un voyage en Italie. L'admiration continue des voyageurs +enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, +beaucoup de touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil +admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents +qu'appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. La +Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à +peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme, +sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de +couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces +mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que +je n'entends plus aujourd'hui. D'abord, miss Lydia s'était flattée +de trouver au-delà des Alpes des choses que personne n'aurait vues +avant elle, et dont elle pourrait parler «avec les honnêtes gens», +comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses +compatriotes et désespérant de rencontrer rien d'inconnu, elle se +jeta dans le parti de l'opposition. Il est bien désagréable, en +effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que +quelqu'un ne vous dise: «Vous connaissez sans doute ce Raphaël du +palais ***, à ***? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie.» -- +Et c'est justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop +long de tout voir, le plus simple c'est de tout condamner de parti +pris. + +À l'hôtel Beauvau, miss Lydia eut un amer désappointement. Elle +rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne +de Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, lady +Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille, lui montra son album, +où, entre un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en +question, enluminée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia +donna la porte de Segni à sa femme de chambre, et perdit toute +estime pour les constructions pélasgiques. + +Ces tristes dispositions étaient partagées par le colonel Nevil, +qui, depuis la mort de sa femme, ne voyait les choses que par les +yeux de miss Lydia. Pour lui, l'Italie avait le tort immense +d'avoir ennuyé sa fille, et par conséquent c'était le plus +ennuyeux pays du monde. Il n'avait rien à dire, il est vrai, +contre les tableaux et les statues; mais ce qu'il pouvait assurer, +c'est que la chasse était misérable dans ce pays-là, et qu'il +fallait faire dix lieues au grand soleil dans la campagne de Rome +pour tuer quelques méchantes perdrix rouges. + +Le lendemain de son arrivée à Marseille, il invita à dîner le +capitaine Ellis, son ancien adjudant, qui venait de passer six +semaines en Corse. Le capitaine raconta fort bien à miss Lydia une +histoire de bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement +aux histoires de voleurs dont on l'avait si souvent entretenue sur +la route de Rome à Naples. Au dessert, les deux hommes, restés +seuls avec des bouteilles de vin de Bordeaux, parlèrent chasse, et +le colonel apprit qu'il n'y a pas de pays où elle soit plus belle +qu'en Corse, plus variée, plus abondante. «On y voit force +sangliers, disait le capitaine Ellis, et il faut apprendre à les +distinguer des cochons domestiques, qui leur ressemblent d'une +manière étonnante; car, en tuant des cochons, l'on se fait une +mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ils sortent d'un taillis +qu'ils nomment maquis, armés jusqu'aux dents, se font payer leurs +bêtes et se moquent de vous. Vous avez encore le mouflon, fort +étrange animal qu'on ne trouve pas ailleurs, fameux gibier, mais +difficile. Cerfs, daims, faisans, perdreaux, jamais on ne pourrait +nombrer toutes les espèces de gibier qui fourmillent en Corse. Si +vous aimez à tirer, allez en Corse, colonel; là, comme disait un +de mes hôtes, vous pourrez tirer sur tous les gibiers possibles, +depuis la grive jusqu'à l'homme.» + +Au thé, le capitaine charma de nouveau miss Lydia par une histoire +de vendetta transversale[1], encore plus bizarre que la première, +et il acheva de l'enthousiasmer pour la Corse en lui décrivant +l'aspect étrange, sauvage du pays, le caractère original de ses +habitants, leur hospitalité et leurs moeurs primitives. Enfin, il +mit à ses pieds un joli petit stylet, moins remarquable par sa +forme et sa monture en cuivre que par son origine. Un fameux +bandit l'avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s'être +enfoncé dans quatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa +ceinture, le mit sur sa table de nuit, et le tira deux fois de son +fourreau avant de s'endormir. De son côté, le colonel rêva qu'il +tuait un mouflon et que le propriétaire lui en faisait payer le +prix, à quoi il consentait volontiers, car c'était un animal très +curieux, qui ressemblait à un sanglier, avec des cornes de cerf et +une queue de faisan. + +«Ellis conte qu'il y a une chasse admirable en Corse, dit le +colonel, déjeunant tête à tête avec sa fille; si ce n'était pas si +loin, j'aimerais à y passer une quinzaine. + +-- Eh bien, répondit miss Lydia, pourquoi n'irions-nous pas en +Corse? Pendant que vous chasseriez, je dessinerais; je serais +charmée d'avoir dans mon album la grotte dont parlait le capitaine +Ellis, où Bonaparte allait étudier quand il était enfant.» + +C'était peut-être la première fois qu'un désir manifesté par le +colonel eût obtenu l'approbation de sa fille. Enchanté de cette +rencontre inattendue, il eut pourtant le bon sens de faire +quelques objections pour irriter l'heureux caprice de miss Lydia. +En vain il parla de la sauvagerie du pays et de la difficulté pour +une femme d'y voyager: elle ne craignait rien; elle aimait par- +dessus tout à voyager à cheval; elle se faisait une fête de +coucher au bivouac; elle menaçait d'aller en Asie Mineure. Bref, +elle avait réponse à tout, car jamais Anglaise n'avait été en +Corse; donc elle devait y aller. Et quel bonheur, de retour dans +Saint-Jame's Place, de montrer son album! «Pourquoi donc, ma +chère, passez-vous ce charmant dessin? -- Oh! ce n'est rien. C'est +un croquis que j'ai fait d'après un fameux bandit corse qui nous a +servi de guide. -- Comment! vous avez été en Corse?...» + +Les bateaux à vapeur n'existant point encore entre la France et la +Corse, on s'enquit d'un navire en partance pour l'île que miss +Lydia se proposait de découvrir. Dès le jour même, le colonel +écrivait à Paris pour décommander l'appartement qui devait le +recevoir, et fit marché avec le patron d'une goélette corse qui +allait faire voile pour Ajaccio. Il y avait deux chambres telles +quelles. On embarqua des provisions; le patron jura qu'un vieux +sien matelot était un cuisinier estimable et n'avait pas son +pareil pour la bouillabaisse; il promit que mademoiselle serait +convenablement, qu'elle aurait bon vent, belle mer. + +En outre, d'après les volontés de sa fille, le colonel stipula que +le capitaine ne prendrait aucun passager, et qu'il s'arrangerait +pour raser les côtes de l'île de façon qu'on pût jouir de la vue +des montagnes. + + + +II + +Au jour fixé pour le départ, tout était emballé, embarqué dès le +matin: la goélette devait partir avec la brise du soir. En +attendant, le colonel se promenait avec sa fille sur la Canebière, +lorsque le patron l'aborda pour lui demander la permission de +prendre à son bord un de ses parents, c'est-à-dire le petit-cousin +du parrain de son fils aîné, lequel retournant en Corse, son pays +natal, pour affaires pressantes, ne pouvait trouver de navire pour +le passer. + +«C'est un charmant garçon, ajouta le capitaine Matei, militaire, +officier aux chasseurs à pied de la garde, et qui serait déjà +colonel, si l'Autre était encore empereur. + +-- Puisque c'est un militaire», dit le colonel..., il allait +ajouter: «Je consens volontiers à ce qu'il vienne avec nous...» +mais miss Lydia s'écria en anglais: + +«Un officier d'infanterie!... (son père ayant servi dans la +cavalerie, elle avait du mépris pour toute autre arme) un homme +sans éducation peut-être, qui aura le mal de mer, et qui nous +gâtera tout le plaisir de la traversée!» + +Le patron n'entendait pas un mot d'anglais, mais il parut +comprendre ce que disait miss Lydia à la petite moue de sa jolie +bouche, et il commença un éloge en trois points de son parent, +qu'il termina en assurant que c'était un homme très comme il faut, +d'une famille de caporaux, et qu'il ne gênerait en rien monsieur +le colonel, car lui, patron, se chargeait de le loger dans un coin +où l'on ne s'apercevrait pas de sa présence. + +Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulier qu'il y eût en Corse +des familles où l'on fût ainsi caporal de père en fils; mais, +comme ils pensaient pieusement qu'il s'agissait d'un caporal +d'infanterie, ils conclurent que c'était quelque pauvre diable que +le patron voulait emmener par charité. S'il se fût agi d'un +officier, on eût été obligé de lui parler, de vivre avec lui; +mais, avec un caporal, il n'y a pas à se gêner, et c'est un être +sans conséquence, lorsque son escouade n'est pas là, baïonnette au +bout du fusil, pour vous mener où vous n'avez pas envie d'aller. + +«Votre parent a-t-il le mal de mer? demanda miss Nevil d'un ton +sec. + +-- Jamais, mademoiselle; le coeur ferme comme un roc, sur mer +comme sur terre. + +-- Eh bien, vous pouvez l'emmener, dit-elle. + +-- Vous pouvez l'emmener», répéta le colonel, et ils continuèrent +leur promenade. + +Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher +pour monter à bord de la goélette. Sur le port, près de la yole du +capitaine, ils trouvèrent un grand jeune homme vêtu d'une +redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les +yeux noirs, vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. À la +manière dont il effaçait les épaules, à sa petite moustache +frisée, on reconnaissait facilement un militaire; car, à cette +époque, les moustaches ne couraient pas les rues, et la garde +nationale n'avait pas encore introduit dans toutes les familles la +tenue avec les habitudes de corps de garde. + +Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le +remercia sans embarras et en bons termes du service qu'il lui +rendait. + +«Charmé de vous être utile, mon garçon», dit le colonel en lui +faisant un signe de tête amical. + +Et il entra dans la yole. + +«Il est sans gêne, votre Anglais», dit tout bas en italien le +jeune homme au patron. + +Celui-ci plaça son index sous son oeil gauche et abaissa les deux +coins de la bouche. Pour qui comprend le langage des signes, cela +voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et que c'était un +homme bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, toucha son front +en réponse au signe de Matei, comme pour lui dire que tous les +Anglais avaient quelque chose de travers dans la tête, puis il +s'assit auprès du patron, et considéra avec beaucoup d'attention, +mais sans impertinence, sa jolie compagne de voyage. + +«Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa +fille en anglais; aussi en fait-on facilement des officiers.» + +Puis, s'adressant en français au jeune homme: + +«Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi?» + +Celui-ci donna un léger coup de coude au père du filleul de son +petit-cousin, et, comprimant un sourire ironique, répondit qu'il +avait été dans les chasseurs à pied de la garde, et que +présentement il sortait du 7e léger. + +«Est-ce que vous avez été à Waterloo? Vous êtes bien jeune. + +-- Pardon, mon colonel; c'est ma seule campagne. + +-- Elle compte double», dit le colonel. Le jeune Corse se mordit +les lèvres. + +«Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses +aiment beaucoup leur Bonaparte?» + +Avant que le colonel eût traduit la question en français, le jeune +homme répondit en assez bon anglais, quoique avec un accent +prononcé: + +«Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays. +Nous autres, compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être +moins que les Français. Quant à moi, bien que ma famille ait été +autrefois l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire. + +-- Vous parlez anglais! s'écria le colonel. + +-- Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir.» + +Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé, miss Lydia ne put +s'empêcher de rire en pensant à une inimitié personnelle entre un +caporal et un empereur. Ce lui fut comme un avant goût des +singularités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur +son journal. + +«Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre? demanda le +colonel. + +-- Non, mon colonel, j'ai appris l'anglais en France, tout jeune, +d'un prisonnier de votre nation.» + +Puis, s'adressant à miss Nevil: + +«Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute +le pur toscan, mademoiselle; vous serez un peu embarrassée, je le +crains, pour comprendre notre patois. + +-- Ma fille entend tous les patois italiens, répondit le colonel; +elle a le don des langues. Ce n'est pas comme moi. + +-- Mademoiselle comprendrait-elle, par exemple, ces vers d'une de +nos chansons corses? C'est un berger qui dit à une bergère: + +«S'entrassi 'ndru Paradisu santu, santu, +E nun truvassi a tia, mi n'esciria.»[2] + +Miss Lydia comprit, et trouvant la citation audacieuse et plus +encore le regard qui l'accompagnait, elle répondit en rougissant: +«Capisco.» + +«Et vous retournez dans votre pays en semestre? demanda le +colonel. + +-- Non, mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde probablement +parce que j'ai été à Waterloo et que je suis compatriote de +Napoléon. Je retourne chez moi, léger d'espoir, léger d'argent, +comme dit la chanson.» + +Et il soupira en regardant le ciel. + +Le colonel mit la main à sa poche, et retournant entre ses doigts +une pièce d'or, il cherchait une phrase pour la glisser poliment +dans la main de son ennemi malheureux. + +«Et moi aussi, dit-il, d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en +demi-solde; mais... avec votre demi-solde vous n'avez pas de quoi +vous acheter du tabac. Tenez, caporal.» + +Et il essaya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que +le jeune homme appuyait sur le rebord de la yole. + +Le jeune Corse rougit, se redressa, se mordit les lèvres, et +paraissait disposé à répondre avec emportement, quand tout à coup, +changeant d'expression, il éclata de rire. Le colonel, sa pièce à +la main, demeurait tout ébahi. + +«Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux, permettez-moi +de vous donner deux avis: le premier, c'est de ne jamais offrir de +l'argent à un Corse, car il y a de mes compatriotes assez impolis +pour vous le jeter à la tête; le second, c'est de ne pas donner +aux gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez +caporal et je suis lieutenant. Sans doute, la différence n'est pas +bien grande, mais... + +-- Lieutenant! s'écria sir Thomas, lieutenant! mais le patron m'a +dit que vous étiez caporal, ainsi que votre père et tous les +hommes de votre famille.» + +À ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit +à rire de plus belle et de si bonne grâce, que le patron et ses +deux matelots éclatèrent en choeur. + +«Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme; mais le quiproquo est +admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille +se glorifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres; mais nos +caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers +l'an de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la +tyrannie des seigneurs montagnards, se choisirent des chefs +qu'elles nommèrent caporaux. Dans notre île, nous tenons à +l'honneur de descendre de ces espèces de tribuns. + +-- Pardon, monsieur! s'écria le colonel, mille fois pardon. +Puisque vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous +voudrez bien l'excuser.» + +Et il lui tendit la main. + +«C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le +jeune homme riant toujours et serrant cordialement la main de +l'Anglais; je ne vous en veux pas le moins du monde. Puisque mon +ami Matei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi- +même: je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde, +et, si, comme je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous +venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de vous faire +les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je +ne les ai pas oubliés», ajouta-t-il en soupirant. + +En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la +main à miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont. +Là, sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant +comment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de +l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à +souper en lui renouvelant ses excuses et ses poignées de main. +Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après tout, elle +n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal; son +hôte ne lui avait pas déplu, elle commençait même à lui trouver un +certain je ne sais quoi aristocratique; seulement il avait l'air +trop franc et trop gai pour un héros de roman. + +«Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la +manière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en +Espagne beaucoup de vos compatriotes: c'était de la fameuse +infanterie en tirailleurs. + +-- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant +d'un air sérieux. + +-- Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la +bataille de Vittoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en +souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine. Toute la +journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière +les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de +chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à +filer grand train. En plaine, nous espérions prendre notre +revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant, -- ces braves +gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen +de les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y +avait un officier monté sur un petit cheval noir; il se tenait à +côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café. +Parfois, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des +fanfares... Je lance sur eux mes deux premiers escadrons... Bah! +au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui +passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en +désordre et plus d'un cheval sans maître... et toujours la diable +de musique! Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se +dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son +cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière +charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus, +mais les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au +nez des chevaux, on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes +dragons, je serrais la botte pour faire avancer mon cheval quand +l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra +de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme: Al +capello bianco! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas +davantage, car une balle me traversa la poitrine. -- C'était un +beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger, +tous Corses, à ce qu'on me dit depuis. + +-- Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils +soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle; mais les deux +tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de +Vittoria. + +-- Et par hasard! sauriez-vous le nom de l'officier qui les +commandait? + +-- C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait +colonel pour sa conduite dans cette triste journée. + +-- Votre père! Par ma foi, c'était un brave! J'aurais du plaisir à +le revoir, et je le reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore? + +-- Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement. + +-- Était-il à Waterloo? + +-- Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un +champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans... +Mon Dieu! que cette mer est belle! il y a dix ans que je n'ai vu +la Méditerranée. -- Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle +que l'Océan, mademoiselle? + +-- Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur. + +-- Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle? À ce compte, je +crois que la Corse vous plaira. + +-- Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire; +c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu. + +-- Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé +quelque temps au collège; mais je ne puis penser sans admiration +au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au Campo-Santo +surtout. Vous vous rappelez la Mort, d'Orcagna... Je crois que je +pourrais la dessiner, tant elle est restée gravée dans ma +mémoire.» + +Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans +une tirade d'enthousiasme. + +«C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un +peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre.» + +Elle baisa son père sur le front, fit un signe de tête majestueux +à Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et +guerre. + +Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre, +et qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne +intelligence en redoubla. Tour à tour ils critiquèrent Napoléon, +Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le +sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et +la dernière bouteille de bordeaux finie, le colonel serra de +nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en +exprimant l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une +façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun fut se coucher. + + + +III + +La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire +voguait doucement au gré d'une brise légère, miss Lydia n'avait +point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane +qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer et par un +clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de +poésie dans le coeur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant +dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il +était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre +et monta sur le pont. Il n'y avait personne qu'un matelot au +gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le +dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de +la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement +miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le +matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique +excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment, +arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait. +Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre. Des +imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance, +l'éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint +quelques vers; je vais essayer de les traduire: + +«-- Ni les canons, ni les baïonnettes -- n'ont fait pâlir son +front, -- serein sur un champ de bataille -- comme un ciel d'été. +-- Il était le faucon ami de l'aigle, -- miel des sables pour ses +amis, -- pour ses ennemis la mer en courroux. -- Plus haut que le +soleil, -- plus doux que la lune. -- Lui que les ennemis de la +France -- n'atteignirent jamais, -- des assassins de son pays -- +l'ont frappé par-derrière, -- comme Vittolo tua Sampiero Corso[3]. +-- Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. -- ... Placez sur +la muraille, devant mon lit, -- ma croix d'honneur bien gagnée. -- +Rouge en est le ruban, -- Plus rouge ma chemise. -- À mon fils, +mon fils en lointain pays, -- gardez ma croix et ma chemise +sanglante. -- Il y verra deux trous. -- Pour chaque trou, un trou +dans une autre chemise. -- Mais la vengeance sera-t-elle faite +alors? -- Il me faut la main qui a tiré -- l'oeil qui a visé, -- +le coeur qui a pensé...» + +Le matelot s'arrêta tout à coup. + +«Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami?» demanda miss Nevil. + +Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui +sortait du grand panneau de la goélette: c'était Orso qui venait +jouir du clair de lune. + +«Achevez donc votre complainte, dit miss Lydia, elle me faisait +grand plaisir.» + +Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas: + +«Je ne donne le rimbecco à personne. + +-- Comment? le...?» + +Le matelot, sans répondre, se mit à siffler. + +«Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso +s'avançant vers elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette +lune-ci. + +-- Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à étudier le +corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques, +s'est arrêté au plus beau moment.» + +Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et +tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa +complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso. + +«Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata? +un vocero[4]? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin. + +-- Je l'ai oubliée, Ors' Anton'», dit le matelot. + +Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la +Vierge. Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et ne +pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de +savoir plus tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre, +qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse +le dialecte corse, était aussi curieuse de s'instruire; et +s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de +coude: + +«Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le +rimbecco[5]? + +-- Le rimbecco! dit Orso; mais c'est faire la plus mortelle injure +à un Corse: c'est lui reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a +parlé de rimbecco? + +-- C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement, +que le patron de la goélette s'est servi de ce mot. + +-- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité. + +-- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de..., +oui, je crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano? + +-- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas +fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero? + +-- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque? + +-- Son crime a pour excuse les moeurs sauvages du temps; et puis +Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois: quelle confiance +auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni +celle qui cherchait à traiter avec Gênes? + +-- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son +mari; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou. + +-- Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'est par +amour pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois. + +-- Demander sa grâce, c'était l'avilir! s'écria Orso. + +-- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce +devait être! + +-- Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de sa +main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un +monstre? + +-- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n'avait que de la +vanité. + +-- Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la +vanité de l'amour, et vous l'excuserez peut-être en faveur du +motif?» + +Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s'adressant au +matelot, lui demanda quand la goélette arriverait au port. + +«Après-demain, dit-il, si le vent continue. + +-- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.» + +Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques +pas sur le tillac. Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne +sachant s'il devait se promener avec elle ou bien cesser une +conversation qui paraissait l'importuner. + +«Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes +les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas +d'en être mordu!» + +Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en +effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre. +Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès qu'il eut quitté le +tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un +interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à +sa maîtresse: la ballata interrompue par la présence d'Orso avait +été composée à l'occasion de la mort du colonel della Rebbia, père +du susdit, assassiné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait +pas qu'Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c'était +son expression, et affirmait qu'avant peu on verrait de la viande +fraîche dans le village de Pietranera. Traduction faite de ce +terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait +d'assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné +son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en +justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige +attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfets +et gendarmes. + +«Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais +plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la cour royale. +Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S.[6]« + +Ces renseignements intéressants changèrent d'une façon notable les +manières et les dispositions de miss Lydia à l'égard du lieutenant +della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux +de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air d'insouciance, ce +ton de franchise et de bonne humeur, qui d'abord l'avaient +prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, +car c'était la profonde dissimulation d'une âme énergique, qui ne +laisse percer à l'extérieur aucun des sentiments qu'elle renferme. +Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins +sous une apparence de légèreté; et, quoiqu'il soit moins beau de +tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une +belle vengeance est belle; et d'ailleurs les femmes aiment assez +qu'un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss +Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux, +des dents blanches, une taille élégante, de l'éducation et quelque +usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée suivante, +et sa conversation l'intéressa. Il fut longuement questionné sur +son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu'il avait quittée +fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à l'école +militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs +poétiques. Il s'animait en parlant de ses montagnes, de ses +forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme on peut le +penser, le mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses +récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer +ou sans justifier leur passion proverbiale. Orso surprit un peu +miss Nevil en condamnant d'une manière générale les haines +interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il +cherchait à les excuser, et prétendait que la vendette est le duel +des pauvres. «Cela est si vrai, disait-il, qu'on ne s'assassine +qu'après un défi en règle. Garde-toi, je me garde, telles sont les +paroles sacramentelles qu'échangent des ennemis avant de se tendre +des embuscades l'un à l'autre. Il y a plus d'assassinats chez +nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne +trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai, +beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur.» + +Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss +Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses +traits la moindre trace d'émotion. Comme elle avait décidé qu'il +avait la force d'âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous +les yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de +croire fermement que les mânes du colonel della Rebbia +n'attendraient pas longtemps la satisfaction qu'ils réclamaient. + +Déjà la goélette était en vue de la Corse. Le patron nommait les +points principaux de la côte, et, bien qu'ils fussent tous +parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir +à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme. +Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque +insulaire, vêtu de drap brun, armé d'un long fusil, monté sur un +petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans +chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la +mort de son père; mais Orso assurait que c'était quelque paisible +habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires; qu'il +portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode, +de même qu'un dandy ne sort qu'avec une canne élégante. Bien qu'un +fusil soit une arme moins noble et moins poétique qu'un stylet, +miss Lydia trouvait que, pour un homme, cela était plus élégant +qu'une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord +Byron meurent d'une balle et non d'un classique poignard. + +Après trois jours de navigation, on se trouva devant les +Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfe d'Ajaccio se +développa aux yeux de nos voyageurs. C'est avec raison qu'on le +compare à la baie de Naples; et au moment où la goélette entrait +dans le port, un maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di +Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la ressemblance. Pour +qu'elle fût complète, il faudrait qu'une armée d'Attila vînt +s'abattre sur les environs de Naples; car tout est mort et désert +autour d'Ajaccio. Au lieu de ces élégantes fabriques qu'on +découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu'au cap Misène, on +ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de sombres maquis, et +derrière, des montagnes pelées. Pas une villa, pas une habitation. +Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la ville, quelques +constructions blanches se détachent isolées sur un fond de +verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de +famille. Tout, dans ce paysage, est d'une beauté grave et triste. + +L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore +l'impression causée par la solitude de ses alentours. Nul +mouvement dans les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit nombre +de figures oisives, et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon +quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend +point parler haut, rire, chanter, comme dans les villes +italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une +douzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer. +Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s'anime, on +entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la +menace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir, +quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les +promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les +insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets +comme un faucon sur son nid. + + + +IV + +Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être +procuré par des moyens plus ou moins catholiques un peu du papier +de la tenture, miss Lydia, deux jours après être débarquée en +Corse, se sentit saisir d'une tristesse profonde, comme il doit +arriver à tout étranger qui se trouve dans un pays dont les +habitudes insociables semblent le condamner à un isolement +complet. Elle regretta son coup de tête; mais partir sur-le-champ, +c'eût été compromettre sa réputation de voyageuse intrépide; miss +Lydia se résigna donc à prendre patience et à tuer le temps de son +mieux. Dans cette généreuse résolution, elle prépara crayons et +couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit le portrait d'un +paysan basané, qui vendait des melons, comme un maraîcher du +continent, mais qui avait une barbe blanche et l'air du plus +féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant point à +l'amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant des +caporaux, et la chose n'était pas difficile, car, loin de se +presser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à +Ajaccio, bien qu'il n'y vît personne. D'ailleurs miss Lydia +s'était proposé une noble tâche, celle de civiliser cet ours des +montagnes, et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le +ramenaient dans son île. Depuis qu'elle avait pris la peine de +l'étudier, elle s'était dit qu'il serait dommage de laisser ce +jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait glorieux +de convertir un Corse. + +Les journées pour nos voyageurs se passaient comme il suit: le +matin, le colonel et Orso allaient à la chasse; miss Lydia +dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses +lettres d'Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient chargés +de gibier; on dînait, miss Lydia chantait, le colonel s'endormait, +et les jeunes gens demeuraient fort tard à causer. + +Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel +Nevil à faire une visite au préfet; celui-ci, qui s'ennuyait fort, +ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi d'apprendre +l'arrivée d'un Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie +fille; aussi il l'avait parfaitement reçu et accablé d'offres de +services; de plus, fort peu de jours après, il vint lui rendre sa +visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était +confortablement étendu sur le sofa, tout près de s'endormir; sa +fille chantait devant un piano délabré; Orso tournait les +feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et +les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet; le +piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta +le préfet à sa fille: + +«Je ne vous présente pas monsieur della Rebbia, dit-il, car vous +le connaissez sans doute? + +-- Monsieur est le fils du colonel della Rebbia? demanda le préfet +d'un air légèrement embarrassé. + +-- Oui, monsieur, répondit Orso. + +-- J'ai eu l'honneur de connaître monsieur votre père.» + +Les lieux communs de conversation s'épuisèrent bientôt. Malgré +lui, le colonel bâillait assez fréquemment; en sa qualité de +libéral, Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir; +miss Lydia soutenait seule la conversation. De son côté, le préfet +ne la laissait pas languir, et il était évident qu'il avait un vif +plaisir à parler de Paris et du monde à une femme qui connaissait +toutes les notabilités de la société européenne. De temps en +temps, et tout en parlant, il observait Orso avec une curiosité +singulière. + +«C'est sur le continent que vous avez connu monsieur della +Rebbia?» demanda-t-il à miss Lydia. + +Miss Lydia répondit avec quelque embarras qu'elle avait fait sa +connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse. + +«C'est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à mi-voix. +Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle +intention il revient en Corse?» + +Miss Lydia prit son air majestueux: + +«Je ne le lui ai point demandé, dit-elle; vous pouvez +l'interroger.» + +Le préfet garda le silence; mais, un moment après, entendant Orso +adresser au colonel quelques mots en anglais: + +«Vous avez beaucoup voyagé, monsieur, dit-il, à ce qu'il paraît. +Vous devez avoir oublié la Corse... et ses coutumes. + +-- Il est vrai, j'étais bien jeune quand je l'ai quittée. + +-- Vous appartenez toujours à l'armée? + +-- Je suis en demi-solde, monsieur. + +-- Vous avez été trop longtemps dans l'armée française, pour ne +pas devenir tout à fait Français, je n'en doute pas, monsieur.» + +Il prononça ces derniers mots avec une emphase marquée. + +Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses, que leur rappeler +qu'ils appartiennent à la grande nation. Ils veulent être un +peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien +pour qu'on la leur accorde. Orso, un peu piqué, répliqua: «Pensez- +vous, monsieur le préfet, qu'un Corse, pour être homme d'honneur, +ait besoin de servir dans l'armée française? + +-- Non, certes, dit le préfet, ce n'est nullement ma pensée: je +parle seulement de certaines coutumes de ce pays-ci, dont +quelques-unes ne sont pas telles qu'un administrateur voudrait les +voir.» + +Il appuya sur ce mot coutumes, et prit l'expression la plus grave +que sa figure comportait. Bientôt après, il se leva et sortit, +emportant la promesse que miss Lydia irait voir sa femme à la +préfecture. + +Quand il fut parti: «Il fallait, dit miss Lydia, que j'allasse en +Corse pour apprendre ce que c'est qu'un préfet. Celui-ci me paraît +assez aimable. + +-- Pour moi, dit Orso, je n'en saurais dire autant, et je le +trouve bien singulier avec son air emphatique et mystérieux.» + +Le colonel était plus qu'assoupi; miss Lydia jeta un coup d'oeil +de son côté, et baissant la voix: «Et moi, je trouve, dit-elle, +qu'il n'est pas si mystérieux que vous le prétendez, car je crois +l'avoir compris. + +-- Vous êtes, assurément, bien perspicace, miss Nevil; et, si vous +voyez quelque esprit dans ce qu'il vient de dire, il faut +assurément que vous l'y ayez mis. + +-- C'est une phrase du marquis de Mascarille, monsieur della +Rebbia, je crois; mais..., voulez-vous que je vous donne une +preuve de ma pénétration? Je suis un peu sorcière, et je sais ce +que pensent les gens que j'ai vus deux fois. + +-- Mon Dieu, vous m'effrayez. Si vous saviez lire dans ma pensée, +je ne sais si je devrais en être content ou affligé... + +-- Monsieur della Rebbia, continua miss Lydia en rougissant, nous +ne nous connaissons que depuis quelques jours; mais en mer, et +dans les pays barbares, -- vous m'excuserez, je l'espère, ... -- +dans les pays barbares, on devient ami plus vite que dans le +monde... Ainsi ne vous étonnez pas si je vous parle en amie de +choses un peu bien intimes, et dont peut-être un étranger ne +devrait pas se mêler. + +-- Oh! ne dites pas ce mot-là, Miss Nevil; l'autre me plaisait +bien mieux. + +-- Eh bien, monsieur, je dois vous dire que, sans avoir cherché à +savoir vos secrets, je me trouve les avoir appris en partie, et il +y en a qui m'affligent. Je sais, monsieur, le malheur qui a frappé +votre famille; on m'a beaucoup parlé du caractère vindicatif de +vos compatriotes et de leur manière de se venger... N'est-ce pas à +cela que le préfet faisait allusion? + +-- Miss Lydia peut-elle penser!...» + +Et Orso devint pâle comme la mort. + +«Non, monsieur della Rebbia, dit-elle en l'interrompant; je sais +que vous êtes un gentleman plein d'honneur. Vous m'avez dit vous- +même qu'il n'y avait plus dans votre pays que les gens du peuple +qui connussent la vendette... qu'il vous plaît d'appeler une forme +de duel... + +-- Me croiriez-vous donc capable de devenir jamais un assassin? + +-- Puisque je vous parle de cela, monsieur Orso, vous devez bien +voir que je ne doute pas de vous, et si je vous ai parlé, +poursuivit-elle en baissant les yeux, c'est que j'ai compris que +de retour dans votre pays, entouré peut-être de préjugés barbares, +vous seriez bien aise de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous +estime pour votre courage à leur résister. -- Allons, dit-elle en +se levant, ne parlons plus de ces vilaines choses-là: elles me +font mal à la tête et d'ailleurs il est bien tard. Vous ne m'en +voulez pas? Bonsoir, à l'anglaise.» + +Et elle lui tendit la main. Orso la pressa d'un air grave et +pénétré. + +«Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu'il y a des moments où +l'instinct du pays se réveille en moi? Quelquefois, lorsque je +songe à mon pauvre père, ... alors d'affreuses idées m'obsèdent. +Grâce à vous, j'en suis à jamais délivré. Merci, merci!» + +Il allait poursuivre; mais miss Lydia fit tomber une cuiller à +thé, et le bruit réveilla le colonel. + +«Della Rebbia, demain à cinq heures en chasse! Soyez exact. + +-- Oui, mon colonel.» + + + +V + +Le lendemain, un peu avant le retour des chasseurs, Miss Nevil, +revenant d'une promenade au bord de la mer, regagnait l'auberge +avec sa femme de chambre, lorsqu'elle remarqua une jeune femme +vêtue de noir, montée sur un cheval de petite taille, mais +vigoureux, qui entrait dans la ville. Elle était suivie d'une +espèce de paysan, à cheval aussi, en veste de drap brun trouée aux +coudes, une gourde en bandoulière, un pistolet pendant à la +ceinture; à la main, un fusil, dont la crosse reposait dans une +poche de cuir attachée à l'arçon de la selle; bref, en costume +complet de brigand de mélodrame ou de bourgeois corse en voyage. +La beauté remarquable de la femme attira d'abord l'attention de +miss Nevil. Elle paraissait avoir une vingtaine d'années. Elle +était grande, blanche, les yeux bleu foncé, la bouche rose, les +dents comme de l'émail. Dans son expression on lisait à la fois +l'orgueil, l'inquiétude et la tristesse. Sur la tête, elle portait +ce voile de soie noire nommé mezzaro, que les Génois ont introduit +en Corse, et qui sied si bien aux femmes. De longues nattes de +cheveux châtains lui formaient comme un turban autour de la tête. +Son costume était propre, mais de la plus grande simplicité. + +Miss Nevil eut tout le temps de la considérer, car la dame au +mezzaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un avec +beaucoup d'intérêt, comme il semblait à l'expression de ses yeux; +puis sur la réponse qui lui fut faite, elle donna un coup de +houssine à sa monture, et, prenant le grand trot, ne s'arrêta qu'à +la porte de l'hôtel où logeaient sir Thomas Nevil et Orso. Là, +après avoir échangé quelques mots avec l'hôte, la jeune femme +sauta lestement à bas de son cheval et s'assit sur un banc de +pierre à côté de la porte d'entrée, tandis que son écuyer +conduisait les chevaux à l'écurie. Miss Lydia passa avec son +costume parisien devant l'étrangère sans qu'elle levât les yeux. +Un quart d'heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encore la +dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude. +Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alors +l'hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil et lui désigna +du doigt le jeune della Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avec +vivacité, fit quelques pas en avant, puis s'arrêta immobile et +comme interdite. Orso était tout près d'elle, la considérant avec +curiosité. + +«Vous êtes, dit-elle d'une voix émue, Orso Antonio della Rebbia? +Moi, je suis Colomba. + +-- Colomba!» s'écria Orso. + +Et, la prenant dans ses bras, il l'embrassa tendrement, ce qui +étonna un peu le colonel et sa fille; car en Angleterre on ne +s'embrasse pas dans la rue. + +«Mon frère, dit Colomba, vous me pardonnerez si je suis venue sans +votre ordre; mais j'ai appris par nos amis que vous étiez arrivé, +et c'était pour moi une si grande consolation de vous voir...» + +Orso l'embrassa encore; puis, se tournant vers le colonel: + +«C'est ma soeur, dit-il, que je n'aurais jamais reconnue si elle +ne s'était nommée. -- Colomba, le colonel sir Thomas Nevil. -- +Colonel, vous voudrez bien m'excuser, mais je ne pourrai avoir +l'honneur de dîner avec vous aujourd'hui... Ma soeur... + +-- Eh! où diable voulez-vous dîner, mon cher? s'écria le colonel; +vous savez bien qu'il n'y a qu'un dîner dans cette maudite +auberge, et il est pour nous. Mademoiselle fera grand plaisir à ma +fille de se joindre à nous.» + +Colomba regarda son frère, qui ne se fit pas trop prier, et tous +ensemble entrèrent dans la plus grande pièce de l'auberge, qui +servait au colonel de salon et de salle à manger. Mademoiselle +della Rebbia, présentée à miss Nevil, lui fit une profonde +révérence, mais ne dit pas une parole. On voyait qu'elle était +très effarouchée et que, pour la première fois de sa vie peut- +être, elle se trouvait en présence d'étrangers gens du monde. +Cependant dans ses manières il n'y avait rien qui sentît la +province. Chez elle l'étrangeté sauvait la gaucherie. Elle plut à +miss Nevil par cela même; et comme il n'y avait pas de chambre +disponible dans l'hôtel que le colonel et sa suite avaient envahi, +miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu'à offrir +à mademoiselle della Rebbia de lui faire dresser un lit dans sa +propre chambre. + +Colomba balbutia quelques mots de remerciement et s'empressa de +suivre la femme de chambre de miss Nevil pour faire à sa toilette +les petits arrangements que rend nécessaires un voyage à cheval +par la poussière et le soleil. + +En rentrant dans le salon, elle s'arrêta devant les fusils du +colonel, que les chasseurs venaient de déposer dans un coin. + +«Les belles armes! dit-elle; sont-elles à vous, mon frère? + +-- Non, ce sont des fusils anglais au colonel. Ils sont aussi bons +qu'ils sont beaux. + +-- Je voudrais bien, dit Colomba, que vous en eussiez un +semblable. + +-- Il y en a certainement un dans ces trois-là qui appartient à +della Rebbia, s'écria le colonel. Il s'en sert trop bien. +Aujourd'hui quatorze coups de fusil, quatorze pièces!» + +Aussitôt s'établit un combat de générosité, dans lequel Orso fut +vaincu, à la grande satisfaction de sa soeur, comme il était +facile de s'en apercevoir à l'expression de joie enfantine qui +brilla tout d'un coup sur son visage, tout à l'heure si sérieux. + +«Choisissez, mon cher», disait le colonel. + +Orso refusait. + +«Eh bien, mademoiselle votre soeur choisira pour vous.» + +Colomba ne se le fit pas dire deux fois: elle prit le moins orné +des fusils, mais c'était un excellent Manton de gros calibre. + +«Celui-ci, dit-elle, doit bien porter la balle.» + +Son frère s'embarrassait dans ses remerciements, lorsque le dîner +parut fort à propos pour le tirer d'affaire. Miss Lydia fut +charmée de voir que Colomba, qui avait fait quelque résistance +pour se mettre à table, et qui n'avait cédé que sur un regard de +son frère, faisait en bonne catholique le signe de la croix avant +de manger. + +«Bon, se dit-elle, voilà qui est primitif.» + +Et elle se promit de faire plus d'une observation intéressante sur +ce jeune représentant des vieilles moeurs de la Corse. Pour Orso, +il était évidemment un peu mal à son aise, par la crainte sans +doute que sa soeur ne dît ou ne fît quelque chose qui sentît trop +son village. Mais Colomba l'observait sans cesse et réglait tous +ses mouvements sur ceux de son frère. Quelquefois elle le +considérait fixement avec une étrange expression de tristesse; et +alors si les yeux d'Orso rencontraient les siens, il était le +premier à détourner ses regards, comme s'il eût voulu se +soustraire à une question que sa soeur lui adressait mentalement +et qu'il comprenait trop bien. On parlait français car le colonel +s'exprimait fort mal en italien. Colomba entendait le français, et +prononçait même assez bien le peu de mots qu'elle était forcée +d'échanger avec ses hôtes. + +Après le dîner, le colonel, qui avait remarqué l'espèce de +contrainte qui régnait entre le frère et la soeur, demanda avec sa +franchise ordinaire à Orso s'il ne désirait point causer seul avec +Mlle Colomba, offrant dans ce cas de passer avec sa fille dans la +pièce voisine. Mais Orso se hâta de le remercier et de dire qu'ils +auraient bien le temps de causer à Pietranera. C'était le nom du +village où il devait faire sa résidence. + +Le colonel prit donc sa place accoutumée sur le sofa, et miss +Nevil, après avoir essayé plusieurs sujets de conversation, +désespérant de faire parler la belle Colomba, pria Orso de lui +lire un chant du Dante: c'était son poète favori. Orso choisit le +chant de l'Enfer où se trouve l'épisode de Francesca da Rimini, et +se mit à lire, accentuant de son mieux ces sublimes tercets, qui +expriment si bien le danger de lire à deux un livre d'amour. À +mesure qu'il lisait, Colomba se rapprochait de la table, relevait +la tête, qu'elle avait tenue baissée; ses prunelles dilatées +brillaient d'un feu extraordinaire: elle rougissait et pâlissait +tour à tour, elle s'agitait convulsivement sur sa chaise. +Admirable organisation italienne, qui, pour comprendre la poésie, +n'a pas besoin qu'un pédant lui en démontre les beautés! + +Quand la lecture fut terminée: + +«Que cela est beau! s'écria-t-elle. Qui a fait cela mon frère?» + +Orso fut un peu déconcerté, et miss Lydia répondit en souriant que +c'était un poète florentin mort depuis plusieurs siècles. + +«Je te ferai lire le Dante, dit Orso, quand nous serons à +Pietranera. + +-- Mon Dieu, que cela est beau!» répétait Colomba: et elle dit +trois ou quatre tercets qu'elle avait retenus, d'abord à voix +basse; puis, s'animant, elle les déclama tout haut avec plus +d'expression que son frère n'en avait mis à les lire. + +Miss Lydia très étonnée: + +«Vous paraissez aimer beaucoup la poésie, dit-elle. Que je vous +envie le bonheur que vous aurez à lire le Dante comme un livre +nouveau! + +-- Vous voyez, miss Nevil, disait Orso, quel pouvoir ont les vers +du Dante, pour émouvoir ainsi une petite sauvagesse qui ne sait +que son Pater... Mais je me trompe; je me rappelle que Colomba est +du métier. Tout enfant elle s'escrimait à faire des vers, et mon +père m'écrivait qu'elle était la plus grande voceratrice de +Pietranera et de deux lieues à la ronde.» + +Colomba jeta un coup d'oeil suppliant à son frère. Miss Nevil +avait ouï parler des improvisatrices corses et mourait d'envie +d'en entendre une. Ainsi elle s'empressa de prier Colomba de lui +donner un échantillon de son talent. Orso s'interposa alors, fort +contrarié de s'être si bien rappelé les dispositions poétiques de +sa soeur. Il eut beau jurer que rien n'était plus plat qu'une +ballata corse, protester que réciter des vers corses après ceux du +Dante, c'était trahir son pays, il ne fit qu'irriter le caprice de +Miss Nevil, et se vit obligé à la fin de dire à sa soeur: + +«Eh bien, improvise quelque chose, mais que cela soit court!» + +Colomba poussa un soupir, regarda attentivement pendant une minute +le tapis de la table, puis les poutres du plafond; enfin, mettant +la main sur ses yeux comme ces oiseaux qui se rassurent et croient +n'être point vus quand ils ne voient point eux-mêmes, chanta, ou +plutôt déclama d'une voix mal assurée la serenata qu'on va lire: + +La jeune fille et la palombe + +Dans la vallée, bien loin derrière les montagnes, -- le soleil n'y +vient qu'une heure tous les jours; -- il y a dans la vallée une +maison sombre, -- et l'herbe y croît sur le seuil. -- Portes, +fenêtres sont toujours fermées. -- Nulle fumée ne s'échappe du +toit. -- Mais à midi, lorsque vient le soleil, -- une fenêtre +s'ouvre alors, -- et l'orpheline s'assied, filant à son rouet: -- +elle file et chante en travaillant -- un chant de tristesse; -- +mais nul autre chant ne répond au sien. -- Un jour, un jour de +printemps, -- une palombe se posa sur un arbre voisin, -- et +entendit le chant de la jeune fille. -- Jeune fille, dit-elle, tu +ne pleures pas seule -- un cruel épervier m'a ravi ma compagne. -- +Palombe, montre-moi l'épervier ravisseur; -- fût-il aussi haut que +les nuages, -- je l'aurai bientôt abattu en terre. -- Mais moi, +pauvre fille, qui me rendra mon frère, -- mon frère maintenant en +lointain pays? -- Jeune fille, dis-moi où est ton frère, -- et mes +ailes me porteront près de lui. + +«Voilà une palombe bien élevée! s'écria Orso en embrassant sa +soeur avec une émotion qui contrastait avec le ton de plaisanterie +qu'il affectait. + +-- Votre chanson est charmante, dit miss Lydia. Je veux que vous +me l'écriviez dans mon album. Je la traduirai en anglais et je la +ferai mettre en musique.» + +Le brave colonel, qui n'avait pas compris un mot, joignit ses +compliments à ceux de sa fille. Puis il ajouta: + +«Cette palombe dont vous parlez, mademoiselle, c'est cet oiseau +que nous avons mangé aujourd'hui à la crapaudine?» + +Miss Nevil apporta son album et ne fut pas peu surprise de voir +l'improvisatrice écrire sa chanson en ménageant le papier d'une +façon singulière. Au lieu d'être en vedette, les vers se suivaient +sur la même ligne, tant que la largeur de la feuille le +permettait, en sorte qu'ils ne convenaient plus à la définition +connue des compositions poétiques: «De petites lignes, d'inégale +longueur, avec une marge de chaque côté.» Il y avait bien encore +quelques observations à faire sur l'orthographe un peu capricieuse +de mademoiselle Colomba, qui, plus d'une fois, fit sourire miss +Nevil, tandis que la vanité fraternelle d'Orso était au supplice. + +L'heure de dormir étant arrivée, les deux jeunes filles se +retirèrent dans leur chambre. Là, tandis que miss Lydia détachait +collier, boucles, bracelets, elle observa sa compagne qui retirait +de sa robe quelque chose de long comme un busc, mais de forme bien +différente pourtant. Colomba mit cela avec soin et presque +furtivement sous son mezzaro déposé sur une table; puis elle +s'agenouilla et fit dévotement sa prière. Deux minutes après, elle +était dans son lit. Très curieuse de son naturel et lente comme +une Anglaise à se déshabiller, miss Lydia s'approcha de la table, +et, feignant de chercher une épingle, souleva le mezzaro et +aperçut un stylet assez long, curieusement monté en nacre et en +argent; le travail en était remarquable, et c'était une arme +ancienne et de grand prix pour un amateur. + +«Est-ce l'usage ici, dit miss Nevil en souriant, que les +demoiselles portent ce petit instrument dans leur corset? + +-- Il le faut bien, répondit Colomba en soupirant. Il y a tant de +méchantes gens! + +-- Et auriez-vous vraiment le courage d'en donner un coup comme +cela?» Et miss Nevil, le stylet à la main, faisait le geste de +frapper, comme on frappe au théâtre, de haut en bas. + +«Oui, si cela était nécessaire, dit Colomba de sa voix douce et +musicale, pour me défendre ou défendre mes amis... Mais ce n'est +pas comme cela qu'il faut le tenir; vous pourriez vous blesser, si +la personne que vous voulez frapper se retirait.» Et se levant sur +son séant: «Tenez, c'est ainsi, en remontant le coup. Comme cela +il est mortel, dit-on. Heureux les gens qui n'ont pas besoin de +telles armes!» + +Elle soupira, abandonna sa tête sur l'oreiller, ferma les yeux. On +n'aurait pu voir une tête plus belle, plus noble, plus virginale. +Phidias, pour sculpter sa Minerve, n'aurait pas désiré un autre +modèle. + + + +VI + +C'est pour me conformer au précepte d'Horace que je me suis lancé +d'abord in medias res. Maintenant que tout dort, et la belle +Colomba, et le colonel, et sa fille, je saisirai ce moment pour +instruire mon lecteur de certaines particularités qu'il ne doit +pas ignorer, s'il veut pénétrer davantage dans cette véridique +histoire. Il sait déjà que le colonel della Rebbia, père d'Orso, +est mort assassiné; or on n'est pas assassiné en Corse, comme on +l'est en France, par le premier échappé des galères qui ne trouve +pas de meilleur moyen pour vous voler votre argenterie: on est +assassiné par ses ennemis; mais le motif pour lequel on a des +ennemis, il est souvent fort difficile de le dire. Bien des +familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition de la +cause originelle de leur haine s'est perdue complètement. + +La famille à laquelle appartenait le colonel della Rebbia haïssait +plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des +Barricini; quelques-uns disaient que, dans le XVIe siècle, un +della Rebbia avait séduit une Barricini, et avait été poignardé +ensuite par un parent de la demoiselle outragée. À la vérité, +d'autres racontaient l'affaire différemment, prétendant que +c'était une della Rebbia qui avait été séduite, et un Barricini +poignardé. Tant il y a que, pour me servir d'une expression +consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons. Toutefois, +contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres; c'est +que les della Rebbia et les Barricini avaient été également +persécutés par le gouvernement génois, et les jeunes gens s'étant +expatriés, les deux familles furent privées, pendant plusieurs +générations, de leurs représentants énergiques. À la fin du siècle +dernier, un della Rebbia, officier au service de Naples, se +trouvant dans un tripot, eut une querelle avec des militaires qui, +entre autres injures, l'appelèrent chevrier corse; il mit l'épée à +la main; mais, seul contre trois, il eût mal passé son temps, si +un étranger, qui jouait dans le même lieu, ne se fût écrié: «Je +suis Corse aussi!» et n'eût pris sa défense. Cet étranger était un +Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait pas son compatriote. +Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre, ce furent de grandes +politesses et des serments d'amitié éternelle; car, sur le +continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire +dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance: della +Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en +Italie; mais de retour en Corse, ils ne se virent plus que +rarement, bien qu'habitant tous les deux le même village, et quand +ils moururent, on disait qu'il y avait bien cinq ou six ans qu'ils +ne s'étaient parlé. Leurs fils vécurent de même en étiquette, +comme on dit dans l'île. L'un, Ghilfuccio, le père d'Orso, fut +militaire; l'autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l'un et +l'autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils +n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre parler +l'un de l'autre. + +Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia, dans un +journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d'être décoré, dit, +devant témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le +général *** protégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à +Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu'à son retour +en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu'il tirait plus +d'argent de ses causes perdues que de celles qu'il gagnait. On n'a +jamais su s'il insinuait par là que l'avocat trahissait ses +clients, ou s'il se bornait à émettre cette vérité triviale, +qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu'une +bonne cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut +connaissance de l'épigramme et ne l'oublia pas. En 1812, il +demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de +le devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour lui +recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfet +s'empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne +douta point qu'il ne dût sa déconvenue aux intrigues de +Ghilfuccio. Après la chute de l'empereur, en 1814, le protégé du +général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini. +À son tour, ce dernier fut destitué dans les Cent-Jours; mais, +après cette tempête, il reprit en grande pompe possession du +cachet de la mairie et des registres de l'état civil. + +De ce moment son étoile devint plus brillante que jamais. Le +colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré à Pietranera, +eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse +renouvelées: tantôt il était assigné en réparation de dommages +commis par son cheval dans les clôtures de M. le maire; tantôt +celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé de l'église, faisait +enlever une dalle brisée qui portait les armes des della Rebbia, +et qui couvrait le tombeau d'un membre de cette famille. Si les +chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel, les propriétaires +de ces animaux trouvaient protection auprès du maire; +successivement, l'épicier qui tenait le bureau de poste de +Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé, tous les +deux clients des della Rebbia, furent destitués et remplacés par +des créatures des Barricini. + +La femme du colonel mourut exprimant le désir d'être enterrée au +milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le +maire déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la +commune, attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour +permettre une sépulture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en +attendant cette autorisation, sa femme serait enterrée au lieu +qu'elle avait choisi, et il y fit creuser une fosse. De son côté, +le maire en fit faire une dans le cimetière, et manda la +gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi. Le jour +de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence, et +l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la +possession des restes de madame della Rebbia. Une quarantaine de +paysans bien armés, amenés par les parents de la défunte, +obligèrent le curé, en sortant de l'église, à prendre le chemin du +bois; d'autre part, le maire avec ses deux fils, ses clients et +les gendarmes se présenta pour faire opposition. Lorsqu'il parut, +et somma le convoi de rétrograder, il fut accueilli par des huées +et des menaces; l'avantage du nombre était pour ses adversaires, +et ils semblaient déterminés. À sa vue plusieurs fusils furent +armés; on dit même qu'un berger le coucha en joue; mais le colonel +releva le fusil en disant: «Que personne ne tire sans mon ordre!» +Le maire «craignait les coups naturellement», comme Panurge, et, +refusant la bataille, il se retira avec son escorte: alors la +procession funèbre se mit en marche, en ayant soin de prendre le +plus long, afin de passer devant la mairie. En défilant, un idiot, +qui s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'Empereur! +Deux ou trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant +de plus en plus, proposèrent de tuer un boeuf du maire, qui, +d'aventure, leur barrait le chemin. Heureusement le colonel +empêcha cette violence. + +On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé, et que le maire fit +au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il +peignait les lois divines et humaines foulées aux pieds, -- la +majesté de lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, -- +le colonel della Rebbia se mettant à la tête d'un complot +bonapartiste pour changer l'ordre de successibilité au trône, et +exciter les citoyens à s'armer les uns contre les autres, crimes +prévus par les articles 86 et 91 du Code pénal. + +L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. Le colonel +écrivit au préfet, au procureur du roi: un parent de sa femme +était allié à un des députés de l'île, un autre cousin du +président de la cour royale. Grâce à ces protections, le complot +s'évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, et l'idiot +seul fut condamné à quinze jours de prison. + +L'avocat Barricini, mal satisfait du résultat de cette affaire, +tourna ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre, +d'après lequel il entreprit de contester au colonel la propriété +d'un certain cours d'eau qui faisait tourner un moulin. Un procès +s'engagea qui dura longtemps. Au bout d'une année, la cour allait +rendre son arrêt, et suivant toute apparence en faveur du colonel, +lorsque M. Barricini déposa entre les mains du procureur du roi +une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le +menaçait, lui maire, d'incendie et de mort s'il ne se désistait de +ses prétentions. On sait qu'en Corse la protection des bandits est +très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent +fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait +parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer +l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se +plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur +son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait +de son influence: «Si je découvre le faussaire, disait-il en +terminant sa lettre, je le punirai exemplairement.» + +Il était clair qu'Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante +au maire; les della Rebbia en accusaient les Barricini et vice +versa. De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne +savait de quel côté trouver les coupables. + +Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici +les faits tels qu'ils furent établis en justice: le 2 août 18.., +le jour tombant déjà, la femme Madeleine Pietri, qui portait du +pain à Pietranera, entendit deux coups de feu très rapprochés, +tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au +village, à environ cent cinquante pas de l'endroit où elle se +trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait, en se +baissant, dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le +village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la +distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et +d'ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui +cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un +camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes. + +La femme Pietri, ayant laissé son fardeau, monta le sentier en +courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang, +percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui +était son fusil chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense +contre une personne qui l'attaquait en face au moment où une autre +le frappait par-derrière. Il râlait et se débattait contre la +mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins +expliquèrent par la nature de ses blessures qui avaient traversé +le poumon. Le sang l'étouffait; il coulait lentement et comme une +mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa +quelques questions. Elle voyait bien qu'il voulait parler, mais il +ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu'il essayait de +porter la main à sa poche, elle s'empressa d'en retirer un petit +portefeuille qu'elle lui présenta ouvert. Le blessé prit le crayon +du portefeuille et chercha à écrire. De fait le témoin le vit +former avec peine plusieurs caractères; mais, ne sachant pas lire, +elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le +colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri, +qu'il serra avec force en la regardant d'un air singulier, comme +s'il voulait lui dire, ce sont les paroles du témoin: «C'est +important, c'est le nom de mon assassin!» + +La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le +maire Barricini avec son fils Vincentello. Alors il était presque +nuit. Elle conta ce qu'elle avait vu. Le maire prit le +portefeuille, et courut à la mairie ceindre son écharpe et appeler +son secrétaire et la gendarmerie. Restée seule avec le jeune +Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d'aller porter secours +au colonel, dans le cas où il serait encore vivant; mais +Vincentello répondit que, s'il approchait d'un homme qui avait été +l'ennemi acharné de sa famille, on ne manquerait pas de l'accuser +de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva le colonel mort, +fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal. + +Malgré son trouble naturel dans cette occasion, M. Barricini +s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du +colonel, et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais +aucune n'amena de découverte importante. + +Lorsque vint le juge d'instruction, on ouvrit le portefeuille, et +sur une page souillée de sang on vit quelques lettres tracées par +une main défaillante, bien lisibles pourtant. Il y avait écrit: +Agosti..., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu +désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba della +Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille. +Après l'avoir longtemps feuilleté, elle étendit la main vers le +maire et s'écria: «Voilà l'assassin!» Alors, avec une précision et +une clarté surprenantes dans le transport de douleur où elle était +plongée, elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours +auparavant une lettre de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant +de le faire, il avait écrit au crayon, sur son portefeuille, +l'adresse d'Orso, qui venait de changer de garnison. Or, cette +adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille, et Colomba +concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle était +écrite, qui aurait été celui-là même sur lequel son père avait +tracé le nom du meurtrier; et à ce nom, le maire, au dire de +Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet +qu'un feuillet manquait au cahier de papier sur lequel le nom +était écrit; mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient +également dans les autres cahiers du même portefeuille, et des +témoins déclarèrent que le colonel avait l'habitude de déchirer +ainsi des pages de son portefeuille lorsqu'il voulait allumer un +cigare; rien de plus probable donc qu'il eût brûlé par mégarde +l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on constata que le maire, +après avoir reçu le portefeuille de la femme Pietri, n'aurait pu +lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne s'était pas +arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le brigadier de +gendarmerie l'y avait accompagné, l'avait vu allumer une lampe, +mettre le portefeuille dans une enveloppe et la cacheter sous ses +yeux. + +Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors +d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il +avait de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire +seul un instant. Le brigadier, après quelque hésitation, +visiblement ému par l'exaltation de la jeune fille, avoua qu'il +était allé chercher dans une pièce voisine une feuille de grand +papier, mais qu'il n'était pas resté une minute, et que le maire +lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait à tâtons ce papier +dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour le +portefeuille sanglant était à la même place, sur la table où le +maire l'avait jeté en entrant. + +M. Barricini déposa avec le plus grand calme. Il excusait, disait- +il, l'emportement de mademoiselle della Rebbia, et voulait bien +condescendre à se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la +soirée au village; que son fils Vincentello était avec lui devant +la mairie au moment du crime; enfin que son fils Orlanduccio, pris +de la fièvre ce jour-là même, n'avait pas bougé de son lit. Il +produisit tous les fusils de sa maison, dont aucun n'avait fait +feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard du portefeuille il en avait +tout de suite compris l'importance; qu'il l'avait mis sous le +scellé et l'avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant +qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pourrait être +soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de mort celui +qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce +misérable, ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait +assassiné. Dans les moeurs des bandits, une pareille vengeance +pour un motif analogue n'est pas sans exemple. + +Cinq jours après la mort du colonel della Rebbia, Agostini, +surpris par un détachement de voltigeurs, fut tué, se battant en +désespéré. On trouva sur lui une lettre de Colomba qui l'adjurait +de déclarer s'il était ou non coupable du meurtre qu'on lui +imputait. Le bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut +assez généralement qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une +fille qu'il avait tué son père. + +Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le +caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le +colonel, il s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom +de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration dans laquelle il +attestait sur l'honneur l'innocence de son camarade; mais la seule +preuve qu'il alléguait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais +dit qu'il soupçonnait le colonel. + +Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge +d'instruction combla le maire d'éloges et celui-ci couronna sa +belle conduite en se désistant de toutes ses prétentions sur le +ruisseau pour lequel il était en procès avec le colonel della +Rebbia. + +Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le +cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y +exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa +formellement de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance +de son frère. C'était cette ballata, devenue très populaire, que +le matelot chantait devant miss Lydia. En apprenant la mort de son +père, Orso, alors dans le nord de la France, demanda un congé mais +ne put l'obtenir. D'abord, sur une lettre de sa soeur, il avait +cru les Barricini coupables, mais bientôt il reçut copie de toutes +les pièces de l'instruction, et une lettre particulière du juge +lui donna à peu près la conviction que le bandit Agostini était le +seul coupable. Une fois tous les trois mois Colomba lui écrivait +pour lui répéter ses soupçons qu'elle appelait des preuves. Malgré +lui, ces accusations faisaient bouillonner son sang corse, et +parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés de sa +soeur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui +répétait que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et +ne méritaient aucune créance. Il lui défendait même, mais toujours +en vain, de lui en parler davantage. Deux années se passèrent de +la sorte, au bout desquelles il fut mis en demi-solde, et alors il +pensa à revoir son pays, non point pour se venger sur des gens +qu'il croyait innocents, mais pour marier sa soeur et vendre ses +petites propriétés, si elles avaient assez de valeur pour lui +permettre de vivre sur le continent. + + + +VII + +Soit que l'arrivée de sa soeur eût rappelé à Orso avec plus de +force le souvenir du toit paternel, soit qu'il souffrît un peu +devant ses amis civilisés du costume et des manières sauvages de +Colomba, il annonça dès le lendemain le projet de quitter Ajaccio +et de retourner à Pietranera. Mais cependant il fit promettre au +colonel de venir prendre un gîte dans son humble manoir, lorsqu'il +se rendrait à Bastia, et en revanche il s'engagea à lui faire +tirer daims, faisans, sangliers et le reste. + +La veille de son départ, au lieu d'aller à la chasse, Orso proposa +une promenade au bord du golfe. Donnant le bras à miss Lydia, il +pouvait causer en toute liberté, car Colomba était restée à la +ville pour faire ses emplettes et le colonel les quittait à chaque +instant pour tirer des goélands et des fous, à la grande surprise +des passants qui ne comprenaient pas qu'on perdît sa poudre pour +un pareil gibier. + +Ils suivaient le chemin qui mène à la chapelle des Grecs d'où l'on +a la plus belle vue de la baie; mais ils n'y faisaient aucune +attention. + +«Miss Lydia... dit Orso après un silence assez long pour être +devenu embarrassant; franchement, que pensez-vous de ma soeur? + +-- Elle me plaît beaucoup, répondit miss Nevil. Plus que vous, +ajouta-t-elle en souriant, car elle est vraiment Corse, et vous +êtes un sauvage trop civilisé. + +-- Trop civilisé!... Eh bien, malgré moi, je me sens redevenir +sauvage depuis que j'ai mis le pied dans cette île. Mille +affreuses pensées m'agitent, me tourmentent..., et j'avais besoin +de causer un peu avec vous avant de m'enfoncer dans mon désert. + +-- Il faut avoir du courage, monsieur; voyez la résignation de +votre soeur, elle vous donne l'exemple. + +-- Ah! détrompez-vous. Ne croyez pas à sa résignation. Elle ne m'a +pas dit un seul mot encore, mais dans chacun de ses regards j'ai +lu ce qu'elle attend de moi. + +-- Que veut-elle de vous enfin? + +-- Oh! rien..., seulement que j'essaie si le fusil de monsieur +votre père est aussi bon pour l'homme que pour la perdrix. + +-- Quelle idée! Et vous pouvez supposer cela! quand vous venez +d'avouer qu'elle ne vous a encore rien dit. Mais c'est affreux de +votre part. + +-- Si elle ne pensait pas à la vengeance, elle m'aurait tout +d'abord parlé de notre père; elle n'en a rien fait. Elle aurait +prononcé le nom de ceux qu'elle regarde... à tort, je le sais, +comme ses meurtriers. Eh bien, non, pas un mot. C'est que, voyez- +vous, nous autres Corses, nous sommes une race rusée. Ma soeur +comprend qu'elle ne me tient pas complètement en sa puissance, et +ne veut pas m'effrayer, lorsque je puis m'échapper encore. Une +fois qu'elle m'aura conduit au bord du précipice, lorsque la tête +me tournera, elle me poussera dans l'abîme.» + +Alors Orso donna à miss Nevil quelques détails sur la mort de son +père, et rapporta les principales preuves qui se réunissaient pour +lui faire regarder Agostini comme le meurtrier. + +«Rien, ajouta-t-il, n'a pu convaincre Colomba. Je l'ai vu par sa +dernière lettre. Elle a juré la mort des Barricini; et... miss +Nevil, voyez quelle confiance j'ai en vous... peut-être ne +seraient-ils plus de ce monde, si, par un de ces préjugés +qu'excuse son éducation sauvage, elle ne se persuadait que +l'exécution de la vengeance m'appartient en ma qualité de chef de +famille, et que mon honneur y est engagé. + +-- En vérité, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil, vous +calomniez votre soeur. + +-- Non, vous l'avez dit vous-même... elle est Corse... elle pense +ce qu'ils pensent tous. Savez-vous pourquoi j'étais si triste +hier? + +-- Non, mais depuis quelque temps vous êtes sujet à ces accès +d'humeur noire... Vous étiez plus aimable aux premiers jours de +notre connaissance. + +-- Hier, au contraire, j'étais plus gai, plus heureux qu'à +l'ordinaire. Je vous avais vue si bonne, si indulgente pour ma +soeur!... Nous revenions, le colonel et moi, en bateau. Savez-vous +ce que me dit un des bateliers dans son infernal patois: + +«Vous avez tué bien du gibier, Ors' Anton', mais vous trouverez +Orlanduccio Barricini plus grand chasseur que vous.» + +-- Eh bien, quoi de si terrible dans ces paroles? Avez-vous donc +tant de prétentions à être un adroit chasseur? + +-- Mais vous ne voyez pas que ce misérable disait que je n'aurais +pas le courage de tuer Orlanduccio? + +-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, que vous me faites peur. Il +paraît que l'air de votre île ne donne pas seulement la fièvre, +mais qu'il rend fou. Heureusement que nous allons bientôt la +quitter. + +-- Pas avant d'avoir été à Pietranera. Vous l'avez promis à ma +soeur. + +-- Et si nous manquions à cette promesse, nous devrions sans doute +nous attendre à quelque vengeance? + +-- Vous rappelez-vous ce que nous contait l'autre jour monsieur +votre père de ces Indiens qui menacent les gouverneurs de la +Compagnie de se laisser mourir de faim s'ils ne font droit à leurs +requêtes? + +-- C'est-à-dire que vous vous laisseriez mourir de faim? J'en +doute. Vous resteriez un jour sans manger, et puis mademoiselle +Colomba vous apporterait un bruccio[7] si appétissant que vous +renonceriez à votre projet. + +-- Vous êtes cruelle dans vos railleries, miss Nevil; vous devriez +me ménager. Voyez, je suis seul ici. Je n'avais que vous pour +m'empêcher de devenir fou, comme vous dites; vous étiez mon ange +gardien, et maintenant... + +-- Maintenant, dit miss Lydia d'un ton sérieux, vous avez, pour +soutenir cette raison si facile à ébranler, votre honneur d'homme +et de militaire, et..., poursuivit-elle en se détournant pour +cueillir une fleur, si cela peut quelque chose pour vous, le +souvenir de votre ange gardien. + +-- Ah! miss Nevil, si je pouvais penser que vous prenez réellement +quelque intérêt... + +-- Écoutez, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil un peu émue, +puisque vous êtes un enfant, je vous traiterai en enfant. Lorsque +j'étais petite fille, ma mère me donna un beau collier que je +désirais ardemment; mais elle me dit: «Chaque fois que tu mettras +ce collier, souviens-toi que tu ne sais pas encore le français.» +Le collier perdit à mes yeux un peu de son mérite. Il était devenu +pour moi comme un remords; mais je le portai, et je sus le +français. Voyez-vous cette bague? c'est un scarabée égyptien +trouvé, s'il vous plaît, dans une pyramide. Cette figure bizarre, +que vous prenez peut-être pour une bouteille, cela veut dire la +vie humaine. Il y a dans mon pays des gens qui trouveraient +l'hiéroglyphe très bien approprié. Celui-ci, qui vient après, +c'est un bouclier avec un bras tenant une lance: cela veut dire +combat, bataille. Donc la réunion des deux caractères forme cette +devise, que je trouve assez belle: La vie est un combat. Ne vous +avisez pas de croire que je traduis les hiéroglyphes couramment; +c'est un savant en us qui m'a expliqué ceux-là. Tenez, je vous +donne mon scarabée. Quand vous aurez quelque mauvaise pensée +corse, regardez mon talisman et dites-vous qu'il faut sortir +vainqueur de la bataille que nous livrent les mauvaises passions. +-- Mais, en vérité, je ne prêche pas mal. + +-- Je penserai à vous, miss Nevil, et je me dirai... + +-- Dites-vous que vous avez une amie qui serait désolée... de... +vous savoir pendu. Cela ferait d'ailleurs trop de peine à +messieurs les caporaux vos ancêtres.» + +À ces mots, elle quitta en riant le bras d'Orso, et, courant vers +son père: «Papa, dit-elle, laissez là ces pauvres oiseaux, et +venez avec nous faire de la poésie dans la grotte de Napoléon.» + + + +VIII + +Il y a toujours quelque chose de solennel dans un départ, même +quand on se quitte pour peu de temps. Orso devait partir avec sa +soeur de très bon matin, et la veille au soir il avait pris congé +de miss Lydia, car il n'espérait pas qu'en sa faveur elle fit +exception à ses habitudes de paresse. Leurs adieux avaient été +froids et graves. Depuis leur conversation au bord de la mer, miss +Lydia craignait d'avoir montré à Orso un intérêt peut-être trop +vif, et Orso, de son côté, avait sur le coeur ses railleries et +surtout son ton de légèreté. Un moment il avait cru démêler dans +les manières de la jeune Anglaise un sentiment d'affection +naissante; maintenant, déconcerté par ses plaisanteries, il se +disait qu'il n'était à ses yeux qu'une simple connaissance, qui +bientôt serait oubliée. Grande fut donc sa surprise lorsque le +matin, assis à prendre du café avec le colonel, il vit entrer miss +Lydia suivie de sa soeur. Elle s'était levée à cinq heures, et, +pour une Anglaise, pour miss Nevil surtout, l'effort était assez +grand pour qu'il en tirât quelque vanité. + +«Je suis désolé que vous vous soyez dérangée si matin, dit Orso. +C'est ma soeur sans doute qui vous aura réveillée malgré mes +recommandations, et vous devez bien nous maudire. Vous me +souhaitez déjà pendu peut-être? + +-- Non, dit miss Lydia fort bas et en italien, évidemment pour que +son père ne l'entendît pas. Mais vous m'avez boudée hier pour mes +innocentes plaisanteries et je ne voulais pas vous laisser +emporter un souvenir mauvais de votre servante. Quelles terribles +gens vous êtes, vous autres Corses! Adieu donc; à bientôt, +j'espère.» + +Elle lui tendit la main. Orso ne trouva qu'un soupir pour réponse. +Colomba s'approcha de lui, le mena dans l'embrasure d'une fenêtre, +et, en lui montrant quelque chose qu'elle tenait sous son mezzaro, +lui parla un moment à voix basse. «Ma soeur, dit Orso à miss +Nevil, veut vous faire un singulier cadeau, mademoiselle; mais +nous autres Corses, nous n'avons pas grand-chose à donner..., +excepté notre affection..., que le temps n'efface pas. Ma soeur me +dit que vous avez regardé avec curiosité ce stylet. C'est une +antiquité dans la famille. Probablement il pendait autrefois à la +ceinture d'un de ces caporaux à qui je dois l'honneur de votre +connaissance. Colomba le croit si précieux qu'elle m'a demandé ma +permission pour vous le donner, et moi je ne sais trop si je dois +l'accorder, car j'ai peur que vous ne vous moquiez de nous. + +-- Ce stylet est charmant, dit miss Lydia; mais c'est une arme de +famille; je ne puis l'accepter. + +-- Ce n'est pas le stylet de mon père, s'écria vivement Colomba. +Il a été donné à un des grands-parents de ma mère par le roi +Théodore. Si mademoiselle l'accepte, elle nous fera bien plaisir. + +-- Voyez, miss Lydia, dit Orso, ne dédaignez pas le stylet d'un +roi.» + +Pour un amateur, les reliques du roi Théodore sont infiniment plus +précieuses que celles du plus puissant monarque. La tentation +était forte, et miss Lydia voyait déjà l'effet que produirait +cette arme posée sur une table en laque dans son appartement de +Saint-James' Place. + +«Mais, dit-elle en prenant le stylet avec l'hésitation de +quelqu'un qui veut accepter, et adressant le plus aimable de ses +sourires à Colomba, chère mademoiselle Colomba..., je ne puis..., +je n'oserais vous laisser ainsi partir désarmée. + +-- Mon frère est avec moi, dit Colomba d'un ton fier, et nous +avons le bon fusil que votre père nous a donné. Orso, vous l'avez +chargé à balles?» + +Miss Nevil garda le stylet, et Colomba, pour conjurer le danger +qu'on court à donner des armes coupantes ou perçantes à ses amis, +exigea un sou en paiement. + +Il fallut partir enfin. Orso serra encore une fois la main de miss +Nevil; Colomba l'embrassa, puis après vint offrir ses lèvres de +rose au colonel, tout émerveillé de la politesse corse. De la +fenêtre du salon, miss Lydia vit le frère et la soeur monter à +cheval. Les yeux de Colomba brillaient d'une joie maligne qu'elle +n'y avait point encore remarquée. Cette grande et forte femme, +fanatique de ses idées d'honneur barbare, l'orgueil sur le front, +les lèvres courbées par un sourire sardonique, emmenant ce jeune +homme armé comme pour une expédition sinistre, lui rappela les +craintes d'Orso, et elle crut voir son mauvais génie l'entraînant +à sa perte. + +Orso, déjà à cheval, leva la tête et l'aperçut. Soit qu'il eût +deviné sa pensée, soit pour lui dire un dernier adieu, il prit +l'anneau égyptien, qu'il avait suspendu à un cordon, et le porta à +ses lèvres. Miss Lydia quitta la fenêtre en rougissant; puis, s'y +remettant presque aussitôt, elle vit les deux Corses s'éloigner +rapidement au galop de leurs petits poneys, se dirigeant vers les +montagnes. Une demi-heure après le colonel, au moyen de sa +lunette, les lui montra longeant le fond du golfe, et elle vit +qu'Orso tournait fréquemment la tête vers la ville. Il disparut +enfin derrière les marécages remplacés aujourd'hui par une belle +pépinière. + +Miss Lydia, en se regardant dans la glace, se trouva pâle. + +«Que doit penser de moi ce jeune homme? dit-elle, et moi que +pensé-je de lui? et pourquoi y pensé-je?... Une connaissance de +voyage!... Que suis-je venue faire en Corse?... Oh! je ne l'aime +point... Non, non; d'ailleurs cela est impossible... Et Colomba... +Moi la belle-soeur d'une vocératrice! qui porte un grand stylet!» +Et elle s'aperçut qu'elle tenait à la main celui du roi Théodore. +Elle le jeta sur sa toilette. «Colomba à Londres, dansant à +Almack's!... Quel lion[8], grand Dieu, à montrer!... C'est qu'elle +ferait fureur peut-être... Il m'aime, j'en suis sûre... C'est un +héros de roman dont j'ai interrompu la carrière aventureuse... +Mais avait-il réellement envie de venger son père à la corse?... +C'était quelque chose entre un Conrad et un dandy... J'en ai fait +un pur dandy, et un dandy qui a un tailleur corse!...» + +Elle se jeta sur son lit et voulut dormir, mais cela lui fut +impossible; et je n'entreprendrai pas de continuer son monologue, +dans lequel elle se dit plus de cent fois que M. della Rebbia +n'avait été, n'était et ne serait jamais rien pour elle. + + + +IX + +Cependant Orso cheminait avec sa soeur. Le mouvement rapide de +leurs chevaux les empêcha d'abord de se parler; mais, lorsque les +montées trop rudes les obligeaient d'aller au pas, ils +échangeaient quelques mots sur les amis qu'ils venaient de +quitter. Colomba parlait avec enthousiasme de la beauté de miss +Nevil, de ses blonds cheveux, de ses gracieuses manières. Puis +elle demandait si le colonel était aussi riche qu'il le +paraissait, si mademoiselle Lydia était fille unique. + +«Ce doit être un bon parti, disait-elle. Son père a, comme il +semble, beaucoup d'amitié pour vous...» + +Et, comme Orso ne répondait rien, elle continuait: + +«Notre famille a été riche autrefois, elle est encore des plus +considérées de l'île. Tous ces signori[9] sont des bâtards. Il n'y +a plus de noblesse que dans les familles caporales, et vous savez, +Orso, que vous descendez des premiers caporaux de l'île. Vous +savez que notre famille est originaire d'au-delà des monts[10], et +ce sont les guerres civiles qui nous ont obligés à passer de ce +côté-ci. Si j'étais à votre place, Orso, je n'hésiterais pas, je +demanderais miss Nevil à son père... (Orso levait les épaules.) De +sa dot j'achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas +de chez nous; je bâtirais une belle maison en pierres de taille, +et j'élèverais d'un étage la vieille tour où Sambucuccio a tué +tant de Maures au temps du comte Henri le bel Missere.[11] + +-- Colomba, tu es folle, répondait Orso en galopant. + +-- Vous êtes homme, Ors' Anton', et vous savez sans doute mieux +qu'une femme ce que vous avez à faire. Mais je voudrais bien +savoir ce que cet Anglais pourrait objecter contre notre alliance. +Y a-t-il des caporaux en Angleterre?...» + +Après une assez longue traite, devisant de la sorte, le frère et +la soeur arrivèrent à un petit village, non loin de Bocognano, où +ils s'arrêtèrent pour dîner et passer la nuit chez un ami de leur +famille. Ils y furent reçus avec cette hospitalité corse qu'on ne +peut apprécier que lorsqu'on l'a connue. Le lendemain leur hôte, +qui avait été compère de madame della Rebbia, les accompagna +jusqu'à une lieue de sa demeure. + +«Voyez-vous ces bois et ces maquis, dit-il à Orso au moment de se +séparer: un homme qui aurait fait un malheur y vivrait dix ans en +paix sans que gendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces +bois touchent à la forêt de Vizzavona, et, lorsqu'on a des amis à +Bocognano ou aux environs, on n'y manque de rien. Vous avez là un +beau fusil, il doit porter loin. Sang de la Madone! quel calibre! +On peut tuer avec cela mieux que des sangliers.» + +Orso répondit froidement que son fusil était anglais et portait le +plomb très loin. On s'embrassa, et chacun continua sa route. + +Déjà nos voyageurs n'étaient plus qu'à une petite distance de +Pietranera, lorsque, à l'entrée d'une gorge qu'il fallait +traverser, ils découvrirent sept ou huit hommes armés de fusils, +les uns assis sur des pierres, les autres couchés sur l'herbe, +quelques-uns debout et semblant faire le guet. Leurs chevaux +paissaient à peu de distance. Colomba les examina un instant avec +une lunette d'approche, qu'elle tira d'une des grandes poches de +cuir que tous les Corses portent en voyage. + +«Ce sont nos gens! s'écria-t-elle d'un air joyeux. Pieruccio a +bien fait sa commission. + +-- Quelles gens? demanda Orso. + +-- Nos bergers, répondit-elle. Avant-hier soir, j'ai fait partir +Pieruccio, afin qu'il réunît ces braves gens pour vous accompagner +à votre maison. Il ne convient pas que vous entriez à Pietranera +sans escorte, et vous devez savoir d'ailleurs que les Barricini +sont capables de tout. + +-- Colomba, dit Orso d'un ton sévère, je t'avais priée bien des +fois de ne plus me parler des Barricini ni de tes soupçons sans +fondement. Je ne me donnerai certainement pas le ridicule de +rentrer chez moi avec cette troupe de fainéants, et je suis très +mécontent que tu les aies rassemblés sans m'en prévenir. + +-- Mon frère, vous avez oublié votre pays. C'est à moi qu'il +appartient de vous garder lorsque votre imprudence vous expose. +J'ai dû faire ce que j'ai fait.» + +En ce moment, les bergers, les ayant aperçus, coururent à leurs +chevaux et descendirent au galop à leur rencontre. + +«Evviva Ors' Anton'! s'écria un vieillard robuste à barbe blanche, +couvert, malgré la chaleur, d'une casaque à capuchon, de drap +corse, plus épais que la toison de ses chèvres. C'est le vrai +portrait de son père, seulement plus grand et plus fort. Quel beau +fusil! On en parlera de ce fusil, Ors' Anton'. + +-- Evviva Ors' Anton'! répétèrent en choeur tous les bergers. Nous +savions bien qu'il reviendrait à la fin! + +-- Ah! Ors' Anton', disait un grand gaillard au teint couleur de +brique, que votre père aurait de joie s'il était ici pour vous +recevoir! Le cher homme! vous le verriez, s'il avait voulu me +croire, s'il m'avait laissé faire l'affaire de Giudice... Le brave +homme! Il ne m'a pas cru; il sait bien maintenant que j'avais +raison. + +-- Bon! reprit le vieillard, Giudice ne perdra rien pour attendre. + +-- Evviva Ors' Anton'!» Et une douzaine de coups de fusil +accompagnèrent cette acclamation. Orso, de très mauvaise humeur au +centre de ce groupe d'hommes à cheval parlant tous ensemble et se +pressant pour lui donner la main, demeura quelque temps sans +pouvoir se faire entendre. Enfin, prenant l'air qu'il avait en +tête de son peloton lorsqu'il lui distribuait les réprimandes et +les jours de salle de police: + +«Mes amis, dit-il, je vous remercie de l'affection que vous me +montrez, de celle que vous portiez à mon père; mais j'entends, je +veux, que personne ne me donne de conseils. Je sais ce que j'ai à +faire. + +-- Il a raison, il a raison! s'écrièrent les bergers. Vous savez +bien que vous pouvez compter sur nous. + +-- Oui, j'y compte: mais je n'ai besoin de personne maintenant, et +nul danger ne menace ma maison. Commencez par faire demi-tour, et +allez-vous-en à vos chèvres. Je sais le chemin de Pietranera, et +je n'ai pas besoin de guides. + +-- N'ayez peur de rien, Ors' Anton', dit le vieillard; ils +n'oseraient se montrer aujourd'hui. La souris rentre dans son trou +lorsque revient le matou. + +-- Matou toi-même, vieille barbe blanche! dit Orso. Comment +t'appelles-tu? + +-- Eh quoi! vous ne me connaissez pas, Ors' Anton', moi qui vous +ai porté en croupe si souvent sur mon mulet qui mord? Vous ne +connaissez pas Polo Griffo? Brave homme, voyez-vous, qui est aux +della Rebbia corps et âme. Dites un mot, et quand votre gros fusil +parlera, ce vieux mousquet, vieux comme son maître, ne se taira +pas. Comptez-y, Ors' Anton'. + +-- Bien, bien; mais de par tous les diables! Allez-vous-en et +laissez-nous continuer notre route.» + +Les bergers s'éloignèrent enfin, se dirigeant au grand trot vers +le village; mais de temps en temps ils s'arrêtaient sur tous les +points élevés de la route, comme pour examiner s'il n'y avait +point quelque embuscade cachée, et toujours ils se tenaient assez +rapprochés d'Orso et de sa soeur pour être en mesure de leur +porter secours au besoin. Et le vieux Polo Griffo disait à ses +compagnons: + +«Je le comprends! Je le comprends! Il ne dit pas ce qu'il veut +faire, mais il le fait. C'est le vrai portrait de son père. Bien! +dis que tu n'en veux à personne! tu as fait un voeu à sainte +Nega[12]. Bravo! Moi je ne donnerais pas une figue de la peau du +maire. Avant un mois on n'en pourra plus faire une outre.» + +Ainsi précédé par cette troupe d'éclaireurs, le descendant des +della Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des +caporaux, ses aïeux. Les rebbianistes, longtemps privés de chef, +s'étaient portés en masse à sa rencontre, et les habitants du +village, qui observaient la neutralité, étaient tous sur le pas de +leurs portes pour le voir passer. Les barricinistes se tenaient +dans leurs maisons et regardaient par les fentes de leurs volets. + +Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous +les villages de la Corse; car, pour voir une rue, il faut aller à +Cargese, bâti par M. de Marbeuf. Les maisons, dispersées au hasard +et sans le moindre alignement, occupent le sommet d'un petit +plateau, ou plutôt d'un palier de la montagne. Vers le milieu du +bourg s'élève un grand chêne vert, et auprès on voit une auge en +granit, où un tuyau en bois apporte l'eau d'une source voisine. Ce +monument d'utilité publique fut construit à frais communs par les +della Rebbia et les Barricini; mais on se tromperait fort si l'on +y cherchait un indice de l'ancienne concorde des deux familles. Au +contraire, c'est une oeuvre de leur jalousie. Autrefois, le +colonel della Rebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa +commune une petite somme pour contribuer à l'érection d'une +fontaine, l'avocat Barricini se hâta d'offrir un don semblable, et +c'est à ce combat de générosité que Pietranera doit son eau. +Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide +qu'on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir. +Quelquefois on y joue aux cartes, et, une fois l'an dans le +carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s'élèvent +des bâtiments plus hauts que larges, construits en granit et en +schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des +Barricini. Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la +même, et l'on voit que la rivalité des deux familles s'est +toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles. + +Il est peut-être à propos d'expliquer ce qu'il faut entendre par +ce mot tour. C'est un bâtiment carré d'environ quarante pieds de +haut, qu'en un autre pays on nommerait tout bonnement un +colombier. La porte, étroite, s'ouvre à huit pieds du sol, et l'on +y arrive par un escalier fort roide. Au-dessus de la porte est une +fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un +mâchicoulis, qui permet d'assommer sans risque un visiteur +indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussons +grossièrement sculptés. L'un portait autrefois la croix de Gênes; +mais, tout martelé aujourd'hui, il n'est plus intelligible que +pour les antiquaires. Sur l'autre écusson sont sculptées les +armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez, pour +compléter la décoration, quelques traces de balles sur les +écussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous +faire une idée d'un manoir du Moyen Âge en Corse. J'oubliais de +dire que les bâtiments d'habitation touchent à la tour, et souvent +s'y rattachent par une communication intérieure. + +La tour et la maison des della Rebbia occupent le côté nord de la +place de Pietranera; la tour et la maison des Barricini, le côté +sud. De la tour du nord jusqu'à la fontaine, c'est la promenade +des della Rebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis +l'enterrement de la femme du colonel, on n'avait jamais vu un +membre de l'une de ces deux familles paraître sur un autre côté de +la place que celui qui lui était assigné par une espèce de +convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allait passer +devant la maison du maire, lorsque sa soeur l'avertit et l'engagea +à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maison sans +traverser la place. + +«Pourquoi se déranger? dit Orso; la place n'est-elle pas à tout le +monde?» + +Et il poussa son cheval. + +«Brave coeur! dit tout bas Colomba... Mon père, tu seras vengé!» + +En arrivant sur la place, Colomba se plaça entre la maison des +Barricini et son frère, et toujours elle eut l'oeil fixé sur les +fenêtres de ses ennemis. Elle remarqua qu'elles étaient +barricadées depuis peu, et qu'on y avait pratiqué des archere. On +appelle archere d'étroites ouvertures en forme de meurtrières, +ménagées entre de grosses bûches avec lesquelles on bouche la +partie inférieure d'une fenêtre. Lorsqu'on craint quelque attaque, +on se barricade de la sorte, et l'on peut, à l'abri des bûches, +tirer à couvert sur les assaillants. + +«Les lâches! dit Colomba. Voyez, mon frère, déjà ils commencent à +se garder: ils se barricadent! mais il faudra bien sortir un +jour!» + +La présence d'Orso sur le côté sud de la place produisit une +grande sensation à Pietranera, et fut considérée comme une preuve +d'audace approchant de la témérité. Pour les neutres rassemblés le +soir autour du chêne vert, ce fut le texte de commentaires sans +fin. + +Il est heureux, disait-on, que les fils Barricini ne soient pas +encore revenus, car ils sont moins endurants que l'avocat, et +peut-être n'eussent-ils point laissé passer leur ennemi sur leur +terrain sans lui faire payer sa bravade. + +«Souvenez-vous de ce que je vais vous dire, voisin, ajouta un +vieillard qui était l'oracle du bourg. J'ai observé la figure de +la Colomba aujourd'hui, elle a quelque chose dans la tête. Je sens +de la poudre en l'air. Avant peu, il y aura de la viande de +boucherie à bon marché dans Pietranera.» + + + +X + +Séparé fort jeune de son père, Orso n'avait guère eu le temps de +le connaître. Il avait quitté Pietranera à quinze ans pour étudier +à Pise, et de là était entré à l'École militaire pendant que +Ghilfuccio promenait en Europe les aigles impériales. Sur le +continent, Orso l'avait vu à de rares intervalles, et en 1815 +seulement il s'était trouvé dans le régiment que son père +commandait. Mais le colonel, inflexible sur la discipline, +traitait son fils comme tous les autres jeunes lieutenants, c'est- +à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirs qu'Orso en avait +conservés étaient de deux sortes. Il se le rappelait à Pietranera, +lui confiant son sabre, lui laissant décharger son fusil quand il +revenait de la chasse, ou le faisant asseoir pour la première +fois, lui bambin, à la table de famille. Puis il se représentait +le colonel della Rebbia l'envoyant aux arrêts pour quelque +étourderie, et ne l'appelant jamais que lieutenant della Rebbia: + +«Lieutenant della Rebbia, vous n'êtes pas à votre place de +bataille, trois jours d'arrêts. -- Vos tirailleurs sont à cinq +mètres trop loin de la réserve, cinq jours d'arrêts. -- Vous êtes +en bonnet de police à midi cinq minutes, huit jours d'arrêts.» + +Une seule fois, aux Quatre-Bras, il lui avait dit: + +«Très bien, Orso; mais de la prudence.» + +Au reste, ces derniers souvenirs n'étaient point ceux que lui +rappelait Pietranera. La vue des lieux familiers à son enfance, +les meubles dont se servait sa mère, qu'il avait tendrement aimée, +excitaient en son âme une foule d'émotions douces et pénibles; +puis, l'avenir sombre qui se préparait pour lui, l'inquiétude +vague que sa soeur lui inspirait, et par dessus tout, l'idée que +miss Nevil allait venir dans sa maison, qui lui paraissait +aujourd'hui si petite, si pauvre, si peu convenable, pour une +personne habituée au luxe, le mépris qu'elle en concevrait peut- +être, toutes ces pensées formaient un chaos dans sa tête et lui +inspiraient un profond découragement. + +Il s'assit, pour souper, dans un grand fauteuil de chêne noirci, +où son père présidait les repas de famille, et sourit en voyant +Colomba hésiter à se mettre à table avec lui. Il lui sut bon gré +d'ailleurs du silence qu'elle observa pendant le souper et de la +prompte retraite qu'elle fit ensuite, car il se sentait trop ému +pour résister aux attaques qu'elle lui préparait sans doute; mais +Colomba le ménageait et voulait lui laisser le temps de se +reconnaître. La tête appuyée sur sa main, il demeura longtemps +immobile, repassant dans son esprit les scènes des quinze derniers +jours qu'il avait vécus. Il voyait avec effroi cette attente où +chacun semblait être de sa conduite à l'égard des Barricini. Déjà +il s'apercevait que l'opinion de Pietranera commençait à être pour +lui celle du monde. Il devait se venger sous peine de passer pour +un lâche. Mais sur qui se venger? Il ne pouvait croire les +Barricini coupables de meurtre. À la vérité ils étaient les +ennemis de sa famille, mais il fallait les préjugés grossiers de +ses compatriotes pour leur attribuer un assassinat. Quelquefois il +considérait le talisman de miss Nevil, et en répétait tout bas la +devise: «La vie est un combat!» Enfin il se dit d'un ton ferme: +«J'en sortirai vainqueur!» Sur cette bonne pensée il se leva et, +prenant la lampe, il allait monter dans sa chambre, lorsqu'on +frappa à la porte de la maison. L'heure était indue pour recevoir +une visite. Colomba parut aussitôt, suivie de la femme qui les +servait. + +«Ce n'est rien», dit-elle en courant à la porte. + +Cependant, avant d'ouvrir, elle demanda qui frappait. Une voix +douce répondit: + +«C'est moi.» + +Aussitôt la barre de bois placée en travers de la porte fut +enlevée, et Colomba reparut dans la salle à manger suivie d'une +petite fille de dix ans à peu près, pieds nus, en haillons, la +tête couverte d'un mauvais mouchoir, de dessous lequel +s'échappaient de longues mèches de cheveux noirs comme l'aile d'un +corbeau. L'enfant était maigre, pâle, la peau brûlée par le +soleil; mais dans ses yeux brillait le feu de l'intelligence. En +voyant Orso, elle s'arrêta timidement et lui fit une révérence à +la paysanne; puis elle parla bas à Colomba, et lui mit entre les +mains un faisan nouvellement tué. + +«Merci, Chili, dit Colomba. Remercie ton oncle. Il se porte bien? + +-- Fort bien, mademoiselle, à vous servir. Je n'ai pu venir plus +tôt parce qu'il a bien tardé. Je suis restée trois heures dans le +maquis à l'attendre. + +-- Et tu n'as pas soupé? + +-- Dame! non, mademoiselle, je n'ai pas eu le temps. + +-- On va te donner à souper. Ton oncle a-t-il du pain encore? + +-- Peu, mademoiselle; mais c'est de la poudre surtout qui lui +manque. Voilà les châtaignes venues, et maintenant il n'a plus +besoin que de poudre. + +-- Je vais te donner un pain pour lui et de la poudre. Dis-lui +qu'il la ménage, elle est chère. + +-- Colomba, dit Orso, en français, à qui donc fais-tu ainsi la +charité? + +-- À un pauvre bandit de ce village, répondit Colomba dans la même +langue. Cette petite est sa nièce. + +-- Il me semble que tu pourrais mieux placer tes dons. Pourquoi +envoyer de la poudre à un coquin qui s'en servira pour commettre +des crimes? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde +paraît avoir pour les bandits, il y a longtemps qu'ils auraient +disparu de la Corse. + +-- Les plus méchants de notre pays ne sont pas ceux qui sont à la +campagne.[13] + +-- Donne-leur du pain si tu veux, on n'en doit refuser à personne; +mais je n'entends pas qu'on leur fournisse des munitions. + +-- Mon frère, dit Colomba d'un ton grave, vous êtes le maître ici, +et tout vous appartient dans cette maison; mais je vous en +préviens, je donnerai mon mezzaro à cette petite fille pour +qu'elle le vende, plutôt que de refuser de la poudre à un bandit. +Lui refuser de la poudre! mais autant vaut le livrer aux +gendarmes. Quelle protection a-t-il contre eux, sinon ses +cartouches?» + +La petite fille cependant dévorait avec avidité un morceau de +pain, et regardait attentivement tour à tour Colomba et son frère, +cherchant à comprendre dans leurs yeux le sens de ce qu'ils +disaient. + +«Et qu'a-t-il fait enfin ton bandit? Pour quel crime s'est-il jeté +dans le maquis? + +-- Brandolaccio n'a point commis de crime, s'écria Colomba. Il a +tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné son père pendant que lui +était à l'armée.» + +Orso détourna la tête, prit la lampe, et, sans répondre, monta +dans sa chambre. Alors Colomba donna poudre et provisions à +l'enfant, et la reconduisit jusqu'à la porte en lui répétant: + +«Surtout que ton oncle veille bien sur Orso!» + + + +XI + +Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla fort +tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui +frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere +qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa soeur. + +«Elle est à la cuisine qui fond des balles», lui répondit la +servante Saveria. + +Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image +de la guerre. + +Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles +nouvellement fondues, coupant les jets de plomb. + +«Que diable fais-tu là? lui demanda son frère. + +-- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel, +répondit-elle de sa voix douce, j'ai trouvé un moule de calibre, +et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère. + +-- Je n'en ai pas besoin, Dieu merci! + +-- Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez +oublié votre pays et les gens qui vous entourent. + +-- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis- +moi, n'est-il pas arrivé une grosse malle il y a quelques jours? + +-- Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre? + +-- Toi, la monter! mais tu n'aurais jamais la force de la +soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire? + +-- Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en +retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond, +parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune. +Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.» + +Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de +l'aider. + +«Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose +pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais +la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien +garnie.» + +En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un +châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne. + +«Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les +serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma +noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis +en deuil.» + +Et elle baisa la main de son frère. «Il y a de l'affectation, ma +soeur, à garder le deuil si longtemps. + +-- Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le +deuil...» Et elle regardait par la fenêtre la maison des +Barricini. + +«Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin +de la phrase. + +-- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait +trois choses...» + +Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie. + +«Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà +mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs +j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles +pour plaire à une grande vocératrice comme toi. + +-- Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me +fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes +de là-bas.» + +«Cela devient de la folie», se dit Orso. + +Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion. + +«Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque +chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux +pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de +deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder +pour quand viendra miss Nevil.» + +Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de +chasseur. + +«Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en +portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien +longtemps. Voulez-vous essayer cela?» + +Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant +dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un +bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie de la même +couleur, et terminé par une espèce de houppe. + +«Voici la cartouchière[14] de notre père, dit-elle, son stylet est +dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet. + +-- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso +en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria. + +-- C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors' +Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu[15] de +Bocognano ou de Bastelica n'est pas plus brave.» + +Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit +à sa soeur que sa malle contenait un certain nombre de livres; que +son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de +la faire travailler beaucoup. + +«Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille +comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent, +les enfants apprennent en sortant de nourrice. + +-- Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce +qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout +si vous voulez bien me donner des leçons.» + +Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des +Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et +lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des +ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la +justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son +ignorance profonde des choses les plus vulgaires. + +Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu +de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur +la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume. + +«Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi. + +-- Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son +bras. + +-- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre +fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir +sans ses armes. + +-- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons- +nous?» + +Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela +le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S'éloignant à +grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait +dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui +elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il +se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un +côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse, +et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en +remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses +fonctions d'éclaireur. + +«Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et +tenez-vous immobile.» + +À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba +s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un +coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns +verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds +environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de +bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout +dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se +rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les +passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un +homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi +longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la +mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de +jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel. + +Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une +branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide. + +«Orso, dit-elle, c'est ici que notre père est mort. Prions pour +son âme, mon frère!» + +Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la +cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la +nuit. Orso fondit en larmes. + +Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la +figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix +familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs +serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le +chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison. +Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit, +portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle +l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang. + +«Voici la chemise de votre père, Orso.» + +Et elle la jeta sur ses genoux. + +«Voici le plomb qui l'a frappé.» + +Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées. + +«Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et +l'étreignant avec force. Orso! tu le vengeras!» + +Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la +chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme +pétrifié sur sa chaise. + +Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces +épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit +dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter +sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans +l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre. +Les dernières paroles de sa soeur retentissaient sans cesse dans +ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal, +inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je +n'essaierai pas de rendre les sensations du malheureux jeune +homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un +fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser +détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit +précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant +devant lui sans savoir où il allait. + +Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et +examina avec quelque sang-froid sa position et les moyens d'en +sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le +sait déjà; mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du +bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait +causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il +sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les +instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une +vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec +horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de +Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa +soeur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait +ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui +restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés, +c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec +un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer +d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses +idées françaises. L'expédient accepté, et méditant les moyens +d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque +d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son +agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille +Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les +belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la +sorte sur la vie et la mort, M. Shandy se consola de la perte de +son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait +faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne +pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne. + +Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans +s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui +chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du +maquis. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations +funèbres, et l'enfant chantait: «À mon fils, mon fils en lointain +pays -- gardez ma croix et ma chemise sanglante...» + +«Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un ton de colère, en +paraissant tout à coup. + +-- C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée... +C'est une chanson de mademoiselle Colomba... + +-- Je te défends de la chanter», dit Orso d'une voix terrible. + +L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher +de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait +enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros +paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds. + +Orso eut honte de sa violence. «Que portes-tu là, ma petite?» lui +demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina +hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le +paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. «À +qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il. + +-- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle. + +-- Et ton oncle n'est-il pas bandit? + +-- Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'. + +-- Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu +vas... + +-- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à +manger aux Lucquois qui coupent le maquis. + +-- Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à +tes dépens et te prendre tes provisions?... + +-- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle. + +-- En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son +dîner... Il t'aime bien, ton oncle? + +-- Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin +de la famille: de ma mère, de moi et de ma petite soeur. Avant que +maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui +donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et +le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle +leur a parlé. Mais c'est votre soeur surtout qui est bonne pour +nous.» + +En ce moment, un chien parut dans le sentier. La petite fille, +portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu: +aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça +brusquement dans le maquis. Bientôt deux hommes mal vêtus, mais +bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso. +On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des +couleuvres au milieu du fourré de cistes et de myrtes qui couvrait +le terrain. + +«Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux +hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas? + +-- Non, dit Orso le regardant fixement. + +-- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent +un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc +oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de +Brando Savelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous +dans ce jour de malheur? + +-- Quoi! c'est toi! dit Orso. Et tu as déserté en 1816! + +-- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et +puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu +es une brave fille. Sers-nous vite car nous avons faim. Vous +n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le +maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba ou le +maire? + +-- Non, mon oncle; c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous +et une couverture pour maman. + +-- Qu'est-ce qu'elle me veut? + +-- Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui +demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause +de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera. + +-- Les fainéants!... Je verrai. -- Sans façon, mon lieutenant, +voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais +repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a +réformé. + +-- Grand merci. -- On m'a réformé aussi, moi. + +-- Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas été bien +fâché, je gage. Histoire de régler votre compte à vous. -- Allons, +curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je +vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop +s'il est curé, mais il en a la science. + +-- Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second +bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais +pu être pape, Brandolaccio. + +-- Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda +Orso. + +-- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio, +une soeur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais +les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au +pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la +fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme +vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il +était marié. Que faire? + +-- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous? + +-- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil.[16] + +-- C'est-à-dire que... + +-- Je lui mis une balle dans la tête», dit froidement le bandit. + +Orso fit un mouvement d'horreur. Cependant la curiosité, et peut- +être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer +chez lui, le firent rester à sa place, et continuer la +conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un +assassinat sur la conscience. + +Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui +du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la +part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco, +comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur +sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de +pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce. + +«La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie +après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un +jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de +ne connaître d'autre maître que son caprice.» + +Jusque-là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en +français: + +«La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais +pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous. +Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons +différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la +femme d'un gendarme. + +-- Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave. + +-- Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur +pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la +petite tourne bien et marche droit. + +-- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la +marierai bien. J'ai déjà un parti en vue. + +-- C'est toi qui feras la demande? dit Orso. + +-- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays: +«Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils +épousât Michelina Savelli», croyez-vous qu'il se fera tirer les +oreilles? + +-- Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade +a la main un peu lourde. + +-- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un +supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent +sous y pleuvraient. + +-- Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les +attire? + +-- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un +riche: «J'ai besoin de cent francs», il se dépêcherait de me les +envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant. + +-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son +camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de moeurs +simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de +l'estime que nous inspirons au moyen de nos passeports (il +montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en +contrefaisant notre écriture? + +-- Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de +change? + +-- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du +côté d'Orezza, quand vient à moi un manant qui de loin m'ôte son +bonnet et me dit: «Ah! monsieur le curé (ils m'appellent toujours +ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que +cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu +amasser.» Moi, tout surpris: «Qu'est-ce à dire, maroufle! +cinquante-cinq francs? lui dis-je. -- Je veux dire soixante-cinq, +me répondit-il; mais pour cent que vous me demandez, c'est +impossible. -- Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te +connais pas.» -- Alors il me remit une lettre, ou plutôt un +chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs +dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée +et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et +l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me +piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine +de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi +qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à +mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même. +-- «Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es!» lui dis- +je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu +soulagé, je lui dis: «Quand dois-tu porter cet argent au lieu +désigné? -- Aujourd'hui même. Bien! va le porter.» C'était au pied +d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte +l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je +m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six +mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois +jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un +Bastiaccio[17], un infâme usurier. Il se baisse pour prendre +l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête +porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. «Maintenant, drôle! +dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de +soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi.» Le pauvre diable, +tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la +peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup +de pied d'adieu, et il court encore. + +-- Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil là. Tu +as dû bien rire? + +-- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit, +et cela me rappela ces vers de Virgile: + +...Liquefacto tempora plumbo +Diffidit, ac multa porrectum extendit arena. + +Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se +fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez +étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une +erreur ou une vérité?» + +Orso aimait mieux discuter cette question de physique que +d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action. +Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère, +l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher: + +«Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui +dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps +mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir +les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous +sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y +garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini +amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et +il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une +première pierre, comme on dit..., une bêtise! Il couche ce soir +chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a +Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne +vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui +l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela. + +-- Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler +ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à +leur dire.» + +Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue +d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour +partir: + +«À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre +poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me +manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais +je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours.» + +Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit. +«C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des +souliers. + +-- Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui +rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un +mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien +autre chose. + +-- Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons, +adieu!» Mais, avant de partir, il avait mis de l'argent dans la +besace du bandit, sans qu'il s'en fût aperçu. + +«Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons +peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos +études sur Virgile.» + +Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure, +lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses +forces. C'était Brandolaccio. + +«C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine, +un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je +ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à +mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! Bonsoir.» + + + +XII + +Orso trouva Colomba un peu alarmée de sa longue absence; mais, en +le voyant, elle reprit cet air de sérénité triste qui était son +expression habituelle. Pendant le repas du soir, ils ne parlèrent +que de choses indifférentes, et Orso, enhardi par l'air calme de +sa soeur, lui raconta sa rencontre avec les bandits et hasarda +même quelques plaisanteries sur l'éducation morale et religieuse +que recevait la petite Chilina par les soins de son oncle et de +son honorable collègue, le sieur Castriconi. + +«Brandolaccio est un honnête homme, dit Colomba; mais, pour +Castriconi, j'ai entendu dire que c'était un homme sans principes. + +-- Je crois, dit Orso, qu'il vaut tout autant que Brandolaccio, et +Brandolaccio autant que lui. L'un et l'autre sont en guerre +ouverte avec la société. Un premier crime les entraîne chaque jour +à d'autres crimes; et pourtant ils ne sont peut être pas aussi +coupables que bien des gens qui n'habitent pas le maquis.» + +Un éclair de joie brilla sur le front de sa soeur. + +«Oui, poursuivit Orso, ces misérables ont de l'honneur à leur +manière. C'est un préjugé cruel et non une basse cupidité qui les +a jetés dans la vie qu'ils mènent.» + +Il y eut un moment de silence. + +«Mon frère, dit Colomba en lui versant du café, vous savez peut- +être que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée? Oui, il +est mort de la fièvre des marais. + +-- Qui est ce Pietri? + +-- C'est un homme de ce bourg, mari de Madeleine qui a reçu le +portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de +paraître à sa veillée et d'y chanter quelque chose. Il convient +que vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c'est une politesse +dont on ne peut se dispenser dans un petit endroit comme le nôtre. + +-- Au diable ta veillée, Colomba! Je n'aime point à voir ma soeur +se donner ainsi en spectacle au public. + +-- Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière. +La ballata nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter +comme un usage antique. Madeleine n'a pas le don, et la vieille +Fiordispina, qui est la meilleure vocératrice du pays, est malade. +Il faut bien quelqu'un pour la ballata. + +-- Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans +l'autre monde si l'on ne chante de mauvais vers sur sa bière? Va à +la veillée si tu veux, Colomba; j'irai avec toi, si tu crois que +je le doive, mais n'improvise pas, cela est inconvenant à ton âge, +et... je t'en prie, ma soeur. + +-- Mon frère, j'ai promis. C'est la coutume ici, vous le savez, +et, je vous le répète, il n'y a que moi pour improviser. + +-- Sotte coutume! + +-- Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos +malheurs. Demain j'en serai malade; mais il le faut. Permettez-le- +moi, mon frère. Souvenez-vous qu'à Ajaccio vous m'avez dit +d'improviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de +nos vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd'hui pour +de pauvres gens qui m'en sauront gré, et que cela aidera à +supporter leur chagrin? + +-- Allons, fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé +ta ballata, et tu ne veux pas la perdre. + +-- Non, je ne pourrais pas composer cela d'avance, mon frère. Je +me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes +me viennent aux yeux et alors je chante ce qui me vient à +l'esprit.» + +Tout cela était dit avec une simplicité telle qu'il était +impossible de supposer le moindre amour-propre poétique chez la +signorina Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa +soeur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table, +la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison. +Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges +brûlaient autour de la table. À la tête du mort se tenait sa +veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout +un côté de la chambre; de l'autre étaient rangés les hommes, +debout, tête nue, l'oeil fixé sur le cadavre, observant un profond +silence. Chaque nouveau visiteur s'approchait de la table, +embrassait le mort[18], faisait un signe de tête à sa veuve et à +son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une +parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le +silence solennel pour adresser quelques mots au défunt. «Pourquoi +as-tu quitté ta bonne femme? disait une commère. N'avait-elle pas +bien soin de toi? Que te manquait-il? Pourquoi ne pas attendre un +mois encore, ta bru t'aurait donné un fils?» + +Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de +son père, s'écria: «Oh! pourquoi n'es-tu pas mort de la +malemort?[19] Nous t'aurions vengé!» + +Ce furent les premières paroles qu'Orso entendit en entrant. À sa +vue le cercle s'ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça +l'attente de l'assemblée excitée par la présence de la +vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et +demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle +rejeta son mezzaro en arrière, regarda fixement le mort, et, +penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença +de la sorte: + +«Charles-Baptiste! le christ reçoive ton âme! -- Vivre, c'est +souffrir. Tu vas dans un lieu -- où il n'y a ni soleil ni +froidure. -- Tu n'as plus besoin de ta serpe, -- ni de ta lourde +pioche. -- Plus de travail pour toi. -- Désormais tous tes jours +sont des dimanches. -- Charles Baptiste, le christ ait ton âme! -- +Ton fils gouverne ta maison. -- J'ai vu tomber le chêne -- +desséché par le Libeccio. -- J'ai cru qu'il était mort. -- Je suis +repassée, et sa racine -- avait poussé un rejeton. Le rejeton est +devenu un chêne, -- au vaste ombrage. -- Sous ses fortes branches, +Maddelé, repose-toi, -- et pense au chêne qui n'est plus.» + +Ici Madeleine commença à sangloter tout haut et deux ou trois +hommes qui, dans l'occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec +autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de +grosses larmes sur leurs joues basanées. + +Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s'adressant +tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une +prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui- +même pour consoler ses amis ou leur donner des conseils. À mesure +qu'elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime; son +teint se colorait d'un rose transparent qui faisait ressortir +davantage l'éclat de ses dents et le feu de ses prunelles +dilatées. C'était la pythonisse sur son trépied. Sauf quelques +soupirs, quelques sanglots étouffés, on n'eût pas entendu le plus +léger murmure dans la foule qui se pressait autour d'elle. Bien +que moins accessible qu'un autre à cette poésie sauvage, Orso se +sentit bientôt atteint par l'émotion générale. Retiré dans un coin +obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri. + +Tout à coup un léger mouvement se fit dans l'auditoire: le cercle +s'ouvrit, et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu'on leur +montra, à l'empressement qu'on mit à leur faire place, il était +évident que c'étaient des gens d'importance dont la visite +honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la +ballata, personne ne leur adressa la parole. Celui qui était entré +le premier paraissait avoir une quarantaine d'années. Son habit +noir, son ruban rouge à rosette, l'air d'autorité et de confiance +qu'il portait sur sa figure, faisaient d'abord deviner le préfet. +Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant +mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait +un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf +encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant. +Toujours à côté du préfet, on eût dit qu'il voulait se cacher dans +son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute +taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous +d'épais favoris, l'oeil fier, arrogant, montrant une impertinente +curiosité. Orso avait eu le temps d'oublier les physionomies des +gens de son village; mais la vue du vieillard en lunettes vertes +réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa +présence à la suite du préfet suffisait pour le faire reconnaître. +C'était l'avocat Barricini, le maire de Pietranera, qui venait +avec ses deux fils donner au préfet la représentation d'une +ballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa en ce +moment dans l'âme d'Orso; mais la présence de l'ennemi de son père +lui causa une espèce d'horreur, et, plus que jamais, il se sentit +accessible aux soupçons qu'il avait longtemps combattus. + +Pour Colomba, à la vue de l'homme à qui elle avait voué une haine +mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression +sinistre. Elle pâlit; sa voix devint rauque, le vers commencé +expira sur ses lèvres... Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle +poursuivit avec une nouvelle véhémence: + +«Quand l'épervier se lamente -- devant son nid vide, -- les +étourneaux voltigent alentour, -- insultant à sa douleur.» + +Ici on entendit un rire étouffé; c'étaient les deux jeunes gens +nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop +hardie. + +«L'épervier se réveillera, il déploiera ses ailes, -- il lavera +son bec dans le sang! -- Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis -- +t'adressent leur dernier adieu. -- Leurs larmes ont assez coulé. - +- La pauvre orpheline seule ne te pleurera pas. -- Pourquoi te +pleurerait-elle? -- Tu t'es endormi plein de jours -- au milieu de +ta famille, -- préparé à comparaître -- devant le Tout-Puissant. - +- L'orpheline pleure son père, -- surpris par de lâches assassins, +-- frappé par-derrière; -- son père dont le sang est rouge -- sous +l'amas de feuilles vertes. -- Mais elle a recueilli son sang, -- +ce sang noble et innocent; -- elle l'a répandu sur Pietranera, -- +pour qu'il devînt un poison mortel. -- Et Pietranera restera +marquée, -- jusqu'à ce qu'un sang coupable -- ait effacé la trace +du sang innocent.» + +En achevant ces mots Colomba se laissa tomber sur une chaise, elle +rabattit son mezzaro sur sa figure et on l'entendit sangloter. Les +femmes en pleurs s'empressèrent autour de l'improvisatrice; +plusieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et +ses fils; quelques vieillards murmuraient contre le scandale +qu'ils avaient occasionné par leur présence. Le fils du défunt +fendit la presse et se disposait à prier le maire de vider la +place au plus vite; mais celui-ci n'avait pas attendu cette +invitation. Il gagnait la porte, et déjà ses deux fils étaient +dans la rue. Le préfet adressa quelques compliments de +condoléances au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour +Orso, il s'approcha de sa soeur, lui prit le bras et l'entraîna +hors de la salle. + +«Accompagnez-les, dit le jeune Pietri à quelques-uns de ses amis. +Ayez soin que rien ne leur arrive!» + +Deux ou trois jeunes gens mirent précipitamment leur stylet dans +la manche gauche de leur veste, et escortèrent Orso et sa soeur +jusqu'à la porte de leur maison. + + + +VIII + +Colomba, haletante, épuisée, était hors d'état de prononcer une +parole. Sa tête était appuyée sur l'épaule de son frère, et elle +tenait une de ses mains serrée entre les siennes. Bien qu'il lui +sût intérieurement assez mauvais gré de sa péroraison, Orso était +trop alarmé pour lui adresser le moindre reproche. Il attendait en +silence la fin de la crise nerveuse à laquelle elle semblait en +proie, lorsqu'on frappa à la porte, et Saveria entra tout effarée +annonçant: «Monsieur le préfet!» À ce nom, Colomba se releva comme +honteuse de sa faiblesse, et se tint debout, s'appuyant sur une +chaise qui tremblait visiblement sous sa main. + +Le préfet débuta par quelques excuses banales sur l'heure indue de +sa visite, plaignit mademoiselle Colomba, parla du danger des +émotions fortes, blâma la coutume des lamentations funèbres que le +talent même de la vocératrice rendait encore plus pénibles pour +les assistants; il glissa avec adresse un léger reproche sur la +tendance de la dernière improvisation. Puis, changeant de ton: + +«Monsieur della Rebbia, dit-il, je suis chargé de bien des +compliments pour vous par vos amis anglais: miss Nevil fait mille +amitiés à mademoiselle votre soeur. J'ai pour vous une lettre +d'elle à vous remettre. + +-- Une lettre de miss Nevil? s'écria Orso. + +-- Malheureusement je ne l'ai pas sur moi, mais vous l'aurez dans +cinq minutes. Son père a été souffrant. Nous avons craint un +moment qu'il n'eût gagné nos terribles fièvres. Heureusement le +voilà hors d'affaire, et vous en jugerez par vous-même, car vous +le verrez bientôt, j'imagine. + +-- Miss Nevil a dû être bien inquiète? + +-- Par bonheur, elle n'a connu le danger que lorsqu'il était déjà +loin. Monsieur della Rebbia, miss Nevil m'a beaucoup parlé de vous +et de mademoiselle votre soeur.» + +Orso s'inclina. «Elle a beaucoup d'amitié pour vous deux. Sous un +extérieur plein de grâce, sous une apparence de légèreté, elle +cache une raison parfaite. + +-- C'est une charmante personne, dit Orso. + +-- C'est presque à sa prière que je viens ici, monsieur. Personne +ne connaît mieux que moi une fatale histoire que je voudrais bien +n'être pas obligé de vous rappeler. Puisque M. Barricini est +encore maire de Pietranera, et moi, préfet de ce département, je +n'ai pas besoin de vous dire le cas que je fais de certains +soupçons, dont, si je suis bien informé, quelques personnes +imprudentes vous ont fait part, et que vous avez repoussés, je le +sais, avec l'indignation qu'on devait attendre de votre position +et de votre caractère. + +-- Colomba, dit Orso s'agitant sur sa chaise, tu es bien fatiguée. +Tu devrais aller te coucher.» + +Colomba fit un signe de tête négatif. Elle avait repris son calme +habituel et fixait des yeux ardents sur le préfet. + +«M. Barricini, continua le préfet, désirerait vivement voir cesser +cette espèce d'inimitié..., c'est-à-dire cet état d'incertitude où +vous vous trouvez l'un vis-à-vis de l'autre... Pour ma part, je +serais enchanté de vous voir établir avec lui les rapports que +doivent avoir ensemble des gens faits pour s'estimer... + +-- Monsieur, interrompit Orso d'une voix émue, je n'ai jamais +accusé l'avocat Barricini d'avoir assassiné mon père, mais il a +fait une action qui m'empêchera toujours d'avoir aucune relation +avec lui. Il a supposé une lettre menaçante, au nom d'un certain +bandit... du moins il l'a sourdement attribuée à mon père. Cette +lettre enfin, monsieur, a probablement été la cause indirecte de +sa mort.» + +Le préfet se recueillit un instant. «Que monsieur votre père l'ait +cru, lorsque, emporté par la vivacité de son caractère, il +plaidait contre monsieur Barricini, la chose est excusable; mais, +de votre part, un semblable aveuglement n'est plus permis. +Réfléchissez donc que Barricini n'avait point intérêt à supposer +cette lettre... Je ne vous parle pas de son caractère..., vous ne +le connaissez point, vous êtes prévenu contre lui..., mais vous ne +supposez pas qu'un homme connaissant les lois... + +-- Mais, monsieur, dit Orso en se levant, veuillez songer que me +dire que cette lettre n'est pas l'ouvrage de M. Barricini, c'est +l'attribuer à mon père. Son honneur, monsieur, est le mien. + +-- Personne plus que moi, monsieur, poursuivit le préfet, n'est +convaincu de l'honneur du colonel della Rebbia... mais... l'auteur +de cette lettre est connu maintenant. + +-- Qui? s'écria Colomba s'avançant vers le préfet. + +-- Un misérable, coupable de plusieurs crimes..., de ces crimes +que vous ne pardonnez pas, vous autres Corses, un voleur, un +certain Tomaso Bianchi, à présent détenu dans les prisons de +Bastia, a révélé qu'il était l'auteur de cette fatale lettre. + +-- Je ne connais pas cet homme, dit Orso. Quel aurait pu être son +but? + +-- C'est un homme de ce pays, dit Colomba, frère d'un ancien +meunier à nous. C'est un méchant et un menteur, indigne qu'on le +croie. + +-- Vous allez voir, continua le préfet, l'intérêt qu'il avait dans +l'affaire. Le meunier dont parle mademoiselle votre soeur, -- il +se nommait, je crois, Théodore, -- tenait à loyer du colonel un +moulin sur le cours d'eau dont M. Barricini contestait la +possession à monsieur votre père. Le colonel, généreux à son +habitude, ne tirait presque aucun profit de son moulin. Or, Tomaso +a cru que, si M. Barricini obtenait le cours d'eau, il aurait un +loyer considérable à lui payer, car on sait que M. Barricini aime +assez l'argent. Bref, pour obliger son frère, Tomaso a contrefait +la lettre du bandit, et voilà toute l'histoire. Vous savez que les +liens de famille sont si puissants en Corse, qu'ils entraînent +quelquefois au crime... + +Veuillez prendre connaissance de cette lettre que m'écrit le +procureur général, elle vous confirmera ce que je viens de vous +dire.» + +Orso parcourut la lettre qui relatait en détail les aveux de +Tomaso, et Colomba lisait en même temps par-dessus l'épaule de son +frère. + +Lorsqu'elle eut fini, elle s'écria: + +«Orlanduccio Barricini est allé à Bastia il y a un mois, lorsqu'on +a su que mon frère allait revenir. Il aura vu Tomaso et lui aura +acheté ce mensonge. + +-- Mademoiselle, dit le préfet avec impatience, vous expliquez +tout par des suppositions odieuses; est-ce le moyen de découvrir +la vérité? Vous, monsieur, vous êtes de sang-froid; dites-moi, que +pensez-vous maintenant? Croyez-vous, comme mademoiselle, qu'un +homme qui n'a qu'une condamnation assez légère à redouter se +charge de gaieté de coeur d'un crime de faux pour obliger +quelqu'un qu'il ne connaît pas?» + +Orso relut la lettre du procureur général, pesant chaque mot avec +une attention extraordinaire; car, depuis qu'il avait vu l'avocat +Barricini, il se sentait plus difficile à convaincre qu'il ne +l'eût été quelques jours auparavant. Enfin il se vit contraint +d'avouer que l'explication lui paraissait satisfaisante. -- Mais +Colomba s'écria avec force: + +«Tomaso Bianchi est un fourbe. Il ne sera pas condamné, ou il +s'échappera de prison, j'en suis sûre.» + +Le préfet haussa les épaules. + +«Je vous ai fait part, monsieur, dit-il, des renseignements que +j'ai reçus. Je me retire, et je vous abandonne à vos réflexions. +J'attendrai que votre raison vous ait éclairé, et j'espère qu'elle +sera plus puissante que les... suppositions de votre soeur.» + +Orso, après quelques paroles pour excuser Colomba, répéta qu'il +croyait maintenant que Tomaso était le seul coupable. + +Le préfet s'était levé pour sortir. + +«S'il n'était pas si tard, dit-il, je vous proposerais de venir +avec moi prendre la lettre de miss Nevil... Par la même occasion, +vous pourriez dire à M. Barricini ce que vous venez de me dire, et +tout serait fini. + +-- Jamais Orso della Rebbia n'entrera chez un Barricini! s'écria +Colomba avec impétuosité. + +-- Mademoiselle est le tintinajo[20] de la famille, à ce qu'il +paraît, dit le préfet d'un air de raillerie. + +-- Monsieur, dit Colomba d'une voix ferme, on vous trompe. Vous ne +connaissez pas l'avocat. C'est le plus rusé, le plus fourbe des +hommes. Je vous en conjure, ne faites pas faire à Orso une action +qui le couvrirait de honte. + +-- Colomba! s'écria Orso, la passion te fait déraisonner. + +-- Orso! Orso! par la cassette que je vous ai remise, je vous en +supplie, écoutez-moi. Entre vous et les Barricini il y a du sang; +vous n'irez pas chez eux! + +-- Ma soeur! + +-- Non, mon frère, vous n'irez point, ou je quitterai cette +maison, et vous ne me reverrez plus... Orso, ayez pitié de moi.» + +Et elle tomba à genoux. + +«Je suis désolé, dit le préfet, de voir mademoiselle della Rebbia +si peu raisonnable. Vous la convaincrez, j'en suis sûr.» + +Il entrouvrit la porte et s'arrêta, paraissant attendre qu'Orso le +suivît. + +«Je ne puis la quitter maintenant, dit Orso... Demain, si... + +-- Je pars de bonne heure, dit le préfet. + +-- Au moins, mon frère, s'écria Colomba les mains jointes, +attendez jusqu'à demain matin. Laissez-moi revoir les papiers de +mon père... Vous ne pouvez me refuser cela! + +-- Eh bien, tu les verras ce soir, mais au moins tu ne me +tourmenteras plus ensuite avec cette haine extravagante... Mille +pardons, monsieur le préfet... Je me sens moi-même si mal à mon +aise... Il vaut mieux que ce soit demain. + +-- La nuit porte conseil, dit le préfet en se retirant, j'espère +que demain toutes vos irrésolutions auront cessé. + +-- Saveria, s'écria Colomba, prends la lanterne et accompagne +M. le préfet. Il te remettra une lettre pour mon frère.» + +Elle ajouta quelques mots que Saveria seule entendit. «Colomba, +dit Orso lorsque le préfet fut parti, tu m'as fait beaucoup de +peine. Te refuseras-tu donc toujours à l'évidence? + +-- Vous m'avez donné jusqu'à demain, répondit-elle. J'ai bien peu +de temps, mais j'espère encore.» + +Puis elle prit un trousseau de clés et courut dans une chambre de +l'étage supérieur. Là, on l'entendit ouvrir précipitamment des +tiroirs et fouiller dans un secrétaire où le colonel della Rebbia +enfermait autrefois ses papiers importants. + + + +XIV + +Saveria fut longtemps absente, et l'impatience d'Orso était à son +comble lorsqu'elle reparut enfin, tenant une lettre, et suivie de +la petite Chilina, qui se frottait les yeux, car elle avait été +réveillée de son premier somme. + +«Enfant, dit Orso, que viens-tu faire ici à cette heure?» + +-- Mademoiselle me demande», répondit Chilina. + +«Que diable lui veut-elle?» pensa Orso; mais il se hâta de +décacheter la lettre de miss Lydia, et, pendant qu'il lisait, +Chilina montait auprès de sa soeur. + +«Mon père a été un peu malade, monsieur, disait miss Nevil, et il +est d'ailleurs si paresseux pour écrire, que je suis obligée de +lui servir de secrétaire. L'autre jour, vous savez qu'il s'est +mouillé les pieds sur le bord de la mer, au lieu d'admirer le +paysage avec nous, et il n'en faut pas davantage pour donner la +fièvre dans votre charmante île. Je vois d'ici la mine que vous +faites; vous cherchez sans doute votre stylet, mais j'espère que +vous n'en avez plus. Donc, mon père a eu un peu la fièvre, et moi +beaucoup de frayeur; le préfet, que je persiste à trouver très +aimable, nous a donné un médecin fort aimable aussi, qui en deux +jours, nous a tirés de peine: l'accès n'a pas reparu, et mon père +veut retourner à la chasse; mais je la lui défends encore. -- +Comment avez-vous trouvé votre château des montagnes? Votre tour +du nord est elle toujours à la même place? Y a-t-il bien des +fantômes? Je vous demande tout cela, parce que mon père se +souvient que vous lui avez promis daims, sangliers, mouflons... +Est-ce bien là le nom de cette bête étrange? En allant nous +embarquer à Bastia, nous comptons vous demander l'hospitalité, et +j'espère que le château della Rebbia, que vous dites si vieux et +si délabré, ne s'écroulera pas sur nos têtes. Quoique le préfet +soit si aimable qu'avec lui on ne manque jamais de sujet de +conversation, by the by, je me flatte de lui avoir fait tourner la +tête. -- Nous avons parlé de votre seigneurie. Les gens de loi de +Bastia lui ont envoyé certaines révélations d'un coquin qu'ils +tiennent sous les verrous, et qui sont de nature à détruire vos +derniers soupçons; votre inimitié, qui parfois m'inquiétait, doit +cesser dès lors. Vous n'avez pas d'idée comme cela m'a fait +plaisir. Quand vous êtes parti avec la belle vocératrice, le fusil +à la main, le regard sombre, vous m'avez paru plus Corse qu'à +l'ordinaire... trop Corse même. Basta! je vous en écris si long, +parce que je m'ennuie. Le préfet va partir, hélas! Nous vous +enverrons un message lorsque nous nous mettrons en route pour vos +montagnes, et je prendrai la liberté d'écrire à mademoiselle +Colomba pour lui demander un bruccio, ma solenne. En attendant, +dites-lui mille tendresses. Je fais grand usage de son stylet, +j'en coupe les feuillets d'un roman que j'ai apporté; mais ce fer +terrible s'indigne de cet usage et me déchire mon livre d'une +façon pitoyable. Adieu, monsieur; mon père vous envoie his best +love. Écoutez le préfet, il est homme de bon conseil, et se +détourne de sa route, je crois, à cause de vous; il va poser une +première pierre à Corte; je m'imagine que ce doit être une +cérémonie bien imposante, et je regrette fort de n'y pas assister. +Un monsieur en habit brodé, bas de soie, écharpe blanche, tenant +une truelle!..., et un discours; la cérémonie se terminera par les +cris mille fois répétés de vive le roi! -- Vous allez être bien +fait de m'avoir fait remplir les quatre pages; mais je m'ennuie, +monsieur, je vous le répète, et, par cette raison, je vous permets +de m'écrire très longuement. À propos, je trouve extraordinaire +que vous ne m'ayez pas encore mandé votre heureuse arrivée dans +Pietranera Castle. + +«LYDIA.» + +«P.-S. Je vous demande d'écouter le préfet, et de faire ce qu'il +vous dira. Nous avons arrêté ensemble que vous deviez en agir +ainsi, et cela me fera plaisir.» + +Orso lut trois ou quatre fois cette lettre, accompagnant +mentalement chaque lecture de commentaires sans nombre; puis il +fit une longue réponse, qu'il chargea Saveria de porter à un homme +du village qui partait la nuit même pour Ajaccio. Déjà il ne +pensait guère à discuter avec sa soeur les griefs vrais ou faux +des Barricini, la lettre de miss Lydia lui faisait tout voir en +couleur de rose; il n'avait plus ni soupçons, ni haine. Après +avoir attendu quelque temps que sa soeur redescendît, et ne la +voyant pas reparaître, il alla se coucher, le coeur plus léger +qu'il ne s'était senti depuis longtemps. Chilina ayant été +congédiée avec des instructions secrètes, Colomba passa la plus +grande partie de la nuit à lire de vieilles paperasses. Un peu +avant le jour, quelques petits cailloux furent lancés contre sa +fenêtre; à ce signal, elle descendit au jardin, ouvrit une porte +dérobée, et introduisit dans sa maison deux hommes de fort +mauvaise mine; son premier soin fut de les mener à la cuisine et +de leur donner à manger. Ce qu'étaient ces hommes, on le saura +tout à l'heure. + + + +XV + +Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la +maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait +partir, et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans +hésiter que son frère venait de tomber dans l'escalier et de se +fouler le pied; qu'étant hors d'état de faire un pas, il suppliait +M. le préfet de l'excuser, et serait très reconnaissant s'il +daignait prendre la peine de passer chez lui. Peu après ce +message, Orso descendit et demanda à sa soeur si le préfet ne +l'avait pas envoyé chercher. + +«Il vous prie de l'attendre ici», dit-elle avec la plus grande +assurance. + +Une demi-heure s'écoula sans qu'on aperçût le moindre mouvement du +côté de la maison des Barricini; cependant Orso demandait à +Colomba si elle avait fait quelque découverte; elle répondit +qu'elle s'expliquerait devant le préfet. Elle affectait un grand +calme, mais son teint et ses yeux annonçaient une agitation +fébrile. + +Enfin, on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet, +en habit de voyage, sortit le premier, suivi du maire et de ses +deux fils. Quelle fut la stupéfaction des habitants de Pietranera, +aux aguets depuis le lever du soleil, pour assister au départ du +premier magistrat du département, lorsqu'ils le virent, accompagné +des trois Barricini, traverser la place en droite ligne et entrer +dans la maison della Rebbia. «Ils font la paix!» s'écrièrent les +politiques du village. + +«Je vous le disais bien, ajouta un vieillard, Orso Antonio a trop +vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de +coeur. + +-- Pourtant, répondit un rebbianiste, remarquez que ce sont les +Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce. + +-- C'est le préfet qui les a tous embobelinés, répliqua le +vieillard; on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens +se soucient du sang de leur père comme s'ils étaient tous des +bâtards.» + +Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout +et marchant sans peine. En deux mots, Colomba s'accusa de son +mensonge et lui en demanda pardon: + +«Si vous aviez demeuré ailleurs, monsieur le préfet, dit-elle, mon +frère serait allé hier vous présenter ses respects.» + +Orso se confondait en excuses, protestant qu'il n'était pour rien +dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le +préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses +regrets, justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches +qu'il adressait à sa soeur; mais les fils du maire ne parurent pas +satisfaits: + +«On se moque de nous, dit Orlanduccio, assez haut pour être +entendu. + +-- Si ma soeur me jouait de ces tours, dit Vincentello, je lui +ôterais bien vite l'envie de recommencer.» + +Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à +Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea +avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle +bienveillance. + +Cependant, tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba, +qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet +prit la parole, et, après quelques lieux communs sur les préjugés +du pays, rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées +n'avaient pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au +maire, il lui dit que M. della Rebbia n'avait jamais cru que la +famille Barricini eût pris une part directe ou indirecte dans +l'événement déplorable qui l'avait privé de son père; qu'à la +vérité il avait conservé quelques doutes relatifs à une +particularité du procès qui avait existé entre les deux familles; +que ce doute s'excusait par la longue absence de M. Orso et la +nature des renseignements qu'il avait reçus; qu'éclairé maintenant +par des révélations récentes, il se tenait pour complètement +satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et ses fils des +relations d'amitié et de bon voisinage. + +Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques +mots que personne n'entendit; ses fils regardèrent les poutres du +plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso +la contrepartie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini, +lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers, +s'avança gravement entre les parties contractantes: + +«Ce serait avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrais +finir la guerre entre nos deux familles; mais pour que la +réconciliation soit sincère, il faut s'expliquer et ne rien +laisser dans le doute. -- Monsieur le préfet, la déclaration de +Tomaso Bianchi m'était à bon droit suspecte, venant d'un homme +aussi mal famé. -- J'ai dit que vos fils peut-être avaient vu cet +homme dans la prison de Bastia. + +-- Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu.» +Colomba lui jeta un regard de mépris, et poursuivit avec beaucoup +de calme en apparence: + +«Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à menacer +M. Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il +avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui +louait à bas prix?... + +-- Cela est évident, dit le préfet. + +-- De la part d'un misérable comme paraît être ce Bianchi, tout +s'explique, dit Orso, trompé par l'air de modération de sa soeur. + +-- La lettre contrefaite, continua Colomba, dont les yeux +commençaient à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11 +juillet. Tomaso était alors chez son frère au moulin. + +-- Oui, dit le maire un peu inquiet. + +-- Quel intérêt avait donc Tomaso Bianchi? s'écria Colomba d'un +air de triomphe. Le bail de son frère était expiré, mon père lui +avait donné congé le 1er juillet. Voici le registre de mon père, la +minute du congé, la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui +nous proposait un nouveau meunier.» + +En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait +à la main. Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit +visiblement; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre +connaissance des papiers que le préfet lisait avec beaucoup +d'attention. + +«On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se levant +avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais dû +venir ici!» + +Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il +demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire +un mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les +parcourut d'un air assez indifférent, pendant que Colomba +l'observait avec les yeux d'une tigresse qui voit un daim +s'approcher de la tanière de ses petits. + +«Mais, dit M. Barricini rabaissant ses lunettes et rendant les +papiers au préfet, -- connaissant la bonté de feu M. le colonel... +Tomaso a pensé... il a dû penser... que M. le colonel reviendrait +sur sa résolution de lui donner congé... De fait, il est resté en +possession du moulin, donc... + +-- C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai +conservé. Mon père était mort, et dans ma position, je devais +ménager les clients de ma famille. + +-- Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la +lettre..., cela est clair. + +-- Ce qui est clair pour moi, interrompit Orso, c'est qu'il y a de +grandes infamies cachées dans toute cette affaire. + +-- J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs», dit +Colomba. + +Elle ouvrit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent dans la +salle Brandolaccio, le licencié en théologie, et le chien Brusco. +Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils +avaient la cartouchière à la ceinture, mais point le pistolet qui +en est le complément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent +respectueusement leurs bonnets. + +On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le +maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement +devant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leurs +stylets. Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso, +saisissant Brandolaccio au collet, lui cria: + +«Que viens-tu faire ici, misérable? + +-- C'est un guet-apens!» s'écria le maire essayant d'ouvrir la +porte; mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour, +d'après l'ordre des bandits, comme on le sut ensuite. + +«Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne suis +pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise +intention. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. -- +Mon lieutenant, de la douceur, vous m'étranglez. + +-- Nous venons ici comme témoins. Allons, parle, toi, Curé, tu as +la langue bien pendue. + +-- Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur +d'être connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu +sous le nom du Curé... Ah! vous me remettez! Mademoiselle, que je +n'avais pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de +lui donner des renseignements sur un nommé Tomaso Bianchi, avec +lequel j'étais détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de +Bastia. Voici ce que j'ai à vous dire... + +-- Ne prenez pas cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à +entendre d'un homme comme vous... Monsieur della Rebbia, j'aime à +croire que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais +êtes-vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre soeur +aura peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle +entretient avec des bandits. + +-- Monsieur le préfet, s'écria Colomba, daignez entendre ce que va +dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre +devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi. + +-- Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en choeur les trois Barricini. + +-- Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit en souriant, ce +n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais +pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait +de fréquentes visites de M. Orlanduccio... + +-- C'est faux, s'écrièrent à la fois les deux frères. + +-- Deux négations valent une affirmation, observa froidement +Castriconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du +meilleur. J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre +défaut), et, malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me +laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance, +je lui proposai de s'évader avec moi... Une petite..., pour qui +j'avais eu des bontés, m'en avait fourni les moyens... Je ne veux +compromettre personne. Tomaso refusa, me dit qu'il était sûr de +son affaire, que l'avocat Barricini l'avait recommandé à tous les +juges, qu'il sortirait de là blanc comme neige et avec de l'argent +en poche. Quant à moi, je crus devoir prendre l'air. Dixi. + +-- Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta +résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun +avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte. + +-- En voilà une de bêtise! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez +pas avec le Curé, Orlanduccio. + +-- Me laisserez-vous sortir enfin, monsieur della Rebbia? dit le +préfet frappant du pied d'impatience. + +-- Saveria! Saveria! criait Orso, ouvrez la porte, de par le +diable! + +-- Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord à filer, nous, +de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se +rencontre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de +trêve en se quittant.» + +Le préfet lui lança un regard de mépris. «Serviteur à toute la +compagnie», dit Brandolaccio. Puis étendant le bras +horizontalement: «Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute pour +M. le préfet!» Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte +leurs armes dans la cuisine, s'enfuirent par le jardin, et à un +coup de sifflet aigu la porte de la salle s'ouvrit comme par +enchantement. «Monsieur Barricini, dit Orso avec une fureur +concentrée, je vous tiens pour un faussaire. Dès aujourd'hui +j'enverrai ma plainte contre vous au procureur du roi, pour faux +et pour complicité avec Bianchi. Peut-être aurai-je encore une +plainte plus terrible à porter contre vous. + +-- Et moi, monsieur della Rebbia, dit le maire, je porterai ma +plainte contre vous pour guet-apens et pour complicité avec des +bandits. En attendant, M. le préfet vous recommandera à la +gendarmerie. + +-- Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il +veillera à ce que l'ordre ne soit pas troublé à Pietranera, il +prendra soin que justice soit faite. Je parle à vous tous, +messieurs.» + +Le maire et Vincentello étaient déjà hors de la salle, et +Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso lui dit à voix +basse: + +«Votre père est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet: c'est +à vous que j'en destine, à vous et à votre frère.» + +Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso +comme un furieux; mais, avant qu'il pût faire usage de son arme, +Colomba lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant +qu'Orso, le frappant du poing au visage, le fit reculer quelques +pas et heurter rudement contre le chambranle de la porte. Le +stylet échappa de la main d'Orlanduccio, mais Vincentello avait le +sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautant sur un +fusil, lui prouva que la partie n'était pas égale. En même temps +le préfet se jeta entre les combattants. + +«À bientôt, Ors' Anton'», cria Orlanduccio; et tirant violemment +la porte de la salle, il la ferma à clé pour se donner le temps de +faire retraite. + +Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun +à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le +front, les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait +décidé de la victoire. + +«Quel pays! quel pays! s'écria enfin le préfet en se levant +impétueusement. Monsieur della Rebbia, vous avez eu tort. Je vous +demande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence +et d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire. + +-- Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable; +mais enfin j'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction +qu'il m'a demandée. + +-- Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous +assassine... Vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela. + +-- Nous nous garderons, dit Colomba. + +-- Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage et +j'augure mieux de lui, monsieur le préfet. Il a été prompt à tirer +son stylet, mais à sa place, j'en aurais peut-être agi de même; et +je suis heureux que ma soeur n'ait pas un poignet de petite- +maîtresse. + +-- Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le +défends! + +-- Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'en matière d'honneur +je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience. + +-- Je vous dis que vous ne vous battrez pas! + +-- Vous pouvez me faire arrêter, monsieur..., c'est-à-dire si je +me laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que +différer une affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme +d'honneur, monsieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut +être autrement. + +-- Si vous faisiez arrêter mon frère, ajouta Colomba, la moitié du +village prendrait son parti, et nous verrions une belle fusillade. + +-- Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne +pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que, si +M. Barricini abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter, +je me défendrai. + +-- Dès aujourd'hui, dit le préfet, M. Barricini est suspendu de +ses fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur, +vous m'intéressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose: +restez chez vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte. Je ne +serai que trois jours absent. Je reviendrai avec le procureur du +roi, et nous débrouillerons alors complètement cette triste +affaire. Me promettez-vous de vous abstenir jusque-là de toute +hostilité? + +-- Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense, +Orlanduccio me demande une rencontre. + +-- Comment! monsieur della Rebbia, vous, militaire français, vous +voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux? + +-- Je l'ai frappé, monsieur. + +-- Mais, si vous aviez frappé un galérien et qu'il vous en +demandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons, +monsieur Orso! Eh bien, je vous demande encore moins: ne cherchez +pas Orlanduccio... Je vous permets de vous battre s'il vous +demande un rendez-vous. + +-- Il m'en demandera, je n'en doute point, mais je vous promets de +ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre. + +-- Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas. +Quand donc reviendrai-je en France? + +-- Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se +fait tard, nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici?» + +Le préfet ne put s'empêcher de rire. + +«Je suis demeuré déjà trop longtemps ici... cela ressemble à de la +partialité... Et cette maudite pierre!... Il faut que je parte... +Mademoiselle della Rebbia..., que de malheurs vous avez préparés +peut-être aujourd'hui! + +-- Au moins, monsieur le préfet, vous rendrez à ma soeur la +justice de croire que ses convictions sont profondes; et, j'en +suis sûr maintenant, vous les croyez vous-même bien établies. + +-- Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la +main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de +gendarmerie de suivre toutes vos démarches.» + +Lorsque le préfet fut sorti: «Orso, dit Colomba, vous n'êtes point +ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et +d'ailleurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable +doit mourir. + +-- Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes +obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi +ta petite main que je la baise. Mais, vois-tu, laisse-moi faire. +Il y a certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à +déjeuner; et, aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais- +moi venir la petite Chilina qui paraît s'acquitter à merveille des +commissions qu'on lui donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une +lettre.» + +Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso +monta dans sa chambre et écrivit le billet suivant: + +«Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins. +Demain matin nous pourrons nous trouver à six heures dans la +vallée d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet, et je ne vous +propose pas cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil: +prenons chacun un fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un +homme de ce village. Si votre frère veut vous accompagner, prenez +un second témoin et prévenez-moi. Dans ce cas seulement j'aurai +deux témoins. + +«ORSO ANTONIO DELLA REBBIA.» + +Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire, +après être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit +pour Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après, +Chilina porta la lettre qu'on vient de lire et la remit à +Orlanduccio en propres mains. + +La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle +était signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il +déférait au procureur du roi la lettre de menace adressée à son +fils. «Fort de ma conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends +que la justice ait prononcé sur vos calomnies.» + +Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour +garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations +d'Orso, on pratiqua des archere aux fenêtres donnant sur la place, +et toute la soirée il reçut des offres de service de différentes +personnes du bourg. Une lettre arriva même du théologien bandit, +qui promettait, en son nom et en celui de Brandolaccio, +d'intervenir si le maire se faisait assister de la gendarmerie. Il +finissait par ce post-scriptum: «Oserai-je vous demander ce que +pense M. le préfet de l'excellente éducation que mon ami donne au +chien Brusco? + +Après Chilina, je ne connais pas d'élève plus docile et qui montre +de plus heureuses dispositions.» + + + +XVI + +Le lendemain se passa sans hostilités. De part et d'autre on se +tenait sur la défensive. Orso ne sortit pas de sa maison, et la +porte des Barricini resta constamment fermée. On voyait les cinq +gendarmes laissés en garnison à Pietranera se promener sur la +place ou aux environs du village, assistés du garde champêtre, +seul représentant de la milice urbaine. L'adjoint ne quittait pas +son écharpe; mais, sauf les archere aux fenêtres des deux maisons +ennemies, rien n'indiquait la guerre. Un Corse seul aurait +remarqué que sur la place, autour du chêne vert, on ne voyait que +des femmes. + +À l'heure du souper, Colomba montra d'un air joyeux à son frère la +lettre suivante qu'elle venait de recevoir de miss Nevil: + +«Ma chère mademoiselle Colomba, j'apprends avec bien du plaisir, +par une lettre de votre frère, que vos inimitiés sont finies. +Recevez-en mes compliments. Mon père ne peut plus souffrir Ajaccio +depuis que votre frère n'est plus là pour parler guerre et chasser +avec lui. Nous partons aujourd'hui, et nous irons coucher chez +votre parente, pour laquelle nous avons une lettre. Après-demain, +vers onze heures, je viendrai vous demander à goûter de ce bruccio +des montagnes, si supérieur, dites-vous, à celui de la ville. + +«Adieu, chère mademoiselle Colomba. + +«Votre amie, LYDIA NEVIL.» + +«Elle n'a donc pas reçu ma seconde lettre? s'écria Orso. + +-- Vous voyez, par la date de la sienne, que mademoiselle Lydia +devait être en route quand votre lettre est arrivée à Ajaccio. + +Vous lui disiez donc de ne pas venir? + +-- Je lui disais que nous étions en état de siège. Ce n'est pas, +ce me semble, une situation à recevoir du monde. + +-- Bah! ces Anglais sont des gens singuliers. Elle me disait, la +dernière nuit que j'ai passée dans sa chambre, qu'elle serait +fâchée de quitter la Corse sans avoir vu une belle vendette. Si +vous le vouliez, Orso, on pourrait lui donner le spectacle d'un +assaut contre la maison de nos ennemis? + +-- Sais-tu, dit Orso, que la nature a eu tort de faire de toi une +femme, Colomba? Tu aurais été un excellent militaire. + +-- Peut-être. En tout cas je vais faire mon bruccio. + +-- C'est inutile. Il faut envoyer quelqu'un pour les prévenir et +les arrêter avant qu'ils se mettent en route. + +-- Oui? vous voulez envoyer un messager par le temps qu'il fait, +pour qu'un torrent l'emporte avec votre lettre... Que je plains +les pauvres bandits par cet orage! Heureusement, ils ont de bons +piloni[21]... Savez-vous ce qu'il faut faire, Orso? Si l'orage +cesse, partez demain de très bonne heure, et arrivez chez notre +parente avant que vos amis se soient mis en route. Cela vous sera +facile, miss Lydia se lève toujours tard. Vous leur conterez ce +qui s'est passé chez nous; et s'ils persistent à venir, nous +aurons grand plaisir à les recevoir.» + +Orso se hâta de donner son assentiment à ce projet, et Colomba, +après quelques moments de silence: + +«Vous croyez peut-être, Orso, reprit-elle, que je plaisantais +lorsque je vous parlais d'un assaut contre la maison Barricini? +Savez-vous que nous sommes en force, deux contre un au moins? +Depuis que le préfet a suspendu le maire, tous les hommes d'ici +sont pour nous. Nous pourrions les hacher. Il serait facile +d'entamer l'affaire. Si vous le vouliez, j'irais à la fontaine, je +me moquerais de leurs femmes; ils sortiraient... Peut-être... car +ils sont si lâches! peut-être tireraient-ils sur moi par leurs +archere; ils me manqueraient. Tout est dit alors: ce sont eux qui +attaquent. Tant pis pour les vaincus: dans une bagarre, où trouver +ceux qui ont fait un bon coup? Croyez-en votre soeur, Orso; les +robes noires qui vont venir saliront du papier, diront bien des +mots inutiles. Il n'en résultera rien. Le vieux renard trouverait +moyen de leur faire voir des étoiles en plein midi. Ah! si le +préfet ne s'était pas mis devant Vincentello, il y en avait un de +moins.» + +Tout cela était dit avec le même sang-froid qu'elle mettait +l'instant d'auparavant à parler des préparatifs du bruccio. + +Orso, stupéfait, regardait sa soeur avec une admiration mêlée de +crainte. + +«Ma douce Colomba, dit-il en se levant de table, tu es, je le +crains, le diable en personne; mais sois tranquille. Si je ne +parviens pas à faire pendre les Barricini, je trouverai moyen d'en +venir à bout d'une autre manière. Balle chaude ou fer froid![22] Tu +vois que je n'ai pas oublié le corse. + +-- Le plus tôt serait le mieux, dit Colomba en soupirant. Quel +cheval monterez-vous demain, Ors' Anton'? + +-- Le noir. Pourquoi me demandes-tu cela? + +-- Pour lui faire donner de l'orge.» + +Orso s'étant retiré dans sa chambre, Colomba envoya coucher +Saveria et les bergers, et demeura seule dans la cuisine où se +préparait le bruccio. De temps en temps elle prêtait l'oreille et +paraissait attendre impatiemment que son frère se fût couché. +Lorsqu'elle le crut enfin endormi, elle prit un couteau, s'assura +qu'il était tranchant, mit ses petits pieds dans de gros souliers, +et, sans faire le moindre bruit, elle entra dans le jardin. + +Le jardin, fermé de murs, touchait à un terrain assez vaste, +enclos de haies, où l'on mettait les chevaux, car les chevaux +corses ne connaissent guère l'écurie. En général on les lâche dans +un champ et l'on s'en rapporte à leur intelligence pour trouver à +se nourrir et à s'abriter contre le froid et la pluie. + +Colomba ouvrit la porte du jardin avec la même précaution, entra +dans l'enclos, et en sifflant doucement elle attira près d'elle +les chevaux, à qui elle portait souvent du pain et du sel. Dès que +le cheval noir fut à sa portée, elle le saisit fortement par la +crinière et lui fendit l'oreille avec son couteau. Le cheval fit +un bond terrible et s'enfuit en faisant entendre ce cri aigu +qu'une vive douleur arrache quelquefois aux animaux de son espèce. +Satisfaite alors, Colomba rentrait dans le jardin, lorsque Orso +ouvrit sa fenêtre et cria: «Qui va là?» En même temps elle +entendit qu'il armait son fusil. Heureusement pour elle, la porte +du jardin était dans une obscurité complète, et un grand figuier +la couvrait en partie. Bientôt, aux lueurs intermittentes qu'elle +vit briller dans la chambre de son frère, elle conclut qu'il +cherchait à rallumer sa lampe. Elle s'empressa alors de fermer la +porte du jardin, et se glissant le long des murs, de façon que son +costume noir se confondît avec le feuillage sombre des espaliers, +elle parvint à rentrer dans la cuisine quelques moments avant +qu'Orso ne parût. + +«Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle. + +-- Il m'a semblé, dit Orso, qu'on ouvrait la porte du jardin. + +-- Impossible. Le chien aurait aboyé. Au reste, allons voir.» + +Orso fit le tour du jardin, et après avoir constaté que la porte +extérieure était bien fermée, un peu honteux de cette fausse +alerte, il se disposa à regagner sa chambre. + +«J'aime à voir, mon frère, dit Colomba, que vous devenez prudent, +comme on doit l'être dans votre position. + +-- Tu me formes, répondit Orso. Bonsoir.» + +Le matin avec l'aube Orso s'était levé, prêt à partir. Son costume +annonçait à la fois la prétention à l'élégance d'un homme qui va +se présenter devant une femme à qui il veut plaire, et la prudence +d'un Corse en vendette. Par-dessus une redingote bleue bien serrée +à la taille, il portait en bandoulière une petite boîte de fer- +blanc contenant des cartouches, suspendue à un cordon de soie +verte; son stylet était placé dans une poche de côté, et il tenait +à la main le beau fusil de Manton chargé à balles. Pendant qu'il +prenait à la hâte une tasse de café versée par Colomba, un berger +était sorti pour seller et brider le cheval. Orso et sa soeur le +suivirent de près et entrèrent dans l'enclos. Le berger s'était +emparé du cheval, mais il avait laissé tomber selle et bride, et +paraissait saisi d'horreur, pendant que le cheval, qui se +souvenait de la blessure de la nuit précédente et qui craignait +pour son autre oreille, se cabrait, ruait, hennissait, faisait le +diable à quatre. + +«Allons, dépêche-toi, lui cria Orso. + +-- Ha! Ors' Anton'! ha! Ors' Anton'! s'écriait le berger, sang de +la Madone! etc.» C'étaient des imprécations sans nombre et sans +fin, dont la plupart ne pourraient se traduire. «Qu'est-il donc +arrivé?» demanda Colomba. + +Tout le monde s'approcha du cheval, et, le voyant sanglant et +l'oreille fendue, ce fut une exclamation générale de surprise et +d'indignation. Il faut savoir que mutiler le cheval de son ennemi +est, pour les Corses, à la fois une vengeance, un défi et une +menace de mort. «Rien qu'un coup de fusil n'est capable d'expier +ce forfait.» Bien qu'Orso, qui avait longtemps vécu sur le +continent, sentît moins qu'un autre l'énormité de l'outrage, +cependant, si dans ce moment quelque barriciniste se fût présenté +à lui, il est probable qu'il lui eût fait immédiatement expier une +insulte qu'il attribuait à ses ennemis. + +«Les lâches coquins! s'écria-t-il, se venger sur une pauvre bête, +lorsqu'ils n'osent me rencontrer en face! + +-- Qu'attendons-nous? s'écria Colomba impétueusement. Ils viennent +nous provoquer, mutiler nos chevaux, et nous ne leur répondrions +pas! Êtes-vous hommes? + +-- Vengeance! répondirent les bergers. Promenons le cheval dans le +village et donnons l'assaut à leur maison. + +-- Il y a une grange couverte de paille qui touche à leur tour, +dit le vieux Polo Griffo, en un tour de main je la ferai flamber.» + +Un autre proposait d'aller chercher les échelles du clocher de +l'église; un troisième, d'enfoncer les portes de la maison +Barricini au moyen d'une poutre déposée sur la place et destinée à +quelque bâtiment en construction. Au milieu de toutes ces voix +furieuses, on entendait celle de Colomba annonçant à ses +satellites qu'avant de se mettre à l'oeuvre chacun allait recevoir +d'elle un grand verre d'anisette. + +Malheureusement, ou plutôt heureusement, l'effet qu'elle s'était +promis de sa cruauté envers le pauvre cheval était perdu en grande +partie pour Orso. Il ne doutait pas que cette mutilation sauvage +ne fût l'oeuvre d'un de ses ennemis, et c'était Orlanduccio qu'il +soupçonnait particulièrement; mais il ne croyait pas que ce jeune +homme, provoqué et frappé par lui, eût effacé sa honte en fendant +l'oreille à un cheval. Au contraire, cette basse et ridicule +vengeance augmentait son mépris pour ses adversaires, et il +pensait maintenant avec le préfet que de pareilles gens ne +méritaient pas de se mesurer avec lui. Aussitôt qu'il put se faire +entendre, il déclara à ses partisans confondus qu'ils eussent à +renoncer à leurs intentions belliqueuses, et que la justice, qui +allait venir, vengerait fort bien l'oreille de son cheval. + +«Je suis le maître ici, ajouta-t-il d'un ton sévère, et j'entends +qu'on m'obéisse. Le premier qui s'avisera de parler encore de tuer +ou de brûler, je pourrai bien le brûler à son tour. Allons! qu'on +me selle le cheval gris. + +-- Comment, Orso, dit Colomba en le tirant à l'écart, vous +souffrez qu'on nous insulte! Du vivant de notre père, jamais les +Barricini n'eussent osé mutiler une bête à nous. + +-- Je te promets qu'ils auront lieu de s'en repentir; mais c'est +aux gendarmes et aux geôliers à punir des misérables qui n'ont de +courage que contre des animaux. Je te l'ai dit, la justice me +vengera d'eux... ou sinon... tu n'auras pas besoin de me rappeler +de qui je suis fils... + +-- Patience! dit Colomba en soupirant. + +-- Souviens-toi bien, ma soeur, poursuivit Orso, que si à mon +retour, je trouve qu'on a fait quelque démonstration contre les +Barricini, jamais je ne le pardonnerai.» Puis, d'un ton plus doux: +«Il est fort possible, fort probable même, ajouta-t-il, que je +reviendrai ici avec le colonel et sa fille; fais en sorte que +leurs chambres soient en ordre, que le déjeuner soit bon, enfin +que nos hôtes soient le moins mal possible. C'est très bien, +Colomba, d'avoir du courage, mais il faut encore qu'une femme +sache tenir une maison. Allons, embrasse-moi, sois sage; voilà le +cheval gris sellé. + +-- Orso, dit Colomba, vous ne partirez point seul. + +-- Je n'ai besoin de personne, dit Orso, et je te réponds que je +ne me laisserai pas couper l'oreille. + +-- Oh! jamais je ne vous laisserai partir seul en temps de guerre. +Ho! Polo Griffo! Gian' Francè! Memmo! prenez vos fusils; vous +allez accompagner mon frère.» + +Après une discussion assez vive, Orso dut se résigner à se faire +suivre d'une escorte. Il prit parmi ses bergers les plus animés, +ceux qui avaient conseillé le plus haut de commencer la guerre; +puis, après avoir renouvelé ses injonctions à sa soeur et aux +bergers restants, il se mit en route, prenant cette fois un détour +pour éviter la maison Barricini. + +Déjà ils étaient loin de Pietranera, et marchaient de grande hâte, +lorsque au passage d'un petit ruisseau qui se perdait dans un +marécage le vieux Polo Griffo aperçut plusieurs cochons +confortablement couchés dans la boue, jouissant à la fois du +soleil et de la fraîcheur de l'eau. Aussitôt, ajustant le plus +gros, il lui tira un coup de fusil dans la tête et le tua sur la +place. Les camarades du mort se levèrent et s'enfuirent avec une +légèreté surprenante; et bien que l'autre berger fît feu à son +tour, ils gagnèrent sains et saufs un fourré où ils disparurent. + +«Imbéciles! s'écria Orso; vous prenez des cochons pour des +sangliers. + +-- Non pas, Ors' Anton', répondit Polo Griffo; mais ce troupeau +appartient à l'avocat, et c'est pour lui apprendre à mutiler nos +chevaux. + +-- Comment, coquins! s'écria Orso transporté de fureur, vous +imitez les infamies de nos ennemis! Quittez-moi, misérables! Je +n'ai pas besoin de vous. Vous n'êtes bons qu'à vous battre contre +des cochons. Je jure bien que si vous osez me suivre je vous casse +la tête!» + +Les deux bergers s'entre-regardèrent interdits. Orso donna des +éperons à son cheval et disparut au galop. + +«Eh bien, dit Polo Griffo, en voilà d'une bonne! Aimez donc les +gens pour qu'ils vous traitent comme cela! Le colonel, son père, +t'en a voulu parce que tu as une fois couché en joue l'avocat... +Grande bête, de ne pas tirer!... Et le fils... tu vois ce que j'ai +fait pour lui... Il parle de me casser la tête, comme on fait +d'une gourde qui ne tient plus le vin. Voilà ce qu'on apprend sur +le continent, Memmo! + +-- Oui, et si l'on sait que tu as tué un cochon, on te fera un +procès, et Ors' Anton' ne voudra pas parler aux juges ni payer +l'avocat. Heureusement personne ne t'a vu, et sainte Nega est là +pour te tirer d'affaire.» + +Après une courte délibération, les deux bergers conclurent que le +plus prudent était de jeter le porc dans une fondrière, projet +qu'ils mirent à exécution, bien entendu après avoir pris chacun +quelques grillades sur l'innocente victime de la haine des della +Rebbia et des Barricini. + + + +XVII + +Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route, +plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte +de rencontrer ses ennemis. «Le procès que je vais avoir avec ces +misérables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia. +Pourquoi n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia, +n'irions-nous pas ensemble aux eaux d'Orezza?» Tout à coup des +souvenirs d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque. +Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des +châtaigniers séculaires. Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé +de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il +voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son +chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la +soie, brillaient comme de l'or au soleil qui pénétrait au travers +du feuillage. Ses yeux, d'un bleu si pur, lui paraissaient plus +bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle +écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en +tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le +dernier jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette +robe s'échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso +se disait qu'il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une +des mains de miss Lydia n'était pas gantée, et elle tenait une +pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia +serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main, +et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées l'empêchaient de +faire attention à la route qu'il suivait, et cependant il trottait +toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la +main blanche de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la +tête de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite +Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride. + +«Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas +que votre ennemi est près d'ici? + +-- Mon ennemi! s'écria Orso furieux de se voir interrompu dans un +moment aussi intéressant. Où est-il? + +-- Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez, +retournez. + +-- Ah! il m'attend! Tu l'as vu? + +-- Oui, Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a +passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette. + +-- De quel côté allait-il? + +-- Il descendait par là, du côté où vous allez. + +-- Merci. + +-- Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? Il +ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté. + +-- N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle. + +-- Si vous vouliez, j'irais devant vous. + +-- Merci, merci.» + +Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la +petite fille lui avait indiqué. + +Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et +il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion +de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un +soufflet. Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait +faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de +miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque +désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de +son père, l'insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini +rallumaient sa colère et l'excitaient à chercher son ennemi pour +le provoquer et l'obliger à se battre. Ainsi agité par des +résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais, +maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies, +et quelquefois même s'arrêtant pour écouter les bruits vagues +qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la +petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il +se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou +plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un +maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de +cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros +arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs +feuilles se tenaient debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre. +En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du +Nord au milieu de l'hiver, et le contraste de l'aridité des lieux +que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d'alentour +les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce +paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une chose, importante il +est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher +une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir +sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine, +regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien n'arrête +la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture, +enclos, selon l'usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur +d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes +châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin +l'apparence d'un bois touffu. + +Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui +avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait +rapidement en glissant sur la cendre; et il n'était guère qu'à +vingt-cinq pas d'un de ces enclos en pierre à droite du chemin, +lorsqu'il aperçut, précisément en face de lui, d'abord un canon de +fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil +s'abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut +prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en +joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion +poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de +recevoir la mort. + +«Misérable lâche!» s'écria Orso... + +Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d'Orlanduccio, +et presque en même temps, un second coup partit à sa gauche, de +l'autre côté du sentier, tiré par un homme qu'il n'avait point +aperçu, et qui l'ajustait posté derrière un autre mur. Les deux +balles l'atteignirent: l'une, celle d'Orlanduccio, lui traversa le +bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant en joue; l'autre +le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant +heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui fit +qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le +long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant; +mais il le releva aussitôt, et dirigeant son arme de sa seule main +droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu'il +ne découvrait que jusqu'aux yeux, disparut derrière le mur. Orso, +se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme +entouré de fumée qu'il apercevait à peine. À son tour, cette +figure disparut. Les quatre coups de fusil s'étaient succédé avec +une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins +d'intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d'Orso, +tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait +lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le +plus léger bruit. Sans la douleur qu'il ressentait au bras, il +aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient +des fantômes de son imagination. + +S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se +placer derrière un de ces arbres brûlés restés debout dans le +maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et +le rechargea à la hâte. Cependant son bras gauche le faisait +cruellement souffrir, et il lui semblait qu'il soutenait un poids +énorme. Qu'étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le +comprendre. S'ils s'étaient enfuis, s'ils avaient été blessés, il +aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le +feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n'attendaient- +ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion de tirer de nouveau sur +lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il +mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre son bras blessé et +se servit d'une branche qui partait du tronc de l'arbre brûlé pour +soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'oeil fixé sur le +mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile +pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien +loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un +chien, descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche, +s'arrêta auprès de lui en remuant la queue. C'était Brusco, le +disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute +l'arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus +impatiemment attendu. Le chien, le museau en l'air, tourné du côté +de l'enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup +il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d'un bond, et +presque aussitôt remonta sur la crête, d'où il regarda fixement +Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que +chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois +dans la direction de l'autre enclos, dont il sauta encore le mur. +Au bout d'une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le +même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le +maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et +s'éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce +qu'il s'en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course, +il remonta le coteau presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à +la rencontre d'un homme qui s'avançait rapidement malgré la +roideur de la pente. + +«À moi, Brando! s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de voix. + +-- Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé? lui demanda Brandolaccio +accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?... + +-- Au bras. + +-- Au bras! ce n'est rien. Et l'autre? + +-- Je crois l'avoir touché.» Brandolaccio, suivant son chien, +courut à l'enclos le plus proche et se pencha pour regarder de +l'autre côté du mur. Là, ôtant son bonnet: «Salut au seigneur +Orlanduccio», dit-il. Puis, se tournant du côté d'Orso, il le +salua à son tour d'un air grave: + +«Voilà, dit-il, ce que j'appelle un homme proprement accommodé. + +-- Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine. + +-- Oh! il s'en garderait; il a trop de chagrin de la balle que +vous lui avez mise dans l'oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon +fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écrabouille une cervelle! +Dites donc, Ors' Anton', quand j'ai entendu d'abord pif! pif! je +me suis dit: «Sacrebleu! ils escoffient mon lieutenant.» Puis +j'entends boum! boum! «Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui +parle: il riposte...» Mais Brusco, qu'est-ce que tu me veux donc?» + +Le chien le mena à l'autre enclos. «Excusez! s'écria Brandolaccio +stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la +poudre est chère, car vous l'économisez. + +-- Qu'y a-t-il, au nom de Dieu? demanda Orso. + +-- Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous +jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le ramasse... +En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd'hui! c'est +l'avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en +voilà! Maintenant qui diable héritera? + +-- Quoi! Vincentello mort aussi? + +-- Très mort. Bonne santé à nous autres![23] Ce qu'il y a de bon +avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc +voir Vincentello: il est encore à genoux, la tête appuyée contre +le mur. Il a l'air de dormir. C'est là le cas de dire: Sommeil de +plomb. Pauvre diable!» + +Orso détourna la tête avec horreur. «Es-tu sûr qu'il soit mort? + +-- Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un +coup. Voyez-vous, là..., dans la poitrine, à gauche? tenez, comme +Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle +n'est pas loin du coeur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de +tirer. Deux en deux coups!... À balle!... Les deux frères!... S'il +avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux +une autre fois... Quel coup, Ors' Anton'!... Et dire que cela +n'arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double +sur des gendarmes!» + +Tout en parlant, le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa +manche avec son stylet. + +«Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de +l'ouvrage à mademoiselle Colomba... Hein! qu'est-ce que je vois? +cet accroc sur la poitrine?... Rien n'est entré par là? + +Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les +doigts... Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit +doigt?... Pas trop?... C'est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi +prendre votre mouchoir et votre cravate... Voilà votre redingote +perdue... Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la +noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc ne portez- +vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans gourde?» + +Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour s'écrier: + +«Coup double! tous les deux roides morts!... C'est le curé qui va +rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de +Chilina.» + +Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de +tous ses membres. + +«Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?» + +L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et +aussitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le +signe de la croix. + +«Ce n'est rien, continua le bandit; va voir plus loin, làbas.» + +L'enfant fit un nouveau signe de croix. + +«Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement. + +-- Moi! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien? +Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment. + +-- Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera +bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'. + +-- Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le +pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et +venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y +trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous +serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à +terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s'en ira prévenir +mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos +commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle +se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis.» Et d'un ton de +tendresse: «Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, sois +maudite, friponne!» Brandolaccio, superstitieux, comme beaucoup de +bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des +bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances +mystérieuses qui président à l'Annocchiatura[24] ont la mauvaise +habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits. + +«Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte. + +-- Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais +un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis, +Ors' Anton'! + +-- Adieu donc toutes mes espérances! s'écria douloureusement le +blessé. + +-- Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un +fusil à deux coups?... Ah çà! comment diable vous ont-ils touché? +Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats. + +-- Ils ont tiré les premiers, dit Orso. + +-- C'est vrai, j'oubliais... Pif! pif! boum! boum!... coup double +d'une main[25]... Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons, +vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre +ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui +dire adieu.» + +Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n'eût +voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort. + +«Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'emparant de la bride du +cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien, sans +vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine. +Je vous prie de m'excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!... +Orlanduccio avec qui j'ai chassé tant de fois... Il m'a donné, il +y a quatre jours, un paquet de cigares... Vincentello, qui était +toujours de si belle humeur!... C'est vrai que vous avez fait ce +que vous deviez faire... et d'ailleurs le coup est trop beau pour +qu'on le regrette... Mais moi, je n'étais pas dans votre +vengeance... Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi, +il faut s'en défaire. Mais les Barricini, c'est une vieille +famille... En voilà encore une qui fausse compagnie!... et par un +coup double! c'est piquant.» + +Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio +conduisait en hâte Orso, Chilina, et le chien Brusco vers le +maquis de la Stazzona. + + + +XVIII + +Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par +ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce +moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait +parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux +chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours +occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait +pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une +cavalcade assez nombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le +colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les +recevant, le premier mot de Colomba fut: «Avez-vous vu mon frère?» +Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle +heure ils étaient partis; et, sur ses réponses, elle ne pouvait +comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés. + +«Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide; +nous, nous sommes venus par le bas.» + +Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa +fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute +faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler +ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et +surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la +tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue. +Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans +toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et +d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses +hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison. +Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table, +et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs +plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même. +Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer +des femmes, le colonel proposa son explication aussi. + +«Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il +n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la +carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu +sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts +que les autres, et j'ai dit à ma fille: "Je parie que c'est della +Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui a fait tant +de bruit."« + +Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina +sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui +suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda +vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi +les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide, +n'avaient fait grande attention à ce point capital. + +Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant +encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes +à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put +manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la +fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement +encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation +insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention +et qu'interrompaient de longs intervalles de silence. + +Tout d'un coup on entendit le galop d'un cheval. + +«Ah! cette fois, c'est mon frère», dit Colomba en se levant. + +Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval +d'Orso: + +«Mon frère est mort!» s'écria-t-elle d'une voix déchirante. + +Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous +coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à +bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba +qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard, +et sa première parole fut celle du choeur d'Otello: «Il vit!» +Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi +lestement qu'une jeune chatte. + +«Les autres?» demanda Colomba d'une voix rauque. + +Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du +milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de +Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la +maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes: + +«Rentrons prendre le café.» + +L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit +par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil, +arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss +Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle +tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle +interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que +Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et +qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant Chilina rapporta +qu'Orso demandait avec insistance du papier pour écrire, et qu'il +chargeait sa soeur de supplier une dame qui peut-être se +trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu +une lettre de lui. «C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait +le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me +recommander cette commission. C'était la troisième fois qu'il me +la répétait.» À cette injonction de son frère, Colomba sourit +légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en +larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette +partie de la narration. + +«Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba, en +embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez.» + +Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à +le couper, pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses +yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de +préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si +elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée +de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel +et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de +l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre +les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois +si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir. +Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour +dire au colonel: + +«Deux hommes si adroits! si terribles!... Lui seul, blessé, +n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel +courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est +heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je +suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!... Je +l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez +à son air doux... C'est qu'auprès de vous, miss Nevil... Ah! s'il +vous voyait travailler pour lui... Pauvre Orso!» + +Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son +père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte +devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien +d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait +savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui +avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de +Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami. + +Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans +le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courrait +grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des +dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte +qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui. + +«Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle, +que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous +m'avez dit qu'Orso avait tiré le second.» + +Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait +que soupirer et s'essuyer les yeux. + +Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra +dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres +de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait +un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre +cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours +trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant +sans cesse: «Que dira monsieur le préfet!» Quelques femmes, entre +autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et +poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante +produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un +personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux +père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes +souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait +leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la +route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il +n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés +sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les +arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait. + +Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes +redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso. +Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une +acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put +se contenir. «Vengeance! vengeance!» crièrent quelques voix. On +lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les +fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes +percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois +jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient +assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un +fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la +porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le +seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis: + +«Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des +étrangers! Êtes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne +savez qu'assassiner par-derrière, avancez! je vous défie. Je suis +seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est +digne de vous... Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que +nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et +remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!» + +Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque +chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula +épouvantée, comme à l'apparition de ces malfaisantes dont on +raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les veillées +d'hiver. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes +profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis; +car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on +put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la +place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et +les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement +aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres +intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès, +contint sa petite garnison: + +«Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce +vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui +n'a plus de dents pour mordre? -- Giudice Barricini! souviens-toi +du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit +de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes +fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!». + +Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, +vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la +foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant +dans la salle à manger dit au colonel: + +«Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je +n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il +y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays.» + +Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel +l'y suivit, et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter +dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant +à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays +où l'on ne voyait que meurtres et trahisons. + +Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident +que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre +embarras. Enfin elle dit: + +«Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne +dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez- +vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous? + +-- C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si +je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure +que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré +la main à ce brave della Rebbia. + +-- Eh bien, mon père, attendons encore et, avant de partir, +assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service! + +-- Bon coeur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime +à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. +Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action.» + +Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les +bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs +d'une attaque contre la maison; tantôt, rassurée pour elle-même, +elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure +sur la terre froide, sans autre secours que ceux qu'il pouvait +attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait +couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et +ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image +d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours +tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses +lèvres le talisman qu'elle lui avait donné... Puis elle songeait à +sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il +venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu +plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se +persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser +le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait +davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux, +autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle +trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré +autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand +péril. + +La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus +d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite, +était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en +uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le +considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de +le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour, +et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon +lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui +attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux. + +«Eh bien, mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre +maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi. + +-- Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie?» dit miss Nevil en +se levant sur son séant. Elle aperçut le portrait d'Orso, et se +hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. «Oui, j'ai des +nouvelles», dit Colomba en souriant. + +Et, prenant le portrait: «Le trouvez-vous ressemblant? Il est +mieux que cela. + +-- Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par +distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout... +et de ne ranger rien... Comment est votre frère? + +-- Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures. +Il m'apportait une lettre... pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a +pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus +bas: Pour miss N... Les soeurs ne sont point jalouses. Giocanto +dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main +superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas +voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio +tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et +alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs +atroces, c'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.» + +Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute +par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait: + +«Mademoiselle, + +«Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes +ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si +vous, mademoiselle, vous n'y donnez point créance. Depuis que je +vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette +catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable +maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me +trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je +croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains, +miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos +dons, ou plutôt, je crains qu'elle ne me rappelle le temps où +j'étais fou. Colomba vous la remettra... Adieu, mademoiselle, vous +allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus: mais dites à ma +soeur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance, +je la mérite toujours. + +«O. D. R.» + +Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba, +qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en +lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia +n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague, +qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement. + +«Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit +mon frère? Vous parle-t-il de son état? + +-- Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa +lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... Il +espère que le préfet pourra arranger...» + +Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux +mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants: + +«Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à +mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est +venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je +n'ai pas osé. + +-- Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi +pouvait le... + +-- Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est +arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous +verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous +l'aimeriez comme je l'aime... Il est si bon! si brave! songez donc +à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!» + +Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il +était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de +plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la +nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut +qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après +son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha +pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure. + +«Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la +réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes +gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire +que M. della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits +auprès desquels on le dit réfugié. + +-- C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un +garçon plein d'honneur; je réponds de lui. + +-- Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces +messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très +favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse +pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio, +dans laquelle il lui donne un rendez-vous... et ce rendez-vous lui +paraît une embuscade. + +-- Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un +galant homme. + +-- Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par +derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition +favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu +quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les +autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de +M. della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un +des bandits que l'on soupçonne de complicité et elle a sa leçon +faite. + +-- Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des +yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été +tirés, et nous avons entendu la même chose. + +-- En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez +sans doute fait la même remarque? + +-- Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a +l'habitude des armes, qui a dit: «Voilà M. della Rebbia qui tire +avec mon fusil.» + +-- Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien +les derniers? + +-- Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père?» Le colonel n'avait +pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de +contredire sa fille. «Il faut sur-le-champ parler de cela au +procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un +chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les +blessures ont été faites avec l'arme en question. + +-- C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je +voudrais la savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave +garçon, je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car, +sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.» + + + +XIX + +Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la +route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec +la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme +blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le +premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait +reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des +plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses +intimes amis. + +«Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré +trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un +médecin doit être aussi discret qu'un confesseur.» Et il faisait +jouer la batterie de son fusil. «Vous avez oublié le lieu où nous +avons eu l'honneur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait +votre connaissance.» + +Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres. + +«Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit- +elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de +méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous +n'avions personne pour défendre nos intérêts.» + +Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de +tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village. + +«Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps +que je ne l'ai respiré.» + +Tout en marchant elle parlait de son frère: et miss Lydia, que ce +sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle +s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand +elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba +connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le +retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un +autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à +gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée +continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des +branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne +après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible +ascension elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de +myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui +perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le +village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit. + +«Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle, que je crains que nous ne +soyons égarées? + +-- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez- +moi. + +-- Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut +pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos. +Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement, c'est +là qu'est Pietranera. + +-- Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison; +mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis... + +-- Eh bien? + +-- Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous +vouliez.» Miss Nevil fit un mouvement de surprise. + +«Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être +remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait +suivie... Être si près de lui et ne pas le voir!... Pourquoi ne +viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez +tant de plaisir! + +-- Mais, Colomba... ce ne serait pas convenable de ma part. + +-- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous +inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de +village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien. + +-- Mais il est tard!... Et votre frère, que pensera-t-il de moi? + +-- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela +lui donnera du courage pour souffrir. + +-- Et mon père, il sera inquiet... + +-- Il vous sait avec moi... Eh bien, décidez-vous... Vous +regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de +malice. + +-- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont +là... + +-- Eh bien, ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous +désiriez en voir!... + +-- Mon Dieu! + +-- Voyez, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici, +je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons +voir Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon +frère... Dieu sait quand... peut-être jamais... + +-- Que dites-vous, Colomba?... Eh bien, allons! mais pour une +minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.» + +Colomba lui serra la main et, sans répondre, elle se mit à marcher +avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre. +Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne: + +«N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous +pourrions peut-être attraper un coup de fusil.» + +Elle se mit à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit +un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas +à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco, +qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de +guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis, +deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur +rencontre. + +«Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba. Où est mon frère? + +-- Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement; il dort, et +c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident. +Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe +bien aussi.» + +Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu +dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un +petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un +tas de fougères et couvert d'un pilone. Il était fort pâle et l'on +entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui, +et le contemplait en silence, les mains jointes, comme si elle +priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son +mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait +la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un +quart d'heure se passa sans que personne ouvrît la bouche. Sur un +signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le +maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première +fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits +avaient trop de couleur locale. + +Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et +l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa +blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il +était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss +Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit. +Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa +compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement +permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de +l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé. + +«Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...; +mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien? + +-- Si je l'aime, Colomba!... Mais elle, elle me méprise peut-être +à présent!» + +En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais +il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique +petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu +quelques preuves. + +«Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au +contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des +choses d'elle à vous conter.» + +La main voulait toujours s'échapper mais Colomba l'attirait +toujours plus près d'Orso. + +«Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?... Une +seule ligne, et j'aurais été content.» + +À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la +mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en +éclatant de rire: + +«Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia, +car elle entend très bien le corse.» + +Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots +inintelligibles. Orso croyait rêver. + +«Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu! comment avez-vous osé? Ah! que +vous me rendez heureux!» + +Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle. + +«J'ai accompagné votre soeur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût +soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi... +m'assurer... Hélas! que vous êtes mal ici!» + +Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec +précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux. +Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia +de s'approcher. + +«Plus près! plus près! disait-elle: il ne faut pas qu'un malade +élève trop la voix.» + +Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de +s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa +main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé. + +«Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce +pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une +belle nuit comme celle-ci? + +-- Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais! + +-- Que vous devez souffrir! dit miss Nevil. + +-- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.» Et sa +main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba +tenait toujours emprisonnée. «Il faut absolument qu'on vous +transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins, +monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir, +maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air... + +-- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais +essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué +prisonnier. + +-- Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda +Colomba. + +-- Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé +vous voir en ce moment. + +-- Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout +ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le +voir. + +-- J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va +s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre... +Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on +vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre +bravoure. + +-- Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là. + +-- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il +veut partir.» Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de +miss Lydia, et il y eut un moment de silence. + +«Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite. +Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera... +D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait, et vous +n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous +faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis... +Mais qu'a donc Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court +après lui... Voyons ce que c'est.» + +Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur +les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits. + +Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme, +en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne +savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle +craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le +doux appui que sa soeur venait de lui donner, et, se soulevant sur +son bras droit: + +«Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? Je n'avais jamais pensé +que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux +pays..., et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je +souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu... +Je suis un pauvre lieutenant... sans avenir..., proscrit +maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous +aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le +dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que +j'ai soulagé mon coeur.» + +Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas +pour cacher sa rougeur: + +«Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je +venue en ce lieu si...» + +Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman +égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de +plaisanterie qui lui était habituel: + +«C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi... Au +milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je +n'oserais jamais me fâcher contre vous.» + +Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le +talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit +l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un +gémissement douloureux. + +«Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle, en le +soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi...» + +Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort +rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment, +les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés. + +«Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de +marcher, je vous aiderai. + +-- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver...; qu'on +me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu, +qu'on ne la voie pas ici! + +-- Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba. +Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de +vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait +exprès.» + +Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais s'arrêtant +bientôt: + +«Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss +Nevil; donnez-moi la main, et adieu! + +-- Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes. + +-- Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je +vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons +le temps de décamper par le ravin, là-derrière. + +M. le curé va leur donner de l'occupation. + +-- Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de +Dieu, Colomba, emmène miss Nevil! + +-- Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio; +empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en +avant, marche!» + +Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations; +miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de +fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent +aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation, +mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au +travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui +fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe. + +«Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne, +une balle peut vous attraper.» On marcha ou plutôt on courut +environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara +qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les +exhortations et les reproches de Colomba. + +«Où est miss Nevil?» demandait Orso. + +Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque +instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace +des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives +angoisses. + +«Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas +perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors' +Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil. +Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand +mal à se tirailler de nuit. + +-- Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes +sauvés.» En effet, un cheval qui paissait dans le maquis, effrayé +par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. «Nous +sommes sauvés!» répéta Brandolaccio. + +Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la +bouche un noeud de corde en guise de bride, fut pour le bandit, +aidé de Colomba, l'affaire d'un moment. + +«Prévenons maintenant le curé», dit-il. Il siffla deux fois; un +sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa +de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le +cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main +le serra fortement, tandis que de l'autre, il dirigeait sa +monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons +coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au +galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait +tué cent fois. + +Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes +ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne... Après +avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le +chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux +voltigeurs qui lui crièrent: «Qui vive?» + +«Eh bien, messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du +tapage. Combien de morts? + +-- Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez +venir avec nous. + +-- Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il +faut que nous la trouvions d'abord. + +-- Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en +prison. + +-- En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant, +menez-moi auprès d'elle.» + +Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des +bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition, +c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et +une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil, +qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur, répondait +par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits +et la direction qu'ils avaient prise. + +Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: «Ils sont +sauvés.» Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs: + +«Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait +rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village, +où l'on nous attend avec impatience. + +-- On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma +mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous +faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui +viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces +coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il +y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies. + +-- Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous +ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette +demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner +avec elle. + +-- Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet, +elle a un chapeau. + +-- Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes +les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et +mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien +à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin..., l'ivrogne de +Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans +lui nous les prenions comme dans un filet. + +-- Vous êtes sept? demanda Colomba. Savez-vous, messieurs, que si +par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se +trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le +curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez +avoir une conversation avec le Commandant de la campagne, [26] je ne +me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent +personne la nuit.» + +La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que +Colomba venait de nommer parut faire impression sur les +voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de +Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite +troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la +marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un +voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia; mais Colomba, le +repoussant aussitôt: + +«Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons +envie de nous enfuir! Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur +moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais +elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper. +Pour ma part, j'en meurs d'envie. + +-- Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil. + +-- On pensera que vous vous êtes engagée dans le maquis, voilà +tout. + +-- Que dira le préfet?... que dira mon père surtout? + +-- Le préfet?... vous lui répondrez qu'il se mêle de sa +préfecture. Votre père?... à la manière dont vous causiez avec +Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre +père.» + +Miss Nevil lui serra le bras sans répondre. «N'est-ce pas, murmura +Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne +l'aimez-vous pas un peu? + +-- Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion, +vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous!» + +Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur +le front: «Ma petite soeur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous? + +-- Il le faut bien, ma terrible soeur», répondit Lydia en lui +rendant son baiser. + +Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de +Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour +la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un +voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit +du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel +il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on +avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient, +disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi +annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur +escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la +honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et +l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin +plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce +d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait +perdre toute contenance. + +«Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le +monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de +plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un +aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.» + +Puis, prenant à part Colomba: + +«Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son +affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres, +la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter, +et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il +faut qu'il quitte le maquis au plus vite, et qu'il se constitue +prisonnier.» + +Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et +Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba +mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi +et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais ne disait mot, +regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus +son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave: + +«Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della +Rebbia? + +-- Oui, mon père, depuis aujourd'hui», répondit-elle en +rougissant, mais d'une voix ferme. + +Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de +son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et +l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille +occasion. + +«À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais, +par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son pays! ou je refuse mon +consentement. + +-- Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec +une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous +dites. + +-- Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire +un voyage en Irlande. + +-- Oui, volontiers, et je serai la surella Colomba. Est-ce fait, +colonel? Nous frappons-nous dans la main? + +-- On s'embrasse dans ce cas-là», dit le colonel. + + + +XX + +Quelques mois après le coup double qui plongea la commune de +Pietranera dans la consternation (comme dirent les journaux), un +jeune homme, le bras gauche en écharpe, sortit à cheval de Bastia +dans l'après-midi, et se dirigea vers le village de Cardo, célèbre +par sa fontaine, qui, en été, fournit aux gens délicats de la +ville une eau délicieuse. Une jeune femme, d'une taille élevée et +d'une beauté remarquable, l'accompagnait montée sur un petit +cheval noir dont un connaisseur eût admiré la force et l'élégance, +mais qui malheureusement avait une oreille déchiquetée par un +accident bizarre. Dans le village, la jeune femme sauta lestement +à terre, et, après avoir aidé son compagnon à descendre de sa +monture, détacha d'assez lourdes sacoches attachées à l'arçon de +sa selle. Les chevaux furent remis à la garde d'un paysan, et la +femme chargée des sacoches qu'elle cachait sous son mezzaro, le +jeune homme portant un fusil double, prirent le chemin de la +montagne en suivant un sentier fort raide et qui ne semblait +conduire à aucune habitation. Arrivés à un des gradins élevés du +mont Quercio, ils s'arrêtèrent, et tous les deux s'assirent sur +l'herbe. Ils paraissaient attendre quelqu'un, car ils tournaient +sans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme consultait +souvent une jolie montre d'or, peut-être autant pour contempler un +bijou qu'elle semblait posséder depuis peu de temps que pour +savoir si l'heure d'un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne +fut pas longue. Un chien sortit du maquis, et, au nom de Brusco +prononcé par la jeune femme, il s'empressa de venir les caresser. +Peu après parurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la +cartouchière à la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits +déchirés et couverts de pièces contrastaient avec leurs armes +brillantes et d'une fabrique renommée du continent. Malgré +l'inégalité apparente de leur position, les quatre personnages de +cette scène s'abordèrent familièrement et comme de vieux amis. + +«Eh bien, Ors' Anton', dit le plus âgé des bandits au jeune homme, +voilà votre affaire finie. Ordonnance de non-lieu. Mes +compliments. Je suis fâché que l'avocat ne soit plus dans l'île +pour le voir enrager. Et votre bras? + +-- Dans quinze jours, répondit le jeune homme, on me dit que je +pourrai quitter mon écharpe. -- Brando, mon brave, je vais partir +demain pour l'Italie, et j'ai voulu te dire adieu, ainsi qu'à +M. le curé. C'est pourquoi je vous ai priés de venir. + +-- Vous êtes bien pressé, dit Brandolaccio: vous êtes acquitté +d'hier et vous partez demain? + +-- On a des affaires, dit gaiement la jeune femme. Messieurs, je +vous ai apporté à souper: mangez, et n'oubliez pas mon ami Brusco. + +-- Vous gâtez Brusco, mademoiselle Colomba, mais il est +reconnaissant. Vous allez voir. Allons, Brusco, dit-il, étendant +son fusil horizontalement, saute pour les Barricini.» + +Le chien demeura immobile, se léchant le museau et regardant son +maître. «Saute pour les della Rebbia!» Et il sauta deux pieds plus +haut qu'il n'était nécessaire. + +«Écoutez, mes amis, dit Orso, vous faites un vilain métier; et +s'il ne vous arrive pas de terminer votre carrière sur cette place +que nous voyons là-bas[27], le mieux qui vous puisse advenir, c'est +de tomber dans un maquis sous la balle d'un gendarme. + +-- Eh bien, dit Castriconi, c'est une mort comme une autre, et qui +vaut mieux que la fièvre qui vous tue dans un lit, au milieu des +larmoiements plus ou moins sincères de vos héritiers. Quand on a, +comme nous, l'habitude du grand air, il n'y a rien de tel que de +mourir dans ses souliers, comme disent nos gens de village. + +-- Je voudrais, poursuivit Orso, vous voir quitter ce pays... et +mener une vie plus tranquille. Par exemple, pourquoi n'iriez-vous +pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu'ont fait plusieurs de vos +camarades? Je pourrais vous en faciliter les moyens. + +-- En Sardaigne! s'écria Brandolaccio. Istos Sardos! que le diable +les emporte avec leur patois. C'est trop mauvaise compagnie pour +nous. + +-- Il n'y a pas de ressource en Sardaigne, ajouta le théologien. +Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donner la chasse aux +bandits, ils ont une milice à cheval; cela fait la critique à la +fois des bandits et du pays[28]. Fi de la Sardaigne! C'est une +chose qui m'étonne, monsieur della Rebbia, que vous, qui êtes un +homme de goût et de savoir, vous n'ayez pas adopté notre vie du +maquis, en ayant goûté comme vous avez fait. + +-- Mais, dit Orso en souriant, lorsque j'avais l'avantage d'être +votre commensal, je n'étais pas trop en état d'apprécier les +charmes de votre position, et les côtes me font mal encore quand +je me rappelle la course que je fis une belle nuit, mis en travers +comme un paquet sur un cheval sans selle que conduisait mon ami +Brandolaccio. + +-- Et le plaisir d'échapper à la poursuite, reprit Castriconi, le +comptez-vous pour rien? Comment pouvez-vous être insensible au +charme d'une liberté absolue sous un beau climat comme le nôtre? +Avec ce porte-respect (il montrait son fusil), on est roi partout, +aussi loin qu'il peut porter la balle. On commande, on redresse +les torts... C'est un divertissement très moral, monsieur, et très +agréable, que nous ne nous refusons point. Quelle plus belle vie +que celle de chevalier errant, quand on est mieux armé et plus +sensé que don Quichotte? Tenez, l'autre jour, j'ai su que l'oncle +de la petite Lilla Luigi, le vieux ladre qu'il est, ne voulait pas +lui donner une dot, je lui ai écrit, sans menaces, ce n'est pas ma +manière; eh bien, voilà un homme à l'instant convaincu; il l'a +mariée. J'ai fait le bonheur de deux personnes. Croyez-moi, +monsieur Orso, rien n'est comparable à la vie de bandit. Bah! vous +deviendriez peut-être des nôtres sans une certaine Anglaise que je +n'ai fait qu'entrevoir, mais dont ils parlent tous, à Bastia, avec +admiration. + +-- Ma belle-soeur future n'aime pas le maquis, dit Colomba en +riant, elle y a eu trop peur. + +-- Enfin, dit Orso, voulez-vous rester ici? Soit. Dites-moi si je +puis faire quelque chose pour vous. + +-- Rien, dit Brandolaccio, que de nous conserver un petit +souvenir. Vous nous avez comblés. Voilà Chilina qui a une dot, et +qui, pour bien s'établir, n'aura pas besoin que mon ami le curé +écrive des lettres de menace. Nous savons que votre fermier nous +donnera du pain et de la poudre en nos nécessités; ainsi, adieu. +J'espère vous revoir en Corse un de ces jours. + +-- Dans un moment pressant, dit Orso, quelques pièces d'or font +grand bien. Maintenant que nous sommes de vieilles connaissances, +vous ne me refuserez pas cette petite cartouche qui peut vous +servir à vous en procurer d'autres. + +-- Pas d'argent entre nous, lieutenant, dit Brandolaccio d'un ton +résolu. + +-- L'argent fait tout dans le monde, dit Castriconi; mais dans le +maquis on ne fait cas que d'un coeur brave et d'un fusil qui ne +rate pas. + +-- Je ne voudrais pas vous quitter, reprit Orso, sans vous laisser +quelque souvenir. Voyons, que puis-je te laisser, Brando?» + +Le bandit se gratta la tête, et, jetant sur le fusil d'Orso un +regard oblique: «Dame, mon lieutenant... si j'osais... mais non, +vous y tenez trop. + +-- Qu'est-ce que tu veux? + +-- Rien... la chose n'est rien... Il faut encore la manière de +s'en servir. Je pense toujours à ce diable de coup double et d'une +seule main... Oh! cela ne se fait pas deux fois. + +-- C'est ce fusil que tu veux?... Je te l'apportais; mais sers +t'en le moins que tu pourras. + +-- Oh! je ne vous promets pas de m'en servir comme vous; mais, +soyez tranquille, quand un autre l'aura, vous pourrez bien dire +que Brando Savelli a passé l'arme à gauche. + +-- Et vous, Castriconi, que vous donnerai-je? + +-- Puisque vous voulez absolument me laisser un souvenir matériel +de vous, je vous demanderai sans façon de m'envoyer un Horace du +plus petit format possible. Cela me distraira et m'empêchera +d'oublier mon latin. Il y a une petite qui vend des cigares, à +Bastia, sur le port; donnez-le-lui, et elle me le remettra. + +-- Vous aurez un Elzévir, monsieur le savant; il y en a +précisément un parmi les livres que je voulais emporter. -- Eh +bien! mes amis, il faut nous séparer. Une poignée de main. Si vous +pensez un jour à la Sardaigne, écrivez-moi; l'avocat N. vous +donnera mon adresse sur le continent. + +-- Mon lieutenant, dit Brando, demain, quand vous serez hors du +port, regardez sur la montagne, à cette place; nous y serons, et +nous vous ferons signe avec nos mouchoirs.» + +Ils se séparèrent alors: Orso et sa soeur prirent le chemin de +Cardo, et les bandits, celui de la montagne. + + + +XXI + +Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa +fille, mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de +Pise en calèche pour aller visiter un hypogée étrusque, +nouvellement découvert, que tous les étrangers allaient voir. +Descendus dans l'intérieur du monument, Orso et sa femme tirèrent +des crayons et se mirent en devoir d'en dessiner les peintures; +mais le colonel et Colomba, l'un et l'autre assez indifférents +pour l'archéologie, les laissèrent seuls et se promenèrent aux +environs. + +«Ma chère Colomba, dit le colonel, nous ne reviendrons jamais à +Pise à temps pour notre luncheon. Est-ce que vous n'avez pas faim? +Voilà Orso et sa femme dans les antiquités; quand ils se mettent à +dessiner ensemble, ils n'en finissent pas. + +-- Oui, dit Colomba, et pourtant ils ne rapportent pas un bout de +dessin. + +-- Mon avis serait, continua le colonel, que nous allassions à +cette petite ferme là-bas. Nous y trouverons du pain, et peut-être +de l'aleatico, qui sait? même de la crème et des fraises, et nous +attendrons patiemment nos dessinateurs. + +-- Vous avez raison, colonel. Vous et moi, qui sommes les gens +raisonnables de la maison, nous aurions bien tort de nous faire +les martyrs de ces amoureux, qui ne vivent que de poésie. Donnez- +moi le bras. N'est-ce pas que je me forme? Je prends le bras, je +mets des chapeaux, des robes à la mode; j'ai des bijoux; +j'apprends je ne sais combien de belles choses; je ne suis plus du +tout une sauvagesse. Voyez un peu la grâce que j'ai à porter ce +châle... Ce blondin, cet officier de votre régiment, qui était au +mariage... mon Dieu! je ne puis pas retenir son nom; un grand +frisé, que je jetterais par terre d'un coup de poing... + +-- Chatworth? dit le colonel. + +-- À la bonne heure! mais je ne le prononcerai jamais. Eh bien, il +est amoureux fou de moi. + +-- Ah! Colomba, vous devenez bien coquette. Nous aurons dans peu +un autre mariage. + +-- Moi! me marier? Et qui donc élèverait mon neveu... quand Orso +m'en aura donné un? qui donc lui apprendrait à parler corse?... +Oui, il parlera corse, et je lui ferai un bonnet pointu pour vous +faire enrager. + +-- Attendons d'abord que vous ayez un neveu; et puis vous lui +apprendrez à jouer du stylet, si bon vous semble. + +-- Adieu les stylets, dit gaiement Colomba; maintenant j'ai un +éventail, pour vous en donner sur les doigts quand vous direz du +mal de mon pays.» + +Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme où ils trouvèrent vin, +fraises et crème. Colomba aida la fermière à cueillir des fraises +pendant que le colonel buvait de l'aleatico. Au détour d'une +allée, Colomba aperçut un vieillard assis au soleil sur une chaise +de paille, malade, comme il semblait; car il avait les joues +creuses, les yeux enfoncés; il était d'une maigreur extrême, et +son immobilité, sa pâleur, son regard fixe, le faisaient +ressembler à un cadavre plutôt qu'à un être vivant. Pendant +plusieurs minutes, Colomba le contempla avec tant de curiosité +qu'elle attira l'attention de la fermière. + +«Ce pauvre vieillard, dit-elle, c'est un de vos compatriotes, car +je connais bien à votre parler que vous êtes de la Corse, +mademoiselle. Il a eu des malheurs dans son pays; ses enfants sont +morts d'une façon terrible. On dit, je vous demande pardon, +mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pas tendres dans leurs +inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, resté seul, s'en est +venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est la propriétaire de +cette ferme. Le brave homme est un peu timbré; c'est le malheur et +le chagrin... C'est gênant pour madame, qui reçoit beaucoup de +monde; elle l'a donc envoyé ici. Il est bien doux, pas gênant; il +ne dit pas trois paroles dans un jour. Par exemple, la tête a +déménagé. Le médecin vient toutes les semaines, et il dit qu'il +n'en a pas pour longtemps. + +-- Ah! il est condamné? dit Colomba. Dans sa position, c'est un +bonheur d'en finir. + +-- Vous devriez, mademoiselle, lui parler un peu corse; cela le +ragaillardirait peut-être d'entendre le langage de son pays. + +-- Il faut voir», dit Colomba avec un sourire ironique. Et elle +s'approcha du vieillard jusqu'à ce que son ombre vînt lui ôter le +soleil. Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement +Colomba, qui le regardait de même, souriant toujours. Au bout d'un +instant, le vieillard passa la main sur son front, et ferma les +yeux comme pour échapper au regard de Colomba. Puis il les +rouvrit, mais démesurément; ses lèvres tremblaient; il voulait +étendre les mains; mais, fasciné par Colomba, il demeurait cloué +sur sa chaise, hors d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de +grosses larmes coulèrent de ses yeux, et quelques sanglots +s'échappèrent de sa poitrine. «Voilà la première fois que je le +vois ainsi, dit la jardinière. Mademoiselle est une demoiselle de +votre pays; elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard. + +-- Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce! n'es-tu pas +satisfaite? Cette feuille... que j'avais brûlée... comment as-tu +fait pour la lire?... Mais pourquoi tous les deux?... Orlanduccio, +tu n'as rien pu lire contre lui... il fallait m'en laisser un... +un seul... Orlanduccio... tu n'as pas lu son nom... + +-- Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix basse +et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés; et, si la +souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te plains +pas; tu n'as pas longtemps à souffrir. Moi, j'ai souffert deux +ans!» + +Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine. +Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lents vers la maison en +chantant quelques mots incompréhensibles d'une ballata: «Il me +faut la main qui a tiré, l'oeil qui a visé, le coeur qui a +pensé...» + +Pendant que la jardinière s'empressait à secourir le vieillard, +Colomba, le teint animé, l'oeil en feu, se mettait à table devant +le colonel. + +«Qu'avez-vous donc? dit-il, je vous trouve l'air que vous aviez à +Pietranera, ce jour où, pendant notre dîner, on nous envoya des +balles. + +-- Ce sont des souvenirs de la Corse qui me sont revenus en tête. +Mais voilà qui est fini. Je serai marraine, n'est-ce pas? Oh! +quels beaux noms je lui donnerai: Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone!» + +La jardinière rentrait en ce moment. «Eh bien, demanda Colomba du +plus grand sang-froid, est-il mort, ou évanoui seulement? + +-- Ce n'était rien, mademoiselle; mais c'est singulier comme votre +vue lui a fait de l'effet. + +-- Et le médecin dit qu'il n'en a pas pour longtemps? + +-- Pas pour deux mois, peut-être. + +-- Ce ne sera pas une grande perte, observa Colomba. + +-- De qui diable parlez-vous? demanda le colonel. + +-- D'un idiot de mon pays, dit Colomba d'un air d'indifférence, +qui est en pension ici. J'enverrai savoir de temps en temps de ses +nouvelles. Mais, colonel Nevil, laissez donc des fraises pour mon +frère et pour Lydia.» + +Lorsque Colomba sortit de la ferme pour remonter dans la calèche, +la fermière la suivit des yeux quelque temps. + +«Tu vois bien cette demoiselle si jolie, dit-elle à sa fille, eh +bien, je suis sûre qu'elle a le mauvais oeil.» + +1840. + + + +[1] C'est la vengeance que l'on fait tomber sur un parent plus ou +moins éloigné de l'auteur de l'offense. +[2] «Si j'entrais dans le paradis saint, saint, et si je ne t'y +trouvais pas, j'en sortirais.» (Serenata di Zicavo.) +[3] Voyez Filippini, liv. XI. -- Le nom de Vittolo est encore en +exécration parmi les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de +traître. +[4] Lorsqu'un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été +assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa +famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères +connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire +nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On +nomme ces femmes voceratrici ou, suivant la prononciation corse, +buceratrici, et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu, +sur la côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot +vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin +vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour, +et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la +complainte funèbre. +[5] Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter. +Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche +offensant et public. -- On donne le rimbecco au fils d'un homme +assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé. Le rimbecco +est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore +lavé une injure dans le sang. -- La loi génoise punissait très +sévèrement l'auteur d'un rimbecco... +[6] Expression nationale, c'est-à-dire schioppetto, stiletto, +strada: fusil, stylet, fuite. +[7] Espèce de fromage à la crème cuit. C'est un mets national en +Corse. +[8] À cette époque, on donnait ce nom en Angleterre aux personnes à +la mode qui se faisaient remarquer par quelque chose +d'extraordinaire. +[9] On appelle signori les descendants des seigneurs féodaux de la +Corse. Entre les familles des signori et celle des caporali il y a +rivalité pour la noblesse. +[10] C'est-à-dire de la côte orientale. Cette expression très +usitée, di là dei monti, change de sens suivant la position de +celui qui l'emploie. -- La Corse est divisée du nord au sud par +une chaîne de montagnes. +[11] V. Filippini, lib. II. -- Le comte Arrigo bel Missere mourut +vers l'an 1000; on dit qu'à sa mort une voix s'entendit dans +l'air, qui chantait ces paroles prophétiques: +E morto il conte Arrigo bel Missere, +E Corsica sarà di male in peggio. +[12] Cette sainte ne se trouve pas dans le calendrier. Se vouer à +sainte Néga, c'est nier tout de parti pris. +[13] Être alla campagna, c'est-à-dire être bandit. Bandit n'est +point un terme odieux: il se prend dans le sens de banni; c'est +l'outlaw des ballades anglaises. +[14] Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un +pistolet à gauche. +[15] Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu, +barreta pinsuta. +[16] La scaglia, expression très usitée. +[17] Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia, +qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne +disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en +accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris. +[18] Cet usage subsiste encore à Bocognano (1840). +[19] La mala morte, mort violente. +[20] On appelle ainsi le bélier porteur d'une sonnette qui conduit +le troupeau, et, par métaphore, on donne le même nom au membre +d'une famille qui la dirige dans toutes les affaires importantes. +[21] Manteau de drap très épais garni d'un capuchon. +[22] Palla calda u farru freddu, locution très usitée. +[23] Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot +de mort, et qui lui sert comme de correctif. +[24] Fascination involontaire qui s'exerce, soit par les yeux, soit +par la parole. +[25] Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de +M. della Rebbia, je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire +raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus +aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé, +d'une position au moins aussi dangereuse. +[26] C'était le titre que prenait Théodore Poli. +[27] La place où se font les exécutions à Bastia. +[28] Je dois cette observation critique sur la Sardaigne à un ex- +bandit de mes amis, et c'est à lui seul qu'en appartient la +responsabilité. Il veut dire que des bandits qui se laissent +prendre par des cavaliers sont des imbéciles, et qu'une milice qui +poursuit à cheval les bandits n'a guère de chances de les +rencontrer. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Colomba, by Prosper Mérimée + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COLOMBA *** + +***** This file should be named 16239-8.txt or 16239-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/2/3/16239/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also +available at http://www.ebooksgratuits.com + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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