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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:48:26 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Colomba, by Prosper Mérimée
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Colomba
+
+Author: Prosper Mérimée
+
+Release Date: July 7, 2005 [EBook #16239]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COLOMBA ***
+
+
+
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also
+available at http://www.ebooksgratuits.com
+
+
+
+
+
+Prosper Mérimée
+COLOMBA
+(1840)
+
+
+
+Table des matières
+
+I
+II
+III
+IV
+V
+VI
+VII
+VIII
+IX
+X
+XI
+XII
+VIII
+XIV
+XV
+XVI
+XVII
+XVIII
+XIX
+XX
+XXI
+
+
+
+I
+
+Pè far la to vandetta,
+Sta sigur', vasta anche ella.
+
+VOCERO DU NIOLO.
+
+Dans les premiers jours du mois d'octobre 181., le colonel Sir
+Thomas Nevil, Irlandais, officier distingué de l'armée anglaise,
+descendit avec sa fille à l'hôtel Beauvau, à Marseille, au retour
+d'un voyage en Italie. L'admiration continue des voyageurs
+enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser,
+beaucoup de touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil
+admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents
+qu'appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. La
+Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à
+peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme,
+sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de
+couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces
+mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que
+je n'entends plus aujourd'hui. D'abord, miss Lydia s'était flattée
+de trouver au-delà des Alpes des choses que personne n'aurait vues
+avant elle, et dont elle pourrait parler «avec les honnêtes gens»,
+comme dit M. Jourdain. Mais bientôt, partout devancée par ses
+compatriotes et désespérant de rencontrer rien d'inconnu, elle se
+jeta dans le parti de l'opposition. Il est bien désagréable, en
+effet, de ne pouvoir parler des merveilles de l'Italie sans que
+quelqu'un ne vous dise: «Vous connaissez sans doute ce Raphaël du
+palais ***, à ***? C'est ce qu'il y a de plus beau en Italie.» --
+Et c'est justement ce qu'on a négligé de voir. Comme il est trop
+long de tout voir, le plus simple c'est de tout condamner de parti
+pris.
+
+À l'hôtel Beauvau, miss Lydia eut un amer désappointement. Elle
+rapportait un joli croquis de la porte pélasgique ou cyclopéenne
+de Segni, qu'elle croyait oubliée par les dessinateurs. Or, lady
+Frances Fenwich, la rencontrant à Marseille, lui montra son album,
+où, entre un sonnet et une fleur desséchée, figurait la porte en
+question, enluminée à grand renfort de terre de Sienne. Miss Lydia
+donna la porte de Segni à sa femme de chambre, et perdit toute
+estime pour les constructions pélasgiques.
+
+Ces tristes dispositions étaient partagées par le colonel Nevil,
+qui, depuis la mort de sa femme, ne voyait les choses que par les
+yeux de miss Lydia. Pour lui, l'Italie avait le tort immense
+d'avoir ennuyé sa fille, et par conséquent c'était le plus
+ennuyeux pays du monde. Il n'avait rien à dire, il est vrai,
+contre les tableaux et les statues; mais ce qu'il pouvait assurer,
+c'est que la chasse était misérable dans ce pays-là, et qu'il
+fallait faire dix lieues au grand soleil dans la campagne de Rome
+pour tuer quelques méchantes perdrix rouges.
+
+Le lendemain de son arrivée à Marseille, il invita à dîner le
+capitaine Ellis, son ancien adjudant, qui venait de passer six
+semaines en Corse. Le capitaine raconta fort bien à miss Lydia une
+histoire de bandits qui avait le mérite de ne ressembler nullement
+aux histoires de voleurs dont on l'avait si souvent entretenue sur
+la route de Rome à Naples. Au dessert, les deux hommes, restés
+seuls avec des bouteilles de vin de Bordeaux, parlèrent chasse, et
+le colonel apprit qu'il n'y a pas de pays où elle soit plus belle
+qu'en Corse, plus variée, plus abondante. «On y voit force
+sangliers, disait le capitaine Ellis, et il faut apprendre à les
+distinguer des cochons domestiques, qui leur ressemblent d'une
+manière étonnante; car, en tuant des cochons, l'on se fait une
+mauvaise affaire avec leurs gardiens. Ils sortent d'un taillis
+qu'ils nomment maquis, armés jusqu'aux dents, se font payer leurs
+bêtes et se moquent de vous. Vous avez encore le mouflon, fort
+étrange animal qu'on ne trouve pas ailleurs, fameux gibier, mais
+difficile. Cerfs, daims, faisans, perdreaux, jamais on ne pourrait
+nombrer toutes les espèces de gibier qui fourmillent en Corse. Si
+vous aimez à tirer, allez en Corse, colonel; là, comme disait un
+de mes hôtes, vous pourrez tirer sur tous les gibiers possibles,
+depuis la grive jusqu'à l'homme.»
+
+Au thé, le capitaine charma de nouveau miss Lydia par une histoire
+de vendetta transversale[1], encore plus bizarre que la première,
+et il acheva de l'enthousiasmer pour la Corse en lui décrivant
+l'aspect étrange, sauvage du pays, le caractère original de ses
+habitants, leur hospitalité et leurs moeurs primitives. Enfin, il
+mit à ses pieds un joli petit stylet, moins remarquable par sa
+forme et sa monture en cuivre que par son origine. Un fameux
+bandit l'avait cédé au capitaine Ellis, garanti pour s'être
+enfoncé dans quatre corps humains. Miss Lydia le passa dans sa
+ceinture, le mit sur sa table de nuit, et le tira deux fois de son
+fourreau avant de s'endormir. De son côté, le colonel rêva qu'il
+tuait un mouflon et que le propriétaire lui en faisait payer le
+prix, à quoi il consentait volontiers, car c'était un animal très
+curieux, qui ressemblait à un sanglier, avec des cornes de cerf et
+une queue de faisan.
+
+«Ellis conte qu'il y a une chasse admirable en Corse, dit le
+colonel, déjeunant tête à tête avec sa fille; si ce n'était pas si
+loin, j'aimerais à y passer une quinzaine.
+
+-- Eh bien, répondit miss Lydia, pourquoi n'irions-nous pas en
+Corse? Pendant que vous chasseriez, je dessinerais; je serais
+charmée d'avoir dans mon album la grotte dont parlait le capitaine
+Ellis, où Bonaparte allait étudier quand il était enfant.»
+
+C'était peut-être la première fois qu'un désir manifesté par le
+colonel eût obtenu l'approbation de sa fille. Enchanté de cette
+rencontre inattendue, il eut pourtant le bon sens de faire
+quelques objections pour irriter l'heureux caprice de miss Lydia.
+En vain il parla de la sauvagerie du pays et de la difficulté pour
+une femme d'y voyager: elle ne craignait rien; elle aimait par-
+dessus tout à voyager à cheval; elle se faisait une fête de
+coucher au bivouac; elle menaçait d'aller en Asie Mineure. Bref,
+elle avait réponse à tout, car jamais Anglaise n'avait été en
+Corse; donc elle devait y aller. Et quel bonheur, de retour dans
+Saint-Jame's Place, de montrer son album! «Pourquoi donc, ma
+chère, passez-vous ce charmant dessin? -- Oh! ce n'est rien. C'est
+un croquis que j'ai fait d'après un fameux bandit corse qui nous a
+servi de guide. -- Comment! vous avez été en Corse?...»
+
+Les bateaux à vapeur n'existant point encore entre la France et la
+Corse, on s'enquit d'un navire en partance pour l'île que miss
+Lydia se proposait de découvrir. Dès le jour même, le colonel
+écrivait à Paris pour décommander l'appartement qui devait le
+recevoir, et fit marché avec le patron d'une goélette corse qui
+allait faire voile pour Ajaccio. Il y avait deux chambres telles
+quelles. On embarqua des provisions; le patron jura qu'un vieux
+sien matelot était un cuisinier estimable et n'avait pas son
+pareil pour la bouillabaisse; il promit que mademoiselle serait
+convenablement, qu'elle aurait bon vent, belle mer.
+
+En outre, d'après les volontés de sa fille, le colonel stipula que
+le capitaine ne prendrait aucun passager, et qu'il s'arrangerait
+pour raser les côtes de l'île de façon qu'on pût jouir de la vue
+des montagnes.
+
+
+
+II
+
+Au jour fixé pour le départ, tout était emballé, embarqué dès le
+matin: la goélette devait partir avec la brise du soir. En
+attendant, le colonel se promenait avec sa fille sur la Canebière,
+lorsque le patron l'aborda pour lui demander la permission de
+prendre à son bord un de ses parents, c'est-à-dire le petit-cousin
+du parrain de son fils aîné, lequel retournant en Corse, son pays
+natal, pour affaires pressantes, ne pouvait trouver de navire pour
+le passer.
+
+«C'est un charmant garçon, ajouta le capitaine Matei, militaire,
+officier aux chasseurs à pied de la garde, et qui serait déjà
+colonel, si l'Autre était encore empereur.
+
+-- Puisque c'est un militaire», dit le colonel..., il allait
+ajouter: «Je consens volontiers à ce qu'il vienne avec nous...»
+mais miss Lydia s'écria en anglais:
+
+«Un officier d'infanterie!... (son père ayant servi dans la
+cavalerie, elle avait du mépris pour toute autre arme) un homme
+sans éducation peut-être, qui aura le mal de mer, et qui nous
+gâtera tout le plaisir de la traversée!»
+
+Le patron n'entendait pas un mot d'anglais, mais il parut
+comprendre ce que disait miss Lydia à la petite moue de sa jolie
+bouche, et il commença un éloge en trois points de son parent,
+qu'il termina en assurant que c'était un homme très comme il faut,
+d'une famille de caporaux, et qu'il ne gênerait en rien monsieur
+le colonel, car lui, patron, se chargeait de le loger dans un coin
+où l'on ne s'apercevrait pas de sa présence.
+
+Le colonel et miss Nevil trouvèrent singulier qu'il y eût en Corse
+des familles où l'on fût ainsi caporal de père en fils; mais,
+comme ils pensaient pieusement qu'il s'agissait d'un caporal
+d'infanterie, ils conclurent que c'était quelque pauvre diable que
+le patron voulait emmener par charité. S'il se fût agi d'un
+officier, on eût été obligé de lui parler, de vivre avec lui;
+mais, avec un caporal, il n'y a pas à se gêner, et c'est un être
+sans conséquence, lorsque son escouade n'est pas là, baïonnette au
+bout du fusil, pour vous mener où vous n'avez pas envie d'aller.
+
+«Votre parent a-t-il le mal de mer? demanda miss Nevil d'un ton
+sec.
+
+-- Jamais, mademoiselle; le coeur ferme comme un roc, sur mer
+comme sur terre.
+
+-- Eh bien, vous pouvez l'emmener, dit-elle.
+
+-- Vous pouvez l'emmener», répéta le colonel, et ils continuèrent
+leur promenade.
+
+Vers cinq heures du soir, le capitaine Matei vint les chercher
+pour monter à bord de la goélette. Sur le port, près de la yole du
+capitaine, ils trouvèrent un grand jeune homme vêtu d'une
+redingote bleue boutonnée jusqu'au menton, le teint basané, les
+yeux noirs, vifs, bien fendus, l'air franc et spirituel. À la
+manière dont il effaçait les épaules, à sa petite moustache
+frisée, on reconnaissait facilement un militaire; car, à cette
+époque, les moustaches ne couraient pas les rues, et la garde
+nationale n'avait pas encore introduit dans toutes les familles la
+tenue avec les habitudes de corps de garde.
+
+Le jeune homme ôta sa casquette en voyant le colonel, et le
+remercia sans embarras et en bons termes du service qu'il lui
+rendait.
+
+«Charmé de vous être utile, mon garçon», dit le colonel en lui
+faisant un signe de tête amical.
+
+Et il entra dans la yole.
+
+«Il est sans gêne, votre Anglais», dit tout bas en italien le
+jeune homme au patron.
+
+Celui-ci plaça son index sous son oeil gauche et abaissa les deux
+coins de la bouche. Pour qui comprend le langage des signes, cela
+voulait dire que l'Anglais entendait l'italien et que c'était un
+homme bizarre. Le jeune homme sourit légèrement, toucha son front
+en réponse au signe de Matei, comme pour lui dire que tous les
+Anglais avaient quelque chose de travers dans la tête, puis il
+s'assit auprès du patron, et considéra avec beaucoup d'attention,
+mais sans impertinence, sa jolie compagne de voyage.
+
+«Ils ont bonne tournure, ces soldats français, dit le colonel à sa
+fille en anglais; aussi en fait-on facilement des officiers.»
+
+Puis, s'adressant en français au jeune homme:
+
+«Dites-moi, mon brave, dans quel régiment avez-vous servi?»
+
+Celui-ci donna un léger coup de coude au père du filleul de son
+petit-cousin, et, comprimant un sourire ironique, répondit qu'il
+avait été dans les chasseurs à pied de la garde, et que
+présentement il sortait du 7e léger.
+
+«Est-ce que vous avez été à Waterloo? Vous êtes bien jeune.
+
+-- Pardon, mon colonel; c'est ma seule campagne.
+
+-- Elle compte double», dit le colonel. Le jeune Corse se mordit
+les lèvres.
+
+«Papa, dit miss Lydia en anglais, demandez-lui donc si les Corses
+aiment beaucoup leur Bonaparte?»
+
+Avant que le colonel eût traduit la question en français, le jeune
+homme répondit en assez bon anglais, quoique avec un accent
+prononcé:
+
+«Vous savez, mademoiselle, que nul n'est prophète en son pays.
+Nous autres, compatriotes de Napoléon, nous l'aimons peut-être
+moins que les Français. Quant à moi, bien que ma famille ait été
+autrefois l'ennemie de la sienne, je l'aime et l'admire.
+
+-- Vous parlez anglais! s'écria le colonel.
+
+-- Fort mal, comme vous pouvez vous en apercevoir.»
+
+Bien qu'un peu choquée de son ton dégagé, miss Lydia ne put
+s'empêcher de rire en pensant à une inimitié personnelle entre un
+caporal et un empereur. Ce lui fut comme un avant goût des
+singularités de la Corse, et elle se promit de noter le trait sur
+son journal.
+
+«Peut-être avez-vous été prisonnier en Angleterre? demanda le
+colonel.
+
+-- Non, mon colonel, j'ai appris l'anglais en France, tout jeune,
+d'un prisonnier de votre nation.»
+
+Puis, s'adressant à miss Nevil:
+
+«Matei m'a dit que vous reveniez d'Italie. Vous parlez sans doute
+le pur toscan, mademoiselle; vous serez un peu embarrassée, je le
+crains, pour comprendre notre patois.
+
+-- Ma fille entend tous les patois italiens, répondit le colonel;
+elle a le don des langues. Ce n'est pas comme moi.
+
+-- Mademoiselle comprendrait-elle, par exemple, ces vers d'une de
+nos chansons corses? C'est un berger qui dit à une bergère:
+
+«S'entrassi 'ndru Paradisu santu, santu,
+E nun truvassi a tia, mi n'esciria.»[2]
+
+Miss Lydia comprit, et trouvant la citation audacieuse et plus
+encore le regard qui l'accompagnait, elle répondit en rougissant:
+«Capisco.»
+
+«Et vous retournez dans votre pays en semestre? demanda le
+colonel.
+
+-- Non, mon colonel. Ils m'ont mis en demi-solde probablement
+parce que j'ai été à Waterloo et que je suis compatriote de
+Napoléon. Je retourne chez moi, léger d'espoir, léger d'argent,
+comme dit la chanson.»
+
+Et il soupira en regardant le ciel.
+
+Le colonel mit la main à sa poche, et retournant entre ses doigts
+une pièce d'or, il cherchait une phrase pour la glisser poliment
+dans la main de son ennemi malheureux.
+
+«Et moi aussi, dit-il, d'un ton de bonne humeur, on m'a mis en
+demi-solde; mais... avec votre demi-solde vous n'avez pas de quoi
+vous acheter du tabac. Tenez, caporal.»
+
+Et il essaya de faire entrer la pièce d'or dans la main fermée que
+le jeune homme appuyait sur le rebord de la yole.
+
+Le jeune Corse rougit, se redressa, se mordit les lèvres, et
+paraissait disposé à répondre avec emportement, quand tout à coup,
+changeant d'expression, il éclata de rire. Le colonel, sa pièce à
+la main, demeurait tout ébahi.
+
+«Colonel, dit le jeune homme reprenant son sérieux, permettez-moi
+de vous donner deux avis: le premier, c'est de ne jamais offrir de
+l'argent à un Corse, car il y a de mes compatriotes assez impolis
+pour vous le jeter à la tête; le second, c'est de ne pas donner
+aux gens des titres qu'ils ne réclament point. Vous m'appelez
+caporal et je suis lieutenant. Sans doute, la différence n'est pas
+bien grande, mais...
+
+-- Lieutenant! s'écria sir Thomas, lieutenant! mais le patron m'a
+dit que vous étiez caporal, ainsi que votre père et tous les
+hommes de votre famille.»
+
+À ces mots le jeune homme, se laissant aller à la renverse, se mit
+à rire de plus belle et de si bonne grâce, que le patron et ses
+deux matelots éclatèrent en choeur.
+
+«Pardon, colonel, dit enfin le jeune homme; mais le quiproquo est
+admirable, je ne l'ai compris qu'à l'instant. En effet, ma famille
+se glorifie de compter des caporaux parmi ses ancêtres; mais nos
+caporaux corses n'ont jamais eu de galons sur leurs habits. Vers
+l'an de grâce 1100, quelques communes, s'étant révoltées contre la
+tyrannie des seigneurs montagnards, se choisirent des chefs
+qu'elles nommèrent caporaux. Dans notre île, nous tenons à
+l'honneur de descendre de ces espèces de tribuns.
+
+-- Pardon, monsieur! s'écria le colonel, mille fois pardon.
+Puisque vous comprenez la cause de ma méprise, j'espère que vous
+voudrez bien l'excuser.»
+
+Et il lui tendit la main.
+
+«C'est la juste punition de mon petit orgueil, colonel, dit le
+jeune homme riant toujours et serrant cordialement la main de
+l'Anglais; je ne vous en veux pas le moins du monde. Puisque mon
+ami Matei m'a si mal présenté, permettez-moi de me présenter moi-
+même: je m'appelle Orso della Rebbia, lieutenant en demi-solde,
+et, si, comme je le présume en voyant ces deux beaux chiens, vous
+venez en Corse pour chasser, je serai très flatté de vous faire
+les honneurs de nos maquis et de nos montagnes... si toutefois je
+ne les ai pas oubliés», ajouta-t-il en soupirant.
+
+En ce moment la yole touchait la goélette. Le lieutenant offrit la
+main à miss Lydia, puis aida le colonel à se guinder sur le pont.
+Là, sir Thomas, toujours fort penaud de sa méprise, et ne sachant
+comment faire oublier son impertinence à un homme qui datait de
+l'an 1100, sans attendre l'assentiment de sa fille, le pria à
+souper en lui renouvelant ses excuses et ses poignées de main.
+Miss Lydia fronçait bien un peu le sourcil, mais, après tout, elle
+n'était pas fâchée de savoir ce que c'était qu'un caporal; son
+hôte ne lui avait pas déplu, elle commençait même à lui trouver un
+certain je ne sais quoi aristocratique; seulement il avait l'air
+trop franc et trop gai pour un héros de roman.
+
+«Lieutenant della Rebbia, dit le colonel en le saluant à la
+manière anglaise, un verre de vin de Madère à la main, j'ai vu en
+Espagne beaucoup de vos compatriotes: c'était de la fameuse
+infanterie en tirailleurs.
+
+-- Oui, beaucoup sont restés en Espagne, dit le jeune lieutenant
+d'un air sérieux.
+
+-- Je n'oublierai jamais la conduite d'un bataillon corse à la
+bataille de Vittoria, poursuivit le colonel. Il doit m'en
+souvenir, ajouta-t-il, en se frottant la poitrine. Toute la
+journée ils avaient été en tirailleurs dans les jardins, derrière
+les haies, et nous avaient tué je ne sais combien d'hommes et de
+chevaux. La retraite décidée, ils se rallièrent et se mirent à
+filer grand train. En plaine, nous espérions prendre notre
+revanche, mais mes drôles... excusez, lieutenant, -- ces braves
+gens, dis-je, s'étaient formés en carré, et il n'y avait pas moyen
+de les rompre. Au milieu du carré, je crois le voir encore, il y
+avait un officier monté sur un petit cheval noir; il se tenait à
+côté de l'aigle, fumant son cigare comme s'il eût été au café.
+Parfois, comme pour nous braver, leur musique nous jouait des
+fanfares... Je lance sur eux mes deux premiers escadrons... Bah!
+au lieu de mordre sur le front du carré, voilà mes dragons qui
+passent à côté, puis font demi-tour, et reviennent fort en
+désordre et plus d'un cheval sans maître... et toujours la diable
+de musique! Quand la fumée qui enveloppait le bataillon se
+dissipa, je revis l'officier à côté de l'aigle, fumant encore son
+cigare. Enragé, je me mis moi-même à la tête d'une dernière
+charge. Leurs fusils, crassés à force de tirer, ne partaient plus,
+mais les soldats étaient formés sur six rangs, la baïonnette au
+nez des chevaux, on eût dit un mur. Je criais, j'exhortais mes
+dragons, je serrais la botte pour faire avancer mon cheval quand
+l'officier dont je vous parlais, ôtant enfin son cigare, me montra
+de la main à un de ses hommes. J'entendis quelque chose comme: Al
+capello bianco! J'avais un plumet blanc. Je n'en entendis pas
+davantage, car une balle me traversa la poitrine. -- C'était un
+beau bataillon, monsieur della Rebbia, le premier du 18e léger,
+tous Corses, à ce qu'on me dit depuis.
+
+-- Oui, dit Orso dont les yeux brillaient pendant ce récit, ils
+soutinrent la retraite et rapportèrent leur aigle; mais les deux
+tiers de ces braves gens dorment aujourd'hui dans la plaine de
+Vittoria.
+
+-- Et par hasard! sauriez-vous le nom de l'officier qui les
+commandait?
+
+-- C'était mon père. Il était alors major au 18e, et fut fait
+colonel pour sa conduite dans cette triste journée.
+
+-- Votre père! Par ma foi, c'était un brave! J'aurais du plaisir à
+le revoir, et je le reconnaîtrais, j'en suis sûr. Vit-il encore?
+
+-- Non, colonel, dit le jeune homme pâlissant légèrement.
+
+-- Était-il à Waterloo?
+
+-- Oui, colonel, mais il n'a pas eu le bonheur de tomber sur un
+champ de bataille... Il est mort en Corse... il y a deux ans...
+Mon Dieu! que cette mer est belle! il y a dix ans que je n'ai vu
+la Méditerranée. -- Ne trouvez-vous pas la Méditerranée plus belle
+que l'Océan, mademoiselle?
+
+-- Je la trouve trop bleue... et les vagues manquent de grandeur.
+
+-- Vous aimez la beauté sauvage, mademoiselle? À ce compte, je
+crois que la Corse vous plaira.
+
+-- Ma fille, dit le colonel, aime tout ce qui est extraordinaire;
+c'est pourquoi l'Italie ne lui a guère plu.
+
+-- Je ne connais de l'Italie, dit Orso, que Pise, où j'ai passé
+quelque temps au collège; mais je ne puis penser sans admiration
+au Campo-Santo, au Dôme, à la Tour penchée... au Campo-Santo
+surtout. Vous vous rappelez la Mort, d'Orcagna... Je crois que je
+pourrais la dessiner, tant elle est restée gravée dans ma
+mémoire.»
+
+Miss Lydia craignit que monsieur le lieutenant ne s'engageât dans
+une tirade d'enthousiasme.
+
+«C'est très joli, dit-elle en bâillant. Pardon, mon père, j'ai un
+peu mal à la tête, je vais descendre dans ma chambre.»
+
+Elle baisa son père sur le front, fit un signe de tête majestueux
+à Orso et disparut. Les deux hommes causèrent alors chasse et
+guerre.
+
+Ils apprirent qu'à Waterloo ils étaient en face l'un de l'autre,
+et qu'ils avaient dû échanger bien des balles. Leur bonne
+intelligence en redoubla. Tour à tour ils critiquèrent Napoléon,
+Wellington et Blücher, puis ils chassèrent ensemble le daim, le
+sanglier et le mouflon. Enfin, la nuit étant déjà très avancée, et
+la dernière bouteille de bordeaux finie, le colonel serra de
+nouveau la main au lieutenant et lui souhaita le bonsoir, en
+exprimant l'espoir de cultiver une connaissance commencée d'une
+façon si ridicule. Ils se séparèrent, et chacun fut se coucher.
+
+
+
+III
+
+La nuit était belle, la lune se jouait sur les flots, le navire
+voguait doucement au gré d'une brise légère, miss Lydia n'avait
+point envie de dormir, et ce n'était que la présence d'un profane
+qui l'avait empêchée de goûter ces émotions qu'en mer et par un
+clair de lune tout être humain éprouve quand il a deux grains de
+poésie dans le coeur. Lorsqu'elle jugea que le jeune lieutenant
+dormait sur les deux oreilles, comme un être prosaïque qu'il
+était, elle se leva, prit une pelisse, éveilla sa femme de chambre
+et monta sur le pont. Il n'y avait personne qu'un matelot au
+gouvernail, lequel chantait une espèce de complainte dans le
+dialecte corse, sur un air sauvage et monotone. Dans le calme de
+la nuit, cette musique étrange avait son charme. Malheureusement
+miss Lydia ne comprenait pas parfaitement ce que chantait le
+matelot. Au milieu de beaucoup de lieux communs, un vers énergique
+excitait vivement sa curiosité, mais bientôt, au plus beau moment,
+arrivaient quelques mots de patois dont le sens lui échappait.
+Elle comprit pourtant qu'il était question d'un meurtre. Des
+imprécations contre les assassins, des menaces de vengeance,
+l'éloge du mort, tout cela était confondu pêle-mêle. Elle retint
+quelques vers; je vais essayer de les traduire:
+
+«-- Ni les canons, ni les baïonnettes -- n'ont fait pâlir son
+front, -- serein sur un champ de bataille -- comme un ciel d'été.
+-- Il était le faucon ami de l'aigle, -- miel des sables pour ses
+amis, -- pour ses ennemis la mer en courroux. -- Plus haut que le
+soleil, -- plus doux que la lune. -- Lui que les ennemis de la
+France -- n'atteignirent jamais, -- des assassins de son pays --
+l'ont frappé par-derrière, -- comme Vittolo tua Sampiero Corso[3].
+-- Jamais ils n'eussent osé le regarder en face. -- ... Placez sur
+la muraille, devant mon lit, -- ma croix d'honneur bien gagnée. --
+Rouge en est le ruban, -- Plus rouge ma chemise. -- À mon fils,
+mon fils en lointain pays, -- gardez ma croix et ma chemise
+sanglante. -- Il y verra deux trous. -- Pour chaque trou, un trou
+dans une autre chemise. -- Mais la vengeance sera-t-elle faite
+alors? -- Il me faut la main qui a tiré -- l'oeil qui a visé, --
+le coeur qui a pensé...»
+
+Le matelot s'arrêta tout à coup.
+
+«Pourquoi ne continuez-vous pas, mon ami?» demanda miss Nevil.
+
+Le matelot, d'un mouvement de tête, lui montra une figure qui
+sortait du grand panneau de la goélette: c'était Orso qui venait
+jouir du clair de lune.
+
+«Achevez donc votre complainte, dit miss Lydia, elle me faisait
+grand plaisir.»
+
+Le matelot se pencha vers elle et dit fort bas:
+
+«Je ne donne le rimbecco à personne.
+
+-- Comment? le...?»
+
+Le matelot, sans répondre, se mit à siffler.
+
+«Je vous prends à admirer notre Méditerranée, miss Nevil, dit Orso
+s'avançant vers elle. Convenez qu'on ne voit point ailleurs cette
+lune-ci.
+
+-- Je ne la regardais pas. J'étais tout occupée à étudier le
+corse. Ce matelot, qui chantait une complainte des plus tragiques,
+s'est arrêté au plus beau moment.»
+
+Le matelot se baissa comme pour mieux lire sur la boussole, et
+tira rudement la pelisse de miss Nevil. Il était évident que sa
+complainte ne pouvait être chantée devant le lieutenant Orso.
+
+«Que chantais-tu là, Paolo Francè? dit Orso; est-ce une ballata?
+un vocero[4]? Mademoiselle te comprend et voudrait entendre la fin.
+
+-- Je l'ai oubliée, Ors' Anton'», dit le matelot.
+
+Et sur-le-champ il se mit à entonner à tue-tête un cantique à la
+Vierge. Miss Lydia écouta le cantique avec distraction et ne
+pressa pas davantage le chanteur, se promettant bien toutefois de
+savoir plus tard le mot de l'énigme. Mais sa femme de chambre,
+qui, étant de Florence, ne comprenait pas mieux que sa maîtresse
+le dialecte corse, était aussi curieuse de s'instruire; et
+s'adressant à Orso avant que celle-ci pût l'avertir par un coup de
+coude:
+
+«Monsieur le capitaine, dit-elle, que veut dire donner le
+rimbecco[5]?
+
+-- Le rimbecco! dit Orso; mais c'est faire la plus mortelle injure
+à un Corse: c'est lui reprocher de ne pas s'être vengé. Qui vous a
+parlé de rimbecco?
+
+-- C'est hier à Marseille, répondit miss Lydia avec empressement,
+que le patron de la goélette s'est servi de ce mot.
+
+-- Et de qui parlait-il? demanda Orso avec vivacité.
+
+-- Oh! il nous contait une vieille histoire... du temps de...,
+oui, je crois que c'était à propos de Vannina d'Ornano?
+
+-- La mort de Vannina, je le suppose, mademoiselle, ne vous a pas
+fait beaucoup aimer notre héros, le brave Sampiero?
+
+-- Mais trouvez-vous que ce soit bien héroïque?
+
+-- Son crime a pour excuse les moeurs sauvages du temps; et puis
+Sampiero faisait une guerre à mort aux Génois: quelle confiance
+auraient pu avoir en lui ses compatriotes, s'il n'avait pas puni
+celle qui cherchait à traiter avec Gênes?
+
+-- Vannina, dit le matelot, était partie sans la permission de son
+mari; Sampiero a bien fait de lui tordre le cou.
+
+-- Mais, dit miss Lydia, c'était pour sauver son mari, c'est par
+amour pour lui, qu'elle allait demander sa grâce aux Génois.
+
+-- Demander sa grâce, c'était l'avilir! s'écria Orso.
+
+-- Et la tuer lui-même! poursuivit miss Nevil. Quel monstre ce
+devait être!
+
+-- Vous savez qu'elle lui demanda comme une faveur de périr de sa
+main. Othello, mademoiselle, le regardez-vous aussi comme un
+monstre?
+
+-- Quelle différence! il était jaloux; Sampiero n'avait que de la
+vanité.
+
+-- Et la jalousie, n'est-ce pas aussi de la vanité? C'est la
+vanité de l'amour, et vous l'excuserez peut-être en faveur du
+motif?»
+
+Miss Lydia lui jeta un regard plein de dignité, et, s'adressant au
+matelot, lui demanda quand la goélette arriverait au port.
+
+«Après-demain, dit-il, si le vent continue.
+
+-- Je voudrais déjà voir Ajaccio, car ce navire m'excède.»
+
+Elle se leva, prit le bras de sa femme de chambre et fit quelques
+pas sur le tillac. Orso demeura immobile auprès du gouvernail, ne
+sachant s'il devait se promener avec elle ou bien cesser une
+conversation qui paraissait l'importuner.
+
+«Belle fille, par le sang de la Madone! dit le matelot; si toutes
+les puces de mon lit lui ressemblaient, je ne me plaindrais pas
+d'en être mordu!»
+
+Miss Lydia entendit peut-être cet éloge naïf de sa beauté et s'en
+effaroucha, car elle descendit presque aussitôt dans sa chambre.
+Bientôt après Orso se retira de son côté. Dès qu'il eut quitté le
+tillac, la femme de chambre remonta, et, après avoir fait subir un
+interrogatoire au matelot, rapporta les renseignements suivants à
+sa maîtresse: la ballata interrompue par la présence d'Orso avait
+été composée à l'occasion de la mort du colonel della Rebbia, père
+du susdit, assassiné il y avait deux ans. Le matelot ne doutait
+pas qu'Orso ne revînt en Corse pour faire la vengeance, c'était
+son expression, et affirmait qu'avant peu on verrait de la viande
+fraîche dans le village de Pietranera. Traduction faite de ce
+terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait
+d'assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné
+son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en
+justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige
+attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfets
+et gendarmes.
+
+«Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais
+plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la cour royale.
+Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S.[6]«
+
+Ces renseignements intéressants changèrent d'une façon notable les
+manières et les dispositions de miss Lydia à l'égard du lieutenant
+della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux
+de la romanesque Anglaise. Maintenant cet air d'insouciance, ce
+ton de franchise et de bonne humeur, qui d'abord l'avaient
+prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus,
+car c'était la profonde dissimulation d'une âme énergique, qui ne
+laisse percer à l'extérieur aucun des sentiments qu'elle renferme.
+Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins
+sous une apparence de légèreté; et, quoiqu'il soit moins beau de
+tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une
+belle vengeance est belle; et d'ailleurs les femmes aiment assez
+qu'un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss
+Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux,
+des dents blanches, une taille élégante, de l'éducation et quelque
+usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée suivante,
+et sa conversation l'intéressa. Il fut longuement questionné sur
+son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu'il avait quittée
+fort jeune, d'abord pour aller au collège, puis à l'école
+militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs
+poétiques. Il s'animait en parlant de ses montagnes, de ses
+forêts, des coutumes originales de ses habitants. Comme on peut le
+penser, le mot de vengeance se présenta plus d'une fois dans ses
+récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer
+ou sans justifier leur passion proverbiale. Orso surprit un peu
+miss Nevil en condamnant d'une manière générale les haines
+interminables de ses compatriotes. Chez les paysans, toutefois, il
+cherchait à les excuser, et prétendait que la vendette est le duel
+des pauvres. «Cela est si vrai, disait-il, qu'on ne s'assassine
+qu'après un défi en règle. Garde-toi, je me garde, telles sont les
+paroles sacramentelles qu'échangent des ennemis avant de se tendre
+des embuscades l'un à l'autre. Il y a plus d'assassinats chez
+nous, ajoutait-il, que partout ailleurs; mais jamais vous ne
+trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai,
+beaucoup de meurtriers, mais pas un voleur.»
+
+Lorsqu'il prononçait les mots de vengeance et de meurtre, miss
+Lydia le regardait attentivement, mais sans découvrir sur ses
+traits la moindre trace d'émotion. Comme elle avait décidé qu'il
+avait la force d'âme nécessaire pour se rendre impénétrable à tous
+les yeux, les siens exceptés, bien entendu, elle continua de
+croire fermement que les mânes du colonel della Rebbia
+n'attendraient pas longtemps la satisfaction qu'ils réclamaient.
+
+Déjà la goélette était en vue de la Corse. Le patron nommait les
+points principaux de la côte, et, bien qu'ils fussent tous
+parfaitement inconnus à miss Lydia, elle trouvait quelque plaisir
+à savoir leurs noms. Rien de plus ennuyeux qu'un paysage anonyme.
+Parfois la longue-vue du colonel faisait apercevoir quelque
+insulaire, vêtu de drap brun, armé d'un long fusil, monté sur un
+petit cheval, et galopant sur des pentes rapides. Miss Lydia, dans
+chacun, croyait voir un bandit, ou bien un fils allant venger la
+mort de son père; mais Orso assurait que c'était quelque paisible
+habitant du bourg voisin voyageant pour ses affaires; qu'il
+portait un fusil moins par nécessité que par galanterie, par mode,
+de même qu'un dandy ne sort qu'avec une canne élégante. Bien qu'un
+fusil soit une arme moins noble et moins poétique qu'un stylet,
+miss Lydia trouvait que, pour un homme, cela était plus élégant
+qu'une canne, et elle se rappelait que tous les héros de lord
+Byron meurent d'une balle et non d'un classique poignard.
+
+Après trois jours de navigation, on se trouva devant les
+Sanguinaires, et le magnifique panorama du golfe d'Ajaccio se
+développa aux yeux de nos voyageurs. C'est avec raison qu'on le
+compare à la baie de Naples; et au moment où la goélette entrait
+dans le port, un maquis en feu, couvrant de fumée la Punta di
+Girato, rappelait le Vésuve et ajoutait à la ressemblance. Pour
+qu'elle fût complète, il faudrait qu'une armée d'Attila vînt
+s'abattre sur les environs de Naples; car tout est mort et désert
+autour d'Ajaccio. Au lieu de ces élégantes fabriques qu'on
+découvre de tous côtés depuis Castellamare jusqu'au cap Misène, on
+ne voit, autour du golfe d'Ajaccio, que de sombres maquis, et
+derrière, des montagnes pelées. Pas une villa, pas une habitation.
+Seulement, çà et là, sur les hauteurs autour de la ville, quelques
+constructions blanches se détachent isolées sur un fond de
+verdure; ce sont des chapelles funéraires, des tombeaux de
+famille. Tout, dans ce paysage, est d'une beauté grave et triste.
+
+L'aspect de la ville, surtout à cette époque, augmentait encore
+l'impression causée par la solitude de ses alentours. Nul
+mouvement dans les rues, où l'on ne rencontre qu'un petit nombre
+de figures oisives, et toujours les mêmes. Point de femmes, sinon
+quelques paysannes qui viennent vendre leurs denrées. On n'entend
+point parler haut, rire, chanter, comme dans les villes
+italiennes. Quelquefois, à l'ombre d'un arbre de la promenade, une
+douzaine de paysans armés jouent aux cartes ou regardent jouer.
+Ils ne crient pas, ne se disputent jamais; si le jeu s'anime, on
+entend alors des coups de pistolet, qui toujours précèdent la
+menace. Le Corse est naturellement grave et silencieux. Le soir,
+quelques figures paraissent pour jouir de la fraîcheur, mais les
+promeneurs du Cours sont presque tous des étrangers. Les
+insulaires restent devant leurs portes; chacun semble aux aguets
+comme un faucon sur son nid.
+
+
+
+IV
+
+Après avoir visité la maison où Napoléon est né, après s'être
+procuré par des moyens plus ou moins catholiques un peu du papier
+de la tenture, miss Lydia, deux jours après être débarquée en
+Corse, se sentit saisir d'une tristesse profonde, comme il doit
+arriver à tout étranger qui se trouve dans un pays dont les
+habitudes insociables semblent le condamner à un isolement
+complet. Elle regretta son coup de tête; mais partir sur-le-champ,
+c'eût été compromettre sa réputation de voyageuse intrépide; miss
+Lydia se résigna donc à prendre patience et à tuer le temps de son
+mieux. Dans cette généreuse résolution, elle prépara crayons et
+couleurs, esquissa des vues du golfe, et fit le portrait d'un
+paysan basané, qui vendait des melons, comme un maraîcher du
+continent, mais qui avait une barbe blanche et l'air du plus
+féroce coquin qui se pût voir. Tout cela ne suffisant point à
+l'amuser, elle résolut de faire tourner la tête au descendant des
+caporaux, et la chose n'était pas difficile, car, loin de se
+presser pour revoir son village, Orso semblait se plaire fort à
+Ajaccio, bien qu'il n'y vît personne. D'ailleurs miss Lydia
+s'était proposé une noble tâche, celle de civiliser cet ours des
+montagnes, et de le faire renoncer aux sinistres desseins qui le
+ramenaient dans son île. Depuis qu'elle avait pris la peine de
+l'étudier, elle s'était dit qu'il serait dommage de laisser ce
+jeune homme courir à sa perte, et que pour elle il serait glorieux
+de convertir un Corse.
+
+Les journées pour nos voyageurs se passaient comme il suit: le
+matin, le colonel et Orso allaient à la chasse; miss Lydia
+dessinait ou écrivait à ses amies, afin de pouvoir dater ses
+lettres d'Ajaccio. Vers six heures, les hommes revenaient chargés
+de gibier; on dînait, miss Lydia chantait, le colonel s'endormait,
+et les jeunes gens demeuraient fort tard à causer.
+
+Je ne sais quelle formalité de passeport avait obligé le colonel
+Nevil à faire une visite au préfet; celui-ci, qui s'ennuyait fort,
+ainsi que la plupart de ses collègues, avait été ravi d'apprendre
+l'arrivée d'un Anglais, riche, homme du monde et père d'une jolie
+fille; aussi il l'avait parfaitement reçu et accablé d'offres de
+services; de plus, fort peu de jours après, il vint lui rendre sa
+visite. Le colonel, qui venait de sortir de table, était
+confortablement étendu sur le sofa, tout près de s'endormir; sa
+fille chantait devant un piano délabré; Orso tournait les
+feuillets de son cahier de musique, et regardait les épaules et
+les cheveux blonds de la virtuose. On annonça M. le préfet; le
+piano se tut, le colonel se leva, se frotta les yeux, et présenta
+le préfet à sa fille:
+
+«Je ne vous présente pas monsieur della Rebbia, dit-il, car vous
+le connaissez sans doute?
+
+-- Monsieur est le fils du colonel della Rebbia? demanda le préfet
+d'un air légèrement embarrassé.
+
+-- Oui, monsieur, répondit Orso.
+
+-- J'ai eu l'honneur de connaître monsieur votre père.»
+
+Les lieux communs de conversation s'épuisèrent bientôt. Malgré
+lui, le colonel bâillait assez fréquemment; en sa qualité de
+libéral, Orso ne voulait point parler à un satellite du pouvoir;
+miss Lydia soutenait seule la conversation. De son côté, le préfet
+ne la laissait pas languir, et il était évident qu'il avait un vif
+plaisir à parler de Paris et du monde à une femme qui connaissait
+toutes les notabilités de la société européenne. De temps en
+temps, et tout en parlant, il observait Orso avec une curiosité
+singulière.
+
+«C'est sur le continent que vous avez connu monsieur della
+Rebbia?» demanda-t-il à miss Lydia.
+
+Miss Lydia répondit avec quelque embarras qu'elle avait fait sa
+connaissance sur le navire qui les avait amenés en Corse.
+
+«C'est un jeune homme très comme il faut, dit le préfet à mi-voix.
+Et vous a-t-il dit, continua-t-il encore plus bas, dans quelle
+intention il revient en Corse?»
+
+Miss Lydia prit son air majestueux:
+
+«Je ne le lui ai point demandé, dit-elle; vous pouvez
+l'interroger.»
+
+Le préfet garda le silence; mais, un moment après, entendant Orso
+adresser au colonel quelques mots en anglais:
+
+«Vous avez beaucoup voyagé, monsieur, dit-il, à ce qu'il paraît.
+Vous devez avoir oublié la Corse... et ses coutumes.
+
+-- Il est vrai, j'étais bien jeune quand je l'ai quittée.
+
+-- Vous appartenez toujours à l'armée?
+
+-- Je suis en demi-solde, monsieur.
+
+-- Vous avez été trop longtemps dans l'armée française, pour ne
+pas devenir tout à fait Français, je n'en doute pas, monsieur.»
+
+Il prononça ces derniers mots avec une emphase marquée.
+
+Ce n'est pas flatter prodigieusement les Corses, que leur rappeler
+qu'ils appartiennent à la grande nation. Ils veulent être un
+peuple à part, et cette prétention, ils la justifient assez bien
+pour qu'on la leur accorde. Orso, un peu piqué, répliqua: «Pensez-
+vous, monsieur le préfet, qu'un Corse, pour être homme d'honneur,
+ait besoin de servir dans l'armée française?
+
+-- Non, certes, dit le préfet, ce n'est nullement ma pensée: je
+parle seulement de certaines coutumes de ce pays-ci, dont
+quelques-unes ne sont pas telles qu'un administrateur voudrait les
+voir.»
+
+Il appuya sur ce mot coutumes, et prit l'expression la plus grave
+que sa figure comportait. Bientôt après, il se leva et sortit,
+emportant la promesse que miss Lydia irait voir sa femme à la
+préfecture.
+
+Quand il fut parti: «Il fallait, dit miss Lydia, que j'allasse en
+Corse pour apprendre ce que c'est qu'un préfet. Celui-ci me paraît
+assez aimable.
+
+-- Pour moi, dit Orso, je n'en saurais dire autant, et je le
+trouve bien singulier avec son air emphatique et mystérieux.»
+
+Le colonel était plus qu'assoupi; miss Lydia jeta un coup d'oeil
+de son côté, et baissant la voix: «Et moi, je trouve, dit-elle,
+qu'il n'est pas si mystérieux que vous le prétendez, car je crois
+l'avoir compris.
+
+-- Vous êtes, assurément, bien perspicace, miss Nevil; et, si vous
+voyez quelque esprit dans ce qu'il vient de dire, il faut
+assurément que vous l'y ayez mis.
+
+-- C'est une phrase du marquis de Mascarille, monsieur della
+Rebbia, je crois; mais..., voulez-vous que je vous donne une
+preuve de ma pénétration? Je suis un peu sorcière, et je sais ce
+que pensent les gens que j'ai vus deux fois.
+
+-- Mon Dieu, vous m'effrayez. Si vous saviez lire dans ma pensée,
+je ne sais si je devrais en être content ou affligé...
+
+-- Monsieur della Rebbia, continua miss Lydia en rougissant, nous
+ne nous connaissons que depuis quelques jours; mais en mer, et
+dans les pays barbares, -- vous m'excuserez, je l'espère, ... --
+dans les pays barbares, on devient ami plus vite que dans le
+monde... Ainsi ne vous étonnez pas si je vous parle en amie de
+choses un peu bien intimes, et dont peut-être un étranger ne
+devrait pas se mêler.
+
+-- Oh! ne dites pas ce mot-là, Miss Nevil; l'autre me plaisait
+bien mieux.
+
+-- Eh bien, monsieur, je dois vous dire que, sans avoir cherché à
+savoir vos secrets, je me trouve les avoir appris en partie, et il
+y en a qui m'affligent. Je sais, monsieur, le malheur qui a frappé
+votre famille; on m'a beaucoup parlé du caractère vindicatif de
+vos compatriotes et de leur manière de se venger... N'est-ce pas à
+cela que le préfet faisait allusion?
+
+-- Miss Lydia peut-elle penser!...»
+
+Et Orso devint pâle comme la mort.
+
+«Non, monsieur della Rebbia, dit-elle en l'interrompant; je sais
+que vous êtes un gentleman plein d'honneur. Vous m'avez dit vous-
+même qu'il n'y avait plus dans votre pays que les gens du peuple
+qui connussent la vendette... qu'il vous plaît d'appeler une forme
+de duel...
+
+-- Me croiriez-vous donc capable de devenir jamais un assassin?
+
+-- Puisque je vous parle de cela, monsieur Orso, vous devez bien
+voir que je ne doute pas de vous, et si je vous ai parlé,
+poursuivit-elle en baissant les yeux, c'est que j'ai compris que
+de retour dans votre pays, entouré peut-être de préjugés barbares,
+vous seriez bien aise de savoir qu'il y a quelqu'un qui vous
+estime pour votre courage à leur résister. -- Allons, dit-elle en
+se levant, ne parlons plus de ces vilaines choses-là: elles me
+font mal à la tête et d'ailleurs il est bien tard. Vous ne m'en
+voulez pas? Bonsoir, à l'anglaise.»
+
+Et elle lui tendit la main. Orso la pressa d'un air grave et
+pénétré.
+
+«Mademoiselle, dit-il, savez-vous qu'il y a des moments où
+l'instinct du pays se réveille en moi? Quelquefois, lorsque je
+songe à mon pauvre père, ... alors d'affreuses idées m'obsèdent.
+Grâce à vous, j'en suis à jamais délivré. Merci, merci!»
+
+Il allait poursuivre; mais miss Lydia fit tomber une cuiller à
+thé, et le bruit réveilla le colonel.
+
+«Della Rebbia, demain à cinq heures en chasse! Soyez exact.
+
+-- Oui, mon colonel.»
+
+
+
+V
+
+Le lendemain, un peu avant le retour des chasseurs, Miss Nevil,
+revenant d'une promenade au bord de la mer, regagnait l'auberge
+avec sa femme de chambre, lorsqu'elle remarqua une jeune femme
+vêtue de noir, montée sur un cheval de petite taille, mais
+vigoureux, qui entrait dans la ville. Elle était suivie d'une
+espèce de paysan, à cheval aussi, en veste de drap brun trouée aux
+coudes, une gourde en bandoulière, un pistolet pendant à la
+ceinture; à la main, un fusil, dont la crosse reposait dans une
+poche de cuir attachée à l'arçon de la selle; bref, en costume
+complet de brigand de mélodrame ou de bourgeois corse en voyage.
+La beauté remarquable de la femme attira d'abord l'attention de
+miss Nevil. Elle paraissait avoir une vingtaine d'années. Elle
+était grande, blanche, les yeux bleu foncé, la bouche rose, les
+dents comme de l'émail. Dans son expression on lisait à la fois
+l'orgueil, l'inquiétude et la tristesse. Sur la tête, elle portait
+ce voile de soie noire nommé mezzaro, que les Génois ont introduit
+en Corse, et qui sied si bien aux femmes. De longues nattes de
+cheveux châtains lui formaient comme un turban autour de la tête.
+Son costume était propre, mais de la plus grande simplicité.
+
+Miss Nevil eut tout le temps de la considérer, car la dame au
+mezzaro s'était arrêtée dans la rue à questionner quelqu'un avec
+beaucoup d'intérêt, comme il semblait à l'expression de ses yeux;
+puis sur la réponse qui lui fut faite, elle donna un coup de
+houssine à sa monture, et, prenant le grand trot, ne s'arrêta qu'à
+la porte de l'hôtel où logeaient sir Thomas Nevil et Orso. Là,
+après avoir échangé quelques mots avec l'hôte, la jeune femme
+sauta lestement à bas de son cheval et s'assit sur un banc de
+pierre à côté de la porte d'entrée, tandis que son écuyer
+conduisait les chevaux à l'écurie. Miss Lydia passa avec son
+costume parisien devant l'étrangère sans qu'elle levât les yeux.
+Un quart d'heure après, ouvrant sa fenêtre, elle vit encore la
+dame au mezzaro assise à la même place et dans la même attitude.
+Bientôt parurent le colonel et Orso, revenant de la chasse. Alors
+l'hôte dit quelques mots à la demoiselle en deuil et lui désigna
+du doigt le jeune della Rebbia. Celle-ci rougit, se leva avec
+vivacité, fit quelques pas en avant, puis s'arrêta immobile et
+comme interdite. Orso était tout près d'elle, la considérant avec
+curiosité.
+
+«Vous êtes, dit-elle d'une voix émue, Orso Antonio della Rebbia?
+Moi, je suis Colomba.
+
+-- Colomba!» s'écria Orso.
+
+Et, la prenant dans ses bras, il l'embrassa tendrement, ce qui
+étonna un peu le colonel et sa fille; car en Angleterre on ne
+s'embrasse pas dans la rue.
+
+«Mon frère, dit Colomba, vous me pardonnerez si je suis venue sans
+votre ordre; mais j'ai appris par nos amis que vous étiez arrivé,
+et c'était pour moi une si grande consolation de vous voir...»
+
+Orso l'embrassa encore; puis, se tournant vers le colonel:
+
+«C'est ma soeur, dit-il, que je n'aurais jamais reconnue si elle
+ne s'était nommée. -- Colomba, le colonel sir Thomas Nevil. --
+Colonel, vous voudrez bien m'excuser, mais je ne pourrai avoir
+l'honneur de dîner avec vous aujourd'hui... Ma soeur...
+
+-- Eh! où diable voulez-vous dîner, mon cher? s'écria le colonel;
+vous savez bien qu'il n'y a qu'un dîner dans cette maudite
+auberge, et il est pour nous. Mademoiselle fera grand plaisir à ma
+fille de se joindre à nous.»
+
+Colomba regarda son frère, qui ne se fit pas trop prier, et tous
+ensemble entrèrent dans la plus grande pièce de l'auberge, qui
+servait au colonel de salon et de salle à manger. Mademoiselle
+della Rebbia, présentée à miss Nevil, lui fit une profonde
+révérence, mais ne dit pas une parole. On voyait qu'elle était
+très effarouchée et que, pour la première fois de sa vie peut-
+être, elle se trouvait en présence d'étrangers gens du monde.
+Cependant dans ses manières il n'y avait rien qui sentît la
+province. Chez elle l'étrangeté sauvait la gaucherie. Elle plut à
+miss Nevil par cela même; et comme il n'y avait pas de chambre
+disponible dans l'hôtel que le colonel et sa suite avaient envahi,
+miss Lydia poussa la condescendance ou la curiosité jusqu'à offrir
+à mademoiselle della Rebbia de lui faire dresser un lit dans sa
+propre chambre.
+
+Colomba balbutia quelques mots de remerciement et s'empressa de
+suivre la femme de chambre de miss Nevil pour faire à sa toilette
+les petits arrangements que rend nécessaires un voyage à cheval
+par la poussière et le soleil.
+
+En rentrant dans le salon, elle s'arrêta devant les fusils du
+colonel, que les chasseurs venaient de déposer dans un coin.
+
+«Les belles armes! dit-elle; sont-elles à vous, mon frère?
+
+-- Non, ce sont des fusils anglais au colonel. Ils sont aussi bons
+qu'ils sont beaux.
+
+-- Je voudrais bien, dit Colomba, que vous en eussiez un
+semblable.
+
+-- Il y en a certainement un dans ces trois-là qui appartient à
+della Rebbia, s'écria le colonel. Il s'en sert trop bien.
+Aujourd'hui quatorze coups de fusil, quatorze pièces!»
+
+Aussitôt s'établit un combat de générosité, dans lequel Orso fut
+vaincu, à la grande satisfaction de sa soeur, comme il était
+facile de s'en apercevoir à l'expression de joie enfantine qui
+brilla tout d'un coup sur son visage, tout à l'heure si sérieux.
+
+«Choisissez, mon cher», disait le colonel.
+
+Orso refusait.
+
+«Eh bien, mademoiselle votre soeur choisira pour vous.»
+
+Colomba ne se le fit pas dire deux fois: elle prit le moins orné
+des fusils, mais c'était un excellent Manton de gros calibre.
+
+«Celui-ci, dit-elle, doit bien porter la balle.»
+
+Son frère s'embarrassait dans ses remerciements, lorsque le dîner
+parut fort à propos pour le tirer d'affaire. Miss Lydia fut
+charmée de voir que Colomba, qui avait fait quelque résistance
+pour se mettre à table, et qui n'avait cédé que sur un regard de
+son frère, faisait en bonne catholique le signe de la croix avant
+de manger.
+
+«Bon, se dit-elle, voilà qui est primitif.»
+
+Et elle se promit de faire plus d'une observation intéressante sur
+ce jeune représentant des vieilles moeurs de la Corse. Pour Orso,
+il était évidemment un peu mal à son aise, par la crainte sans
+doute que sa soeur ne dît ou ne fît quelque chose qui sentît trop
+son village. Mais Colomba l'observait sans cesse et réglait tous
+ses mouvements sur ceux de son frère. Quelquefois elle le
+considérait fixement avec une étrange expression de tristesse; et
+alors si les yeux d'Orso rencontraient les siens, il était le
+premier à détourner ses regards, comme s'il eût voulu se
+soustraire à une question que sa soeur lui adressait mentalement
+et qu'il comprenait trop bien. On parlait français car le colonel
+s'exprimait fort mal en italien. Colomba entendait le français, et
+prononçait même assez bien le peu de mots qu'elle était forcée
+d'échanger avec ses hôtes.
+
+Après le dîner, le colonel, qui avait remarqué l'espèce de
+contrainte qui régnait entre le frère et la soeur, demanda avec sa
+franchise ordinaire à Orso s'il ne désirait point causer seul avec
+Mlle Colomba, offrant dans ce cas de passer avec sa fille dans la
+pièce voisine. Mais Orso se hâta de le remercier et de dire qu'ils
+auraient bien le temps de causer à Pietranera. C'était le nom du
+village où il devait faire sa résidence.
+
+Le colonel prit donc sa place accoutumée sur le sofa, et miss
+Nevil, après avoir essayé plusieurs sujets de conversation,
+désespérant de faire parler la belle Colomba, pria Orso de lui
+lire un chant du Dante: c'était son poète favori. Orso choisit le
+chant de l'Enfer où se trouve l'épisode de Francesca da Rimini, et
+se mit à lire, accentuant de son mieux ces sublimes tercets, qui
+expriment si bien le danger de lire à deux un livre d'amour. À
+mesure qu'il lisait, Colomba se rapprochait de la table, relevait
+la tête, qu'elle avait tenue baissée; ses prunelles dilatées
+brillaient d'un feu extraordinaire: elle rougissait et pâlissait
+tour à tour, elle s'agitait convulsivement sur sa chaise.
+Admirable organisation italienne, qui, pour comprendre la poésie,
+n'a pas besoin qu'un pédant lui en démontre les beautés!
+
+Quand la lecture fut terminée:
+
+«Que cela est beau! s'écria-t-elle. Qui a fait cela mon frère?»
+
+Orso fut un peu déconcerté, et miss Lydia répondit en souriant que
+c'était un poète florentin mort depuis plusieurs siècles.
+
+«Je te ferai lire le Dante, dit Orso, quand nous serons à
+Pietranera.
+
+-- Mon Dieu, que cela est beau!» répétait Colomba: et elle dit
+trois ou quatre tercets qu'elle avait retenus, d'abord à voix
+basse; puis, s'animant, elle les déclama tout haut avec plus
+d'expression que son frère n'en avait mis à les lire.
+
+Miss Lydia très étonnée:
+
+«Vous paraissez aimer beaucoup la poésie, dit-elle. Que je vous
+envie le bonheur que vous aurez à lire le Dante comme un livre
+nouveau!
+
+-- Vous voyez, miss Nevil, disait Orso, quel pouvoir ont les vers
+du Dante, pour émouvoir ainsi une petite sauvagesse qui ne sait
+que son Pater... Mais je me trompe; je me rappelle que Colomba est
+du métier. Tout enfant elle s'escrimait à faire des vers, et mon
+père m'écrivait qu'elle était la plus grande voceratrice de
+Pietranera et de deux lieues à la ronde.»
+
+Colomba jeta un coup d'oeil suppliant à son frère. Miss Nevil
+avait ouï parler des improvisatrices corses et mourait d'envie
+d'en entendre une. Ainsi elle s'empressa de prier Colomba de lui
+donner un échantillon de son talent. Orso s'interposa alors, fort
+contrarié de s'être si bien rappelé les dispositions poétiques de
+sa soeur. Il eut beau jurer que rien n'était plus plat qu'une
+ballata corse, protester que réciter des vers corses après ceux du
+Dante, c'était trahir son pays, il ne fit qu'irriter le caprice de
+Miss Nevil, et se vit obligé à la fin de dire à sa soeur:
+
+«Eh bien, improvise quelque chose, mais que cela soit court!»
+
+Colomba poussa un soupir, regarda attentivement pendant une minute
+le tapis de la table, puis les poutres du plafond; enfin, mettant
+la main sur ses yeux comme ces oiseaux qui se rassurent et croient
+n'être point vus quand ils ne voient point eux-mêmes, chanta, ou
+plutôt déclama d'une voix mal assurée la serenata qu'on va lire:
+
+La jeune fille et la palombe
+
+Dans la vallée, bien loin derrière les montagnes, -- le soleil n'y
+vient qu'une heure tous les jours; -- il y a dans la vallée une
+maison sombre, -- et l'herbe y croît sur le seuil. -- Portes,
+fenêtres sont toujours fermées. -- Nulle fumée ne s'échappe du
+toit. -- Mais à midi, lorsque vient le soleil, -- une fenêtre
+s'ouvre alors, -- et l'orpheline s'assied, filant à son rouet: --
+elle file et chante en travaillant -- un chant de tristesse; --
+mais nul autre chant ne répond au sien. -- Un jour, un jour de
+printemps, -- une palombe se posa sur un arbre voisin, -- et
+entendit le chant de la jeune fille. -- Jeune fille, dit-elle, tu
+ne pleures pas seule -- un cruel épervier m'a ravi ma compagne. --
+Palombe, montre-moi l'épervier ravisseur; -- fût-il aussi haut que
+les nuages, -- je l'aurai bientôt abattu en terre. -- Mais moi,
+pauvre fille, qui me rendra mon frère, -- mon frère maintenant en
+lointain pays? -- Jeune fille, dis-moi où est ton frère, -- et mes
+ailes me porteront près de lui.
+
+«Voilà une palombe bien élevée! s'écria Orso en embrassant sa
+soeur avec une émotion qui contrastait avec le ton de plaisanterie
+qu'il affectait.
+
+-- Votre chanson est charmante, dit miss Lydia. Je veux que vous
+me l'écriviez dans mon album. Je la traduirai en anglais et je la
+ferai mettre en musique.»
+
+Le brave colonel, qui n'avait pas compris un mot, joignit ses
+compliments à ceux de sa fille. Puis il ajouta:
+
+«Cette palombe dont vous parlez, mademoiselle, c'est cet oiseau
+que nous avons mangé aujourd'hui à la crapaudine?»
+
+Miss Nevil apporta son album et ne fut pas peu surprise de voir
+l'improvisatrice écrire sa chanson en ménageant le papier d'une
+façon singulière. Au lieu d'être en vedette, les vers se suivaient
+sur la même ligne, tant que la largeur de la feuille le
+permettait, en sorte qu'ils ne convenaient plus à la définition
+connue des compositions poétiques: «De petites lignes, d'inégale
+longueur, avec une marge de chaque côté.» Il y avait bien encore
+quelques observations à faire sur l'orthographe un peu capricieuse
+de mademoiselle Colomba, qui, plus d'une fois, fit sourire miss
+Nevil, tandis que la vanité fraternelle d'Orso était au supplice.
+
+L'heure de dormir étant arrivée, les deux jeunes filles se
+retirèrent dans leur chambre. Là, tandis que miss Lydia détachait
+collier, boucles, bracelets, elle observa sa compagne qui retirait
+de sa robe quelque chose de long comme un busc, mais de forme bien
+différente pourtant. Colomba mit cela avec soin et presque
+furtivement sous son mezzaro déposé sur une table; puis elle
+s'agenouilla et fit dévotement sa prière. Deux minutes après, elle
+était dans son lit. Très curieuse de son naturel et lente comme
+une Anglaise à se déshabiller, miss Lydia s'approcha de la table,
+et, feignant de chercher une épingle, souleva le mezzaro et
+aperçut un stylet assez long, curieusement monté en nacre et en
+argent; le travail en était remarquable, et c'était une arme
+ancienne et de grand prix pour un amateur.
+
+«Est-ce l'usage ici, dit miss Nevil en souriant, que les
+demoiselles portent ce petit instrument dans leur corset?
+
+-- Il le faut bien, répondit Colomba en soupirant. Il y a tant de
+méchantes gens!
+
+-- Et auriez-vous vraiment le courage d'en donner un coup comme
+cela?» Et miss Nevil, le stylet à la main, faisait le geste de
+frapper, comme on frappe au théâtre, de haut en bas.
+
+«Oui, si cela était nécessaire, dit Colomba de sa voix douce et
+musicale, pour me défendre ou défendre mes amis... Mais ce n'est
+pas comme cela qu'il faut le tenir; vous pourriez vous blesser, si
+la personne que vous voulez frapper se retirait.» Et se levant sur
+son séant: «Tenez, c'est ainsi, en remontant le coup. Comme cela
+il est mortel, dit-on. Heureux les gens qui n'ont pas besoin de
+telles armes!»
+
+Elle soupira, abandonna sa tête sur l'oreiller, ferma les yeux. On
+n'aurait pu voir une tête plus belle, plus noble, plus virginale.
+Phidias, pour sculpter sa Minerve, n'aurait pas désiré un autre
+modèle.
+
+
+
+VI
+
+C'est pour me conformer au précepte d'Horace que je me suis lancé
+d'abord in medias res. Maintenant que tout dort, et la belle
+Colomba, et le colonel, et sa fille, je saisirai ce moment pour
+instruire mon lecteur de certaines particularités qu'il ne doit
+pas ignorer, s'il veut pénétrer davantage dans cette véridique
+histoire. Il sait déjà que le colonel della Rebbia, père d'Orso,
+est mort assassiné; or on n'est pas assassiné en Corse, comme on
+l'est en France, par le premier échappé des galères qui ne trouve
+pas de meilleur moyen pour vous voler votre argenterie: on est
+assassiné par ses ennemis; mais le motif pour lequel on a des
+ennemis, il est souvent fort difficile de le dire. Bien des
+familles se haïssent par vieille habitude, et la tradition de la
+cause originelle de leur haine s'est perdue complètement.
+
+La famille à laquelle appartenait le colonel della Rebbia haïssait
+plusieurs autres familles, mais singulièrement celle des
+Barricini; quelques-uns disaient que, dans le XVIe siècle, un
+della Rebbia avait séduit une Barricini, et avait été poignardé
+ensuite par un parent de la demoiselle outragée. À la vérité,
+d'autres racontaient l'affaire différemment, prétendant que
+c'était une della Rebbia qui avait été séduite, et un Barricini
+poignardé. Tant il y a que, pour me servir d'une expression
+consacrée, il y avait du sang entre les deux maisons. Toutefois,
+contre l'usage, ce meurtre n'en avait pas produit d'autres; c'est
+que les della Rebbia et les Barricini avaient été également
+persécutés par le gouvernement génois, et les jeunes gens s'étant
+expatriés, les deux familles furent privées, pendant plusieurs
+générations, de leurs représentants énergiques. À la fin du siècle
+dernier, un della Rebbia, officier au service de Naples, se
+trouvant dans un tripot, eut une querelle avec des militaires qui,
+entre autres injures, l'appelèrent chevrier corse; il mit l'épée à
+la main; mais, seul contre trois, il eût mal passé son temps, si
+un étranger, qui jouait dans le même lieu, ne se fût écrié: «Je
+suis Corse aussi!» et n'eût pris sa défense. Cet étranger était un
+Barricini, qui d'ailleurs ne connaissait pas son compatriote.
+Lorsqu'on s'expliqua, de part et d'autre, ce furent de grandes
+politesses et des serments d'amitié éternelle; car, sur le
+continent, les Corses se lient facilement; c'est tout le contraire
+dans leur île. On le vit bien dans cette circonstance: della
+Rebbia et Barricini furent amis intimes tant qu'ils demeurèrent en
+Italie; mais de retour en Corse, ils ne se virent plus que
+rarement, bien qu'habitant tous les deux le même village, et quand
+ils moururent, on disait qu'il y avait bien cinq ou six ans qu'ils
+ne s'étaient parlé. Leurs fils vécurent de même en étiquette,
+comme on dit dans l'île. L'un, Ghilfuccio, le père d'Orso, fut
+militaire; l'autre, Giudice Barricini, fut avocat. Devenus l'un et
+l'autre chefs de famille, et séparés par leur profession, ils
+n'eurent presque aucune occasion de se voir ou d'entendre parler
+l'un de l'autre.
+
+Cependant, un jour, vers 1809, Giudice lisant à Bastia, dans un
+journal, que le capitaine Ghilfuccio venait d'être décoré, dit,
+devant témoins, qu'il n'en était pas surpris, attendu que le
+général *** protégeait sa famille. Ce mot fut rapporté à
+Ghilfuccio à Vienne, lequel dit à un compatriote qu'à son retour
+en Corse il trouverait Giudice bien riche, parce qu'il tirait plus
+d'argent de ses causes perdues que de celles qu'il gagnait. On n'a
+jamais su s'il insinuait par là que l'avocat trahissait ses
+clients, ou s'il se bornait à émettre cette vérité triviale,
+qu'une mauvaise affaire rapporte plus à un homme de loi qu'une
+bonne cause. Quoi qu'il en soit, l'avocat Barricini eut
+connaissance de l'épigramme et ne l'oublia pas. En 1812, il
+demandait à être nommé maire de sa commune et avait tout espoir de
+le devenir, lorsque le général *** écrivit au préfet pour lui
+recommander un parent de la femme de Ghilfuccio. Le préfet
+s'empressa de se conformer aux désirs du général, et Barricini ne
+douta point qu'il ne dût sa déconvenue aux intrigues de
+Ghilfuccio. Après la chute de l'empereur, en 1814, le protégé du
+général fut dénoncé comme bonapartiste, et remplacé par Barricini.
+À son tour, ce dernier fut destitué dans les Cent-Jours; mais,
+après cette tempête, il reprit en grande pompe possession du
+cachet de la mairie et des registres de l'état civil.
+
+De ce moment son étoile devint plus brillante que jamais. Le
+colonel della Rebbia, mis en demi-solde et retiré à Pietranera,
+eut à soutenir contre lui une guerre sourde de chicanes sans cesse
+renouvelées: tantôt il était assigné en réparation de dommages
+commis par son cheval dans les clôtures de M. le maire; tantôt
+celui-ci, sous prétexte de restaurer le pavé de l'église, faisait
+enlever une dalle brisée qui portait les armes des della Rebbia,
+et qui couvrait le tombeau d'un membre de cette famille. Si les
+chèvres mangeaient les jeunes plants du colonel, les propriétaires
+de ces animaux trouvaient protection auprès du maire;
+successivement, l'épicier qui tenait le bureau de poste de
+Pietranera, et le garde champêtre, vieux soldat mutilé, tous les
+deux clients des della Rebbia, furent destitués et remplacés par
+des créatures des Barricini.
+
+La femme du colonel mourut exprimant le désir d'être enterrée au
+milieu d'un petit bois où elle aimait à se promener; aussitôt le
+maire déclara qu'elle serait inhumée dans le cimetière de la
+commune, attendu qu'il n'avait pas reçu d'autorisation pour
+permettre une sépulture isolée. Le colonel furieux déclara qu'en
+attendant cette autorisation, sa femme serait enterrée au lieu
+qu'elle avait choisi, et il y fit creuser une fosse. De son côté,
+le maire en fit faire une dans le cimetière, et manda la
+gendarmerie, afin, disait-il, que force restât à la loi. Le jour
+de l'enterrement, les deux partis se trouvèrent en présence, et
+l'on put craindre un moment qu'un combat ne s'engageât pour la
+possession des restes de madame della Rebbia. Une quarantaine de
+paysans bien armés, amenés par les parents de la défunte,
+obligèrent le curé, en sortant de l'église, à prendre le chemin du
+bois; d'autre part, le maire avec ses deux fils, ses clients et
+les gendarmes se présenta pour faire opposition. Lorsqu'il parut,
+et somma le convoi de rétrograder, il fut accueilli par des huées
+et des menaces; l'avantage du nombre était pour ses adversaires,
+et ils semblaient déterminés. À sa vue plusieurs fusils furent
+armés; on dit même qu'un berger le coucha en joue; mais le colonel
+releva le fusil en disant: «Que personne ne tire sans mon ordre!»
+Le maire «craignait les coups naturellement», comme Panurge, et,
+refusant la bataille, il se retira avec son escorte: alors la
+procession funèbre se mit en marche, en ayant soin de prendre le
+plus long, afin de passer devant la mairie. En défilant, un idiot,
+qui s'était joint au cortège, s'avisa de crier vive l'Empereur!
+Deux ou trois voix lui répondirent, et les rebbianistes, s'animant
+de plus en plus, proposèrent de tuer un boeuf du maire, qui,
+d'aventure, leur barrait le chemin. Heureusement le colonel
+empêcha cette violence.
+
+On pense bien qu'un procès-verbal fut dressé, et que le maire fit
+au préfet un rapport de son style le plus sublime, dans lequel il
+peignait les lois divines et humaines foulées aux pieds, -- la
+majesté de lui, maire, celle du curé, méconnues et insultées, --
+le colonel della Rebbia se mettant à la tête d'un complot
+bonapartiste pour changer l'ordre de successibilité au trône, et
+exciter les citoyens à s'armer les uns contre les autres, crimes
+prévus par les articles 86 et 91 du Code pénal.
+
+L'exagération de cette plainte nuisit à son effet. Le colonel
+écrivit au préfet, au procureur du roi: un parent de sa femme
+était allié à un des députés de l'île, un autre cousin du
+président de la cour royale. Grâce à ces protections, le complot
+s'évanouit, madame della Rebbia resta dans le bois, et l'idiot
+seul fut condamné à quinze jours de prison.
+
+L'avocat Barricini, mal satisfait du résultat de cette affaire,
+tourna ses batteries d'un autre côté. Il exhuma un vieux titre,
+d'après lequel il entreprit de contester au colonel la propriété
+d'un certain cours d'eau qui faisait tourner un moulin. Un procès
+s'engagea qui dura longtemps. Au bout d'une année, la cour allait
+rendre son arrêt, et suivant toute apparence en faveur du colonel,
+lorsque M. Barricini déposa entre les mains du procureur du roi
+une lettre signée par un certain Agostini, bandit célèbre, qui le
+menaçait, lui maire, d'incendie et de mort s'il ne se désistait de
+ses prétentions. On sait qu'en Corse la protection des bandits est
+très recherchée, et que pour obliger leurs amis ils interviennent
+fréquemment dans les querelles particulières. Le maire tirait
+parti de cette lettre, lorsqu'un nouvel incident vint compliquer
+l'affaire. Le bandit Agostini écrivit au procureur du roi pour se
+plaindre qu'on eût contrefait son écriture, et jeté des doutes sur
+son caractère, en le faisant passer pour un homme qui trafiquait
+de son influence: «Si je découvre le faussaire, disait-il en
+terminant sa lettre, je le punirai exemplairement.»
+
+Il était clair qu'Agostini n'avait point écrit la lettre menaçante
+au maire; les della Rebbia en accusaient les Barricini et vice
+versa. De part et d'autre on éclatait en menaces, et la justice ne
+savait de quel côté trouver les coupables.
+
+Sur ces entrefaites, le colonel Ghilfuccio fut assassiné. Voici
+les faits tels qu'ils furent établis en justice: le 2 août 18..,
+le jour tombant déjà, la femme Madeleine Pietri, qui portait du
+pain à Pietranera, entendit deux coups de feu très rapprochés,
+tirés, comme il lui semblait, dans un chemin creux menant au
+village, à environ cent cinquante pas de l'endroit où elle se
+trouvait. Presque aussitôt elle vit un homme qui courait, en se
+baissant, dans un sentier des vignes, et se dirigeait vers le
+village. Cet homme s'arrêta un instant et se retourna; mais la
+distance empêcha la femme Pietri de distinguer ses traits, et
+d'ailleurs il avait à la bouche une feuille de vigne qui lui
+cachait presque tout le visage. Il fit de la main un signe à un
+camarade que le témoin ne vit pas, puis disparut dans les vignes.
+
+La femme Pietri, ayant laissé son fardeau, monta le sentier en
+courant, et trouva le colonel della Rebbia baigné dans son sang,
+percé de deux coups de feu, mais respirant encore. Près de lui
+était son fusil chargé et armé, comme s'il s'était mis en défense
+contre une personne qui l'attaquait en face au moment où une autre
+le frappait par-derrière. Il râlait et se débattait contre la
+mort, mais ne pouvait prononcer une parole, ce que les médecins
+expliquèrent par la nature de ses blessures qui avaient traversé
+le poumon. Le sang l'étouffait; il coulait lentement et comme une
+mousse rouge. En vain la femme Pietri le souleva et lui adressa
+quelques questions. Elle voyait bien qu'il voulait parler, mais il
+ne pouvait se faire comprendre. Ayant remarqué qu'il essayait de
+porter la main à sa poche, elle s'empressa d'en retirer un petit
+portefeuille qu'elle lui présenta ouvert. Le blessé prit le crayon
+du portefeuille et chercha à écrire. De fait le témoin le vit
+former avec peine plusieurs caractères; mais, ne sachant pas lire,
+elle ne put en comprendre le sens. Épuisé par cet effort, le
+colonel laissa le portefeuille dans la main de la femme Pietri,
+qu'il serra avec force en la regardant d'un air singulier, comme
+s'il voulait lui dire, ce sont les paroles du témoin: «C'est
+important, c'est le nom de mon assassin!»
+
+La femme Pietri montait au village lorsqu'elle rencontra M. le
+maire Barricini avec son fils Vincentello. Alors il était presque
+nuit. Elle conta ce qu'elle avait vu. Le maire prit le
+portefeuille, et courut à la mairie ceindre son écharpe et appeler
+son secrétaire et la gendarmerie. Restée seule avec le jeune
+Vincentello, Madeleine Pietri lui proposa d'aller porter secours
+au colonel, dans le cas où il serait encore vivant; mais
+Vincentello répondit que, s'il approchait d'un homme qui avait été
+l'ennemi acharné de sa famille, on ne manquerait pas de l'accuser
+de l'avoir tué. Peu après le maire arriva, trouva le colonel mort,
+fit enlever le cadavre, et dressa procès-verbal.
+
+Malgré son trouble naturel dans cette occasion, M. Barricini
+s'était empressé de mettre sous les scellés le portefeuille du
+colonel, et de faire toutes les recherches en son pouvoir; mais
+aucune n'amena de découverte importante.
+
+Lorsque vint le juge d'instruction, on ouvrit le portefeuille, et
+sur une page souillée de sang on vit quelques lettres tracées par
+une main défaillante, bien lisibles pourtant. Il y avait écrit:
+Agosti..., et le juge ne douta pas que le colonel n'eût voulu
+désigner Agostini comme son assassin. Cependant Colomba della
+Rebbia, appelée par le juge, demanda à examiner le portefeuille.
+Après l'avoir longtemps feuilleté, elle étendit la main vers le
+maire et s'écria: «Voilà l'assassin!» Alors, avec une précision et
+une clarté surprenantes dans le transport de douleur où elle était
+plongée, elle raconta que son père, ayant reçu peu de jours
+auparavant une lettre de son fils, l'avait brûlée, mais qu'avant
+de le faire, il avait écrit au crayon, sur son portefeuille,
+l'adresse d'Orso, qui venait de changer de garnison. Or, cette
+adresse ne se trouvait plus dans le portefeuille, et Colomba
+concluait que le maire avait arraché le feuillet où elle était
+écrite, qui aurait été celui-là même sur lequel son père avait
+tracé le nom du meurtrier; et à ce nom, le maire, au dire de
+Colomba, aurait substitué celui d'Agostini. Le juge vit en effet
+qu'un feuillet manquait au cahier de papier sur lequel le nom
+était écrit; mais bientôt il remarqua que des feuillets manquaient
+également dans les autres cahiers du même portefeuille, et des
+témoins déclarèrent que le colonel avait l'habitude de déchirer
+ainsi des pages de son portefeuille lorsqu'il voulait allumer un
+cigare; rien de plus probable donc qu'il eût brûlé par mégarde
+l'adresse qu'il avait copiée. En outre, on constata que le maire,
+après avoir reçu le portefeuille de la femme Pietri, n'aurait pu
+lire à cause de l'obscurité; il fut prouvé qu'il ne s'était pas
+arrêté un instant avant d'entrer à la mairie, que le brigadier de
+gendarmerie l'y avait accompagné, l'avait vu allumer une lampe,
+mettre le portefeuille dans une enveloppe et la cacheter sous ses
+yeux.
+
+Lorsque le brigadier eut terminé sa déposition, Colomba, hors
+d'elle-même, se jeta à ses genoux et le supplia, par tout ce qu'il
+avait de plus sacré, de déclarer s'il n'avait pas laissé le maire
+seul un instant. Le brigadier, après quelque hésitation,
+visiblement ému par l'exaltation de la jeune fille, avoua qu'il
+était allé chercher dans une pièce voisine une feuille de grand
+papier, mais qu'il n'était pas resté une minute, et que le maire
+lui avait toujours parlé tandis qu'il cherchait à tâtons ce papier
+dans un tiroir. Au reste, il attestait qu'à son retour le
+portefeuille sanglant était à la même place, sur la table où le
+maire l'avait jeté en entrant.
+
+M. Barricini déposa avec le plus grand calme. Il excusait, disait-
+il, l'emportement de mademoiselle della Rebbia, et voulait bien
+condescendre à se justifier. Il prouva qu'il était resté toute la
+soirée au village; que son fils Vincentello était avec lui devant
+la mairie au moment du crime; enfin que son fils Orlanduccio, pris
+de la fièvre ce jour-là même, n'avait pas bougé de son lit. Il
+produisit tous les fusils de sa maison, dont aucun n'avait fait
+feu récemment. Il ajouta qu'à l'égard du portefeuille il en avait
+tout de suite compris l'importance; qu'il l'avait mis sous le
+scellé et l'avait déposé entre les mains de son adjoint, prévoyant
+qu'en raison de son inimitié avec le colonel il pourrait être
+soupçonné. Enfin il rappela qu'Agostini avait menacé de mort celui
+qui avait écrit une lettre en son nom, et insinua que ce
+misérable, ayant probablement soupçonné le colonel, l'avait
+assassiné. Dans les moeurs des bandits, une pareille vengeance
+pour un motif analogue n'est pas sans exemple.
+
+Cinq jours après la mort du colonel della Rebbia, Agostini,
+surpris par un détachement de voltigeurs, fut tué, se battant en
+désespéré. On trouva sur lui une lettre de Colomba qui l'adjurait
+de déclarer s'il était ou non coupable du meurtre qu'on lui
+imputait. Le bandit n'ayant point fait de réponse, on en conclut
+assez généralement qu'il n'avait pas eu le courage de dire à une
+fille qu'il avait tué son père.
+
+Toutefois, les personnes qui prétendaient connaître bien le
+caractère d'Agostini, disaient tout bas que, s'il eût tué le
+colonel, il s'en serait vanté. Un autre bandit, connu sous le nom
+de Brandolaccio, remit à Colomba une déclaration dans laquelle il
+attestait sur l'honneur l'innocence de son camarade; mais la seule
+preuve qu'il alléguait, c'était qu'Agostini ne lui avait jamais
+dit qu'il soupçonnait le colonel.
+
+Conclusion, les Barricini ne furent pas inquiétés; le juge
+d'instruction combla le maire d'éloges et celui-ci couronna sa
+belle conduite en se désistant de toutes ses prétentions sur le
+ruisseau pour lequel il était en procès avec le colonel della
+Rebbia.
+
+Colomba improvisa, suivant l'usage du pays, une ballata devant le
+cadavre de son père, en présence de ses amis assemblés. Elle y
+exhala toute sa haine contre les Barricini et les accusa
+formellement de l'assassinat, les menaçant aussi de la vengeance
+de son frère. C'était cette ballata, devenue très populaire, que
+le matelot chantait devant miss Lydia. En apprenant la mort de son
+père, Orso, alors dans le nord de la France, demanda un congé mais
+ne put l'obtenir. D'abord, sur une lettre de sa soeur, il avait
+cru les Barricini coupables, mais bientôt il reçut copie de toutes
+les pièces de l'instruction, et une lettre particulière du juge
+lui donna à peu près la conviction que le bandit Agostini était le
+seul coupable. Une fois tous les trois mois Colomba lui écrivait
+pour lui répéter ses soupçons qu'elle appelait des preuves. Malgré
+lui, ces accusations faisaient bouillonner son sang corse, et
+parfois il n'était pas éloigné de partager les préjugés de sa
+soeur. Cependant, toutes les fois qu'il lui écrivait, il lui
+répétait que ses allégations n'avaient aucun fondement solide et
+ne méritaient aucune créance. Il lui défendait même, mais toujours
+en vain, de lui en parler davantage. Deux années se passèrent de
+la sorte, au bout desquelles il fut mis en demi-solde, et alors il
+pensa à revoir son pays, non point pour se venger sur des gens
+qu'il croyait innocents, mais pour marier sa soeur et vendre ses
+petites propriétés, si elles avaient assez de valeur pour lui
+permettre de vivre sur le continent.
+
+
+
+VII
+
+Soit que l'arrivée de sa soeur eût rappelé à Orso avec plus de
+force le souvenir du toit paternel, soit qu'il souffrît un peu
+devant ses amis civilisés du costume et des manières sauvages de
+Colomba, il annonça dès le lendemain le projet de quitter Ajaccio
+et de retourner à Pietranera. Mais cependant il fit promettre au
+colonel de venir prendre un gîte dans son humble manoir, lorsqu'il
+se rendrait à Bastia, et en revanche il s'engagea à lui faire
+tirer daims, faisans, sangliers et le reste.
+
+La veille de son départ, au lieu d'aller à la chasse, Orso proposa
+une promenade au bord du golfe. Donnant le bras à miss Lydia, il
+pouvait causer en toute liberté, car Colomba était restée à la
+ville pour faire ses emplettes et le colonel les quittait à chaque
+instant pour tirer des goélands et des fous, à la grande surprise
+des passants qui ne comprenaient pas qu'on perdît sa poudre pour
+un pareil gibier.
+
+Ils suivaient le chemin qui mène à la chapelle des Grecs d'où l'on
+a la plus belle vue de la baie; mais ils n'y faisaient aucune
+attention.
+
+«Miss Lydia... dit Orso après un silence assez long pour être
+devenu embarrassant; franchement, que pensez-vous de ma soeur?
+
+-- Elle me plaît beaucoup, répondit miss Nevil. Plus que vous,
+ajouta-t-elle en souriant, car elle est vraiment Corse, et vous
+êtes un sauvage trop civilisé.
+
+-- Trop civilisé!... Eh bien, malgré moi, je me sens redevenir
+sauvage depuis que j'ai mis le pied dans cette île. Mille
+affreuses pensées m'agitent, me tourmentent..., et j'avais besoin
+de causer un peu avec vous avant de m'enfoncer dans mon désert.
+
+-- Il faut avoir du courage, monsieur; voyez la résignation de
+votre soeur, elle vous donne l'exemple.
+
+-- Ah! détrompez-vous. Ne croyez pas à sa résignation. Elle ne m'a
+pas dit un seul mot encore, mais dans chacun de ses regards j'ai
+lu ce qu'elle attend de moi.
+
+-- Que veut-elle de vous enfin?
+
+-- Oh! rien..., seulement que j'essaie si le fusil de monsieur
+votre père est aussi bon pour l'homme que pour la perdrix.
+
+-- Quelle idée! Et vous pouvez supposer cela! quand vous venez
+d'avouer qu'elle ne vous a encore rien dit. Mais c'est affreux de
+votre part.
+
+-- Si elle ne pensait pas à la vengeance, elle m'aurait tout
+d'abord parlé de notre père; elle n'en a rien fait. Elle aurait
+prononcé le nom de ceux qu'elle regarde... à tort, je le sais,
+comme ses meurtriers. Eh bien, non, pas un mot. C'est que, voyez-
+vous, nous autres Corses, nous sommes une race rusée. Ma soeur
+comprend qu'elle ne me tient pas complètement en sa puissance, et
+ne veut pas m'effrayer, lorsque je puis m'échapper encore. Une
+fois qu'elle m'aura conduit au bord du précipice, lorsque la tête
+me tournera, elle me poussera dans l'abîme.»
+
+Alors Orso donna à miss Nevil quelques détails sur la mort de son
+père, et rapporta les principales preuves qui se réunissaient pour
+lui faire regarder Agostini comme le meurtrier.
+
+«Rien, ajouta-t-il, n'a pu convaincre Colomba. Je l'ai vu par sa
+dernière lettre. Elle a juré la mort des Barricini; et... miss
+Nevil, voyez quelle confiance j'ai en vous... peut-être ne
+seraient-ils plus de ce monde, si, par un de ces préjugés
+qu'excuse son éducation sauvage, elle ne se persuadait que
+l'exécution de la vengeance m'appartient en ma qualité de chef de
+famille, et que mon honneur y est engagé.
+
+-- En vérité, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil, vous
+calomniez votre soeur.
+
+-- Non, vous l'avez dit vous-même... elle est Corse... elle pense
+ce qu'ils pensent tous. Savez-vous pourquoi j'étais si triste
+hier?
+
+-- Non, mais depuis quelque temps vous êtes sujet à ces accès
+d'humeur noire... Vous étiez plus aimable aux premiers jours de
+notre connaissance.
+
+-- Hier, au contraire, j'étais plus gai, plus heureux qu'à
+l'ordinaire. Je vous avais vue si bonne, si indulgente pour ma
+soeur!... Nous revenions, le colonel et moi, en bateau. Savez-vous
+ce que me dit un des bateliers dans son infernal patois:
+
+«Vous avez tué bien du gibier, Ors' Anton', mais vous trouverez
+Orlanduccio Barricini plus grand chasseur que vous.»
+
+-- Eh bien, quoi de si terrible dans ces paroles? Avez-vous donc
+tant de prétentions à être un adroit chasseur?
+
+-- Mais vous ne voyez pas que ce misérable disait que je n'aurais
+pas le courage de tuer Orlanduccio?
+
+-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, que vous me faites peur. Il
+paraît que l'air de votre île ne donne pas seulement la fièvre,
+mais qu'il rend fou. Heureusement que nous allons bientôt la
+quitter.
+
+-- Pas avant d'avoir été à Pietranera. Vous l'avez promis à ma
+soeur.
+
+-- Et si nous manquions à cette promesse, nous devrions sans doute
+nous attendre à quelque vengeance?
+
+-- Vous rappelez-vous ce que nous contait l'autre jour monsieur
+votre père de ces Indiens qui menacent les gouverneurs de la
+Compagnie de se laisser mourir de faim s'ils ne font droit à leurs
+requêtes?
+
+-- C'est-à-dire que vous vous laisseriez mourir de faim? J'en
+doute. Vous resteriez un jour sans manger, et puis mademoiselle
+Colomba vous apporterait un bruccio[7] si appétissant que vous
+renonceriez à votre projet.
+
+-- Vous êtes cruelle dans vos railleries, miss Nevil; vous devriez
+me ménager. Voyez, je suis seul ici. Je n'avais que vous pour
+m'empêcher de devenir fou, comme vous dites; vous étiez mon ange
+gardien, et maintenant...
+
+-- Maintenant, dit miss Lydia d'un ton sérieux, vous avez, pour
+soutenir cette raison si facile à ébranler, votre honneur d'homme
+et de militaire, et..., poursuivit-elle en se détournant pour
+cueillir une fleur, si cela peut quelque chose pour vous, le
+souvenir de votre ange gardien.
+
+-- Ah! miss Nevil, si je pouvais penser que vous prenez réellement
+quelque intérêt...
+
+-- Écoutez, monsieur della Rebbia, dit miss Nevil un peu émue,
+puisque vous êtes un enfant, je vous traiterai en enfant. Lorsque
+j'étais petite fille, ma mère me donna un beau collier que je
+désirais ardemment; mais elle me dit: «Chaque fois que tu mettras
+ce collier, souviens-toi que tu ne sais pas encore le français.»
+Le collier perdit à mes yeux un peu de son mérite. Il était devenu
+pour moi comme un remords; mais je le portai, et je sus le
+français. Voyez-vous cette bague? c'est un scarabée égyptien
+trouvé, s'il vous plaît, dans une pyramide. Cette figure bizarre,
+que vous prenez peut-être pour une bouteille, cela veut dire la
+vie humaine. Il y a dans mon pays des gens qui trouveraient
+l'hiéroglyphe très bien approprié. Celui-ci, qui vient après,
+c'est un bouclier avec un bras tenant une lance: cela veut dire
+combat, bataille. Donc la réunion des deux caractères forme cette
+devise, que je trouve assez belle: La vie est un combat. Ne vous
+avisez pas de croire que je traduis les hiéroglyphes couramment;
+c'est un savant en us qui m'a expliqué ceux-là. Tenez, je vous
+donne mon scarabée. Quand vous aurez quelque mauvaise pensée
+corse, regardez mon talisman et dites-vous qu'il faut sortir
+vainqueur de la bataille que nous livrent les mauvaises passions.
+-- Mais, en vérité, je ne prêche pas mal.
+
+-- Je penserai à vous, miss Nevil, et je me dirai...
+
+-- Dites-vous que vous avez une amie qui serait désolée... de...
+vous savoir pendu. Cela ferait d'ailleurs trop de peine à
+messieurs les caporaux vos ancêtres.»
+
+À ces mots, elle quitta en riant le bras d'Orso, et, courant vers
+son père: «Papa, dit-elle, laissez là ces pauvres oiseaux, et
+venez avec nous faire de la poésie dans la grotte de Napoléon.»
+
+
+
+VIII
+
+Il y a toujours quelque chose de solennel dans un départ, même
+quand on se quitte pour peu de temps. Orso devait partir avec sa
+soeur de très bon matin, et la veille au soir il avait pris congé
+de miss Lydia, car il n'espérait pas qu'en sa faveur elle fit
+exception à ses habitudes de paresse. Leurs adieux avaient été
+froids et graves. Depuis leur conversation au bord de la mer, miss
+Lydia craignait d'avoir montré à Orso un intérêt peut-être trop
+vif, et Orso, de son côté, avait sur le coeur ses railleries et
+surtout son ton de légèreté. Un moment il avait cru démêler dans
+les manières de la jeune Anglaise un sentiment d'affection
+naissante; maintenant, déconcerté par ses plaisanteries, il se
+disait qu'il n'était à ses yeux qu'une simple connaissance, qui
+bientôt serait oubliée. Grande fut donc sa surprise lorsque le
+matin, assis à prendre du café avec le colonel, il vit entrer miss
+Lydia suivie de sa soeur. Elle s'était levée à cinq heures, et,
+pour une Anglaise, pour miss Nevil surtout, l'effort était assez
+grand pour qu'il en tirât quelque vanité.
+
+«Je suis désolé que vous vous soyez dérangée si matin, dit Orso.
+C'est ma soeur sans doute qui vous aura réveillée malgré mes
+recommandations, et vous devez bien nous maudire. Vous me
+souhaitez déjà pendu peut-être?
+
+-- Non, dit miss Lydia fort bas et en italien, évidemment pour que
+son père ne l'entendît pas. Mais vous m'avez boudée hier pour mes
+innocentes plaisanteries et je ne voulais pas vous laisser
+emporter un souvenir mauvais de votre servante. Quelles terribles
+gens vous êtes, vous autres Corses! Adieu donc; à bientôt,
+j'espère.»
+
+Elle lui tendit la main. Orso ne trouva qu'un soupir pour réponse.
+Colomba s'approcha de lui, le mena dans l'embrasure d'une fenêtre,
+et, en lui montrant quelque chose qu'elle tenait sous son mezzaro,
+lui parla un moment à voix basse. «Ma soeur, dit Orso à miss
+Nevil, veut vous faire un singulier cadeau, mademoiselle; mais
+nous autres Corses, nous n'avons pas grand-chose à donner...,
+excepté notre affection..., que le temps n'efface pas. Ma soeur me
+dit que vous avez regardé avec curiosité ce stylet. C'est une
+antiquité dans la famille. Probablement il pendait autrefois à la
+ceinture d'un de ces caporaux à qui je dois l'honneur de votre
+connaissance. Colomba le croit si précieux qu'elle m'a demandé ma
+permission pour vous le donner, et moi je ne sais trop si je dois
+l'accorder, car j'ai peur que vous ne vous moquiez de nous.
+
+-- Ce stylet est charmant, dit miss Lydia; mais c'est une arme de
+famille; je ne puis l'accepter.
+
+-- Ce n'est pas le stylet de mon père, s'écria vivement Colomba.
+Il a été donné à un des grands-parents de ma mère par le roi
+Théodore. Si mademoiselle l'accepte, elle nous fera bien plaisir.
+
+-- Voyez, miss Lydia, dit Orso, ne dédaignez pas le stylet d'un
+roi.»
+
+Pour un amateur, les reliques du roi Théodore sont infiniment plus
+précieuses que celles du plus puissant monarque. La tentation
+était forte, et miss Lydia voyait déjà l'effet que produirait
+cette arme posée sur une table en laque dans son appartement de
+Saint-James' Place.
+
+«Mais, dit-elle en prenant le stylet avec l'hésitation de
+quelqu'un qui veut accepter, et adressant le plus aimable de ses
+sourires à Colomba, chère mademoiselle Colomba..., je ne puis...,
+je n'oserais vous laisser ainsi partir désarmée.
+
+-- Mon frère est avec moi, dit Colomba d'un ton fier, et nous
+avons le bon fusil que votre père nous a donné. Orso, vous l'avez
+chargé à balles?»
+
+Miss Nevil garda le stylet, et Colomba, pour conjurer le danger
+qu'on court à donner des armes coupantes ou perçantes à ses amis,
+exigea un sou en paiement.
+
+Il fallut partir enfin. Orso serra encore une fois la main de miss
+Nevil; Colomba l'embrassa, puis après vint offrir ses lèvres de
+rose au colonel, tout émerveillé de la politesse corse. De la
+fenêtre du salon, miss Lydia vit le frère et la soeur monter à
+cheval. Les yeux de Colomba brillaient d'une joie maligne qu'elle
+n'y avait point encore remarquée. Cette grande et forte femme,
+fanatique de ses idées d'honneur barbare, l'orgueil sur le front,
+les lèvres courbées par un sourire sardonique, emmenant ce jeune
+homme armé comme pour une expédition sinistre, lui rappela les
+craintes d'Orso, et elle crut voir son mauvais génie l'entraînant
+à sa perte.
+
+Orso, déjà à cheval, leva la tête et l'aperçut. Soit qu'il eût
+deviné sa pensée, soit pour lui dire un dernier adieu, il prit
+l'anneau égyptien, qu'il avait suspendu à un cordon, et le porta à
+ses lèvres. Miss Lydia quitta la fenêtre en rougissant; puis, s'y
+remettant presque aussitôt, elle vit les deux Corses s'éloigner
+rapidement au galop de leurs petits poneys, se dirigeant vers les
+montagnes. Une demi-heure après le colonel, au moyen de sa
+lunette, les lui montra longeant le fond du golfe, et elle vit
+qu'Orso tournait fréquemment la tête vers la ville. Il disparut
+enfin derrière les marécages remplacés aujourd'hui par une belle
+pépinière.
+
+Miss Lydia, en se regardant dans la glace, se trouva pâle.
+
+«Que doit penser de moi ce jeune homme? dit-elle, et moi que
+pensé-je de lui? et pourquoi y pensé-je?... Une connaissance de
+voyage!... Que suis-je venue faire en Corse?... Oh! je ne l'aime
+point... Non, non; d'ailleurs cela est impossible... Et Colomba...
+Moi la belle-soeur d'une vocératrice! qui porte un grand stylet!»
+Et elle s'aperçut qu'elle tenait à la main celui du roi Théodore.
+Elle le jeta sur sa toilette. «Colomba à Londres, dansant à
+Almack's!... Quel lion[8], grand Dieu, à montrer!... C'est qu'elle
+ferait fureur peut-être... Il m'aime, j'en suis sûre... C'est un
+héros de roman dont j'ai interrompu la carrière aventureuse...
+Mais avait-il réellement envie de venger son père à la corse?...
+C'était quelque chose entre un Conrad et un dandy... J'en ai fait
+un pur dandy, et un dandy qui a un tailleur corse!...»
+
+Elle se jeta sur son lit et voulut dormir, mais cela lui fut
+impossible; et je n'entreprendrai pas de continuer son monologue,
+dans lequel elle se dit plus de cent fois que M. della Rebbia
+n'avait été, n'était et ne serait jamais rien pour elle.
+
+
+
+IX
+
+Cependant Orso cheminait avec sa soeur. Le mouvement rapide de
+leurs chevaux les empêcha d'abord de se parler; mais, lorsque les
+montées trop rudes les obligeaient d'aller au pas, ils
+échangeaient quelques mots sur les amis qu'ils venaient de
+quitter. Colomba parlait avec enthousiasme de la beauté de miss
+Nevil, de ses blonds cheveux, de ses gracieuses manières. Puis
+elle demandait si le colonel était aussi riche qu'il le
+paraissait, si mademoiselle Lydia était fille unique.
+
+«Ce doit être un bon parti, disait-elle. Son père a, comme il
+semble, beaucoup d'amitié pour vous...»
+
+Et, comme Orso ne répondait rien, elle continuait:
+
+«Notre famille a été riche autrefois, elle est encore des plus
+considérées de l'île. Tous ces signori[9] sont des bâtards. Il n'y
+a plus de noblesse que dans les familles caporales, et vous savez,
+Orso, que vous descendez des premiers caporaux de l'île. Vous
+savez que notre famille est originaire d'au-delà des monts[10], et
+ce sont les guerres civiles qui nous ont obligés à passer de ce
+côté-ci. Si j'étais à votre place, Orso, je n'hésiterais pas, je
+demanderais miss Nevil à son père... (Orso levait les épaules.) De
+sa dot j'achèterais les bois de la Falsetta et les vignes en bas
+de chez nous; je bâtirais une belle maison en pierres de taille,
+et j'élèverais d'un étage la vieille tour où Sambucuccio a tué
+tant de Maures au temps du comte Henri le bel Missere.[11]
+
+-- Colomba, tu es folle, répondait Orso en galopant.
+
+-- Vous êtes homme, Ors' Anton', et vous savez sans doute mieux
+qu'une femme ce que vous avez à faire. Mais je voudrais bien
+savoir ce que cet Anglais pourrait objecter contre notre alliance.
+Y a-t-il des caporaux en Angleterre?...»
+
+Après une assez longue traite, devisant de la sorte, le frère et
+la soeur arrivèrent à un petit village, non loin de Bocognano, où
+ils s'arrêtèrent pour dîner et passer la nuit chez un ami de leur
+famille. Ils y furent reçus avec cette hospitalité corse qu'on ne
+peut apprécier que lorsqu'on l'a connue. Le lendemain leur hôte,
+qui avait été compère de madame della Rebbia, les accompagna
+jusqu'à une lieue de sa demeure.
+
+«Voyez-vous ces bois et ces maquis, dit-il à Orso au moment de se
+séparer: un homme qui aurait fait un malheur y vivrait dix ans en
+paix sans que gendarmes ou voltigeurs vinssent le chercher. Ces
+bois touchent à la forêt de Vizzavona, et, lorsqu'on a des amis à
+Bocognano ou aux environs, on n'y manque de rien. Vous avez là un
+beau fusil, il doit porter loin. Sang de la Madone! quel calibre!
+On peut tuer avec cela mieux que des sangliers.»
+
+Orso répondit froidement que son fusil était anglais et portait le
+plomb très loin. On s'embrassa, et chacun continua sa route.
+
+Déjà nos voyageurs n'étaient plus qu'à une petite distance de
+Pietranera, lorsque, à l'entrée d'une gorge qu'il fallait
+traverser, ils découvrirent sept ou huit hommes armés de fusils,
+les uns assis sur des pierres, les autres couchés sur l'herbe,
+quelques-uns debout et semblant faire le guet. Leurs chevaux
+paissaient à peu de distance. Colomba les examina un instant avec
+une lunette d'approche, qu'elle tira d'une des grandes poches de
+cuir que tous les Corses portent en voyage.
+
+«Ce sont nos gens! s'écria-t-elle d'un air joyeux. Pieruccio a
+bien fait sa commission.
+
+-- Quelles gens? demanda Orso.
+
+-- Nos bergers, répondit-elle. Avant-hier soir, j'ai fait partir
+Pieruccio, afin qu'il réunît ces braves gens pour vous accompagner
+à votre maison. Il ne convient pas que vous entriez à Pietranera
+sans escorte, et vous devez savoir d'ailleurs que les Barricini
+sont capables de tout.
+
+-- Colomba, dit Orso d'un ton sévère, je t'avais priée bien des
+fois de ne plus me parler des Barricini ni de tes soupçons sans
+fondement. Je ne me donnerai certainement pas le ridicule de
+rentrer chez moi avec cette troupe de fainéants, et je suis très
+mécontent que tu les aies rassemblés sans m'en prévenir.
+
+-- Mon frère, vous avez oublié votre pays. C'est à moi qu'il
+appartient de vous garder lorsque votre imprudence vous expose.
+J'ai dû faire ce que j'ai fait.»
+
+En ce moment, les bergers, les ayant aperçus, coururent à leurs
+chevaux et descendirent au galop à leur rencontre.
+
+«Evviva Ors' Anton'! s'écria un vieillard robuste à barbe blanche,
+couvert, malgré la chaleur, d'une casaque à capuchon, de drap
+corse, plus épais que la toison de ses chèvres. C'est le vrai
+portrait de son père, seulement plus grand et plus fort. Quel beau
+fusil! On en parlera de ce fusil, Ors' Anton'.
+
+-- Evviva Ors' Anton'! répétèrent en choeur tous les bergers. Nous
+savions bien qu'il reviendrait à la fin!
+
+-- Ah! Ors' Anton', disait un grand gaillard au teint couleur de
+brique, que votre père aurait de joie s'il était ici pour vous
+recevoir! Le cher homme! vous le verriez, s'il avait voulu me
+croire, s'il m'avait laissé faire l'affaire de Giudice... Le brave
+homme! Il ne m'a pas cru; il sait bien maintenant que j'avais
+raison.
+
+-- Bon! reprit le vieillard, Giudice ne perdra rien pour attendre.
+
+-- Evviva Ors' Anton'!» Et une douzaine de coups de fusil
+accompagnèrent cette acclamation. Orso, de très mauvaise humeur au
+centre de ce groupe d'hommes à cheval parlant tous ensemble et se
+pressant pour lui donner la main, demeura quelque temps sans
+pouvoir se faire entendre. Enfin, prenant l'air qu'il avait en
+tête de son peloton lorsqu'il lui distribuait les réprimandes et
+les jours de salle de police:
+
+«Mes amis, dit-il, je vous remercie de l'affection que vous me
+montrez, de celle que vous portiez à mon père; mais j'entends, je
+veux, que personne ne me donne de conseils. Je sais ce que j'ai à
+faire.
+
+-- Il a raison, il a raison! s'écrièrent les bergers. Vous savez
+bien que vous pouvez compter sur nous.
+
+-- Oui, j'y compte: mais je n'ai besoin de personne maintenant, et
+nul danger ne menace ma maison. Commencez par faire demi-tour, et
+allez-vous-en à vos chèvres. Je sais le chemin de Pietranera, et
+je n'ai pas besoin de guides.
+
+-- N'ayez peur de rien, Ors' Anton', dit le vieillard; ils
+n'oseraient se montrer aujourd'hui. La souris rentre dans son trou
+lorsque revient le matou.
+
+-- Matou toi-même, vieille barbe blanche! dit Orso. Comment
+t'appelles-tu?
+
+-- Eh quoi! vous ne me connaissez pas, Ors' Anton', moi qui vous
+ai porté en croupe si souvent sur mon mulet qui mord? Vous ne
+connaissez pas Polo Griffo? Brave homme, voyez-vous, qui est aux
+della Rebbia corps et âme. Dites un mot, et quand votre gros fusil
+parlera, ce vieux mousquet, vieux comme son maître, ne se taira
+pas. Comptez-y, Ors' Anton'.
+
+-- Bien, bien; mais de par tous les diables! Allez-vous-en et
+laissez-nous continuer notre route.»
+
+Les bergers s'éloignèrent enfin, se dirigeant au grand trot vers
+le village; mais de temps en temps ils s'arrêtaient sur tous les
+points élevés de la route, comme pour examiner s'il n'y avait
+point quelque embuscade cachée, et toujours ils se tenaient assez
+rapprochés d'Orso et de sa soeur pour être en mesure de leur
+porter secours au besoin. Et le vieux Polo Griffo disait à ses
+compagnons:
+
+«Je le comprends! Je le comprends! Il ne dit pas ce qu'il veut
+faire, mais il le fait. C'est le vrai portrait de son père. Bien!
+dis que tu n'en veux à personne! tu as fait un voeu à sainte
+Nega[12]. Bravo! Moi je ne donnerais pas une figue de la peau du
+maire. Avant un mois on n'en pourra plus faire une outre.»
+
+Ainsi précédé par cette troupe d'éclaireurs, le descendant des
+della Rebbia entra dans son village et gagna le vieux manoir des
+caporaux, ses aïeux. Les rebbianistes, longtemps privés de chef,
+s'étaient portés en masse à sa rencontre, et les habitants du
+village, qui observaient la neutralité, étaient tous sur le pas de
+leurs portes pour le voir passer. Les barricinistes se tenaient
+dans leurs maisons et regardaient par les fentes de leurs volets.
+
+Le bourg de Pietranera est très irrégulièrement bâti, comme tous
+les villages de la Corse; car, pour voir une rue, il faut aller à
+Cargese, bâti par M. de Marbeuf. Les maisons, dispersées au hasard
+et sans le moindre alignement, occupent le sommet d'un petit
+plateau, ou plutôt d'un palier de la montagne. Vers le milieu du
+bourg s'élève un grand chêne vert, et auprès on voit une auge en
+granit, où un tuyau en bois apporte l'eau d'une source voisine. Ce
+monument d'utilité publique fut construit à frais communs par les
+della Rebbia et les Barricini; mais on se tromperait fort si l'on
+y cherchait un indice de l'ancienne concorde des deux familles. Au
+contraire, c'est une oeuvre de leur jalousie. Autrefois, le
+colonel della Rebbia ayant envoyé au conseil municipal de sa
+commune une petite somme pour contribuer à l'érection d'une
+fontaine, l'avocat Barricini se hâta d'offrir un don semblable, et
+c'est à ce combat de générosité que Pietranera doit son eau.
+Autour du chêne vert et de la fontaine, il y a un espace vide
+qu'on appelle la place, et où les oisifs se rassemblent le soir.
+Quelquefois on y joue aux cartes, et, une fois l'an dans le
+carnaval, on y danse. Aux deux extrémités de la place s'élèvent
+des bâtiments plus hauts que larges, construits en granit et en
+schiste. Ce sont les tours ennemies des della Rebbia et des
+Barricini. Leur architecture est uniforme, leur hauteur est la
+même, et l'on voit que la rivalité des deux familles s'est
+toujours maintenue sans que la fortune décidât entre elles.
+
+Il est peut-être à propos d'expliquer ce qu'il faut entendre par
+ce mot tour. C'est un bâtiment carré d'environ quarante pieds de
+haut, qu'en un autre pays on nommerait tout bonnement un
+colombier. La porte, étroite, s'ouvre à huit pieds du sol, et l'on
+y arrive par un escalier fort roide. Au-dessus de la porte est une
+fenêtre avec une espèce de balcon percé en dessous comme un
+mâchicoulis, qui permet d'assommer sans risque un visiteur
+indiscret. Entre la fenêtre et la porte, on voit deux écussons
+grossièrement sculptés. L'un portait autrefois la croix de Gênes;
+mais, tout martelé aujourd'hui, il n'est plus intelligible que
+pour les antiquaires. Sur l'autre écusson sont sculptées les
+armoiries de la famille qui possède la tour. Ajoutez, pour
+compléter la décoration, quelques traces de balles sur les
+écussons et les chambranles de la fenêtre, et vous pouvez vous
+faire une idée d'un manoir du Moyen Âge en Corse. J'oubliais de
+dire que les bâtiments d'habitation touchent à la tour, et souvent
+s'y rattachent par une communication intérieure.
+
+La tour et la maison des della Rebbia occupent le côté nord de la
+place de Pietranera; la tour et la maison des Barricini, le côté
+sud. De la tour du nord jusqu'à la fontaine, c'est la promenade
+des della Rebbia, celle des Barricini est du côté opposé. Depuis
+l'enterrement de la femme du colonel, on n'avait jamais vu un
+membre de l'une de ces deux familles paraître sur un autre côté de
+la place que celui qui lui était assigné par une espèce de
+convention tacite. Pour éviter un détour, Orso allait passer
+devant la maison du maire, lorsque sa soeur l'avertit et l'engagea
+à prendre une ruelle qui les conduirait à leur maison sans
+traverser la place.
+
+«Pourquoi se déranger? dit Orso; la place n'est-elle pas à tout le
+monde?»
+
+Et il poussa son cheval.
+
+«Brave coeur! dit tout bas Colomba... Mon père, tu seras vengé!»
+
+En arrivant sur la place, Colomba se plaça entre la maison des
+Barricini et son frère, et toujours elle eut l'oeil fixé sur les
+fenêtres de ses ennemis. Elle remarqua qu'elles étaient
+barricadées depuis peu, et qu'on y avait pratiqué des archere. On
+appelle archere d'étroites ouvertures en forme de meurtrières,
+ménagées entre de grosses bûches avec lesquelles on bouche la
+partie inférieure d'une fenêtre. Lorsqu'on craint quelque attaque,
+on se barricade de la sorte, et l'on peut, à l'abri des bûches,
+tirer à couvert sur les assaillants.
+
+«Les lâches! dit Colomba. Voyez, mon frère, déjà ils commencent à
+se garder: ils se barricadent! mais il faudra bien sortir un
+jour!»
+
+La présence d'Orso sur le côté sud de la place produisit une
+grande sensation à Pietranera, et fut considérée comme une preuve
+d'audace approchant de la témérité. Pour les neutres rassemblés le
+soir autour du chêne vert, ce fut le texte de commentaires sans
+fin.
+
+Il est heureux, disait-on, que les fils Barricini ne soient pas
+encore revenus, car ils sont moins endurants que l'avocat, et
+peut-être n'eussent-ils point laissé passer leur ennemi sur leur
+terrain sans lui faire payer sa bravade.
+
+«Souvenez-vous de ce que je vais vous dire, voisin, ajouta un
+vieillard qui était l'oracle du bourg. J'ai observé la figure de
+la Colomba aujourd'hui, elle a quelque chose dans la tête. Je sens
+de la poudre en l'air. Avant peu, il y aura de la viande de
+boucherie à bon marché dans Pietranera.»
+
+
+
+X
+
+Séparé fort jeune de son père, Orso n'avait guère eu le temps de
+le connaître. Il avait quitté Pietranera à quinze ans pour étudier
+à Pise, et de là était entré à l'École militaire pendant que
+Ghilfuccio promenait en Europe les aigles impériales. Sur le
+continent, Orso l'avait vu à de rares intervalles, et en 1815
+seulement il s'était trouvé dans le régiment que son père
+commandait. Mais le colonel, inflexible sur la discipline,
+traitait son fils comme tous les autres jeunes lieutenants, c'est-
+à-dire avec beaucoup de sévérité. Les souvenirs qu'Orso en avait
+conservés étaient de deux sortes. Il se le rappelait à Pietranera,
+lui confiant son sabre, lui laissant décharger son fusil quand il
+revenait de la chasse, ou le faisant asseoir pour la première
+fois, lui bambin, à la table de famille. Puis il se représentait
+le colonel della Rebbia l'envoyant aux arrêts pour quelque
+étourderie, et ne l'appelant jamais que lieutenant della Rebbia:
+
+«Lieutenant della Rebbia, vous n'êtes pas à votre place de
+bataille, trois jours d'arrêts. -- Vos tirailleurs sont à cinq
+mètres trop loin de la réserve, cinq jours d'arrêts. -- Vous êtes
+en bonnet de police à midi cinq minutes, huit jours d'arrêts.»
+
+Une seule fois, aux Quatre-Bras, il lui avait dit:
+
+«Très bien, Orso; mais de la prudence.»
+
+Au reste, ces derniers souvenirs n'étaient point ceux que lui
+rappelait Pietranera. La vue des lieux familiers à son enfance,
+les meubles dont se servait sa mère, qu'il avait tendrement aimée,
+excitaient en son âme une foule d'émotions douces et pénibles;
+puis, l'avenir sombre qui se préparait pour lui, l'inquiétude
+vague que sa soeur lui inspirait, et par dessus tout, l'idée que
+miss Nevil allait venir dans sa maison, qui lui paraissait
+aujourd'hui si petite, si pauvre, si peu convenable, pour une
+personne habituée au luxe, le mépris qu'elle en concevrait peut-
+être, toutes ces pensées formaient un chaos dans sa tête et lui
+inspiraient un profond découragement.
+
+Il s'assit, pour souper, dans un grand fauteuil de chêne noirci,
+où son père présidait les repas de famille, et sourit en voyant
+Colomba hésiter à se mettre à table avec lui. Il lui sut bon gré
+d'ailleurs du silence qu'elle observa pendant le souper et de la
+prompte retraite qu'elle fit ensuite, car il se sentait trop ému
+pour résister aux attaques qu'elle lui préparait sans doute; mais
+Colomba le ménageait et voulait lui laisser le temps de se
+reconnaître. La tête appuyée sur sa main, il demeura longtemps
+immobile, repassant dans son esprit les scènes des quinze derniers
+jours qu'il avait vécus. Il voyait avec effroi cette attente où
+chacun semblait être de sa conduite à l'égard des Barricini. Déjà
+il s'apercevait que l'opinion de Pietranera commençait à être pour
+lui celle du monde. Il devait se venger sous peine de passer pour
+un lâche. Mais sur qui se venger? Il ne pouvait croire les
+Barricini coupables de meurtre. À la vérité ils étaient les
+ennemis de sa famille, mais il fallait les préjugés grossiers de
+ses compatriotes pour leur attribuer un assassinat. Quelquefois il
+considérait le talisman de miss Nevil, et en répétait tout bas la
+devise: «La vie est un combat!» Enfin il se dit d'un ton ferme:
+«J'en sortirai vainqueur!» Sur cette bonne pensée il se leva et,
+prenant la lampe, il allait monter dans sa chambre, lorsqu'on
+frappa à la porte de la maison. L'heure était indue pour recevoir
+une visite. Colomba parut aussitôt, suivie de la femme qui les
+servait.
+
+«Ce n'est rien», dit-elle en courant à la porte.
+
+Cependant, avant d'ouvrir, elle demanda qui frappait. Une voix
+douce répondit:
+
+«C'est moi.»
+
+Aussitôt la barre de bois placée en travers de la porte fut
+enlevée, et Colomba reparut dans la salle à manger suivie d'une
+petite fille de dix ans à peu près, pieds nus, en haillons, la
+tête couverte d'un mauvais mouchoir, de dessous lequel
+s'échappaient de longues mèches de cheveux noirs comme l'aile d'un
+corbeau. L'enfant était maigre, pâle, la peau brûlée par le
+soleil; mais dans ses yeux brillait le feu de l'intelligence. En
+voyant Orso, elle s'arrêta timidement et lui fit une révérence à
+la paysanne; puis elle parla bas à Colomba, et lui mit entre les
+mains un faisan nouvellement tué.
+
+«Merci, Chili, dit Colomba. Remercie ton oncle. Il se porte bien?
+
+-- Fort bien, mademoiselle, à vous servir. Je n'ai pu venir plus
+tôt parce qu'il a bien tardé. Je suis restée trois heures dans le
+maquis à l'attendre.
+
+-- Et tu n'as pas soupé?
+
+-- Dame! non, mademoiselle, je n'ai pas eu le temps.
+
+-- On va te donner à souper. Ton oncle a-t-il du pain encore?
+
+-- Peu, mademoiselle; mais c'est de la poudre surtout qui lui
+manque. Voilà les châtaignes venues, et maintenant il n'a plus
+besoin que de poudre.
+
+-- Je vais te donner un pain pour lui et de la poudre. Dis-lui
+qu'il la ménage, elle est chère.
+
+-- Colomba, dit Orso, en français, à qui donc fais-tu ainsi la
+charité?
+
+-- À un pauvre bandit de ce village, répondit Colomba dans la même
+langue. Cette petite est sa nièce.
+
+-- Il me semble que tu pourrais mieux placer tes dons. Pourquoi
+envoyer de la poudre à un coquin qui s'en servira pour commettre
+des crimes? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde
+paraît avoir pour les bandits, il y a longtemps qu'ils auraient
+disparu de la Corse.
+
+-- Les plus méchants de notre pays ne sont pas ceux qui sont à la
+campagne.[13]
+
+-- Donne-leur du pain si tu veux, on n'en doit refuser à personne;
+mais je n'entends pas qu'on leur fournisse des munitions.
+
+-- Mon frère, dit Colomba d'un ton grave, vous êtes le maître ici,
+et tout vous appartient dans cette maison; mais je vous en
+préviens, je donnerai mon mezzaro à cette petite fille pour
+qu'elle le vende, plutôt que de refuser de la poudre à un bandit.
+Lui refuser de la poudre! mais autant vaut le livrer aux
+gendarmes. Quelle protection a-t-il contre eux, sinon ses
+cartouches?»
+
+La petite fille cependant dévorait avec avidité un morceau de
+pain, et regardait attentivement tour à tour Colomba et son frère,
+cherchant à comprendre dans leurs yeux le sens de ce qu'ils
+disaient.
+
+«Et qu'a-t-il fait enfin ton bandit? Pour quel crime s'est-il jeté
+dans le maquis?
+
+-- Brandolaccio n'a point commis de crime, s'écria Colomba. Il a
+tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné son père pendant que lui
+était à l'armée.»
+
+Orso détourna la tête, prit la lampe, et, sans répondre, monta
+dans sa chambre. Alors Colomba donna poudre et provisions à
+l'enfant, et la reconduisit jusqu'à la porte en lui répétant:
+
+«Surtout que ton oncle veille bien sur Orso!»
+
+
+
+XI
+
+Orso fut longtemps à s'endormir, et par conséquent s'éveilla fort
+tard, du moins pour un Corse. À peine levé, le premier objet qui
+frappa ses yeux, ce fut la maison de ses ennemis et les archere
+qu'ils venaient d'y établir. Il descendit et demanda sa soeur.
+
+«Elle est à la cuisine qui fond des balles», lui répondit la
+servante Saveria.
+
+Ainsi, il ne pouvait faire un pas sans être poursuivi par l'image
+de la guerre.
+
+Il trouva Colomba assise sur un escabeau, entourée de balles
+nouvellement fondues, coupant les jets de plomb.
+
+«Que diable fais-tu là? lui demanda son frère.
+
+-- Vous n'aviez point de balles pour le fusil du colonel,
+répondit-elle de sa voix douce, j'ai trouvé un moule de calibre,
+et vous aurez aujourd'hui vingt-quatre cartouches, mon frère.
+
+-- Je n'en ai pas besoin, Dieu merci!
+
+-- Il ne faut pas être pris au dépourvu, Ors' Anton'. Vous avez
+oublié votre pays et les gens qui vous entourent.
+
+-- Je l'aurais oublié que tu me le rappellerais bien vite. Dis-
+moi, n'est-il pas arrivé une grosse malle il y a quelques jours?
+
+-- Oui, mon frère. Voulez-vous que je la monte dans votre chambre?
+
+-- Toi, la monter! mais tu n'aurais jamais la force de la
+soulever... N'y a-t-il pas ici quelque homme pour le faire?
+
+-- Je ne suis pas si faible que vous le pensez, dit Colomba, en
+retroussant ses manches et découvrant un bras blanc et rond,
+parfaitement formé, mais qui annonçait une force peu commune.
+Allons, Saveria, dit-elle à la servante, aide-moi.»
+
+Déjà elle enlevait seule la lourde malle, quand Orso s'empressa de
+l'aider.
+
+«Il y a dans cette malle, ma chère Colomba, dit-il, quelque chose
+pour toi. Tu m'excuseras si je te fais de si pauvres cadeaux, mais
+la bourse d'un lieutenant en demi-solde n'est pas trop bien
+garnie.»
+
+En parlant, il ouvrait la malle et en retirait quelques robes, un
+châle et d'autres objets à l'usage d'une jeune personne.
+
+«Que de belles choses! s'écria Colomba. Je vais bien vite les
+serrer de peur qu'elles ne se gâtent. Je les garderai pour ma
+noce, ajouta-t-elle avec un sourire triste, car maintenant je suis
+en deuil.»
+
+Et elle baisa la main de son frère. «Il y a de l'affectation, ma
+soeur, à garder le deuil si longtemps.
+
+-- Je l'ai juré, dit Colomba d'un ton ferme. Je ne quitterai le
+deuil...» Et elle regardait par la fenêtre la maison des
+Barricini.
+
+«Que le jour où tu te marieras? dit Orso cherchant à éviter la fin
+de la phrase.
+
+-- Je ne me marierai, dit Colomba, qu'à un homme qui aura fait
+trois choses...»
+
+Et elle contemplait toujours d'un air sinistre la maison ennemie.
+
+«Jolie comme tu es, Colomba, je m'étonne que tu ne sois pas déjà
+mariée. Allons, tu me diras qui te fait la cour. D'ailleurs
+j'entendrai bien les sérénades. Il faut qu'elles soient belles
+pour plaire à une grande vocératrice comme toi.
+
+-- Qui voudrait d'une pauvre orpheline?... Et puis l'homme qui me
+fera quitter mes habits de deuil fera prendre le deuil aux femmes
+de là-bas.»
+
+«Cela devient de la folie», se dit Orso.
+
+Mais il ne répondit rien pour éviter toute discussion.
+
+«Mon frère, dit Colomba d'un ton de câlinerie, j'ai aussi quelque
+chose à vous offrir. Les habits que vous avez là sont trop beaux
+pour ce pays-ci. Votre jolie redingote serait en pièces au bout de
+deux jours si vous la portiez dans le maquis. Il faut la garder
+pour quand viendra miss Nevil.»
+
+Puis, ouvrant une armoire, elle en tira un costume complet de
+chasseur.
+
+«Je vous ai fait une veste de velours, et voici un bonnet comme en
+portent nos élégants; je l'ai brodé pour vous il y a bien
+longtemps. Voulez-vous essayer cela?»
+
+Et elle lui faisait endosser une large veste de velours vert ayant
+dans le dos une énorme poche. Elle lui mettait sur la tête un
+bonnet pointu de velours noir brodé en jais et en soie de la même
+couleur, et terminé par une espèce de houppe.
+
+«Voici la cartouchière[14] de notre père, dit-elle, son stylet est
+dans la poche de votre veste. Je vais vous chercher le pistolet.
+
+-- J'ai l'air d'un vrai brigand de l'Ambigu-Comique, disait Orso
+en se regardant dans un petit miroir que lui présentait Saveria.
+
+-- C'est que vous avez tout à fait bonne façon comme cela, Ors'
+Anton', disait la vieille servante, et le plus beau pointu[15] de
+Bocognano ou de Bastelica n'est pas plus brave.»
+
+Orso déjeuna dans son nouveau costume, et pendant le repas il dit
+à sa soeur que sa malle contenait un certain nombre de livres; que
+son intention était d'en faire venir de France et d'Italie, et de
+la faire travailler beaucoup.
+
+«Car il est honteux, Colomba, ajouta-t-il, qu'une grande fille
+comme toi ne sache pas encore des choses que, sur le continent,
+les enfants apprennent en sortant de nourrice.
+
+-- Vous avez raison, mon frère, disait Colomba; je sais bien ce
+qui me manque, et je ne demande pas mieux que d'étudier, surtout
+si vous voulez bien me donner des leçons.»
+
+Quelques jours se passèrent sans que Colomba prononçât le nom des
+Barricini. Elle était toujours aux petits soins pour son frère, et
+lui parlait souvent de miss Nevil. Orso lui faisait lire des
+ouvrages français et italiens, et il était surpris tantôt de la
+justesse et du bon sens de ses observations, tantôt de son
+ignorance profonde des choses les plus vulgaires.
+
+Un matin, après déjeuner, Colomba sortit un instant, et, au lieu
+de revenir avec un livre et du papier, parut avec son mezzaro sur
+la tête. Son air était plus sérieux encore que de coutume.
+
+«Mon frère, dit-elle, je vous prierai de sortir avec moi.
+
+-- Où veux-tu que je t'accompagne? dit Orso en lui offrant son
+bras.
+
+-- Je n'ai pas besoin de votre bras, mon frère, mais prenez votre
+fusil et votre boîte à cartouches. Un homme ne doit jamais sortir
+sans ses armes.
+
+-- À la bonne heure! Il faut se conformer à la mode. Où allons-
+nous?»
+
+Colomba, sans répondre, serra le mezzaro autour de sa tête, appela
+le chien de garde, et sortit suivie de son frère. S'éloignant à
+grands pas du village, elle prit un chemin creux qui serpentait
+dans les vignes, après avoir envoyé devant elle le chien, à qui
+elle fit un signe qu'il semblait bien connaître; car aussitôt il
+se mit à courir en zigzag, passant dans les vignes, tantôt d'un
+côté, tantôt de l'autre, toujours à cinquante pas de sa maîtresse,
+et quelquefois s'arrêtant au milieu du chemin pour la regarder en
+remuant la queue. Il paraissait s'acquitter parfaitement de ses
+fonctions d'éclaireur.
+
+«Si Muschetto aboie, dit Colomba, armez votre fusil, mon frère, et
+tenez-vous immobile.»
+
+À un demi-mille du village, après bien des détours, Colomba
+s'arrêta tout à coup dans un endroit où le chemin faisait un
+coude. Là s'élevait une petite pyramide de branchages, les uns
+verts, les autres desséchés, amoncelés à la hauteur de trois pieds
+environ. Du sommet on voyait percer l'extrémité d'une croix de
+bois peinte en noir. Dans plusieurs cantons de la Corse, surtout
+dans les montagnes, un usage extrêmement ancien, et qui se
+rattache peut-être à des superstitions du paganisme, oblige les
+passants à jeter une pierre ou un rameau d'arbre sur le lieu où un
+homme a péri de mort violente. Pendant de longues années, aussi
+longtemps que le souvenir de sa fin tragique demeure dans la
+mémoire des hommes, cette offrande singulière s'accumule ainsi de
+jour en jour. On appelle cela l'amas, le mucchio d'un tel.
+
+Colomba s'arrêta devant ce tas de feuillage, et, arrachant une
+branche d'arbousier, l'ajouta à la pyramide.
+
+«Orso, dit-elle, c'est ici que notre père est mort. Prions pour
+son âme, mon frère!»
+
+Et elle se mit à genoux. Orso l'imita aussitôt. En ce moment la
+cloche du village tinta lentement, car un homme était mort dans la
+nuit. Orso fondit en larmes.
+
+Au bout de quelques minutes, Colomba se leva, l'oeil sec, mais la
+figure animée. Elle fit du pouce à la hâte le signe de croix
+familier à ses compatriotes et qui accompagne d'ordinaire leurs
+serments solennels, puis, entraînant son frère, elle reprit le
+chemin du village. Ils rentrèrent en silence dans leur maison.
+Orso monta dans sa chambre. Un instant après, Colomba l'y suivit,
+portant une petite cassette qu'elle posa sur la table. Elle
+l'ouvrit et en tira une chemise couverte de larges taches de sang.
+
+«Voici la chemise de votre père, Orso.»
+
+Et elle la jeta sur ses genoux.
+
+«Voici le plomb qui l'a frappé.»
+
+Et elle posa sur la chemise deux balles oxydées.
+
+«Orso, mon frère! cria-t-elle en se précipitant dans ses bras et
+l'étreignant avec force. Orso! tu le vengeras!»
+
+Elle l'embrassa avec une espèce de fureur, baisa les balles et la
+chemise, et sortit de la chambre, laissant son frère comme
+pétrifié sur sa chaise.
+
+Orso resta quelque temps immobile, n'osant éloigner de lui ces
+épouvantables reliques. Enfin, faisant un effort, il les remit
+dans la cassette et courut à l'autre bout de la chambre se jeter
+sur son lit, la tête tournée vers la muraille, enfoncée dans
+l'oreiller, comme s'il eût voulu se dérober à la vue d'un spectre.
+Les dernières paroles de sa soeur retentissaient sans cesse dans
+ses oreilles, et il lui semblait entendre un oracle fatal,
+inévitable, qui lui demandait du sang, et du sang innocent. Je
+n'essaierai pas de rendre les sensations du malheureux jeune
+homme, aussi confuses que celles qui bouleversent la tête d'un
+fou. Longtemps il demeura dans la même position, sans oser
+détourner la tête. Enfin il se leva, ferma la cassette, et sortit
+précipitamment de sa maison, courant la campagne et marchant
+devant lui sans savoir où il allait.
+
+Peu à peu, le grand air le soulagea; il devint plus calme et
+examina avec quelque sang-froid sa position et les moyens d'en
+sortir. Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre, on le
+sait déjà; mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du
+bandit Agostini; et cette lettre, il le croyait du moins, avait
+causé la mort de son père. Les poursuivre comme faussaires, il
+sentait que cela était impossible. Parfois, si les préjugés ou les
+instincts de son pays revenaient l'assaillir et lui montraient une
+vengeance facile au détour d'un sentier, il les écartait avec
+horreur en pensant à ses camarades de régiment, aux salons de
+Paris, surtout à miss Nevil. Puis il songeait aux reproches de sa
+soeur, et ce qui restait de corse dans son caractère justifiait
+ces reproches et les rendait plus poignants. Un seul espoir lui
+restait dans ce combat entre sa conscience et ses préjugés,
+c'était d'entamer, sous un prétexte quelconque, une querelle avec
+un des fils de l'avocat et de se battre en duel avec lui. Le tuer
+d'une balle ou d'un coup d'épée conciliait ses idées corses et ses
+idées françaises. L'expédient accepté, et méditant les moyens
+d'exécution, il se sentait déjà soulagé d'un grand poids, lorsque
+d'autres pensées plus douces contribuèrent encore à calmer son
+agitation fébrile. Cicéron, désespéré de la mort de sa fille
+Tullia, oublia sa douleur en repassant dans son esprit toutes les
+belles choses qu'il pourrait dire à ce sujet. En discourant de la
+sorte sur la vie et la mort, M. Shandy se consola de la perte de
+son fils. Orso se rafraîchit le sang en pensant qu'il pourrait
+faire à miss Nevil un tableau de l'état de son âme, tableau qui ne
+pourrait manquer d'intéresser puissamment cette belle personne.
+
+Il se rapprochait du village, dont il s'était fort éloigné sans
+s'en apercevoir, lorsqu'il entendit la voix d'une petite fille qui
+chantait, se croyant seule sans doute, dans un sentier au bord du
+maquis. C'était cet air lent et monotone consacré aux lamentations
+funèbres, et l'enfant chantait: «À mon fils, mon fils en lointain
+pays -- gardez ma croix et ma chemise sanglante...»
+
+«Que chantes-tu là, petite? dit Orso d'un ton de colère, en
+paraissant tout à coup.
+
+-- C'est vous, Ors' Anton'! s'écria l'enfant un peu effrayée...
+C'est une chanson de mademoiselle Colomba...
+
+-- Je te défends de la chanter», dit Orso d'une voix terrible.
+
+L'enfant, tournant la tête à droite et à gauche, semblait chercher
+de quel côté elle pourrait se sauver, et sans doute elle se serait
+enfuie si elle n'eût été retenue par le soin de conserver un gros
+paquet qu'on voyait sur l'herbe à ses pieds.
+
+Orso eut honte de sa violence. «Que portes-tu là, ma petite?» lui
+demanda-t-il le plus doucement qu'il put. Et comme Chilina
+hésitait à répondre, il souleva le linge qui enveloppait le
+paquet, et vit qu'il contenait un pain et d'autres provisions. «À
+qui portes-tu ce pain, ma mignonne? lui demanda-t-il.
+
+-- Vous le savez bien, monsieur; à mon oncle.
+
+-- Et ton oncle n'est-il pas bandit?
+
+-- Pour vous servir, monsieur Ors' Anton'.
+
+-- Si les gendarmes te rencontraient, ils te demanderaient où tu
+vas...
+
+-- Je leur dirais, répondit l'enfant sans hésiter, que je porte à
+manger aux Lucquois qui coupent le maquis.
+
+-- Et si tu trouvais quelque chasseur affamé qui voulût dîner à
+tes dépens et te prendre tes provisions?...
+
+-- On n'oserait. Je dirais que c'est pour mon oncle.
+
+-- En effet, il n'est point homme à se laisser prendre son
+dîner... Il t'aime bien, ton oncle?
+
+-- Oh! oui, Ors' Anton'. Depuis que mon papa est mort, il a soin
+de la famille: de ma mère, de moi et de ma petite soeur. Avant que
+maman fût malade, il la recommandait aux riches pour qu'on lui
+donnât de l'ouvrage. Le maire me donne une robe tous les ans, et
+le curé me montre le catéchisme et à lire depuis que mon oncle
+leur a parlé. Mais c'est votre soeur surtout qui est bonne pour
+nous.»
+
+En ce moment, un chien parut dans le sentier. La petite fille,
+portant deux doigts à sa bouche, fit entendre un sifflement aigu:
+aussitôt le chien vint à elle et la caressa, puis s'enfonça
+brusquement dans le maquis. Bientôt deux hommes mal vêtus, mais
+bien armés, se levèrent derrière une cépée à quelques pas d'Orso.
+On eût dit qu'ils s'étaient avancés en rampant comme des
+couleuvres au milieu du fourré de cistes et de myrtes qui couvrait
+le terrain.
+
+«Oh! Ors' Anton', soyez le bienvenu, dit le plus âgé de ces deux
+hommes. Eh quoi! vous ne me reconnaissez pas?
+
+-- Non, dit Orso le regardant fixement.
+
+-- C'est drôle comme une barbe et un bonnet pointu vous changent
+un homme! Allons, mon lieutenant, regardez bien. Avez-vous donc
+oublié les anciens de Waterloo? Vous ne vous souvenez plus de
+Brando Savelli, qui a déchiré plus d'une cartouche à côté de vous
+dans ce jour de malheur?
+
+-- Quoi! c'est toi! dit Orso. Et tu as déserté en 1816!
+
+-- Comme vous dites, mon lieutenant. Dame, le service ennuie, et
+puis j'avais un compte à régler dans ce pays-ci. Ha! ha! Chili, tu
+es une brave fille. Sers-nous vite car nous avons faim. Vous
+n'avez pas d'idée, mon lieutenant, comme on a d'appétit dans le
+maquis. Qu'est-ce qui nous envoie cela, mademoiselle Colomba ou le
+maire?
+
+-- Non, mon oncle; c'est la meunière qui m'a donné cela pour vous
+et une couverture pour maman.
+
+-- Qu'est-ce qu'elle me veut?
+
+-- Elle dit que ses Lucquois, qu'elle a pris pour défricher, lui
+demandent maintenant trente-cinq sous et les châtaignes, à cause
+de la fièvre qui est dans le bas de Pietranera.
+
+-- Les fainéants!... Je verrai. -- Sans façon, mon lieutenant,
+voulez-vous partager notre dîner? Nous avons fait de plus mauvais
+repas ensemble du temps de notre pauvre compatriote qu'on a
+réformé.
+
+-- Grand merci. -- On m'a réformé aussi, moi.
+
+-- Oui, je l'ai entendu dire; mais vous n'en avez pas été bien
+fâché, je gage. Histoire de régler votre compte à vous. -- Allons,
+curé, dit le bandit à son camarade, à table! Monsieur Orso, je
+vous présente monsieur le curé, c'est-à-dire, je ne sais pas trop
+s'il est curé, mais il en a la science.
+
+-- Un pauvre étudiant en théologie, monsieur, dit le second
+bandit, qu'on a empêché de suivre sa vocation. Qui sait? J'aurais
+pu être pape, Brandolaccio.
+
+-- Quelle cause a donc privé l'Église de vos lumières? demanda
+Orso.
+
+-- Un rien, un compte à régler, comme dit mon ami Brandolaccio,
+une soeur à moi qui avait fait des folies pendant que je dévorais
+les bouquins à l'université de Pise. Il me fallut retourner au
+pays pour la marier. Mais le futur, trop pressé, meurt de la
+fièvre trois jours avant mon arrivée. Je m'adresse alors, comme
+vous eussiez fait à ma place, au frère du défunt. On me dit qu'il
+était marié. Que faire?
+
+-- En effet, cela était embarrassant. Que fîtes-vous?
+
+-- Ce sont de ces cas où il faut en venir à la pierre à fusil.[16]
+
+-- C'est-à-dire que...
+
+-- Je lui mis une balle dans la tête», dit froidement le bandit.
+
+Orso fit un mouvement d'horreur. Cependant la curiosité, et peut-
+être aussi le désir de retarder le moment où il faudrait rentrer
+chez lui, le firent rester à sa place, et continuer la
+conversation avec ces deux hommes, dont chacun avait au moins un
+assassinat sur la conscience.
+
+Pendant que son camarade parlait, Brandolaccio mettait devant lui
+du pain et de la viande; il se servit lui-même, puis il fit la
+part de son chien, qu'il présenta à Orso sous le nom de Brusco,
+comme doué du merveilleux instinct de reconnaître un voltigeur
+sous quelque déguisement que ce fût. Enfin il coupa un morceau de
+pain et une tranche de jambon cru qu'il donna à sa nièce.
+
+«La belle vie que celle de bandit! s'écria l'étudiant en théologie
+après avoir mangé quelques bouchées. Vous en tâterez peut-être un
+jour, monsieur della Rebbia, et vous verrez combien il est doux de
+ne connaître d'autre maître que son caprice.»
+
+Jusque-là, le bandit s'était exprimé en italien; il poursuivit en
+français:
+
+«La Corse n'est pas un pays bien amusant pour un jeune homme; mais
+pour un bandit, quelle différence! Les femmes sont folles de nous.
+Tel que vous me voyez, j'ai trois maîtresses dans trois cantons
+différents. Je suis partout chez moi. Et il y en a une qui est la
+femme d'un gendarme.
+
+-- Vous savez bien des langues, monsieur, dit Orso d'un ton grave.
+
+-- Si je parle français, c'est que, voyez-vous, maxima debetur
+pueris reverentia. Nous entendons, Brandolaccio et moi, que la
+petite tourne bien et marche droit.
+
+-- Quand viendront ses quinze ans, dit l'oncle de Chilina, je la
+marierai bien. J'ai déjà un parti en vue.
+
+-- C'est toi qui feras la demande? dit Orso.
+
+-- Sans doute. Croyez-vous que si je dis à un richard du pays:
+«Moi, Brando Savelli, je verrais avec plaisir que votre fils
+épousât Michelina Savelli», croyez-vous qu'il se fera tirer les
+oreilles?
+
+-- Je ne le lui conseillerais pas, dit l'autre bandit. Le camarade
+a la main un peu lourde.
+
+-- Si j'étais un coquin, poursuivit Brandolaccio, une canaille, un
+supposé, je n'aurais qu'à ouvrir ma besace, les pièces de cent
+sous y pleuvraient.
+
+-- Il y a donc dans ta besace, dit Orso, quelque chose qui les
+attire?
+
+-- Rien; mais si j'écrivais, comme il y en a qui l'ont fait, à un
+riche: «J'ai besoin de cent francs», il se dépêcherait de me les
+envoyer. Mais je suis un homme d'honneur, mon lieutenant.
+
+-- Savez-vous, monsieur della Rebbia, dit le bandit que son
+camarade appelait le curé, savez-vous que, dans ce pays de moeurs
+simples, il y a pourtant quelques misérables qui profitent de
+l'estime que nous inspirons au moyen de nos passeports (il
+montrait son fusil), pour tirer des lettres de change en
+contrefaisant notre écriture?
+
+-- Je le sais, dit Orso d'un ton brusque. Mais quelles lettres de
+change?
+
+-- Il y a six mois, continua le bandit, que je me promenais du
+côté d'Orezza, quand vient à moi un manant qui de loin m'ôte son
+bonnet et me dit: «Ah! monsieur le curé (ils m'appellent toujours
+ainsi), excusez-moi, donnez-moi du temps; je n'ai pu trouver que
+cinquante-cinq francs; mais, vrai, c'est tout ce que j'ai pu
+amasser.» Moi, tout surpris: «Qu'est-ce à dire, maroufle!
+cinquante-cinq francs? lui dis-je. -- Je veux dire soixante-cinq,
+me répondit-il; mais pour cent que vous me demandez, c'est
+impossible. -- Comment, drôle! je te demande cent francs! Je ne te
+connais pas.» -- Alors il me remit une lettre, ou plutôt un
+chiffon tout sale, par lequel on l'invitait à déposer cent francs
+dans un lieu qu'on indiquait, sous peine de voir sa maison brûlée
+et ses vaches tuées par Giocanto Castriconi, c'est mon nom. Et
+l'on avait eu l'infamie de contrefaire ma signature! Ce qui me
+piqua le plus, c'est que la lettre était écrite en patois, pleine
+de fautes d'orthographe... Moi faire des fautes d'orthographe! moi
+qui avais tous les prix à l'université! Je commence par donner à
+mon vilain un soufflet qui le fait tourner deux fois sur lui-même.
+-- «Ah! tu me prends pour un voleur, coquin que tu es!» lui dis-
+je, et je lui donne un bon coup de pied où vous savez. Un peu
+soulagé, je lui dis: «Quand dois-tu porter cet argent au lieu
+désigné? -- Aujourd'hui même. Bien! va le porter.» C'était au pied
+d'un pin, et le lieu était parfaitement indiqué. Il porte
+l'argent, l'enterre au pied de l'arbre et revient me trouver. Je
+m'étais embusqué aux environs. Je demeurai là avec mon homme six
+mortelles heures. Monsieur della Rebbia, je serais resté trois
+jours s'il eût fallu. Au bout de six heures paraît un
+Bastiaccio[17], un infâme usurier. Il se baisse pour prendre
+l'argent, je fais feu, et je l'avais si bien ajusté que sa tête
+porta en tombant sur les écus qu'il déterrait. «Maintenant, drôle!
+dis-je au paysan, reprends ton argent, et ne t'avise plus de
+soupçonner d'une bassesse Giocanto Castriconi.» Le pauvre diable,
+tout tremblant, ramassa ses soixante-cinq francs sans prendre la
+peine de les essuyer. Il me dit merci, je lui allonge un bon coup
+de pied d'adieu, et il court encore.
+
+-- Ah! curé, dit Brandolaccio, je t'envie ce coup de fusil là. Tu
+as dû bien rire?
+
+-- J'avais attrapé le Bastiaccio à la tempe, continua le bandit,
+et cela me rappela ces vers de Virgile:
+
+...Liquefacto tempora plumbo
+Diffidit, ac multa porrectum extendit arena.
+
+Liquefacto! Croyez-vous, monsieur Orso, qu'une balle de plomb se
+fonde par la rapidité de son trajet dans l'air? Vous qui avez
+étudié la balistique, vous devriez bien me dire si c'est une
+erreur ou une vérité?»
+
+Orso aimait mieux discuter cette question de physique que
+d'argumenter avec le licencié sur la moralité de son action.
+Brandolaccio, que cette dissertation scientifique n'amusait guère,
+l'interrompit pour remarquer que le soleil allait se coucher:
+
+«Puisque vous n'avez pas voulu dîner avec nous, Ors' Anton', lui
+dit-il, je vous conseille de ne pas faire attendre plus longtemps
+mademoiselle Colomba. Et puis il ne fait pas toujours bon à courir
+les chemins quand le soleil est couché. Pourquoi donc sortez-vous
+sans fusil? Il y a de mauvaises gens dans ces environs; prenez-y
+garde. Aujourd'hui vous n'avez rien à craindre; les Barricini
+amènent le préfet chez eux; ils l'ont rencontré sur la route, et
+il s'arrête un jour à Pietranera avant d'aller poser à Corte une
+première pierre, comme on dit..., une bêtise! Il couche ce soir
+chez les Barricini; mais demain ils seront libres. Il y a
+Vincentello, qui est un mauvais garnement, et Orlanduccio, qui ne
+vaut guère mieux... Tâchez de les trouver séparés, aujourd'hui
+l'un, demain l'autre; mais méfiez-vous, je ne vous dis que cela.
+
+-- Merci du conseil, dit Orso; mais nous n'avons rien à démêler
+ensemble; jusqu'à ce qu'ils viennent me chercher, je n'ai rien à
+leur dire.»
+
+Le bandit tira la langue de côté et la fit claquer contre sa joue
+d'un air ironique, mais il ne répondit rien. Orso se levait pour
+partir:
+
+«À propos, dit Brandolaccio, je ne vous ai pas remercié de votre
+poudre; elle m'est venue bien à propos. Maintenant rien ne me
+manque..., c'est-à-dire il me manque encore des souliers..., mais
+je m'en ferai de la peau d'un mouflon un de ces jours.»
+
+Orso glissa deux pièces de cinq francs dans la main du bandit.
+«C'est Colomba qui t'envoyait la poudre; voici pour t'acheter des
+souliers.
+
+-- Pas de bêtises, mon lieutenant, s'écria Brandolaccio en lui
+rendant les deux pièces. Est-ce que vous me prenez pour un
+mendiant? J'accepte le pain et la poudre, mais je ne veux rien
+autre chose.
+
+-- Entre vieux soldats, j'ai cru qu'on pouvait s'aider. Allons,
+adieu!» Mais, avant de partir, il avait mis de l'argent dans la
+besace du bandit, sans qu'il s'en fût aperçu.
+
+«Adieu, Ors' Anton'! dit le théologien. Nous nous retrouverons
+peut-être au maquis un de ces jours, et nous continuerons nos
+études sur Virgile.»
+
+Orso avait quitté ses honnêtes compagnons depuis un quart d'heure,
+lorsqu'il entendit un homme qui courait derrière lui de toutes ses
+forces. C'était Brandolaccio.
+
+«C'est un peu fort, mon lieutenant, s'écria-t-il hors d'haleine,
+un peu trop fort! voilà vos dix francs. De la part d'un autre, je
+ne passerais pas l'espièglerie. Bien des choses de ma part à
+mademoiselle Colomba. Vous m'avez tout essoufflé! Bonsoir.»
+
+
+
+XII
+
+Orso trouva Colomba un peu alarmée de sa longue absence; mais, en
+le voyant, elle reprit cet air de sérénité triste qui était son
+expression habituelle. Pendant le repas du soir, ils ne parlèrent
+que de choses indifférentes, et Orso, enhardi par l'air calme de
+sa soeur, lui raconta sa rencontre avec les bandits et hasarda
+même quelques plaisanteries sur l'éducation morale et religieuse
+que recevait la petite Chilina par les soins de son oncle et de
+son honorable collègue, le sieur Castriconi.
+
+«Brandolaccio est un honnête homme, dit Colomba; mais, pour
+Castriconi, j'ai entendu dire que c'était un homme sans principes.
+
+-- Je crois, dit Orso, qu'il vaut tout autant que Brandolaccio, et
+Brandolaccio autant que lui. L'un et l'autre sont en guerre
+ouverte avec la société. Un premier crime les entraîne chaque jour
+à d'autres crimes; et pourtant ils ne sont peut être pas aussi
+coupables que bien des gens qui n'habitent pas le maquis.»
+
+Un éclair de joie brilla sur le front de sa soeur.
+
+«Oui, poursuivit Orso, ces misérables ont de l'honneur à leur
+manière. C'est un préjugé cruel et non une basse cupidité qui les
+a jetés dans la vie qu'ils mènent.»
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+«Mon frère, dit Colomba en lui versant du café, vous savez peut-
+être que Charles-Baptiste Pietri est mort la nuit passée? Oui, il
+est mort de la fièvre des marais.
+
+-- Qui est ce Pietri?
+
+-- C'est un homme de ce bourg, mari de Madeleine qui a reçu le
+portefeuille de notre père mourant. Sa veuve est venue me prier de
+paraître à sa veillée et d'y chanter quelque chose. Il convient
+que vous veniez aussi. Ce sont nos voisins, et c'est une politesse
+dont on ne peut se dispenser dans un petit endroit comme le nôtre.
+
+-- Au diable ta veillée, Colomba! Je n'aime point à voir ma soeur
+se donner ainsi en spectacle au public.
+
+-- Orso, répondit Colomba, chacun honore ses morts à sa manière.
+La ballata nous vient de nos aïeux, et nous devons la respecter
+comme un usage antique. Madeleine n'a pas le don, et la vieille
+Fiordispina, qui est la meilleure vocératrice du pays, est malade.
+Il faut bien quelqu'un pour la ballata.
+
+-- Crois-tu que Charles-Baptiste ne trouvera pas son chemin dans
+l'autre monde si l'on ne chante de mauvais vers sur sa bière? Va à
+la veillée si tu veux, Colomba; j'irai avec toi, si tu crois que
+je le doive, mais n'improvise pas, cela est inconvenant à ton âge,
+et... je t'en prie, ma soeur.
+
+-- Mon frère, j'ai promis. C'est la coutume ici, vous le savez,
+et, je vous le répète, il n'y a que moi pour improviser.
+
+-- Sotte coutume!
+
+-- Je souffre beaucoup de chanter ainsi. Cela me rappelle tous nos
+malheurs. Demain j'en serai malade; mais il le faut. Permettez-le-
+moi, mon frère. Souvenez-vous qu'à Ajaccio vous m'avez dit
+d'improviser pour amuser cette demoiselle anglaise qui se moque de
+nos vieux usages. Ne pourrai-je donc improviser aujourd'hui pour
+de pauvres gens qui m'en sauront gré, et que cela aidera à
+supporter leur chagrin?
+
+-- Allons, fais comme tu voudras. Je gage que tu as déjà composé
+ta ballata, et tu ne veux pas la perdre.
+
+-- Non, je ne pourrais pas composer cela d'avance, mon frère. Je
+me mets devant le mort, et je pense à ceux qui restent. Les larmes
+me viennent aux yeux et alors je chante ce qui me vient à
+l'esprit.»
+
+Tout cela était dit avec une simplicité telle qu'il était
+impossible de supposer le moindre amour-propre poétique chez la
+signorina Colomba. Orso se laissa fléchir et se rendit avec sa
+soeur à la maison de Pietri. Le mort était couché sur une table,
+la figure découverte, dans la plus grande pièce de la maison.
+Portes et fenêtres étaient ouvertes, et plusieurs cierges
+brûlaient autour de la table. À la tête du mort se tenait sa
+veuve, et derrière elle un grand nombre de femmes occupaient tout
+un côté de la chambre; de l'autre étaient rangés les hommes,
+debout, tête nue, l'oeil fixé sur le cadavre, observant un profond
+silence. Chaque nouveau visiteur s'approchait de la table,
+embrassait le mort[18], faisait un signe de tête à sa veuve et à
+son fils, puis prenait place dans le cercle sans proférer une
+parole. De temps en temps, néanmoins, un des assistants rompait le
+silence solennel pour adresser quelques mots au défunt. «Pourquoi
+as-tu quitté ta bonne femme? disait une commère. N'avait-elle pas
+bien soin de toi? Que te manquait-il? Pourquoi ne pas attendre un
+mois encore, ta bru t'aurait donné un fils?»
+
+Un grand jeune homme, fils de Pietri, serrant la main froide de
+son père, s'écria: «Oh! pourquoi n'es-tu pas mort de la
+malemort?[19] Nous t'aurions vengé!»
+
+Ce furent les premières paroles qu'Orso entendit en entrant. À sa
+vue le cercle s'ouvrit, et un faible murmure de curiosité annonça
+l'attente de l'assemblée excitée par la présence de la
+vocératrice. Colomba embrassa la veuve, prit une de ses mains et
+demeura quelques minutes recueillie et les yeux baissés. Puis elle
+rejeta son mezzaro en arrière, regarda fixement le mort, et,
+penchée sur ce cadavre, presque aussi pâle que lui, elle commença
+de la sorte:
+
+«Charles-Baptiste! le christ reçoive ton âme! -- Vivre, c'est
+souffrir. Tu vas dans un lieu -- où il n'y a ni soleil ni
+froidure. -- Tu n'as plus besoin de ta serpe, -- ni de ta lourde
+pioche. -- Plus de travail pour toi. -- Désormais tous tes jours
+sont des dimanches. -- Charles Baptiste, le christ ait ton âme! --
+Ton fils gouverne ta maison. -- J'ai vu tomber le chêne --
+desséché par le Libeccio. -- J'ai cru qu'il était mort. -- Je suis
+repassée, et sa racine -- avait poussé un rejeton. Le rejeton est
+devenu un chêne, -- au vaste ombrage. -- Sous ses fortes branches,
+Maddelé, repose-toi, -- et pense au chêne qui n'est plus.»
+
+Ici Madeleine commença à sangloter tout haut et deux ou trois
+hommes qui, dans l'occasion, auraient tiré sur des chrétiens avec
+autant de sang-froid que sur des perdrix, se mirent à essuyer de
+grosses larmes sur leurs joues basanées.
+
+Colomba continua de la sorte pendant quelque temps, s'adressant
+tantôt au défunt, tantôt à sa famille, quelquefois, par une
+prosopopée fréquente dans les ballate, faisant parler le mort lui-
+même pour consoler ses amis ou leur donner des conseils. À mesure
+qu'elle improvisait, sa figure prenait une expression sublime; son
+teint se colorait d'un rose transparent qui faisait ressortir
+davantage l'éclat de ses dents et le feu de ses prunelles
+dilatées. C'était la pythonisse sur son trépied. Sauf quelques
+soupirs, quelques sanglots étouffés, on n'eût pas entendu le plus
+léger murmure dans la foule qui se pressait autour d'elle. Bien
+que moins accessible qu'un autre à cette poésie sauvage, Orso se
+sentit bientôt atteint par l'émotion générale. Retiré dans un coin
+obscur de la salle, il pleura comme pleurait le fils de Pietri.
+
+Tout à coup un léger mouvement se fit dans l'auditoire: le cercle
+s'ouvrit, et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu'on leur
+montra, à l'empressement qu'on mit à leur faire place, il était
+évident que c'étaient des gens d'importance dont la visite
+honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la
+ballata, personne ne leur adressa la parole. Celui qui était entré
+le premier paraissait avoir une quarantaine d'années. Son habit
+noir, son ruban rouge à rosette, l'air d'autorité et de confiance
+qu'il portait sur sa figure, faisaient d'abord deviner le préfet.
+Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant
+mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait
+un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf
+encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant.
+Toujours à côté du préfet, on eût dit qu'il voulait se cacher dans
+son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute
+taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous
+d'épais favoris, l'oeil fier, arrogant, montrant une impertinente
+curiosité. Orso avait eu le temps d'oublier les physionomies des
+gens de son village; mais la vue du vieillard en lunettes vertes
+réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa
+présence à la suite du préfet suffisait pour le faire reconnaître.
+C'était l'avocat Barricini, le maire de Pietranera, qui venait
+avec ses deux fils donner au préfet la représentation d'une
+ballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa en ce
+moment dans l'âme d'Orso; mais la présence de l'ennemi de son père
+lui causa une espèce d'horreur, et, plus que jamais, il se sentit
+accessible aux soupçons qu'il avait longtemps combattus.
+
+Pour Colomba, à la vue de l'homme à qui elle avait voué une haine
+mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression
+sinistre. Elle pâlit; sa voix devint rauque, le vers commencé
+expira sur ses lèvres... Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle
+poursuivit avec une nouvelle véhémence:
+
+«Quand l'épervier se lamente -- devant son nid vide, -- les
+étourneaux voltigent alentour, -- insultant à sa douleur.»
+
+Ici on entendit un rire étouffé; c'étaient les deux jeunes gens
+nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop
+hardie.
+
+«L'épervier se réveillera, il déploiera ses ailes, -- il lavera
+son bec dans le sang! -- Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis --
+t'adressent leur dernier adieu. -- Leurs larmes ont assez coulé. -
+- La pauvre orpheline seule ne te pleurera pas. -- Pourquoi te
+pleurerait-elle? -- Tu t'es endormi plein de jours -- au milieu de
+ta famille, -- préparé à comparaître -- devant le Tout-Puissant. -
+- L'orpheline pleure son père, -- surpris par de lâches assassins,
+-- frappé par-derrière; -- son père dont le sang est rouge -- sous
+l'amas de feuilles vertes. -- Mais elle a recueilli son sang, --
+ce sang noble et innocent; -- elle l'a répandu sur Pietranera, --
+pour qu'il devînt un poison mortel. -- Et Pietranera restera
+marquée, -- jusqu'à ce qu'un sang coupable -- ait effacé la trace
+du sang innocent.»
+
+En achevant ces mots Colomba se laissa tomber sur une chaise, elle
+rabattit son mezzaro sur sa figure et on l'entendit sangloter. Les
+femmes en pleurs s'empressèrent autour de l'improvisatrice;
+plusieurs hommes jetaient des regards farouches sur le maire et
+ses fils; quelques vieillards murmuraient contre le scandale
+qu'ils avaient occasionné par leur présence. Le fils du défunt
+fendit la presse et se disposait à prier le maire de vider la
+place au plus vite; mais celui-ci n'avait pas attendu cette
+invitation. Il gagnait la porte, et déjà ses deux fils étaient
+dans la rue. Le préfet adressa quelques compliments de
+condoléances au jeune Pietri, et les suivit presque aussitôt. Pour
+Orso, il s'approcha de sa soeur, lui prit le bras et l'entraîna
+hors de la salle.
+
+«Accompagnez-les, dit le jeune Pietri à quelques-uns de ses amis.
+Ayez soin que rien ne leur arrive!»
+
+Deux ou trois jeunes gens mirent précipitamment leur stylet dans
+la manche gauche de leur veste, et escortèrent Orso et sa soeur
+jusqu'à la porte de leur maison.
+
+
+
+VIII
+
+Colomba, haletante, épuisée, était hors d'état de prononcer une
+parole. Sa tête était appuyée sur l'épaule de son frère, et elle
+tenait une de ses mains serrée entre les siennes. Bien qu'il lui
+sût intérieurement assez mauvais gré de sa péroraison, Orso était
+trop alarmé pour lui adresser le moindre reproche. Il attendait en
+silence la fin de la crise nerveuse à laquelle elle semblait en
+proie, lorsqu'on frappa à la porte, et Saveria entra tout effarée
+annonçant: «Monsieur le préfet!» À ce nom, Colomba se releva comme
+honteuse de sa faiblesse, et se tint debout, s'appuyant sur une
+chaise qui tremblait visiblement sous sa main.
+
+Le préfet débuta par quelques excuses banales sur l'heure indue de
+sa visite, plaignit mademoiselle Colomba, parla du danger des
+émotions fortes, blâma la coutume des lamentations funèbres que le
+talent même de la vocératrice rendait encore plus pénibles pour
+les assistants; il glissa avec adresse un léger reproche sur la
+tendance de la dernière improvisation. Puis, changeant de ton:
+
+«Monsieur della Rebbia, dit-il, je suis chargé de bien des
+compliments pour vous par vos amis anglais: miss Nevil fait mille
+amitiés à mademoiselle votre soeur. J'ai pour vous une lettre
+d'elle à vous remettre.
+
+-- Une lettre de miss Nevil? s'écria Orso.
+
+-- Malheureusement je ne l'ai pas sur moi, mais vous l'aurez dans
+cinq minutes. Son père a été souffrant. Nous avons craint un
+moment qu'il n'eût gagné nos terribles fièvres. Heureusement le
+voilà hors d'affaire, et vous en jugerez par vous-même, car vous
+le verrez bientôt, j'imagine.
+
+-- Miss Nevil a dû être bien inquiète?
+
+-- Par bonheur, elle n'a connu le danger que lorsqu'il était déjà
+loin. Monsieur della Rebbia, miss Nevil m'a beaucoup parlé de vous
+et de mademoiselle votre soeur.»
+
+Orso s'inclina. «Elle a beaucoup d'amitié pour vous deux. Sous un
+extérieur plein de grâce, sous une apparence de légèreté, elle
+cache une raison parfaite.
+
+-- C'est une charmante personne, dit Orso.
+
+-- C'est presque à sa prière que je viens ici, monsieur. Personne
+ne connaît mieux que moi une fatale histoire que je voudrais bien
+n'être pas obligé de vous rappeler. Puisque M. Barricini est
+encore maire de Pietranera, et moi, préfet de ce département, je
+n'ai pas besoin de vous dire le cas que je fais de certains
+soupçons, dont, si je suis bien informé, quelques personnes
+imprudentes vous ont fait part, et que vous avez repoussés, je le
+sais, avec l'indignation qu'on devait attendre de votre position
+et de votre caractère.
+
+-- Colomba, dit Orso s'agitant sur sa chaise, tu es bien fatiguée.
+Tu devrais aller te coucher.»
+
+Colomba fit un signe de tête négatif. Elle avait repris son calme
+habituel et fixait des yeux ardents sur le préfet.
+
+«M. Barricini, continua le préfet, désirerait vivement voir cesser
+cette espèce d'inimitié..., c'est-à-dire cet état d'incertitude où
+vous vous trouvez l'un vis-à-vis de l'autre... Pour ma part, je
+serais enchanté de vous voir établir avec lui les rapports que
+doivent avoir ensemble des gens faits pour s'estimer...
+
+-- Monsieur, interrompit Orso d'une voix émue, je n'ai jamais
+accusé l'avocat Barricini d'avoir assassiné mon père, mais il a
+fait une action qui m'empêchera toujours d'avoir aucune relation
+avec lui. Il a supposé une lettre menaçante, au nom d'un certain
+bandit... du moins il l'a sourdement attribuée à mon père. Cette
+lettre enfin, monsieur, a probablement été la cause indirecte de
+sa mort.»
+
+Le préfet se recueillit un instant. «Que monsieur votre père l'ait
+cru, lorsque, emporté par la vivacité de son caractère, il
+plaidait contre monsieur Barricini, la chose est excusable; mais,
+de votre part, un semblable aveuglement n'est plus permis.
+Réfléchissez donc que Barricini n'avait point intérêt à supposer
+cette lettre... Je ne vous parle pas de son caractère..., vous ne
+le connaissez point, vous êtes prévenu contre lui..., mais vous ne
+supposez pas qu'un homme connaissant les lois...
+
+-- Mais, monsieur, dit Orso en se levant, veuillez songer que me
+dire que cette lettre n'est pas l'ouvrage de M. Barricini, c'est
+l'attribuer à mon père. Son honneur, monsieur, est le mien.
+
+-- Personne plus que moi, monsieur, poursuivit le préfet, n'est
+convaincu de l'honneur du colonel della Rebbia... mais... l'auteur
+de cette lettre est connu maintenant.
+
+-- Qui? s'écria Colomba s'avançant vers le préfet.
+
+-- Un misérable, coupable de plusieurs crimes..., de ces crimes
+que vous ne pardonnez pas, vous autres Corses, un voleur, un
+certain Tomaso Bianchi, à présent détenu dans les prisons de
+Bastia, a révélé qu'il était l'auteur de cette fatale lettre.
+
+-- Je ne connais pas cet homme, dit Orso. Quel aurait pu être son
+but?
+
+-- C'est un homme de ce pays, dit Colomba, frère d'un ancien
+meunier à nous. C'est un méchant et un menteur, indigne qu'on le
+croie.
+
+-- Vous allez voir, continua le préfet, l'intérêt qu'il avait dans
+l'affaire. Le meunier dont parle mademoiselle votre soeur, -- il
+se nommait, je crois, Théodore, -- tenait à loyer du colonel un
+moulin sur le cours d'eau dont M. Barricini contestait la
+possession à monsieur votre père. Le colonel, généreux à son
+habitude, ne tirait presque aucun profit de son moulin. Or, Tomaso
+a cru que, si M. Barricini obtenait le cours d'eau, il aurait un
+loyer considérable à lui payer, car on sait que M. Barricini aime
+assez l'argent. Bref, pour obliger son frère, Tomaso a contrefait
+la lettre du bandit, et voilà toute l'histoire. Vous savez que les
+liens de famille sont si puissants en Corse, qu'ils entraînent
+quelquefois au crime...
+
+Veuillez prendre connaissance de cette lettre que m'écrit le
+procureur général, elle vous confirmera ce que je viens de vous
+dire.»
+
+Orso parcourut la lettre qui relatait en détail les aveux de
+Tomaso, et Colomba lisait en même temps par-dessus l'épaule de son
+frère.
+
+Lorsqu'elle eut fini, elle s'écria:
+
+«Orlanduccio Barricini est allé à Bastia il y a un mois, lorsqu'on
+a su que mon frère allait revenir. Il aura vu Tomaso et lui aura
+acheté ce mensonge.
+
+-- Mademoiselle, dit le préfet avec impatience, vous expliquez
+tout par des suppositions odieuses; est-ce le moyen de découvrir
+la vérité? Vous, monsieur, vous êtes de sang-froid; dites-moi, que
+pensez-vous maintenant? Croyez-vous, comme mademoiselle, qu'un
+homme qui n'a qu'une condamnation assez légère à redouter se
+charge de gaieté de coeur d'un crime de faux pour obliger
+quelqu'un qu'il ne connaît pas?»
+
+Orso relut la lettre du procureur général, pesant chaque mot avec
+une attention extraordinaire; car, depuis qu'il avait vu l'avocat
+Barricini, il se sentait plus difficile à convaincre qu'il ne
+l'eût été quelques jours auparavant. Enfin il se vit contraint
+d'avouer que l'explication lui paraissait satisfaisante. -- Mais
+Colomba s'écria avec force:
+
+«Tomaso Bianchi est un fourbe. Il ne sera pas condamné, ou il
+s'échappera de prison, j'en suis sûre.»
+
+Le préfet haussa les épaules.
+
+«Je vous ai fait part, monsieur, dit-il, des renseignements que
+j'ai reçus. Je me retire, et je vous abandonne à vos réflexions.
+J'attendrai que votre raison vous ait éclairé, et j'espère qu'elle
+sera plus puissante que les... suppositions de votre soeur.»
+
+Orso, après quelques paroles pour excuser Colomba, répéta qu'il
+croyait maintenant que Tomaso était le seul coupable.
+
+Le préfet s'était levé pour sortir.
+
+«S'il n'était pas si tard, dit-il, je vous proposerais de venir
+avec moi prendre la lettre de miss Nevil... Par la même occasion,
+vous pourriez dire à M. Barricini ce que vous venez de me dire, et
+tout serait fini.
+
+-- Jamais Orso della Rebbia n'entrera chez un Barricini! s'écria
+Colomba avec impétuosité.
+
+-- Mademoiselle est le tintinajo[20] de la famille, à ce qu'il
+paraît, dit le préfet d'un air de raillerie.
+
+-- Monsieur, dit Colomba d'une voix ferme, on vous trompe. Vous ne
+connaissez pas l'avocat. C'est le plus rusé, le plus fourbe des
+hommes. Je vous en conjure, ne faites pas faire à Orso une action
+qui le couvrirait de honte.
+
+-- Colomba! s'écria Orso, la passion te fait déraisonner.
+
+-- Orso! Orso! par la cassette que je vous ai remise, je vous en
+supplie, écoutez-moi. Entre vous et les Barricini il y a du sang;
+vous n'irez pas chez eux!
+
+-- Ma soeur!
+
+-- Non, mon frère, vous n'irez point, ou je quitterai cette
+maison, et vous ne me reverrez plus... Orso, ayez pitié de moi.»
+
+Et elle tomba à genoux.
+
+«Je suis désolé, dit le préfet, de voir mademoiselle della Rebbia
+si peu raisonnable. Vous la convaincrez, j'en suis sûr.»
+
+Il entrouvrit la porte et s'arrêta, paraissant attendre qu'Orso le
+suivît.
+
+«Je ne puis la quitter maintenant, dit Orso... Demain, si...
+
+-- Je pars de bonne heure, dit le préfet.
+
+-- Au moins, mon frère, s'écria Colomba les mains jointes,
+attendez jusqu'à demain matin. Laissez-moi revoir les papiers de
+mon père... Vous ne pouvez me refuser cela!
+
+-- Eh bien, tu les verras ce soir, mais au moins tu ne me
+tourmenteras plus ensuite avec cette haine extravagante... Mille
+pardons, monsieur le préfet... Je me sens moi-même si mal à mon
+aise... Il vaut mieux que ce soit demain.
+
+-- La nuit porte conseil, dit le préfet en se retirant, j'espère
+que demain toutes vos irrésolutions auront cessé.
+
+-- Saveria, s'écria Colomba, prends la lanterne et accompagne
+M. le préfet. Il te remettra une lettre pour mon frère.»
+
+Elle ajouta quelques mots que Saveria seule entendit. «Colomba,
+dit Orso lorsque le préfet fut parti, tu m'as fait beaucoup de
+peine. Te refuseras-tu donc toujours à l'évidence?
+
+-- Vous m'avez donné jusqu'à demain, répondit-elle. J'ai bien peu
+de temps, mais j'espère encore.»
+
+Puis elle prit un trousseau de clés et courut dans une chambre de
+l'étage supérieur. Là, on l'entendit ouvrir précipitamment des
+tiroirs et fouiller dans un secrétaire où le colonel della Rebbia
+enfermait autrefois ses papiers importants.
+
+
+
+XIV
+
+Saveria fut longtemps absente, et l'impatience d'Orso était à son
+comble lorsqu'elle reparut enfin, tenant une lettre, et suivie de
+la petite Chilina, qui se frottait les yeux, car elle avait été
+réveillée de son premier somme.
+
+«Enfant, dit Orso, que viens-tu faire ici à cette heure?»
+
+-- Mademoiselle me demande», répondit Chilina.
+
+«Que diable lui veut-elle?» pensa Orso; mais il se hâta de
+décacheter la lettre de miss Lydia, et, pendant qu'il lisait,
+Chilina montait auprès de sa soeur.
+
+«Mon père a été un peu malade, monsieur, disait miss Nevil, et il
+est d'ailleurs si paresseux pour écrire, que je suis obligée de
+lui servir de secrétaire. L'autre jour, vous savez qu'il s'est
+mouillé les pieds sur le bord de la mer, au lieu d'admirer le
+paysage avec nous, et il n'en faut pas davantage pour donner la
+fièvre dans votre charmante île. Je vois d'ici la mine que vous
+faites; vous cherchez sans doute votre stylet, mais j'espère que
+vous n'en avez plus. Donc, mon père a eu un peu la fièvre, et moi
+beaucoup de frayeur; le préfet, que je persiste à trouver très
+aimable, nous a donné un médecin fort aimable aussi, qui en deux
+jours, nous a tirés de peine: l'accès n'a pas reparu, et mon père
+veut retourner à la chasse; mais je la lui défends encore. --
+Comment avez-vous trouvé votre château des montagnes? Votre tour
+du nord est elle toujours à la même place? Y a-t-il bien des
+fantômes? Je vous demande tout cela, parce que mon père se
+souvient que vous lui avez promis daims, sangliers, mouflons...
+Est-ce bien là le nom de cette bête étrange? En allant nous
+embarquer à Bastia, nous comptons vous demander l'hospitalité, et
+j'espère que le château della Rebbia, que vous dites si vieux et
+si délabré, ne s'écroulera pas sur nos têtes. Quoique le préfet
+soit si aimable qu'avec lui on ne manque jamais de sujet de
+conversation, by the by, je me flatte de lui avoir fait tourner la
+tête. -- Nous avons parlé de votre seigneurie. Les gens de loi de
+Bastia lui ont envoyé certaines révélations d'un coquin qu'ils
+tiennent sous les verrous, et qui sont de nature à détruire vos
+derniers soupçons; votre inimitié, qui parfois m'inquiétait, doit
+cesser dès lors. Vous n'avez pas d'idée comme cela m'a fait
+plaisir. Quand vous êtes parti avec la belle vocératrice, le fusil
+à la main, le regard sombre, vous m'avez paru plus Corse qu'à
+l'ordinaire... trop Corse même. Basta! je vous en écris si long,
+parce que je m'ennuie. Le préfet va partir, hélas! Nous vous
+enverrons un message lorsque nous nous mettrons en route pour vos
+montagnes, et je prendrai la liberté d'écrire à mademoiselle
+Colomba pour lui demander un bruccio, ma solenne. En attendant,
+dites-lui mille tendresses. Je fais grand usage de son stylet,
+j'en coupe les feuillets d'un roman que j'ai apporté; mais ce fer
+terrible s'indigne de cet usage et me déchire mon livre d'une
+façon pitoyable. Adieu, monsieur; mon père vous envoie his best
+love. Écoutez le préfet, il est homme de bon conseil, et se
+détourne de sa route, je crois, à cause de vous; il va poser une
+première pierre à Corte; je m'imagine que ce doit être une
+cérémonie bien imposante, et je regrette fort de n'y pas assister.
+Un monsieur en habit brodé, bas de soie, écharpe blanche, tenant
+une truelle!..., et un discours; la cérémonie se terminera par les
+cris mille fois répétés de vive le roi! -- Vous allez être bien
+fait de m'avoir fait remplir les quatre pages; mais je m'ennuie,
+monsieur, je vous le répète, et, par cette raison, je vous permets
+de m'écrire très longuement. À propos, je trouve extraordinaire
+que vous ne m'ayez pas encore mandé votre heureuse arrivée dans
+Pietranera Castle.
+
+«LYDIA.»
+
+«P.-S. Je vous demande d'écouter le préfet, et de faire ce qu'il
+vous dira. Nous avons arrêté ensemble que vous deviez en agir
+ainsi, et cela me fera plaisir.»
+
+Orso lut trois ou quatre fois cette lettre, accompagnant
+mentalement chaque lecture de commentaires sans nombre; puis il
+fit une longue réponse, qu'il chargea Saveria de porter à un homme
+du village qui partait la nuit même pour Ajaccio. Déjà il ne
+pensait guère à discuter avec sa soeur les griefs vrais ou faux
+des Barricini, la lettre de miss Lydia lui faisait tout voir en
+couleur de rose; il n'avait plus ni soupçons, ni haine. Après
+avoir attendu quelque temps que sa soeur redescendît, et ne la
+voyant pas reparaître, il alla se coucher, le coeur plus léger
+qu'il ne s'était senti depuis longtemps. Chilina ayant été
+congédiée avec des instructions secrètes, Colomba passa la plus
+grande partie de la nuit à lire de vieilles paperasses. Un peu
+avant le jour, quelques petits cailloux furent lancés contre sa
+fenêtre; à ce signal, elle descendit au jardin, ouvrit une porte
+dérobée, et introduisit dans sa maison deux hommes de fort
+mauvaise mine; son premier soin fut de les mener à la cuisine et
+de leur donner à manger. Ce qu'étaient ces hommes, on le saura
+tout à l'heure.
+
+
+
+XV
+
+Le matin, vers six heures, un domestique du préfet frappait à la
+maison d'Orso. Reçu par Colomba, il lui dit que le préfet allait
+partir, et qu'il attendait son frère. Colomba répondit sans
+hésiter que son frère venait de tomber dans l'escalier et de se
+fouler le pied; qu'étant hors d'état de faire un pas, il suppliait
+M. le préfet de l'excuser, et serait très reconnaissant s'il
+daignait prendre la peine de passer chez lui. Peu après ce
+message, Orso descendit et demanda à sa soeur si le préfet ne
+l'avait pas envoyé chercher.
+
+«Il vous prie de l'attendre ici», dit-elle avec la plus grande
+assurance.
+
+Une demi-heure s'écoula sans qu'on aperçût le moindre mouvement du
+côté de la maison des Barricini; cependant Orso demandait à
+Colomba si elle avait fait quelque découverte; elle répondit
+qu'elle s'expliquerait devant le préfet. Elle affectait un grand
+calme, mais son teint et ses yeux annonçaient une agitation
+fébrile.
+
+Enfin, on vit s'ouvrir la porte de la maison Barricini; le préfet,
+en habit de voyage, sortit le premier, suivi du maire et de ses
+deux fils. Quelle fut la stupéfaction des habitants de Pietranera,
+aux aguets depuis le lever du soleil, pour assister au départ du
+premier magistrat du département, lorsqu'ils le virent, accompagné
+des trois Barricini, traverser la place en droite ligne et entrer
+dans la maison della Rebbia. «Ils font la paix!» s'écrièrent les
+politiques du village.
+
+«Je vous le disais bien, ajouta un vieillard, Orso Antonio a trop
+vécu sur le continent pour faire les choses comme un homme de
+coeur.
+
+-- Pourtant, répondit un rebbianiste, remarquez que ce sont les
+Barricini qui viennent le trouver. Ils demandent grâce.
+
+-- C'est le préfet qui les a tous embobelinés, répliqua le
+vieillard; on n'a plus de courage aujourd'hui, et les jeunes gens
+se soucient du sang de leur père comme s'ils étaient tous des
+bâtards.»
+
+Le préfet ne fut pas médiocrement surpris de trouver Orso debout
+et marchant sans peine. En deux mots, Colomba s'accusa de son
+mensonge et lui en demanda pardon:
+
+«Si vous aviez demeuré ailleurs, monsieur le préfet, dit-elle, mon
+frère serait allé hier vous présenter ses respects.»
+
+Orso se confondait en excuses, protestant qu'il n'était pour rien
+dans cette ruse ridicule, dont il était profondément mortifié. Le
+préfet et le vieux Barricini parurent croire à la sincérité de ses
+regrets, justifiés d'ailleurs par sa confusion et les reproches
+qu'il adressait à sa soeur; mais les fils du maire ne parurent pas
+satisfaits:
+
+«On se moque de nous, dit Orlanduccio, assez haut pour être
+entendu.
+
+-- Si ma soeur me jouait de ces tours, dit Vincentello, je lui
+ôterais bien vite l'envie de recommencer.»
+
+Ces paroles, et le ton dont elles furent prononcées, déplurent à
+Orso et lui firent perdre un peu de sa bonne volonté. Il échangea
+avec les jeunes Barricini des regards où ne se peignait nulle
+bienveillance.
+
+Cependant, tout le monde étant assis, à l'exception de Colomba,
+qui se tenait debout près de la porte de la cuisine, le préfet
+prit la parole, et, après quelques lieux communs sur les préjugés
+du pays, rappela que la plupart des inimitiés les plus invétérées
+n'avaient pour cause que des malentendus. Puis, s'adressant au
+maire, il lui dit que M. della Rebbia n'avait jamais cru que la
+famille Barricini eût pris une part directe ou indirecte dans
+l'événement déplorable qui l'avait privé de son père; qu'à la
+vérité il avait conservé quelques doutes relatifs à une
+particularité du procès qui avait existé entre les deux familles;
+que ce doute s'excusait par la longue absence de M. Orso et la
+nature des renseignements qu'il avait reçus; qu'éclairé maintenant
+par des révélations récentes, il se tenait pour complètement
+satisfait, et désirait établir avec M. Barricini et ses fils des
+relations d'amitié et de bon voisinage.
+
+Orso s'inclina d'un air contraint; M. Barricini balbutia quelques
+mots que personne n'entendit; ses fils regardèrent les poutres du
+plafond. Le préfet, continuant sa harangue, allait adresser à Orso
+la contrepartie de ce qu'il venait de débiter à M. Barricini,
+lorsque Colomba, tirant de dessous son fichu quelques papiers,
+s'avança gravement entre les parties contractantes:
+
+«Ce serait avec un bien vif plaisir, dit-elle, que je verrais
+finir la guerre entre nos deux familles; mais pour que la
+réconciliation soit sincère, il faut s'expliquer et ne rien
+laisser dans le doute. -- Monsieur le préfet, la déclaration de
+Tomaso Bianchi m'était à bon droit suspecte, venant d'un homme
+aussi mal famé. -- J'ai dit que vos fils peut-être avaient vu cet
+homme dans la prison de Bastia.
+
+-- Cela est faux, interrompit Orlanduccio, je ne l'ai point vu.»
+Colomba lui jeta un regard de mépris, et poursuivit avec beaucoup
+de calme en apparence:
+
+«Vous avez expliqué l'intérêt que pouvait avoir Tomaso à menacer
+M. Barricini au nom d'un bandit redoutable, par le désir qu'il
+avait de conserver à son frère Théodore le moulin que mon père lui
+louait à bas prix?...
+
+-- Cela est évident, dit le préfet.
+
+-- De la part d'un misérable comme paraît être ce Bianchi, tout
+s'explique, dit Orso, trompé par l'air de modération de sa soeur.
+
+-- La lettre contrefaite, continua Colomba, dont les yeux
+commençaient à briller d'un éclat plus vif, est datée du 11
+juillet. Tomaso était alors chez son frère au moulin.
+
+-- Oui, dit le maire un peu inquiet.
+
+-- Quel intérêt avait donc Tomaso Bianchi? s'écria Colomba d'un
+air de triomphe. Le bail de son frère était expiré, mon père lui
+avait donné congé le 1er juillet. Voici le registre de mon père, la
+minute du congé, la lettre d'un homme d'affaires d'Ajaccio qui
+nous proposait un nouveau meunier.»
+
+En parlant ainsi, elle remit au préfet les papiers qu'elle tenait
+à la main. Il y eut un moment d'étonnement général. Le maire pâlit
+visiblement; Orso, fronçant le sourcil, s'avança pour prendre
+connaissance des papiers que le préfet lisait avec beaucoup
+d'attention.
+
+«On se moque de nous! s'écria de nouveau Orlanduccio en se levant
+avec colère. Allons-nous-en, mon père, nous n'aurions jamais dû
+venir ici!»
+
+Un instant suffit à M. Barricini pour reprendre son sang-froid. Il
+demanda à examiner les papiers; le préfet les lui remit sans dire
+un mot. Alors, relevant ses lunettes vertes sur son front, il les
+parcourut d'un air assez indifférent, pendant que Colomba
+l'observait avec les yeux d'une tigresse qui voit un daim
+s'approcher de la tanière de ses petits.
+
+«Mais, dit M. Barricini rabaissant ses lunettes et rendant les
+papiers au préfet, -- connaissant la bonté de feu M. le colonel...
+Tomaso a pensé... il a dû penser... que M. le colonel reviendrait
+sur sa résolution de lui donner congé... De fait, il est resté en
+possession du moulin, donc...
+
+-- C'est moi, dit Colomba d'un ton de mépris, qui le lui ai
+conservé. Mon père était mort, et dans ma position, je devais
+ménager les clients de ma famille.
+
+-- Pourtant, dit le préfet, ce Tomaso reconnaît qu'il a écrit la
+lettre..., cela est clair.
+
+-- Ce qui est clair pour moi, interrompit Orso, c'est qu'il y a de
+grandes infamies cachées dans toute cette affaire.
+
+-- J'ai encore à contredire une assertion de ces messieurs», dit
+Colomba.
+
+Elle ouvrit la porte de la cuisine, et aussitôt entrèrent dans la
+salle Brandolaccio, le licencié en théologie, et le chien Brusco.
+Les deux bandits étaient sans armes, au moins apparentes; ils
+avaient la cartouchière à la ceinture, mais point le pistolet qui
+en est le complément obligé. En entrant dans la salle, ils ôtèrent
+respectueusement leurs bonnets.
+
+On peut concevoir l'effet que produisit leur subite apparition. Le
+maire pensa tomber à la renverse; ses fils se jetèrent bravement
+devant lui, la main dans la poche de leur habit, cherchant leurs
+stylets. Le préfet fit un mouvement vers la porte, tandis qu'Orso,
+saisissant Brandolaccio au collet, lui cria:
+
+«Que viens-tu faire ici, misérable?
+
+-- C'est un guet-apens!» s'écria le maire essayant d'ouvrir la
+porte; mais Saveria l'avait fermée en dehors à double tour,
+d'après l'ordre des bandits, comme on le sut ensuite.
+
+«Bonnes gens! dit Brandolaccio, n'ayez pas peur de moi; je ne suis
+pas si diable que je suis noir. Nous n'avons nulle mauvaise
+intention. Monsieur le préfet, je suis bien votre serviteur. --
+Mon lieutenant, de la douceur, vous m'étranglez.
+
+-- Nous venons ici comme témoins. Allons, parle, toi, Curé, tu as
+la langue bien pendue.
+
+-- Monsieur le préfet, dit le licencié, je n'ai pas l'honneur
+d'être connu de vous. Je m'appelle Giocanto Castriconi, plus connu
+sous le nom du Curé... Ah! vous me remettez! Mademoiselle, que je
+n'avais pas l'avantage de connaître non plus, m'a fait prier de
+lui donner des renseignements sur un nommé Tomaso Bianchi, avec
+lequel j'étais détenu, il y a trois semaines, dans les prisons de
+Bastia. Voici ce que j'ai à vous dire...
+
+-- Ne prenez pas cette peine, dit le préfet; je n'ai rien à
+entendre d'un homme comme vous... Monsieur della Rebbia, j'aime à
+croire que vous n'êtes pour rien dans cet odieux complot. Mais
+êtes-vous maître chez vous? Faites ouvrir cette porte. Votre soeur
+aura peut-être à rendre compte des étranges relations qu'elle
+entretient avec des bandits.
+
+-- Monsieur le préfet, s'écria Colomba, daignez entendre ce que va
+dire cet homme. Vous êtes ici pour rendre justice à tous, et votre
+devoir est de rechercher la vérité. Parlez, Giocanto Castriconi.
+
+-- Ne l'écoutez pas! s'écrièrent en choeur les trois Barricini.
+
+-- Si tout le monde parle à la fois, dit le bandit en souriant, ce
+n'est pas le moyen de s'entendre. Dans la prison donc, j'avais
+pour compagnon, non pour ami, ce Tomaso en question. Il recevait
+de fréquentes visites de M. Orlanduccio...
+
+-- C'est faux, s'écrièrent à la fois les deux frères.
+
+-- Deux négations valent une affirmation, observa froidement
+Castriconi. Tomaso avait de l'argent; il mangeait et buvait du
+meilleur. J'ai toujours aimé la bonne chère (c'est là mon moindre
+défaut), et, malgré ma répugnance à frayer avec ce drôle, je me
+laissai aller à dîner plusieurs fois avec lui. Par reconnaissance,
+je lui proposai de s'évader avec moi... Une petite..., pour qui
+j'avais eu des bontés, m'en avait fourni les moyens... Je ne veux
+compromettre personne. Tomaso refusa, me dit qu'il était sûr de
+son affaire, que l'avocat Barricini l'avait recommandé à tous les
+juges, qu'il sortirait de là blanc comme neige et avec de l'argent
+en poche. Quant à moi, je crus devoir prendre l'air. Dixi.
+
+-- Tout ce que dit cet homme est un tas de mensonges, répéta
+résolument Orlanduccio. Si nous étions en rase campagne, chacun
+avec notre fusil, il ne parlerait pas de la sorte.
+
+-- En voilà une de bêtise! s'écria Brandolaccio. Ne vous brouillez
+pas avec le Curé, Orlanduccio.
+
+-- Me laisserez-vous sortir enfin, monsieur della Rebbia? dit le
+préfet frappant du pied d'impatience.
+
+-- Saveria! Saveria! criait Orso, ouvrez la porte, de par le
+diable!
+
+-- Un instant, dit Brandolaccio. Nous avons d'abord à filer, nous,
+de notre côté. Monsieur le préfet, il est d'usage, quand on se
+rencontre chez des amis communs, de se donner une demi-heure de
+trêve en se quittant.»
+
+Le préfet lui lança un regard de mépris. «Serviteur à toute la
+compagnie», dit Brandolaccio. Puis étendant le bras
+horizontalement: «Allons, Brusco, dit-il à son chien, saute pour
+M. le préfet!» Le chien sauta, les bandits reprirent à la hâte
+leurs armes dans la cuisine, s'enfuirent par le jardin, et à un
+coup de sifflet aigu la porte de la salle s'ouvrit comme par
+enchantement. «Monsieur Barricini, dit Orso avec une fureur
+concentrée, je vous tiens pour un faussaire. Dès aujourd'hui
+j'enverrai ma plainte contre vous au procureur du roi, pour faux
+et pour complicité avec Bianchi. Peut-être aurai-je encore une
+plainte plus terrible à porter contre vous.
+
+-- Et moi, monsieur della Rebbia, dit le maire, je porterai ma
+plainte contre vous pour guet-apens et pour complicité avec des
+bandits. En attendant, M. le préfet vous recommandera à la
+gendarmerie.
+
+-- Le préfet fera son devoir, dit celui-ci d'un ton sévère. Il
+veillera à ce que l'ordre ne soit pas troublé à Pietranera, il
+prendra soin que justice soit faite. Je parle à vous tous,
+messieurs.»
+
+Le maire et Vincentello étaient déjà hors de la salle, et
+Orlanduccio les suivait à reculons lorsque Orso lui dit à voix
+basse:
+
+«Votre père est un vieillard que j'écraserais d'un soufflet: c'est
+à vous que j'en destine, à vous et à votre frère.»
+
+Pour réponse, Orlanduccio tira son stylet et se jeta sur Orso
+comme un furieux; mais, avant qu'il pût faire usage de son arme,
+Colomba lui saisit le bras qu'elle tordit avec force pendant
+qu'Orso, le frappant du poing au visage, le fit reculer quelques
+pas et heurter rudement contre le chambranle de la porte. Le
+stylet échappa de la main d'Orlanduccio, mais Vincentello avait le
+sien et rentrait dans la chambre, lorsque Colomba, sautant sur un
+fusil, lui prouva que la partie n'était pas égale. En même temps
+le préfet se jeta entre les combattants.
+
+«À bientôt, Ors' Anton'», cria Orlanduccio; et tirant violemment
+la porte de la salle, il la ferma à clé pour se donner le temps de
+faire retraite.
+
+Orso et le préfet demeurèrent un quart d'heure sans parler, chacun
+à un bout de la salle. Colomba, l'orgueil du triomphe sur le
+front, les considérait tour à tour, appuyée sur le fusil qui avait
+décidé de la victoire.
+
+«Quel pays! quel pays! s'écria enfin le préfet en se levant
+impétueusement. Monsieur della Rebbia, vous avez eu tort. Je vous
+demande votre parole d'honneur de vous abstenir de toute violence
+et d'attendre que la justice décide dans cette maudite affaire.
+
+-- Oui, monsieur le préfet, j'ai eu tort de frapper ce misérable;
+mais enfin j'ai frappé, et je ne puis lui refuser la satisfaction
+qu'il m'a demandée.
+
+-- Eh! non, il ne veut pas se battre avec vous!... Mais s'il vous
+assassine... Vous avez bien fait tout ce qu'il fallait pour cela.
+
+-- Nous nous garderons, dit Colomba.
+
+-- Orlanduccio, dit Orso, me paraît un garçon de courage et
+j'augure mieux de lui, monsieur le préfet. Il a été prompt à tirer
+son stylet, mais à sa place, j'en aurais peut-être agi de même; et
+je suis heureux que ma soeur n'ait pas un poignet de petite-
+maîtresse.
+
+-- Vous ne vous battrez pas! s'écria le préfet; je vous le
+défends!
+
+-- Permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'en matière d'honneur
+je ne reconnais d'autre autorité que celle de ma conscience.
+
+-- Je vous dis que vous ne vous battrez pas!
+
+-- Vous pouvez me faire arrêter, monsieur..., c'est-à-dire si je
+me laisse prendre. Mais, si cela arrivait, vous ne feriez que
+différer une affaire maintenant inévitable. Vous êtes homme
+d'honneur, monsieur le préfet, et vous savez bien qu'il n'en peut
+être autrement.
+
+-- Si vous faisiez arrêter mon frère, ajouta Colomba, la moitié du
+village prendrait son parti, et nous verrions une belle fusillade.
+
+-- Je vous préviens, monsieur, dit Orso, et je vous supplie de ne
+pas croire que je fais une bravade; je vous préviens que, si
+M. Barricini abuse de son autorité de maire pour me faire arrêter,
+je me défendrai.
+
+-- Dès aujourd'hui, dit le préfet, M. Barricini est suspendu de
+ses fonctions... Il se justifiera, je l'espère... Tenez, monsieur,
+vous m'intéressez. Ce que je vous demande est bien peu de chose:
+restez chez vous tranquille jusqu'à mon retour de Corte. Je ne
+serai que trois jours absent. Je reviendrai avec le procureur du
+roi, et nous débrouillerons alors complètement cette triste
+affaire. Me promettez-vous de vous abstenir jusque-là de toute
+hostilité?
+
+-- Je ne puis le promettre, monsieur, si, comme je le pense,
+Orlanduccio me demande une rencontre.
+
+-- Comment! monsieur della Rebbia, vous, militaire français, vous
+voulez vous battre avec un homme que vous soupçonnez d'un faux?
+
+-- Je l'ai frappé, monsieur.
+
+-- Mais, si vous aviez frappé un galérien et qu'il vous en
+demandât raison, vous vous battriez donc avec lui? Allons,
+monsieur Orso! Eh bien, je vous demande encore moins: ne cherchez
+pas Orlanduccio... Je vous permets de vous battre s'il vous
+demande un rendez-vous.
+
+-- Il m'en demandera, je n'en doute point, mais je vous promets de
+ne pas lui donner d'autres soufflets pour l'engager à se battre.
+
+-- Quel pays! répétait le préfet en se promenant à grands pas.
+Quand donc reviendrai-je en France?
+
+-- Monsieur le préfet, dit Colomba de sa voix la plus douce, il se
+fait tard, nous feriez-vous l'honneur de déjeuner ici?»
+
+Le préfet ne put s'empêcher de rire.
+
+«Je suis demeuré déjà trop longtemps ici... cela ressemble à de la
+partialité... Et cette maudite pierre!... Il faut que je parte...
+Mademoiselle della Rebbia..., que de malheurs vous avez préparés
+peut-être aujourd'hui!
+
+-- Au moins, monsieur le préfet, vous rendrez à ma soeur la
+justice de croire que ses convictions sont profondes; et, j'en
+suis sûr maintenant, vous les croyez vous-même bien établies.
+
+-- Adieu, monsieur, dit le préfet en lui faisant un signe de la
+main. Je vous préviens que je vais donner l'ordre au brigadier de
+gendarmerie de suivre toutes vos démarches.»
+
+Lorsque le préfet fut sorti: «Orso, dit Colomba, vous n'êtes point
+ici sur le continent. Orlanduccio n'entend rien à vos duels, et
+d'ailleurs ce n'est pas de la mort d'un brave que ce misérable
+doit mourir.
+
+-- Colomba, ma bonne, tu es la femme forte. Je t'ai de grandes
+obligations pour m'avoir sauvé un bon coup de couteau. Donne-moi
+ta petite main que je la baise. Mais, vois-tu, laisse-moi faire.
+Il y a certaines choses que tu n'entends pas. Donne-moi à
+déjeuner; et, aussitôt que le préfet se sera mis en route, fais-
+moi venir la petite Chilina qui paraît s'acquitter à merveille des
+commissions qu'on lui donne. J'aurai besoin d'elle pour porter une
+lettre.»
+
+Pendant que Colomba surveillait les apprêts du déjeuner, Orso
+monta dans sa chambre et écrivit le billet suivant:
+
+«Vous devez être pressé de me rencontrer; je ne le suis pas moins.
+Demain matin nous pourrons nous trouver à six heures dans la
+vallée d'Acquaviva. Je suis très adroit au pistolet, et je ne vous
+propose pas cette arme. On dit que vous tirez bien le fusil:
+prenons chacun un fusil à deux coups. Je viendrai accompagné d'un
+homme de ce village. Si votre frère veut vous accompagner, prenez
+un second témoin et prévenez-moi. Dans ce cas seulement j'aurai
+deux témoins.
+
+«ORSO ANTONIO DELLA REBBIA.»
+
+Le préfet, après être resté une heure chez l'adjoint du maire,
+après être entré pour quelques minutes chez les Barricini, partit
+pour Corte, escorté d'un seul gendarme. Un quart d'heure après,
+Chilina porta la lettre qu'on vient de lire et la remit à
+Orlanduccio en propres mains.
+
+La réponse se fit attendre et ne vint que dans la soirée. Elle
+était signée de M. Barricini père, et il annonçait à Orso qu'il
+déférait au procureur du roi la lettre de menace adressée à son
+fils. «Fort de ma conscience, ajoutait-il en terminant, j'attends
+que la justice ait prononcé sur vos calomnies.»
+
+Cependant cinq ou six bergers mandés par Colomba arrivèrent pour
+garnisonner la tour des della Rebbia. Malgré les protestations
+d'Orso, on pratiqua des archere aux fenêtres donnant sur la place,
+et toute la soirée il reçut des offres de service de différentes
+personnes du bourg. Une lettre arriva même du théologien bandit,
+qui promettait, en son nom et en celui de Brandolaccio,
+d'intervenir si le maire se faisait assister de la gendarmerie. Il
+finissait par ce post-scriptum: «Oserai-je vous demander ce que
+pense M. le préfet de l'excellente éducation que mon ami donne au
+chien Brusco?
+
+Après Chilina, je ne connais pas d'élève plus docile et qui montre
+de plus heureuses dispositions.»
+
+
+
+XVI
+
+Le lendemain se passa sans hostilités. De part et d'autre on se
+tenait sur la défensive. Orso ne sortit pas de sa maison, et la
+porte des Barricini resta constamment fermée. On voyait les cinq
+gendarmes laissés en garnison à Pietranera se promener sur la
+place ou aux environs du village, assistés du garde champêtre,
+seul représentant de la milice urbaine. L'adjoint ne quittait pas
+son écharpe; mais, sauf les archere aux fenêtres des deux maisons
+ennemies, rien n'indiquait la guerre. Un Corse seul aurait
+remarqué que sur la place, autour du chêne vert, on ne voyait que
+des femmes.
+
+À l'heure du souper, Colomba montra d'un air joyeux à son frère la
+lettre suivante qu'elle venait de recevoir de miss Nevil:
+
+«Ma chère mademoiselle Colomba, j'apprends avec bien du plaisir,
+par une lettre de votre frère, que vos inimitiés sont finies.
+Recevez-en mes compliments. Mon père ne peut plus souffrir Ajaccio
+depuis que votre frère n'est plus là pour parler guerre et chasser
+avec lui. Nous partons aujourd'hui, et nous irons coucher chez
+votre parente, pour laquelle nous avons une lettre. Après-demain,
+vers onze heures, je viendrai vous demander à goûter de ce bruccio
+des montagnes, si supérieur, dites-vous, à celui de la ville.
+
+«Adieu, chère mademoiselle Colomba.
+
+«Votre amie, LYDIA NEVIL.»
+
+«Elle n'a donc pas reçu ma seconde lettre? s'écria Orso.
+
+-- Vous voyez, par la date de la sienne, que mademoiselle Lydia
+devait être en route quand votre lettre est arrivée à Ajaccio.
+
+Vous lui disiez donc de ne pas venir?
+
+-- Je lui disais que nous étions en état de siège. Ce n'est pas,
+ce me semble, une situation à recevoir du monde.
+
+-- Bah! ces Anglais sont des gens singuliers. Elle me disait, la
+dernière nuit que j'ai passée dans sa chambre, qu'elle serait
+fâchée de quitter la Corse sans avoir vu une belle vendette. Si
+vous le vouliez, Orso, on pourrait lui donner le spectacle d'un
+assaut contre la maison de nos ennemis?
+
+-- Sais-tu, dit Orso, que la nature a eu tort de faire de toi une
+femme, Colomba? Tu aurais été un excellent militaire.
+
+-- Peut-être. En tout cas je vais faire mon bruccio.
+
+-- C'est inutile. Il faut envoyer quelqu'un pour les prévenir et
+les arrêter avant qu'ils se mettent en route.
+
+-- Oui? vous voulez envoyer un messager par le temps qu'il fait,
+pour qu'un torrent l'emporte avec votre lettre... Que je plains
+les pauvres bandits par cet orage! Heureusement, ils ont de bons
+piloni[21]... Savez-vous ce qu'il faut faire, Orso? Si l'orage
+cesse, partez demain de très bonne heure, et arrivez chez notre
+parente avant que vos amis se soient mis en route. Cela vous sera
+facile, miss Lydia se lève toujours tard. Vous leur conterez ce
+qui s'est passé chez nous; et s'ils persistent à venir, nous
+aurons grand plaisir à les recevoir.»
+
+Orso se hâta de donner son assentiment à ce projet, et Colomba,
+après quelques moments de silence:
+
+«Vous croyez peut-être, Orso, reprit-elle, que je plaisantais
+lorsque je vous parlais d'un assaut contre la maison Barricini?
+Savez-vous que nous sommes en force, deux contre un au moins?
+Depuis que le préfet a suspendu le maire, tous les hommes d'ici
+sont pour nous. Nous pourrions les hacher. Il serait facile
+d'entamer l'affaire. Si vous le vouliez, j'irais à la fontaine, je
+me moquerais de leurs femmes; ils sortiraient... Peut-être... car
+ils sont si lâches! peut-être tireraient-ils sur moi par leurs
+archere; ils me manqueraient. Tout est dit alors: ce sont eux qui
+attaquent. Tant pis pour les vaincus: dans une bagarre, où trouver
+ceux qui ont fait un bon coup? Croyez-en votre soeur, Orso; les
+robes noires qui vont venir saliront du papier, diront bien des
+mots inutiles. Il n'en résultera rien. Le vieux renard trouverait
+moyen de leur faire voir des étoiles en plein midi. Ah! si le
+préfet ne s'était pas mis devant Vincentello, il y en avait un de
+moins.»
+
+Tout cela était dit avec le même sang-froid qu'elle mettait
+l'instant d'auparavant à parler des préparatifs du bruccio.
+
+Orso, stupéfait, regardait sa soeur avec une admiration mêlée de
+crainte.
+
+«Ma douce Colomba, dit-il en se levant de table, tu es, je le
+crains, le diable en personne; mais sois tranquille. Si je ne
+parviens pas à faire pendre les Barricini, je trouverai moyen d'en
+venir à bout d'une autre manière. Balle chaude ou fer froid![22] Tu
+vois que je n'ai pas oublié le corse.
+
+-- Le plus tôt serait le mieux, dit Colomba en soupirant. Quel
+cheval monterez-vous demain, Ors' Anton'?
+
+-- Le noir. Pourquoi me demandes-tu cela?
+
+-- Pour lui faire donner de l'orge.»
+
+Orso s'étant retiré dans sa chambre, Colomba envoya coucher
+Saveria et les bergers, et demeura seule dans la cuisine où se
+préparait le bruccio. De temps en temps elle prêtait l'oreille et
+paraissait attendre impatiemment que son frère se fût couché.
+Lorsqu'elle le crut enfin endormi, elle prit un couteau, s'assura
+qu'il était tranchant, mit ses petits pieds dans de gros souliers,
+et, sans faire le moindre bruit, elle entra dans le jardin.
+
+Le jardin, fermé de murs, touchait à un terrain assez vaste,
+enclos de haies, où l'on mettait les chevaux, car les chevaux
+corses ne connaissent guère l'écurie. En général on les lâche dans
+un champ et l'on s'en rapporte à leur intelligence pour trouver à
+se nourrir et à s'abriter contre le froid et la pluie.
+
+Colomba ouvrit la porte du jardin avec la même précaution, entra
+dans l'enclos, et en sifflant doucement elle attira près d'elle
+les chevaux, à qui elle portait souvent du pain et du sel. Dès que
+le cheval noir fut à sa portée, elle le saisit fortement par la
+crinière et lui fendit l'oreille avec son couteau. Le cheval fit
+un bond terrible et s'enfuit en faisant entendre ce cri aigu
+qu'une vive douleur arrache quelquefois aux animaux de son espèce.
+Satisfaite alors, Colomba rentrait dans le jardin, lorsque Orso
+ouvrit sa fenêtre et cria: «Qui va là?» En même temps elle
+entendit qu'il armait son fusil. Heureusement pour elle, la porte
+du jardin était dans une obscurité complète, et un grand figuier
+la couvrait en partie. Bientôt, aux lueurs intermittentes qu'elle
+vit briller dans la chambre de son frère, elle conclut qu'il
+cherchait à rallumer sa lampe. Elle s'empressa alors de fermer la
+porte du jardin, et se glissant le long des murs, de façon que son
+costume noir se confondît avec le feuillage sombre des espaliers,
+elle parvint à rentrer dans la cuisine quelques moments avant
+qu'Orso ne parût.
+
+«Qu'y a-t-il? lui demanda-t-elle.
+
+-- Il m'a semblé, dit Orso, qu'on ouvrait la porte du jardin.
+
+-- Impossible. Le chien aurait aboyé. Au reste, allons voir.»
+
+Orso fit le tour du jardin, et après avoir constaté que la porte
+extérieure était bien fermée, un peu honteux de cette fausse
+alerte, il se disposa à regagner sa chambre.
+
+«J'aime à voir, mon frère, dit Colomba, que vous devenez prudent,
+comme on doit l'être dans votre position.
+
+-- Tu me formes, répondit Orso. Bonsoir.»
+
+Le matin avec l'aube Orso s'était levé, prêt à partir. Son costume
+annonçait à la fois la prétention à l'élégance d'un homme qui va
+se présenter devant une femme à qui il veut plaire, et la prudence
+d'un Corse en vendette. Par-dessus une redingote bleue bien serrée
+à la taille, il portait en bandoulière une petite boîte de fer-
+blanc contenant des cartouches, suspendue à un cordon de soie
+verte; son stylet était placé dans une poche de côté, et il tenait
+à la main le beau fusil de Manton chargé à balles. Pendant qu'il
+prenait à la hâte une tasse de café versée par Colomba, un berger
+était sorti pour seller et brider le cheval. Orso et sa soeur le
+suivirent de près et entrèrent dans l'enclos. Le berger s'était
+emparé du cheval, mais il avait laissé tomber selle et bride, et
+paraissait saisi d'horreur, pendant que le cheval, qui se
+souvenait de la blessure de la nuit précédente et qui craignait
+pour son autre oreille, se cabrait, ruait, hennissait, faisait le
+diable à quatre.
+
+«Allons, dépêche-toi, lui cria Orso.
+
+-- Ha! Ors' Anton'! ha! Ors' Anton'! s'écriait le berger, sang de
+la Madone! etc.» C'étaient des imprécations sans nombre et sans
+fin, dont la plupart ne pourraient se traduire. «Qu'est-il donc
+arrivé?» demanda Colomba.
+
+Tout le monde s'approcha du cheval, et, le voyant sanglant et
+l'oreille fendue, ce fut une exclamation générale de surprise et
+d'indignation. Il faut savoir que mutiler le cheval de son ennemi
+est, pour les Corses, à la fois une vengeance, un défi et une
+menace de mort. «Rien qu'un coup de fusil n'est capable d'expier
+ce forfait.» Bien qu'Orso, qui avait longtemps vécu sur le
+continent, sentît moins qu'un autre l'énormité de l'outrage,
+cependant, si dans ce moment quelque barriciniste se fût présenté
+à lui, il est probable qu'il lui eût fait immédiatement expier une
+insulte qu'il attribuait à ses ennemis.
+
+«Les lâches coquins! s'écria-t-il, se venger sur une pauvre bête,
+lorsqu'ils n'osent me rencontrer en face!
+
+-- Qu'attendons-nous? s'écria Colomba impétueusement. Ils viennent
+nous provoquer, mutiler nos chevaux, et nous ne leur répondrions
+pas! Êtes-vous hommes?
+
+-- Vengeance! répondirent les bergers. Promenons le cheval dans le
+village et donnons l'assaut à leur maison.
+
+-- Il y a une grange couverte de paille qui touche à leur tour,
+dit le vieux Polo Griffo, en un tour de main je la ferai flamber.»
+
+Un autre proposait d'aller chercher les échelles du clocher de
+l'église; un troisième, d'enfoncer les portes de la maison
+Barricini au moyen d'une poutre déposée sur la place et destinée à
+quelque bâtiment en construction. Au milieu de toutes ces voix
+furieuses, on entendait celle de Colomba annonçant à ses
+satellites qu'avant de se mettre à l'oeuvre chacun allait recevoir
+d'elle un grand verre d'anisette.
+
+Malheureusement, ou plutôt heureusement, l'effet qu'elle s'était
+promis de sa cruauté envers le pauvre cheval était perdu en grande
+partie pour Orso. Il ne doutait pas que cette mutilation sauvage
+ne fût l'oeuvre d'un de ses ennemis, et c'était Orlanduccio qu'il
+soupçonnait particulièrement; mais il ne croyait pas que ce jeune
+homme, provoqué et frappé par lui, eût effacé sa honte en fendant
+l'oreille à un cheval. Au contraire, cette basse et ridicule
+vengeance augmentait son mépris pour ses adversaires, et il
+pensait maintenant avec le préfet que de pareilles gens ne
+méritaient pas de se mesurer avec lui. Aussitôt qu'il put se faire
+entendre, il déclara à ses partisans confondus qu'ils eussent à
+renoncer à leurs intentions belliqueuses, et que la justice, qui
+allait venir, vengerait fort bien l'oreille de son cheval.
+
+«Je suis le maître ici, ajouta-t-il d'un ton sévère, et j'entends
+qu'on m'obéisse. Le premier qui s'avisera de parler encore de tuer
+ou de brûler, je pourrai bien le brûler à son tour. Allons! qu'on
+me selle le cheval gris.
+
+-- Comment, Orso, dit Colomba en le tirant à l'écart, vous
+souffrez qu'on nous insulte! Du vivant de notre père, jamais les
+Barricini n'eussent osé mutiler une bête à nous.
+
+-- Je te promets qu'ils auront lieu de s'en repentir; mais c'est
+aux gendarmes et aux geôliers à punir des misérables qui n'ont de
+courage que contre des animaux. Je te l'ai dit, la justice me
+vengera d'eux... ou sinon... tu n'auras pas besoin de me rappeler
+de qui je suis fils...
+
+-- Patience! dit Colomba en soupirant.
+
+-- Souviens-toi bien, ma soeur, poursuivit Orso, que si à mon
+retour, je trouve qu'on a fait quelque démonstration contre les
+Barricini, jamais je ne le pardonnerai.» Puis, d'un ton plus doux:
+«Il est fort possible, fort probable même, ajouta-t-il, que je
+reviendrai ici avec le colonel et sa fille; fais en sorte que
+leurs chambres soient en ordre, que le déjeuner soit bon, enfin
+que nos hôtes soient le moins mal possible. C'est très bien,
+Colomba, d'avoir du courage, mais il faut encore qu'une femme
+sache tenir une maison. Allons, embrasse-moi, sois sage; voilà le
+cheval gris sellé.
+
+-- Orso, dit Colomba, vous ne partirez point seul.
+
+-- Je n'ai besoin de personne, dit Orso, et je te réponds que je
+ne me laisserai pas couper l'oreille.
+
+-- Oh! jamais je ne vous laisserai partir seul en temps de guerre.
+Ho! Polo Griffo! Gian' Francè! Memmo! prenez vos fusils; vous
+allez accompagner mon frère.»
+
+Après une discussion assez vive, Orso dut se résigner à se faire
+suivre d'une escorte. Il prit parmi ses bergers les plus animés,
+ceux qui avaient conseillé le plus haut de commencer la guerre;
+puis, après avoir renouvelé ses injonctions à sa soeur et aux
+bergers restants, il se mit en route, prenant cette fois un détour
+pour éviter la maison Barricini.
+
+Déjà ils étaient loin de Pietranera, et marchaient de grande hâte,
+lorsque au passage d'un petit ruisseau qui se perdait dans un
+marécage le vieux Polo Griffo aperçut plusieurs cochons
+confortablement couchés dans la boue, jouissant à la fois du
+soleil et de la fraîcheur de l'eau. Aussitôt, ajustant le plus
+gros, il lui tira un coup de fusil dans la tête et le tua sur la
+place. Les camarades du mort se levèrent et s'enfuirent avec une
+légèreté surprenante; et bien que l'autre berger fît feu à son
+tour, ils gagnèrent sains et saufs un fourré où ils disparurent.
+
+«Imbéciles! s'écria Orso; vous prenez des cochons pour des
+sangliers.
+
+-- Non pas, Ors' Anton', répondit Polo Griffo; mais ce troupeau
+appartient à l'avocat, et c'est pour lui apprendre à mutiler nos
+chevaux.
+
+-- Comment, coquins! s'écria Orso transporté de fureur, vous
+imitez les infamies de nos ennemis! Quittez-moi, misérables! Je
+n'ai pas besoin de vous. Vous n'êtes bons qu'à vous battre contre
+des cochons. Je jure bien que si vous osez me suivre je vous casse
+la tête!»
+
+Les deux bergers s'entre-regardèrent interdits. Orso donna des
+éperons à son cheval et disparut au galop.
+
+«Eh bien, dit Polo Griffo, en voilà d'une bonne! Aimez donc les
+gens pour qu'ils vous traitent comme cela! Le colonel, son père,
+t'en a voulu parce que tu as une fois couché en joue l'avocat...
+Grande bête, de ne pas tirer!... Et le fils... tu vois ce que j'ai
+fait pour lui... Il parle de me casser la tête, comme on fait
+d'une gourde qui ne tient plus le vin. Voilà ce qu'on apprend sur
+le continent, Memmo!
+
+-- Oui, et si l'on sait que tu as tué un cochon, on te fera un
+procès, et Ors' Anton' ne voudra pas parler aux juges ni payer
+l'avocat. Heureusement personne ne t'a vu, et sainte Nega est là
+pour te tirer d'affaire.»
+
+Après une courte délibération, les deux bergers conclurent que le
+plus prudent était de jeter le porc dans une fondrière, projet
+qu'ils mirent à exécution, bien entendu après avoir pris chacun
+quelques grillades sur l'innocente victime de la haine des della
+Rebbia et des Barricini.
+
+
+
+XVII
+
+Débarrassé de son escorte indisciplinée, Orso continuait sa route,
+plus préoccupé du plaisir de revoir miss Nevil que de la crainte
+de rencontrer ses ennemis. «Le procès que je vais avoir avec ces
+misérables Barricini, se disait-il, va m'obliger d'aller à Bastia.
+Pourquoi n'accompagnerais-je pas miss Nevil? Pourquoi, de Bastia,
+n'irions-nous pas ensemble aux eaux d'Orezza?» Tout à coup des
+souvenirs d'enfance lui rappelèrent nettement ce site pittoresque.
+Il se crut transporté sur une verte pelouse au pied des
+châtaigniers séculaires. Sur un gazon d'une herbe lustrée, parsemé
+de fleurs bleues ressemblant à des yeux qui lui souriaient, il
+voyait miss Lydia assise auprès de lui. Elle avait ôté son
+chapeau, et ses cheveux blonds, plus fins et plus doux que la
+soie, brillaient comme de l'or au soleil qui pénétrait au travers
+du feuillage. Ses yeux, d'un bleu si pur, lui paraissaient plus
+bleus que le firmament. La joue appuyée sur une main, elle
+écoutait toute pensive les paroles d'amour qu'il lui adressait en
+tremblant. Elle avait cette robe de mousseline qu'elle portait le
+dernier jour qu'il l'avait vue à Ajaccio. Sous les plis de cette
+robe s'échappait un petit pied dans un soulier de satin noir. Orso
+se disait qu'il serait bien heureux de baiser ce pied; mais une
+des mains de miss Lydia n'était pas gantée, et elle tenait une
+pâquerette. Orso lui prenait cette pâquerette, et la main de Lydia
+serrait la sienne; et il baisait la pâquerette, et puis la main,
+et on ne se fâchait pas... Et toutes ces pensées l'empêchaient de
+faire attention à la route qu'il suivait, et cependant il trottait
+toujours. Il allait pour la seconde fois baiser en imagination la
+main blanche de miss Nevil, quand il pensa baiser en réalité la
+tête de son cheval qui s'arrêta tout à coup. C'est que la petite
+Chilina lui barrait le chemin et lui saisissait la bride.
+
+«Où allez-vous ainsi, Ors' Anton'? disait-elle. Ne savez-vous pas
+que votre ennemi est près d'ici?
+
+-- Mon ennemi! s'écria Orso furieux de se voir interrompu dans un
+moment aussi intéressant. Où est-il?
+
+-- Orlanduccio est près d'ici. Il vous attend. Retournez,
+retournez.
+
+-- Ah! il m'attend! Tu l'as vu?
+
+-- Oui, Ors' Anton', j'étais couchée dans la fougère quand il a
+passé. Il regardait de tous les côtés avec sa lunette.
+
+-- De quel côté allait-il?
+
+-- Il descendait par là, du côté où vous allez.
+
+-- Merci.
+
+-- Ors' Anton', ne feriez-vous pas bien d'attendre mon oncle? Il
+ne peut tarder, et avec lui vous seriez en sûreté.
+
+-- N'aie pas peur, Chili, je n'ai pas besoin de ton oncle.
+
+-- Si vous vouliez, j'irais devant vous.
+
+-- Merci, merci.»
+
+Et Orso, poussant son cheval, se dirigea rapidement du côté que la
+petite fille lui avait indiqué.
+
+Son premier mouvement avait été un aveugle transport de fureur, et
+il s'était dit que la fortune lui offrait une excellente occasion
+de corriger ce lâche qui mutilait un cheval pour se venger d'un
+soufflet. Puis, tout en avançant, l'espèce de promesse qu'il avait
+faite au préfet, et surtout la crainte de manquer la visite de
+miss Nevil, changeaient ses dispositions et lui faisaient presque
+désirer de ne pas rencontrer Orlanduccio. Bientôt le souvenir de
+son père, l'insulte faite à son cheval, les menaces des Barricini
+rallumaient sa colère et l'excitaient à chercher son ennemi pour
+le provoquer et l'obliger à se battre. Ainsi agité par des
+résolutions contraires, il continuait de marcher en avant, mais,
+maintenant, avec précaution, examinant les buissons et les haies,
+et quelquefois même s'arrêtant pour écouter les bruits vagues
+qu'on entend dans la campagne. Dix minutes après avoir quitté la
+petite Chilina (il était alors environ neuf heures du matin), il
+se trouva au bord d'un coteau extrêmement rapide. Le chemin, ou
+plutôt le sentier à peine tracé qu'il suivait, traversait un
+maquis récemment brûlé. En ce lieu la terre était chargée de
+cendres blanchâtres, et çà et là des arbrisseaux et quelques gros
+arbres noircis par le feu et entièrement dépouillés de leurs
+feuilles se tenaient debout, bien qu'ils eussent cessé de vivre.
+En voyant un maquis brûlé, on se croit transporté dans un site du
+Nord au milieu de l'hiver, et le contraste de l'aridité des lieux
+que la flamme a parcourus avec la végétation luxuriante d'alentour
+les fait paraître encore plus tristes et désolés. Mais dans ce
+paysage Orso ne voyait en ce moment qu'une chose, importante il
+est vrai, dans sa position: la terre étant nue ne pouvait cacher
+une embuscade, et celui qui peut craindre à chaque instant de voir
+sortir d'un fourré un canon de fusil dirigé contre sa poitrine,
+regarde comme une espèce d'oasis un terrain uni où rien n'arrête
+la vue. Au maquis brûlé succédaient plusieurs champs en culture,
+enclos, selon l'usage du pays, de murs en pierres sèches à hauteur
+d'appui. Le sentier passait entre ces enclos, où d'énormes
+châtaigniers, plantés confusément, présentaient de loin
+l'apparence d'un bois touffu.
+
+Obligé par la roideur de la pente à mettre pied à terre, Orso, qui
+avait laissé la bride sur le cou de son cheval, descendait
+rapidement en glissant sur la cendre; et il n'était guère qu'à
+vingt-cinq pas d'un de ces enclos en pierre à droite du chemin,
+lorsqu'il aperçut, précisément en face de lui, d'abord un canon de
+fusil, puis une tête dépassant la crête du mur. Le fusil
+s'abaissa, et il reconnut Orlanduccio prêt à faire feu. Orso fut
+prompt à se mettre en défense, et tous les deux, se couchant en
+joue, se regardèrent quelques secondes avec cette émotion
+poignante que le plus brave éprouve au moment de donner ou de
+recevoir la mort.
+
+«Misérable lâche!» s'écria Orso...
+
+Il parlait encore quand il vit la flamme du fusil d'Orlanduccio,
+et presque en même temps, un second coup partit à sa gauche, de
+l'autre côté du sentier, tiré par un homme qu'il n'avait point
+aperçu, et qui l'ajustait posté derrière un autre mur. Les deux
+balles l'atteignirent: l'une, celle d'Orlanduccio, lui traversa le
+bras gauche, qu'il lui présentait en le couchant en joue; l'autre
+le frappa à la poitrine, déchira son habit, mais, rencontrant
+heureusement la lame de son stylet, s'aplatit dessus et ne lui fit
+qu'une contusion légère. Le bras gauche d'Orso tomba immobile le
+long de sa cuisse, et le canon de son fusil s'abaissa un instant;
+mais il le releva aussitôt, et dirigeant son arme de sa seule main
+droite, il fit feu sur Orlanduccio. La tête de son ennemi, qu'il
+ne découvrait que jusqu'aux yeux, disparut derrière le mur. Orso,
+se tournant à sa gauche, lâcha son second coup sur un homme
+entouré de fumée qu'il apercevait à peine. À son tour, cette
+figure disparut. Les quatre coups de fusil s'étaient succédé avec
+une rapidité incroyable, et jamais soldats exercés ne mirent moins
+d'intervalle dans un feu de file. Après le dernier coup d'Orso,
+tout rentra dans le silence. La fumée sortie de son arme montait
+lentement vers le ciel; aucun mouvement derrière le mur, pas le
+plus léger bruit. Sans la douleur qu'il ressentait au bras, il
+aurait pu croire que ces hommes sur qui il venait de tirer étaient
+des fantômes de son imagination.
+
+S'attendant à une seconde décharge, Orso fit quelques pas pour se
+placer derrière un de ces arbres brûlés restés debout dans le
+maquis. Derrière cet abri, il plaça son fusil entre ses genoux et
+le rechargea à la hâte. Cependant son bras gauche le faisait
+cruellement souffrir, et il lui semblait qu'il soutenait un poids
+énorme. Qu'étaient devenus ses adversaires? Il ne pouvait le
+comprendre. S'ils s'étaient enfuis, s'ils avaient été blessés, il
+aurait assurément entendu quelque bruit, quelque mouvement dans le
+feuillage. Étaient-ils donc morts, ou bien plutôt n'attendaient-
+ils pas, à l'abri de leur mur, l'occasion de tirer de nouveau sur
+lui? Dans cette incertitude, et sentant ses forces diminuer, il
+mit en terre le genou droit, appuya sur l'autre son bras blessé et
+se servit d'une branche qui partait du tronc de l'arbre brûlé pour
+soutenir son fusil. Le doigt sur la détente, l'oeil fixé sur le
+mur, l'oreille attentive au moindre bruit, il demeura immobile
+pendant quelques minutes, qui lui parurent un siècle. Enfin, bien
+loin derrière lui, un cri éloigné se fit entendre, et bientôt un
+chien, descendant le coteau avec la rapidité d'une flèche,
+s'arrêta auprès de lui en remuant la queue. C'était Brusco, le
+disciple et le compagnon des bandits, annonçant sans doute
+l'arrivée de son maître; et jamais honnête homme ne fut plus
+impatiemment attendu. Le chien, le museau en l'air, tourné du côté
+de l'enclos le plus proche, flairait avec inquiétude. Tout à coup
+il fit entendre un grognement sourd, franchit le mur d'un bond, et
+presque aussitôt remonta sur la crête, d'où il regarda fixement
+Orso, exprimant dans ses yeux la surprise aussi clairement que
+chien le peut faire; puis il se remit le nez au vent, cette fois
+dans la direction de l'autre enclos, dont il sauta encore le mur.
+Au bout d'une seconde, il reparaissait sur la crête, montrant le
+même air d'étonnement et d'inquiétude; puis il sauta dans le
+maquis, la queue entre les jambes, regardant toujours Orso et
+s'éloignant de lui à pas lents, par une marche de côté, jusqu'à ce
+qu'il s'en trouvât à quelque distance. Alors, reprenant sa course,
+il remonta le coteau presque aussi vite qu'il l'avait descendu, à
+la rencontre d'un homme qui s'avançait rapidement malgré la
+roideur de la pente.
+
+«À moi, Brando! s'écria Orso dès qu'il le crut à portée de voix.
+
+-- Ho! Ors' Anton'! vous êtes blessé? lui demanda Brandolaccio
+accourant tout essoufflé. Dans le corps ou dans les membres?...
+
+-- Au bras.
+
+-- Au bras! ce n'est rien. Et l'autre?
+
+-- Je crois l'avoir touché.» Brandolaccio, suivant son chien,
+courut à l'enclos le plus proche et se pencha pour regarder de
+l'autre côté du mur. Là, ôtant son bonnet: «Salut au seigneur
+Orlanduccio», dit-il. Puis, se tournant du côté d'Orso, il le
+salua à son tour d'un air grave:
+
+«Voilà, dit-il, ce que j'appelle un homme proprement accommodé.
+
+-- Vit-il encore? demanda Orso respirant avec peine.
+
+-- Oh! il s'en garderait; il a trop de chagrin de la balle que
+vous lui avez mise dans l'oeil. Sang de la Madone, quel trou! Bon
+fusil, ma foi! Quel calibre! Ça vous écrabouille une cervelle!
+Dites donc, Ors' Anton', quand j'ai entendu d'abord pif! pif! je
+me suis dit: «Sacrebleu! ils escoffient mon lieutenant.» Puis
+j'entends boum! boum! «Ah! je dis, voilà le fusil anglais qui
+parle: il riposte...» Mais Brusco, qu'est-ce que tu me veux donc?»
+
+Le chien le mena à l'autre enclos. «Excusez! s'écria Brandolaccio
+stupéfait. Coup double! rien que cela! Peste! on voit bien que la
+poudre est chère, car vous l'économisez.
+
+-- Qu'y a-t-il, au nom de Dieu? demanda Orso.
+
+-- Allons! ne faites donc pas le farceur, mon lieutenant! vous
+jetez le gibier par terre, et vous voulez qu'on vous le ramasse...
+En voilà un qui va en avoir un drôle de dessert aujourd'hui! c'est
+l'avocat Barricini. De la viande de boucherie, en veux-tu, en
+voilà! Maintenant qui diable héritera?
+
+-- Quoi! Vincentello mort aussi?
+
+-- Très mort. Bonne santé à nous autres![23] Ce qu'il y a de bon
+avec vous, c'est que vous ne les faites pas souffrir. Venez donc
+voir Vincentello: il est encore à genoux, la tête appuyée contre
+le mur. Il a l'air de dormir. C'est là le cas de dire: Sommeil de
+plomb. Pauvre diable!»
+
+Orso détourna la tête avec horreur. «Es-tu sûr qu'il soit mort?
+
+-- Vous êtes comme Sampiero Corso, qui ne donnait jamais qu'un
+coup. Voyez-vous, là..., dans la poitrine, à gauche? tenez, comme
+Vincileone fut attrapé à Waterloo. Je parierais bien que la balle
+n'est pas loin du coeur. Coup double! Ah! je ne me mêle plus de
+tirer. Deux en deux coups!... À balle!... Les deux frères!... S'il
+avait eu un troisième coup, il aurait tué le papa... On fera mieux
+une autre fois... Quel coup, Ors' Anton'!... Et dire que cela
+n'arrivera jamais à un brave garçon comme moi de faire coup double
+sur des gendarmes!»
+
+Tout en parlant, le bandit examinait le bras d'Orso et fendait sa
+manche avec son stylet.
+
+«Ce n'est rien, dit-il. Voilà une redingote qui donnera de
+l'ouvrage à mademoiselle Colomba... Hein! qu'est-ce que je vois?
+cet accroc sur la poitrine?... Rien n'est entré par là?
+
+Non, vous ne seriez pas si gaillard. Voyons, essayez de remuer les
+doigts... Sentez-vous mes dents quand je vous mords le petit
+doigt?... Pas trop?... C'est égal, ce ne sera rien. Laissez-moi
+prendre votre mouchoir et votre cravate... Voilà votre redingote
+perdue... Pourquoi diable vous faire si beau? Alliez-vous à la
+noce?... Là, buvez une goutte de vin... Pourquoi donc ne portez-
+vous pas de gourde? Est-ce qu'un Corse sort jamais sans gourde?»
+
+Puis, au milieu du pansement, il s'interrompait pour s'écrier:
+
+«Coup double! tous les deux roides morts!... C'est le curé qui va
+rire... Coup double! Ah! voici enfin cette petite tortue de
+Chilina.»
+
+Orso ne répondait pas. Il était pâle comme un mort et tremblait de
+tous ses membres.
+
+«Chili, cria Brandolaccio, va regarder derrière ce mur. Hein?»
+
+L'enfant, s'aidant des pieds et des mains, grimpa sur le mur, et
+aussitôt qu'elle eut aperçu le cadavre d'Orlanduccio, elle fit le
+signe de la croix.
+
+«Ce n'est rien, continua le bandit; va voir plus loin, làbas.»
+
+L'enfant fit un nouveau signe de croix.
+
+«Est-ce vous, mon oncle? demanda-t-elle timidement.
+
+-- Moi! est-ce que je ne suis pas devenu un vieux bon à rien?
+Chili, c'est de l'ouvrage de monsieur. Fais-lui ton compliment.
+
+-- Mademoiselle en aura bien de la joie, dit Chilina, et elle sera
+bien fâchée de vous savoir blessé, Ors' Anton'.
+
+-- Allons, Ors' Anton', dit le bandit après avoir achevé le
+pansement, voilà Chilina qui a rattrapé votre cheval. Montez et
+venez avec moi au maquis de la Stazzona. Bien avisé qui vous y
+trouverait. Nous vous y traiterons de notre mieux. Quand nous
+serons à la croix de Sainte-Christine, il faudra mettre pied à
+terre. Vous donnerez votre cheval à Chilina, qui s'en ira prévenir
+mademoiselle, et, chemin faisant, vous la chargerez de vos
+commissions. Vous pouvez tout dire à la petite, Ors' Anton': elle
+se ferait plutôt hacher que de trahir ses amis.» Et d'un ton de
+tendresse: «Va, coquine, disait-il, sois excommuniée, sois
+maudite, friponne!» Brandolaccio, superstitieux, comme beaucoup de
+bandits, craignait de fasciner les enfants en leur adressant des
+bénédictions ou des éloges, car on sait que les puissances
+mystérieuses qui président à l'Annocchiatura[24] ont la mauvaise
+habitude d'exécuter le contraire de nos souhaits.
+
+«Où veux-tu que j'aille, Brando? dit Orso d'une voix éteinte.
+
+-- Parbleu! vous avez à choisir: en prison ou bien au maquis. Mais
+un della Rebbia ne connaît pas le chemin de la prison. Au maquis,
+Ors' Anton'!
+
+-- Adieu donc toutes mes espérances! s'écria douloureusement le
+blessé.
+
+-- Vos espérances? Diantre! espériez-vous faire mieux avec un
+fusil à deux coups?... Ah çà! comment diable vous ont-ils touché?
+Il faut que ces gaillards-là aient la vie plus dure que les chats.
+
+-- Ils ont tiré les premiers, dit Orso.
+
+-- C'est vrai, j'oubliais... Pif! pif! boum! boum!... coup double
+d'une main[25]... Quand on fera mieux, je m'irai pendre! Allons,
+vous voilà monté... avant de partir, regardez donc un peu votre
+ouvrage. Il n'est pas poli de quitter ainsi la compagnie sans lui
+dire adieu.»
+
+Orso donna des éperons à son cheval; pour rien au monde il n'eût
+voulu voir les malheureux à qui il venait de donner la mort.
+
+«Tenez, Ors' Anton', dit le bandit s'emparant de la bride du
+cheval, voulez-vous que je vous parle franchement? Eh bien, sans
+vous offenser, ces deux pauvres jeunes gens me font de la peine.
+Je vous prie de m'excuser... Si beaux... si forts... si jeunes!...
+Orlanduccio avec qui j'ai chassé tant de fois... Il m'a donné, il
+y a quatre jours, un paquet de cigares... Vincentello, qui était
+toujours de si belle humeur!... C'est vrai que vous avez fait ce
+que vous deviez faire... et d'ailleurs le coup est trop beau pour
+qu'on le regrette... Mais moi, je n'étais pas dans votre
+vengeance... Je sais que vous avez raison; quand on a un ennemi,
+il faut s'en défaire. Mais les Barricini, c'est une vieille
+famille... En voilà encore une qui fausse compagnie!... et par un
+coup double! c'est piquant.»
+
+Faisant ainsi l'oraison funèbre des Barricini, Brandolaccio
+conduisait en hâte Orso, Chilina, et le chien Brusco vers le
+maquis de la Stazzona.
+
+
+
+XVIII
+
+Cependant Colomba, peu après le départ d'Orso, avait appris par
+ses espions que les Barricini tenaient la campagne, et, dès ce
+moment, elle fut en proie à une vive inquiétude. On la voyait
+parcourir la maison en tous sens, allant de la cuisine aux
+chambres préparées pour ses hôtes, ne faisant rien et toujours
+occupée, s'arrêtant sans cesse pour regarder si elle n'apercevait
+pas dans le village un mouvement inusité. Vers onze heures une
+cavalcade assez nombreuse entra dans Pietranera; c'étaient le
+colonel, sa fille, leurs domestiques et leur guide. En les
+recevant, le premier mot de Colomba fut: «Avez-vous vu mon frère?»
+Puis elle demanda au guide quel chemin ils avaient pris, à quelle
+heure ils étaient partis; et, sur ses réponses, elle ne pouvait
+comprendre qu'ils ne se fussent pas rencontrés.
+
+«Peut-être que votre frère aura pris par le haut, dit le guide;
+nous, nous sommes venus par le bas.»
+
+Mais Colomba secoua la tête et renouvela ses questions. Malgré sa
+fermeté naturelle, augmentée encore par l'orgueil de cacher toute
+faiblesse à des étrangers, il lui était impossible de dissimuler
+ses inquiétudes, et bientôt elle les fit partager au colonel et
+surtout à miss Lydia, lorsqu'elle les eut mis au fait de la
+tentative de réconciliation qui avait eu une si malheureuse issue.
+Miss Nevil s'agitait, voulait qu'on envoyât des messagers dans
+toutes les directions, et son père offrait de remonter à cheval et
+d'aller avec le guide à la recherche d'Orso. Les craintes de ses
+hôtes rappelèrent à Colomba ses devoirs de maîtresse de maison.
+Elle s'efforça de sourire, pressa le colonel de se mettre à table,
+et trouva pour expliquer le retard de son frère vingt motifs
+plausibles qu'au bout d'un instant elle détruisait elle-même.
+Croyant qu'il était de son devoir d'homme de chercher à rassurer
+des femmes, le colonel proposa son explication aussi.
+
+«Je gage, dit-il, que della Rebbia aura rencontré du gibier; il
+n'a pu résister à la tentation, et nous allons le voir revenir la
+carnassière toute pleine. Parbleu! ajouta-t-il, nous avons entendu
+sur la route quatre coups de fusil. Il y en avait deux plus forts
+que les autres, et j'ai dit à ma fille: "Je parie que c'est della
+Rebbia qui chasse. Ce ne peut être que mon fusil qui a fait tant
+de bruit."«
+
+Colomba pâlit, et Lydia, qui l'observait avec attention, devina
+sans peine quels soupçons la conjecture du colonel venait de lui
+suggérer. Après un silence de quelques minutes, Colomba demanda
+vivement si les deux fortes détonations avaient précédé ou suivi
+les autres. Mais ni le colonel, ni sa fille, ni le guide,
+n'avaient fait grande attention à ce point capital.
+
+Vers une heure, aucun des messagers envoyés par Colomba n'étant
+encore revenu, elle rassembla tout son courage et força ses hôtes
+à se mettre à table; mais, sauf le colonel, personne ne put
+manger. Au moindre bruit sur la place, Colomba courait à la
+fenêtre, puis revenait s'asseoir tristement, et, plus tristement
+encore, s'efforçait de continuer avec ses amis une conversation
+insignifiante à laquelle personne ne prêtait la moindre attention
+et qu'interrompaient de longs intervalles de silence.
+
+Tout d'un coup on entendit le galop d'un cheval.
+
+«Ah! cette fois, c'est mon frère», dit Colomba en se levant.
+
+Mais à la vue de Chilina montée à califourchon sur le cheval
+d'Orso:
+
+«Mon frère est mort!» s'écria-t-elle d'une voix déchirante.
+
+Le colonel laissa tomber son verre, miss Nevil poussa un cri, tous
+coururent à la porte de la maison. Avant que Chilina pût sauter à
+bas de sa monture, elle était enlevée comme une plume par Colomba
+qui la serrait à l'étouffer. L'enfant comprit son terrible regard,
+et sa première parole fut celle du choeur d'Otello: «Il vit!»
+Colomba cessa de l'étreindre, et Chilina tomba à terre aussi
+lestement qu'une jeune chatte.
+
+«Les autres?» demanda Colomba d'une voix rauque.
+
+Chilina fit le signe de la croix avec l'index et le doigt du
+milieu. Aussitôt une vive rougeur succéda, sur la figure de
+Colomba, à sa pâleur mortelle. Elle jeta un regard ardent sur la
+maison des Barricini, et dit en souriant à ses hôtes:
+
+«Rentrons prendre le café.»
+
+L'Iris des bandits en avait long à raconter. Son patois, traduit
+par Colomba en italien tel quel, puis en anglais par miss Nevil,
+arracha plus d'une imprécation au colonel, plus d'un soupir à miss
+Lydia; mais Colomba écoutait d'un air impassible; seulement elle
+tordait sa serviette damassée de façon à la mettre en pièces. Elle
+interrompit l'enfant cinq ou six fois pour se faire répéter que
+Brandolaccio disait que la blessure n'était pas dangereuse et
+qu'il en avait vu bien d'autres. En terminant Chilina rapporta
+qu'Orso demandait avec insistance du papier pour écrire, et qu'il
+chargeait sa soeur de supplier une dame qui peut-être se
+trouverait dans sa maison, de n'en point partir avant d'avoir reçu
+une lettre de lui. «C'est, ajouta l'enfant, ce qui le tourmentait
+le plus; et j'étais déjà en route quand il m'a rappelée pour me
+recommander cette commission. C'était la troisième fois qu'il me
+la répétait.» À cette injonction de son frère, Colomba sourit
+légèrement et serra fortement la main de l'Anglaise, qui fondit en
+larmes et ne jugea pas à propos de traduire à son père cette
+partie de la narration.
+
+«Oui, vous resterez avec moi, ma chère amie, s'écria Colomba, en
+embrassant miss Nevil, et vous nous aiderez.»
+
+Puis, tirant d'une armoire quantité de vieux linge, elle se mit à
+le couper, pour faire des bandes et de la charpie. En voyant ses
+yeux étincelants, son teint animé, cette alternative de
+préoccupation et de sang-froid, il eût été difficile de dire si
+elle était plus touchée de la blessure de son frère qu'enchantée
+de la mort de ses ennemis. Tantôt elle versait du café au colonel
+et lui vantait son talent à le préparer; tantôt, distribuant de
+l'ouvrage à miss Nevil et à Chilina, elle les exhortait à coudre
+les bandes et à les rouler; elle demandait pour la vingtième fois
+si la blessure d'Orso le faisait beaucoup souffrir.
+Continuellement elle s'interrompait au milieu de son travail pour
+dire au colonel:
+
+«Deux hommes si adroits! si terribles!... Lui seul, blessé,
+n'ayant qu'un bras... il les a abattus tous les deux. Quel
+courage, colonel! N'est-ce pas un héros? Ah! miss Nevil, qu'on est
+heureux de vivre dans un pays tranquille comme le vôtre!... Je
+suis sûre que vous ne connaissiez pas encore mon frère!... Je
+l'avais dit: l'épervier déploiera ses ailes!... Vous vous trompiez
+à son air doux... C'est qu'auprès de vous, miss Nevil... Ah! s'il
+vous voyait travailler pour lui... Pauvre Orso!»
+
+Miss Lydia ne travaillait guère et ne trouvait pas une parole. Son
+père demandait pourquoi l'on ne se hâtait pas de porter plainte
+devant un magistrat. Il parlait de l'enquête du coroner et de bien
+d'autres choses également inconnues en Corse. Enfin il voulait
+savoir si la maison de campagne de ce bon M. Brandolaccio, qui
+avait donné des secours au blessé, était fort éloignée de
+Pietranera, et s'il ne pourrait pas aller lui-même voir son ami.
+
+Et Colomba répondait avec son calme accoutumé qu'Orso était dans
+le maquis; qu'il avait un bandit pour le soigner; qu'il courrait
+grand risque s'il se montrait avant qu'on se fût assuré des
+dispositions du préfet et des juges; enfin qu'elle ferait en sorte
+qu'un chirurgien habile se rendît en secret auprès de lui.
+
+«Surtout, monsieur le colonel, souvenez-vous bien, disait-elle,
+que vous avez entendu les quatre coups de fusil, et que vous
+m'avez dit qu'Orso avait tiré le second.»
+
+Le colonel ne comprenait rien à l'affaire, et sa fille ne faisait
+que soupirer et s'essuyer les yeux.
+
+Le jour était déjà fort avancé lorsqu'une triste procession entra
+dans le village. On rapportait à l'avocat Barricini les cadavres
+de ses enfants, chacun couché en travers d'une mule que conduisait
+un paysan. Une foule de clients et d'oisifs suivait le lugubre
+cortège. Avec eux on voyait les gendarmes qui arrivent toujours
+trop tard, et l'adjoint, qui levait les bras au ciel, répétant
+sans cesse: «Que dira monsieur le préfet!» Quelques femmes, entre
+autres une nourrice d'Orlanduccio, s'arrachaient les cheveux et
+poussaient des hurlements sauvages. Mais leur douleur bruyante
+produisait moins d'impression que le désespoir muet d'un
+personnage qui attirait tous les regards. C'était le malheureux
+père, qui, allant d'un cadavre à l'autre, soulevait leurs têtes
+souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait
+leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la
+route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il
+n'en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés
+sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les
+arbres, contre tous les obstacles qu'il rencontrait.
+
+Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes
+redoublèrent lorsqu'on se trouva en vue de la maison d'Orso.
+Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une
+acclamation de triomphe, l'indignation de leurs adversaires ne put
+se contenir. «Vengeance! vengeance!» crièrent quelques voix. On
+lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les
+fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes
+percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois
+jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient
+assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un
+fusil, et Colomba, avant qu'il pût la retenir, s'élança vers la
+porte de la maison et l'ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le
+seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis:
+
+«Lâches! s'écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des
+étrangers! Êtes-vous Corses? êtes-vous hommes? Misérables qui ne
+savez qu'assassiner par-derrière, avancez! je vous défie. Je suis
+seule; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes; cela est
+digne de vous... Vous n'osez, lâches que vous êtes! vous savez que
+nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et
+remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang!»
+
+Il y avait dans la voix et dans l'attitude de Colomba quelque
+chose d'imposant et de terrible; à sa vue, la foule recula
+épouvantée, comme à l'apparition de ces malfaisantes dont on
+raconte en Corse plus d'une histoire effrayante dans les veillées
+d'hiver. L'adjoint, les gendarmes et un certain nombre de femmes
+profitèrent de ce mouvement pour se jeter entre les deux partis;
+car les bergers rebbianistes préparaient déjà leurs armes, et l'on
+put craindre un moment qu'une lutte générale ne s'engageât sur la
+place. Mais les deux factions étaient privées de leurs chefs, et
+les Corses, disciplinés dans leurs fureurs, en viennent rarement
+aux mains dans l'absence des principaux auteurs de leurs guerres
+intestines. D'ailleurs, Colomba, rendue prudente par le succès,
+contint sa petite garnison:
+
+«Laissez pleurer ces pauvres gens, disait-elle; laissez ce
+vieillard emporter sa chair. À quoi bon tuer ce vieux renard qui
+n'a plus de dents pour mordre? -- Giudice Barricini! souviens-toi
+du deux août! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit
+de ta main de faussaire! Mon père y avait inscrit ta dette; tes
+fils l'ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini!».
+
+Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres,
+vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la
+foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et rentrant
+dans la salle à manger dit au colonel:
+
+«Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je
+n'aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il
+y a des étrangers, et je suis honteuse pour mon pays.»
+
+Le soir, miss Lydia s'étant retirée dans sa chambre, le colonel
+l'y suivit, et lui demanda s'ils ne feraient pas bien de quitter
+dès le lendemain un village où l'on était exposé à chaque instant
+à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays
+où l'on ne voyait que meurtres et trahisons.
+
+Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident
+que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre
+embarras. Enfin elle dit:
+
+«Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne
+dans un moment où elle a tant besoin de consolation? Ne trouvez-
+vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous?
+
+-- C'est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel; et si
+je vous savais en sûreté dans l'hôtel d'Ajaccio, je vous assure
+que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré
+la main à ce brave della Rebbia.
+
+-- Eh bien, mon père, attendons encore et, avant de partir,
+assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service!
+
+-- Bon coeur! dit le colonel en baisant sa fille au front. J'aime
+à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres.
+Restons; on ne se repent jamais d'avoir fait une bonne action.»
+
+Miss Lydia s'agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les
+bruits vagues qu'elle entendait lui paraissaient les préparatifs
+d'une attaque contre la maison; tantôt, rassurée pour elle-même,
+elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure
+sur la terre froide, sans autre secours que ceux qu'il pouvait
+attendre de la charité d'un bandit. Elle se le représentait
+couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles; et
+ce qu'il y a de singulier, c'est que, toutes les fois que l'image
+d'Orso se présentait à son esprit, il lui apparaissait toujours
+tel qu'elle l'avait vu au moment de son départ, pressant sur ses
+lèvres le talisman qu'elle lui avait donné... Puis elle songeait à
+sa bravoure. Elle se disait que le danger terrible auquel il
+venait d'échapper, c'était à cause d'elle, pour la voir un peu
+plus tôt, qu'il s'y était exposé. Peu s'en fallait qu'elle ne se
+persuadât que c'était pour la défendre qu'Orso s'était fait casser
+le bras. Elle se reprochait sa blessure, mais elle l'en admirait
+davantage; et si le fameux coup double n'avait pas, à ses yeux,
+autant de mérite qu'à ceux de Brandolaccio et de Colomba, elle
+trouvait cependant que peu de héros de roman auraient montré
+autant d'intrépidité, autant de sang-froid dans un aussi grand
+péril.
+
+La chambre qu'elle occupait était celle de Colomba. Au-dessus
+d'une espèce de prie-Dieu en chêne, à côté d'une palme bénite,
+était suspendu à la muraille un portrait en miniature d'Orso en
+uniforme de sous-lieutenant. Miss Nevil détacha ce portrait, le
+considéra longtemps et le posa enfin auprès de son lit, au lieu de
+le remettre à sa place. Elle ne s'endormit qu'à la pointe du jour,
+et le soleil était déjà fort élevé au-dessus de l'horizon
+lorsqu'elle s'éveilla. Devant son lit elle aperçut Colomba, qui
+attendait immobile le moment où elle ouvrirait les yeux.
+
+«Eh bien, mademoiselle, n'êtes-vous pas bien mal dans notre pauvre
+maison? lui dit Colomba. Je crains que vous n'ayez guère dormi.
+
+-- Avez-vous de ses nouvelles, ma chère amie?» dit miss Nevil en
+se levant sur son séant. Elle aperçut le portrait d'Orso, et se
+hâta de jeter un mouchoir pour le cacher. «Oui, j'ai des
+nouvelles», dit Colomba en souriant.
+
+Et, prenant le portrait: «Le trouvez-vous ressemblant? Il est
+mieux que cela.
+
+-- Mon Dieu!... dit miss Nevil toute honteuse, j'ai détaché... par
+distraction... ce portrait... J'ai le défaut de toucher à tout...
+et de ne ranger rien... Comment est votre frère?
+
+-- Assez bien. Giocanto est venu ici ce matin avant quatre heures.
+Il m'apportait une lettre... pour vous, miss Lydia; Orso ne m'a
+pas écrit, à moi. Il y a bien sur l'adresse: À Colomba; mais plus
+bas: Pour miss N... Les soeurs ne sont point jalouses. Giocanto
+dit qu'il a bien souffert pour écrire. Giocanto, qui a une main
+superbe, lui avait offert d'écrire sous sa dictée. Il n'a pas
+voulu. Il écrivait avec un crayon, couché sur le dos. Brandolaccio
+tenait le papier. À chaque instant mon frère voulait se lever, et
+alors, au moindre mouvement, c'étaient dans son bras des douleurs
+atroces, c'était pitié, disait Giocanto. Voici sa lettre.»
+
+Miss Nevil lut la lettre, qui était écrite en anglais, sans doute
+par surcroît de précaution. Voici ce qu'elle contenait:
+
+«Mademoiselle,
+
+«Une malheureuse fatalité m'a poussé; j'ignore ce que diront mes
+ennemis, quelles calomnies ils inventeront. Peu m'importe, si
+vous, mademoiselle, vous n'y donnez point créance. Depuis que je
+vous ai vue, je m'étais bercé de rêves insensés. Il a fallu cette
+catastrophe pour me montrer ma folie; je suis raisonnable
+maintenant. Je sais quel est l'avenir qui m'attend, et il me
+trouvera résigné. Cette bague que vous m'avez donnée et que je
+croyais un talisman de bonheur, je n'ose la garder. Je crains,
+miss Nevil, que vous n'ayez du regret d'avoir si mal placé vos
+dons, ou plutôt, je crains qu'elle ne me rappelle le temps où
+j'étais fou. Colomba vous la remettra... Adieu, mademoiselle, vous
+allez quitter la Corse, et je ne vous verrai plus: mais dites à ma
+soeur que j'ai encore votre estime, et, je le dis avec assurance,
+je la mérite toujours.
+
+«O. D. R.»
+
+Miss Lydia s'était détournée pour lire cette lettre, et Colomba,
+qui l'observait attentivement, lui remit la bague égyptienne en
+lui demandant du regard ce que cela signifiait. Mais miss Lydia
+n'osait lever la tête, et elle considérait tristement la bague,
+qu'elle mettait à son doigt et qu'elle retirait alternativement.
+
+«Chère miss Nevil, dit Colomba, ne puis-je savoir ce que vous dit
+mon frère? Vous parle-t-il de son état?
+
+-- Mais... dit miss Lydia en rougissant, il n'en parle pas... Sa
+lettre est en anglais... Il me charge de dire à mon père... Il
+espère que le préfet pourra arranger...»
+
+Colomba, souriant avec malice, s'assit sur le lit, prit les deux
+mains de miss Nevil, et la regardant avec ses yeux pénétrants:
+
+«Serez-vous bonne? lui dit-elle. N'est-ce pas que vous répondrez à
+mon frère? Vous lui ferez tant de bien! Un moment l'idée m'est
+venue de vous réveiller lorsque sa lettre est arrivée, et puis je
+n'ai pas osé.
+
+-- Vous avez eu bien tort, dit miss Nevil, si un mot de moi
+pouvait le...
+
+-- Maintenant je ne puis lui envoyer de lettres. Le préfet est
+arrivé, et Pietranera est pleine de ses estafiers. Plus tard nous
+verrons. Ah! si vous connaissiez mon frère, miss Nevil, vous
+l'aimeriez comme je l'aime... Il est si bon! si brave! songez donc
+à ce qu'il a fait! Seul contre deux et blessé!»
+
+Le préfet était de retour. Instruit par un exprès de l'adjoint, il
+était venu accompagné de gendarmes et de voltigeurs, amenant de
+plus procureur du roi, greffier et le reste pour instruire sur la
+nouvelle et terrible catastrophe qui compliquait, ou si l'on veut
+qui terminait les inimitiés des familles de Pietranera. Peu après
+son arrivée, il vit le colonel Nevil et sa fille, et ne leur cacha
+pas qu'il craignait que l'affaire ne prît une mauvaise tournure.
+
+«Vous savez, dit-il, que le combat n'a pas eu de témoins; et la
+réputation d'adresse et de courage de ces deux malheureux jeunes
+gens était si bien établie, que tout le monde se refuse à croire
+que M. della Rebbia ait pu les tuer sans l'assistance des bandits
+auprès desquels on le dit réfugié.
+
+-- C'est impossible, s'écria le colonel; Orso della Rebbia est un
+garçon plein d'honneur; je réponds de lui.
+
+-- Je le crois, dit le préfet, mais le procureur du roi (ces
+messieurs soupçonnent toujours) ne me paraît pas très
+favorablement disposé. Il a entre les mains une pièce fâcheuse
+pour votre ami. C'est une lettre menaçante adressée à Orlanduccio,
+dans laquelle il lui donne un rendez-vous... et ce rendez-vous lui
+paraît une embuscade.
+
+-- Cet Orlanduccio, dit le colonel, a refusé de se battre comme un
+galant homme.
+
+-- Ce n'est pas l'usage ici. On s'embusque, on se tue par
+derrière, c'est la façon du pays. Il y a bien une déposition
+favorable; c'est celle d'une enfant qui affirme avoir entendu
+quatre détonations, dont les deux dernières, plus fortes que les
+autres, provenaient d'une arme de gros calibre comme le fusil de
+M. della Rebbia. Malheureusement cette enfant est la nièce de l'un
+des bandits que l'on soupçonne de complicité et elle a sa leçon
+faite.
+
+-- Monsieur, interrompit miss Lydia, rougissant jusqu'au blanc des
+yeux, nous étions sur la route quand les coups de fusil ont été
+tirés, et nous avons entendu la même chose.
+
+-- En vérité? Voilà qui est important. Et vous, colonel, vous avez
+sans doute fait la même remarque?
+
+-- Oui, reprit vivement miss Nevil; c'est mon père, qui a
+l'habitude des armes, qui a dit: «Voilà M. della Rebbia qui tire
+avec mon fusil.»
+
+-- Et ces coups de fusil que vous avez reconnus, c'étaient bien
+les derniers?
+
+-- Les deux derniers, n'est-ce pas, mon père?» Le colonel n'avait
+pas très bonne mémoire; mais en toute occasion il n'avait garde de
+contredire sa fille. «Il faut sur-le-champ parler de cela au
+procureur du roi, colonel. Au reste, nous attendons ce soir un
+chirurgien qui examinera les cadavres et vérifiera si les
+blessures ont été faites avec l'arme en question.
+
+-- C'est moi qui l'ai donnée à Orso, dit le colonel, et je
+voudrais la savoir au fond de la mer... C'est-à-dire... le brave
+garçon, je suis bien aise qu'il l'ait eue entre les mains; car,
+sans mon Manton, je ne sais trop comment il s'en serait tiré.»
+
+
+
+XIX
+
+Le chirurgien arriva un peu tard. Il avait eu son aventure sur la
+route. Rencontré par Giocanto Castriconi, il avait été sommé avec
+la plus grande politesse de venir donner ses soins à un homme
+blessé. On l'avait conduit auprès d'Orso, et il avait mis le
+premier appareil à sa blessure. Ensuite le bandit l'avait
+reconduit assez loin, et l'avait fort édifié en lui parlant des
+plus fameux professeurs de Pise, qui, disait-il, étaient ses
+intimes amis.
+
+«Docteur, dit le théologien en le quittant, vous m'avez inspiré
+trop d'estime pour que je croie nécessaire de vous rappeler qu'un
+médecin doit être aussi discret qu'un confesseur.» Et il faisait
+jouer la batterie de son fusil. «Vous avez oublié le lieu où nous
+avons eu l'honneur de vous voir. Adieu, enchanté d'avoir fait
+votre connaissance.»
+
+Colomba supplia le colonel d'assister à l'autopsie des cadavres.
+
+«Vous connaissez mieux que personne le fusil de mon frère, dit-
+elle, et votre présence sera fort utile. D'ailleurs il y a tant de
+méchantes gens ici que nous courrions de grands risques si nous
+n'avions personne pour défendre nos intérêts.»
+
+Restée seule avec miss Lydia, elle se plaignit d'un grand mal de
+tête, et lui proposa une promenade à quelques pas du village.
+
+«Le grand air me fera du bien, disait-elle. Il y a si longtemps
+que je ne l'ai respiré.»
+
+Tout en marchant elle parlait de son frère: et miss Lydia, que ce
+sujet intéressait assez vivement, ne s'apercevait pas qu'elle
+s'éloignait beaucoup de Pietranera. Le soleil se couchait quand
+elle en fit l'observation et engagea Colomba à rentrer. Colomba
+connaissait une traverse qui, disait-elle, abrégeait beaucoup le
+retour: et, quittant le sentier qu'elle suivait, elle en prit un
+autre en apparence beaucoup moins fréquenté. Bientôt elle se mit à
+gravir un coteau tellement escarpé qu'elle était obligée
+continuellement pour se soutenir de s'accrocher d'une main à des
+branches d'arbres, pendant que de l'autre elle tirait sa compagne
+après elle. Au bout d'un grand quart d'heure de cette pénible
+ascension elles se trouvèrent sur un petit plateau couvert de
+myrtes et d'arbousiers, au milieu de grandes masses de granit qui
+perçaient le sol de tous côtés. Miss Lydia était très fatiguée, le
+village ne paraissait pas, et il faisait presque nuit.
+
+«Savez-vous, ma chère Colomba, dit-elle, que je crains que nous ne
+soyons égarées?
+
+-- N'ayez pas peur, répondit Colomba. Marchons toujours, suivez-
+moi.
+
+-- Mais je vous assure que vous vous trompez; le village ne peut
+pas être de ce côté-là. Je parierais que nous lui tournons le dos.
+Tenez, ces lumières que nous voyons si loin, certainement, c'est
+là qu'est Pietranera.
+
+-- Ma chère amie, dit Colomba d'un air agité, vous avez raison;
+mais à deux cents pas d'ici... dans ce maquis...
+
+-- Eh bien?
+
+-- Mon frère y est; je pourrais le voir et l'embrasser si vous
+vouliez.» Miss Nevil fit un mouvement de surprise.
+
+«Je suis sortie de Pietranera, poursuivit Colomba, sans être
+remarquée, parce que j'étais avec vous... autrement on m'aurait
+suivie... Être si près de lui et ne pas le voir!... Pourquoi ne
+viendriez-vous pas avec moi voir mon pauvre frère? Vous lui feriez
+tant de plaisir!
+
+-- Mais, Colomba... ce ne serait pas convenable de ma part.
+
+-- Je comprends. Vous autres femmes des villes, vous vous
+inquiétez toujours de ce qui est convenable; nous autres femmes de
+village, nous ne pensons qu'à ce qui est bien.
+
+-- Mais il est tard!... Et votre frère, que pensera-t-il de moi?
+
+-- Il pensera qu'il n'est point abandonné par ses amis, et cela
+lui donnera du courage pour souffrir.
+
+-- Et mon père, il sera inquiet...
+
+-- Il vous sait avec moi... Eh bien, décidez-vous... Vous
+regardiez son portrait ce matin, ajouta-t-elle avec un sourire de
+malice.
+
+-- Non... vraiment, Colomba, je n'ose... ces bandits qui sont
+là...
+
+-- Eh bien, ces bandits ne vous connaissent pas, qu'importe? Vous
+désiriez en voir!...
+
+-- Mon Dieu!
+
+-- Voyez, mademoiselle, prenez un parti. Vous laisser seule ici,
+je ne le puis pas; on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Allons
+voir Orso, ou bien retournons ensemble au village... Je verrai mon
+frère... Dieu sait quand... peut-être jamais...
+
+-- Que dites-vous, Colomba?... Eh bien, allons! mais pour une
+minute seulement, et nous reviendrons aussitôt.»
+
+Colomba lui serra la main et, sans répondre, elle se mit à marcher
+avec une telle rapidité, que miss Lydia avait peine à la suivre.
+Heureusement Colomba s'arrêta bientôt en disant à sa compagne:
+
+«N'avançons pas davantage avant de les avoir prévenus; nous
+pourrions peut-être attraper un coup de fusil.»
+
+Elle se mit à siffler entre ses doigts; bientôt après on entendit
+un chien aboyer, et la sentinelle avancée des bandits ne tarda pas
+à paraître. C'était notre vieille connaissance, le chien Brusco,
+qui reconnut aussitôt Colomba, et se chargea de lui servir de
+guide. Après maints détours dans les sentiers étroits du maquis,
+deux hommes armés jusqu'aux dents se présentèrent à leur
+rencontre.
+
+«Est-ce vous, Brandolaccio? demanda Colomba. Où est mon frère?
+
+-- Là-bas! répondit le bandit. Mais avancez doucement; il dort, et
+c'est la première fois que cela lui arrive depuis son accident.
+Vive Dieu! on voit bien que par où passe le diable une femme passe
+bien aussi.»
+
+Les deux femmes s'approchèrent avec précaution, et auprès d'un feu
+dont on avait prudemment masqué l'éclat en construisant autour un
+petit mur en pierres sèches, elles aperçurent Orso couché sur un
+tas de fougères et couvert d'un pilone. Il était fort pâle et l'on
+entendait sa respiration oppressée. Colomba s'assit auprès de lui,
+et le contemplait en silence, les mains jointes, comme si elle
+priait mentalement. Miss Lydia, se couvrant le visage de son
+mouchoir, se serra contre elle; mais de temps en temps elle levait
+la tête pour voir le blessé par-dessus l'épaule de Colomba. Un
+quart d'heure se passa sans que personne ouvrît la bouche. Sur un
+signe du théologien, Brandolaccio s'était enfoncé avec lui dans le
+maquis, au grand contentement de miss Lydia, qui, pour la première
+fois, trouvait que les grandes barbes et l'équipement des bandits
+avaient trop de couleur locale.
+
+Enfin Orso fit un mouvement. Aussitôt Colomba se pencha sur lui et
+l'embrassa à plusieurs reprises, l'accablant de questions sur sa
+blessure, ses souffrances, ses besoins. Après avoir répondu qu'il
+était aussi bien que possible, Orso lui demanda à son tour si miss
+Nevil était encore à Pietranera, et si elle lui avait écrit.
+Colomba, courbée sur son frère, lui cachait complètement sa
+compagne, que l'obscurité, d'ailleurs, lui aurait difficilement
+permis de reconnaître. Elle tenait une main de miss Nevil, et de
+l'autre elle soulevait légèrement la tête du blessé.
+
+«Non, mon frère, elle ne m'a pas donné de lettre pour vous...;
+mais vous pensez toujours à miss Nevil, vous l'aimez donc bien?
+
+-- Si je l'aime, Colomba!... Mais elle, elle me méprise peut-être
+à présent!»
+
+En ce moment, miss Nevil fit un effort pour retirer sa main; mais
+il n'était pas facile de faire lâcher prise à Colomba; et, quoique
+petite et bien formée, sa main possédait une force dont on a vu
+quelques preuves.
+
+«Vous mépriser! s'écria Colomba, après ce que vous avez fait... Au
+contraire, elle dit du bien de vous... Ah! Orso, j'aurais bien des
+choses d'elle à vous conter.»
+
+La main voulait toujours s'échapper mais Colomba l'attirait
+toujours plus près d'Orso.
+
+«Mais enfin, dit le blessé, pourquoi ne pas me répondre?... Une
+seule ligne, et j'aurais été content.»
+
+À force de tirer la main de miss Nevil, Colomba finit par la
+mettre dans celle de son frère. Alors, s'écartant tout à coup en
+éclatant de rire:
+
+«Orso, s'écria-t-elle, prenez garde de dire du mal de miss Lydia,
+car elle entend très bien le corse.»
+
+Miss Lydia retira aussitôt sa main et balbutia quelques mots
+inintelligibles. Orso croyait rêver.
+
+«Vous ici, miss Nevil! Mon Dieu! comment avez-vous osé? Ah! que
+vous me rendez heureux!»
+
+Et, se soulevant avec peine, il essaya de se rapprocher d'elle.
+
+«J'ai accompagné votre soeur, dit miss Lydia... pour qu'on ne pût
+soupçonner où elle allait... et puis, je voulais aussi...
+m'assurer... Hélas! que vous êtes mal ici!»
+
+Colomba s'était assise derrière Orso. Elle le souleva avec
+précaution et de manière à lui soutenir la tête sur ses genoux.
+Elle lui passa les bras autour du cou, et fit signe à miss Lydia
+de s'approcher.
+
+«Plus près! plus près! disait-elle: il ne faut pas qu'un malade
+élève trop la voix.»
+
+Et comme miss Lydia hésitait, elle lui prit la main et la força de
+s'asseoir tellement près, que sa robe touchait Orso, et que sa
+main, qu'elle tenait toujours, reposait sur l'épaule du blessé.
+
+«Il est très bien comme cela, dit Colomba d'un air gai. N'est-ce
+pas, Orso, qu'on est bien dans le maquis, au bivouac, par une
+belle nuit comme celle-ci?
+
+-- Oh oui! la belle nuit! dit Orso. Je ne l'oublierai jamais!
+
+-- Que vous devez souffrir! dit miss Nevil.
+
+-- Je ne souffre plus, dit Orso, et je voudrais mourir ici.» Et sa
+main droite se rapprochait de celle de miss Lydia, que Colomba
+tenait toujours emprisonnée. «Il faut absolument qu'on vous
+transporte quelque part où l'on pourra vous donner des soins,
+monsieur della Rebbia, dit miss Nevil. Je ne pourrai plus dormir,
+maintenant que je vous ai vu si mal couché... en plein air...
+
+-- Si je n'eusse craint de vous rencontrer, miss Nevil, j'aurais
+essayé de retourner à Pietranera, et je me serais constitué
+prisonnier.
+
+-- Et pourquoi craigniez-vous de la rencontrer, Orso? demanda
+Colomba.
+
+-- Je vous avais désobéi, miss Nevil... et je n'aurais pas osé
+vous voir en ce moment.
+
+-- Savez-vous, miss Lydia, que vous faites faire à mon frère tout
+ce que vous voulez? dit Colomba en riant. Je vous empêcherai de le
+voir.
+
+-- J'espère, dit miss Nevil, que cette malheureuse affaire va
+s'éclaircir, et que bientôt vous n'aurez plus rien à craindre...
+Je serai bien contente si, lorsque nous partirons, je sais qu'on
+vous a rendu justice et qu'on a reconnu votre loyauté comme votre
+bravoure.
+
+-- Vous partez, miss Nevil! Ne dites pas encore ce mot-là.
+
+-- Que voulez-vous... mon père ne peut pas chasser toujours... Il
+veut partir.» Orso laissa retomber sa main qui touchait celle de
+miss Lydia, et il y eut un moment de silence.
+
+«Bah! reprit Colomba, nous ne vous laisserons pas partir si vite.
+Nous avons encore bien des choses à vous montrer à Pietranera...
+D'ailleurs, vous m'avez promis de faire mon portrait, et vous
+n'avez pas encore commencé... Et puis je vous ai promis de vous
+faire une serenata en soixante et quinze couplets... Et puis...
+Mais qu'a donc Brusco à grogner?... Voilà Brandolaccio qui court
+après lui... Voyons ce que c'est.»
+
+Aussitôt elle se leva, et posant sans cérémonie la tête d'Orso sur
+les genoux de miss Nevil, elle courut auprès des bandits.
+
+Un peu étonnée de se trouver ainsi soutenant un beau jeune homme,
+en tête à tête avec lui au milieu d'un maquis, miss Nevil ne
+savait trop que faire, car, en se retirant brusquement, elle
+craignait de faire mal au blessé. Mais Orso quitta lui-même le
+doux appui que sa soeur venait de lui donner, et, se soulevant sur
+son bras droit:
+
+«Ainsi, vous partez bientôt, miss Lydia? Je n'avais jamais pensé
+que vous dussiez prolonger votre séjour dans ce malheureux
+pays..., et pourtant..., depuis que vous êtes venue ici, je
+souffre cent fois plus en songeant qu'il faut vous dire adieu...
+Je suis un pauvre lieutenant... sans avenir..., proscrit
+maintenant... Quel moment, miss Lydia, pour vous dire que je vous
+aime... mais c'est sans doute la seule fois que je pourrai vous le
+dire, et il me semble que je suis moins malheureux, maintenant que
+j'ai soulagé mon coeur.»
+
+Miss Lydia détourna la tête, comme si l'obscurité ne suffisait pas
+pour cacher sa rougeur:
+
+«Monsieur della Rebbia, dit-elle d'une voix tremblante, serais-je
+venue en ce lieu si...»
+
+Et, tout en parlant, elle mettait dans la main d'Orso le talisman
+égyptien. Puis, faisant un effort violent pour reprendre le ton de
+plaisanterie qui lui était habituel:
+
+«C'est bien mal à vous, monsieur Orso, de parler ainsi... Au
+milieu du maquis, entourée de vos bandits, vous savez bien que je
+n'oserais jamais me fâcher contre vous.»
+
+Orso fit un mouvement pour baiser la main qui lui rendait le
+talisman; et comme miss Lydia la retirait un peu vite, il perdit
+l'équilibre et tomba sur son bras blessé. Il ne put retenir un
+gémissement douloureux.
+
+«Vous vous êtes fait mal, mon ami? s'écria-t-elle, en le
+soulevant; c'est ma faute! pardonnez-moi...»
+
+Ils se parlèrent encore quelque temps à voix basse, et fort
+rapprochés l'un de l'autre. Colomba, qui accourait précipitamment,
+les trouva précisément dans la position où elle les avait laissés.
+
+«Les voltigeurs! s'écria-t-elle. Orso, essayez de vous lever et de
+marcher, je vous aiderai.
+
+-- Laissez-moi, dit Orso. Dis aux bandits de se sauver...; qu'on
+me prenne, peu m'importe; mais emmène miss Lydia: au nom de Dieu,
+qu'on ne la voie pas ici!
+
+-- Je ne vous laisserai pas, dit Brandolaccio qui suivait Colomba.
+Le sergent des voltigeurs est un filleul de l'avocat; au lieu de
+vous arrêter, il vous tuera, et puis il dira qu'il ne l'a pas fait
+exprès.»
+
+Orso essaya de se lever, il fit même quelques pas; mais s'arrêtant
+bientôt:
+
+«Je ne puis marcher, dit-il. Fuyez, vous autres. Adieu, miss
+Nevil; donnez-moi la main, et adieu!
+
+-- Nous ne vous quitterons pas! s'écrièrent les deux femmes.
+
+-- Si vous ne pouvez marcher, dit Brandolaccio, il faudra que je
+vous porte. Allons, mon lieutenant, un peu de courage; nous aurons
+le temps de décamper par le ravin, là-derrière.
+
+M. le curé va leur donner de l'occupation.
+
+-- Non, laissez-moi, dit Orso en se couchant à terre. Au nom de
+Dieu, Colomba, emmène miss Nevil!
+
+-- Vous êtes forte, mademoiselle Colomba, dit Brandolaccio;
+empoignez-le par les épaules, moi je tiens les pieds; bon! en
+avant, marche!»
+
+Ils commencèrent à le porter rapidement, malgré ses protestations;
+miss Lydia les suivait, horriblement effrayée, lorsqu'un coup de
+fusil se fit entendre, auquel cinq ou six autres répondirent
+aussitôt. Miss Lydia poussa un cri, Brandolaccio une imprécation,
+mais il redoubla de vitesse, et Colomba, à son exemple, courait au
+travers du maquis, sans faire attention aux branches qui lui
+fouettaient la figure ou qui déchiraient sa robe.
+
+«Baissez-vous, baissez-vous, ma chère, disait-elle à sa compagne,
+une balle peut vous attraper.» On marcha ou plutôt on courut
+environ cinq cents pas de la sorte, lorsque Brandolaccio déclara
+qu'il n'en pouvait plus, et se laissa tomber à terre, malgré les
+exhortations et les reproches de Colomba.
+
+«Où est miss Nevil?» demandait Orso.
+
+Miss Nevil, effrayée par les coups de fusil, arrêtée à chaque
+instant par l'épaisseur du maquis, avait bientôt perdu la trace
+des fugitifs, et était demeurée seule en proie aux plus vives
+angoisses.
+
+«Elle est restée en arrière, dit Brandolaccio, mais elle n'est pas
+perdue, les femmes se retrouvent toujours. Écoutez donc, Ors'
+Anton', comme le curé fait du tapage avec votre fusil.
+Malheureusement on n'y voit goutte, et l'on ne se fait pas grand
+mal à se tirailler de nuit.
+
+-- Chut! s'écria Colomba; j'entends un cheval, nous sommes
+sauvés.» En effet, un cheval qui paissait dans le maquis, effrayé
+par le bruit de la fusillade, s'approchait de leur côté. «Nous
+sommes sauvés!» répéta Brandolaccio.
+
+Courir au cheval, le saisir par les crins, lui passer dans la
+bouche un noeud de corde en guise de bride, fut pour le bandit,
+aidé de Colomba, l'affaire d'un moment.
+
+«Prévenons maintenant le curé», dit-il. Il siffla deux fois; un
+sifflet éloigné répondit à ce signal, et le fusil de Manton cessa
+de faire entendre sa grosse voix. Alors Brandolaccio sauta sur le
+cheval. Colomba plaça son frère devant le bandit, qui d'une main
+le serra fortement, tandis que de l'autre, il dirigeait sa
+monture. Malgré sa double charge, le cheval, excité par deux bons
+coups de pied dans le ventre, partit lestement et descendit au
+galop un coteau escarpé où tout autre qu'un cheval corse se serait
+tué cent fois.
+
+Colomba revint alors sur ses pas, appelant miss Nevil de toutes
+ses forces, mais aucune voix ne répondait à la sienne... Après
+avoir marché quelque temps à l'aventure, cherchant à retrouver le
+chemin qu'elle avait suivi, elle rencontra dans un sentier deux
+voltigeurs qui lui crièrent: «Qui vive?»
+
+«Eh bien, messieurs, dit Colomba d'un ton railleur, voilà bien du
+tapage. Combien de morts?
+
+-- Vous étiez avec les bandits, dit un des soldats, vous allez
+venir avec nous.
+
+-- Très volontiers, répondit-elle; mais j'ai une amie ici, et il
+faut que nous la trouvions d'abord.
+
+-- Votre amie est déjà prise, et vous irez avec elle coucher en
+prison.
+
+-- En prison? c'est ce qu'il faudra voir; mais, en attendant,
+menez-moi auprès d'elle.»
+
+Les voltigeurs la conduisirent alors dans le campement des
+bandits, où ils rassemblaient les trophées de leur expédition,
+c'est-à-dire le pilone qui couvrait Orso, une vieille marmite et
+une cruche pleine d'eau. Dans le même lieu se trouvait miss Nevil,
+qui, rencontrée par les soldats à demi morte de peur, répondait
+par des larmes à toutes leurs questions sur le nombre des bandits
+et la direction qu'ils avaient prise.
+
+Colomba se jeta dans ses bras et lui dit à l'oreille: «Ils sont
+sauvés.» Puis, s'adressant au sergent des voltigeurs:
+
+«Monsieur, lui dit-elle, vous voyez bien que mademoiselle ne sait
+rien de ce que vous lui demandez. Laissez-nous revenir au village,
+où l'on nous attend avec impatience.
+
+-- On vous y mènera, et plus tôt que vous ne le désirez, ma
+mignonne, dit le sergent, et vous aurez à expliquer ce que vous
+faisiez dans le maquis à cette heure avec les brigands qui
+viennent de s'enfuir. Je ne sais quel sortilège emploient ces
+coquins, mais ils fascinent sûrement les filles, car partout où il
+y a des bandits on est sûr d'en trouver de jolies.
+
+-- Vous êtes galant, monsieur le sergent, dit Colomba, mais vous
+ne ferez pas mal de faire attention à vos paroles. Cette
+demoiselle est une parente du préfet, et il ne faut pas badiner
+avec elle.
+
+-- Parente du préfet! murmura un voltigeur à son chef; en effet,
+elle a un chapeau.
+
+-- Le chapeau n'y fait rien, dit le sergent. Elles étaient toutes
+les deux avec le curé, qui est le plus grand enjôleur du pays, et
+mon devoir est de les emmener. Aussi bien, n'avons-nous plus rien
+à faire ici. Sans ce maudit caporal Taupin..., l'ivrogne de
+Français s'est montré avant que je n'eusse cerné le maquis... sans
+lui nous les prenions comme dans un filet.
+
+-- Vous êtes sept? demanda Colomba. Savez-vous, messieurs, que si
+par hasard les trois frères Gambini, Sarocchi et Théodore Poli se
+trouvaient à la croix de Sainte-Christine avec Brandolaccio et le
+curé, ils pourraient vous donner bien des affaires. Si vous devez
+avoir une conversation avec le Commandant de la campagne, [26] je ne
+me soucierais pas de m'y trouver. Les balles ne connaissent
+personne la nuit.»
+
+La possibilité d'une rencontre avec les redoutables bandits que
+Colomba venait de nommer parut faire impression sur les
+voltigeurs. Toujours pestant contre le caporal Taupin, le chien de
+Français, le sergent donna l'ordre de la retraite, et sa petite
+troupe prit le chemin de Pietranera, emportant le pilone et la
+marmite. Quant à la cruche, un coup de pied en fit justice. Un
+voltigeur voulut prendre le bras de miss Lydia; mais Colomba, le
+repoussant aussitôt:
+
+«Que personne ne la touche! dit-elle. Croyez-vous que nous ayons
+envie de nous enfuir! Allons, Lydia, ma chère, appuyez-vous sur
+moi, et ne pleurez pas comme un enfant. Voilà une aventure, mais
+elle ne finira pas mal; dans une demi-heure nous serons à souper.
+Pour ma part, j'en meurs d'envie.
+
+-- Que pensera-t-on de moi? disait tout bas miss Nevil.
+
+-- On pensera que vous vous êtes engagée dans le maquis, voilà
+tout.
+
+-- Que dira le préfet?... que dira mon père surtout?
+
+-- Le préfet?... vous lui répondrez qu'il se mêle de sa
+préfecture. Votre père?... à la manière dont vous causiez avec
+Orso, j'aurais cru que vous aviez quelque chose à dire à votre
+père.»
+
+Miss Nevil lui serra le bras sans répondre. «N'est-ce pas, murmura
+Colomba dans son oreille, que mon frère mérite qu'on l'aime? Ne
+l'aimez-vous pas un peu?
+
+-- Ah! Colomba, répondit miss Nevil souriant malgré sa confusion,
+vous m'avez trahie, moi qui avais tant de confiance en vous!»
+
+Colomba lui passa un bras autour de la taille, et l'embrassant sur
+le front: «Ma petite soeur, dit-elle bien bas, me pardonnez-vous?
+
+-- Il le faut bien, ma terrible soeur», répondit Lydia en lui
+rendant son baiser.
+
+Le préfet et le procureur du roi logeaient chez l'adjoint de
+Pietranera, et le colonel, fort inquiet de sa fille, venait pour
+la vingtième fois leur en demander des nouvelles, lorsqu'un
+voltigeur, détaché en courrier par le sergent, leur fit le récit
+du terrible combat livré contre les brigands, combat dans lequel
+il n'y avait eu, il est vrai, ni morts ni blessés, mais où l'on
+avait pris une marmite, un pilone et deux filles qui étaient,
+disait-il, les maîtresses ou les espionnes des bandits. Ainsi
+annoncées comparurent les deux prisonnières au milieu de leur
+escorte armée. On devine la contenance radieuse de Colomba, la
+honte de sa compagne, la surprise du préfet, la joie et
+l'étonnement du colonel. Le procureur du roi se donna le malin
+plaisir de faire subir à la pauvre Lydia une espèce
+d'interrogatoire qui ne se termina que lorsqu'il lui eut fait
+perdre toute contenance.
+
+«Il me semble, dit le préfet, que nous pouvons bien mettre tout le
+monde en liberté. Ces demoiselles ont été se promener, rien de
+plus naturel par un beau temps; elles ont rencontré par hasard un
+aimable jeune homme blessé, rien de plus naturel encore.»
+
+Puis, prenant à part Colomba:
+
+«Mademoiselle, dit-il, vous pouvez mander à votre frère que son
+affaire tourne mieux que je ne l'espérais. L'examen des cadavres,
+la déposition du colonel, démontrent qu'il n'a fait que riposter,
+et qu'il était seul au moment du combat. Tout s'arrangera, mais il
+faut qu'il quitte le maquis au plus vite, et qu'il se constitue
+prisonnier.»
+
+Il était près de onze heures lorsque le colonel, sa fille et
+Colomba se mirent à table devant un souper refroidi. Colomba
+mangeait de bon appétit, se moquant du préfet, du procureur du roi
+et des voltigeurs. Le colonel mangeait mais ne disait mot,
+regardant toujours sa fille qui ne levait pas les yeux de dessus
+son assiette. Enfin, d'une voix douce, mais grave:
+
+«Lydia, lui dit-il en anglais, vous êtes donc engagée avec della
+Rebbia?
+
+-- Oui, mon père, depuis aujourd'hui», répondit-elle en
+rougissant, mais d'une voix ferme.
+
+Puis elle leva les yeux, et, n'apercevant sur la physionomie de
+son père aucun signe de courroux, elle se jeta dans ses bras et
+l'embrassa, comme les demoiselles bien élevées font en pareille
+occasion.
+
+«À la bonne heure, dit le colonel, c'est un brave garçon; mais,
+par Dieu! nous ne demeurerons pas dans son pays! ou je refuse mon
+consentement.
+
+-- Je ne sais pas l'anglais, dit Colomba, qui les regardait avec
+une extrême curiosité; mais je parie que j'ai deviné ce que vous
+dites.
+
+-- Nous disons, répondit le colonel, que nous vous mènerons faire
+un voyage en Irlande.
+
+-- Oui, volontiers, et je serai la surella Colomba. Est-ce fait,
+colonel? Nous frappons-nous dans la main?
+
+-- On s'embrasse dans ce cas-là», dit le colonel.
+
+
+
+XX
+
+Quelques mois après le coup double qui plongea la commune de
+Pietranera dans la consternation (comme dirent les journaux), un
+jeune homme, le bras gauche en écharpe, sortit à cheval de Bastia
+dans l'après-midi, et se dirigea vers le village de Cardo, célèbre
+par sa fontaine, qui, en été, fournit aux gens délicats de la
+ville une eau délicieuse. Une jeune femme, d'une taille élevée et
+d'une beauté remarquable, l'accompagnait montée sur un petit
+cheval noir dont un connaisseur eût admiré la force et l'élégance,
+mais qui malheureusement avait une oreille déchiquetée par un
+accident bizarre. Dans le village, la jeune femme sauta lestement
+à terre, et, après avoir aidé son compagnon à descendre de sa
+monture, détacha d'assez lourdes sacoches attachées à l'arçon de
+sa selle. Les chevaux furent remis à la garde d'un paysan, et la
+femme chargée des sacoches qu'elle cachait sous son mezzaro, le
+jeune homme portant un fusil double, prirent le chemin de la
+montagne en suivant un sentier fort raide et qui ne semblait
+conduire à aucune habitation. Arrivés à un des gradins élevés du
+mont Quercio, ils s'arrêtèrent, et tous les deux s'assirent sur
+l'herbe. Ils paraissaient attendre quelqu'un, car ils tournaient
+sans cesse les yeux vers la montagne, et la jeune femme consultait
+souvent une jolie montre d'or, peut-être autant pour contempler un
+bijou qu'elle semblait posséder depuis peu de temps que pour
+savoir si l'heure d'un rendez-vous était arrivée. Leur attente ne
+fut pas longue. Un chien sortit du maquis, et, au nom de Brusco
+prononcé par la jeune femme, il s'empressa de venir les caresser.
+Peu après parurent deux hommes barbus, le fusil sous le bras, la
+cartouchière à la ceinture, le pistolet au côté. Leurs habits
+déchirés et couverts de pièces contrastaient avec leurs armes
+brillantes et d'une fabrique renommée du continent. Malgré
+l'inégalité apparente de leur position, les quatre personnages de
+cette scène s'abordèrent familièrement et comme de vieux amis.
+
+«Eh bien, Ors' Anton', dit le plus âgé des bandits au jeune homme,
+voilà votre affaire finie. Ordonnance de non-lieu. Mes
+compliments. Je suis fâché que l'avocat ne soit plus dans l'île
+pour le voir enrager. Et votre bras?
+
+-- Dans quinze jours, répondit le jeune homme, on me dit que je
+pourrai quitter mon écharpe. -- Brando, mon brave, je vais partir
+demain pour l'Italie, et j'ai voulu te dire adieu, ainsi qu'à
+M. le curé. C'est pourquoi je vous ai priés de venir.
+
+-- Vous êtes bien pressé, dit Brandolaccio: vous êtes acquitté
+d'hier et vous partez demain?
+
+-- On a des affaires, dit gaiement la jeune femme. Messieurs, je
+vous ai apporté à souper: mangez, et n'oubliez pas mon ami Brusco.
+
+-- Vous gâtez Brusco, mademoiselle Colomba, mais il est
+reconnaissant. Vous allez voir. Allons, Brusco, dit-il, étendant
+son fusil horizontalement, saute pour les Barricini.»
+
+Le chien demeura immobile, se léchant le museau et regardant son
+maître. «Saute pour les della Rebbia!» Et il sauta deux pieds plus
+haut qu'il n'était nécessaire.
+
+«Écoutez, mes amis, dit Orso, vous faites un vilain métier; et
+s'il ne vous arrive pas de terminer votre carrière sur cette place
+que nous voyons là-bas[27], le mieux qui vous puisse advenir, c'est
+de tomber dans un maquis sous la balle d'un gendarme.
+
+-- Eh bien, dit Castriconi, c'est une mort comme une autre, et qui
+vaut mieux que la fièvre qui vous tue dans un lit, au milieu des
+larmoiements plus ou moins sincères de vos héritiers. Quand on a,
+comme nous, l'habitude du grand air, il n'y a rien de tel que de
+mourir dans ses souliers, comme disent nos gens de village.
+
+-- Je voudrais, poursuivit Orso, vous voir quitter ce pays... et
+mener une vie plus tranquille. Par exemple, pourquoi n'iriez-vous
+pas vous établir en Sardaigne, ainsi qu'ont fait plusieurs de vos
+camarades? Je pourrais vous en faciliter les moyens.
+
+-- En Sardaigne! s'écria Brandolaccio. Istos Sardos! que le diable
+les emporte avec leur patois. C'est trop mauvaise compagnie pour
+nous.
+
+-- Il n'y a pas de ressource en Sardaigne, ajouta le théologien.
+Pour moi, je méprise les Sardes. Pour donner la chasse aux
+bandits, ils ont une milice à cheval; cela fait la critique à la
+fois des bandits et du pays[28]. Fi de la Sardaigne! C'est une
+chose qui m'étonne, monsieur della Rebbia, que vous, qui êtes un
+homme de goût et de savoir, vous n'ayez pas adopté notre vie du
+maquis, en ayant goûté comme vous avez fait.
+
+-- Mais, dit Orso en souriant, lorsque j'avais l'avantage d'être
+votre commensal, je n'étais pas trop en état d'apprécier les
+charmes de votre position, et les côtes me font mal encore quand
+je me rappelle la course que je fis une belle nuit, mis en travers
+comme un paquet sur un cheval sans selle que conduisait mon ami
+Brandolaccio.
+
+-- Et le plaisir d'échapper à la poursuite, reprit Castriconi, le
+comptez-vous pour rien? Comment pouvez-vous être insensible au
+charme d'une liberté absolue sous un beau climat comme le nôtre?
+Avec ce porte-respect (il montrait son fusil), on est roi partout,
+aussi loin qu'il peut porter la balle. On commande, on redresse
+les torts... C'est un divertissement très moral, monsieur, et très
+agréable, que nous ne nous refusons point. Quelle plus belle vie
+que celle de chevalier errant, quand on est mieux armé et plus
+sensé que don Quichotte? Tenez, l'autre jour, j'ai su que l'oncle
+de la petite Lilla Luigi, le vieux ladre qu'il est, ne voulait pas
+lui donner une dot, je lui ai écrit, sans menaces, ce n'est pas ma
+manière; eh bien, voilà un homme à l'instant convaincu; il l'a
+mariée. J'ai fait le bonheur de deux personnes. Croyez-moi,
+monsieur Orso, rien n'est comparable à la vie de bandit. Bah! vous
+deviendriez peut-être des nôtres sans une certaine Anglaise que je
+n'ai fait qu'entrevoir, mais dont ils parlent tous, à Bastia, avec
+admiration.
+
+-- Ma belle-soeur future n'aime pas le maquis, dit Colomba en
+riant, elle y a eu trop peur.
+
+-- Enfin, dit Orso, voulez-vous rester ici? Soit. Dites-moi si je
+puis faire quelque chose pour vous.
+
+-- Rien, dit Brandolaccio, que de nous conserver un petit
+souvenir. Vous nous avez comblés. Voilà Chilina qui a une dot, et
+qui, pour bien s'établir, n'aura pas besoin que mon ami le curé
+écrive des lettres de menace. Nous savons que votre fermier nous
+donnera du pain et de la poudre en nos nécessités; ainsi, adieu.
+J'espère vous revoir en Corse un de ces jours.
+
+-- Dans un moment pressant, dit Orso, quelques pièces d'or font
+grand bien. Maintenant que nous sommes de vieilles connaissances,
+vous ne me refuserez pas cette petite cartouche qui peut vous
+servir à vous en procurer d'autres.
+
+-- Pas d'argent entre nous, lieutenant, dit Brandolaccio d'un ton
+résolu.
+
+-- L'argent fait tout dans le monde, dit Castriconi; mais dans le
+maquis on ne fait cas que d'un coeur brave et d'un fusil qui ne
+rate pas.
+
+-- Je ne voudrais pas vous quitter, reprit Orso, sans vous laisser
+quelque souvenir. Voyons, que puis-je te laisser, Brando?»
+
+Le bandit se gratta la tête, et, jetant sur le fusil d'Orso un
+regard oblique: «Dame, mon lieutenant... si j'osais... mais non,
+vous y tenez trop.
+
+-- Qu'est-ce que tu veux?
+
+-- Rien... la chose n'est rien... Il faut encore la manière de
+s'en servir. Je pense toujours à ce diable de coup double et d'une
+seule main... Oh! cela ne se fait pas deux fois.
+
+-- C'est ce fusil que tu veux?... Je te l'apportais; mais sers
+t'en le moins que tu pourras.
+
+-- Oh! je ne vous promets pas de m'en servir comme vous; mais,
+soyez tranquille, quand un autre l'aura, vous pourrez bien dire
+que Brando Savelli a passé l'arme à gauche.
+
+-- Et vous, Castriconi, que vous donnerai-je?
+
+-- Puisque vous voulez absolument me laisser un souvenir matériel
+de vous, je vous demanderai sans façon de m'envoyer un Horace du
+plus petit format possible. Cela me distraira et m'empêchera
+d'oublier mon latin. Il y a une petite qui vend des cigares, à
+Bastia, sur le port; donnez-le-lui, et elle me le remettra.
+
+-- Vous aurez un Elzévir, monsieur le savant; il y en a
+précisément un parmi les livres que je voulais emporter. -- Eh
+bien! mes amis, il faut nous séparer. Une poignée de main. Si vous
+pensez un jour à la Sardaigne, écrivez-moi; l'avocat N. vous
+donnera mon adresse sur le continent.
+
+-- Mon lieutenant, dit Brando, demain, quand vous serez hors du
+port, regardez sur la montagne, à cette place; nous y serons, et
+nous vous ferons signe avec nos mouchoirs.»
+
+Ils se séparèrent alors: Orso et sa soeur prirent le chemin de
+Cardo, et les bandits, celui de la montagne.
+
+
+
+XXI
+
+Par une belle matinée d'avril, le colonel sir Thomas Nevil, sa
+fille, mariée depuis peu de jours, Orso et Colomba sortirent de
+Pise en calèche pour aller visiter un hypogée étrusque,
+nouvellement découvert, que tous les étrangers allaient voir.
+Descendus dans l'intérieur du monument, Orso et sa femme tirèrent
+des crayons et se mirent en devoir d'en dessiner les peintures;
+mais le colonel et Colomba, l'un et l'autre assez indifférents
+pour l'archéologie, les laissèrent seuls et se promenèrent aux
+environs.
+
+«Ma chère Colomba, dit le colonel, nous ne reviendrons jamais à
+Pise à temps pour notre luncheon. Est-ce que vous n'avez pas faim?
+Voilà Orso et sa femme dans les antiquités; quand ils se mettent à
+dessiner ensemble, ils n'en finissent pas.
+
+-- Oui, dit Colomba, et pourtant ils ne rapportent pas un bout de
+dessin.
+
+-- Mon avis serait, continua le colonel, que nous allassions à
+cette petite ferme là-bas. Nous y trouverons du pain, et peut-être
+de l'aleatico, qui sait? même de la crème et des fraises, et nous
+attendrons patiemment nos dessinateurs.
+
+-- Vous avez raison, colonel. Vous et moi, qui sommes les gens
+raisonnables de la maison, nous aurions bien tort de nous faire
+les martyrs de ces amoureux, qui ne vivent que de poésie. Donnez-
+moi le bras. N'est-ce pas que je me forme? Je prends le bras, je
+mets des chapeaux, des robes à la mode; j'ai des bijoux;
+j'apprends je ne sais combien de belles choses; je ne suis plus du
+tout une sauvagesse. Voyez un peu la grâce que j'ai à porter ce
+châle... Ce blondin, cet officier de votre régiment, qui était au
+mariage... mon Dieu! je ne puis pas retenir son nom; un grand
+frisé, que je jetterais par terre d'un coup de poing...
+
+-- Chatworth? dit le colonel.
+
+-- À la bonne heure! mais je ne le prononcerai jamais. Eh bien, il
+est amoureux fou de moi.
+
+-- Ah! Colomba, vous devenez bien coquette. Nous aurons dans peu
+un autre mariage.
+
+-- Moi! me marier? Et qui donc élèverait mon neveu... quand Orso
+m'en aura donné un? qui donc lui apprendrait à parler corse?...
+Oui, il parlera corse, et je lui ferai un bonnet pointu pour vous
+faire enrager.
+
+-- Attendons d'abord que vous ayez un neveu; et puis vous lui
+apprendrez à jouer du stylet, si bon vous semble.
+
+-- Adieu les stylets, dit gaiement Colomba; maintenant j'ai un
+éventail, pour vous en donner sur les doigts quand vous direz du
+mal de mon pays.»
+
+Causant ainsi, ils entrèrent dans la ferme où ils trouvèrent vin,
+fraises et crème. Colomba aida la fermière à cueillir des fraises
+pendant que le colonel buvait de l'aleatico. Au détour d'une
+allée, Colomba aperçut un vieillard assis au soleil sur une chaise
+de paille, malade, comme il semblait; car il avait les joues
+creuses, les yeux enfoncés; il était d'une maigreur extrême, et
+son immobilité, sa pâleur, son regard fixe, le faisaient
+ressembler à un cadavre plutôt qu'à un être vivant. Pendant
+plusieurs minutes, Colomba le contempla avec tant de curiosité
+qu'elle attira l'attention de la fermière.
+
+«Ce pauvre vieillard, dit-elle, c'est un de vos compatriotes, car
+je connais bien à votre parler que vous êtes de la Corse,
+mademoiselle. Il a eu des malheurs dans son pays; ses enfants sont
+morts d'une façon terrible. On dit, je vous demande pardon,
+mademoiselle, que vos compatriotes ne sont pas tendres dans leurs
+inimitiés. Pour lors, ce pauvre monsieur, resté seul, s'en est
+venu à Pise, chez une parente éloignée, qui est la propriétaire de
+cette ferme. Le brave homme est un peu timbré; c'est le malheur et
+le chagrin... C'est gênant pour madame, qui reçoit beaucoup de
+monde; elle l'a donc envoyé ici. Il est bien doux, pas gênant; il
+ne dit pas trois paroles dans un jour. Par exemple, la tête a
+déménagé. Le médecin vient toutes les semaines, et il dit qu'il
+n'en a pas pour longtemps.
+
+-- Ah! il est condamné? dit Colomba. Dans sa position, c'est un
+bonheur d'en finir.
+
+-- Vous devriez, mademoiselle, lui parler un peu corse; cela le
+ragaillardirait peut-être d'entendre le langage de son pays.
+
+-- Il faut voir», dit Colomba avec un sourire ironique. Et elle
+s'approcha du vieillard jusqu'à ce que son ombre vînt lui ôter le
+soleil. Alors le pauvre idiot leva la tête et regarda fixement
+Colomba, qui le regardait de même, souriant toujours. Au bout d'un
+instant, le vieillard passa la main sur son front, et ferma les
+yeux comme pour échapper au regard de Colomba. Puis il les
+rouvrit, mais démesurément; ses lèvres tremblaient; il voulait
+étendre les mains; mais, fasciné par Colomba, il demeurait cloué
+sur sa chaise, hors d'état de parler ou de se mouvoir. Enfin de
+grosses larmes coulèrent de ses yeux, et quelques sanglots
+s'échappèrent de sa poitrine. «Voilà la première fois que je le
+vois ainsi, dit la jardinière. Mademoiselle est une demoiselle de
+votre pays; elle est venue pour vous voir, dit-elle au vieillard.
+
+-- Grâce! s'écria celui-ci d'une voix rauque; grâce! n'es-tu pas
+satisfaite? Cette feuille... que j'avais brûlée... comment as-tu
+fait pour la lire?... Mais pourquoi tous les deux?... Orlanduccio,
+tu n'as rien pu lire contre lui... il fallait m'en laisser un...
+un seul... Orlanduccio... tu n'as pas lu son nom...
+
+-- Il me les fallait tous les deux, lui dit Colomba à voix basse
+et dans le dialecte corse. Les rameaux sont coupés; et, si la
+souche n'était pas pourrie, je l'eusse arrachée. Va, ne te plains
+pas; tu n'as pas longtemps à souffrir. Moi, j'ai souffert deux
+ans!»
+
+Le vieillard poussa un cri, et sa tête tomba sur sa poitrine.
+Colomba lui tourna le dos, et revint à pas lents vers la maison en
+chantant quelques mots incompréhensibles d'une ballata: «Il me
+faut la main qui a tiré, l'oeil qui a visé, le coeur qui a
+pensé...»
+
+Pendant que la jardinière s'empressait à secourir le vieillard,
+Colomba, le teint animé, l'oeil en feu, se mettait à table devant
+le colonel.
+
+«Qu'avez-vous donc? dit-il, je vous trouve l'air que vous aviez à
+Pietranera, ce jour où, pendant notre dîner, on nous envoya des
+balles.
+
+-- Ce sont des souvenirs de la Corse qui me sont revenus en tête.
+Mais voilà qui est fini. Je serai marraine, n'est-ce pas? Oh!
+quels beaux noms je lui donnerai: Ghilfuccio-Tomaso-Orso-Leone!»
+
+La jardinière rentrait en ce moment. «Eh bien, demanda Colomba du
+plus grand sang-froid, est-il mort, ou évanoui seulement?
+
+-- Ce n'était rien, mademoiselle; mais c'est singulier comme votre
+vue lui a fait de l'effet.
+
+-- Et le médecin dit qu'il n'en a pas pour longtemps?
+
+-- Pas pour deux mois, peut-être.
+
+-- Ce ne sera pas une grande perte, observa Colomba.
+
+-- De qui diable parlez-vous? demanda le colonel.
+
+-- D'un idiot de mon pays, dit Colomba d'un air d'indifférence,
+qui est en pension ici. J'enverrai savoir de temps en temps de ses
+nouvelles. Mais, colonel Nevil, laissez donc des fraises pour mon
+frère et pour Lydia.»
+
+Lorsque Colomba sortit de la ferme pour remonter dans la calèche,
+la fermière la suivit des yeux quelque temps.
+
+«Tu vois bien cette demoiselle si jolie, dit-elle à sa fille, eh
+bien, je suis sûre qu'elle a le mauvais oeil.»
+
+1840.
+
+
+
+[1] C'est la vengeance que l'on fait tomber sur un parent plus ou
+moins éloigné de l'auteur de l'offense.
+[2] «Si j'entrais dans le paradis saint, saint, et si je ne t'y
+trouvais pas, j'en sortirais.» (Serenata di Zicavo.)
+[3] Voyez Filippini, liv. XI. -- Le nom de Vittolo est encore en
+exécration parmi les Corses. C'est aujourd'hui un synonyme de
+traître.
+[4] Lorsqu'un homme est mort, particulièrement lorsqu'il a été
+assassiné, on place son corps sur une table, et les femmes de sa
+famille, à leur défaut, des amies, ou même des femmes étrangères
+connues pour leur talent poétique, improvisent devant un auditoire
+nombreux des complaintes en vers dans le dialecte du pays. On
+nomme ces femmes voceratrici ou, suivant la prononciation corse,
+buceratrici, et la complainte s'appelle vocero, buceru, buceratu,
+sur la côte orientale; ballata, sur la côte opposée. Le mot
+vocero, ainsi que ses dérivés vocerar, voceratrice, vient du latin
+vociferare. Quelquefois, plusieurs femmes improvisent tour à tour,
+et souvent la femme ou la fille du mort chante elle-même la
+complainte funèbre.
+[5] Rimbeccare, en italien, signifie renvoyer, riposter, rejeter.
+Dans le dialecte corse, cela veut dire: adresser un reproche
+offensant et public. -- On donne le rimbecco au fils d'un homme
+assassiné en lui disant que son père n'est pas vengé. Le rimbecco
+est une espèce de mise en demeure pour l'homme qui n'a pas encore
+lavé une injure dans le sang. -- La loi génoise punissait très
+sévèrement l'auteur d'un rimbecco...
+[6] Expression nationale, c'est-à-dire schioppetto, stiletto,
+strada: fusil, stylet, fuite.
+[7] Espèce de fromage à la crème cuit. C'est un mets national en
+Corse.
+[8] À cette époque, on donnait ce nom en Angleterre aux personnes à
+la mode qui se faisaient remarquer par quelque chose
+d'extraordinaire.
+[9] On appelle signori les descendants des seigneurs féodaux de la
+Corse. Entre les familles des signori et celle des caporali il y a
+rivalité pour la noblesse.
+[10] C'est-à-dire de la côte orientale. Cette expression très
+usitée, di là dei monti, change de sens suivant la position de
+celui qui l'emploie. -- La Corse est divisée du nord au sud par
+une chaîne de montagnes.
+[11] V. Filippini, lib. II. -- Le comte Arrigo bel Missere mourut
+vers l'an 1000; on dit qu'à sa mort une voix s'entendit dans
+l'air, qui chantait ces paroles prophétiques:
+E morto il conte Arrigo bel Missere,
+E Corsica sarà di male in peggio.
+[12] Cette sainte ne se trouve pas dans le calendrier. Se vouer à
+sainte Néga, c'est nier tout de parti pris.
+[13] Être alla campagna, c'est-à-dire être bandit. Bandit n'est
+point un terme odieux: il se prend dans le sens de banni; c'est
+l'outlaw des ballades anglaises.
+[14] Carchera, ceinture où l'on met des cartouches. On y attache un
+pistolet à gauche.
+[15] Pinsuto. On appelle ainsi ceux qui portent le bonnet pointu,
+barreta pinsuta.
+[16] La scaglia, expression très usitée.
+[17] Les Corses montagnards détestent les habitants de Bastia,
+qu'ils ne regardent pas comme des compatriotes. Jamais ils ne
+disent Bastiese, mais Bastiaccio: on sait que la terminaison en
+accio se prend d'ordinaire dans un sens de mépris.
+[18] Cet usage subsiste encore à Bocognano (1840).
+[19] La mala morte, mort violente.
+[20] On appelle ainsi le bélier porteur d'une sonnette qui conduit
+le troupeau, et, par métaphore, on donne le même nom au membre
+d'une famille qui la dirige dans toutes les affaires importantes.
+[21] Manteau de drap très épais garni d'un capuchon.
+[22] Palla calda u farru freddu, locution très usitée.
+[23] Salute à noi! Exclamation qui accompagne ordinairement le mot
+de mort, et qui lui sert comme de correctif.
+[24] Fascination involontaire qui s'exerce, soit par les yeux, soit
+par la parole.
+[25] Si quelque chasseur incrédule me contestait le coup double de
+M. della Rebbia, je l'engagerais à aller à Sartène, et à se faire
+raconter comment un des habitants les plus distingués et les plus
+aimables de cette ville se tira seul, et le bras gauche cassé,
+d'une position au moins aussi dangereuse.
+[26] C'était le titre que prenait Théodore Poli.
+[27] La place où se font les exécutions à Bastia.
+[28] Je dois cette observation critique sur la Sardaigne à un ex-
+bandit de mes amis, et c'est à lui seul qu'en appartient la
+responsabilité. Il veut dire que des bandits qui se laissent
+prendre par des cavaliers sont des imbéciles, et qu'une milice qui
+poursuit à cheval les bandits n'a guère de chances de les
+rencontrer.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Colomba, by Prosper Mérimée
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COLOMBA ***
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+subject to the trademark license, especially commercial
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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